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The E State of the late
G. Percival Best, Esq.
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(xUILLAUMK GUIZOT
MONTAIGNE
ÉTUDES ET FRAGMENTS
CE U V n F. P O s T U U M K PUBLIEE 1» A R LES SOINS
nE
M. AUGUSTE SALLES
l'rofessour au I.yrco Janson-dc-Sailly
Lainvat ilo l'Ariidomic Française
PRÉFACE DE M. EMILE FAGUET
« Il me plaist d'ostre moins loué
pourveu que je soy mieux congriion. «
Essais, liv. III, cil. V
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C'
79, lîOULEVARI) SAINT-GERMAIN. T'J
1899
MONTAIGNE
ÉTUDES ET FRAGMENTS
COULOMMIEHS
Imprimerie Paul BUODARD.
GUILLAUME GUIZOÏ
MONTAIGNE
ÉTUDES ET FRAGMENTS
OEUVRE POSTHUME PUBLIEE PAR LES SOINS
DE
M. AUGUSTE SALLES
Professeur ;ui Lveée .l;mson-(le-Sailly
Lauréat de l'Acadcuiie Frain'aise
PRÉFACE DE M. EMILE FAGUET
Il II me plàist d'estro moins loué
pourveu que je soy mieux congneu. »
Essais, liv. III, ch. v.
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET G'«
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1899
Droits de traduction et de reproduction léstrvéx
AVANT-PROPOS
Guillaume Guizot avail pour Montaigne une admira-
tion des plus vives, quelque chose comme un culte à la
lois très avisé et très ardent. 11 le choisit comme sujet
de son premier cours public lorsqu'il lut appelé en 18()G
à suppléer M. de Loménie dans la chaire d'éloquence au
Collège de France. Depuis lors et sans relâche pendant
plus de vingt années, il consacra jalousement à Mon-
taigne les loisirs que lui laissait renseignement public,
Touillant les bibliothèques et les archives privées, com-
pilant documents et notes, confrontant les éditions et
établissant le texte avec une minutieuse et inlassable
patience, accumulant une masse inq)()sante de documents
pour ce qui devait être — et ne l'ut point — son grand
ouvrage, une édition délinitive des Essais de Montaigne.
Même il avait le dessein arrêté de publier tout Mon-
taigne, de raconter sa vie, d'étudier son inlluence, de
juger sa docti'ine.
Ni l'édition ni l'étude littéraire n'cuit vu le jour.
Guillaume Guizot n'a point réalisé son rêve longuement
et obstinément poursuivi. Nous savons aujourd'hui
pourquoi. II était de la famille des délicats qu'obsèdent
et que détournent insensiblement de produire le goîit
inné du bien dire et le souci constant de la perfection.
I?
VI AVANT-PROPOS.
Il élait allé pourtant bien au delà de l'ébauche, et
avait poussé assez loin certaines parties de l'œuvre,
comme en peuvent témoigner le livre de Mélanges que
nous publions aujourd'hui, et ces « Essais sur les Essais »
qu'a désiré sauver la piété éclairée des siens.
Il y a de tout dans cette i)ublication posthume, des
fragments de leç;ons, des réllexions notées au courant de
la plume, des esquisses de chapitres, de brefs aperçus et
des jugements fortement motivés, de simples propos
sur Montaigne et aussi des pages achevées de critique
pénétrante et sagace, en somme, avec une liberté de
jugement peu commune et une rare fermeté de pensée,
la trame d'une œuvre qui s'annonçait originale et puis-
sante, la matière éparsc d'un livre qui eût été un beau
livre.
Auguste Salles.
Ma tâche propre a consisté à faire un choix dans les
papiers qui m'ont été confiés et à les ranger en bon
ordre. Je n'ai pas besoin de dire que j'ai respecté le
texte de l'auteur, et que, si j'ai dû en de rares endroits
remanier le texte ou achever le développement, je ne
l'ai fait qu'avec la plus scrupuleuse discrétion. Tout ce
qui figure dans le présent volume est inédit. Je n'ai pas
cru devoir y faire entrer les deux premières leçons de
Guillaume Guizotau Collège de France en janvier 18G6.
On les retrouvera dans la Revue des cours littéraires^ la
première, publiée d'après une sténographie visiblement
médiocre, dans le numéro du 13 janvier 18G6, pp. 113-1 IG;
la seconde, sur Montaif/nc mar/istrat, certainement revue
et très probablement communiquée par Guillaume Guizot
lui-même, dans le numéro du 20 janvier 18GG, pp. 130-145.
A. S.
PRÉFACE
Pascal voulait écrire un livre sur le christia-
nisme, et il a laissé un carnet relatif à la religion
chrétienne et ce carnet est le plus beau livre du
xvu^ siècle. Guillaume Guizot voulait écrire un
livre sur Montaigne et il a laissé un cahier de notes
relatif à Montaigne, « des essais sur les Essais »,
comme me dit M. Gaston Paris, et ce cahier de
notes se trouve être un très beau livre, à faire
douter, comme pour Pascal, s'il y a plus lieu de
regretter, ou de se consoler, ou de se réjouir de ce
que le livre n'ait point été fait.
Et ce sont ces notes que nous croyons que le
public reprocherait à qui de droit qu'on gardât dans
l'ombre; et nous les lui donnons aujourd'hui.
Je n'ai point à faire l'éloge des pages qui sui-
vent et dont le lecteur saura bien juger par lui-
Vni PHEIACE.
même. Tout ce que je me permettrai, c'est ce que
la gratitude me commande, à savoir de professer
le plaisir qu'elles m'ont donné. M. Guillaume Guizot
était un esprit puissant avec aisance. Un mot lui
échappait qui était profond et qui avait l'air enjoué.
Vous l'entendrez dire presque nonchalamment tout
à l'heure : « Charron, c'est l'herhier de Montai-
gne » ; et l'on peut écrire un volume sur Char-
ron; il ne sera que ce mot plus ou moins hahi-
lement délayé, ou il ne vaudra rien ; à moins que
vous ne préfériez que je dise : il ne sera que ce mot
plus ou moins hahilement délayé et il ne vaudra
rien; et c'est le mot de Guizot qui restera.
Vous l'entendrez dire encore : « Les Essais de
Montaigne, c'est... c'est le Génie du Paganisme »;
et voilà le coup de sonde qui a touché le fond du
premier jet.
Vous serez étonné d'abord en lisant : « Mon-
taigne est notre Hamlet... » puis vous lirez :
« C'est bien cette môme maladie de rester conti-
nuellement replié et penché sur soi-même; cet
abus de la réflexion qui fait des lâches... cette
préoccupation de la mort et du pays inconnu d'oii
nul voyageur ne revient. Hamlet est un Montaigne
qui aurait pu s'entendre avec Pascal et Montaigne
un Hamlet avec qui Horace se serait entendu » ; —
et vous direz : « parfaitement! »
PRÉFACE. IX
C'est qu'en vérité ce qui suit est, sinon plus, du
moins mieux que ce qu'on entend d'ordinaire par
« un livre ». C'est une vie intellectuelle. Comme
Montaigfue vivait en s'observant lui-même ainsi
qu'un insecte très curieux, Guillaume Guizota bien
vécu quelques beures par jour, pendant vingt ans,
à causer avec Montaigne et à <liscuter continuelle-
ment avec lui. Le titre « Entretiens avec Mon-
taigne » serait le vrai qu'on dût mettre à la pre-
mière page de ce A'olume.
Guizot cause avec Montaigne, l'interroge, le
réfute, sent admirablement et vraiment entend ce
que Montaigne lui répond, sans jamais se tromper
tant il le connaît à fond; réplique encore, écoute la
contre-réplique et continue; et s'il se donne le
dernier mot, c'est, comme on en conviendra, parce
qu'il ne peut pas faire autrement; et ces entretiens
sont pleins de substance, comme du reste ils sont
pleins d'esprit.
Ils n'ont rien des conversations d'un Gœthc et
d'un Eckermann; car vous vous apercevrez que le
respect n'a point précisément fermé la bouche à
M. Guizot. Il dit quelque part : « Montaigne est
celui de nos écrivains qui a le moins de juges
sévères. » Montaigne en a bien quelques-uns et qui
sont d'autorité, comme Pascal, Bossuet et Male-
branche; mais il faut convenir qu'à partir de la
PREFACE.
publication de ce volume il en comptera un de
plus; il ne faut nullement se le dissimuler.
J'en suis peu marri; car si le xvu" siècle a trouvé
gens pour dire son fait à l'auteur des Essais, voilà
bien un peu plus de deux siècles que l'on n'a pour
lui que des éloges sans mélange et que cela fait
un concert où il est homme de trop de goût pour
ne pas trouver quelque fadeur. Qu'un peu d'amer-
tume se glisse enfin dans les hommages qu'on lui
rend, il y a du ragoût; et il s'en allait temps que sa
gloire fût renouvelée par quelque peu d'opposition.
Guillaume Guizot ne lui a pas ménagé ce bon
office. D'aucuns trouveront môme qu'il a mis un
peu d'indiscrétion dans le soin de rafraîchir Mon-
taigne par le combattre.
Guillaume Guizot n'aime-t-il donc point Mon-
taigne?— Il en est entêté, au contraire. Mais il l'aime
comme Alceste aime Célimène; il l'aime avec les
transports de la passion et la clairvoyance de l'hos-
tilité. Il subit son charme et il lui en veut de ne
pouvoir l'aimer sans réserve et sans combat contre
lui-même. Si quelqu'un dit : « Les défauts qu'il a
ne frappent point ma vue. » Il répond hautement :
« Ils frappent tous la mienne » ; et il montre dans
tout le détail à quel point il en est frappé.
Il a tout à fait à son égard des mots de dépit
amoureux et même de rancune amoureuse :
PUEFACE. XI
« Malgré cet élincellement continu d'un esprit
prestigieux... Montaigne n'est pas lieureux, Mon-
taigne s'ennuie; cifen suis bien aise... » — « Et
j'en suis bien aise » ne voilà-t-il pas un vrai mot
d'Alceste, et peut-il y avoir, en un quart de ligne, à
la fois plus d'amour et plus de ressentiment né
de l'amour même? Brillez, éclatez, étincelez, tenez
l'Europe sous le charme; soyez le roi de l'esprit et
du style et de toutes les grâces; enchantez le monde,
hélas! et moi-même. Rien n'en vaudra : vous ne
serez pas heureux; et j'en suis bien aise; c'est bien
fait pour vous. Pourquoi n'ètes-vous pas selon mon
cœur, encore que vous soyez maître de lui?
Et Guillaume Guizot dit ses raisons que je recon-
nais qui sont bonnes et nées dans un grand esprit
et dans un grand cœur, — Après tout (c'est lui
qui parle) ce Montaigne, c'est un pur sceptique.
Sachons le dire franchement. Pascal ne l'a point
calomnié. 11 est l'homme dans l'esprit duquel
toute vérité se dissout comme dans un creuset, de
même que toute vertu dans l'esprit de La Roche-
foucauld. Le procédé est du reste assez analogue.
Comme La Rochefoucauld dilue toutes les vertus
dans les défauts qui les avoisinent jusqu'à ce qu'elles
s'y absorbent et y disparaissent, Montaigne est mer-
veilleux à rapprocher insensiblement une vérité
d'une autre vérité qui la contredit et à les laisser
XII PRÉFACE.
ainsi se ronger l'une l'autre et se dissoudre peu à
peu l'une dans l'autre, de manière que de toutes
deux il ne reste rien. C'est un conciliateur meur-
trier, qui rapproche les idées, les enlace, les
garrotte et les enterre. C'est charmant et effroyable.
Au bout de ce jeu que peut-on voir? Le nihilisme
parfait. Peu d'hommes ont eu à ce degré le désir
que rien ne soit, une sorte de goût du néant. Rien,
certes, de plus vivant que les Essais. Mais par quel
sortilège les surfaces en sont-elles si florissantes
de vie et le fond en est-il la mort même, la plus
froide de toutes les morts, la mort intellectuelle et
la mort morale? Mot de Sainte-Beuve, plus profond
qu'il ne l'a cru peut-être lui-même' : « Il gazonne
la tombe. »
Raisons de Montaigne pour jouer ce jeu? D'abord
un orgueil extrême. Humilier la raison humaine
et prendre à la ravaler un plaisir de grand seigneur
de l'esprit. Ne vous y trompez point. Là encore la
forme abuse sur le fond. Cet homme, « si aimable
et si peu digne d'être aimé », est l'aménité même
et il se glisse dans votre intimité comme d'un mou-
vement insensible et tout-puissant par son abandon
même et sa nonchalance. Au fond il ne vous aime
point. Son mépris pour vous est inouï et sa con-
1. Port-Royal, II, p. 442.
PREFACE. XIII
viction de votre misère et son plaisir à savoir que
vous êtes incapable d'y échapper. 11 ne se mêle
point de pitié, comme chez Pascal, comme chez
Molière même, à la parfaite et tranquille connais-
sance qu'il a (le votre infirmité. Il est l'homme qui
a le secret, ou qui croit l'avoir, qui sait que per-
sonne ne l'a, qui s'en félicite, qui le montre même
à moitié, qui est persuadé que personne ne le lui
prendra, et qui se repose avec une grande volupté
dans cette persuasion charitable.
Et si ce n'est point là de légoïsme, qu'est-ce
donc et où l'égoïsme scra-t-il? Montaigne a tous
les senres d'éeoïsme et une des raisons de son
charme sur les hommes est précisément qu'il les a
tous. C'est un égoïsme de ne se mêler de rien; - —
c'est un égoïsme qu'être le plus prudent des
hommes et le plus circonspect; — c'est un égoïsme
d'être conservateur de toutes choses, y compris
même celles qu'on n'aime point et qu'on ne veut
garder que crainte de pire, désespérance du mieux
et désir passionné de n'être point dérangé; — c'est
un égoïsme que de plaider le pour et le contre, avec
cette pensée de derrière la tête, malicieuse, mais
surtout avisée, qu'à force de se contreilire on devra
bien avoir rencontré la vérité au moins une fois; — ■
c'est un égoïsme que d'être modeste au point de
ne point avancer une parole sans la retirer ou sans
XIV PREFACE.
faire remarquer qu'il y a beaucoup de chances
pour qu'elle soit fausse, et il y a là moins d'humi-
lité que de diligence à ne se point compromettre ; —
c'est un égoïsme d'être aimable à ce point que
personne ne puisse vous en vouloir et que tous
gardent au moins un bon souvenir de vous, et de
n'avoir jamais, un seul moment de tous, souhaité
de sentir ou d'inspirer quelques bonnes haines
vigoureuses.
Il y a dans Montaigne un Philinte qui aurait
aimé Alceste, qui l'aurait raillé, qui l'aurait con-
seillé ; mais qui ne lui aurait peut-être pas rendu
de bons offices. Au fait, c'est précisément comme
il en use avec nous. Il nous aime un peu, il s'amuse
de nous, il nous gouaille, il nous donne d'assez
bons avis et il ne nous rend aucun service. Il nous
en rend peut-être de mauvais. Il nous affaiblit, « il
nous énerve », il nous rend impropre à l'action et
insoucieux d'agir. Il est admirable pour nous
débarrasser de l'espérance du mieux et de ce que
Doudan appelait l'insupportable besoin du bonheur.
« C'est un endormeur de consciences. » Il nous
amènerait très facilement et assez vite à une ma-
nière d'ataraxie, ce qui, en termes moins archaï-
ques, est tout simplement la veulerie. Éducateur
peu recommandable.
Aussi bien, voyez son traité de l'éducation. Il est
PREFACE. XV
séduisant comme tout ce qu'il écrit; mais cassez
donc l'écorce des mots et voyons ce qu'il y a au
fond de ces propos charmants. Ce qu'il y a? Ce dia-
logue : « Que faut il apprendre aux enfants? — lieu !
mon Dieu! Ce qu'il faut apprendre aux enfants?...
Eh hien, rien du tout! — lié? — Oui, rien. Quand
je dis rien... Rien, comme vous pouvez penser,
veut dire rien, ou peu de chose. Il faut les regarder
apprendre; les y exciter, un peu, oh! très peu; les
guider, insensiblement, oh! d'une façon tout à fait
insensible. On n'est pas assez sûr que ce qu'on leur
apprendra ne sera pas précisément ce qu'il aurait
convenu qu'ils ignorassent; et que la direction qu'on
veut leur donner ne sera pas celle que leur nature
d'esprit leur défend jirécisément de prendre. Aussi
y faut-il une prudence extrême, et une circonspec-
tion qui doit aller presque jusqu'au laisser-faire et
quasi jusqu'à ne faire rien. Laissez-les trotter
devant vous. Je vous assure qu'ils trottent
hien. »
Et c'est avec ce rien qu'il a fait un traité d'édu-
cation où il y a tant de talent qu'il a l'air de quelque
chose.
Et à prendre les Essais tout entiers comme un
livre d'éducation pour les hommes, le profit qu'on
en peut tirer est à très peu près le même. Et du
reste il est ravissant et l'on donne la mesure de son
XVI PRÉFACE.
goût en l'ig-norant, en le connaissant à demi ou en
le sachant par cœur.
J'ai été ravi de cette philipiiique dispersée dans
les petits papiers de Guillaume Guizot et que je
viens, en la résumant, de grossir et épaissir un peu,
sans Texogércr. J'en ai été ravi, parce qu'il est
agréable, et, du reste, il est salutaire, de voir un
Alceste en face d'un Philinte, un ardent en face
d'un nonchalant, un homme d'action en face d'un
homme de repos, un homme qui court après la
fortune intellectuelle et morale en face d'un homme
qui l'attend dans son lit, un chrétien en face d'un
Horace, un homme de devoir en face d'un homme
de tempéraments, et le fils de Guizot en face du
fils d'Epicure, à la condition, et c'est le cas, que
tous les deux aient de l'esprit.
Même quand ils seraient capables d'en venir aux
gros mots, je les écouterais encore, en faisant la
part de l'exagération des polémiques. Ainsi Guil-
laume Guizot en arrive à appeler Montaigne :
« Déranger! » Sur quoi j'entends Montaigne appeler
Guillaume Guizot : « Calvin! » Ce sont les gros
mots des gens polis. Ils sont gros tout de môme.
Définition à placer dans un dictionnaire philoso-
phique : « Gros mot — procès de tendances. »
J'ai encore été ravi de cette polémique, parce
PREFACE. XVII
qu'elle contient beaucoup de vrai, comme vous
vous en êtes aperçus et que cette goutte d'essence
amère versée dans les Essais par un homme qui
les a très bien compris ne peut être que très utile à
ceux qui se laisseraient trop aller au charme de ce
livre et leur donner comme un peu de ton. Il n'est
point douteux (jue les Essais ne soient un peu amol-
lissants. Nous avertir, nous dire : « Oui, oui; mais
songez bien que toute la sagesse n'est pas là et qu'il
y a une sagesse plus virile qui n'y est point du
tout »; rien de mieux, rien de plus généreux, de
plus courageux aussi, et je vois très bien les Essais
encadrés entre le livre de Guillaume Guizot comme
introduction et V Enlretien de Pascal avec M. de
Saci comme épilogue. Les choses ainsi seraient fort
bien mises au point; et du reste les trois ouvrages
sont dignes les uns des autres.
Maintenant il faut bien que je proteste, et, moi
aussi, parce que ceci paraîtra en tête du livre de
(iuillaume Guizot, que je redresse ce qu'il paraît
avoir d'un peu excessif et ce que, du reste, l'auteur
aurait très probablement redressé lui-même. Guil-
laume Guizot a vraiment un peu trop exclusive-
ment pris Montaigne pour un pur sceptique. Dieu
me garde de présenter Montaigne comme un
dogmatique intempérant; mais le mot de sceptique
m'a toujours paru un ]»eu décisif appliqué à lui;
XVllI PREFACE.
(Vabord parce que personne n'est sceptique abso-
lument, et que ce que Pascal a dit en termes presti-
gieux sur ce scepticisme transcendant, si complet
qu'il s'emporte lui-môme, me paraît un peu prouesse
d'élocution plutôt que vérité exacte; ensuite parce
que Sainte-Beuve a écrit qu'on pourrait faire un
chapitre sur « le dogmatisme de Montaigne », ce
qui à la vérité ne prouverait rien, puisqu'on est
toujours le dogmatique de quelqu'un et qu'il est
facile d'être le dogmatique de Sainte-Beuve; mais
ce qui cependant peut donner à réfléchir; enfin et
surtout parce que je suis bien un peu aussi un
familier des Essais et que j'y trouve sans cesse
des opinions fermes, qui, pour n'être point données
sous forme d'affirmation, n'en sont pas moins des
croyances. Chacun a sa manière.
Un mot de Guillaume Guizot qui m'a agréé d'au-
tant plus que tout juste je l'avais dit avec un moindre
bonheur d'expression dans un livre paru après sa
mort et avant que j'eusse lu son manuscrit, un mot
d'une grande justesse, ne va pas sans contredire
un peu la thèse générale de Guillaume Guizot :
« Chateaubriand, selon Sainte-Beuve, était un épi-
curien qui avait l'imagination catholique. Mon-
taigne est un épicurien qui avait l'imagination
stoïcienne. » Ceci est excellent, et, je m'empresse
de le dire, peut être accordé par Guillaume Guizot
PREFACE. XIX
sans que ces sévérités en soient réfutées. Cependant,
creusez un peu ; cela revient à dire qu'il y avait
dans IMontaigne de l'épicurisme et du stoïcisme. De
celui-ci il n'y en avait que dans son imagination,
vous lîàtcz-vous de dire, et le fond était épicurien.
Il est possible; mais ceci, encore, est une réparti-
tion que vous faites de votre grâce; et quelqu'un,
distribuant autrement les choses, sans qu'on fût
1res autorisé aie contredire, pourrait prétendre que
le fond était stoïque et la parure épicurienne.
Tel ce prétendu sceptique de nos jours, et qui
était bien sceptique à demi, il faut l'avouer, chez
lequel, néanmoins, on découvrait un fond si solide
de quatre ou cinq croyances morales auxquelles il
était lié d'une si forte attache qu'il n'aurait pu s'en
distraire ou seulement s'en divertir qu'en s'arra-
chant à lui-même. Il y a des sceptiques, ou dilet-
tantes ou ironistes, ou hommes à sourires, qui sont
ainsi : des fleurs, des verdures mobiles et dociles aux
brises, des « routes gazonnées et doux fleurantes »,
des frondaisons molles et riantes, le tout sur un roc,
qu'il n'y a qu'à chercher un peu pour le sentir.
Et que Montaigne fut tel, je ne vais ni jusqu'à
le dire ni jusqu'à le croire; mais il me suffit qu'on
m'accorde qu'il a des parties de philosophie stoïque
très apparentes; et il me suffit que ce soit vrai; et
qu'on les place dans son imagination ou dans sa
XX PRKFACE.
raison ou dans sa conscience, ceci n'est qu'une
localisation oîi je puis ne pas m'arrêter, puisqu'après
tout on n'en est pas sûr.
Or c'est vrai : Montaigne est plein de stoïcisme,
d'où il suit qu'il faut bien que son scepticisme ne
soit qu'une part faite au scepticisme, ce qui n'est
plus le scepticisme. On n'est pas tout à fait scep-
tique quand on croit à l'amitié comme y a cru Mon-
taigne et de manière à inspirera Montaigne d'abord
et à Guillaume Guizot ensuite des pages exquises.
On n'est pas tout à fait sceptique quand on est
im patriote; et Guillaume Guizot a très bien
remarqué, le premier, je crois, que « parmi les
questions politiques au milieu desquelles IMontaigne
a vécu il en est une au moins sur laquelle il ne
semble avoir ni hésité ni varié : nulle part il ne fait
appel, nulle part il n'ouvre la porte à l'influence
ou à la force étrangère; et pour terminer ces
guerres civiles dont il est si las... il ne s'adresse
jamais qu'à la France même et ne conseille point à
son parti de s'appuyer au dehors ». Et à ce propos
Guillaume Guizot, s'il avait mis son ouvrage au der-
nier point, aurait certainement cité cet appel pro-
phétique au gouvernement de Henri IV, qni est
digne d'un L'Hôpital, et un des plus beaux cris élo-
quents qui soient partis du cœur d'un honnête
homme : « La force et la violence peuvent quelque
PHIiKACE. XXI
chose; mais non pas toujours tout. » Qui tirera un
homme de cette presse? La générosité de cœur.
« Le premier qui s'advisera de se pousser en faveur
par cette voie là je suis bien déçu si à bon compte
il ne devance ses compaignons... Qu'il reluise d'hu-
manité, de vérité, de loyauté et surtout de justice,
marques rares, inconnues et exilées; c'est la seule
volonté des peuples de quoi il peut faire ses atîaires.
Nulles autres qualités ne peuvent attirer leur
volonté comme celles-là, leur étant les plus utiles.
NU est tcun populare quam bonitas. »
On n'est pas tout à fait sceptique quand on
admire la vertu humaine avec une sorte d'exalta-
tion, quand on réfute d'avance La Rochefoucauld
et tous ceux qui s'essaieront à expliquer la vertu
par autre chose que par elle-même, quand on a
pour idoles les grands hommes d'action Alexandre,
César, Pompée, Epaminondas, Caton, Socrate, et
quand on pourrait dire en toute vérité :
J'en parle si souvent qu'on en est élourdi.
Chose très curieuse, que du livre de ce sceptique
on puisse tirer quand on voudra un traité de la
volonté. Chose piquante aussi que, cet héroïsme à
la Plutarque qui fut un élément et un aliment con-
tinuels de la littérature du xvii" siècle et par suite,
XXII PREFACE.
en quelque mesure, on en convientlra, un élément
de la conscience nationale au xvu'' siècle, ce soit
Montaigne, après tout, un peu plus sans doute que
Du Yair ou tel autre, (jui l'ait légué à ses succes-
seurs et disciples et que dans ces professeurs
d'énergie qui s'appellent Balzac et Corneille nous
retrouvions l'esprit du nonchalant gentilhomme
périgourdin.
Mon Dieu, cela s'explique assez; cela s'explique
par ceci que Montaigne était aussi peu que pos-
sible d'une pièce, et que s'il croit à l'impuissance
de l'esprit de riiornme, il croit à la toute-puissance
de la volonté humaine.
C'est môme tout Montaigne, cela. Que peut
savoir l'homme? Rien du tout. Que peut-il faire?
Tout. Ne dites pas : autant il sait, autant il peut.
Dites : autant il est incapable de savoir, autant il
est capable d'agir. Il a en lui des trésors d'énergie.
Aucun animal n'approche de son endurance, de
sa patience, de sa force de travail, des miracles
de sa volonté en acte.
Et ce qui est bien remarquable, c'est que Mon-
taigne ne réserve pas, sur ce point, son admiration
aux héros de l'histoire et de la légende. Le culte
des héros est tout le long des Essais, oui; mais il
voit des héros à côté de lui, au-dessous de lui, dans
la familiarité de la vie quotidienne. Vous con-
PUKI'ACE. XXIII
naissez sa page sur les paysans. Il admire et il
vénère ces héros obscurs. Son cœur bat, oui, son
cœur, cela se sent, à voir leur patience, leur rési-
gnation aclioe, leur stoïcisme simple et sans
phrases.
Montaigne voit des héros dans l'humanité, à
tous les échelons de l'humanité (ce qu'il dit encore
des marchands et artisans des villes « allant de
pair de A-aillance et de science militaire avec la
noblesse »); il en met peut-être un peu plus qu'il
n'y en a ; il en a besoin pour les admirer de tout
son cœur; il a comme une relig-ion de la volonté;
c'est à savoir qu'il y croit, qu'il la vénère, qu'il
l'aime, qu'il l'adore et qu'il l'excite. Cela n'est
pas du tout d'un sceptique.
Et que ce soit une contradiction, oh! que je le
veux bien, et qu'il n'y a bien là rien d'étonnant
chez un Montaigne! Mais en tout cas, c'est de lui
encore; cela fait partie de sa personnalité et ce
n'est pas quantité négligeable.
C'est pour cela que je trouve un peu étrang'e, ou
insuffisamment expliqué, ce que dit à un moment
Guillaume Guizot, que Montaigne ne représente
guère le xvi" siècle. Certes il ne le représente pas
tout entier; mais comme il y a bien toute une
partie du x\f siècle qu'il représente merveilleuse-
ment! Il ne représente pas la Réforme. Oh! pour
XXIV PRÉFACE.
cela, non. Seulement clans le xvi'' siècle il y a la
Réforme d'un côté, et de l'autre, tout à fait en
désaccord avec la Réforme, il y a la Renais-
sance. Et Montaigne représente et résume la
Renaissance dans tout son esprit, jusqu'au fond
même de son esprit.
La Renaissance, c'est, pour un certain nombre
d'esprits un peu bornés, tout simplement de beaux
livres, très bien écrits, qui nous viennent de l'anti-
quité; et cela, ce n'est pas la Renaissance, c'est
tout simplement l'humanisme. Mais pour quelques
cerveaux puissants, pour Rabelais, pour Erasme,
la Renaissance, c'est l'esprit antique, avec sa phi-
losophie, sa morale, sa politique, sa sociologie, sa
pédagogie, se redressant tout à coup devant le
Christianisme, ou ce que le moyen âge en a fait,
et créant, voulant créer ou capable de créer un
homme nouveau. Et si la Réforme n'aime pas la
Renaissance, si Calvin se défie des humanistes,
c'est assez clair : c'est pour cela. Or de cet esprit
nouveau, ou plutôt de cette âme ancienne qui
revient et qui revendique le droit d'animer encore
le monde, Montaigne est le représentant le plus
complet, le plus puissant, et en même temps le
plus discret, ce qui fait qu'il en est le plus habile.
Montaigne n'est pas chrétien : Guillaume Guizot
a parfaitement raison de l'affirmer. Les grands
l'UHFACr.. XXV
chrétiens du xvii" siècle ne s'y sont pas trompés
et ne pouvaient pas s'y tromper. Montaigne n'est
pas cln'étien. Il croit l'être, j'en suis sûr, et n'a
point tort; car si pénétrant qu'il soit, il doit, par
cette impossibilité oii nous sommes tous de croire
les autres très différents de nous, supposer au
christianisme un esprit aussi hospitalier qu'est
celui de Montaigne et croire que Montaigne peut
entrer dans le Christianisme aussi facilement que
le Christianisme est reçu dans l'esprit de Mon-
taigne.
Mais la vérité est que le Christianisme de Mon-
taigne n'est presque rien; ce n'est que coutume,
éducation et légère teinture. Ce qui est profond
chez lui et dont il est comme imbibé, c'est la sagesse
antique. De même qu'il ne voit rien au-dessus des
héros de Plutarque, de même il ne voit pas très
distinctement quelque chose qui dépasse Socrate,
Epicure et Zenon. Et il les mêle un peu dans sa
pensée, et c'est précisément parce qu'il les mêle
que, les complétant l'un par l'autre, il s'en fait
une philosophie qui peut se suffire et oii, à la fois,
il puise des forces bastantes et il est à l'aise.
Il s'en nourrit, ce qui le rend fort, et il va de
l'un à l'autre, à quoi sa liberté se plaît et sa vive
allure s'accommode. Excellemment semblable à
Horace, n'était qu'il est plus penseur et n'était
XXVI PUKrACE.
aussi qu'il est plus poêle, il se fait une morale
foric, souple et fine d'un peu du très grave Epi-
cure, d'un peu du très tendu Zenon, et en glissant
parfois jusqu'à Aristippe, tune ad Aristippi furtim
'prœcepta relapsus. Car, dirait-il, il en faut pour
toutes saisons, selon les humeurs et les besoins, et
n'est pris que qui n'a qu'un terrier et en péril de
maie fièvre que qui n'a qu'un habit à se vêtir; et
que l'épicurien y aille si le stoïcien n'y va point ;
et qu'ils y aillent quand et quand, dont nul ne
veut se plaindre, abondance de biens n'étant gêne.
Et c'est ainsi qu'il est l'humaniste par excellence,
ce qui est bien, et l'homme de renaissance émi-
nemment, ce qui est autre chose et beaucoup plus.
En lui vit l'âme antique non seulement par ses
beautés d'art; mais par ses sagesses et toutes ses
plus hautes idées. Et c'est bien pour cela que,
ramassant en lui toute l'antiquité, il s'arrête com-
munément au stoïcisme comme à la plus sublime
et à la plus sereine des pensées jusqu'où elle ait
pu s'élever.
En cela il est de son siècle profondément, et il est
l'expression la plus parfaite de toute une partie,
très importante, et même essentielle, de son siècle.
Non point que, pour être à peu près étranger au
Christianisme, il lui soit hostile. Point du tout, et
en usant du procédé commode de l'extrait on a fait
PREFACE. XXVII
un « Montaigne chrétien », comme je ferai quand
on voudra un « Montaigne professeur d'énergie ».
Il est trop intelligent pour ne pas comprendre le
Christianisme; il ferait la démonstration de Pascal
pour l'apologie du Christianisme pour peu qu'il en
prît humeur, et la preuve c'est qu'il l'a faite au
moins à moitié; mais il n'y lient pas. Pourquoi?
J'ai dit ailleurs, et, sans en être sur, du moins ne
suis-je pas certain du contraire, que ceci a dû être
l'état d'esprit de heaucoup d'hommes intelligents
vers 1560 : « Le Christianisme se meurt. Si long-
temps tout-puissant, il se brise et se déchire. 11 ne
survivra pas à cet effroyable ébranlement. On le
peut regretter; mais, s'il devait disparaître, ne
négligeons [toint cette réserve qui nous reste de la
sagesse antique, qui fut un viatique, aussi, assez
puissant; dont l'humanité a vécu dans des condi-
tions supportables ; qui pourrait faire tradition aussi ;
qui a, elle aussi, son caractère vénérable, et qui
]»eut être encore éducatrice de grands courages. »
Il est possible. En tout cas tel fut l'esprit de la
Renaissance et Montaigne fat pénétré de cet esprit.
Sur ce point il n'y a entre Guillaume Guizot et
moi aucun désaccord.
Et j'en arrive à ce (|ui fut scepticisme dans
Montaigne; car je ne nie point qu'il n'y ait eu en
Montaigne du scepticisme; je dis seulement qu'il
XXVIIl PREFACE.
ne lui a que fait sa part, et j'accorderai à qui y
tiendra qu'il la lui a faite assez large.
Eh bien, il y a scepticisme et scepticisme, et
sans aller jusqu'à dire que celui de Montaigne soit
un bienfait pour l'humanité, je ferai seulement
remarquer qu'il a ses bons côtés et ses parties
salutaires. Il y a des scepticismes qui sont des aban-
donnements et des abdications et qui ne ressem-
blent pas mal à une mort de l'àme. Le scepti-
cisme de Montaigne est un scepticisme vivace et
un scepticisme fécond. Chose étrange quelque-
fois que les destinées des mots : sceptique veut
dire celui qui cherche et il a fini par devenir le
nom de ceux qui ne cherchent plus, ou même qui
n'ont jamais cherché. Montaigne, lui, sait le sens
des mots; c'est un humaniste, et son scepticisme,
conformément à l'étymologie, est une recherche
continuelle, non point ardente, je le sais, mais
très attentive, très diligente et très complète. Cer-
tainement il aime surtout à faire le tour des idées;
mais c'est quelque chose précisément d'en vouloir
faire le tour, minutieusement, curieusement, pa-
tiemment, au lieu de les regarder de loin comme
l'indifférent, ou d'en embrasser une avec une sorte
de passion pour elle et de colère conlre toutes les
autres, comme le croyant précipité ou le dogma-
tique impétueux.
PREFACE. XXIX
Il ne faut pas confondre scepticisme avec indiffé-
rence quand il s'agit de Montaigne. Personne n'est
moins indifférent que Montaigne. Il est parfaite-
ment un passionné. Il est un passionné de savoir.
Il veut absolument connaître Ihomme et tout ce
qu'il sent et tout ce qu'il pense. — Pour n'en rien
conclure? — C'est peut-être ce qu'il faudra voir.
Mais déjà pousser cette exploration avec une si
vive et si pénétrante activité n'est point une œuvre
vaine. C'est la passion de se rendre compte. On
félicite Descartes de son doute provisoire et du
dessein qu'il a de faire table rase de toutes les
idées et notions traditionnelles qu'il a dans l'esprit,
pour n'en recevoir que de contrôlées, vérifiées et
établies en toute rigueur par lui-même. Soit. Eh
bien, mettez que le doute de Montaigne est aussi
un doute provisoire et vous le trouverez très
méthodique, très scientifique, très rationnel et très
fécond. Il y a cette différence que le doute de
Descartes a été court et celui de Montaigne un peu
long, à quoi j'ajouterai que, si l'on trouve le doute
de Montaigne trop long, on peut trouver celui de
Descartes si court qu'il n'est presque qu'un artifice
d'exposition. Mais quoi? Est-ce ici affaire de cbro-
nométrie, et qu'importe qu'une attitude d'esprit
qu'on juge saine en soi et de bon effet possible soit
ou plus courte ou plus longue?
XXX PREFACE.
Quand même, ce qui n'est pas mon avis, le doute
provisoire de Montaigne aurait duré toute sa vie,
qu'importe encore? Une vie n'est qu'un moment
auquel s'ajoute la vie d'un premier disciple, qui est
un autre moment, et la vie d'un second successeur,
et ainsi de suite. Montaigne pourrait dire : « Je fais
une enquête sur l'homme; je la fais très active,
très curieuse, aussi informée que je le puis, vous le
savez, sur les vivants, sur les morts, sur les livres,
sur les conversations, sur les étrangers, sur les-,
anciens, sur les sauvages, sur mes compatriotes et
sur moi-même. Arrivcrai-jc à des conclusions? Je
n'en sais rien. C'est aflairc de longévité. Mais si je
n'y arrive point, d'autres qui me liront y pourront
atteindre. Ou je conclurai ou je mourrai en pas-
sant le flambeau. En attendant j'essaie. Mon livre
s'appelle Essais. »
Quoi de plus légitime? Ce qu'on peut reprocher
à un homme, du moins à un liomme d'esprit, car
pour les autres c'est un droit, peut-être un devoir,
c'est de s'endormir. Or Montaigne a beau parler
de l'oreiller de l'ignorance et de l'incuriosilé, on
sait bien qu'il s'y est reposé de temps en temps,
mais on ne peut pas dire qu'il y soit tombé en tor-
peur. Comme tous les hommes de mérite, Mon-
taigne sommeille parfois; il ne dort jamais. Ce
scepticisme qui cherche toujours, et non pas en
I
PRÉFACE. XXXI
gémissant, ce qui est beau, mais inutile, et qui cher-
che même en souriant^ ce qui, après tout, est peut-
être une vaillance plutôt qu'une légèreté, ce scepti-
cisme curieux, informé, s'informant, allègre, éveillé,
vigilant, diligent, presque avide, voilà ce que j'ap-
pelle un scepticisme vivace et fécond. En soi-même,
et quand il n'aurait mené à rien, il est parfaitement
digne de considération et doit échapper au dédain.
Remarquez surtout une des formes, et la plus
fréquente, de ce « scepticisme », c'est-à-dire de
'•liçette enquête. C'est surtout lui-même que Montaigne
étudie sans cesse pour connaître l'homme, persuadé
que le monde entier est fait comme notre maison,
que du reste chacun de nous est encore pour lui-
même l'être oii il pénètre le plus facilement, et que
pour « coimaître l'homme en général » c'est encore
soi-même qu'il faut étudier le plus. Mais qu'est
ceci, s'il vous plaît? Ce n'est pas autre chose que
l'examen de conscience. Les Essais sont un examen
de conscience perpétuel, oh! un examen de cons-
cience indulgent, un examen de conscience souriant,
un examen de conscience où la maladie du scru-
pule a peu de place et fait peu de ravages, mais
enfin un examen de conscience, ce qui constitue
une des habitudes les plus saines, avec ses périls,
comme toute chose humaine, mais encore une des
meilleures habitudes de l'esprit humain. Il l'avait
XXXII PRÉFACE.
prise des stoïciens, qu'il adore, et il n'en a pas fait
un mauvais usage.
Il est impossible de se livrer à l'examen de con-
science sans tomber quelque peu dans l'amour de
soi et dans l'orgueil, l'homme ne pouvant pas se
reg-arder au miroir sans risquer de se trouver beau,
et Montaig-ne n'a pas évité complètement cet écueil.
Il est vrai ; mais comparez-moi un homme d'action,
un homme d'état, un homme de guerre, un orateur,
un poète du xvi^ siècle avec Montaigne; comparez-
lui môme ce grand sag'e qu'on appelle Rabelais,
sauf les saints comparez-lui qui vous voudrez; et
voyez tout de suite quelle solidité de bon sens,
quelle modération et quelle justesse dans la multi-
tude des idées de détail, quelle appréciation saine et
suffisamment rigoureuse de lui-même Montaigne a
puisées dans cette coutume excellente de se regarder
vivre, de s'étudier, de se surveiller, de se discuter,
pour tout dire en un mot, de n'être pas étrang^er à
soi-même?
L'examen de conscience, à peu près déplorable
chez l'ignorant, qui n'y trouvera qu'une occasion
de se livrer à ce penchant naturel : se trouver par-
fait, et c'est pour cela que l'Eglise catholique
l'a complété par la confession et qu'ailleurs on
l'entoure de mille précautions et avertissements
sévères; l'exameil de conscience chez un homme
PREFACE. XXXIII
qui sait l'histoire, qui sait les moralistes, qui a
l'esprit tout peuplé des beaux exemples d'héroïsme
et de grandeur d'àme de l'antiquité, est une excel-
lente méthode d'amendement moral.
Ainsi le pratique Montaigne. Sa manière ordi-
naire est de s'étudier en se comparant. Il se regarde,
il s'écoute vivre. Et en même temps il songe à
La Boëtie, il songe à son père, il songe à Caton, il
songe à Socrate. Il écoute, venant à lui, d'un passé
récent ou du fond de l'histoire antique, les grandes
voix qu'ont sacrées son amitié, son respect attendri
ou l'admiration commune des hommes. C'est ainsi
entouré qu'il se contemple; et quelquefois, je le
sais, il oublie un peu l'entourage; mais cependant,
le plus souvent, c'est en cette compagnie sévère et
douce qu'il se fait comparaître lui-même à son
propre tribunal. Je ne connais guère d'exercice
moral qui soit ni mieux ordonné ni plus salutaire.
« Le sot projet qu'il a de se peindre », dira
Pascal. Et d'abord Pascal, bien souvent, fait-il autre
chose? Et ensuite, au point de vue littéraire, savez-
vous que, si la grande littérature de moralistes,
gloire de notre xvn® siècle, est sortie tout entière
peut-être de l'habitude de l'examen de conscience,
le grand exemple de Montaigne n'a pas dû être sans
y contribuer infiniment? Et enfin et surtout si le sot
projet fut de se peindre, le sot projet ne fut pas de
XXXIV PRÉFACE.
s'étudier et de se connaître. C'est peut-être notre
premier devoir que de savoir ce que nous sommes,
que de savoir à qui, en nous, nous avons afîaire.
Rien n'est plus dig-ne d'un esprit sérieux, rien ne
lui est plus nécessaire, rien ne s'impose plus à lui
comme une chose dont il ne peut pas se dispenser;
et qu'on le fasse c'est précisément la marque d'un
esprit sérieux, qui, du reste, pourra le faire sans
mauvaise humeur et sans tristesse, si, tout en étant
sérieux, il est traitable.
Notez encore, et c'est le plus important, que
l'étude de soi chez Montaigne n'est pas autre chose
que ce qu'on a appelé depuis la culture du moi.
Montaigne s'étudie pour se traiter, comme un
médecin fait un malade — nous le sommes tous —
ou comme un hygiéniste fait un homme bien
portant. Il veut d'abord se connaître et par là
arriver à la connnaissance de « l'homme général ».
Il veut, de plus, se connaître et par là arriver à
tirer de lui tout ce qui y est. Il n'y a pas d'erreur
plus forte que de croire que nous sommes ce qui
apparaît de nous au premier regard, même de nos
propres yeux. Notre être apparent en contient un
autre et celui-ci un troisième, et ainsi de suite, sans
que cela soit indéfini. Des forces inconnues de
nous, pour le bien et pour le mal, sont en nous-
mêmes, que nous ne créons pas en les découvrant,
PREFACE. XXXV
mais que nous semblons créer en les découvrant,
parce que nous les mettons en liberté en en prenant
conscience. La culture du moi, par observation et
par expérimentation, n'est point précisément un
labourage ni un ensemencement; mais c'est une
maieutique. Nous dégageons, par en prendre con-
naissance, l'être intérieur de l'être apparent, et
désormais nous savons ce que nous sommes en
notre fond et ce que nous pouvons nous demander
à nous-mêmes.
Cette maieutique de l'être intérieur, c'est ce que
Montaigne a pratiqué toute sa vie. Son adoré Socrate
accouchait les esprits des autres ; Montaigne s'accou-
chait lui-même. Or ceci est essentiel et peut devenir
merveilleux pour le perfectionnement moral. Et,
sans doute, il faut que ce travail soit comme éclairé
par un idéal. Il faut que des êtres que nous tirons
ainsi des profondeurs sombres de nous-mêmes, les
uns soient condamnés de nous avec horreur —
inatremque suus conterruit infans — les autres
soient acceptés de nous avec approbation et élevés
avec amour; et l'on peut reprocher à Montaigne
d'avoir été à cet égard un père de famille trop impar-
tial ; mais avant tout il importe de savoir les amener
ainsi à la lumière. C'est ce que Montaigne a fait et
nous a appris à faire.
C'est d'un homme très sérieux; ce n'est pas un
XXXVI PREFACE.
jeu; c'a quelquefois l'air d'être un jeu; c'est le
charme et le point faible de Montaigne d'être
Gascon; le jour où Renan a découvert qu'il était
Gascon, c'est le jour où il s'est aperçu qu'il ressem-
blait à Montaigne; mais encore c'est un exercice
très sérieux qui peut devenir plus sérieux et plus
profitable aux mains d'un autre qu'aux mains de
celui qui l'a inventé, mais qui est déjà chez celui-ci
très avisé et très salutaire.
Car enfin pour Montaigne même qu'est-il résulté
de ce « scepticisme » qui n'est, nous l'avons vu, en
son fond, que recherche, examen, discussion des
idées, connaissance de soi, culture de soi?
Il en est résulté cette idée d'ensemble que
l'homme n'est sûr de rien, est comme entouré d'in-
connaissable et comme surplombé de vérités inac-
cessibles, et que par consé(|uent il serait coupable
de persécuter ses semblables pour des idées géné-
rales dont il n'est pas sûr — et voilà une grande
leçon de tolérance.
Il en est résulté cette autre idée d'ensemble que
l'homme est très fort pour l'action, pour l'endurance,
pour les œuvres d'énergie, à condition qu'il ait bien
mesuré ses forces et se connaisse profondément.
Voilà les deux conclusions — car on conclut
toujours, même quand on est le moins conclusion-
naire des hommes — voilà comme les deux con-
l'HEFACE. XXXVII
clusions latentes de Montaigne. Et c'est ici que son
« scepticisme » rejoint son « dog'matisme ». Ne vous
acharnez pas à essayer de savoir le fond des choses
et tous les pourquoi, ni même tous les comment,
à quoi vous perdriez votre peine. Ne cherchez dans
le savoir qu'une ig-norauce perfectionnée qui a'ous
persuade de votre ignorance et vous la fait accepter
et vous en console. Mais connaissez-vous vous-
même et par cette connaissance arrivez à la maî-
trise de vous-même et à la disposition adroite et
sûre de tout ce que vous êtes; et faites ainsi de
voire vie une œuvre complète, harmonieuse et
utile; en tout cas faites de votre vie toute l'œuvre
qu'elle peut être, ce qui est voire destinée même
et par conséquent votre devoir.
L'une de ces conclusions appuie l'autre, loin
qu'elle la contredise. Le temps que vous auriez
perdu à de vaines spéculations, à de vaines dis-
putes et au soin plus vain encore et plus funeste
de faire entrer par force dans la tête des autres
des idées générales dont vous êtes loin d'être cer-
tains, employez-le à agir selon vos puissances et
conformément à votre nature ; les forces que vous
auriez dépensées soit dans la spéculation, soit dans
la dispute, usez-en pour vivre fortement, utilement,
et, au moins, ce qui est toujours possible, pour
bien vivre.
XXXVIII PREFACE.
Tout ce qui est scepticisme dans Montaig-ne
vient donc ainsi comme au secours de tout ce qui
en lui est dogmatisme, ou, si l'on veut, croyance
instinctive; et tout cela se résume en ceci : Con-
naissez-vous, soyez maîtres de vous, faites agir
de toutes ses forces ce qu'il y a de meilleur en vous.
Telle morale est plus belle et sublime que celle-
ci; mais celle-ci est déjà de très bon sens et assez
baute. Guillaume Guizot, qui adore causer avec
Montaigne, a toujours ce scrupule en causant avec
lui : Oui, mais de cet entretien, que me restera-t-il?
« Sommes-nous ici-bas pour causer? Evidemment
tout le livre de Montaig-ne est ruiné, sa manière de
vivre n'est pas louable, son état d'âme n'est pas
sain, son jug-ement n'est pas éclairé, pour peu qu'on
admette qiiil y a un lut de la vie, un but quel-
conque... » — Eh! mon Dieu! il y en a un premier,
qui est de n'être pas des imbéciles, qui est de
n'être pas des rêveurs creux, des fanatiques, des
intolérants, des fous, des ignorants de soi-même
se jetant dans les aventures ou tombant dans le
désespoir. Yoilà certainement le premier but; il y
en a un après celui-là et un autre plus loin encore;
sans doute; mais ce premier est essentiel, et
s'appliquer à s'y conduire et à y conduire les autres
est une œuvre digne d'occuper la vie d'un grand
homme et qui laisse quelque chose après elle.
PREFACE. XXXIX
II faut se garder très soigneusement d'un travers,
qui est le mépris à l'égard des hommes de bon
sens. Les hommes en ont si peu qu'un moraliste
qui les y ramène est une grâce de la Providence.
Si, avec cela, il a de l'esprit, ce qui, quoique moins
rare, l'est encore assez; si, en outre, il a une
excellente méthode pour diriger chacun vers tout
le bon sens qu'il peut avoir en lui et pour l'y
attacher, il est parmi les bienfaiteurs de l'huma-
nité. Il mène au premier but, déjà terriblement
éloigné ; à d'autres de mener au second et au troi-
sième; mais à chacun suffit sa tâche. Tout en
souriant Montaigne a très consciencieusement et
heureusement rempli la sienne.
Il faut aussi, ce que Guillaume Guizot n'a, du
reste, pas oublié, songer au temps oii il écrivait.
C'est une règle qu'il faut lire tout ouvrage comme
s'il était un livre de circonstance, parce qu'il l'est
toujours. A qui Montaigne parlait-il? A lui-même;
mais comme on se conseille toujours ce qu'on
ferait de soi-même et sans aucun avis, ou à peu
près, il aurait pu ne se rien dire. Mais il parlait à
des hommes à qui manquaient depuis un siècle
exactement toutes les facultés de modération. Il a
incliné un peu, un peu trop peut-être, du côté où
ils ne penchaient pas. Il leur a conseillé un peu
moins d'agitations, un peu moins de colères, un
XL PREFACE.
peu moins d'enthousiasmes, et même un peu moins
de convictions. Selon les temps on peut trouver
qu'il a été trop loin ou qu'il a donné juste au point.
Il paraît un peu « un endormeur de consciences »
parce qu'il a été un endormeur de passions. Quand
les passions sont si déciiaînées on peut pardonner
à qui s'essaye à les charmer. Quand les consciences
sont si susceptibles et si sûres d'elles qu'il y a des
guerres de consciences, comme en d'autres temps
des guerres d'ambition ou de vengeance, endormir
les consciences serait de trop, mais les désarmer
un peu peut paraître excusable.
Oui, « le plus sage des Français » c'est un peu
dire, et cela ne pouvait guère être dit que par
Sainte-Beuve, dont la sagesse fat un peu bour-
geoise; mais certainement Montaigne fut un sage.
Il est le professeur de bon sens de cette moyenne
de l'humanité qui n'est bien capable, au cours ordi-
naire de la vie, que d'une sagesse, courageuse
encore, mais tempérée et modeste. Etre à la tête
de ce groupe très considérable, très important
dans l'économie générale du monde, et très hono-
rable, c'est une belle place.
Et voyez que Montaigne tient plus que cette
place-là. Il nous gouverne, il nous dirige, il nous
inspire, il est le héros et le héraut du bon sens. —
Et puis, quand il a affaire à des âmes plus hautes,
PREFACE. XLI
plus sévères à la fois et plus ardentes, il ne les
conquiert pas; mais encore il les séduit; il les
charme jusqu'à les inquiéter; il s'en fait non des
amies, mais, ce qui est plus flatteur, des ennemies
qui ne peuvent détacher de lui ni leurs pensées ni
leurs regards. Que Guillaume Guizot ait écrit un
livre sur Montaigne et un peu contre Montaigne,
c'est peut-être la plus grande victoire de Montaigne.
Emile Faguet.
MONTAIGNE
ÉTUDES Eï FRAGMENTS
MONTAIGNE ET LES SIENS
SES IDÉES SUR L'ÉDUCATION
En écrivant ses Essais, Montaigne savait d'avance
qu'on lui reprocherait d'y trop parler de lui-même,
et, entre autres plaidoyers ingénieux qu'il préparait
pour répondre à ce grief : « Quel contentement me
seroit-ce , écrivait-il un jour ^, d'ouyr ainsi quel-
qu'un qui me recitast les mœurs, le visage, la conte-
nance, les plus communes parolles, et les fortunes de
mesancestres! Combien j'y serois attentif! Vrayement
cela partiroit d'une mauvaise nature d'avoir à mespris
1. Les Essais, liv . II, chap. xviic, — t. III, p. 63 de l'édi-
tion en 4 volumes, publiée i)ar MM. Courbet et Roycr chez
Lemerre, Paris, 1872. C'est à cette édition, qui reproduit le texte
de 1395, que nous emprunterons toutes nos citations de Mon-
taigne, sauf avis contraire.
2 ETUDES ET FRAGMENTS.
les portraits mesmes de noz amis et prédécesseurs,
la forme de leurs vestements et de leurs armes! J'en
conserve Fescrilure, le seing et une espée peculière;
et n'ay point chassé de mon cabinet des longues
gaules que mon père portoit ordinairement en la
main. Paterna veslis et annulas tanin c/iarior est pos-
teris, quanta erga parentes major affectus. »
Voilà bien Montaigne, avec cet air de bonhomie
011 sa gentilhommerie s'enveloppe. Les plus farouches
démocrates lui pardonneraient ses reliques et ses
parchemins. Il est fâcheux sans doute que Montaigne
ait des ancêtres : mais après tout qu'y peut-il faire?
S'il parle d'eux, c'est par piété filiale; s'il les connaît,
c'est parce qu'il est d'une curiosité que tout amuse....
Il s'agit de s'entendre sur les « ancêtres » de Mon-
taigne : il en avait de deux sortes, les uns, qu'il
rejette autant qu'il peut dans les coulisses, et les
autres, qu'il pousse sur le devant de la scène, et cela
au moment même où il semble traiter de haut les
noms, la réputation, et jusqu'à l'espérance de n'être
pas oublié par ses amis après sa mort'. Ce nom de
Montaigne, « commun à toute sa race », ce blason
dont quelque chétif acheteur fera, disait-il, ses pre-
mières armes, c'était son arrière-grand-père Ramon
qui les avait achetés avec la maison noble de Mon-
taigne le 10 octobre 1477, par-devant de Artigamala,
notaire, au prix de 900 francs bordelois. Ce château,
1. Ess'Ats., liv. Il, chap. xvi.
MONTAIGNE ET LES SIENS. 3
qu'il appelait « le lieu de sa naissance, et de la
j)lus part de ses ancêtres », n'avait vu naître qu'un
de SCS ancêtres, son père, le 20 septembre 1493;
et quand celui-ci mourut, Montaigne n'était pas
davantage dans le vrai en écrivant de sa main sur les
Ephémérides de sa famille ces mots qu'on y lit
encore : « Il fut anlerré à Montaigne, au lumbeau de
ses ancêtres >\ car son père fut le premier de sa race
à être enterré là comme à y naître, et les seigneurs
de Montaigne qui l'avaient précédé dans ce caveau
funéraire étaient les ancêtres du vendeur, non les
siens. Enfin le nom d'Eyquem, au lieu d'être dans sa
famille une chose d'autrefois, accessoire et lointaine,
à couler entre parenthèses, était son véritable nom
patronymique; son bisaïeul, son aïeul, son père
avaient tous continué à le porter, même depuis qu'ils
possédaient et prenaient le titre de seigneurs de
Montaigne; et quant à lui-même, pendant trente-
cinq ans, c'était sous le nom de Michel Eyquem de
Montaigne qu'il avait été inscrit sur les Ephémérides
de sa famille à la date de sa naissance, que plus tard
il était entré à la Cour des Aydes de Périgueux et,
le 3 décembre 1537, à la Cour du Parlement de Bor-
deaux, et qu'il avait été désigné dans son contrat de
mariage avec Françoise de la Chassaigne le 22 sep-
tembre 1565. Mais le 18 juin 1568 son père était mort;
Michel était devenu le chef de la famille : aussi, dès
le 31 août de la même année, dans un acte d'accord
passé entre sa mère et lui au sujet de la succession
qui vient de s'ouvrir, on voit Michel de Montaigne
se dépouiller d'Eyquem, et désormais il aura soin
4 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
non seulement de taire ce nom dans les notes qu'il .
ajoutera aux Ephémcrides, mais encore de le rayer
dans les notes qui s'y trouvaient consignées. Le parti
pris est évident: quelle en est la cause? Montaigne
a beau dire : « Si je durois à vivre longtemps, je ne
croy pas que je n'oubliasse mon nom propre ' », per-
sonne n'admettra qu'en faisant imprimer ses Essais,
il eût oublié en 1580 que jusqu'en lo78 il s'était lui-
même appelé ainsi. Le fait est qu'il ne voulait plus
s'appeler ainsi parce que c'était un nom de bourgeois
et de marchands, du moins dans sa famille person-
nelle. Le nom d'Eyquem, très ancien et très répandu
dans le Médoc et le Bordelais, avait été porté par les
seigneurs de Lesparre, avant même la domination
des Anglais en Aquitaine. Mais les Eyquem, origi-
naires de Blanquefort, de qui Michel descendait,
avaient fait leur fortune à Bordeaux depuis le milieu
du XV' siècle, par le commerce des vins, du poisson
salé et du « pastel », et, quoique la richesse les eût
conduits à de brillantes alliances, à de nombreuses
charges municipales, et même au château de Mon-
taigne, ils n'avaient abandonné ni la rue de la Rous-
selle ni les afï'aires commerciales.
Montaigne a-t-il voulu dissimuler ses ancêtres
bourgeois et marchands? S'est-il proposé de nous
tromper sur la noblesse de son origine? Et sa bonne
foi a-t-elle à souffrir du propos de Scaliger à ce sujet
1. Essais, liv. II, chap. xvii. — Ed. Courbet et Royer, t. III,
p. 45.
MONTAIGNE ET LES SIENS. 5
OU des découvertes récentes qui viennent le con-
firmer ? Avec Montaigne il ne faut jamais user dune
grande rigueur, et (juand môme on trouve un fait qui
dément son dire, il serait injuste de conclure que
Montaigne a menti.
C'est Marivaux, je crois, qui a dit : « Tout le monde
est bourgeois gentilhomme, jusqu'aux gentilshommes
mêmes ». Tel est exactement le cas de Montaigne, et
sans but précis, sans mensonge évident, rien qu'avec
un peu de dextérité et quelques réticences, il a réussi
— ou il s'est laissé aller — à nous faire voir sa famille et
son propre rang dans la société de son temps sous un
jour qui ne montre pas tout. Montaigne avait incon-
testablement le droit d'intituler ses premiers Essais :
« Essais de messire Michel seigneur de Montaigne^
chevalier de l'ordre du roi et gentilhomme ordinaire
de sa chambre » ; tous ces titres lui appartenaient bien.
Il aurait même pu ajouter que, depuis plus de deux
ans, le roi de Navarre l'avait nommé gentilhomme de
sa chambre comme le roi de France, mais Henri IV
ne perçait pas encore sous Henri de Bourbon, et
Montaigne laissa cet autre honneur dormir sur une
page de son journal privé. Il ajouta seulement aux
éditions suivantes de son livre qu'il était maire et
gouverneur de Bordeaux. Encore un coup il en avait
le droit, et quand il lui plut en 1588 d'effacer cette
« légende de qualités et de titres » et de se réduire
à n'être plus que Michel, seigneur de Montaigne, il
avait le droit aussi de faire remarquer cette suppres-
6 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
sion, et d'en tirer quelque éloge... s'il en reste à tirer
d'une modestie ainsi soulignée.
Non seulement Montaigne parle de lui, mais il a
de la peine à admettre que leS autres n'en fassent pas
autant. Il ne voudrait pas que Tacite s'excusât de
rappeler une de ses magistratures; c'est un trait qui
lui semble « bas de poil ». Tacite n'a-t-il pas l'air de
reprocher indirectement à Michel la publication de
ses lettres patentes de Citoyen romain ' ? A mesure
qu'il avançait en âge et s'enhardissait à se peindre
par le menu, ce dessein qui lui paraissait d'abord
farouche et monstrueux lui paraît de plus en plus
raisonnable et naturel, et il revient sans cesse à
argumenter contre ceux qui le critiquaient de man-
quer de réserve ou qui n'ont pas jugé bon d'en
manquer.
Que Montaigne ait été vaniteux, et que sa vanité se
soit attachée à ce qui était le moins essentiel en lui,
contrairement à tous ses préceptes, je m'en soucie-
rais médiocrement si ces prétentions de gentilhomme
et de parvenu ne se retrouvaient pas dans tous les
traits regrettables ou blâmables de sa vie. Il n'avait
qu'à rester franchement et simplement ce qu'il était,
le fds enrichi et anobli d'une famille bourgeoise et
marchande de Bordeaux, pour échapper à toute une
1. Essais, liv. III, cliap. vin.
3I0XTA1GM': ET LES SIENS. /
nuée de reproches qui ne sauraient lui être épargnés.
Il n'aurait pas eu ce dédain qu'il croyait philoso-
phique et qui nous paraît puéril pour les devoirs
d'une charge municipale. Il n'aurait pas i'ui la magis-
trature comme une prison indigne de son rang, et la
science des lois comme une étude inférieure à son
génie. Il n'aurait pas, en parlant des autres études,
toujours vu le tort qu'elles peuvent faire aux belles
manières et au bel air, et son chapitre sur l'éducation
serait autre chose que le programme d'une éducation
de jeune seigneur d'après les souvenirs d'un enfant
gâté.
Le père de Montaigne nous apparaît moitié bour-
geois, moitié gentilhomme de province, occupé
tantôt dans sa maison de la rue de la Rousselle à
vendre ses vins, tantôt à faire rebâtir et fortifier l'an-
cienne maison noble de Montaigne. 11 est un esprit
naturellement ingénieux et pratique, dcmi-éclairé.
iMais il quitta sa province, fit les guerres d'Italie sous
François I" (1515-1528), et l'influence de cette expédi-
tion lointaine sur son esprit est sensible. Les hommes
de cette génération découvrirent l'Italie; ils décou-
vrirent un pays de beauté et de science, et revinrent
en France tardivement épris des savants, avec le
regret de leur jeunesse écoulée, étrangère aux lettres.
Comme tous ses contemporains, Pierre Eyquem
regretta « que son temps n'ait pas été tant idoyne et
commode aux lettres comme était le présent, qu'il
fût encores ténébreux et sentant l'infélicité et calamité
des Goths, et qu'il n'y ait eu alors copie de telz pré-
8 ÉTIDES ET FRAGMENTS.
cepteurs comme en avait son fils ' ». Aussi voyons-nous
Pierre Eyquem, qui n'avait, nous dit son fils, nulle
connaissance des lettres, rechercher laccointance des
hommes doctes, faire accueil dans son château à
M. Antoine Muret, à Élie Vinet, à Buchanan, à
Gouvéa, et travailler au chef-d'œuvre de sa vie, qui
est l'éducation de son fils.
Montaigne a maintes fois parlé de son père et du
zèle ingénieux et doux de cet homme excellent. ÎMais
pourquoi ne nous dit-il rien de sa mère, si ce n'est
qu'elle avait appris, comme son mari, assez de latin
pour l'entendre et pour en jargonner avec cet érudit
au berceau? Ce n'est pas qu'il l'ait perdue de bonne
heure, puisqu'elle lui a survécu jusqu'au -4 avril 1601.
Il y a dans la vie de Montaigne deux épisodes à
part, qu'il a mis lui-môme en lumière comme les sujets
favoris de ses souvenirs et de ses réflexions : c'est son
éducation première, et son amitié pour La Boëtie.
Le point de départ de Montaigne, c'est d'avoir été
un enfant gâté, et d'avoir toujours trouvé qu'on
aurait dû le gâter encore davantage, qu'on ne l'avait
pas assez laissé glisser sur sa pente et savourer
son sommeil. Prenez son éducation et son enfance
telles qu'il les raconte : il en fait deux parts, l'une où
1. Rabelais, II, viir.
MOXTAIGXK ET LES SIENS. 9
son père, le meilleur père, dit-il, qui lut jamais, s'in-
génie et se dévoue à supprimer de la vie de son enfant
toute apparence d'obstacle et de gêne, l'autre où
l'enfant est remis dans les conditions ordinaires de
l'éducation et ne peut plus travailler à ses heures.
La vie de Montaigne commençait bien, presque
trop bien ; une si douce entrée en matière ne laissait
pas prévoir les épreuves qui suivront; c'est comme
une idylle qui servirait de premier acte à une tra-
gédie, et Ion est un instant tenté de dire que, par son
enfance et son éducation, Montaigne fut mal préparé
aux temps où il devait être homme. Mais quoi? n'esl-ce
pas là, plus ou moins, notre condition commune? Et
l'enfance, par cela seul qu'elle est l'enfance, ne
semble-t-elle pas toujours une préface faisant con-
traste avec le livre qui la suit? Ce qui m'étonne, c'est
que Montaigne, en se rappelant ses premières années,
n'ait pas senti lui-même que quelque chose de néces-
saire y avait manqué, et qu'il ne fallait pas proposer
comme un programme celte éducation qui n'a point
abouti.
* * *
Montaigne dit dans ses Essais en parlant de ses
enfants : « J'en ai perdu en nourrice deux ou trois,
« sinon sans regret, au moins sans fâcherie ». 0
Montaigne! voilà un mot qui ne te fait point honneur!
Il eût mieux valu ne savoir pas faire une distinction
subtile entre la fâcherie et le regret, et savoir plus
exactement le compte de tes enfants morts.
10 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
Entrons seulement dans cette tour de son château
où il a vécu la meilleure part de sa vie. C'est là que
Montaigne a vécu de cette vie que je ne saurais louer
et de laquelle il a souvent parlé lui-même comme un
homme qui s'excuse plutôt qu'en homme assuré et
joyeux d'avoir pris le bon parti. Cette tourelle a été,
pendant de longues années, son point de repère et de
retraite, et il l'avait si bien faite à son usage qu'il
semble l'avoir faite à son image; en la décrivant, il
ne nous a pas seulement ouvert sa demeure, il nous
a encore retracé, une fois de plus et plus nettement
que jamais, son propre portrait. Loin du monde et, à
part de sa famille môme, avoir son lit entre sa chapelle
et sa librairie, donner sa porte à garder au culte, à la
tradition, réserver son plus haut étage à quelques
représentants choisis de la libre sagesse, mais, comme
par crainte de se laisser engager par eux, écrire à la
voûte de cette seconde chapelle les sentences du doute
universel, et au-dessous de cette retraite philoso-
phique, au-dessus de l'autel consacré, s'isoler, rôver,
dormir....
Les voyages de Montaigne ont un grand prix. C'est
là, et là seulement, qu'on le voit à l'œuvre et pour
ainsi dire dans son atelier. Ailleurs nous avons les
résultats de ses observations, de ses conversations,
des mille et une rencontres heureuses ou curieuses
que sa vie errante et la variété de son siècle lui ont
fournies. Mais dans ses notes de voyage nous avons
MONTAIGNE ET LES SIENS. 11
Montaigne tel qu'il était avec lui-môme et nous pou-
vons mesurer la dislance qui sépare ce Montaigne
authentique et solitaire de Tautre Montaigne qui s'est
fait imprimer. C'est sa prétention et sa réputation de
nous avoir donné dans les Essais un portrait sans
apprêt, presque sans vêtement, la plus libre des pein-
tures et la plus nue des anatomies.
Y a-t-il de grandes différences entre le Montaigne
des Essais et celui des Voyages'! Oui et non. Ils se
ressemblent trop pour qu'il y ait chance de les détruire
l'un par l'autre; ils diffèrent assez pour qu'il y ait
profit à les comparer.
Les contradictions du caractère et de l'esprit de
Montaigne sont bien moins saillantes, bien mieux
fondues et mieux conciliées dans son journal de
voyage que dans ses Essais. Là, c'est l'analyse succes-
sive, entrecoupée d'un esprit qui s'applique et se
pique au jeu. Ici, il n'a pas le temps de tant réfléchir,
de s'enfoncer dans sa pensée du moment et de s'y
faire comme un trou. On y voit très bien le travail
de son esprit sur les faits qu'il rencontre et parmi les
amis qu'il a à sa portée....
Rien de plus contraire que le Chateaubriand voya-
geur et le Montaigne voyageur. Non pas que Mon-
taigne soit insensible à la grandeur du pays qu'il
parcourt, des souvenirs qu'il y rencontre, des idées
qui s'éveillent en lui à leur sujet. Son imagination et
12 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
son éloquence n'ont rien à envier à personne dans
ces beaux moments où il voit les Alpes ou Rome.
Non, mais partout et à toute heure, il trouve ce qu'il
lui faut; tout lui suffit, tout Famuse ou l'émeut; les
choses, telles quelles, l'attirent et l'arrêtent. L'autre,
au contraire, semble avoir toujours besoin d'y ajouter
quelque chose de son propre fonds ou plutôt de sa
propre forme et de son art; il ne voterait pas pour
les Alpes sans phrase; sans doute il est trop grand et
trop véritable poète pour trahir la nature en la tra-
duisant; mais on sent qu'il l'aime au moins autant
dans sa traduction que dans le texte même; et puis
après tout , il a beau faire , son imagination est
d'avance blasée de tout et d'elle-même, il a conscience
du vide immense qui est en lui, il en a conscience
et orgueil, il s'est dit mille fois que les cinquante
Danaïdes y verseraient vainement toute la poésie,
tout l'éclat de l'univers, c'est un cœur qui n'a pas de
fonds, pas de tuf, et qui se complaît à laisser tout
fuir; on sent que ses plus grands enthousiasmes ne
sont ({ue les épisodes d'une vie universellement
dégoûtée. Chateaubriand en voyage, c'est un Asha-
vérus. Montaigne, c'est un flâneur et un curieux.
Montaigne se plaisait en Italie, à Rome, à Venise,
et je le comprends. 11 est bien plutôt un Italien qu'un
Français du xvi'^ siècle, et quand ses Essais furent
soumis à la congrégation de l'Index, il y eut entre le
prélat et le philosophe une mutuelle comédie de gens
qui sont faits l'un pour l'autre et qui s'entendent à
MONTAIGNE ET LES SIENS. 13
demi-mol. Il ne manque à cette scène que d'avoir
été racontée par Montaigne lui-même, avec tout le
détail et le soin quil a mis à nous raconter sa chute
do cheval et son évanouissement. Par malheur ce
n'est que dans ses notes de voyage qu'il en parle et
non dans ces chefs-d'œuvre qu'il appelait ses Essais.
Imaginez Montaigne aux prises avec le terrible
enfant royal à qui Fénelon a eu affaire et que Saint-
Simon nous a décrit. Où aurait-il trouvé en lui, je ne
dis pas l'abondance des agréments et des ressources,
la souplesse, la bonne humeur, l'art d'intéresser à
tout (en cela Montaigne n'a rien à enviera personne),
mais où aurait-il trouvé ce dévouement maternel de
Fénelon pour son élève, cette vue si haute du but à
atteindre et qui rendait les plus petits moyens dignes
du plus beau génie, cette persévérance contre tout
espoir, ces deux sublimes soucis du pays à servir et
d'une âme à sauver?
Combien l'ambition de Fénelon en fait d'éducation
était plus haute et plus exigeante! Comme on y sent
la présence et l'action d'un idéal que Montaigne
n'aurait pas raillé peut-être, mais qu'il aurait, de tout
le poids de son sens commun, découragé et désarmé!
M. de Beausset a bien senti cela dans Fénelon. Et
cela se sent encore mieux, après l'éducation finie,
quand Fénelon juge son élève devenu homme et le
voudrait prenant les choses plus d'ensemble et de
plus haut, plus guerrier à la guerre, moins enclin à
se laisser gouverner par celui-ci ou celui-là, moins
14 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
minutieux, moins féminin, moins maladif dans sa
dévotion, moins perdu dans l'infini des détails, dans
le dédale des questions doù Ion ne sort pas. C'est
alors surtout que la portée d'esprit de Fénelon se
montre dans son beau. Grâce à Dieu, comme il l'eût
pensé lui-même, il a déjà fait un miracle; il a fait,
d'un enfant qui pouvait donner tout à craindre, qui
pouvait tourner au fou et au monstre, il en a fait la
douceur même, la modestie même, l'homme le plus
pénétré de ses devoirs, le plus maître de ses passions
si fougueuses; mais cela ne siJffit pas encore à
Fénelon; un autre pourrait se complaire aveuglément
dans un tel succès; Fénelon ne méconnaît aucune
des lacunes ni des fautes qui sont ou seront dange-
reuses pour ce saint destiné au trône; il lui souhaite,
il lui demande plus d'initiative, plus d'entrain, plus
de largeur; à la manière dont il le juge et l'exhorte,
on le dirait tout prêt à reprendre son œuvre en sous-
œuvre, à recommencer, si c'était possible, une seconde
éducation, à tenter un nouveau miracle, à tout faire
pour afïranchir et enhardir le futur roi comme il a
tout fait jadis pour dompter et humaniser l'enfant
sauvage. Montaigne assurément n'aurait ni osé ce
premier effort contre une nature terrible ni passé
d'un premier succès à une exigence nouvelle; le
laisser-aller lui aurait paru plus commode et plus
prudent.
* # *
Dépouillez les idées de Montaigne sur l'éducation
de tous les ornements qui les embellissent et des
vérités partielles qu'il y mêle; réduisez-les à leur
MONTAIGNE ET LES SIENS. i\)
substance; n'ost-il pas vrai qu'elles peuvent s'expri-
mer ainsi : « Il ne faut imposer à l'enfant aucune
discipline ni lui demander aucun effort; il n'y a
rien à retrancher, rien à ajouter à ce que l'enfant
porte en lui; tout ce qu'on retranche est une perte
sèche, tout ce qu'on ajoute est un gain trompeur » ;
ou plus brièvement encore : « point d'éducation »?
Car, en fin de compte, ces soins, ces remontrances,
ces règles, ces enseignements, que Montaigne réduit
jusqu'à les anéantir, c'est l'éducation même; c'est
l'éducation non seulement de l'enfance, mais de la
vie tout entière, et elle n'est la grande affaire de
l'enfance que parce que l'homme se prépare et se
façonne alors à un travail qui ne doit cesser qu'avec
lui.
* * #
La maxime générale de Montaigne en fait d'édu-
cation, c'est qu'il faut viser à former un homme....
Maxime très profonde et très vraie, mais à deux con-
ditions : il faut qu'en travaillant à former un homme
le maître n'oublie pas qu'il a actuellement affaire à
un enfant; il faut aussi qu'il ne laisse pas croire à
son élève que plus tard, étant homme, il n'aura pas
de devoirs plus étroits ni de tache plus précise.
Les idôes de Montaigne sur l'éducation sont pra-
tiques et sceptiques. Au fond, que veut dire l'éduca-
tion? Que l'homme peut être amélioré et apprendre
à s'améliorer lui-même. Cela même, Montaigne n'en
croit pas le premier mot. Et c'est bien dommage,
16 KTUDES ET P^RAGMENTS.
car il aurait été un merveilleux précepteur. Il parle
de l'éducation en homme qui n'y croit pas, mais qui
s'y entendrait mieux que personne. Maintenant, en
cela comme en toutes choses, il y a un point à éclaircir
à propos de Montaigne : est-ce à son scepticisme
qu'il faut faire honneur de ses qualités? Est-ce parce
qu'il ne croit pas à l'éducation, parce qu'il l'a réduite
au minimum, parce qu'il en espère peu, est-ce pour
cela qu'il a des vues justes et modérées?
Traduisons les idées de Montaigne en français
d'aujourd'hui : il oppose toujours l'instruction à
l'éducation, il veut sacrifier l'une à l'autre, il ne croit
pas qu'on puisse les aider l'une par l'autre et les
mener de front. En cela il pense tout autrement que
Rabelais, et bien moins profondément. Certes per-
sonne ne peut dire que Rabelais ne fût pas un adver-
saire assez décidé de la vieille scolastique, de la
vieille rhétorique, de la science servile et morte; nul
n'a cru plus hardiment que lui aux ressources de la
nature humaine et de la nature universelle ; Antiphysis
est son ennemie personnelle, il l'a assommée à coups
de grelots. Mais il n'a pas cru, comme Montaigne, à
la fécondité des jachères ; la nature, ce champ si
riche et si négligé pendant des siècles, il n'a point
pensé qu'il suiïît de le négliger encore plus com-
plètement pour lui faire révéler et redoubler ses
richesses; il prêche au contraire pour la culture, et
la plus variée, la plus profonde, la plus savante, la
plus raisonnée qu'il peut inventer. Il veut demander
.MUNTA[GNE KT LES SIENS.
loul à la nature, mais il n'enlend point par là qu'il
faille laisser rien au hasard.
Combien plus haute et plus ferme, malgré ce qui
lui manque encore, est l'idée de l'éducation chez
Rabelais! On dirait que tous les désavantages sont
de son côté. Ni la forme de son œuvre, ni le genre de
ses personnages, ni le ton qu'il a pris ne se prêtent
aux vues générales, aux conseils dont tous peuvent
profiter; il raconte, tandis que Montaigne moralise;
il parle de personnages imaginaires, il met en scène
des héros de fantaisie, tandis que Montaigne parle
de l'homme réel et universel; il est comique et
cynique, tandis que Montaigne se prend au sérieux.
Mais qu'importe? C'est la qualité et la substance de
l'esprit qui fait l'œuvre solide et étendue. Rabelais a
sur Montaigne un avantage que rien ne compense :
en parlant d'éducation, il croit à l'éducation, il la
croit nécessaire et efficace, il ne travaille pas à la
restreindre autant que faire se pourra, mais à l'asseoir
et à la diriger de son mieux.
Suivre la nature! Qu'est-ce à dire? Et ce précepte
est-il si net, si clair, qu'il puisse se suffire à lui-
même? Je crains que Montaigne ne nous engage tout
d'abord, sur la foi d'une grande mais vague parole,
dans une voie qui nous trompera, et puisqu'il s'agit,
en instituant l'enfant, de préparer l'homme, je suis en
18 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
droit de lui demander quel homme il veut préparer.
Il y a, dans les idées de Montaigne sur l'éducation,
une première source de confusion et d'erreur. Sa
visée est très générale, et le cas qu'il pose est tout
particulier. 11 veut former un homme, et il ne parle
que pour un jeune seigneur. Tous les conseils qu'il
donne, toutes les finesses qu'il déploie, tous les rai-
sonnements qu'il entrelace, supposent une certaine
somme de richesse, un rang dans la société, une
manière de vivre acquise aux parents et promise à
l'enfant, et en dehors de laquelle la sagesse de Mon-
taigne ne peut plus servir. Montaigne, en se servant
de mots philosophiques, s'est souvent fait illusion à
lui-même et a fait illusion à ses lecteurs : mais il est
casuisle bien plutôt (}ue philosophe, et ce qu'il dit de
l'éducation des enfants, malgré l'apparente étendue
des idées, ne vient que de son éducation personnelle
et ne va qu'à celle de son petit voisin du château de
Ourson....
* :V: *
Faire un plan d'éducation où le travail n'entre
pour rien, c'est une chimère qui peut séduire, mais
ce n'est qu'une chimère. Faire un plan d'éducation
où l'on se propose de conserver l'enfant tel qu'il est
né, de ne lui résister et de ne le réformer en rien,
c'est plus qu'une chimère, c'est le contraire même
de l'éducation. Que les procédés à employer envers
un être si frêle et si respectable ne puissent jamais
être trop tendres, trop délicats, on aimerait à l'accor-
der; mais cela même n'est pas vrai, et quand cela
serait vrai, il n'en resterait pas moins que, par les
MONTAIGNE ET LES SIENS. 19
moyens les plus doux qu'on puisse imaginei", le but
de Féducation n'est pas celte complaisance indistincte
envers les instincts de l'enfant, mais au contraire un
effort savant pour ajouter et retrancher à sa nature,
pour le remanier et le refaire dès ses jeunes années.
La langue française a, à ce sujet, deux expressions
admirablement justes : gâter les enfants, élever les
enfants, cela dit tout; ce sont deux programmes en
deux mots. Oui ne se propose pas tout d'abord de
les améliorer les gâte, comme plus tard, lorsqu'il
s'agira des hommes, on pourra dire : qui ne les
améliore pas les corrompt. Nous sommes tous ici-bas
pour nous enseigner les uns aux autres à valoir
mieux d'heure en heure et à choisir en nous-mêmes
ce qui doit se développer et ce qui doit se corriger.
Retranchez le devoir de choisir, de corriger, de
développer, vous retranchez l'éducation même, et
vous livrez l'enfant à une condition plus funeste que
s'il était jeté nu dans le désert. Rien n'est pire que
l'abandon au milieu de la foule, et c'est l'image de
l'enfant que ses parents gâtent. Ils le laissent maître
de lui à un âge oi^i l'on n'est point maître de soi,
et parmi mille exemples, mille tentations, mille
influences qui se disputent l'empire de ses volontés
irréfléchies.
* # *
Il y a dans les idées de Montaigne sur l'éducation
une lacune qui mérite d'être remarquée : la religion
n'y a point de place.
Il
MONTAIGNE ET LA BOËTIE
SES IDÉES SUR L'AMITIÉ
Il y a eu, dans la vie de Montaigne, une idylle et
un roman. Son idylle, c'est Ihistoire de sa première
éducation, et son roman n'est point une histoire
d'amour, mais celle de son amitié pour Etienne de
la Boëtie. Il a répandu, sur ces deux épisodes de sa
vie, les meilleures fleurs de son imagination et de son
style; il a donné à tous ses lecteurs une tentation et
une jalousie singulières; on voudrait avoir été élevé
comme lui, et, jeune homme, avoir rencontré un tel
ami. Ceux mêmes qui n'envient pas à Montaigne le
reste de sa vie ont quelque peine à se défendre sur
ces deux points, et je sais à n'en pas douter que les
moins suspects ont été gagnés.
* * *
Montaigne a si bien nommé son livre, et le livre
est, comme il dit, si « consubstantiel à son auteur ».
qu'il suffit de lui en emprunter le titre pour résumer et
définir sa vie : elle aussi n'est qu'une série d' « essais ».
MONTAIGXK ET LA BOKTIi:. 21
Prompt aux dégoûts comme aux désirs, et trop épris
de lui pour se condamner en cela, porté plutôt à voir
dans sa mobilité le signe d'une âme riche et supérieure
à tout, et quand même il concevait quelques raisons
de se blâmer, bien résolu à ne prendre aucune peine
pour se corriger, il n'a appartenu à rien ni à per-
sonne, si ce n'est à La Boëtie et à Montaigne.
L'amitié seule l'a vraiment disputé à l'égoïsme et
exalté au-dessus de lui-même pendant quelques
années dont le souvenir n'a point péri. Sans cette
rencontre de La Boëtie, on ne saurait pas que Mon-
taigne était capable de passion : tout le reste en lui ne
fut que goûts, caprices ou habitudes par lesquelles il
ne se tenait pas lié. Ce noble roman une fois fini, il a
poussé jusqu'au système, jusqu'au paradoxe le parti
pris de vivre au jour le jour et au hasard; on dirait
qu'il est toujours en voyage, des études au Parlement,
de la guerre à la cour, de son château de Montaigne
en Suisse et en Italie.
C'est surtout à propos de Montaigne et d'après lui
que La Boëtie est connu. La gloire du survivant a si
bien enveloppé la mémoire du mort qu'on semble avoir
peur de leur faire outrage à tous les deux si l'on
cherchait à les distinguer l'un de l'autre. On dirait que
La Boëtie a vécu seulement pour servir de thème à
une soixantaine de pages admirables de Montaigne,
comme un arbre destiné à perdre promptement son
propre feuillage et à s'en consoler en soutenant un
lierre plus robuste et plus toutlu. Je vois partout que
le grand titre d'honneur de La Boëtie est d'avoir été
22 ETUDES ET FRAGMENTS.
aimé de Montaigne. Rien n'est plus injuste, et je
renverserais volontiers les rôles ; avoir aimé La Boëtie,
l'avoir deviné, adopté, recommandé à jamais par ses
longs regrets et ses touchants hommages, c'est, mora-
lement, ce qu'il y a de plus beau dans la vie de Mon-
taigne,
* * *
Ce qui me touche surtout dans l'amitié de Mon-
taigne et de La Boëtie, ce qui m'attriste surtout dans
la mort de La Boëtie et dans les regrets de Montaigne,
c'est le témoignage et l'hommage rendus par un
esprit éminent à une àme plus haute et plus forte quB
lui. Sans doute, La Boëtie était, lui aussi, un esprit
rare; Montaigne Fa dit et redit vingt fois; les écrits
de La Boëtie le prouvent, quoiqu'ils ne soient que
les premiers essais d'un homme jeune encore et qui ne
se croit pas prêt à paraître en public. Oui oserait dire
cependant que La Boëtie fut supérieur ou même égal
à Montaigne pour la sagacité, pour la finesse, pour le
don d'entrer dans les idées d'autrui et de s'y mouvoir
à l'aise comme chez soi, pour cette force tout
ensemble précieuse et dangereuse de se détacher de
soi, de se dédoubler, et d'être en même temps un
acteur qui dit librement son rôle et un spectateur qui
l'écoute curieusement? Mais en ceci La Boëtie trou-
vait sa revanche et reprenait un incomparable avan-
tage : ce n'était pas une de ces âmes dénouées dont
les diverses facultés ne forment plus le faisceau et
tombent çà et là, éparses et inutiles, comme les frag-
ments d'une armure qu'on ne peut pas boucler et
revêtir. On sent au contraire en lui une force invin-
MONTAIGNE ET LA BOËTIE. 23
ciblo (le cohésion ol de résistance, une ordonnance
inlérioure de toute Tûme autour d'un centre et selon
une loi. Il y a là quelqu'un, non pas la rencontre
sini>ulière de plusieurs dons charmanls ou précieux
qui coexistent sans se fondre et se relier, mais une
personne ferme et fixée, qui se connaît, qui se pos-
sède et qui se veut. Cela manque chez Montaigne,
dès l'enfance et de plus en plus. Cela se voit chez
La Boëtie au premier coup d'œil.
Quand Montaigne a voulu parler de La Boëtie et
de l'incomparable amitié qui les unissait, il savait
bien qu'il trouverait, pour nous en rendre compte,
cent raisons et mille manières de les dire. Mais avant
de donner cours, à propos de ce sujet favori, à l'abon-
dance d'idées et d'images qui lui est naturelle et dont
il enrichit les moindres sujets, Montaigne a tout
d'abord sur La Boëtie un mot bien court qui est
comme un défi, comme un démenti qu'il jette d'avance
à sa propre puissance d'expliquer et de peindre, à
cette anatomie de soi-même et des autres où il est
passé maître par delà les plus raffinés : « Si on me
presse, écrivait-il, de dire pourquoi je l'aimais, je
sens que cela ne peut s'exprimer qu'en répondant :
parce que c'était lui, parce que c'était moi ». Admi-
rable formule de l'amitié que Montaigne était digne
d'inventer et La Boëtie d'inspirer.
Montaigne croyait bien, en perdant La Boëtie, le
perdre tout entier et pour toujours, et ces courtes
2i LTL'DES ET FRAGMENTS.
années restèrent dans sa vie comme une vie à part.
Rien ne fait mesurer mieux ce que valait celte âme qui
n'a point autrement donné sa mesure. Ne jugez pas
La Boëtie sur ses œuvres, même si vous les admirez ;
ne le jugez pas sur nos hypothèses, môme si vous les
admettez; ne le jugez pas sur les paroles de IMon-
taigne, même si elles vous touchent. Ce sont les regrets
de Montaigne, ses regrets fidèles et profonds, qui sont
le plus grand témoignage à l'honneur de son ami. Le
chapitre des Essais sur La Boëtie est bien éloquent et
bien passionné; c'est un tableau de l'amitié antique
et idéale qui fait pâlir le traité de Cicéron; mais il y
a mieux encore, et Montaigne a été plus éloquent à
moins de frais lorsqu'en voyageant en Italie, dix-huit
ans après la mort de La Boëtie, entre une visite à
quelque curiosité et un détail sur sa giavelle, il a
écrit dans son journal intime ces simples mots : i* Je
tombai dans un tel pensemcnt de monsieur de La
Boëtie et j'y demeurai si longtemps que cela me fit un
très grand mal ». Il avait raison de ne pas se consoler
de la perte qu'il avait faite : elle était pour lui irrépa-
rable. La Boëtie était vraiment la meilleure part de
JMontaigne et sa meilleure chance : il avait ce nerf
et ce ressort intérieurs qui manquèrent toujours à
Montaigne. On peut se plaire et s'attrister à rêver ce
que la vie de Montaigne aurait été si La Boëtie eût
vécu. Et, pour mon compte, il me semble que Mon-
taigne aurait dû à celui qu'il perdit trop tôt un autre
hommage encore que celui de son éloquence ou de
ses regrets. La Boëtie était digne de rester, par delà
la mort , le soutien et linstigateur de Montaigne.
.MONTAICM". KT LA BOKTli:. 25
Rendu à lui-même et à lui seul, Montaigne n'a pas
cessé d'aimer, de louer, de contempler, de pleurer son
ami : je voudrais qu'il n'eût pas cessé de chercher à
valoir mieux de jour en jour, à l'honneur et à limage
de celte grande àme envolée. Sans doute son amitié
pour La Boëtie est le plus bel épisode de sa vie et
une des plus belles amitiés que je connaisse : mais
elle me laisse un sentiment de tristesse; je la trouve
incomplète comme la carrière de La Boëtie et insuf-
fisante comme l'àme de ]\fontaigne : Montaigne n'en
a tiré parti c[u'à demi.
Il y a dans la poésie anglaise de nos jours un livre
où le culte de l'amitié est encore plus profond et plus
beau que dans les Essais : je veux parler du poème
anglais de Tennyson, In memoriam, à la mémoire
d'Arthur Henri Hallam, fils du grand historien. Dans
Tennyson comme dans Montaigne, l'admiration et le
respect relèvent l'amitié et épurent le regret. Mais ce
qui manque dans Montaigne abonde dans Tennyson :
l'autre vie sert d'horizon à cette vie, et non seulement
celui qui est resté ici-bas voit son ami là-haut, mais
encore, quoique demeuré en arrière, il marche et
monte vers lui sans cesse, se faisant de l'àme qu'il a
connue un modèle et de sa douleur une force salu-
taire. C'est là une sorte d'hommage que Montaigne
n'a pas rendu à La Boëtie. Demeuré seul au contraire,
il a faibli, décliné; il s'est ramassé et resserré en lui-
même; il a été, selon le mot d'Aristote, humilié et
rapetissé par la vie; et je m'assure que, si La Boëtie
avait pu lire les Essais de son ami, il aurait consenti
volontiers à voir disparaître à jamais les pages célè-
2 G ÉTUDES ET FRAGMENTS.
bres et admirables où son nom est si tendrement
célél^ré, pour obtenir que le même vent emportât
aussi quelques-unes des pages où son ami amolli et
dévoyé parle de lui-même jusqu'à se faire tort.
Je ne crois pas que jamais langage plus passionné
ait pu être employé pour rendre aucun sentiment, et
il est vrai que l'amitié de Montaigne prend un carac-
tère d'enthousiasme et de passion que peu d'autres
sentiments ont eus chez lui. Il faut bien que La Boëtie
ait eu en lui quelque chose de pai'ticulier pour exalter
Montaigne et le placer au-dessus de cet équilibre et
en dehors de cette indépendance à laquelle il tenait
tant. Montaigne ne s'est donné à personne qu'à La
Boëtie. Montaigne ne s'est enllammé pour personne
que pour La Boëtie. Et c'est là un véritable honneur
pour La Boëtie qui a rendu à Montaigne le service
de nous le montrer non plus toujours maître de lui
et désirant rester maître de lui, non plus se défendant
contre l'influence de ses propres sentiments, mais se
livrant tout entier et exprimant avec une passion
sans égale le sentiment le plus pur et le plus noble
qui fut jamais.
Ce qui honore Montaigne, c'est qu'en parlant de
La Boëtie mort avant lui, mort bien plus jeune, il a
toujours sur les lèvres un sentiment de respect. On
peut dire que Montaigne a toujours regardé La Boëtie
véritablement comme la meilleure part de lui-même;
il lui rapporte tout ce qu'il a fait de meilleur; il en
MONTAIGNE ET LA BOËTIE. 27
parle comme d'une autre conscience voisine et sœur
de la sienne, mais plus forte; il en parle comme d'une
seconde raison plus large et plus haute que sa propre
raison; touchant abandon, où l'on sent que Montaigne
veut faire penser que, si La Boëtie eût été laissé sur
la terre, il aurait, lui Montaigne, peut-être mieux
valu. Oui certes, car La Boëtie était de ceux qui sou-
tiennent et qui rafl'ermissent. Je crois que, si La Boëtie
avait vécu plus longtemps, il aurait souvent préservé
Montaigne de l'excès du scepticisme.... Mais, si Mon-
taigne n'a pas su se défendre lui-même, il a du moins
rendu à son ami mort l'hommage le plus profond et
le plus touchant, et non pas une seule fois, dans ses
livres, mais toute sa vie, en continuant à chercher et
à publier, dès qu'il les trouvait, les écrits de son ami.
Dans une des notes qu'il nous a laissées sur lui-
môme et qu'il appelle son portrait, Montesquieu a
dit : « Je suis amoureux de l'amitié ». On reconnaît
là son style, ses jeux de mots qui sont si peu de
chose, ses pointes d'acier si aiguës et si fines avec
lesquelles il grave d'un trait tout un ensemble d'obser-
vations et de pensées, si bien qu'il donne aux plus
grandes de la finesse et aux plus délicates de la grâce.
Cette demi-ligne de Montesquieu, c'est la définition
même, le résumé le plus exact et le plus complet de
ce que Montaigne a senti, pensé et écrit de l'amitié.
Montaigne, en effet, a transporté dans l'amitié tout
ce que le cœur humain en général porte dans l'amour.
Et cela est si vrai que, si l'on réunissait les divers
28 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
passae^es où il parle de son amitié pour La Boëlie,
on pourrait y rattacher un commentaire perpétuel
qui serait tout entier emprunté à ce que les autres
écrivains ont dit de l'amour.
Si, au lieu de parler de Montaigne, nous lui par-
lions à lui-même, non par une fiction usée, mais en
réalité, si Montaigne vivant nous taisait l'honneur
de nous admettre dans sa librairie et de nous y mon-
trer les livres que son ami lui a légués, l'inscription
qu'il a consacrée à son ami, les quelques écrits de
son ami qu'il a recueillis à grand'peine, ce traité de
la Servitude volontaire devant lequel il a tergiversé
et reculé, ces mémoires sur une loi de tolérance qu'il
a trop bien réussi à nous dérober, et si, une fois
lancé dans ces tendres et tristes confidences, il nous
lisait son essai encore inédit sur l'amitié, n'aurions-
nous rien à dire à Montaigne? Ne pourrions-nous pas
lui faire comprendre et admettre que l'homme a beau
être ondoyant et divers, que Montaigne a beau récla-
mer pour sa sagesse le privilège de se démentir et de
n'être qu'un kaléidoscope éblouissant de pièces qui
ne s'agencent pas, il peut y avoir, il y a en efTet chez
lui, comme chez les autres hommes, un certain degré
de désaccord qui nous choque et par moments nous
rend sceptiques malgré nous? Il vous arrivera, mon-
sieur de Montaigne, d'avoir des disciples; vos Essais,
quand ils seront connus, pénétreront par l'influence
la plus subtile dans l'esprit de bien des gens et jus-
qu'au fond de leur cœur; on apprendra de vous à ne
MOXTAIONK 1:T LA BOihiE. "20
pas croire au patriotisme sans ambition, à la science
sans orgueil, à l'amour sans sensualité, à la vertu
sans poursuite du plaisir; vous réussirez à votre gré,
au delà de votre gré, à réduire l'image et l'idée de
chacun de ces sentiments, à nous déniaiser, comme
on dit vulgairement. Mais alors parmi ce grand
désastre comment espérez-vous soutenir l'unique
apothéose de l'amitié héroïque, idéale, parfaite, que
vous nous décrivez?
III
MONTAIGNE MAGISTRAT ET CITOYEN
SES IDÉES SUR LA JUSTICE ET LA POLITIQUE
En sortanl du collège de Guyenne en 1546, sans
avoir profilé autant qu'il Faurait pu du docte ensei-
gnement qui s'y donnait, et surtout sans avoir
gagné au contact de ses maîtres cette noble et con-
tagieuse fièvre de tout apprendre qui les dévorait
tous, Montaigne était bien jeune encore, trop jeune,
ce semble, pour choisir une carrière et s'y consacrer.
Mais il n'avait pas à choisir. Fils d'un marchand
riche et anobli, qui restait marchand malgré sa
noblesse récente et qui se signalait dans les fonctions
municipales de Bordeaux, Montaigne n'avait qu'à
suivre le mouvement qui portait alors la bourgeoisie
influente vers les dignités judiciaires. Son frère aîné
devait être le chef de la famille et le seigneur de
Montaigne. On ne pouvait hésiter pour lui qu'entre
l'Église et le Parlement. Pensa-t-il jamais à l'Eglise?
On n'en sait rien, et je n'en crois rien. Mais c'est ici
MONTAIGNH MAGISTRAT ET CITOYEN. 31
qu'il faut voir si les idées nouvelles de la Réforme
n'ont jamais effleuré et tenté l'esprit de Montaigne.
Il a plus tard maudit, flétri, raillé sans distinction
et sans mesure les novateurs religieux. Ne lui ont-ils
servi à rien?
Quelles fonctions j)ubliques Montaigne aurait-il
aimées? Peut-être la diplomatie. On le voit lié avec
d'Ossat', avec Jean de Morvilliers -. A plusieurs
reprises, il parle de ses négociations entre les Princes
et des dispositions qu'il y portait. Peut-être aussi la
charge de gouverneur d'un prince. N'aimez-vous pas
à vous figurer un Henri IV élevé par un Montaigne?
Il n'y aurait perdu aucune de ses qualités diverses,
ni rien de sa saveur. Et par contre il me semble que
l'élève aurait eu chance de réagir sur le maître. A
défaut de La Boëtie, moins stoïquement, moins ver-
tueusement, mais non moins efficacement, ce jeune
prince et roi de Navarre aurait été homme à
empêcher Montaigne de s'acoquiner à ses fantaisies
privées, à son loisir coquet, à son égoïsme raffiné.
Que Montaigne fût seulement curieux des menues
affaires de Bordeaux comme de celles d'une petite
ville d'Allemagne où il passait, ce serait assez pour
qu'il devînt un maire parfait.
i. Essais, préface de M"' de Gournay.
2. Essais, liv. 111, chap. i; t. 111, p. 246.
32 CTUDES ET FUAGMENTS.
Si Montaigne se dit citoyen dix monde, ce n'est
pas pour s'attacher à riiumanilé, c'est pour se
détacher de sa patrie et de son temps.
u Je n'accuse pas un magistrat qui dorme, pourveu
que ceulx qui sont sous sa main dorment quand et
luy '. » Richelieu se félicitait de voir tant d'honnêtes
gens « dormir sans crainte à l'ombre de ses veilles ».
Il veillait, lui, parce qu'il voulait assurer aux autres
leur sommeil du lendemain. Montaigne se borne à
mettre à profit, comme ses administrés, le répit de la
nuit présente. Il loue, il savoure cette imprévoyance;
c'est précisément le contraire de l'esprit politique.
En politique, Montaigne n'avait guère qu'une idée
nette et juste : il était partisan décidé de la monar-
chie, et dans les conflits terribles de son temps, en
face des nouveautés prodigieuses qui l'assiégeaient
de toutes parts et dont il ne mesurait pas lui-même
la portée, malgré les fautes, les faiblesses, les crimes
mêmes des rois sous lesquels il avait vécu, il ne
voyait que dans la royauté un point de ralliement
pour les gens sensés et une force suffisante contre
les assauts des partis.
Montaigne était résolument royaliste, non seule-
ment par engagement d'honneur, par fidélité de
1. Essais, liv. 111, chap. x; t. IV, p. 148.
MONTAIGNE MAGISTRAT ET CITOYEN. 33
gentilhomme et de soldat, mais encore par sens poli-
tique et avec des vues qui vont loin.
Parmi les questions politiques au milieu desquelles
Montaigne a vécu, il en est une au moins sur laquelle
il ne semble avoir ni hésité ni varié : nulle part il ne
fait appel, nulle part il n'ouvre la poile à linfluence
ou à la force étrangère, et pour terminer ces guerres
civiles dont il est si las. pour rafTermir cette monar-
chie qu'il croit si nécessaire, pour défendre cette
unité religieuse à laquelle il ne comprend point qu'on
s'oppose en droit quand il est si facile de lui échapper
en fait et sans bruit, Montaigne ne s'adresse qu'à la
France elle-même et ne conseille point à son parti
de s'appuyer au dehors. La Ligue lui souriait encore
moins que la Réforme. Il est en cela d'autant plus
remarquable que le sentiment du patriotisme n'est
chez lui ni vif ni puissant. Bien plus, il s'en défend
comme d'une petitesse d'esprit, il s'en dégage comme
d'une entrave, il s'en moque comme d'un ridicule,
et surtout comme d'un ridicule français.
La domination populaire semble à Montaigne « la
plus naturelle et équitable * ». Mais peu s'en faut
qu'il n'entre contre elle en une « haine irrécon-
ciliable ». Pourquoi ? Par quel raisonnement qui
l'atteint seule? Par quel fait dont elle est seule cou-
1. Essais, liv. I, chap. m. — Ed. Courbet et Rover, t. I, p. 21.
3
34 ETUDES ET FRAGMENTS.
pable? Non, il s'échaufle ainsi, soudainement, parce
que la démocratie athénienne, après la bataille des
Arginuses, a fait mourir des généraux qui n'avaient
pas recueilli les morts. Or. je ne sais si d'autres
connaissent quelque sorte de gouvernement à laquelle
je n'aie point pensé; mais pour mon compte j'en
cherche une qui soit à couvert d'un pareil reproche
et qui soit tellement sans péché sur ce point que
Montaigne, en son nom, puisse jeter à la démocratie
la première pierre. Il faut voir dans Grote ' la dis-
cussion sur toute cette alïaire. Mais sans demander
à Montaigne les qualités critiques et judiciaires ni la
profondeur d'érudition de Grote, n'esi-il pas stricte-
ment juste d'exiger de lui qu'il ne tire pas si vite
conclusion d'un exemple contre une forme de gou-
vernement et contre tout un peuple? Je sais sa par-
tialité en faveur de Sparte. Mais c'est un grief de
plus contre lui. Et puis, je n'aime pas qu'on soit épi-
logueur quand on n'a pas de mémoire, et qu'on tire
d'un fait isolé tout ce qu'il peut rendre sans tenir
compte des autres qui le réduiraient à moins.
Voyez ce que ]\Iontaigne dit - des égards que l'on
doit aux princes vivants et de la liberté permise
envers les mêmes princes morts. Tout pour le respect,
afin de maintenir l'ordre, tant qu'ils sont là; tout
pour la vérité et la justice, quand ils ont un succes-
seur. La morale conservatrice les protège vivants,
1. Grote, Hislori/ of Greece, t. VlU.
2. Essais, liv. I, chap. m.
MONTAIGNE MAGISTRAT ET CITOYEN. 35
la liberté philosophique les ressaisit dès qu'ils sont
morts. Et si vous laissez Montaigne plaider cette
thèse, il est capable de vous persuader, tant il y
mettra de mesure, d'adresse et de finesse, avec des
touches de fierté. Mais voulez-vous juger la thèse sur
exemple, c'est-à-dire grossie et épaissie (il en est
toujours ainsi : quand une idée prend corps dans la
réalité, elle ne passe plus là où, fantôme, elle circu-
lait sans obstacle)? Ouvrez donc Malherbe et lisez
parallèlement ces deux strophes :
Henri, de qui les yeux et l'image sacrée
Fonl un visage d'or à cette âge ferrée,
Ne refuse à mes vœux un favorable appui;
Et si pour ton autel ce n'est chose assez grande,
Pense qu'il est si grand qu'il n'aurait point d'offrande,
S'il n'en recevait point que d'égales à lui.
(1587. Larvies de Saint Piètre, Malherbe, t. I, p. '6.)
Quand un roi fainéant, la vergogne des princes.
Laissant à ses flatteurs le soin de ses provinces,
Entre les voluptés indignement s'endort,
Quoi que l'on dissimule, on n'en fait point d'estime,
Et, si la vérité se peut dire sans crime.
C'est avecque plaisir qu'on survit à sa mort.
(1G05. Prière j}our le roi Henri le Grand, id., t. I, p. "3.)
Voilà la morale de Montaigne mise en action. C'est
du même prince qu'il s'agit. 1587, il règne; KîOo, il
est enterré. Voilà la diiïérence. Je ne dis pas que
Montaigne eût fait ce que fait là IMalherbe. Non, le
gentilhomme gascon valait mieux que le gentillM)mme
normand, et, à travers mille faiblesses, se respectait
bien davantage. Mais, s'il ne l'eût pas fait, il y mène,
il faut être bn' pour n'y pas glisser. C'est tout ce que
je voulais dire.
36 ETUDES ET FRAGMENTS.
Quand Montaigne parle des savants ou des raison-
neurs, il ne tarit pas de reproches et de railleries.
Quand il parle des rois, des grands, des hommes de
guerre, des hommes d'État, conservateur par tempé-
rament, il a tous les respects qui sont de mise; il
prêche aux autres une doctrine de soumission héré-
ditaire sans laquelle il n'imagine pas que le monde
pût marcher, et pour son propre compte, au fond de
son cœur, il a un sentiment de déférence étonnée à
la vue de tous ces êtres résolus et remuants qui
aiment à agir jusqu'à se charger des affaires d'au-
trui....
IV
CARACTERE DE MONTAIGNE
Boileau, dans son A7't poétique, a vite fait de dire :
Tout a riuimeur gasconne en un auteur gascon.
Mais si l'on veut en venir à serrer les choses de plus
près, il faut bien avouer que l'humeur gasconne n'est
point facile à définir en elle-même. IMontluc, qui l'a
et s'en confesse, la décrit ainsi en lui-même : « Ce
méchant naturel, âpre, fâcheux et colère, qui sent un
peu et par trop le terroir de Gascogne... ». Lannes et
Murât étaient de ce pays-là, mais aussi Montaigne et
Montesquieu. Tirez-vous de là comme vous pourrez.
Assurément, s'il y a une humeur gasconne, Montaigne
en doit être marqué. Il ne se cache pas des emprunts
qu'il fait au patois de son terroir; sa langue est d'un
cru qu'on peut nommer. En est-il de môme pour son
caractère, pour toute sa disposition intellectuelle et
morale? quoi de gascon en lui? le fond même ou
l'accent seul? question qui peut mener loin si l'on
n'y prend garde.
38 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
Qu'est-ce donc que riiumeur gasconne? Ouvrez le
Gasconiana, ou Itecuoil des bons mots, des -pensées les
•plus plaisantes et des rencontres les plus vives des Gas-
cons. Le recueil est de 1708, mais s'il faut en croire
ceux qui y prennent la parole, le génie du pays a été
de tout temps le même; il tient au sol et au soleil, et
chacun de ceux qui en sont marqués en est aussi fier
que de ses plus belles cicatrices. Glorieux, valeureux,
« chevalereux », diront-ils, entichés de Bayard, per-
suadés que c'est tout un de parler en vieux Romain ou
en Gascon nouveau, prompts à toutes les ripostes de la
langue et de l'épée, d"une langue lamilière et brillante,
se tirant de tous les faux pas par une boutade ou par
une bravade, mélange singulier de hauteur et de
sans-gêne, de fantaisie et d'esprit positif, rarement
dupes si ce n'est d'eux-mêmes, trouvant bon que
leur médecin ne sache ni grec ni latin pourvu qu'il
les guérisse en français, n'allant que là où il leur
plaît d'aller, car « le pays est volontaire », toujours
lestes et pimpants, narguant la mauvaise fortune,
prêts à confesser leur vanité, mais sans s'en repentir,
et en disant que, sans elle, ils ne porteraient peut-
être pas si loin leurs vertus, — l'ace de gens qui
devraient être loujoursjeunes, et qui fuient la vieillesse
comme le froid, étant du pays des hirondelles, —
abondants en jolies comparaisons, en images cha-
toyantes, difficiles à tenir et ne cherchant point à
se tenir eux-mêmes, galants par verve et par bonne
humeur, tout en dehors et en étincelles, ne gardant
CARACTÈRE DE MONTAIGNE. 39
ni une niinulc ni une pensée pour Thomme inté-
rieur.... Y a-t-il donc moyen de saisir une Gascogne
bien marquée, sur laquelle Montaigne à son heure
tranche nettement ?
Avant tout, IMontaigne est un homme du monde et
un homme d'esprit. Il est, au xvi*' siècle et dans la
solitude, ce qu'on appelait un honnête homme à la
cour de Louis XIV. Le propre de l'honnèle homme,
d'après les meilleurs juges, c'est qu'il ne se pique
de rien. Ce serait fort bien fait, s'il était possible de
s'en tenir là. Mais deux tentations attendent l'honnête
homme; ce personnage leste el charmant, avant
d'avoir achevé la première scène de son rôle, sera
déjà marqué d'un double travers : il affectera d'être
sans afïectation, il se piquera de ne se piquer de rien,
il jouera le naturel avec un art de plus en plus subtil,
par une fuite de plus en plus coquette et factice de
tout savoir sévère et de toute sagesse solennelle; il
aboutira rapidement à ce que Renan a si bien appelé
« le pédanlisme de la légèreté ». Encore lui passerions-
nous volontiers ce ridicule qui n'a d'inconvénient que
pour lui; mais voici qui nous intéresse : à titre
d'homme qui ne se pique de rien, il touche à tout et
prétend à tout régenter. Il lui faut une société à sa
guise, une religion à sa portée, une politique, une
poésie, pourquoi ne le dire pas d'un seul mot? un
monde à l'usage des gens du monde, car sans
apprendre et sans réfléchir il s'est fait, sur l'ensemble
des choses, non un système — il s'en garde bien et n'a
40 KTLDKS ET FUAf}Mi:NTS.
pas grand'peine à s'en garder, — mais une certaine
habitude de penser à tort et à travers, de trancher à
la volée, de suffire sans etîort à ce qui embarrasse ou
occupe les autres. Avoir vécu en bonne compagnie,
n'avoir point étudié, et éviter les grands mots, voilà
les trois points importants et le signalement résumé
du passeport qui mène à tout.
Montaigne excelle à percer, à lairc un trou, à aller
loin, mais il se retire au plus vite, et si, quelques
jours après, il recommence à quelques pas de là, ce
ne sera pas pour rejoindre et pour exploiter ses
fouilles rapides; si précieux que puisse être le filon
qu'il a touché, jamais son courage d'esprit ne va
jusqu'à creuser une mine; il s'en tient aux coups de
sonde et aux échantillons.
^lontaigne est une espèce de Goethe superficiel.
jMontaigne me fait parfois l'etlet d'un caméléon qui
aurait pour cage un cabinet tout entouré de miroirs
grossissants : son image chatoyante s'y reflète à l'in-
fini, s.'y croise et recroise jusqu'à l'éblouissement; à
force de se regarder et de se connaître, il s'éblouit et
ne se connaît plus. C'est là le danger de l'étude de
soi, quand elle n'a pas un but positif et pratique,
quand elle ne tend pas à la correction, à l'améliora-
tion intérieure. La curiosité grise, quand la cons-
I
cAr.AfnkiiK DE :\u)Xtai(;m:. 41
cience ne s'en mêle pas, et Ton dcvienl un virtuose de
psychologie inutile quand on oublie d'être un homme
qui veut s'amender.
Voici une autre définition de Montaigne, plus déli-
cate et plus spécieuse, qui contient une bien plus
large part de vérité, et qui a pour elle de s'appuyer à
la fois sur les dires de Montaigne lui-même et sur
l'avis de son plus habile interprète. Montaigne, selon
Sainte-Beuve, c'est la pure nature, c'est l'homme au
complet, sans la Gr;\ce, c'est le représentant sincère
et l'avocat modéré de nos instincts primitifs et com-
muns, de ce qui fait le fond de toute notre race quand
elle ne cherche pas à se flatter ou à se guinder au-
dessus d'elle-même. Voilà bien, il faut l'avouer, com-
ment Montaigne concevait sa sagesse, voilà le pro-
gramme qu'il s'était proposé et qu'il croyait avoir
rempli. Être homme, ni plus ni moins, il bornait là
son ambition; ainsi bornée, il la trouvait plus saine
et plus pure qu'aucune autre, et assez haute encore
pour que toute sa vie et toutes ses forces fussent à
peine suffisantes à l'étudier et à l'accomplir.
Est-il vrai cependant qu'il l'ait bien comprise et
bien réalisée? Est-il vrai que Montaigne ait su et
montré, dans sa vie, dans ses écrits, l'homme au
complet, je ne dis pas l'homme parfait ou idéal,
mais l'homme réel, pris, si l'on veut, à l'étiage
moyen, pris encore moins haut, s'il le faut, pris où
l'on voudra? Et je réponds non, décidément non. Je
vois au contraire en Montaigne une personne très
42 ÉTUDES ET FRAG]NrENTS.
particulière, très singulière, et très attachée à ses
moindres singularités. Ce qui domine en lui, et ce
qu'il travaille lui-même à développer, ce qu'il caresse
avec amour et cultive avec art, ce ne sont pas les
dispositions par lesquelles nous nous ressemblons
tous ni les idées qui peuvent nous rattacher les uns
aux autres : c'est au contraire tout ce qui peut faire
de lui, de plus en plus et aux yeux de tous, un être
à part et une énigme. Étrange représentant de la
nature humaine! Si nous lui ressemblions tous, le
monde ne se ressemblerait presque en rien.
Montaigne, caractère détrempé plutôt que cor-
rompu.
# * *
Montaigne n'a rien écrit qui fût plus vrai ni qui
lui fît plus dhonneur que la première ligne de ses
Essais : « C'est ici un livre de bonne foi, lecteur ».
En reconnaissant ainsi la sincérité de Montaigne,
nous ne renonçons pas sans doute à en scruter les
divers mobiles, à nous demander si la sincérité suffit,
si elle est le seul devoir de l'homme, si elle ne devient
pas souvent le masque spécieux de bien des faiblesses,
de cette faiblesse qui est le vice commun de tous les
hommes et le centre caché de tous les vices, je veux
dire la complaisance envers soi-même. Mais cela
dit, ceci demeure et ne doit jamais être oublié en
parlant de Montaigne; ce qu'il dit est l'image exacte
de ce qu'il pense; quand il se contredit, c'est que
a contradiction est en lui; quand il se vante, c'est
CARACTÈRE DE MONTAIGNE. 43
(ju'il s'approuve; qu'il s'émancipe ou qu'il s'abdique,
qu'il tergiverse ou qu'il tranche, qu'il étale ses nudités
ou qu'il s'enveloppe de mots amples et flottants, il
est de bonne loi, il veut montrer ce qu'il voit, laisser
dans le demi-jour ce qu'il ne voit pas en pleine
lumière, se taire sur ce qu'il ignore, et, dans les
limites de ce qu'il sait, dire tout.
Et cette franchise n'est pas chez lui simple afTaire
d'instinct : c'est aussi un parti pris, une volonté
ferme, le seul parti qu'il ait pris et la seule volonté
où il se soit affermi, le seul devoir qu'il ait bien connu
et hautement proclamé, mais enfin un devoir, à ses
yeux, dans toute la force et la beauté du mot.
Et voyez ici tout de suite la force et la beauté non
du mot, mais de la chose elle-même, et combien un
devoir connu et accompli soutient l'homme et lui fait
honneur. C'est par sa franchise que Montaigne reste
vivant, séduisant et puissant; sa bonne foi hardie et
consciencieuse a presque sauvé, sauvé, selon moi,
plus que de droit tout le reste de son caractère; une
vertu a fait croire en lui à toutes les vertus. Je dis
plus : si elle ne les lui a pas toutes données, elle lui
en a donné plus d'une; ôtez à Montaigne sa sincérité,
ce n'est pas seulement son influence qui lui échappe,
mais aussi son honnêteté. Telle est l'importance de la
règle que, s'étant fait une règle unique, incomplète,
insuffisante, Montaigne a été, pour s'y être soumis,
infiniment meilleur que nous ne le verrions être s'il
était resté sur ce point comme sur les autres dans
cette fausse indépendance qui s'appelle l'indéci-
sion.
ETUDES ET FRAGMENTS.
Mais cette bonne foi de .Montaigne est-elle si par-
faite et si pleine qu'elle doive commander de tout
point notre croyance et nous faire accepter sans
contrôle tout ce qu'il dit? Ses grands amis ne sau-
raient se contenter à moins. Parce qu'il va plus
d'une fois jusqu'au cynisme dans ses aveux et sou-
vent jusqu'à la puérilité dans les détails qu'il nous
donne, ils ne veulent point croire que quelque chose
puisse manquer à sa véracité. Ils prennent au pied
de la lettre non seulement les faits, mais encore les
interprétations qu'il en donne, et accusent d'imper-
tinence et d'injustice la moindre tentative de don-
ner à Montaigne un démenti. Rien pourtant ne serait
plus facile que de donner de nombreux exemples
de ce qu'on peut ajouter ou retrancher à ses témoi-
gnages.
* * *
Un sentiment qui se retrouve presque à chaque
ligne chez Montaigne et qui a aujourd'hui repris
beaucoup d'empire sur les esprits, c'est que la sincé-
rité consiste à exprimer l'impression du moment,
quelle qu'elle soit et sans choix, toute seule et sans
mémoire de ce qui l'a précédée, comme sans souci de
ce qui peut la suivre, de telle sorte que, pour être com-
plètement sincère, il faudrait à la rigueur que chacun
de nous pût s'observer et se raconter depuis sa nais-
sance jusqu'à sa mort, comme nos télégraphes reçoi-
vent avec une indilTérence systématique et transmet-
tent avec une rapidité incalculable les nouvelles, les
caracti:rr de Montaigne. 4o
questions, les ordres, les controverses, tout le pêle-
mêle de mille, de cent mille volontés tour à tour
retracées sur une bande de papier qui se déroule
sans fin.
C'est une théorie fort répandue aujourd'hui que
celle de Montaigne, et qui consiste à dire : « J'écris
pour mon compte et pour mon plaisir; je n'impose,
je ne propose même à personne mes opinions et mes
doutes; je me borne à les exposer sans les recom-
mander, je vais même jusqu'à vous conseiller de
vous en méfier. Après de telles précautions, je ne
vous dois que ma sincérité entière. Si vous en venez
à penser comme moi et à en soulïrir, vous n'aurez
à vous en prendre qu'à vous. » Encore si cette excuse
n'était invoquée que pour les opinions, même les
plus étranges, et les doutes, même les plus poignants!
Mais elle est également valable et également employée
pour couvrir et glorifier l'aveu complaisant de toutes
les faiblesses, la peinture crue de toutes les passions.
On veut que la franchise autorise tout, et que l'écri-
vain, pourvu qu'il n'ait pas menti à lui-même, ne soit
en rien responsable de l'effet de ses écrits. Cela n'est
ni juste ni possible.
... Il y a bonne foi et bonne foi, mais il n'y en
a qu'une qui soit la bonne et qui mérite confiance.
Est-ce celle de Montaigne? Bonne foi sans aucune foi,
véracité sans critique et sans conviction, d'une àme
tout entière abandonnée à la fantaisie du moment,
46 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
crédule au premier aperçu, coutumière de mettre les
petites choses sur le même plan que les grandes et
de tout trancher à la volée, et ne s'en cachant pas
non plus que d'un péché mignon, se contredisant
d'une page à l'autre sans rien faire pour se concilier
avec elle-même, sans s'apercevoir peut-être de ses
contradictions, tant elle est inattentive et déroutée
avec délices à chaque paragraphe par le vagabon-
dage de sa verve nonchalante; au demeurant, fran-
chise de Gascon qui fait passer droit dans son livre
tout ce qui lui passe par l'esprit.
Quiconque a des boutades, mais non une haute et
constante vue, n'est pas à vrai dire un grand esprit.
Les pensées de Montaigne sont toujours disposées
de manière à laisser supposer une arrière-pensée qui
n'est jamais la dernière.
Un proverbe dit que nous pouvons nous flatter de
connaître l'homme avec qui nous avons mangé un
boisseau de sel. Mais qui dira combien d'exemplaires
des Essais il faut avoir usés avant de croire qu'on
connaît Montaigne?
* * #
En lisant Montaigne, qu'est-ce donc qui me vient
à l'esprit? O irrévérence que lui-même il m'aura
CARACTÈRE DE MONTAIGNE. 47
sans doute inoculée! C'est un refrain d'un jeu d'en-
fants :
Il court, il court, le furet,
Le furet du bois, mesdames,
H a passé par ici
Le furet du Ijois joli....
Il a passé, mais il ne fait que passer, et il court
encore, insaisissable, s'en faisant fête....
Montaigne pense souvent aux mêmes choses, mais
il n'y pense pas longtemps, et ce sont deux procédés
d'esprit qui diffèrent du tout au tout.
Tout essayer, tout esquiver, voilà Montaigne.
Montaigne, qui tient tant à la sécurité matérielle
de sa vie privée, à avoir toujours sa tour où il se
retire et se renferme, n'a point, au contraire, dans son
esprit, un « chez soi », une idée choisie et éprouvée
à laquelle il revient avec confiance, ou, si l'on veut,
il n'en a qu'une, c'est qu'il est inutile d'en avoir une,
c'est qu'il est bon de n'en avoir pas. Il aime et il
s'ingénie à faire vivre son esprit en rase campagne
et à l'aljandon. S'il se construisait un rempart, il
craindrait d'avoir à se compromettre et d'en être
moins défendu qu'engagé à le défendre; il ne ferme
aucune porte afin de ne repousser aucun assaut. Ce
n'est pas simplement une ame libre, c'est une âme
48 ET L' DES ET FRAGMENTS.
nomade et qui mènera son train d'école buissonnière
jusqu'au tombeau.
Montaigne est presque invincible, parce qu'il est
insaisissable; il n'a point de capitale où vous puissiez
l'assiéger et l'abattre ; c'est un nomade qui ne prétend
pas à se maintenir ici ou là contre vos entreprises :
il vous abandonnera le champ de bataille autant de
fois qu'il le faudra, s'estimant toujours vainqueur
pourvu que de jour en jour il vous échappe et puisse
transplanter sa tente hors de votre camp. En cela
consiste, selon lui, la seule liberté de l'esprit, et qui-
conque adopte une autre manière de vivre, quiconque
reconnaît une vérité où il s'établit par choix et qui
devient le centre de ses pensées, perd ainsi toute
indépendance.
* * *
« Peu d'hommes, dit Joubert, sont dignes de
l'expérience; la plupart s'en laissent corrompre. »
Plus on avance dans la vie de Montaigne, plus cette
maxime se vérifie, et il serait difficile de méconnaître
que les sentiments et les pensées de sa jeunesse ont
mieux valu que les sentiments et les pensées de sa
maturité ou de son déclin.
Montaigne vieux de bonne heure et jeune jusqu'à
la fin.
* * *
Je ne sais point d'homme en qui se révèle plus
qu'en Montaigne la souplesse et la variété de la nature
CARACTÈRK DE MONTAIGNE. 49
humaine. A chaque instant, en le lisant, on voit
surgir un personnage nouveau, on est tenté de lui
assigner un autre cadre, une autre patrie, un autre
nom....
Ce qui déroute, quand on lit Montaigne et quand on
veut essayer de tirer au clair sa pensée, c'est que Ton
a affaire tour à tour à un Montaigne qui se laisse être
poète et à un Montaigne qui veut être sage, sans que
rien vous avertisse, sans qu'il s'aperçoive peut-être
lui-même du double personnage qu'il joue et qui vous
déjoue.
* # #
Cette imagination vive et forte qui est partout dans
le langage de Montaigne ne laissait pas de jouer en
lui un autre rôle, et comme il s'y abandonnait pour
écrire, il lui obéissait souvent aussi quand il s'agis-
sait de penser et de juger.
* # #
« Je crois des hommes plus malaisément la cons-
tance que toute autre chose, et rien plus aisément que
l'inconstance'. '> Il avait dit d'abord « et rien plus
volontiers que l'instabilité ». Le mot était vrai : il fait
plus que de croire aisément à l'instabilité humaine, il
y croit volontiers; il la recherche, il s'y délecte; il
justifie le mot profond de Pascal que la volonté est
un des principaux organes de notre croyance et que
nous jugeons la j)lupart du temps selon un parti pris
qui vient de notre choix.
1. Essais, liv. II, chap. i; t. II, p. 2.
KO ÉTLDES ET FlîAli.MEXTS.
Montaigne passe pour un esprit foncièrement
modéré. Il n'en est rien. C'est un esprit flottant et une
Ame indifférente, qui comprend et admet tour à tour
les thèses opposées, el ne s'attache pas avec force à
la thèse même qu'il finit par choisir; mais ni le scep-
ticisme ni la tiédeur ne sont la modération.
L'esprit do Montaigne valse à trois temps :
Premier temps. Ne pas s'attacher aux raisons vul-
gaires.
Second temps. Ne pas s'arrêter aux pensées savantes.
Troisième temps. Revenir aux raisons vulgaires, s'y
tenir sans y tenir, et pirouetter dessus.
Montaigne, à vrai dire, n'est ni modéré ni impartial.
Il est indéterminé. Il vit dans un perpétuel et rapide
« devenir ». Aller jusqu'à son être, jusqu'à sa sub-
stance, c'est plus qu'un travail, c'est une gageure : il
met, à vous déjouer, toute sa force et tout son plaisir,
et la peine qu'il prétend prendre à se faire con-
naître il ne l'emploie en réalité qu'à vous faire suivre
et toucher du doigt les replis de ses nœuds gordiens.
Ne croyez pas qu'il vous apprenne à les débrouiller ni
qu'il vous invite à les trancher : il vous en défie au
contraire, y ayant échoué lui-môme, et comptant bien
que vous n'y réussirez pas.
CAIIACTKIIE DE MO.NTAlGNi:. ol
Montaigne est le représentant de l'impartialité qui
n'aboutit pas et ne sert à rien.
Voilà bien Montaigne, n'est-ce pas? avec son air de
bonhomie qui vous attire et d'insouciance qui vous
désarme. Il se croit obligé, pour son compte, à n'ou-
blier rien de ses ancêtres; mais comme il permet aisé-
ment aux autres, à ses enfants, à nous-mêmes, de lui
faire la part moins belle et de ne plus penser à lui
quand il ne sera plus! Laissez-le parler de ses prédé-
cesseurs : c'est un devoir de piété filiale. Laissez-le
parler de lui : c'est une causerie qu'il propose à ses
amis seulement. Laissez-le parler, et ne l'écoulcz pas
si vous avez quelque objection à son babil : il sait
bien que ce n'est pas raison que vous poi'diez votre
temps en un sujet si frivole et si vain, et que le temps
est proche où la mort l'aura rendu plus insensible à
votre oubli que vous ne pouvez l'être à ses avances.
Il va du train qui lui plaît; c'est à vous de savoir si
vous le voulez suivre; mais si vous passez votre che-
min sans le regarder, adieu, qui que vous soyez, et
bonne route à vous comme à luil Que lui importe de
vous importer peu? N'est-il pas impossible d'être plus
accommodant?
* * *
En Montaigne, ce que je blâme sans détour, ce
que je combats sans ménagement, c'est la mortelle
ennemie du philosophe comme du croyant, de l'homme
52 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
privé comme du citoyen : c'est rindifïérence. Elle
n'apparaît pas toute pure dans ces propos successifs
et contradictoires qu'il nous a donnés sous le titre
d'Essais. Elle s'y montre traversée par des vivacités
d'esprit, par des restes dépassions, par des habitudes
et des velléités plus viriles et meilleures qui pou-
vent tromper et qu'il serait injuste de méconnaître,
mais après tout Montaigne est un endormeur des
consciences.
* * *
Montaigne, conscience éveillée et énervée.
Pour respecter la conscience d'autrui, le plus sûr
moyen est d'en avoir une soi-même.
Ce n'est pas par plaisir et pour heurter les mots
qu'en parlant de Montaigne je reviens sans cesse aux
antithèses et les multiplie. Toute figure de rhétorique,
comme telle, comme procédé, m'est odieuse, et, qui
pis est, ennuyeuse. Mais que faire? Je ne vois en cet
homme rien qui ne soit contrarié et contre-balancé
par quelque velléité ou force différente. Aussitôt que
je viens de parler, par exemple, de son insouciance,
je sens bien qu'il manque un trait au portrait, et si
je ne disais pas sa « vaillante insouciance », j'aurais
menti.
Le péché et le danger de Montaigne, c'est ce que
tout le monde sait de lui, c'est la contradiction, non
CAKACTÈUE DE MO.NTAIGNK. 53
pas Ibrluile ou partielle, mais continue, essentielle,
de ses pensées. Qu'on accepte, qu'on reconnaisse,
autant de fois qu'il le faudra, le désaccord de deux
idées qui scinliicnt également vraies quand elles sont
prises à part, de deux faits qui sont également prou-
vés, rien de mieux; c'est un acte d'honnêteté et
d'humilité qui s'impose aux plus grands esprits
comme aux plus faibles, et qui les honore. Mais on
sait si Montaigne s'en tient là. Il n'accepte pas la
contradiction, il la recherche et au besoin il la sup-
pose ; il ne l'avoue pas seulement, il la caresse, il en
triomphe, il en tire ses délices et son orgueil. Vue
fausse et plaisir malsain, qu'on ne saurait trop com-
battre, car ce que Montaigne énerve ainsi et dissout
à plaisir, c'est le principe même, et de la science, et de
la foi, et de la vie, c'est l'idée de l'ordre réel et caché
que la vie suppose, que la foi affirme, que la science
saisit, décrit et justifie en le décrivant. Je ne me ris-
querais pas à discuter contre Montaigne, si je n'étais
pas convaincu qu'il y a, au point de départ et de
retour de toutes ses pensées, un vice radical; je ne
prends point plaisir à résister au plus charmant esprit
qui fut jamais, et il faudrait être un barbare pour
n'avoir pas d'effort à faire si on refuse de le suivre.
L'état d'esprit de Montaigne n'est pas simple, et
ceux qui s'embarquent avec lui sans être résolus à
tenir les yeux bien ouverts s'exposent à des aventures
bien diverses. Son esprit va, avec une égale complai-
sance, de l'apparence la plus vulgaire au raisonne-
54 KTLDKS I:t FliAGMKNTS.
ment le plus subtil, diin fait raconté par une bonne
femme de son village à un tour d'escamotage intel-
lectuel inventé par Sexlus Empiricus : il y a toul
ensemble du badand et (ki sophiste en lui.
Il y a, dans les Essais, un continuel eflel de réso-
nance; les lignes que vous venez de lire vous rappel-
lent sans cesse trois autres passages où il se répèle,
et quatre encore où il se dément, el vingt où il ajoute
quelque chose à sa pensée du moment. C'est un livre
que Ton ne peut toucher nulle part sans qu'il s'éveille
et vibre tout entier.
INIontaigne a sur Aristote un mot qui lui convient
plutôt à lui-même : « Aristote, dit-il, qui remue toutes
choses... ». Cela est vrai; mais remuer toutes choses,
ce n'est que la moitié d'Aristole el le moindre effort
de son génie. Ces faits qu'il tire de partout, ces pro-
blèmes que de partout il soulève, le philosophe grec
ne s'en dessaisit plus jusqu'à ce qu'il se croie assuré
de les avoir pénétrés à fond; il remue tout pour tout
définir et tout coordonner. C'est un savant. Mon-
taigne à ce seul mot se récuse et demande grâce pour
son compte; prenez garde môme de le trop presser :
il va railler Aristote el tourner en satire un commen-
cement d'éloge. Il se connaît trop pour essayer tant;
il s'aime trop pour soulïrir qu'un autre essaie impu-
nément ce dont lui-miMiic se sent incapable. Remuer
toutes choses et les laisser retomber là où il les a
prises, en homme qui s'amuse à les tater sans désirer
CARACTÈHE DK MONTAIGNK. ÎJD
s'en rendre maître, prompt à la fatigue et au dégoût,
et qui en voit assez du premier coup d'œil pour
s'arrêter avant le premier efl'ort; remuer toutes choses
et s'en tenir là, voilà pour Montaigne la mesure de la
capacité humaine comme la fin de son propre plaisir.
Il est une maxime que Montaigne a fait inscrire
sur une des poutres de son cabinet, qu'il a écrite
aussi dans ses Essais, puisée à une des plus hautes
sources qui soient au monde, et sous l'autorité de
larjuelle, évidemment, il pense bien consacrer une
fois pour toutes le train habituel de son esprit. C'est
une recommandation de saint Paul aux chrétiens de
Rome. La voici telle qu'il la rapporte et l'invoque :
Non pins sapite quam sapere oportet , sed sapite ad
sobrielalcia. Reste à savoir ce que la maxime de
saint Paul contient vraiment, et ce que Montaigne
prétend en tirer. Mais tout de suite je me heurte à
deux scrupules : vais-je reprocher à Montaigne
d'avoir pris le texte de la Vulgate pour la parole de
Dieu même? Vais-je lui reprocher d'avoir commenté
un texte isolé sans tenir compte de ce qui l'entoure
et l'éclairé? Il est si loin, en ceci ou en cela, d'être le
seul coupable que sa double faute se perdrait dans le
nombre de ses complices. De ces deux reproches on
est presque en droit de dire que l'un atteint tous les
catholiques, l'autre tous les chrétiens.
« J'ai toujours vu — dit Montesquieu en ses Pen-
56 KTL'DKs i:t fragments.
sées diverses — que, pour réussir clans le monde, il
fallait avoir l'air fou et être sage. » C'est cela, ou la
réputation de cela qui a tant fait réussir Montaigne.
Si Montaigne a été presque unanimement célébré
depuis trois siècles, ce n'est pas comme un ami indul-
gent et complaisant de la nature humaine, mais
comme un sage. Cet ancêtre de Philinte passe avant
tout pour un descendant de Socrate.
Montaigne est-il un sage? Aimable et sage, voilà en
gros, mais nettement, l'opinion courante sur Mon-
taigne, le texte de tous ses éloges, le fond de tous ses
portraits. Sans doute, selon la diversité des caractères
et des opinions, plus ou moins de réserves, plus ou
moins de regrets se mêlent à ce jugement. Mais à tout
prendre, après les reproches et les objections, on
revient au point de départ, on répète, on proclame
l'aimable sagesse de Montaigne. Que telle soit l'opi-
nion générale, cela suffît pour y regarder. Après y
avoir regardé, je la crois fausse.
Je sais combien de risques on court à dire en même
temps qu'une opinion est générale et qu'elle est
fausse, et à ne constater la persistance séculaire d'une
tradition que pour aboutir à l'infirmer. Mais comment
faire? 11 faut bien avouer que j'ai abordé l'étude de
Montaigne sans m'attendre aux sentiments où elle
m'a conduit. Il faut même avouer que je me suis
aperçu tard du chemin que j'avais fait pas à pas....
CAUACTÈui': 1)1-: montaignk. 57
« J'appelle Montaigne, dit Sainle-l^euve ', le Fran-
çais le plus sage (pii ail jamais existé. » C'est préci-
sément ce que je conteste. Ni Montaigne ni ceux qui
lui ressemblent ne sont, selon moi, les meilleurs
modèles du Français et du sage. Nous avons mieux à
admirer et à recommander, et si tant de choses qui
devraient être depuis longtemps accomplies dans
notre pays sont encore en suspens et en litige, ce
n'est pas pour avoir trop peu écouté la sagesse de
Montaigne, c'est plutôt pour y avoir trop cru et trop
cédé. Non, je n'appelle pas Montaigne le Français le
plus sage qui ail jamais existé. Et je ne crois pas non
plus que le Spinozisme soit son dernier mot et que son
respect pour la religion soit une méthode de grand
tour qui doive mènera la longue tout lecteur sagace
à sourire en se penchant sur un abîme désolé. L'Hô-
pital était plus sage, car il croyait aux droits de la
conscience. Henri IV était plus sage, car il croyait à
la maîtrise de l'action. La Boëtie était plus sage, car
il croyait à la certitude du devoir. Pascal lui-même
était plus sage, car il croyait que le scepticisme devait
mener au pied de la croix. Voltaire était plus sage,
car il croyait à l'efficacité du bon sens. Montesquieu
était plus sage, car il croyait à la cohésion et aux
lois secrètes des faits. Mais cette promenade sans fin
et sans but, ce parti pris de tourner le manège pour
ne point tirer d'eau, ce système du cercle vicieux où
s'exerce et se berce un Ecclésiaste gascon, cette phi-
1. Usiinle-ïieuye, Nouveaux Lundis, t. H, p. 170.
•t8 l'rruDKs f.t fragments.
losophie bourgeoise par ses limites et aristocratique
par ses dédains, où il y a tout ensemble du Déranger
et du Renan, ce n'est pas de quoi faire décerner à
Montaigne un pareil brevet de sagesse.
Montaigne a le génie de la modération et du lan-
gage le plus propre à l'exprimer et à l'embellir. Chez
la plupart des hommes, elle est basse, plate et pro-
saïque; chez lui, elle est savoureuse et généreuse.
Nulle part elle n'apparaît avec autant de lustre que
dans certains passages des Essais : c'est avec Mon-
taigne qu'il fait bon et qu'il est beau de s'instruire à
être modéré.
Ce que je reproche à Montaigne, ce n'est pas d'être
un esprit modéré, c'est de l'être immodérément, car
on peut faire de la mesure même un excès, comme
de la négligence une manière et de la justice une
iniquité.
Montaigne est bien loin de mériter le titre de sage
qui lui a été si complaisamment donné. On peut
passer en revue les sujets les plus importants dont il
ait parlé; plus ils seront importants, et plus on le
trouvera en défaut. Mais pour mesurer mieux encore
la portée de son esprit, rien n'est plus utile que de le
comparer à Rabelais. Décidément le plus sage des
deux, c'est le bouiïon, c'est le fou, et depuis qu'ils
sont morts tous les deux, c'est à Rabelais et non à
CAHACTKUK DK MONTAIGNE. 39
Montaigne que tout donne raison. Onand rendrons-
nous justice à Rabelais? Jamais, dans conditions plus
désavantageuses ni plus difficiles, une telle somme
de bon sens n'a été amassée par un seul homme ...
Aux confins du monde qui disparaît et du monde
qui est à naître, Rabelais ramasse la viedle malice
bourgeoise, la vieille chc\ alerie gigantesque, la vieille
allégorie, la vieille fantaisie, les vieilles grimaces, les
vieilles farces de trois siècles; il construit et décore
de tout cela un monument d'une nouveauté inouïe,
une sorte de cathédrale profane consacrée au bon
sens bouffon , et ce qui fait la grandeur de cet
étrange édifice, c'est que, sous les ruses d'une forme
compliquée qui sent encore la crainte des puissances,
à travers les excès d'une verve sans choix qui sent
encore la grossièreté du passé, Rabelais fait circuler
partout les hardiesses d'une raison qui ne craint plus
aucun problème, le souffle d'une science qui aspire à
tout, et je ne sais combien d'espérances généreuses
qui vont rejoindre au loin le xvni" siècle et 89.
Ce qui manque à Montaigne, c'est d'avoir pris la
vie au sérieux. Tout le poids des tragédies de son
temps n'a point réussi à faire de lui plus qu'un dilet-
tante de sagesse, et à le convaincre que, grands ou
petits, nous sommes ici-bas pour quelque chose. Les
fleurs amères où il s'est complu ont laissé un arrière-
goût dans son miel, mais il ne faut pas se tromper
sur cette tristesse de Montaigne : elle le condamne
plutôt qu'elle ne l'excuse, parce qu'elle nous le
00 ÉTCDES Kï FHAGMKNTS.
montre assez sagace pour voir la misère humaine, et
trop occupé de lui pour s'y intéresser. Eùl-il mille
grâces de plus, outre les siennes, fût-il, s'il est pos-
sible, plus séduisant encore, ce n'est pas l'ami (jue
je vous souhaite ; il n'aurait qu'à vous rendre sem-
blable à lui!
A Dieu ne plaise que je médise de la mesure, du
bon sens, des esprits réservés et équilibrés! Mais il
y a une fausse mesure, un faux bon sens, une fausse
réserve, un faux équilibre de l'esprit, comme il y a
une fausse dévotion, et je ne vois aucune raison rai-
sonnable de ménager, par respect pour des qualités
réelles et rares, les vices courants qui usurpent leur
nom et les compromettent en les imitant. C'est là le
cas de Montaigne. S'il est vrai que les fanatiques et
les hypocrites ont fait tort à la piété, il est également
vrai que les sceptiques ont fait tort à la liberté
d'examen, les indifl'érents à la tolérance, les âmes
timorées à la prudence, et les équilibristes à l'équi-
libre.
Après tout, il faut ranger les écrivains selon les
services qu'ils nous rendent et selon les plaisirs
c|u'ils nous donnent; il faut leur tenir compte du
talent et leur demander compte de son emploi. Je
sais bien que la critique ainsi comprise n'est pas à
la mode aujourd'hui. Elle a contre elle toutes les épi-
thètes décriées du moment; elle est dogmatique,
bourgeoise, oratoire, morale, que sais-je encore?
CARACTÈRK DE MOXTAIGXi:. 61
Mais Montaigne a moins que personne le droit de
récuser ce tribunal. 11 nous a assez souvent répété
que les livres ne valent que s'ils apprennent à vivre,
il s'est assez moqué des écrivains qui se soucient de
Tart et visent à la gloire, il nous a assez disputé
notre Cicéron comme s'étant oublié aux mots, au
lieu d'aller aux choses et au but, pour que nous
soyons en droit de lui poser la double question et de
chercher en lui s'il y a un sage sous l'écrivain.
La Boëtie croit au progrès. Montaigne, au
contraire, revient sans cesse sur « la maladie natu-
relle » de notre esprit qui, selon lui, « ne fait que
fureter et quêter, et va sans cesse tournoyant et
s'empêtrant en sa besogne ». Montaigne en tire, il
est vrai, cette conclusion que nous ne devons jamais
nous contenter de ce qui a été trouvé par les autres
ou par nous-mêmes. Mais, d'une part, il ne conclut
ainsi que par moments et en théorie; en fait, et à
l'ordinaire, il est pour la coutume, pour la tradition,
contre toute nouveauté et tout espoir de mieux. Et
d'ailleurs, en théorie même, s'il ne veut pas que
nous nous contentions de ce qui a été trouvé déjà, ce
n'est pas que Montaigne croie au progrès, c'est qu'il
se résigne au doute et s'y complaît. Faire à jamais
l'école buissonnière dans un labyrinthe sans issue,
chasser par amour de la chasse même et en sachant
bien qu'il n'y a point de gibier, s'amuser à aller et
venir, pour se consoler de n'arriver à rien, voilà le
fond de sa sagesse trop vantée et le refrain amer où
Cri ÉTUDES KT FHAG.MENTS.
aboulit toute sa bonne humeur. S'il en est que ce
refrain séduise, je ne leur demande que de se poser
deux questions : où en seraient les hommes, si cette
sagesse-là avait prévalu parmi eux? Et aujourd'hui,
quand elle tente et entraîne quelqu'un d'entre nous,
où trouvct-elle appui dans nos cœurs? Quels sen-
timents a-t-elle pour complices naturels et innés?
Est-ce la force des choses qui nous fait penser
comme Montaigne, ou bien est-ce la faiblesse des
âmes qui s'y prête? Chacun n'a qu'à se consulter et
peut répondre pour soi.
Par des raisons de toute sorte, ce qui domine
dans l'esprit de Montaigne, c'est la haine des nou-
veautés. 11 les hait, parce qu'il est épris de la sagesse
antique, parce qu'il ne croit pas pouvoir honorer
assez Plutarque et Sénèque, s'il ne se les représente
comme des hommes appartenant à une race plus
haute et meilleure, à qui l'on doit de son temps une
foi sans contrôle et des regrets sans espoir. Il hait
encore les nouveautés, non plus parce qu'il est un
fils de la Renaissance, mais parce qu'il est un specta-
teur de la Réforme et des convulsions qui en sont la
suite, parce qu'il demande avant tout le repos des
consciences et l'apaisement des haines fratricides....
Montaigne est un de ces esprits qui ne voient point
d'autre remède à leur propre volubilité que le silence
universel et qui se font stationnaires et réactionnaires
(:aua(;ti:i;e de Montaigne. 63
par SYslème, incapables qu'ils sont de s'arrèler eux-
mêmes si quelque chose bouge autour d'eux.
* * #
jNIonlaigne, un Girondin conservateur.
Erasme a été le Montaigne d'une génération entre-
prenante et ardente, tandis que Montaigne a été
l'Erasme de la halte et de la réaction.
Il y a beaucoup de libertinage en Montaigne. Non
seulement il ne s'en cache pas, mais il s'y complaît,
et à mesure qu'il avance en âge, il s'y complaît
davantage, il va jusqu'à la licence en vieillissant, il
se venge de la froideur croissante des années par des
propos plus nus et des tableaux plus échauffés. C'est
lui-même qui l'a dit au cinquième chapitre de son
troisième livre, et, quand on a mis en regard des
diverses pages des Essais la date de l'édition où
chaque passage a paru pour la première fois, ce
progrès d'impudeur sénile n'est que trop évident.
Parce qu'il est de son siècle, mais aussi parce qu'il
est lui, Montaigne parle des femmes avec une légè-
reté et du plaisir avec une ardeur qui l'emportent
terriblement loin. Tout mettre en ce genre sur le
compte de son temps, c'est pure duperie. Tout mettre
sur le compte de sa franchise, c'est pure complai-
64 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
sance C'est faire la sourde oreille et à ses propres
aveux qui sont nombreux et au témoignage inquiet
de La Boëtie. Montaigne était foncièrement un volup-
tueux et un sensuel. Son style même le montre assez;
comme Joubert l'a dit de Jean-Jacques, il y a de la
chair dans ses mots. Et il faut reconnaître que, plus
il avance en âge, plus les passages qu'il ajoute à ses
premiers essais ou les nouveaux essais qu'il écrit sont
licencieux de pensée et de ton. On dirait que, vieil-
lissant et malade, il s'émancipe de plus en plus de sa
sagesse forcée aux dépens du papier qui souffre
tout; il se complaît visiblement à en dire davantage
pour se revancher d'en moins faire. Rabelais est plus
malpropre, Montaigne plus libertin.
Si quelqu'un voulait nier que Montaigne eût l'esprit
naturellement droit, juste, fin, étendu, actif, propre
au jugement des personnes et des affaires, je serais
le premier à réclamer. Je tiens pour évident que
Montaigne avait reçu en partage toutes ces qualités
d'esprit; elles brillent à chaque page sous sa plume,
elles se manifestent à chaque instant dans sa vie,
elles sont la meilleure part de sa gloire. Mais avec
toutes ces qualités rares et excellentes, à quoi a-t-il
abouti? A des idées très étroites, à des sophismes très
vulgaires, à un système qui ravale le bon sens, à des
habitudes d'indolence et de fantaisie qui font de lui
un homme aussi impropre à l'action qu'à la spécula-
tion. Comme observateur même, comme spectateur
de lui-même ou des autres, Montaigne est loin de
CARACTÈRE DE MONTAIGNE, 65
mériter les éloges sans réserve qui lui ont été pro-
digués. On en pourrait donner d'assez nombreux
exemples. Ou'est-ce donc qui lui a manqué? Quel
défaut, en lui, ou quelle erreur a pu contrarier et
fausser tant de dons? La seule erreur, le seul défaut
dont l'homme soit responsable et d'oii découlent
tous les torts : l'amour de soi et l'absence de volonté.
Pour résumer le caractère de Montaigne, je ne sais
qu'un mot, souvent employé à propos de Montaigne,
mais toujours repoussé avec indignation par ses
admirateurs fervents, ou complaisamment atténué
par ceux que charme son talent. Montaigne est un
égoïste, aussi aimable qu'on voudra, mais s'il fallait
hésiter à lui appliquer ce mot, c'est un mot qu'il
faudrait alors rayer du dictionnaire, car il n'aurait
plus d'emploi s'il est ici hors de propos. Oui certes,
un gros mot pour un grand défaut. Ne nous laissons
pas aller à celte théorie qu'il ne faut pas appeler les
gens par leiu' nom, et que la complexité de la per-
sonne humaine, la délicatesse des questions morales,
la difficulté de tout dire en peu d'espace doivent
exclure du langage toute parole nette, ferme et qui
conclut.
Sans doute, si l'on prend à part tel ou tel trait du
caractère de Montaigne, telle ou telle de ses idées et
des dispositions habituelles de son esprit, on ne peut
que se répéter à chaque instant : comme nous lui
66 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
ressemblons tousl Voilà bien l'homme et le fond de
notre commune nature. Il pousse la franchise bien
loin, trop loin peut-être, et nul d'entre nous ne se
serait si bravement déshabillé en public. Mais com-
ment me défaire et me dégager de ses aveux? Il
m'oblige à convenir que je retrouve en moi ce qu'il
a découvert en lui. Mais, après avoir admiré cette
sagacité de Montaigne dans le détail et cette curio-
sité qui lui fait voir dans la nature humaine une
foule de vérités particulières, je ne puis m'empêcher
de penser que la sagacité et la curiosité ne suffisent
pas pour connaître les hommes ou même un seul
homme, et moins encore pour se connaître soi-même
que pour connaître son prochain. 11 faut que, dans
l'esprit de l'observateur, les faits se rangent et se
balancent comme dans la réalité, chacun à sa place
et selon son importance, de peur que l'ensemble de
ses remarques morales n'aboutisse à quelque grande
erreur composée de beaucoup de vérités et qui en
serait d'autant plus spécieuse et pernicieuse.
MONTAIGNE ET LES ESSAIS. — SA METHODE. —
COMMENT ÉTUDIER MONTAIGNE
... Mais quoi? Ai-je osé me plaindre vraiment que
Montaigne n'ait pas eu une autre éducation, une
autre vie, une autre sagesse? Quel blasphème! Il
faudrait peut-être dire : quelle sottise ! Si Montaigne
n'avait pas été tout ce que nous savons, il n'aurait
pas écrit les Essais, et les Essais de moins, dans
notre littérature, ce serait une lacune qu'on ne
peut imaginer ni accepter. Un meilleur exemple de
facultés bien développées et bien employées, un bon
citoyen de plus à estimer dans le passé, un esprit
en équilibre et en pleine possession de soi ne nous
dédommageraient pas de ce livre incomparable que
vous voulez rayer, de ces épîtres de notre Horace qui
feront de tout temps comme depuis trois siècles les
délices des honnêtes g-ens.
Les Essais n'étaient d'abord que les extraits de
Montaigne, le cahier ou les feuilles volantes qui lui
tenaient lieu de mémoire et où il transcrivait ce qui
68 ETUDES ET FRAGMENTS.
l'avait frappé clans sa lecture du jour avec quelques
réflexions courtes et générales, et non sans laisser une
ample marge ouverte aux autres exemples que les
jours suivants pourraient apporter. Quant à ce qui
est devenu plus tard et de plus en plus le dessein
avoué ou affiché du livre, quant à l'étude minutieuse
de soi-même et au parti pris de se peindre tout entier,
tout nu, cela paraît si peu dans le premier jet des
premiers chapitres que l'on y voit même avec surprise
Montaigne prendre des détours pour parler de lui et
ne se mettre en scène que sous le voile de l'anonyme
(voir le chapitre sur le parler prompt ou tardif].
Montaigne a ouvert et livré au public le tiroir où
s'étaient amassés ses notes, les extraits de ses lec-
tures, les souvenirs de ses observations et de ses cau-
series, quelques épaves des lettres qu'il avait écrites
ou reçues, tout ce qu'il a cueilli en faisant l'école
buissonnière. Ses Essais sont bien l'image d'une vie
qui n'a été elle-même qu'une suite d'essais. Sa vie en
etfet a-t-elle été autre chose? JN'est-ce pas l'idée que
lui-même nous en donne et veut nous en donner? Et
lui qui avait un sens si fin, un tact si juste de la valeur
des mots français ou latins, n'aurait-il pas souri de
voir de Thou traduire par Conamina le titre de ce
livre où il a si habilement éludé toute occasion def-
fort? N'aurait-il pas approuvé bien plutôt Juste Lipse
qui, dans son latin un peu bizarre, appelle les Essais
Gustus'i Quand Montaigne voyageait, cherchant de
place en place des eaux contre la gravelle et des
MONTAIGNE ET LES ESSAIS. 69
arguments contre la médecine, il buvait à toutes les
sources, se baignait à toutes les piscines, et, selon le
goût du premier verre ou l'effet du premier bain, il
décidait (autant que la nature de son esprit lui per-
mettait de décider) que telle eau contenait du fer, etc.
Il s'en est tenu là toute sa vie, et en toute matière. Il
jugeait du bout de la langue, il croyait par-dessus tout
son impression première et personnelle, et quand il
en avait plusieurs qui ne s'accordaient pas, il conti-
nuait à les croire également et confusément, peu sou-
cieux de les combiner et incapable d'en exclure aucune.
« Il avoit, dit Rabelais, arguniens sophistiques qui
le suffoc(|uoyent.... et demcuroit empestré comme la
sourizerapeigée ou ung milan prins au lasset... » Mon-
taigne, mus in pice.
De Thou ' et Sainte-Marthe - ont traduit dans leur
latin ce titre d'Essais par Conatus ; c'est Lusus qu'il fau-
drait; Conatus est un contresens par rapport à Mon-
taigne. Ce n'en serait pas un à l'égard d'un Sénèque ou
d'un La Bruyère qui ont Y effort heureux, mais qui l'ont.
Freytag^ a traduit par Tentamina. Mais Juste
Lipse *, plus heureusement encore, dans sa latinité
1. De Thon, Hislor., ad annum 1;j92.
2. Scévole de Sainte-Marthe, Elof/iorum lib. II.
3. Voir D'' Payen, Recherches sto- Mojilaif/ne, p. 19, n. l,nov. 1SG2.
4. Juste Lipse, lettre à Théodore de Leuw, Epist., Cenliiria 1;
Miscellanea, Epist. 44. — .. Ita indigitavi Michaëlis Montani librum
Galliciim Giisluum titiilo, prol)uin, sapientem et valde ad meiim
gustiim. >'
TO ÉTUDES ET FRAGMENTS.
savante et subtile, a traduit par Gustits, qui répond
bien au sens où Montaigne me semble avoir pris le
mot français. Faire l'essai d'un vin ou d'un plat, ce
n'était pas en boire ou en manger, mais les goûter,
les tater, les effleurer pour en savoir la saveur; et
ainsi faisait Montaigne, essayant les questions,
essayant ses forces, et nous en servant des échantil-
lons par où il ne prétend pas nous nourrir et serait
bien fâché de nous rassasier — assez content s'il nous
met et nous tient en goût de recommencer sans cesse
l'essai des Essais de M. de Montaigne.
« Quand mes amis sont borgnes, disait Joubert, je
les regarde de profd. » Un ami de Montaigne me
rappelait récemment ce joli mot et soutenait qu'il en
faut user ainsi dans la critique comme dans la vie. Je
vous vois fort occupé, me disait-il, de savoir sur
^Montaigne l'exacte vérité. Prenez garde : la vérité est
toujours minutieuse; il n'y a que la vérité totale qui
soit judicieuse et solide. Essayez de supprimer Mon-
taigne : ce serait non seulement un joyau de moins
parmi nos gloires, mais encore une force de moins
dans l'histoire de nos progrès. Vous aurez beau cher-
cher, vous ne trouverez rien qui vous mette en droit
d'oublier cela. Ni sa biographie complétée ou rec-
tifiée, ni son portrait plus semblable au modèle, ni
ses idées discutées plus impartialement, ni l'histoire
de leur influence suivie plus loin et exploitée plus à
fond, ni même le texte de ses adorables écrits enrichi
ou épuré par vos soins, rien, je vous le répète, ne sera
MONTAIGNE ET LES ESSAIS. 71
un service rendu si vous arrivez par là à prétendre
qu'il faut déplacer Montaigne du rang-oi^i nous l'avons
trouvé il y a cinquante ans et où nous l'avons
maintenu.
J'étais et je reste d'un avis contraire. Ou plutôt je
trouve le mot de Joubert appliqué mal à propos.
Quand je m'applique à comprendre et à juger un
auteur, ce n'est pas encore un ami à moi que j'ai
devant les yeux, c'est tout au plus l'ami des autres ou
quelqu'un qui me plaît et m'attire; il s'agit justement
de savoir si je le compterai, moi aussi, et une fois
pour toutes, au nombre de mes amis. Faut-il en ce cas
le regarder de profil? En d'autres termes, faut-il,
sachant qu'il a un défaut, passer de l'autre coté pour
ne point le voir?
* # #
Le meilleur moyen d'étudier Montaigne serait peut-
être de le faire connaître par des citations qui ne sen-
tiraient ni le travail ni le choix, mais toutes vives,
toutes spontanées, toutes naturelles, sans autre arti-
fice que celui de rapprocher ses pensées éparses et
d'y mettre l'ordre auquel il ne les a pas lui-même assu-
jetties. Et cela même, peut-être Montaigne s'en plain-
drait-il; peut-être, comme ce mari d'une comédie
d'Augier, voudrait-il
Qu'on lui fit celle grâce
De lui laisser un peu son pcle-mèle en place,
et eût-il été capable de se fâcher tout net et de jeter
ses papiers au feu s'il avait pu prévoir qu'un jour vien-
drait où il serait traité comme un auteur. Montaigne
72 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
tenait tant à éviter, comme il dit, la physionomie
« livresque » 1 II a pris tant de soins, et tant de
libertés, précisément pour n'avoir point l'air d'écrire,
mais de rêver tout haut et de causer! Lui qui ne liaïs-
sait pas les souvenirs antiques, il serait homme à nous
dire que, lorsque Dédale construisit le Labyrinthe,
c'était pour qu'on s'y perdît, et qu'Ariane avec son
fil aurait mérité d'être dévorée par le jMinotaure.
On a pu dire deBufl'on (le mot est, je crois, de Vicq
d'Azyr) : « Pour savoir ce que vaut M. de BufTon, il
faut l'avoir lu tout entier ». De Montaigne, c'est
justement le contraire que nous devons dire, et le
moyen de savoir tout ce que vaut BufTon est le moyen
de savoir tout ce qui manque à Montaigne. Quelques
pages çà et là, rencontrées, quittées, reprises, savou-
rées comme il les a écrites, à loisir et sans intention,
laissent de lui une impression unique de nonchalante
puissance : c'est ainsi qu'il a gagné son influence et
son renom. On finit bien, en se laissant prendre à sa
manière, par avoir lu et relu tout ce qu'il a écrit,
on peut même l'avoir appris par cœur sans s'en
apercevoir, on l'a lu tout entier, mais on ne l'a pas
lu comme un tout, et peu à peu on s'est comme
engagé envers lui à lui pardonner, à ne voir pas
même en lui toutes ses contradictions.
Je ne connais point de livre qui soit plus facile à
lire que les Essais, ni aucun homme qui soit plus que
MONTAIGNE ET LES ESSAIS. 73
Montaigne partout présent dans son livre. Vous diriez
qu'il est là, en propre et réelle personne, devant vos
yeux; il semble que vous apercevez dans les mouve-
ments de son style tous les gestes d'un homme qui
cause; le voici qui sourit; le voilà qui hausse les
épaules ; le voilà qui laisse percer son accent gascon.
C'est cette continuelle et familière présence de Mon-
taigne dans ses écrits qui en rend la lecture si difîé-
rente de toute autre et lui ôte toute apparence de
travail.
Ouvrez les Essais et laissez-vous aller, c'est tout ce
que Montaigne vous demande; il se charge du reste,
et vous irez plus d'une fois du premier mot jusqu'au
dernier. Vous n'avez pas, pour le suivre, à vous mettre
en peine d'être attentif; il vous en dispense et il y
supplée; à chaque page il fait une halte qui vous met
à l'aise; à chaque pas il a un élan qui vous met en
train ; il recommence sans cesse à vous attirer ailleurs,
plus loin, sans vous dire où il vous mène, sans avoir
l'air de le savoir lui-môme, sans qu'il vous reste assez
de sang-froid pour y penser. 11 a su mieux que per-
sonne faire de ses pensées, pour l'esprit d'autrui, une
occupation légère et vive qui se distingue à peine du
loisir.
Mais un jour vient-il oii vous ne vous contentez
plus de lire et de relire les Essais et d'en jouir sans
vous lasser? Voulez-vous les comprendre jusqu'à
savoir pourquoi ils vous charment et où ils vous
mènent? Prétendez-vous à le connaître jusqu'à pou-
voir le juger? Aussitôt votre impression change, votre
illusion se dissipe. Vous avez devant vous un livre
74 ETUDES ET FRAGMENTS.
très facile à lire, mais très difficile à étudier, un
homme qui vous liante, mais qui ne se laisse pas
étrcindre; la physionomie de Montaigne est devenue
vacillante et confuse, le sens et la portée des Essais
se dérobent à vous, et chacune de ces pages que vous
tourniez naguère en ne les comptant pas vous arrête
désormais et redouble votre perplexité.
Pour connaître Montaigne, il faut avoir lu ses
Essais au moins trois fois. Je ne compte pas les lec-
tures à butons rompus de ceux qui prennent Mon-
taigne à la page où le volume s'ouvre, à la ligne oi^i
tombent leurs yeux, et qui le suivent comme il les
mène, en ne se souciant guère de savoir où l'on ira.
Beaucoup de gens qui ont usé ainsi plusieurs exem-
plaires des Essais et qui ne partiraient point pour un
voyage sans ce facile et charmant compagnon, ont
encore à le lire s'ils veulent le connaître vraiment. Ils
ont pris le meilleur moyen de se plaire avec lui et de
se faire enlacer par ses filets flottants. Mais pour peu
qu'ils désirent contrôler leurs plaisirs avant de s'y
abandonner tout à fait et de ne se laisser séduire qu'à
bon escient, ils feront bien de revenir souvent à la
charge et de se persuader qu'on ne possède vraiment
Montaigne qu'à la condition de l'étudier longuement
et sans relâche.
* * *
Les Essais sont un Labyrinthe où il n'y a point
de Minotaure; leur véritable péril est qu'on s'y perd
à en chercher le plan et l'issue.
MONTAIGNE ET LES ESSAIS. 75
Je n'imagine que deux moyens de faire connaître
Montaigne qui puissent être pleinement satisfaisants,
et ce n'est ni de le prendre pour sujet d'un cours, ni
de le prendre pour sujet d'un livre. Ou bien il fau-
drait le mettre en action dans une œuvre d'imagina-
tion et d'art, très ample, très libre, sans autre unité
que celle du héros (et l'on sait, rien qu'en le nom-
mant, si ce serait là une unité gênante); ou bien il
faudrait, dans une série de récits ou de scènes, faire
revivre autour de lui les personnages qui ont été
mêlés à sa vie et qui ont exercé sur lui leur influence
ou subi la sienne, en reprenant en quelque sorte à
Sainte-Beuve le thème heureux du convoi de Mon-
taigne suivi par les plus grands de ceux qu'il a ins-
pirés ou séduits.
* * *
Il y a deux manières de lire Montaigne : on peut
lire les Essais et y puiser; on peut étudier Montaigne
et se livrer à lui. Dans l'infinie variété des opinions
qu'il raconte ou des idées qu'il éparpille, il y a tant
de choix, tant d'ouvertures offertes aux esprits les
plus divers, que nul écrivain peut-être n'a eu autant
de part que lui à la vie intellectuelle de ceux qui lui
ressemblent le moins. Lui-même, et par ses maximes
et par ses exemples, il nous invite, en lisant ses Essais,
à en prendre et à en laisser. C'est sa méthode avec les
auteurs mêmes qu'il aime le mieux et à qui il attribue
par places la plus indiscutable autorité. Mais cette
méthode, qui est excellente en un sens, méconnaît
7Ô ETUDES ET FRAGMENTS.
d'autre part et laisse de côté deux traits de l'esprit
humain qui, méconnus et niés, n'en prennent pas
moins vite leur revanche : après avoir choisi dans
les idées d'un homme, nous subissons encore son
influence. Après avoir accepté une idée jusqu'à cer-
taine limite précise qui nous semble la circonscrire,
nous exerçons sur elle involontairement cette puis-
sance logique qui est en nous et qui ne nous permet
pas de conserver indéfiniment dans le sanctuaire de
notre intelligence une idole à la place du vrai Dieu,
une erreur sous le titre de la vérité. L'action person-
nelle de l'homme sur l'homme, et l'action abstraite
de la logique sur la raison continuent toutes deux à
s'exercer sans notre concours et à notre insu.
Pour parler de Montaigne, il y a une méthode qui
est la sienne et qui s'adapte si bien au génie de Mon-
taigne qu'on est tour à tour tenté de croire que c'est
lui qui l'a inventée ou que c'est elle qui nous l'a
donné; c'est de n'avoir aucune méthode, d'entrer
dans le sujet autrement que par la porte, de fuir sans
en avoir l'air tout chemin tracé et de s'abattre à loisir
dans ce vaste et riche enclos, jusqu'à ce qu'à force
d'en avoir joui on finisse par s'en croire maître. C'est
bien la meilleure manière de lire Montaigne. Mais
est-ce de la critique? On tend aujourd'hui à ériger en
principe qu'il faut faire ainsi, et cela s'appelle se
mettre à sa place, ou plus familièrement encore
entrer dans sa peau. Et comme il convient, quand on
a une faiblesse, de s'en faire gloire, on proclame que
MONTAIGNE ET LES ESSAIS. 77
c'est là la grande découverte et le triomphe de la cri-
tique moderne. La critique d'autrefois était dogma-
tique, dit-on; elle couchait tous les esprits sur un lit
de Procuste; quiconque n'était pas conforme à tous
les articles d'un credo littéraire, à tous les préjugés
d'une tradition surannée et pédantesque, était con-
damné d'emblée.
La critique d'aujourd'hui prend les gens comme ils
sont; elle veut les connaître et se refuse à les juger;
elle n'a rien à dire ni pour eux ni contre eux; elle les
analyse, elle les décrit, elle les met en lumière; ne lui
en demandez pas davantage, ou vous allez passer
pour un esprit attardé.
Il est certain que, de notre temps et en suivant
cette voie, la critique littéraire, historique, philoso-
phique, a fait d'immenses conquêtes. Il est évident
qu'on a, depuis soixante ans, remis en valeur et en
culture une immense étendue où naguère on ne dai-
gnait pas seulement jeter un regard. Je n'en voudrais
pour mon compte rien abandonner. Mais je ne puis
m'ôter de l'esprit que le rôle de la critique n'est pas
là. On aura beau faire et beau dire : critiquer, c'est
juger. Juger, c'est appliquer une règle, c'est comparer
un fait, un cas spécial, à un principe, à une loi.
A suivre cette méthode, qui est de n'avoir aucune
méthode, Montaigne a gagné sans doute bien des
grâces, un nombre infini de lecteurs, et une incalcu-
lable puissance sur ceux qui l'ont lu. Son livre est
vivant : ce n'est point un livre, c'est une personne, et
78 ETUDES ET FRAGMENTS.
celui que Pascal appelait le maître incomparable en
l'art de conférer est à jamais présent dans ces pages,
toujours prêt à conférer avec nous, tour à tour pro-
voquant nos questions ou habile à s'y dérober, mais
avec la coquetterie de Galathée et en se laissant
suivre poumons mener plus loin.
Montaigne assure qu'il n'a écrit que pour se faire
connaître. Depuis trois siècles on l'étudié, on le relit,
on le commente. Le connaît-on? En un sens oui, et
mieux que la plupart des hommes. On le connaît
comme Hamlet, comme Ulysse, comme un de ces
personnages multiples et vivants que l'imagination
d'un grand poète propose et impose à l'imagination
d'autrui. On se représente Montaigne, et son air, et
son regard, et l'énigme de son sourire. On se dit
volontiers : voilà ce que Montaigne n'aurait pas fait,
voici ce qu'il se serait bien gardé de dire. On se sert
de son nom plutôt que d'une définition pour faire
comprendre par analogie ce que l'on pense de tel ou
tel écrivain. Si c'est là connaître un homme, oui, on
le connaît. Mais dirai-je à si bon marché qu,'un
homme est connu?
Personne n'a eu, pour se peindre et s'empreindre
dans la mémoire d'autrui, un don plus prodigieux de
subtile analyse, d'imagination vivante et colorée,
d'adresse à s'insinuer, de hardiesse à se déshabiller,
de force dans les résumés après cent détours où il
se multiplie. Mais ainsi doué, ainsi désireux de se
faire connaître, ayant réussi à fixer tous les regards,
MONTAIGNE ET LES ESSAIS. 79
célèbre, recherché, aimé jusqu'au culte, Montaigne
est-il connu? Son souhait est-il accompli? Il me
semble que non, et si, parmi nos écrivains, il n'en est
pas sur qui les documents abondent davantage, à
qui la curiosité publique s'attache plus fidèlement, il
n'en est pas non plus qui reste plus énigmatique au
fond et plus rebelle à la sèche et rigoureuse analyse.
Montaigne veut que « tout abrégé d'un bon livre
soit un sot livre ' » ; et un autre jour encore, après
avoir noté ce qu'il pense de Tacite, soigneux, selon
sa coutume, de se préparer des excuses contre ceux
qui pourraient trouver ses vues peu exactes ou peu
complètes : « Voilà, disait-il, ce que la mémoire m'en
présente en gros, et assez incertainement. Tous
jugements en gros sont lâches et imparfaits -. »
Entre tant d'opinions de Montaigne qui prêtent à
la controverse, faut-il accepter celle-ci les yeux
fermés? Et par crainte d'être un sot ou de juger
imparfaitement, doit-on s'abstenir de résumer ce
qu'il pense et ce qu'on pense de lui? Il me semble au
contraire que c'est là précisément la seule chose qu'il
nous ait laissé à faire sur son compte. Il a été pro-
digue de détails et de contradictions. Il a multiplié et
brisé en mille fragments son Ame et sa vie. Il a tout
fait pour être connu jusqu'aux moindres particula-
rités et pour n'être pas compris. Exciter, satisfaire,
1. Essais, liv. III, ch. vm; t. IV, p. 36.
2. Id., t. IV, p. 41. Montaigne avait d'abord écrit : .. Tous juge-
ments universels sont lâches et dangereux » (éd. de 1588).
80 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
dépasser même la curiosité de ses lecteurs, et déjouer
en même temps les prises de leur raison, provoquer
l'attenlion et demeurer une énigtiîe, voilà le pro-
gramme qu'il semble s'être proposé et qu'il a rempli.
Pour bien saisir les idées de Montaigne et les juger
à leur valeur, il faut se résigner à un travail déplai-
sant, il faut les dépouiller de leur forme ancienne et
originale et les traduire en langage d'aujourd'hui.
C'est un chagrin, c'est presque un meurtre, quand
il s'agit d'un écrivain tel que ^lontaigne, né avec des
dons personnels qui ont toujours été si rares, et à
une époque qui se prêlait si heureusement à l'emploi
de ces dons. Quel moment que cette fin du xvi* siècle
pour un écrivain libre et hardi! Il y avait déjà un
public, plus nombreux, plus empressé, plus avide
d'enseignements et de plaisirs nouveaux que nous ne
l'avons longtemps pensé, et surtout plus habitué à
s'enquérir et à communiquer d'un pays à l'autre,
moins enfermé dans les limites d'un pays et d'une
langue qu'il ne devint au siècle suivant.
Nous sommes vraiment insatiables. Voici un
homme qui a employé sa vie à se regarder vivre et à
se raconter. De son propre mouvement il nous a
fourni sur son compte plus de détails minutieux, plus
de nuances fines jusqu'à la subtilité, plus de confes-
sions au moins hardies que l'on n'en possède sur
aucun autre homme. A tant parler de soi, tout autre
MONTAIGNE ET LES ESSAIS. 81
nous lasserait. A parler de soi avec si peu de réserve,
louL aulre serait depuis longtemi)s rangé parmi les
cyniques. Peut-être jMonlaigne en a-l-il Iropdit; sans
doute il en a dit assez. IMais non; puisque c'est de
Montaigne qu'il s'agit, nous ne croirons jamais en
savoir assez. 11 nous a rendus curieux de lui à sa
manière, c'est-à-dire à l'infini, et comme il recom-
mençait toujours à s'étudier, il faut reprendre l'en-
quête là oi^i il l'a laissée en mourant, il faut creuser
encore sous ces racines mises à nu, il faut chercher
autour de lui, avant lui, après lui, tout ce qui peut
jeter quelque lumière nouvelle sur sa vie, sur son
caractère, sur ses idées, sur son influence. On dirait
que les admirateurs de Montaigne au xi.V siècle se
sont délibérément proposé cette gageure d'arriver à
connaître mieux qu'il n'a fait lui-même l'homme qui
passe pour s'être le mieux connu.
VI
LE STYLE DE MONTAIGNE
En quoi donc Montaigne a-t-il excellé? Cnr on ne
saurait comprendre et par suite il ne faut pas pré-
tendre que trois siècles de séduction et d'empire
soient sans cause efficace et ne tiennent qu'à une
totale erreur. Il faut trouver à Montaigne un titre
réel, un mérite indiscutable, qui explique le crédit
dont il jouit depuis si longtemps et pour si longtemps
encore. Qu'est-ce donc qui a fait admirer jusqu'à
l'excès cet observateur léger, ce raisonneur inconsé-
quent, ce politique à courte vue, ce moraliste sans
morale, ce sceptitiue crédule, ce conservateur qui ne
regarde ni comme valable ni comme durable ce qu'il
veut conserver, cet avocat de l'Eglise qui n'est le
client d'aucune religion, en un mot ce singulier
mélange de routine et de paradoxe que nous venons
d'analyser? A côté de ces hommes divers et au-dessus
d'eux il faut qu'il y ait eu en Montaigne un homme
de génie pour les rendre à ce point célèbres et puis-
LE STYLE DE MONTAIGNE. 83
sants. Oui certes, et il n'est pas difficile à trouver.
L'homme de génie en Montaigne, c'est l'écrivain.
Un des plus grands services que ]\Iontaigne ait
rendus à la langue française, et le plus grand peut-
être, c'est de prouver qu'elle est capable de tout, et
c'est pourquoi l'on peut soutenir qu'il n'a pas, dans
notre enseignement littéraire, la place qui lui est due.
Montaigne sans doute n'est pas le plus parfait de nos
écrivains, mais il est le plus complet : toutes les
couleurs sont sur sa palette, toutes les notes sont
dans sa voix, et lorsqu'en comparant notre littéra-
ture aux autres nous sommes pris de jalousie ou
d'excessive humilité, lorsque nous entendons dire et
redire que notre langue et notre génie national se
refusent à exprimer certaines choses, fatalement
réservées à d'autres peuples, je voudrais qu'avant
de passer condamnation sur chaque point l'on se
demandât seulement si Montaigne, lui aussi, y aurait
échoué. Pour ma part, je n'en crois rien. Je tiens ses
ressources de style pour infinies.
La langue de Montaigne a cela d'admirable qu'elle
est au même degré universelle et personnelle, la
langue de tout le monde et celle de Montaigne seul.
Le lettré, l'homme qui a parlé latin dès son enfance,
l'admirateur et le dégustateur délicat de Virgile et de
Lucrèce y a sa grande part; l'homme du monde, le
causeur, qui aime la conversation des femmes et qui
84 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
dédie à celle-ci son essai sur réducalion, à celle-là
son apologie de Raymond Sebon, s'y laisse aussi
reconnaître; et cependant ce latiniste et ce gentil-
homme n'a nul dédain, il s'en faut de beaucoup,
pour le langage populaire ou môme provincial; avant
tout, il veut que sa pensée soit en lumière et en
relief, et que le gascon y aille si le français n'y peut
aller I 11 prend donc de toutes mains les éléments de
son style, non comme un ignorant qui ne saurait pas
les distinguer, mais avec réflexion et avec choix,
comme un homme complet qui ne veut laisser
échapper sans la dire aucune vérité humaine, et
comme un artiste consommé qui s'entend à com-
biner et à nuancer toutes ses couleurs. Sans doute il
y a des secrets de l'art d'écrire que Montaigne ne
possède pas et dont il peut, par son charme, faire
trop oublier l'absence : la suite, l'ordre, la proportion
des parties, et la parfaite clarté qui en découle, lui
manquent décidément; non seulement il ne s'en
pique pas, mais encore, et cent fois plutôt qu'une, il
vous avertit que vous n'avez pas à les attendre de
lui. Chez certains écrivains, ces qualités sont des
dons naturels; chez lui, non, et ce seraient des vertus;
pour celles-là comme pour les autres, il se récuse.
Mais si les mérites qui tiennent de la méthode lui
échappent sans qu'il prenne seulement la peine de
les regretter, tous ceux qui tendent à l'expression
proprement dite lui appartiennent de naissance, et il
s'y complaît. Cette puissance miraculeuse que, selon
la Genèse, Adam eut pour nommer chacun des êtres
nouvellement créés qu'il passait en revue, il semble
LE STYLE DE MONTAÏCNE. 85
que Montaigne l'a reçue à un degré aussi extraordi-
naire, au lendemain du chaos d'où sortait le monde
moderne, pour nommer, définir, dépeindre l'un après
l'autre les sentiments petits ou grands, les pensées
les plus générales ou les plus subtiles, les faits fami-
liers ou étranges qui se pressaient autour de lui, et
jusqu'à ces états indistincts de l'ame qui ont en eux
du « je ne sais quoi » et qui seraient mal rendus si
l'écrivain voulait les forcer à passer du crépuscule
où ils voltigent à la clarté du plein midi. [1 y a des
livres qu'il n'aurait pas pu faire; mais ce que Mon-
taigne n'aurait pas pu dire ne peut pas être dit ou
n'en vaut pas la peine. Quand on vient de lire quel-
ques pages de Montaigne, on ne peut croire que les
mots soient capables de se refuser à aucun service
qu'il lui plairait d'exiger d'eux. C'est un des plus
grands magiciens à qui ils aient jamais obéi.
Quand on pense que, parmi nos grands prosateurs,
Montaigne est seulement un des premiers au second
rang, on ne peut réprimer un frisson d'orgueil pour
la patrie de tels écrivains. Notre poésie prèle à la
discussion; elle est, à l'étranger, peu connue et peu
goûtée, elle paie cher maintenant un siècle de domi-
nation superbe et peu féconde, et nous-mêmes, j'en
suis persuadé, nous sommes maintenant pour elle
plutôt sévères et ingrats. Mais s'il est dans l'histoire
littéraire une cause entendue et gagnée, c'est celle
de Montaigne....
86 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
Le talent est par nature spécieux. Il consiste juste-
ment dans la puissance trajouler ou de suppléer à la
vérité.
* * *
Ce ne serait pas une mince question de psycho-
logie que celle-ci : qu'est-ce que le talent? Et quel
rapport y a-t-il entre le talent d'un homme et ses
autres dispositions ou facultés? Est-il vrai, est-il
évident, est-il nécessaire que le talent d'un homme
soit toujours le portrait exact de toute sa nature
intellectuelle et morale, et que par conséquent on
puisse toujours conclure de l'un à l'autre? Peut-on
s'assurer que tous les traits du talent se retrouvent
dans l'homme, tous les traits de l'homme dans le
talent, et que ses écrits soient ainsi sa biographie
exacte et complète, son involontaire et infaillible
portrait? Prenons un exemple pour que la (juestion
soit plus claire encore, et prenons pour exemple
Montaigne lui-même. Nous l'avons vu agir et vivre,
nous avons sur ses actions et sur sa vie des récits,
des aveux qui nous viennent de lui, des faits et des
documents qui s'y ajoulent : cela est achevé, il nous
reste à le regarder écrire. Est-ce le même homme que
nous allons voir, et rien de plus? Eh bien, non.
Et quand je dis non, remarquez que l'exemple sur
lequel j'opère est le plus favorable à la thèse que je
combats. Je l'ai déjà dit, mais on ne saurait parler de
Montaigne sans le redire sans cesse : aucun écrivain
ne s'est plus dévoué à faire passer sa personne dans
LE STYLE DE MONTAIGNE. 87
son livre, à mouler son livre sur lui-même, à se sur-
vivre tout entier dans ses écrits et à les occuper de
lui seul. Partout il avoue, partout il affiche ce des-
sein : c'est l'éloge unique auquel il aspire et l'unique
excuse sur laquelle il se rabat continuellement.
Léguer son image plus entière et plus vive à ceux
qui l'ont connu, voilà comment il exprime lui-même
son désir dans la première page de ses Essais, et
légèrement, nonchalamment, il congédie ceux qui
n'ont pas de loisir à perdre en un sujet si vain....
Montaigne médit beaucoup des livres et de ceux
qui s'y adonnent ', mais sûr qu'il est de ne se laisser
point dominer et écraser par eux, il ne les craint
point pour son compte; lire est pour lui une autre
manière de voyager et de causer; écrire est une
manière de nous faire voyager dans son àme et de
causer avec nous. Toutes ses idées littéraires se res-
sentent de cette humeur curieuse et mobile qui est
au fond de lui. Elles sont libres, variées, et souvent
contradictoires, comme les notes d'un touriste qui
ne veut pas choisir entre ses impressions successives
ni sacrifier aucun de ses goûts.
Si l'on prend au pied de la lettre ce que Montaigne
dit de son livre et de son style, on croirait qu'il a
écrit sans aucun souci de la forme et de l'art, sans
1. Essais, liv. III, chap. m.
88 ÉTUDES ET FRAGMENTS,
autre préoccupation que celle de se tenir aussi près
que possible de sa pensée spontanée et de garder
toute pure et toute simple sa verve du premier jet. A
chaque instant, qu'il s'agisse de lui-même ou des
autres, il a, contre le choix des mots, contre les scru-
pules de la grammaire, contre le désir d'orner ou
d'ordonner sa pensée, cent arguments ou mille épi-
grammes, et visiblement il veut passer et rester dans
notre mémoire à un tout autre titre que. celui d'ar-
tiste et d'écrivain.
C'est cependant comme écrivain et comme artiste
que Montaigne est tout à fait du premier ordre; c'est
l'artiste, c'est l'écrivain qui a fait sa gloire et sa
force; son talent, qu'il semble mépriser, lui a livré
les esprits éblouis et séduits. Jamais les mots n'ont
eu autant de prestige sous la plume d'un homme qui
ait autant médit des mots. Le talent a cela de singu-
lier que, partout où il paraît, les autres esprits se
modèlent sur lui et qu'aucun autre ne le reproduit.
II fait école et demeure inimitable. Il pénètre par-
tout, il se répand partout, il envahit tout, et après
tout il lui reste une saveur unique, une essence
propre dont il ne saurait faire part. II s'assimile tout
le monde, et personne ne finit par lui ressembler.
Par la forme, Montaigne est un maître et un
homme de génie, et nul exemple n'est plus propre
que le sien à prouver que le don d'écrire peut être,
comme Pascal le dit de l'éloquence, une puissance
trompeuse et qu'il nous faut veiller sévèrement à
LE STYLE DE MONTAIGNE. 80
maintenir notre esprit assez libre et sûr de lui pour
qu'il sache refuser sa conflance à qui ravit son admi-
ration.
* * *
De la part d'un homme qui écrit, est-ce un tort,
est-ce un ridicule d'être occupé de son langai^e et de
mettre un peu de soin, beaucoup de soin même, à
trouver les mots et les tours qui conviennent le
mieux à ses pensées? Je suis si loin de le croire que
le véritable ridicule, à mes yeux, est de se prétendre
indilVérent sur ce point, et si cette indifîérence n'est
pas une prétention et une petite comédie de notre
vanité déguisée, si c'est un mépris sincère et réel de
la forme, il y a là une erreur qui va loin, un véritable
défaut de l'esprit. Qu'on écrive pour le public ou
pour quelques amis, qu'on écrive pour soi-même,
peu importe; quel que soit le dessein de celui qui
prend la plume en main, il aurait tort d'accepter au
hasard les premières paroles qui s'offrent à lui, et de
ne jamais chercher, de ne jamais choisir, de ne
jamais ordonner. Nous nous laissons aisément aller
à un désir puéril de n'avoir pas l'air de faire ce que
nous faisons. On écrit, et l'on ne veut point passer
pour un écrivain. Celui-ci feint d'écrire comme il
cause ; celui-là joue le personnag-e d'un orateur, il
sY'chauffe sur son papier, il apostrophe un adversaire
absent, il implore et gourmande un auditoire qui ne
répond pas; cet autre se pose en homme inspiré en
qui les pensées surgissent sans qu'il sache d'où elles
viennent. A quoi bon ces mensonges? Pourquoi se
tromper et tromper les autres?
90 ETUDES ET FRAGMENTS.
L'examen altentif des diverses éditions des Essais
fait naître dans l'esprit un tout autre sentiment que
celui qu'on avait pris de son auteur. Montaigne
n'écrit pas à bride abattue, comme il le dit. C'est un
écrivain raffiné et babile, sachant cacher sous des
dehors innocents la pensée la plus hardie. Il n'est
pas simple et ouvert, comme il voudrait le laisser
croire. C'est un artiste et un diplomate.
Montaigne, dans son style, n'a ni masque ni fard ;
mais il a de la toilette, plus qu'il ne veut le laisser
croire, plus qu'on ne l'a cru généralement.
La vivacité de l'expression ne prouve pas toujours
la netteté des idées. Voyez Montaigne.
On a beaucoup loué Montaigne d'avoir pensé et
écrit naturellement, et il n'est pas besoin de citer ce
qu'il dit de ses idées et de son style, pour prouver
que c'est bien là l'éloge auquel il prétendait lui-
même et qu'il se réservait sans embarras parmi ses
plus grandes protestations de modestie.
Le naturel, à coup sûr, est d'une puissance et
d'une grâce incomparables ; c'est parce qu'ils ont
plus de naturel que Molière et La Fontaine s'isolent
LE STYLE DE MONTAIGNE. 91
parmi leurs contemporains et restent toujours à
noti-e portée malgré les modes qui passent et le goût
qui change. Mais si l'on prétend tirer de leurs chefs-
d'œuvre et de leur gloire un argument pour prouver
qu'il faut abandonner à lui-même ou même res-
treindre le génie et toujours le pousser à abonder
dans son propre sens, nous voilà oi^i je ne saurais en
venir. Ni Molière ni La Fontaine ne sont les produits
du naturel tout pur et tout seul. La longue culture
des autres, leur propre culture est pour beaucoup
dans la beauté de leur art, et quand nous en savou-
rons les fruits, n'oublions pas plus dans notre plaisir
ce qui vient de la greffe que ce qui vient du plant.
On est aujourd'hui trop porté à considérer comme
factice et faux tout ce qui n'est pas de premier jet;
on tend à supprimer d'un seul coup les profits de la
réflexion, de la comparaison et de la volonté; on
veut revenir à l'état de nature et tenir pour non
avenue la civilisation même, Montaigne est déjà en
plein paradoxe à ce sujet, et au lieu de tant admirer
son indépendance et sa fermeté d'esprit dans les
complaisantes rêveries où le jette la pensée des sau-
vages, on est en droit de s'étonner de son naïf éton-
nement.
Montaigne, dans l'art de conférer, se montre tout
autre que dans l'art d'écrire. Quand il écrit, la méthode
est son ennemie jurée; il l'ignore avec délices, il la
répudie avec éclat; chercher, dans la solitude, l'ordre
de ses propres pensées, on dirait que, selon lui, ce
92 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
serait presque une manière de mentir, et que le tohu-
bohu fait partie de sa bonne foi.
Ce qui charme et entraîne en Montaigne, c'est cet
air de vie qui circule partout en son livre, un je ne
sais quoi de dramatique et de direct, infiniment
varié, par où ses dissertations, questions et sentences
sont relevées. Vous vous croyez en pleine analyse :
« Quelles causes n'inventons-nous des malheurs qui
nousadviennent? A quoy nenous prenons-nous à tort
ou à droit, pour avoir où nous escrimer'? » ^lais
qu'est-ce donc? Une femme se dresse devant la pensée
de Montaigne et devant nos yeux : elle se lamente,
son frère a été tué par une balle, il la voit, il lui parle,
il nous force à la voir comme lui : « Ce ne sont pas ces
tresses blondes, que tu deschircs, ny la blancheur de
cette poitrine, que despitée tu bats si cruellement, qui
ont perdu d'un malheureux plomb ce frère bien aymé;
prens t'en ailleurs. » Et cela, sans transition, brus-
quement, avec un elTet inattendu que La Bruyère lui
eût envié et n'aurait obtenu qu'avec bien plus de
préparation et d'effort.
Il est nécessaire que nous perdions l'habitude de
laisser nos admirations emporter avec elles notre
adhésion, et que nous apprenions de plus en plus à
faire leurs parts bien distinctes au plaisir de lire et
au devoir de juger. Je tiendrais beaucoup à y réussir
1. Essais, liv. I, cliap. iv ; t. I, p. 25.
LE STYLE DE MONTAIGNE. 03
en parlant de Montaigne, car je suis convaincu qu'il
est peu d'écrivains en qui le bien et le mal soient
plus profondément mêlés, et plus également couverts
d'un style presque sans rival. Il a par-dessus tout le
don de la vie. A propos de tout il parle de lui-même,
et en le lisant nous n'avons jamais affaire à la raison
abstraite et indistincte d'un penseur qui s'efforce à
nôtre pas quelqu'un. Avez-vous vu parfois dans une
maison bien antique, bien austère, bien triste, entrer
tout à coup un de ces êtres privilégiés à qui tout est
permis, qui semblent avoir plus d'une âme à dépenser
et qui en prêtent à tout ce qui les entoure, le fds de
vingt ans qui revient de voyage ou l'écolier dont les
vacances vont commencer? Comme la vieille maison
s'émeut et s'illumine en un instant! Comme une per-
sonne vraiment et fortement vivante change l'aspect
des lieux où elle apparaît et peut pour ainsi dire faire
foule à elle seule, là oi^i l'on ne voyait avant elle
qu'une solitude habitée par des fantômes silencieux!
Ainsi Montaigne se jette à corps perdu dans les pro-
blèmes qui ap[)ar(cnaient avant lui à l'école ou à la
science pure; il les anime, il les peuple, il est partout,
c'est comme l'efTet d'un enchantement.
Montaigne ne corrigeait pas seulement; il ajoutait,
et, quand il ajoutait, ce n'était pas en une fois et
d'un jet. A comparer les diverses éditions de ses
Essais, on est déjà amené à diviser ses chapitres en
beaucoup de morceaux; mais, en regardant les notes
manuscrites de l'exemplaire de Bordeaux, on recon-
94 ETUDES ET FRAGMENTS.
naît que cette mosaïque brillante se compose de frag-
ments encore plus menus qu'on n'aurait cru; on voit
qu'en deux tiers de pag-e la plume et l'encre changent
jusqu'à dix fois, et au lieu de se représenter tout cet
esprit comme le flot courant d'une conversation abon-
dante, il faut changer d'image : c'est un chef-d'œuvre
de marqueterie. Si La Bruyère, au lieu de mépriser
et de rejeter l'art des transitions, si difficile selon
Boileau, avait rapproché et soudé les sentences, les
remarques qui se succédaient dans son esprit, rien
ne ressemblerait autant à un chapitre des Caractères
qu'un chapitre des Essais.
# # *
Montaigne écrit d'abord ' : « Extrêmement oisif,
extrêmement libre, et par nature et par art, je ne trcuve
rien si chèrement acheté que ce qui me cousle du soing... »,
mais il se ravise, il raye la dernière phrase et met en
place : « je prcsterois aussi volontiers mon sang que
mon soing... ». Voyez-vous l'écrivain? Il aime l'hyper-
bole pourvu qu'elle s'aiguise en pointe d'acier; un
peu d'allitération même ne lui déplaît pas; il ne craint
pas de se compromettre à ce petit jeu des sons qui
frappent l'esprit. C'est toujours son axiome :
II.TC vere sapial diclio qua? ferict.
Il a beau se vanter de sa nonchalance, je crois qu'il
prèle à son style beaucoup de soin, et très volontiers.
Il est primesautier, oui; mais ce qui lui revient en se
relisant, il n'en ignore pas le prix, et il en tient note.
1. Esxais. liv. II. cliap. xvii. — Ed. Courbet et Rover, t. 111,
p. 34. Le passage entier ne figure que dans l'édition de 1595.
LE STYLE DE MONTAIGNE. 9b
Si rare qu'elle soit, la puissance de rendre les faits,
les idées, les sentiments saisissables et comme visibles
par le choix d'un mot ou par un assemblage de mots,
le don de nommer ce qui se passe en nous ou ce que
nous apercevons au dehors n'épuise pas, tant s'en
faut, l'office de la pensée. Entre ces faits vivement
observés, entre ces sentiments finement analysés,
entre ces pensées puissamment taillées et colorées,
n'y a-t-il point de rapport et de lien? Ou n'y aurait-il
entre eux d'autre rapport ni d'autre lien que ceux de
leur succession fortuite dans l'esprit de l'écrivain?
N'ai-je rien de mieux à faire que d'énumérer à mesure,
dans l'ordre ou le désordre de leur défilé, mes obser-
vations, mes aperçus, mes théories, si je vais jusqu'à
avoir des théories, et ne dois-je me soucier d'aucun
autre élément de la vérité ni d'aucune autre condition
de l'art? Il y a ici, et dans Montaigne, et dans la tra-
dition française, et dans les tendances d'aujourdhui,
plus d'un point à discuter et à définir. Montaigne n'a
pas cru à la nécessité, au devoir de mettre de l'ordre
dans ses idées. Il y a, dans la tradition française, tout
un courant d'idées qui va droit à nier cette nécessité
et à se jouer de ce devoir. Il y a aujourd'hui toute
une école d'écrivains, d'artistes, de critiques, de phi-
losophes même qui se laissent aller et qui nous
entraînent dans le même sens. Ont-ils raison? Ont-
ils tort? Voilà tout.
Cela vaut d'autant plus la peine d'être examiné
qu'il y a là, on peut le dire, lutte incessante entre nos
90 KTUDES ET FRAGMENTS.
plus grands esprits. L'histoire de la littérature fran-
çaise est l'histoire d'une guerre civile séculaire entre
les dons divers que notre race a reçus en partage, qui
ne lui sont certainement pas particuliers, mais qui
sont en elle dosés et mélangés autrement que chez
les autres peuples. Si Ton continue, nous finirons
par regarder l'esprit de chaque nation comme un
élément irréductible, comme une substance première
et unique, n'ayant rien de commun avec l'esprit des
nations voisines, et destiné à se développer, à s'ac-
complir, à s'affaisser et à se détruire enfin par le seul
mouvement spontanément fatal de son principe
propre. En politique, cela mène à croire que la liberté
est anglaise, et que la France n'a rien de mieux à
faire que d'y renoncer. En religion, cela mène à
croire que nous sommes, par grâce spéciale et défi-
nitive, catholiques ou sceptiques, et capables seule-
ment, comme dernier achèvement de notre destinée,
d'être catholiques et sceptiques à la fois. En littéra-
ture, cela mène à croire que nous sommes voués, ou
condamnés, à être des orateurs ou des causeurs,
voués à l'être en perfection ou condamnés à l'être
sans rémission, car avec ce fatalisme on ne sait
jamais s'il s'agit d'une grâce inaliénable ou d'une
sentence sans appel, ni si l'on est aux pieds d'un
bienfaiteur ou aux mains d'un geôlier....
Si Ion me demandait à quel titre Montaigne me
semble impérissable, je dirais sans hésiter : comme
poète. Nous n'en avons pas deux tels que lui. C'est
LE STYLE DE MONTAIGNE. 97
une des raisons qui ont le plus puissamment con-
tribué à maintenir son nom hors de pair et à lui
rendre de nos jours une nouvelle popularité. A
mesure que notre littérature de plus en plus filtrée et
appauvrie devenait ultra-prosaïque jusque dans son
fond, on prenait plaisir, sans savoir bien nettement
pourquoi, à retrouver sous un tout autre langage,
sous la pourpre brodée de cette antique draperie, les
banalités, les humilités, les médiocrités de pensée
que les écrivains plus récents habillaient de serge et
de guingan. Le dirai-je en réunissant deux noms
qui hurlent d'être accouplés? Il y a, dans Montaigne,
du Shakespeare et du Déranger. Il y a une langue
constamment figurée et colorée, pleine de mouve-
ment, de vie, luttant à force d'invention contre tous
les aspects de la réalité, une langue où l'image ne
vient pas se juxtaposer froidement à l'idée, mais se
môle à elle et fait corps avec elle si étroitement qu'on
ne saurait les disjoindre. Et c'est ce qui me fait dire
qu'il y a du Shakespeare dans Montaigne. Mais cette
langue ample, riche, novatrice, hardie, recouvre une
sagesse qui ne lui ressemble pas, — une sagesse sans
grandeur, sans fécondité, toute oisive et négative,
toute faite de sens commun subtilisé, d'indépendance
stérilisée et d'égoïsme à peine déguisé. C'est pour-
quoi je dis qu'il y a en lui du Déranger.
Quand Montaigne parle de Virgile, de Lucrèce, de
Lucain, du Tasse ou de l'Arioste, quand il parle de la
poésie même, de ses caractères et de ses effets, tout
7
98 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
le monde l'admire et le cite comme un oracle; il fait
autorité et c'est justice, car il était lui-même trop
véritablement poète (Montesquieu ne s'y est pas
trompé) pour n'être pas bon juge. ]Mais il est une des
admirations de Montaigne en fait de poésie qui a
fait l'étonnement de nos pères et qui demeure encore
contestée : il s'agit de Ronsard....
A quel point Montaigne est poète, il n'est pas de
termes trop forts pour le dire, et lui-môme il l'avoue-
rait sans embarras. Tous les symptômes concourent
pour établir à son sujet un diagnostic irrécusable; il
ne lui manque que la rime pour être incurablement
poète, et encore c'est à peine qu'elle lui manque;
tout ce qui peut imiter ou approcher ce jeu décevant
de deux syllabes qui se font écho se trouve dans son
style; il n'a pas la rime, mais il a un rythme très
marqué; il balance et agence les mots en artiste con-
sommé, et l'allitération qui est une moitié de rime est
un des secrets habituels, une des grâces les plus
recherchées de son langage harmonieux.
VII
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE
LE SCEPTICISME DE MONTAIGNE
Le centre et le cœur des Essais, c'est le scepti-
cisme, et sous sa forme la plus insinuante, avec tous
ses moyens de séduction. Est-ce donc là décidément
que nous devons nous arrêter? Est-ce au scepticisme
que nous devons notre gratitude pour les progrès
accomplis, notre hommage pour la sécurité et les
progrès de l'avenir? La liberté religieuse et philoso-
phique, la réforme des abus, les conquêtes ou les
ambitions des sciences naturelles, la vigueur et la
splendeur des arts, la paix des sociétés et des âmes
sont-elles attachées à cette triste condition de ne
croire à rien fermement, ou, si l'on croit à quelque
chose, de ne l'affirmer qu'avec réserve et en feignant
de douter? On le dit, mais je le nie, et Montaigne
lui-même me servira d'exemple pour prouver que j'ai
raison contre lui.
Admettez pour un instant que Montaigne, tel que
100 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
nous le connaissons, soit devenu le type de l'humaine
nature depuis trois siècles, et calculez les consé-
quences. Un monde fait à l'image de Montaigne,
qu'en dites-vous? 11 ne l'est que trop, vous dis-je,
et c'est le mal dont nous souffrons. Supposez, je vous
prie, non pas un Montaigne, ni mille Montaignes, ni
même un peuple de Montaignes, mais l'humanité
tout entière convertie aux doctrines de Montaigne,
rangée à ses habitudes, acoquinée à ses sentiments,
et si vous pouvez par la pensée réaliser cette hypo-
thèse et en suivre pendant une heure les conséquences,
dites-moi, de grâce, quels résultats vous en pouvez
attendre, quel état de la société et des âmes, quelle
civilisation, quelle politique, quelle vertu, quelle
honnêteté
* * *
Il y a des philosophes qui sont plus sceptiques que
Montaigne; il n'y a pas d'homme qui le soit davan-
tage, et s'il n'a pas, comme Pyrrhon, comme iEnési-
dème, poussé jusqu'à l'art parfait de ne croire à rien,
il est dans le doute comme dans son élément; il va
de l'affirmation à la négation sans que rien, dans sa
nature morale, s'éveille en faveur de l'une plutôt que
de l'autre....
Que Montaigne ne soit pas persévérant et consé-
quent dans son scepticisme, je le reconnais; Mon-
taigne n'est pas Kant ni Pyrrhon; il n'est même ni
Charron ni Bayle, et ses disciples ont poussé bien
plus loin que lui dans les voies qu'il leur a ouvertes;
ils ne se sont pas réservé comme lui la liberté de
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 101
rentrer à chaque instant dans les opinions médiocre-
ment établies et confusément dogmatiques qui ser-
vent de demeure au commun des hommes. Mais par
cela môme, et en fait, Montaigne n'est que plus scep-
tique et plus propre à propager Fesprit de doute. Le
scepticisme qui est une doctrine n'a pas de grandes
chances de convertir l'intelligence humaine; il lui
demande à la fois trop de sacrifices et trop d'efforts,
trop de sacrifices, parce qu'elle porte en elle des
instincts indomptables qui répugnent au scepticisme,
et trop d'efforts, parce qu'il n'est que le dernier mot
d'une dialectique à chaque instant oublieuse de la
réalité. Mais si le scepticisme qui est une doctrine a
contre lui de si efficaces résistances, il en va autre-
ment du scepticisme qui est un préjugé. Il ne s'agit
plus de mettre au pied du mur, une fois pour toutes,
la raison humaine, et de lui faire avouer, par une
série de tortures savantes, qu'elle est menteuse et
condamnée à toujours se décevoir; il s'agit seulement
de la tourmenter et pour ainsi dire de la taquiner
d'une main plus délicate, jusqu'à ce qu'elle se soit
habituée et résignée à se défier toujours d'elle-même,
sans savoir et sans chercher jusqu'où sa défiance
est légitime, où peuvent reprendre pied ses affirma-
tions, comment elle réussira à sauver quelques
épaves de son naufrage. C'est à quoi Montaigne
excelle et se complaît. C'est son jeu et son triomphe.
Il y a deux sortes de scepticisme, ou, pour mieux
dire et pour éviter un de ces mots mal famés par qui
102 ETUDES ET FRAGMENTS.
les idées justes sont souvent compromises, il y a
deux raisons différentes de s'arrêter dans la recherche
du vrai et de se dire : « Où en sommes-nous? Où
allons-nous? » L'un s'arrêtera ainsi par défiance
envers la vérité, l'autre par respect pour elle, l'un
parce que les faits les mieux assis et les raisonne-
ments les mieux suivis ne le décideront pas suffi-
samment à s'engager de sa personne tout entière au
service des idées qu'il a conçues, l'autre au contraire
parce qu'il est résolu à servir de toutes ses forces
chaque vérité par lui reconnue.,..
Que si l'on veut appeler sceptique quiconque pense
avant de parler, observe avant de conclure, examine
le témoin avant d'accepter le témoignage, et ne se
tient pour engagé qu'après avoir en conscience
épuisé les moyens qui lui sont propres de s'engager
dans la bonne voie, alors vivent les sceptiques I Ils
sont le sel de la terre et les véritables croyants, car
ils se sentent responsables de leur croyance, de leurs
efforts vers la vérité, et c'est ce sentiment qui règle
la conduite de leur esprit.
Il ne faut pas confondre le scepticisme et le doute.
Le doute est une des facultés de l'àme, une de ses
forces vives et naturelles, capable comme toutes ses
forces d'égarement et d'excès, mais non moins salu-
taire que les autres à la condition, qui leur est com-
mune, de se surveiller et de se contenir. Le scepti-
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 103
cismc est précisément le résultat du doute qui ne se
contient pas. C'est le système du doute ne doutant
pas de lui-même et s'attribuant la solidité qu'il con-
teste à tout. A le bien prendre et dans son vrai rôle,
le doute n'est que l'instinct du danger dans les choses
de l'esprit. Un cheval généreux et rapide, mais qui
ne s'emporte point, continue, tout en galopant, à
voir les obstacles et à les éviter, ou à juger s'il peut
les franchir d'un bond ; tant que le sol sur lequel frap-
pent ses pieds ferrés est assez élastique pour leur
donner prise et assez résistant pour leur donner
appui, il a confiance, il va, il emploie toute sa vigueur
à conquérir sans cesse et sans trêve l'étendue où ses
regards ont déjà couru bien loin devant lui ; mais
qu'il entende le terrain sonner creux, qu'il le sente
s'amollir. et s'épaissir, qu'il y sente au contraire une
surface inflexible oi^i il ne trouve plus d'instant en
instant cet équilibre soudain dont chacun de ses pas
a besoin, alors quelque chose l'avertit confusément :
il y a là une voûte, une caverne, secrète et mal assise,
qui peut s'efl'ondrer; un marécage est voisin; le
cheval qui voudrait courir sur ces roches polies s'abat-
trait : il se rassemble de lui-même et se ralentit; ses
oreilles, dressées, couchées tour à tour, transmettent
au cavalier les sages soupçons de sa monture, et, si
le cavalier n'en tient pas compte, s'il ne cherche pas
à comprendre, pour l'éluder ou la vaincre, cette dif-
ficulté de son chemin qui lui est ainsi révélée, il n'a
qu'un nom imaginable : dans toutes les langues de la
terre, il s'appelle un fou.
104 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
Quand on parle du doute, il faut s'entendre, et
pour s'entendre, il faut distinguer : car on peut, par
peur et par haine du doute, attaquer l'activité môme
de l'esprit humain et maudire ses démarches les plus
légitimes. C'est ainsi que Lamennais, dans son Essai
sur V indifférence en matière de religion, ne voyait
partout qu'une seule et même manière de douter,
également imprudente et condamnable. A ses yeux,
le doute est toujours le regard troublé d'une intelli-
gence qui s'éteint'; mais c'est l'incurable faiblesse
de tout son système d'avoir pour point de départ
nécessaire cette sentence étroite et fausse.
Non, il est un autre doute, regard inquiet mais sain
d'une intelligence qui s'éveille, courageuse initiative
de l'homme qui se sent appelé à vivre par lui-même
et à son tour comme d'autres ont vécu avant lui et à
se mettre en règle, pour son propre compte, envers
l'éternelle vérité. Si Montaigne avait mieux que
Lamennais distingué ces deux sortes de doute, si ses
disciples après lui en avaient fait le départ, si, de son
école et de son influence, ce résultat était sorti que
chacun de nous, grâce à elles, se sentit tenu de savoir
ce qu'il pense et ce qu'il dit, à ses risques et périls,
et sous le regard d'un juge à qui rien n'échappe,
Montaigne en ce cas serait notre plus grand bienfai-
teur, notre libérateur, notre maître. Mais il en va
tout autrement.
1. Préface de la Défense de l'Essai.
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. lOî
Encore si le scepticisme restait fidèle à lui-même
et borné à ses propres dangers! Ouoiqu'ils suffisent
pour inquiéter et pour attrister ceux qui désirent que
l'esprit humain demeure armé de toutes ses forces
saines et animé de toutes ses légitimes ambitions, le
scepticisme n'est pas le mal extrême tant qu'il n'est
que le scepticisme. Mais par ce parli pris de ne se
décider jamais, par cette habitude de vivre en sus-
pens, par cet interdit et ce défi jetés au témoignage
des sens comme à l'autorité de la raison, par cette
ruine finale de toute science el de toute foi, bientôt
se répand, grandit et triomphe l'une ou l'autre des
deux doctrines avec qui nous ne pouvons plus vivre
en paix : celle qui maudit comme une insolence tout
effort de l'esprit, ou celle qui consacre comme un
droit tout appétit des corps. Heureux encore si ces
deux doctrines funestes ne grandissent pas à la fois
pour étouffer entre elles les âmes qui naissent sous
un astre si malheureux!
Le scepticisme aurait peu de prise sur l'intelligence
humaine s'il se présentait à elle en propre personne
et à visage découvert. Il lui répugne si essentielle-
ment qu'elle est obligée de se nier elle-même pour le
reconnaître et de se suicider pour le faire vivre.
Encore s'il suffisait à notre intelligence de se suicider
une fois, et si, après cet acte de désespoir, le scepti-
cisme pouvait subsister et se soutenir! Mais non; il
106 ÉTUDES ET FRAGMENTS,
est à peine né qu'il s'est déjà délruit ; à peine sa volon-
taire victime s'est-elle sacrifiée et frappée qu'elle se
sent revivre et qu'il faut recommencer. Qu'elle recom-
mence, j'y consens; qu'elle essaie encore un coup
d'en finir avec elle-même, encore un coup, encore cent
coups, qu'importe? Mais irons-nous ainsi à l'infini?
Et ne viendra-t-il pas un moment où l'esprit humain,
las de se tuer sans réussir à mourir, pour l'honneur
d'une idole dérisoire dont il ne retrouve plus rien dès
que, malgré lui, il rouvre les yeux, consentira à se
laisser vivre puisqu'il ne peut s'en empêcher?
Mais autant le scepticisme révolte l'intelligence
humaine quand il se montre à nu, autant il la séduit
quand il se déguise, et nulle manière de penser n'est
plus féconde en déguisements ni plus habile aux
succès dérobés que le scepticisme.
... Que la raison humaine se suicide, je le veux
bien, mais une fois pour toutes, et de manière à ne
plus parler. Quant à la regarder du soir au matin et
du matin au soir s'anéantir dans ses triomphes et
s'infatuer de ses désastres, et toujours s'affirmant se
nier par métaphore, c'est un cercle vicieux dont le
spectacle est malsain quand on s'y arrête et ridicule
dès qu'on s'en détourne. Il n'y a pas assez de mépris
ici-bas pour un tel emploi des heures et de l'esprit.
Le scepticisme est un instinct paresseux, élaboré
par une pensée active et viciée.
LA friiLOsôPHiÈ DÉ Montaigne. 10?
Le scepticisme, c'est le mouvement perpétuel dans
le vide absolu.
* * *
C'est la ruse du scepticisme, c'est sa perfidie, de
donner satisfaction en même temps à l'indépendance
et à la paresse de l'esprit, de se présenter tour à tour
comme un acte de fierté et comme un acte d'humilité,
comme une hardiesse et comme une prudence, et, en
flattant ainsi tous nos instincts, toutes nos prétentions
contradictoires, il nous fait perdre ce qui nous fait
vivre, la force de choisir et de vouloir. Nulle part
cela n'est plus sensible que dans Montaigne, et son
incroyable génie d'écrivain n'aurait pas suffi à l'illus-
trer comme il l'a fait, à propager son influence et à
multiplier ses disciples, s'il n'avait pas trouvé dans
ses doctrines mômes de quoi servir d'appât à nos plus
intimes désirs, à nos vices secrets et favoris.
Montaigne croit sincèrement et répète sans cesse
que l'affirmation est un acte d'orgueil. Qu'il le prouve.
Je me fais fort de lui démontrer jusqu'à une égale
évidence que le doute est un acte de vanité. C'est la
ruse du scepticisme de favoriser et de caresser en
nous, tout ensemble ou tour à tour, nos instincts les
plus contradictoires. Le scepticisme nous donne le
change à chaque instant. Vous qui doutez de toute
science et de toute sagesse, rentrez en vous-mêmes,
faites sérieusement votre examen de conscience, et
dites-nous si votre scepticisme ne procède pas du
plaisir de donner un démenti à Aristote, plaisir
108 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
d'abord secret que vous rendrez bientôt public et qui
aboutira à un triomphe ironique où vous allez faire
défder devant la foule les plus grands génies, en
vous réservant auprès d'eux le rôle de l'esclave et la
revanche de leur crier : « Souvenez-vous que vous
n'êtes que poudre et poussière ».
* * *
L'orgueil de l'ignorance est plus insolent que l'or-
gueil du savoir.
* # *
Ce qui me frappe dans les arguments de Montaigne,
c'est qu'il commet les unes après les autres toutes les
fautes qu'il reproche à ses adversaires; ses preuves
ne tiendraient pas contre sa propre critique, et la
raison peut être défendue par les armes qu'il a aigui-
sées contre elle. De là vient l'impression qu'il laisse
et son renom de scepticisme absolu. Il affirme à tout
propos, il tranche à la légère, il dogmatise, il régente
son lecteur aussi hardiment que qui que ce soit....
* * *
Ce parti pris que Montaigne affiche de laisser son
esprit toujours ouvert de toute part, c'est dans la vie
oisive et spéculative un grave inconvénient, un mau-
vais système, c'est le scepticisme. Mais dans la vie
active, qui d'heure en heure provoque, oblige l'homme
à se concentrer et à se décider, le danger n'est plus
le même, et ce penchant qui menait Montaigne au
scepticisme ne l'aurait mené qu'à la liberté d'esprit,
si les devoirs d'une action suivie l'avaient encadré et
soutenu.
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 109
Dans le scepticisme da xvio siècle et de Montaigne,
il faut faire entrer pour une part ce que George Sand
[Césarine Dlelrick] appelle « l'incertitude où flotte
une vive intelligence en voie d'éclosion trop rapide »,
* # *
Henri Heine écrivait un jour, à propos d'un de ses
contemporains : « Il est trop spirituellement doué
et trop universellement instruit pour n'être pas au
fond un sceptique* ». Réduite à des termes si brefs
et si nets, cette sentence arrêtera peut-être ceux qui
la liront. Mais qu'ils veuillent bien regarder autour
d'eux et rentrer en eux-mêmes : n'est-ce pas une opi-
nion partout répandue, n'est-ce pas une banalité
plutôt qu'un paradoxe, que plus un homme a d'esprit
et de savoir, plus il doute, inévitablement et à bon
droit?
Si le scepticisme se présentait à l'esprit des hommes
tout seul et tout nu, il aurait sur eux bien peu de
prise, il serait presque sans chances et sans danger.
Pourquoi donc est-il au contraire partout répandu et
menaçant pour tout? Pourquoi le trouve-t-on mêlé et
noué intimement aux spéculations les plus raffinées,
aux maximes les plus populaires, aux croyances les
plus ferventes, aux dogmatismes les plus fanatiques?. . .
Il prend toutes les formes, il s'arrange de tous les
1. Lutèce, 2 février 1843.
110 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
masques, il usurpe tous les noms. Lui qui est le para-
doxe extrême et le sophisme le plus compliqué, prenez
garde : il va s'insinuer sous le couvert du bon sens;
il va se donner pour le résultat le plus net de l'expé-
rience, tandis qu'il n'est que la plus extravagante
aberration de l'hypothèse.
Parmi les idées aujourd'hui courantes, il en est
une que Montaigne adopterait tout d'abord, car il y
reconnaîtrait la substance de toutes ses pensées et la
justification de toutes ses faiblesses. Rien n'est
absolu, nous dit-on, tout est relatif; Montaigne n'a
jamais dit autre chose. Il sourirait sans doute de ce
langage pédantesque et scolastique; mais il se rap-
pellerait bien vite les images délicates ou saisissantes
dont il savait revêtir ce que cette formule sèche
exprime en quelques mots, et voyant quelle peine
les savants ont prise pour lui fournir une trame aussi
favorable à ses broderies, il recommencerait à broder.
Mais la trame est-elle solide? On ne l'a pas mieux
démontré aujourd'hui que Montaigne ne le démontrait
il y a trois cents ans. Après Kant et Stuart Mill, il y
a encore des esprits qui résistent, et qui ne voient
dans cet axiome solennel que l'inévitable absurdité
de tout scepticisme conséquent.
Sommes-nous restés ou revenus au point où Mon-
taigne s'est arrêté, c'est-à-dire à l'impuissance de
s'arrêter jamais et à la résignation de vivre ainsi? J 'es-
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. lH
père que non. Mais, quoi qu'il en soit de mes espé-
rances, voici ce dont je suis pleinement convaincu :
si Montaigne doutait, si nous doutons à notre tour,
c'était sa faute, et c'est la nôtre; il n'y a pas de quoi
s'en vanter. Le doute n'est pas la fin légitime de la
pensée, l'état parfait d'un esprit exercé et sincère;
Montaigne a cru et a fait croire à trop de gens qu'il
en était ainsi, pour qu'il ne soit pas nécessaire de
bien poser la question et d'y regarder de près. Est-il
vrai que l'expérience et le raisonnement s'accordent
à certifier que rien n'est certain?
Mais tout de suite je suis arrêté, et dès le premier
pas je me refuse à suivre le sceptique. Certifier que
rien n'est certain, c'est se contredire, c'est invoquer
et démentir tout ensemble la raison. C'est poser le
paradoxe en axiome et prendre l'impossible pour
point de départ. Le sceptique pourtant ne peut pas en
prendre d'autre. Il est engagé d'honneur à maintenir
une thèse désespérée; il se condamne de gaieté de
cœur à faire continuellement disparaître et reparaître
son intelligence, à l'escamoter et à en jongler.
Je sais bien qu'il y a longtemps que le scepticisme
est ainsi réfuté. Mais on l'oublie sans cesse ou l'on
n'en tient compte. Pourquoi donc, si ce n'est parce
que le scepticisme a un autre attrait que celui de
satisfaire l'esprit? Parce qu'au lieu de le satisfaire il
le dissipe et le détourne de lui-môme? Parce qu'il
enseigne le mépris de la vérité après en avoir enseigné
le désespoir? Parce qu'il est la plus commode des
philosophies en même temps que la plus insoute-
nable? Si le scepticisme n'avait pour lui que la
112 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
logique, il ne serait pas redoutable: Mais toutes nos
lâchetés recrutent pour son armée; il gagne de la
force à chaque fibre qui se détend dans notre cœur.
Est-il donc vrai que rien n'est vrai? Ce n'est pas à
Montaigne qu'il eût fallu poser ainsi la question, car
il ne voulait pas aller à ces extrémités. Mais je la pose
à ses lecteurs, parce qu'il les mène là où lui-même il
ne voulait pas aller. Il y a quelqu'un, dit-on, qui a
plus d'esprit que Voltaire, c'est tout le monde. Ce
n'est point assez dire : ce quelqu"un-là a aussi plus de
logique qu'Aristote. Subtilisez, parez, tempérez une
erreur autant qu'il vous plaira : cette laborieuse et
consciencieuse humanité qui vous écoute va, aussitôt
que vous l'aurez convaincue, travailler contre vous.
Elle va lui rendre sa figure d'erreur; les subtilités
reprendront corps et redeviendront grossières; la
parure tombera et laissera voir le mensonge nu ; les
tempéraments s'évanouiront, et la violence, la tyrannie
du principe mauvais se déchaînera sans réserve. Grâce
à Dieu, le mal et le faux ne se laissent pas longtemps
méconnaître; on dirait qu'après s'être déguisés pour
réussir ils ont hâte de jeter le masque pour jouir de
leur succès; il ne leur suffit pas d'être puissants sous
un nom d'emprunt; ils veulent régner de leur propre
titre, et c'est l'effort constant des générations succes-
sives de tirer peu à peu les conséquences légitimes et
nécessaires des erreurs comme des vérités qui leur
ont été enseignées pêle-mêle.
La philosophie de MONTAIGNE. 113
^ ^ tF
On dit souvent que le scepticisme seul permet
d'établir la liberté de conscience, et que, là où la foi
est vivacc, elle ne laissera jamais germer ou croître à
côté d'elle une foi contraire à laquelle elle pourrait
couper court. Ni le scepticisme ne mérite cet excès
d'honneur, ni la foi cette indignité. Le seul fonde-
ment qui soit capable et digne de porter la liberté de
conscience, c'est la conscience elle-même, et le prix
que j'attache à ma propre foi est la seule mesure du
respect que je rends à la foi d'autrui.
* * *
C'est une opinion très vulgairement acceptée que
Montaigne a été un des premiers défenseurs de la
liberté de conscience, un des plus puissants propaga-
teurs des sentiments propres à la favoriser, et que
son scepticisme a du moins cette belle excuse. Je n'en
crois rien. Ce n'est pas à Montaigne ni à ceux qui
pensaient et agissaient comme lui, c'est à des hommes
très différents de lui et à des idées très éloignées des
siennes que nous devons ce grand progrès des temps
modernes, encore incomplet, mais désormais assuré.
On dit souvent, et au premier abord il semble vrai
que Montaigne a continué, avec d'autres procédés
que commandait un autre temps, le travail d'Erasme
et de Rabelais. C'est grâce à lui, si l'on en croit l'es-
time publique, que la liberté de penser du xvi^ siècle
114 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
s'est prudemment insinuée et continuée dans le siècle
suivant jusqu'à ce que le jour fût venu pour elle
d'éclater de nouveau et de tout reconquérir. D'Erasme
et de Rabelais à Voltaire et à l'Encyclopédie, ce serait
donc Montaigne qui aurait fait la chaîne et secrètement
entretenu l'indépendance de l'esprit. Singulière vestale
pour un feu si sacré! Non, ce n'est pas à Montaigne,
ni à ses disciples, ni à ses pareils, que nous devons
notre reconnaissance pour cet héritage heureusement
sauvé.
La liberté d'esprit est encore si rare et d'un tel prix
que beaucoup de gens qui ne la pratiquent guère
la louent avec effusion et estiment à cause d'elle
d'autres personnes en qui elle ne brille que d'un
médiocre éclat. L'habitude, la routine, la lâcheté
intellectuelle sont trop générales pour qu'il en soit
autrement; il suffit de quelques velléités d'indépen-
dance pour se distinguer et de quelques apparences
de libéralisme pour y applaudir. Mais que nous aurions
tort de nous contenter à si bon marché! Montaigne,
entre autres, doit-il être considéré comme un modèle
en ce genre, et voudrions-nous les uns ou les autres
être un libre esprit à sa façon? Mais d'abord est-il
vrai que, pour son siècle, il ait été un prodige unique,
seul maître de lui parmi des troupeaux d'esclaves,
seul éclairé et sensé entre des fanatiques et des dupes,
entre des pédants et des ignorants? Je n'en crois rien,
et je ne comprendrais même pas qu'on l'ait jamais cru,
si Montaigne n'avait pas déposé lui-même contre son
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 1 1 1!
siècle un témoignage qui a été accepté sans conteste
et dont il a profité sans débat.
Ce qui est admirable et immortel dans Montaigne,
c'est le don d'imaginer, de voir, de peindre, de faire
vivre ses pensées fortement. j\Iais ce n'est pas tout.
Le talent, le don poétique et pittoresque que Mon-
taigne avait à un si rare degré n'est pas le seul secret
de son influence et de sa gloire. Son scepticisme dont
nous pouvons et devons répudier l'héritage a été
pendant longtemps, et à travers bien des crises
diverses de notre histoire intellectuelle, un rare
exemple de liberté d'esprit, et comme une dernière
ressource contre l'insolence de ceux qui veulent con-
traindre la raison d'autrui. Le grand tort de Mon-
taigne, c'est d'avoir été insolent lui-même contre la
raison et de ne lui avoir appris à être libre que pour
lui conseiller de s'endormir dans une cliambrette de
douteur épicurien et d'égoïsle modéré. Malgré ce
tort, Montaigne a rendu à plus d'hommes que je n'en
saurais compter le service immense de maintenir à
l'état de questions ouvertes une foule de problèmes
que mille autres s'efforçaient de transfoi"mer en
autant de prisons ou de tombeaux.
Que le scepticisme de Montaigne ait rendu des ser-
vices, c'est possible, mais c'est honteux. C'est pos-
sible, mais c'est douteux. Pensez-vous que la liberté
de croire aurait perdu quelque chose à n'être point
116 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
confondue avec Timpuissance de croire et le parti
pris de ne tenir à rien? Pensez-vous qu'aujourd'hui il
ne soit pas temps de faire cesser celte confusion? Si
je voyais un des chefs-d'œuvre de la sculpture antique
sur un socle de pierres mal jointes et qui menacent
ruine, je m'inquiéterais à juste titre, je m'indignerais
tout haut contre l'imprudence et l'incurie de ceux qui
laisseraient les choses en cet état. Eh bien! il s'agit
ici de bien plus que la Vénus de Médicis ou l'Apollon
du Belvédère : il s agit de la plus haute faculté de
l'homme, de son droit le plus sacré, de son plus uni-
versel intérêt, et il faudrait se taire ou ne parler qu'à
demi? Et pourquoi? Parce que Montaigne est un
grand écrivain, parce qu'il y a danger d'être confondu
avec le père Garasse, parce que sur la base où jMon-
taigne l'a posée, la liberté de penser s'est tenue debout
jusqu'ici et a répandu autour d'elle un divin sourire
qui a ravi les cœurs? Qu'est-ce que cela prouve?
Encore un coup, regardez au piédestal, et sauvez la
statue; elle penche avec lui, avec lui elle va tomber.
Raymond Sebon n'a pas seulement fourni à I\Ion-
taigne le thème d'un chapitre qui est tout un livre, et
qui, sous forme d'apologie, ne va à rien moins qu'à
ruiner de fond en comble le système du théologien
espagnol. On retrouve Sebon ailleurs encore dans les
Essais, toujours déformé et détourné de son sens,
défiguré par le miroir où il se brise en se reflétant.
Ceci vaut la peine d'y regarder de près, car c'est bien
le travail de Montaigne d'avoir ravi à la tradition et à
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. Il 7
la dogmatique chrétiennes une masse considérable
d'idées qu'il a rendues à la sagesse païenne et mon-
daine, et notre efTort est de distinguer tout ce qu'il
dérobe ainsi et ce qu'il fait gagner ou perdre à ces
vérités anciennes en les transplantant dans un sol
nouveau.
* * #
C'est le piège du scepticisme que, sans avoir l'air
de se démentir, il donne également satisfaction aux
instincts les plus opposés de l'esprit humain et réa-
lise pour ainsi dire le programme de Pascal, nous éle-
vant et nous abaissant tour à tour. La seule diffé-
rence, la voici : quand Pascal nous abaisse, c'est qu'il
veut vaincre notre orgueil; quand il nous élève, c'est
qu'il veut vaincre notre mollesse, et il ne va de l'un à
l'autre extrême que pour être toujours en passe de
contrarier notre pente et notre tort du moment. Le
scepticisme, au contraire, trouve son compte à flatter
tour à tour chacun des vices humains que Pascal
contrarie. Sommes-nous orgueilleux? Il nous enseigne
à mettre sous nos pieds les sages, les savants, les
héros, et à prendre sur eux, en masse et d'emblée, ce
triste avantage qui s'appelle le mépris. Sommes-nous
mous? Il nous enseigne à l'être sans remords et sans
espoir, à ne compter sur rien, car tout passe, à ne
rien commencer, car tout casse, à ne rien aimer, car
tout lasse, et à donner une fois pour toutes notre
démission d'hommes et de vivants.
* * *
Nous en sommes tous là : nous croyons avoir fait
le tour du monde, quand nous avons pris l'omnibus
IIS ÉTUDES ET FRAGMENTS.
à noire porte et poussé nos aventures jusqu'aux
bureaux de l'octroi.
Que ne donnerait-on pas pour avoir les deux exem-
plaires des Essais sur lesquels a travaillé l'auteur des
Penséesl Tenir d'une main le Montaigne de Pascal,
et de l'autre main le Montaigne de Shakespeare, et
arriver à comprendre, à saisir par quel prodigieux
chaos de génie ce même écrivain a pu réussir auprès
du plus humain des hommes et auprès de celui qu'on
est tenté d'appeler, pour sa dureté et sa pureté, le
plus inhumain des anges!
Montaigne parle de lui-même, et redit à tout propos
qu'il vise uniquement à se faire connaître, jusqu'au
fond le plus caché de son être et dans ses détails les
plus particuliers, tout entier et tout nu. Sur ces entre-
faites arrive Pascal; il veut peindre au naturel non
pas un homme, mais l'homme, et IMontaigne lui suf-
fira. Il s'empare des confidences complaisantes de
Montaigne, il les prend au pied de la lettre et ne leur
fait subir qu'une légère transformation, oh! bien
légère : d'un cas particulier il fait une thèse géné-
rale.
Combien toutes les ressemblances sont peu de
chose, quand la différence est au point de départ, au
fond du cœur! Pascal a beaucoup emprunté à Mon-
taigne, et il a eu tort de lui faire tant d'emprunts. Le
mépris, le dégoût de la raison était aussi absolu chez
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. H9
l'un que chez l'autre. Ils ont triomphé d'elle l'un et
l'autre avec une fausse et insolente humilité. Mais
qu'importe? Pascal veut sauver celui qu'il humihe,
et se sauver lui-même tout d'abord, pour servir
d'exemple à sa foi. Montaigne laissera volontiers les
autres humiliés et perdus, pour qu'on ne lui demande
pas d'essayer de les sauver....
Quelle leçon ne devrait-on pas tirer de celte alliance
inouïe, et comment se peut-il que, de part et d'autre,
il reste encore quelque illusion ? Les Montaigne tra-
vaillent pour les Pascal, les Pascal travaillent pour
les Montaigne ; ne finiront-ils pas par se lasser de
jouer ce jeu terrible et sans issue? L'âme humaine
est depuis trop longtemps ballottée et mourante
entre le scepticisme et l'autorité; ne trouvera-t-elle
pas un jour, ne cherchera-t-elle pas dès à présent,
hors de cette inexorable alternative, sa voie et son
salut? Mais comment expliquer, s'il ne lient pas à la
nature des choses, un conflil qui s'est toujours repro-
duit jusqu'ici? D'où vient ce malentendu séculaire,
s'il n'est pas éternel?
Redoutables et difficiles questions qui ne veulent
être ni traitées en passant, ni laissées de côté quand
on les a entrevues, et qui ne sont point ici hors de
leur place, puisque c'est le tort de Montaigne d'avoir
cru les résoudre à la volée quand il ne faisait que les
écarter nonchalamment. Non, ni Montaigne ni les
empiristes plus savants et plus logiques de nos jours,
ni Pascal, ni les plus vénérés et les plus prudents de
120 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
ceux qui recommencent à rétaljlir sur les mômes
bases que lui l'apologie de la religion, ni celui-ci ni
celui-là ni personne ne réussira à nous décourager,
à nous dégoûter, à nous détourner de chercher l'ac-
cord entre la raison et la foi, et malgré soi, en écri-
vant ces mots, et en pensant combien ils ont peu de
chances d'être lus sans sourire, on ne peut se défendre
d'une grande tristesse et de quelque colère....
Elle est bien ancienne, cette guerre contre la
raison humaine, et s'il fallait en croire l'expérience
seule, il faudrait croire qu'elle durera toujours. Mais
quoi? Ne sortirons-nous jamais de la prison des
vieux dilemmes? Ne pourrons-nous pas nous désac-
coutumer des mots qui nous divisent, et nous mettre
en face des idées qui devraient nous unir? Au lieu
d'entre-choquer sans cesse la raison et la foi, parce
que, depuis que le monde pense, elles se sont entre-
choquées, ne faudrait-il pas nous demander s'il est
vrai que leur querelle soit éternelle et leurs droits
inconciliables? Le point de fait n'est pas douteux :
ces deux puissances ont toujours lutté. Mais le point
de droit n'est pas vidé : doivent-elles lutter toujours?
Que sont-elles donc, en réalité et au fond? Si la ques-
tion est insoluble, c'est Montaigne qui dit vrai. Si elle
se résout contre la raison, c'est Pascal qu'il faut
suivre. Mais si nous ne pouvons suivre ni Montaigne
ni Pascal, à qui irons-nous et que ferons-nous de ce
fardeau qui est notre gloire et de cette intelligence
qui veut tout à la fois l'activité et la paix?
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 121
Pourtant, de Montaigne et de Pascal, lequel est à
vrai dire le plus injurieux contempteur de la nature
humaine et de la raison? Pascal, je le sais, semble la
plupart du temps ne voir en nous que faiblesse et
péché; son ironie poignante nous poursuit, son ascé-
tisme extrême va jusqu'à condamner comme un
larcin dont Dieu pourrait se plaindre l'amitié d'une
sœur pour son frère, d'une sœur même telle que la
sienne pour un frère tel que lui. Mais comme Pascal
a vengé l'homme de ses propres dédains! Cette même
raison qu'il foule aux pieds, dans ses étranges accès
de pieuse fureur, il la exaltée au-dessus de toutes
les splendeurs et de toutes les forces de l'univers....
Montaigne n'accepte pas l'homme tel que Dieu l'a
fait ou, pour parler son langage à lui, tel que l'a fait
la nature, et s'il ne pousse point contre l'humanité ce
cri de guerre à outrance par lequel Pascal nous con-
fond et nous révolte, s'il ne nous somme point de
nous abêtir, décidément il nous conseille de nous
amoindrir, et ce qu'il y a de moins violent, de moins
outrageux dans son procédé, est compensé et au delà
par le ton plus méprisant et le résultat plus indiffé-
rent de son dessein. Pascal au moins, quand il fait
main basse sur toutes nos ambitions, ne les saccage
que pour nous sauver de nous-mêmes et pour nous
assurer, c'est sa foi, le bonheur éternel. Où voyez-
vous que Montaigne se justifie de ses duretés pour
122 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
la nature humaine, et que nous offre-t-il en échange de
ce qu'il nous dénie? Un peu plus de calme peut-être,
pendant quelques jours incertains, un peu plus de
flegme, et que sais-je? un certain droit de nous
compter tout bas parmi ceux qui n'ont point été
dupes de la vie et de ses mirages. C'est trop peu de
chose en vérité....
Non, ni Pascal ni ÎMontaigne n'ont raison, et la
nature humaine n'est point représentée au complet
et au vrai par la peinture de l'un ni de l'autre. L'un
et l'autre, quoique par des motifs tout contraires, ils
ont été trop préoccupés d'eux-mêmes dans l'image
qu'ils se sont faite de nous tous et qu'ils nous ont
imposée à force de génie : leur portrait est trop visible
et trop dominant dans le portrait de l'homme tel
qu'ils le tracent, et à chaque instant leurs maximes
les plus générales trahissent les faiblesses ou les pas-
sions personnelles du peintre plutôt qu'elles ne repro-
duisent la physionomie du modèle. Ce kaléidoscope
avec lequel se joue la fantaisie indifférente de Mon-
taigne, cette antithèse violente de bassesse et de
grandeur oii triomphe laustère satire de Pascal, ce
n'est point l'homme tel que Dieu l'a fait, tel que l'his-
toire le montre, tel que nous le voyons autour de
nous ou en nous-mêmes.
Si j'avais à dresser une enquête sur quelque âme
compliquée et obscure, les deux observateurs que je
voudrais ressusciter, ce serait Montaigne et Shake-
speare sans contredit.
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 123
On n'en dira jamais trop du talent d'analyse et de
description que Montaigne applique aux mouve-
ments les plus compliqués, aux phénomènes les plus
passagers de la vie intérieure. En cela il est tout à
fait moderne, et nous mettrions toute l'antiquité à
contribution sans trouver son égal. Pourquoi Virgile
nous semblc-t-il plus moderne qu'Homère, Tacite
plus que Tite-Live, Racine plus que Corneille,
Shakespeare plus que tout autre?
Montaigne conçoit l'humanité et la peint grande,
sage et belle un instant chez les anciens, mais
depuis lors et surtout autour de lui mesquine, folle
et laide, criminelle, ignare, sotte, pédante, vide de
sens et enflée d'orgueil. Mais à celte pauvre espèce
humaine dont il trace un si triste portrait, quels
conseils va-t-il donner? quelle objurgation salutaire
sortira de tant de mépris? Quel remède héroïque
appliquerons-nous à de telles plaies et à une si péné-
trante corruption? C'est ici que l'insuffisance et le
néant de la morale de Montaigne se signalent ouver-
tement. Il n'a rien de ce que les écrivains protestants
appellent à bon droit le sentiment tragique du péché.
# * *
Montaigne a de la moralité, mais point de morale.
Montaigne, un pessimiste et un dégoûté en belle
humeur.
124 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
Dans le système moral de Montaigne, on finit par
s'obéir à soi-même — ou plutôt non, on ne s'obéit
même plus, car on finit par ne se plus commander
rien.
# * *
Montaigne n'est ni un guide sûr pour la pensée ni
un conseiller utile pour la vie.
En fait de questions morales et humaines, il faut
bien distinguer de quel style on vous parle et avec
quelles visées. J'ai toujours envie d'interrompre et de
demander : pardon, monsieur, est-ce une définition
ou une peinture? Maître Jacques, à laquelle de vos
casaques ai-je l'honneur de parler? C'est que la diffé-
rence est grande. Je ne sais presque pas un de ces
mois vifs, acérés, flèches destinées à rester dans la
plaie, et que les grands artistes en psychologie
vivante décochent sans cesse de droite et de gauche,
je n'en sais presque pas qui ne soit faux, faux à
crier, si vous prétendez en faire de la science. Et
là-dessus tous tant que nous sommes nous sommes
trompés à chaque instant par l'admiration. On en
arrive en trois glissades à citer du Shakespeare
comme de l'Aristote, comme de la géométrie, comme
un axiome à termes précis et évidents d'oi^i l'on part
avec absolue confiance pour rayonner et raisonner à
l'infini. Il y a là une illusion foncière qui profite à
tous les grands écrivains moralistes jusqu'au jour
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 12d
OÙ elle se dissipe et vous met en tentation de vous
retourner contre eux plus que de droit. On oublie à
chaque instant ce que la littérature ajoute à la réa-
lité, ce qu'elle a nécessairement de trop large et de
trop coloré, de vêtements qui flottent, drapent et
chatoient autour du corps. Montaigne pris pour
exemple le prouverait aisément.
* * *
Montaigne se savait assez bon gré d'avoir su dis-
cerner la vertu et de l'avoir contemplée pour se par-
donner de ne l'avoir pas suivie et pour se sourire en
la voyant s'éloigner. Au rebours du vers sublime de
Perse :
Yirtiilem videant inlabescantque relicla.
* * *
Il y a des gens qui, n'ayant que des opinions, les
posent et tâchent de les imposer sous forme de théo-
ries et de systèmes. Il en est d'autres, tout contraires,
qui ont bien un système, une théorie à eux, mais qui
s'en défendent et s'en cachent, qui trouvent plus de
chance et moins de péril à disséminer, à insinuer
leur pensée dernière sous les formes les plus flot-
tantes; c'est un système à l'état gazeux; on y entre,
on en sort sans s'en douter presque, et la lumière s'y
joue plus à l'aise en mille reflets, en beaux arcs-en-
ciel multicolores. Plus d'un se laisse prendre à cette
apparence et se sent singulièrement touché, charmé
de la discrétion avec laquelle de tels esprits le trai-
tent et se gardent de vous dicter leur pensée. Ils ne
vous la dictent pas, non, mais ils vous la soufflent,
126 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
ils VOUS la glissent, ils vous apprivoisent à elle en
prenant leur temps, et à la fin vous vous trouvez dis-
ciple, je dis disciple, non moins tenu et non moins
marque que si vous aviez eu affaire à quelque franc
et avoue dominateur des esprits.
Montaigne a un système, qu'il le sache ou non,
qu'il le veuille ou non. Il fait école. On n'est pas
impunément un esprit étendu, ouvert, curieux :
quand on est cela, il faut s'y résigner et en accepter
la responsabilité; cela vous mène de toute nécessité
à avoir un avis et à le répandre. Pourquoi s'en
défendre et s'en cacher?
Il y a dans Montaigne beaucoup de choses qui font
grand honneur à son fonds premier, au Montaigne
avant la chute, et qui ne vont point avec son système.
Sainte-Beuve a défini Chateaubriand par ces mots :
un Épicurien qui avait l'imagination catholique. Je
dirais volontiers de Montaigne : c'était un Epicurien
qui avait Timaginalion capable de stoïcisme et qui
avait besoin de se donner le spectacle de la vertu,
mais sans vouloir s'en donner la peine. Là est le vice
de Montaigne et le danger de son influence. Il con-
naît les instincts nobles du cœur humain, il leur
parle, mais il les trompe plutôt qu'il ne les satisfait,
il émousse tout ce qui devrait être un aiguillon, il ne
s'en sert que pour se chatouiller. Ceci semblera
sévère peut-èlre, et je sais bien moi-même en com
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 127
bien de places Montaigne semble échapper à un tel
jugement. Il faut cependant le serrer de près, le
mettre au pied du mur, enchaîner ce Protée et lui
faire avouer le fond de son cœur. Or je le demande
hardiment à qui a lu Montaigne tout entier : en der-
nière analyse, ne permet-il pas tout? N'excuse-t-il
pas tout? Laisse-t-il à ceux qu'il pénètre de son esprit
une seule raison de dire non à qui que ce soit, à
quoi que ce soit?
Montaigne a-t-il du moins dit vrai sur son compte,
puisqu'il ne voulait parler que de lui-même et pré-
tendait tout sacrifier à la vérité? C'est toujours une
question délicate que celle de la sincérité d'un écri-
vain, surtout dans ces temps de troubles féconds et
de nouveautés encore confuses où il est tout naturel
que plusieurs hommes coexistent dans le même
homme et paraissent se démentir parce qu'ils ne se
connaissent pas et travaillent aveuglément à se
dégager. Il serait donc injuste de reprocher à Mon-
taigne ses contradictions mêmes, de soutenir qu'il
n'est pas sincère à telle page parce qu'il dit des choses
inconciliables avec ce qu'il a écrit ailleurs, et de vou
loir que le vrai Montaigne soit celui-ci ou celui-là
seulement. Mais il est juste de lui reprocher le plaisir
qu'il prenait à se trouver ainsi inconciliable avec lui-
même et à maintenir au fond de son ame le chaos
qui lui paraissait une preuve de richesse. Jamais
homme n'a eu, en fait d'idées et de principes, une
telle horreur du choix, et n'a été si content et si fier
de ne jamais dire non. Dire non, pourtant, est néces-
128 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
saire, il le savait bien. Celait un des mots de Plu-
tarque qui l'avaient le plus frappé et qu'il voulait mettre
en place marchande u que les habitants d'Asie servent
à un seul, pour ne savoir prononcer une seule syl-
labe qui est non », et ce mot pour Montaigne avait
plus de prix encore qu'un simple précepte de Plu-
tarque, puisque selon lui « il donna peut-ôtre la
matière et l'occasion à La Boëtie de sa Servitude
volontaire * ». Pourquoi ^lonlaignc ne voyait-il pas
que, si les peuples incapables de dire non s'asservis-
sent à un seul, les esprits incapables de dire non s'as-
servissent aux autres esprits, au premier venu, au
dernier venu, et que c'est là une autre servitude pire
que la première? La libelle d'esprit est un si grand
bien et une si vive jouissance que tout ce qui lui res-
semble commence par plaire. Mais Montaigne nous a
rendu un bien mauvais service en croyant et en don-
nant à croire qu'elle consiste à demeurer toujours
prêt et porté à quelque entraînement nouveau.
Il n'est pas de mot qui revienne plus souvent sous
la plume de Montaigne que ceux de philosophie et de
philosophes, et sur aucun sujet il ne se contredit plus
hardiment ou même plus étourdiment. Tantôt il cite
et accepte l'opinion, suspecte encore, de cet ancien
qui voulait voir les rois convertis à la philosophie ou
les philosophes appelés au trône ; tantôt il ravale les
philosophes aussi bas qu'il peut et s'empare avec joie
1. Essais, liv. I, chap. xxv; l. I, p. 191.
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 129
(le toutes les anecdotes, de toutes les comparaisons,
de tous les arguments que lui suggèrent contre eux
ses lectures ou sa propre malice....
Que telle ou telle proposition des philosophies
jusqu'à présent connues, tel ou tel dogme des théo-
logies jusqu'à présent enseignées, ait été pour l'esprit
humain un fardeau insupportable ou un exercice
inutile; que le plus grand nombre de ces proposi-
tions ou de ces dogmes, et même, si vous le voulez,
que toutes ces propositions et tous ces dogmes aient
mérité un pareil reproche; que ce rigoureux arrêt
soit mis hors de doute sans que rien puisse le contre-
balancer; ce n'est qu'une hypothèse, mais une hypo-
thèse à laquelle pour un moment je veux donner
les mains. S'ensuit-il que nulle philosophie, nulle
théologie ne soit possible dans des conditions déci-
dément meilleures? D'un arrêt rigoureux il ne faut
tirer que de rigoureuses conséquences; il ne faut pas
être sévère envers les autres esprits et facile envers
le sien; il ne faut pas conclure à la liùte après avoir
critiqué à loisir. C'est-à-dire qu'il ne faut pas faire
comme Montaigne. C'est un des traits de son esprit,
c'est, de toutes ses inconséquences, celle qui lui a le
plus nui dans la recherche de la vérité, mais qui lui
a le plus servi pour prendre influence, que la mer-
veilleuse promptitude avec laquelle il passe de
l'extrême exigeance en fait de preuves, quand il s'agit
des idées d'autrui, jusqu'à l'extrême complaisance,
quand il s'agit des siennes. Tour à tour défiant et
9
130 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
crédule sans mesure, rebelle à révidence et satisfait
de l'apparence, accordant aux sens, au lémoi<^nage,
à l'instinct, à la tradition, à l'autorité pure, ce qu'il
refuse à la raison réfléchie et maîtresse d'elle même,
Montaigne nous a tous encouragés et poussés sur cette
pente qui ne nous est que trop naturelle. Mais quit-
tons-la, et remettons Montaigne sur le terrain môme
où il croit avoir vaincu ses adversaires, sur le terrain
des analyses sans miséricorde, des déductions sans
ambages et des conclusions sans ombre. Xe permet-
tons point les « à-peu-près » aux esprits critiques,
puisque leur puissance consiste à ne permettre point
les « à-peu-près » aux esprits affirmatifs.
Montaigne est très curieux, minutieusement et
obstinément curieux de psychologie personnelle, des
phénomènes et des accidents qui se succèdent en
lui ; chez les autres comme en lui-même, il est curieux
au même degré et dans la même limite; mais il ne
veut jamais la dépasser; il s'amuse, il s'applique, il
se voue à tourner sans trêve et sans fin dans ce
cercle étroit, et autant est visible chez d'autres le
parti pris de tout réduire en système, autant est mani-
feste en lui le parti pris de tout résoudre en poussière
et en tourbillons. C'est son système de n'en avoir pas
et d'affirmer qu'il n'est pas légitime d'en avoir un.
La philosophie de Montaigne tourbillonne autour
de l'esprit et l'aiguillonne sans trêve jusqu'à l'alToler,
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE, 131
C'est un essaim de guêpes. Chaque piqûre est de peu
d'elï'et, mais toutes ces piqûres vont à faire mourir....
Montaigne tendait, sans y arriver, sans le savoir,
sans le vouloir, à toutes les extrémités où se complaît
la philosophie de nos jours. On le voit à chaque page
favoriser par ses instincts et autoriser par ses
maximes l'une ou l'autre des écoles qui se disputent
maintenant les esprits.
Il y a une école qui affirme avant tout autre axiome
l'ignorance radicale où nous sommes de notre origine
et de notre fin. Au nom de cette sentence qui aurait
jusqu'à présent passé pour un dernier aveu d'humilité
et de tristesse, mais que nous devons désormais,
paraît-il, répéter avec des cris d'allégresse et de
triomphe, l'école positiviste se promet la défaite et
l'héritage de toutes les philosophies, de toutes les
religions : elle va organiser toutes les sciences et
réformer toutes les sociétés. Montaigne ne s'en fai-
sait pas tant accroire, mais son sentiment était d'ac-
cord avec celui de nos nouveaux philosophes. C'était
un positiviste rêveur; ils ne sont que des sceptiques
entreprenants....
* # #
Montaigne somnambule volontaire, qui s'endort
par système pour marcher les yeux ouverts, mais
sans voir, au bord d'un précipice qu'il connaît et où
il espère tomber sans y penser.
132 KTLîDES ET FRAGMENTS.
Faul-il donc croire que Montaigne, non chrétien,
non religieux, ait tendu par mille détours, mais de
propos délibéré, à insinuer dans les esprits une autre
doctrme, à propager secrètement une sorte de spino-
zisme à l'état gazeux? Sainte-Beuve en a jugé ainsi,
et les pages qu'il a écrites à ce sujet sont peut-être
le plus singulier monument de cette sagacité patiente
et déliée qui a fait de lui pour ainsi dire le grand
confesseur des écrivains '. Pour Sainte-Beuve, Mon-
taigne est un rusé, un perfide; il a une méthode de
grand tour par où il vous mène tout juste aux résul-
tats dont il feint de vous éloigner; il ne vous crie
pas d'écraser l'infâme, mais il vous engage à éluder
l'impossible. Ainsi, quand il doute et rit de Pythagore,
qui croit l'homme capable de se corriger, c'est à la
conversion et à la régénération d'après saint Paul
qu'il en veut....
A cela j'ai deux objections préalables, l'une toute
personnelle à Montaigne, l'autre plus générale, et qui
porte sur la manière légitime d'interpréter les pensées
d'autrui. Si Sainte-Beuve a raison, que devient ce pre-
mier mot du livre de Montaigne : C'est ici un livre de
bonne foi? Il faudrait donc en faire son deuil une fois
pour toutes et sans réserve? Ici point de milieu.
Montaigne a affirmé sa franchise. A-t-il menti tout
de suite, menti dans toute la force du terme, menti
d'autant plus vilainement qu'il promettait de dire
1. Sainte-Beuve, PorL-Royal, t. 11, p. 423 et 433.
LA PHILOSOPHIE DK MONTAIGNE. 133
vrai, sur ce point du moins où il était maître de dis-
cerner et de ciioisir? Je ne demande pas en ce moment
s'il s'est vu autre qu'il n'était; je demande s'il s'est
représenté autre qu'il ne se voyait. Je demande s'il a
pris la bonne foi pour excuse de toutes ses témérités,
de toutes ses fluctuations, de ses contradictions évi-
dentes et avouées, de ses indécences systématiques,
et si cette bonne foi qui peut seule le sauver de tant
et de si graves reproches n'est que l'acte le plus
insigne d'une mauvaise foi qui doit le condamner au
mépris. C'était bien assez de se faire un jeu de tant
de choses : au moins avais-je besoin de croire que
Montaigne y va de franc jeu. Prudent, timoré, incon-
séquent, et peu soucieux de ses inconséquences, je
vous l'accorde, je le vois bien ainsi, et je vois qu'on
peut plaider pour lui sur ce terrain bien des circon-
stances atténuantes. Mais si vous voulez me mener plus
loin, s'il faut admettre en Montaigne un Janus com-
posé d'insouciance et de ruse, d'indilTérence et de
calcul, de cynisme et d'hypocrisie, il n'y a ni finesse,
ni souplesse, ni grâce de l'esprit, ni éclat de l'ima-
gination, ni justesse instinctive du jugement, ni génie
de style, qui puissent le sauver du mépris.
Comment donc Saint-Beuve, qui ne veut certaine-
ment pas appeler le mépris sur Montaigne, en est-il
venu à lui attribuer ces desseins compliqués et
cachés sous une si savante apparence de franc-parlcr?
Comment tant d'autres sont-ils disposés à croire
comme lui que Montaigne a joué la comédie et
sciemment poursuivi une propagande irréligieuse
sous un double masque de sincérité et de respect?
134 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
Leur erreur, ce me semble, tient à une erreur plus
générale. On se croit en droit de suivre jusqu'au bout
les conséquences d'une idée et d'attribuer ces consé-
quences à l'homme qui a mis l'idée première en
avant. Or il y a ici une distinction très importante
à faire. Est-ce l'idée que vous discutez? Vous avez le
droit de la presser, de la tordre, de lui faire rendre
tout ce qu'elle con lient; vous avez le droit de montrer
dans le germe la moisson future et d'avertir ceux que
l'idée première pouvait tenter des conséquences où
elle peut les conduire, où elle les conduira s'ils n'ont
pas la force de réagir. Mais les hommes sont-ils donc
tous logiques, et logiques jusqu'au bout? Vont-ils,
sur la foi d'une idée, tant que la terre les porte?
Vont-ils même au delà, et se lancent-ils inconsidé-
rément dans l'abîme plutôt que de se retourner et de
s'arrêter? Et surtout Montaigne est-il de ceux-là?
A mesure que j'ai étudié Montaigne, j'ai vu beau-
coup plus de diplomatie se mêler à sa franchise,
beaucoup plus d'arrangement perçu à travers son
nonchaloir. Montaigne est, presque à égales doses,
un aventureux et un habile, un inventeur primesau-
tier et un styliste minutieux. Mais en môme temps
je crois que Sainte-Beuve lui a fait tort en lui prêtant
une méthode perfide qui tendrait à insinuer secrète-
ment dans l'esprit de ses lecteurs une pensée géné-
rale pareille à celle de Spinoza. Spinoza et Mon-
taigne! Et c'est Sainte-Beuve qui les a rapprochés!
Je me serais attendu plutôt à le voir s'armer de tout
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 13a
Montaigne pour railler Spinoza et le mellrc en
déroule. L'erreur de Sainte-Beuve a été de vouloir
dérober à Montaigne son dernier mot. Il n'en a pas,
il ne croit pas que les choses en aient un, il ne vou-
drait pas le leur arracher, de peur de le trouver ter-
rible ou seulement gênant....
Vivre sans but, penser sans suite, parler sans
règles, c'est un jeu délicieux, mais c'est un danger
grave, par cela même que c'est un jeu, et parce que
la parole, la pensée, la vie ne sont pas des jouets
livrés à notre caprice, des hochets que nous puis-
sions, comme des enfants qui se récréent, agiter
jusqu'à nous étourdir ou rejeter nonchalamment :
ce sont des instruments de travail qui nous ont été
confiés pour une tâche, et nous rendrons compte, un
jour ou l'autre, de l'usage que nous en aurons fait.
Depuis la première ligne des Essais jusqu'à la der-
nière, cette idée manque, et c'est le vice radical de
la sagesse de Montaigne. Le Thaïes gaulois, le plus
éclairé des Français, notre moraliste en chef pèche
par le point de départ. 11 se trompe et il nous trompe.
Il supprime en le passant sous silence le principe
essentiel de toute moralité....
Vivre sans but ou vivre sans hasards, ce sont assu-
rément deux manières de ne point vivre; nous ne
sommes nés ni pour l'une ni pour l'autre; nous avons
besoin de nous consacrer à une tâche et de garder,
130 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
en dehors de noire tache, une part de nous-mêmes
qui demeure ouverte à d'autres pensées. Mais si, à la
rigueur, il fallait choisir, mieux vaudrait encore pour
l'homme être toujours engagé dans un même travail,
attaché à un même devoir, borné à une seule pensée,
et aller de la naissance à la mort comme un \vagon
sur ses rails va d'une station à l'autre, plutôt que
d'aller et venir sans savoir où, de la forêt à la plaine,
du désert au grand chemin, comme la pauvre feuille
desséchée sur laquelle Arnault a pleuré. Croire que
celui-là est le plus libre qui flotte à tout vent de doc-
trines et de désirs, c'est le plus faux et le plus funeste
de rêves, car à ce jeu, et pour échapper à toute con-
trainte, l'homme s'échappe à lui-même et se perd en
détail ; pour le plaisir de dire qu'il ne dépend de rien
ni de personne, il s'habitue à dépendre successive-
ment de tout, du premier venu, du dernier venu, et le
moindre incident est pour lui la force des choses.
C'est justement à ce rêve que Montaigne s'est adonné,
et plus il a avancé en âge, jilus on le voit se disperser
avec délices et comme se dissoudre par système.
... Montaigne s'est trompé, et avec lui tous ceux
qui répètent sous une forme ou sous une autre, avec
telle ou telle intention, sous le bénéfice de telle ou
telle réserve, que l'ignorance et l'incuriosité sont un
oreiller commode et sain pour une tête bien faite.
Non, cela n'est pas vrai. Le savoir est bon, la volonté
de savoir est légitime, la curiosité est un devoir, les
têtes bien faites ne sont pas celles qui cherchent un
LA PHILOSOPHIE DK MONTAIONE. 137
oreiller, mais celles qui cherchent la lumière, qui
veillent en l'attendant et en l'appelant, et se dressent
pour l'apercevoir à son premier rayon. Mais en vérité,
pourcpioi parler comme si nous vivions dans la nuit,
en attente d'une aurore incertaine? Quelle ingratitude
dans celte apparente humilité! Quelle ingratitude
envers ceux qui ont travaillé, depuis des siècles dont
le nombre nous échappe, à épeler l'une après l'autre
les connaissances dont nous nous emparons sans
efTort, et quelle ingratitude envers Celui par qui tout
commence et à qui tout aboutit I
* * *
C'est tout d'abord une querelle capitale à vider
avec Montaigne. Sur lui-même et sur l'homme en
général est-il possible, est-il légitime de résumer et
de juger? En sommes-nous réduits à cette déplorable
alternative de ne point conclure si nous tenons à la
vérité, ou de manquer la vérité si nous tenons à con-
clure? Montaigne sur ce point est tranchant, et
comme tous les sceptiques il se réserve en ceci le
droit d'affirmer. A ses yeux, et pour tous ceux qu'il
a pénétrés de son esprit, plus on entre dans l'intimité
d'un homme et dans la sincérité de sa propre pensée,
moins on se sent en droit de dire : je le connais, et à
mesure que les yeux s'ouvrent et que la lumière
abonde, la vue s'offusque et se perd.
... Cette idée de l'impuissance de l'esprit humain,
qui est la plus habituelle maxime de Montaigne, com-
138 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
bien de fois, et avec quels regrets, ne l'avons-nous
pas entendue invoquer autour de nous, tantôt contre
les théologiens, tantôt contre les philosophes, tantôt
contre les politiques qui veulent raisonner! Le positi-
visme en a fait son axiome essentiel; et cependant les
adversaires du positivisme s'en emparent à leur tour,
comme d'une arme qu'ils réclament plutôt qu'ils ne
la veulent briser. Ceuxdà mêmes qui font de la raison
l'usage le plus hardi, quand il s'agit de discuter les
croyances d'autrui ouïes documents où ces croyances
se fondent, se récusent ou s'esquivent quand on leur
demande d'employer leur raison à dire ce qu'il faut
penser après avoir dit ce qu'il faut ne penser pas. On
suit volontiers Kant jusqu'au fond de sa critique de
la raison pure; on le laisse remonter seul jusqu'aux
sommets de la raison pratique, et, si nous n'y pre-
nons garde, nous serons bientôt entourés, envahis,
noyés d'une immense et presque universelle marée de
découragement intellectuel. Et pourquoi?...
Peut-on dire de Montaigne qu'il aime la nature
humaine? Il faudrait dire au moins qu'il l'aime sans
l'estimer ; ou plutôt non, il s'en informe et s'en amuse ;
il s'amuse à la percer à jour, à la prendre en défaut,
à la convaincre d'inconséquence, de décadence et de
déraison; il prend contre elle tous ses avantages et se
fait la partie aussi belle qu'il peut; il écarte comme
autant de mensonges littéraires les hautes effusions
où elle se montre ennoblie, et il commente comme
autant de documents authentiques les moindres anec-
LA PHlLOSOPHIi: DE MONTAIGNE. 139
dotes où il la voit s'abaisser et se trahir. Et n'oubliez
pas que Montaigne est un esprit sain, gai et soi-disant
modéré; s"il nous malmène et nous accable ainsi, ce
n'est ni en chrétien, du haut du Calvaire et au nom
d'un divin modèle, ni comme un Byron, du haut de son
Caucase et au nom de son désespoir, ni même comme
Swift, avec une rage froide et aigrie qui a, avant de
s'épancher, torturé et rongé le cœur d'où elle sort :
non, Montaigne nous méprise comme il respire, tout
à son aise, tout naturellement, j'allais dire tout bon-
nement; il lire de ce mépris les complaisances les
plus commodes pour lui-même et pour nous, et
quand on vient de lire quelques-uns des principaux
chapitres où s'égaie cette verve également ombra-
geuse et énervante, on a faim et soif d'un jugement
plus sévère qui aboutisse à un plus noble espoir; on
redemande les rudesses extrêmes de tous ces grands
esprits irrités de notre abaissement et ambitieux de
notre salut; on finit par préférer le plus violent des
misanthropes à Montaigne et à son pardon qui nous
avilit.
Tous ces préceptes socratiques ou chrétiens qui
abondent tour à tour sous la plume de îMontaigne, où
le mènent-ils? II fait sans cesse appel à l'étude de
soi-même : que devons-nous, selon lui, tirer de cette
étude? Il prêche le détachement des choses exté-
rieures et fortuites : à quoi donc faut-il nous atta-
cher? Hélas! il n'en sait rien, ou plutôt il n'en dit
rien, car il faudrait, pour le dire, s'avouer à soi-même
et déclarer tout haut que la vie est sans but, l'âme
140 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
sans boussole, et que la seule sagesse consiste à
flotter de hasard en hasard, comme le naufragé de
vague en vague, en se fiant au débris qui le soutient,
mais en ne lui demandant de soutien que pour la
minute présente, et sans penser ni tendre à un rivage
où Ton puisse aborder. Jamais, que je sache, aucun
homme n'a plus complètement que Montaigne fait
abstraction de la vie éternelle. Non seulement il con-
teste toute évidence, toute efficacité aux preuves dont
les théologiens ou les philosophes se servent en faveur
de l'immortalité de Tàmc; il fait bien plus, il rabat
sans cesse le désir môme de limmortalité, et à force
de s'être convaincu que rien ne peut être certifié au
delà du monde élroil dont nos regards saisissent les
formes, dont nos oreilles recueillent les bruits, dont
nos mains palpent les parois, il travaille infatiga-
blement à y enfermer nos vœux, à nous distraire et
nous décourager de tout essor à travers des espaces
plus larges et vers un ordre plus pur.
Ah! que Bossuet avait raison de dire : « Il ne faut
pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier,
de peur que, croyant avec les impies que notre vie
est un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règ-le
et sans conduite au gré de ses aveugles désirs! » \
Dieu ne plaise pourtant que, pour nous défendre
contre Montaigne, nous allions nous livrer sans
réserve à Bossuet! Nous connaissons trop sa poli-
tique; nous sommes trop loin de comprendre comme
lui l'Église et la doctrine chrétiennes; dans l'histoire
LA PHILOSOPHIE DE MONTAIGNE. 141
même, nous ne reconnaissons plus que ses yeux
d'aigle aient vu très loin. Mais à tout prendre il vaut
mieux vivre en la compagnie de Bossuet que de
Montaigne; nous ne craignons guère que Bossuet
nous asservisse; tout nous garantit contre lui. Avec
Montaigne, au contraire, nous nous sentons comme
découverts et désarmés : son influence plus subtile a,
dans nos propres instincts, des alliés (jui la favorisent
et nous compromettent; les âmes d'aujourd'hui sont
préparées et gagnées d'avance à ses molles sugges-
tions, et, si elles ne veulent pas qu'il achève promp-
tement de les dénouer et de les dissoudre, il faut
(pi'elles commencent dès la première page à se défier
d'elles-mêmes et de lui.
A chaque instant dans Montaigne on trouve quelque
idée juste ou élevée, quelque maxime forte ou sensée,
dite en un langage qui saisit. Mais est-ce là qu'on
peut le voir lui-même et ce qui fait sa physionomie
et son action? Hélas! non. Rien n'est plus facile que
d'extraire de Montaigne un demi-volume qui trompe-
rait tout à fait sur son compte, un demi-volume de
stoïcisme chrétien, de morale généreuse et modérée,
sans faute, sans tache, et d'un vigoureux accent,
grâce au([uel Montaigne semble, à chaque chose
qu'il dit. ne pouvoir pas penser autre chose. Reste à
savoir à quel rang et de quel poids a été dans l'àme
de Montaigne cette partie de belle et bonne sagesse,
aujourd'hui éparse dans ses écrits.
L'exemple de Montaigne prouve mieux qu'aucun
142 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
autre à quel point ce sont deux choses difTérentes
que les idées d'un homme et son esprit. Si je parle
de l'esprit de Montaigne, je veux dire ici sa tendance
et son intention habituelles, son Tivs^a. Eh bien, son
esprit dément et détruit les meilleures de ses idées.
A travers sa vie et ses œuvres, on sent sourdre de
partout l'indolence et l'indifférence. Esprit curieux,
il n'aime point la vérité. Admirateur de la force d'ùme,
il trouve commode d'être modeste pour se dispenser
de toute vertu....
L'esprit de Montaigne est toujours si piquant qu'on
est toujours tenté de le croire pénétrant. Mais il y a
loin d'une épithète à l'autre et il faut y regarder à
deux fois avant de croire que tout ce qui est acéré
soit aciéré.
# * *
Ce que je reproche à Montaigne, c'est sa manière
de concevoir la vie humaine et son emploi. Il n'est
pas vrai qu'on soit un sage à si bas prix. Je veux bien
qu'il soit désormais entendu que le stoïcisme est une
chimère et le christianisme une folie. Mais toute
langue sera énervée, toute conscience sera ensevelie,
toute pudeur sera dissipée au vent quand il sera
admis que le dernier mot de la sagesse est de faire
comme les autres et de passer ici-bas, aussi douce-
ment qu'il sera possible, une suite de jours sans
lendemain....
VIII
LA RELIGIOxN DE MONTAIGNE
S'il est difficile de dire avec précision quelle était
la philosophie ou la politique de Montaigne, sa reli-
gion est bien plus obscure encore, à ce point qu'on
en est réduit à se demander d'abord s'il y a vraiment
telle chose qu'une religion de Montaigne, et si ce
n'est pas un contresens, d'autres diraient un blas-
phème d'en parler.
Que Montaigne ait cru avoir une religion, et même
qu'il ait cru être chrétien, je veux bien en passer par
là. Mais à quel prix le christianisme s'enrichira-t-il
de son témoignage? A quoi ne faut-il pas réduire
l'Évangile pour le retrouver dans les Essais! Quelle
honte pour le Christ si cela s'appelle être chrétien!
Le christianisme de Montaigne! Rien qu'à voir ces
deux mots ensemble, on se sent entre une duperie et
un blasphème. Ne dites pas que Montaigne a été
144 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
chrétien, si vous ne voulez pas faire rire les libres
penseurs et pleurer les croyants.
Montaigne chrétien! Est-il possible que cela ait
jamais été dit? Pour marier un tel mot et un tel nom,
ne faut-il pas défigurer également le christianisme et
Montaigne, et à quoi bon? Ceux qui tiennent au
christianisme ne gagnent rien à revendiquer un Mon-
taigne qui n'a point existé, ni ceux qui aiment Mon-
taigne à le parer d'un christianisme qui ne ressemble
en rien à l'Evangile. On peut réduire le christianisme
tant qu'on voudra ; on peut le faire aussi simple,
aussi dépouillé de dogmes, aussi vague qu'on voudra ;
jamais on ne pourra le restreindre ni le subtiliser
assez pour le retrouver tout entier dans l'âme de
Montaigne et dans ses écrits. L'Evangile a eu des
adversaires plus décidés et plus acharnés que Mon-
taigne, mais au fond personne n'est plus étranger que
lui à l'Évangile. Personne, pour devenir chrétien,
n'aurait eu plus formellement besoin de naître de
nouveau, dans toute la force du mot. Saul le persé-
cuteur était moins loin de Paul l'apôtre que Mon-
taigne n'est loin d'un chrétien.
Montaigne est par essence un homme du monde et
un galant homme, épicurien, fataliste et sceptique,
avec des parties de stoïcisme dans l'imagination, con-
tent de ce pêle-mêle où son esprit demeure, sans
inquiétude et sans ambition morales, et toujours dis-
posé à rabattre l'estime que l'homme a de lui-même
pour réduire d'autant les devoirs imposés à l'homme
LA IIKLÎGIOX DE .MO.NTAIGNIi:. 145
par ses semblables ou par Dieu. Si Montaigne n'est
pas cela, je n'y entends rien. Eh bien, cela même, à
première vue, n'est-ce pas directement le contraire
de l'homme tel cjue le Christ l'a voulu?
Que Montaigne fut chréLien, chrétien comme nous
l'entendons les uns ou les autres et si différentes que
soient nos manières de l'entendre, cela ne fait pas
question, je pense : personne de nous ne croit que
Montaigne fût vraiment chrétien.
Mais je vois deux autres questions moins simples,
et qu'il faut résoudre. Oui ou non, Montaigne se
croyait-il chrétien? Il dit oui. Est-il sincère ou per-
fide? Oui ou non, sa manière de présenter et de
défendre le christianisme est-elle chrétienne? Est-ce
la vraie apologétique, ou, pour réduire encore ses
prétentions, en fait-elle légitimement partie et peut-
elle y trouver place? Et quand on voit de vrais chré-
tiens, bien qu'établis dans leur foi tout autrement
que lui, sortir de chez eux, si l'on peut ainsi dire,
pour adhérer ou même seulement se complaire à
l'apologétique de Montaigne, faut-il les imiter ou leur
crier gare?
* * *
Quand j'entends parler du christianisme de Mon-
taigne, dirai-je le mot? cela me révolte. J'ai de la
peine à imaginer quelqu'un qui soit plus complète-
ment non-chrétien que Montaigne, et (jui, sans des-
sein arrêté « d'écraser l'infâme », aA^ec un vif désir
au contraire de laisser subsister l'Église, le credo,
10
146 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
les riles, etc., ait plus fait pour désagréger et déci-
menlcr l'édifice intérieur que le Christ a érigé en
chacun de ses vrais fidèles.
jMontaignc n'est ni chrétien ni religieux en aucune
manière, mais il n'est ni irréligieux ni antichrélien
de propos délibéré. Il ne se rendait pas, il ne cher-
chait pas à se rendre nettement compte de ce qu'il
pensait et des conséquences de ses pensées. Il entre-
voyait confusément qu'à suivre jusqu'au bout l'idée
de Dieu, ou celle du bien, il en arriverait à une crise
intérieure, à une nécessité de prendre parti, à une
sommation de rompre avec des habitudes d'esprit ou
de vie qui lui étaient douces, pour obéir désormais à
des règles qui lui semblaient pénibles. Il n'a jamais
voulu en arriver là. Au fond de toutes ses doctrines
et de leur incertitude, ce que je vois, c'est une
paresse de conscience à laquelle on cherchera les
noms qu'on voudra, à laquelle on trouvera des
excuses partielles, mais qui, atténuée par mille argu-
ments ou ornée de mille séductions, reste à nos yeux
un triste et mauvais spectacle....
Personne n'a mieux montré que Montaigne à quel
point un homme peut être irréligieux sans vouloir
être antireligieux, et quelle distance il y a entre la
profession, je ne dis pas de la foi, mais du simple
respect pour Dieu, et ce respect même. Déiste, Mon-
taigne l'était, je crois, mais de manière à perdre le
LA RELIGION DE MONTAIGNE. 147
déisme dans ropinion de tout homme sérieux. Il n'y
a ni sève ni suc dans l'idée de Dieu telle qu'il la con-
çoit. Ce qu'il voit surtout en Dieu, c'est un ennemi
des philosophes, un mystère pour rabattre leur
orgueil, et un ami des rois, un allié pour soutenir
leur prestige. Mais vous vous demanderiez peut-être
si telle ou telle action, telle ou telle pensée est con-
forme aux volontés de ce Dieu et si vous pouvez par
conséquent vous la permettre, ou si vous devez la
combattre : voilà un problème (jue pour sa part Mon-
taigne ne se posa jamais. Dieu alors s'efface et se
déguise : c'est la nature qui le remplace, c'est elle
seule que Montaigne nomme et consulte, et comme
elle esl, quoi qu'il en dise, aussi mystérieuse et aussi
compliquée que Dieu, comme Montaigne n'a jamais
essayé de la définir et profite de cette absence de
définition, il se fait répondre par la nature tout ce
qui lui plaît. Ces deux augures ne se seraient pas
resrardés sans rire.
Montaigne a beau laisser dans le vague ses idées
sur la religion et sur l'Église, il a beau se refuser à
toute recherche approfondie et se dérober à qui veut
le serrer de près, cela même est une thèse qu'il faut
discuter avec lui, un premier point qui ne peut pas
lui être concédé sans débat. Montaigne a souvent
plaidé et partout supposé l'incompétence de l'homme
en matière religieuse et ecclésiastique. Il se récuse,
afin que personne ne l'accuse. Il se déclare humble
et soumis pour échapper au soupçon d'hérésie. Mais
148 KTUDES ET FRAGMENTS.
qu"est-cc à dire? Entre ces mains qui semblent si
respectueuses et si prudentes, que devient la révéla-
tion? Et l'Église à qui Montaigne reconnaît une telle
autorité trouve-t-elle en lui un disciple aussi obéis-
sant ({u'il est un complaisant avocat? Indiscutable
parce qu'elle est incompréhensible, divine au point
de réduire l'homme à se courber, à s'abdiquer, à
s'annuler devant elle, qu'est-ce que la foi gagne à un
tel sacrifice? Montrez-moi, de grâce, dans Montaigne
le chrétien qui doit s'être dégagé sans doute de
l'homme ainsi rudoyé et humilié.
Ai-je besoin de le dire? Ce chrétien n'existe pas
dans Montaigne, et, quelle que soit l'idée ([ue l'on
se fasse du christianisme, le fond des Essais y est
étranger. Le fond des Essais, c'est l'Ecclésiaste, et
non l'Évangile. C'est le scepticisme, et non la foi.
C'est l'indifférence, au lieu de l'espérance. C'est
l'égoïsme, au lieu de la charité. C'est l'empirisme
étroit, mou, flottant, au lieu de l'idéalisme énergique
et infini qui a transformé le monde et qui l'agite
encore pour le sauver. A prendre les mots mêmes des
saints Livres, la sagesse de Montaigne est unique-
ment mondaine....
Rien n'est plus propre, ce semble, à donner la
mesure de Montaigne, à montrer comment son esprit
opère et jusqu'où en va la portée, que son langage à
propos de la Bible. Le xvi^ siècle est profondément
biblique, et Montaigne ne l'est aucunement. Traduire
l'Écriture sainte, la répandre, la commenter, lui
rendre sa place et son empire au-dessus de la tradi-
tion et de l'invention humaines, restaurer ces anciens
LA RELIGION DE MONTAIGNE. 149
oracles dans toute la plénitude de leur droit divin,
faire tourner à l'épuration des sources chrétiennes ce
mouvement d'études que la Renaissance avait employé
d'abord au service des beautés et des richesses pro-
fanes, c'est à quoi le xvi" siècle a travaillé d'un zèle
admirable, par les efforts mêmes de ses plus libres
ouvriers, par Erasme comme par Luther. Et en
môme temps qu'ils réclament, pour quiconque a soif
de vérité et de justice, le droit de s'abreuver aux
livres saints, ils donnent en personne l'exemple, ils
tirent de la Bible, pour l'Église et pour l'Etat, des
enseignements (|ui y restaient ensevelis, ils la lisent
et la comprennent, sinon avec toute l'exactitude et
toute la sagacité critiques dont nous sommes désor-
mais avides, du moins avec un instinct profond de
sa forte inlluence morale et de l'usage qu'on en peut
faire pour ressusciter Dieu dans les cœurs. Aussi
peut-on dire que le xvi'' siècle a travaillé presque tout
entier à préparer la langue et l'éloquence de Bossuet,
à rendre possible un dernier Père de l'Église, en
rouvrant de toutes parts des jours et des passages
entre Athènes et le Calvaire, entre le Capitole et le
Sinaï....
Pour enseigner à Montaigne la foi telle qu'il la
comprend et la recommande, Jésus-Christ était inu-
tile; l'Ecclésiaslc suffisait.
Aussi bien, de la Bible tout entière, lAIonlaigne
parle comme d"un livre qu'il connaît peu et dont il a
peur. Il l'ensevelit sous le respect. Il ne veut ])as
qu'on la traduise, encore moins qu'on la commente
l'ôO ÉTUDES ET FRAGMENTS.
cl qu'on la cite; ou si quelques hommes ont le droit
de loucher à ces pages sacrées et d'y chercher la
vérité religieuse, ce ne sera ni vous ni moi ni Mon-
taigne lui-même; ce seront uniquement et exclusi-
vement les docteurs attitrés, gardiens mystérieux ou
plutôt confiscaleurs jaloux de la source qui devait
jaillir jusqu'à la vie éternelle. A ce compte, qu'est-ce
donc que la Révélation, et la lulle de la lumière contre
les lénèljres, et le flambeau qui n'est point fait pour
être mis sous le boisseau?...
Au surplus, quand Montaigne parle éducation,
morale, philosophie, il a sans cesse à la bouche l'an-
tithèse des choses et des mots. Il veut que son écolier
fasse sa leçon plutôt que de l'apprendre. Il veut
que son philosophe soit un sage plutôt qu'un savant.
Bien dire est quelque chose, mais peu de chose,
si rien de plus ne s'y joint. De même pour sa reli-
gion. C'est la plus extérieure, la plus officielle, la
plus superficielle des religions : elle est toute de sur-
face et d'étiquette.
# * *
Ce n'est pas seulement l'impuissance des philo-
sophes et de l'esprit humain, ce n'est pas seulement
l'autorité de l'église où il est né et où il veut mourir,
(jue Montaigne invoque pour soutenir que Dieu est
inconnu et impossible à connaître : il appelle en
témoignage Dieu lui-même et sa parole; il tient pour
incontestable que la Bible est d'accord avec son
scepticisme, et à diverses reprises il la cite à cet effet.
Assurément il n'est pas le seul qui en use de la sorte.
LA UELIGION DE MONTAIGNE. lli 1
S'il a tort, c'est un tort commun à de bien plus grands
et plus religieux esprits. Il y aurait donc une injus-
tice manifeste et sans excuse à faire peser sur Mon-
taigne en particulier ce reproche au(juel se sont
exposés tant de véritables et illustres chrétiens, je
veux dire le reproche de dénaturer l'enseignement de
la Bible sur ce point. Mais sans tomber dans cette
injustice, voici un autre grief qu'on doit adresser
personnellement à Montaigne. Il parle de la Bible,
il s'arme de ses préceptes, et il ne la connaît pas, il
ne s'en soucie pas. Il est le moins biblique des
hommes, et surtout des hommes de son temps. On
compare souvent Erasme et Montaigne. Quelle diffé-
rence entre eux cependant!...
La religion, suivant Montaigne, est à ce point sim-
plifiée et facilitée qu'un seul étonnement me reste,
une seule objection : si la religion était si facile et si
simple, comment tous les hommes ne seraient-ils
point religieux? Quoi? Pour satisfaire Dieu, il ne
s'agirait que de croire sans examen ce que nos pères
ont cru, de pratiquer sans réflexion ce qu'ils ont pra-
tiqué, et nous pourrions ensuite suivre avec confiance
les appels confus de la nature ou les saillies désor-
données de la fantaisie, en nous bornant à les sanc-
tifier par un aveu verbal de notre ignorance et par
l'accomplissement de quehiues rites extérieurs? La
rougeur monte au front, l'amertume vient aux lèvres,
quand on pense de quelle hauteur est descendue,
pour tomber là, l'idée de la religion....
lo2 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
Ëtes-vous une Ame religieuse, agitée par les souflles
qui s'élèvent de toutes parts, qui ébranlent ici une
église, là une autre, partout la foi elle-même, et qui
nous mettent en demeure de rentrer au dedans de
notre conscience, afin de prendre un parti et de savoir
un peu ce que nous sommes? Montaigne vous con-
seillera de n'en rien faire, de ne point accepter cette
sommation, de vous refuser à cette enquête.
On voit bien, dans les voyages de Montaigne, de
quelle nature et de ([uelle portée était sa curiosité sur
les questions religieuses dont son siècle était si forte-
ment préoccupé. 11 regarde, il interroge, il note tout
ce qui touche aux variétés de l'usage et des cérémo-
nies, et aussi tout ce qui montre les Réformés divisés
entre eux. La discipline extérieure et l'unité de l'en-
seignement, Aoilà pour lui toute la religion ou du
moins tout ce qui l'intéresse dans la religion, et la
raison en est facile à comprendre. Le culte était ce
qui lui allait le mieux, l'unité des idées était ce qui
lui manquait le plus, et par un double mouvement
qui lui était naturel, il offrait à Dieu ce qui ne lui
coûtait guère, il s'en remettait à Dieu de ce qui lui
aurait Iroj) coûté.
Oue faut-il faire pour atteindre le vrai? Quelle
méthode est la plus sûre? Quelle somme d'efforts
devons-nous à cette recherche? Quelle espérance
LA RELIGION DE MONTAIGNE. 153
avons-nous d'y réussir? Ouellc conduite tiendrons-
nous envers les vérités connues? Autant de questions
qu'il faut tour à tour distinguer et relier entre elles,
car elles se tiennent sans se confondre, et mon pre-
mier grief contre Montaigne est précisément qu'il
les a prises pCde-mèle et entassées de manière à les
étouffer l'une sous l'autre. Voyez plutôt laf[uelle de
ces questions a toujours le pas dans l'ordre de ses
raisonnements. N'est-ce pas celle-ci : (juelle espé-
rance avez-vous de trouver le vrai? Et sa réponse,
vous la connaissez. Il l'a tant répétée qu'il nous en a
fatigués; malgré la verve qu'il y met, elle est mono-
tone; même sous la plume de Montaigne, c'est du
rabâchage. « ÏNe heurtez pas, car personne ne vous
ouvrira. Ne cherchez pas, car vous ne trouverez rien.
Ne demandez pas, car on ne saurait vous accorder. »
J'emploie à dessein les termes mêmes de l'Évangile :
on a assez dit, on a trop dit que Montaigne était
chrétien.
* * *
Invoquer Jésus-Christ pour récuser Aristote, cela
suffit-il pour être chrétien? Nommer Dieu à tout
propos pour se dispenser de rien expliquer et de rien
comprendre, cela suffit-il pour être déiste?
A quoi se borne en résumé la religion de Montaigne?
A si peu de chose qu'on est surpris d'en parler. Per-
sonne n'a autant nui à la foi que ces sceptiques age-
nouillés. Qu'ils le sachent ou qu'ils l'ignorent, ils ne
font que compromettre l'église à laquelle ils rendent
154 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
hommage; ils témoignent contre elle en donnant à
croire qu'elle peut à la rigueur se contenter de ce
qu'ils lui offrent. Rien cju'on puisse appeler amour de
Dieu, désir de sainteté, confiance en une vie à venir,
charité ou même moins noblement et moins forte-
ment souci des autres, rien qu'on puisse appeler vigi-
lance active sur soi-même et lutle du meilleur homme
contre l'homme mauvais. Une révélation, par qui la
lumière ne s'est point accrue, une foi par qui l'incer-
titude n'est point diminuée, une espérance qui laisse
le cœur désolé, une crainte qui le laisse frivole, une
charité qui le laisse égoïste, voilà le bilan de la reli-
gion de Montaigne. C'est un bilan de banqueroute,
et si Jésus-Christ était mort pour qu'il y eût de tels
chrétiens, jamais un aussi adorable sacrifice n'aurait
abouti à une si cruelle déception.
Mais autant je suis surpris qu'il ait pu venir à l'idée
de quelqu'un d'appeler Montaigne chrétien et de le
réclamer pour son église, autant je repousse la thèse
qui veut faire de Montaigne un hypocrite, et repré-
senter les Essais comme un autre cheval de Troie
inventé par un autre Ulysse pour introduire au cœur
de la place ennemie une légion de guerriers armés et
cachés. Non, la foi de Montaigne n'est pas de la foi.
Mais sa bonne foi n'est pas un mensonge. Montaigne
a cru sincèrement qu'il suffisait de croire superficiel-
lement. Il a cru que l'Église et Dieu lui-même se
contenteraient à bon marché, et qu'en raillant les
philosophes dogmatiques, en pratiquant les rites
LA IlELIGION DE MONTAIfiNi:. 155
extérieurs, en étant un galant homme, et en avouant
que tout cela ne le menait guère au delà du médiocre,
il faisait acte de piété, de soumission, de conscience
et d'humilité dans une mesure suffisante, de manière
à être en règle et à gagner son procès s'il y avait
jugement. A vrai dire, il n'a jamais voulu aller au
fond des choses; il ne s'est jamais rendu un compte
net et sévère des questions religieuses, il les a traitées
comme les autres, avec des aperçus profonds, par
coups de sonde qui allaient loin, mais sans creuser
aucune mine dans le sol qu'il avait exploré.
Une manière habile de se dispenser d'être chrétien,
c'est de se défendre d'être philosophe.
Il y a quelques mois à peine Montaigne était cité
avec une égale confiance par deux adversaires, par
l'un deux, au nombre des athées, et pour prouver
que l'athéisme convient aux plus honnêtes gens, par
l'autre, au nombre des apologistes chrétiens, et pour
prouver que la foi soumise convient aux plus grands
esprits. Si c'était là un fait isolé, il ne vaudrait pas
la peine d'être relevé. Mais Montaigne l'avait prévu
de loin quand il écrivait ceci : « On couche volon-
tiers les dits d'autrui à la faveur des opinions qu'on
a préjugées en soi », et comme « à un athéiste », selon
lui, « tous écrits tirent à l'athéisme », comme « il
infecte de son propre venin la matière innocente »,
Montaigne prévoyait aussi sans doute et plus volon-
136 KTLDES ET FRAGMENTS.
tiers que « celle préoccupation de jugement » pouvait
agir en sens contraire et que plus d'un chrétien zélé
le réclamerait à grands cris.
... Mais en reprochant à Montaigne ce chaos de ses
pensées et l'équilibre instable où il se peint entre le
doute et la foi, ne faisons-nous pas sévèrement, injus-
tement, le procès de notre temps tout entier? Certes,
en lisant ce qui s'écrit aujourd'hui, et surtout si l'on
prête l'oreille à ce qui ne s'écrit point, à ce qui se dit
à peine, à ce que les confidences intimes trahissent
seulement par échappées, sans que celui dont l'âme
s'ouvre sache toujours son propre secret, combien
sont nombreux ceux qui oscillent comme Montaigne
et ne s'en troublent pas plus que luil
IX
MONTAIGNE ET L'ANTIQIITÉ
MONTAIGNE ET LE XVl" SIÈCLE
On croit trop que personne avant Montaigne n'avait
pensé à tirer des anciens le sang et la moelle de leurs
récits. Beaucoup ont moralisé aA^ant lui. Tout n'était
pas allégations pédantes jusqu'aux Essais, et pour ne
citer qu'un grand nom et une grande influence,
Erasme avait déjà appris au xvi'' siècle commençant
à emprunter à Cicéron autre chose que des esse
videalur, à l'Évangile autre chose que des devises pour
les bûchers ou des auréoles pour la guerre civile.
Mais il est vrai que Montaigne a repris avec une grâce
souveraine, avec une puissance nouvelle, cette tache
de mettre l'antiquité à profit pour l'éducation de l'es-
prit humain. Lui aussi, il s'est adressé à des couches
nouvelles. Soyez sûrs qu'Amyot sans lui n'aurait pas
fait pénétrer Plutarque si loin. Socrate, Sénèque,
Plutarque, Cicéron même plus que Montaigne ne
l'avouerait lui doivent beaucoup. Les Essais sont le
type idéal du Selectx e profanis scriptoribiis hisloriœ.
158 ETUDES ET FRAGMENTS.
Voulons-nous mesurer l'orig-inalité et la force de
l'esprit de Montaigne? Aucune des éditions de ses
Essais qui ont été données jusqu'ici ne nous en four-
nit les moyens. Sans doute il est admis par ses
plus grands admirateurs qu'il se servait beaucoup
des pensées des autres, et non seulement de leurs
pensées, mais de leurs images mêmes et de leurs
mots. Ses citations latines sont trop nombreuses, ses
emprunts déjà signalés en augmentent trop le nombre,
ses aveux et ses excuses à ce sujet sont trop formels
pour que personne ait parlé de lui sans parler de ce
qu'il devait à Plutarque, à Sénèque, à Gicéron. Mais
je ne crois pas exagérer en disant que la moitié de
ses dettes seulement est connue, même à ne compter
que celles où nous pouvons nommer ses créanciers.
Ce que la conversation, la discussion avec ses amis,
avec les savants de son temps ou les simples de son
voisinage a pu lui fournir, n'en tenons pas compte :
sachons seulement qu'il prenait de toutes mains.
Montaigne se défend d'avoir, en ses caprices ou en
ses mœurs, quelque chose qui ne soit point à lui;
il veut faire croire que, s'il ressemble en ceci, en cela,
à tel ou tel philosophe ancien, nous aurions tort de
dire : « voilà d'où il le prit » ; non, il n'a connu les
anciens qu'après coup; ces ressemblances ne sont que
des rencontres fortuites ou des ornements ajoutés :
Montaigne, avant d'avoir lu, était déjà Montaigne de
MONTAIGNE ET L'aNTIQ[IT|':. loi)
pied en cap. Voilà ce qu'il affirme '. Mais faul-il le
croire?
Tout d'abord, si nous disons si souvent, en marge
d'une idée de Montaigne : « voilà d'oîi il la prit », c'est
qu'il nous y invite lui-même ailleurs et va jusqu'à
nous défier de découvrir tous ses emprunts.
Et puis ces deux thèses à ce sujet, elles datent sur-
tout des éditions de 1588 et de lo9o. Elles ont bien
un air de tactique défensive. Ne répondraient-elles
pas à une critique courante, à des doutes dont Mon-
taigne aurait eu vent sur ses titres à l'entière origi-
nalité et spontanéité dont il se vante ou se couvre,
se voulant faire tour à tour plus rare et de moins de
conséquence qu'il n'est?
Ce que Socrate ^ dit de la science est directement
contraire à la pensée et au tempérament intellectuel
de Montaigne. Montaigne n'écrit que pour détourner
l'esprit humain de la science; Socrate ne parle que
pour nous y introduire et nous y engager. Socrate
inaugure la vraie méthode philosophique; Montaigne
travaille de toutes ses forces à la tuer et à l'enterrer.
A quel point l'idée de la science était toute-puissante
et séduisante aux yeux de Socrate, on en peut juger
quand on voit qu'il allait jusqu'à confondre la science
et la vertu, l'ignorance et le mal; Montaigne tout au
rebours. Et savez-vous que ce n'est pas un mince
1. Essais, liv. II, chap. xii; l. II, p. 300.
2. A propos d'un mémoire de M. Levêque sur Sacrale comme
vtclaphijsicipti lu à l'Académie des sciences morales el poli-
licjues, en janvier 1866.
160 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
reproche à faire à cet homme si sagace que de navoir
pas su distinguer Socrate de Salomon?
« Mener l'humaine vie conformément à sa naturelle
condition » ou, selon une variante qui lui était venue
en tète à ce sujet, « faire au monde ce pour quoi il
est au monde », voilà, selon Montaigne, le but et le
résumé de la philosophie de Socrate; et cette philo-
sophie, il l'adopte, il l'épouse; il la fait sienne autant
qu'il peut. Mais n'est-ce pas plutôt sa propre philoso-
phie qu'il attribue à Socrate? N'y a-t-il pas là un peu
d'illusion qu'il se fait et qu'il nous veut faire, et
sérieusement, décidément, est-il en droit de se cou-
vrir d'un si grand nom?...
Montaigne, un Socrate incomplet et infécond.
Et Plutarque, ce Plutarque qui était toujours entre
ses mains, qu'il lisait et relisait sans cesse, et dont les
dépouilles lui servaient à maçonner ses propres écrits,
Montaigne l'a-t-il mieux compris qu'il n'a compris
Socrate ou Sénèque? Et de ces trois hommes qui
résument pour lui toute la sagesse, n'en est-il pas un
du moins dont il ait véritablement suivi les traces et
saisi l'esprit? A quelques traits de la physionomie de
Plutarque, on dirait oui, car il en est certainement
qui se retrouvent dans la physionomie de Montaigne.
Même amour de l'histoire et des historiettes, des
MONTAIGNE ET L'ANTIQUITÉ. 101
petits faits qui parlent et qui frappent; môme habi-
tude de moraliser sur des exemples, de tirer et sou-
vent de tirer trop vite une conclusion générale d'une
remarque particulière; même démarche errante et
abandonnée qui ne sent pas le professeur, mais qui
reproduit avec un art caché les simples hasards d'un
entretien familier. Et cependant, plus on étudie cha-
cun à part Plutarque et Montaigne, mieux on s'aide
des travaux récents qui ont mis en pleine lumière la
vie et les desseins du sage de Chéronée, moins il
semble' que ^Montaigne ait pénétré la vraie doctrine
de Plutarque. Si Plutarque avait pu lire les Essais, il
n'aurait su comment remercier assez un si constant
et si ardent admirateur; mais il ne l'aurait pas reconnu
volontiers pour un de ses disciples, il aurait plutôt
vu en lui une de ces âmes dont il aimait à se faire le
médecin, et dût Montaigne y perdre un peu de son
beau feu pour Plutarque, Plutarque l'aurait prêché.
Il l'aurait prêché, j'en suis convaincu, sur son parti pris
de ne point prêcher. « Je ne forme pas l'homme —
répète sans cesse Montaigne, — je le récite. » Plutarque
tout entier, par sa vie comme par ses écrits, Plutarque
encore plus que Sénèque , Plutarque autant que
Socrate, et c'est tout dire, proteste contre cette
manière d'entendre la sagesse, de la réduire à la
curiosité ou tout au plus au gouvernement de soi-
même, et de jouer avec la vérité ou de s'en réserver
les bienfaits. Ce n'est pas le stérile plaisir d'amasser
une ample collection défaits rares et contradictoires,
ce n'est pas même l'égoïste ambition de se rendre soi
seul plus modéré, plus prudent, plus courageux contre
11
162 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
les chances de la vie et la certitude de la mort, non,
ce nest point cela qui a animé et soutenu Plutarque
dans cette longue carrière de recherches historiques
et de discussions philosophiques....
Montaig-ne est un Plutarque libertin, dans tous les
sens de l'épithète ■ — et songez à tout ce qu'elle enlève
au nom de Plutarque en s'y adjoignant.
Vous lisez, par exemple, dans Montaigne la phrase
(}ue voici : « Ce n'est pas merveille, dict un ancien, que
le hazard puisse tant sur nous, puisque nous vivons
par hazard ' ». Une note vous renvoie à la 71" Épître
de Sénèque; cela vous suffit, avouez-le, et vous pen-
sez à peine à remercier l'éditeur Coste qui vous a
évité le petit ennui de ne savoir pas qui cet ancien
pourrait être. Quant à se lever pour chercher dans
Sénèque le texte latin, est-ce trop de supposer que,
sur mille lecteurs, il n'en est pas plus d'un qui y
pense, ni plus d'un sur deux mille qui le fasse? Vous
revenez bien vite de la note au texte, et Montaigne
continue : « A qui n'a dressé en gros sa vie à une
certaine fin, il est impossible de disposer les actions
particulières. Il est impossible de renger les pièces à
qui n'a une forme du total en sa teste. A quoy faire
la provision des couleurs, à qui ne sçait ce qu'il a à
peindre? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et
1. Essais, liv. II, cliap. i. — Ed. Courbet el Roycr, t. II, p. S.
MO.NÏAICNK KT L'ANTIUIITK. IG:}
n'en délibérons (ju'à parcelles. L'archer doit premiè-
rement sçavoir où il vise, et puis y accommoder la
main, l'arc, la corde, la flesche et les mouvemens. Nos
conseils fourvoient, parce qu'ils n'ont pas d'adresse
et de but. Nul vent ne fait, pour celui qui n'a point
de port destiné. » Sénèque est déjà loin de votre
pensée; mais que ce Montaigne est fertile en déve-
loppements et en comparaisons! Que ce style est bref
et pénétrant! Comme un mot d'un ancien Fa mis en
train, et quel talent d'exploiter, d'étendre en tous sens
la moindre parcelle d'or! Mais quel reproche absurde
faisait-on à Montaigne de n'avoir dans l'esprit aucune
notion de la règle et de l'unité et de ne prêcher jamais
({ue le laisser-aller de toutes nos facultés et de toutes
nos actions? Le voilà, cet humoriste vagabond, ce
douteur incorrigible, ce fuyard de chemins tracés
et des devoirs réfléchis; il s'agit justement de la
nécessité de réfléchir, de choisir son chemin, de savoir
son but, etqueldocteur méthodique aurait mieux dit?
Prenez garde : ce que vous prenez pour du Montaigne
est encore du Sénèque, admirablement traduit, mais
voilà tout.
Lequel, de Lucrèce ou de Montaigne, était le plus
grand esprit? Lequel était le plus honnête homme? A
ces deux questions la réponse est la même; incontes-
tablement l'avantage est à Lucrèce. Sous le discrédit
que lui vaut son système, et à travers l'obscurité où
se dérobe sa vie, il n'y a pas de plus noble figure que
celle de l'ami de Memmius. C'est un vrai Romain, et
de la meilleure marque, appliquant aux poursuites
164 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
de l'esprit, aux conquêtes spéculatives et scientifiques,
les vertus fortes et le génie dont sa race s'est servie
pour regere imperio populos.
11 est un philosophe surtout envers qui son achar-
nement est singulier: c'est Cicéron. 11 semblerait que
Cicéron fût assez sceptique en philosophie pour se
concilier notre grand sceptique ou tout au moins pour
le désarmer; et surtout quand on voit combien d'em-
prunts Montaigne lui a faits, combien il lui doit soit
de son érudition sur les conflits des systèmes anciens,
soit de ses arguments et de ses boutades contre les
dogmatistes excessifs, soit de ces belles sentences
morales qui relèvent de place en place la trame des
Essais, le mépris qu'il affiche et qu'il insinue partout
envers Cicéron devient inexcusable : ce n'est plus
seulement de l'injustice, c'est de l'ingratitude person-
nelle et un parti pris mesquin.
N'a-t-on pas exagéré l'étendue et la liberté d'esprit
de Montaigne? Elles ont des bornes plus étroites qu'on
ne croit et un caractère moins noble qu'on ne dit.
C'est l'étendue d'esprit d'un humoriste et d'un poète,
c'est la liberté d'esprit d'un égoïste et d'un indiffé-
rent.
Prenez-le sur les questions où il est engagé d'avance
par quelque intérêt personnel, et alors jugez-le. Voyez
par exemple son acharnement contre Cicéron. Est-il
d'un grand et libre esprit? Combien Erasme, adver-
MONTAICNE ET L'ANTIQIITK. 165
saire des Cicéroniens et en même temps admirateur
de Cicéron lui-même, était dans un plus juste équi-
libre!
\'anité pour vanité, je préfère celle de Cicéron à
celle (le Montaigne; elle a plus de candeur et de
naturel, et dans son désir de plaire, de fixer les yeux
des hommes, de se survivre par la gloire de ses écrits
et de son nom, Cicéron est incomparablement supé-
rieur à cette Célimène gasconne dont nous sommes
tous amoureux.
Je dirai plus : sans avoir passé sa vie à s'analyser et
à se décrire, sans avoir médité et caressé son portrait,
ou plutôt justement parce qu'il ne l'a point médité et
caressé, Cicéron nous a laissé de lui-même une image
plus complète, plus sincère, plus certaine que n'a fait
Montaigne, et qui commande plus naturellement la
confiance.
En citant par leurs noms ou sans les nommer
tant d'auteurs anciens et célèbres, Montaigne ne
s'astreint jamais à conserver le sens de leurs paroles,
à suivre la ligne de leurs pensées et à aboutir où ils
ont abouti; c'est au contraire son procédé et son jeu
habituels d'employer les plus grandes autorités à
recommander et à orner des idées qui sont à lui et
qui vont droit contre le propos de ceux qu'il invoque.
iXon hos cjiixsitum munits in usus.
Montaigne ne sait pas bien l'antiquité; il l'imagine
souvent tout autre quelle a été; il ne la juge pas ton-
i66 KTIDES ET FRAGMENTS.
jours autant qu'il faudrait. Mais il a, envers l'anti-
quité, un instinct excellent et nouveau et une manière
de s'en servir qui est loin d'avoir perdu son à-propos.
Il n'émigre pas dans le monde antique; il y voyage et
en revient pour nous importer et nous insinuer tout
ce qui lui semble à notre adresse. La grande sagesse
des morts ne lui fait pas oublier les vivants ni mécon-
naître leurs besoins
Montaigne avait une théorie singulière sur les
citations et les exemples qu'il invoquait à Tappui de
ses idées. Il estimait qu'une sentence ancienne
détournée de son sens ou une anecdote imaginaire
appuyait et servait aussi bien sa thèse qu'une citation
exacte ou un fait authentique. Cette thèse étrange
fait mesurer mieux que tout le reste jusqu'à quel
point de fantaisie et de paradoxe Montaigne a pousse
le scepticisme. L'esprit humain est, à ses yeux, digne
de si peu de respect, l'histoire humaine est si profon-
dément vide de certitude, il y a, entre l'invraisem-
blable et le vrai, une nuance si impossible à saisir,
que toute critique est superflue et puérile, et que
l'on peut moraliser à l'aise et subtiliser à perte de
vue avec une bonne foi d'aussi bon aloi, en prenant
pour point de départ un texte inventé ou contrôlé,
une fable ou une réalité. Il est probable qu'il n'atta-
chait pas à cette thèse une grande importance et que
c'était seulement, dans son esprit et sous sa plume,
une manière plaisante de se défendre contre le
reproche d'avoir fait souvent reposer ses raisonne-
ments sur des bases qui ne tenaient pas.
MONTAIC.NK KT l/ANTIOriTK. 107
Il faul cepondant s'cnlendro. .Montaigne et ceux
qui s'autorisent de lui opposent sans cesse Texpé-
rience à la science, les faits aux rêveries, les témoins
aux docteurs, les bonnes gens aux faiseurs de phrases.
Je suis prêt à dire amen. Mais si rexpérience n'est
pas séiieuse, si les faits se fondent en fumée comme
de vulgaii'es sophismes, si les témoins n'ont pas dit
ce qu'on leur fait dire, si les bonnes gens sont des
niais à qui il n'a manqué (pi'un bonnet carré pour
être renvoyés en Sorbonne, où allons-nous?
Il y a, dans celle langue latine que Montaigne com-
prenait si bien, une admirable et simple expression
où se condense la meilleure sagesse de ces âmes
romaines qu'il exaltait si fort : pro parle virili. On
n'aurait point besoin d'un autre texte pour prêcher
Montaigne. Il le juge en dernier ressort. Faute de
pouvoir le traduire, essayons de l'expliquer.
Oui, pour sa pari, chacun à sa place et dans son
rôle, mais virilement, de tout son nerf, comme un
soldat qui ne veut point perdre le temps d'agir à
regarder si son voisin combat ou trahit.
Otez l'une ou l'autre des deux vérités (jui se balan-
cent dans celte courte formule : lout l'équilibre de
l'àme est rompu. Si vous ne prêchez que l'énergie
virile, chacun tendra à se faire envahisseur et tyran.
Si vous ne prêchez que la modestie personnelle,
chacun glissera dans l'inertie et vers la nullité. Pour
nous tenir debout et ne rien perdre de notre stature,
nous avons besoin de penser de nous-mêmes comme
168 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
les pauvres gens pensent de leur chaumière ou de leur
jardin : nous avons besoin de penser en môme temps
que nous sommes peu de cho^e, et que ce peu que
nous sommes est pour nous d'un prix infini.
Montaigne au xvp siècle, et Montaigne en Grèce et
à Rome, ce sont deux hommes différents. L'antiquité
est le pays de son imagination et de son héroïsme
intellectuel. Ce n'est guère que par La Boëtie qu'il
rattache l'une à l'autre ces deux races humaines si
différentes, celle qu'il voit autour de lui, et celle qu'il
évoque du fond de Plularcpie. Libertés publiques,
esprit d'entreprise, habitude de juger les affaires de
l'État et d"y porter la main, mépris de ses aises et
de ses goûts pour tout mettre et tout perdre au ser-
vice de sa patrie ou de son parti, recherche ardente
de la renommée, vertus hautaines, inflexibles, bandées
vers l'absolu, cela est bon pour les anciens, risible
ou coupable chez les contemporains. Selon qu'il
parle des uns ou des autres, on dirait qu'il ne s'agit
pas de la même planète.
La vie de ^lontaigne est comprise entre deux dates
qui l'éclairent bien : il naît quand Rabelais vient de
mettre la première main à son œuvre joviale et hardie ;
il meurt avant qu'Henri IV soit maître de Paris et
sûr de son trône. Il n'appartient ni à la génération
fougueuse de la Renaissance, ni à la génération heu-
reuse de la Restauration....
MONTAIGNE KT LE Wf SIÈCLE. '169
Le NVii^ siècle n'a achevé rien de ce qu'il a com-
mencé. Ses grands hommes nous intéressent passion-
nément et à bon droit, parce qu'ils onten eux quehjue
chose d'entreprenant et de prophétitjue par quoi ils
ont ouvert à la France un long avenir; et ils nous
attristent autant ({u'ils nous intéressent, parce qu'ils
sont morts sans avoir mené leur œuvre à bien, sans
prévoir qu'elle allait être reprise et accomplie. Nulle
part ce mécompte et ce découragement final du
^1"= siècle ne me frappent autant que dans Mon-
taigne, surtout quand je le compare à Rabelais.
Rabelais est un satirique et un cynique, ce n'est pas
un sceptique : on sent circuler dans tout son livre
une sève généreuse de confiance et d'espoir; Mon-
taigne, au contraire, malgré son heureuse nature,
dans le langage le plus vivant et le plus florissant
(jui fut jamais, n'exprime que la lassitude d'un siècle
vieilli. Que n'a-t-il vécu jusqu'à voir Henri IV maître
de son royaume! L'esprit franc^ais fut si prompt alors
à se réconforter, à se raffermir, à profiter d'une paix
qui nous paraîtrait encore bien troublée! On peut
ouvrir les uns après les autres les livres de tous les
écrivains ({ui ont mar([ué sous le règne de Henri IV :
si divers ({ue soient leurs sujets et leurs talents, ils
ont un caractère commun. Ils visent tous à sortir de
l'anarchie où le xvi*' siècle était demeuré comme
éperdu. Un même besoin, plus ou moins nettement
compris, de discipline et d'unité, un même instinct
d'embrasser moins et de mieux étreindre, un meilleur
ITO' ÉTUDES r.T FRAGMENTS.
emploi des forces ({ui se dissipaient ou se heurtaient
auparavant, une universelle ambition de mettre Tordre
et la paix dans les esprits, voilà ce qui les rapproche
l'un de l'autre et les distingue de leurs prédécesseurs,
lors même qu'il reste, entre eux et leurs prédéces-
seurs, ([uel(]ue trait saillant de parenté.
J'en prends deux qui ont avec Montaigne une res-
semblance évidente : saint François de Sales et
Charron. Saint François de Sales lui ressemble par
le style, par le jeu continuel de l'imagination, par son
soin de rendre la dévotion aussi aimable cjue Mon-
taigne l'avait lait pour la philosophie. Mais cela dit,
quelle dilTérence 1 Quelle sûre et lumineuse démarche
de l'esprit chez saint François de Sales! Comme il
sait où il va, et comme il mène au but! Comme on
devine la jouissance que goûtèrent ses premiers lec-
teurs à échapper avec lui au double fléau de la veille,
aux controverses des violents et aux incertitudes des
modérés! Comme il a bien rempli le programme
tracé par Henri IV, quand celui-ci lui faisait demander
un livre capable d'apprendre à toutes les personnes
de la cour et du monde à vivre chrétiennement, cha-
cune selon son état, et (jui fût « d'une méthode
exacte, judicieuse, telle que chacun pût s'en servir»!
Quoique au profit d'une toute autre pensée, c'est
par la méthode aussi et par la force de l'affirmation
que Charron innove; il les emploie à faire dire : je ne
sais, là où Montaigne proposait de dire : cpte sais-je?
Le doute qu'il a trouvé épars et flottant en mille
débris dans les Essais, Charron le range en corps de
doctrine; il divise et subdivise sa matière comme un
MONTAifiNi: i:t le \\f siKCLr;. 171
sermon en trois points; il établit à part une religion
pour le vulgaire et une sagesse pour l'élite; il fait
rentrer, malgré elle, dans son plan une morale
empruntée tour à tour aux stoïciens et aux écrits
chrétiens de Du Vair; et cette œuvre a beau être
composite et ruineuse quant au fond, elle passera
cependant pour originale et imposera aux esprits de
son temps par le prestige de l'ordonnance et de la
clarté.
J'appellerais volontiers les Essais Vlntroduction A
i vie mondaine. Montaigne est le sai
Sales des esprits profanes et moyens.
la vie mondaine. Montaigne est le saint François de
On dit qu'il n'y a pas de parallèle à établir entre
Montaigne et Rabelais. Pourquoi donc? Le plus sensé
des deux n'est pas celui qu'on pense. Rien ne me
frappe autant que le bon sens de Rabelais. Il a porté
sans fléchir une ivresse de géant. C'est la tête la plus
saine sous son enluminure de buveur et sous les
éclahoussures de sa gaîlé plébéienne. Je déteste les
ordures, et il en est plein. Mais je déteste encore plus
le libertinage élégant, le mépris poli et soi-disant
galant avec lequel Montaigne parle des femmes et
leur fait sa cour. L'homme du monde qui se joue de
la décence et du respect vaut moins que l'homme des
rues avec son gros rire et ses gros mots. J'en veux à
Montaigne d'avoir rangé Rabelais parmi les auteurs
« simplement plaisants », entre Boccace et les Bai-
sers de Jean Second. Pour Boccace, passe encore!
172 KTUDES ET FRAGMENTS.
Celui-là du moins est un grand écrivain et un peintre
délicat de mœurs qui ne le sont guère. Mais Jean
Second n'est décidément pas digne d'être nommé le
même jour que Rabelais. Montaigne avait même, dans
ses trois premières éditions, ajouté à ce groupe des
modernes simplement plaisants Héliodore et son
Histoire .Etliiopique. Je sais bien que la traduction
d'Amyot et ses éloges avaient fait de l'Histoire ^ïthio-
piquc un des livres favoris du xvi^ siècle et devaient
le recommander particulièrement à Montaigne sur
qui le traducteur de Plutarque avait une autorité
presque absolue. Mais alors il fallait ranger ailleurs
Rabelais, et, si quelques-uns s'étonnent encore aujour-
d'hui de l'importance que nous attachons aux vues
sérieuses de notre grand bouffon, peut-être n'est-il
pas hors de propos de remarquer que Montaigne et
Ronsard au xvi° siècle sont presque seuls à traiter
Rabelais si légèrement et que, pour leurs plus graves
contemporains, dans tous les camps et dans tous les
rangs, Rabelais était bien autre chose qu'un plaisant.
* # *
Le sourire de Montaigne est plus terrible que celui
de Rabelais.
«:= * *
Montaigne, un simple jardinier dans une plate-
bande de terre de bruyère; Rabelais fait de la culture
intensive.
* ■!:■ *
Montaigne est moins sale que Rabelais, il n'est pas
plus pur.
MONTAIGNE ET LE X\f SIÈCLE. 173
Rien n'est plus propre à faire comprendre Mon-
taigne que la lecture de Charron. Les lire l'un et
l'autre, c'est voyager dans le même pays, mais non
dans la môme saison; de ce printemps du scepticisme
où nous promenait Montaigne, vous passez tout de
suite avec Charron à la fin de l'automne, et des fleurs
que l'un vous jetait pele-mèle et par brassées, la plu-
part se sont perdues, celles qui demeurent ont pâli;
vous les revoyez en ordre, il est vrai, mais ce n'est
plus qu'un herbier.
Entre Montaigne et Charron il y a une parenté
étroite, mais une parenté d'adoption, et non une affi-
nité naturelle : les points de contraste, entre les deux
esprits, sont nombreux et tiennent à leur fond....
Il est un trait du caractère et du système de Mon-
taigne qui ressort et fait saillie en Charron : je veux
dire la prétention de faire vivre en soi un croyant qui
accepte tout et un philosophe que rien n'arrête, et
de présenter ce programme ambigu comme le chef-
d'œuvre d'une double sagesse également agréable au
monde et à Dieu. Montaigne, qui met ce programme
en pratique, s'en tire à force d'habileté et de légèreté.
Il va, il glisse sans cesse d'un rôle à l'autre, sans
avertir personne ni rien crier. 11 ne lui en coûte pas
plus que de faire sa cour tour à tour au duc de Guise
et au roi de Navarre; c'est proprement son métier et
son génie. Et comme il était homme, je le crois, à se
174 KÏL'DES I:T FRAd.MKNTS.
piquer d'honneur partout où il se trouvait, et à
prendre le contrepied du propos où il était mêlé, il
lui est souvent arrivé sans doute d'argumenter en
philosophe contre son curé et d'afficher son credo
catholique aux yeux de ses amis libres penseurs. Tout
cela, chez Montaigne, se passe sans rupture et sans
embarras. Il ne s'agit que de causer et de conférer.
Nous sommes entre gens de loisir et d'esprit, non
asservis aux alïaires, toujours maîtres de nous retirer
quand il s'agira d'agir, sûrs de rompre le propos si
Ton prétend nous mener trop loin, et de là vient que
nous pouvons aller si loin sans crainte. Pour se rendre
parfaitement indépendants, il n'est rien de tel que de
se sentir absolument irresponsables. Oui ne répond de
rien n'a rien à ménager. On s'habitue ainsi à jouer
avec le feu près des poudres....
Avec Charron, qui n'est si délié ni si réservé, tout
cela se détermine et s'accentue. La contradiction que
Montaigne entretenait en lui en diplomate consommé
se tourne et s'érige chez Oiarron en antithèse hardie.
Aux habitudes du causeur qui n'est jamais obligé à
conclure succèdent celles du prédicateur qui prend
texte et pose ses points. Charron voit plus clair que
Montaigne et parle plus net.
Charron est à Montaigne ce que saint Thomas
d'Aquin est à l'Évangile, Il a fait la Somme de toutes
les idées que Montaigne avait semées ou secouées au
vent. Que de temps il faut pour sortir d'une forme
antique et solennelle, et comme les esprits y revien-
MOXTAlCNi: KT LE .Wl" SIKCLK. ITa
nenl et y rentrent par tous les d(''tours! Cette sagesse
mondaine et ondoyante de Montaigne, poussant
jusqu'à l'excès l'horreur du système, la voilà à son
tour, presque tout de suite, à peine née, la voilà qui
se systématise et se cristallisel Franchement, n'est-ce
pas à dégoûter du doute, si l'on a besoin d'en être
dégoûté?...
Dans cette dillerence si manifeste entre Montaigne
et son disciple, je vois la dilï'érence des personnes et
ce que l'éducation théologique et plus livresque de
Charron change aux allures de l'esprit du maître;
mais j'y vois aussi la dillerence des moments; quand
Charron écrit, une autre ère a déjà commencé, l'etTort
universel des esprits tend à tout mettre en ordre,
Henri IV règne, le scepticisme lui-même cherche une
discipline et apprend à marquer le pas.
Tant que l'on ne s'est pas élevé jusqu'à aimer,
jusqu'à respecter également la conscience pour elle-
même et la vérité en soi, tant que l'on reste parmi
ceux qui discréditent la vérité pour que la liberté en
soit plus à l'aise, ou parmi ceux qui restreignent la
liberté pour que la vérité en règne mieux, on n'est ni
un sage ni un vrai libéral; on fait une double et mor-
telle injure à la conscience et à la vérité. Mortelle,
ai-je dit? Non du premier coup, grâce à Dieu. Ce
sont des injures et des blessures qui, dans ce train
du monde tel que Dieu l'a réglé, ne vont pas tout
d'abord à leurs derniers effets, et il y aurait de l'in-
176 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
gratitude et de rinjustice à méconnaître les services
rendus à Tune ou l'autre de ces deux saintes causes
par des hommes qui n'ont pas su les servir toutes
deux. Non, Montaigne, quoique sceptique, et Calvin,
quoique intolérant, et malgré le mal que chacun
d'eux a fait, ont fait tous deux du bien à l'esprit
humain. ^lonlaigne lui a redonné du jeu; Calvin en a
retrempé les ressorts. A l'école de l'un, il s'est formé
des âmes plus capables de laisser passer les croyances
d'aulrui, à l'école de l'autre des âmes plus capables
de saisir, pour leur propre compte, et par une forte
prise, des croyances dont elles ne se dessaisiront
plus. Mais de quel prix exorbitant ces leçons, si
précieuses qu'elles soient, n'ont-elles pas été payées?
Montaigne, pour rendre du jeu aux âmes, les a toutes
dénouées. Calvin, pour retremper leurs ressorts, les
a durcies, à légal d'un autre Lycurgue, et les a
faites comme de fer.
Montaigne n'a rendu justice ni à la Renaissance ni
à la Réforme. Il n'a compris ni la science ni la
conscience de son temps.
Bacon dit quelque part que si Lucrèce avait vu la
Saint-Barthélémy, il serait devenu cent fois plus
athée qu'il ne l'était. Eh bien! Montaigne était plus
flegmatique : il a vu la Saint-Barthélémy, et elle ne
lui a pas arraché un cri. La mort de Marie Sluart l'a
ému, le grand massacre de Paris est pour lui comme
s'il n'était pas. La dévotion ridicule de Henri III l'a
MONTAIfiNK KT LK XVl" SIKCLE. 177
fait sourire, el (Miarles IX n'est pour lui que notre
pauvre roi Charles IX. Sans être un catholique fer-
vent, sans être un soklat ivre de guerre ou un poli-
tique aveuglé parla raison d'Etat, sans être ni Guisard
ni ligueur, sans être entiché de la royauté absolue et
du droit, divin, sans être machiavélique et sans
admirer les coups de force ([ui brisent en une seule
fois toutes les résistances, sans aucune des erreurs
ou des passions qui n'excusent pas mais qui expli-
quent l'insensibilité de certaines Ames devant les
plus grands crimes, uniquement par indilïérence
naturelle et volontaire, pour rester plus impartial
qu'il ne faut l'être, par énervement de la faculté de
choisir et déjuger, il n'a rien voulu voir, n'a rien dit,
n'a rien blâmé.
* # *
Montaigne est mort à cinquante-neuf ans, en 159:2,
quand Henri IV n'était pas encore maître de Paris.
Quel malheur qu'il n'ait pas vécu une vingtaine
d'années de plus, qu'il ne soit pas allé jusqu'en 1610,
par exemple, et qu'il n'ait pas assisté au règne paci-
ficateur et réparateur de Henri 1\'! Suivez un peu celte
fantaisie : quel autre Montaigne, et j'ai bien envie
de dire : quelle autre France vous allez avoir!
On a souvent comparé Montaigne à Henri 1\'; on
a souvent dit qu'en écrivant les Essais Montaigne
avait devancé les vues et préparé les voies de ce
grand pacificateur. Henri l\ aurait le droit de se
plaindre de ce parallèle. Sans Montaigne, il ne man-
12
178 ÉTIDES ET FRAGMENTS.
querait qu'un chef-d'œuvre à nos bibliothèques. Sans
Henri IV, il n'y aurait plus de France depuis long-
temps.
Pourquoi la traduction de Plutarque par Amyot
devint-elle si vite le bréviaire des femmes et des igno-
rants? Et pourquoi Montaigne, à son tour, trouva-
t-il tant de lecteurs attentifs aux confidences et aux
fantaisies d'un petit gentilhomme gascon retiré au
fond de son château? Son génie d'écrivain, quoiqu'il
passe de bien haut celui d'Amyot, n'expliquerait pas
à lui seul son succès. Nous apprécions aujourd'hui
mieux que les lecteurs d'alors la naïve et souriante
bonhomie de la prose d'Amyot, la vigueur pitto-
resque et la précision subtile de la prose de Mon-
taigne, où la pensée et les mots semblent se porter
un continuel défi à qui aura le plus de replis, et où
l'image à chaque pas se dresse et fait corps avec la
pensée. Mais ce que les hommes du xvi^ siècle sen-
taient et goûtaient bien plus fortement que nous ne
pouvons le faire, c'était la nouveauté et la joie d'avoir,
dans le Plutarque d'Amyot, la plus riche encyclo-
pédie de l'histoire et de la sagesse anciennes soudai-
nement ouverte à tout venant, et de voir dans les
Essais de Montaigne cette même histoire et cette
même sagesse, non plus isolées dans le passé, mais
mêlées et mariées de page en page aux faits et aux
questions du xvi" siècle, aux vivantes expériences ot
aux réflexions intimes d'un contemporain. L'anfiquilé
n'en était plus à avoir seulement des explorateurs
épars, ou des auditoires restreints autour de quelques
MO.NTAICM': ET LE XVl'^ SIÈCLE. 179
savants maîtres; désormais elle avait un pulilic en
France, et pour public quiconque savait lire et vou-
lait penser,
* * *
Veut-on savoir combien il est vrai que la célèbre
sagesse de Montaigne n'est originale que par les
détails et par le style, et se réduit, quant au fond, à
quelques thèses de petite philosophie mondaine, dès
longtemps accréditées parmi les beaux esprits du
xvi'" siècle? On n'a qu'à prendre les poètes de la
Pléiade, dont Montaigne avait bien raison de louer la
verve et l'art, mais à qui, pour être un sage, il aurait
bien pu laisser le reste. Ronsard, Du Bellay devan-
cent Montaigne presque sur chacun des articles de
son credo léger, et tous les rythmes qu'ils ont inventés,
imités ou rajeunis, leur ont servi avant sa prose à
chanter ce qu'il nous répète en causant. Montaigne,
c'est un homme du monde, tel que la Renaissance
nous l'a l'ait par ses moins profondes influences,
atteint de curiosité, mais non pénétré par la véritable
passion de savoir, décidément rebelle à l'esprit plus
exigeant de la Réforme, dérouté et découragé par le
spectacle des guerres civiles, et mourant trop tôt
pour voir sortir de ce sol labouré et de ces semences
ensanglantées une première moisson de vérités nou-
velles et vitales que tant d'autres devaient suivre et
qui ne sont pas épuisées encore.
Quand un siècle actif et fécond s'achève sans que
ses idées demeurent exprimées dans une vie ou dans
180 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
une œuvre qui les metle en forte saillie, c'est une
lacune qui sera longtemps difficile à combler. Mais
quelle défaite pire encore pour une grande époque,
quand le dernier et plus illustre écrivain qu'elle ait
produit se sépare d'elle, se retourne contre elle, et,
au lieu d'exprimer l'esprit de son temps, lui inflige en
face un démenti I Telle a été la mauvaise fortune du
xvi'= siècle en France : de toute sa littérature, Mon-
taigne seul est resté constamment en vue et en usage,
seul désigné et accessible au public, seul capable de
représenter aux yeux de tous son siècle à ([ui il ne
ressemble pas. Combien il faut ou flatter Montaigne
ou déprécier son siècle pour les mettre d'accord I...
* * *
Montaigne a l'air de croire (jue son siècle ressemble
à son livre et, n'étant aussi qu'une collection d'essais,
va s'achever aussi sans conclure.
Qu'on prenne Montaigne pour le représentant du
xvie siècle, c'est ce qui m'étonne beaucoup et min-
digne un peu. 11 est si loin de le représenter qu'il le
dément plutôt et le trahit prescjue de tout point. Par
toutes les voies où le xvie siècle s'est lancé avec tant
de fougue et d'espoir, Montaigne bat en retraite. Il
en est plutôt le témoin découragé et résigné, sauvé
du pessimisme et des jérémiades par cela seul qu'il
ne croit pas les choses humaines faites pour aller
longtemps de suite dans la même voie et que l'habi-
tude de son esprit est de s'attendre toujours à de
l'imprévu.
MONTAKINK ET LK XVl'^ SIKCLK. 181
Ce grand connaisseur et ce grand peintre de son
temps el de la nature humaine, ce grand représentant
(le l'esprit français, voulez-vous le juger à son tour?
Demandez-vous ce que vous sauriez du xvi'' siècle, de
la France, de l'homme, si vous en étiez réduits à son
témoignage, s'il vous fallait le prendre tel (|uel et le
croire seul. A la question ainsi posée je ne pense pas
({u'il y ait deux réponses. Non, ni le xvF siècle, ni
l'esprit français, ni la nature humaine n'ont été
embrassés, pénétrés, exprimés par Montaigne avec
cette sagacité et cette supériorité ([u'on lui attribue.
11 n'est supérieur qu'aux rages de ses contemporains
vulgaires. Il a des contemporains, moins brillants
([ue lui, dont la raison plane plus haut (jue la
sienne....
En Montaigne se personnifie non pas le xvi*" siècle
guéri, mais le xvi^ siècle convalescent, tout alTaibli
par tant de crises, demandant à n'avoir point de
bruit dans sa chambre, de peur ([ue la fièvre ne
revienne.
Montaigne est-il un représentant véritable de son
siècle? Lui-même il n'aurait pas accepté cet éloge
(ju'il aurait pris pour un blâme; il voulait une gloire
|)lus originale et plus libre, et devant ses lecteurs
comme parmi ses amis et au sein de sa famille, il
voulait être lui-même.
X
INFLUENCE DE MONTAIGNE
Avec Montaigne il s'agit de bien plus que lui. Seul
des écrivains de son temps, il est resté toujours en
vue et en usage. Rabelais, il est vrai, n'a jamais cessé
d'avoir une secte; mais ^Montaigne, depuis plus de
deux siècles et demi, est aussi répandu et aussi puis-
sant qu'un préjugé. Je ne dis certes pas que ce soit
un préjugé de l'admirer; je constate seulement qu'il
est le seul homme du xvi° siècle français de qui le
crédit, tout en ayant ses phases à traverser, n'ait
point eu d'éclipsés à subir, et qui se soit toujours
maintenu à portée d'agir sur l'opinion. Ce n'est pas
dans quehjues coins isolés, chez quelques curieux de
la vieille langue ou dans une coterie d'esprits libres,
c'est bien plus au large, dans le monde et dans le
public, qu'il y a de longue date une habitude de
compter Montaigne à part. Tantôt on invoque son
témoignage, et en son nom le xvi" siècle est repré-
senté comme une cohue de fanatiques et de pédants.
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 183
TanLôL on cite son exemple, et sous son nom le
wi" siècle est représenté comme une époque de
(lévorgondage et de scepticisme qui a jeté la France
hors de ses voies. Pour les uns, il est le témoin le
plus impartial et le plus sagace de son temps; pour
les autres, il en est le représentant le plus complet et
le plus fidèle ; pour presque tous, il en est non seule-
ment le plus grand écrivain, mais encore l'esprit le
plus fécond et le plus neuf. Bref son nom fait prime,
comme il oserait dire s'il était d'aujourd'hui.
Ne pouvoir pas lire I^vabelais est un péché véniel
que l'on avoue tout haut, et même, pour certains, un
Irait de délicatesse dont ils se vantent. Personne ne
se vante, personne ne se confesse de n'avoir pas lu
Montaigne.
Je me demande pourquoi les Essais ont tant réussi.
Avant tout par le talent, l'esprit, l'entrain, l'imagina-
tion, par tout ce qui les colore et nous amuse. Et en
même temps par le réalisme, par le positivisme du
fond, parce qu'il s'agit pour Montaigne de nous
apprendre à arranger commodément notre vie et à
mettre notre tête sur un oreiller doux et sain. Joignez
ces deux choses : un humoriste et un homme qui vise
à être quite malter of facls. Montaigne nous sert
notre pain quotidien assaisonné des plus fines frian-
dises. Autre chose : le mélange de questions chré-
tiennes et de maximes païennes. En cela les Essais
sont le premier produit harmonieux de la Renais-
sance. L'harmonie n'est ([u'à la surface, à la façade,
mais cela suffira j)our longtemps. Du moment où les
184 KTLDKS KT KUAGMENTS.
Essais pouvaient ôlrc écrits, le moyen ûge est Ijien
battu.
« II y a, dit.Ioubert, des livres plus utiles par l'idée
qu'on s'en fait (|ue par la connaissance qu'on en
prend. » Les Essais ne seraient-ils pas de ce nombre?
Montaigne est un des écrivains les plus propres à
prendre sur ceux qui le lisent une inihience décisive,
par cela môme qu'il n'affiche point la prétention d'en
prendre aucune; il affecte au contraire de nous ren-
voyer à nous-mêmes, il parle et ne veut pas prêcher;
il cite son exemple et ne se propose pas pour modèle.
Si vous l'avez cru, ce sera votre faute : il avait pris,
pour se défendre de votre confiance, tous les soins et
toutes les précautions que les autres prennent pour
l'obtenir. L'influence qu'il pourrait avoir lui pèse
autant que celles qu'il faudrait suljir. II ne se senti-
rait pas entièrement libre de ses pensées s'il s'en
reconnaissait en rien responsable; elles lui viennent
et il les laisse aller, voilà tout son rôle; c'est à vous
de savoir si elles sont vraies ou fausses, utiles ou
nuisibles....
0 le méchant et faux médecin qui, connaissant la
maladie, ne voudrait pas s'enquérir du remède, ou
connaissant le remède, ne voudrait pas s'appliquera
la guérison 1
Depuis plus de trois cents ans, Montaigne est
nommé et cité partout, et personne ne gagne autant à
INFLlli-NCi: l)K MONTAKINK. 185
(Hre cilé. Ces courtes renconlres où nous renlrevoyons
chez les autres sont la mise en scène la plus favorable
à sa verve sentencieuse. Il lui faut si peu de temps
jiour beaucoup dire! Et il est si heureux pour lui
qu'on ne lui laisse pas le temps de se contredire
jusqu'à nous confondre! Il a ainsi tout son esprit en un
clin d'oeil, et de plus il a toujours l'air d'avoir un avis.
Songez aussi (jue son style, plus naturel que celui-ci,
plus singulier ({ue celui-là, grandiose quand il le veut
bien, nesouilre d'aucun voisinage. Nous avons peut-
être en France un ou deux écrivains plus parfaits que
Montaigne, nous n'en avons point qui soit aussi com-
plet et qui ait par conséquent autant de chances,
quand on le cite, de briller toujours, par tel ou tel
mérite, par tel ou tel attrait (pii manque à l'autre
prose où la sienne vient s'enchâsser. Tout cela fait
que ses moindres boutades, ainsi prises à part, grâce
à leur première saveur de bon sens profond, grâce
au coloris si vif qui les relève, nous mettent irrésisti-
blement en goût d'aller à l'arbre même et de cueillir
à pleines mains; ([uiconque a mêlé à ses écrits dix
lignes de Montaigne lui a envoyé cent lecteurs.
Montaigne n'est pas seulement le plus souvent cité
des auteurs français, il est aussi celui dont le nom
sert le plus souvent de pavillon et de porte-respect à
des pensées, à des mots qui ne sont pas de lui; on lui
prête autant qu'on lui emprunte, et ce n'est pas peu
dire.
186 ÉTUDES ET PIIAGMENTS.
Je ne sais personne qui ait rencontré chez ses lec-
teurs plus de complaisance à le toujours croire que
n'a fait Montaigne. Pour que ses moindres mots fus-
sent pris au pied de la lettre, il lui a suffi de deux
arguments : l'un consiste à dire qu'il connaît bien
son sujet puisqu'il s'agit de lui-même, et l'autre à
déclarer qu'il est de Ijonne foi. Toutes les broderies
dont il enjolive ces deux thèmes, si délicieuses
qu'elles soient, n'en font cependant pas des raisons.
Quel autre homme a jamais passé pour irrécusable
par cela même qu'il était juge et partie? Et quel
témoin a-t-on jamais négligé de contrôler, par cela
seul qu'il a^ ait juré de dire la vérité, rien que la
vérité, toute la vérité? Pour la dire, il faut la voir et
l'aimer, et j'avoue que Montaigne, quand il parle de
lui, ne me semble ni aussi sagace ni aussi désinté-
ressé qu'on veut bien le peindre.
Quand Montaigne mourut, quel était au juste le
degré de réputation et d'estime où il s'était placé? Il
n'est point facile d'en juger exactement. Mais on peut
assurer, autrement que par conjecture, que Mon-
taigne avait un grand crédit auprès d'un petit nombre
d'esprits distingués plutôt qu'une grande prise sur le
public.
Ce n'est pas en France seulement que les Essais
de Montaigne avaient répandu son nom. En suivant
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 1H7
Montaigne dans ses voyages, nous verrions quel
accueil lui fut fait, et quelle part de ces honneurs
revenait au gentilhomme, à l'homme, à l'écrivain. De
son rang dans la société française, de ses charges
peu pesantes à la cour des rois de Navarre et de
France, de son administration municipale à Bor-
deaux, il resta bientôt peu de traces : l'agrément
incomparable de sa conversation et la sûreté de son
commerce ne furent pas aussi vite oubliés; tant que
ceux qui l'avaient connu lui survécurent, ils parlè-
rent de lui en amis, quelques-uns môme en véritables
dévots, et sa personne tient tant de place dans ses
écrits que ses lecteurs d'aujourd'hui sont encore
tentés de se croire ses contemporains et ses familiers,
le sentent vivre devant eux et en eux. Je cherche dans
le passé, j'évoque l'un après l'autre bien des noms,
je choisis ceux dont le souvenir est accompagné du
plus grand nombre de détails et fait surgir devant
nous une physionomie, une figure humaine bien
saisissable et bien saisissante; il me semble, en les
comparant à Montaigne, qu'aucun d'entre eux n'est
aussi peu mort que lui.
L'esprit, l'exemple, l'impulsion de Montaigne est
partout. A chaque instant, après lui, on croit le
retrouver; il semble qu'on l'entend parler. Tout à
l'heure, en lisant les Aveiilurcs du baron de Fxneslo,
entre autres le chapitre v sur la maison d'Enay, et tout
ce qui suit, tant de fines railleries, de sagesse domes-
tique et reposée, tant de répugnance pour le paraître,
188 KTIDKS RT FUAGMIiNTS.
que VOUS dirai-je? j'aurais mis aisément les citations
de Montaigne à la marge si elle n'était si étroite.
Enay, c'est comme un Montaigne protestant.
Montaigne a eu beau dire qu'il ne cherchait ni
admirateurs ni disciples : ceux-là mômes qui ont cru
à la sincérité d'un tel désintéressement n'y ont trouvé
qu'une raison de plus d'admirer Montaigne et d'in-
voquer avec confiance l'autorité de son exemple ou
de ses leçons. Publier que vous faites bande à part,
c'est un moyen assuré d'être suivi, et si l'on veut
vraiment être ermite, il ne faut pas donner l'adresse
de son ermitage. Aussi bien, si, de cette autre vie à
laquelle il croyait si peu, Montaigne peut voir ce
cortège de clients qui marchent sur ses traces et dont
il faisait mine de faire fi, j'ai peine à croire qu'il en
jouisse moins qu'un Cicéron ne jouissait du nombreux
auditoire amassé par sa parole.
Montaigne seul ou presque seul a survécu du
xv!*" siècle. Rabelais n'a que peu d'influence et en
reprendra difficilement. Erasme est oublié. Calvin,
Luther ne sont puissants que dans l'enceinte de leurs
Eglises, et plutôt par une tradition découlant de
leurs écrits (|ue par une étude directe de leur per-
sonne et une assimilation de leurs propres idées.
Tous les autres écrivains du xvi" siècle ont eu plus
ou moins d'influence en leur temps; ils ont eu des
disciples qui ont travaillé à leur tour, mais ils n'ont
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 189
pas continué à servir publiquement crautorité et de
modèles ou seulement d'exemples. Ainsi Bodin et
ceux qui avaient lu Bodin comptent à coup sur dans
l'histoire des idées et des théories politiques, mais
on n'a pas continué à s'adresser à eux, à puiser dans
leurs répertoires de faits, à discuter avec eux. Mon-
taigne tout autrement. Il est resté en mains et en
lecture. Il a été sans cesse à l'ordre du jour.
Montaigne est celui de nos grands écrivains qui a
le moins déjuges sévères. Montaigne, en effet, grand
apôtre de l'indulgence et de l'inditTérence, a rendu
indulgents envers lui ceux-là mômes qui ne sont
point indifférents comme lui, et il n'a guère d'adver-
saires qui ne soient en quelque mesure ses complices.
C'est un des enfants gâtés de l'oinnion publique.
Ceux qui aiment la liberté, la franche allure du
xvr siècle se plaisent à retrouver en Montaigne un
dernier rejeton de la vieille sève gauloise et narquoise
qu'une discipline plus exacte allait refouler. Ceux
qui trouvent au contraire le xvi* siècle trop aventu-
reux et trop intempérant admirent au contraire et
louent chez Montaigne le premier exemple éminent
d'une défiance extrême envers les hardiesses de l'es-
prit ou les exigences du devoir,...
Montaigne a plu à beaucoup de grands esprits; il
ne les a pas asservis et pénétrés. Mais au-dessous de
ce premier ordre, dans les rangs de la gentilhommerie
190 ÉTIDES ET FRAGMENTS.
et du tiers état intellectuel, il a fait toutes les con-
quêtes et tous les ravages qu'il a voulus. Au sein du
monde intelligent et lettré, il a dépopularisé la
raison, l'ambition, le progrès....
On ne peut suivre sans étonnement, à travers trois
siècles, l'histoire posthume de Montaigne et de son
influence. La singulière diversité des idées de Mon-
taigne se retrouve et se marque dans la diversité de
ses admirateurs. Comme il a emprunté à toutes les
écoles qui l'ont précédé, il prête à toutes celles qui
viennent après lui. Si l'on pouvait évoquer à la fois
tous ses disciples et les mcllre aux prises, quelle
mêlée, quel club ce serait I
Montaigne et Shakespeare. Il n'y a pas moyen de
ne les pas comparer. Voyez la Tempête, l'ensemble,
et non pas seulement le passage où Shakespeare a
mis en vers un fragment des Essais traduits par
Florio ', — quoiqu'il soit déjà remarquable que toutes
ces idées que Montaigne exprime en son propre nom,
Shakespeare les met dans la bouche d'un personnage
qu'il ne donne pas, tant s'en faut, pour son favori et
son représentant. Là où la fantaisie indifférente de
Montaigne s'égare jusqu'aux confins de Rousseau et
caresse un faux idéal d'anarchie primitive et d'inno-
cence sauvage, le bon sens supérieur et la haute
science de tout l'homme que Shakespeare conserve
1. Tempest, acte II, se. i. — Essais, liv. I, chap. xxx.
IXFLLKNCK DE MONTAIGNE. 191
au milieu de ses divagations les plus libres et de ses
créations les plus surnaturelles, persistent et se mar-
quent en ceci que Toraleur chargé de développer ce
paradoxe, ce n'est pas le bon et sage Prospero,
quoicfue magicien, c'est un faible et honnête vieillard,
un grave et étourdi rêveur, Gonzalva. Il faut recueillir
des renseignements sur les impressions produites et
les utopies suggérées dans l'ancien monde par le
spectacle ou les récits de toutes ces peuplades vierges
dont le nouveau monde révéla tout à coup l'existence.
Évidemment l'intention de Shakespeare est ironique;
poêle, il emprunte à Montaigne un thème charmant;
moraliste plus profond, il juge cette chimère et l'en-
cadre de manière à la faire juger; il n'est le complice
ni de l'auteur qu'il copie ni du personnage qu'il fait
parler ni de sa propre imagination qu'il émancipe
tout à son aise, et (ju'il arrête juste à point....
Que Shakespeare ait lu Montaigne et lui ait
emprunté quelques lignes, ce n'est ni la seule ni la
meilleure raison de rapprocher ces deux grands
noms. Sedaine en savait une autre, au dire de Ducis.
Il les aimait de passion, et Molière avec eux, à cause
de « ce fonds immense de naturel, de raison, de force,
de grâce, de variété, de profondeur et de naïveté qui
caractérise ces grands hommes ». L'éloge est beau,
et qu'il vienne de Ducis ou de Sedaine, il vient d'un
témoin qui doit compter, car ils étaient l'un et l'autre,
au sein d'une société et d'un art où le factice sura-
bondait, les moins factices des hommes; ils valaient
192 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
mieux par leur sève que par leur culture; ils puisaient,
eux aussi, moins largement, mais non moins sincère-
ment, aux sources vraies où Molière et Shakespeare
se sont plongés.
Mais Montaigne va-l-il de pair avec Molière et
Shakespeare? Pourquoi les voyons-nous souvent con-
fondus dans le même culte, et y a-t-il droit comme
eux? Laissons tout à fait hors du débat la puissance
propre au poète dramatique, le don de créer des per-
sonnages qui nous ressemblent et qui nous touchent,
d'agencer des tableaux qui simulent la vie; ne regar-
dons Molière et Shakespeare aussi bien que Montaigne
que comme des observateurs et des connaisseurs de
la nature humaine, comme juges de ce que nous
sommes et conseillers de ce que nous avons à faire.
Ou je me trompe fort, ou Montaigne est très inférieur
aux deux autres. Il est bien plus personnel sous des
formes et avec des prétentions bien plus générales.
Tous les traits particuliers de son caractère et de sa
vie pèsent sur ses pensées et les circonscrivent. Il a
une sagesse marquée et datée qui réduit l'idéal de la
nature humaine aux goûts, aux habitudes, à la portée
de Montaigne lui-même. Ce caractère égotiste de tout
ce qu'il pense et écrit, c'est l'attrait de son talent,
c'est le secret de sa puissance, c'est le vice et la peti-
tesse de ses doctrines. Plus particulier, il est plus
partial. Il a bien moins d'équité, avec moins de fer-
meté. Prenez par exemple ce qu'il dit des femmes.
A-t-il rien sur elles qui vaille Elmire dans Tartufe,
Henriette dans h's Femmes savantes, Eliante dans /'■
Misanthrope , ou seulement ces jeunes fdles qui ont
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 193
à peine un nom connu, mais dont le rôle, toujours le
même, n'en est pas moins louchant, à demi entraî-
nées à l'amour, à demi soumises à l'autorilé paler-
nelle, ou plutôt tout à fait entraînées et tout à l'ait
soumises, ballottées et mouvantes entre deux écueils
inexorables, et qui mêlent si opportunément à la
comédie quelque chose d'une idylle et d'un roman?
Ce n'est pas un médiocre défaut chez un moraliste
qui a été père de famille de n'avoir rien tiré de la vie
domestique si ce n'est d'en faire abstraction
Shakespeare est le plus profond des devins, Molière
le. plus équitable des contemplateurs. Montaigne avec
son microscope et sa curiosité ne les suit que de bien
loin, et dans le sujet restreint où il s'exerce s'est
égaré vingt fois tandis que les deux autres embras-
saient et dominaient tout l'homme. A chaque instant
ils sortent d'eux-mêmes et vont aux autres; Mon-
taigne au contraire revient tout de suite à son nid, à
son. pigeonnier; je ne sais quelle attache un peu
courte le tire en arrière dès qu'il s'est élancé....
Au sortir du \vi^ siècle, pendant le règne de Henri IV,
Montaigne répondait à cet universel besoin d'apai-
sement, de modération, de renonciation mutuelle
aux désirs extrêmes qui s'élevait et prévalait alors :
non seulement il y répondait, mais il était le premier
qui y eût fait appel, qui eût pris parti contre les
partis, et cela sans ambition politique, sans être
suspect do chercher pour lui-même entre les dra-
j)eaux hostiles et les écueils une voie tortueuse vers
13
194 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
la grandeur. Montaigne apparaissait alors comme le
philosophe du parti politique, comme un témoin
désintéressé et supérieur à tout soupçon en laveur
de cette môme cause pour laquelle L'Hôpilal n'avait
pas craint de se compromettre ni Henri IV de
s'armer....
Tandis que Mlle de Gournay s'obstinait avec une
passion tout ensemble risible et touchante à exalter
la mémoire de Montaigne, en dépit de Malherbe et de
Balzac, un homme surgissait qui devait bien plus
puissamment détourner le courant de la langue et
des esprits. Le doute sans but et sans issue de Mon-
taigne allait faire place au doute méthodique de
Descartes, et le xvii" siècle, afiVanchi des décourage-
ments du xvi" comme de l'autorité du moyen ûge, se
préparait à rentrer hardiment en marche à la recherche
de la vérité.
Nous sommes quelquefois tentés de nous plaindre
de la pauvreté de nos langues; nous voudrions avoir
à nos ordres autant de mots que nous distinguons
d'idées. Xe vaudrait-il pas mieux, par exemple, qu'on
n'eût pas à dire le doule de Descartes si Ion vient de
parler du doute de Montaigne, et que deux manières
de penser si différentes eussent pour chacune d'elles
un nom distinct? Assurément les langues qui abon-
dent en termes distincts ont un grand avantage :
mais quelque chose aussi se perd par cette richesse
môme, et nous n'avons point à nous plaindre en
France d'avoir conservé, de notre héritage latin,
quelques-uns de ces mots très étendus et très com-
INFLUENCE DE ?»I0NT.\I(;NE. 195
préhensifs où rentrent et se rapprochent beaucoup
de laits et qui sont comme des noms de tribus plutôt
({ue des noms propres. Nous sommes obligés par là
à retrouver des liens de parenté entre des hommes
qui, au premier abord, semblaient tout à fait étran-
gers l'un à l'autre.
* * *
Que si vous voulez voir un homme en qui le doute
soit vraiment mis à sa place et utilement mis en
œuvre, ce n'est pas à ^Montaigne qu'il faut demander
un si grand exemple, c'est à Descartes, et voici ce
que vous verrez. Descartes, comme Montaigne, a été
élevé dans l'étude des lettres, dans le respect de
l'antiquité, dans la tradition confuse des vérités que
la Renaissance avait reconquises sans les organiser.
Confiant d'abord aux leçons de ses maîtres, il avait
cru, lui aussi, trouver dans l'héritage qui lui était
transmis de quoi éclairer sou inlelligence et conduire
sa vie, de quoi satisfaire aux besoins spéculatifs ou
praticjues dont il se sentait pressé. Mais bientôt cette
illusion se dissipe, les difficultés surgissent d'elles-
mêmes; ni son esprit n'est assuré ni ses actions ne
sont réglées; quelque chose lui manque décidément,
et la chose la plus nécessaire, la seule <[ui soit néces-
saire à vrai dire, la conscience de l'ordre, la certitude
intérieure et le repos qui en est le fruit.
Voici les deux plus grandes conquêtes de Mon-
taigne au xvn^ siècle, deux disciples dont l'un l'aurait
charmé de tout point et dont l'autre Teùt enorgueilli
19G ÉTUDES ET FRAGMENTS.
tout en reffrayant : Bayle et Pascal. Quand même,
au xvii^ siècle, Montaigne ne se serait emparé que
d'eux seuls, quand môme ses idées favorites n'au-
raient point trouvé d'aulres intermédiaires prêts à
les répandre dans le public, quand môme il n'aurait
pas continué à ôlre lu et à agir par lui-môme, ces
deux esprits diversement puissants auraient suffi à
lui assurer une profonde et séculaire influence.
L'homme de qui Bayle et Pascal ont été si fortement
préoccupés a, sans qu'il soit besoin d'autre preuve,
une large place dans l'histoire des idées. Ce n'est
pas trop dire cpie de faire remonter à Bayle la moitié
delà philosophie du xvin" siècle et à Pascal la moitié
de l'apologéliffue chrétienne de notre temps.
Montrons donc quelle influence Montaigne a eue
sur eux, pour mieux mesurer celle qu'il a sur nous
ou sur ceux qui nous entourent. Bayle l'a dit lui-
môme : dès son enfance, Plutarque et Montaigne
étaient ses lectures de prédilection, et plus tard, quand
il énumère les auteurs qui ont de tout temps agi le
plus sur son esprit, Montaigne est encore au premier
rang....
* # #
Cette môme doctrine de Montaigne que Charron a
ordonnée et ramassée en un corps, Bayle la dissé-
mine de nouveau et lui rend ces allures rompues,
inattendues, cette habileté à paraître et à disparaître
en un moment, cette méthode qui consiste à n'avoir
pas de méthode saisissable et que le premier chef
avait pratiquée d'un air si naturel. Avec Charron,
les arguments du scepticisme s'étaient organisés en
INFLUENCE nE MONTAIGNE. 107
armée réii^ulière : avec Baylc, ils reprennent leur
ancienne guerre de Vendée. Mais si la tactique est la
même, combien le terrain a changé et s'est élargi 1
Je sais bien qu'on peut discuter sur le scepticisme
de Bayle. M. Damiron a consacré un travail étendu
et minutieux à étudier les idées de Bayle et à définir
son attitude philosophique. A ses yeux, et pour
prendre ses propres expressions, Bayle n'est pas un
sceptique, mais un incertain. 11 ne nie pas la légiti-
mité de toute connaissance, mais il erre et oscille
entre diverses conclusions; il attend, il éloigne le
moment de se prononcer, il ne s'en déclare pas radi-
calement incapable et foncièrement dispensé. Mais
pour prouver que Bayle s'en est tenu là, M. Damiron
est obligé d'attribuer à l'un des écrits de Bayle une
importance qui me semble excessive et illusoire : je
veux parler de son cours de philosophie. Il y a eu,
en Bayle, un professeur, un journaliste et un érudit.
Certainement le professeur a été moins sceptique
que l'érudit ou le journaliste. Reste à savoir lequel
des trois était le vrai Bayle, et dans quel rôle il s'est
le mieux montré tel qu'il était au fond de lui-même,
tel cpril se voyait quand, seul et libre, il se posait en
face des questions et scrutait sans réserve ses propres
pensées. Pour accepter le jugement de M. Damiron
sur Bayle, il faudrait attribuer tout d'abord à Bayle
la noble et sévère candeur de M. Damiron lui-même.
Il faudrait croire qu'il était permis à Bayle par les
mœurs philosophiques de son temps et par les cir-
constances de sa propre vie de dire tout haut ce
qu'il pensait tout bas, et que cette franchise absolue
19S ÉTUDES KT FRAGMENTS.
élait conforme à son caraclère personnel. Mais cela
n'est pas. Bayle n'était pas vraiment libre de penser
tout haut, il ne croyait pas pouvoir s"afl"ranchir de
toute diplomatie, il n'y prétendait môme pas. Il sen-
tait et il acceptait la pression de plusieurs théologies
jalouses qui ne pouvaient point enchaîner sa pensée
mais qui restreignaient sa parole, et pour l'aire passer
dans ses paroles une partie et la plus forte partie
possible de ses libres pensées, il consentait aisément
à des ménagements, à des compromis continuels; il
s'était habitué à surcharger de protestations respec-
tueuses ses plus hardies et plus radicales contesta-
tions. S'il y a honte, est-ce à lui que la honte en
revient? Ceci est une autre affaire. Si le tort prin-
cipal ne doit pas lui en être attribué, en est-il tout à
fait innocent? C'est encore une autre question. Mais
ce qui m'importe en ce moment, ce qui me semble
évident, ce que M. Damiron ne contesterait pas lui-
même, mais dont il n'a pas tenu assez grand compte
dans son jugement sur Bayle, c'est que Bayle, pour
une raison ou pour une autre, par nécessité ou par
delà toute nécessité et par penchant personnel,
n'exposait pas directement et en pleine lumière le
fond dernier de ses idées. Son procédé le plus accou-
tumé est de les insinuer en s'excusant, en jurant
qu'il n'y tient pas, qu'elles ne sont que spécieuses et
faciles à réfuter. Mais il n'entreprend pas cette réfu-
tation qu'il prétend facile....
* ?> *
Charron avait donné aux idées de Montaigne une
portée nouvelle; il les avait transformées et compro-
INFLIE.NCK DE MONTAKiXi:. 199
mises en les coordonnanl. Ce (jui n'élait pour JMon-
laigno que des Essais devient pour Charron une
sagesse, la sagesse même, et au lieu de s'en tenir à
dire : « Oue sais-je? », celle sagesse plus hardie et
plus triste disait désormais : « Je ne sais ». Bayle
r.^prit des mains de Charron cet héritage et le trans-
forma de nouveau. Les idées de Montaigne, avec la
force cl l'accent cpie Charron y avait ajoutés, reprirent
une allure plus libre et plus imprévue; tous ces argu-
ments du scepticisme que Montaigne avait lancés en
guerre, comme une nuée d'aventuriers et de tirail-
leurs, qui avaient appris sous Charron une discipline
plus stricte et une tactique plus pesante, se déban-
dent de nouveau à la voix de Bayle el, répandus à
travers une immense étendue de pays, inébranlables
comme les meilleurs vétérans d'une armée régulière,
ils se mclienl à faire la grande guerre, derrière les
buissons. Oh! que Montaigne aurait été heureux s'il
avait eu à son service un dictionnaire de Bayle! Que
dinfidélilés n'eût-il pas faites à son Plutarque! mais
non : Plularcjuc disait à Montaigne certaines choses
dont Bayle ne lui aurait pas parlé.
Sainte-Beuve, par un de ces rapprochements où il
excelle et qui donnent à la pensée une saillie, un
relief inattendu, parce qu'ils substituent à des termes
généraux et discutables l'exemple précis d'une per-
sonne (jui a vécu, compare INIontaigne à Bayle et
l'Apologie de Baymond Sebon à l'article du Diction-
naire criliquc sur les Manichéens. Je viens de relire
200 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
cet arliclc, cl les notes, et les autres articles où le
premier renvoie, et la dissertation finale qui para-
chève l'entreprise de Bayle sur ce point, et décidé-
ment je ne suis pas du tout de l'avis de Sainte-Beuve.
Je crois au contraire que cette lecture l'ait mieux
comprendre Montaigne parce (ju'elle le l'ait mieux
distinguer de Bayle comme de Charron. Bayle avant
tout est un discuteur, un dialecticien, et sa passion
est d'aller au bout de l'idée....
L'épicurisme, l'utilitarisme, l'égoïsme qui sont
dans Montaigne portent vile leurs fruits dans son
école, et l'on n'a, pour en juger, qu'à voir comment
Saint-Evremond interprète et juge ces grands noms
semi-fabuleux et ces grandes vertus semi-barbares de
la première histoire romaine. Saint-Evremond doute
et sourit de bien des choses antiques devant lesquelles
Montaigne, encore trop voisin de la Renaissance,
demeure ébloui, presque volontairement.
iNlontaigne semble fait pour marquer les bornes du
bon sens. Molière les recvde et en agrandit l'empire.
Mettez La Fontaine en regai'd de Montaigne, ce que
je reproche à Montaigne se trouvera tout de suite
expli(|ué. Ils ont à peu près même méthode et même
morale, ils aboutissent à peu près à la même manière
de vivre et de penser. Mais chez La l'^ontaine tout ce
INKHKXCK DE MONTAIGNE. 201
va-et-vient d'un esprit qui s amuse, toutes ces com-
j)laisaiices d'une àme qui ne vise à rien sont comme
les jeux et le babil d'un enl'ant délicieux....
* * *
La Bruyère devait avoir beaucoup étudié Mon-
taigne; le pittoresque, l'emploi hardi de la réalité,
même repoussante, les mouvements du style et l'inat-
tendu des traits, c'est du Montaigne tout cru dans
La Bruyère. Je trouve dans les Essais^ deux petits
tableaux, deux toiles de ^leissonier, l'une représen-
tant une citadelle avec un soldat qui la défend et un
soldat ([ui l'attaque, l'autre représentant un érudit
acharné à l'étude de Plante; c'est du pur La Bruyère.
On parle beaucoup de la liberté de Montaigne :
celle de La Bruyère est bien plus étonnante, et si l'on
compare leurs conditions, c'est la timidité de Mon-
taigne qui paraît singulière et la hardiesse de
La Bruyère qui prend décidément le dessus. La
société du xvi'^ siècle, habituée à tant de secousses et
à un si âpre maniement de toutes les armes, devait
trouver la main de Montaigne légère et presque
caressante, car il n'a vraiment rudoyé qu'un seul
adversaire....
Si vous voulez juger Montaigne, mettez-le en regard
de La Bruyère, et laissez monter à votre esprit les
contrastes et les ressemblances qui sont entre eux.
1. Essais, liv. I, chap. xxxviii; t. I, p. 306.
202 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
L'avantage devrait être pour Montaigne; il a vécu
dans un temps où les esprits originaux avaient la car-
rière bien plus large et bien plus ouverte, où l'on ne
se serait jamais avisé de dire ({ue, pour être né Fran-
çais et chrétien, Ton fût contraint dans la satire, où
les expériences nouvelles et diverses, les secousses
de chaque jour, le mélange de toutes les conditions
et de toutes les fortunes, les livres, les voyages, les
inventions, les révolutions devaient enrichir et agran-
dir sans cesse les idées de l'observateur. Il y a eu
place à ce moment-là pour un moraliste infiniment
libre, dégagé de tout préjugé et indulgent à ceux
que les préjugés retiennent, pour un souverain con-
templateur qui aime la nature humaine en ami et non
en badaud, qui la conseille et la semonce en père et
non en prédicateur. Hélas! ce moraliste-là, c'est
Shakespeare ou Cervantes, si vous voulez, mais déci-
dément ce n'est pas Montaigne, et il s'en faut de
beaucoup.
La Bruyère, au contraire, est né à une saison bien
moins propice, sous des astres plus doux, mais dans
un air moins libre, et c'est d'air libre que le moraliste
a besoin. Eh bien, c'est chez La Bruyère, et non chez
Montaigne, qu'apparaissent l'indépendance de l'esprit
et la vigoureuse hardiesse de l'observation. Comme
La Bruyère a la vue plus courageuse et le langage
plus libre quand, malgré sa condition dépendante,
malgré les influences qui l'enveloppent, en pleine
cour, et répondant à ceux qui se plaignent, pour toute
excuse, qu'il n'a point parlé de celui-ci ni de celui-là,
mais d'eux tous, il ose savoir et dire qu'à la cour les
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 203
grands mêmes sont petits, que la cour ressemble à un
édifice de marbre, étant composée d'hommes polis et
durs, que, si Ton dit de quelqu'un : il ne sait pas la
cour, il n'y a sorte de vertus qu'on ne rassemble en
lui par ce seul mot!
Qu'on ne m'accuse pas de ne voir en Montaigne
(ju'un arrangeur de mots, et de prendre ainsi le con-
lre|)ied de sa gloire établie pour en faire le j)oint de
départ de ma thèse et sa nouveauté. Xon, je sais que
La Bruyère, parlant de Montaigne et de Balzac, appe-
lail celui-ci un homme ([ui ne pense pas assez et
celui-là un homme qui pense beaucoup. Entre Mon-
taigne et Malebranche, je sais encore que La Bruyère
voyait la diflerence des pensées naturelles à celles
([ui ne le sont pas. Je me rappelle surtout que Mon-
tesquieu voyait dans la plupart des auteurs des
hommes qui écrivent, mais dans Montaigne un homme
qui pense ; et qui oserait dire que Montesquieu put se
tromper sur ce point?...
Au xviio siècle les disciples connus de Montaigne
ont presque tous des noms considérables ou même
glorieux. Charron, Huet, Gabriel Naudé, La Mothe
le Vayer, Pascal, Bayle, Saint-Evremond , Molière,
La Fontaine, Fontenelle, ce sont à divers titres des
disciples qui font honneur au maître, des héritiers
qui accroissent et exploitent avec éclat la doctrine
dont ils ont accepté le legs.
204 KTUDKS ET FRAGMENTS.
Mais au xviii- siècle il en va un peu différemment.
Sans doute Montaigne y est encore triomphant; c'est
môme alors que, dans l'opinion générale, il triomphe
tout à fait, et que son influence avec ses idées semble
se répandre dans tous les esprits. Voltaire et Rous-
seau, par des traits importants, lui appartiennent.
Montesquieu le loue de deux mots qui sont deux
grands panégyriques. Mme du Deffand l'excepte, lui
seul, de son dédain pour les philosophes. Et cependant
il y a au xviii- siècle deux échecs pour Montaigne :
l'un, c'est qu'il est adopté par la foule des esprits
médiocres et légers, c'est le sage qui convient à
Dorât; l'autre, c'est que les grands esprits qui sem-
blent le suivre le plus complaisamment se séparent
de lui par un trait essentiel, et tandis que Montaigne
s'arrèle en un doute indolent et soumis. Voltaire,
Rousseau, Montesquieu, le xviu*^ siècle tout entier ne
font que traverser le doute, retrouvent plus loin et
sur un terrain nouveau une autre foi qui les anime,
et visent de toutes leurs forces à la prédication et à
l'action.
* * #
Montaigne n'est pas seulement présent au xviii"^ siè-
cle dans quelques pages de ^'oItaire, dans quelques
thèses de Rousseau, dans quelques conversations de
Walpole et de Mme du DelTand. Je le retrouve, je le
sens là même où il n'est pas nommé, et à certains
égards on peut dire que l'esprit du xvni*^ siècle n'est
autre chose que le triomphe anonyme de Montaigne
et de son influence sur l'esprit français. Mal penser
de l'homme et lui vouloir du bien, semer une sorte de
INFLUENCE DE MONTAIGNE, 205
gaieté léi^ère sur un fonds d'idées désolantes, est-ce
de Montaigne que je parle ou du xviii- siècle tout
entier? Oucllc fèto pour les salons de Paris si Mon-
taigne eût vécu dans le siècle des salons! Comme il
aurait courtisé Voltaire sans cesser de lui tenir tète!
Comme il aurait mis Diderot en verve, et comme il
l'aurait tenu en bride, lui, ce maître incomparable en
l'art de conférer! Comme il aurait déshabillé Rous-
seau de sa robe d'Arménien et vu tour à tour ses
prétentions sous son génie, sa grandeur sous ses pré-
tentions! Quel autre La Boëtie il aurait découvert en
Vauvenargues, et comme il aurait aidé, de sa critique
inventive et naïve, tous ceux qui cherchaient hors
de France des remèdes à l'appauvrissement de l'ima-
gination et du goût! Mieux encore que Mme du Def-
fand, il aurait démêlé ce que Richardson ajoute à la
connaissance du cœur humain et ce qui manque à
l'art dans son récit prolixe et profond.
Tout en pillant Montaigne, ni 'Voltaire ni Rousseau
ne lui ressemblaient. Ce qui domine dans Voltaire,
le principal personnage de cette ame multiple, c'est
le grand chef de parti intellectuel, le tacticien par-
tout présent et toujours insaissable d'une immense
nuée de Parthes qu'il lance, qu'il éparpille, qu'il
anime ou retient à son gré. Montaigne n'a rien en lui
de ce caractère et de ce talent. Rousseau est au con-
traire un génie solitaire et sauvage; il a besoin d'un
sombre recueillement pour amasser ses nuages et
forger ses foudres; il est le Jean-Baptiste de la Révo-
206 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
lution française; c'est au désert (|u"il trouve ses
accents inouïs de prophète et de tribun.
Montaigne avait comme une collection d'armes
ramassées sur tous les champs de bataille de son
siècle. La grande émeute du xviii'' siècle fît irruption
dans ce cabinet d'un curieux et y relrouva tout un
arsenal qui avait à peine besoin d'être fourbi à neuf.
Mme du DefTand, c'est une sorte de IMontaignc
déteint et dégoutté.
Fonlenelle nous a donné un dialogue de Montaigne
et de Socrate. Ce n'était pas la peine de ressusciter
Montaigne dans un autre monde pour le faire causer
avec un homme sur qui il nous a dit lui-même en ce
monde-ci toute sa pensée. Le vrai dialogue de Mon-
taigne et de Socrate, ne le cherchez pas dans les
écrits de Fonlenelle, il est dans les Essais, et en dix
endroits. Fonlenelle eût bien mieux fait de mettre les
hommes de son temps à lui en présence de Montaigne ;
il y aurait eu là des nouveautés à attendre; le dia-
logue de Montaigne et de Socrate fait double emploi.
Depuis que j'étudie Montaigne, je me demande bien
souvent : qu'aurait-il dit de ceci, de celui-ci? Quel
rôle aurait-il joué? Comme il aurait profité de chaque
crise, de chaque tapage, pour fuir ces occasions que
tant d'autres vont chercher!
Mais tout cela, ce sont des hypothèses. Ne nous
INFLL'KXCE ])]■] MO.NTAICNi:. 207
demandons pas comment Montaigne aurait jugé notre
siècle, mais comment notre siècle le juge, je veux
dire comment les mérites ou les défauts de Montaigne
se seraient agencés ou aheurtés aux nôtres, comment
les progrès de la société, les con(|uètes de l'esprit,
tout ce que Montaigne a découragé ou nié de son
mieux, donnent des démentis de plus en plus mar-
(jués à son pessimisme.
Question bien simple : sont-ce des Montaignes que
vous désirez voir se multiplier?
Montaigne, c'est un gentilhomme bourgeois sans
cette activité, at home and ai'ound^ (|ui peut rendre de
telles gens si utiles.
Est-ce un sage? Le mot est bientôt dit. Mais donnez
donc votre définition du sage. La sagesse ne peut
pas consister tout entière en préceptes négatifs et
restrictifs pour l'intelligence, ignorer, s'abstenir, ne
pas désirer, et puis en complaisances très abondantes
pour le corps. Le sage de Montaigne, c'est un Epi-
curien qui a l'imagination stoïquc et qui ne laisse pas
ses hautes visions hanter le reste de son ûme et de
sa vie.
* * *
Montaigne, ce n'est pas un Epicurien, c'est Epicure
lui-môme — quod ad moralia allinet, non quod ad
scientiam.
* * #
Il y avait, au xvin'^ siècle, un M. de Querlon qui
publia une édition des Voyages de Montaigne en
208 ÉTLDES ET FRAGMENTS.
Italie. Or devinez, je vous prie, à qui il la dédia. A
Buffon. Montaigne et BulTonl Et rien, c'est lui-même
qui Taffirme, rien ne lui a paru plus simple que de
rapprocher ces deux noms; il a cru apercevoir un
point de contact entre l'observateur des esprits, du
cœur humain, de lui-même, et le Pline français; ce
rapport lui est devenu même très sensible. Ainsi
soit-il! Il ne faut pas discuter avec les faiseurs de
préfaces.
Nous avons tort de ne pas rouvrir de temps en
temps un volume de Laharpe; cela nous ferait bien
vivement sentir tout ce que nous devons aux maîtres
critiques de ce siècle-ci. Xon pas que Laharpe en lui-
même soit toujours à dédaigner. Quand il n'est pas
aveuglé par une ignorance profonde, ou par un pré-
jugé universel de son temps, ou par un de ces accès
de réaction rageuse où sa vieillesse s'emporta, quand
il parle de ce qu'il sait et quand il sait ce qu'il dit, il
a de très bonnes parties : ce n'est pas un médiocre
cousin de Johnson et de Boileau. Mais en dehors
des leçons utiles que pourrait encore nous donner
souvent Laharpe bien informé et de sang-froid, s'il
retrouvait aujourd'hui des lecteurs, ce n'est pas lui
assurément qui en profiterait le plus. Il faut qu'il se
contente, pour son propre compte, de regagner un
peu d'estime; et comme il sert mieux la cause de
ceux qui l'ont détrôné! Comme il renouvelle, comme
il redouble notre reconnaissance et notre admiration
pour eux! Je viens d'en faire l'expérience. J'ai voulu
voir ce que Laharpe a dit de Montaigne. L'étude n'est
INFLUENCK DF, MONTAIGNE. 209
pas longue, je vous assure. Il le cile une fois en
témoignage contre Diderot, qui admirait trop à son
gré la morale de Sénèque. Il le nomme ailleurs en
passant pour prouver que l'imitation des langues
anciennes a contribué au progrès de notre langue.
Et quand il s'occupe d'assigner au xvi" siècle sa place
et sa part, en moins de trois petites pages, Amyot,
Montaigne et Rabelais sont expédiés de compagnie;
après quoi Laharpe arrive au xvii" siècle, qui l'ut
enfin, dit-il, celui de la France. Et remarquez, je
vous prie, qu'il est bien loin de mépriser Montaigne.
Le peu qu'il en dit marque au contraire une grande
bonne volonté de le louer et comme un regret de
n'avoir })as plus de temps à soi. Mais Malherbe et
lîalzac n'étant pas encore venus, il faut courir, il faut
voler à tire-d'aile. Du siècle que le nom d'Auguste
accapare au siècle qui va s'absorber dans l'apothéose
de Louis XIV on ne saurait trop se hâter.
Et pourtant entre Montaigne et les hommes du
xvni" siècle il y a une différence qui, à elle seule,
fera toujours pencher la balance en leur faveur. Sans
doute ils avaient des défauts que Montaigne n'avait
pas; ils ont nié et démoli aveuglément; ils ont porté
partout une confiance impétueuse en eux-mêmes; ils
n'ont pas laissé leur esprit aussi indéfiniment ouvert,
mais après tout chacun d'eux peut dire : j'ai cru,
c'est pourquoi j'ai parlé.' Non, ce n'est pas un siècle
sceptique que le xviii", ou du moins il n'est sceptique
qu'à demi, et jamais peut-être on n'aura mieux vu
14
210 ÉTlDnS ET FRAGMENTS.
combien il est vrai que rcspérancc est une vertu,
car Tespérance a été prescjue toute la vertu du
xvni" siècle. A travers une société pleine d'abus, et
qui ne savait comment se guérir, à travers des intel-
ligences pleines de contradictions et qui ne savaient
comment se réconcilier avec elles-mêmes, à travers
des cœurs pleins de vices et qui ne savaient com-
ment se corriger, l'espérance a circulé de nouveau,
non raisonnée, déraisonnable, si l'on veut, mais si
chaleureuse et si vivifiante qu'elle nous soutient
encore après tant de raisons de désespérer. Ils ont
voulu agir, changer les idées, ramener au vrai, pro-
pager la justice, plus ou moins prudemment, plus ou
moins purement. Ils ne se sont pas proposé de se
faire, au sein du désordre universel et de l'enfer, une
sorte de paradis médiocre qui ressemble à une prison.
Ils ont une cause, un drapeau; ce sont des soldats,
j'allais dire des apôtres. Libre à nous de n'accepter
pas un seul de leurs articles de foi; mais ils ont une
foi, et c'est le grand point. Décidément si 'V^oltaire
avait vécu au xvi" siècle, il n'aurait pas passé la Saint-
Barthélémy sous silence, et si Montaigne avait, vécu
au xviii", il n'aurait pas remué le monde pour Calas.
Nous avons étudié Montaigne dans le passé, dans
le temps môme oi^i il a vécu et dans les deux siècles
qui ont suivi. Les vicissitudes de sa gloire et de son
influence nous ont aidé à mieux comprendre la
nature et la portée de ses vues; son histoire posthume
fait pour ainsi dire rejaillir en arrière sur lui-même
IXFLLKNCE DK .MON TAir.NE. 211
une himièro plus abondaute et plus nette. Parvenus
ainsi jusqu'aux abords de notre siècle, pouvons-nous
continuer à suivre parmi nos contemporains les traces
de Montaigne? A-t-il aujourd'hui des disciples comme
Charron et des continuateurs comme Bayle?
Nous venons de suivre à la trace pendant deux
siècles rinlluence de Montaigne. Pouvons-nous,
devons-nous pousser plus loin et chercher dans notre
propre siècle ceux qui se sont nourris de ses idées ou
qui lui ressemblent par la tournure native de leur
caractère et de leur esprit? Une telle enquête serait
peut-être piquante et nous mènerait à citer plus d'un
nom qui étonnerait au premier abord. Ce n'est pas
seulement au xvii'^ siècle et par l'exemple de Pascal
que l'on peut montrer IMontaigne préoccupant forte-
ment, par tel ou tel trait de son humeur ou de son
génie, des hommes qui ne semblent pas nés pour se
tourner vers lui. Ce métaphysicien profond, et qui,
au rebours de tant d'autres, devient de plus en plus
original à mesure qu'on s'éloigne du moment où il
vivait et où il pensait, Maine de Biran, qui le croirait
si son journal intime n'était là pour le prouver?
Montaigne a-t-il eu au xix'siècle, a-t-il maintenant
parmi nous une action assez étendue et assez forte
pour (ju'il y ait quelque intérêt à l'étudier et à le
combattre? Est-il lu assidûment? Est-il cru sur
parole? Est-il cité comme une autorité? N'en serait-il
212 ÉTL'DES ET FRAGMENTS.
pas arrivé plutôt à avoir plus de renommée que d'in-
fluence, et à n'assembler autour de son nom quun
vaste concert d'admirateurs parmi lesquels on ne dis-
tingue qu'à peine un petit nombre de disciples épars
et peu enclins à la propagande? Oui, il en est ainsi,
si l'on veut prendre à la rigueur ces mots : l'influence
de Montaigne, si l'on ne reconnaît sa trace que là où
l'on retrouve son nom, si ceux-là seuls sont ses dis-
ciples qui l'avouent pour leur maître et leur inspira-
teur. Mais à la distance où nous sommes du temps
où Montaigne écrivait, et surtout quand il s'agit d"un
écrivain tel que lui dont les idées sont flottantes et
sans lien, l'influence directe, immédiate est peu de
chose auprès de cette action multiple et ditTuse qui
ne se laisse pas saisir aussi aisément. Montaigne a
peu de disciples proprement dits : ce n'était ni son
dessein ni son talent d'enrôler et d'enrégimenter les
esprits; il n'a rien du chef d'école ou de parti, et
c'est peut-être la raison principale du grand rôle qu'il
a joué dans le mouvement intellectuel de la France.
Insinuant, sans exigence, ne mettant point en éveil
et en méfiance l'ombrageuse famille des esprits libres,
les laissant se jouer autour de lui à l'état nomade
sans les menacer de la moindre houlette ni les con-
traindre à aucun bercail, il s'est fait un troupeau
qu'il n'a pas marqué à son chitïre et qui va sur ses
pas sans savoir à qui il appartient. Depuis trois
siècles d'ailleurs les idées que Montaigne avait animées
de sa verve familière et colorées de ses brillantes
images ont passé dans tant d'esprits ditïérents du
sien, elles ont subi de telles métamorphoses, elles
INFLUENCK DE MONTAIGNE. 213
ont pris une forme systématique et une consistance
scienlifiquc si étrangères à son esprit qu'il faut les
avoir suivies depuis leur origine, à travers mainte
déformation, pour en reconnaître le point de départ
et rinspiralion première.
Je voudrais tenter un dernier moyen de mieux
comprendre Montaigne et d'expliquer mieux comment
je l'ai compris. Nous avons étudié sa vie, ses écrits,
sa réputation, son influence; nous l'avons suivi
depuis ses origines jusqu'à la fin du siècle dernier;
il nous resterait, ce semble, à continuer de même
jusqu'à aujourd'hui et à passer en revue, comme
pour les siècles précédents, ceux qui se sont occupés
ou inspirés de Montaigne, ceux qui lui ressemblent
ou qui l'ont combattu depuis cent ans; nous aurions
là bien des noms illustres ou brillants à grouper et à
classer; mais est-il vrai que, dans cette dernière
période de notre histoire littéraire et morale, Mon-
taigne ait eu, comme auparavant, un rôle personnel,
une influence distincte et saisissable? Est-il encore
une puissance avec laquelle on doive compter ou
discuter? En d'autres termes, Montaigne a-t-il sur-
vécu à la Révolution française, et où en est-il aujour-
d'hui? Mais qui donc a survécu à la Révolution fran-
çaise? Elle a dévoré tous ceux qui l'ont faite. Le c;\ble
est coupé; nous voguons, et nous avons laissé sur le
rivage tous ceux qui avaient construit le navire ou
recruté les matelots. Nous parlons d'eux encore,
quand le souci de nos destinées nous laisse un peu
214 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
de répit; quelque chose de leurs passions ou de leurs
idées se retrouve dans la mémoire de celui-ci ou de
celui-là; mais ils ne sont plus nos pilotes et nos chefs.
Est-ce ignorance et ingratitude de notre part? Non,
c'est que les temps sont trop changés, et notre vie
trop nouvelle....
# * *
Sans doute cette recherche pourrait être curieuse,
surtout si Ton s'attachait à grouper autour de Mon-
taigne ceux qu'il a séduits parmi les hommes de
notre siècle sans qu'il y ait entre leur esprit et le sien
une parenté visible au premier coup d'œil, et qui sem-
blent au contraire d'une autre race que lui. Quelques
exemples suffiront. Nommez Byron : n'est-ce pas de
quoi faire fuir le souvenir de Montaigne plutôt que
de l'évoquer? Quel lien imaginerez-vous entre cette
âme volontairement excessive, hautaine, révoltée,
qui met sa gloire à éclater de toutes parts en jets de
foudre inouïs et à se signaler par des ravages, et
cette autre âme qui avait la prétention de se croire
ordinaire et médiocre, qui affichait la modestie, la
mesure, le respect de la coutume, et qui se dérobait
aux passions avec autant de zèle que le poète anglais
en mettait à les rechercher, à les provoquer, à les
attiser en lui et autour de lui? Il n'importe. Byron
disait que Montaigne était, parmi les grands écri-
vains du temps passé, le seul qu'il lût avec une
entière satisfaction '.
I. Emerson, daprès Leigh Hunt, Représentative men, édit. de
Leipzig, 1856, p. 120.
INFLUENCE DE MONTAKiNE. 215
Nommez Alfieri, que Byron amène assez naturel-
lemeul à sa suite : c'est encore un Mazeppa que vous
n'iriez pas chercher par conjecture sur les traces et
dans les sentiers de Montaigne; et cependant
Ouvrez ce roman (jui nous arrivait hier de Genève '.
Le principal personnage est à table, seul, « mais fai-
sant, comme tlit Jean-Jacques, dîner son livre avec
lui, tour à tour avalant un morceau et lisant deux
lignes ».
Demandez au philosophe américain Emerson quels
hommes il considère comme les représentants de
l'humanité. Pour représenter la philosophie, il ira
chercher Platon à Athènes, pour les mystiques Sve-
denborg- à Stockholm, pour les poètes Shakespeare,
pour les hommes de lettres Gœlhe, pour les hommes
d'action Napoléon : mais la France prête encore aux
sceptiques leur chef favori, c'est Montaigne.
Un jour, ayant à parler de la propriété littéraire à
la Chambre des députés, Lamartine disait que quel-
ques noms immortels sont toute une nationalité dans
le passé, et comme il cherchait dans sa mémoire de
quels noms il devait composer pour la France cette
liste où l'on verrait comme un éclatant abrégé de
plusieurs siècles et de tout un peuple, Montaigne
s'imposait à lui le premier, « Montaigne, dit-il, (|ui
1. Clierlniliez, le Grand OEuvre.
21G ÉTUDES ET FRAGMENTS.
joue en sceptique avec les idées et les remet en cir-
culation en les frappant du style moderne ».
IMontaig-ne est si répandu, ses anecdotes ou ses
traits de style ont tant circulé que, même anonyme,
on le retrouve partout. Ainsi aujourd'hui 17 mai 1872,
entre une heure et demie et deux heures, j'ouvre
deux journaux :
1° he Journal officiel du 17 mai 1872, page 3308, et
je vois que Isl. Bertauld, à l'Assemblée nationale,
vient de dire à propos des autorisations de s'associer :
Cl L'administration donnait ou refusait sans motifs....
C'était, suivant le mot de Basnage, une question pour
l'ami. » Le mot est dans Montaigne.
2'^ Le XIX' siècle, daté du 18 mai 1872. « Ce n'est
pas que M. de Noailles ait pour la République un
entraînement aveugle et irréfléchi. On connaît le mot
charmant dune amoureuse : « Je l'aimais parce (juc
c'était moi, parce que c'était lui «. Le mot est encore
de Montaisfue.
Ainsi Montaigne est venu jusqu'à nous, toujours
porté par les flots changeants de l'opinion publique,
surnageant à travers toutes les vicissitudes, le seul
d'entre les écrivains de son temps de qui l'importance
et l'influence aient grandi parmi les renommées d'un
siècle nouveau, le seul qui, après avoir charmé le
xvii'= siècle, ait encore suffi et répondu aux autres
instincts dont le xvni" siècle était animé. Avec le
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 217
nôtre, une troisième épreuve a commencé pour lui, et
s"il fallait en juger seulement d'après la curiosité qui
s'attache à ses œuvres et à sa vie, jamais, ce semble,
Montaigne n'aurait joui d'un plus grand crédit,
jamais il n'aurait été mieux que maintenant en accord
avec les sentiments et les désirs qui dominent.
Je cherche hors de Montaigne, et par là je veux
dire non seulement hors de ses écrits, mais même
hors de son influence et de son école, je cherche, dis-
je, parmi les hommes qui ne lui ressemblent point,
des sentiments qui ressemblent aux siens. Ceci a
l'air contradictoire sans l'être en rien. Il ne faut pas
croire que tout en nous tienne à notre fond et à notre
être; souvent, très souvent, à la plus belle place dans
notre demeure, il y a un tableau que nous n'aurions
pas choisi, mais que notre père avait mis là, une
glace dont l'encadrement nous déplaît, mais que
voulez-vous? elle est vieille, elle est de Venise, on ne
fait plus de ces dorures-là; qui sait combien de
temps l'ouvrier a pu mettre à fouiller si minutieuse-
ment le bois! Tout le monde, un jour ou l'autre,
cède à la mode et parle ainsi, et en voilà plus qu'il
n'en faut pour que le respectueux souvenir de la
volonté d'un autre ou la soumission au goût public
qu'on ne veut pas prendre la peine de reviser et de
discuter, sur des matières (jui ont peu d'importance,
nous fassent étaler au premier rang ce qui est le
moins conforme à notre nature et à notre goût....
J'ai vu en 18G6 un homme qui aurait dû vivre en
218 ÉTL'DES ET FRAGMENTS.
I0G6, logé dans une maison Louis XIII et entouré de
fauteuils Régence. Ce n'est pas la date de notre extrait
de naissance, ce n'est pas notre demeure, ce n'est
pas notre mobilier qu'il faut regarder et peindre;
nous pourrons être, souvent nous sommes tout à fait
étrangers à tout cela; inlus et i)i cute, c'est là seu-
lement qu'on nous trouve, et même je dirai que
bien souvent nos paroles, nos actions elles-mêmes ne
sont que des témoignages inexacts de ce que nous
sommes.
Je cherche un autre homme que je puisse nommer
pour faire bien mesurer la portée exacte de mes griefs
contre Montaigne et le degré d'estime oi^i je crois
juste de l'arrêter; et pendant que je cherche ainsi, il
est un nom qui m'est venu à l'esprit, que j'ai écarté
comme trop peu accoutumé à être rapproché de celui
de Montaigne, mais qui revient malgré moi et m'as-
siège : le dirai-je enfin? C'est Chateaubriand. Des
contrastes qui sont entre eux, je n'en parle pas : ils
sont si nombreux et si saillants qu'il y aurait de la
puérilité à en noter un seul ...
Montaigne ne ressemble pas à Chateaubriand. jMais
s'il s'agissait de définir par un exemple le genre et le
degré d'influence que les Essais de Montaigne ont eu
au xvii'^ siècle, le seul exemple que je pourrais citer,
assurément, c'est le Génie du christianisme. Les
Essais de Montaigne sont le Génie du paganisme tel
que pouvait le comporter le xvi' siècle finissant,
découragé et dégoûté de ses hautes entreprises.
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 210
Montaigne a deux sortes de gloire : aux yeux des
uns, il est le plus naturel, le plus pratique, le plus
simple des sages, et voilà de quoi plaire au grand
nombre; aux yeux des autres, il est le plus avisé, le
plus fin, le plus raffiné des libres penseurs, et voici
de quoi plaire aux délicats. C'est un philosophe sur
qui le bonhomme Chrysale s'entendrait avec Saint-
Evremond. Il faut arriver à expliquer cela. Aujour-
d'hui encore c'est la môme chose. Quel autre que
Montaigne Gavarni aurait-il mis, entre un bonnet
grec et une pipe, aux mains de cette petite bourgeoise
qui va faire visite à son mari dans la prison de Clichy?
Et en même temps c'est l'idole de Sainte-Beuve, de
Scherer....
# # *
Si l'on vous disait d'un homme, sans le nommer :
il a traversé l'étude, la magistrature, la cour, la
guerre, l'administration, mais nulle part il ne s'est
arrêté ni engagé à fond; il s'est promené à travers les
livres, il a flâné parmi les afïaires, il n'a fait qu'ef-
fleurer l'expérience et la réflexion; lors même qu'il
est rentré dans la vie privée, il n'y a point pris plaisir,
il n'y a point pris racine; il a jugé à première vue que
les devoirs et les intérêts domestiques étaient encore
un cercle trop large pour ce que j'appelle sa paresse,
une charge trop lourde pour ce qu'il appelle son
indépendance; il s'est isolé de sa famille après s'être
isolé du monde; comme mari, comme père, il a cru
faire assez en laissant sa femme gronder à l'aise et sa
220 ÉTUDES KT FRAGMENTS.
fille s'élever au hasard pendant qu'il s'enferme et
qu'il rêve dans une tourelle réservée de son petit châ-
teau. Voilà donc son loisir assuré : qu'on ne lui
demande aucun effort ni pour ses contemporains, ni
pour ses concitoyens, ni pour sa propre maison;
jamais, depuis que l'Évangile avait embrassé et con-
sacré d'un seul mot, sous le nom de « notre pro-
chain », tout ce qui n'est pas nous-mêmes, jamais
homme n'avait poussé si loin le soin et le talent de
tenir son prochain à distance et de s'en défendre. Et
que pourra-t-il faire d'une vie ainsi comprise? Il la
passera à observer et à décrire cet être unique (ju'il a
si adroitement détaché de tous et de toutes choses,
ce moi à qui il a réduit son univers, que par moments
il maltraite en paroles, mais dont il est évidemment
trop jaloux pour qu'on admette qu'il n'en soit pas
amoureux. Encore si cette étude sans fin sur un sujet
si borné, si cette contemplation assidue de soi-même
le menait à celte connaissance profonde de sa propre
àme qui éclate dans les Confessions d'un saint
•Augustin! Mais non, frappé à première vue des con-
trariétés et des complexités de sa nature, il s'en tient
là et s'y attarde à plaisir; il aime à se poser en sphinx
dont l'OEdipe ne viendra jamais, et concluant sans
délai de lui-même à nous tous, il nous représente
l'homme et le monde oi^i nous sommes et l'autre
monde oi^i nous aspirons comme une énigme qui n'a
point de mot, comme un rébus imaginé pour le
1" avril et fait pour n'être pas deviné.
Eh bien, je le demande, est-il croyable que cet
homme ait toujours passé, presque sans conteste.
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 221
pour un type excellent du sage, et qu'il voie se suc-
céder les générations changeantes des hommes sans
que son influence décroisse, sans que son nom cesse
d'être invoqué? Je ne sais si cela est croyable, mais
cela est. Montaigne est un des enfants gâtés de l'opi-
nion. Il s'y est si bien pris, ce libre et souple génie, il
a essayé pêle-mêle tant de façons diverses de s'insi-
nuer dans les âmes, et sa diplomatie ou sa cocjuet-
terie — comme on voudra l'appeler — a quelque
chose de si vif cl de si naturel que pour parler de lui,
les raisons sont un luxe et les méthodes une gène. Il
s'agit de Montaigne? Sans considérants, sans pro-
gramme, cela suffit depuis longtemps. Depuis trois
siècles en effet jMontaigne n'a rien perdu de son don
de plaire, tout en prétendant qu'il ne s'en soucie pas.
Il y a, dans notre littérature, des écrivains qui ont
plus d'autorité, mais je n'y connais pas de plus grand
séducteur. Il est chez nous, comme Horace à Rome,
l'homme à qui ses écrits ont fait le plus d'intimes
amis. 11 jouit surtout d'un rare privilège : il excelle à
s'emparer des esprits qui ressemblent le moins au
sien; il a une chapelle dans bien des temples qui ne
sont pas à lui. Quand nous voyons Bayle feuilleter
Montaigne dès sa jeunesse, et ne quitter les fouilles
profondes de son grand dictionnaire que pour revenir
constamment aux Essais, comme un mineur à son
cordial, quoi de plus simple? Bayle, c'est un autre
iMontaigne, doublé et surchargé d'un érudit. Que
Saint-Evremond l'emporte dans son exil d'Angleterre
et se console avec lui d'avoir perdu Ninon de Lenclos,
cela va de soi : Saint-Evremond, c'est un Montaigne
222 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
encore, un peu maigri cl raffine par la vie de salons.
Quel cortège ne pourrions-nous pas faire défiler
ainsi! Un jour ce serait Mme de Sévigné nous criant
gaîment qu'elle voudrait avoir Montaigne pour voisin ;
un peu plus loin, ce serait Molière allant avec La
Fontaine se retremper souvent à cette source débor-
dante de naturel, de fantaisie, d'aventureuse raison,
quand ils sentent que le beau monde et le bon sens
de leur temps commencent à devenir oppressifs; et
puis ce sera Mme du Deffand qui l'exceptera seul de
ses colères contre les philosophes et le recommandera
à Voltaire en haine de l'Encyclopédie, tandis que^'ol-
taire le recommande à d'autres en haine de l'Église.
Tout cela pourtant n'a pas de quoi nous étonner.
Si entre le nom de Montaigne et ceux que je viens
de rappeler il y a plus ou moins de distance, il n'y a
entre eux aucun abîme; on passe de l'un à l'autre
comme de plain-pied. Mais que Montaigne exerce son
ascendant sur Pascal, voilà décidément une conquête
qu'il a faite en dehors de ses frontières naturelles.
Jamais deux hommes furent-ils plus différents? Que
va faire cet âpre chrétien, si dur envers lui-même et
envers notre commune nature, en la compagnie de
cet homme doux et facile qui aurait inventé l'indul-
gence pour les faiblesses d'autrui, quand même il
n'aurait pas eu dessein de se pardonner les siennes?
Ce géomètre à l'esprit de feu, ce logicien si pressé
d'aller au but et au fond des choses, et qui sacrifiera
tout au besoin de se fixer une fois pour toutes, que
va-t-il faire en la compagnie de ce flâneur dont le
plus grand plaisir est d'allonger le chemin et de s'y
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 223
j>er(lre? Engagés dans le même labyrinthe, an fond
duquel habile le secret de la vie humaine, comment
pourront-ils faire roule ensemble, Pascal passionné-
ment voue à tuer le monstre, et Montaigne qui aime
par-dessus tout à rompre le lil? î\Ième à ne considérer
que leurs manières d'écrire, quel contraste! Celui-ci
pousse la sobriété et la sévérité jusqu'à ne vouloir
point qu'on dise : « l'inquiétude de son génie », deux
mots que, malgré sa déiense, on alliera toujours pour
les lui appliquer. ]\Iais, à son gré, c'est trop de deux
mots hardis. L'autre n'est pas homme à compter ceux
qui lui viennent, ni à en retenir un seul; il est, dans
sa prose, notre plus riche et plus florissant poète; il
jette à pleines mains les images, il ne craint point les
grandes hardiesses et ne méprise point les petites, il
éclate et il étincelle à tout propos.
Et cependant, malgré tant de différences profondes,
jMonlaigne a eu sur Pascal une influence qu'on ne
saurait exagérer; la Bible est le seul livre qui ait agi
sur Pascal plus que les Essais. En y regardant de
près, on verra comment cette étrange alliance tourne
à les réfuter l'un et l'autre ; on les verra s'entre-détruire
au lieu de s'entr'aider, car je ne sais aucune objection
plus forte contre le système de Pascal que les emprunts
faits par lui au scepticisme de Montaigne, ni contre
le scepticisme de Montaigne aucune plus forte objec-
tion que les facilités par lui prêtées au système de
Pascal. Sans doute il ne serait pas difficile d'expliquer
pourquoi Montaigne a trouvé à la fois en Pascal un
disciple et un adversaire; mais c'est néanmoins un
de ces faits qui ne cessent pas d'être singuliers en
224 ETUDES ET FRAGMENTS.
cessant d'être obscurs et qui étonnent encore après
qu'on les a compris.
Veut-on un autre exemple de cette influence étendue
et diverse de Montaigne? En voici un qui est dhier.
Je parcourais un livre récent, un livre dont l'auteur
n'est assurément point sujet comme Montaigne à la
crainte d'affirmer avec un ton trop tranchant ni à la
crainte d'innover d'une main trop téméraire, un livre
en somme que j'avais ouvert afin d'échapper à Mon-
taigne, je veux dire le Recueil de lettres que Louis
Blanc adresse de Londres au journal le Temps. J'y
retrouve encore Montaigne cité avec prédilection.
Qu'il s'agisse d'une querelle théologique ou d'une loi
pénale, des juges ou des soldats, des vertus d'ime
reine ou des incertitudes de notre volonté, Montaigne
intervient et dit son mot. Evidemment, les écrits du
vieux moraliste sont à demeure sur la table du publi-
ciste d'aujourd'hui, entre un volume de statistique et
un numéro du Times. Comme on ne peut pas croire
que ce soient les mêmes raisons qui aient attaché à
Montaigne Pascal, comme La Fontaine et Louis Blanc,
comme Saint-Evremond, voici la question qui veut
être expliquée : quelle prise extraordinaire Montaigne
a-t-il donc sur tant d'hommes qui ne se ressemblent
point entre eux et dont plusieurs ne lui ressemblent
point à lui-même? Ou bien il faut que Montaigne soit
un des esprits les plus saisissants qui aient passé ici-
bas, ou qu'il soit un des plus insaisissables. ]\lais un
scrupule me vient : il est une troisième hypothèse,
qui est la vraie : c'est que ^lontaigne est tout ensemble
le plus insaisissable et le plus saisissant des hommes.
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 22")
d'une force presque invincible et de la plus accom-
modante humeur. Ce qui nous attire et nous arrête en
lui, c'est le style, tandis (jue sa pensée ondoie et
llolle à tous vents. Il a toutes nos opinions, quelles
(ju'elles soient, et il nous enseigne pour les rendre des
mots que nous n'aurions jamais trouvés. En politique,
en morale, en philosophie religieuse, dans ses vues
sur le monde qui nous enveloppe ou sur le monde
intérieur, il a peu inventé, peu osé, dans ses emprunts
il a rarement bien choisi, ses audaces sont plutôt le
jeu d'une fantaisie maligne que la démarche sérieuse
d'une forte raison, il prend plaisir à détruire toute
certitude, après quoi les dégâts qu'il a faits lui sem-
blent dangereux, et quand il vient de casser les
vitres, il se plaint des courants d'air. Au fond, Mon-
taigne est un amateur, un dilettante; mais par la
forme, c'est un maître et un homme de génie, et
nul exemple n'est plus propre que le sien à prouver
que le don d'écrire peut être, comme Pascal le dit de
l'éloquence, une puissance trompeuse, et qu'il nous
faut veiller sévèrement à maintenir notre esprit assez
libre et assez sûr de lui pour qu'il sache refuser sa
conscience à qui ravit son admiration. Tous les écri-
vains qui font des miracles ne sont pas des Moïses;
il y en a qui ne sont que des magiciens de Pharaon.
Souvent, depuis que je m'occupe de IMontaigne, je
me suis demandé : « que dirait-il aujourd'hui? » Sans
voir en lui, comme Sainte-Beuve, le Français le plus
sage qui ait jamais existé, il faut convenir que c'était
ib
226 ÉTIDES ET FRAGMENTS.
un esprit singulièrement libre, ouvert, équitable et
prudent, et peut-être, de tous nos grands hommes
d'autrefois, celui que nous aurions le plus de profit à
évoquer et à consulter : car quel autre nommerez-
vous qui serait plus prompt à se mettre au courant,
plus habile à nous faire passer notre examen de con-
science, et à nous en déduire les leçons? Il en est
plus d'une sans doute par qui il devrait se sentir
atteint tout le premier : comment croire par exemple
que Montaigne se plaignît encore de ne point voir les
écrivains assez repliés sur eux-mêmes? Ils se sont tant
confessés qu'il leur conseillerait peut-être de se
remettre à professer davantage, et de ne plus s'ima-
giner que l'humanité lisante ait des loisirs pour
sonder les intimités de n'importe qui.
Ce qui frappe d'abord, quand on commence à étu-
dier Montaigne, c'est qu'il est très près de nous, plus
près de nous que beaucoup d'écrivains d'une date
plus récente et d'une langue plus semblable à la
nôtre. A travers trois siècles qui nous séparent, nous
n'avons pas même à faire un effort pour que nous
remontions jusqu'à lui ; il semble plutôt qu'il vient de
lui-même à nous, et qu'il entre dans nos affaires, dans
nos préoccupations, jusque dans nos manies, comme
s'il entrait chez lui. Et si celte illusion est si forte, ce
n'est pas seulement parce qu'il est d'humeur facile et
familière, ou parce qu'il a une manière de parler toute
vivante et qui n'a vieilli que pour étonner davantage
par sa fraîcheur. Mme de Sévigné a ce même don de
INFLUENCE DF MONTAIGXF.. 227
style cl ce même charme d'iiumeur, et cependant elle
est bien moins que Montaigne notre voisine; c'est elle
(jui nous emmène dans un monde différent du nôtre,
c'est chez elle et chez ses amis qu'elle nous fait vivre
et qu'elle nous apprend à nous plaire, tantôt à la cour
de son roi, tantôt à cette autre cour où règne sa fille.
Elle reste dans ses écrits aussi vivante que Montaigne
dans les siens, mais à la condition que nous la lais-
sions dans le passé tel qu'elle l'a connu et dépeint;
il ne faut rien déranger autour d'elle ou sa physio-
nomie va s'altérer....
Aujourd'hui donc, en France, regardant autour de
nous et restant en nous-mêmes, demandons-nous à
([uoi peut nous servir Montaigne, si ce sont ses
exemples qu'il faut suivre et ses leçons qu'il faut
écouter; mettons ses lumières en face des questions
qui nous occupent, mettons sa sagesse aux prises
avec les difficultés qui nous pressent.
Mais on m'arrêtera tout de suite; Montaigne, dit-on,
se refuse à cette épreuve; il vous a avertis, il s'est
prémuni dès la première page; il n'a voulu rien vous
apprendre ni rien vous conseiller; c'est seulement son
portrait qu'il vous a offert, et il ne vous l'a pas pro-
posé pour modèle; regardez-le donc et ne l'imitez pas,
et si quelques-uns l'ont imité plus ([ue vous ne vou-
driez, ne prétendez pas l'en rendre lui-même respon-
sable : à qui ne voulait être le maîli'e de personne, il
est injuste de reprocher les disciples qu'il a eus
malgré lui.
228 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
Après avoir longtemps joui avec Montaigne de cette
intimité qui nous plaît et qui nous flatte, un scrupule
commence à naître, un soupçon s'élève et trouble ce
plaisir délicat, une question importune se pose et
s'impose à notre esprit : s'il vivait aujourd'hui, ce
Montaigne qui nous semble un des nôtres, que
dirait-il et que ferait-il? Sa sagesse aurait-elle de quoi
nous satisfaire? Ses conseils iraient-ils à nous rendre
meilleurs? Ses exemples seraient-ils de ceux qu'on
est fier ou même simplement content de suivre? Evi-
demment il est près de nous; mais ne sont-ce pas ses
défauts qui s'accordent avec les nôtres?...
Mais tout d'abord il faut se demander si c'est là un
procédé légitime de critique littéraire ou morale.
Montaigne ne serait-il pas en droit de nous dire : vous
qui prétendez deviner ce que je penserais, ce que je
ferais, à quoi je serais bon aujourd'hui, qu'en savez-
vous? A première vue, l'objection est irréfutable;
mais, si l'on y réfléchit, elle est nulle. De quoi s'agit-il
en effet? Déjuger un moraliste, c'est-à-dire un homme
qui a conçu et exprimé certaines idées sur la vie
humaine, et de juger aussi l'homme en lui, c'est-à-dire
de voir jusqu'à quel point il s'est conformé person-
nellement à ses idées générales ou s'est laissé aller à
les trahir. D'une manière ou d'une autre, en conscience
ou à votre insu, vous ferez donc subir à ces idées un
triage, une analyse par laquelle vous chercherez à en
saisir le principe, et ce principe, vous l'apprécierez
INFLUENCE DE MONTAIGNE. 229
d'après quelque autre vérité encore plus vaste et plus
évidente....
Traduisons donc, dans notre langue d'aujourd'hui,
ses principales maximes : elles en seront, à coup sûr,
moins brillantes, mais nous les connaîtrons mieux,
nous verrons mieux ce qu'elles valent et où elles
mènent, et quand nous reviendrons ensuite à les lire
telles (ju'il les écrivait lui-même, nous ne ferons
qu'admirer davantage la magie du talent qui nous
avait trompés. Car il nous trompait, ce talent mer-
veilleux; ce sage n'est pas un sage, ce n'est qu'un
endormeur, et si nous nous laissons aller à lui, il n'est
pas une seule de nos affaires qui ne soit menacée, il
n'est pas un seul de nos devoirs auquel nous puis-
sions répondre et suffire.
Qu'on ne dise pas que cette influence de Montaigne
est aujourd'hui trop lointaine et trop vague pour être
redoutée, et que nous avons désormais aflaire à de
bien autres ennemis. Nous n'avons pas aujourd'hui
en France de pires ennemis que les endormeurs, et
Montaigne est le plus illustre de tous. Son esprit a
pénélré très avant dans les nôtres; à chaque instant,
sans vous occuper de lui, vous le rencontrerez à
l'improviste, vous vous étonnerez des lieux où il vous
apparaît et s'impose à vous. Pourquoi cet honnête
homme obscur, mort à soixante-huit ans, plein de
confiance dans la bonté de Dieu, après avoir aimé et
cherché à faire le bien, a-t-il tenu à dire dans son épi-
taphe qu'il avait mené une vie douce et heureuse en
230 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
suivant autant qu'il put la morale et les leçons des
Essais de Montais^ne et des fables de La Fontaine?...
Pesez d'une main la valeur réelle de INIonlaigne et
de l'autre son autorité : vous trouverez, j'en suis
convaincu, entre son autorité et sa valeur réelle, un
écart manifeste et une disproportion singulière,
prcs([ue inexplicable
XI
JUGEMENTS
Si Montaigne, en dispersant ses pensées, a voulu
ptMK'trer [)lus aisément dans l'esprit de ses lecteurs
et s'assurer sur eux un plus facile empire, il a cal-
culé juste, car rien ne l'a mieux servi. Non seulement
nous avons moins de peine à retenir une maxime,
une remarque, une page isolée que l'ensemble d'un
système étendu, mais encore, à part la mémoire, le
jug-ement môme est moins strict et moins exigeant.
Quand vous rencontrez dans Montaigne une opinion
qui vous semble faible ou exagérée, un exemple
comme il en est mille de mollesse ou de légèreté, un
raisonnement puéril, un paradoxe impertinent, une
boutade dont le style seul fait le prix, le premier mou-
vement est de se dire qu'il a bien autrement parlé
à un autre moment. Si même on ne se rappelle pas
l'autre passage, spontanément on le suppose. Il nous
a donné tant d'exemples de ces revanches (|u'il prend
contre lui-môme! Nous ne cessons d'y compter et de
lui en tenir compte. L'incohérence et les inconsé-
232 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
cjiicnces de son esprit lui ont valu une sorte de crédit
illimité; nous ne pensons jamais avoir son dernier
mot et le droit de dire qu'il s'est trompé. Comment
juger quelqu'un qui se déjuge d'une page à l'autre?
Eh bien! c'est sur cela même qu'il faut tout d'abord
le juger.
# # #
Juger Montaigne! Je parle de juger Montaigne,
comme si une telle entreprise allait de soi et ne souf-
frait aucune difficulté. Elle est pourtant bien difficile,
et pour plusieurs causes, d'abord parce que Mon-
taigne est l'homme qui a le mieux justifié sa propre
définition de l'homme, et qu'il est l'être le plus
ondoyant et le plus divers, par sa propre nature, par
les contrecoups de son temps, par la somme de toutes
ses réflexions. Mais là n'est pas la plus grande diffi-
culté que je redoute : elle est plutôt en nous-mêmes
et dans nos habitudes d'esprit.
Un esprit critique autrefois était un esprit enclin à
tout juger, à trouver des défauts aux plus belles
œuvres, des objections aux plus sages projets et à les
dire tout haut : c'était quelqu'un qui avait un avis.
Nous avons changé tout cela. L'esprit critique
aujourd'hui est, par définition, voué à ne juger
jamais : son affaire est de dire comment sont les
choses, et non comment elles devraient être; il com-
prend tout, il excuse tout, il est la complaisance et
la charité mêmes; il en veut seulement aux gens qui
n'aiment pas leurs ennemis. Un esprit critique autre-
fois était le contraire d'un esprit qui pardonne; un
esprit critique aujourd'hui est le contraire d'un esprit
JUGEMENTS. 233
(jui affirme. De l'un à rautrc de ces deux sens il y a
loin. Juger sans connaître a été pendant bien long-
temps le tort des hommes; maintenant, si nous en
sommes corrigés et pour en faire pénitence, n'y a-t-il
point d'autre parti à prendre que celui de connaître
sans juger?
Mme de Staël signalait déjà de son temps cette ten-
dance comme le danger du siècle qui commençait, et
certes ^Ime de Staël n'était ni rétrograde, ni pessi-
miste, mais à travers toutes ses espérances et toutes
ses sympathies pour l'âge nouveau, elle conservait le
don et se réservait le droit d'y voir clair et de lui
parler franc. « Le xvni^ siècle, disait-elle, énonçait les
principes d'une manière trop absolue; peut-être le
xix" siècle commentera-t-il les faits avec trop de sou-
mission; l'un croyait à une nalun; des choses, l'autre
ne croira qu'à des circonstances. »
^lontaigne, je le crains, n'eût pas été du même
avis que Mme de Staël. Si nous ne nous restreignons
pas à dire quelles ont été autour de lui les circon-
stances et comment elles ont dû le façonner, si nous
prenons sur nous d'ajouter qu'il aurait mieux fait
d'agir autrement en telle ou telle occasion, il faut
nous résigner d'avance à subir quelques-uns de ses
traits les plus acérés; il nous accusera de ne savoir
pas nous mettre à sa place, de vouloir lui apphquer
notre propre mesure et le régenter, comme si nous
valions mieux que lui! « Il semble à chacun, nous
dira-t-il assez rudement, que la maîtresse forme de
l'humaine nature est en lui ; selon elle il faut régler
toutes les autres; quelle bestiale stupidité! « Vous
234 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
voyez qu'il est en colère; et il reprendra : » 0 Tânerie
dangereuse et insupportable! »
Que faire? A tout risque, quand nous rencontre-
rons, dans la vie comme dans les idées de Montaigne,
des questions qui se soulèveront d'elles-mêmes devant
nous, il faudra bien les discuter. J'en prends tout de
suite un exemple. Un savant et habile écrivain,
M. Griin, a publié tout nn volume sur la vie publique
de INIontaigne. Mais Montaigne a-t-il eu vraiment une
vie publique? A-t-il pris aux affaires de son temps
toute la part qui lui revenait? Son temps était troublé,
terrible, cruel jusque dans la paix, comme dit Tacite;
eh bien! parce que les bons citoyens étaient alors
plus rares et plus nécessaires, en serons-nous donc
plus prompts à donner quittance à IMontaigne de ses
devoirs de citoyen? N'a-t-il pas au contraire trop com-
plaisamment profité de la tempête pour fuir la mer,
et nous laisserons-nous persuader sans peine que son
honnêteté, son humanité, son désintéressement seuls
l'aient attaché au rivage?...
Est-ce à dire d'autre part que la naissance, la for-
tune, les dons de rintclligence condamnent forcément
ceux qui les ont reçus en partage à un genre de vie
où ils ne se plairaient pas, et que tout gentilhomme,
tout bourgeois aisé, tout homme d'esprit qui ne veut
point mettre la main aux affaires publiques soit un
traître? Je ne dis point cela, mais je nie qu'il soit un
sage. Je nie qu'il y ait de la vertu à s'abstenir d'un
devoir, et j'affirme que c'est un devoir de faire pour
le bien de la société où nous avons rang tout ce qui
est en notre pouvoir.
JUGEMENTS. 235
Prenons Montaigne comme il aime à prendre lui-
même les hommes et les choses dont il parle, comme
il nous engage constamment à les prendre, je veux
dire en gros et selon leur première figure, par un
large à-peu-près qui les laisse subsister devant notre
esprit avec tous leurs éléments confus, dans leur
chaos naturel et vivant; prenons, dis-je, Montaigne
ainsi, d'après son exemple et son conseil : que pen-
serons-nous de lui après cette épreuve? Sans doute
nous pourrons ensuite et peut-être nous devrons
essayer encore sur lui ces examens d'une autre sorte,
ces analyses méthodiques, ces jugements raisonnes
et résumés dont il a, pendant toute sa vie, si habile-
ment contesté la valeur; mais encore un coup et
avant tout, prenons -le comme il veut être pris,
jugeons-le comme il veut que tout soit jugé; il lui
faut d'abord subir les lois qu'il a faites et qu'il nous
apprend.
Mais que vais-je faire? Vouloir mettre ^lonlaigne
au pied du mur, c'est prouver par avance qu'on ne
le comprend pas. Cet esprit subtil et fuyant se déro-
bera à ma recherche et à mon effort. Il a pris
ses précautions contre les questions dont je vou-
drais le presser. Je ne saurais lui en adresser une
seule qui ne soit déjà déjouée par le nombre et la
variété des réponses. 11 me prodiguera les aveux, il
ira au-devant de mes reproches, il me suggérera
contre lui-même des difficultés auxquelles je n'aurais
236 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
peut-être pas pensé, et sans autre plaidoirie il aura
gagné l'auditoire et le jury, il sera sûr de son acquit-
tement et des applaudissements, et j'en serai pour
mes frais de réquisitoire. Montaigne n'est pas réfu-
table comme Descartes ou Spinoza : comment réfuter
celui qui n'a pas prétendu prouver? Causez avec Mon-
taigne : c'est un homme du monde et un homme d'es-
prit, et de son entretien il vous restera toujours
quelque chose, plus et beaucoup plus que vous ne
croyez. Mais voici mon premier scrupule, et j'ai bien
peur qu'il n'emporte tout. Sommes-nous ici-bas pour
causer? Évidemment tout le livre de Montaigne est
ruiné, sa manière de vivre n'est pas louable, son état
d'àme n'est pas sain, son jugement n'est pas éclairé,
pour peu qu'on admette qu'il y a un but de la vie
humaine, un but quelconque, et que nous ne sommes
pas, tous tant que nous sommes, des accidents inutiles
et des forces qui peuvent rester inertes sans nuire à rien .
Ce qui m'irrite le plus, c'est que ces doctrines-là se
donnent pour le résultat et le résumé de l'expérience
humaine, de la plus universelle et plus positive
sagesse à laquelle nous puissions atteindre. Et de
quel droit, je vous prie, se pavanent-elles ainsi? Elles
sont au contraire la sagesse très capricieuse et très
courte de l'individu, et le résultat de son expérience
légère. Ce qui rend les hommes pessimistes, 99 fois
sur 100, ce sont les déboires de l'égoïsme et de l'or-
gueil. Qui veut vivre simplement en homme, qui se
résigne à n'être rien de plus, mais se résout à n'être
rien de moins, celui-là n'a point à craindre le décou-
ragement ni le dégoût.
JLGK.MKNTS. 237
Quiconque veut parler de Montaigne doit com-
mencer, continuer et finir en disant qu'il est char-
mant. Écoutez ses contemporains, consultez ses lec-
teurs d'autrefois ou d'aujourd'hui, ouvrez ses Essais
à votre tour : tous les témoignages s'accordent,
chaque expérience nouvelle les confirme, il faut
reconnaître en Montaigne un don incomparable de
plaire, et de plaire à ce point qu'on peut devenir
clairvoyant, sévère môme pour ses défauts, sans
échapper encore à son attrait. Ses moyens de séduire
sont si variés qu'il est presque sûr de ne laisser
échapper personne ; on se sent à chaque instant
tenté de lui pardonner ce qu'on lui reproche ; il a une
manière à lui de porter ses défauts mêmes et de les
tourner en grâces inattendues, comme cette dame
dont parle Bussy qui fut la première à s'embellir d'un
menton pointu. Gomme il nous accoutume à chacun
de ses torts avant de nous laisser penser à le juger !
Comme nous nous avisons tard qu'il serait peut-être
utile de les mettre ensemble et d'en faire la somme!
Et si vous vous voyez sur le point de le blâmer nette-
tement, quelle crainte singulière vous saisit! Blâmer
Montaigne, n'est-ce pas de quoi donner à croire que
quelques-unes des fibres humaines sont en vous tout
à fait engourdies? Vous auriez beau être contents de
vous-mêmes : quand vous serez pour la première
fois mécontents de Montaigne, vous douterez d'abord
cruellement de votre bon sens et de votre bon goût.
C'est avec les gens aimables que les procès sont les
238 ETCDES ET FRAGMENTS.
plus dangereux, et évidemment Montaigne était et
reste dans son livre un des hommes les plus aimables
qui aient jamais vécu.
Mais, à force de plaire, Montaigne a fait bien davan-
tage : il a agi, lui qui ne s'en souciait guère; il a été
puissant, lui qui redoutait et fuyait tout pouvoir
comme une charge gênante, et, du fond de son
manoir gascon, ce gentilhomme oisif a contribué au
moins autant qu'aucun autre à donner aux esprits
en France quelques-unes des impulsions les plus
décisives dont ils se soient ressentis depuis trois
cents ans. C'est môme une des parties les plus origi-
nales de la gloire de ÎNIontaigne que ce contraste
entre son dessein et l'influence qui lui est échue. Que
Descartes ou Voltaire aient souverainement propagé
autour d'eux et après eux, l'un la discipline hardie
qu'il avait imposée à sa raison, l'autre l'agitation uni-
verselle de son ame ardente et mobile, quoi de plus
simple? Nous voyons au premier coup d'œil qu'ils
ont voulu ce qu'ils ont fait et qu'ils avaient le parti
pris comme le don de mettre les autres au ton de leur
propre génie. Avec Montaigne il en va bien différem-
ment. Il a séduit tout le monde en ne voulant que se
plaire à lui-même; jamais il n'a souhaité que per-
sonne lui ressemblât. Il ne s'est proposé que de vivre
à sa guise et de se survivre dans son portrait signé
de lui, et c'est de ce dessein tout personnel, où il
entendait se restreindre, qu'il est sorti malgré lui
pour répandre au loin son exemple et ses idées et
pour devenir un des maîtres de l'esprit français. Il
l'est devenu, en effet, et il n'en faut pas davantage
JUGEMENTS. 2.'i9
pour qu'on soil ou droit de tenir IcMe à sa magie et
de discuter avec lui.
Cela rend l'étude de Montaigne à la fois très impor-
tante et très délicate. On ne saurait sans injustice lui
demander compte de tout ce qu'il a fait, on ne saurait
sans complaisance s'en tenir à ce qu'il a voulu. Il
faut sentir son charme pour comprendre son rôle, et
pour le juger il faut s'en affranchir. Il faut laisser à
ses idées leur indécision et montrer comment elles
n'en ont été que plus efficaces, et dans quel sens. Il
ne faut pas confondre Montaigne avec ses disciples,
mais il faut expliquer en quoi ils lui appartiennent, et
comment il a favorisé ce qu'il redoutait le plus, les
nouveautés et les révolutions. Pourquoi ne pas dire
le mot? C'est un procès de tendances qu'il faut
intenter à Montaigne.
J'avouerai sans précautions mon dessein. J'admire
beaucoup Montaigne, mais je suis persuadé qu'à tout
prendre on se fait de lui une trop haute et trop belle
idée. Sans doute c'est un travail ingrat et toujours
suspect que celui de discuter une gloire établie. On
a l'air de se croire seul sagace et seul indépendant, de
prendre un plaisir malsain à rabaisser ce qui ravit
tout le monde, de cherchera tout prix la nouveauté;
et comment ne s'attendrait-on pas à être accusé par
les autres de présomption, de dénigrement ou de para-
doxe quand on a commencé par s'en accuser soi-
même et par résister au mouvement de son propre
esprit comme à une tentation qui allait le mener à
240 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
mal? Si j"ai besoin d'une excuse auprès de ceux à
qui Montaigne est cher, voici la seule qui me paraisse
propre à les désarmer. C'est peu à peu et presque à
mon insu que jcn suis venu à penser de lui ce que
j'en pense aujourd'hui, c'est à mon corps défendant
que je m'y suis arrêté, et en me rappelant ma pre-
mière lecture des Essais, je m'étonne encore qu'un tel
enchantement puisse se dissiper, ne fût-ce qu'à
demi.
Montaigne est, vers les années de la rhétorique,
une lecture de vacances, et quand on l'aborde alors
pour la première fois, il semble qu'on sort enfin de
l'école et qu'on entre dans le monde avec lui. \oi\k
donc les Essais entre les mains du jeune homme tout
impatient de ne plus recevoir de leçons et d'apprendre
autrement qu'au collège. Comment ne croirait-il pas
que Montaigne est justement le maître qui lui con-
vient, puisqu'il est évident que ce n'est pas un maître?
C'est un vieillard sans doute (il a commencé de très
bonne heure à le dire), mais un vieillard qui regrette
avec tant de passion sa jeunesse, et qui parle de son
expérience, de son désenchantement, de ses plus
amères pensées, avec tant d'entrain et de grâce, que
son lecteur novice se sent tout de suite à l'aise. La
vieillesse de INIontaigne ressemble à la vertu d'Elmire :
elle n'est point diablesse, il s'en faut de beaucoup;
elle admet la camaraderie, comme Elmire laisse dire
les amoureux. Mais vraiment je fais tort à Elmire :
Montaigne est bien plus provocant, bien moins
mesuré, bien moins sur de lui et de ses points d'arrêt.
Elmire ne badine que parce qu'elle est certaine de ne
.ÎIT.EMICNTS. 241
point "lisser; Moiilaii^no essaie loules les pcnles et
aime à jouer avec le danger.
Eh! oui, sa figure vraie, telle qu'elle ressort à mes
yeux des faits regardés en face et des textes étudies
de près, ne ressemble pas de tout point à ses portraits
les plus célèbres, quoicfue (juelques-uns soient d'un
art achevé; elle ressemble encore moins à cette
image couraute et flottante qui répond au nom de
Montaigne dans Icspril de ceux qui n'ont point lu les
Essais; et surtout elle ne ressemble pas du tout au
Montaigne canonisé et adoré par la petite église de
ses dévots particuliers, qui sont très fiers d'avoir été
dressés par lui à ne jurer par la parole d'aucun
maître, mais très naïvement entraînés à jurer tou-
jours par la sienne, et à trouver mauvais qu'on ne les
imite pas.
Que Montaigne, comme écrivain, soit profondé-
ment original, j'ai hâte de le dire. Que son caractère,
avec tous ces mélanges de dons contradictoires et
dans l'exacte nuance où il doit être peint, soit très
original aussi, cela ne fait pas l'ombre d'un doute.
Que son rôle et son influence soient encore une ori-
ginalité de plus, et qui peut à peine être exngérée, je
ne me suis pas fait faute de le montrer. Voilà trois
points que je tiens pour acquis. Mais ceci, <[u'en
dites-vous? Ceci ne vaut il pas la peine d'élrc discuté?
A quel point les idées de Montaigne sont-elles origi-
nales? A-t-il inventé ou emprunté? A-l-il ajouté ou
répandu? A-til innové ou suivi? Est-il original autre-
ment (pic par le style, l'humeur et le succès? Au
IG
2iZ ÉTUDES ET FRAGMENTS.
fond, combien de pensées de Montaigne qui soient à
lui?
En quoi consiste Toriginalilé do Montaigne, c'est
ce qu'on sent i)lus aisément qu'on ne l'exprime, et
cependant il faut l'exprimer. Je sais bien qu'en
pareille matière il y a un moyen commode de se tirer
d'embarras : à bout de définitions, la critique se
rejette sur le « je ne sais quoi » ; à bout de couleurs et
de nuances, celui qui veut faire un portrait parle de
la vie et de ses aspects multiples et de ses mystères
insaisissables. La tentation est forte quand il s'agit
de Montaigne. Le « je ne sais quoi » et la vie abondent
en lui. L'image qu'il a laissée dans tous les esprits
justifie par avance, tant elle est à la fois confuse et
colorée, celui qui emploierait ces mots pour le con-
gédier. Mais à quoi bon, si c'est pour s'en tenir là,
écrire un volume sur ^Montaigne?...
Montaigne, un original qui s'enferme pour rédiger
l'avis de tout le monde.
Le lieu commun est la fausse monnaie des vérités
universelles.
Est-ce que Montaigne plane au-dessus de ses
propres opinions? Ou s'en va-t-il seulement visiter le
nid des autres et y faire ses œufs? Est-ce un aigle?
Est-ce un coucou ?
JUGEMENTS. 243
Comment Montaigne, ses écrits, ses exemples, ont-
ils pu devenir chers aux esprits libéraux et même leur
rendre service? Par cela seul qu'il y a en Montaigne
une très vivante et indiscutable personnalité. Il a beau
la méconnaître, la railler même, la traiter d'illusion :
elle survit à cette ignorance de soi où elle semble
s'abîmer, elle déborde, elle éclate de partout. Sous la
devise du yvôiOi cEaurov, c'est un moi qui s'ignore; mais
sous la devise du que sais-je? c'est un mol qui se
prouve en marchant. L'égoïsme de Montaigne a
contre-balancé son scepticisme.
Je reproche à Montaigne d'avoir pris la parole sans
savoir ce qu'il devait dire et de s'être mis à endoc-
triner les autres avant d'avoir une doctrine à lui.
Si je vois bien Montaigne tel qu'il était, voici, je
crois, un de ses plus grands et plus rares mérites : je
puis écrire tout ce que je pense de sa personne, de
ses idées, de son influence, je puis me figurer (ju'il
lit par-dessus mon épaule à mesure que j'écris, et
quelle que put être la sévérité ou l'impertinence do
mes opinions à son sujet, je ne craindrais point qu'il
se fâchât contre moi pour cela.
... Celui qui étudie seul et pour lui-même ne va
jamais ni au fond des choses ni au bout de sa propre
244 ETUDES ET FRAGMENTS.
pensée, ou s'il y va, il ne s'y lient pas, il la dépasse,
il l'outre à son insu, autre péril plus grave encore.
Nous avons également besoin d'être stimulés et con-
tenus par les autres, d'être à chaque instant ramenés
à la mesure et poussés au but par ceux qui chemi-
nent avec nous : chaque esprit, livré et réduit à lui-
même, s'arrête à mi-chemin ou s'égare à l'infini.
Montaigne lui-même n'en est-il pas la preuve? Et
personne a-t-il mieux vérifié le vœ soli de l'Écriture?
Voilà un esprit hardi et sensé, naturellement libre et
sans insolente présomption, capable d'observer les
faits et capable aussi d'interroger la raison, doué à
un degré rare du talent de communiquer sa pensée,
désireux de trouver et d'exciter la sympathie; et tout
cela, pour aboutir à quoi? à un système où les har-
diesses tournent en fantaisies et le bon sens en pol-
tronnerie intellectuelle, à une indépendance noncha-
lante et à une modestie dédaigneuse, à un empirisme
sans résultats et à des questions sans réponses, à un
talent qui embrouille au lieu d'éclairer, à une vie dont
le résumé véritable est une énigme morale : l'égoïsme
dans la bonté.
* * *
Voici un vers de Juvénal qui convient on ne peut
mieux à Montaigne :
Noclc dieque smim gcstare in pectorc tesLem.
Et mon reproche, c'est que ce témoin assidu que
Montaigne porte en soi et qu'il écoute d'une si fine
oreille ne dépose point devant un juge et n'est qu'un
témoin inutile consulté par curiosité»
JUGEMENTS.
Quels peuvent bien être les titres de Montaigne à
la reconnaissance et au respect de la société moderne?
Ne semble-l-il pas plutôt en avoir retardé (pi'activé
les progrès et démenti })lulôt qu'encouragé les ambi-
tions? Il prêche contre la nouveauté, contre le désir
et l'espoir du mieux, contre la foi en une justice supé-
rieure à l'usage, contre toute hardiesse de demander
aux faits leur raison d'être et leur droit. Cela est
vrai, et je l'en blâme. Mais ces conseils, ces lâches
conseils d'un conservateur effrayé, il les dément à
chaque page par les exemples qu'il donne de libre
critique et de sincère examen....
Montaigne a fait un chef-d'œuvre plus soigné qu'il
ne l'avoue, moins profond et moins original qu'il ne
semble, et, quand même on lui refuse obstinément le
titre de sage, il reste encore, après trois siècles, un
enchanteur qu'on a de la peine à exorciser.
Montaig-ne est notre Hamlet. Mutatia mutandh^
c'est bien cette même maladie de rester continuelle-
ment replié et penché sur soi-même, cet abus de la
réflexion qui fait des lâches, ces couleurs natives de
la volonté toutes blêmies par le pide reflet de la
pensée, cette préoccupation de la mort et du pays
inconnu d'où nul voyageur ne revient....
Ilamlet est un Montaigne qui aurait pu s'entendre
24G ÉTUDES ET FRAGMENTS.
avec Pascal . Montaigne est un Hamlet avec qui
Horace se serait entendu.
Je chercherais vainement à m'en défendre : la pre-
mière leçon que l'on reçoit de Montaigne, et, si vous
voulez un confitentem reum, la plus dangereuse dou-
ceur par où il nous allèche, c'est l'habitude de trouver
tout de suite des objections à la pensée que vous
venez d'avoir. Il y excelle, il s'y complaît, il est passé
maître dans l'art de se réfuter soi-même et de sus-
citer en son esprit une suite infinie de petites guerres
intestines. Non seulement on s'y accoutume, mais on
finit par y prendre goût et par en avoir besoin.
Montaigne a tant d'attraits par lesquels il prévient
et s'attache tant de sortes d'esprits, qu'il y a sans
doute quelque maladresse à avouer tout d'abord qu'en
l'étudiant de près on lui est devenu moins favorable,
moins sympathique à son caractère et à la manière
de vivre qu'il a choisie, moins convaincu de sa
sagesse, moins disposé à le remercier et à nous féli-
citer de sa longue et profonde influence. Nous ne
savons guère, en face de ce qui nous plaît ou de
ce que nous admirons, nous en tenir au plaisir ou
à l'admiration même. Nous y cherchons toujours
quelque chose de plus et un titre nouveau à d'autres
sentiments. Nous nous ingénions de notre mieux à
estimer ce qui nous paraît aimable et à mettre notre
confiance là où nous reconnaissons le génie. Un
jrGEMKNTS. 247
panégyriste récent de Montaigne, après avoir cité
quelques lignes de lui , s'écriait avec une naïve
emphase : « Est-on liljre de ne pas adopter une opi-
nion arrangée avec cet esprit? » Ou la critique ne sert
à rien, ou elle sert précisément à nous empêcher de
perdre cette liberté-la. C'est l'art de l'admiration réflé-
chie, et il faut c[u'elle nous apprenne tout ensemble à
posséder les belles œuvres et à n'en être point pos-
sédés. C'est un des plus honorables travers de l'esprit
humain, et même en s'assurant qu'il n'y faut pas
céder en aveugle, celui-là serait plus aveugle encore
et bien malheureux qui n'y verrait qu'une faiblesse
et qu'une erreur. Au fond, l'homme croit naturelle-
ment, irrésistiblement, à l'unité de l'homme et à
l'harmonie des vérités diverses. Quelqu'un montre-t-il
une qualité qui nous touche ou un talent qui nous
frappe? Nous nous comportons envers lui comme s'il
allait sans dire que cette qualité en entraîne d'autres
et que ce talent les suppose tous. Pourquoi le succès
fait-il croire au droit? Est-ce lâcheté pure? Pourquoi
ce qui est évidemment beau passe-t-il pour bon si
aisément? Est-ce pure duperie? Non, c'est que, grâce
à Dieu et malgré nous, dès l'enfance et jusqu'à noire
dernière heure, nous sommes des logiciens, la plupart
du temps, il est vrai, des logiciens sans le savoir,
mais notre seul tort est de ne le savoir pas et de ne
pas veillera bien raisonner, puisque, bon gré mal gré,
nous raisonnons toujours.,..
Si, en étudiant un homme et un écrivain tels que
Montaigne, on réussissait à prouver un i)eu mieux ce
248 ÉTUDF.S ET FRAGMENTS,
que tout le monde sait, à corriger avec quelque vrai-
semblance ce que tout le monde dit, à mettre un peu
de netteté dans le portrait de Montaigne, un peu
d'ordre dans ses idées, un peu de liberté dans le
jugement qui en résulterait, quand môme on n'y
réussirait qu'à demi et môme après une longue
étude, ce serait assez, ce serait beaucoup. Ouaud il
s'agit d'un livre récent et qui appartient à un genre
nouveau, la critique peut influer fortement sur l'ac-
cueil qu'il reçoit. Elle doit donc prendre résolument
parti et pousser à la roue ou barrer la voie, avant
que l'élan décisif soit donné. Mais quand le critique
court à perdre haleine derrière un char de triompha-
teur, peu importe qu'il applaudisse avec la foule ou
que d'une voix tout d'abord perdue il rappelle à
César que César est un homme. Peu importe, et
cependant je ne sais s'il est un plaisir d'esprit plus
délicat ni plus honnête que de beaucoup travailler
et de réfléchir longtemps pour gagner un procès
considéré comme perdu d'avance....
En parlant de Montaigne deux fois par semaine,
j'ai senti de jour en jour ma conviction se former. En
l'écrivant à tête reposée, je l'ai vue s'accentuer encore
plus nettement En la relisant aujourd'hui, je serais
tenté de souligner plutôt que d'atténuer mes blâmes,
et à tout risque je les laisserai tels quels. Après tout
le risque est médiocre. On me reprochera sans doute
de n'être point assez séduit par le prodigieux esprit
de Montaigne et de n'être point assez converti à
.I[GEMEXTS. 249
celle profonde lassitude de loul, de laquelle il élail
presque aussi fier que de son esprit. Un peu plus
d'Age et d'expérience d'une part, et de l'autre un peu
plus de complaisance pour les jouissances litléraires,
c'est là ce qui m'aura manqué, dira-l-on. A'oilà mon
bon sens et mon bon goût compromis du même coup.
Si c'est là tout, je m'en console, mais voici ce dont
je ne puis me consoler et que je ne pardonne pas à
Montaigne. Avec un charme qui double le danger de
son intluence, il a faussé et compromis plusieurs
vérités capitales. Il a pris position d'homme impar-
tial : je ne lui pardonne pas les étroitesses de l'esprit
de parti. Il a pris position d'homme qui se connaît
lui-même et se juge : je ne lui pardonne pas les
duperies de l'amour-propre. Il a pris position de
philosophe critique et ])ratique : je ne lui pardonne
ni les crédulités singulières où il se complaît toutes
les fois que la crédulité peut le tirer d'embarras, ni
le scepticisme sophistique sur lequel il prétend ériger
le culte de la tradition et du sens commun.
Pour mellre Montaigne au premier rang, il faudrait
admettre un certain nombre d'axiomes auxquels je
ne puis souscrire : la raison impuissante, le monde
incompréhensible, la vie sans but, Ihumanilé mar-
chant à reculons, l'indilïérence érigée en devoir, la
patrie indigne de préférence et de sacrifice, la science
orgueilleuse, chimérique, inutile; en deux mots, le
contrepied de notre credo.
230 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
* * *
IMontaigne était de son temps et du nôtre en cela
seulement que son esprit n'était pas toujours arrêté
par un auxôç li-jc pliilosophi(iue ou religieux. Il prati-
quait consciencieusement cette liberté de penser qui
devient, pour qui sait l'entendre, un devoir strict et
le premier de tous.
Ce dont nous avons besoin aujourd'hui, ce sont des
vérités et des exemples qui puissent rendre à l'âme
humaine de l'ordre et du ton. Raisons lasses, cons-
ciences dénouées, imaginations surexcitées ou abat-
tues, il faut nous détourner de ceux qui cherchent
sans désir de trouver et qui trouveraient sans volonté
d'obéir : nous avons besoin de philosophes qui croient
à la philosophie, de religions qui ne soient pas des
précautions, de lois qui ne soient pas des expédients.
Ce n'est plus la légalité, c'est le dilettantisme ([ui
nous tue; il a tué l'Italie de la Renaissance, il tuerait
la France de la Révolution, et, comme en parlant
d'elle nous parlons de nous, il nous reste en présence
de Montaigne à rentrer en nous-mêmes et à nous
demander si vraiment il nous suffirait de nous con-
naître comme il s'est connu, de nous régler comme
il s'est réglé, d'employer notre vie comme il a
employé la sienne, pour nous croire dignes d'être
appelés les Français les plus sages qui aient jamais
existé.
« Il y a, dit l'Ecclésiaste, un temps pour chaque
chose sous le ciel, un temps pour naître et un temps
JUGEMKMS. 2ol
pour mourir, un temps pour jeter des pierres et un
temps pour les ramasser. » Mais dites-moi : pour
jeter quelques pierres dans le jardin de Montaigne,
y aurait-il aussi un temps marqué? J'en ai peur.
(Juelque soixante ans peut-être, ce serait le bel âge
pour plaider contre lui. On ne serait pas suspect
d'irrévérence ni d'inexpérience; on aurait vécu autant
que Montaigne et longuement songé à la revision de
ses sentences, et sans se fâcher outre mesure, mais
sans craindre non plus de se voir réfuter sommaire-
ment par un : « Allez! allez! vous verrez plus tard! »
on dirait à Montaigne,... oui vraiment on lui dirait
tout en face, et ce serait son plus grand éloge, car
avec sa vanité babillarde et coquette il n'en est pas
moins, de tous les hommes célèbres, celui qui aurait
pris le plus de plaisir à être scruté et discuté libre-
ment, et de qui l'on aurait le plus aisément obtenu de
nouveaux aveux outre ceux ({u'il nous a déjà offerts....
Je voudrais avoir soixante ans, car Chicaneau a
raison, c'est le bel âge pour plaider, et surtout pour
plaider contre les pessimistes. Je m'en sentirais plus
à l'aise pour discuter avec Montaigne, et je ne m'ex-
poserais pas à entendre dire que, si je pense autre-
ment que lui, mon âge fait mon excuse et le sien son
autorité. Mais c'est justement à son autorité que
j'en veux; elle est de faux aloi, selon moi, elle tient
au charme de son imagination qui est restée jeune
et à ce préjugé de sagesse dont profitent les uns après
les autres, depuis tant de siècles, tous les esprits qui
2 0-2 ÉTUDES KT FRAGMENTS.
se (liscnl revenus de loin et guéris de leurs illusions.
L'expérience de Montaigne, sa maturité, sa modéra-
lion, sa liberté d'esprit, son humeur impartiale, voilà
autant d'éloges proverbiaux contre lesquels on a
mauvaise grûce à réclamer, même timidement, et
dans cet embarras je ne vois d'autre issue que
d'essayer à serrer de près chacune des principales
questions sur lesquelles Montaigne a dit son mot.
Oui, j'en veux à Montaigne, je lui en veux juste-
ment à cause de sa valeur même et de son charme.
Il a rendu le doute délicieux, il a donné à l'indilTé-
rence un air de modération et de sagesse, il a con-
fondu tout ce qu'il faut distinguer en ce monde, il a
mis en lutte tout ce qu'il faut concilier, et pour
l'achever de peindre, il s'est fait une incomparable
renommée de bon sens, de jugement sûr, d'étendue
et de profondeur, à laquelle il est si difficile de se
soustraire que j'ose à peine, après une longue étude,
dire hautement et brièvement : non, non, Montaigne
n'a ni toutes ces lumières ni toute cette solidité qu'on
lui prête.
# # *
Montaigne a été une des maîtresses plutôt qu'un
des maîtres de l'esprit français.
Montaigne homme de génie dans la famille des
amateurs et homme d'honneur dans celle des égoïstes,
très heureux de n'avoir point eu de passions fortes à
JUGEMENTS. 2o3
contenir, car il n'aurait eu à leur opposer que des
digues de sable mouvant, critique délié plutôt (juc
témoin impartial, n'élant né ni pour agir ni pour
juger, mais pour causer au jour le jour et au hasard,
peintre chatoyant d'une ame de caméléon bon com-
pagnon, mais mauvais guide.
L'Empereur disait un jour à M. de ?sarbonne :
« Ah çà, mon cher Narbonne, on m'assure que votre
mère ne m'aime pas. — 11 est vrai. Sire, répondit
celui-ci sans se troubler, ma mère en est restée à
l'admiralion » ; et l'Empereur se tint pour satisfait,
soit qu'il fût au fond très indifférent à tous les senti-
ments de Mme de Xarbonne, soit (jUC l'admiration lui
parût en tout cas plus flatteuse que l'affection et plus
désirable.
Je voudrais être sûr d'obtenir aussi aisément mon
pardon si j'en reste envers Montaigne au même point
que Mme de Narbonne envers Napoléon.
Mais admirer Montaigne et ne l'aimer pas, c'est
précisément ce qui semble à première vue le comble
du paradoxe et de l'injustice. Montaigne est en France
comme Horace à Rome l'homme à qui ses écrits ont
fait le plus d'amis, non seulement d'amis illustres et
de qui chaque nom a du poids, mais aussi d'amis
obscurs dont le nombre effraie....
Pour([uoi donc ne saurait-on dire qu'il faut admirer
Montaigne plutôt que l'aimer, sans que cela semble
254 ETUDES ET FRAGMENTS.
un paradoxe et presque un blasphème? Par quelle
illusion, par quel prestige s'est-il rendu si charmant
et si cher à ceux qui le lisent et qui croient, en le
lisant, le voir et vivre avec lui? Le talent seul, le
génie même ne suffit pas à expliquer ce trait singu-
lier de la gloire de Montaigne, ce don de se faire con-
sidérer à la fois comme un grand esprit et comme un
bon compagnon, comme un homme qui vient de très
haut se mettre à notre portée et nous engager à
entrer de plain-pied en conférence avec lui. Sans
doute son genre de talent et de style y est pour
beaucoup. Ouand on sait forcer le langage familier à
exprimer tout ce qu'on veut sans avoir l'air ni d'ac-
complir un tour de force ni de rabaisser ce que Ton
pense, on a déjà sur les âmes une prise à laquelle
bien peu d'entre elles peuvent échapper. La bonhomie
dans la grandeur est une séduction suprême, et rien
ne nous flatte et ne nous retient comme de nous
sentir par quelques côtés les pareils de ceux dont
nous ne nous sentons ])as les égaux. Il parle notre
langue! Il prend ses comparaisons parmi les objets
qui nous sont familiers! Il a une chatte avec laquelle
il joue, et il se demande même si ce n'est pas elle qui
se joue avec lui! Et de tous ces détails si menus et
si simples, de ces esquisses domestiques, de ces
silhouettes multipliées de Montaigne au coin de son
feu, de ces couleurs flamandes il a composé une pein-
ture si puissante et si chaude, un spectacle si saisis-
sant que nous lui en savons gré pour notre propre
compte comme s'il avait du môme coup élevé notre
• vie avec la sienne à la dignité d'un chef-d'œuvre et
.TIGEMENTS. 253
d'un grand sujet de médilalion. Montaigne nous per-
suade ({u'une vie basse et sans lustre, par cela seul
qu'elle est humaine, vaut la peine d'être considérée
et décrite et que, pour la bien décrire, ce n'est point
trop des dernières finesses ni de l'extrême éloquence
de la langue la plus complète qui fut jamais. A Dieu
ne plaise que je lui en fasse un reproche! C4"est ce
([u'il y a de plus durable et de meilleur dans son
génie, dans son influence, dans sa gloire, et si, en
l'étudiant, en se pénétrant de son esprit, en l'imitant
autant qu'il peut être imité, on ne s'exposait qu'à
entrer dans ses sentiments à ce sujet, il faudrait, au
lieu de discuter avec lui, se mettre à sa suite et à sa
merci.
* * *
!\Iontaigne m'amuse, m'entraîne, me charme, me
séduit, m'étonne, et je l'admire de toutes mes forces.
Mais, Dieu merci, je ne l'aime pas, et je soutiens
qu'il est un exemplaire parfait d'une certaine espèce
d'hommes qui sont aimables et qui ne sont point
dignes d'être aimés. Il suffit, pour être aimable,
d'avoir le commerce facile, les agréments de l'esprit,
et cette honnêteté moyenne qui s'arrête à ne point
tromper. Mais pour être digne d'être aimé, il faut
quelque chose de plus : il faut, avant tout, ne point
s'aimer par-dessus tout et olVrir aux autres des régals
plus chers que les restes d'une ame qui a commencé
par se rassasier d'elle-même. Or, ce qui me choque
dans Montaigne, c'est l'égoïsme, non pas naturel,
involontaire, tel qu'il est hélas! en chacun de nous,
mais l'égoïsme savant et trio'.nphant, porté au dernier
256 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
degré de la diplomatie et de l'art, tournant tous les
obstacles, érigé en principe de sagesse et de vertu, et
j'avoue que je me résigne avec peine à penser qu'il
est téméraire de dire de Montaigne : je ne l'aime pas.
J'ai pris plaisir à causer de Montaigne avec des
hommes très divers par l'âge, par le caractère et par
les opinions, et j'ai bien mal entendu ce qu'ils m'ont
dit, si ceci n'en est pas un résumé fidèle : Montaigne
est plus aimable que digne d'être aimé. Il entre aisé-
ment dans la pliqiart des âmes et s'y établit à petit
bruit ; mais il y entre par la porte basse ou par (juclque
brèche, et ceux qui le voient logé chez eux et désor-
mais inexpugnable ont presque toujours l'air de ne
s'en savoir pas très bon gré ; ils prennent en parlant de
lui ce ton qu'on a lors([u'il faut présenter à ses amis
cjLielqu'un avec qui l'on s'est lié de raccroc et qui ne
vous fait pas beaucoup d'honneur. L'admiration pour
Montaigne ne va guère sans un peu d'excuse, et ceux-
là mêmes qui en font profession semblent souvent
s'en confesser.
Pourquoi cela, je vous prie? Ou"a-t-il donc, ce
!\lontaigne, ou que lui manque-t-il? Montaigne a l'es-
prit sagace, subtil, profond, curieux; mais en l'exer-
çant il s'est fait mal, il a souffert de ce qu'il a vu, il
s'est rendu compte que, pour voir à fond ou seule-
ment un peu plus loin que les autres, il fallait prendre
beaucoup de peine. Les yeux sont bons et très bons,
mais Montaigne a mal aux paupières.
JUGEMENTS. 257
« J'ai pris Montaigne, me disait l'un, en 1852 ; tout ce
que j'aimais était détruit, tout ce que j'espérais était
tourné en dérision; j'ai pris Montaigne, et pendant
deux ans je n'ai pas pu le quitter. C'était amer, mais
c'était doux; je jouissais avec rage de toutes ces
déceptions daulrefois, je savourais comme un vin
vieux ce mépris trois fois séculaire pour l'espèce
humaine et toutes ses poursuites, je lisais et relisais
ces pages pleines d'ironie et de lassitude comme si
Montaigne y avait dit le dernier mot de ma propre vie
en même temps que de la sienne. »
Ainsi me parlait, il y a quelques jours à peine, un
républicain de la meilleure espèce, et au fond, ce
qu'il me disait ainsi, vous le retrouveriez dans la
bouche de bien d'autres hommes qui avaient mis ail-
leurs que lui leurs espérances et leur foi. Montaigne
est essentiellement une lecture de lendemain de révo-
lution, une lecture de gens vaincus et abattus qui ne
pensent pas encore et croient ne devoir jamais penser
à relever les ruines dont ils sont entourés. Et sa supé-
riorité, c'est que la révolution peut être ce qu'elle
voudra, chute d'une antique monarchie, d'une aristo-
cratie habile, d'une liberté puissante, d'une religion
qui passait pour descendue du ciel, ceux qui auront
à s'en plaindre trouveront dans Montaigne tout ce
qu'il leur faudra pour se moquer un peu de leur idole
détruite, quelle qu'elle soit, et pour accabler de
mépris leurs contemporains coupables. Car Mon-
taigne est ainsi, se faisant honneur d'être désabusé
17
238 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
de tout, et faisant aux autres un grief de ce qu'ils ne
veulent pas se laisser abuser.
Plus on sent le charme de Montaigne et le pouvoir
de son talisman, mieux on comprend qu'il ait pu
faire illusion. Personne n'est plus insinuant avec un
air de brusquerie; si vous lui laissez prendre un pied
chez vous, il en aura bientôt pris quatre, et vous
courez le risque de vous éveiller un matin disciple de
Montaigne sans savoir pourquoi et sans savoir où
cela vous mène.
* * *
Je me donne pour son très sincère admirateur,
mais je ne tiens pas à passer pour un de ses disciples,
pas même pour un de ses amis.
Alfred de Musset a dit en deux vers tout ce que je
pense de Montaigne :
Le mal des gens d'esprit, c'est leur indifférence;
Le mal des gens de cœur, leur inutilité.
J'aimerais mieux seulement qu'au lieu des gens de
cœur il eût nommé les gens d'honneur, et même
qu'il eût trouvé quelque autre mot pour désigner
cette race délicate et susceptible de ceux qui se croi-
sent les bras de peur de se salir les mains et mettent
leur dignité à ne point toucher au mal, même pour le
guérir ou pour l'atténuer. C'est une erreur digne de
respect, c'est un tort qui avoisine une vertu, mais ce
n'en est pas moins un tort et une erreur, d'autant plus
JUGEMENTS. 259
graves qu'ils s'cnracinenl dans les plus nobles par-
ties de ràmc humaine et dépensent sa sève en fruits
amers qui ne sont pas nourrissants. Nous avons été
créés pour agir, et cela est si vrai que nous agissons
malgré nous, lors même que nous nous abstenons.
Renoncer à la résistance, c'est fm'tifier l'attaque.
Quand vous jetez vos armes, vous passez à l'ennemi.
Esprit rare et qu'on a cru grand, mais plus mobile
qu'étendu, ([ui se transporte d'un point à l'autre avec
une singulière rapidité et se multiplie à l'infini, sans
garder de ces aventures diverses une mémoire assez
exacte pour en tirer une vérité d'ensemble. Les Essais
n'aboutissent pas.
Montaigne a, dans notre littérature, une place à
part. Il est pour ainsi dire le suppléant attitré de tous
les professeurs dont on ne veut pas. Le lire, c'est se
dispenser d'étudier, et quand quelqu'un pense que la
philosophie, la théologie, la politique, la législation,
l'histoire ancienne, la critique littéraire sont bien
longues à apprendre, bien obscures à comprendre,
et au fond bien creuses, il n'a qu'à ouvrir les Essais :
il est sûr d'y trouver assez de toutes choses pour
pouvoir en causer et pour soutenir qu'il n'y faut pas
regarder de trop près.
* * *
Mais que l'on ne s'y trompe pas : ce que je discute,
ce que j'ose attaquer en Montaigne, ce n'est ni
260 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
rindépenclancc ni la modéralion, et si je voudrais
détourner de lui les esprits qu'il peut séduire, ce
n'est point pour pousser personne à choisir entre ces
deux extrêmes, le radicalisme ou la servilité. Plaise
à Dieu, tout au contraire, que chaque jour le
nombre s'accroisse des âmes tout à la fois libres et
en équilibre, qui ne rompent leurs entraves que pour
marcher plus ferme et plus droit, et qui justifient
leurs rébellions, leurs hérésies, en proclamant tout
de suite quelle autre loi elles reconnaissent et à quel
ordre nouveau elles veulent se consacrer. Montaigne
n'a rien à faire dans leurs rangs ni aucun hommage
à réclamer d'elles. Car son indépendance n'est pour
lui qu'un jouet et sa modération qu'un calcul. Il se
modère pour vivre en paix, il s'émancipe pour vivre
en joie, il lui faut cette indifférence pour assurer ses
loisirs et cette critique pour les occuper; gagner du
temps, voilà le mobile de sa politiqvie conservatrice;
tuer le temps, voilà le but de sa philosophie discur-
sive ; on n'a jamais porté plus bas de si beaux dra-
peaux.
Au fond, ce que je reproche à ^lontaigne, il ne le
nierait pas, il l'avoue, il en fait gloire, c'est sa
manière de comprendre la sagesse, c'est ce qui lui a
valu l'admiration de Pascal, c'est en deux mots le
mépris de l'homme, je ne dis pas le mépris de tel ou
tel homme, de telle ou telle nation, de telle ou telle
église, de tel ou tel siècle, mais de l'humanité prise
en son ensemble, de ses facultés, de ses plus hautes
visées, de sa destinée tout entière. Il ne faut pas, en
JUGEMENTS. 261
lisant Montaigne, se laisser duper par l'apparence
de sa bienveillance et de sa bonne humeur : il n'est
indulgent et gai que par mépris, et il n'est méprisant
que parce qu'il est frivole, et il n'est frivole que parce
qu'il est égoïste, et parce qu'il ne veut accepter
aucune idée qui lui coûterait, à lui Michel de Mon-
taigne, l'ombre d'un sacrifice ou d'un effort.
* * *
J'entends dire et je lis bien souvent que Montaigne
n'a tant de prise sur ses lecteurs que par son parti
pris de nous montrer et Montaigne et les hommes
dans leur à tous les jours, par son réalisme et son
pessimisme souriants, parce qu'il nous repose des
philosophies ambitieuses et guindées. N'en croyez
rien. Ce serait faire tort et à Montaigne et à ses lec-
teurs. S'il n'y avait dans les Essais que la nature
humaine déshabillée sans pudeur et disséquée sans
pitié, s'il ne nous avait ouvert là qu'un confessionnal
pour nos misères et nos petitesses, sa clientèle ne
serait pas si nombreuse depuis trois siècles, je doute
même qu'il eût pu suivre jusqu'au bout son dessein.
Il avait au contraire un vif sentiment, une vision
singulièrement poétique des belles choses qui sont
dans l'homme, de celles mêmes qu'il ne retrouvait
pas en lui, et il les rendait avec autant d'émotion et
d'éclat qu'il mettait de verve méprisante ou gouail-
leuse à nous rabattre le caquet.
Evoquer toutes les erreurs que les hommes ont
tour à tour conçues et l'une après l'autre répudiées,
262 KT^DES ET FRAGMENTS.
les rassembler quelles que soient leur provenance et
leur date, et de tous ces fantômes d'erreurs mortes
qui n"ont plus de corps depuis bien des siècles
façonner et dresser un spectre gigantesque d'erreur
idéale et éternelle, pour jeter dans la panique et dans
la déroute les esprits qui s'obstinent et s'enhardissent
à conquérir pied à pied la vérité, c'est le procédé de
Montaigne, et ce n'est pas sérieux.
Entendons-nous bien. Je ne fais point de réquisi-
toire contre la gaîté et la vivacité, au contraire. Je
ne me plains pas de voir Montaigne étranger au style
académique et compassé. Non seulement je goûte en
Montaigne cette libre allure de la pensée et du lan-
gage, mais je vais plus loin, je goûte, j'admire dans
Rabelais la puissance toute débridée d'un rire où se
perdrait le rire d'Aristophane comme un chant de
cigale au milieu d'une volée de mitraille. Ce que je
reproclie à Montaigne, ce n'est pas un manque de
gravité dans le ton, de correction dans la tenue, ce
n'est pas au nom du bon goût, du bon ordre, de la
convenance et de la règle que je me plains, mais tout
simplement et de bien plus haut, au nom de ces
deux puissances que Montaigne passe pour avoir
adorées entre toutes, au nom du Ijon sens et de la
bonne foi.
En dernière analyse, ce que Montaigne nous con-
seille comme la sagesse même, c'est le mépris de la
science et de la raison, le culte de la tradition et de
l'instinct, la politique du slalu quo quel qu'il soit et
à perte de vue, la morale de l'intérêt personnel relevée
JUGEMENTS. 263
de quelque fierté, rinconséqucnee érigée en principe,
l'égoïsme déguisé en indépendance, le nonchaloir
sous le nom de modération, et sous le nom de foi
simple et soumise un mélange de scepticisme raffiné
et de pratiques sans pitié. Franchement toutes les
grâces du monde ne suffisent pas pour rendre res-
pectable un tel credo, et s'il fallait demander pardon
pour quelques rudesses exercées envers celui qui l'a
propagé, ce ne serait qu'une raison de plus pour
s'irriter contre lui, car ce serait une preuve décisive
de la complicité qu'il trouve dans nos cœurs et des
ravages qu'il y a déjà faits.
Ce n'est pas seulement le xvp siècle qui se person-
nifie en Montaigne aux yeux d'un grand nombre de
ses admirateurs; il est aussi le meilleur représentant
de l'esprit français, et l'on voudrait nous faire croire
qu'après tout, chaque fois que nous serons sincères
et sages, nous reviendrons et nous nous en tiendrons
à cette sorte de philosophie dont les Essais sont
inspirés. A Dieu ne plaise qu'un tel jugement se
vérifie à l'avenir! Si notre histoire devait aboutir à
un tel résultat, si, en dernière analyse, la figure de
la France devait ressembler au portrait que je trace
de Montaigne ou même à celui qu'il a peint de sa
propre main, combien de nos plus grands génies et
de nos plus beaux souvenirs, sans compter nos plus
chères espérances, se trouveraient enveloppés dans
une commune défaite! Que ce triomphe de Montaigne
nous coûterait cher!
264 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
J'imagine celle hypolhèse : i\Iontaig-ne a réussi
encore plus complèlemenl que nous ne l'avons vu;
son influence plus répandue, moins conlrariée, a
pénélré et imbu à fond les esprils; il a eu raison de
tous et pleinement; en deux mois, la France lui
appartient, elle est faite à son image; 'je vous la
livre. Au nom du ciel, que ferez-vous de ce pays-là?
Quelle haute élude encouragée? Quelle religion ou
quelle philosophie? Quel souci du bien public? Quel
espoir dans les crises? Quel zèle dans les saisons de
calme plat? Quelle liberté servie malgré ses périls?
Quelle vertu privée en honneur malgré les sacrifices
qu'elle exige? Un Montaigne, je l'admire, tout en le
discutant; dix Montaignes, nous ne sommes pas loin
de les avoir eus en petite monnaie; mille Montaignes,
je veux croire encore qu'on y pourrait survivre; mais
une nation de Montaignes, vous figurez-vous ce que
ce serait et ce que leurs fils auraient de désastres à
traverser pour sortir de la torpeur morale où de tels
pères les auraient plongés?
En somme Montaigne s'est trompé, et je ne vois
pas une seule question, une seule doctrine impor-
tante où un esprit impartial puisse aujourd'hui se
mettre d'accord avec lui. Ce qui le sauve et le main-
tient, c'est qu'il est en désaccord perpétuel avec lui-
même; il y a, dans son livre, tout un système d'idées
organisées et coordonnées, et à travers ce système
JUGEMENTS. 2Gj
on voit circuler encore une masse flollanle, difl'use,
gazeuse, d'autres idées qui ne prennent ni corps ni
rang, comme des nuages de matière cosmique qui
continueraient à errer parmi le chœur régulier des
astres solides. Chacun peut, dans cette création
mêlée, choisir à sa guise et s'adresser selon ses
goûts.
...Malgré cet étincellement continu d'un esprit pres-
tigieux, sous ce luxe inépuisable d'une imaginalion
vivante et riante, à travers toutes ces précautions
d'un sens commun très positif et très subtil, Mon-
taigne n'est pas heureux, Montaigne s'ennuie, et j'en
suis bien aise. Psi ses doctrines ne lui ont donné la
paix, ni ses habitudes, calculées et combinées en vue
de sa satisfaction personnelle, n'ont pu le satisfaire,
et quoiqu'il ait poussé jusqu'au paradoxe l'art de se
détacher de tout, quoiqu'il soit difficile de nommer
ou d'imaginer un homme qui ait mieux fait le vide
autour de lui ni qui ait eu en lui-même plus de res-
sources pour s'occuper et se contenter dans ce
volontaire isolement, c'est l'isolement, c'est le vide :
en voilà assez pour que Montaigne souffre et pour
que la nature humaine soit vengée. Je voudrais que
son exemple fût invoqué, chaque fois que quelqu'un
se reprend à nous prêcher ces vieilles maximes de
misanthropie banale et de découragement prétentieux
dont nous avons tous les oreilles rebattues. Il les a,
lui aussi, et mieux que personne, mises en maximes
et en pratique, et après tout il a été dupe de son
scepticisme et de son égoïsme, comme on dit que les
26G ÉTUDES ET FRAGMENTS.
esprits convaincus sont dupes de leurs convictions
et les cœurs dévoués dupes de leur dévouement.
Tout le monde voudrait écrire comme lui : qui est-ce
qui voudrait vivre comme lui? Je me trompe et j'ai
tort, ils sont nombreux ceux qui s'accommodent à
si bas prix, et ce qui me fâche, c'est que leur repré-
sentant soit presque universellement traité de sage,
c'est qu'il y ait depuis trois cents ans un concert de
louanges et comme une apothéose pour ce flalleur
de la médiocrité, cet apôtre du laisser-aller, ce con-
tempteur des hommes et de lui-même, à qui je ne
pourrais pas pardonner l'oreiller qu'il a choisi, s'il
avait réussi à y bien dormir.
Montaigne a beau faire et beau dire, ne faire que
ce qui lui plaît et dire tout ce qui lui plaît, et jouir
de sa santé, et lire sans fatigue, et écrire à son
loisir, et penser à perte de vue, et mettre son âme en
un tel état de repos et d'insouciance que ni la perte
de ses enfants ni la Saint-Barthélémy ne le décon-
certent : malgré tout cela, jMonlaigne s'ennuie, et
j'avoue que j'en suis bien aise; c'est par là que dans
la vie la justice éclate et ma conscience est satisfaite ;
je vois en lui le plus amusable des hommes et le plus
amusant, véritable enfant que le moindre caillou
égaie et qui a, de son propre fonds, une inépuisable
gaîté à verser sur toutes choses. Mais il n'a voulu
que s'amuser, glisser, oublier les heures et la mort,
et il s'ennuie; je me sens vengé.
JIT.K.MENTS. 26"
Qu'est-ce donc qui a manqué à Montaigne pour
rendre à la France de grands services dans cette
mêlée furieuse où elle était engagée? Deux choses
seulement, mais les plus grandes et les plus néces-
saires : un peu de confiance dans le succès de la
vérité et du bien, et le don de s'oublier soi-même, de
faire passer quelque chose avant son propre repos.
Je ne sais pourquoi il semble que demander cela aux
hommes au nom de leur patrie, ce soit leur demander
un sacrifice étrange et exiger d'eux un héroïsme
exorbitant. Quoi de plus simple cependant? L'oubli
de soi, c'est l'étoffe même dont toutes les vertus sont
faites, et s'il fallait de l'héroïsme pour échapper à
Tégoïsme, il n'est point de devoir si quotidien, si
familier, si vulgaire, qui n'exige un héros. Aussi bien
c'est l'incomparable triomphe de la morale chrétienne
d'avoir attaqué le mal intérieur de l'homme à sa racine
en portant le fer et le feu jusqu'aux plus secrètes pro-
fondeurs de l'amour de soi; et elle aurait réussi bien
plus puissamment encore si, dans les développements
qu'elle a pris, elle n'avait pas préparé de dangereuses
revanches à son ennemi, en se laissant aller à nous
assigner le bonheur pour but. .le ne sais quel épicu-
réisme mystique s'est ainsi glissé au sein de la morale
chrétienne et en a dénaturé la primitive et sainte
énergie. Partout où elle prend le premier rang, cette
recherche du bonheur, fût-ce du bonheur céleste, est
corruptrice avant peu . A plus forte raison, la recherche
d'un bonheur purement présent, fût-il le plus sobre
268 ÉTUDES ET FRAGMENTS.
du monde, et borné à une médiocrité à peine dorée.
Voyez plutôt ce qu'elle a coûté à Montaigne. Elle ne
lui a pas permis d'aller au bout de rien, elle l'a arrêté
à moitié de tous les chemins ouverts devant lui;
jamais, ni de la vie studieuse, ni de la vie active, ni
de la vie domestique, ni de la vie contemplative, il
n'a pris que ce qui lui plaisait, et jamais ce qui plaît
n'est égal à ce qui sert.
Aurai-je réussi à exprimer l'idée que je me suis faite
de Montaigne, et à la justifier? J'essaierai tout au
moins une dernière fois de la présenter de plus en
plus nette et brève à la discussion. Voici en quelques
mots mes conclusions.
Il y a deux traits dans Montaigne qu'on ne saurait
exagérer : son génie d'écrivain et son influence. Per-
sonna n'a su mieux que lui rendre ses pensées. Per-
sonne n'a mieux insinué et incorporé ses pensées dans
l'esprit des autres. C'est tout ensemble le plus inimi-
table et le plus contagieux des grands esprits que la
France ait produits.
Mais d'autre part Montaigne, à mes yeux, est bien
au-dessous du rang qu'on lui attribue. Il n'est, pour
le fond des choses, ni aussi original, ni aussi profond,
ni aussi sensé qu'on veut bien le dire; et à mesure
que j'ai vu son influence plus étendue et plus certaine
que je ne croyais d'abord, je l'ai vue moins saine et
moins bienfaisante. C'est calomnier le xvr siècle et
l'esprit français, c'est compromettre l'esprit moderne
que de leur donner Montaigne pour véritable et
JUGEMENTS. 269
suprême représentant. Témoin désabusé et découragé
d'un siècle héroï(iue, enfant gâté d'une race encore plus
généreuse que légère, capable il est vrai de prévoir
des besoins et des progrès lointains, mais incapable
de les oser et de les vouloir, il s'est assis trop vile
pour être compté comme un précurseur, il a trop
déconseillé l'action, l'invention, la recherche du vrai
et du mieux, pour figurer dans le calendrier de nos
saints, car cela môme qu'il déconseille, c'est l'âme et
la flamme du monde nouveau, et si décidément il a
raison, nous avons tort décidément.
Croira-t-on que j'incline à ne plus lire ces pages
merveilleuses qui ont lait sa gloire et sa force? Non
certes, mais à Dieu ne plaise qu'en continuant à les
admirer on continue à croire ilontaigne et à se
modeler suivant lui! Ce n'est pas lui qui fera de nous
les hommes dont notre temps a besoin. Non seule-
ment il ne nous apprendrait pas quels nous devons
être, mais encore il nous dissuaderait de chercher par
nous-mêmes à nous en rendre compte. N'est-ce pas le
résultat dernier de tout son travail qu'il faut s'en tenir
à une religion qui n'est peut-être pas vraie, à une
sagesse qui ne rend pas sage, à un minimum de vertu
qui fait rougir, à une manière de concevoir le monde
qui serait désolante s'il y avait quelque chose au
monde qui valût la peine de se désoler?
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos v
Préface vu
I. — Montaigne et les siens. — • Ses idées sur l'édiicalion. 1
II. — Montaigne et La Boëtie. — Ses idées sur l'amitié. 20
III. — Montaigne magistrat et citoyen. — Ses idées sur
la justice et la politique 30
IV. — Caractère de Montaigne 37
V. — Montaigne et les Essais. — Sa mélliode. — Com-
ment étudier Montaigne G7
VI. — Le style de Montaigne 82
VII. — La philosophie de Montaigne. — Le scepticisme de
Montaigne 99
VllI. — La religion de Montaigne U3
IX. — Montaigne et l'antiquité. Montaigne et le xvi" siècle. 157
X. — Influence de Montaigne 182
XI. — Jugements 231
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France an A7.V siècle; '2' édil. 2 vol.
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pnrlrails; 2" édilion. 2 vol.
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XVll" siècle; (>' é<iilion. 1 vol.
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Louis X/\'; 4" édilion. 1 vol.
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L'.irétin ai02-l5r)6). 1 vol.
KRI':AIII) (OiU.), de rAoadéinie fraïujaise :
Edmond .Scherer; 2= édil. 1 vol.
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JCSSKKAND (J.-J) : Les Anglais au mogen
Age. 2 vol. :
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terre au XIV" siècle. 1 vol.
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L'épopée myslir[ue de Williim Langland.
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sarxeetses<euvres;\\c\n\&\\b cdiiion.l vol.
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— Etudes d'histoire et de critique dra-
matiques. 1 vol.
— Nouvelles études d'histoire et de critique
dramatiques. 1 vol.
— Etudes de littérature et d'art, i vol.
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listes français. S' édition. 1 vol.
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Coiilonimiers. — Imp. pAtii. BiiODAHr)
5-99.
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Gtiizot, Maurice Guillaime
Montaigne, études et
fragments
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