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Full text of "Montaigne, études et fragments; oeuvre posthume publiée par les soins de m. Auguste Salles"

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The  E State  of  the  late 
G.  Percival  Best,  Esq. 


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(xUILLAUMK   GUIZOT 


MONTAIGNE 

ÉTUDES    ET    FRAGMENTS 


CE  U  V  n  F.     P  O  s  T  U  U  M  K     PUBLIEE     1»  A  R     LES     SOINS 
nE 

M.   AUGUSTE   SALLES 

l'rofessour   au   I.yrco   Janson-dc-Sailly 
Lainvat  ilo  l'Ariidomic  Française 

PRÉFACE    DE    M.   EMILE    FAGUET 


«   Il  me   plaist   d'ostre    moins   loué 
pourveu  que  je  soy  mieux  congriion.   « 
Essais,  liv.  III,  cil.  V 


PARIS 
LIBRAIRIE    HACHETTE    ET    C' 

79,    lîOULEVARI)   SAINT-GERMAIN.    T'J 

1899 


MONTAIGNE 

ÉTUDES    ET    FRAGMENTS 


COULOMMIEHS 
Imprimerie  Paul  BUODARD. 


GUILLAUME   GUIZOÏ 


MONTAIGNE 

ÉTUDES    ET    FRAGMENTS 


OEUVRE     POSTHUME     PUBLIEE     PAR     LES     SOINS 
DE 

M.  AUGUSTE  SALLES 

Professeur   ;ui   Lveée   .l;mson-(le-Sailly 
Lauréat  de  l'Acadcuiie  Frain'aise 

PRÉFACE    DE    M.   EMILE    FAGUET 


Il  II  me   plàist   d'estro   moins   loué 
pourveu  que  je  soy  mieux  congneu.  » 
Essais,  liv.  III,  ch.  v. 


PARIS 
LIBRAIRIE    HACHETTE    ET    G'« 

79,    BOULEVARD   SAINT-GERMAIN,   79 

1899 

Droits  de  traduction  et  de  reproduction  léstrvéx 


AVANT-PROPOS 


Guillaume  Guizot  avail  pour  Montaigne  une  admira- 
tion des  plus  vives,  quelque  chose  comme  un  culte  à  la 
lois  très  avisé  et  très  ardent.  11  le  choisit  comme  sujet 
de  son  premier  cours  public  lorsqu'il  lut  appelé  en  18()G 
à  suppléer  M.  de  Loménie  dans  la  chaire  d'éloquence  au 
Collège  de  France.  Depuis  lors  et  sans  relâche  pendant 
plus  de  vingt  années,  il  consacra  jalousement  à  Mon- 
taigne les  loisirs  que  lui  laissait  renseignement  public, 
Touillant  les  bibliothèques  et  les  archives  privées,  com- 
pilant documents  et  notes,  confrontant  les  éditions  et 
établissant  le  texte  avec  une  minutieuse  et  inlassable 
patience,  accumulant  une  masse  inq)()sante  de  documents 
pour  ce  qui  devait  être  —  et  ne  l'ut  point  —  son  grand 
ouvrage,  une  édition  délinitive  des  Essais  de  Montaigne. 
Même  il  avait  le  dessein  arrêté  de  publier  tout  Mon- 
taigne, de  raconter  sa  vie,  d'étudier  son  inlluence,  de 
juger  sa  docti'ine. 

Ni  l'édition  ni  l'étude  littéraire  n'cuit  vu  le  jour. 
Guillaume  Guizot  n'a  point  réalisé  son  rêve  longuement 
et  obstinément  poursuivi.  Nous  savons  aujourd'hui 
pourquoi.  II  était  de  la  famille  des  délicats  qu'obsèdent 
et  que  détournent  insensiblement  de  produire  le  goîit 
inné  du  bien  dire  et  le  souci  constant  de  la  perfection. 


I? 


VI  AVANT-PROPOS. 

Il  élait  allé  pourtant  bien  au  delà  de  l'ébauche,  et 
avait  poussé  assez  loin  certaines  parties  de  l'œuvre, 
comme  en  peuvent  témoigner  le  livre  de  Mélanges  que 
nous  publions  aujourd'hui,  et  ces  «  Essais  sur  les  Essais  » 
qu'a  désiré  sauver  la  piété  éclairée  des  siens. 

Il  y  a  de  tout  dans  cette  i)ublication  posthume,  des 
fragments  de  leç;ons,  des  réllexions  notées  au  courant  de 
la  plume,  des  esquisses  de  chapitres,  de  brefs  aperçus  et 
des  jugements  fortement  motivés,  de  simples  propos 
sur  Montaigne  et  aussi  des  pages  achevées  de  critique 
pénétrante  et  sagace,  en  somme,  avec  une  liberté  de 
jugement  peu  commune  et  une  rare  fermeté  de  pensée, 
la  trame  d'une  œuvre  qui  s'annonçait  originale  et  puis- 
sante, la  matière  éparsc  d'un  livre  qui  eût  été  un  beau 
livre. 

Auguste  Salles. 

Ma  tâche  propre  a  consisté  à  faire  un  choix  dans  les 
papiers  qui  m'ont  été  confiés  et  à  les  ranger  en  bon 
ordre.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  j'ai  respecté  le 
texte  de  l'auteur,  et  que,  si  j'ai  dû  en  de  rares  endroits 
remanier  le  texte  ou  achever  le  développement,  je  ne 
l'ai  fait  qu'avec  la  plus  scrupuleuse  discrétion.  Tout  ce 
qui  figure  dans  le  présent  volume  est  inédit.  Je  n'ai  pas 
cru  devoir  y  faire  entrer  les  deux  premières  leçons  de 
Guillaume  Guizotau  Collège  de  France  en  janvier  18G6. 
On  les  retrouvera  dans  la  Revue  des  cours  littéraires^  la 
première,  publiée  d'après  une  sténographie  visiblement 
médiocre,  dans  le  numéro  du  13  janvier  18G6,  pp.  113-1 IG; 
la  seconde,  sur  Montaif/nc  mar/istrat,  certainement  revue 
et  très  probablement  communiquée  par  Guillaume  Guizot 
lui-même,  dans  le  numéro  du  20  janvier  18GG,  pp.  130-145. 

A.  S. 


PRÉFACE 


Pascal  voulait  écrire  un  livre  sur  le  christia- 
nisme, et  il  a  laissé  un  carnet  relatif  à  la  religion 
chrétienne  et  ce  carnet  est  le  plus  beau  livre  du 
xvu^  siècle.  Guillaume  Guizot  voulait  écrire  un 
livre  sur  Montaigne  et  il  a  laissé  un  cahier  de  notes 
relatif  à  Montaigne,  «  des  essais  sur  les  Essais  », 
comme  me  dit  M.  Gaston  Paris,  et  ce  cahier  de 
notes  se  trouve  être  un  très  beau  livre,  à  faire 
douter,  comme  pour  Pascal,  s'il  y  a  plus  lieu  de 
regretter,  ou  de  se  consoler,  ou  de  se  réjouir  de  ce 
que  le  livre  n'ait  point  été  fait. 

Et  ce  sont  ces  notes  que  nous  croyons  que  le 
public  reprocherait  à  qui  de  droit  qu'on  gardât  dans 
l'ombre;  et  nous  les  lui  donnons  aujourd'hui. 

Je  n'ai  point  à  faire  l'éloge  des  pages  qui  sui- 
vent et  dont  le  lecteur  saura  bien  juger  par  lui- 


Vni  PHEIACE. 


même.  Tout  ce  que  je  me  permettrai,  c'est  ce  que 
la  gratitude  me  commande,  à  savoir  de  professer 
le  plaisir  qu'elles  m'ont  donné.  M.  Guillaume  Guizot 
était  un  esprit  puissant  avec  aisance.  Un  mot  lui 
échappait  qui  était  profond  et  qui  avait  l'air  enjoué. 
Vous  l'entendrez  dire  presque  nonchalamment  tout 
à  l'heure  :  «  Charron,  c'est  l'herhier  de  Montai- 
gne »  ;  et  l'on  peut  écrire  un  volume  sur  Char- 
ron; il  ne  sera  que  ce  mot  plus  ou  moins  hahi- 
lement  délayé,  ou  il  ne  vaudra  rien  ;  à  moins  que 
vous  ne  préfériez  que  je  dise  :  il  ne  sera  que  ce  mot 
plus  ou  moins  hahilement  délayé  et  il  ne  vaudra 
rien;  et  c'est  le  mot  de  Guizot  qui  restera. 

Vous  l'entendrez  dire  encore  :  «  Les  Essais  de 
Montaigne,  c'est...  c'est  le  Génie  du  Paganisme  »; 
et  voilà  le  coup  de  sonde  qui  a  touché  le  fond  du 
premier  jet. 

Vous  serez  étonné  d'abord  en  lisant  :  «  Mon- 
taigne est  notre  Hamlet...  »  puis  vous  lirez  : 
«  C'est  bien  cette  môme  maladie  de  rester  conti- 
nuellement replié  et  penché  sur  soi-même;  cet 
abus  de  la  réflexion  qui  fait  des  lâches...  cette 
préoccupation  de  la  mort  et  du  pays  inconnu  d'oii 
nul  voyageur  ne  revient.  Hamlet  est  un  Montaigne 
qui  aurait  pu  s'entendre  avec  Pascal  et  Montaigne 
un  Hamlet  avec  qui  Horace  se  serait  entendu  »  ;  — 
et  vous  direz  :  «  parfaitement!  » 


PRÉFACE.  IX 

C'est  qu'en  vérité  ce  qui  suit  est,  sinon  plus,  du 
moins  mieux  que  ce  qu'on  entend  d'ordinaire  par 
«  un  livre  ».  C'est  une  vie  intellectuelle.  Comme 
Montaigfue  vivait  en  s'observant  lui-même  ainsi 
qu'un  insecte  très  curieux,  Guillaume  Guizota  bien 
vécu  quelques  beures  par  jour,  pendant  vingt  ans, 
à  causer  avec  Montaigne  et  à  <liscuter  continuelle- 
ment avec  lui.  Le  titre  «  Entretiens  avec  Mon- 
taigne »  serait  le  vrai  qu'on  dût  mettre  à  la  pre- 
mière page  de  ce  A'olume. 

Guizot  cause  avec  Montaigne,  l'interroge,  le 
réfute,  sent  admirablement  et  vraiment  entend  ce 
que  Montaigne  lui  répond,  sans  jamais  se  tromper 
tant  il  le  connaît  à  fond;  réplique  encore,  écoute  la 
contre-réplique  et  continue;  et  s'il  se  donne  le 
dernier  mot,  c'est,  comme  on  en  conviendra,  parce 
qu'il  ne  peut  pas  faire  autrement;  et  ces  entretiens 
sont  pleins  de  substance,  comme  du  reste  ils  sont 
pleins  d'esprit. 

Ils  n'ont  rien  des  conversations  d'un  Gœthc  et 
d'un  Eckermann;  car  vous  vous  apercevrez  que  le 
respect  n'a  point  précisément  fermé  la  bouche  à 
M.  Guizot.  Il  dit  quelque  part  :  «  Montaigne  est 
celui  de  nos  écrivains  qui  a  le  moins  de  juges 
sévères.  »  Montaigne  en  a  bien  quelques-uns  et  qui 
sont  d'autorité,  comme  Pascal,  Bossuet  et  Male- 
branche;   mais  il  faut  convenir  qu'à   partir  de  la 


PREFACE. 


publication  de  ce  volume  il  en  comptera  un  de 
plus;  il  ne  faut  nullement  se  le  dissimuler. 

J'en  suis  peu  marri;  car  si  le  xvu"  siècle  a  trouvé 
gens  pour  dire  son  fait  à  l'auteur  des  Essais,  voilà 
bien  un  peu  plus  de  deux  siècles  que  l'on  n'a  pour 
lui  que  des  éloges  sans  mélange  et  que  cela  fait 
un  concert  où  il  est  homme  de  trop  de  goût  pour 
ne  pas  trouver  quelque  fadeur.  Qu'un  peu  d'amer- 
tume se  glisse  enfin  dans  les  hommages  qu'on  lui 
rend,  il  y  a  du  ragoût;  et  il  s'en  allait  temps  que  sa 
gloire  fût  renouvelée  par  quelque  peu  d'opposition. 
Guillaume  Guizot  ne  lui  a  pas  ménagé  ce  bon 
office.  D'aucuns  trouveront  môme  qu'il  a  mis  un 
peu  d'indiscrétion  dans  le  soin  de  rafraîchir  Mon- 
taigne par  le  combattre. 

Guillaume  Guizot  n'aime-t-il  donc  point  Mon- 
taigne?—  Il  en  est  entêté,  au  contraire.  Mais  il  l'aime 
comme  Alceste  aime  Célimène;  il  l'aime  avec  les 
transports  de  la  passion  et  la  clairvoyance  de  l'hos- 
tilité. Il  subit  son  charme  et  il  lui  en  veut  de  ne 
pouvoir  l'aimer  sans  réserve  et  sans  combat  contre 
lui-même.  Si  quelqu'un  dit  :  «  Les  défauts  qu'il  a 
ne  frappent  point  ma  vue.  »  Il  répond  hautement  : 
«  Ils  frappent  tous  la  mienne  »  ;  et  il  montre  dans 
tout  le  détail  à  quel  point  il  en  est  frappé. 

Il  a  tout  à  fait  à  son  égard  des  mots  de  dépit 
amoureux    et    même    de    rancune    amoureuse    : 


PUEFACE.  XI 

«  Malgré  cet  élincellement  continu  d'un  esprit 
prestigieux...  Montaigne  n'est  pas  lieureux,  Mon- 
taigne s'ennuie;  cifen  suis  bien  aise...  »  —  «  Et 
j'en  suis  bien  aise  »  ne  voilà-t-il  pas  un  vrai  mot 
d'Alceste,  et  peut-il  y  avoir,  en  un  quart  de  ligne,  à 
la  fois  plus  d'amour  et  plus  de  ressentiment  né 
de  l'amour  même?  Brillez,  éclatez,  étincelez,  tenez 
l'Europe  sous  le  charme;  soyez  le  roi  de  l'esprit  et 
du  style  et  de  toutes  les  grâces;  enchantez  le  monde, 
hélas!  et  moi-même.  Rien  n'en  vaudra  :  vous  ne 
serez  pas  heureux;  et  j'en  suis  bien  aise;  c'est  bien 
fait  pour  vous.  Pourquoi  n'ètes-vous  pas  selon  mon 
cœur,  encore  que  vous  soyez  maître  de  lui? 

Et  Guillaume  Guizot  dit  ses  raisons  que  je  recon- 
nais qui  sont  bonnes  et  nées  dans  un  grand  esprit 
et  dans  un  grand  cœur,  —  Après  tout  (c'est  lui 
qui  parle)  ce  Montaigne,  c'est  un  pur  sceptique. 
Sachons  le  dire  franchement.  Pascal  ne  l'a  point 
calomnié.  11  est  l'homme  dans  l'esprit  duquel 
toute  vérité  se  dissout  comme  dans  un  creuset,  de 
même  que  toute  vertu  dans  l'esprit  de  La  Roche- 
foucauld. Le  procédé  est  du  reste  assez  analogue. 
Comme  La  Rochefoucauld  dilue  toutes  les  vertus 
dans  les  défauts  qui  les  avoisinent  jusqu'à  ce  qu'elles 
s'y  absorbent  et  y  disparaissent,  Montaigne  est  mer- 
veilleux à  rapprocher  insensiblement  une  vérité 
d'une  autre  vérité  qui  la  contredit  et  à  les  laisser 


XII  PRÉFACE. 

ainsi  se  ronger  l'une  l'autre  et  se  dissoudre  peu  à 
peu  l'une  dans  l'autre,  de  manière  que  de  toutes 
deux  il  ne  reste  rien.  C'est  un  conciliateur  meur- 
trier, qui  rapproche  les  idées,  les  enlace,  les 
garrotte  et  les  enterre.  C'est  charmant  et  effroyable. 

Au  bout  de  ce  jeu  que  peut-on  voir?  Le  nihilisme 
parfait.  Peu  d'hommes  ont  eu  à  ce  degré  le  désir 
que  rien  ne  soit,  une  sorte  de  goût  du  néant.  Rien, 
certes,  de  plus  vivant  que  les  Essais.  Mais  par  quel 
sortilège  les  surfaces  en  sont-elles  si  florissantes 
de  vie  et  le  fond  en  est-il  la  mort  même,  la  plus 
froide  de  toutes  les  morts,  la  mort  intellectuelle  et 
la  mort  morale?  Mot  de  Sainte-Beuve,  plus  profond 
qu'il  ne  l'a  cru  peut-être  lui-même'  :  «  Il  gazonne 
la  tombe.  » 

Raisons  de  Montaigne  pour  jouer  ce  jeu?  D'abord 
un  orgueil  extrême.  Humilier  la  raison  humaine 
et  prendre  à  la  ravaler  un  plaisir  de  grand  seigneur 
de  l'esprit.  Ne  vous  y  trompez  point.  Là  encore  la 
forme  abuse  sur  le  fond.  Cet  homme,  «  si  aimable 
et  si  peu  digne  d'être  aimé  »,  est  l'aménité  même 
et  il  se  glisse  dans  votre  intimité  comme  d'un  mou- 
vement insensible  et  tout-puissant  par  son  abandon 
même  et  sa  nonchalance.  Au  fond  il  ne  vous  aime 
point.  Son  mépris  pour  vous  est  inouï  et  sa  con- 

1.  Port-Royal,  II,  p.  442. 


PREFACE.  XIII 

viction  de  votre  misère  et  son  plaisir  à  savoir  que 
vous  êtes  incapable  d'y  échapper.  11  ne  se  mêle 
point  de  pitié,  comme  chez  Pascal,  comme  chez 
Molière  même,  à  la  parfaite  et  tranquille  connais- 
sance qu'il  a  (le  votre  infirmité.  Il  est  l'homme  qui 
a  le  secret,  ou  qui  croit  l'avoir,  qui  sait  que  per- 
sonne ne  l'a,  qui  s'en  félicite,  qui  le  montre  même 
à  moitié,  qui  est  persuadé  que  personne  ne  le  lui 
prendra,  et  qui  se  repose  avec  une  grande  volupté 
dans  cette  persuasion  charitable. 

Et  si  ce  n'est  point  là  de  légoïsme,  qu'est-ce 
donc  et  où  l'égoïsme  scra-t-il?  Montaigne  a  tous 
les  senres  d'éeoïsme  et  une  des  raisons  de  son 
charme  sur  les  hommes  est  précisément  qu'il  les  a 
tous.  C'est  un  égoïsme  de  ne  se  mêler  de  rien;  - — 
c'est  un  égoïsme  qu'être  le  plus  prudent  des 
hommes  et  le  plus  circonspect;  —  c'est  un  égoïsme 
d'être  conservateur  de  toutes  choses,  y  compris 
même  celles  qu'on  n'aime  point  et  qu'on  ne  veut 
garder  que  crainte  de  pire,  désespérance  du  mieux 
et  désir  passionné  de  n'être  point  dérangé;  —  c'est 
un  égoïsme  que  de  plaider  le  pour  et  le  contre,  avec 
cette  pensée  de  derrière  la  tête,  malicieuse,  mais 
surtout  avisée,  qu'à  force  de  se  contreilire  on  devra 
bien  avoir  rencontré  la  vérité  au  moins  une  fois;  — ■ 
c'est  un  égoïsme  que  d'être  modeste  au  point  de 
ne  point  avancer  une  parole  sans  la  retirer  ou  sans 


XIV  PREFACE. 

faire  remarquer  qu'il  y  a  beaucoup  de  chances 
pour  qu'elle  soit  fausse,  et  il  y  a  là  moins  d'humi- 
lité que  de  diligence  à  ne  se  point  compromettre  ;  — 
c'est  un  égoïsme  d'être  aimable  à  ce  point  que 
personne  ne  puisse  vous  en  vouloir  et  que  tous 
gardent  au  moins  un  bon  souvenir  de  vous,  et  de 
n'avoir  jamais,  un  seul  moment  de  tous,  souhaité 
de  sentir  ou  d'inspirer  quelques  bonnes  haines 
vigoureuses. 

Il  y  a  dans  Montaigne  un  Philinte  qui  aurait 
aimé  Alceste,  qui  l'aurait  raillé,  qui  l'aurait  con- 
seillé ;  mais  qui  ne  lui  aurait  peut-être  pas  rendu 
de  bons  offices.  Au  fait,  c'est  précisément  comme 
il  en  use  avec  nous.  Il  nous  aime  un  peu,  il  s'amuse 
de  nous,  il  nous  gouaille,  il  nous  donne  d'assez 
bons  avis  et  il  ne  nous  rend  aucun  service.  Il  nous 
en  rend  peut-être  de  mauvais.  Il  nous  affaiblit,  «  il 
nous  énerve  »,  il  nous  rend  impropre  à  l'action  et 
insoucieux  d'agir.  Il  est  admirable  pour  nous 
débarrasser  de  l'espérance  du  mieux  et  de  ce  que 
Doudan  appelait  l'insupportable  besoin  du  bonheur. 
«  C'est  un  endormeur  de  consciences.  »  Il  nous 
amènerait  très  facilement  et  assez  vite  à  une  ma- 
nière d'ataraxie,  ce  qui,  en  termes  moins  archaï- 
ques, est  tout  simplement  la  veulerie.  Éducateur 
peu  recommandable. 

Aussi  bien,  voyez  son  traité  de  l'éducation.  Il  est 


PREFACE.  XV 

séduisant  comme  tout  ce  qu'il  écrit;  mais  cassez 
donc  l'écorce  des  mots  et  voyons  ce  qu'il  y  a  au 
fond  de  ces  propos  charmants.  Ce  qu'il  y  a?  Ce  dia- 
logue :  «  Que  faut  il  apprendre  aux  enfants?  —  lieu  ! 
mon  Dieu!  Ce  qu'il  faut  apprendre  aux  enfants?... 
Eh  hien,  rien  du  tout!  —  lié?  —  Oui,  rien.  Quand 
je  dis  rien...  Rien,  comme  vous  pouvez  penser, 
veut  dire  rien,  ou  peu  de  chose.  Il  faut  les  regarder 
apprendre;  les  y  exciter,  un  peu,  oh!  très  peu;  les 
guider,  insensiblement,  oh!  d'une  façon  tout  à  fait 
insensible.  On  n'est  pas  assez  sûr  que  ce  qu'on  leur 
apprendra  ne  sera  pas  précisément  ce  qu'il  aurait 
convenu  qu'ils  ignorassent;  et  que  la  direction  qu'on 
veut  leur  donner  ne  sera  pas  celle  que  leur  nature 
d'esprit  leur  défend  jirécisément  de  prendre.  Aussi 
y  faut-il  une  prudence  extrême,  et  une  circonspec- 
tion qui  doit  aller  presque  jusqu'au  laisser-faire  et 
quasi  jusqu'à  ne  faire  rien.  Laissez-les  trotter 
devant  vous.  Je  vous  assure  qu'ils  trottent 
hien.  » 

Et  c'est  avec  ce  rien  qu'il  a  fait  un  traité  d'édu- 
cation  où  il  y  a  tant  de  talent  qu'il  a  l'air  de  quelque 
chose. 

Et  à  prendre  les  Essais  tout  entiers  comme  un 
livre  d'éducation  pour  les  hommes,  le  profit  qu'on 
en  peut  tirer  est  à  très  peu  près  le  même.  Et  du 
reste  il  est  ravissant  et  l'on  donne  la  mesure  de  son 


XVI  PRÉFACE. 

goût  en  l'ig-norant,  en  le  connaissant  à  demi  ou  en 
le  sachant  par  cœur. 

J'ai  été  ravi  de  cette  philipiiique  dispersée  dans 
les  petits  papiers  de  Guillaume  Guizot  et  que  je 
viens,  en  la  résumant,  de  grossir  et  épaissir  un  peu, 
sans  Texogércr.  J'en  ai  été  ravi,  parce  qu'il  est 
agréable,  et,  du  reste,  il  est  salutaire,  de  voir  un 
Alceste  en  face  d'un  Philinte,  un  ardent  en  face 
d'un  nonchalant,  un  homme  d'action  en  face  d'un 
homme  de  repos,  un  homme  qui  court  après  la 
fortune  intellectuelle  et  morale  en  face  d'un  homme 
qui  l'attend  dans  son  lit,  un  chrétien  en  face  d'un 
Horace,  un  homme  de  devoir  en  face  d'un  homme 
de  tempéraments,  et  le  fils  de  Guizot  en  face  du 
fils  d'Epicure,  à  la  condition,  et  c'est  le  cas,  que 
tous  les  deux  aient  de  l'esprit. 

Même  quand  ils  seraient  capables  d'en  venir  aux 
gros  mots,  je  les  écouterais  encore,  en  faisant  la 
part  de  l'exagération  des  polémiques.  Ainsi  Guil- 
laume Guizot  en  arrive  à  appeler  Montaigne  : 
«  Déranger!  »  Sur  quoi  j'entends  Montaigne  appeler 
Guillaume  Guizot  :  «  Calvin!  »  Ce  sont  les  gros 
mots  des  gens  polis.  Ils  sont  gros  tout  de  môme. 
Définition  à  placer  dans  un  dictionnaire  philoso- 
phique :  «  Gros  mot  —  procès  de  tendances.  » 

J'ai  encore  été  ravi   de   cette  polémique,  parce 


PREFACE.  XVII 


qu'elle  contient  beaucoup  de  vrai,  comme  vous 
vous  en  êtes  aperçus  et  que  cette  goutte  d'essence 
amère  versée  dans  les  Essais  par  un  homme  qui 
les  a  très  bien  compris  ne  peut  être  que  très  utile  à 
ceux  qui  se  laisseraient  trop  aller  au  charme  de  ce 
livre  et  leur  donner  comme  un  peu  de  ton.  Il  n'est 
point  douteux  (jue  les  Essais  ne  soient  un  peu  amol- 
lissants. Nous  avertir,  nous  dire  :  «  Oui,  oui;  mais 
songez  bien  que  toute  la  sagesse  n'est  pas  là  et  qu'il 
y  a  une  sagesse  plus  virile  qui  n'y  est  point  du 
tout  »;  rien  de  mieux,  rien  de  plus  généreux,  de 
plus  courageux  aussi,  et  je  vois  très  bien  les  Essais 
encadrés  entre  le  livre  de  Guillaume  Guizot  comme 
introduction  et  V Enlretien  de  Pascal  avec  M.  de 
Saci  comme  épilogue.  Les  choses  ainsi  seraient  fort 
bien  mises  au  point;  et  du  reste  les  trois  ouvrages 
sont  dignes  les  uns  des  autres. 

Maintenant  il  faut  bien  que  je  proteste,  et,  moi 
aussi,  parce  que  ceci  paraîtra  en  tête  du  livre  de 
(iuillaume  Guizot,  que  je  redresse  ce  qu'il  paraît 
avoir  d'un  peu  excessif  et  ce  que,  du  reste,  l'auteur 
aurait  très  probablement  redressé  lui-même.  Guil- 
laume Guizot  a  vraiment  un  peu  trop  exclusive- 
ment pris  Montaigne  pour  un  pur  sceptique.  Dieu 
me  garde  de  présenter  Montaigne  comme  un 
dogmatique  intempérant;  mais  le  mot  de  sceptique 
m'a  toujours  paru  un  ]»eu  décisif  appliqué  à   lui; 


XVllI  PREFACE. 


(Vabord  parce  que  personne  n'est  sceptique  abso- 
lument, et  que  ce  que  Pascal  a  dit  en  termes  presti- 
gieux sur  ce  scepticisme  transcendant,  si  complet 
qu'il  s'emporte  lui-môme,  me  paraît  un  peu  prouesse 
d'élocution  plutôt  que  vérité  exacte;  ensuite  parce 
que  Sainte-Beuve  a  écrit  qu'on  pourrait  faire  un 
chapitre  sur  «  le  dogmatisme  de  Montaigne  »,  ce 
qui  à  la  vérité  ne  prouverait  rien,  puisqu'on  est 
toujours  le  dogmatique  de  quelqu'un  et  qu'il  est 
facile  d'être  le  dogmatique  de  Sainte-Beuve;  mais 
ce  qui  cependant  peut  donner  à  réfléchir;  enfin  et 
surtout  parce  que  je  suis  bien  un  peu  aussi  un 
familier  des  Essais  et  que  j'y  trouve  sans  cesse 
des  opinions  fermes,  qui,  pour  n'être  point  données 
sous  forme  d'affirmation,  n'en  sont  pas  moins  des 
croyances.  Chacun  a  sa  manière. 

Un  mot  de  Guillaume  Guizot  qui  m'a  agréé  d'au- 
tant plus  que  tout  juste  je  l'avais  dit  avec  un  moindre 
bonheur  d'expression  dans  un  livre  paru  après  sa 
mort  et  avant  que  j'eusse  lu  son  manuscrit,  un  mot 
d'une  grande  justesse,  ne  va  pas  sans  contredire 
un  peu  la  thèse  générale  de  Guillaume  Guizot  : 
«  Chateaubriand,  selon  Sainte-Beuve,  était  un  épi- 
curien qui  avait  l'imagination  catholique.  Mon- 
taigne est  un  épicurien  qui  avait  l'imagination 
stoïcienne.  »  Ceci  est  excellent,  et,  je  m'empresse 
de  le  dire,  peut  être  accordé  par  Guillaume  Guizot 


PREFACE.  XIX 

sans  que  ces  sévérités  en  soient  réfutées.  Cependant, 
creusez  un  peu  ;  cela  revient  à  dire  qu'il  y  avait 
dans  IMontaigne  de  l'épicurisme  et  du  stoïcisme.  De 
celui-ci  il  n'y  en  avait  que  dans  son  imagination, 
vous  lîàtcz-vous  de  dire,  et  le  fond  était  épicurien. 
Il  est  possible;  mais  ceci,  encore,  est  une  réparti- 
tion que  vous  faites  de  votre  grâce;  et  quelqu'un, 
distribuant  autrement  les  choses,  sans  qu'on  fût 
1res  autorisé  aie  contredire,  pourrait  prétendre  que 
le  fond  était  stoïque  et  la  parure  épicurienne. 

Tel  ce  prétendu  sceptique  de  nos  jours,  et  qui 
était  bien  sceptique  à  demi,  il  faut  l'avouer,  chez 
lequel,  néanmoins,  on  découvrait  un  fond  si  solide 
de  quatre  ou  cinq  croyances  morales  auxquelles  il 
était  lié  d'une  si  forte  attache  qu'il  n'aurait  pu  s'en 
distraire  ou  seulement  s'en  divertir  qu'en  s'arra- 
chant  à  lui-même.  Il  y  a  des  sceptiques,  ou  dilet- 
tantes ou  ironistes,  ou  hommes  à  sourires,  qui  sont 
ainsi  :  des  fleurs,  des  verdures  mobiles  et  dociles  aux 
brises,  des  «  routes  gazonnées  et  doux  fleurantes  », 
des  frondaisons  molles  et  riantes,  le  tout  sur  un  roc, 
qu'il  n'y  a  qu'à  chercher  un  peu  pour  le  sentir. 

Et  que  Montaigne  fut  tel,  je  ne  vais  ni  jusqu'à 
le  dire  ni  jusqu'à  le  croire;  mais  il  me  suffit  qu'on 
m'accorde  qu'il  a  des  parties  de  philosophie  stoïque 
très  apparentes;  et  il  me  suffit  que  ce  soit  vrai;  et 
qu'on  les  place  dans  son  imagination  ou  dans  sa 


XX  PRKFACE. 

raison  ou  dans  sa  conscience,  ceci  n'est  qu'une 
localisation  oîi  je  puis  ne  pas  m'arrêter,  puisqu'après 
tout  on  n'en  est  pas  sûr. 

Or  c'est  vrai  :  Montaigne  est  plein  de  stoïcisme, 
d'où  il  suit  qu'il  faut  bien  que  son  scepticisme  ne 
soit  qu'une  part  faite  au  scepticisme,  ce  qui  n'est 
plus  le  scepticisme.  On  n'est  pas  tout  à  fait  scep- 
tique quand  on  croit  à  l'amitié  comme  y  a  cru  Mon- 
taigne et  de  manière  à  inspirera  Montaigne  d'abord 
et  à  Guillaume  Guizot  ensuite  des  pages  exquises. 

On  n'est  pas  tout  à  fait  sceptique  quand  on  est 
im  patriote;  et  Guillaume  Guizot  a  très  bien 
remarqué,  le  premier,  je  crois,  que  «  parmi  les 
questions  politiques  au  milieu  desquelles  IMontaigne 
a  vécu  il  en  est  une  au  moins  sur  laquelle  il  ne 
semble  avoir  ni  hésité  ni  varié  :  nulle  part  il  ne  fait 
appel,  nulle  part  il  n'ouvre  la  porte  à  l'influence 
ou  à  la  force  étrangère;  et  pour  terminer  ces 
guerres  civiles  dont  il  est  si  las...  il  ne  s'adresse 
jamais  qu'à  la  France  même  et  ne  conseille  point  à 
son  parti  de  s'appuyer  au  dehors  ».  Et  à  ce  propos 
Guillaume  Guizot,  s'il  avait  mis  son  ouvrage  au  der- 
nier point,  aurait  certainement  cité  cet  appel  pro- 
phétique au  gouvernement  de  Henri  IV,  qni  est 
digne  d'un  L'Hôpital,  et  un  des  plus  beaux  cris  élo- 
quents qui  soient  partis  du  cœur  d'un  honnête 
homme  :  «  La  force  et  la  violence  peuvent  quelque 


PHIiKACE.  XXI 

chose;  mais  non  pas  toujours  tout.  »  Qui  tirera  un 
homme  de  cette  presse?  La  générosité  de  cœur. 
«  Le  premier  qui  s'advisera  de  se  pousser  en  faveur 
par  cette  voie  là  je  suis  bien  déçu  si  à  bon  compte 
il  ne  devance  ses  compaignons...  Qu'il  reluise  d'hu- 
manité, de  vérité,  de  loyauté  et  surtout  de  justice, 
marques  rares,  inconnues  et  exilées;  c'est  la  seule 
volonté  des  peuples  de  quoi  il  peut  faire  ses  atîaires. 
Nulles  autres  qualités  ne  peuvent  attirer  leur 
volonté  comme  celles-là,  leur  étant  les  plus  utiles. 
NU  est  tcun  populare  quam  bonitas.  » 

On  n'est  pas  tout  à  fait  sceptique  quand  on 
admire  la  vertu  humaine  avec  une  sorte  d'exalta- 
tion, quand  on  réfute  d'avance  La  Rochefoucauld 
et  tous  ceux  qui  s'essaieront  à  expliquer  la  vertu 
par  autre  chose  que  par  elle-même,  quand  on  a 
pour  idoles  les  grands  hommes  d'action  Alexandre, 
César,  Pompée,  Epaminondas,  Caton,  Socrate,  et 
quand  on  pourrait  dire  en  toute  vérité  : 

J'en  parle  si  souvent  qu'on  en  est  élourdi. 

Chose  très  curieuse,  que  du  livre  de  ce  sceptique 
on  puisse  tirer  quand  on  voudra  un  traité  de  la 
volonté.  Chose  piquante  aussi  que,  cet  héroïsme  à 
la  Plutarque  qui  fut  un  élément  et  un  aliment  con- 
tinuels de  la  littérature  du  xvii"  siècle  et  par  suite, 


XXII  PREFACE. 

en  quelque  mesure,  on  en  convientlra,  un  élément 
de  la  conscience  nationale  au  xvu''  siècle,  ce  soit 
Montaigne,  après  tout,  un  peu  plus  sans  doute  que 
Du  Yair  ou  tel  autre,  (jui  l'ait  légué  à  ses  succes- 
seurs et  disciples  et  que  dans  ces  professeurs 
d'énergie  qui  s'appellent  Balzac  et  Corneille  nous 
retrouvions  l'esprit  du  nonchalant  gentilhomme 
périgourdin. 

Mon  Dieu,  cela  s'explique  assez;  cela  s'explique 
par  ceci  que  Montaigne  était  aussi  peu  que  pos- 
sible d'une  pièce,  et  que  s'il  croit  à  l'impuissance 
de  l'esprit  de  riiornme,  il  croit  à  la  toute-puissance 
de  la  volonté  humaine. 

C'est  môme  tout  Montaigne,  cela.  Que  peut 
savoir  l'homme?  Rien  du  tout.  Que  peut-il  faire? 
Tout.  Ne  dites  pas  :  autant  il  sait,  autant  il  peut. 
Dites  :  autant  il  est  incapable  de  savoir,  autant  il 
est  capable  d'agir.  Il  a  en  lui  des  trésors  d'énergie. 
Aucun  animal  n'approche  de  son  endurance,  de 
sa  patience,  de  sa  force  de  travail,  des  miracles 
de  sa  volonté  en  acte. 

Et  ce  qui  est  bien  remarquable,  c'est  que  Mon- 
taigne ne  réserve  pas,  sur  ce  point,  son  admiration 
aux  héros  de  l'histoire  et  de  la  légende.  Le  culte 
des  héros  est  tout  le  long  des  Essais,  oui;  mais  il 
voit  des  héros  à  côté  de  lui,  au-dessous  de  lui,  dans 
la  familiarité  de  la   vie   quotidienne.   Vous   con- 


PUKI'ACE.  XXIII 

naissez  sa  page  sur  les  paysans.  Il  admire  et  il 
vénère  ces  héros  obscurs.  Son  cœur  bat,  oui,  son 
cœur,  cela  se  sent,  à  voir  leur  patience,  leur  rési- 
gnation aclioe,  leur  stoïcisme  simple  et  sans 
phrases. 

Montaigne  voit  des  héros  dans  l'humanité,  à 
tous  les  échelons  de  l'humanité  (ce  qu'il  dit  encore 
des  marchands  et  artisans  des  villes  «  allant  de 
pair  de  A-aillance  et  de  science  militaire  avec  la 
noblesse  »);  il  en  met  peut-être  un  peu  plus  qu'il 
n'y  en  a  ;  il  en  a  besoin  pour  les  admirer  de  tout 
son  cœur;  il  a  comme  une  relig-ion  de  la  volonté; 
c'est  à  savoir  qu'il  y  croit,  qu'il  la  vénère,  qu'il 
l'aime,  qu'il  l'adore  et  qu'il  l'excite.  Cela  n'est 
pas  du  tout  d'un  sceptique. 

Et  que  ce  soit  une  contradiction,  oh!  que  je  le 
veux  bien,  et  qu'il  n'y  a  bien  là  rien  d'étonnant 
chez  un  Montaigne!  Mais  en  tout  cas,  c'est  de  lui 
encore;  cela  fait  partie  de  sa  personnalité  et  ce 
n'est  pas  quantité  négligeable. 

C'est  pour  cela  que  je  trouve  un  peu  étrang'e,  ou 
insuffisamment  expliqué,  ce  que  dit  à  un  moment 
Guillaume  Guizot,  que  Montaigne  ne  représente 
guère  le  xvi"  siècle.  Certes  il  ne  le  représente  pas 
tout  entier;  mais  comme  il  y  a  bien  toute  une 
partie  du  x\f  siècle  qu'il  représente  merveilleuse- 
ment! Il  ne  représente  pas  la  Réforme.  Oh!  pour 


XXIV  PRÉFACE. 

cela,  non.  Seulement  clans  le  xvi''  siècle  il  y  a  la 
Réforme  d'un  côté,  et  de  l'autre,  tout  à  fait  en 
désaccord  avec  la  Réforme,  il  y  a  la  Renais- 
sance. Et  Montaigne  représente  et  résume  la 
Renaissance  dans  tout  son  esprit,  jusqu'au  fond 
même  de  son  esprit. 

La  Renaissance,  c'est,  pour  un  certain  nombre 
d'esprits  un  peu  bornés,  tout  simplement  de  beaux 
livres,  très  bien  écrits,  qui  nous  viennent  de  l'anti- 
quité; et  cela,  ce  n'est  pas  la  Renaissance,  c'est 
tout  simplement  l'humanisme.  Mais  pour  quelques 
cerveaux  puissants,  pour  Rabelais,  pour  Erasme, 
la  Renaissance,  c'est  l'esprit  antique,  avec  sa  phi- 
losophie, sa  morale,  sa  politique,  sa  sociologie,  sa 
pédagogie,  se  redressant  tout  à  coup  devant  le 
Christianisme,  ou  ce  que  le  moyen  âge  en  a  fait, 
et  créant,  voulant  créer  ou  capable  de  créer  un 
homme  nouveau.  Et  si  la  Réforme  n'aime  pas  la 
Renaissance,  si  Calvin  se  défie  des  humanistes, 
c'est  assez  clair  :  c'est  pour  cela.  Or  de  cet  esprit 
nouveau,  ou  plutôt  de  cette  âme  ancienne  qui 
revient  et  qui  revendique  le  droit  d'animer  encore 
le  monde,  Montaigne  est  le  représentant  le  plus 
complet,  le  plus  puissant,  et  en  même  temps  le 
plus  discret,  ce  qui  fait  qu'il  en  est  le  plus  habile. 

Montaigne  n'est  pas  chrétien  :  Guillaume  Guizot 
a   parfaitement  raison  de  l'affirmer.    Les  grands 


l'UHFACr..  XXV 

chrétiens  du  xvii"  siècle  ne  s'y  sont  pas  trompés 
et  ne  pouvaient  pas  s'y  tromper.  Montaigne  n'est 
pas  cln'étien.  Il  croit  l'être,  j'en  suis  sûr,  et  n'a 
point  tort;  car  si  pénétrant  qu'il  soit,  il  doit,  par 
cette  impossibilité  oii  nous  sommes  tous  de  croire 
les  autres  très  différents  de  nous,  supposer  au 
christianisme  un  esprit  aussi  hospitalier  qu'est 
celui  de  Montaigne  et  croire  que  Montaigne  peut 
entrer  dans  le  Christianisme  aussi  facilement  que 
le  Christianisme  est  reçu  dans  l'esprit  de  Mon- 
taigne. 

Mais  la  vérité  est  que  le  Christianisme  de  Mon- 
taigne n'est  presque  rien;  ce  n'est  que  coutume, 
éducation  et  légère  teinture.  Ce  qui  est  profond 
chez  lui  et  dont  il  est  comme  imbibé,  c'est  la  sagesse 
antique.  De  même  qu'il  ne  voit  rien  au-dessus  des 
héros  de  Plutarque,  de  même  il  ne  voit  pas  très 
distinctement  quelque  chose  qui  dépasse  Socrate, 
Epicure  et  Zenon.  Et  il  les  mêle  un  peu  dans  sa 
pensée,  et  c'est  précisément  parce  qu'il  les  mêle 
que,  les  complétant  l'un  par  l'autre,  il  s'en  fait 
une  philosophie  qui  peut  se  suffire  et  oii,  à  la  fois, 
il  puise  des  forces  bastantes  et  il  est  à  l'aise. 

Il  s'en  nourrit,  ce  qui  le  rend  fort,  et  il  va  de 
l'un  à  l'autre,  à  quoi  sa  liberté  se  plaît  et  sa  vive 
allure  s'accommode.  Excellemment  semblable  à 
Horace,   n'était  qu'il   est   plus   penseur  et  n'était 


XXVI  PUKrACE. 

aussi  qu'il  est  plus  poêle,  il  se  fait  une  morale 
foric,  souple  et  fine  d'un  peu  du  très  grave  Epi- 
cure,  d'un  peu  du  très  tendu  Zenon,  et  en  glissant 
parfois  jusqu'à  Aristippe,  tune  ad  Aristippi  furtim 
'prœcepta  relapsus.  Car,  dirait-il,  il  en  faut  pour 
toutes  saisons,  selon  les  humeurs  et  les  besoins,  et 
n'est  pris  que  qui  n'a  qu'un  terrier  et  en  péril  de 
maie  fièvre  que  qui  n'a  qu'un  habit  à  se  vêtir;  et 
que  l'épicurien  y  aille  si  le  stoïcien  n'y  va  point  ; 
et  qu'ils  y  aillent  quand  et  quand,  dont  nul  ne 
veut  se  plaindre,  abondance  de  biens  n'étant  gêne. 

Et  c'est  ainsi  qu'il  est  l'humaniste  par  excellence, 
ce  qui  est  bien,  et  l'homme  de  renaissance  émi- 
nemment, ce  qui  est  autre  chose  et  beaucoup  plus. 
En  lui  vit  l'âme  antique  non  seulement  par  ses 
beautés  d'art;  mais  par  ses  sagesses  et  toutes  ses 
plus  hautes  idées.  Et  c'est  bien  pour  cela  que, 
ramassant  en  lui  toute  l'antiquité,  il  s'arrête  com- 
munément au  stoïcisme  comme  à  la  plus  sublime 
et  à  la  plus  sereine  des  pensées  jusqu'où  elle  ait 
pu  s'élever. 

En  cela  il  est  de  son  siècle  profondément,  et  il  est 
l'expression  la  plus  parfaite  de  toute  une  partie, 
très  importante,  et  même  essentielle,  de  son  siècle. 

Non  point  que,  pour  être  à  peu  près  étranger  au 
Christianisme,  il  lui  soit  hostile.  Point  du  tout,  et 
en  usant  du  procédé  commode  de  l'extrait  on  a  fait 


PREFACE.  XXVII 

un  «  Montaigne  chrétien  »,  comme  je  ferai  quand 
on  voudra  un  «  Montaigne  professeur  d'énergie  ». 
Il  est  trop  intelligent  pour  ne  pas  comprendre  le 
Christianisme;  il  ferait  la  démonstration  de  Pascal 
pour  l'apologie  du  Christianisme  pour  peu  qu'il  en 
prît  humeur,  et  la  preuve  c'est  qu'il  l'a  faite  au 
moins  à  moitié;  mais  il  n'y  lient  pas.  Pourquoi? 
J'ai  dit  ailleurs,  et,  sans  en  être  sur,  du  moins  ne 
suis-je  pas  certain  du  contraire,  que  ceci  a  dû  être 
l'état  d'esprit  de  heaucoup  d'hommes  intelligents 
vers  1560  :  «  Le  Christianisme  se  meurt.  Si  long- 
temps tout-puissant,  il  se  brise  et  se  déchire.  11  ne 
survivra  pas  à  cet  effroyable  ébranlement.  On  le 
peut  regretter;  mais,  s'il  devait  disparaître,  ne 
négligeons  [toint  cette  réserve  qui  nous  reste  de  la 
sagesse  antique,  qui  fut  un  viatique,  aussi,  assez 
puissant;  dont  l'humanité  a  vécu  dans  des  condi- 
tions supportables  ;  qui  pourrait  faire  tradition  aussi  ; 
qui  a,  elle  aussi,  son  caractère  vénérable,  et  qui 
]»eut  être  encore  éducatrice  de  grands  courages.  » 

Il  est  possible.  En  tout  cas  tel  fut  l'esprit  de  la 
Renaissance  et  Montaigne  fat  pénétré  de  cet  esprit. 
Sur  ce  point  il  n'y  a  entre  Guillaume  Guizot  et 
moi  aucun  désaccord. 

Et  j'en  arrive  à  ce  (|ui  fut  scepticisme  dans 
Montaigne;  car  je  ne  nie  point  qu'il  n'y  ait  eu  en 
Montaigne  du   scepticisme;  je  dis  seulement  qu'il 


XXVIIl  PREFACE. 

ne  lui  a  que  fait  sa  part,  et  j'accorderai  à  qui  y 
tiendra  qu'il  la  lui  a  faite  assez  large. 

Eh  bien,  il  y  a  scepticisme  et  scepticisme,  et 
sans  aller  jusqu'à  dire  que  celui  de  Montaigne  soit 
un  bienfait  pour  l'humanité,  je  ferai  seulement 
remarquer  qu'il  a  ses  bons  côtés  et  ses  parties 
salutaires.  Il  y  a  des  scepticismes  qui  sont  des  aban- 
donnements  et  des  abdications  et  qui  ne  ressem- 
blent pas  mal  à  une  mort  de  l'àme.  Le  scepti- 
cisme de  Montaigne  est  un  scepticisme  vivace  et 
un  scepticisme  fécond.  Chose  étrange  quelque- 
fois que  les  destinées  des  mots  :  sceptique  veut 
dire  celui  qui  cherche  et  il  a  fini  par  devenir  le 
nom  de  ceux  qui  ne  cherchent  plus,  ou  même  qui 
n'ont  jamais  cherché.  Montaigne,  lui,  sait  le  sens 
des  mots;  c'est  un  humaniste,  et  son  scepticisme, 
conformément  à  l'étymologie,  est  une  recherche 
continuelle,  non  point  ardente,  je  le  sais,  mais 
très  attentive,  très  diligente  et  très  complète.  Cer- 
tainement il  aime  surtout  à  faire  le  tour  des  idées; 
mais  c'est  quelque  chose  précisément  d'en  vouloir 
faire  le  tour,  minutieusement,  curieusement,  pa- 
tiemment, au  lieu  de  les  regarder  de  loin  comme 
l'indifférent,  ou  d'en  embrasser  une  avec  une  sorte 
de  passion  pour  elle  et  de  colère  conlre  toutes  les 
autres,  comme  le  croyant  précipité  ou  le  dogma- 
tique impétueux. 


PREFACE.  XXIX 

Il  ne  faut  pas  confondre  scepticisme  avec  indiffé- 
rence quand  il  s'agit  de  Montaigne.  Personne  n'est 
moins  indifférent  que  Montaigne.  Il  est  parfaite- 
ment un  passionné.  Il  est  un  passionné  de  savoir. 
Il  veut  absolument  connaître  Ihomme  et  tout  ce 
qu'il  sent  et  tout  ce  qu'il  pense.  —  Pour  n'en  rien 
conclure?  —  C'est  peut-être  ce  qu'il  faudra  voir. 
Mais   déjà  pousser   cette  exploration  avec  une  si 
vive  et  si  pénétrante  activité  n'est  point  une  œuvre 
vaine.  C'est  la  passion  de  se  rendre   compte.  On 
félicite   Descartes  de  son   doute   provisoire   et  du 
dessein  qu'il   a  de  faire  table   rase   de    toutes  les 
idées  et  notions  traditionnelles  qu'il  a  dans  l'esprit, 
pour  n'en  recevoir  que  de  contrôlées,  vérifiées  et 
établies  en  toute  rigueur  par  lui-même.  Soit.  Eh 
bien,  mettez  que  le  doute  de  Montaigne  est  aussi 
un    doute  provisoire    et    vous    le    trouverez   très 
méthodique,  très  scientifique,  très  rationnel  et  très 
fécond.    Il  y   a   cette   différence   que   le  doute  de 
Descartes  a  été  court  et  celui  de  Montaigne  un  peu 
long,  à  quoi  j'ajouterai  que,  si  l'on  trouve  le  doute 
de  Montaigne  trop  long,  on  peut  trouver  celui  de 
Descartes  si  court  qu'il  n'est  presque  qu'un  artifice 
d'exposition.  Mais  quoi?  Est-ce  ici  affaire  de  cbro- 
nométrie,    et   qu'importe  qu'une    attitude   d'esprit 
qu'on  juge  saine  en  soi  et  de  bon  effet  possible  soit 
ou  plus  courte  ou  plus  longue? 


XXX  PREFACE. 

Quand  même,  ce  qui  n'est  pas  mon  avis,  le  doute 
provisoire  de  Montaigne  aurait  duré  toute  sa  vie, 
qu'importe  encore?  Une  vie  n'est  qu'un  moment 
auquel  s'ajoute  la  vie  d'un  premier  disciple,  qui  est 
un  autre  moment,  et  la  vie  d'un  second  successeur, 
et  ainsi  de  suite.  Montaigne  pourrait  dire  :  «  Je  fais 
une  enquête  sur  l'homme;  je  la  fais  très  active, 
très  curieuse,  aussi  informée  que  je  le  puis,  vous  le 
savez,  sur  les  vivants,  sur  les  morts,  sur  les  livres, 
sur  les  conversations,  sur  les  étrangers,  sur  les-, 
anciens,  sur  les  sauvages,  sur  mes  compatriotes  et 
sur  moi-même.  Arrivcrai-jc  à  des  conclusions?  Je 
n'en  sais  rien.  C'est  aflairc  de  longévité.  Mais  si  je 
n'y  arrive  point,  d'autres  qui  me  liront  y  pourront 
atteindre.  Ou  je  conclurai  ou  je  mourrai  en  pas- 
sant le  flambeau.  En  attendant  j'essaie.  Mon  livre 
s'appelle  Essais.  » 

Quoi  de  plus  légitime?  Ce  qu'on  peut  reprocher 
à  un  homme,  du  moins  à  un  liomme  d'esprit,  car 
pour  les  autres  c'est  un  droit,  peut-être  un  devoir, 
c'est  de  s'endormir.  Or  Montaigne  a  beau  parler 
de  l'oreiller  de  l'ignorance  et  de  l'incuriosilé,  on 
sait  bien  qu'il  s'y  est  reposé  de  temps  en  temps, 
mais  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  y  soit  tombé  en  tor- 
peur. Comme  tous  les  hommes  de  mérite,  Mon- 
taigne sommeille  parfois;  il  ne  dort  jamais.  Ce 
scepticisme   qui  cherche  toujours,  et  non   pas  en 


I 


PRÉFACE.  XXXI 

gémissant,  ce  qui  est  beau,  mais  inutile,  et  qui  cher- 
che même  en  souriant^  ce  qui,  après  tout,  est  peut- 
être  une  vaillance  plutôt  qu'une  légèreté,  ce  scepti- 
cisme curieux,  informé,  s'informant,  allègre,  éveillé, 
vigilant,  diligent,  presque  avide,  voilà  ce  que  j'ap- 
pelle un  scepticisme  vivace  et  fécond.  En  soi-même, 
et  quand  il  n'aurait  mené  à  rien,  il  est  parfaitement 
digne  de  considération  et  doit  échapper  au  dédain. 
Remarquez  surtout  une  des  formes,  et  la  plus 
fréquente,  de  ce  «  scepticisme  »,  c'est-à-dire  de 
'•liçette  enquête.  C'est  surtout  lui-même  que  Montaigne 
étudie  sans  cesse  pour  connaître  l'homme,  persuadé 
que  le  monde  entier  est  fait  comme  notre  maison, 
que  du  reste  chacun  de  nous  est  encore  pour  lui- 
même  l'être  oii  il  pénètre  le  plus  facilement,  et  que 
pour  «  coimaître  l'homme  en  général  »  c'est  encore 
soi-même  qu'il  faut  étudier  le  plus.  Mais  qu'est 
ceci,  s'il  vous  plaît?  Ce  n'est  pas  autre  chose  que 
l'examen  de  conscience.  Les  Essais  sont  un  examen 
de  conscience  perpétuel,  oh!  un  examen  de  cons- 
cience indulgent,  un  examen  de  conscience  souriant, 
un  examen  de  conscience  où  la  maladie  du  scru- 
pule a  peu  de  place  et  fait  peu  de  ravages,  mais 
enfin  un  examen  de  conscience,  ce  qui  constitue 
une  des  habitudes  les  plus  saines,  avec  ses  périls, 
comme  toute  chose  humaine,  mais  encore  une  des 
meilleures  habitudes  de  l'esprit  humain.  Il  l'avait 


XXXII  PRÉFACE. 

prise  des  stoïciens,  qu'il  adore,  et  il  n'en  a  pas  fait 
un  mauvais  usage. 

Il  est  impossible  de  se  livrer  à  l'examen  de  con- 
science sans  tomber  quelque  peu  dans  l'amour  de 
soi  et  dans  l'orgueil,  l'homme  ne  pouvant  pas  se 
reg-arder  au  miroir  sans  risquer  de  se  trouver  beau, 
et  Montaig-ne  n'a  pas  évité  complètement  cet  écueil. 
Il  est  vrai  ;  mais  comparez-moi  un  homme  d'action, 
un  homme  d'état,  un  homme  de  guerre,  un  orateur, 
un  poète  du  xvi^  siècle  avec  Montaigne;  comparez- 
lui  môme  ce  grand  sag'e  qu'on  appelle  Rabelais, 
sauf  les  saints  comparez-lui  qui  vous  voudrez;  et 
voyez  tout  de  suite  quelle  solidité  de  bon  sens, 
quelle  modération  et  quelle  justesse  dans  la  multi- 
tude des  idées  de  détail,  quelle  appréciation  saine  et 
suffisamment  rigoureuse  de  lui-même  Montaigne  a 
puisées  dans  cette  coutume  excellente  de  se  regarder 
vivre,  de  s'étudier,  de  se  surveiller,  de  se  discuter, 
pour  tout  dire  en  un  mot,  de  n'être  pas  étrang^er  à 
soi-même? 

L'examen  de  conscience,  à  peu  près  déplorable 
chez  l'ignorant,  qui  n'y  trouvera  qu'une  occasion 
de  se  livrer  à  ce  penchant  naturel  :  se  trouver  par- 
fait, et  c'est  pour  cela  que  l'Eglise  catholique 
l'a  complété  par  la  confession  et  qu'ailleurs  on 
l'entoure  de  mille  précautions  et  avertissements 
sévères;  l'exameil  de  conscience  chez  un  homme 


PREFACE.  XXXIII 

qui  sait  l'histoire,  qui  sait  les  moralistes,  qui  a 
l'esprit  tout  peuplé  des  beaux  exemples  d'héroïsme 
et  de  grandeur  d'àme  de  l'antiquité,  est  une  excel- 
lente méthode  d'amendement  moral. 

Ainsi  le  pratique  Montaigne.  Sa  manière  ordi- 
naire est  de  s'étudier  en  se  comparant.  Il  se  regarde, 
il  s'écoute  vivre.  Et  en  même  temps  il  songe  à 
La  Boëtie,  il  songe  à  son  père,  il  songe  à  Caton,  il 
songe  à  Socrate.  Il  écoute,  venant  à  lui,  d'un  passé 
récent  ou  du  fond  de  l'histoire  antique,  les  grandes 
voix  qu'ont  sacrées  son  amitié,  son  respect  attendri 
ou  l'admiration  commune  des  hommes.  C'est  ainsi 
entouré  qu'il  se  contemple;  et  quelquefois,  je  le 
sais,  il  oublie  un  peu  l'entourage;  mais  cependant, 
le  plus  souvent,  c'est  en  cette  compagnie  sévère  et 
douce  qu'il  se  fait  comparaître  lui-même  à  son 
propre  tribunal.  Je  ne  connais  guère  d'exercice 
moral  qui  soit  ni  mieux  ordonné  ni  plus  salutaire. 

«  Le  sot  projet  qu'il  a  de  se  peindre  »,  dira 
Pascal.  Et  d'abord  Pascal,  bien  souvent,  fait-il  autre 
chose?  Et  ensuite,  au  point  de  vue  littéraire,  savez- 
vous  que,  si  la  grande  littérature  de  moralistes, 
gloire  de  notre  xvn®  siècle,  est  sortie  tout  entière 
peut-être  de  l'habitude  de  l'examen  de  conscience, 
le  grand  exemple  de  Montaigne  n'a  pas  dû  être  sans 
y  contribuer  infiniment?  Et  enfin  et  surtout  si  le  sot 
projet  fut  de  se  peindre,  le  sot  projet  ne  fut  pas  de 


XXXIV  PRÉFACE. 

s'étudier  et  de  se  connaître.  C'est  peut-être  notre 
premier  devoir  que  de  savoir  ce  que  nous  sommes, 
que  de  savoir  à  qui,  en  nous,  nous  avons  afîaire. 
Rien  n'est  plus  dig-ne  d'un  esprit  sérieux,  rien  ne 
lui  est  plus  nécessaire,  rien  ne  s'impose  plus  à  lui 
comme  une  chose  dont  il  ne  peut  pas  se  dispenser; 
et  qu'on  le  fasse  c'est  précisément  la  marque  d'un 
esprit  sérieux,  qui,  du  reste,  pourra  le  faire  sans 
mauvaise  humeur  et  sans  tristesse,  si,  tout  en  étant 
sérieux,  il  est  traitable. 

Notez  encore,  et  c'est  le  plus  important,  que 
l'étude  de  soi  chez  Montaigne  n'est  pas  autre  chose 
que  ce  qu'on  a  appelé  depuis  la  culture  du  moi. 
Montaigne  s'étudie  pour  se  traiter,  comme  un 
médecin  fait  un  malade  —  nous  le  sommes  tous  — 
ou  comme  un  hygiéniste  fait  un  homme  bien 
portant.  Il  veut  d'abord  se  connaître  et  par  là 
arriver  à  la  connnaissance  de  «  l'homme  général  ». 
Il  veut,  de  plus,  se  connaître  et  par  là  arriver  à 
tirer  de  lui  tout  ce  qui  y  est.  Il  n'y  a  pas  d'erreur 
plus  forte  que  de  croire  que  nous  sommes  ce  qui 
apparaît  de  nous  au  premier  regard,  même  de  nos 
propres  yeux.  Notre  être  apparent  en  contient  un 
autre  et  celui-ci  un  troisième,  et  ainsi  de  suite,  sans 
que  cela  soit  indéfini.  Des  forces  inconnues  de 
nous,  pour  le  bien  et  pour  le  mal,  sont  en  nous- 
mêmes,  que  nous  ne  créons  pas  en  les  découvrant, 


PREFACE.  XXXV 

mais  que  nous  semblons  créer  en  les  découvrant, 
parce  que  nous  les  mettons  en  liberté  en  en  prenant 
conscience.  La  culture  du  moi,  par  observation  et 
par  expérimentation,  n'est  point  précisément  un 
labourage  ni  un  ensemencement;  mais  c'est  une 
maieutique.  Nous  dégageons,  par  en  prendre  con- 
naissance, l'être  intérieur  de  l'être  apparent,  et 
désormais  nous  savons  ce  que  nous  sommes  en 
notre  fond  et  ce  que  nous  pouvons  nous  demander 
à  nous-mêmes. 

Cette  maieutique  de  l'être  intérieur,  c'est  ce  que 
Montaigne  a  pratiqué  toute  sa  vie.  Son  adoré  Socrate 
accouchait  les  esprits  des  autres  ;  Montaigne  s'accou- 
chait lui-même.  Or  ceci  est  essentiel  et  peut  devenir 
merveilleux  pour  le  perfectionnement  moral.  Et, 
sans  doute,  il  faut  que  ce  travail  soit  comme  éclairé 
par  un  idéal.  Il  faut  que  des  êtres  que  nous  tirons 
ainsi  des  profondeurs  sombres  de  nous-mêmes,  les 
uns  soient  condamnés  de  nous  avec  horreur  — 
inatremque  suus  conterruit  infans  —  les  autres 
soient  acceptés  de  nous  avec  approbation  et  élevés 
avec  amour;  et  l'on  peut  reprocher  à  Montaigne 
d'avoir  été  à  cet  égard  un  père  de  famille  trop  impar- 
tial ;  mais  avant  tout  il  importe  de  savoir  les  amener 
ainsi  à  la  lumière.  C'est  ce  que  Montaigne  a  fait  et 
nous  a  appris  à  faire. 

C'est  d'un  homme  très  sérieux;  ce  n'est  pas  un 


XXXVI  PREFACE. 

jeu;  c'a  quelquefois  l'air  d'être  un  jeu;  c'est  le 
charme  et  le  point  faible  de  Montaigne  d'être 
Gascon;  le  jour  où  Renan  a  découvert  qu'il  était 
Gascon,  c'est  le  jour  où  il  s'est  aperçu  qu'il  ressem- 
blait à  Montaigne;  mais  encore  c'est  un  exercice 
très  sérieux  qui  peut  devenir  plus  sérieux  et  plus 
profitable  aux  mains  d'un  autre  qu'aux  mains  de 
celui  qui  l'a  inventé,  mais  qui  est  déjà  chez  celui-ci 
très  avisé  et  très  salutaire. 

Car  enfin  pour  Montaigne  même  qu'est-il  résulté 
de  ce  «  scepticisme  »  qui  n'est,  nous  l'avons  vu,  en 
son  fond,  que  recherche,  examen,  discussion  des 
idées,  connaissance  de  soi,  culture  de  soi? 

Il  en  est  résulté  cette  idée  d'ensemble  que 
l'homme  n'est  sûr  de  rien,  est  comme  entouré  d'in- 
connaissable et  comme  surplombé  de  vérités  inac- 
cessibles, et  que  par  consé(|uent  il  serait  coupable 
de  persécuter  ses  semblables  pour  des  idées  géné- 
rales dont  il  n'est  pas  sûr  —  et  voilà  une  grande 
leçon  de  tolérance. 

Il  en  est  résulté  cette  autre  idée  d'ensemble  que 
l'homme  est  très  fort  pour  l'action,  pour  l'endurance, 
pour  les  œuvres  d'énergie,  à  condition  qu'il  ait  bien 
mesuré  ses  forces  et  se  connaisse  profondément. 

Voilà  les  deux  conclusions  —  car  on  conclut 
toujours,  même  quand  on  est  le  moins  conclusion- 
naire  des  hommes  —  voilà  comme  les  deux  con- 


l'HEFACE.  XXXVII 

clusions  latentes  de  Montaigne.  Et  c'est  ici  que  son 
«  scepticisme  »  rejoint  son  «  dog'matisme  ».  Ne  vous 
acharnez  pas  à  essayer  de  savoir  le  fond  des  choses 
et  tous  les  pourquoi,  ni  même  tous  les  comment, 
à  quoi  vous  perdriez  votre  peine.  Ne  cherchez  dans 
le  savoir  qu'une  ig-norauce  perfectionnée  qui  a'ous 
persuade  de  votre  ignorance  et  vous  la  fait  accepter 
et  vous  en  console.  Mais  connaissez-vous  vous- 
même  et  par  cette  connaissance  arrivez  à  la  maî- 
trise de  vous-même  et  à  la  disposition  adroite  et 
sûre  de  tout  ce  que  vous  êtes;  et  faites  ainsi  de 
voire  vie  une  œuvre  complète,  harmonieuse  et 
utile;  en  tout  cas  faites  de  votre  vie  toute  l'œuvre 
qu'elle  peut  être,  ce  qui  est  voire  destinée  même 
et  par  conséquent  votre  devoir. 

L'une  de  ces  conclusions  appuie  l'autre,  loin 
qu'elle  la  contredise.  Le  temps  que  vous  auriez 
perdu  à  de  vaines  spéculations,  à  de  vaines  dis- 
putes et  au  soin  plus  vain  encore  et  plus  funeste 
de  faire  entrer  par  force  dans  la  tête  des  autres 
des  idées  générales  dont  vous  êtes  loin  d'être  cer- 
tains, employez-le  à  agir  selon  vos  puissances  et 
conformément  à  votre  nature  ;  les  forces  que  vous 
auriez  dépensées  soit  dans  la  spéculation,  soit  dans 
la  dispute,  usez-en  pour  vivre  fortement,  utilement, 
et,  au  moins,  ce  qui  est  toujours  possible,  pour 
bien  vivre. 


XXXVIII  PREFACE. 

Tout  ce  qui  est  scepticisme  dans  Montaig-ne 
vient  donc  ainsi  comme  au  secours  de  tout  ce  qui 
en  lui  est  dogmatisme,  ou,  si  l'on  veut,  croyance 
instinctive;  et  tout  cela  se  résume  en  ceci  :  Con- 
naissez-vous, soyez  maîtres  de  vous,  faites  agir 
de  toutes  ses  forces  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  vous. 

Telle  morale  est  plus  belle  et  sublime  que  celle- 
ci;  mais  celle-ci  est  déjà  de  très  bon  sens  et  assez 
baute.  Guillaume  Guizot,  qui  adore  causer  avec 
Montaigne,  a  toujours  ce  scrupule  en  causant  avec 
lui  :  Oui,  mais  de  cet  entretien,  que  me  restera-t-il? 
«  Sommes-nous  ici-bas  pour  causer?  Evidemment 
tout  le  livre  de  Montaig-ne  est  ruiné,  sa  manière  de 
vivre  n'est  pas  louable,  son  état  d'âme  n'est  pas 
sain,  son  jug-ement  n'est  pas  éclairé,  pour  peu  qu'on 
admette  qiiil  y  a  un  lut  de  la  vie,  un  but  quel- 
conque... »  —  Eh!  mon  Dieu!  il  y  en  a  un  premier, 
qui  est  de  n'être  pas  des  imbéciles,  qui  est  de 
n'être  pas  des  rêveurs  creux,  des  fanatiques,  des 
intolérants,  des  fous,  des  ignorants  de  soi-même 
se  jetant  dans  les  aventures  ou  tombant  dans  le 
désespoir.  Yoilà  certainement  le  premier  but;  il  y 
en  a  un  après  celui-là  et  un  autre  plus  loin  encore; 
sans  doute;  mais  ce  premier  est  essentiel,  et 
s'appliquer  à  s'y  conduire  et  à  y  conduire  les  autres 
est  une  œuvre  digne  d'occuper  la  vie  d'un  grand 
homme  et  qui  laisse  quelque  chose  après  elle. 


PREFACE.  XXXIX 

II  faut  se  garder  très  soigneusement  d'un  travers, 
qui  est  le  mépris  à  l'égard  des  hommes  de  bon 
sens.  Les  hommes  en  ont  si  peu  qu'un  moraliste 
qui  les  y  ramène  est  une  grâce  de  la  Providence. 
Si,  avec  cela,  il  a  de  l'esprit,  ce  qui,  quoique  moins 
rare,  l'est  encore  assez;  si,  en  outre,  il  a  une 
excellente  méthode  pour  diriger  chacun  vers  tout 
le  bon  sens  qu'il  peut  avoir  en  lui  et  pour  l'y 
attacher,  il  est  parmi  les  bienfaiteurs  de  l'huma- 
nité. Il  mène  au  premier  but,  déjà  terriblement 
éloigné  ;  à  d'autres  de  mener  au  second  et  au  troi- 
sième; mais  à  chacun  suffit  sa  tâche.  Tout  en 
souriant  Montaigne  a  très  consciencieusement  et 
heureusement  rempli  la  sienne. 

Il  faut  aussi,  ce  que  Guillaume  Guizot  n'a,  du 
reste,  pas  oublié,  songer  au  temps  oii  il  écrivait. 
C'est  une  règle  qu'il  faut  lire  tout  ouvrage  comme 
s'il  était  un  livre  de  circonstance,  parce  qu'il  l'est 
toujours.  A  qui  Montaigne  parlait-il?  A  lui-même; 
mais  comme  on  se  conseille  toujours  ce  qu'on 
ferait  de  soi-même  et  sans  aucun  avis,  ou  à  peu 
près,  il  aurait  pu  ne  se  rien  dire.  Mais  il  parlait  à 
des  hommes  à  qui  manquaient  depuis  un  siècle 
exactement  toutes  les  facultés  de  modération.  Il  a 
incliné  un  peu,  un  peu  trop  peut-être,  du  côté  où 
ils  ne  penchaient  pas.  Il  leur  a  conseillé  un  peu 
moins  d'agitations,  un  peu  moins  de  colères,  un 


XL  PREFACE. 

peu  moins  d'enthousiasmes,  et  même  un  peu  moins 
de  convictions.  Selon  les  temps  on  peut  trouver 
qu'il  a  été  trop  loin  ou  qu'il  a  donné  juste  au  point. 
Il  paraît  un  peu  «  un  endormeur  de  consciences  » 
parce  qu'il  a  été  un  endormeur  de  passions.  Quand 
les  passions  sont  si  déciiaînées  on  peut  pardonner 
à  qui  s'essaye  à  les  charmer.  Quand  les  consciences 
sont  si  susceptibles  et  si  sûres  d'elles  qu'il  y  a  des 
guerres  de  consciences,  comme  en  d'autres  temps 
des  guerres  d'ambition  ou  de  vengeance,  endormir 
les  consciences  serait  de  trop,  mais  les  désarmer 
un  peu  peut  paraître  excusable. 

Oui,  «  le  plus  sage  des  Français  »  c'est  un  peu 
dire,  et  cela  ne  pouvait  guère  être  dit  que  par 
Sainte-Beuve,  dont  la  sagesse  fat  un  peu  bour- 
geoise; mais  certainement  Montaigne  fut  un  sage. 
Il  est  le  professeur  de  bon  sens  de  cette  moyenne 
de  l'humanité  qui  n'est  bien  capable,  au  cours  ordi- 
naire de  la  vie,  que  d'une  sagesse,  courageuse 
encore,  mais  tempérée  et  modeste.  Etre  à  la  tête 
de  ce  groupe  très  considérable,  très  important 
dans  l'économie  générale  du  monde,  et  très  hono- 
rable, c'est  une  belle  place. 

Et  voyez  que  Montaigne  tient  plus  que  cette 
place-là.  Il  nous  gouverne,  il  nous  dirige,  il  nous 
inspire,  il  est  le  héros  et  le  héraut  du  bon  sens.  — 
Et  puis,  quand  il  a  affaire  à  des  âmes  plus  hautes, 


PREFACE.  XLI 

plus  sévères  à  la  fois  et  plus  ardentes,  il  ne  les 
conquiert  pas;  mais  encore  il  les  séduit;  il  les 
charme  jusqu'à  les  inquiéter;  il  s'en  fait  non  des 
amies,  mais,  ce  qui  est  plus  flatteur,  des  ennemies 
qui  ne  peuvent  détacher  de  lui  ni  leurs  pensées  ni 
leurs  regards.  Que  Guillaume  Guizot  ait  écrit  un 
livre  sur  Montaigne  et  un  peu  contre  Montaigne, 
c'est  peut-être  la  plus  grande  victoire  de  Montaigne. 

Emile  Faguet. 


MONTAIGNE 

ÉTUDES    Eï    FRAGMENTS 


MONTAIGNE   ET    LES   SIENS 
SES    IDÉES    SUR    L'ÉDUCATION 

En  écrivant  ses  Essais,  Montaigne  savait  d'avance 
qu'on  lui  reprocherait  d'y  trop  parler  de  lui-même, 
et,  entre  autres  plaidoyers  ingénieux  qu'il  préparait 
pour  répondre  à  ce  grief  :  «  Quel  contentement  me 
seroit-ce  ,  écrivait-il  un  jour  ^,  d'ouyr  ainsi  quel- 
qu'un qui  me  recitast  les  mœurs,  le  visage,  la  conte- 
nance, les  plus  communes  parolles,  et  les  fortunes  de 
mesancestres!  Combien  j'y  serois  attentif!  Vrayement 
cela  partiroit  d'une  mauvaise  nature  d'avoir  à  mespris 

1.  Les  Essais,  liv .  II,  chap.  xviic,  —  t.  III,  p.  63  de  l'édi- 
tion en  4  volumes,  publiée  i)ar  MM.  Courbet  et  Roycr  chez 
Lemerre,  Paris,  1872.  C'est  à  cette  édition,  qui  reproduit  le  texte 
de  1395,  que  nous  emprunterons  toutes  nos  citations  de  Mon- 
taigne, sauf  avis  contraire. 


2  ETUDES   ET   FRAGMENTS. 

les  portraits  mesmes  de  noz  amis  et  prédécesseurs, 
la  forme  de  leurs  vestements  et  de  leurs  armes!  J'en 
conserve  Fescrilure,  le  seing  et  une  espée  peculière; 
et  n'ay  point  chassé  de  mon  cabinet  des  longues 
gaules  que  mon  père  portoit  ordinairement  en  la 
main.  Paterna  veslis  et  annulas  tanin  c/iarior  est  pos- 
teris,  quanta  erga  parentes  major  affectus.  » 

Voilà  bien  Montaigne,  avec  cet  air  de  bonhomie 
011  sa  gentilhommerie  s'enveloppe.  Les  plus  farouches 
démocrates  lui  pardonneraient  ses  reliques  et  ses 
parchemins.  Il  est  fâcheux  sans  doute  que  Montaigne 
ait  des  ancêtres  :  mais  après  tout  qu'y  peut-il  faire? 
S'il  parle  d'eux,  c'est  par  piété  filiale;  s'il  les  connaît, 
c'est  parce  qu'il  est  d'une  curiosité  que  tout  amuse.... 


Il  s'agit  de  s'entendre  sur  les  «  ancêtres  »  de  Mon- 
taigne :  il  en  avait  de  deux  sortes,  les  uns,  qu'il 
rejette  autant  qu'il  peut  dans  les  coulisses,  et  les 
autres,  qu'il  pousse  sur  le  devant  de  la  scène,  et  cela 
au  moment  même  où  il  semble  traiter  de  haut  les 
noms,  la  réputation,  et  jusqu'à  l'espérance  de  n'être 
pas  oublié  par  ses  amis  après  sa  mort'.  Ce  nom  de 
Montaigne,  «  commun  à  toute  sa  race  »,  ce  blason 
dont  quelque  chétif  acheteur  fera,  disait-il,  ses  pre- 
mières armes,  c'était  son  arrière-grand-père  Ramon 
qui  les  avait  achetés  avec  la  maison  noble  de  Mon- 
taigne le  10  octobre  1477,  par-devant  de  Artigamala, 
notaire,  au  prix  de  900  francs  bordelois.  Ce  château, 

1.  Ess'Ats.,  liv.  Il,  chap.  xvi. 


MONTAIGNE    ET   LES    SIENS.  3 

qu'il  appelait  «  le  lieu  de  sa  naissance,  et  de  la 
j)lus  part  de  ses  ancêtres  »,  n'avait  vu  naître  qu'un 
de  SCS  ancêtres,  son  père,  le  20  septembre  1493; 
et  quand  celui-ci  mourut,  Montaigne  n'était  pas 
davantage  dans  le  vrai  en  écrivant  de  sa  main  sur  les 
Ephémérides  de  sa  famille  ces  mots  qu'on  y  lit 
encore  :  «  Il  fut  anlerré  à  Montaigne,  au  lumbeau  de 
ses  ancêtres  >\  car  son  père  fut  le  premier  de  sa  race 
à  être  enterré  là  comme  à  y  naître,  et  les  seigneurs 
de  Montaigne  qui  l'avaient  précédé  dans  ce  caveau 
funéraire  étaient  les  ancêtres  du  vendeur,  non  les 
siens.  Enfin  le  nom  d'Eyquem,  au  lieu  d'être  dans  sa 
famille  une  chose  d'autrefois,  accessoire  et  lointaine, 
à  couler  entre  parenthèses,  était  son  véritable  nom 
patronymique;  son  bisaïeul,  son  aïeul,  son  père 
avaient  tous  continué  à  le  porter,  même  depuis  qu'ils 
possédaient  et  prenaient  le  titre  de  seigneurs  de 
Montaigne;  et  quant  à  lui-même,  pendant  trente- 
cinq  ans,  c'était  sous  le  nom  de  Michel  Eyquem  de 
Montaigne  qu'il  avait  été  inscrit  sur  les  Ephémérides 
de  sa  famille  à  la  date  de  sa  naissance,  que  plus  tard 
il  était  entré  à  la  Cour  des  Aydes  de  Périgueux  et, 
le  3  décembre  1537,  à  la  Cour  du  Parlement  de  Bor- 
deaux, et  qu'il  avait  été  désigné  dans  son  contrat  de 
mariage  avec  Françoise  de  la  Chassaigne  le  22  sep- 
tembre 1565.  Mais  le  18  juin  1568  son  père  était  mort; 
Michel  était  devenu  le  chef  de  la  famille  :  aussi,  dès 
le  31  août  de  la  même  année,  dans  un  acte  d'accord 
passé  entre  sa  mère  et  lui  au  sujet  de  la  succession 
qui  vient  de  s'ouvrir,  on  voit  Michel  de  Montaigne 
se  dépouiller  d'Eyquem,  et  désormais  il  aura  soin 


4  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

non  seulement  de  taire  ce  nom  dans  les  notes  qu'il  . 
ajoutera  aux  Ephémcrides,  mais  encore  de  le  rayer 
dans  les  notes  qui  s'y  trouvaient  consignées.  Le  parti 
pris  est  évident:  quelle  en  est  la  cause?  Montaigne 
a  beau  dire  :  «  Si  je  durois  à  vivre  longtemps,  je  ne 
croy  pas  que  je  n'oubliasse  mon  nom  propre  '  »,  per- 
sonne n'admettra  qu'en  faisant  imprimer  ses  Essais, 
il  eût  oublié  en  1580  que  jusqu'en  lo78  il  s'était  lui- 
même  appelé  ainsi.  Le  fait  est  qu'il  ne  voulait  plus 
s'appeler  ainsi  parce  que  c'était  un  nom  de  bourgeois 
et  de  marchands,  du  moins  dans  sa  famille  person- 
nelle. Le  nom  d'Eyquem,  très  ancien  et  très  répandu 
dans  le  Médoc  et  le  Bordelais,  avait  été  porté  par  les 
seigneurs  de  Lesparre,  avant  même  la  domination 
des  Anglais  en  Aquitaine.  Mais  les  Eyquem,  origi- 
naires de  Blanquefort,  de  qui  Michel  descendait, 
avaient  fait  leur  fortune  à  Bordeaux  depuis  le  milieu 
du  XV'  siècle,  par  le  commerce  des  vins,  du  poisson 
salé  et  du  «  pastel  »,  et,  quoique  la  richesse  les  eût 
conduits  à  de  brillantes  alliances,  à  de  nombreuses 
charges  municipales,  et  même  au  château  de  Mon- 
taigne, ils  n'avaient  abandonné  ni  la  rue  de  la  Rous- 
selle  ni  les  afï'aires  commerciales. 


Montaigne  a-t-il  voulu  dissimuler  ses  ancêtres 
bourgeois  et  marchands?  S'est-il  proposé  de  nous 
tromper  sur  la  noblesse  de  son  origine?  Et  sa  bonne 
foi  a-t-elle  à  souffrir  du  propos  de  Scaliger  à  ce  sujet 

1.  Essais,  liv.  II,  chap.  xvii.  —  Ed.  Courbet  et  Royer,  t.  III, 
p.  45. 


MONTAIGNE    ET    LES    SIENS.  5 

OU  des  découvertes  récentes  qui  viennent  le  con- 
firmer ?  Avec  Montaigne  il  ne  faut  jamais  user  dune 
grande  rigueur,  et  (juand  môme  on  trouve  un  fait  qui 
dément  son  dire,  il  serait  injuste  de  conclure  que 
Montaigne  a  menti. 


C'est  Marivaux,  je  crois,  qui  a  dit  :  «  Tout  le  monde 
est  bourgeois  gentilhomme,  jusqu'aux  gentilshommes 
mêmes  ».  Tel  est  exactement  le  cas  de  Montaigne,  et 
sans  but  précis,  sans  mensonge  évident,  rien  qu'avec 
un  peu  de  dextérité  et  quelques  réticences,  il  a  réussi 
—  ou  il  s'est  laissé  aller  —  à  nous  faire  voir  sa  famille  et 
son  propre  rang  dans  la  société  de  son  temps  sous  un 
jour  qui  ne  montre  pas  tout.  Montaigne  avait  incon- 
testablement le  droit  d'intituler  ses  premiers  Essais  : 
«  Essais  de  messire  Michel  seigneur  de  Montaigne^ 
chevalier  de  l'ordre  du  roi  et  gentilhomme  ordinaire 
de  sa  chambre  »  ;  tous  ces  titres  lui  appartenaient  bien. 
Il  aurait  même  pu  ajouter  que,  depuis  plus  de  deux 
ans,  le  roi  de  Navarre  l'avait  nommé  gentilhomme  de 
sa  chambre  comme  le  roi  de  France,  mais  Henri  IV 
ne  perçait  pas  encore  sous  Henri  de  Bourbon,  et 
Montaigne  laissa  cet  autre  honneur  dormir  sur  une 
page  de  son  journal  privé.  Il  ajouta  seulement  aux 
éditions  suivantes  de  son  livre  qu'il  était  maire  et 
gouverneur  de  Bordeaux.  Encore  un  coup  il  en  avait 
le  droit,  et  quand  il  lui  plut  en  1588  d'effacer  cette 
«  légende  de  qualités  et  de  titres  »  et  de  se  réduire 
à  n'être  plus  que  Michel,  seigneur  de  Montaigne,  il 
avait  le  droit  aussi  de  faire  remarquer  cette  suppres- 


6  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

sion,  et  d'en  tirer  quelque  éloge...  s'il  en  reste  à  tirer 
d'une  modestie  ainsi  soulignée. 


Non  seulement  Montaigne  parle  de  lui,  mais  il  a 
de  la  peine  à  admettre  que  leS  autres  n'en  fassent  pas 
autant.  Il  ne  voudrait  pas  que  Tacite  s'excusât  de 
rappeler  une  de  ses  magistratures;  c'est  un  trait  qui 
lui  semble  «  bas  de  poil  ».  Tacite  n'a-t-il  pas  l'air  de 
reprocher  indirectement  à  Michel  la  publication  de 
ses  lettres  patentes  de  Citoyen  romain  '  ?  A  mesure 
qu'il  avançait  en  âge  et  s'enhardissait  à  se  peindre 
par  le  menu,  ce  dessein  qui  lui  paraissait  d'abord 
farouche  et  monstrueux  lui  paraît  de  plus  en  plus 
raisonnable  et  naturel,  et  il  revient  sans  cesse  à 
argumenter  contre  ceux  qui  le  critiquaient  de  man- 
quer de  réserve  ou  qui  n'ont  pas  jugé  bon  d'en 
manquer. 

Que  Montaigne  ait  été  vaniteux,  et  que  sa  vanité  se 
soit  attachée  à  ce  qui  était  le  moins  essentiel  en  lui, 
contrairement  à  tous  ses  préceptes,  je  m'en  soucie- 
rais médiocrement  si  ces  prétentions  de  gentilhomme 
et  de  parvenu  ne  se  retrouvaient  pas  dans  tous  les 
traits  regrettables  ou  blâmables  de  sa  vie.  Il  n'avait 
qu'à  rester  franchement  et  simplement  ce  qu'il  était, 
le  fds  enrichi  et  anobli  d'une  famille  bourgeoise  et 
marchande  de  Bordeaux,  pour  échapper  à  toute  une 

1.  Essais,  liv.  III,  cliap.  vin. 


3I0XTA1GM':    ET    LES    SIENS.  / 

nuée  de  reproches  qui  ne  sauraient  lui  être  épargnés. 
Il  n'aurait  pas  eu  ce  dédain  qu'il  croyait  philoso- 
phique et  qui  nous  paraît  puéril  pour  les  devoirs 
d'une  charge  municipale.  Il  n'aurait  pas  i'ui  la  magis- 
trature comme  une  prison  indigne  de  son  rang,  et  la 
science  des  lois  comme  une  étude  inférieure  à  son 
génie.  Il  n'aurait  pas,  en  parlant  des  autres  études, 
toujours  vu  le  tort  qu'elles  peuvent  faire  aux  belles 
manières  et  au  bel  air,  et  son  chapitre  sur  l'éducation 
serait  autre  chose  que  le  programme  d'une  éducation 
de  jeune  seigneur  d'après  les  souvenirs  d'un  enfant 
gâté. 

Le  père  de  Montaigne  nous  apparaît  moitié  bour- 
geois, moitié  gentilhomme  de  province,  occupé 
tantôt  dans  sa  maison  de  la  rue  de  la  Rousselle  à 
vendre  ses  vins,  tantôt  à  faire  rebâtir  et  fortifier  l'an- 
cienne maison  noble  de  Montaigne.  11  est  un  esprit 
naturellement  ingénieux  et  pratique,  dcmi-éclairé. 
iMais  il  quitta  sa  province,  fit  les  guerres  d'Italie  sous 
François  I"  (1515-1528),  et  l'influence  de  cette  expédi- 
tion lointaine  sur  son  esprit  est  sensible.  Les  hommes 
de  cette  génération  découvrirent  l'Italie;  ils  décou- 
vrirent un  pays  de  beauté  et  de  science,  et  revinrent 
en  France  tardivement  épris  des  savants,  avec  le 
regret  de  leur  jeunesse  écoulée,  étrangère  aux  lettres. 
Comme  tous  ses  contemporains,  Pierre  Eyquem 
regretta  «  que  son  temps  n'ait  pas  été  tant  idoyne  et 
commode  aux  lettres  comme  était  le  présent,  qu'il 
fût  encores  ténébreux  et  sentant  l'infélicité  et  calamité 
des  Goths,  et  qu'il  n'y  ait  eu  alors  copie  de  telz  pré- 


8  ÉTIDES   ET   FRAGMENTS. 

cepteurs  comme  en  avait  son  fils  '  ».  Aussi  voyons-nous 
Pierre  Eyquem,  qui  n'avait,  nous  dit  son  fils,  nulle 
connaissance  des  lettres,  rechercher  laccointance  des 
hommes  doctes,  faire  accueil  dans  son  château  à 
M.  Antoine  Muret,  à  Élie  Vinet,  à  Buchanan,  à 
Gouvéa,  et  travailler  au  chef-d'œuvre  de  sa  vie,  qui 
est  l'éducation  de  son  fils. 


Montaigne  a  maintes  fois  parlé  de  son  père  et  du 
zèle  ingénieux  et  doux  de  cet  homme  excellent.  ÎMais 
pourquoi  ne  nous  dit-il  rien  de  sa  mère,  si  ce  n'est 
qu'elle  avait  appris,  comme  son  mari,  assez  de  latin 
pour  l'entendre  et  pour  en  jargonner  avec  cet  érudit 
au  berceau?  Ce  n'est  pas  qu'il  l'ait  perdue  de  bonne 
heure,  puisqu'elle  lui  a  survécu  jusqu'au  -4  avril  1601. 


Il  y  a  dans  la  vie  de  Montaigne  deux  épisodes  à 
part,  qu'il  a  mis  lui-môme  en  lumière  comme  les  sujets 
favoris  de  ses  souvenirs  et  de  ses  réflexions  :  c'est  son 
éducation  première,  et  son  amitié  pour  La  Boëtie. 


Le  point  de  départ  de  Montaigne,  c'est  d'avoir  été 
un  enfant  gâté,  et  d'avoir  toujours  trouvé  qu'on 
aurait  dû  le  gâter  encore  davantage,  qu'on  ne  l'avait 
pas  assez  laissé  glisser  sur  sa  pente  et  savourer 
son  sommeil.  Prenez  son  éducation  et  son  enfance 
telles  qu'il  les  raconte  :  il  en  fait  deux  parts,  l'une  où 

1.  Rabelais,  II,  viir. 


MOXTAIGXK   ET    LES    SIENS.  9 

son  père,  le  meilleur  père,  dit-il,  qui  lut  jamais,  s'in- 
génie et  se  dévoue  à  supprimer  de  la  vie  de  son  enfant 
toute  apparence  d'obstacle  et  de  gêne,  l'autre  où 
l'enfant  est  remis  dans  les  conditions  ordinaires  de 
l'éducation  et  ne  peut  plus  travailler  à   ses  heures. 


La  vie  de  Montaigne  commençait  bien,  presque 
trop  bien  ;  une  si  douce  entrée  en  matière  ne  laissait 
pas  prévoir  les  épreuves  qui  suivront;  c'est  comme 
une  idylle  qui  servirait  de  premier  acte  à  une  tra- 
gédie, et  Ion  est  un  instant  tenté  de  dire  que,  par  son 
enfance  et  son  éducation,  Montaigne  fut  mal  préparé 
aux  temps  où  il  devait  être  homme.  Mais  quoi?  n'esl-ce 
pas  là,  plus  ou  moins,  notre  condition  commune?  Et 
l'enfance,  par  cela  seul  qu'elle  est  l'enfance,  ne 
semble-t-elle  pas  toujours  une  préface  faisant  con- 
traste avec  le  livre  qui  la  suit?  Ce  qui  m'étonne,  c'est 
que  Montaigne,  en  se  rappelant  ses  premières  années, 
n'ait  pas  senti  lui-même  que  quelque  chose  de  néces- 
saire y  avait  manqué,  et  qu'il  ne  fallait  pas  proposer 
comme  un  programme  celte  éducation  qui  n'a  point 
abouti. 

*     *     * 

Montaigne  dit  dans  ses  Essais  en  parlant  de  ses 
enfants  :  «  J'en  ai  perdu  en  nourrice  deux  ou  trois, 
«  sinon  sans  regret,  au  moins  sans  fâcherie  ».  0 
Montaigne!  voilà  un  mot  qui  ne  te  fait  point  honneur! 
Il  eût  mieux  valu  ne  savoir  pas  faire  une  distinction 
subtile  entre  la  fâcherie  et  le  regret,  et  savoir  plus 
exactement  le  compte  de  tes  enfants  morts. 


10  ÉTUDES    ET  FRAGMENTS. 


Entrons  seulement  dans  cette  tour  de  son  château 
où  il  a  vécu  la  meilleure  part  de  sa  vie.  C'est  là  que 
Montaigne  a  vécu  de  cette  vie  que  je  ne  saurais  louer 
et  de  laquelle  il  a  souvent  parlé  lui-même  comme  un 
homme  qui  s'excuse  plutôt  qu'en  homme  assuré  et 
joyeux  d'avoir  pris  le  bon  parti.  Cette  tourelle  a  été, 
pendant  de  longues  années,  son  point  de  repère  et  de 
retraite,  et  il  l'avait  si  bien  faite  à  son  usage  qu'il 
semble  l'avoir  faite  à  son  image;  en  la  décrivant,  il 
ne  nous  a  pas  seulement  ouvert  sa  demeure,  il  nous 
a  encore  retracé,  une  fois  de  plus  et  plus  nettement 
que  jamais,  son  propre  portrait.  Loin  du  monde  et,  à 
part  de  sa  famille  môme,  avoir  son  lit  entre  sa  chapelle 
et  sa  librairie,  donner  sa  porte  à  garder  au  culte,  à  la 
tradition,  réserver  son  plus  haut  étage  à  quelques 
représentants  choisis  de  la  libre  sagesse,  mais,  comme 
par  crainte  de  se  laisser  engager  par  eux,  écrire  à  la 
voûte  de  cette  seconde  chapelle  les  sentences  du  doute 
universel,  et  au-dessous  de  cette  retraite  philoso- 
phique, au-dessus  de  l'autel  consacré,  s'isoler,  rôver, 
dormir.... 

Les  voyages  de  Montaigne  ont  un  grand  prix.  C'est 
là,  et  là  seulement,  qu'on  le  voit  à  l'œuvre  et  pour 
ainsi  dire  dans  son  atelier.  Ailleurs  nous  avons  les 
résultats  de  ses  observations,  de  ses  conversations, 
des  mille  et  une  rencontres  heureuses  ou  curieuses 
que  sa  vie  errante  et  la  variété  de  son  siècle  lui  ont 
fournies.  Mais  dans  ses  notes  de  voyage  nous  avons 


MONTAIGNE   ET   LES   SIENS.  11 

Montaigne  tel  qu'il  était  avec  lui-môme  et  nous  pou- 
vons mesurer  la  dislance  qui  sépare  ce  Montaigne 
authentique  et  solitaire  de  Tautre  Montaigne  qui  s'est 
fait  imprimer.  C'est  sa  prétention  et  sa  réputation  de 
nous  avoir  donné  dans  les  Essais  un  portrait  sans 
apprêt,  presque  sans  vêtement,  la  plus  libre  des  pein- 
tures et  la  plus  nue  des  anatomies. 


Y  a-t-il  de  grandes  différences  entre  le  Montaigne 
des  Essais  et  celui  des  Voyages'!  Oui  et  non.  Ils  se 
ressemblent  trop  pour  qu'il  y  ait  chance  de  les  détruire 
l'un  par  l'autre;  ils  diffèrent  assez  pour  qu'il  y  ait 
profit  à  les  comparer. 

Les  contradictions  du  caractère  et  de  l'esprit  de 
Montaigne  sont  bien  moins  saillantes,  bien  mieux 
fondues  et  mieux  conciliées  dans  son  journal  de 
voyage  que  dans  ses  Essais.  Là,  c'est  l'analyse  succes- 
sive, entrecoupée  d'un  esprit  qui  s'applique  et  se 
pique  au  jeu.  Ici,  il  n'a  pas  le  temps  de  tant  réfléchir, 
de  s'enfoncer  dans  sa  pensée  du  moment  et  de  s'y 
faire  comme  un  trou.  On  y  voit  très  bien  le  travail 
de  son  esprit  sur  les  faits  qu'il  rencontre  et  parmi  les 
amis  qu'il  a  à  sa  portée.... 


Rien  de  plus  contraire  que  le  Chateaubriand  voya- 
geur et  le  Montaigne  voyageur.  Non  pas  que  Mon- 
taigne soit  insensible  à  la  grandeur  du  pays  qu'il 
parcourt,  des  souvenirs  qu'il  y  rencontre,  des  idées 
qui  s'éveillent  en  lui  à  leur  sujet.  Son  imagination  et 


12  ÉTUDES   ET    FRAGMENTS. 

son  éloquence  n'ont  rien  à  envier  à  personne  dans 
ces  beaux  moments  où  il  voit  les  Alpes  ou  Rome. 
Non,  mais  partout  et  à  toute  heure,  il  trouve  ce  qu'il 
lui  faut;  tout  lui  suffit,  tout  Famuse  ou  l'émeut;  les 
choses,  telles  quelles,  l'attirent  et  l'arrêtent.  L'autre, 
au  contraire,  semble  avoir  toujours  besoin  d'y  ajouter 
quelque  chose  de  son  propre  fonds  ou  plutôt  de  sa 
propre  forme  et  de  son  art;  il  ne  voterait  pas  pour 
les  Alpes  sans  phrase;  sans  doute  il  est  trop  grand  et 
trop  véritable  poète  pour  trahir  la  nature  en  la  tra- 
duisant; mais  on  sent  qu'il  l'aime  au  moins  autant 
dans  sa  traduction  que  dans  le  texte  même;  et  puis 
après  tout ,  il  a  beau  faire ,  son  imagination  est 
d'avance  blasée  de  tout  et  d'elle-même,  il  a  conscience 
du  vide  immense  qui  est  en  lui,  il  en  a  conscience 
et  orgueil,  il  s'est  dit  mille  fois  que  les  cinquante 
Danaïdes  y  verseraient  vainement  toute  la  poésie, 
tout  l'éclat  de  l'univers,  c'est  un  cœur  qui  n'a  pas  de 
fonds,  pas  de  tuf,  et  qui  se  complaît  à  laisser  tout 
fuir;  on  sent  que  ses  plus  grands  enthousiasmes  ne 
sont  ({ue  les  épisodes  d'une  vie  universellement 
dégoûtée.  Chateaubriand  en  voyage,  c'est  un  Asha- 
vérus.  Montaigne,  c'est  un  flâneur  et  un  curieux. 


Montaigne  se  plaisait  en  Italie,  à  Rome,  à  Venise, 
et  je  le  comprends.  11  est  bien  plutôt  un  Italien  qu'un 
Français  du  xvi'^  siècle,  et  quand  ses  Essais  furent 
soumis  à  la  congrégation  de  l'Index,  il  y  eut  entre  le 
prélat  et  le  philosophe  une  mutuelle  comédie  de  gens 
qui  sont  faits  l'un  pour  l'autre  et  qui  s'entendent  à 


MONTAIGNE    ET    LES    SIENS.  13 

demi-mol.  Il  ne  manque  à  cette  scène  que  d'avoir 
été  racontée  par  Montaigne  lui-même,  avec  tout  le 
détail  et  le  soin  quil  a  mis  à  nous  raconter  sa  chute 
do  cheval  et  son  évanouissement.  Par  malheur  ce 
n'est  que  dans  ses  notes  de  voyage  qu'il  en  parle  et 
non  dans  ces  chefs-d'œuvre  qu'il  appelait  ses  Essais. 


Imaginez  Montaigne  aux  prises  avec  le  terrible 
enfant  royal  à  qui  Fénelon  a  eu  affaire  et  que  Saint- 
Simon  nous  a  décrit.  Où  aurait-il  trouvé  en  lui,  je  ne 
dis  pas  l'abondance  des  agréments  et  des  ressources, 
la  souplesse,  la  bonne  humeur,  l'art  d'intéresser  à 
tout  (en  cela  Montaigne  n'a  rien  à  enviera  personne), 
mais  où  aurait-il  trouvé  ce  dévouement  maternel  de 
Fénelon  pour  son  élève,  cette  vue  si  haute  du  but  à 
atteindre  et  qui  rendait  les  plus  petits  moyens  dignes 
du  plus  beau  génie,  cette  persévérance  contre  tout 
espoir,  ces  deux  sublimes  soucis  du  pays  à  servir  et 
d'une  âme  à  sauver? 

Combien  l'ambition  de  Fénelon  en  fait  d'éducation 
était  plus  haute  et  plus  exigeante!  Comme  on  y  sent 
la  présence  et  l'action  d'un  idéal  que  Montaigne 
n'aurait  pas  raillé  peut-être,  mais  qu'il  aurait,  de  tout 
le  poids  de  son  sens  commun,  découragé  et  désarmé! 
M.  de  Beausset  a  bien  senti  cela  dans  Fénelon.  Et 
cela  se  sent  encore  mieux,  après  l'éducation  finie, 
quand  Fénelon  juge  son  élève  devenu  homme  et  le 
voudrait  prenant  les  choses  plus  d'ensemble  et  de 
plus  haut,  plus  guerrier  à  la  guerre,  moins  enclin  à 
se  laisser  gouverner  par  celui-ci  ou  celui-là,  moins 


14  ÉTUDES    ET   FRAGMENTS. 

minutieux,  moins  féminin,  moins  maladif  dans  sa 
dévotion,  moins  perdu  dans  l'infini  des  détails,  dans 
le  dédale  des  questions  doù  Ion  ne  sort  pas.  C'est 
alors  surtout  que  la  portée  d'esprit  de  Fénelon  se 
montre  dans  son  beau.  Grâce  à  Dieu,  comme  il  l'eût 
pensé  lui-même,  il  a  déjà  fait  un  miracle;  il  a  fait, 
d'un  enfant  qui  pouvait  donner  tout  à  craindre,  qui 
pouvait  tourner  au  fou  et  au  monstre,  il  en  a  fait  la 
douceur  même,  la  modestie  même,  l'homme  le  plus 
pénétré  de  ses  devoirs,  le  plus  maître  de  ses  passions 
si  fougueuses;  mais  cela  ne  siJffit  pas  encore  à 
Fénelon;  un  autre  pourrait  se  complaire  aveuglément 
dans  un  tel  succès;  Fénelon  ne  méconnaît  aucune 
des  lacunes  ni  des  fautes  qui  sont  ou  seront  dange- 
reuses pour  ce  saint  destiné  au  trône;  il  lui  souhaite, 
il  lui  demande  plus  d'initiative,  plus  d'entrain,  plus 
de  largeur;  à  la  manière  dont  il  le  juge  et  l'exhorte, 
on  le  dirait  tout  prêt  à  reprendre  son  œuvre  en  sous- 
œuvre,  à  recommencer,  si  c'était  possible,  une  seconde 
éducation,  à  tenter  un  nouveau  miracle,  à  tout  faire 
pour  afïranchir  et  enhardir  le  futur  roi  comme  il  a 
tout  fait  jadis  pour  dompter  et  humaniser  l'enfant 
sauvage.  Montaigne  assurément  n'aurait  ni  osé  ce 
premier  effort  contre  une  nature  terrible  ni  passé 
d'un  premier  succès  à  une  exigence  nouvelle;  le 
laisser-aller  lui  aurait  paru  plus   commode  et  plus 

prudent. 

*     #     * 

Dépouillez  les  idées  de  Montaigne  sur  l'éducation 
de  tous  les  ornements  qui  les  embellissent  et  des 
vérités  partielles    qu'il   y   mêle;    réduisez-les  à  leur 


MONTAIGNE    ET   LES    SIENS.  i\) 

substance;  n'ost-il  pas  vrai  qu'elles  peuvent  s'expri- 
mer ainsi  :  «  Il  ne  faut  imposer  à  l'enfant  aucune 
discipline  ni  lui  demander  aucun  effort;  il  n'y  a 
rien  à  retrancher,  rien  à  ajouter  à  ce  que  l'enfant 
porte  en  lui;  tout  ce  qu'on  retranche  est  une  perte 
sèche,  tout  ce  qu'on  ajoute  est  un  gain  trompeur  »  ; 
ou  plus  brièvement  encore  :  «  point  d'éducation  »? 

Car,  en  fin  de  compte,  ces  soins,  ces  remontrances, 
ces  règles,  ces  enseignements,  que  Montaigne  réduit 
jusqu'à  les  anéantir,  c'est  l'éducation  même;  c'est 
l'éducation  non  seulement  de  l'enfance,  mais  de  la 
vie  tout  entière,  et  elle  n'est  la  grande  affaire  de 
l'enfance  que  parce  que  l'homme  se  prépare  et  se 
façonne  alors  à  un  travail  qui  ne  doit  cesser  qu'avec 

lui. 

*     *    # 

La  maxime  générale  de  Montaigne  en  fait  d'édu- 
cation, c'est  qu'il  faut  viser  à  former  un  homme.... 
Maxime  très  profonde  et  très  vraie,  mais  à  deux  con- 
ditions :  il  faut  qu'en  travaillant  à  former  un  homme 
le  maître  n'oublie  pas  qu'il  a  actuellement  affaire  à 
un  enfant;  il  faut  aussi  qu'il  ne  laisse  pas  croire  à 
son  élève  que  plus  tard,  étant  homme,  il  n'aura  pas 
de  devoirs  plus  étroits  ni  de  tache  plus  précise. 


Les  idôes  de  Montaigne  sur  l'éducation  sont  pra- 
tiques et  sceptiques.  Au  fond,  que  veut  dire  l'éduca- 
tion? Que  l'homme  peut  être  amélioré  et  apprendre 
à  s'améliorer  lui-même.  Cela  même,  Montaigne  n'en 
croit  pas  le  premier  mot.   Et  c'est  bien  dommage, 


16  KTUDES    ET    P^RAGMENTS. 

car  il  aurait  été  un  merveilleux  précepteur.  Il  parle 
de  l'éducation  en  homme  qui  n'y  croit  pas,  mais  qui 
s'y  entendrait  mieux  que  personne.  Maintenant,  en 
cela  comme  en  toutes  choses,  il  y  a  un  point  à  éclaircir 
à  propos  de  Montaigne  :  est-ce  à  son  scepticisme 
qu'il  faut  faire  honneur  de  ses  qualités?  Est-ce  parce 
qu'il  ne  croit  pas  à  l'éducation,  parce  qu'il  l'a  réduite 
au  minimum,  parce  qu'il  en  espère  peu,  est-ce  pour 
cela  qu'il  a  des  vues  justes  et  modérées? 


Traduisons  les  idées  de  Montaigne  en  français 
d'aujourd'hui  :  il  oppose  toujours  l'instruction  à 
l'éducation,  il  veut  sacrifier  l'une  à  l'autre,  il  ne  croit 
pas  qu'on  puisse  les  aider  l'une  par  l'autre  et  les 
mener  de  front.  En  cela  il  pense  tout  autrement  que 
Rabelais,  et  bien  moins  profondément.  Certes  per- 
sonne ne  peut  dire  que  Rabelais  ne  fût  pas  un  adver- 
saire assez  décidé  de  la  vieille  scolastique,  de  la 
vieille  rhétorique,  de  la  science  servile  et  morte;  nul 
n'a  cru  plus  hardiment  que  lui  aux  ressources  de  la 
nature  humaine  et  de  la  nature  universelle  ;  Antiphysis 
est  son  ennemie  personnelle,  il  l'a  assommée  à  coups 
de  grelots.  Mais  il  n'a  pas  cru,  comme  Montaigne,  à 
la  fécondité  des  jachères  ;  la  nature,  ce  champ  si 
riche  et  si  négligé  pendant  des  siècles,  il  n'a  point 
pensé  qu'il  suiïît  de  le  négliger  encore  plus  com- 
plètement pour  lui  faire  révéler  et  redoubler  ses 
richesses;  il  prêche  au  contraire  pour  la  culture,  et 
la  plus  variée,  la  plus  profonde,  la  plus  savante,  la 
plus  raisonnée  qu'il  peut  inventer.  Il  veut  demander 


.MUNTA[GNE    KT    LES    SIENS. 


loul  à  la  nature,  mais  il  n'enlend  point  par  là  qu'il 
faille  laisser  rien  au  hasard. 


Combien  plus  haute  et  plus  ferme,  malgré  ce  qui 
lui  manque  encore,  est  l'idée  de  l'éducation  chez 
Rabelais!  On  dirait  que  tous  les  désavantages  sont 
de  son  côté.  Ni  la  forme  de  son  œuvre,  ni  le  genre  de 
ses  personnages,  ni  le  ton  qu'il  a  pris  ne  se  prêtent 
aux  vues  générales,  aux  conseils  dont  tous  peuvent 
profiter;  il  raconte,  tandis  que  Montaigne  moralise; 
il  parle  de  personnages  imaginaires,  il  met  en  scène 
des  héros  de  fantaisie,  tandis  que  Montaigne  parle 
de  l'homme  réel  et  universel;  il  est  comique  et 
cynique,  tandis  que  Montaigne  se  prend  au  sérieux. 
Mais  qu'importe?  C'est  la  qualité  et  la  substance  de 
l'esprit  qui  fait  l'œuvre  solide  et  étendue.  Rabelais  a 
sur  Montaigne  un  avantage  que  rien  ne  compense  : 
en  parlant  d'éducation,  il  croit  à  l'éducation,  il  la 
croit  nécessaire  et  efficace,  il  ne  travaille  pas  à  la 
restreindre  autant  que  faire  se  pourra,  mais  à  l'asseoir 
et  à  la  diriger  de  son  mieux. 


Suivre  la  nature!  Qu'est-ce  à  dire?  Et  ce  précepte 
est-il  si  net,  si  clair,  qu'il  puisse  se  suffire  à  lui- 
même?  Je  crains  que  Montaigne  ne  nous  engage  tout 
d'abord,  sur  la  foi  d'une  grande  mais  vague  parole, 
dans  une  voie  qui  nous  trompera,  et  puisqu'il  s'agit, 
en  instituant  l'enfant,  de  préparer  l'homme,  je  suis  en 


18  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

droit  de  lui  demander  quel  homme  il  veut  préparer. 
Il  y  a,  dans  les  idées  de  Montaigne  sur  l'éducation, 
une  première  source  de  confusion  et  d'erreur.  Sa 
visée  est  très  générale,  et  le  cas  qu'il  pose  est  tout 
particulier.  11  veut  former  un  homme,  et  il  ne  parle 
que  pour  un  jeune  seigneur.  Tous  les  conseils  qu'il 
donne,  toutes  les  finesses  qu'il  déploie,  tous  les  rai- 
sonnements qu'il  entrelace,  supposent  une  certaine 
somme  de  richesse,  un  rang  dans  la  société,  une 
manière  de  vivre  acquise  aux  parents  et  promise  à 
l'enfant,  et  en  dehors  de  laquelle  la  sagesse  de  Mon- 
taigne ne  peut  plus  servir.  Montaigne,  en  se  servant 
de  mots  philosophiques,  s'est  souvent  fait  illusion  à 
lui-même  et  a  fait  illusion  à  ses  lecteurs  :  mais  il  est 
casuisle  bien  plutôt  (}ue  philosophe,  et  ce  qu'il  dit  de 
l'éducation  des  enfants,  malgré  l'apparente  étendue 
des  idées,  ne  vient  que  de  son  éducation  personnelle 
et  ne  va  qu'à  celle  de  son  petit  voisin  du  château  de 
Ourson.... 

*  :V:  * 

Faire  un  plan  d'éducation  où  le  travail  n'entre 
pour  rien,  c'est  une  chimère  qui  peut  séduire,  mais 
ce  n'est  qu'une  chimère.  Faire  un  plan  d'éducation 
où  l'on  se  propose  de  conserver  l'enfant  tel  qu'il  est 
né,  de  ne  lui  résister  et  de  ne  le  réformer  en  rien, 
c'est  plus  qu'une  chimère,  c'est  le  contraire  même 
de  l'éducation.  Que  les  procédés  à  employer  envers 
un  être  si  frêle  et  si  respectable  ne  puissent  jamais 
être  trop  tendres,  trop  délicats,  on  aimerait  à  l'accor- 
der; mais  cela  même  n'est  pas  vrai,  et  quand  cela 
serait  vrai,  il  n'en  resterait  pas  moins  que,  par  les 


MONTAIGNE    ET    LES    SIENS.  19 

moyens  les  plus  doux  qu'on  puisse  imaginei",  le  but 
de  Féducation  n'est  pas  celte  complaisance  indistincte 
envers  les  instincts  de  l'enfant,  mais  au  contraire  un 
effort  savant  pour  ajouter  et  retrancher  à  sa  nature, 
pour  le  remanier  et  le  refaire  dès  ses  jeunes  années. 
La  langue  française  a,  à  ce  sujet,  deux  expressions 
admirablement  justes  :  gâter  les  enfants,  élever  les 
enfants,  cela  dit  tout;  ce  sont  deux  programmes  en 
deux  mots.  Oui  ne  se  propose  pas  tout  d'abord  de 
les  améliorer  les  gâte,  comme  plus  tard,  lorsqu'il 
s'agira  des  hommes,  on  pourra  dire  :  qui  ne  les 
améliore  pas  les  corrompt.  Nous  sommes  tous  ici-bas 
pour  nous  enseigner  les  uns  aux  autres  à  valoir 
mieux  d'heure  en  heure  et  à  choisir  en  nous-mêmes 
ce  qui  doit  se  développer  et  ce  qui  doit  se  corriger. 
Retranchez  le  devoir  de  choisir,  de  corriger,  de 
développer,  vous  retranchez  l'éducation  même,  et 
vous  livrez  l'enfant  à  une  condition  plus  funeste  que 
s'il  était  jeté  nu  dans  le  désert.  Rien  n'est  pire  que 
l'abandon  au  milieu  de  la  foule,  et  c'est  l'image  de 
l'enfant  que  ses  parents  gâtent.  Ils  le  laissent  maître 
de  lui  à  un  âge  oi^i  l'on  n'est  point  maître  de  soi, 
et  parmi  mille  exemples,  mille  tentations,  mille 
influences  qui  se  disputent  l'empire  de  ses  volontés 
irréfléchies. 

*     #     * 

Il  y  a  dans  les  idées  de  Montaigne  sur  l'éducation 
une  lacune  qui  mérite  d'être  remarquée  :  la  religion 
n'y  a  point  de  place. 


Il 

MONTAIGNE     ET     LA     BOËTIE 
SES   IDÉES    SUR    L'AMITIÉ 

Il  y  a  eu,  dans  la  vie  de  Montaigne,  une  idylle  et 
un  roman.  Son  idylle,  c'est  Ihistoire  de  sa  première 
éducation,  et  son  roman  n'est  point  une  histoire 
d'amour,  mais  celle  de  son  amitié  pour  Etienne  de 
la  Boëtie.  Il  a  répandu,  sur  ces  deux  épisodes  de  sa 
vie,  les  meilleures  fleurs  de  son  imagination  et  de  son 
style;  il  a  donné  à  tous  ses  lecteurs  une  tentation  et 
une  jalousie  singulières;  on  voudrait  avoir  été  élevé 
comme  lui,  et,  jeune  homme,  avoir  rencontré  un  tel 
ami.  Ceux  mêmes  qui  n'envient  pas  à  Montaigne  le 
reste  de  sa  vie  ont  quelque  peine  à  se  défendre  sur 
ces  deux  points,  et  je  sais  à  n'en  pas  douter  que  les 
moins  suspects  ont  été  gagnés. 

*     *     * 

Montaigne  a  si  bien  nommé  son  livre,  et  le  livre 
est,  comme  il  dit,  si  «  consubstantiel  à  son  auteur  ». 
qu'il  suffit  de  lui  en  emprunter  le  titre  pour  résumer  et 
définir  sa  vie  :  elle  aussi  n'est  qu'une  série  d'  «  essais  ». 


MONTAIGXK    ET    LA    BOKTIi:.  21 

Prompt  aux  dégoûts  comme  aux  désirs,  et  trop  épris 
de  lui  pour  se  condamner  en  cela,  porté  plutôt  à  voir 
dans  sa  mobilité  le  signe  d'une  âme  riche  et  supérieure 
à  tout,  et  quand  même  il  concevait  quelques  raisons 
de  se  blâmer,  bien  résolu  à  ne  prendre  aucune  peine 
pour  se  corriger,  il  n'a  appartenu  à  rien  ni  à  per- 
sonne, si  ce  n'est  à  La  Boëtie  et  à  Montaigne. 
L'amitié  seule  l'a  vraiment  disputé  à  l'égoïsme  et 
exalté  au-dessus  de  lui-même  pendant  quelques 
années  dont  le  souvenir  n'a  point  péri.  Sans  cette 
rencontre  de  La  Boëtie,  on  ne  saurait  pas  que  Mon- 
taigne était  capable  de  passion  :  tout  le  reste  en  lui  ne 
fut  que  goûts,  caprices  ou  habitudes  par  lesquelles  il 
ne  se  tenait  pas  lié.  Ce  noble  roman  une  fois  fini,  il  a 
poussé  jusqu'au  système,  jusqu'au  paradoxe  le  parti 
pris  de  vivre  au  jour  le  jour  et  au  hasard;  on  dirait 
qu'il  est  toujours  en  voyage,  des  études  au  Parlement, 
de  la  guerre  à  la  cour,  de  son  château  de  Montaigne 
en  Suisse  et  en  Italie. 

C'est  surtout  à  propos  de  Montaigne  et  d'après  lui 
que  La  Boëtie  est  connu.  La  gloire  du  survivant  a  si 
bien  enveloppé  la  mémoire  du  mort  qu'on  semble  avoir 
peur  de  leur  faire  outrage  à  tous  les  deux  si  l'on 
cherchait  à  les  distinguer  l'un  de  l'autre.  On  dirait  que 
La  Boëtie  a  vécu  seulement  pour  servir  de  thème  à 
une  soixantaine  de  pages  admirables  de  Montaigne, 
comme  un  arbre  destiné  à  perdre  promptement  son 
propre  feuillage  et  à  s'en  consoler  en  soutenant  un 
lierre  plus  robuste  et  plus  toutlu.  Je  vois  partout  que 
le  grand  titre  d'honneur  de  La  Boëtie  est  d'avoir  été 


22  ETUDES   ET    FRAGMENTS. 

aimé  de  Montaigne.  Rien  n'est  plus  injuste,  et  je 
renverserais  volontiers  les  rôles  ;  avoir  aimé  La  Boëtie, 
l'avoir  deviné,  adopté,  recommandé  à  jamais  par  ses 
longs  regrets  et  ses  touchants  hommages,  c'est,  mora- 
lement, ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  dans  la  vie  de  Mon- 
taigne, 

*     *     * 

Ce  qui  me  touche  surtout  dans  l'amitié  de  Mon- 
taigne et  de  La  Boëtie,  ce  qui  m'attriste  surtout  dans 
la  mort  de  La  Boëtie  et  dans  les  regrets  de  Montaigne, 
c'est  le  témoignage  et  l'hommage  rendus  par  un 
esprit  éminent  à  une  àme  plus  haute  et  plus  forte  quB 
lui.  Sans  doute,  La  Boëtie  était,  lui  aussi,  un  esprit 
rare;  Montaigne  Fa  dit  et  redit  vingt  fois;  les  écrits 
de  La  Boëtie  le  prouvent,  quoiqu'ils  ne  soient  que 
les  premiers  essais  d'un  homme  jeune  encore  et  qui  ne 
se  croit  pas  prêt  à  paraître  en  public.  Oui  oserait  dire 
cependant  que  La  Boëtie  fut  supérieur  ou  même  égal 
à  Montaigne  pour  la  sagacité,  pour  la  finesse,  pour  le 
don  d'entrer  dans  les  idées  d'autrui  et  de  s'y  mouvoir 
à  l'aise  comme  chez  soi,  pour  cette  force  tout 
ensemble  précieuse  et  dangereuse  de  se  détacher  de 
soi,  de  se  dédoubler,  et  d'être  en  même  temps  un 
acteur  qui  dit  librement  son  rôle  et  un  spectateur  qui 
l'écoute  curieusement?  Mais  en  ceci  La  Boëtie  trou- 
vait sa  revanche  et  reprenait  un  incomparable  avan- 
tage :  ce  n'était  pas  une  de  ces  âmes  dénouées  dont 
les  diverses  facultés  ne  forment  plus  le  faisceau  et 
tombent  çà  et  là,  éparses  et  inutiles,  comme  les  frag- 
ments d'une  armure  qu'on  ne  peut  pas  boucler  et 
revêtir.  On  sent  au  contraire  en  lui  une  force  invin- 


MONTAIGNE   ET   LA   BOËTIE.  23 

ciblo  (le  cohésion  ol  de  résistance,  une  ordonnance 
inlérioure  de  toute  Tûme  autour  d'un  centre  et  selon 
une  loi.  Il  y  a  là  quelqu'un,  non  pas  la  rencontre 
sini>ulière  de  plusieurs  dons  charmanls  ou  précieux 
qui  coexistent  sans  se  fondre  et  se  relier,  mais  une 
personne  ferme  et  fixée,  qui  se  connaît,  qui  se  pos- 
sède et  qui  se  veut.  Cela  manque  chez  Montaigne, 
dès  l'enfance  et  de  plus  en  plus.  Cela  se  voit  chez 
La  Boëtie  au  premier  coup  d'œil. 

Quand  Montaigne  a  voulu  parler  de  La  Boëtie  et 
de  l'incomparable  amitié  qui  les  unissait,  il  savait 
bien  qu'il  trouverait,  pour  nous  en  rendre  compte, 
cent  raisons  et  mille  manières  de  les  dire.  Mais  avant 
de  donner  cours,  à  propos  de  ce  sujet  favori,  à  l'abon- 
dance d'idées  et  d'images  qui  lui  est  naturelle  et  dont 
il  enrichit  les  moindres  sujets,  Montaigne  a  tout 
d'abord  sur  La  Boëtie  un  mot  bien  court  qui  est 
comme  un  défi,  comme  un  démenti  qu'il  jette  d'avance 
à  sa  propre  puissance  d'expliquer  et  de  peindre,  à 
cette  anatomie  de  soi-même  et  des  autres  où  il  est 
passé  maître  par  delà  les  plus  raffinés  :  «  Si  on  me 
presse,  écrivait-il,  de  dire  pourquoi  je  l'aimais,  je 
sens  que  cela  ne  peut  s'exprimer  qu'en  répondant  : 
parce  que  c'était  lui,  parce  que  c'était  moi  ».  Admi- 
rable formule  de  l'amitié  que  Montaigne  était  digne 
d'inventer  et  La  Boëtie  d'inspirer. 

Montaigne  croyait  bien,  en  perdant  La  Boëtie,  le 
perdre  tout  entier  et  pour  toujours,  et  ces  courtes 


2i  LTL'DES    ET   FRAGMENTS. 

années  restèrent  dans  sa  vie  comme  une  vie  à  part. 
Rien  ne  fait  mesurer  mieux  ce  que  valait  celte  âme  qui 
n'a  point  autrement  donné  sa  mesure.  Ne  jugez  pas 
La  Boëtie  sur  ses  œuvres,  même  si  vous  les  admirez  ; 
ne  le  jugez  pas  sur  nos  hypothèses,  môme  si  vous  les 
admettez;  ne  le  jugez  pas  sur  les  paroles  de  IMon- 
taigne,  même  si  elles  vous  touchent.  Ce  sont  les  regrets 
de  Montaigne,  ses  regrets  fidèles  et  profonds,  qui  sont 
le  plus  grand  témoignage  à  l'honneur  de  son  ami.  Le 
chapitre  des  Essais  sur  La  Boëtie  est  bien  éloquent  et 
bien  passionné;  c'est  un  tableau  de  l'amitié  antique 
et  idéale  qui  fait  pâlir  le  traité  de  Cicéron;  mais  il  y 
a  mieux  encore,  et  Montaigne  a  été  plus  éloquent  à 
moins  de  frais  lorsqu'en  voyageant  en  Italie,  dix-huit 
ans  après  la  mort  de  La  Boëtie,  entre  une  visite  à 
quelque  curiosité  et  un  détail  sur  sa  giavelle,  il  a 
écrit  dans  son  journal  intime  ces  simples  mots  :  i*  Je 
tombai  dans  un  tel  pensemcnt  de  monsieur  de  La 
Boëtie  et  j'y  demeurai  si  longtemps  que  cela  me  fit  un 
très  grand  mal  ».  Il  avait  raison  de  ne  pas  se  consoler 
de  la  perte  qu'il  avait  faite  :  elle  était  pour  lui  irrépa- 
rable. La  Boëtie  était  vraiment  la  meilleure  part  de 
JMontaigne  et  sa  meilleure  chance  :  il  avait  ce  nerf 
et  ce  ressort  intérieurs  qui  manquèrent  toujours  à 
Montaigne.  On  peut  se  plaire  et  s'attrister  à  rêver  ce 
que  la  vie  de  Montaigne  aurait  été  si  La  Boëtie  eût 
vécu.  Et,  pour  mon  compte,  il  me  semble  que  Mon- 
taigne aurait  dû  à  celui  qu'il  perdit  trop  tôt  un  autre 
hommage  encore  que  celui  de  son  éloquence  ou  de 
ses  regrets.  La  Boëtie  était  digne  de  rester,  par  delà 
la    mort ,  le   soutien   et  linstigateur  de  Montaigne. 


.MONTAICM".    KT    LA    BOKTli:.  25 

Rendu  à  lui-même  et  à  lui  seul,  Montaigne  n'a  pas 
cessé  d'aimer,  de  louer,  de  contempler,  de  pleurer  son 
ami  :  je  voudrais  qu'il  n'eût  pas  cessé  de  chercher  à 
valoir  mieux  de  jour  en  jour,  à  l'honneur  et  à  limage 
de  celte  grande  àme  envolée.  Sans  doute  son  amitié 
pour  La  Boëtie  est  le  plus  bel  épisode  de  sa  vie  et 
une  des  plus  belles  amitiés  que  je  connaisse  :  mais 
elle  me  laisse  un  sentiment  de  tristesse;  je  la  trouve 
incomplète  comme  la  carrière  de  La  Boëtie  et  insuf- 
fisante comme  l'àme  de  ]\fontaigne  :  Montaigne  n'en 
a  tiré  parti  c[u'à  demi. 

Il  y  a  dans  la  poésie  anglaise  de  nos  jours  un  livre 
où  le  culte  de  l'amitié  est  encore  plus  profond  et  plus 
beau  que  dans  les  Essais  :  je  veux  parler  du  poème 
anglais  de  Tennyson,  In  memoriam,  à  la  mémoire 
d'Arthur  Henri  Hallam,  fils  du  grand  historien.  Dans 
Tennyson  comme  dans  Montaigne,  l'admiration  et  le 
respect  relèvent  l'amitié  et  épurent  le  regret.  Mais  ce 
qui  manque  dans  Montaigne  abonde  dans  Tennyson  : 
l'autre  vie  sert  d'horizon  à  cette  vie,  et  non  seulement 
celui  qui  est  resté  ici-bas  voit  son  ami  là-haut,  mais 
encore,  quoique  demeuré  en  arrière,  il  marche  et 
monte  vers  lui  sans  cesse,  se  faisant  de  l'àme  qu'il  a 
connue  un  modèle  et  de  sa  douleur  une  force  salu- 
taire. C'est  là  une  sorte  d'hommage  que  Montaigne 
n'a  pas  rendu  à  La  Boëtie.  Demeuré  seul  au  contraire, 
il  a  faibli,  décliné;  il  s'est  ramassé  et  resserré  en  lui- 
même;  il  a  été,  selon  le  mot  d'Aristote,  humilié  et 
rapetissé  par  la  vie;  et  je  m'assure  que,  si  La  Boëtie 
avait  pu  lire  les  Essais  de  son  ami,  il  aurait  consenti 
volontiers  à  voir  disparaître  à  jamais  les  pages  célè- 


2 G  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

bres  et  admirables  où  son  nom  est  si  tendrement 
célél^ré,  pour  obtenir  que  le  même  vent  emportât 
aussi  quelques-unes  des  pages  où  son  ami  amolli  et 
dévoyé  parle  de  lui-même  jusqu'à  se  faire  tort. 


Je  ne  crois  pas  que  jamais  langage  plus  passionné 
ait  pu  être  employé  pour  rendre  aucun  sentiment,  et 
il  est  vrai  que  l'amitié  de  Montaigne  prend  un  carac- 
tère d'enthousiasme  et  de  passion  que  peu  d'autres 
sentiments  ont  eus  chez  lui.  Il  faut  bien  que  La  Boëtie 
ait  eu  en  lui  quelque  chose  de  pai'ticulier  pour  exalter 
Montaigne  et  le  placer  au-dessus  de  cet  équilibre  et 
en  dehors  de  cette  indépendance  à  laquelle  il  tenait 
tant.  Montaigne  ne  s'est  donné  à  personne  qu'à  La 
Boëtie.  Montaigne  ne  s'est  enllammé  pour  personne 
que  pour  La  Boëtie.  Et  c'est  là  un  véritable  honneur 
pour  La  Boëtie  qui  a  rendu  à  Montaigne  le  service 
de  nous  le  montrer  non  plus  toujours  maître  de  lui 
et  désirant  rester  maître  de  lui,  non  plus  se  défendant 
contre  l'influence  de  ses  propres  sentiments,  mais  se 
livrant  tout  entier  et  exprimant  avec  une  passion 
sans  égale  le  sentiment  le  plus  pur  et  le  plus  noble 
qui  fut  jamais. 

Ce  qui  honore  Montaigne,  c'est  qu'en  parlant  de 
La  Boëtie  mort  avant  lui,  mort  bien  plus  jeune,  il  a 
toujours  sur  les  lèvres  un  sentiment  de  respect.  On 
peut  dire  que  Montaigne  a  toujours  regardé  La  Boëtie 
véritablement  comme  la  meilleure  part  de  lui-même; 
il  lui  rapporte  tout  ce  qu'il  a  fait  de  meilleur;  il  en 


MONTAIGNE   ET   LA   BOËTIE.  27 

parle  comme  d'une  autre  conscience  voisine  et  sœur 
de  la  sienne,  mais  plus  forte;  il  en  parle  comme  d'une 
seconde  raison  plus  large  et  plus  haute  que  sa  propre 
raison;  touchant  abandon,  où  l'on  sent  que  Montaigne 
veut  faire  penser  que,  si  La  Boëtie  eût  été  laissé  sur 
la  terre,  il  aurait,  lui  Montaigne,  peut-être  mieux 
valu.  Oui  certes,  car  La  Boëtie  était  de  ceux  qui  sou- 
tiennent et  qui  rafl'ermissent.  Je  crois  que,  si  La  Boëtie 
avait  vécu  plus  longtemps,  il  aurait  souvent  préservé 
Montaigne  de  l'excès  du  scepticisme....  Mais,  si  Mon- 
taigne n'a  pas  su  se  défendre  lui-même,  il  a  du  moins 
rendu  à  son  ami  mort  l'hommage  le  plus  profond  et 
le  plus  touchant,  et  non  pas  une  seule  fois,  dans  ses 
livres,  mais  toute  sa  vie,  en  continuant  à  chercher  et 
à  publier,  dès  qu'il  les  trouvait,  les  écrits  de  son  ami. 


Dans  une  des  notes  qu'il  nous  a  laissées  sur  lui- 
môme  et  qu'il  appelle  son  portrait,  Montesquieu  a 
dit  :  «  Je  suis  amoureux  de  l'amitié  ».  On  reconnaît 
là  son  style,  ses  jeux  de  mots  qui  sont  si  peu  de 
chose,  ses  pointes  d'acier  si  aiguës  et  si  fines  avec 
lesquelles  il  grave  d'un  trait  tout  un  ensemble  d'obser- 
vations et  de  pensées,  si  bien  qu'il  donne  aux  plus 
grandes  de  la  finesse  et  aux  plus  délicates  de  la  grâce. 

Cette  demi-ligne  de  Montesquieu,  c'est  la  définition 
même,  le  résumé  le  plus  exact  et  le  plus  complet  de 
ce  que  Montaigne  a  senti,  pensé  et  écrit  de  l'amitié. 
Montaigne,  en  effet,  a  transporté  dans  l'amitié  tout 
ce  que  le  cœur  humain  en  général  porte  dans  l'amour. 
Et  cela  est  si  vrai  que,  si  l'on  réunissait  les  divers 


28  ÉTUDES   ET    FRAGMENTS. 

passae^es  où  il  parle  de  son  amitié  pour  La  Boëlie, 
on  pourrait  y  rattacher  un  commentaire  perpétuel 
qui  serait  tout  entier  emprunté  à  ce  que  les  autres 
écrivains  ont  dit  de  l'amour. 


Si,  au  lieu  de  parler  de  Montaigne,  nous  lui  par- 
lions à  lui-même,  non  par  une  fiction  usée,  mais  en 
réalité,  si  Montaigne  vivant  nous  taisait  l'honneur 
de  nous  admettre  dans  sa  librairie  et  de  nous  y  mon- 
trer les  livres  que  son  ami  lui  a  légués,  l'inscription 
qu'il  a  consacrée  à  son  ami,  les  quelques  écrits  de 
son  ami  qu'il  a  recueillis  à  grand'peine,  ce  traité  de 
la  Servitude  volontaire  devant  lequel  il  a  tergiversé 
et  reculé,  ces  mémoires  sur  une  loi  de  tolérance  qu'il 
a  trop  bien  réussi  à  nous  dérober,  et  si,  une  fois 
lancé  dans  ces  tendres  et  tristes  confidences,  il  nous 
lisait  son  essai  encore  inédit  sur  l'amitié,  n'aurions- 
nous  rien  à  dire  à  Montaigne?  Ne  pourrions-nous  pas 
lui  faire  comprendre  et  admettre  que  l'homme  a  beau 
être  ondoyant  et  divers,  que  Montaigne  a  beau  récla- 
mer pour  sa  sagesse  le  privilège  de  se  démentir  et  de 
n'être  qu'un  kaléidoscope  éblouissant  de  pièces  qui 
ne  s'agencent  pas,  il  peut  y  avoir,  il  y  a  en  efTet  chez 
lui,  comme  chez  les  autres  hommes,  un  certain  degré 
de  désaccord  qui  nous  choque  et  par  moments  nous 
rend  sceptiques  malgré  nous?  Il  vous  arrivera,  mon- 
sieur de  Montaigne,  d'avoir  des  disciples;  vos  Essais, 
quand  ils  seront  connus,  pénétreront  par  l'influence 
la  plus  subtile  dans  l'esprit  de  bien  des  gens  et  jus- 
qu'au fond  de  leur  cœur;  on  apprendra  de  vous  à  ne 


MOXTAIONK    1:T    LA    BOihiE.  "20 

pas  croire  au  patriotisme  sans  ambition,  à  la  science 
sans  orgueil,  à  l'amour  sans  sensualité,  à  la  vertu 
sans  poursuite  du  plaisir;  vous  réussirez  à  votre  gré, 
au  delà  de  votre  gré,  à  réduire  l'image  et  l'idée  de 
chacun  de  ces  sentiments,  à  nous  déniaiser,  comme 
on  dit  vulgairement.  Mais  alors  parmi  ce  grand 
désastre  comment  espérez-vous  soutenir  l'unique 
apothéose  de  l'amitié  héroïque,  idéale,  parfaite,  que 
vous  nous  décrivez? 


III 


MONTAIGNE   MAGISTRAT   ET    CITOYEN 
SES   IDÉES    SUR    LA   JUSTICE   ET   LA   POLITIQUE 

En  sortanl  du  collège  de  Guyenne  en  1546,  sans 
avoir  profilé  autant  qu'il  Faurait  pu  du  docte  ensei- 
gnement qui  s'y  donnait,  et  surtout  sans  avoir 
gagné  au  contact  de  ses  maîtres  cette  noble  et  con- 
tagieuse fièvre  de  tout  apprendre  qui  les  dévorait 
tous,  Montaigne  était  bien  jeune  encore,  trop  jeune, 
ce  semble,  pour  choisir  une  carrière  et  s'y  consacrer. 
Mais  il  n'avait  pas  à  choisir.  Fils  d'un  marchand 
riche  et  anobli,  qui  restait  marchand  malgré  sa 
noblesse  récente  et  qui  se  signalait  dans  les  fonctions 
municipales  de  Bordeaux,  Montaigne  n'avait  qu'à 
suivre  le  mouvement  qui  portait  alors  la  bourgeoisie 
influente  vers  les  dignités  judiciaires.  Son  frère  aîné 
devait  être  le  chef  de  la  famille  et  le  seigneur  de 
Montaigne.  On  ne  pouvait  hésiter  pour  lui  qu'entre 
l'Église  et  le  Parlement.  Pensa-t-il  jamais  à  l'Eglise? 
On  n'en  sait  rien,  et  je  n'en  crois  rien.  Mais  c'est  ici 


MONTAIGNH   MAGISTRAT   ET   CITOYEN.  31 

qu'il  faut  voir  si  les  idées  nouvelles  de  la  Réforme 
n'ont  jamais  effleuré  et  tenté  l'esprit  de  Montaigne. 
Il  a  plus  tard  maudit,  flétri,  raillé  sans  distinction 
et  sans  mesure  les  novateurs  religieux.  Ne  lui  ont-ils 
servi  à  rien? 


Quelles  fonctions  j)ubliques  Montaigne  aurait-il 
aimées?  Peut-être  la  diplomatie.  On  le  voit  lié  avec 
d'Ossat',  avec  Jean  de  Morvilliers -.  A  plusieurs 
reprises,  il  parle  de  ses  négociations  entre  les  Princes 
et  des  dispositions  qu'il  y  portait.  Peut-être  aussi  la 
charge  de  gouverneur  d'un  prince.  N'aimez-vous  pas 
à  vous  figurer  un  Henri  IV  élevé  par  un  Montaigne? 
Il  n'y  aurait  perdu  aucune  de  ses  qualités  diverses, 
ni  rien  de  sa  saveur.  Et  par  contre  il  me  semble  que 
l'élève  aurait  eu  chance  de  réagir  sur  le  maître.  A 
défaut  de  La  Boëtie,  moins  stoïquement,  moins  ver- 
tueusement, mais  non  moins  efficacement,  ce  jeune 
prince  et  roi  de  Navarre  aurait  été  homme  à 
empêcher  Montaigne  de  s'acoquiner  à  ses  fantaisies 
privées,  à  son  loisir  coquet,  à  son  égoïsme  raffiné. 


Que  Montaigne  fût  seulement  curieux  des  menues 
affaires  de  Bordeaux  comme  de  celles  d'une  petite 
ville  d'Allemagne  où  il  passait,  ce  serait  assez  pour 
qu'il  devînt  un  maire  parfait. 


i.  Essais,  préface  de  M"'  de  Gournay. 
2.  Essais,  liv.  111,  chap.  i;  t.  111,  p.  246. 


32  CTUDES    ET    FUAGMENTS. 


Si  Montaigne  se  dit  citoyen  dix  monde,  ce  n'est 
pas  pour  s'attacher  à  riiumanilé,  c'est  pour  se 
détacher  de  sa  patrie  et  de  son  temps. 


u  Je  n'accuse  pas  un  magistrat  qui  dorme,  pourveu 
que  ceulx  qui  sont  sous  sa  main  dorment  quand  et 
luy '.  »  Richelieu  se  félicitait  de  voir  tant  d'honnêtes 
gens  «  dormir  sans  crainte  à  l'ombre  de  ses  veilles  ». 
Il  veillait,  lui,  parce  qu'il  voulait  assurer  aux  autres 
leur  sommeil  du  lendemain.  Montaigne  se  borne  à 
mettre  à  profit,  comme  ses  administrés,  le  répit  de  la 
nuit  présente.  Il  loue,  il  savoure  cette  imprévoyance; 
c'est  précisément  le  contraire  de  l'esprit  politique. 


En  politique,  Montaigne  n'avait  guère  qu'une  idée 
nette  et  juste  :  il  était  partisan  décidé  de  la  monar- 
chie, et  dans  les  conflits  terribles  de  son  temps,  en 
face  des  nouveautés  prodigieuses  qui  l'assiégeaient 
de  toutes  parts  et  dont  il  ne  mesurait  pas  lui-même 
la  portée,  malgré  les  fautes,  les  faiblesses,  les  crimes 
mêmes  des  rois  sous  lesquels  il  avait  vécu,  il  ne 
voyait  que  dans  la  royauté  un  point  de  ralliement 
pour  les  gens  sensés  et  une  force  suffisante  contre 
les  assauts  des  partis. 

Montaigne  était  résolument  royaliste,  non  seule- 
ment  par  engagement   d'honneur,    par    fidélité    de 

1.  Essais,  liv.  111,  chap.  x;  t.  IV,  p.   148. 


MONTAIGNE   MAGISTRAT   ET   CITOYEN.  33 

gentilhomme  et  de  soldat,  mais  encore  par  sens  poli- 
tique et  avec  des  vues  qui  vont  loin. 


Parmi  les  questions  politiques  au  milieu  desquelles 
Montaigne  a  vécu,  il  en  est  une  au  moins  sur  laquelle 
il  ne  semble  avoir  ni  hésité  ni  varié  :  nulle  part  il  ne 
fait  appel,  nulle  part  il  n'ouvre  la  poile  à  linfluence 
ou  à  la  force  étrangère,  et  pour  terminer  ces  guerres 
civiles  dont  il  est  si  las.  pour  rafTermir  cette  monar- 
chie qu'il  croit  si  nécessaire,  pour  défendre  cette 
unité  religieuse  à  laquelle  il  ne  comprend  point  qu'on 
s'oppose  en  droit  quand  il  est  si  facile  de  lui  échapper 
en  fait  et  sans  bruit,  Montaigne  ne  s'adresse  qu'à  la 
France  elle-même  et  ne  conseille  point  à  son  parti 
de  s'appuyer  au  dehors.  La  Ligue  lui  souriait  encore 
moins  que  la  Réforme.  Il  est  en  cela  d'autant  plus 
remarquable  que  le  sentiment  du  patriotisme  n'est 
chez  lui  ni  vif  ni  puissant.  Bien  plus,  il  s'en  défend 
comme  d'une  petitesse  d'esprit,  il  s'en  dégage  comme 
d'une  entrave,  il  s'en  moque  comme  d'un  ridicule, 
et  surtout  comme  d'un  ridicule  français. 


La  domination  populaire  semble  à  Montaigne  «  la 
plus  naturelle  et  équitable  *  ».  Mais  peu  s'en  faut 
qu'il  n'entre  contre  elle  en  une  «  haine  irrécon- 
ciliable ».  Pourquoi  ?  Par  quel  raisonnement  qui 
l'atteint  seule?  Par  quel  fait  dont  elle  est  seule  cou- 

1.  Essais,  liv.  I,  chap.  m.  —  Ed.  Courbet  et  Rover,  t.  I,  p.  21. 

3 


34  ETUDES   ET   FRAGMENTS. 

pable?  Non,  il  s'échaufle  ainsi,  soudainement,  parce 
que  la  démocratie  athénienne,  après  la  bataille  des 
Arginuses,  a  fait  mourir  des  généraux  qui  n'avaient 
pas  recueilli  les  morts.  Or.  je  ne  sais  si  d'autres 
connaissent  quelque  sorte  de  gouvernement  à  laquelle 
je  n'aie  point  pensé;  mais  pour  mon  compte  j'en 
cherche  une  qui  soit  à  couvert  d'un  pareil  reproche 
et  qui  soit  tellement  sans  péché  sur  ce  point  que 
Montaigne,  en  son  nom,  puisse  jeter  à  la  démocratie 
la  première  pierre.  Il  faut  voir  dans  Grote  '  la  dis- 
cussion sur  toute  cette  alïaire.  Mais  sans  demander 
à  Montaigne  les  qualités  critiques  et  judiciaires  ni  la 
profondeur  d'érudition  de  Grote,  n'esi-il  pas  stricte- 
ment juste  d'exiger  de  lui  qu'il  ne  tire  pas  si  vite 
conclusion  d'un  exemple  contre  une  forme  de  gou- 
vernement et  contre  tout  un  peuple?  Je  sais  sa  par- 
tialité en  faveur  de  Sparte.  Mais  c'est  un  grief  de 
plus  contre  lui.  Et  puis,  je  n'aime  pas  qu'on  soit  épi- 
logueur  quand  on  n'a  pas  de  mémoire,  et  qu'on  tire 
d'un  fait  isolé  tout  ce  qu'il  peut  rendre  sans  tenir 
compte  des  autres  qui  le  réduiraient  à  moins. 


Voyez  ce  que  ]\Iontaigne  dit  -  des  égards  que  l'on 
doit  aux  princes  vivants  et  de  la  liberté  permise 
envers  les  mêmes  princes  morts.  Tout  pour  le  respect, 
afin  de  maintenir  l'ordre,  tant  qu'ils  sont  là;  tout 
pour  la  vérité  et  la  justice,  quand  ils  ont  un  succes- 
seur.  La   morale  conservatrice  les  protège   vivants, 

1.  Grote,  Hislori/  of  Greece,  t.  VlU. 

2.  Essais,  liv.  I,  chap.  m. 


MONTAIGNE  MAGISTRAT    ET   CITOYEN.  35 

la  liberté  philosophique  les  ressaisit  dès  qu'ils  sont 
morts.  Et  si  vous  laissez  Montaigne  plaider  cette 
thèse,  il  est  capable  de  vous  persuader,  tant  il  y 
mettra  de  mesure,  d'adresse  et  de  finesse,  avec  des 
touches  de  fierté.  Mais  voulez-vous  juger  la  thèse  sur 
exemple,  c'est-à-dire  grossie  et  épaissie  (il  en  est 
toujours  ainsi  :  quand  une  idée  prend  corps  dans  la 
réalité,  elle  ne  passe  plus  là  où,  fantôme,  elle  circu- 
lait sans  obstacle)?  Ouvrez  donc  Malherbe  et  lisez 
parallèlement  ces  deux  strophes  : 


Henri,  de  qui  les  yeux  et  l'image  sacrée 

Fonl  un  visage  d'or  à  cette  âge  ferrée, 

Ne  refuse  à  mes  vœux  un  favorable  appui; 

Et  si  pour  ton  autel  ce  n'est  chose  assez  grande, 

Pense  qu'il  est  si  grand  qu'il  n'aurait  point  d'offrande, 

S'il  n'en  recevait  point  que  d'égales  à  lui. 

(1587.  Larvies  de  Saint  Piètre,  Malherbe,  t.  I,  p.  '6.) 

Quand  un  roi  fainéant,  la  vergogne  des  princes. 
Laissant  à  ses  flatteurs  le  soin  de  ses  provinces, 
Entre  les  voluptés  indignement  s'endort, 
Quoi  que  l'on  dissimule,  on  n'en  fait  point  d'estime, 
Et,  si  la  vérité  se  peut  dire  sans  crime. 
C'est  avecque  plaisir  qu'on  survit  à  sa  mort. 
(1G05.  Prière  j}our  le  roi  Henri  le  Grand,  id.,  t.  I,  p.  "3.) 


Voilà  la  morale  de  Montaigne  mise  en  action.  C'est 
du  même  prince  qu'il  s'agit.  1587,  il  règne;  KîOo,  il 
est  enterré.  Voilà  la  diiïérence.  Je  ne  dis  pas  que 
Montaigne  eût  fait  ce  que  fait  là  IMalherbe.  Non,  le 
gentilhomme  gascon  valait  mieux  que  le  gentillM)mme 
normand,  et,  à  travers  mille  faiblesses,  se  respectait 
bien  davantage.  Mais,  s'il  ne  l'eût  pas  fait,  il  y  mène, 
il  faut  être  bn'  pour  n'y  pas  glisser.  C'est  tout  ce  que 
je  voulais  dire. 


36  ETUDES    ET    FRAGMENTS. 


Quand  Montaigne  parle  des  savants  ou  des  raison- 
neurs, il  ne  tarit  pas  de  reproches  et  de  railleries. 
Quand  il  parle  des  rois,  des  grands,  des  hommes  de 
guerre,  des  hommes  d'État,  conservateur  par  tempé- 
rament, il  a  tous  les  respects  qui  sont  de  mise;  il 
prêche  aux  autres  une  doctrine  de  soumission  héré- 
ditaire sans  laquelle  il  n'imagine  pas  que  le  monde 
pût  marcher,  et  pour  son  propre  compte,  au  fond  de 
son  cœur,  il  a  un  sentiment  de  déférence  étonnée  à 
la  vue  de  tous  ces  êtres  résolus  et  remuants  qui 
aiment  à  agir  jusqu'à  se  charger  des  affaires  d'au- 
trui.... 


IV 


CARACTERE    DE    MONTAIGNE 

Boileau,  dans  son  A7't  poétique,  a  vite  fait  de  dire  : 

Tout  a  riuimeur  gasconne  en  un  auteur  gascon. 

Mais  si  l'on  veut  en  venir  à  serrer  les  choses  de  plus 
près,  il  faut  bien  avouer  que  l'humeur  gasconne  n'est 
point  facile  à  définir  en  elle-même.  IMontluc,  qui  l'a 
et  s'en  confesse,  la  décrit  ainsi  en  lui-même  :  «  Ce 
méchant  naturel,  âpre,  fâcheux  et  colère,  qui  sent  un 
peu  et  par  trop  le  terroir  de  Gascogne...  ».  Lannes  et 
Murât  étaient  de  ce  pays-là,  mais  aussi  Montaigne  et 
Montesquieu.  Tirez-vous  de  là  comme  vous  pourrez. 
Assurément,  s'il  y  a  une  humeur  gasconne,  Montaigne 
en  doit  être  marqué.  Il  ne  se  cache  pas  des  emprunts 
qu'il  fait  au  patois  de  son  terroir;  sa  langue  est  d'un 
cru  qu'on  peut  nommer.  En  est-il  de  môme  pour  son 
caractère,  pour  toute  sa  disposition  intellectuelle  et 
morale?  quoi  de  gascon  en  lui?  le  fond  même  ou 
l'accent  seul?  question  qui  peut  mener  loin  si  l'on 
n'y  prend  garde. 


38  ÉTUDES    ET   FRAGMENTS. 


Qu'est-ce  donc  que  riiumeur  gasconne?  Ouvrez  le 
Gasconiana,  ou  Itecuoil  des  bons  mots,  des  -pensées  les 
•plus  plaisantes  et  des  rencontres  les  plus  vives  des  Gas- 
cons. Le  recueil  est  de  1708,  mais  s'il  faut  en  croire 
ceux  qui  y  prennent  la  parole,  le  génie  du  pays  a  été 
de  tout  temps  le  même;  il  tient  au  sol  et  au  soleil,  et 
chacun  de  ceux  qui  en  sont  marqués  en  est  aussi  fier 
que  de  ses  plus  belles  cicatrices.  Glorieux,  valeureux, 
«  chevalereux  »,  diront-ils,  entichés  de  Bayard,  per- 
suadés que  c'est  tout  un  de  parler  en  vieux  Romain  ou 
en  Gascon  nouveau,  prompts  à  toutes  les  ripostes  de  la 
langue  et  de  l'épée,  d"une  langue  lamilière  et  brillante, 
se  tirant  de  tous  les  faux  pas  par  une  boutade  ou  par 
une  bravade,  mélange  singulier  de  hauteur  et  de 
sans-gêne,  de  fantaisie  et  d'esprit  positif,  rarement 
dupes  si  ce  n'est  d'eux-mêmes,  trouvant  bon  que 
leur  médecin  ne  sache  ni  grec  ni  latin  pourvu  qu'il 
les  guérisse  en  français,  n'allant  que  là  où  il  leur 
plaît  d'aller,  car  «  le  pays  est  volontaire  »,  toujours 
lestes  et  pimpants,  narguant  la  mauvaise  fortune, 
prêts  à  confesser  leur  vanité,  mais  sans  s'en  repentir, 
et  en  disant  que,  sans  elle,  ils  ne  porteraient  peut- 
être  pas  si  loin  leurs  vertus,  —  l'ace  de  gens  qui 
devraient  être  loujoursjeunes,  et  qui  fuient  la  vieillesse 
comme  le  froid,  étant  du  pays  des  hirondelles,  — 
abondants  en  jolies  comparaisons,  en  images  cha- 
toyantes, difficiles  à  tenir  et  ne  cherchant  point  à 
se  tenir  eux-mêmes,  galants  par  verve  et  par  bonne 
humeur,  tout  en  dehors  et  en  étincelles,  ne  gardant 


CARACTÈRE  DE  MONTAIGNE.  39 

ni  une  niinulc  ni  une  pensée  pour  Thomme  inté- 
rieur.... Y  a-t-il  donc  moyen  de  saisir  une  Gascogne 
bien  marquée,  sur  laquelle  Montaigne  à  son  heure 
tranche  nettement  ? 


Avant  tout,  IMontaigne  est  un  homme  du  monde  et 
un  homme  d'esprit.  Il  est,  au  xvi*'  siècle  et  dans  la 
solitude,  ce  qu'on  appelait  un  honnête  homme  à  la 
cour  de  Louis  XIV.  Le  propre  de  l'honnèle  homme, 
d'après  les  meilleurs  juges,  c'est  qu'il  ne  se  pique 
de  rien.  Ce  serait  fort  bien  fait,  s'il  était  possible  de 
s'en  tenir  là.  Mais  deux  tentations  attendent  l'honnête 
homme;  ce  personnage  leste  el  charmant,  avant 
d'avoir  achevé  la  première  scène  de  son  rôle,  sera 
déjà  marqué  d'un  double  travers  :  il  affectera  d'être 
sans  afïectation,  il  se  piquera  de  ne  se  piquer  de  rien, 
il  jouera  le  naturel  avec  un  art  de  plus  en  plus  subtil, 
par  une  fuite  de  plus  en  plus  coquette  et  factice  de 
tout  savoir  sévère  et  de  toute  sagesse  solennelle;  il 
aboutira  rapidement  à  ce  que  Renan  a  si  bien  appelé 
«  le  pédanlisme  de  la  légèreté  ».  Encore  lui  passerions- 
nous  volontiers  ce  ridicule  qui  n'a  d'inconvénient  que 
pour  lui;  mais  voici  qui  nous  intéresse  :  à  titre 
d'homme  qui  ne  se  pique  de  rien,  il  touche  à  tout  et 
prétend  à  tout  régenter.  Il  lui  faut  une  société  à  sa 
guise,  une  religion  à  sa  portée,  une  politique,  une 
poésie,  pourquoi  ne  le  dire  pas  d'un  seul  mot?  un 
monde  à  l'usage  des  gens  du  monde,  car  sans 
apprendre  et  sans  réfléchir  il  s'est  fait,  sur  l'ensemble 
des  choses,  non  un  système  —  il  s'en  garde  bien  et  n'a 


40  KTLDKS    ET    FUAf}Mi:NTS. 

pas  grand'peine  à  s'en  garder,  —  mais  une  certaine 
habitude  de  penser  à  tort  et  à  travers,  de  trancher  à 
la  volée,  de  suffire  sans  etîort  à  ce  qui  embarrasse  ou 
occupe  les  autres.  Avoir  vécu  en  bonne  compagnie, 
n'avoir  point  étudié,  et  éviter  les  grands  mots,  voilà 
les  trois  points  importants  et  le  signalement  résumé 
du  passeport  qui  mène  à  tout. 


Montaigne  excelle  à  percer,  à  lairc  un  trou,  à  aller 
loin,  mais  il  se  retire  au  plus  vite,  et  si,  quelques 
jours  après,  il  recommence  à  quelques  pas  de  là,  ce 
ne  sera  pas  pour  rejoindre  et  pour  exploiter  ses 
fouilles  rapides;  si  précieux  que  puisse  être  le  filon 
qu'il  a  touché,  jamais  son  courage  d'esprit  ne  va 
jusqu'à  creuser  une  mine;  il  s'en  tient  aux  coups  de 
sonde  et  aux  échantillons. 


^lontaigne  est  une  espèce  de  Goethe  superficiel. 


jMontaigne  me  fait  parfois  l'etlet  d'un  caméléon  qui 
aurait  pour  cage  un  cabinet  tout  entouré  de  miroirs 
grossissants  :  son  image  chatoyante  s'y  reflète  à  l'in- 
fini, s.'y  croise  et  recroise  jusqu'à  l'éblouissement;  à 
force  de  se  regarder  et  de  se  connaître,  il  s'éblouit  et 
ne  se  connaît  plus.  C'est  là  le  danger  de  l'étude  de 
soi,  quand  elle  n'a  pas  un  but  positif  et  pratique, 
quand  elle  ne  tend  pas  à  la  correction,  à  l'améliora- 
tion intérieure.  La  curiosité  grise,  quand   la   cons- 


I 


cAr.AfnkiiK  DE  :\u)Xtai(;m:.  41 

cience  ne  s'en  mêle  pas,  et  Ton  dcvienl  un  virtuose  de 
psychologie  inutile  quand  on  oublie  d'être  un  homme 
qui  veut  s'amender. 


Voici  une  autre  définition  de  Montaigne,  plus  déli- 
cate et  plus  spécieuse,  qui  contient  une  bien  plus 
large  part  de  vérité,  et  qui  a  pour  elle  de  s'appuyer  à 
la  fois  sur  les  dires  de  Montaigne  lui-même  et  sur 
l'avis  de  son  plus  habile  interprète.  Montaigne,  selon 
Sainte-Beuve,  c'est  la  pure  nature,  c'est  l'homme  au 
complet,  sans  la  Gr;\ce,  c'est  le  représentant  sincère 
et  l'avocat  modéré  de  nos  instincts  primitifs  et  com- 
muns, de  ce  qui  fait  le  fond  de  toute  notre  race  quand 
elle  ne  cherche  pas  à  se  flatter  ou  à  se  guinder  au- 
dessus  d'elle-même.  Voilà  bien,  il  faut  l'avouer,  com- 
ment Montaigne  concevait  sa  sagesse,  voilà  le  pro- 
gramme qu'il  s'était  proposé  et  qu'il  croyait  avoir 
rempli.  Être  homme,  ni  plus  ni  moins,  il  bornait  là 
son  ambition;  ainsi  bornée,  il  la  trouvait  plus  saine 
et  plus  pure  qu'aucune  autre,  et  assez  haute  encore 
pour  que  toute  sa  vie  et  toutes  ses  forces  fussent  à 
peine  suffisantes  à  l'étudier  et  à  l'accomplir. 

Est-il  vrai  cependant  qu'il  l'ait  bien  comprise  et 
bien  réalisée?  Est-il  vrai  que  Montaigne  ait  su  et 
montré,  dans  sa  vie,  dans  ses  écrits,  l'homme  au 
complet,  je  ne  dis  pas  l'homme  parfait  ou  idéal, 
mais  l'homme  réel,  pris,  si  l'on  veut,  à  l'étiage 
moyen,  pris  encore  moins  haut,  s'il  le  faut,  pris  où 
l'on  voudra?  Et  je  réponds  non,  décidément  non.  Je 
vois  au  contraire  en  Montaigne  une   personne  très 


42  ÉTUDES    ET   FRAG]NrENTS. 

particulière,  très  singulière,  et  très  attachée  à  ses 
moindres  singularités.  Ce  qui  domine  en  lui,  et  ce 
qu'il  travaille  lui-même  à  développer,  ce  qu'il  caresse 
avec  amour  et  cultive  avec  art,  ce  ne  sont  pas  les 
dispositions  par  lesquelles  nous  nous  ressemblons 
tous  ni  les  idées  qui  peuvent  nous  rattacher  les  uns 
aux  autres  :  c'est  au  contraire  tout  ce  qui  peut  faire 
de  lui,  de  plus  en  plus  et  aux  yeux  de  tous,  un  être 
à  part  et  une  énigme.  Étrange  représentant  de  la 
nature  humaine!  Si  nous  lui  ressemblions  tous,  le 
monde  ne  se  ressemblerait  presque  en  rien. 


Montaigne,    caractère    détrempé   plutôt    que   cor- 
rompu. 

#     *     * 

Montaigne  n'a  rien  écrit  qui  fût  plus  vrai  ni  qui 
lui  fît  plus  dhonneur  que  la  première  ligne  de  ses 
Essais  :  «  C'est  ici  un  livre  de  bonne  foi,  lecteur  ». 
En  reconnaissant  ainsi  la  sincérité  de  Montaigne, 
nous  ne  renonçons  pas  sans  doute  à  en  scruter  les 
divers  mobiles,  à  nous  demander  si  la  sincérité  suffit, 
si  elle  est  le  seul  devoir  de  l'homme,  si  elle  ne  devient 
pas  souvent  le  masque  spécieux  de  bien  des  faiblesses, 
de  cette  faiblesse  qui  est  le  vice  commun  de  tous  les 
hommes  et  le  centre  caché  de  tous  les  vices,  je  veux 
dire  la  complaisance  envers  soi-même.  Mais  cela 
dit,  ceci  demeure  et  ne  doit  jamais  être  oublié  en 
parlant  de  Montaigne;  ce  qu'il  dit  est  l'image  exacte 
de  ce  qu'il  pense;  quand  il  se  contredit,  c'est  que 
a  contradiction  est  en  lui;  quand  il  se  vante,  c'est 


CARACTÈRE  DE  MONTAIGNE.  43 

(ju'il  s'approuve;  qu'il  s'émancipe  ou  qu'il  s'abdique, 
qu'il  tergiverse  ou  qu'il  tranche,  qu'il  étale  ses  nudités 
ou  qu'il  s'enveloppe  de  mots  amples  et  flottants,  il 
est  de  bonne  loi,  il  veut  montrer  ce  qu'il  voit,  laisser 
dans  le  demi-jour  ce  qu'il  ne  voit  pas  en  pleine 
lumière,  se  taire  sur  ce  qu'il  ignore,  et,  dans  les 
limites  de  ce  qu'il  sait,  dire  tout. 

Et  cette  franchise  n'est  pas  chez  lui  simple  afTaire 
d'instinct  :  c'est  aussi  un  parti  pris,  une  volonté 
ferme,  le  seul  parti  qu'il  ait  pris  et  la  seule  volonté 
où  il  se  soit  affermi,  le  seul  devoir  qu'il  ait  bien  connu 
et  hautement  proclamé,  mais  enfin  un  devoir,  à  ses 
yeux,  dans  toute  la  force  et  la  beauté  du  mot. 

Et  voyez  ici  tout  de  suite  la  force  et  la  beauté  non 
du  mot,  mais  de  la  chose  elle-même,  et  combien  un 
devoir  connu  et  accompli  soutient  l'homme  et  lui  fait 
honneur.  C'est  par  sa  franchise  que  Montaigne  reste 
vivant,  séduisant  et  puissant;  sa  bonne  foi  hardie  et 
consciencieuse  a  presque  sauvé,  sauvé,  selon  moi, 
plus  que  de  droit  tout  le  reste  de  son  caractère;  une 
vertu  a  fait  croire  en  lui  à  toutes  les  vertus.  Je  dis 
plus  :  si  elle  ne  les  lui  a  pas  toutes  données,  elle  lui 
en  a  donné  plus  d'une;  ôtez  à  Montaigne  sa  sincérité, 
ce  n'est  pas  seulement  son  influence  qui  lui  échappe, 
mais  aussi  son  honnêteté.  Telle  est  l'importance  de  la 
règle  que,  s'étant  fait  une  règle  unique,  incomplète, 
insuffisante,  Montaigne  a  été,  pour  s'y  être  soumis, 
infiniment  meilleur  que  nous  ne  le  verrions  être  s'il 
était  resté  sur  ce  point  comme  sur  les  autres  dans 
cette  fausse  indépendance  qui  s'appelle  l'indéci- 
sion. 


ETUDES    ET    FRAGMENTS. 


Mais  cette  bonne  foi  de  .Montaigne  est-elle  si  par- 
faite et  si  pleine  qu'elle  doive  commander  de  tout 
point  notre  croyance  et  nous  faire  accepter  sans 
contrôle  tout  ce  qu'il  dit?  Ses  grands  amis  ne  sau- 
raient se  contenter  à  moins.  Parce  qu'il  va  plus 
d'une  fois  jusqu'au  cynisme  dans  ses  aveux  et  sou- 
vent jusqu'à  la  puérilité  dans  les  détails  qu'il  nous 
donne,  ils  ne  veulent  point  croire  que  quelque  chose 
puisse  manquer  à  sa  véracité.  Ils  prennent  au  pied 
de  la  lettre  non  seulement  les  faits,  mais  encore  les 
interprétations  qu'il  en  donne,  et  accusent  d'imper- 
tinence et  d'injustice  la  moindre  tentative  de  don- 
ner à  Montaigne  un  démenti.  Rien  pourtant  ne  serait 
plus  facile  que  de  donner  de  nombreux  exemples 
de  ce  qu'on  peut  ajouter  ou  retrancher  à  ses  témoi- 
gnages. 

*     *     * 

Un  sentiment  qui  se  retrouve  presque  à  chaque 
ligne  chez  Montaigne  et  qui  a  aujourd'hui  repris 
beaucoup  d'empire  sur  les  esprits,  c'est  que  la  sincé- 
rité consiste  à  exprimer  l'impression  du  moment, 
quelle  qu'elle  soit  et  sans  choix,  toute  seule  et  sans 
mémoire  de  ce  qui  l'a  précédée,  comme  sans  souci  de 
ce  qui  peut  la  suivre,  de  telle  sorte  que,  pour  être  com- 
plètement sincère,  il  faudrait  à  la  rigueur  que  chacun 
de  nous  pût  s'observer  et  se  raconter  depuis  sa  nais- 
sance jusqu'à  sa  mort,  comme  nos  télégraphes  reçoi- 
vent avec  une  indilTérence  systématique  et  transmet- 
tent avec  une  rapidité  incalculable  les  nouvelles,  les 


caracti:rr  de  Montaigne.  4o 

questions,  les  ordres,  les  controverses,  tout  le  pêle- 
mêle  de  mille,  de  cent  mille  volontés  tour  à  tour 
retracées  sur  une  bande  de  papier  qui  se  déroule 
sans  fin. 

C'est  une  théorie  fort  répandue  aujourd'hui  que 
celle  de  Montaigne,  et  qui  consiste  à  dire  :  «  J'écris 
pour  mon  compte  et  pour  mon  plaisir;  je  n'impose, 
je  ne  propose  même  à  personne  mes  opinions  et  mes 
doutes;  je  me  borne  à  les  exposer  sans  les  recom- 
mander, je  vais  même  jusqu'à  vous  conseiller  de 
vous  en  méfier.  Après  de  telles  précautions,  je  ne 
vous  dois  que  ma  sincérité  entière.  Si  vous  en  venez 
à  penser  comme  moi  et  à  en  soulïrir,  vous  n'aurez 
à  vous  en  prendre  qu'à  vous.  »  Encore  si  cette  excuse 
n'était  invoquée  que  pour  les  opinions,  même  les 
plus  étranges,  et  les  doutes,  même  les  plus  poignants! 
Mais  elle  est  également  valable  et  également  employée 
pour  couvrir  et  glorifier  l'aveu  complaisant  de  toutes 
les  faiblesses,  la  peinture  crue  de  toutes  les  passions. 
On  veut  que  la  franchise  autorise  tout,  et  que  l'écri- 
vain, pourvu  qu'il  n'ait  pas  menti  à  lui-même,  ne  soit 
en  rien  responsable  de  l'effet  de  ses  écrits.  Cela  n'est 
ni  juste  ni  possible. 


...  Il  y  a  bonne  foi  et  bonne  foi,  mais  il  n'y  en 
a  qu'une  qui  soit  la  bonne  et  qui  mérite  confiance. 
Est-ce  celle  de  Montaigne?  Bonne  foi  sans  aucune  foi, 
véracité  sans  critique  et  sans  conviction,  d'une  àme 
tout  entière  abandonnée  à  la  fantaisie  du  moment, 


46  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

crédule  au  premier  aperçu,  coutumière  de  mettre  les 
petites  choses  sur  le  même  plan  que  les  grandes  et 
de  tout  trancher  à  la  volée,  et  ne  s'en  cachant  pas 
non  plus  que  d'un  péché  mignon,  se  contredisant 
d'une  page  à  l'autre  sans  rien  faire  pour  se  concilier 
avec  elle-même,  sans  s'apercevoir  peut-être  de  ses 
contradictions,  tant  elle  est  inattentive  et  déroutée 
avec  délices  à  chaque  paragraphe  par  le  vagabon- 
dage de  sa  verve  nonchalante;  au  demeurant,  fran- 
chise de  Gascon  qui  fait  passer  droit  dans  son  livre 
tout  ce  qui  lui  passe  par  l'esprit. 


Quiconque  a  des  boutades,  mais  non  une  haute  et 
constante  vue,  n'est  pas  à  vrai  dire  un  grand  esprit. 


Les  pensées  de  Montaigne  sont  toujours  disposées 
de  manière  à  laisser  supposer  une  arrière-pensée  qui 
n'est  jamais  la  dernière. 


Un  proverbe  dit  que  nous  pouvons  nous  flatter  de 
connaître  l'homme  avec  qui  nous  avons  mangé  un 
boisseau  de  sel.  Mais  qui  dira  combien  d'exemplaires 
des  Essais  il  faut  avoir  usés  avant  de  croire  qu'on 
connaît  Montaigne? 

*     *     # 

En  lisant  Montaigne,  qu'est-ce  donc  qui  me  vient 
à  l'esprit?   O   irrévérence  que   lui-même   il  m'aura 


CARACTÈRE  DE  MONTAIGNE.  47 

sans  doute  inoculée!  C'est  un  refrain  d'un  jeu  d'en- 
fants : 

Il  court,  il  court,  le  furet, 
Le  furet  du  bois,  mesdames, 
H  a  passé  par  ici 
Le  furet  du  Ijois  joli.... 

Il   a  passé,  mais  il  ne  fait  que  passer,    et   il  court 
encore,  insaisissable,  s'en  faisant  fête.... 


Montaigne  pense  souvent  aux  mêmes  choses,  mais 
il  n'y  pense  pas  longtemps,  et  ce  sont  deux  procédés 
d'esprit  qui  diffèrent  du  tout  au  tout. 


Tout  essayer,  tout  esquiver,  voilà  Montaigne. 


Montaigne,  qui  tient  tant  à  la  sécurité  matérielle 
de  sa  vie  privée,  à  avoir  toujours  sa  tour  où  il  se 
retire  et  se  renferme,  n'a  point,  au  contraire,  dans  son 
esprit,  un  «  chez  soi  »,  une  idée  choisie  et  éprouvée 
à  laquelle  il  revient  avec  confiance,  ou,  si  l'on  veut, 
il  n'en  a  qu'une,  c'est  qu'il  est  inutile  d'en  avoir  une, 
c'est  qu'il  est  bon  de  n'en  avoir  pas.  Il  aime  et  il 
s'ingénie  à  faire  vivre  son  esprit  en  rase  campagne 
et  à  l'aljandon.  S'il  se  construisait  un  rempart,  il 
craindrait  d'avoir  à  se  compromettre  et  d'en  être 
moins  défendu  qu'engagé  à  le  défendre;  il  ne  ferme 
aucune  porte  afin  de  ne  repousser  aucun  assaut.  Ce 
n'est  pas  simplement  une  ame  libre,  c'est  une  âme 


48  ET L' DES    ET   FRAGMENTS. 

nomade  et  qui  mènera  son  train  d'école  buissonnière 
jusqu'au  tombeau. 

Montaigne  est  presque  invincible,  parce  qu'il  est 
insaisissable;  il  n'a  point  de  capitale  où  vous  puissiez 
l'assiéger  et  l'abattre  ;  c'est  un  nomade  qui  ne  prétend 
pas  à  se  maintenir  ici  ou  là  contre  vos  entreprises  : 
il  vous  abandonnera  le  champ  de  bataille  autant  de 
fois  qu'il  le  faudra,  s'estimant  toujours  vainqueur 
pourvu  que  de  jour  en  jour  il  vous  échappe  et  puisse 
transplanter  sa  tente  hors  de  votre  camp.  En  cela 
consiste,  selon  lui,  la  seule  liberté  de  l'esprit,  et  qui- 
conque adopte  une  autre  manière  de  vivre,  quiconque 
reconnaît  une  vérité  où  il  s'établit  par  choix  et  qui 
devient  le  centre   de  ses  pensées,  perd   ainsi  toute 

indépendance. 

*    *    * 

«  Peu  d'hommes,  dit  Joubert,  sont  dignes  de 
l'expérience;  la  plupart  s'en  laissent  corrompre.  » 
Plus  on  avance  dans  la  vie  de  Montaigne,  plus  cette 
maxime  se  vérifie,  et  il  serait  difficile  de  méconnaître 
que  les  sentiments  et  les  pensées  de  sa  jeunesse  ont 
mieux  valu  que  les  sentiments  et  les  pensées  de  sa 
maturité  ou  de  son  déclin. 


Montaigne  vieux  de  bonne  heure  et  jeune  jusqu'à 

la  fin. 

*     *     * 

Je  ne  sais  point  d'homme  en  qui   se   révèle    plus 
qu'en  Montaigne  la  souplesse  et  la  variété  de  la  nature 


CARACTÈRK   DE   MONTAIGNE.  49 

humaine.  A  chaque  instant,  en  le  lisant,  on  voit 
surgir  un  personnage  nouveau,  on  est  tenté  de  lui 
assigner  un  autre  cadre,  une  autre  patrie,  un  autre 
nom.... 

Ce  qui  déroute,  quand  on  lit  Montaigne  et  quand  on 
veut  essayer  de  tirer  au  clair  sa  pensée,  c'est  que  Ton 
a  affaire  tour  à  tour  à  un  Montaigne  qui  se  laisse  être 
poète  et  à  un  Montaigne  qui  veut  être  sage,  sans  que 
rien  vous  avertisse,  sans  qu'il  s'aperçoive  peut-être 
lui-même  du  double  personnage  qu'il  joue  et  qui  vous 

déjoue. 

*  #     # 

Cette  imagination  vive  et  forte  qui  est  partout  dans 
le  langage  de  Montaigne  ne  laissait  pas  de  jouer  en 
lui  un  autre  rôle,  et  comme  il  s'y  abandonnait  pour 
écrire,  il  lui  obéissait  souvent  aussi  quand  il  s'agis- 
sait de  penser  et  de  juger. 

*  #     # 

«  Je  crois  des  hommes  plus  malaisément  la  cons- 
tance que  toute  autre  chose,  et  rien  plus  aisément  que 
l'inconstance'.  '>  Il  avait  dit  d'abord  «  et  rien  plus 
volontiers  que  l'instabilité  ».  Le  mot  était  vrai  :  il  fait 
plus  que  de  croire  aisément  à  l'instabilité  humaine,  il 
y  croit  volontiers;  il  la  recherche,  il  s'y  délecte;  il 
justifie  le  mot  profond  de  Pascal  que  la  volonté  est 
un  des  principaux  organes  de  notre  croyance  et  que 
nous  jugeons  la  j)lupart  du  temps  selon  un  parti  pris 
qui  vient  de  notre  choix. 

1.  Essais,  liv.  II,  chap.  i;  t.  II,  p.  2. 


KO  ÉTLDES    ET    FlîAli.MEXTS. 


Montaigne  passe  pour  un  esprit  foncièrement 
modéré.  Il  n'en  est  rien.  C'est  un  esprit  flottant  et  une 
Ame  indifférente,  qui  comprend  et  admet  tour  à  tour 
les  thèses  opposées,  el  ne  s'attache  pas  avec  force  à 
la  thèse  même  qu'il  finit  par  choisir;  mais  ni  le  scep- 
ticisme ni  la  tiédeur  ne  sont  la  modération. 


L'esprit  do  Montaigne  valse  à  trois  temps  : 

Premier  temps.  Ne  pas  s'attacher  aux  raisons  vul- 
gaires. 

Second  temps.  Ne  pas  s'arrêter  aux  pensées  savantes. 

Troisième  temps.  Revenir  aux  raisons  vulgaires,  s'y 
tenir  sans  y  tenir,  et  pirouetter  dessus. 


Montaigne,  à  vrai  dire,  n'est  ni  modéré  ni  impartial. 
Il  est  indéterminé.  Il  vit  dans  un  perpétuel  et  rapide 
«  devenir  ».  Aller  jusqu'à  son  être,  jusqu'à  sa  sub- 
stance, c'est  plus  qu'un  travail,  c'est  une  gageure  :  il 
met,  à  vous  déjouer,  toute  sa  force  et  tout  son  plaisir, 
et  la  peine  qu'il  prétend  prendre  à  se  faire  con- 
naître il  ne  l'emploie  en  réalité  qu'à  vous  faire  suivre 
et  toucher  du  doigt  les  replis  de  ses  nœuds  gordiens. 
Ne  croyez  pas  qu'il  vous  apprenne  à  les  débrouiller  ni 
qu'il  vous  invite  à  les  trancher  :  il  vous  en  défie  au 
contraire,  y  ayant  échoué  lui-môme,  et  comptant  bien 
que  vous  n'y  réussirez  pas. 


CAIIACTKIIE    DE    MO.NTAlGNi:.  ol 


Montaigne  est  le  représentant  de  l'impartialité  qui 
n'aboutit  pas  et  ne  sert  à  rien. 


Voilà  bien  Montaigne,  n'est-ce  pas?  avec  son  air  de 
bonhomie  qui  vous  attire  et  d'insouciance  qui  vous 
désarme.  Il  se  croit  obligé,  pour  son  compte,  à  n'ou- 
blier rien  de  ses  ancêtres;  mais  comme  il  permet  aisé- 
ment aux  autres,  à  ses  enfants,  à  nous-mêmes,  de  lui 
faire  la  part  moins  belle  et  de  ne  plus  penser  à  lui 
quand  il  ne  sera  plus!  Laissez-le  parler  de  ses  prédé- 
cesseurs :  c'est  un  devoir  de  piété  filiale.  Laissez-le 
parler  de  lui  :  c'est  une  causerie  qu'il  propose  à  ses 
amis  seulement.  Laissez-le  parler,  et  ne  l'écoulcz  pas 
si  vous  avez  quelque  objection  à  son  babil  :  il  sait 
bien  que  ce  n'est  pas  raison  que  vous  poi'diez  votre 
temps  en  un  sujet  si  frivole  et  si  vain,  et  que  le  temps 
est  proche  où  la  mort  l'aura  rendu  plus  insensible  à 
votre  oubli  que  vous  ne  pouvez  l'être  à  ses  avances. 
Il  va  du  train  qui  lui  plaît;  c'est  à  vous  de  savoir  si 
vous  le  voulez  suivre;  mais  si  vous  passez  votre  che- 
min sans  le  regarder,  adieu,  qui  que  vous  soyez,  et 
bonne  route  à  vous  comme  à  luil  Que  lui  importe  de 
vous  importer  peu?  N'est-il  pas  impossible  d'être  plus 
accommodant? 

*    *    * 

En  Montaigne,  ce  que  je  blâme  sans  détour,  ce 
que  je  combats  sans  ménagement,  c'est  la  mortelle 
ennemie  du  philosophe  comme  du  croyant,  de  l'homme 


52  ÉTUDES    ET   FRAGMENTS. 

privé  comme  du  citoyen  :  c'est  rindifïérence.  Elle 
n'apparaît  pas  toute  pure  dans  ces  propos  successifs 
et  contradictoires  qu'il  nous  a  donnés  sous  le  titre 
d'Essais.  Elle  s'y  montre  traversée  par  des  vivacités 
d'esprit,  par  des  restes  dépassions,  par  des  habitudes 
et  des  velléités  plus  viriles  et  meilleures  qui  pou- 
vent  tromper  et  qu'il  serait  injuste  de  méconnaître, 
mais  après    tout   Montaigne  est   un  endormeur   des 

consciences. 

*     *     * 

Montaigne,  conscience  éveillée  et  énervée. 


Pour  respecter  la  conscience  d'autrui,  le  plus  sûr 
moyen  est  d'en  avoir  une  soi-même. 


Ce  n'est  pas  par  plaisir  et  pour  heurter  les  mots 
qu'en  parlant  de  Montaigne  je  reviens  sans  cesse  aux 
antithèses  et  les  multiplie.  Toute  figure  de  rhétorique, 
comme  telle,  comme  procédé,  m'est  odieuse,  et,  qui 
pis  est,  ennuyeuse.  Mais  que  faire?  Je  ne  vois  en  cet 
homme  rien  qui  ne  soit  contrarié  et  contre-balancé 
par  quelque  velléité  ou  force  différente.  Aussitôt  que 
je  viens  de  parler,  par  exemple,  de  son  insouciance, 
je  sens  bien  qu'il  manque  un  trait  au  portrait,  et  si 
je  ne  disais  pas  sa  «  vaillante  insouciance  »,  j'aurais 
menti. 

Le  péché  et  le  danger  de  Montaigne,  c'est  ce  que 
tout  le  monde  sait  de  lui,  c'est  la  contradiction,  non 


CAKACTÈUE    DE    MO.NTAIGNK.  53 

pas  Ibrluile  ou  partielle,  mais  continue,  essentielle, 
de  ses  pensées.  Qu'on  accepte,  qu'on  reconnaisse, 
autant  de  fois  qu'il  le  faudra,  le  désaccord  de  deux 
idées  qui  scinliicnt  également  vraies  quand  elles  sont 
prises  à  part,  de  deux  faits  qui  sont  également  prou- 
vés, rien  de  mieux;  c'est  un  acte  d'honnêteté  et 
d'humilité  qui  s'impose  aux  plus  grands  esprits 
comme  aux  plus  faibles,  et  qui  les  honore.  Mais  on 
sait  si  Montaigne  s'en  tient  là.  Il  n'accepte  pas  la 
contradiction,  il  la  recherche  et  au  besoin  il  la  sup- 
pose ;  il  ne  l'avoue  pas  seulement,  il  la  caresse,  il  en 
triomphe,  il  en  tire  ses  délices  et  son  orgueil.  Vue 
fausse  et  plaisir  malsain,  qu'on  ne  saurait  trop  com- 
battre, car  ce  que  Montaigne  énerve  ainsi  et  dissout 
à  plaisir,  c'est  le  principe  même,  et  de  la  science,  et  de 
la  foi,  et  de  la  vie,  c'est  l'idée  de  l'ordre  réel  et  caché 
que  la  vie  suppose,  que  la  foi  affirme,  que  la  science 
saisit,  décrit  et  justifie  en  le  décrivant.  Je  ne  me  ris- 
querais pas  à  discuter  contre  Montaigne,  si  je  n'étais 
pas  convaincu  qu'il  y  a,  au  point  de  départ  et  de 
retour  de  toutes  ses  pensées,  un  vice  radical;  je  ne 
prends  point  plaisir  à  résister  au  plus  charmant  esprit 
qui  fut  jamais,  et  il  faudrait  être  un  barbare  pour 
n'avoir  pas  d'effort  à  faire  si  on  refuse  de  le  suivre. 


L'état  d'esprit  de  Montaigne  n'est  pas  simple,  et 
ceux  qui  s'embarquent  avec  lui  sans  être  résolus  à 
tenir  les  yeux  bien  ouverts  s'exposent  à  des  aventures 
bien  diverses.  Son  esprit  va,  avec  une  égale  complai- 
sance, de  l'apparence  la  plus  vulgaire  au  raisonne- 


54  KTLDKS    I:t    FliAGMKNTS. 

ment  le  plus  subtil,  diin  fait  raconté  par  une  bonne 
femme  de  son  village  à  un  tour  d'escamotage  intel- 
lectuel inventé  par  Sexlus  Empiricus  :  il  y  a  toul 
ensemble  du  badand  et  (ki  sophiste  en  lui. 

Il  y  a,  dans  les  Essais,  un  continuel  eflel  de  réso- 
nance; les  lignes  que  vous  venez  de  lire  vous  rappel- 
lent sans  cesse  trois  autres  passages  où  il  se  répèle, 
et  quatre  encore  où  il  se  dément,  el  vingt  où  il  ajoute 
quelque  chose  à  sa  pensée  du  moment.  C'est  un  livre 
que  Ton  ne  peut  toucher  nulle  part  sans  qu'il  s'éveille 
et  vibre  tout  entier. 

INIontaigne  a  sur  Aristote  un  mot  qui  lui  convient 
plutôt  à  lui-même  :  «  Aristote,  dit-il,  qui  remue  toutes 
choses...  ».  Cela  est  vrai;  mais  remuer  toutes  choses, 
ce  n'est  que  la  moitié  d'Aristole  el  le  moindre  effort 
de  son  génie.  Ces  faits  qu'il  tire  de  partout,  ces  pro- 
blèmes que  de  partout  il  soulève,  le  philosophe  grec 
ne  s'en  dessaisit  plus  jusqu'à  ce  qu'il  se  croie  assuré 
de  les  avoir  pénétrés  à  fond;  il  remue  tout  pour  tout 
définir  et  tout  coordonner.  C'est  un  savant.  Mon- 
taigne à  ce  seul  mot  se  récuse  et  demande  grâce  pour 
son  compte;  prenez  garde  môme  de  le  trop  presser  : 
il  va  railler  Aristote  el  tourner  en  satire  un  commen- 
cement d'éloge.  Il  se  connaît  trop  pour  essayer  tant; 
il  s'aime  trop  pour  soulïrir  qu'un  autre  essaie  impu- 
nément ce  dont  lui-miMiic  se  sent  incapable.  Remuer 
toutes  choses  et  les  laisser  retomber  là  où  il  les  a 
prises,  en  homme  qui  s'amuse  à  les  tater  sans  désirer 


CARACTÈHE    DK    MONTAIGNK.  ÎJD 

s'en  rendre  maître,  prompt  à  la  fatigue  et  au  dégoût, 
et  qui  en  voit  assez  du  premier  coup  d'œil  pour 
s'arrêter  avant  le  premier  efl'ort;  remuer  toutes  choses 
et  s'en  tenir  là,  voilà  pour  Montaigne  la  mesure  de  la 
capacité  humaine  comme  la  fin  de  son  propre  plaisir. 


Il  est  une  maxime  que  Montaigne  a  fait  inscrire 
sur  une  des  poutres  de  son  cabinet,  qu'il  a  écrite 
aussi  dans  ses  Essais,  puisée  à  une  des  plus  hautes 
sources  qui  soient  au  monde,  et  sous  l'autorité  de 
larjuelle,  évidemment,  il  pense  bien  consacrer  une 
fois  pour  toutes  le  train  habituel  de  son  esprit.  C'est 
une  recommandation  de  saint  Paul  aux  chrétiens  de 
Rome.  La  voici  telle  qu'il  la  rapporte  et  l'invoque  : 
Non  pins  sapite  quam  sapere  oportet ,  sed  sapite  ad 
sobrielalcia.  Reste  à  savoir  ce  que  la  maxime  de 
saint  Paul  contient  vraiment,  et  ce  que  Montaigne 
prétend  en  tirer.  Mais  tout  de  suite  je  me  heurte  à 
deux  scrupules  :  vais-je  reprocher  à  Montaigne 
d'avoir  pris  le  texte  de  la  Vulgate  pour  la  parole  de 
Dieu  même?  Vais-je  lui  reprocher  d'avoir  commenté 
un  texte  isolé  sans  tenir  compte  de  ce  qui  l'entoure 
et  l'éclairé?  Il  est  si  loin,  en  ceci  ou  en  cela,  d'être  le 
seul  coupable  que  sa  double  faute  se  perdrait  dans  le 
nombre  de  ses  complices.  De  ces  deux  reproches  on 
est  presque  en  droit  de  dire  que  l'un  atteint  tous  les 
catholiques,  l'autre  tous  les  chrétiens. 


«  J'ai  toujours  vu  —  dit  Montesquieu  en  ses  Pen- 


56  KTL'DKs  i:t  fragments. 

sées  diverses  —  que,  pour  réussir  clans  le  monde,  il 
fallait  avoir  l'air  fou  et  être  sage.  »  C'est  cela,  ou  la 
réputation  de  cela  qui  a  tant  fait  réussir  Montaigne. 


Si  Montaigne  a  été  presque  unanimement  célébré 
depuis  trois  siècles,  ce  n'est  pas  comme  un  ami  indul- 
gent et  complaisant  de  la  nature  humaine,  mais 
comme  un  sage.  Cet  ancêtre  de  Philinte  passe  avant 
tout  pour  un  descendant  de  Socrate. 


Montaigne  est-il  un  sage?  Aimable  et  sage,  voilà  en 
gros,  mais  nettement,  l'opinion  courante  sur  Mon- 
taigne, le  texte  de  tous  ses  éloges,  le  fond  de  tous  ses 
portraits.  Sans  doute,  selon  la  diversité  des  caractères 
et  des  opinions,  plus  ou  moins  de  réserves,  plus  ou 
moins  de  regrets  se  mêlent  à  ce  jugement.  Mais  à  tout 
prendre,  après  les  reproches  et  les  objections,  on 
revient  au  point  de  départ,  on  répète,  on  proclame 
l'aimable  sagesse  de  Montaigne.  Que  telle  soit  l'opi- 
nion générale,  cela  suffît  pour  y  regarder.  Après  y 
avoir  regardé,  je  la  crois  fausse. 

Je  sais  combien  de  risques  on  court  à  dire  en  même 
temps  qu'une  opinion  est  générale  et  qu'elle  est 
fausse,  et  à  ne  constater  la  persistance  séculaire  d'une 
tradition  que  pour  aboutir  à  l'infirmer.  Mais  comment 
faire?  11  faut  bien  avouer  que  j'ai  abordé  l'étude  de 
Montaigne  sans  m'attendre  aux  sentiments  où  elle 
m'a  conduit.  Il  faut  même  avouer  que  je  me  suis 
aperçu  tard  du  chemin  que  j'avais  fait  pas  à  pas.... 


CAUACTÈui':  1)1-:  montaignk.  57 


«  J'appelle  Montaigne,  dit  Sainle-l^euve ',  le  Fran- 
çais le  plus  sage  (pii  ail  jamais  existé.  »  C'est  préci- 
sément ce  que  je  conteste.  Ni  Montaigne  ni  ceux  qui 
lui  ressemblent  ne  sont,  selon  moi,  les  meilleurs 
modèles  du  Français  et  du  sage.  Nous  avons  mieux  à 
admirer  et  à  recommander,  et  si  tant  de  choses  qui 
devraient  être  depuis  longtemps  accomplies  dans 
notre  pays  sont  encore  en  suspens  et  en  litige,  ce 
n'est  pas  pour  avoir  trop  peu  écouté  la  sagesse  de 
Montaigne,  c'est  plutôt  pour  y  avoir  trop  cru  et  trop 
cédé.  Non,  je  n'appelle  pas  Montaigne  le  Français  le 
plus  sage  qui  ail  jamais  existé.  Et  je  ne  crois  pas  non 
plus  que  le  Spinozisme  soit  son  dernier  mot  et  que  son 
respect  pour  la  religion  soit  une  méthode  de  grand 
tour  qui  doive  mènera  la  longue  tout  lecteur  sagace 
à  sourire  en  se  penchant  sur  un  abîme  désolé.  L'Hô- 
pital était  plus  sage,  car  il  croyait  aux  droits  de  la 
conscience.  Henri  IV  était  plus  sage,  car  il  croyait  à 
la  maîtrise  de  l'action.  La  Boëtie  était  plus  sage,  car 
il  croyait  à  la  certitude  du  devoir.  Pascal  lui-même 
était  plus  sage,  car  il  croyait  que  le  scepticisme  devait 
mener  au  pied  de  la  croix.  Voltaire  était  plus  sage, 
car  il  croyait  à  l'efficacité  du  bon  sens.  Montesquieu 
était  plus  sage,  car  il  croyait  à  la  cohésion  et  aux 
lois  secrètes  des  faits.  Mais  cette  promenade  sans  fin 
et  sans  but,  ce  parti  pris  de  tourner  le  manège  pour 
ne  point  tirer  d'eau,  ce  système  du  cercle  vicieux  où 
s'exerce  et  se  berce  un  Ecclésiaste  gascon,  cette  phi- 

1.  Usiinle-ïieuye,  Nouveaux  Lundis,  t.  H,  p.  170. 


•t8  l'rruDKs  f.t  fragments. 

losophie  bourgeoise  par  ses  limites  et  aristocratique 
par  ses  dédains,  où  il  y  a  tout  ensemble  du  Déranger 
et  du  Renan,  ce  n'est  pas  de  quoi  faire  décerner  à 
Montaigne  un  pareil  brevet  de  sagesse. 


Montaigne  a  le  génie  de  la  modération  et  du  lan- 
gage le  plus  propre  à  l'exprimer  et  à  l'embellir.  Chez 
la  plupart  des  hommes,  elle  est  basse,  plate  et  pro- 
saïque; chez  lui,  elle  est  savoureuse  et  généreuse. 
Nulle  part  elle  n'apparaît  avec  autant  de  lustre  que 
dans  certains  passages  des  Essais  :  c'est  avec  Mon- 
taigne qu'il  fait  bon  et  qu'il  est  beau  de  s'instruire  à 
être  modéré. 

Ce  que  je  reproche  à  Montaigne,  ce  n'est  pas  d'être 
un  esprit  modéré,  c'est  de  l'être  immodérément,  car 
on  peut  faire  de  la  mesure  même  un  excès,  comme 
de  la  négligence  une  manière  et  de  la  justice  une 
iniquité. 

Montaigne  est  bien  loin  de  mériter  le  titre  de  sage 
qui  lui  a  été  si  complaisamment  donné.  On  peut 
passer  en  revue  les  sujets  les  plus  importants  dont  il 
ait  parlé;  plus  ils  seront  importants,  et  plus  on  le 
trouvera  en  défaut.  Mais  pour  mesurer  mieux  encore 
la  portée  de  son  esprit,  rien  n'est  plus  utile  que  de  le 
comparer  à  Rabelais.  Décidément  le  plus  sage  des 
deux,  c'est  le  bouiïon,  c'est  le  fou,  et  depuis  qu'ils 
sont  morts  tous  les  deux,  c'est  à  Rabelais  et  non  à 


CAHACTKUK  DK  MONTAIGNE.  39 

Montaigne  que  tout  donne  raison.  Onand  rendrons- 
nous  justice  à  Rabelais?  Jamais,  dans  conditions  plus 
désavantageuses  ni  plus  difficiles,  une  telle  somme 
de  bon  sens  n'a  été  amassée  par  un  seul  homme  ... 

Aux  confins  du  monde  qui  disparaît  et  du  monde 
qui  est  à  naître,  Rabelais  ramasse  la  viedle  malice 
bourgeoise,  la  vieille  chc\  alerie  gigantesque,  la  vieille 
allégorie,  la  vieille  fantaisie,  les  vieilles  grimaces,  les 
vieilles  farces  de  trois  siècles;  il  construit  et  décore 
de  tout  cela  un  monument  d'une  nouveauté  inouïe, 
une  sorte  de  cathédrale  profane  consacrée  au  bon 
sens  bouffon ,  et  ce  qui  fait  la  grandeur  de  cet 
étrange  édifice,  c'est  que,  sous  les  ruses  d'une  forme 
compliquée  qui  sent  encore  la  crainte  des  puissances, 
à  travers  les  excès  d'une  verve  sans  choix  qui  sent 
encore  la  grossièreté  du  passé,  Rabelais  fait  circuler 
partout  les  hardiesses  d'une  raison  qui  ne  craint  plus 
aucun  problème,  le  souffle  d'une  science  qui  aspire  à 
tout,  et  je  ne  sais  combien  d'espérances  généreuses 
qui  vont  rejoindre  au  loin  le  xvni"  siècle  et  89. 


Ce  qui  manque  à  Montaigne,  c'est  d'avoir  pris  la 
vie  au  sérieux.  Tout  le  poids  des  tragédies  de  son 
temps  n'a  point  réussi  à  faire  de  lui  plus  qu'un  dilet- 
tante de  sagesse,  et  à  le  convaincre  que,  grands  ou 
petits,  nous  sommes  ici-bas  pour  quelque  chose.  Les 
fleurs  amères  où  il  s'est  complu  ont  laissé  un  arrière- 
goût  dans  son  miel,  mais  il  ne  faut  pas  se  tromper 
sur  cette  tristesse  de  Montaigne  :  elle  le  condamne 
plutôt    qu'elle    ne    l'excuse,    parce    qu'elle   nous   le 


00  ÉTCDES    Kï    FHAGMKNTS. 

montre  assez  sagace  pour  voir  la  misère  humaine,  et 
trop  occupé  de  lui  pour  s'y  intéresser.  Eùl-il  mille 
grâces  de  plus,  outre  les  siennes,  fût-il,  s'il  est  pos- 
sible, plus  séduisant  encore,  ce  n'est  pas  l'ami  (jue 
je  vous  souhaite  ;  il  n'aurait  qu'à  vous  rendre  sem- 
blable à  lui! 


A  Dieu  ne  plaise  que  je  médise  de  la  mesure,  du 
bon  sens,  des  esprits  réservés  et  équilibrés!  Mais  il 
y  a  une  fausse  mesure,  un  faux  bon  sens,  une  fausse 
réserve,  un  faux  équilibre  de  l'esprit,  comme  il  y  a 
une  fausse  dévotion,  et  je  ne  vois  aucune  raison  rai- 
sonnable de  ménager,  par  respect  pour  des  qualités 
réelles  et  rares,  les  vices  courants  qui  usurpent  leur 
nom  et  les  compromettent  en  les  imitant.  C'est  là  le 
cas  de  Montaigne.  S'il  est  vrai  que  les  fanatiques  et 
les  hypocrites  ont  fait  tort  à  la  piété,  il  est  également 
vrai  que  les  sceptiques  ont  fait  tort  à  la  liberté 
d'examen,  les  indifl'érents  à  la  tolérance,  les  âmes 
timorées  à  la  prudence,  et  les  équilibristes  à  l'équi- 
libre. 


Après  tout,  il  faut  ranger  les  écrivains  selon  les 
services  qu'ils  nous  rendent  et  selon  les  plaisirs 
c|u'ils  nous  donnent;  il  faut  leur  tenir  compte  du 
talent  et  leur  demander  compte  de  son  emploi.  Je 
sais  bien  que  la  critique  ainsi  comprise  n'est  pas  à 
la  mode  aujourd'hui.  Elle  a  contre  elle  toutes  les  épi- 
thètes  décriées  du  moment;  elle  est  dogmatique, 
bourgeoise,    oratoire,    morale,   que    sais-je   encore? 


CARACTÈRK    DE    MOXTAIGXi:.  61 

Mais  Montaigne  a  moins  que  personne  le  droit  de 
récuser  ce  tribunal.  11  nous  a  assez  souvent  répété 
que  les  livres  ne  valent  que  s'ils  apprennent  à  vivre, 
il  s'est  assez  moqué  des  écrivains  qui  se  soucient  de 
Tart  et  visent  à  la  gloire,  il  nous  a  assez  disputé 
notre  Cicéron  comme  s'étant  oublié  aux  mots,  au 
lieu  d'aller  aux  choses  et  au  but,  pour  que  nous 
soyons  en  droit  de  lui  poser  la  double  question  et  de 
chercher  en  lui  s'il  y  a  un  sage  sous  l'écrivain. 


La   Boëtie   croit  au   progrès.    Montaigne,  au 

contraire,  revient  sans  cesse  sur  «  la  maladie  natu- 
relle »  de  notre  esprit  qui,  selon  lui,  «  ne  fait  que 
fureter  et  quêter,  et  va  sans  cesse  tournoyant  et 
s'empêtrant  en  sa  besogne  ».  Montaigne  en  tire,  il 
est  vrai,  cette  conclusion  que  nous  ne  devons  jamais 
nous  contenter  de  ce  qui  a  été  trouvé  par  les  autres 
ou  par  nous-mêmes.  Mais,  d'une  part,  il  ne  conclut 
ainsi  que  par  moments  et  en  théorie;  en  fait,  et  à 
l'ordinaire,  il  est  pour  la  coutume,  pour  la  tradition, 
contre  toute  nouveauté  et  tout  espoir  de  mieux.  Et 
d'ailleurs,  en  théorie  même,  s'il  ne  veut  pas  que 
nous  nous  contentions  de  ce  qui  a  été  trouvé  déjà,  ce 
n'est  pas  que  Montaigne  croie  au  progrès,  c'est  qu'il 
se  résigne  au  doute  et  s'y  complaît.  Faire  à  jamais 
l'école  buissonnière  dans  un  labyrinthe  sans  issue, 
chasser  par  amour  de  la  chasse  même  et  en  sachant 
bien  qu'il  n'y  a  point  de  gibier,  s'amuser  à  aller  et 
venir,  pour  se  consoler  de  n'arriver  à  rien,  voilà  le 
fond  de  sa  sagesse  trop  vantée  et  le  refrain  amer  où 


Cri  ÉTUDES    KT    FHAG.MENTS. 

aboulit  toute  sa  bonne  humeur.  S'il  en  est  que  ce 
refrain  séduise,  je  ne  leur  demande  que  de  se  poser 
deux  questions  :  où  en  seraient  les  hommes,  si  cette 
sagesse-là  avait  prévalu  parmi  eux?  Et  aujourd'hui, 
quand  elle  tente  et  entraîne  quelqu'un  d'entre  nous, 
où  trouvct-elle  appui  dans  nos  cœurs?  Quels  sen- 
timents a-t-elle  pour  complices  naturels  et  innés? 
Est-ce  la  force  des  choses  qui  nous  fait  penser 
comme  Montaigne,  ou  bien  est-ce  la  faiblesse  des 
âmes  qui  s'y  prête?  Chacun  n'a  qu'à  se  consulter  et 
peut  répondre  pour  soi. 


Par  des  raisons  de  toute  sorte,  ce  qui  domine 
dans  l'esprit  de  Montaigne,  c'est  la  haine  des  nou- 
veautés. 11  les  hait,  parce  qu'il  est  épris  de  la  sagesse 
antique,  parce  qu'il  ne  croit  pas  pouvoir  honorer 
assez  Plutarque  et  Sénèque,  s'il  ne  se  les  représente 
comme  des  hommes  appartenant  à  une  race  plus 
haute  et  meilleure,  à  qui  l'on  doit  de  son  temps  une 
foi  sans  contrôle  et  des  regrets  sans  espoir.  Il  hait 
encore  les  nouveautés,  non  plus  parce  qu'il  est  un 
fils  de  la  Renaissance,  mais  parce  qu'il  est  un  specta- 
teur de  la  Réforme  et  des  convulsions  qui  en  sont  la 
suite,  parce  qu'il  demande  avant  tout  le  repos  des 
consciences  et  l'apaisement  des  haines  fratricides.... 


Montaigne  est  un  de  ces  esprits  qui  ne  voient  point 
d'autre  remède  à  leur  propre  volubilité  que  le  silence 
universel  et  qui  se  font  stationnaires  et  réactionnaires 


(:aua(;ti:i;e  de  Montaigne.  63 

par  SYslème,  incapables  qu'ils  sont  de  s'arrèler  eux- 
mêmes  si  quelque  chose  bouge  autour  d'eux. 

*     *     # 
jNIonlaigne,  un  Girondin  conservateur. 


Erasme  a  été  le  Montaigne  d'une  génération  entre- 
prenante et  ardente,  tandis  que  Montaigne  a  été 
l'Erasme  de  la  halte  et  de  la  réaction. 


Il  y  a  beaucoup  de  libertinage  en  Montaigne.  Non 
seulement  il  ne  s'en  cache  pas,  mais  il  s'y  complaît, 
et  à  mesure  qu'il  avance  en  âge,  il  s'y  complaît 
davantage,  il  va  jusqu'à  la  licence  en  vieillissant,  il 
se  venge  de  la  froideur  croissante  des  années  par  des 
propos  plus  nus  et  des  tableaux  plus  échauffés.  C'est 
lui-même  qui  l'a  dit  au  cinquième  chapitre  de  son 
troisième  livre,  et,  quand  on  a  mis  en  regard  des 
diverses  pages  des  Essais  la  date  de  l'édition  où 
chaque  passage  a  paru  pour  la  première  fois,  ce 
progrès  d'impudeur  sénile  n'est  que  trop  évident. 


Parce  qu'il  est  de  son  siècle,  mais  aussi  parce  qu'il 
est  lui,  Montaigne  parle  des  femmes  avec  une  légè- 
reté et  du  plaisir  avec  une  ardeur  qui  l'emportent 
terriblement  loin.  Tout  mettre  en  ce  genre  sur  le 
compte  de  son  temps,  c'est  pure  duperie.  Tout  mettre 
sur  le  compte  de   sa  franchise,  c'est  pure  complai- 


64  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

sance  C'est  faire  la  sourde  oreille  et  à  ses  propres 
aveux  qui  sont  nombreux  et  au  témoignage  inquiet 
de  La  Boëtie.  Montaigne  était  foncièrement  un  volup- 
tueux et  un  sensuel.  Son  style  même  le  montre  assez; 
comme  Joubert  l'a  dit  de  Jean-Jacques,  il  y  a  de  la 
chair  dans  ses  mots.  Et  il  faut  reconnaître  que,  plus 
il  avance  en  âge,  plus  les  passages  qu'il  ajoute  à  ses 
premiers  essais  ou  les  nouveaux  essais  qu'il  écrit  sont 
licencieux  de  pensée  et  de  ton.  On  dirait  que,  vieil- 
lissant et  malade,  il  s'émancipe  de  plus  en  plus  de  sa 
sagesse  forcée  aux  dépens  du  papier  qui  souffre 
tout;  il  se  complaît  visiblement  à  en  dire  davantage 
pour  se  revancher  d'en  moins  faire.  Rabelais  est  plus 
malpropre,  Montaigne  plus  libertin. 


Si  quelqu'un  voulait  nier  que  Montaigne  eût  l'esprit 
naturellement  droit,  juste,  fin,  étendu,  actif,  propre 
au  jugement  des  personnes  et  des  affaires,  je  serais 
le  premier  à  réclamer.  Je  tiens  pour  évident  que 
Montaigne  avait  reçu  en  partage  toutes  ces  qualités 
d'esprit;  elles  brillent  à  chaque  page  sous  sa  plume, 
elles  se  manifestent  à  chaque  instant  dans  sa  vie, 
elles  sont  la  meilleure  part  de  sa  gloire.  Mais  avec 
toutes  ces  qualités  rares  et  excellentes,  à  quoi  a-t-il 
abouti?  A  des  idées  très  étroites,  à  des  sophismes  très 
vulgaires,  à  un  système  qui  ravale  le  bon  sens,  à  des 
habitudes  d'indolence  et  de  fantaisie  qui  font  de  lui 
un  homme  aussi  impropre  à  l'action  qu'à  la  spécula- 
tion. Comme  observateur  même,  comme  spectateur 
de  lui-même  ou  des  autres,   Montaigne  est  loin  de 


CARACTÈRE  DE  MONTAIGNE,  65 

mériter  les  éloges  sans  réserve  qui  lui  ont  été  pro- 
digués. On  en  pourrait  donner  d'assez  nombreux 
exemples.  Ou'est-ce  donc  qui  lui  a  manqué?  Quel 
défaut,  en  lui,  ou  quelle  erreur  a  pu  contrarier  et 
fausser  tant  de  dons?  La  seule  erreur,  le  seul  défaut 
dont  l'homme  soit  responsable  et  d'oii  découlent 
tous  les  torts  :  l'amour  de  soi  et  l'absence  de  volonté. 


Pour  résumer  le  caractère  de  Montaigne,  je  ne  sais 
qu'un  mot,  souvent  employé  à  propos  de  Montaigne, 
mais  toujours  repoussé  avec  indignation  par  ses 
admirateurs  fervents,  ou  complaisamment  atténué 
par  ceux  que  charme  son  talent.  Montaigne  est  un 
égoïste,  aussi  aimable  qu'on  voudra,  mais  s'il  fallait 
hésiter  à  lui  appliquer  ce  mot,  c'est  un  mot  qu'il 
faudrait  alors  rayer  du  dictionnaire,  car  il  n'aurait 
plus  d'emploi  s'il  est  ici  hors  de  propos.  Oui  certes, 
un  gros  mot  pour  un  grand  défaut.  Ne  nous  laissons 
pas  aller  à  celte  théorie  qu'il  ne  faut  pas  appeler  les 
gens  par  leiu'  nom,  et  que  la  complexité  de  la  per- 
sonne humaine,  la  délicatesse  des  questions  morales, 
la  difficulté  de  tout  dire  en  peu  d'espace  doivent 
exclure  du  langage  toute  parole  nette,  ferme  et  qui 
conclut. 


Sans  doute,  si  l'on  prend  à  part  tel  ou  tel  trait  du 
caractère  de  Montaigne,  telle  ou  telle  de  ses  idées  et 
des  dispositions  habituelles  de  son  esprit,  on  ne  peut 
que  se  répéter  à  chaque  instant  :  comme  nous  lui 


66  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

ressemblons  tousl  Voilà  bien  l'homme  et  le  fond  de 
notre  commune  nature.  Il  pousse  la  franchise  bien 
loin,  trop  loin  peut-être,  et  nul  d'entre  nous  ne  se 
serait  si  bravement  déshabillé  en  public.  Mais  com- 
ment me  défaire  et  me  dégager  de  ses  aveux?  Il 
m'oblige  à  convenir  que  je  retrouve  en  moi  ce  qu'il 
a  découvert  en  lui.  Mais,  après  avoir  admiré  cette 
sagacité  de  Montaigne  dans  le  détail  et  cette  curio- 
sité qui  lui  fait  voir  dans  la  nature  humaine  une 
foule  de  vérités  particulières,  je  ne  puis  m'empêcher 
de  penser  que  la  sagacité  et  la  curiosité  ne  suffisent 
pas  pour  connaître  les  hommes  ou  même  un  seul 
homme,  et  moins  encore  pour  se  connaître  soi-même 
que  pour  connaître  son  prochain.  11  faut  que,  dans 
l'esprit  de  l'observateur,  les  faits  se  rangent  et  se 
balancent  comme  dans  la  réalité,  chacun  à  sa  place 
et  selon  son  importance,  de  peur  que  l'ensemble  de 
ses  remarques  morales  n'aboutisse  à  quelque  grande 
erreur  composée  de  beaucoup  de  vérités  et  qui  en 
serait  d'autant  plus  spécieuse  et  pernicieuse. 


MONTAIGNE   ET   LES   ESSAIS.    —   SA   METHODE.   — 
COMMENT   ÉTUDIER    MONTAIGNE 

...  Mais  quoi?  Ai-je  osé  me  plaindre  vraiment  que 
Montaigne  n'ait  pas  eu  une  autre  éducation,  une 
autre  vie,  une  autre  sagesse?  Quel  blasphème!  Il 
faudrait  peut-être  dire  :  quelle  sottise  !  Si  Montaigne 
n'avait  pas  été  tout  ce  que  nous  savons,  il  n'aurait 
pas  écrit  les  Essais,  et  les  Essais  de  moins,  dans 
notre  littérature,  ce  serait  une  lacune  qu'on  ne 
peut  imaginer  ni  accepter.  Un  meilleur  exemple  de 
facultés  bien  développées  et  bien  employées,  un  bon 
citoyen  de  plus  à  estimer  dans  le  passé,  un  esprit 
en  équilibre  et  en  pleine  possession  de  soi  ne  nous 
dédommageraient  pas  de  ce  livre  incomparable  que 
vous  voulez  rayer,  de  ces  épîtres  de  notre  Horace  qui 
feront  de  tout  temps  comme  depuis  trois  siècles  les 
délices  des  honnêtes  g-ens. 


Les  Essais  n'étaient  d'abord  que  les  extraits  de 
Montaigne,  le  cahier  ou  les  feuilles  volantes  qui  lui 
tenaient  lieu  de  mémoire  et  où  il  transcrivait  ce  qui 


68  ETUDES   ET  FRAGMENTS. 

l'avait  frappé  clans  sa  lecture  du  jour  avec  quelques 
réflexions  courtes  et  générales,  et  non  sans  laisser  une 
ample  marge  ouverte  aux  autres  exemples  que  les 
jours  suivants  pourraient  apporter.  Quant  à  ce  qui 
est  devenu  plus  tard  et  de  plus  en  plus  le  dessein 
avoué  ou  affiché  du  livre,  quant  à  l'étude  minutieuse 
de  soi-même  et  au  parti  pris  de  se  peindre  tout  entier, 
tout  nu,  cela  paraît  si  peu  dans  le  premier  jet  des 
premiers  chapitres  que  l'on  y  voit  même  avec  surprise 
Montaigne  prendre  des  détours  pour  parler  de  lui  et 
ne  se  mettre  en  scène  que  sous  le  voile  de  l'anonyme 
(voir  le  chapitre  sur  le  parler  prompt  ou  tardif]. 


Montaigne  a  ouvert  et  livré  au  public  le  tiroir  où 
s'étaient  amassés  ses  notes,  les  extraits  de  ses  lec- 
tures, les  souvenirs  de  ses  observations  et  de  ses  cau- 
series, quelques  épaves  des  lettres  qu'il  avait  écrites 
ou  reçues,  tout  ce  qu'il  a  cueilli  en  faisant  l'école 
buissonnière.  Ses  Essais  sont  bien  l'image  d'une  vie 
qui  n'a  été  elle-même  qu'une  suite  d'essais.  Sa  vie  en 
etfet  a-t-elle  été  autre  chose?  JN'est-ce  pas  l'idée  que 
lui-même  nous  en  donne  et  veut  nous  en  donner?  Et 
lui  qui  avait  un  sens  si  fin,  un  tact  si  juste  de  la  valeur 
des  mots  français  ou  latins,  n'aurait-il  pas  souri  de 
voir  de  Thou  traduire  par  Conamina  le  titre  de  ce 
livre  où  il  a  si  habilement  éludé  toute  occasion  def- 
fort?  N'aurait-il  pas  approuvé  bien  plutôt  Juste  Lipse 
qui,  dans  son  latin  un  peu  bizarre,  appelle  les  Essais 
Gustus'i  Quand  Montaigne  voyageait,  cherchant  de 
place  en  place  des  eaux  contre  la   gravelle  et   des 


MONTAIGNE   ET   LES    ESSAIS.  69 

arguments  contre  la  médecine,  il  buvait  à  toutes  les 
sources,  se  baignait  à  toutes  les  piscines,  et,  selon  le 
goût  du  premier  verre  ou  l'effet  du  premier  bain,  il 
décidait  (autant  que  la  nature  de  son  esprit  lui  per- 
mettait de  décider)  que  telle  eau  contenait  du  fer,  etc. 
Il  s'en  est  tenu  là  toute  sa  vie,  et  en  toute  matière.  Il 
jugeait  du  bout  de  la  langue,  il  croyait  par-dessus  tout 
son  impression  première  et  personnelle,  et  quand  il 
en  avait  plusieurs  qui  ne  s'accordaient  pas,  il  conti- 
nuait à  les  croire  également  et  confusément,  peu  sou- 
cieux de  les  combiner  et  incapable  d'en  exclure  aucune. 


«  Il  avoit,  dit  Rabelais,  arguniens  sophistiques  qui 
le  suffoc(|uoyent....  et  demcuroit  empestré  comme  la 
sourizerapeigée  ou  ung  milan  prins  au  lasset...  »  Mon- 
taigne, mus  in  pice. 


De  Thou  '  et  Sainte-Marthe  -  ont  traduit  dans  leur 
latin  ce  titre  d'Essais  par  Conatus  ;  c'est  Lusus  qu'il  fau- 
drait; Conatus  est  un  contresens  par  rapport  à  Mon- 
taigne. Ce  n'en  serait  pas  un  à  l'égard  d'un  Sénèque  ou 
d'un  La  Bruyère  qui  ont  Y  effort  heureux,  mais  qui  l'ont. 

Freytag^  a  traduit  par  Tentamina.  Mais  Juste 
Lipse  *,  plus  heureusement   encore,  dans  sa   latinité 

1.  De  Thon,  Hislor.,  ad  annum  1;j92. 

2.  Scévole  de  Sainte-Marthe,  Elof/iorum  lib.  II. 

3.  Voir  D''  Payen,  Recherches  sto- Mojilaif/ne,  p.  19,  n.  l,nov.  1SG2. 

4.  Juste  Lipse,  lettre  à  Théodore  de  Leuw,  Epist.,  Cenliiria  1; 
Miscellanea,  Epist.  44.  —  ..  Ita  indigitavi  Michaëlis  Montani  librum 
Galliciim  Giisluum  titiilo,  prol)uin,  sapientem  et  valde  ad  meiim 
gustiim.  >' 


TO  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

savante  et  subtile,  a  traduit  par  Gustits,  qui  répond 
bien  au  sens  où  Montaigne  me  semble  avoir  pris  le 
mot  français.  Faire  l'essai  d'un  vin  ou  d'un  plat,  ce 
n'était  pas  en  boire  ou  en  manger,  mais  les  goûter, 
les  tater,  les  effleurer  pour  en  savoir  la  saveur;  et 
ainsi  faisait  Montaigne,  essayant  les  questions, 
essayant  ses  forces,  et  nous  en  servant  des  échantil- 
lons par  où  il  ne  prétend  pas  nous  nourrir  et  serait 
bien  fâché  de  nous  rassasier  —  assez  content  s'il  nous 
met  et  nous  tient  en  goût  de  recommencer  sans  cesse 
l'essai  des  Essais  de  M.  de  Montaigne. 


«  Quand  mes  amis  sont  borgnes,  disait  Joubert,  je 
les  regarde  de  profd.  »  Un  ami  de  Montaigne  me 
rappelait  récemment  ce  joli  mot  et  soutenait  qu'il  en 
faut  user  ainsi  dans  la  critique  comme  dans  la  vie.  Je 
vous  vois  fort  occupé,  me  disait-il,  de  savoir  sur 
^Montaigne  l'exacte  vérité.  Prenez  garde  :  la  vérité  est 
toujours  minutieuse;  il  n'y  a  que  la  vérité  totale  qui 
soit  judicieuse  et  solide.  Essayez  de  supprimer  Mon- 
taigne :  ce  serait  non  seulement  un  joyau  de  moins 
parmi  nos  gloires,  mais  encore  une  force  de  moins 
dans  l'histoire  de  nos  progrès.  Vous  aurez  beau  cher- 
cher, vous  ne  trouverez  rien  qui  vous  mette  en  droit 
d'oublier  cela.  Ni  sa  biographie  complétée  ou  rec- 
tifiée, ni  son  portrait  plus  semblable  au  modèle,  ni 
ses  idées  discutées  plus  impartialement,  ni  l'histoire 
de  leur  influence  suivie  plus  loin  et  exploitée  plus  à 
fond,  ni  même  le  texte  de  ses  adorables  écrits  enrichi 
ou  épuré  par  vos  soins,  rien,  je  vous  le  répète,  ne  sera 


MONTAIGNE    ET   LES    ESSAIS.  71 

un  service  rendu  si  vous  arrivez  par  là  à  prétendre 
qu'il  faut  déplacer  Montaigne  du  rang-oi^i  nous  l'avons 
trouvé  il  y  a  cinquante  ans  et  où  nous  l'avons 
maintenu. 

J'étais  et  je  reste  d'un  avis  contraire.  Ou  plutôt  je 
trouve  le  mot  de  Joubert  appliqué  mal  à  propos. 
Quand  je  m'applique  à  comprendre  et  à  juger  un 
auteur,  ce  n'est  pas  encore  un  ami  à  moi  que  j'ai 
devant  les  yeux,  c'est  tout  au  plus  l'ami  des  autres  ou 
quelqu'un  qui  me  plaît  et  m'attire;  il  s'agit  justement 
de  savoir  si  je  le  compterai,  moi  aussi,  et  une  fois 
pour  toutes,  au  nombre  de  mes  amis.  Faut-il  en  ce  cas 
le  regarder  de  profil?  En  d'autres  termes,  faut-il, 
sachant  qu'il  a  un  défaut,  passer  de  l'autre  coté  pour 
ne  point  le  voir? 

*     #     # 

Le  meilleur  moyen  d'étudier  Montaigne  serait  peut- 
être  de  le  faire  connaître  par  des  citations  qui  ne  sen- 
tiraient ni  le  travail  ni  le  choix,  mais  toutes  vives, 
toutes  spontanées,  toutes  naturelles,  sans  autre  arti- 
fice que  celui  de  rapprocher  ses  pensées  éparses  et 
d'y  mettre  l'ordre  auquel  il  ne  les  a  pas  lui-même  assu- 
jetties. Et  cela  même,  peut-être  Montaigne  s'en  plain- 
drait-il; peut-être,  comme  ce  mari  d'une  comédie 
d'Augier,  voudrait-il 

Qu'on  lui  fit  celle  grâce 
De  lui  laisser  un  peu  son  pcle-mèle  en  place, 

et  eût-il  été  capable  de  se  fâcher  tout  net  et  de  jeter 
ses  papiers  au  feu  s'il  avait  pu  prévoir  qu'un  jour  vien- 
drait où  il  serait  traité  comme  un  auteur.  Montaigne 


72  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

tenait  tant  à  éviter,  comme  il  dit,  la  physionomie 
«  livresque  »  1  II  a  pris  tant  de  soins,  et  tant  de 
libertés,  précisément  pour  n'avoir  point  l'air  d'écrire, 
mais  de  rêver  tout  haut  et  de  causer!  Lui  qui  ne  liaïs- 
sait  pas  les  souvenirs  antiques,  il  serait  homme  à  nous 
dire  que,  lorsque  Dédale  construisit  le  Labyrinthe, 
c'était  pour  qu'on  s'y  perdît,  et  qu'Ariane  avec  son 
fil  aurait  mérité  d'être  dévorée  par  le  jMinotaure. 


On  a  pu  dire  deBufl'on  (le  mot  est,  je  crois,  de  Vicq 
d'Azyr)  :  «  Pour  savoir  ce  que  vaut  M.  de  BufTon,  il 
faut  l'avoir  lu  tout  entier  ».  De  Montaigne,  c'est 
justement  le  contraire  que  nous  devons  dire,  et  le 
moyen  de  savoir  tout  ce  que  vaut  BufTon  est  le  moyen 
de  savoir  tout  ce  qui  manque  à  Montaigne.  Quelques 
pages  çà  et  là,  rencontrées,  quittées,  reprises,  savou- 
rées comme  il  les  a  écrites,  à  loisir  et  sans  intention, 
laissent  de  lui  une  impression  unique  de  nonchalante 
puissance  :  c'est  ainsi  qu'il  a  gagné  son  influence  et 
son  renom.  On  finit  bien,  en  se  laissant  prendre  à  sa 
manière,  par  avoir  lu  et  relu  tout  ce  qu'il  a  écrit, 
on  peut  même  l'avoir  appris  par  cœur  sans  s'en 
apercevoir,  on  l'a  lu  tout  entier,  mais  on  ne  l'a  pas 
lu  comme  un  tout,  et  peu  à  peu  on  s'est  comme 
engagé  envers  lui  à  lui  pardonner,  à  ne  voir  pas 
même  en  lui  toutes  ses  contradictions. 


Je  ne  connais  point  de  livre  qui  soit  plus  facile  à 
lire  que  les  Essais,  ni  aucun  homme  qui  soit  plus  que 


MONTAIGNE   ET   LES   ESSAIS.  73 

Montaigne  partout  présent  dans  son  livre.  Vous  diriez 
qu'il  est  là,  en  propre  et  réelle  personne,  devant  vos 
yeux;  il  semble  que  vous  apercevez  dans  les  mouve- 
ments de  son  style  tous  les  gestes  d'un  homme  qui 
cause;  le  voici  qui  sourit;  le  voilà  qui  hausse  les 
épaules  ;  le  voilà  qui  laisse  percer  son  accent  gascon. 
C'est  cette  continuelle  et  familière  présence  de  Mon- 
taigne dans  ses  écrits  qui  en  rend  la  lecture  si  difîé- 
rente  de  toute  autre  et  lui  ôte  toute  apparence  de 
travail. 

Ouvrez  les  Essais  et  laissez-vous  aller,  c'est  tout  ce 
que  Montaigne  vous  demande;  il  se  charge  du  reste, 
et  vous  irez  plus  d'une  fois  du  premier  mot  jusqu'au 
dernier.  Vous  n'avez  pas,  pour  le  suivre,  à  vous  mettre 
en  peine  d'être  attentif;  il  vous  en  dispense  et  il  y 
supplée;  à  chaque  page  il  fait  une  halte  qui  vous  met 
à  l'aise;  à  chaque  pas  il  a  un  élan  qui  vous  met  en 
train  ;  il  recommence  sans  cesse  à  vous  attirer  ailleurs, 
plus  loin,  sans  vous  dire  où  il  vous  mène,  sans  avoir 
l'air  de  le  savoir  lui-môme,  sans  qu'il  vous  reste  assez 
de  sang-froid  pour  y  penser.  11  a  su  mieux  que  per- 
sonne faire  de  ses  pensées,  pour  l'esprit  d'autrui,  une 
occupation  légère  et  vive  qui  se  distingue  à  peine  du 
loisir. 

Mais  un  jour  vient-il  oii  vous  ne  vous  contentez 
plus  de  lire  et  de  relire  les  Essais  et  d'en  jouir  sans 
vous  lasser?  Voulez-vous  les  comprendre  jusqu'à 
savoir  pourquoi  ils  vous  charment  et  où  ils  vous 
mènent?  Prétendez-vous  à  le  connaître  jusqu'à  pou- 
voir le  juger?  Aussitôt  votre  impression  change,  votre 
illusion  se  dissipe.  Vous  avez  devant  vous  un  livre 


74  ETUDES   ET   FRAGMENTS. 

très  facile  à  lire,  mais  très  difficile  à  étudier,  un 
homme  qui  vous  liante,  mais  qui  ne  se  laisse  pas 
étrcindre;  la  physionomie  de  Montaigne  est  devenue 
vacillante  et  confuse,  le  sens  et  la  portée  des  Essais 
se  dérobent  à  vous,  et  chacune  de  ces  pages  que  vous 
tourniez  naguère  en  ne  les  comptant  pas  vous  arrête 
désormais  et  redouble  votre  perplexité. 


Pour  connaître  Montaigne,  il  faut  avoir  lu  ses 
Essais  au  moins  trois  fois.  Je  ne  compte  pas  les  lec- 
tures à  butons  rompus  de  ceux  qui  prennent  Mon- 
taigne à  la  page  où  le  volume  s'ouvre,  à  la  ligne  oi^i 
tombent  leurs  yeux,  et  qui  le  suivent  comme  il  les 
mène,  en  ne  se  souciant  guère  de  savoir  où  l'on  ira. 
Beaucoup  de  gens  qui  ont  usé  ainsi  plusieurs  exem- 
plaires des  Essais  et  qui  ne  partiraient  point  pour  un 
voyage  sans  ce  facile  et  charmant  compagnon,  ont 
encore  à  le  lire  s'ils  veulent  le  connaître  vraiment.  Ils 
ont  pris  le  meilleur  moyen  de  se  plaire  avec  lui  et  de 
se  faire  enlacer  par  ses  filets  flottants.  Mais  pour  peu 
qu'ils  désirent  contrôler  leurs  plaisirs  avant  de  s'y 
abandonner  tout  à  fait  et  de  ne  se  laisser  séduire  qu'à 
bon  escient,  ils  feront  bien  de  revenir  souvent  à  la 
charge  et  de  se  persuader  qu'on  ne  possède  vraiment 
Montaigne  qu'à  la  condition  de  l'étudier  longuement 
et  sans  relâche. 

*    *    * 

Les  Essais  sont  un  Labyrinthe  où  il  n'y  a  point 
de  Minotaure;  leur  véritable  péril  est  qu'on  s'y  perd 
à  en  chercher  le  plan  et  l'issue. 


MONTAIGNE   ET   LES   ESSAIS.  75 


Je  n'imagine  que  deux  moyens  de  faire  connaître 
Montaigne  qui  puissent  être  pleinement  satisfaisants, 
et  ce  n'est  ni  de  le  prendre  pour  sujet  d'un  cours,  ni 
de  le  prendre  pour  sujet  d'un  livre.  Ou  bien  il  fau- 
drait le  mettre  en  action  dans  une  œuvre  d'imagina- 
tion et  d'art,  très  ample,  très  libre,  sans  autre  unité 
que  celle  du  héros  (et  l'on  sait,  rien  qu'en  le  nom- 
mant, si  ce  serait  là  une  unité  gênante);  ou  bien  il 
faudrait,  dans  une  série  de  récits  ou  de  scènes,  faire 
revivre  autour  de  lui  les  personnages  qui  ont  été 
mêlés  à  sa  vie  et  qui  ont  exercé  sur  lui  leur  influence 
ou  subi  la  sienne,  en  reprenant  en  quelque  sorte  à 
Sainte-Beuve  le  thème  heureux  du  convoi  de  Mon- 
taigne suivi  par  les  plus  grands  de  ceux  qu'il  a  ins- 
pirés ou  séduits. 

*     *    * 

Il  y  a  deux  manières  de  lire  Montaigne  :  on  peut 
lire  les  Essais  et  y  puiser;  on  peut  étudier  Montaigne 
et  se  livrer  à  lui.  Dans  l'infinie  variété  des  opinions 
qu'il  raconte  ou  des  idées  qu'il  éparpille,  il  y  a  tant 
de  choix,  tant  d'ouvertures  offertes  aux  esprits  les 
plus  divers,  que  nul  écrivain  peut-être  n'a  eu  autant 
de  part  que  lui  à  la  vie  intellectuelle  de  ceux  qui  lui 
ressemblent  le  moins.  Lui-même,  et  par  ses  maximes 
et  par  ses  exemples,  il  nous  invite,  en  lisant  ses  Essais, 
à  en  prendre  et  à  en  laisser.  C'est  sa  méthode  avec  les 
auteurs  mêmes  qu'il  aime  le  mieux  et  à  qui  il  attribue 
par  places  la  plus  indiscutable  autorité.  Mais  cette 
méthode,  qui  est  excellente  en  un  sens,  méconnaît 


7Ô  ETUDES   ET   FRAGMENTS. 

d'autre  part  et  laisse  de  côté  deux  traits  de  l'esprit 
humain  qui,  méconnus  et  niés,  n'en  prennent  pas 
moins  vite  leur  revanche  :  après  avoir  choisi  dans 
les  idées  d'un  homme,  nous  subissons  encore  son 
influence.  Après  avoir  accepté  une  idée  jusqu'à  cer- 
taine limite  précise  qui  nous  semble  la  circonscrire, 
nous  exerçons  sur  elle  involontairement  cette  puis- 
sance logique  qui  est  en  nous  et  qui  ne  nous  permet 
pas  de  conserver  indéfiniment  dans  le  sanctuaire  de 
notre  intelligence  une  idole  à  la  place  du  vrai  Dieu, 
une  erreur  sous  le  titre  de  la  vérité.  L'action  person- 
nelle de  l'homme  sur  l'homme,  et  l'action  abstraite 
de  la  logique  sur  la  raison  continuent  toutes  deux  à 
s'exercer  sans  notre  concours  et  à  notre  insu. 


Pour  parler  de  Montaigne,  il  y  a  une  méthode  qui 
est  la  sienne  et  qui  s'adapte  si  bien  au  génie  de  Mon- 
taigne qu'on  est  tour  à  tour  tenté  de  croire  que  c'est 
lui  qui  l'a  inventée  ou  que  c'est  elle  qui  nous  l'a 
donné;  c'est  de  n'avoir  aucune  méthode,  d'entrer 
dans  le  sujet  autrement  que  par  la  porte,  de  fuir  sans 
en  avoir  l'air  tout  chemin  tracé  et  de  s'abattre  à  loisir 
dans  ce  vaste  et  riche  enclos,  jusqu'à  ce  qu'à  force 
d'en  avoir  joui  on  finisse  par  s'en  croire  maître.  C'est 
bien  la  meilleure  manière  de  lire  Montaigne.  Mais 
est-ce  de  la  critique?  On  tend  aujourd'hui  à  ériger  en 
principe  qu'il  faut  faire  ainsi,  et  cela  s'appelle  se 
mettre  à  sa  place,  ou  plus  familièrement  encore 
entrer  dans  sa  peau.  Et  comme  il  convient,  quand  on 
a  une  faiblesse,  de  s'en  faire  gloire,  on  proclame  que 


MONTAIGNE  ET   LES   ESSAIS.  77 

c'est  là  la  grande  découverte  et  le  triomphe  de  la  cri- 
tique moderne.  La  critique  d'autrefois  était  dogma- 
tique, dit-on;  elle  couchait  tous  les  esprits  sur  un  lit 
de  Procuste;  quiconque  n'était  pas  conforme  à  tous 
les  articles  d'un  credo  littéraire,  à  tous  les  préjugés 
d'une  tradition  surannée  et  pédantesque,  était  con- 
damné d'emblée. 

La  critique  d'aujourd'hui  prend  les  gens  comme  ils 
sont;  elle  veut  les  connaître  et  se  refuse  à  les  juger; 
elle  n'a  rien  à  dire  ni  pour  eux  ni  contre  eux;  elle  les 
analyse,  elle  les  décrit,  elle  les  met  en  lumière;  ne  lui 
en  demandez  pas  davantage,  ou  vous  allez  passer 
pour  un  esprit  attardé. 

Il  est  certain  que,  de  notre  temps  et  en  suivant 
cette  voie,  la  critique  littéraire,  historique,  philoso- 
phique, a  fait  d'immenses  conquêtes.  Il  est  évident 
qu'on  a,  depuis  soixante  ans,  remis  en  valeur  et  en 
culture  une  immense  étendue  où  naguère  on  ne  dai- 
gnait pas  seulement  jeter  un  regard.  Je  n'en  voudrais 
pour  mon  compte  rien  abandonner.  Mais  je  ne  puis 
m'ôter  de  l'esprit  que  le  rôle  de  la  critique  n'est  pas 
là.  On  aura  beau  faire  et  beau  dire  :  critiquer,  c'est 
juger.  Juger,  c'est  appliquer  une  règle,  c'est  comparer 
un  fait,  un  cas  spécial,  à  un  principe,  à  une  loi. 


A  suivre  cette  méthode,  qui  est  de  n'avoir  aucune 
méthode,  Montaigne  a  gagné  sans  doute  bien  des 
grâces,  un  nombre  infini  de  lecteurs,  et  une  incalcu- 
lable puissance  sur  ceux  qui  l'ont  lu.  Son  livre  est 
vivant  :  ce  n'est  point  un  livre,  c'est  une  personne,  et 


78  ETUDES   ET   FRAGMENTS. 

celui  que  Pascal  appelait  le  maître  incomparable  en 
l'art  de  conférer  est  à  jamais  présent  dans  ces  pages, 
toujours  prêt  à  conférer  avec  nous,  tour  à  tour  pro- 
voquant nos  questions  ou  habile  à  s'y  dérober,  mais 
avec  la  coquetterie  de  Galathée  et  en  se  laissant 
suivre  poumons  mener  plus  loin. 


Montaigne  assure  qu'il  n'a  écrit  que  pour  se  faire 
connaître.  Depuis  trois  siècles  on  l'étudié,  on  le  relit, 
on  le  commente.  Le  connaît-on?  En  un  sens  oui,  et 
mieux  que  la  plupart  des  hommes.  On  le  connaît 
comme  Hamlet,  comme  Ulysse,  comme  un  de  ces 
personnages  multiples  et  vivants  que  l'imagination 
d'un  grand  poète  propose  et  impose  à  l'imagination 
d'autrui.  On  se  représente  Montaigne,  et  son  air,  et 
son  regard,  et  l'énigme  de  son  sourire.  On  se  dit 
volontiers  :  voilà  ce  que  Montaigne  n'aurait  pas  fait, 
voici  ce  qu'il  se  serait  bien  gardé  de  dire.  On  se  sert 
de  son  nom  plutôt  que  d'une  définition  pour  faire 
comprendre  par  analogie  ce  que  l'on  pense  de  tel  ou 
tel  écrivain.  Si  c'est  là  connaître  un  homme,  oui,  on 
le  connaît.  Mais  dirai-je  à  si  bon  marché  qu,'un 
homme  est  connu? 

Personne  n'a  eu,  pour  se  peindre  et  s'empreindre 
dans  la  mémoire  d'autrui,  un  don  plus  prodigieux  de 
subtile  analyse,  d'imagination  vivante  et  colorée, 
d'adresse  à  s'insinuer,  de  hardiesse  à  se  déshabiller, 
de  force  dans  les  résumés  après  cent  détours  où  il 
se  multiplie.  Mais  ainsi  doué,  ainsi  désireux  de  se 
faire  connaître,  ayant  réussi  à  fixer  tous  les  regards, 


MONTAIGNE   ET   LES   ESSAIS.  79 

célèbre,  recherché,  aimé  jusqu'au  culte,  Montaigne 
est-il  connu?  Son  souhait  est-il  accompli?  Il  me 
semble  que  non,  et  si,  parmi  nos  écrivains,  il  n'en  est 
pas  sur  qui  les  documents  abondent  davantage,  à 
qui  la  curiosité  publique  s'attache  plus  fidèlement,  il 
n'en  est  pas  non  plus  qui  reste  plus  énigmatique  au 
fond  et  plus  rebelle  à  la  sèche  et  rigoureuse  analyse. 


Montaigne  veut  que  «  tout  abrégé  d'un  bon  livre 
soit  un  sot  livre  '  »  ;  et  un  autre  jour  encore,  après 
avoir  noté  ce  qu'il  pense  de  Tacite,  soigneux,  selon 
sa  coutume,  de  se  préparer  des  excuses  contre  ceux 
qui  pourraient  trouver  ses  vues  peu  exactes  ou  peu 
complètes  :  «  Voilà,  disait-il,  ce  que  la  mémoire  m'en 
présente  en  gros,  et  assez  incertainement.  Tous 
jugements  en  gros  sont  lâches  et  imparfaits  -.  » 

Entre  tant  d'opinions  de  Montaigne  qui  prêtent  à 
la  controverse,  faut-il  accepter  celle-ci  les  yeux 
fermés?  Et  par  crainte  d'être  un  sot  ou  de  juger 
imparfaitement,  doit-on  s'abstenir  de  résumer  ce 
qu'il  pense  et  ce  qu'on  pense  de  lui?  Il  me  semble  au 
contraire  que  c'est  là  précisément  la  seule  chose  qu'il 
nous  ait  laissé  à  faire  sur  son  compte.  Il  a  été  pro- 
digue de  détails  et  de  contradictions.  Il  a  multiplié  et 
brisé  en  mille  fragments  son  Ame  et  sa  vie.  Il  a  tout 
fait  pour  être  connu  jusqu'aux  moindres  particula- 
rités et  pour  n'être  pas  compris.  Exciter,  satisfaire, 


1.  Essais,  liv.  III,  ch.  vm;  t.  IV,  p.  36. 

2.  Id.,  t.  IV,  p.  41.  Montaigne  avait  d'abord  écrit  :  ..  Tous  juge- 
ments universels  sont  lâches  et  dangereux  »  (éd.  de  1588). 


80  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

dépasser  même  la  curiosité  de  ses  lecteurs,  et  déjouer 
en  même  temps  les  prises  de  leur  raison,  provoquer 
l'attenlion  et  demeurer  une  énigtiîe,  voilà  le  pro- 
gramme qu'il  semble  s'être  proposé  et  qu'il  a  rempli. 


Pour  bien  saisir  les  idées  de  Montaigne  et  les  juger 
à  leur  valeur,  il  faut  se  résigner  à  un  travail  déplai- 
sant, il  faut  les  dépouiller  de  leur  forme  ancienne  et 
originale  et  les  traduire  en  langage  d'aujourd'hui. 
C'est  un  chagrin,  c'est  presque  un  meurtre,  quand 
il  s'agit  d'un  écrivain  tel  que  ^lontaigne,  né  avec  des 
dons  personnels  qui  ont  toujours  été  si  rares,  et  à 
une  époque  qui  se  prêlait  si  heureusement  à  l'emploi 
de  ces  dons.  Quel  moment  que  cette  fin  du  xvi*  siècle 
pour  un  écrivain  libre  et  hardi!  Il  y  avait  déjà  un 
public,  plus  nombreux,  plus  empressé,  plus  avide 
d'enseignements  et  de  plaisirs  nouveaux  que  nous  ne 
l'avons  longtemps  pensé,  et  surtout  plus  habitué  à 
s'enquérir  et  à  communiquer  d'un  pays  à  l'autre, 
moins  enfermé  dans  les  limites  d'un  pays  et  d'une 
langue  qu'il  ne  devint  au  siècle  suivant. 


Nous  sommes  vraiment  insatiables.  Voici  un 
homme  qui  a  employé  sa  vie  à  se  regarder  vivre  et  à 
se  raconter.  De  son  propre  mouvement  il  nous  a 
fourni  sur  son  compte  plus  de  détails  minutieux,  plus 
de  nuances  fines  jusqu'à  la  subtilité,  plus  de  confes- 
sions au  moins  hardies  que  l'on  n'en  possède  sur 
aucun  autre  homme.  A  tant  parler  de  soi,  tout  autre 


MONTAIGNE   ET   LES    ESSAIS.  81 

nous  lasserait.  A  parler  de  soi  avec  si  peu  de  réserve, 
louL  aulre  serait  depuis  longtemi)s  rangé  parmi  les 
cyniques.  Peut-être  jMonlaigne  en  a-l-il  Iropdit;  sans 
doute  il  en  a  dit  assez.  IMais  non;  puisque  c'est  de 
Montaigne  qu'il  s'agit,  nous  ne  croirons  jamais  en 
savoir  assez.  11  nous  a  rendus  curieux  de  lui  à  sa 
manière,  c'est-à-dire  à  l'infini,  et  comme  il  recom- 
mençait toujours  à  s'étudier,  il  faut  reprendre  l'en- 
quête là  oi^i  il  l'a  laissée  en  mourant,  il  faut  creuser 
encore  sous  ces  racines  mises  à  nu,  il  faut  chercher 
autour  de  lui,  avant  lui,  après  lui,  tout  ce  qui  peut 
jeter  quelque  lumière  nouvelle  sur  sa  vie,  sur  son 
caractère,  sur  ses  idées,  sur  son  influence.  On  dirait 
que  les  admirateurs  de  Montaigne  au  xi.V  siècle  se 
sont  délibérément  proposé  cette  gageure  d'arriver  à 
connaître  mieux  qu'il  n'a  fait  lui-même  l'homme  qui 
passe  pour  s'être  le  mieux  connu. 


VI 


LE    STYLE     DE    MONTAIGNE 

En  quoi  donc  Montaigne  a-t-il  excellé?  Cnr  on  ne 
saurait  comprendre  et  par  suite  il  ne  faut  pas  pré- 
tendre que  trois  siècles  de  séduction  et  d'empire 
soient  sans  cause  efficace  et  ne  tiennent  qu'à  une 
totale  erreur.  Il  faut  trouver  à  Montaigne  un  titre 
réel,  un  mérite  indiscutable,  qui  explique  le  crédit 
dont  il  jouit  depuis  si  longtemps  et  pour  si  longtemps 
encore.  Qu'est-ce  donc  qui  a  fait  admirer  jusqu'à 
l'excès  cet  observateur  léger,  ce  raisonneur  inconsé- 
quent, ce  politique  à  courte  vue,  ce  moraliste  sans 
morale,  ce  sceptitiue  crédule,  ce  conservateur  qui  ne 
regarde  ni  comme  valable  ni  comme  durable  ce  qu'il 
veut  conserver,  cet  avocat  de  l'Eglise  qui  n'est  le 
client  d'aucune  religion,  en  un  mot  ce  singulier 
mélange  de  routine  et  de  paradoxe  que  nous  venons 
d'analyser?  A  côté  de  ces  hommes  divers  et  au-dessus 
d'eux  il  faut  qu'il  y  ait  eu  en  Montaigne  un  homme 
de  génie  pour  les  rendre  à  ce  point  célèbres  et  puis- 


LE   STYLE   DE   MONTAIGNE.  83 

sants.  Oui  certes,  et  il  n'est  pas  difficile  à  trouver. 
L'homme  de  génie  en  Montaigne,  c'est  l'écrivain. 


Un  des  plus  grands  services  que  ]\Iontaigne  ait 
rendus  à  la  langue  française,  et  le  plus  grand  peut- 
être,  c'est  de  prouver  qu'elle  est  capable  de  tout,  et 
c'est  pourquoi  l'on  peut  soutenir  qu'il  n'a  pas,  dans 
notre  enseignement  littéraire,  la  place  qui  lui  est  due. 
Montaigne  sans  doute  n'est  pas  le  plus  parfait  de  nos 
écrivains,  mais  il  est  le  plus  complet  :  toutes  les 
couleurs  sont  sur  sa  palette,  toutes  les  notes  sont 
dans  sa  voix,  et  lorsqu'en  comparant  notre  littéra- 
ture aux  autres  nous  sommes  pris  de  jalousie  ou 
d'excessive  humilité,  lorsque  nous  entendons  dire  et 
redire  que  notre  langue  et  notre  génie  national  se 
refusent  à  exprimer  certaines  choses,  fatalement 
réservées  à  d'autres  peuples,  je  voudrais  qu'avant 
de  passer  condamnation  sur  chaque  point  l'on  se 
demandât  seulement  si  Montaigne,  lui  aussi,  y  aurait 
échoué.  Pour  ma  part,  je  n'en  crois  rien.  Je  tiens  ses 
ressources  de  style  pour  infinies. 


La  langue  de  Montaigne  a  cela  d'admirable  qu'elle 
est  au  même  degré  universelle  et  personnelle,  la 
langue  de  tout  le  monde  et  celle  de  Montaigne  seul. 
Le  lettré,  l'homme  qui  a  parlé  latin  dès  son  enfance, 
l'admirateur  et  le  dégustateur  délicat  de  Virgile  et  de 
Lucrèce  y  a  sa  grande  part;  l'homme  du  monde,  le 
causeur,  qui  aime  la  conversation  des  femmes  et  qui 


84  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

dédie  à  celle-ci  son  essai  sur  réducalion,  à  celle-là 
son   apologie  de   Raymond  Sebon,   s'y  laisse   aussi 
reconnaître;  et  cependant  ce  latiniste  et  ce  gentil- 
homme n'a   nul  dédain,  il  s'en   faut   de  beaucoup, 
pour  le  langage  populaire  ou  môme  provincial;  avant 
tout,   il  veut  que  sa   pensée  soit  en  lumière  et   en 
relief,  et  que  le  gascon  y  aille  si  le  français  n'y  peut 
aller  I  11  prend  donc  de  toutes  mains  les  éléments  de 
son  style,  non  comme  un  ignorant  qui  ne  saurait  pas 
les  distinguer,   mais  avec  réflexion   et  avec  choix, 
comme    un    homme    complet    qui    ne    veut    laisser 
échapper   sans  la   dire   aucune   vérité   humaine,   et 
comme  un  artiste  consommé   qui  s'entend  à   com- 
biner et  à  nuancer  toutes  ses  couleurs.  Sans  doute  il 
y  a  des  secrets  de  l'art  d'écrire  que  Montaigne  ne 
possède  pas  et  dont  il  peut,  par  son   charme,  faire 
trop  oublier  l'absence  :  la  suite,  l'ordre,  la  proportion 
des  parties,  et  la  parfaite  clarté  qui  en  découle,  lui 
manquent   décidément;    non    seulement    il    ne   s'en 
pique  pas,  mais  encore,  et  cent  fois  plutôt  qu'une,  il 
vous  avertit  que  vous  n'avez  pas  à  les  attendre  de 
lui.    Chez  certains  écrivains,   ces  qualités  sont  des 
dons  naturels;  chez  lui,  non,  et  ce  seraient  des  vertus; 
pour  celles-là  comme  pour  les  autres,  il  se  récuse. 
Mais  si  les  mérites  qui  tiennent  de  la  méthode  lui 
échappent  sans  qu'il  prenne  seulement  la  peine  de 
les  regretter,  tous  ceux  qui  tendent  à  l'expression 
proprement  dite  lui  appartiennent  de  naissance,  et  il 
s'y  complaît.  Cette  puissance  miraculeuse  que,  selon 
la  Genèse,  Adam  eut  pour  nommer  chacun  des  êtres 
nouvellement  créés  qu'il  passait  en  revue,  il  semble 


LE   STYLE    DE   MONTAÏCNE.  85 

que  Montaigne  l'a  reçue  à  un  degré  aussi  extraordi- 
naire, au  lendemain  du  chaos  d'où  sortait  le  monde 
moderne,  pour  nommer,  définir,  dépeindre  l'un  après 
l'autre  les  sentiments  petits  ou  grands,  les  pensées 
les  plus  générales  ou  les  plus  subtiles,  les  faits  fami- 
liers ou  étranges  qui  se  pressaient  autour  de  lui,  et 
jusqu'à  ces  états  indistincts  de  l'ame  qui  ont  en  eux 
du  «  je  ne  sais  quoi  »  et  qui  seraient  mal  rendus  si 
l'écrivain  voulait  les  forcer  à  passer  du  crépuscule 
où  ils  voltigent  à  la  clarté  du  plein  midi.  [1  y  a  des 
livres  qu'il  n'aurait  pas  pu  faire;  mais  ce  que  Mon- 
taigne n'aurait  pas  pu  dire  ne  peut  pas  être  dit  ou 
n'en  vaut  pas  la  peine.  Quand  on  vient  de  lire  quel- 
ques pages  de  Montaigne,  on  ne  peut  croire  que  les 
mots  soient  capables  de  se  refuser  à  aucun  service 
qu'il  lui  plairait  d'exiger  d'eux.  C'est  un  des  plus 
grands  magiciens  à  qui  ils  aient  jamais  obéi. 


Quand  on  pense  que,  parmi  nos  grands  prosateurs, 
Montaigne  est  seulement  un  des  premiers  au  second 
rang,  on  ne  peut  réprimer  un  frisson  d'orgueil  pour 
la  patrie  de  tels  écrivains.  Notre  poésie  prèle  à  la 
discussion;  elle  est,  à  l'étranger,  peu  connue  et  peu 
goûtée,  elle  paie  cher  maintenant  un  siècle  de  domi- 
nation superbe  et  peu  féconde,  et  nous-mêmes,  j'en 
suis  persuadé,  nous  sommes  maintenant  pour  elle 
plutôt  sévères  et  ingrats.  Mais  s'il  est  dans  l'histoire 
littéraire  une  cause  entendue  et  gagnée,  c'est  celle 
de  Montaigne.... 


86  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 


Le  talent  est  par  nature  spécieux.  Il  consiste  juste- 
ment dans  la  puissance  trajouler  ou  de  suppléer  à  la 
vérité. 

*    *    * 

Ce  ne  serait  pas  une  mince  question  de  psycho- 
logie que  celle-ci  :  qu'est-ce  que  le  talent?  Et  quel 
rapport  y  a-t-il  entre  le  talent  d'un  homme  et  ses 
autres  dispositions  ou  facultés?  Est-il  vrai,  est-il 
évident,  est-il  nécessaire  que  le  talent  d'un  homme 
soit  toujours  le  portrait  exact  de  toute  sa  nature 
intellectuelle  et  morale,  et  que  par  conséquent  on 
puisse  toujours  conclure  de  l'un  à  l'autre?  Peut-on 
s'assurer  que  tous  les  traits  du  talent  se  retrouvent 
dans  l'homme,  tous  les  traits  de  l'homme  dans  le 
talent,  et  que  ses  écrits  soient  ainsi  sa  biographie 
exacte  et  complète,  son  involontaire  et  infaillible 
portrait?  Prenons  un  exemple  pour  que  la  (juestion 
soit  plus  claire  encore,  et  prenons  pour  exemple 
Montaigne  lui-même.  Nous  l'avons  vu  agir  et  vivre, 
nous  avons  sur  ses  actions  et  sur  sa  vie  des  récits, 
des  aveux  qui  nous  viennent  de  lui,  des  faits  et  des 
documents  qui  s'y  ajoulent  :  cela  est  achevé,  il  nous 
reste  à  le  regarder  écrire.  Est-ce  le  même  homme  que 
nous  allons  voir,  et  rien  de  plus?  Eh  bien,  non. 

Et  quand  je  dis  non,  remarquez  que  l'exemple  sur 
lequel  j'opère  est  le  plus  favorable  à  la  thèse  que  je 
combats.  Je  l'ai  déjà  dit,  mais  on  ne  saurait  parler  de 
Montaigne  sans  le  redire  sans  cesse  :  aucun  écrivain 
ne  s'est  plus  dévoué  à  faire  passer  sa  personne  dans 


LE   STYLE    DE   MONTAIGNE.  87 

son  livre,  à  mouler  son  livre  sur  lui-même,  à  se  sur- 
vivre tout  entier  dans  ses  écrits  et  à  les  occuper  de 
lui  seul.  Partout  il  avoue,  partout  il  affiche  ce  des- 
sein :  c'est  l'éloge  unique  auquel  il  aspire  et  l'unique 
excuse  sur  laquelle  il  se  rabat  continuellement. 
Léguer  son  image  plus  entière  et  plus  vive  à  ceux 
qui  l'ont  connu,  voilà  comment  il  exprime  lui-même 
son  désir  dans  la  première  page  de  ses  Essais,  et 
légèrement,  nonchalamment,  il  congédie  ceux  qui 
n'ont  pas  de  loisir  à  perdre  en  un  sujet  si  vain.... 


Montaigne  médit  beaucoup  des  livres  et  de  ceux 
qui  s'y  adonnent  ',  mais  sûr  qu'il  est  de  ne  se  laisser 
point  dominer  et  écraser  par  eux,  il  ne  les  craint 
point  pour  son  compte;  lire  est  pour  lui  une  autre 
manière  de  voyager  et  de  causer;  écrire  est  une 
manière  de  nous  faire  voyager  dans  son  àme  et  de 
causer  avec  nous.  Toutes  ses  idées  littéraires  se  res- 
sentent de  cette  humeur  curieuse  et  mobile  qui  est 
au  fond  de  lui.  Elles  sont  libres,  variées,  et  souvent 
contradictoires,  comme  les  notes  d'un  touriste  qui 
ne  veut  pas  choisir  entre  ses  impressions  successives 
ni  sacrifier  aucun  de  ses  goûts. 


Si  l'on  prend  au  pied  de  la  lettre  ce  que  Montaigne 
dit  de  son  livre  et  de  son  style,  on  croirait  qu'il  a 
écrit  sans  aucun  souci  de  la  forme  et  de  l'art,  sans 

1.  Essais,  liv.  III,  chap.  m. 


88  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS, 

autre  préoccupation  que  celle  de  se  tenir  aussi  près 
que  possible  de  sa  pensée  spontanée  et  de  garder 
toute  pure  et  toute  simple  sa  verve  du  premier  jet.  A 
chaque  instant,  qu'il  s'agisse  de  lui-même  ou  des 
autres,  il  a,  contre  le  choix  des  mots,  contre  les  scru- 
pules de  la  grammaire,  contre  le  désir  d'orner  ou 
d'ordonner  sa  pensée,  cent  arguments  ou  mille  épi- 
grammes,  et  visiblement  il  veut  passer  et  rester  dans 
notre  mémoire  à  un  tout  autre  titre  que.  celui  d'ar- 
tiste et  d'écrivain. 

C'est  cependant  comme  écrivain  et  comme  artiste 
que  Montaigne  est  tout  à  fait  du  premier  ordre;  c'est 
l'artiste,  c'est  l'écrivain  qui  a  fait  sa  gloire  et  sa 
force;  son  talent,  qu'il  semble  mépriser,  lui  a  livré 
les  esprits  éblouis  et  séduits.  Jamais  les  mots  n'ont 
eu  autant  de  prestige  sous  la  plume  d'un  homme  qui 
ait  autant  médit  des  mots.  Le  talent  a  cela  de  singu- 
lier que,  partout  où  il  paraît,  les  autres  esprits  se 
modèlent  sur  lui  et  qu'aucun  autre  ne  le  reproduit. 
II  fait  école  et  demeure  inimitable.  Il  pénètre  par- 
tout, il  se  répand  partout,  il  envahit  tout,  et  après 
tout  il  lui  reste  une  saveur  unique,  une  essence 
propre  dont  il  ne  saurait  faire  part.  II  s'assimile  tout 
le  monde,  et  personne  ne  finit  par  lui  ressembler. 


Par  la  forme,  Montaigne  est  un  maître  et  un 
homme  de  génie,  et  nul  exemple  n'est  plus  propre 
que  le  sien  à  prouver  que  le  don  d'écrire  peut  être, 
comme  Pascal  le  dit  de  l'éloquence,  une  puissance 
trompeuse  et  qu'il  nous   faut  veiller  sévèrement   à 


LE    STYLE    DE   MONTAIGNE.  80 

maintenir  notre  esprit  assez  libre  et  sûr  de  lui  pour 
qu'il  sache  refuser  sa  conflance  à  qui  ravit  son  admi- 
ration. 

*     *     * 

De  la  part  d'un  homme  qui  écrit,  est-ce  un  tort, 
est-ce  un  ridicule  d'être  occupé  de  son  langai^e  et  de 
mettre  un  peu  de  soin,  beaucoup  de  soin  même,  à 
trouver  les  mots  et  les  tours  qui  conviennent  le 
mieux  à  ses  pensées?  Je  suis  si  loin  de  le  croire  que 
le  véritable  ridicule,  à  mes  yeux,  est  de  se  prétendre 
indilVérent  sur  ce  point,  et  si  cette  indifîérence  n'est 
pas  une  prétention  et  une  petite  comédie  de  notre 
vanité  déguisée,  si  c'est  un  mépris  sincère  et  réel  de 
la  forme,  il  y  a  là  une  erreur  qui  va  loin,  un  véritable 
défaut  de  l'esprit.  Qu'on  écrive  pour  le  public  ou 
pour  quelques  amis,  qu'on  écrive  pour  soi-même, 
peu  importe;  quel  que  soit  le  dessein  de  celui  qui 
prend  la  plume  en  main,  il  aurait  tort  d'accepter  au 
hasard  les  premières  paroles  qui  s'offrent  à  lui,  et  de 
ne  jamais  chercher,  de  ne  jamais  choisir,  de  ne 
jamais  ordonner.  Nous  nous  laissons  aisément  aller 
à  un  désir  puéril  de  n'avoir  pas  l'air  de  faire  ce  que 
nous  faisons.  On  écrit,  et  l'on  ne  veut  point  passer 
pour  un  écrivain.  Celui-ci  feint  d'écrire  comme  il 
cause  ;  celui-là  joue  le  personnag-e  d'un  orateur,  il 
sY'chauffe  sur  son  papier,  il  apostrophe  un  adversaire 
absent,  il  implore  et  gourmande  un  auditoire  qui  ne 
répond  pas;  cet  autre  se  pose  en  homme  inspiré  en 
qui  les  pensées  surgissent  sans  qu'il  sache  d'où  elles 
viennent.  A  quoi  bon  ces  mensonges?  Pourquoi  se 
tromper  et  tromper  les  autres? 


90  ETUDES   ET   FRAGMENTS. 


L'examen  altentif  des  diverses  éditions  des  Essais 
fait  naître  dans  l'esprit  un  tout  autre  sentiment  que 
celui  qu'on  avait  pris  de  son  auteur.  Montaigne 
n'écrit  pas  à  bride  abattue,  comme  il  le  dit.  C'est  un 
écrivain  raffiné  et  babile,  sachant  cacher  sous  des 
dehors  innocents  la  pensée  la  plus  hardie.  Il  n'est 
pas  simple  et  ouvert,  comme  il  voudrait  le  laisser 
croire.  C'est  un  artiste  et  un  diplomate. 


Montaigne,  dans  son  style,  n'a  ni  masque  ni  fard  ; 
mais  il  a  de  la  toilette,  plus  qu'il  ne  veut  le  laisser 
croire,  plus  qu'on  ne  l'a  cru  généralement. 


La  vivacité  de  l'expression  ne  prouve  pas  toujours 
la  netteté  des  idées.  Voyez  Montaigne. 


On  a  beaucoup  loué  Montaigne  d'avoir  pensé  et 
écrit  naturellement,  et  il  n'est  pas  besoin  de  citer  ce 
qu'il  dit  de  ses  idées  et  de  son  style,  pour  prouver 
que  c'est  bien  là  l'éloge  auquel  il  prétendait  lui- 
même  et  qu'il  se  réservait  sans  embarras  parmi  ses 
plus  grandes  protestations  de  modestie. 


Le  naturel,  à  coup  sûr,  est  d'une  puissance  et 
d'une  grâce  incomparables  ;  c'est  parce  qu'ils  ont 
plus  de  naturel  que  Molière  et  La  Fontaine  s'isolent 


LE    STYLE    DE   MONTAIGNE.  91 

parmi  leurs  contemporains  et  restent  toujours  à 
noti-e  portée  malgré  les  modes  qui  passent  et  le  goût 
qui  change.  Mais  si  l'on  prétend  tirer  de  leurs  chefs- 
d'œuvre  et  de  leur  gloire  un  argument  pour  prouver 
qu'il  faut  abandonner  à  lui-même  ou  même  res- 
treindre le  génie  et  toujours  le  pousser  à  abonder 
dans  son  propre  sens,  nous  voilà  oi^i  je  ne  saurais  en 
venir.  Ni  Molière  ni  La  Fontaine  ne  sont  les  produits 
du  naturel  tout  pur  et  tout  seul.  La  longue  culture 
des  autres,  leur  propre  culture  est  pour  beaucoup 
dans  la  beauté  de  leur  art,  et  quand  nous  en  savou- 
rons les  fruits,  n'oublions  pas  plus  dans  notre  plaisir 
ce  qui  vient  de  la  greffe  que  ce  qui  vient  du  plant. 
On  est  aujourd'hui  trop  porté  à  considérer  comme 
factice  et  faux  tout  ce  qui  n'est  pas  de  premier  jet; 
on  tend  à  supprimer  d'un  seul  coup  les  profits  de  la 
réflexion,  de  la  comparaison  et  de  la  volonté;  on 
veut  revenir  à  l'état  de  nature  et  tenir  pour  non 
avenue  la  civilisation  même,  Montaigne  est  déjà  en 
plein  paradoxe  à  ce  sujet,  et  au  lieu  de  tant  admirer 
son  indépendance  et  sa  fermeté  d'esprit  dans  les 
complaisantes  rêveries  où  le  jette  la  pensée  des  sau- 
vages, on  est  en  droit  de  s'étonner  de  son  naïf  éton- 
nement. 


Montaigne,  dans  l'art  de  conférer,  se  montre  tout 
autre  que  dans  l'art  d'écrire.  Quand  il  écrit,  la  méthode 
est  son  ennemie  jurée;  il  l'ignore  avec  délices,  il  la 
répudie  avec  éclat;  chercher,  dans  la  solitude,  l'ordre 
de  ses  propres  pensées,  on  dirait  que,  selon  lui,  ce 


92  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

serait  presque  une  manière  de  mentir,  et  que  le  tohu- 
bohu  fait  partie  de  sa  bonne  foi. 


Ce  qui  charme  et  entraîne  en  Montaigne,  c'est  cet 
air  de  vie  qui  circule  partout  en  son  livre,  un  je  ne 
sais  quoi  de  dramatique  et  de  direct,  infiniment 
varié,  par  où  ses  dissertations,  questions  et  sentences 
sont  relevées.  Vous  vous  croyez  en  pleine  analyse  : 
«  Quelles  causes  n'inventons-nous  des  malheurs  qui 
nousadviennent?  A  quoy  nenous  prenons-nous  à  tort 
ou  à  droit,  pour  avoir  où  nous  escrimer'?  »  ^lais 
qu'est-ce  donc?  Une  femme  se  dresse  devant  la  pensée 
de  Montaigne  et  devant  nos  yeux  :  elle  se  lamente, 
son  frère  a  été  tué  par  une  balle,  il  la  voit,  il  lui  parle, 
il  nous  force  à  la  voir  comme  lui  :  «  Ce  ne  sont  pas  ces 
tresses  blondes,  que  tu  deschircs,  ny  la  blancheur  de 
cette  poitrine,  que  despitée  tu  bats  si  cruellement,  qui 
ont  perdu  d'un  malheureux  plomb  ce  frère  bien  aymé; 
prens  t'en  ailleurs.  »  Et  cela,  sans  transition,  brus- 
quement, avec  un  elTet  inattendu  que  La  Bruyère  lui 
eût  envié  et  n'aurait  obtenu  qu'avec  bien  plus  de 
préparation  et  d'effort. 


Il  est  nécessaire  que  nous  perdions  l'habitude  de 
laisser  nos  admirations  emporter  avec  elles  notre 
adhésion,  et  que  nous  apprenions  de  plus  en  plus  à 
faire  leurs  parts  bien  distinctes  au  plaisir  de  lire  et 
au  devoir  de  juger.  Je  tiendrais  beaucoup  à  y  réussir 

1.  Essais,  liv.  I,  cliap.  iv  ;  t.  I,  p.  25. 


LE    STYLE   DE   MONTAIGNE.  03 

en  parlant  de  Montaigne,  car  je  suis  convaincu  qu'il 
est  peu  d'écrivains  en  qui  le  bien  et  le  mal  soient 
plus  profondément  mêlés,  et  plus  également  couverts 
d'un  style  presque  sans  rival.  Il  a  par-dessus  tout  le 
don  de  la  vie.  A  propos  de  tout  il  parle  de  lui-même, 
et  en  le  lisant  nous  n'avons  jamais  affaire  à  la  raison 
abstraite  et  indistincte  d'un  penseur  qui  s'efforce  à 
nôtre  pas  quelqu'un.  Avez-vous  vu  parfois  dans  une 
maison  bien  antique,  bien  austère,  bien  triste,  entrer 
tout  à  coup  un  de  ces  êtres  privilégiés  à  qui  tout  est 
permis,  qui  semblent  avoir  plus  d'une  âme  à  dépenser 
et  qui  en  prêtent  à  tout  ce  qui  les  entoure,  le  fds  de 
vingt  ans  qui  revient  de  voyage  ou  l'écolier  dont  les 
vacances  vont  commencer?  Comme  la  vieille  maison 
s'émeut  et  s'illumine  en  un  instant!  Comme  une  per- 
sonne vraiment  et  fortement  vivante  change  l'aspect 
des  lieux  où  elle  apparaît  et  peut  pour  ainsi  dire  faire 
foule  à  elle  seule,  là  oi^i  l'on  ne  voyait  avant  elle 
qu'une  solitude  habitée  par  des  fantômes  silencieux! 
Ainsi  Montaigne  se  jette  à  corps  perdu  dans  les  pro- 
blèmes qui  ap[)ar(cnaient  avant  lui  à  l'école  ou  à  la 
science  pure;  il  les  anime,  il  les  peuple,  il  est  partout, 
c'est  comme  l'efTet  d'un  enchantement. 


Montaigne  ne  corrigeait  pas  seulement;  il  ajoutait, 
et,  quand  il  ajoutait,  ce  n'était  pas  en  une  fois  et 
d'un  jet.  A  comparer  les  diverses  éditions  de  ses 
Essais,  on  est  déjà  amené  à  diviser  ses  chapitres  en 
beaucoup  de  morceaux;  mais,  en  regardant  les  notes 
manuscrites  de  l'exemplaire  de  Bordeaux,  on  recon- 


94  ETUDES   ET    FRAGMENTS. 

naît  que  cette  mosaïque  brillante  se  compose  de  frag- 
ments encore  plus  menus  qu'on  n'aurait  cru;  on  voit 
qu'en  deux  tiers  de  pag-e  la  plume  et  l'encre  changent 
jusqu'à  dix  fois,  et  au  lieu  de  se  représenter  tout  cet 
esprit  comme  le  flot  courant  d'une  conversation  abon- 
dante, il  faut  changer  d'image  :  c'est  un  chef-d'œuvre 
de  marqueterie.  Si  La  Bruyère,  au  lieu  de  mépriser 
et  de  rejeter  l'art  des  transitions,  si  difficile  selon 
Boileau,  avait  rapproché  et  soudé  les  sentences,  les 
remarques  qui  se  succédaient  dans  son  esprit,  rien 
ne  ressemblerait  autant  à  un  chapitre  des  Caractères 
qu'un  chapitre  des  Essais. 

#     #    * 

Montaigne  écrit  d'abord  '  :  «  Extrêmement  oisif, 
extrêmement  libre,  et  par  nature  et  par  art,  je  ne  trcuve 
rien  si  chèrement  acheté  que  ce  qui  me  cousle  du  soing...  », 
mais  il  se  ravise,  il  raye  la  dernière  phrase  et  met  en 
place  :  «  je  prcsterois  aussi  volontiers  mon  sang  que 
mon  soing...  ».  Voyez-vous  l'écrivain?  Il  aime  l'hyper- 
bole pourvu  qu'elle  s'aiguise  en  pointe  d'acier;  un 
peu  d'allitération  même  ne  lui  déplaît  pas;  il  ne  craint 
pas  de  se  compromettre  à  ce  petit  jeu  des  sons  qui 
frappent  l'esprit.  C'est  toujours  son  axiome  : 

II.TC  vere  sapial  diclio  qua?  ferict. 

Il  a  beau  se  vanter  de  sa  nonchalance,  je  crois  qu'il 
prèle  à  son  style  beaucoup  de  soin,  et  très  volontiers. 
Il  est  primesautier,  oui;  mais  ce  qui  lui  revient  en  se 
relisant,  il  n'en  ignore  pas  le  prix,  et  il  en  tient  note. 

1.  Esxais.  liv.  II.  cliap.  xvii.  —  Ed.  Courbet  et  Rover,  t.  111, 
p.  34.  Le  passage  entier  ne  figure  que  dans  l'édition  de  1595. 


LE   STYLE   DE   MONTAIGNE.  9b 


Si  rare  qu'elle  soit,  la  puissance  de  rendre  les  faits, 
les  idées,  les  sentiments  saisissables  et  comme  visibles 
par  le  choix  d'un  mot  ou  par  un  assemblage  de  mots, 
le  don  de  nommer  ce  qui  se  passe  en  nous  ou  ce  que 
nous  apercevons  au  dehors  n'épuise  pas,  tant  s'en 
faut,  l'office  de  la  pensée.  Entre  ces  faits  vivement 
observés,  entre    ces   sentiments  finement  analysés, 
entre  ces  pensées  puissamment  taillées  et  colorées, 
n'y  a-t-il  point  de  rapport  et  de  lien?  Ou  n'y  aurait-il 
entre  eux  d'autre  rapport  ni  d'autre  lien  que  ceux  de 
leur  succession  fortuite  dans  l'esprit  de  l'écrivain? 
N'ai-je  rien  de  mieux  à  faire  que  d'énumérer  à  mesure, 
dans  l'ordre  ou  le  désordre  de  leur  défilé,  mes  obser- 
vations, mes  aperçus,  mes  théories,  si  je  vais  jusqu'à 
avoir  des  théories,  et  ne  dois-je  me  soucier  d'aucun 
autre  élément  de  la  vérité  ni  d'aucune  autre  condition 
de  l'art?  Il  y  a  ici,  et  dans  Montaigne,  et  dans  la  tra- 
dition française,  et  dans  les  tendances  d'aujourdhui, 
plus  d'un  point  à  discuter  et  à  définir.  Montaigne  n'a 
pas  cru  à  la  nécessité,  au  devoir  de  mettre  de  l'ordre 
dans  ses  idées.  Il  y  a,  dans  la  tradition  française,  tout 
un  courant  d'idées  qui  va  droit  à  nier  cette  nécessité 
et  à  se  jouer  de  ce  devoir.  Il  y  a  aujourd'hui  toute 
une  école  d'écrivains,  d'artistes,  de  critiques,  de  phi- 
losophes  même   qui    se   laissent   aller   et   qui   nous 
entraînent  dans  le  même  sens.  Ont-ils  raison?  Ont- 
ils  tort?  Voilà  tout. 

Cela   vaut  d'autant  plus  la  peine   d'être  examiné 
qu'il  y  a  là,  on  peut  le  dire,  lutte  incessante  entre  nos 


90  KTUDES    ET    FRAGMENTS. 

plus  grands  esprits.  L'histoire  de  la  littérature  fran- 
çaise est  l'histoire  d'une  guerre  civile  séculaire  entre 
les  dons  divers  que  notre  race  a  reçus  en  partage,  qui 
ne  lui  sont  certainement  pas  particuliers,  mais  qui 
sont  en  elle  dosés  et  mélangés  autrement  que  chez 
les  autres  peuples.  Si  Ton  continue,  nous  finirons 
par  regarder  l'esprit  de  chaque  nation  comme  un 
élément  irréductible,  comme  une  substance  première 
et  unique,  n'ayant  rien  de  commun  avec  l'esprit  des 
nations  voisines,  et  destiné  à  se  développer,  à  s'ac- 
complir, à  s'affaisser  et  à  se  détruire  enfin  par  le  seul 
mouvement  spontanément  fatal  de  son  principe 
propre.  En  politique,  cela  mène  à  croire  que  la  liberté 
est  anglaise,  et  que  la  France  n'a  rien  de  mieux  à 
faire  que  d'y  renoncer.  En  religion,  cela  mène  à 
croire  que  nous  sommes,  par  grâce  spéciale  et  défi- 
nitive, catholiques  ou  sceptiques,  et  capables  seule- 
ment, comme  dernier  achèvement  de  notre  destinée, 
d'être  catholiques  et  sceptiques  à  la  fois.  En  littéra- 
ture, cela  mène  à  croire  que  nous  sommes  voués,  ou 
condamnés,  à  être  des  orateurs  ou  des  causeurs, 
voués  à  l'être  en  perfection  ou  condamnés  à  l'être 
sans  rémission,  car  avec  ce  fatalisme  on  ne  sait 
jamais  s'il  s'agit  d'une  grâce  inaliénable  ou  d'une 
sentence  sans  appel,  ni  si  l'on  est  aux  pieds  d'un 
bienfaiteur  ou  aux  mains  d'un  geôlier.... 


Si  Ion  me  demandait  à  quel  titre  Montaigne  me 
semble  impérissable,  je  dirais  sans  hésiter  :  comme 
poète.  Nous  n'en  avons  pas  deux  tels  que  lui.  C'est 


LE   STYLE   DE   MONTAIGNE.  97 

une  des   raisons  qui  ont  le  plus  puissamment  con- 
tribué à  maintenir    son  nom    hors  de  pair  et  à  lui 
rendre   de    nos   jours    une   nouvelle   popularité.    A 
mesure  que  notre  littérature  de  plus  en  plus  filtrée  et 
appauvrie  devenait  ultra-prosaïque  jusque  dans  son 
fond,  on  prenait  plaisir,  sans  savoir  bien  nettement 
pourquoi,  à  retrouver  sous  un  tout  autre  langage, 
sous  la  pourpre  brodée  de  cette  antique  draperie,  les 
banalités,   les  humilités,  les  médiocrités   de   pensée 
que  les  écrivains  plus  récents  habillaient  de  serge  et 
de   guingan.   Le   dirai-je    en  réunissant  deux   noms 
qui  hurlent  d'être  accouplés?  Il  y  a,  dans  Montaigne, 
du  Shakespeare  et  du  Déranger.  Il  y  a  une  langue 
constamment  figurée  et  colorée,  pleine  de  mouve- 
ment, de  vie,  luttant  à  force  d'invention  contre  tous 
les  aspects  de  la  réalité,  une  langue  où  l'image  ne 
vient  pas  se  juxtaposer  froidement  à  l'idée,  mais  se 
môle  à  elle  et  fait  corps  avec  elle  si  étroitement  qu'on 
ne  saurait  les  disjoindre.  Et  c'est  ce  qui  me  fait  dire 
qu'il  y  a  du  Shakespeare  dans  Montaigne.  Mais  cette 
langue  ample,  riche,  novatrice,  hardie,  recouvre  une 
sagesse  qui  ne  lui  ressemble  pas,  —  une  sagesse  sans 
grandeur,   sans  fécondité,  toute  oisive  et  négative, 
toute  faite  de  sens  commun  subtilisé,  d'indépendance 
stérilisée  et  d'égoïsme  à  peine  déguisé.  C'est  pour- 
quoi je  dis  qu'il  y  a  en  lui  du  Déranger. 


Quand  Montaigne  parle  de  Virgile,  de  Lucrèce,  de 
Lucain,  du  Tasse  ou  de  l'Arioste,  quand  il  parle  de  la 
poésie  même,  de  ses  caractères  et  de  ses  effets,  tout 

7 


98  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

le  monde  l'admire  et  le  cite  comme  un  oracle;  il  fait 
autorité  et  c'est  justice,  car  il  était  lui-même  trop 
véritablement  poète  (Montesquieu  ne  s'y  est  pas 
trompé)  pour  n'être  pas  bon  juge.  ]Mais  il  est  une  des 
admirations  de  Montaigne  en  fait  de  poésie  qui  a 
fait  l'étonnement  de  nos  pères  et  qui  demeure  encore 
contestée  :  il  s'agit  de  Ronsard.... 


A  quel  point  Montaigne  est  poète,  il  n'est  pas  de 
termes  trop  forts  pour  le  dire,  et  lui-môme  il  l'avoue- 
rait sans  embarras.  Tous  les  symptômes  concourent 
pour  établir  à  son  sujet  un  diagnostic  irrécusable;  il 
ne  lui  manque  que  la  rime  pour  être  incurablement 
poète,  et  encore  c'est  à  peine  qu'elle  lui  manque; 
tout  ce  qui  peut  imiter  ou  approcher  ce  jeu  décevant 
de  deux  syllabes  qui  se  font  écho  se  trouve  dans  son 
style;  il  n'a  pas  la  rime,  mais  il  a  un  rythme  très 
marqué;  il  balance  et  agence  les  mots  en  artiste  con- 
sommé, et  l'allitération  qui  est  une  moitié  de  rime  est 
un  des  secrets  habituels,  une  des  grâces  les  plus 
recherchées  de  son  langage  harmonieux. 


VII 


LA    PHILOSOPHIE    DE    MONTAIGNE 
LE  SCEPTICISME  DE  MONTAIGNE 

Le  centre  et  le  cœur  des  Essais,  c'est  le  scepti- 
cisme, et  sous  sa  forme  la  plus  insinuante,  avec  tous 
ses  moyens  de  séduction.  Est-ce  donc  là  décidément 
que  nous  devons  nous  arrêter?  Est-ce  au  scepticisme 
que  nous  devons  notre  gratitude  pour  les  progrès 
accomplis,  notre  hommage  pour  la  sécurité  et  les 
progrès  de  l'avenir?  La  liberté  religieuse  et  philoso- 
phique, la  réforme  des  abus,  les  conquêtes  ou  les 
ambitions  des  sciences  naturelles,  la  vigueur  et  la 
splendeur  des  arts,  la  paix  des  sociétés  et  des  âmes 
sont-elles  attachées  à  cette  triste  condition  de  ne 
croire  à  rien  fermement,  ou,  si  l'on  croit  à  quelque 
chose,  de  ne  l'affirmer  qu'avec  réserve  et  en  feignant 
de  douter?  On  le  dit,  mais  je  le  nie,  et  Montaigne 
lui-même  me  servira  d'exemple  pour  prouver  que  j'ai 
raison  contre  lui. 

Admettez  pour  un  instant  que  Montaigne,  tel  que 


100  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

nous  le  connaissons,  soit  devenu  le  type  de  l'humaine 
nature  depuis  trois  siècles,  et  calculez  les  consé- 
quences. Un  monde  fait  à  l'image  de  Montaigne, 
qu'en  dites-vous?  11  ne  l'est  que  trop,  vous  dis-je, 
et  c'est  le  mal  dont  nous  souffrons.  Supposez,  je  vous 
prie,  non  pas  un  Montaigne,  ni  mille  Montaignes,  ni 
même  un  peuple  de  Montaignes,  mais  l'humanité 
tout  entière  convertie  aux  doctrines  de  Montaigne, 
rangée  à  ses  habitudes,  acoquinée  à  ses  sentiments, 
et  si  vous  pouvez  par  la  pensée  réaliser  cette  hypo- 
thèse et  en  suivre  pendant  une  heure  les  conséquences, 
dites-moi,  de  grâce,  quels  résultats  vous  en  pouvez 
attendre,  quel  état  de  la  société  et  des  âmes,  quelle 
civilisation,    quelle    politique,    quelle    vertu,    quelle 

honnêteté 

*     *     * 

Il  y  a  des  philosophes  qui  sont  plus  sceptiques  que 
Montaigne;  il  n'y  a  pas  d'homme  qui  le  soit  davan- 
tage, et  s'il  n'a  pas,  comme  Pyrrhon,  comme  iEnési- 
dème,  poussé  jusqu'à  l'art  parfait  de  ne  croire  à  rien, 
il  est  dans  le  doute  comme  dans  son  élément;  il  va 
de  l'affirmation  à  la  négation  sans  que  rien,  dans  sa 
nature  morale,  s'éveille  en  faveur  de  l'une  plutôt  que 
de  l'autre.... 

Que  Montaigne  ne  soit  pas  persévérant  et  consé- 
quent dans  son  scepticisme,  je  le  reconnais;  Mon- 
taigne n'est  pas  Kant  ni  Pyrrhon;  il  n'est  même  ni 
Charron  ni  Bayle,  et  ses  disciples  ont  poussé  bien 
plus  loin  que  lui  dans  les  voies  qu'il  leur  a  ouvertes; 
ils  ne  se  sont  pas  réservé  comme  lui  la  liberté  de 


LA    PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  101 

rentrer  à  chaque  instant  dans  les  opinions  médiocre- 
ment établies  et  confusément  dogmatiques  qui  ser- 
vent de  demeure  au  commun  des  hommes.  Mais  par 
cela  môme,  et  en  fait,  Montaigne  n'est  que  plus  scep- 
tique et  plus  propre  à  propager  Fesprit  de  doute.  Le 
scepticisme  qui  est  une  doctrine  n'a  pas  de  grandes 
chances  de  convertir  l'intelligence  humaine;  il  lui 
demande  à  la  fois  trop  de  sacrifices  et  trop  d'efforts, 
trop  de  sacrifices,  parce  qu'elle  porte  en  elle  des 
instincts  indomptables  qui  répugnent  au  scepticisme, 
et  trop  d'efforts,  parce  qu'il  n'est  que  le  dernier  mot 
d'une  dialectique  à  chaque  instant  oublieuse  de  la 
réalité.  Mais  si  le  scepticisme  qui  est  une  doctrine  a 
contre  lui  de  si  efficaces  résistances,  il  en  va  autre- 
ment du  scepticisme  qui  est  un  préjugé.  Il  ne  s'agit 
plus  de  mettre  au  pied  du  mur,  une  fois  pour  toutes, 
la  raison  humaine,  et  de  lui  faire  avouer,  par  une 
série  de  tortures  savantes,  qu'elle  est  menteuse  et 
condamnée  à  toujours  se  décevoir;  il  s'agit  seulement 
de  la  tourmenter  et  pour  ainsi  dire  de  la  taquiner 
d'une  main  plus  délicate,  jusqu'à  ce  qu'elle  se  soit 
habituée  et  résignée  à  se  défier  toujours  d'elle-même, 
sans  savoir  et  sans  chercher  jusqu'où  sa  défiance 
est  légitime,  où  peuvent  reprendre  pied  ses  affirma- 
tions, comment  elle  réussira  à  sauver  quelques 
épaves  de  son  naufrage.  C'est  à  quoi  Montaigne 
excelle  et  se  complaît.  C'est  son  jeu  et  son  triomphe. 


Il  y  a  deux  sortes  de  scepticisme,  ou,  pour  mieux 
dire  et  pour  éviter  un  de  ces  mots  mal  famés  par  qui 


102  ETUDES   ET  FRAGMENTS. 

les  idées  justes  sont  souvent  compromises,  il  y  a 
deux  raisons  différentes  de  s'arrêter  dans  la  recherche 
du  vrai  et  de  se  dire  :  «  Où  en  sommes-nous?  Où 
allons-nous?  »  L'un  s'arrêtera  ainsi  par  défiance 
envers  la  vérité,  l'autre  par  respect  pour  elle,  l'un 
parce  que  les  faits  les  mieux  assis  et  les  raisonne- 
ments les  mieux  suivis  ne  le  décideront  pas  suffi- 
samment à  s'engager  de  sa  personne  tout  entière  au 
service  des  idées  qu'il  a  conçues,  l'autre  au  contraire 
parce  qu'il  est  résolu  à  servir  de  toutes  ses  forces 
chaque  vérité  par  lui  reconnue.,.. 


Que  si  l'on  veut  appeler  sceptique  quiconque  pense 
avant  de  parler,  observe  avant  de  conclure,  examine 
le  témoin  avant  d'accepter  le  témoignage,  et  ne  se 
tient  pour  engagé  qu'après  avoir  en  conscience 
épuisé  les  moyens  qui  lui  sont  propres  de  s'engager 
dans  la  bonne  voie,  alors  vivent  les  sceptiques  I  Ils 
sont  le  sel  de  la  terre  et  les  véritables  croyants,  car 
ils  se  sentent  responsables  de  leur  croyance,  de  leurs 
efforts  vers  la  vérité,  et  c'est  ce  sentiment  qui  règle 
la  conduite  de  leur  esprit. 


Il  ne  faut  pas  confondre  le  scepticisme  et  le  doute. 
Le  doute  est  une  des  facultés  de  l'àme,  une  de  ses 
forces  vives  et  naturelles,  capable  comme  toutes  ses 
forces  d'égarement  et  d'excès,  mais  non  moins  salu- 
taire que  les  autres  à  la  condition,  qui  leur  est  com- 
mune, de  se  surveiller  et  de  se  contenir.  Le  scepti- 


LA   PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  103 

cismc  est  précisément  le  résultat  du  doute  qui  ne  se 
contient  pas.  C'est  le  système  du  doute  ne  doutant 
pas  de  lui-même  et  s'attribuant  la  solidité  qu'il  con- 
teste à  tout.  A  le  bien  prendre  et  dans  son  vrai  rôle, 
le  doute  n'est  que  l'instinct  du  danger  dans  les  choses 
de  l'esprit.  Un  cheval  généreux  et  rapide,  mais  qui 
ne  s'emporte  point,  continue,  tout  en  galopant,  à 
voir  les  obstacles  et  à  les  éviter,  ou  à  juger  s'il  peut 
les  franchir  d'un  bond  ;  tant  que  le  sol  sur  lequel  frap- 
pent ses  pieds  ferrés  est  assez  élastique  pour  leur 
donner  prise  et  assez  résistant  pour  leur  donner 
appui,  il  a  confiance,  il  va,  il  emploie  toute  sa  vigueur 
à  conquérir  sans  cesse  et  sans  trêve  l'étendue  où  ses 
regards  ont  déjà  couru  bien  loin  devant  lui  ;  mais 
qu'il  entende  le  terrain  sonner  creux,  qu'il  le  sente 
s'amollir. et  s'épaissir,  qu'il  y  sente  au  contraire  une 
surface  inflexible  oi^i  il  ne  trouve  plus  d'instant  en 
instant  cet  équilibre  soudain  dont  chacun  de  ses  pas 
a  besoin,  alors  quelque  chose  l'avertit  confusément  : 
il  y  a  là  une  voûte,  une  caverne,  secrète  et  mal  assise, 
qui  peut  s'efl'ondrer;  un  marécage  est  voisin;  le 
cheval  qui  voudrait  courir  sur  ces  roches  polies  s'abat- 
trait :  il  se  rassemble  de  lui-même  et  se  ralentit;  ses 
oreilles,  dressées,  couchées  tour  à  tour,  transmettent 
au  cavalier  les  sages  soupçons  de  sa  monture,  et,  si 
le  cavalier  n'en  tient  pas  compte,  s'il  ne  cherche  pas 
à  comprendre,  pour  l'éluder  ou  la  vaincre,  cette  dif- 
ficulté de  son  chemin  qui  lui  est  ainsi  révélée,  il  n'a 
qu'un  nom  imaginable  :  dans  toutes  les  langues  de  la 
terre,  il  s'appelle  un  fou. 


104  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 


Quand  on  parle  du  doute,  il  faut  s'entendre,  et 
pour  s'entendre,  il  faut  distinguer  :  car  on  peut,  par 
peur  et  par  haine  du  doute,  attaquer  l'activité  môme 
de  l'esprit  humain  et  maudire  ses  démarches  les  plus 
légitimes.  C'est  ainsi  que  Lamennais,  dans  son  Essai 
sur  V indifférence  en  matière  de  religion,  ne  voyait 
partout  qu'une  seule  et  même  manière  de  douter, 
également  imprudente  et  condamnable.  A  ses  yeux, 
le  doute  est  toujours  le  regard  troublé  d'une  intelli- 
gence qui  s'éteint';  mais  c'est  l'incurable  faiblesse 
de  tout  son  système  d'avoir  pour  point  de  départ 
nécessaire  cette  sentence  étroite  et  fausse. 

Non,  il  est  un  autre  doute,  regard  inquiet  mais  sain 
d'une  intelligence  qui  s'éveille,  courageuse  initiative 
de  l'homme  qui  se  sent  appelé  à  vivre  par  lui-même 
et  à  son  tour  comme  d'autres  ont  vécu  avant  lui  et  à 
se  mettre  en  règle,  pour  son  propre  compte,  envers 
l'éternelle  vérité.  Si  Montaigne  avait  mieux  que 
Lamennais  distingué  ces  deux  sortes  de  doute,  si  ses 
disciples  après  lui  en  avaient  fait  le  départ,  si,  de  son 
école  et  de  son  influence,  ce  résultat  était  sorti  que 
chacun  de  nous,  grâce  à  elles,  se  sentit  tenu  de  savoir 
ce  qu'il  pense  et  ce  qu'il  dit,  à  ses  risques  et  périls, 
et  sous  le  regard  d'un  juge  à  qui  rien  n'échappe, 
Montaigne  en  ce  cas  serait  notre  plus  grand  bienfai- 
teur, notre  libérateur,  notre  maître.  Mais  il  en  va 
tout  autrement. 

1.  Préface  de  la  Défense  de  l'Essai. 


LA   PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  lOî 


Encore  si  le  scepticisme  restait  fidèle  à  lui-même 
et  borné  à  ses  propres  dangers!  Ouoiqu'ils  suffisent 
pour  inquiéter  et  pour  attrister  ceux  qui  désirent  que 
l'esprit  humain  demeure  armé  de  toutes  ses  forces 
saines  et  animé  de  toutes  ses  légitimes  ambitions,  le 
scepticisme  n'est  pas  le  mal  extrême  tant  qu'il  n'est 
que  le  scepticisme.  Mais  par  ce  parli  pris  de  ne  se 
décider  jamais,  par  cette  habitude  de  vivre  en  sus- 
pens, par  cet  interdit  et  ce  défi  jetés  au  témoignage 
des  sens  comme  à  l'autorité  de  la  raison,  par  cette 
ruine  finale  de  toute  science  el  de  toute  foi,  bientôt 
se  répand,  grandit  et  triomphe  l'une  ou  l'autre  des 
deux  doctrines  avec  qui  nous  ne  pouvons  plus  vivre 
en  paix  :  celle  qui  maudit  comme  une  insolence  tout 
effort  de  l'esprit,  ou  celle  qui  consacre  comme  un 
droit  tout  appétit  des  corps.  Heureux  encore  si  ces 
deux  doctrines  funestes  ne  grandissent  pas  à  la  fois 
pour  étouffer  entre  elles  les  âmes  qui  naissent  sous 
un  astre  si  malheureux! 


Le  scepticisme  aurait  peu  de  prise  sur  l'intelligence 
humaine  s'il  se  présentait  à  elle  en  propre  personne 
et  à  visage  découvert.  Il  lui  répugne  si  essentielle- 
ment qu'elle  est  obligée  de  se  nier  elle-même  pour  le 
reconnaître  et  de  se  suicider  pour  le  faire  vivre. 
Encore  s'il  suffisait  à  notre  intelligence  de  se  suicider 
une  fois,  et  si,  après  cet  acte  de  désespoir,  le  scepti- 
cisme pouvait  subsister  et  se  soutenir!  Mais  non;  il 


106  ÉTUDES  ET  FRAGMENTS, 

est  à  peine  né  qu'il  s'est  déjà  délruit  ;  à  peine  sa  volon- 
taire victime  s'est-elle  sacrifiée  et  frappée  qu'elle  se 
sent  revivre  et  qu'il  faut  recommencer.  Qu'elle  recom- 
mence, j'y  consens;  qu'elle  essaie  encore  un  coup 
d'en  finir  avec  elle-même,  encore  un  coup,  encore  cent 
coups,  qu'importe?  Mais  irons-nous  ainsi  à  l'infini? 
Et  ne  viendra-t-il  pas  un  moment  où  l'esprit  humain, 
las  de  se  tuer  sans  réussir  à  mourir,  pour  l'honneur 
d'une  idole  dérisoire  dont  il  ne  retrouve  plus  rien  dès 
que,  malgré  lui,  il  rouvre  les  yeux,  consentira  à  se 
laisser  vivre  puisqu'il  ne  peut  s'en  empêcher? 

Mais  autant  le  scepticisme  révolte  l'intelligence 
humaine  quand  il  se  montre  à  nu,  autant  il  la  séduit 
quand  il  se  déguise,  et  nulle  manière  de  penser  n'est 
plus  féconde  en  déguisements  ni  plus  habile  aux 
succès  dérobés  que  le  scepticisme. 


...  Que  la  raison  humaine  se  suicide,  je  le  veux 
bien,  mais  une  fois  pour  toutes,  et  de  manière  à  ne 
plus  parler.  Quant  à  la  regarder  du  soir  au  matin  et 
du  matin  au  soir  s'anéantir  dans  ses  triomphes  et 
s'infatuer  de  ses  désastres,  et  toujours  s'affirmant  se 
nier  par  métaphore,  c'est  un  cercle  vicieux  dont  le 
spectacle  est  malsain  quand  on  s'y  arrête  et  ridicule 
dès  qu'on  s'en  détourne.  Il  n'y  a  pas  assez  de  mépris 
ici-bas  pour  un  tel  emploi  des  heures  et  de  l'esprit. 


Le  scepticisme  est  un  instinct  paresseux,  élaboré 
par  une  pensée  active  et  viciée. 


LA  friiLOsôPHiÈ  DÉ  Montaigne.  10? 

Le  scepticisme,  c'est  le  mouvement  perpétuel  dans 
le  vide  absolu. 

*    *     * 

C'est  la  ruse  du  scepticisme,  c'est  sa  perfidie,  de 
donner  satisfaction  en  même  temps  à  l'indépendance 
et  à  la  paresse  de  l'esprit,  de  se  présenter  tour  à  tour 
comme  un  acte  de  fierté  et  comme  un  acte  d'humilité, 
comme  une  hardiesse  et  comme  une  prudence,  et,  en 
flattant  ainsi  tous  nos  instincts,  toutes  nos  prétentions 
contradictoires,  il  nous  fait  perdre  ce  qui  nous  fait 
vivre,  la  force  de  choisir  et  de  vouloir.  Nulle  part 
cela  n'est  plus  sensible  que  dans  Montaigne,  et  son 
incroyable  génie  d'écrivain  n'aurait  pas  suffi  à  l'illus- 
trer comme  il  l'a  fait,  à  propager  son  influence  et  à 
multiplier  ses  disciples,  s'il  n'avait  pas  trouvé  dans 
ses  doctrines  mômes  de  quoi  servir  d'appât  à  nos  plus 
intimes  désirs,  à  nos  vices  secrets  et  favoris. 


Montaigne  croit  sincèrement  et  répète  sans  cesse 
que  l'affirmation  est  un  acte  d'orgueil.  Qu'il  le  prouve. 
Je  me  fais  fort  de  lui  démontrer  jusqu'à  une  égale 
évidence  que  le  doute  est  un  acte  de  vanité.  C'est  la 
ruse  du  scepticisme  de  favoriser  et  de  caresser  en 
nous,  tout  ensemble  ou  tour  à  tour,  nos  instincts  les 
plus  contradictoires.  Le  scepticisme  nous  donne  le 
change  à  chaque  instant.  Vous  qui  doutez  de  toute 
science  et  de  toute  sagesse,  rentrez  en  vous-mêmes, 
faites  sérieusement  votre  examen  de  conscience,  et 
dites-nous  si  votre  scepticisme  ne  procède  pas  du 
plaisir    de    donner  un    démenti   à    Aristote,  plaisir 


108  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

d'abord  secret  que  vous  rendrez  bientôt  public  et  qui 
aboutira  à  un  triomphe  ironique  où  vous  allez  faire 
défder  devant  la  foule  les  plus  grands  génies,  en 
vous  réservant  auprès  d'eux  le  rôle  de  l'esclave  et  la 
revanche  de  leur  crier  :  «  Souvenez-vous  que  vous 
n'êtes  que  poudre  et  poussière  ». 


*     *     * 


L'orgueil  de  l'ignorance  est  plus  insolent  que  l'or- 
gueil du  savoir. 

*  #    * 

Ce  qui  me  frappe  dans  les  arguments  de  Montaigne, 
c'est  qu'il  commet  les  unes  après  les  autres  toutes  les 
fautes  qu'il  reproche  à  ses  adversaires;  ses  preuves 
ne  tiendraient  pas  contre  sa  propre  critique,  et  la 
raison  peut  être  défendue  par  les  armes  qu'il  a  aigui- 
sées contre  elle.  De  là  vient  l'impression  qu'il  laisse 
et  son  renom  de  scepticisme  absolu.  Il  affirme  à  tout 
propos,  il  tranche  à  la  légère,  il  dogmatise,  il  régente 
son  lecteur  aussi  hardiment  que  qui  que  ce  soit.... 

*  *     * 

Ce  parti  pris  que  Montaigne  affiche  de  laisser  son 
esprit  toujours  ouvert  de  toute  part,  c'est  dans  la  vie 
oisive  et  spéculative  un  grave  inconvénient,  un  mau- 
vais système,  c'est  le  scepticisme.  Mais  dans  la  vie 
active,  qui  d'heure  en  heure  provoque,  oblige  l'homme 
à  se  concentrer  et  à  se  décider,  le  danger  n'est  plus 
le  même,  et  ce  penchant  qui  menait  Montaigne  au 
scepticisme  ne  l'aurait  mené  qu'à  la  liberté  d'esprit, 
si  les  devoirs  d'une  action  suivie  l'avaient  encadré  et 
soutenu. 


LA   PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  109 


Dans  le  scepticisme  da  xvio  siècle  et  de  Montaigne, 
il  faut  faire  entrer  pour  une  part  ce  que  George  Sand 
[Césarine  Dlelrick]  appelle  «  l'incertitude  où  flotte 
une  vive  intelligence  en  voie  d'éclosion  trop  rapide  », 

*     #     * 

Henri  Heine  écrivait  un  jour,  à  propos  d'un  de  ses 
contemporains  :  «  Il  est  trop  spirituellement  doué 
et  trop  universellement  instruit  pour  n'être  pas  au 
fond  un  sceptique*  ».  Réduite  à  des  termes  si  brefs 
et  si  nets,  cette  sentence  arrêtera  peut-être  ceux  qui 
la  liront.  Mais  qu'ils  veuillent  bien  regarder  autour 
d'eux  et  rentrer  en  eux-mêmes  :  n'est-ce  pas  une  opi- 
nion partout  répandue,  n'est-ce  pas  une  banalité 
plutôt  qu'un  paradoxe,  que  plus  un  homme  a  d'esprit 
et  de  savoir,  plus  il  doute,  inévitablement  et  à  bon 
droit? 

Si  le  scepticisme  se  présentait  à  l'esprit  des  hommes 
tout  seul  et  tout  nu,  il  aurait  sur  eux  bien  peu  de 
prise,  il  serait  presque  sans  chances  et  sans  danger. 
Pourquoi  donc  est-il  au  contraire  partout  répandu  et 
menaçant  pour  tout?  Pourquoi  le  trouve-t-on  mêlé  et 
noué  intimement  aux  spéculations  les  plus  raffinées, 
aux  maximes  les  plus  populaires,  aux  croyances  les 
plus  ferventes,  aux  dogmatismes  les  plus  fanatiques?. . . 

Il  prend  toutes  les  formes,  il  s'arrange  de  tous  les 

1.  Lutèce,  2  février  1843. 


110  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

masques,  il  usurpe  tous  les  noms.  Lui  qui  est  le  para- 
doxe extrême  et  le  sophisme  le  plus  compliqué,  prenez 
garde  :  il  va  s'insinuer  sous  le  couvert  du  bon  sens; 
il  va  se  donner  pour  le  résultat  le  plus  net  de  l'expé- 
rience, tandis  qu'il  n'est  que  la  plus  extravagante 
aberration  de  l'hypothèse. 


Parmi  les  idées  aujourd'hui  courantes,  il  en  est 
une  que  Montaigne  adopterait  tout  d'abord,  car  il  y 
reconnaîtrait  la  substance  de  toutes  ses  pensées  et  la 
justification  de  toutes  ses  faiblesses.  Rien  n'est 
absolu,  nous  dit-on,  tout  est  relatif;  Montaigne  n'a 
jamais  dit  autre  chose.  Il  sourirait  sans  doute  de  ce 
langage  pédantesque  et  scolastique;  mais  il  se  rap- 
pellerait bien  vite  les  images  délicates  ou  saisissantes 
dont  il  savait  revêtir  ce  que  cette  formule  sèche 
exprime  en  quelques  mots,  et  voyant  quelle  peine 
les  savants  ont  prise  pour  lui  fournir  une  trame  aussi 
favorable  à  ses  broderies,  il  recommencerait  à  broder. 
Mais  la  trame  est-elle  solide?  On  ne  l'a  pas  mieux 
démontré  aujourd'hui  que  Montaigne  ne  le  démontrait 
il  y  a  trois  cents  ans.  Après  Kant  et  Stuart  Mill,  il  y 
a  encore  des  esprits  qui  résistent,  et  qui  ne  voient 
dans  cet  axiome  solennel  que  l'inévitable  absurdité 
de  tout  scepticisme  conséquent. 


Sommes-nous  restés  ou  revenus  au  point  où  Mon- 
taigne s'est  arrêté,  c'est-à-dire  à  l'impuissance  de 
s'arrêter  jamais  et  à  la  résignation  de  vivre  ainsi?  J 'es- 


LA   PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  lH 

père  que  non.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit  de  mes  espé- 
rances, voici  ce  dont  je  suis  pleinement  convaincu  : 
si  Montaigne  doutait,  si  nous  doutons  à  notre  tour, 
c'était  sa  faute,  et  c'est  la  nôtre;  il  n'y  a  pas  de  quoi 
s'en  vanter.  Le  doute  n'est  pas  la  fin  légitime  de  la 
pensée,  l'état  parfait  d'un  esprit  exercé  et  sincère; 
Montaigne  a  cru  et  a  fait  croire  à  trop  de  gens  qu'il 
en  était  ainsi,  pour  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  de 
bien  poser  la  question  et  d'y  regarder  de  près.  Est-il 
vrai  que  l'expérience  et  le  raisonnement  s'accordent 
à  certifier  que  rien  n'est  certain? 

Mais  tout  de  suite  je  suis  arrêté,  et  dès  le  premier 
pas  je  me  refuse  à  suivre  le  sceptique.  Certifier  que 
rien  n'est  certain,  c'est  se  contredire,  c'est  invoquer 
et  démentir  tout  ensemble  la  raison.  C'est  poser  le 
paradoxe  en  axiome  et  prendre  l'impossible  pour 
point  de  départ.  Le  sceptique  pourtant  ne  peut  pas  en 
prendre  d'autre.  Il  est  engagé  d'honneur  à  maintenir 
une  thèse  désespérée;  il  se  condamne  de  gaieté  de 
cœur  à  faire  continuellement  disparaître  et  reparaître 
son  intelligence,  à  l'escamoter  et  à  en  jongler. 

Je  sais  bien  qu'il  y  a  longtemps  que  le  scepticisme 
est  ainsi  réfuté.  Mais  on  l'oublie  sans  cesse  ou  l'on 
n'en  tient  compte.  Pourquoi  donc,  si  ce  n'est  parce 
que  le  scepticisme  a  un  autre  attrait  que  celui  de 
satisfaire  l'esprit?  Parce  qu'au  lieu  de  le  satisfaire  il 
le  dissipe  et  le  détourne  de  lui-môme?  Parce  qu'il 
enseigne  le  mépris  de  la  vérité  après  en  avoir  enseigné 
le  désespoir?  Parce  qu'il  est  la  plus  commode  des 
philosophies  en  même  temps  que  la  plus  insoute- 
nable? Si  le   scepticisme  n'avait    pour    lui   que   la 


112  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

logique,  il  ne  serait  pas  redoutable:  Mais  toutes  nos 
lâchetés  recrutent  pour  son  armée;  il  gagne  de  la 
force  à  chaque  fibre  qui  se  détend  dans  notre  cœur. 


Est-il  donc  vrai  que  rien  n'est  vrai?  Ce  n'est  pas  à 
Montaigne  qu'il  eût  fallu  poser  ainsi  la  question,  car 
il  ne  voulait  pas  aller  à  ces  extrémités.  Mais  je  la  pose 
à  ses  lecteurs,  parce  qu'il  les  mène  là  où  lui-même  il 
ne  voulait  pas  aller.  Il  y  a  quelqu'un,  dit-on,  qui  a 
plus  d'esprit  que  Voltaire,  c'est  tout  le  monde.  Ce 
n'est  point  assez  dire  :  ce  quelqu"un-là  a  aussi  plus  de 
logique  qu'Aristote.  Subtilisez,  parez,  tempérez  une 
erreur  autant  qu'il  vous  plaira  :  cette  laborieuse  et 
consciencieuse  humanité  qui  vous  écoute  va,  aussitôt 
que  vous  l'aurez  convaincue,  travailler  contre  vous. 
Elle  va  lui  rendre  sa  figure  d'erreur;  les  subtilités 
reprendront  corps  et  redeviendront  grossières;  la 
parure  tombera  et  laissera  voir  le  mensonge  nu  ;  les 
tempéraments  s'évanouiront,  et  la  violence,  la  tyrannie 
du  principe  mauvais  se  déchaînera  sans  réserve.  Grâce 
à  Dieu,  le  mal  et  le  faux  ne  se  laissent  pas  longtemps 
méconnaître;  on  dirait  qu'après  s'être  déguisés  pour 
réussir  ils  ont  hâte  de  jeter  le  masque  pour  jouir  de 
leur  succès;  il  ne  leur  suffit  pas  d'être  puissants  sous 
un  nom  d'emprunt;  ils  veulent  régner  de  leur  propre 
titre,  et  c'est  l'effort  constant  des  générations  succes- 
sives de  tirer  peu  à  peu  les  conséquences  légitimes  et 
nécessaires  des  erreurs  comme  des  vérités  qui  leur 
ont  été  enseignées  pêle-mêle. 


La   philosophie   de  MONTAIGNE.  113 


^  ^  tF 


On  dit  souvent  que  le  scepticisme  seul  permet 
d'établir  la  liberté  de  conscience,  et  que,  là  où  la  foi 
est  vivacc,  elle  ne  laissera  jamais  germer  ou  croître  à 
côté  d'elle  une  foi  contraire  à  laquelle  elle  pourrait 
couper  court.  Ni  le  scepticisme  ne  mérite  cet  excès 
d'honneur,  ni  la  foi  cette  indignité.  Le  seul  fonde- 
ment qui  soit  capable  et  digne  de  porter  la  liberté  de 
conscience,  c'est  la  conscience  elle-même,  et  le  prix 
que  j'attache  à  ma  propre  foi  est  la  seule  mesure  du 
respect  que  je  rends  à  la  foi  d'autrui. 


*     *     * 


C'est  une  opinion  très  vulgairement  acceptée  que 
Montaigne  a  été  un  des  premiers  défenseurs  de  la 
liberté  de  conscience,  un  des  plus  puissants  propaga- 
teurs des  sentiments  propres  à  la  favoriser,  et  que 
son  scepticisme  a  du  moins  cette  belle  excuse.  Je  n'en 
crois  rien.  Ce  n'est  pas  à  Montaigne  ni  à  ceux  qui 
pensaient  et  agissaient  comme  lui,  c'est  à  des  hommes 
très  différents  de  lui  et  à  des  idées  très  éloignées  des 
siennes  que  nous  devons  ce  grand  progrès  des  temps 
modernes,  encore  incomplet,  mais  désormais  assuré. 


On  dit  souvent,  et  au  premier  abord  il  semble  vrai 
que  Montaigne  a  continué,  avec  d'autres  procédés 
que  commandait  un  autre  temps,  le  travail  d'Erasme 
et  de  Rabelais.  C'est  grâce  à  lui,  si  l'on  en  croit  l'es- 
time publique,  que  la  liberté  de  penser  du  xvi^  siècle 


114  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

s'est  prudemment  insinuée  et  continuée  dans  le  siècle 
suivant  jusqu'à  ce  que  le  jour  fût  venu  pour  elle 
d'éclater  de  nouveau  et  de  tout  reconquérir.  D'Erasme 
et  de  Rabelais  à  Voltaire  et  à  l'Encyclopédie,  ce  serait 
donc  Montaigne  qui  aurait  fait  la  chaîne  et  secrètement 
entretenu  l'indépendance  de  l'esprit.  Singulière  vestale 
pour  un  feu  si  sacré!  Non,  ce  n'est  pas  à  Montaigne, 
ni  à  ses  disciples,  ni  à  ses  pareils,  que  nous  devons 
notre  reconnaissance  pour  cet  héritage  heureusement 
sauvé. 


La  liberté  d'esprit  est  encore  si  rare  et  d'un  tel  prix 
que  beaucoup  de  gens  qui  ne  la  pratiquent  guère 
la  louent  avec  effusion  et  estiment  à  cause  d'elle 
d'autres  personnes  en  qui  elle  ne  brille  que  d'un 
médiocre  éclat.  L'habitude,  la  routine,  la  lâcheté 
intellectuelle  sont  trop  générales  pour  qu'il  en  soit 
autrement;  il  suffit  de  quelques  velléités  d'indépen- 
dance pour  se  distinguer  et  de  quelques  apparences 
de  libéralisme  pour  y  applaudir.  Mais  que  nous  aurions 
tort  de  nous  contenter  à  si  bon  marché!  Montaigne, 
entre  autres,  doit-il  être  considéré  comme  un  modèle 
en  ce  genre,  et  voudrions-nous  les  uns  ou  les  autres 
être  un  libre  esprit  à  sa  façon?  Mais  d'abord  est-il 
vrai  que,  pour  son  siècle,  il  ait  été  un  prodige  unique, 
seul  maître  de  lui  parmi  des  troupeaux  d'esclaves, 
seul  éclairé  et  sensé  entre  des  fanatiques  et  des  dupes, 
entre  des  pédants  et  des  ignorants?  Je  n'en  crois  rien, 
et  je  ne  comprendrais  même  pas  qu'on  l'ait  jamais  cru, 
si  Montaigne  n'avait  pas  déposé  lui-même  contre  son 


LA    PHILOSOPHIE    DE   MONTAIGNE.  1 1 1! 

siècle  un  témoignage  qui  a  été  accepté  sans  conteste 
et  dont  il  a  profité  sans  débat. 


Ce  qui  est  admirable  et  immortel  dans  Montaigne, 
c'est  le  don  d'imaginer,  de  voir,  de  peindre,  de  faire 
vivre  ses  pensées  fortement.  j\Iais  ce  n'est  pas  tout. 
Le  talent,  le  don  poétique  et  pittoresque  que  Mon- 
taigne avait  à  un  si  rare  degré  n'est  pas  le  seul  secret 
de  son  influence  et  de  sa  gloire.  Son  scepticisme  dont 
nous  pouvons  et  devons  répudier  l'héritage  a  été 
pendant  longtemps,  et  à  travers  bien  des  crises 
diverses  de  notre  histoire  intellectuelle,  un  rare 
exemple  de  liberté  d'esprit,  et  comme  une  dernière 
ressource  contre  l'insolence  de  ceux  qui  veulent  con- 
traindre la  raison  d'autrui.  Le  grand  tort  de  Mon- 
taigne, c'est  d'avoir  été  insolent  lui-même  contre  la 
raison  et  de  ne  lui  avoir  appris  à  être  libre  que  pour 
lui  conseiller  de  s'endormir  dans  une  cliambrette  de 
douteur  épicurien  et  d'égoïsle  modéré.  Malgré  ce 
tort,  Montaigne  a  rendu  à  plus  d'hommes  que  je  n'en 
saurais  compter  le  service  immense  de  maintenir  à 
l'état  de  questions  ouvertes  une  foule  de  problèmes 
que  mille  autres  s'efforçaient  de  transfoi"mer  en 
autant  de  prisons  ou  de  tombeaux. 


Que  le  scepticisme  de  Montaigne  ait  rendu  des  ser- 
vices, c'est  possible,  mais  c'est  honteux.  C'est  pos- 
sible, mais  c'est  douteux.  Pensez-vous  que  la  liberté 
de  croire  aurait  perdu  quelque  chose  à  n'être  point 


116  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

confondue  avec  Timpuissance  de  croire  et  le  parti 
pris  de  ne  tenir  à  rien?  Pensez-vous  qu'aujourd'hui  il 
ne  soit  pas  temps  de  faire  cesser  celte  confusion?  Si 
je  voyais  un  des  chefs-d'œuvre  de  la  sculpture  antique 
sur  un  socle  de  pierres  mal  jointes  et  qui  menacent 
ruine,  je  m'inquiéterais  à  juste  titre,  je  m'indignerais 
tout  haut  contre  l'imprudence  et  l'incurie  de  ceux  qui 
laisseraient  les  choses  en  cet  état.  Eh  bien!  il  s'agit 
ici  de  bien  plus  que  la  Vénus  de  Médicis  ou  l'Apollon 
du  Belvédère  :  il  s  agit  de  la  plus  haute  faculté  de 
l'homme,  de  son  droit  le  plus  sacré,  de  son  plus  uni- 
versel intérêt,  et  il  faudrait  se  taire  ou  ne  parler  qu'à 
demi?  Et  pourquoi?  Parce  que  Montaigne  est  un 
grand  écrivain,  parce  qu'il  y  a  danger  d'être  confondu 
avec  le  père  Garasse,  parce  que  sur  la  base  où  jMon- 
taigne  l'a  posée,  la  liberté  de  penser  s'est  tenue  debout 
jusqu'ici  et  a  répandu  autour  d'elle  un  divin  sourire 
qui  a  ravi  les  cœurs?  Qu'est-ce  que  cela  prouve? 
Encore  un  coup,  regardez  au  piédestal,  et  sauvez  la 
statue;  elle  penche  avec  lui,  avec  lui  elle  va  tomber. 


Raymond  Sebon  n'a  pas  seulement  fourni  à  I\Ion- 
taigne  le  thème  d'un  chapitre  qui  est  tout  un  livre,  et 
qui,  sous  forme  d'apologie,  ne  va  à  rien  moins  qu'à 
ruiner  de  fond  en  comble  le  système  du  théologien 
espagnol.  On  retrouve  Sebon  ailleurs  encore  dans  les 
Essais,  toujours  déformé  et  détourné  de  son  sens, 
défiguré  par  le  miroir  où  il  se  brise  en  se  reflétant. 
Ceci  vaut  la  peine  d'y  regarder  de  près,  car  c'est  bien 
le  travail  de  Montaigne  d'avoir  ravi  à  la  tradition  et  à 


LA   PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  Il  7 

la  dogmatique  chrétiennes  une  masse  considérable 
d'idées  qu'il  a  rendues  à  la  sagesse  païenne  et  mon- 
daine, et  notre  efTort  est  de  distinguer  tout  ce  qu'il 
dérobe  ainsi  et  ce  qu'il  fait  gagner  ou  perdre  à  ces 
vérités  anciennes  en  les  transplantant  dans  un  sol 

nouveau. 

*    *    # 

C'est  le  piège  du  scepticisme  que,  sans  avoir  l'air 
de  se  démentir,  il  donne  également  satisfaction  aux 
instincts  les  plus  opposés  de  l'esprit  humain  et  réa- 
lise pour  ainsi  dire  le  programme  de  Pascal,  nous  éle- 
vant et  nous  abaissant  tour  à  tour.  La  seule  diffé- 
rence, la  voici  :  quand  Pascal  nous  abaisse,  c'est  qu'il 
veut  vaincre  notre  orgueil;  quand  il  nous  élève,  c'est 
qu'il  veut  vaincre  notre  mollesse,  et  il  ne  va  de  l'un  à 
l'autre  extrême  que  pour  être  toujours  en  passe  de 
contrarier  notre  pente  et  notre  tort  du  moment.  Le 
scepticisme,  au  contraire,  trouve  son  compte  à  flatter 
tour  à  tour  chacun  des  vices  humains  que  Pascal 
contrarie.  Sommes-nous  orgueilleux?  Il  nous  enseigne 
à  mettre  sous  nos  pieds  les  sages,  les  savants,  les 
héros,  et  à  prendre  sur  eux,  en  masse  et  d'emblée,  ce 
triste  avantage  qui  s'appelle  le  mépris.  Sommes-nous 
mous?  Il  nous  enseigne  à  l'être  sans  remords  et  sans 
espoir,  à  ne  compter  sur  rien,  car  tout  passe,  à  ne 
rien  commencer,  car  tout  casse,  à  ne  rien  aimer,  car 
tout  lasse,  et  à  donner  une  fois  pour  toutes  notre 
démission  d'hommes  et  de  vivants. 
*    *    * 

Nous  en  sommes  tous  là  :  nous  croyons  avoir  fait 
le  tour  du  monde,  quand  nous  avons  pris  l'omnibus 


IIS  ÉTUDES    ET   FRAGMENTS. 

à   noire  porte    et  poussé  nos   aventures  jusqu'aux 
bureaux  de  l'octroi. 


Que  ne  donnerait-on  pas  pour  avoir  les  deux  exem- 
plaires des  Essais  sur  lesquels  a  travaillé  l'auteur  des 
Penséesl  Tenir  d'une  main  le  Montaigne  de  Pascal, 
et  de  l'autre  main  le  Montaigne  de  Shakespeare,  et 
arriver  à  comprendre,  à  saisir  par  quel  prodigieux 
chaos  de  génie  ce  même  écrivain  a  pu  réussir  auprès 
du  plus  humain  des  hommes  et  auprès  de  celui  qu'on 
est  tenté  d'appeler,  pour  sa  dureté  et  sa  pureté,  le 
plus  inhumain  des  anges! 


Montaigne  parle  de  lui-même,  et  redit  à  tout  propos 
qu'il  vise  uniquement  à  se  faire  connaître,  jusqu'au 
fond  le  plus  caché  de  son  être  et  dans  ses  détails  les 
plus  particuliers,  tout  entier  et  tout  nu.  Sur  ces  entre- 
faites arrive  Pascal;  il  veut  peindre  au  naturel  non 
pas  un  homme,  mais  l'homme,  et  IMontaigne  lui  suf- 
fira. Il  s'empare  des  confidences  complaisantes  de 
Montaigne,  il  les  prend  au  pied  de  la  lettre  et  ne  leur 
fait  subir  qu'une  légère  transformation,  oh!  bien 
légère  :  d'un  cas  particulier  il  fait  une  thèse  géné- 
rale. 

Combien  toutes  les  ressemblances  sont  peu  de 
chose,  quand  la  différence  est  au  point  de  départ,  au 
fond  du  cœur!  Pascal  a  beaucoup  emprunté  à  Mon- 
taigne, et  il  a  eu  tort  de  lui  faire  tant  d'emprunts.  Le 
mépris,  le  dégoût  de  la  raison  était  aussi  absolu  chez 


LA   PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  H9 

l'un  que  chez  l'autre.  Ils  ont  triomphé  d'elle  l'un  et 
l'autre  avec  une  fausse  et  insolente  humilité.  Mais 
qu'importe?  Pascal  veut  sauver  celui  qu'il  humihe, 
et  se  sauver  lui-même  tout  d'abord,  pour  servir 
d'exemple  à  sa  foi.  Montaigne  laissera  volontiers  les 
autres  humiliés  et  perdus,  pour  qu'on  ne  lui  demande 
pas  d'essayer  de  les  sauver.... 


Quelle  leçon  ne  devrait-on  pas  tirer  de  celte  alliance 
inouïe,  et  comment  se  peut-il  que,  de  part  et  d'autre, 
il  reste  encore  quelque  illusion  ?  Les  Montaigne  tra- 
vaillent pour  les  Pascal,  les  Pascal  travaillent  pour 
les  Montaigne  ;  ne  finiront-ils  pas  par  se  lasser  de 
jouer  ce  jeu  terrible  et  sans  issue?  L'âme  humaine 
est  depuis  trop  longtemps  ballottée  et  mourante 
entre  le  scepticisme  et  l'autorité;  ne  trouvera-t-elle 
pas  un  jour,  ne  cherchera-t-elle  pas  dès  à  présent, 
hors  de  cette  inexorable  alternative,  sa  voie  et  son 
salut?  Mais  comment  expliquer,  s'il  ne  lient  pas  à  la 
nature  des  choses,  un  conflil  qui  s'est  toujours  repro- 
duit jusqu'ici?  D'où  vient  ce  malentendu  séculaire, 
s'il  n'est  pas  éternel? 

Redoutables  et  difficiles  questions  qui  ne  veulent 
être  ni  traitées  en  passant,  ni  laissées  de  côté  quand 
on  les  a  entrevues,  et  qui  ne  sont  point  ici  hors  de 
leur  place,  puisque  c'est  le  tort  de  Montaigne  d'avoir 
cru  les  résoudre  à  la  volée  quand  il  ne  faisait  que  les 
écarter  nonchalamment.  Non,  ni  Montaigne  ni  les 
empiristes  plus  savants  et  plus  logiques  de  nos  jours, 
ni  Pascal,  ni  les  plus  vénérés  et  les  plus  prudents  de 


120  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

ceux  qui  recommencent  à  rétaljlir  sur  les  mômes 
bases  que  lui  l'apologie  de  la  religion,  ni  celui-ci  ni 
celui-là  ni  personne  ne  réussira  à  nous  décourager, 
à  nous  dégoûter,  à  nous  détourner  de  chercher  l'ac- 
cord entre  la  raison  et  la  foi,  et  malgré  soi,  en  écri- 
vant ces  mots,  et  en  pensant  combien  ils  ont  peu  de 
chances  d'être  lus  sans  sourire,  on  ne  peut  se  défendre 
d'une  grande  tristesse  et  de  quelque  colère.... 


Elle  est  bien  ancienne,  cette  guerre  contre  la 
raison  humaine,  et  s'il  fallait  en  croire  l'expérience 
seule,  il  faudrait  croire  qu'elle  durera  toujours.  Mais 
quoi?  Ne  sortirons-nous  jamais  de  la  prison  des 
vieux  dilemmes?  Ne  pourrons-nous  pas  nous  désac- 
coutumer des  mots  qui  nous  divisent,  et  nous  mettre 
en  face  des  idées  qui  devraient  nous  unir?  Au  lieu 
d'entre-choquer  sans  cesse  la  raison  et  la  foi,  parce 
que,  depuis  que  le  monde  pense,  elles  se  sont  entre- 
choquées, ne  faudrait-il  pas  nous  demander  s'il  est 
vrai  que  leur  querelle  soit  éternelle  et  leurs  droits 
inconciliables?  Le  point  de  fait  n'est  pas  douteux  : 
ces  deux  puissances  ont  toujours  lutté.  Mais  le  point 
de  droit  n'est  pas  vidé  :  doivent-elles  lutter  toujours? 
Que  sont-elles  donc,  en  réalité  et  au  fond?  Si  la  ques- 
tion est  insoluble,  c'est  Montaigne  qui  dit  vrai.  Si  elle 
se  résout  contre  la  raison,  c'est  Pascal  qu'il  faut 
suivre.  Mais  si  nous  ne  pouvons  suivre  ni  Montaigne 
ni  Pascal,  à  qui  irons-nous  et  que  ferons-nous  de  ce 
fardeau  qui  est  notre  gloire  et  de  cette  intelligence 
qui  veut  tout  à  la  fois  l'activité  et  la  paix? 


LA   PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  121 


Pourtant,  de  Montaigne  et  de  Pascal,  lequel  est  à 
vrai  dire  le  plus  injurieux  contempteur  de  la  nature 
humaine  et  de  la  raison?  Pascal,  je  le  sais,  semble  la 
plupart  du  temps  ne  voir  en  nous  que  faiblesse  et 
péché;  son  ironie  poignante  nous  poursuit,  son  ascé- 
tisme extrême  va  jusqu'à  condamner  comme  un 
larcin  dont  Dieu  pourrait  se  plaindre  l'amitié  d'une 
sœur  pour  son  frère,  d'une  sœur  même  telle  que  la 
sienne  pour  un  frère  tel  que  lui.  Mais  comme  Pascal 
a  vengé  l'homme  de  ses  propres  dédains!  Cette  même 
raison  qu'il  foule  aux  pieds,  dans  ses  étranges  accès 
de  pieuse  fureur,  il  la  exaltée  au-dessus  de  toutes 
les  splendeurs  et  de  toutes  les  forces  de  l'univers.... 


Montaigne  n'accepte  pas  l'homme  tel  que  Dieu  l'a 
fait  ou,  pour  parler  son  langage  à  lui,  tel  que  l'a  fait 
la  nature,  et  s'il  ne  pousse  point  contre  l'humanité  ce 
cri  de  guerre  à  outrance  par  lequel  Pascal  nous  con- 
fond et  nous  révolte,  s'il  ne  nous  somme  point  de 
nous  abêtir,  décidément  il  nous  conseille  de  nous 
amoindrir,  et  ce  qu'il  y  a  de  moins  violent,  de  moins 
outrageux  dans  son  procédé,  est  compensé  et  au  delà 
par  le  ton  plus  méprisant  et  le  résultat  plus  indiffé- 
rent de  son  dessein.  Pascal  au  moins,  quand  il  fait 
main  basse  sur  toutes  nos  ambitions,  ne  les  saccage 
que  pour  nous  sauver  de  nous-mêmes  et  pour  nous 
assurer,  c'est  sa  foi,  le  bonheur  éternel.  Où  voyez- 
vous  que  Montaigne  se  justifie  de  ses  duretés  pour 


122  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

la  nature  humaine,  et  que  nous  offre-t-il  en  échange  de 
ce  qu'il  nous  dénie?  Un  peu  plus  de  calme  peut-être, 
pendant  quelques  jours  incertains,  un  peu  plus  de 
flegme,  et  que  sais-je?  un  certain  droit  de  nous 
compter  tout  bas  parmi  ceux  qui  n'ont  point  été 
dupes  de  la  vie  et  de  ses  mirages.  C'est  trop  peu  de 
chose  en  vérité.... 

Non,  ni  Pascal  ni  ÎMontaigne  n'ont  raison,  et  la 
nature  humaine  n'est  point  représentée  au  complet 
et  au  vrai  par  la  peinture  de  l'un  ni  de  l'autre.  L'un 
et  l'autre,  quoique  par  des  motifs  tout  contraires,  ils 
ont  été  trop  préoccupés  d'eux-mêmes  dans  l'image 
qu'ils  se  sont  faite  de  nous  tous  et  qu'ils  nous  ont 
imposée  à  force  de  génie  :  leur  portrait  est  trop  visible 
et  trop  dominant  dans  le  portrait  de  l'homme  tel 
qu'ils  le  tracent,  et  à  chaque  instant  leurs  maximes 
les  plus  générales  trahissent  les  faiblesses  ou  les  pas- 
sions personnelles  du  peintre  plutôt  qu'elles  ne  repro- 
duisent la  physionomie  du  modèle.  Ce  kaléidoscope 
avec  lequel  se  joue  la  fantaisie  indifférente  de  Mon- 
taigne, cette  antithèse  violente  de  bassesse  et  de 
grandeur  oii  triomphe  laustère  satire  de  Pascal,  ce 
n'est  point  l'homme  tel  que  Dieu  l'a  fait,  tel  que  l'his- 
toire le  montre,  tel  que  nous  le  voyons  autour  de 
nous  ou  en  nous-mêmes. 

Si  j'avais  à  dresser  une  enquête  sur  quelque  âme 
compliquée  et  obscure,  les  deux  observateurs  que  je 
voudrais  ressusciter,  ce  serait  Montaigne  et  Shake- 
speare sans  contredit. 


LA   PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  123 


On  n'en  dira  jamais  trop  du  talent  d'analyse  et  de 
description  que  Montaigne  applique  aux  mouve- 
ments les  plus  compliqués,  aux  phénomènes  les  plus 
passagers  de  la  vie  intérieure.  En  cela  il  est  tout  à 
fait  moderne,  et  nous  mettrions  toute  l'antiquité  à 
contribution  sans  trouver  son  égal.  Pourquoi  Virgile 
nous  semblc-t-il  plus  moderne  qu'Homère,  Tacite 
plus  que  Tite-Live,  Racine  plus  que  Corneille, 
Shakespeare  plus  que  tout  autre? 

Montaigne  conçoit  l'humanité  et  la  peint  grande, 
sage  et  belle  un  instant  chez  les  anciens,  mais 
depuis  lors  et  surtout  autour  de  lui  mesquine,  folle 
et  laide,  criminelle,  ignare,  sotte,  pédante,  vide  de 
sens  et  enflée  d'orgueil.  Mais  à  celte  pauvre  espèce 
humaine  dont  il  trace  un  si  triste  portrait,  quels 
conseils  va-t-il  donner?  quelle  objurgation  salutaire 
sortira  de  tant  de  mépris?  Quel  remède  héroïque 
appliquerons-nous  à  de  telles  plaies  et  à  une  si  péné- 
trante corruption?  C'est  ici  que  l'insuffisance  et  le 
néant  de  la  morale  de  Montaigne  se  signalent  ouver- 
tement. Il  n'a  rien  de  ce  que  les  écrivains  protestants 
appellent  à  bon  droit  le  sentiment  tragique  du  péché. 

#    *    * 

Montaigne  a  de  la  moralité,  mais  point  de  morale. 


Montaigne,  un  pessimiste  et  un  dégoûté  en  belle 
humeur. 


124  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 


Dans  le  système  moral  de  Montaigne,  on  finit  par 
s'obéir  à  soi-même  —  ou  plutôt  non,  on  ne  s'obéit 
même  plus,  car  on  finit  par  ne  se  plus  commander 
rien. 

#    *    * 

Montaigne  n'est  ni  un  guide  sûr  pour  la  pensée  ni 
un  conseiller  utile  pour  la  vie. 


En  fait  de  questions  morales  et  humaines,  il  faut 
bien  distinguer  de  quel  style  on  vous  parle  et  avec 
quelles  visées.  J'ai  toujours  envie  d'interrompre  et  de 
demander  :  pardon,  monsieur,  est-ce  une  définition 
ou  une  peinture?  Maître  Jacques,  à  laquelle  de  vos 
casaques  ai-je  l'honneur  de  parler?  C'est  que  la  diffé- 
rence est  grande.  Je  ne  sais  presque  pas  un  de  ces 
mois  vifs,  acérés,  flèches  destinées  à  rester  dans  la 
plaie,  et  que  les  grands  artistes  en  psychologie 
vivante  décochent  sans  cesse  de  droite  et  de  gauche, 
je  n'en  sais  presque  pas  qui  ne  soit  faux,  faux  à 
crier,  si  vous  prétendez  en  faire  de  la  science.  Et 
là-dessus  tous  tant  que  nous  sommes  nous  sommes 
trompés  à  chaque  instant  par  l'admiration.  On  en 
arrive  en  trois  glissades  à  citer  du  Shakespeare 
comme  de  l'Aristote,  comme  de  la  géométrie,  comme 
un  axiome  à  termes  précis  et  évidents  d'oi^i  l'on  part 
avec  absolue  confiance  pour  rayonner  et  raisonner  à 
l'infini.  Il  y  a  là  une  illusion  foncière  qui  profite  à 
tous  les  grands  écrivains  moralistes  jusqu'au  jour 


LA   PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  12d 

OÙ  elle  se  dissipe  et  vous  met  en  tentation  de  vous 
retourner  contre  eux  plus  que  de  droit.  On  oublie  à 
chaque  instant  ce  que  la  littérature  ajoute  à  la  réa- 
lité, ce  qu'elle  a  nécessairement  de  trop  large  et  de 
trop  coloré,  de  vêtements  qui  flottent,  drapent  et 
chatoient  autour  du  corps.  Montaigne  pris  pour 
exemple  le  prouverait  aisément. 


*     *     * 


Montaigne  se  savait  assez  bon  gré  d'avoir  su  dis- 
cerner la  vertu  et  de  l'avoir  contemplée  pour  se  par- 
donner de  ne  l'avoir  pas  suivie  et  pour  se  sourire  en 
la  voyant  s'éloigner.  Au  rebours  du  vers  sublime  de 
Perse  : 

Yirtiilem  videant  inlabescantque  relicla. 


*     *     * 


Il  y  a  des  gens  qui,  n'ayant  que  des  opinions,  les 
posent  et  tâchent  de  les  imposer  sous  forme  de  théo- 
ries et  de  systèmes.  Il  en  est  d'autres,  tout  contraires, 
qui  ont  bien  un  système,  une  théorie  à  eux,  mais  qui 
s'en  défendent  et  s'en  cachent,  qui  trouvent  plus  de 
chance  et  moins  de  péril  à  disséminer,  à  insinuer 
leur  pensée  dernière  sous  les  formes  les  plus  flot- 
tantes; c'est  un  système  à  l'état  gazeux;  on  y  entre, 
on  en  sort  sans  s'en  douter  presque,  et  la  lumière  s'y 
joue  plus  à  l'aise  en  mille  reflets,  en  beaux  arcs-en- 
ciel  multicolores.  Plus  d'un  se  laisse  prendre  à  cette 
apparence  et  se  sent  singulièrement  touché,  charmé 
de  la  discrétion  avec  laquelle  de  tels  esprits  le  trai- 
tent et  se  gardent  de  vous  dicter  leur  pensée.  Ils  ne 
vous  la  dictent  pas,  non,  mais  ils  vous  la  soufflent, 


126  ÉTUDES    ET   FRAGMENTS. 

ils  VOUS  la  glissent,  ils  vous  apprivoisent  à  elle  en 
prenant  leur  temps,  et  à  la  fin  vous  vous  trouvez  dis- 
ciple, je  dis  disciple,  non  moins  tenu  et  non  moins 
marque  que  si  vous  aviez  eu  affaire  à  quelque  franc 
et  avoue  dominateur  des  esprits. 

Montaigne  a  un  système,  qu'il  le  sache  ou  non, 
qu'il  le  veuille  ou  non.  Il  fait  école.  On  n'est  pas 
impunément  un  esprit  étendu,  ouvert,  curieux  : 
quand  on  est  cela,  il  faut  s'y  résigner  et  en  accepter 
la  responsabilité;  cela  vous  mène  de  toute  nécessité 
à  avoir  un  avis  et  à  le  répandre.  Pourquoi  s'en 
défendre  et  s'en  cacher? 


Il  y  a  dans  Montaigne  beaucoup  de  choses  qui  font 
grand  honneur  à  son  fonds  premier,  au  Montaigne 
avant  la  chute,  et  qui  ne  vont  point  avec  son  système. 


Sainte-Beuve  a  défini  Chateaubriand  par  ces  mots  : 
un  Épicurien  qui  avait  l'imagination  catholique.  Je 
dirais  volontiers  de  Montaigne  :  c'était  un  Epicurien 
qui  avait  Timaginalion  capable  de  stoïcisme  et  qui 
avait  besoin  de  se  donner  le  spectacle  de  la  vertu, 
mais  sans  vouloir  s'en  donner  la  peine.  Là  est  le  vice 
de  Montaigne  et  le  danger  de  son  influence.  Il  con- 
naît les  instincts  nobles  du  cœur  humain,  il  leur 
parle,  mais  il  les  trompe  plutôt  qu'il  ne  les  satisfait, 
il  émousse  tout  ce  qui  devrait  être  un  aiguillon,  il  ne 
s'en  sert  que  pour  se  chatouiller.  Ceci  semblera 
sévère  peut-èlre,  et  je  sais  bien  moi-même  en  com 


LA  PHILOSOPHIE   DE    MONTAIGNE.  127 

bien  de  places  Montaigne  semble  échapper  à  un  tel 
jugement.  Il  faut  cependant  le  serrer  de  près,  le 
mettre  au  pied  du  mur,  enchaîner  ce  Protée  et  lui 
faire  avouer  le  fond  de  son  cœur.  Or  je  le  demande 
hardiment  à  qui  a  lu  Montaigne  tout  entier  :  en  der- 
nière analyse,  ne  permet-il  pas  tout?  N'excuse-t-il 
pas  tout?  Laisse-t-il  à  ceux  qu'il  pénètre  de  son  esprit 
une  seule  raison  de  dire  non  à  qui  que  ce  soit,  à 
quoi  que  ce  soit? 

Montaigne  a-t-il  du  moins  dit  vrai  sur  son  compte, 
puisqu'il  ne  voulait  parler  que  de  lui-même  et  pré- 
tendait tout  sacrifier  à  la  vérité?  C'est  toujours  une 
question  délicate  que  celle  de  la  sincérité  d'un  écri- 
vain, surtout  dans  ces  temps  de  troubles  féconds  et 
de  nouveautés  encore  confuses  où  il  est  tout  naturel 
que  plusieurs  hommes  coexistent  dans  le  même 
homme  et  paraissent  se  démentir  parce  qu'ils  ne  se 
connaissent  pas  et  travaillent  aveuglément  à  se 
dégager.  Il  serait  donc  injuste  de  reprocher  à  Mon- 
taigne ses  contradictions  mêmes,  de  soutenir  qu'il 
n'est  pas  sincère  à  telle  page  parce  qu'il  dit  des  choses 
inconciliables  avec  ce  qu'il  a  écrit  ailleurs,  et  de  vou 
loir  que  le  vrai  Montaigne  soit  celui-ci  ou  celui-là 
seulement.  Mais  il  est  juste  de  lui  reprocher  le  plaisir 
qu'il  prenait  à  se  trouver  ainsi  inconciliable  avec  lui- 
même  et  à  maintenir  au  fond  de  son  ame  le  chaos 
qui  lui  paraissait  une  preuve  de  richesse.  Jamais 
homme  n'a  eu,  en  fait  d'idées  et  de  principes,  une 
telle  horreur  du  choix,  et  n'a  été  si  content  et  si  fier 
de  ne  jamais  dire  non.  Dire  non,  pourtant,  est  néces- 


128  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

saire,  il  le  savait  bien.  Celait  un  des  mots  de  Plu- 
tarque  qui  l'avaient  le  plus  frappé  et  qu'il  voulait  mettre 
en  place  marchande  u  que  les  habitants  d'Asie  servent 
à  un  seul,  pour  ne  savoir  prononcer  une  seule  syl- 
labe qui  est  non  »,  et  ce  mot  pour  Montaigne  avait 
plus  de  prix  encore  qu'un  simple  précepte  de  Plu- 
tarque,  puisque  selon  lui  «  il  donna  peut-ôtre  la 
matière  et  l'occasion  à  La  Boëtie  de  sa  Servitude 
volontaire  *  ».  Pourquoi  ^lonlaignc  ne  voyait-il  pas 
que,  si  les  peuples  incapables  de  dire  non  s'asservis- 
sent à  un  seul,  les  esprits  incapables  de  dire  non  s'as- 
servissent aux  autres  esprits,  au  premier  venu,  au 
dernier  venu,  et  que  c'est  là  une  autre  servitude  pire 
que  la  première?  La  libelle  d'esprit  est  un  si  grand 
bien  et  une  si  vive  jouissance  que  tout  ce  qui  lui  res- 
semble commence  par  plaire.  Mais  Montaigne  nous  a 
rendu  un  bien  mauvais  service  en  croyant  et  en  don- 
nant à  croire  qu'elle  consiste  à  demeurer  toujours 
prêt  et  porté  à  quelque  entraînement  nouveau. 


Il  n'est  pas  de  mot  qui  revienne  plus  souvent  sous 
la  plume  de  Montaigne  que  ceux  de  philosophie  et  de 
philosophes,  et  sur  aucun  sujet  il  ne  se  contredit  plus 
hardiment  ou  même  plus  étourdiment.  Tantôt  il  cite 
et  accepte  l'opinion,  suspecte  encore,  de  cet  ancien 
qui  voulait  voir  les  rois  convertis  à  la  philosophie  ou 
les  philosophes  appelés  au  trône  ;  tantôt  il  ravale  les 
philosophes  aussi  bas  qu'il  peut  et  s'empare  avec  joie 

1.  Essais,  liv.  I,  chap.  xxv;  l.  I,  p.  191. 


LA    PHILOSOPHIE    DE    MONTAIGNE.  129 

(le  toutes  les  anecdotes,  de  toutes  les  comparaisons, 
de  tous  les  arguments  que  lui  suggèrent  contre  eux 
ses  lectures  ou  sa  propre  malice.... 


Que  telle  ou  telle  proposition  des  philosophies 
jusqu'à  présent  connues,  tel  ou  tel  dogme  des  théo- 
logies jusqu'à  présent  enseignées,  ait  été  pour  l'esprit 
humain  un  fardeau  insupportable  ou  un  exercice 
inutile;  que  le  plus  grand  nombre  de  ces  proposi- 
tions ou  de  ces  dogmes,  et  même,  si  vous  le  voulez, 
que  toutes  ces  propositions  et  tous  ces  dogmes  aient 
mérité  un  pareil  reproche;  que  ce  rigoureux  arrêt 
soit  mis  hors  de  doute  sans  que  rien  puisse  le  contre- 
balancer; ce  n'est  qu'une  hypothèse,  mais  une  hypo- 
thèse à  laquelle  pour  un  moment  je  veux  donner 
les  mains.  S'ensuit-il  que  nulle  philosophie,  nulle 
théologie  ne  soit  possible  dans  des  conditions  déci- 
dément meilleures?  D'un  arrêt  rigoureux  il  ne  faut 
tirer  que  de  rigoureuses  conséquences;  il  ne  faut  pas 
être  sévère  envers  les  autres  esprits  et  facile  envers 
le  sien;  il  ne  faut  pas  conclure  à  la  liùte  après  avoir 
critiqué  à  loisir.  C'est-à-dire  qu'il  ne  faut  pas  faire 
comme  Montaigne.  C'est  un  des  traits  de  son  esprit, 
c'est,  de  toutes  ses  inconséquences,  celle  qui  lui  a  le 
plus  nui  dans  la  recherche  de  la  vérité,  mais  qui  lui 
a  le  plus  servi  pour  prendre  influence,  que  la  mer- 
veilleuse promptitude  avec  laquelle  il  passe  de 
l'extrême  exigeance  en  fait  de  preuves,  quand  il  s'agit 
des  idées  d'autrui,  jusqu'à  l'extrême  complaisance, 
quand  il  s'agit  des  siennes.  Tour  à   tour  défiant  et 

9 


130  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

crédule  sans  mesure,  rebelle  à  révidence  et  satisfait 
de  l'apparence,  accordant  aux  sens,  au  lémoi<^nage, 
à  l'instinct,  à  la  tradition,  à  l'autorité  pure,  ce  qu'il 
refuse  à  la  raison  réfléchie  et  maîtresse  d'elle  même, 
Montaigne  nous  a  tous  encouragés  et  poussés  sur  cette 
pente  qui  ne  nous  est  que  trop  naturelle.  Mais  quit- 
tons-la, et  remettons  Montaigne  sur  le  terrain  môme 
où  il  croit  avoir  vaincu  ses  adversaires,  sur  le  terrain 
des  analyses  sans  miséricorde,  des  déductions  sans 
ambages  et  des  conclusions  sans  ombre.  Xe  permet- 
tons point  les  «  à-peu-près  »  aux  esprits  critiques, 
puisque  leur  puissance  consiste  à  ne  permettre  point 
les  «  à-peu-près  »  aux  esprits  affirmatifs. 


Montaigne  est  très  curieux,  minutieusement  et 
obstinément  curieux  de  psychologie  personnelle,  des 
phénomènes  et  des  accidents  qui  se  succèdent  en 
lui  ;  chez  les  autres  comme  en  lui-même,  il  est  curieux 
au  même  degré  et  dans  la  même  limite;  mais  il  ne 
veut  jamais  la  dépasser;  il  s'amuse,  il  s'applique,  il 
se  voue  à  tourner  sans  trêve  et  sans  fin  dans  ce 
cercle  étroit,  et  autant  est  visible  chez  d'autres  le 
parti  pris  de  tout  réduire  en  système,  autant  est  mani- 
feste en  lui  le  parti  pris  de  tout  résoudre  en  poussière 
et  en  tourbillons.  C'est  son  système  de  n'en  avoir  pas 
et  d'affirmer  qu'il  n'est  pas  légitime  d'en  avoir  un. 


La  philosophie  de  Montaigne  tourbillonne  autour 
de  l'esprit  et  l'aiguillonne  sans  trêve  jusqu'à  l'alToler, 


LA    PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE,  131 

C'est  un  essaim  de  guêpes.  Chaque  piqûre  est  de  peu 
d'elï'et,  mais  toutes  ces  piqûres  vont  à  faire  mourir.... 


Montaigne  tendait,  sans  y  arriver,  sans  le  savoir, 
sans  le  vouloir,  à  toutes  les  extrémités  où  se  complaît 
la  philosophie  de  nos  jours.  On  le  voit  à  chaque  page 
favoriser  par  ses  instincts  et  autoriser  par  ses 
maximes  l'une  ou  l'autre  des  écoles  qui  se  disputent 
maintenant  les  esprits. 


Il  y  a  une  école  qui  affirme  avant  tout  autre  axiome 
l'ignorance  radicale  où  nous  sommes  de  notre  origine 
et  de  notre  fin.  Au  nom  de  cette  sentence  qui  aurait 
jusqu'à  présent  passé  pour  un  dernier  aveu  d'humilité 
et  de  tristesse,  mais  que  nous  devons  désormais, 
paraît-il,  répéter  avec  des  cris  d'allégresse  et  de 
triomphe,  l'école  positiviste  se  promet  la  défaite  et 
l'héritage  de  toutes  les  philosophies,  de  toutes  les 
religions  :  elle  va  organiser  toutes  les  sciences  et 
réformer  toutes  les  sociétés.  Montaigne  ne  s'en  fai- 
sait pas  tant  accroire,  mais  son  sentiment  était  d'ac- 
cord avec  celui  de  nos  nouveaux  philosophes.  C'était 
un  positiviste  rêveur;  ils  ne  sont  que  des  sceptiques 

entreprenants.... 

*     #     # 

Montaigne  somnambule  volontaire,  qui  s'endort 
par  système  pour  marcher  les  yeux  ouverts,  mais 
sans  voir,  au  bord  d'un  précipice  qu'il  connaît  et  où 
il  espère  tomber  sans  y  penser. 


132  KTLîDES   ET   FRAGMENTS. 


Faul-il  donc  croire  que  Montaigne,  non  chrétien, 
non  religieux,  ait  tendu  par  mille  détours,  mais  de 
propos  délibéré,  à  insinuer  dans  les  esprits  une  autre 
doctrme,  à  propager  secrètement  une  sorte  de  spino- 
zisme  à  l'état  gazeux?  Sainte-Beuve  en  a  jugé  ainsi, 
et  les  pages  qu'il  a  écrites  à  ce  sujet  sont  peut-être 
le  plus  singulier  monument  de  cette  sagacité  patiente 
et  déliée  qui  a  fait  de  lui  pour  ainsi  dire  le  grand 
confesseur  des  écrivains '.  Pour  Sainte-Beuve,  Mon- 
taigne est  un  rusé,  un  perfide;  il  a  une  méthode  de 
grand  tour  par  où  il  vous  mène  tout  juste  aux  résul- 
tats dont  il  feint  de  vous  éloigner;  il  ne  vous  crie 
pas  d'écraser  l'infâme,  mais  il  vous  engage  à  éluder 
l'impossible.  Ainsi,  quand  il  doute  et  rit  de  Pythagore, 
qui  croit  l'homme  capable  de  se  corriger,  c'est  à  la 
conversion  et  à  la  régénération  d'après  saint  Paul 
qu'il  en  veut.... 

A  cela  j'ai  deux  objections  préalables,  l'une  toute 
personnelle  à  Montaigne,  l'autre  plus  générale,  et  qui 
porte  sur  la  manière  légitime  d'interpréter  les  pensées 
d'autrui.  Si  Sainte-Beuve  a  raison,  que  devient  ce  pre- 
mier mot  du  livre  de  Montaigne  :  C'est  ici  un  livre  de 
bonne  foi?  Il  faudrait  donc  en  faire  son  deuil  une  fois 
pour  toutes  et  sans  réserve?  Ici  point  de  milieu. 
Montaigne  a  affirmé  sa  franchise.  A-t-il  menti  tout 
de  suite,  menti  dans  toute  la  force  du  terme,  menti 
d'autant   plus   vilainement  qu'il  promettait  de   dire 

1.  Sainte-Beuve,  PorL-Royal,  t.  11,  p.  423  et  433. 


LA    PHILOSOPHIE    DK   MONTAIGNE.  133 

vrai,  sur  ce  point  du  moins  où  il  était  maître  de  dis- 
cerner et  de  ciioisir?  Je  ne  demande  pas  en  ce  moment 
s'il  s'est  vu  autre  qu'il  n'était;  je  demande  s'il  s'est 
représenté  autre  qu'il  ne  se  voyait.  Je  demande  s'il  a 
pris  la  bonne  foi  pour  excuse  de  toutes  ses  témérités, 
de  toutes  ses  fluctuations,  de  ses  contradictions  évi- 
dentes et  avouées,  de  ses  indécences  systématiques, 
et  si  cette  bonne  foi  qui  peut  seule  le  sauver  de  tant 
et  de  si  graves  reproches  n'est  que  l'acte  le  plus 
insigne  d'une  mauvaise  foi  qui  doit  le  condamner  au 
mépris.  C'était  bien  assez  de  se  faire  un  jeu  de  tant 
de  choses  :  au  moins  avais-je  besoin  de  croire  que 
Montaigne  y  va  de  franc  jeu.  Prudent,  timoré,  incon- 
séquent, et  peu  soucieux  de  ses  inconséquences,  je 
vous  l'accorde,  je  le  vois  bien  ainsi,  et  je  vois  qu'on 
peut  plaider  pour  lui  sur  ce  terrain  bien  des  circon- 
stances atténuantes.  Mais  si  vous  voulez  me  mener  plus 
loin,  s'il  faut  admettre  en  Montaigne  un  Janus  com- 
posé d'insouciance  et  de  ruse,  d'indilTérence  et  de 
calcul,  de  cynisme  et  d'hypocrisie,  il  n'y  a  ni  finesse, 
ni  souplesse,  ni  grâce  de  l'esprit,  ni  éclat  de  l'ima- 
gination, ni  justesse  instinctive  du  jugement,  ni  génie 
de  style,  qui  puissent  le  sauver  du  mépris. 

Comment  donc  Saint-Beuve,  qui  ne  veut  certaine- 
ment pas  appeler  le  mépris  sur  Montaigne,  en  est-il 
venu  à  lui  attribuer  ces  desseins  compliqués  et 
cachés  sous  une  si  savante  apparence  de  franc-parlcr? 
Comment  tant  d'autres  sont-ils  disposés  à  croire 
comme  lui  que  Montaigne  a  joué  la  comédie  et 
sciemment  poursuivi  une  propagande  irréligieuse 
sous  un  double  masque  de  sincérité  et  de  respect? 


134  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

Leur  erreur,  ce  me  semble,  tient  à  une  erreur  plus 
générale.  On  se  croit  en  droit  de  suivre  jusqu'au  bout 
les  conséquences  d'une  idée  et  d'attribuer  ces  consé- 
quences à  l'homme  qui  a  mis  l'idée  première  en 
avant.  Or  il  y  a  ici  une  distinction  très  importante 
à  faire.  Est-ce  l'idée  que  vous  discutez?  Vous  avez  le 
droit  de  la  presser,  de  la  tordre,  de  lui  faire  rendre 
tout  ce  qu'elle  con lient;  vous  avez  le  droit  de  montrer 
dans  le  germe  la  moisson  future  et  d'avertir  ceux  que 
l'idée  première  pouvait  tenter  des  conséquences  où 
elle  peut  les  conduire,  où  elle  les  conduira  s'ils  n'ont 
pas  la  force  de  réagir.  Mais  les  hommes  sont-ils  donc 
tous  logiques,  et  logiques  jusqu'au  bout?  Vont-ils, 
sur  la  foi  d'une  idée,  tant  que  la  terre  les  porte? 
Vont-ils  même  au  delà,  et  se  lancent-ils  inconsidé- 
rément dans  l'abîme  plutôt  que  de  se  retourner  et  de 
s'arrêter?  Et  surtout  Montaigne  est-il  de  ceux-là? 


A  mesure  que  j'ai  étudié  Montaigne,  j'ai  vu  beau- 
coup plus  de  diplomatie  se  mêler  à  sa  franchise, 
beaucoup  plus  d'arrangement  perçu  à  travers  son 
nonchaloir.  Montaigne  est,  presque  à  égales  doses, 
un  aventureux  et  un  habile,  un  inventeur  primesau- 
tier  et  un  styliste  minutieux.  Mais  en  môme  temps 
je  crois  que  Sainte-Beuve  lui  a  fait  tort  en  lui  prêtant 
une  méthode  perfide  qui  tendrait  à  insinuer  secrète- 
ment dans  l'esprit  de  ses  lecteurs  une  pensée  géné- 
rale pareille  à  celle  de  Spinoza.  Spinoza  et  Mon- 
taigne! Et  c'est  Sainte-Beuve  qui  les  a  rapprochés! 
Je  me  serais  attendu  plutôt  à  le  voir  s'armer  de  tout 


LA    PHILOSOPHIE   DE   MONTAIGNE.  13a 

Montaigne  pour  railler  Spinoza  et  le  mellrc  en 
déroule.  L'erreur  de  Sainte-Beuve  a  été  de  vouloir 
dérober  à  Montaigne  son  dernier  mot.  Il  n'en  a  pas, 
il  ne  croit  pas  que  les  choses  en  aient  un,  il  ne  vou- 
drait pas  le  leur  arracher,  de  peur  de  le  trouver  ter- 
rible ou  seulement  gênant.... 


Vivre  sans  but,  penser  sans  suite,  parler  sans 
règles,  c'est  un  jeu  délicieux,  mais  c'est  un  danger 
grave,  par  cela  même  que  c'est  un  jeu,  et  parce  que 
la  parole,  la  pensée,  la  vie  ne  sont  pas  des  jouets 
livrés  à  notre  caprice,  des  hochets  que  nous  puis- 
sions, comme  des  enfants  qui  se  récréent,  agiter 
jusqu'à  nous  étourdir  ou  rejeter  nonchalamment  : 
ce  sont  des  instruments  de  travail  qui  nous  ont  été 
confiés  pour  une  tâche,  et  nous  rendrons  compte,  un 
jour  ou  l'autre,  de  l'usage  que  nous  en  aurons  fait. 
Depuis  la  première  ligne  des  Essais  jusqu'à  la  der- 
nière, cette  idée  manque,  et  c'est  le  vice  radical  de 
la  sagesse  de  Montaigne.  Le  Thaïes  gaulois,  le  plus 
éclairé  des  Français,  notre  moraliste  en  chef  pèche 
par  le  point  de  départ.  11  se  trompe  et  il  nous  trompe. 
Il  supprime  en  le  passant  sous  silence  le  principe 
essentiel  de  toute  moralité.... 


Vivre  sans  but  ou  vivre  sans  hasards,  ce  sont  assu- 
rément deux  manières  de  ne  point  vivre;  nous  ne 
sommes  nés  ni  pour  l'une  ni  pour  l'autre;  nous  avons 
besoin  de  nous  consacrer  à  une  tâche  et  de  garder, 


130  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

en  dehors  de  noire  tache,  une  part  de  nous-mêmes 
qui  demeure  ouverte  à  d'autres  pensées.  Mais  si,  à  la 
rigueur,  il  fallait  choisir,  mieux  vaudrait  encore  pour 
l'homme  être  toujours  engagé  dans  un  même  travail, 
attaché  à  un  même  devoir,  borné  à  une  seule  pensée, 
et  aller  de  la  naissance  à  la  mort  comme  un  \vagon 
sur  ses  rails  va  d'une  station  à  l'autre,  plutôt  que 
d'aller  et  venir  sans  savoir  où,  de  la  forêt  à  la  plaine, 
du  désert  au  grand  chemin,  comme  la  pauvre  feuille 
desséchée  sur  laquelle  Arnault  a  pleuré.  Croire  que 
celui-là  est  le  plus  libre  qui  flotte  à  tout  vent  de  doc- 
trines et  de  désirs,  c'est  le  plus  faux  et  le  plus  funeste 
de  rêves,  car  à  ce  jeu,  et  pour  échapper  à  toute  con- 
trainte, l'homme  s'échappe  à  lui-même  et  se  perd  en 
détail  ;  pour  le  plaisir  de  dire  qu'il  ne  dépend  de  rien 
ni  de  personne,  il  s'habitue  à  dépendre  successive- 
ment de  tout,  du  premier  venu,  du  dernier  venu,  et  le 
moindre  incident  est  pour  lui  la  force  des  choses. 
C'est  justement  à  ce  rêve  que  Montaigne  s'est  adonné, 
et  plus  il  a  avancé  en  âge,  jilus  on  le  voit  se  disperser 
avec  délices  et  comme  se  dissoudre  par  système. 


...  Montaigne  s'est  trompé,  et  avec  lui  tous  ceux 
qui  répètent  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  avec 
telle  ou  telle  intention,  sous  le  bénéfice  de  telle  ou 
telle  réserve,  que  l'ignorance  et  l'incuriosité  sont  un 
oreiller  commode  et  sain  pour  une  tête  bien  faite. 
Non,  cela  n'est  pas  vrai.  Le  savoir  est  bon,  la  volonté 
de  savoir  est  légitime,  la  curiosité  est  un  devoir,  les 
têtes  bien  faites  ne  sont  pas  celles  qui  cherchent  un 


LA    PHILOSOPHIE   DK   MONTAIONE.  137 

oreiller,  mais  celles  qui  cherchent  la  lumière,  qui 
veillent  en  l'attendant  et  en  l'appelant,  et  se  dressent 
pour  l'apercevoir  à  son  premier  rayon.  Mais  en  vérité, 
pourcpioi  parler  comme  si  nous  vivions  dans  la  nuit, 
en  attente  d'une  aurore  incertaine?  Quelle  ingratitude 
dans  celte  apparente  humilité!  Quelle  ingratitude 
envers  ceux  qui  ont  travaillé,  depuis  des  siècles  dont 
le  nombre  nous  échappe,  à  épeler  l'une  après  l'autre 
les  connaissances  dont  nous  nous  emparons  sans 
efTort,  et  quelle  ingratitude  envers  Celui  par  qui  tout 
commence  et  à  qui  tout  aboutit I 


*     *     * 


C'est  tout  d'abord  une  querelle  capitale  à  vider 
avec  Montaigne.  Sur  lui-même  et  sur  l'homme  en 
général  est-il  possible,  est-il  légitime  de  résumer  et 
de  juger?  En  sommes-nous  réduits  à  cette  déplorable 
alternative  de  ne  point  conclure  si  nous  tenons  à  la 
vérité,  ou  de  manquer  la  vérité  si  nous  tenons  à  con- 
clure? Montaigne  sur  ce  point  est  tranchant,  et 
comme  tous  les  sceptiques  il  se  réserve  en  ceci  le 
droit  d'affirmer.  A  ses  yeux,  et  pour  tous  ceux  qu'il 
a  pénétrés  de  son  esprit,  plus  on  entre  dans  l'intimité 
d'un  homme  et  dans  la  sincérité  de  sa  propre  pensée, 
moins  on  se  sent  en  droit  de  dire  :  je  le  connais,  et  à 
mesure  que  les  yeux  s'ouvrent  et  que  la  lumière 
abonde,  la  vue  s'offusque  et  se  perd. 


...  Cette  idée  de  l'impuissance  de  l'esprit  humain, 
qui  est  la  plus  habituelle  maxime  de  Montaigne,  com- 


138  ÉTUDES   ET    FRAGMENTS. 

bien  de  fois,  et  avec  quels  regrets,  ne  l'avons-nous 
pas  entendue  invoquer  autour  de  nous,  tantôt  contre 
les  théologiens,  tantôt  contre  les  philosophes,  tantôt 
contre  les  politiques  qui  veulent  raisonner!  Le  positi- 
visme en  a  fait  son  axiome  essentiel;  et  cependant  les 
adversaires  du  positivisme  s'en  emparent  à  leur  tour, 
comme  d'une  arme  qu'ils  réclament  plutôt  qu'ils  ne 
la  veulent  briser.  Ceuxdà  mêmes  qui  font  de  la  raison 
l'usage  le  plus  hardi,  quand  il  s'agit  de  discuter  les 
croyances  d'autrui  ouïes  documents  où  ces  croyances 
se  fondent,  se  récusent  ou  s'esquivent  quand  on  leur 
demande  d'employer  leur  raison  à  dire  ce  qu'il  faut 
penser  après  avoir  dit  ce  qu'il  faut  ne  penser  pas.  On 
suit  volontiers  Kant  jusqu'au  fond  de  sa  critique  de 
la  raison  pure;  on  le  laisse  remonter  seul  jusqu'aux 
sommets  de  la  raison  pratique,  et,  si  nous  n'y  pre- 
nons garde,  nous  serons  bientôt  entourés,  envahis, 
noyés  d'une  immense  et  presque  universelle  marée  de 
découragement  intellectuel.  Et  pourquoi?... 


Peut-on  dire  de  Montaigne  qu'il  aime  la  nature 
humaine?  Il  faudrait  dire  au  moins  qu'il  l'aime  sans 
l'estimer  ;  ou  plutôt  non,  il  s'en  informe  et  s'en  amuse  ; 
il  s'amuse  à  la  percer  à  jour,  à  la  prendre  en  défaut, 
à  la  convaincre  d'inconséquence,  de  décadence  et  de 
déraison;  il  prend  contre  elle  tous  ses  avantages  et  se 
fait  la  partie  aussi  belle  qu'il  peut;  il  écarte  comme 
autant  de  mensonges  littéraires  les  hautes  effusions 
où  elle  se  montre  ennoblie,  et  il  commente  comme 
autant  de  documents  authentiques  les  moindres  anec- 


LA    PHlLOSOPHIi:    DE    MONTAIGNE.  139 

dotes  où  il  la  voit  s'abaisser  et  se  trahir.  Et  n'oubliez 
pas  que  Montaigne  est  un  esprit  sain,  gai  et  soi-disant 
modéré;  s"il  nous  malmène  et  nous  accable  ainsi,  ce 
n'est  ni  en  chrétien,  du  haut  du  Calvaire  et  au  nom 
d'un  divin  modèle,  ni  comme  un  Byron,  du  haut  de  son 
Caucase  et  au  nom  de  son  désespoir,  ni  même  comme 
Swift,  avec  une  rage  froide  et  aigrie  qui  a,  avant  de 
s'épancher,  torturé  et  rongé  le  cœur  d'où  elle  sort  : 
non,  Montaigne  nous  méprise  comme  il  respire,  tout 
à  son  aise,  tout  naturellement,  j'allais  dire  tout  bon- 
nement; il  lire  de  ce  mépris  les  complaisances  les 
plus  commodes  pour  lui-même  et  pour  nous,  et 
quand  on  vient  de  lire  quelques-uns  des  principaux 
chapitres  où  s'égaie  cette  verve  également  ombra- 
geuse et  énervante,  on  a  faim  et  soif  d'un  jugement 
plus  sévère  qui  aboutisse  à  un  plus  noble  espoir;  on 
redemande  les  rudesses  extrêmes  de  tous  ces  grands 
esprits  irrités  de  notre  abaissement  et  ambitieux  de 
notre  salut;  on  finit  par  préférer  le  plus  violent  des 
misanthropes  à  Montaigne  et  à  son  pardon  qui  nous 
avilit. 

Tous  ces  préceptes  socratiques  ou  chrétiens  qui 
abondent  tour  à  tour  sous  la  plume  de  îMontaigne,  où 
le  mènent-ils?  II  fait  sans  cesse  appel  à  l'étude  de 
soi-même  :  que  devons-nous,  selon  lui,  tirer  de  cette 
étude?  Il  prêche  le  détachement  des  choses  exté- 
rieures et  fortuites  :  à  quoi  donc  faut-il  nous  atta- 
cher? Hélas!  il  n'en  sait  rien,  ou  plutôt  il  n'en  dit 
rien,  car  il  faudrait,  pour  le  dire,  s'avouer  à  soi-même 
et  déclarer  tout  haut  que  la  vie  est  sans  but,  l'âme 


140  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

sans  boussole,  et  que  la  seule  sagesse  consiste  à 
flotter  de  hasard  en  hasard,  comme  le  naufragé  de 
vague  en  vague,  en  se  fiant  au  débris  qui  le  soutient, 
mais  en  ne  lui  demandant  de  soutien  que  pour  la 
minute  présente,  et  sans  penser  ni  tendre  à  un  rivage 
où  Ton  puisse  aborder.  Jamais,  que  je  sache,  aucun 
homme  n'a  plus  complètement  que  Montaigne  fait 
abstraction  de  la  vie  éternelle.  Non  seulement  il  con- 
teste toute  évidence,  toute  efficacité  aux  preuves  dont 
les  théologiens  ou  les  philosophes  se  servent  en  faveur 
de  l'immortalité  de  Tàmc;  il  fait  bien  plus,  il  rabat 
sans  cesse  le  désir  môme  de  limmortalité,  et  à  force 
de  s'être  convaincu  que  rien  ne  peut  être  certifié  au 
delà  du  monde  élroil  dont  nos  regards  saisissent  les 
formes,  dont  nos  oreilles  recueillent  les  bruits,  dont 
nos  mains  palpent  les  parois,  il  travaille  infatiga- 
blement à  y  enfermer  nos  vœux,  à  nous  distraire  et 
nous  décourager  de  tout  essor  à  travers  des  espaces 
plus  larges  et  vers  un  ordre  plus  pur. 


Ah!  que  Bossuet  avait  raison  de  dire  :  «  Il  ne  faut 
pas  permettre  à  l'homme  de  se  mépriser  tout  entier, 
de  peur  que,  croyant  avec  les  impies  que  notre  vie 
est  un  jeu  où  règne  le  hasard,  il  ne  marche  sans  règ-le 
et  sans  conduite  au  gré  de  ses  aveugles  désirs!  »  \ 
Dieu  ne  plaise  pourtant  que,  pour  nous  défendre 
contre  Montaigne,  nous  allions  nous  livrer  sans 
réserve  à  Bossuet!  Nous  connaissons  trop  sa  poli- 
tique; nous  sommes  trop  loin  de  comprendre  comme 
lui  l'Église  et  la  doctrine  chrétiennes;  dans  l'histoire 


LA   PHILOSOPHIE    DE    MONTAIGNE.  141 

même,  nous  ne  reconnaissons  plus  que  ses  yeux 
d'aigle  aient  vu  très  loin.  Mais  à  tout  prendre  il  vaut 
mieux  vivre  en  la  compagnie  de  Bossuet  que  de 
Montaigne;  nous  ne  craignons  guère  que  Bossuet 
nous  asservisse;  tout  nous  garantit  contre  lui.  Avec 
Montaigne,  au  contraire,  nous  nous  sentons  comme 
découverts  et  désarmés  :  son  influence  plus  subtile  a, 
dans  nos  propres  instincts,  des  alliés  (jui  la  favorisent 
et  nous  compromettent;  les  âmes  d'aujourd'hui  sont 
préparées  et  gagnées  d'avance  à  ses  molles  sugges- 
tions, et,  si  elles  ne  veulent  pas  qu'il  achève  promp- 
tement  de  les  dénouer  et  de  les  dissoudre,  il  faut 
(pi'elles  commencent  dès  la  première  page  à  se  défier 
d'elles-mêmes  et  de  lui. 


A  chaque  instant  dans  Montaigne  on  trouve  quelque 
idée  juste  ou  élevée,  quelque  maxime  forte  ou  sensée, 
dite  en  un  langage  qui  saisit.  Mais  est-ce  là  qu'on 
peut  le  voir  lui-même  et  ce  qui  fait  sa  physionomie 
et  son  action?  Hélas!  non.  Rien  n'est  plus  facile  que 
d'extraire  de  Montaigne  un  demi-volume  qui  trompe- 
rait tout  à  fait  sur  son  compte,  un  demi-volume  de 
stoïcisme  chrétien,  de  morale  généreuse  et  modérée, 
sans  faute,  sans  tache,  et  d'un  vigoureux  accent, 
grâce  au([uel  Montaigne  semble,  à  chaque  chose 
qu'il  dit.  ne  pouvoir  pas  penser  autre  chose.  Reste  à 
savoir  à  quel  rang  et  de  quel  poids  a  été  dans  l'àme 
de  Montaigne  cette  partie  de  belle  et  bonne  sagesse, 
aujourd'hui  éparse  dans  ses  écrits. 

L'exemple  de  Montaigne  prouve  mieux  qu'aucun 


142  ÉTUDES    ET   FRAGMENTS. 

autre  à  quel  point  ce  sont  deux  choses  difTérentes 
que  les  idées  d'un  homme  et  son  esprit.  Si  je  parle 
de  l'esprit  de  Montaigne,  je  veux  dire  ici  sa  tendance 
et  son  intention  habituelles,  son  Tivs^a.  Eh  bien,  son 
esprit  dément  et  détruit  les  meilleures  de  ses  idées. 
A  travers  sa  vie  et  ses  œuvres,  on  sent  sourdre  de 
partout  l'indolence  et  l'indifférence.  Esprit  curieux, 
il  n'aime  point  la  vérité.  Admirateur  de  la  force  d'ùme, 
il  trouve  commode  d'être  modeste  pour  se  dispenser 
de  toute  vertu.... 

L'esprit  de  Montaigne  est  toujours  si  piquant  qu'on 
est  toujours  tenté  de  le  croire  pénétrant.  Mais  il  y  a 
loin  d'une  épithète  à  l'autre  et  il  faut  y  regarder  à 
deux  fois  avant  de  croire  que  tout  ce  qui  est  acéré 
soit  aciéré. 

#     *     * 

Ce  que  je  reproche  à  Montaigne,  c'est  sa  manière 
de  concevoir  la  vie  humaine  et  son  emploi.  Il  n'est 
pas  vrai  qu'on  soit  un  sage  à  si  bas  prix.  Je  veux  bien 
qu'il  soit  désormais  entendu  que  le  stoïcisme  est  une 
chimère  et  le  christianisme  une  folie.  Mais  toute 
langue  sera  énervée,  toute  conscience  sera  ensevelie, 
toute  pudeur  sera  dissipée  au  vent  quand  il  sera 
admis  que  le  dernier  mot  de  la  sagesse  est  de  faire 
comme  les  autres  et  de  passer  ici-bas,  aussi  douce- 
ment qu'il  sera  possible,  une  suite  de  jours  sans 
lendemain.... 


VIII 


LA   RELIGIOxN    DE   MONTAIGNE 


S'il  est  difficile  de  dire  avec  précision  quelle  était 
la  philosophie  ou  la  politique  de  Montaigne,  sa  reli- 
gion est  bien  plus  obscure  encore,  à  ce  point  qu'on 
en  est  réduit  à  se  demander  d'abord  s'il  y  a  vraiment 
telle  chose  qu'une  religion  de  Montaigne,  et  si  ce 
n'est  pas  un  contresens,  d'autres  diraient  un  blas- 
phème d'en  parler. 

Que  Montaigne  ait  cru  avoir  une  religion,  et  même 
qu'il  ait  cru  être  chrétien,  je  veux  bien  en  passer  par 
là.  Mais  à  quel  prix  le  christianisme  s'enrichira-t-il 
de  son  témoignage?  A  quoi  ne  faut-il  pas  réduire 
l'Évangile  pour  le  retrouver  dans  les  Essais!  Quelle 
honte  pour  le  Christ  si  cela  s'appelle  être  chrétien! 


Le  christianisme  de  Montaigne!  Rien  qu'à  voir  ces 
deux  mots  ensemble,  on  se  sent  entre  une  duperie  et 
un   blasphème.   Ne  dites  pas  que   Montaigne  a  été 


144  ÉTUDES   ET    FRAGMENTS. 

chrétien,  si  vous  ne  voulez  pas  faire  rire  les  libres 
penseurs  et  pleurer  les  croyants. 


Montaigne  chrétien!  Est-il  possible  que  cela  ait 
jamais  été  dit?  Pour  marier  un  tel  mot  et  un  tel  nom, 
ne  faut-il  pas  défigurer  également  le  christianisme  et 
Montaigne,  et  à  quoi  bon?  Ceux  qui  tiennent  au 
christianisme  ne  gagnent  rien  à  revendiquer  un  Mon- 
taigne qui  n'a  point  existé,  ni  ceux  qui  aiment  Mon- 
taigne à  le  parer  d'un  christianisme  qui  ne  ressemble 
en  rien  à  l'Evangile.  On  peut  réduire  le  christianisme 
tant  qu'on  voudra  ;  on  peut  le  faire  aussi  simple, 
aussi  dépouillé  de  dogmes,  aussi  vague  qu'on  voudra  ; 
jamais  on  ne  pourra  le  restreindre  ni  le  subtiliser 
assez  pour  le  retrouver  tout  entier  dans  l'âme  de 
Montaigne  et  dans  ses  écrits.  L'Evangile  a  eu  des 
adversaires  plus  décidés  et  plus  acharnés  que  Mon- 
taigne, mais  au  fond  personne  n'est  plus  étranger  que 
lui  à  l'Évangile.  Personne,  pour  devenir  chrétien, 
n'aurait  eu  plus  formellement  besoin  de  naître  de 
nouveau,  dans  toute  la  force  du  mot.  Saul  le  persé- 
cuteur était  moins  loin  de  Paul  l'apôtre  que  Mon- 
taigne n'est  loin  d'un  chrétien. 

Montaigne  est  par  essence  un  homme  du  monde  et 
un  galant  homme,  épicurien,  fataliste  et  sceptique, 
avec  des  parties  de  stoïcisme  dans  l'imagination,  con- 
tent de  ce  pêle-mêle  où  son  esprit  demeure,  sans 
inquiétude  et  sans  ambition  morales,  et  toujours  dis- 
posé à  rabattre  l'estime  que  l'homme  a  de  lui-même 
pour  réduire  d'autant  les  devoirs  imposés  à  l'homme 


LA    IIKLÎGIOX    DE    .MO.NTAIGNIi:.  145 

par  ses  semblables  ou  par  Dieu.  Si  Montaigne  n'est 
pas  cela,  je  n'y  entends  rien.  Eh  bien,  cela  même,  à 
première  vue,  n'est-ce  pas  directement  le  contraire 
de  l'homme  tel  cjue  le  Christ  l'a  voulu? 


Que  Montaigne  fut  chréLien,  chrétien  comme  nous 
l'entendons  les  uns  ou  les  autres  et  si  différentes  que 
soient  nos  manières  de  l'entendre,  cela  ne  fait  pas 
question,  je  pense  :  personne  de  nous  ne  croit  que 
Montaigne  fût  vraiment  chrétien. 

Mais  je  vois  deux  autres  questions  moins  simples, 
et  qu'il  faut  résoudre.  Oui  ou  non,  Montaigne  se 
croyait-il  chrétien?  Il  dit  oui.  Est-il  sincère  ou  per- 
fide? Oui  ou  non,  sa  manière  de  présenter  et  de 
défendre  le  christianisme  est-elle  chrétienne?  Est-ce 
la  vraie  apologétique,  ou,  pour  réduire  encore  ses 
prétentions,  en  fait-elle  légitimement  partie  et  peut- 
elle  y  trouver  place?  Et  quand  on  voit  de  vrais  chré- 
tiens, bien  qu'établis  dans  leur  foi  tout  autrement 
que  lui,  sortir  de  chez  eux,  si  l'on  peut  ainsi  dire, 
pour  adhérer  ou  même  seulement  se  complaire  à 
l'apologétique  de  Montaigne,  faut-il  les  imiter  ou  leur 

crier  gare? 

*    *     * 

Quand  j'entends  parler  du  christianisme  de  Mon- 
taigne, dirai-je  le  mot?  cela  me  révolte.  J'ai  de  la 
peine  à  imaginer  quelqu'un  qui  soit  plus  complète- 
ment non-chrétien  que  Montaigne,  et  (jui,  sans  des- 
sein arrêté  «  d'écraser  l'infâme  »,  aA^ec  un  vif  désir 
au  contraire  de  laisser  subsister  l'Église,  le  credo, 

10 


146  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

les  riles,  etc.,  ait  plus  fait  pour  désagréger  et  déci- 
menlcr  l'édifice  intérieur  que  le  Christ  a  érigé  en 
chacun  de  ses  vrais  fidèles. 


jMontaignc  n'est  ni  chrétien  ni  religieux  en  aucune 
manière,  mais  il  n'est  ni  irréligieux  ni  antichrélien 
de  propos  délibéré.  Il  ne  se  rendait  pas,  il  ne  cher- 
chait pas  à  se  rendre  nettement  compte  de  ce  qu'il 
pensait  et  des  conséquences  de  ses  pensées.  Il  entre- 
voyait confusément  qu'à  suivre  jusqu'au  bout  l'idée 
de  Dieu,  ou  celle  du  bien,  il  en  arriverait  à  une  crise 
intérieure,  à  une  nécessité  de  prendre  parti,  à  une 
sommation  de  rompre  avec  des  habitudes  d'esprit  ou 
de  vie  qui  lui  étaient  douces,  pour  obéir  désormais  à 
des  règles  qui  lui  semblaient  pénibles.  Il  n'a  jamais 
voulu  en  arriver  là.  Au  fond  de  toutes  ses  doctrines 
et  de  leur  incertitude,  ce  que  je  vois,  c'est  une 
paresse  de  conscience  à  laquelle  on  cherchera  les 
noms  qu'on  voudra,  à  laquelle  on  trouvera  des 
excuses  partielles,  mais  qui,  atténuée  par  mille  argu- 
ments ou  ornée  de  mille  séductions,  reste  à  nos  yeux 
un  triste  et  mauvais  spectacle.... 


Personne  n'a  mieux  montré  que  Montaigne  à  quel 
point  un  homme  peut  être  irréligieux  sans  vouloir 
être  antireligieux,  et  quelle  distance  il  y  a  entre  la 
profession,  je  ne  dis  pas  de  la  foi,  mais  du  simple 
respect  pour  Dieu,  et  ce  respect  même.  Déiste,  Mon- 
taigne l'était,  je  crois,  mais  de  manière  à  perdre  le 


LA   RELIGION    DE   MONTAIGNE.  147 

déisme  dans  ropinion  de  tout  homme  sérieux.  Il  n'y 
a  ni  sève  ni  suc  dans  l'idée  de  Dieu  telle  qu'il  la  con- 
çoit. Ce  qu'il  voit  surtout  en  Dieu,  c'est  un  ennemi 
des  philosophes,  un  mystère  pour  rabattre  leur 
orgueil,  et  un  ami  des  rois,  un  allié  pour  soutenir 
leur  prestige.  Mais  vous  vous  demanderiez  peut-être 
si  telle  ou  telle  action,  telle  ou  telle  pensée  est  con- 
forme aux  volontés  de  ce  Dieu  et  si  vous  pouvez  par 
conséquent  vous  la  permettre,  ou  si  vous  devez  la 
combattre  :  voilà  un  problème  (jue  pour  sa  part  Mon- 
taigne ne  se  posa  jamais.  Dieu  alors  s'efface  et  se 
déguise  :  c'est  la  nature  qui  le  remplace,  c'est  elle 
seule  que  Montaigne  nomme  et  consulte,  et  comme 
elle  esl,  quoi  qu'il  en  dise,  aussi  mystérieuse  et  aussi 
compliquée  que  Dieu,  comme  Montaigne  n'a  jamais 
essayé  de  la  définir  et  profite  de  cette  absence  de 
définition,  il  se  fait  répondre  par  la  nature  tout  ce 
qui  lui  plaît.  Ces  deux  augures  ne  se  seraient  pas 
resrardés  sans  rire. 


Montaigne  a  beau  laisser  dans  le  vague  ses  idées 
sur  la  religion  et  sur  l'Église,  il  a  beau  se  refuser  à 
toute  recherche  approfondie  et  se  dérober  à  qui  veut 
le  serrer  de  près,  cela  même  est  une  thèse  qu'il  faut 
discuter  avec  lui,  un  premier  point  qui  ne  peut  pas 
lui  être  concédé  sans  débat.  Montaigne  a  souvent 
plaidé  et  partout  supposé  l'incompétence  de  l'homme 
en  matière  religieuse  et  ecclésiastique.  Il  se  récuse, 
afin  que  personne  ne  l'accuse.  Il  se  déclare  humble 
et  soumis  pour  échapper  au  soupçon  d'hérésie.  Mais 


148  KTUDES    ET    FRAGMENTS. 

qu"est-cc  à  dire?  Entre  ces  mains  qui  semblent  si 
respectueuses  et  si  prudentes,  que  devient  la  révéla- 
tion? Et  l'Église  à  qui  Montaigne  reconnaît  une  telle 
autorité  trouve-t-elle  en  lui  un  disciple  aussi  obéis- 
sant ({u'il  est  un  complaisant  avocat?  Indiscutable 
parce  qu'elle  est  incompréhensible,  divine  au  point 
de  réduire  l'homme  à  se  courber,  à  s'abdiquer,  à 
s'annuler  devant  elle,  qu'est-ce  que  la  foi  gagne  à  un 
tel  sacrifice?  Montrez-moi,  de  grâce,  dans  Montaigne 
le  chrétien  qui  doit  s'être  dégagé  sans  doute  de 
l'homme  ainsi  rudoyé  et  humilié. 

Ai-je  besoin  de  le  dire?  Ce  chrétien  n'existe  pas 
dans  Montaigne,  et,  quelle  que  soit  l'idée  ([ue  l'on 
se  fasse  du  christianisme,  le  fond  des  Essais  y  est 
étranger.  Le  fond  des  Essais,  c'est  l'Ecclésiaste,  et 
non  l'Évangile.  C'est  le  scepticisme,  et  non  la  foi. 
C'est  l'indifférence,  au  lieu  de  l'espérance.  C'est 
l'égoïsme,  au  lieu  de  la  charité.  C'est  l'empirisme 
étroit,  mou,  flottant,  au  lieu  de  l'idéalisme  énergique 
et  infini  qui  a  transformé  le  monde  et  qui  l'agite 
encore  pour  le  sauver.  A  prendre  les  mots  mêmes  des 
saints  Livres,  la  sagesse  de  Montaigne  est  unique- 
ment mondaine.... 

Rien  n'est  plus  propre,  ce  semble,  à  donner  la 
mesure  de  Montaigne,  à  montrer  comment  son  esprit 
opère  et  jusqu'où  en  va  la  portée,  que  son  langage  à 
propos  de  la  Bible.  Le  xvi^  siècle  est  profondément 
biblique,  et  Montaigne  ne  l'est  aucunement.  Traduire 
l'Écriture  sainte,  la  répandre,  la  commenter,  lui 
rendre  sa  place  et  son  empire  au-dessus  de  la  tradi- 
tion et  de  l'invention  humaines,  restaurer  ces  anciens 


LA    RELIGION    DE    MONTAIGNE.  149 

oracles  dans  toute  la  plénitude  de  leur  droit  divin, 
faire  tourner  à  l'épuration  des  sources  chrétiennes  ce 
mouvement  d'études  que  la  Renaissance  avait  employé 
d'abord  au  service  des  beautés  et  des  richesses  pro- 
fanes, c'est  à  quoi  le  xvi"  siècle  a  travaillé  d'un  zèle 
admirable,  par  les  efforts  mêmes  de  ses  plus  libres 
ouvriers,  par  Erasme  comme  par  Luther.  Et  en 
môme  temps  qu'ils  réclament,  pour  quiconque  a  soif 
de  vérité  et  de  justice,  le  droit  de  s'abreuver  aux 
livres  saints,  ils  donnent  en  personne  l'exemple,  ils 
tirent  de  la  Bible,  pour  l'Église  et  pour  l'Etat,  des 
enseignements  (|ui  y  restaient  ensevelis,  ils  la  lisent 
et  la  comprennent,  sinon  avec  toute  l'exactitude  et 
toute  la  sagacité  critiques  dont  nous  sommes  désor- 
mais avides,  du  moins  avec  un  instinct  profond  de 
sa  forte  inlluence  morale  et  de  l'usage  qu'on  en  peut 
faire  pour  ressusciter  Dieu  dans  les  cœurs.  Aussi 
peut-on  dire  que  le  xvi''  siècle  a  travaillé  presque  tout 
entier  à  préparer  la  langue  et  l'éloquence  de  Bossuet, 
à  rendre  possible  un  dernier  Père  de  l'Église,  en 
rouvrant  de  toutes  parts  des  jours  et  des  passages 
entre  Athènes  et  le  Calvaire,  entre  le  Capitole  et  le 
Sinaï.... 

Pour  enseigner  à  Montaigne  la  foi  telle  qu'il  la 
comprend  et  la  recommande,  Jésus-Christ  était  inu- 
tile; l'Ecclésiaslc  suffisait. 

Aussi  bien,  de  la  Bible  tout  entière,  lAIonlaigne 
parle  comme  d"un  livre  qu'il  connaît  peu  et  dont  il  a 
peur.  Il  l'ensevelit  sous  le  respect.  Il  ne  veut  ])as 
qu'on  la  traduise,  encore  moins  qu'on  la  commente 


l'ôO  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

cl  qu'on  la  cite;  ou  si  quelques  hommes  ont  le  droit 
de  loucher  à  ces  pages  sacrées  et  d'y  chercher  la 
vérité  religieuse,  ce  ne  sera  ni  vous  ni  moi  ni  Mon- 
taigne lui-même;  ce  seront  uniquement  et  exclusi- 
vement les  docteurs  attitrés,  gardiens  mystérieux  ou 
plutôt  confiscaleurs  jaloux  de  la  source  qui  devait 
jaillir  jusqu'à  la  vie  éternelle.  A  ce  compte,  qu'est-ce 
donc  que  la  Révélation,  et  la  lulle  de  la  lumière  contre 
les  lénèljres,  et  le  flambeau  qui  n'est  point  fait  pour 
être  mis  sous  le  boisseau?... 

Au  surplus,  quand  Montaigne  parle  éducation, 
morale,  philosophie,  il  a  sans  cesse  à  la  bouche  l'an- 
tithèse des  choses  et  des  mots.  Il  veut  que  son  écolier 
fasse  sa  leçon  plutôt  que  de  l'apprendre.  Il  veut 
que  son  philosophe  soit  un  sage  plutôt  qu'un  savant. 
Bien  dire  est  quelque  chose,  mais  peu  de  chose, 
si  rien  de  plus  ne  s'y  joint.  De  même  pour  sa  reli- 
gion. C'est  la  plus  extérieure,  la  plus  officielle,  la 
plus  superficielle  des  religions  :  elle  est  toute  de  sur- 
face et  d'étiquette. 

#     *     * 

Ce  n'est  pas  seulement  l'impuissance  des  philo- 
sophes et  de  l'esprit  humain,  ce  n'est  pas  seulement 
l'autorité  de  l'église  où  il  est  né  et  où  il  veut  mourir, 
(jue  Montaigne  invoque  pour  soutenir  que  Dieu  est 
inconnu  et  impossible  à  connaître  :  il  appelle  en 
témoignage  Dieu  lui-même  et  sa  parole;  il  tient  pour 
incontestable  que  la  Bible  est  d'accord  avec  son 
scepticisme,  et  à  diverses  reprises  il  la  cite  à  cet  effet. 
Assurément  il  n'est  pas  le  seul  qui  en  use  de  la  sorte. 


LA    UELIGION    DE    MONTAIGNE.  lli  1 

S'il  a  tort,  c'est  un  tort  commun  à  de  bien  plus  grands 
et  plus  religieux  esprits.  Il  y  aurait  donc  une  injus- 
tice manifeste  et  sans  excuse  à  faire  peser  sur  Mon- 
taigne en  particulier  ce  reproche  au(juel  se  sont 
exposés  tant  de  véritables  et  illustres  chrétiens,  je 
veux  dire  le  reproche  de  dénaturer  l'enseignement  de 
la  Bible  sur  ce  point.  Mais  sans  tomber  dans  cette 
injustice,  voici  un  autre  grief  qu'on  doit  adresser 
personnellement  à  Montaigne.  Il  parle  de  la  Bible, 
il  s'arme  de  ses  préceptes,  et  il  ne  la  connaît  pas,  il 
ne  s'en  soucie  pas.  Il  est  le  moins  biblique  des 
hommes,  et  surtout  des  hommes  de  son  temps.  On 
compare  souvent  Erasme  et  Montaigne.  Quelle  diffé- 
rence entre  eux  cependant!... 


La  religion,  suivant  Montaigne,  est  à  ce  point  sim- 
plifiée et  facilitée  qu'un  seul  étonnement  me  reste, 
une  seule  objection  :  si  la  religion  était  si  facile  et  si 
simple,  comment  tous  les  hommes  ne  seraient-ils 
point  religieux?  Quoi?  Pour  satisfaire  Dieu,  il  ne 
s'agirait  que  de  croire  sans  examen  ce  que  nos  pères 
ont  cru,  de  pratiquer  sans  réflexion  ce  qu'ils  ont  pra- 
tiqué, et  nous  pourrions  ensuite  suivre  avec  confiance 
les  appels  confus  de  la  nature  ou  les  saillies  désor- 
données de  la  fantaisie,  en  nous  bornant  à  les  sanc- 
tifier par  un  aveu  verbal  de  notre  ignorance  et  par 
l'accomplissement  de  quehiues  rites  extérieurs?  La 
rougeur  monte  au  front,  l'amertume  vient  aux  lèvres, 
quand  on  pense  de  quelle  hauteur  est  descendue, 
pour  tomber  là,  l'idée  de  la  religion.... 


lo2  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 


Ëtes-vous  une  Ame  religieuse,  agitée  par  les  souflles 
qui  s'élèvent  de  toutes  parts,  qui  ébranlent  ici  une 
église,  là  une  autre,  partout  la  foi  elle-même,  et  qui 
nous  mettent  en  demeure  de  rentrer  au  dedans  de 
notre  conscience,  afin  de  prendre  un  parti  et  de  savoir 
un  peu  ce  que  nous  sommes?  Montaigne  vous  con- 
seillera de  n'en  rien  faire,  de  ne  point  accepter  cette 
sommation,  de  vous  refuser  à  cette  enquête. 


On  voit  bien,  dans  les  voyages  de  Montaigne,  de 
quelle  nature  et  de  ([uelle  portée  était  sa  curiosité  sur 
les  questions  religieuses  dont  son  siècle  était  si  forte- 
ment préoccupé.  11  regarde,  il  interroge,  il  note  tout 
ce  qui  touche  aux  variétés  de  l'usage  et  des  cérémo- 
nies, et  aussi  tout  ce  qui  montre  les  Réformés  divisés 
entre  eux.  La  discipline  extérieure  et  l'unité  de  l'en- 
seignement, Aoilà  pour  lui  toute  la  religion  ou  du 
moins  tout  ce  qui  l'intéresse  dans  la  religion,  et  la 
raison  en  est  facile  à  comprendre.  Le  culte  était  ce 
qui  lui  allait  le  mieux,  l'unité  des  idées  était  ce  qui 
lui  manquait  le  plus,  et  par  un  double  mouvement 
qui  lui  était  naturel,  il  offrait  à  Dieu  ce  qui  ne  lui 
coûtait  guère,  il  s'en  remettait  à  Dieu  de  ce  qui  lui 
aurait  Iroj)  coûté. 

Oue  faut-il  faire  pour  atteindre  le  vrai?  Quelle 
méthode  est  la  plus  sûre?  Quelle  somme  d'efforts 
devons-nous   à   cette    recherche?   Quelle    espérance 


LA    RELIGION    DE   MONTAIGNE.  153 

avons-nous  d'y  réussir?  Ouellc  conduite  tiendrons- 
nous  envers  les  vérités  connues?  Autant  de  questions 
qu'il  faut  tour  à  tour  distinguer  et  relier  entre  elles, 
car  elles  se  tiennent  sans  se  confondre,  et  mon  pre- 
mier grief  contre  Montaigne  est  précisément  qu'il 
les  a  prises  pCde-mèle  et  entassées  de  manière  à  les 
étouffer  l'une  sous  l'autre.  Voyez  plutôt  laf[uelle  de 
ces  questions  a  toujours  le  pas  dans  l'ordre  de  ses 
raisonnements.  N'est-ce  pas  celle-ci  :  (juelle  espé- 
rance avez-vous  de  trouver  le  vrai?  Et  sa  réponse, 
vous  la  connaissez.  Il  l'a  tant  répétée  qu'il  nous  en  a 
fatigués;  malgré  la  verve  qu'il  y  met,  elle  est  mono- 
tone; même  sous  la  plume  de  Montaigne,  c'est  du 
rabâchage.  «  ÏNe  heurtez  pas,  car  personne  ne  vous 
ouvrira.  Ne  cherchez  pas,  car  vous  ne  trouverez  rien. 
Ne  demandez  pas,  car  on  ne  saurait  vous  accorder.  » 
J'emploie  à  dessein  les  termes  mêmes  de  l'Évangile  : 
on  a  assez  dit,  on  a  trop   dit  que   Montaigne  était 

chrétien. 

*    *    * 

Invoquer  Jésus-Christ  pour  récuser  Aristote,  cela 
suffit-il  pour  être  chrétien?  Nommer  Dieu  à  tout 
propos  pour  se  dispenser  de  rien  expliquer  et  de  rien 
comprendre,  cela  suffit-il  pour  être  déiste? 


A  quoi  se  borne  en  résumé  la  religion  de  Montaigne? 
A  si  peu  de  chose  qu'on  est  surpris  d'en  parler.  Per- 
sonne n'a  autant  nui  à  la  foi  que  ces  sceptiques  age- 
nouillés. Qu'ils  le  sachent  ou  qu'ils  l'ignorent,  ils  ne 
font  que  compromettre  l'église  à  laquelle  ils  rendent 


154  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

hommage;  ils  témoignent  contre  elle  en  donnant  à 
croire  qu'elle  peut  à  la  rigueur  se  contenter  de  ce 
qu'ils  lui  offrent.  Rien  cju'on  puisse  appeler  amour  de 
Dieu,  désir  de  sainteté,  confiance  en  une  vie  à  venir, 
charité  ou  même  moins  noblement  et  moins  forte- 
ment souci  des  autres,  rien  qu'on  puisse  appeler  vigi- 
lance active  sur  soi-même  et  lutle  du  meilleur  homme 
contre  l'homme  mauvais.  Une  révélation,  par  qui  la 
lumière  ne  s'est  point  accrue,  une  foi  par  qui  l'incer- 
titude n'est  point  diminuée,  une  espérance  qui  laisse 
le  cœur  désolé,  une  crainte  qui  le  laisse  frivole,  une 
charité  qui  le  laisse  égoïste,  voilà  le  bilan  de  la  reli- 
gion de  Montaigne.  C'est  un  bilan  de  banqueroute, 
et  si  Jésus-Christ  était  mort  pour  qu'il  y  eût  de  tels 
chrétiens,  jamais  un  aussi  adorable  sacrifice  n'aurait 
abouti  à  une  si  cruelle  déception. 


Mais  autant  je  suis  surpris  qu'il  ait  pu  venir  à  l'idée 
de  quelqu'un  d'appeler  Montaigne  chrétien  et  de  le 
réclamer  pour  son  église,  autant  je  repousse  la  thèse 
qui  veut  faire  de  Montaigne  un  hypocrite,  et  repré- 
senter les  Essais  comme  un  autre  cheval  de  Troie 
inventé  par  un  autre  Ulysse  pour  introduire  au  cœur 
de  la  place  ennemie  une  légion  de  guerriers  armés  et 
cachés.  Non,  la  foi  de  Montaigne  n'est  pas  de  la  foi. 
Mais  sa  bonne  foi  n'est  pas  un  mensonge.  Montaigne 
a  cru  sincèrement  qu'il  suffisait  de  croire  superficiel- 
lement. Il  a  cru  que  l'Église  et  Dieu  lui-même  se 
contenteraient  à  bon  marché,  et  qu'en  raillant  les 
philosophes   dogmatiques,   en    pratiquant   les    rites 


LA    IlELIGION    DE    MONTAIfiNi:.  155 

extérieurs,  en  étant  un  galant  homme,  et  en  avouant 
que  tout  cela  ne  le  menait  guère  au  delà  du  médiocre, 
il  faisait  acte  de  piété,  de  soumission,  de  conscience 
et  d'humilité  dans  une  mesure  suffisante,  de  manière 
à  être  en  règle  et  à  gagner  son  procès  s'il  y  avait 
jugement.  A  vrai  dire,  il  n'a  jamais  voulu  aller  au 
fond  des  choses;  il  ne  s'est  jamais  rendu  un  compte 
net  et  sévère  des  questions  religieuses,  il  les  a  traitées 
comme  les  autres,  avec  des  aperçus  profonds,  par 
coups  de  sonde  qui  allaient  loin,  mais  sans  creuser 
aucune  mine  dans  le  sol  qu'il  avait  exploré. 


Une  manière  habile  de  se  dispenser  d'être  chrétien, 
c'est  de  se  défendre  d'être  philosophe. 


Il  y  a  quelques  mois  à  peine  Montaigne  était  cité 
avec  une  égale  confiance  par  deux  adversaires,  par 
l'un  deux,  au  nombre  des  athées,  et  pour  prouver 
que  l'athéisme  convient  aux  plus  honnêtes  gens,  par 
l'autre,  au  nombre  des  apologistes  chrétiens,  et  pour 
prouver  que  la  foi  soumise  convient  aux  plus  grands 
esprits.  Si  c'était  là  un  fait  isolé,  il  ne  vaudrait  pas 
la  peine  d'être  relevé.  Mais  Montaigne  l'avait  prévu 
de  loin  quand  il  écrivait  ceci  :  «  On  couche  volon- 
tiers les  dits  d'autrui  à  la  faveur  des  opinions  qu'on 
a  préjugées  en  soi  »,  et  comme  «  à  un  athéiste  »,  selon 
lui,  «  tous  écrits  tirent  à  l'athéisme  »,  comme  «  il 
infecte  de  son  propre  venin  la  matière  innocente  », 
Montaigne  prévoyait  aussi  sans  doute  et  plus  volon- 


136  KTLDES    ET    FRAGMENTS. 

tiers  que  «  celle  préoccupation  de  jugement  »  pouvait 
agir  en  sens  contraire  et  que  plus  d'un  chrétien  zélé 
le  réclamerait  à  grands  cris. 


...  Mais  en  reprochant  à  Montaigne  ce  chaos  de  ses 
pensées  et  l'équilibre  instable  où  il  se  peint  entre  le 
doute  et  la  foi,  ne  faisons-nous  pas  sévèrement,  injus- 
tement, le  procès  de  notre  temps  tout  entier?  Certes, 
en  lisant  ce  qui  s'écrit  aujourd'hui,  et  surtout  si  l'on 
prête  l'oreille  à  ce  qui  ne  s'écrit  point,  à  ce  qui  se  dit 
à  peine,  à  ce  que  les  confidences  intimes  trahissent 
seulement  par  échappées,  sans  que  celui  dont  l'âme 
s'ouvre  sache  toujours  son  propre  secret,  combien 
sont  nombreux  ceux  qui  oscillent  comme  Montaigne 
et  ne  s'en  troublent  pas  plus  que  luil 


IX 

MONTAIGNE    ET    L'ANTIQIITÉ 
MONTAIGNE    ET    LE    XVl"    SIÈCLE 


On  croit  trop  que  personne  avant  Montaigne  n'avait 
pensé  à  tirer  des  anciens  le  sang  et  la  moelle  de  leurs 
récits.  Beaucoup  ont  moralisé  aA^ant  lui.  Tout  n'était 
pas  allégations  pédantes  jusqu'aux  Essais,  et  pour  ne 
citer  qu'un  grand  nom  et  une  grande  influence, 
Erasme  avait  déjà  appris  au  xvi''  siècle  commençant 
à  emprunter  à  Cicéron  autre  chose  que  des  esse 
videalur,  à  l'Évangile  autre  chose  que  des  devises  pour 
les  bûchers  ou  des  auréoles  pour  la  guerre  civile. 
Mais  il  est  vrai  que  Montaigne  a  repris  avec  une  grâce 
souveraine,  avec  une  puissance  nouvelle,  cette  tache 
de  mettre  l'antiquité  à  profit  pour  l'éducation  de  l'es- 
prit humain.  Lui  aussi,  il  s'est  adressé  à  des  couches 
nouvelles.  Soyez  sûrs  qu'Amyot  sans  lui  n'aurait  pas 
fait  pénétrer  Plutarque  si  loin.  Socrate,  Sénèque, 
Plutarque,  Cicéron  même  plus  que  Montaigne  ne 
l'avouerait  lui  doivent  beaucoup.  Les  Essais  sont  le 
type  idéal  du  Selectx  e  profanis  scriptoribiis  hisloriœ. 


158  ETUDES    ET    FRAGMENTS. 


Voulons-nous  mesurer  l'orig-inalité  et  la  force  de 
l'esprit  de  Montaigne?  Aucune  des  éditions  de  ses 
Essais  qui  ont  été  données  jusqu'ici  ne  nous  en  four- 
nit les  moyens.  Sans  doute  il  est  admis  par  ses 
plus  grands  admirateurs  qu'il  se  servait  beaucoup 
des  pensées  des  autres,  et  non  seulement  de  leurs 
pensées,  mais  de  leurs  images  mêmes  et  de  leurs 
mots.  Ses  citations  latines  sont  trop  nombreuses,  ses 
emprunts  déjà  signalés  en  augmentent  trop  le  nombre, 
ses  aveux  et  ses  excuses  à  ce  sujet  sont  trop  formels 
pour  que  personne  ait  parlé  de  lui  sans  parler  de  ce 
qu'il  devait  à  Plutarque,  à  Sénèque,  à  Gicéron.  Mais 
je  ne  crois  pas  exagérer  en  disant  que  la  moitié  de 
ses  dettes  seulement  est  connue,  même  à  ne  compter 
que  celles  où  nous  pouvons  nommer  ses  créanciers. 
Ce  que  la  conversation,  la  discussion  avec  ses  amis, 
avec  les  savants  de  son  temps  ou  les  simples  de  son 
voisinage  a  pu  lui  fournir,  n'en  tenons  pas  compte  : 
sachons  seulement  qu'il  prenait  de  toutes  mains. 


Montaigne  se  défend  d'avoir,  en  ses  caprices  ou  en 
ses  mœurs,  quelque  chose  qui  ne  soit  point  à  lui; 
il  veut  faire  croire  que,  s'il  ressemble  en  ceci,  en  cela, 
à  tel  ou  tel  philosophe  ancien,  nous  aurions  tort  de 
dire  :  «  voilà  d'où  il  le  prit  »  ;  non,  il  n'a  connu  les 
anciens  qu'après  coup;  ces  ressemblances  ne  sont  que 
des  rencontres  fortuites  ou  des  ornements  ajoutés  : 
Montaigne,  avant  d'avoir  lu,  était  déjà  Montaigne  de 


MONTAIGNE   ET   L'aNTIQ[IT|':.  loi) 

pied  en  cap.  Voilà  ce  qu'il  affirme  '.  Mais  faul-il  le 
croire? 

Tout  d'abord,  si  nous  disons  si  souvent,  en  marge 
d'une  idée  de  Montaigne  :  «  voilà  d'oîi  il  la  prit  »,  c'est 
qu'il  nous  y  invite  lui-même  ailleurs  et  va  jusqu'à 
nous  défier  de  découvrir  tous  ses  emprunts. 

Et  puis  ces  deux  thèses  à  ce  sujet,  elles  datent  sur- 
tout des  éditions  de  1588  et  de  lo9o.  Elles  ont  bien 
un  air  de  tactique  défensive.  Ne  répondraient-elles 
pas  à  une  critique  courante,  à  des  doutes  dont  Mon- 
taigne aurait  eu  vent  sur  ses  titres  à  l'entière  origi- 
nalité et  spontanéité  dont  il  se  vante  ou  se  couvre, 
se  voulant  faire  tour  à  tour  plus  rare  et  de  moins  de 
conséquence  qu'il  n'est? 


Ce  que  Socrate  ^  dit  de  la  science  est  directement 
contraire  à  la  pensée  et  au  tempérament  intellectuel 
de  Montaigne.  Montaigne  n'écrit  que  pour  détourner 
l'esprit  humain  de  la  science;  Socrate  ne  parle  que 
pour  nous  y  introduire  et  nous  y  engager.  Socrate 
inaugure  la  vraie  méthode  philosophique;  Montaigne 
travaille  de  toutes  ses  forces  à  la  tuer  et  à  l'enterrer. 
A  quel  point  l'idée  de  la  science  était  toute-puissante 
et  séduisante  aux  yeux  de  Socrate,  on  en  peut  juger 
quand  on  voit  qu'il  allait  jusqu'à  confondre  la  science 
et  la  vertu,  l'ignorance  et  le  mal;  Montaigne  tout  au 
rebours.   Et  savez-vous  que  ce  n'est  pas  un  mince 

1.  Essais,  liv.  II,  chap.  xii;  l.  II,  p.  300. 

2.  A  propos  d'un  mémoire  de  M.  Levêque  sur  Sacrale  comme 
vtclaphijsicipti  lu  à  l'Académie  des  sciences  morales  el  poli- 
licjues,  en  janvier  1866. 


160  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

reproche  à  faire  à  cet  homme  si  sagace  que  de  navoir 
pas  su  distinguer  Socrate  de  Salomon? 


«  Mener  l'humaine  vie  conformément  à  sa  naturelle 
condition  »  ou,  selon  une  variante  qui  lui  était  venue 
en  tète  à  ce  sujet,  «  faire  au  monde  ce  pour  quoi  il 
est  au  monde  »,  voilà,  selon  Montaigne,  le  but  et  le 
résumé  de  la  philosophie  de  Socrate;  et  cette  philo- 
sophie, il  l'adopte,  il  l'épouse;  il  la  fait  sienne  autant 
qu'il  peut.  Mais  n'est-ce  pas  plutôt  sa  propre  philoso- 
phie qu'il  attribue  à  Socrate?  N'y  a-t-il  pas  là  un  peu 
d'illusion  qu'il  se  fait  et  qu'il  nous  veut  faire,  et 
sérieusement,  décidément,  est-il  en  droit  de  se  cou- 
vrir d'un  si  grand  nom?... 


Montaigne,  un  Socrate  incomplet  et  infécond. 


Et  Plutarque,  ce  Plutarque  qui  était  toujours  entre 
ses  mains,  qu'il  lisait  et  relisait  sans  cesse,  et  dont  les 
dépouilles  lui  servaient  à  maçonner  ses  propres  écrits, 
Montaigne  l'a-t-il  mieux  compris  qu'il  n'a  compris 
Socrate  ou  Sénèque?  Et  de  ces  trois  hommes  qui 
résument  pour  lui  toute  la  sagesse,  n'en  est-il  pas  un 
du  moins  dont  il  ait  véritablement  suivi  les  traces  et 
saisi  l'esprit?  A  quelques  traits  de  la  physionomie  de 
Plutarque,  on  dirait  oui,  car  il  en  est  certainement 
qui  se  retrouvent  dans  la  physionomie  de  Montaigne. 
Même  amour  de  l'histoire   et  des  historiettes,  des 


MONTAIGNE    ET    L'ANTIQUITÉ.  101 

petits  faits  qui  parlent  et  qui  frappent;  môme  habi- 
tude de  moraliser  sur  des  exemples,  de  tirer  et  sou- 
vent de  tirer  trop  vite  une  conclusion  générale  d'une 
remarque   particulière;   même   démarche   errante   et 
abandonnée  qui  ne  sent  pas  le  professeur,  mais  qui 
reproduit  avec  un  art  caché  les  simples  hasards  d'un 
entretien  familier.  Et  cependant,  plus  on  étudie  cha- 
cun à  part  Plutarque  et  Montaigne,  mieux  on  s'aide 
des  travaux  récents  qui  ont  mis  en  pleine  lumière  la 
vie  et  les  desseins  du  sage  de  Chéronée,   moins  il 
semble'  que  ^Montaigne  ait  pénétré  la  vraie  doctrine 
de  Plutarque.  Si  Plutarque  avait  pu  lire  les  Essais,  il 
n'aurait  su  comment  remercier  assez  un  si  constant 
et  si  ardent  admirateur;  mais  il  ne  l'aurait  pas  reconnu 
volontiers  pour  un  de  ses  disciples,  il  aurait  plutôt 
vu  en  lui  une  de  ces  âmes  dont  il  aimait  à  se  faire  le 
médecin,  et  dût  Montaigne  y  perdre  un  peu  de  son 
beau  feu  pour  Plutarque,  Plutarque  l'aurait  prêché. 
Il  l'aurait  prêché,  j'en  suis  convaincu,  sur  son  parti  pris 
de  ne  point  prêcher.  «  Je  ne  forme  pas  l'homme  — 
répète  sans  cesse  Montaigne,  — je  le  récite.  »  Plutarque 
tout  entier,  par  sa  vie  comme  par  ses  écrits,  Plutarque 
encore   plus    que   Sénèque ,    Plutarque   autant   que 
Socrate,    et   c'est  tout  dire,   proteste    contre   cette 
manière   d'entendre   la   sagesse,  de  la  réduire    à  la 
curiosité  ou  tout  au  plus  au  gouvernement  de  soi- 
même,  et  de  jouer  avec  la  vérité  ou  de  s'en  réserver 
les  bienfaits.  Ce  n'est  pas  le  stérile  plaisir  d'amasser 
une  ample  collection  défaits  rares  et  contradictoires, 
ce  n'est  pas  même  l'égoïste  ambition  de  se  rendre  soi 
seul  plus  modéré,  plus  prudent,  plus  courageux  contre 

11 


162  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

les  chances  de  la  vie  et  la  certitude  de  la  mort,  non, 
ce  nest  point  cela  qui  a  animé  et  soutenu  Plutarque 
dans  cette  longue  carrière  de  recherches  historiques 
et  de  discussions  philosophiques.... 


Montaig-ne  est  un  Plutarque  libertin,  dans  tous  les 
sens  de  l'épithète  ■ —  et  songez  à  tout  ce  qu'elle  enlève 
au  nom  de  Plutarque  en  s'y  adjoignant. 


Vous  lisez,  par  exemple,  dans  Montaigne  la  phrase 
(}ue  voici  :  «  Ce  n'est  pas  merveille,  dict  un  ancien,  que 
le  hazard  puisse  tant  sur  nous,  puisque  nous  vivons 
par  hazard  '  ».  Une  note  vous  renvoie  à  la  71"  Épître 
de  Sénèque;  cela  vous  suffit,  avouez-le,  et  vous  pen- 
sez à  peine  à  remercier  l'éditeur  Coste  qui  vous  a 
évité  le  petit  ennui  de  ne  savoir  pas  qui  cet  ancien 
pourrait  être.  Quant  à  se  lever  pour  chercher  dans 
Sénèque  le  texte  latin,  est-ce  trop  de  supposer  que, 
sur  mille  lecteurs,  il  n'en  est  pas  plus  d'un  qui  y 
pense,  ni  plus  d'un  sur  deux  mille  qui  le  fasse?  Vous 
revenez  bien  vite  de  la  note  au  texte,  et  Montaigne 
continue  :  «  A  qui  n'a  dressé  en  gros  sa  vie  à  une 
certaine  fin,  il  est  impossible  de  disposer  les  actions 
particulières.  Il  est  impossible  de  renger  les  pièces  à 
qui  n'a  une  forme  du  total  en  sa  teste.  A  quoy  faire 
la  provision  des  couleurs,  à  qui  ne  sçait  ce  qu'il  a  à 
peindre?  Aucun  ne  fait  certain  dessein  de  sa  vie,  et 

1.  Essais,  liv.  II,  cliap.  i.  —  Ed.  Courbet  el  Roycr,  t.  II,  p.  S. 


MO.NÏAICNK    KT    L'ANTIUIITK.  IG:} 

n'en  délibérons  (ju'à  parcelles.  L'archer  doit  premiè- 
rement sçavoir  où  il  vise,  et  puis  y  accommoder  la 
main,  l'arc,  la  corde,  la  flesche  et  les  mouvemens.  Nos 
conseils  fourvoient,  parce  qu'ils  n'ont  pas  d'adresse 
et  de  but.  Nul  vent  ne  fait,  pour  celui  qui  n'a  point 
de  port  destiné.  »  Sénèque  est  déjà  loin  de  votre 
pensée;  mais  que  ce  Montaigne  est  fertile  en  déve- 
loppements et  en  comparaisons!  Que  ce  style  est  bref 
et  pénétrant!  Comme  un  mot  d'un  ancien  Fa  mis  en 
train,  et  quel  talent  d'exploiter,  d'étendre  en  tous  sens 
la  moindre  parcelle  d'or!  Mais  quel  reproche  absurde 
faisait-on  à  Montaigne  de  n'avoir  dans  l'esprit  aucune 
notion  de  la  règle  et  de  l'unité  et  de  ne  prêcher  jamais 
({ue  le  laisser-aller  de  toutes  nos  facultés  et  de  toutes 
nos  actions?  Le  voilà,  cet  humoriste  vagabond,  ce 
douteur  incorrigible,  ce  fuyard  de  chemins  tracés 
et  des  devoirs  réfléchis;  il  s'agit  justement  de  la 
nécessité  de  réfléchir,  de  choisir  son  chemin,  de  savoir 
son  but,  etqueldocteur  méthodique  aurait  mieux  dit? 
Prenez  garde  :  ce  que  vous  prenez  pour  du  Montaigne 
est  encore  du  Sénèque,  admirablement  traduit,  mais 
voilà  tout. 

Lequel,  de  Lucrèce  ou  de  Montaigne,  était  le  plus 
grand  esprit?  Lequel  était  le  plus  honnête  homme?  A 
ces  deux  questions  la  réponse  est  la  même;  incontes- 
tablement l'avantage  est  à  Lucrèce.  Sous  le  discrédit 
que  lui  vaut  son  système,  et  à  travers  l'obscurité  où 
se  dérobe  sa  vie,  il  n'y  a  pas  de  plus  noble  figure  que 
celle  de  l'ami  de  Memmius.  C'est  un  vrai  Romain,  et 
de  la  meilleure  marque,  appliquant  aux  poursuites 


164  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

de  l'esprit,  aux  conquêtes  spéculatives  et  scientifiques, 
les  vertus  fortes  et  le  génie  dont  sa  race  s'est  servie 
pour  regere  imperio  populos. 


11  est  un  philosophe  surtout  envers  qui  son  achar- 
nement est  singulier:  c'est  Cicéron.  11  semblerait  que 
Cicéron  fût  assez  sceptique  en  philosophie  pour  se 
concilier  notre  grand  sceptique  ou  tout  au  moins  pour 
le  désarmer;  et  surtout  quand  on  voit  combien  d'em- 
prunts Montaigne  lui  a  faits,  combien  il  lui  doit  soit 
de  son  érudition  sur  les  conflits  des  systèmes  anciens, 
soit  de  ses  arguments  et  de  ses  boutades  contre  les 
dogmatistes  excessifs,  soit  de  ces  belles  sentences 
morales  qui  relèvent  de  place  en  place  la  trame  des 
Essais,  le  mépris  qu'il  affiche  et  qu'il  insinue  partout 
envers  Cicéron  devient  inexcusable  :  ce  n'est  plus 
seulement  de  l'injustice,  c'est  de  l'ingratitude  person- 
nelle et  un  parti  pris  mesquin. 


N'a-t-on  pas  exagéré  l'étendue  et  la  liberté  d'esprit 
de  Montaigne?  Elles  ont  des  bornes  plus  étroites  qu'on 
ne  croit  et  un  caractère  moins  noble  qu'on  ne  dit. 
C'est  l'étendue  d'esprit  d'un  humoriste  et  d'un  poète, 
c'est  la  liberté  d'esprit  d'un  égoïste  et  d'un  indiffé- 
rent. 

Prenez-le  sur  les  questions  où  il  est  engagé  d'avance 
par  quelque  intérêt  personnel,  et  alors  jugez-le.  Voyez 
par  exemple  son  acharnement  contre  Cicéron.  Est-il 
d'un  grand  et  libre  esprit?  Combien  Erasme,  adver- 


MONTAICNE    ET    L'ANTIQIITK.  165 

saire  des  Cicéroniens  et  en  même  temps  admirateur 
de  Cicéron  lui-même,  était  dans  un  plus  juste  équi- 
libre! 

\'anité  pour  vanité,  je  préfère  celle  de  Cicéron  à 
celle  (le  Montaigne;  elle  a  plus  de  candeur  et  de 
naturel,  et  dans  son  désir  de  plaire,  de  fixer  les  yeux 
des  hommes,  de  se  survivre  par  la  gloire  de  ses  écrits 
et  de  son  nom,  Cicéron  est  incomparablement  supé- 
rieur à  cette  Célimène  gasconne  dont  nous  sommes 
tous  amoureux. 

Je  dirai  plus  :  sans  avoir  passé  sa  vie  à  s'analyser  et 
à  se  décrire,  sans  avoir  médité  et  caressé  son  portrait, 
ou  plutôt  justement  parce  qu'il  ne  l'a  point  médité  et 
caressé,  Cicéron  nous  a  laissé  de  lui-même  une  image 
plus  complète,  plus  sincère,  plus  certaine  que  n'a  fait 
Montaigne,  et  qui  commande  plus  naturellement  la 
confiance. 

En  citant  par  leurs  noms  ou  sans  les  nommer 
tant  d'auteurs  anciens  et  célèbres,  Montaigne  ne 
s'astreint  jamais  à  conserver  le  sens  de  leurs  paroles, 
à  suivre  la  ligne  de  leurs  pensées  et  à  aboutir  où  ils 
ont  abouti;  c'est  au  contraire  son  procédé  et  son  jeu 
habituels  d'employer  les  plus  grandes  autorités  à 
recommander  et  à  orner  des  idées  qui  sont  à  lui  et 
qui  vont  droit  contre  le  propos  de  ceux  qu'il  invoque. 
iXon  hos  cjiixsitum  munits  in  usus. 


Montaigne  ne  sait  pas  bien  l'antiquité;  il  l'imagine 
souvent  tout  autre  quelle  a  été;  il  ne  la  juge  pas  ton- 


i66  KTIDES    ET    FRAGMENTS. 

jours  autant  qu'il  faudrait.  Mais  il  a,  envers  l'anti- 
quité, un  instinct  excellent  et  nouveau  et  une  manière 
de  s'en  servir  qui  est  loin  d'avoir  perdu  son  à-propos. 
Il  n'émigre  pas  dans  le  monde  antique;  il  y  voyage  et 
en  revient  pour  nous  importer  et  nous  insinuer  tout 
ce  qui  lui  semble  à  notre  adresse.  La  grande  sagesse 
des  morts  ne  lui  fait  pas  oublier  les  vivants  ni  mécon- 
naître leurs  besoins 

Montaigne    avait    une    théorie    singulière    sur  les 
citations  et  les  exemples  qu'il  invoquait  à  Tappui  de 
ses    idées.    Il    estimait    qu'une    sentence    ancienne 
détournée  de  son  sens  ou  une  anecdote  imaginaire 
appuyait  et  servait  aussi  bien  sa  thèse  qu'une  citation 
exacte  ou  un  fait  authentique.  Cette  thèse  étrange 
fait  mesurer  mieux  que    tout  le   reste  jusqu'à  quel 
point  de  fantaisie  et  de  paradoxe  Montaigne  a  pousse 
le  scepticisme.  L'esprit  humain  est,  à  ses  yeux,  digne 
de  si  peu  de  respect,  l'histoire  humaine  est  si  profon- 
dément vide  de  certitude,  il  y  a,  entre  l'invraisem- 
blable et  le  vrai,  une  nuance  si  impossible  à  saisir, 
que  toute  critique   est   superflue  et  puérile,  et  que 
l'on  peut  moraliser  à  l'aise  et  subtiliser  à  perte  de 
vue  avec  une  bonne  foi  d'aussi  bon  aloi,  en  prenant 
pour  point  de  départ  un  texte  inventé  ou  contrôlé, 
une  fable  ou  une  réalité.  Il  est  probable  qu'il  n'atta- 
chait pas  à  cette  thèse  une  grande  importance  et  que 
c'était  seulement,  dans  son  esprit  et  sous  sa  plume, 
une    manière    plaisante    de   se    défendre    contre    le 
reproche  d'avoir  fait  souvent  reposer  ses  raisonne- 
ments sur  des  bases  qui  ne  tenaient  pas. 


MONTAIC.NK    KT    l/ANTIOriTK.  107 

Il  faul  cepondant  s'cnlendro.  .Montaigne  et  ceux 
qui  s'autorisent  de  lui  opposent  sans  cesse  Texpé- 
rience  à  la  science,  les  faits  aux  rêveries,  les  témoins 
aux  docteurs,  les  bonnes  gens  aux  faiseurs  de  phrases. 
Je  suis  prêt  à  dire  amen.  Mais  si  rexpérience  n'est 
pas  séiieuse,  si  les  faits  se  fondent  en  fumée  comme 
de  vulgaii'es  sophismes,  si  les  témoins  n'ont  pas  dit 
ce  qu'on  leur  fait  dire,  si  les  bonnes  gens  sont  des 
niais  à  qui  il  n'a  manqué  (pi'un  bonnet  carré  pour 
être  renvoyés  en  Sorbonne,  où  allons-nous? 


Il  y  a,  dans  celle  langue  latine  que  Montaigne  com- 
prenait si  bien,  une  admirable  et  simple  expression 
où  se  condense  la  meilleure  sagesse  de  ces  âmes 
romaines  qu'il  exaltait  si  fort  :  pro  parle  virili.  On 
n'aurait  point  besoin  d'un  autre  texte  pour  prêcher 
Montaigne.  Il  le  juge  en  dernier  ressort.  Faute  de 
pouvoir  le  traduire,  essayons  de  l'expliquer. 

Oui,  pour  sa  pari,  chacun  à  sa  place  et  dans  son 
rôle,  mais  virilement,  de  tout  son  nerf,  comme  un 
soldat  qui  ne  veut  point  perdre  le  temps  d'agir  à 
regarder  si  son  voisin  combat  ou  trahit. 

Otez  l'une  ou  l'autre  des  deux  vérités  (jui  se  balan- 
cent dans  celte  courte  formule  :  lout  l'équilibre  de 
l'àme  est  rompu.  Si  vous  ne  prêchez  que  l'énergie 
virile,  chacun  tendra  à  se  faire  envahisseur  et  tyran. 
Si  vous  ne  prêchez  que  la  modestie  personnelle, 
chacun  glissera  dans  l'inertie  et  vers  la  nullité.  Pour 
nous  tenir  debout  et  ne  rien  perdre  de  notre  stature, 
nous  avons  besoin  de  penser  de  nous-mêmes  comme 


168  ÉTUDES    ET   FRAGMENTS. 

les  pauvres  gens  pensent  de  leur  chaumière  ou  de  leur 
jardin  :  nous  avons  besoin  de  penser  en  môme  temps 
que  nous  sommes  peu  de  cho^e,  et  que  ce  peu  que 
nous  sommes  est  pour  nous  d'un  prix  infini. 


Montaigne  au  xvp  siècle,  et  Montaigne  en  Grèce  et 
à  Rome,  ce  sont  deux  hommes  différents.  L'antiquité 
est  le  pays  de  son  imagination  et  de  son  héroïsme 
intellectuel.  Ce  n'est  guère  que  par  La  Boëtie  qu'il 
rattache  l'une  à  l'autre  ces  deux  races  humaines  si 
différentes,  celle  qu'il  voit  autour  de  lui,  et  celle  qu'il 
évoque  du  fond  de  Plularcpie.  Libertés  publiques, 
esprit  d'entreprise,  habitude  de  juger  les  affaires  de 
l'État  et  d"y  porter  la  main,  mépris  de  ses  aises  et 
de  ses  goûts  pour  tout  mettre  et  tout  perdre  au  ser- 
vice de  sa  patrie  ou  de  son  parti,  recherche  ardente 
de  la  renommée,  vertus  hautaines,  inflexibles,  bandées 
vers  l'absolu,  cela  est  bon  pour  les  anciens,  risible 
ou  coupable  chez  les  contemporains.  Selon  qu'il 
parle  des  uns  ou  des  autres,  on  dirait  qu'il  ne  s'agit 
pas  de  la  même  planète. 


La  vie  de  ^lontaigne  est  comprise  entre  deux  dates 
qui  l'éclairent  bien  :  il  naît  quand  Rabelais  vient  de 
mettre  la  première  main  à  son  œuvre  joviale  et  hardie  ; 
il  meurt  avant  qu'Henri  IV  soit  maître  de  Paris  et 
sûr  de  son  trône.  Il  n'appartient  ni  à  la  génération 
fougueuse  de  la  Renaissance,  ni  à  la  génération  heu- 
reuse de  la  Restauration.... 


MONTAIGNE    KT    LE    Wf   SIÈCLE.  '169 


Le  NVii^  siècle  n'a  achevé  rien  de  ce  qu'il  a  com- 
mencé. Ses  grands  hommes  nous  intéressent  passion- 
nément et  à  bon  droit,  parce  qu'ils  onten  eux  quehjue 
chose  d'entreprenant  et  de  prophétitjue  par  quoi  ils 
ont  ouvert  à  la  France  un  long  avenir;  et  ils  nous 
attristent  autant  ({u'ils  nous  intéressent,  parce  qu'ils 
sont  morts  sans  avoir  mené  leur  œuvre  à  bien,  sans 
prévoir  qu'elle  allait  être  reprise  et  accomplie.  Nulle 
part  ce  mécompte  et  ce  découragement  final  du 
^1"=  siècle  ne  me  frappent  autant  que  dans  Mon- 
taigne, surtout  quand  je  le  compare  à  Rabelais. 

Rabelais  est  un  satirique  et  un  cynique,  ce  n'est  pas 
un  sceptique  :  on  sent  circuler  dans  tout  son  livre 
une  sève  généreuse  de  confiance  et  d'espoir;  Mon- 
taigne, au  contraire,  malgré  son  heureuse  nature, 
dans  le  langage  le  plus  vivant  et  le  plus  florissant 
(jui  fut  jamais,  n'exprime  que  la  lassitude  d'un  siècle 
vieilli.  Que  n'a-t-il  vécu  jusqu'à  voir  Henri  IV  maître 
de  son  royaume!  L'esprit  franc^ais  fut  si  prompt  alors 
à  se  réconforter,  à  se  raffermir,  à  profiter  d'une  paix 
qui  nous  paraîtrait  encore  bien  troublée!  On  peut 
ouvrir  les  uns  après  les  autres  les  livres  de  tous  les 
écrivains  ({ui  ont  mar([ué  sous  le  règne  de  Henri  IV  : 
si  divers  ({ue  soient  leurs  sujets  et  leurs  talents,  ils 
ont  un  caractère  commun.  Ils  visent  tous  à  sortir  de 
l'anarchie  où  le  xvi*'  siècle  était  demeuré  comme 
éperdu.  Un  même  besoin,  plus  ou  moins  nettement 
compris,  de  discipline  et  d'unité,  un  même  instinct 
d'embrasser  moins  et  de  mieux  étreindre,  un  meilleur 


ITO'  ÉTUDES    r.T   FRAGMENTS. 

emploi  des  forces  ({ui  se  dissipaient  ou  se  heurtaient 
auparavant,  une  universelle  ambition  de  mettre  Tordre 
et  la  paix  dans  les  esprits,  voilà  ce  qui  les  rapproche 
l'un  de  l'autre  et  les  distingue  de  leurs  prédécesseurs, 
lors  même  qu'il  reste,  entre  eux  et  leurs  prédéces- 
seurs, ([uel(]ue  trait  saillant  de  parenté. 

J'en  prends  deux  qui  ont  avec  Montaigne  une  res- 
semblance évidente  :  saint  François  de  Sales  et 
Charron.  Saint  François  de  Sales  lui  ressemble  par 
le  style,  par  le  jeu  continuel  de  l'imagination,  par  son 
soin  de  rendre  la  dévotion  aussi  aimable  cjue  Mon- 
taigne l'avait  lait  pour  la  philosophie.  Mais  cela  dit, 
quelle  dilTérence  1  Quelle  sûre  et  lumineuse  démarche 
de  l'esprit  chez  saint  François  de  Sales!  Comme  il 
sait  où  il  va,  et  comme  il  mène  au  but!  Comme  on 
devine  la  jouissance  que  goûtèrent  ses  premiers  lec- 
teurs à  échapper  avec  lui  au  double  fléau  de  la  veille, 
aux  controverses  des  violents  et  aux  incertitudes  des 
modérés!  Comme  il  a  bien  rempli  le  programme 
tracé  par  Henri  IV,  quand  celui-ci  lui  faisait  demander 
un  livre  capable  d'apprendre  à  toutes  les  personnes 
de  la  cour  et  du  monde  à  vivre  chrétiennement,  cha- 
cune selon  son  état,  et  (jui  fût  «  d'une  méthode 
exacte,  judicieuse,  telle  que  chacun  pût  s'en  servir»! 

Quoique  au  profit  d'une  toute  autre  pensée,  c'est 
par  la  méthode  aussi  et  par  la  force  de  l'affirmation 
que  Charron  innove;  il  les  emploie  à  faire  dire  :  je  ne 
sais,  là  où  Montaigne  proposait  de  dire  :  cpte  sais-je? 
Le  doute  qu'il  a  trouvé  épars  et  flottant  en  mille 
débris  dans  les  Essais,  Charron  le  range  en  corps  de 
doctrine;  il  divise  et  subdivise  sa  matière  comme  un 


MONTAifiNi:  i:t  le  \\f  siKCLr;.  171 

sermon  en  trois  points;  il  établit  à  part  une  religion 
pour  le  vulgaire  et  une  sagesse  pour  l'élite;  il  fait 
rentrer,  malgré  elle,  dans  son  plan  une  morale 
empruntée  tour  à  tour  aux  stoïciens  et  aux  écrits 
chrétiens  de  Du  Vair;  et  cette  œuvre  a  beau  être 
composite  et  ruineuse  quant  au  fond,  elle  passera 
cependant  pour  originale  et  imposera  aux  esprits  de 
son  temps  par  le  prestige  de  l'ordonnance  et  de  la 
clarté. 


J'appellerais  volontiers  les  Essais  Vlntroduction  A 
i  vie  mondaine.  Montaigne  est  le  sai 
Sales  des  esprits  profanes  et  moyens. 


la  vie  mondaine.  Montaigne  est  le  saint  François  de 


On  dit  qu'il  n'y  a  pas  de  parallèle  à  établir  entre 
Montaigne  et  Rabelais.  Pourquoi  donc?  Le  plus  sensé 
des  deux  n'est  pas  celui  qu'on  pense.  Rien  ne  me 
frappe  autant  que  le  bon  sens  de  Rabelais.  Il  a  porté 
sans  fléchir  une  ivresse  de  géant.  C'est  la  tête  la  plus 
saine  sous  son  enluminure  de  buveur  et  sous  les 
éclahoussures  de  sa  gaîlé  plébéienne.  Je  déteste  les 
ordures,  et  il  en  est  plein.  Mais  je  déteste  encore  plus 
le  libertinage  élégant,  le  mépris  poli  et  soi-disant 
galant  avec  lequel  Montaigne  parle  des  femmes  et 
leur  fait  sa  cour.  L'homme  du  monde  qui  se  joue  de 
la  décence  et  du  respect  vaut  moins  que  l'homme  des 
rues  avec  son  gros  rire  et  ses  gros  mots.  J'en  veux  à 
Montaigne  d'avoir  rangé  Rabelais  parmi  les  auteurs 
«  simplement  plaisants  »,  entre  Boccace  et  les  Bai- 
sers de  Jean  Second.  Pour  Boccace,  passe  encore! 


172  KTUDES    ET    FRAGMENTS. 

Celui-là  du  moins  est  un  grand  écrivain  et  un  peintre 
délicat  de  mœurs  qui  ne  le  sont  guère.  Mais  Jean 
Second  n'est  décidément  pas  digne  d'être  nommé  le 
même  jour  que  Rabelais.  Montaigne  avait  même,  dans 
ses  trois  premières  éditions,  ajouté  à  ce  groupe  des 
modernes  simplement  plaisants  Héliodore  et  son 
Histoire  .Etliiopique.  Je  sais  bien  que  la  traduction 
d'Amyot  et  ses  éloges  avaient  fait  de  l'Histoire  ^ïthio- 
piquc  un  des  livres  favoris  du  xvi^  siècle  et  devaient 
le  recommander  particulièrement  à  Montaigne  sur 
qui  le  traducteur  de  Plutarque  avait  une  autorité 
presque  absolue.  Mais  alors  il  fallait  ranger  ailleurs 
Rabelais,  et,  si  quelques-uns  s'étonnent  encore  aujour- 
d'hui de  l'importance  que  nous  attachons  aux  vues 
sérieuses  de  notre  grand  bouffon,  peut-être  n'est-il 
pas  hors  de  propos  de  remarquer  que  Montaigne  et 
Ronsard  au  xvi°  siècle  sont  presque  seuls  à  traiter 
Rabelais  si  légèrement  et  que,  pour  leurs  plus  graves 
contemporains,  dans  tous  les  camps  et  dans  tous  les 
rangs,  Rabelais  était  bien  autre  chose  qu'un  plaisant. 


*     #     * 


Le  sourire  de  Montaigne  est  plus  terrible  que  celui 

de  Rabelais. 

«:=     *     * 

Montaigne,  un  simple  jardinier  dans  une  plate- 
bande  de  terre  de  bruyère;  Rabelais  fait  de  la  culture 
intensive. 

*        ■!:■        * 

Montaigne  est  moins  sale  que  Rabelais,  il  n'est  pas 
plus  pur. 


MONTAIGNE   ET   LE    X\f   SIÈCLE.  173 


Rien  n'est  plus  propre  à  faire  comprendre  Mon- 
taigne que  la  lecture  de  Charron.  Les  lire  l'un  et 
l'autre,  c'est  voyager  dans  le  même  pays,  mais  non 
dans  la  môme  saison;  de  ce  printemps  du  scepticisme 
où  nous  promenait  Montaigne,  vous  passez  tout  de 
suite  avec  Charron  à  la  fin  de  l'automne,  et  des  fleurs 
que  l'un  vous  jetait  pele-mèle  et  par  brassées,  la  plu- 
part se  sont  perdues,  celles  qui  demeurent  ont  pâli; 
vous  les  revoyez  en  ordre,  il  est  vrai,  mais  ce  n'est 
plus  qu'un  herbier. 


Entre  Montaigne  et  Charron  il  y  a  une  parenté 
étroite,  mais  une  parenté  d'adoption,  et  non  une  affi- 
nité naturelle  :  les  points  de  contraste,  entre  les  deux 
esprits,  sont  nombreux  et  tiennent  à  leur  fond.... 

Il  est  un  trait  du  caractère  et  du  système  de  Mon- 
taigne qui  ressort  et  fait  saillie  en  Charron  :  je  veux 
dire  la  prétention  de  faire  vivre  en  soi  un  croyant  qui 
accepte  tout  et  un  philosophe  que  rien  n'arrête,  et 
de  présenter  ce  programme  ambigu  comme  le  chef- 
d'œuvre  d'une  double  sagesse  également  agréable  au 
monde  et  à  Dieu.  Montaigne,  qui  met  ce  programme 
en  pratique,  s'en  tire  à  force  d'habileté  et  de  légèreté. 
Il  va,  il  glisse  sans  cesse  d'un  rôle  à  l'autre,  sans 
avertir  personne  ni  rien  crier.  11  ne  lui  en  coûte  pas 
plus  que  de  faire  sa  cour  tour  à  tour  au  duc  de  Guise 
et  au  roi  de  Navarre;  c'est  proprement  son  métier  et 
son  génie.  Et  comme  il  était  homme,  je  le  crois,  à  se 


174  KÏL'DES    I:T    FRAd.MKNTS. 

piquer  d'honneur  partout  où  il  se  trouvait,  et  à 
prendre  le  contrepied  du  propos  où  il  était  mêlé,  il 
lui  est  souvent  arrivé  sans  doute  d'argumenter  en 
philosophe  contre  son  curé  et  d'afficher  son  credo 
catholique  aux  yeux  de  ses  amis  libres  penseurs.  Tout 
cela,  chez  Montaigne,  se  passe  sans  rupture  et  sans 
embarras.  Il  ne  s'agit  que  de  causer  et  de  conférer. 
Nous  sommes  entre  gens  de  loisir  et  d'esprit,  non 
asservis  aux  alïaires,  toujours  maîtres  de  nous  retirer 
quand  il  s'agira  d'agir,  sûrs  de  rompre  le  propos  si 
Ton  prétend  nous  mener  trop  loin,  et  de  là  vient  que 
nous  pouvons  aller  si  loin  sans  crainte.  Pour  se  rendre 
parfaitement  indépendants,  il  n'est  rien  de  tel  que  de 
se  sentir  absolument  irresponsables.  Oui  ne  répond  de 
rien  n'a  rien  à  ménager.  On  s'habitue  ainsi  à  jouer 
avec  le  feu  près  des  poudres.... 

Avec  Charron,  qui  n'est  si  délié  ni  si  réservé,  tout 
cela  se  détermine  et  s'accentue.  La  contradiction  que 
Montaigne  entretenait  en  lui  en  diplomate  consommé 
se  tourne  et  s'érige  chez  Oiarron  en  antithèse  hardie. 
Aux  habitudes  du  causeur  qui  n'est  jamais  obligé  à 
conclure  succèdent  celles  du  prédicateur  qui  prend 
texte  et  pose  ses  points.  Charron  voit  plus  clair  que 
Montaigne  et  parle  plus  net. 


Charron  est  à  Montaigne  ce  que  saint  Thomas 
d'Aquin  est  à  l'Évangile,  Il  a  fait  la  Somme  de  toutes 
les  idées  que  Montaigne  avait  semées  ou  secouées  au 
vent.  Que  de  temps  il  faut  pour  sortir  d'une  forme 
antique  et  solennelle,  et  comme  les  esprits  y  revien- 


MOXTAlCNi:    KT    LE    .Wl"    SIKCLK.  ITa 

nenl  et  y  rentrent  par  tous  les  d(''tours!  Cette  sagesse 
mondaine  et  ondoyante  de  Montaigne,  poussant 
jusqu'à  l'excès  l'horreur  du  système,  la  voilà  à  son 
tour,  presque  tout  de  suite,  à  peine  née,  la  voilà  qui 
se  systématise  et  se  cristallisel  Franchement,  n'est-ce 
pas  à  dégoûter  du  doute,  si  l'on  a  besoin  d'en  être 
dégoûté?... 

Dans  cette  dillerence  si  manifeste  entre  Montaigne 
et  son  disciple,  je  vois  la  dilï'érence  des  personnes  et 
ce  que  l'éducation  théologique  et  plus  livresque  de 
Charron  change  aux  allures  de  l'esprit  du  maître; 
mais  j'y  vois  aussi  la  dillerence  des  moments;  quand 
Charron  écrit,  une  autre  ère  a  déjà  commencé,  l'etTort 
universel  des  esprits  tend  à  tout  mettre  en  ordre, 
Henri  IV  règne,  le  scepticisme  lui-même  cherche  une 
discipline  et  apprend  à  marquer  le  pas. 


Tant  que  l'on  ne  s'est  pas  élevé  jusqu'à  aimer, 
jusqu'à  respecter  également  la  conscience  pour  elle- 
même  et  la  vérité  en  soi,  tant  que  l'on  reste  parmi 
ceux  qui  discréditent  la  vérité  pour  que  la  liberté  en 
soit  plus  à  l'aise,  ou  parmi  ceux  qui  restreignent  la 
liberté  pour  que  la  vérité  en  règne  mieux,  on  n'est  ni 
un  sage  ni  un  vrai  libéral;  on  fait  une  double  et  mor- 
telle injure  à  la  conscience  et  à  la  vérité.  Mortelle, 
ai-je  dit?  Non  du  premier  coup,  grâce  à  Dieu.  Ce 
sont  des  injures  et  des  blessures  qui,  dans  ce  train 
du  monde  tel  que  Dieu  l'a  réglé,  ne  vont  pas  tout 
d'abord  à  leurs  derniers  effets,  et  il  y  aurait  de  l'in- 


176  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

gratitude  et  de  rinjustice  à  méconnaître  les  services 
rendus  à  Tune  ou  l'autre  de  ces  deux  saintes  causes 
par  des  hommes  qui  n'ont  pas  su  les  servir  toutes 
deux.  Non,  Montaigne,  quoique  sceptique,  et  Calvin, 
quoique  intolérant,  et  malgré  le  mal  que  chacun 
d'eux  a  fait,  ont  fait  tous  deux  du  bien  à  l'esprit 
humain.  ^lonlaigne  lui  a  redonné  du  jeu;  Calvin  en  a 
retrempé  les  ressorts.  A  l'école  de  l'un,  il  s'est  formé 
des  âmes  plus  capables  de  laisser  passer  les  croyances 
d'aulrui,  à  l'école  de  l'autre  des  âmes  plus  capables 
de  saisir,  pour  leur  propre  compte,  et  par  une  forte 
prise,  des  croyances  dont  elles  ne  se  dessaisiront 
plus.  Mais  de  quel  prix  exorbitant  ces  leçons,  si 
précieuses  qu'elles  soient,  n'ont-elles  pas  été  payées? 
Montaigne,  pour  rendre  du  jeu  aux  âmes,  les  a  toutes 
dénouées.  Calvin,  pour  retremper  leurs  ressorts,  les 
a  durcies,  à  légal  d'un  autre  Lycurgue,  et  les  a 
faites  comme  de  fer. 

Montaigne  n'a  rendu  justice  ni  à  la  Renaissance  ni 
à  la  Réforme.  Il  n'a  compris  ni  la  science  ni  la 
conscience  de  son  temps. 


Bacon  dit  quelque  part  que  si  Lucrèce  avait  vu  la 
Saint-Barthélémy,  il  serait  devenu  cent  fois  plus 
athée  qu'il  ne  l'était.  Eh  bien!  Montaigne  était  plus 
flegmatique  :  il  a  vu  la  Saint-Barthélémy,  et  elle  ne 
lui  a  pas  arraché  un  cri.  La  mort  de  Marie  Sluart  l'a 
ému,  le  grand  massacre  de  Paris  est  pour  lui  comme 
s'il  n'était  pas.  La  dévotion  ridicule  de  Henri  III  l'a 


MONTAIfiNK    KT    LK    XVl"    SIKCLE.  177 

fait  sourire,  el  (Miarles  IX  n'est  pour  lui  que  notre 
pauvre  roi  Charles  IX.  Sans  être  un  catholique  fer- 
vent, sans  être  un  soklat  ivre  de  guerre  ou  un  poli- 
tique aveuglé  parla  raison  d'Etat,  sans  être  ni  Guisard 
ni  ligueur,  sans  être  entiché  de  la  royauté  absolue  et 
du  droit,  divin,  sans  être  machiavélique  et  sans 
admirer  les  coups  de  force  ([ui  brisent  en  une  seule 
fois  toutes  les  résistances,  sans  aucune  des  erreurs 
ou  des  passions  qui  n'excusent  pas  mais  qui  expli- 
quent l'insensibilité  de  certaines  Ames  devant  les 
plus  grands  crimes,  uniquement  par  indilïérence 
naturelle  et  volontaire,  pour  rester  plus  impartial 
qu'il  ne  faut  l'être,  par  énervement  de  la  faculté  de 
choisir  et  déjuger,  il  n'a  rien  voulu  voir,  n'a  rien  dit, 

n'a  rien  blâmé. 

*     #     * 

Montaigne  est  mort  à  cinquante-neuf  ans,  en  159:2, 
quand  Henri  IV  n'était  pas  encore  maître  de  Paris. 
Quel  malheur  qu'il  n'ait  pas  vécu  une  vingtaine 
d'années  de  plus,  qu'il  ne  soit  pas  allé  jusqu'en  1610, 
par  exemple,  et  qu'il  n'ait  pas  assisté  au  règne  paci- 
ficateur et  réparateur  de  Henri  1\'!  Suivez  un  peu  celte 
fantaisie  :  quel  autre  Montaigne,  et  j'ai  bien  envie 
de  dire  :  quelle  autre  France  vous  allez  avoir! 


On  a  souvent  comparé  Montaigne  à  Henri  1\';  on 
a  souvent  dit  qu'en  écrivant  les  Essais  Montaigne 
avait  devancé  les  vues  et  préparé  les  voies  de  ce 
grand  pacificateur.  Henri  l\  aurait  le  droit  de  se 
plaindre  de  ce  parallèle.  Sans  Montaigne,  il  ne  man- 

12 


178  ÉTIDES    ET   FRAGMENTS. 

querait  qu'un  chef-d'œuvre  à  nos  bibliothèques.  Sans 
Henri  IV,  il  n'y  aurait  plus  de  France  depuis  long- 
temps. 

Pourquoi  la  traduction  de  Plutarque  par  Amyot 
devint-elle  si  vite  le  bréviaire  des  femmes  et  des  igno- 
rants? Et  pourquoi  Montaigne,  à  son  tour,  trouva- 
t-il  tant  de  lecteurs  attentifs  aux  confidences  et  aux 
fantaisies  d'un  petit  gentilhomme  gascon  retiré  au 
fond  de  son  château?  Son  génie  d'écrivain,  quoiqu'il 
passe  de  bien  haut  celui  d'Amyot,  n'expliquerait  pas 
à  lui  seul  son  succès.  Nous  apprécions  aujourd'hui 
mieux  que  les  lecteurs  d'alors  la  naïve  et  souriante 
bonhomie  de  la  prose  d'Amyot,  la  vigueur  pitto- 
resque et  la  précision  subtile  de  la  prose  de  Mon- 
taigne, où  la  pensée  et  les  mots  semblent  se  porter 
un  continuel  défi  à  qui  aura  le  plus  de  replis,  et  où 
l'image  à  chaque  pas  se  dresse  et  fait  corps  avec  la 
pensée.  Mais  ce  que  les  hommes  du  xvi^  siècle  sen- 
taient et  goûtaient  bien  plus  fortement  que  nous  ne 
pouvons  le  faire,  c'était  la  nouveauté  et  la  joie  d'avoir, 
dans  le  Plutarque  d'Amyot,  la  plus  riche  encyclo- 
pédie de  l'histoire  et  de  la  sagesse  anciennes  soudai- 
nement ouverte  à  tout  venant,  et  de  voir  dans  les 
Essais  de  Montaigne  cette  même  histoire  et  cette 
même  sagesse,  non  plus  isolées  dans  le  passé,  mais 
mêlées  et  mariées  de  page  en  page  aux  faits  et  aux 
questions  du  xvi"  siècle,  aux  vivantes  expériences  ot 
aux  réflexions  intimes  d'un  contemporain.  L'anfiquilé 
n'en  était  plus  à  avoir  seulement  des  explorateurs 
épars,  ou  des  auditoires  restreints  autour  de  quelques 


MO.NTAICM':    ET    LE    XVl'^    SIÈCLE.  179 

savants  maîtres;  désormais  elle  avait  un  pulilic  en 
France,  et  pour  public  quiconque  savait  lire  et  vou- 
lait penser, 

*     *     * 

Veut-on  savoir  combien  il  est  vrai  que  la  célèbre 
sagesse  de  Montaigne  n'est  originale  que  par  les 
détails  et  par  le  style,  et  se  réduit,  quant  au  fond,  à 
quelques  thèses  de  petite  philosophie  mondaine,  dès 
longtemps  accréditées  parmi  les  beaux  esprits  du 
xvi'"  siècle?  On  n'a  qu'à  prendre  les  poètes  de  la 
Pléiade,  dont  Montaigne  avait  bien  raison  de  louer  la 
verve  et  l'art,  mais  à  qui,  pour  être  un  sage,  il  aurait 
bien  pu  laisser  le  reste.  Ronsard,  Du  Bellay  devan- 
cent Montaigne  presque  sur  chacun  des  articles  de 
son  credo  léger,  et  tous  les  rythmes  qu'ils  ont  inventés, 
imités  ou  rajeunis,  leur  ont  servi  avant  sa  prose  à 
chanter  ce  qu'il  nous  répète  en  causant.  Montaigne, 
c'est  un  homme  du  monde,  tel  que  la  Renaissance 
nous  l'a  l'ait  par  ses  moins  profondes  influences, 
atteint  de  curiosité,  mais  non  pénétré  par  la  véritable 
passion  de  savoir,  décidément  rebelle  à  l'esprit  plus 
exigeant  de  la  Réforme,  dérouté  et  découragé  par  le 
spectacle  des  guerres  civiles,  et  mourant  trop  tôt 
pour  voir  sortir  de  ce  sol  labouré  et  de  ces  semences 
ensanglantées  une  première  moisson  de  vérités  nou- 
velles et  vitales  que  tant  d'autres  devaient  suivre  et 
qui  ne  sont  pas  épuisées  encore. 


Quand  un  siècle  actif  et  fécond  s'achève  sans  que 
ses  idées  demeurent  exprimées  dans  une  vie  ou  dans 


180  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

une  œuvre  qui  les  metle  en  forte  saillie,  c'est  une 
lacune  qui  sera  longtemps  difficile  à  combler.  Mais 
quelle  défaite  pire  encore  pour  une  grande  époque, 
quand  le  dernier  et  plus  illustre  écrivain  qu'elle  ait 
produit  se  sépare  d'elle,  se  retourne  contre  elle,  et, 
au  lieu  d'exprimer  l'esprit  de  son  temps,  lui  inflige  en 
face  un  démenti I  Telle  a  été  la  mauvaise  fortune  du 
xvi'=  siècle  en  France  :  de  toute  sa  littérature,  Mon- 
taigne seul  est  resté  constamment  en  vue  et  en  usage, 
seul  désigné  et  accessible  au  public,  seul  capable  de 
représenter  aux  yeux  de  tous  son  siècle  à  ([ui  il  ne 
ressemble  pas.  Combien  il  faut  ou  flatter  Montaigne 
ou  déprécier  son  siècle  pour  les  mettre  d'accord I... 

*     *     * 

Montaigne  a  l'air  de  croire  (jue  son  siècle  ressemble 
à  son  livre  et,  n'étant  aussi  qu'une  collection  d'essais, 
va  s'achever  aussi  sans  conclure. 


Qu'on  prenne  Montaigne  pour  le  représentant  du 
xvie  siècle,  c'est  ce  qui  m'étonne  beaucoup  et  min- 
digne  un  peu.  11  est  si  loin  de  le  représenter  qu'il  le 
dément  plutôt  et  le  trahit  prescjue  de  tout  point.  Par 
toutes  les  voies  où  le  xvie  siècle  s'est  lancé  avec  tant 
de  fougue  et  d'espoir,  Montaigne  bat  en  retraite.  Il 
en  est  plutôt  le  témoin  découragé  et  résigné,  sauvé 
du  pessimisme  et  des  jérémiades  par  cela  seul  qu'il 
ne  croit  pas  les  choses  humaines  faites  pour  aller 
longtemps  de  suite  dans  la  même  voie  et  que  l'habi- 
tude de  son  esprit  est  de  s'attendre  toujours  à  de 
l'imprévu. 


MONTAKINK    ET    LK    XVl'^    SIKCLK.  181 


Ce  grand  connaisseur  et  ce  grand  peintre  de  son 
temps  el  de  la  nature  humaine,  ce  grand  représentant 
(le  l'esprit  français,  voulez-vous  le  juger  à  son  tour? 
Demandez-vous  ce  que  vous  sauriez  du  xvi''  siècle,  de 
la  France,  de  l'homme,  si  vous  en  étiez  réduits  à  son 
témoignage,  s'il  vous  fallait  le  prendre  tel  (|uel  et  le 
croire  seul.  A  la  question  ainsi  posée  je  ne  pense  pas 
({u'il  y  ait  deux  réponses.  Non,  ni  le  xvF  siècle,  ni 
l'esprit  français,  ni  la  nature  humaine  n'ont  été 
embrassés,  pénétrés,  exprimés  par  Montaigne  avec 
cette  sagacité  et  cette  supériorité  ([u'on  lui  attribue. 
11  n'est  supérieur  qu'aux  rages  de  ses  contemporains 
vulgaires.  Il  a  des  contemporains,  moins  brillants 
([ue  lui,  dont  la  raison  plane  plus  haut  (jue  la 
sienne.... 

En  Montaigne  se  personnifie  non  pas  le  xvi*"  siècle 
guéri,  mais  le  xvi^  siècle  convalescent,  tout  alTaibli 
par  tant  de  crises,  demandant  à  n'avoir  point  de 
bruit  dans  sa  chambre,  de  peur  ([ue  la  fièvre  ne 
revienne. 

Montaigne  est-il  un  représentant  véritable  de  son 
siècle?  Lui-même  il  n'aurait  pas  accepté  cet  éloge 
(ju'il  aurait  pris  pour  un  blâme;  il  voulait  une  gloire 
|)lus  originale  et  plus  libre,  et  devant  ses  lecteurs 
comme  parmi  ses  amis  et  au  sein  de  sa  famille,  il 
voulait  être  lui-même. 


X 


INFLUENCE    DE   MONTAIGNE 

Avec  Montaigne  il  s'agit  de  bien  plus  que  lui.  Seul 
des  écrivains  de  son  temps,  il  est  resté  toujours  en 
vue  et  en  usage.  Rabelais,  il  est  vrai,  n'a  jamais  cessé 
d'avoir  une  secte;  mais  ^Montaigne,  depuis  plus  de 
deux  siècles  et  demi,  est  aussi  répandu  et  aussi  puis- 
sant qu'un  préjugé.  Je  ne  dis  certes  pas  que  ce  soit 
un  préjugé  de  l'admirer;  je  constate  seulement  qu'il 
est  le  seul  homme  du  xvi°  siècle  français  de  qui  le 
crédit,  tout  en  ayant  ses  phases  à  traverser,  n'ait 
point  eu  d'éclipsés  à  subir,  et  qui  se  soit  toujours 
maintenu  à  portée  d'agir  sur  l'opinion.  Ce  n'est  pas 
dans  quehjues  coins  isolés,  chez  quelques  curieux  de 
la  vieille  langue  ou  dans  une  coterie  d'esprits  libres, 
c'est  bien  plus  au  large,  dans  le  monde  et  dans  le 
public,  qu'il  y  a  de  longue  date  une  habitude  de 
compter  Montaigne  à  part.  Tantôt  on  invoque  son 
témoignage,  et  en  son  nom  le  xvi"  siècle  est  repré- 
senté comme  une  cohue  de  fanatiques  et  de  pédants. 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE.  183 

TanLôL  on  cite  son  exemple,  et  sous  son  nom  le 
wi"  siècle  est  représenté  comme  une  époque  de 
(lévorgondage  et  de  scepticisme  qui  a  jeté  la  France 
hors  de  ses  voies.  Pour  les  uns,  il  est  le  témoin  le 
plus  impartial  et  le  plus  sagace  de  son  temps;  pour 
les  autres,  il  en  est  le  représentant  le  plus  complet  et 
le  plus  fidèle  ;  pour  presque  tous,  il  en  est  non  seule- 
ment le  plus  grand  écrivain,  mais  encore  l'esprit  le 
plus  fécond  et  le  plus  neuf.  Bref  son  nom  fait  prime, 
comme  il  oserait  dire  s'il  était  d'aujourd'hui. 

Ne  pouvoir  pas  lire  I^vabelais  est  un  péché  véniel 
que  l'on  avoue  tout  haut,  et  même,  pour  certains,  un 
Irait  de  délicatesse  dont  ils  se  vantent.  Personne  ne 
se  vante,  personne  ne  se  confesse  de  n'avoir  pas  lu 
Montaigne. 

Je  me  demande  pourquoi  les  Essais  ont  tant  réussi. 
Avant  tout  par  le  talent,  l'esprit,  l'entrain,  l'imagina- 
tion, par  tout  ce  qui  les  colore  et  nous  amuse.  Et  en 
même  temps  par  le  réalisme,  par  le  positivisme  du 
fond,  parce  qu'il  s'agit  pour  Montaigne  de  nous 
apprendre  à  arranger  commodément  notre  vie  et  à 
mettre  notre  tête  sur  un  oreiller  doux  et  sain.  Joignez 
ces  deux  choses  :  un  humoriste  et  un  homme  qui  vise 
à  être  quite  malter  of  facls.  Montaigne  nous  sert 
notre  pain  quotidien  assaisonné  des  plus  fines  frian- 
dises. Autre  chose  :  le  mélange  de  questions  chré- 
tiennes et  de  maximes  païennes.  En  cela  les  Essais 
sont  le  premier  produit  harmonieux  de  la  Renais- 
sance. L'harmonie  n'est  ([u'à  la  surface,  à  la  façade, 
mais  cela  suffira  j)our  longtemps.  Du  moment  où  les 


184  KTLDKS    KT    KUAGMENTS. 

Essais  pouvaient  ôlrc  écrits,  le  moyen  ûge  est  Ijien 
battu. 

«  II  y  a,  dit.Ioubert,  des  livres  plus  utiles  par  l'idée 
qu'on  s'en  fait  (|ue  par  la  connaissance  qu'on  en 
prend.  »  Les  Essais  ne  seraient-ils  pas  de  ce  nombre? 


Montaigne  est  un  des  écrivains  les  plus  propres  à 
prendre  sur  ceux  qui  le  lisent  une  inihience  décisive, 
par  cela  môme  qu'il  n'affiche  point  la  prétention  d'en 
prendre  aucune;  il  affecte  au  contraire  de  nous  ren- 
voyer à  nous-mêmes,  il  parle  et  ne  veut  pas  prêcher; 
il  cite  son  exemple  et  ne  se  propose  pas  pour  modèle. 
Si  vous  l'avez  cru,  ce  sera  votre  faute  :  il  avait  pris, 
pour  se  défendre  de  votre  confiance,  tous  les  soins  et 
toutes  les  précautions  que  les  autres  prennent  pour 
l'obtenir.  L'influence  qu'il  pourrait  avoir  lui  pèse 
autant  que  celles  qu'il  faudrait  suljir.  II  ne  se  senti- 
rait pas  entièrement  libre  de  ses  pensées  s'il  s'en 
reconnaissait  en  rien  responsable;  elles  lui  viennent 
et  il  les  laisse  aller,  voilà  tout  son  rôle;  c'est  à  vous 
de  savoir  si  elles  sont  vraies  ou  fausses,  utiles  ou 
nuisibles.... 

0  le  méchant  et  faux  médecin  qui,  connaissant  la 
maladie,  ne  voudrait  pas  s'enquérir  du  remède,  ou 
connaissant  le  remède,  ne  voudrait  pas  s'appliquera 
la  guérison  1 

Depuis  plus  de  trois  cents  ans,  Montaigne  est 
nommé  et  cité  partout,  et  personne  ne  gagne  autant  à 


INFLlli-NCi:    l)K    MONTAKINK.  185 

(Hre  cilé.  Ces  courtes  renconlres  où  nous  renlrevoyons 
chez  les  autres  sont  la  mise  en  scène  la  plus  favorable 
à  sa  verve  sentencieuse.  Il  lui  faut  si  peu  de  temps 
jiour  beaucoup  dire!  Et  il  est  si  heureux  pour  lui 
qu'on  ne  lui  laisse  pas  le  temps  de  se  contredire 
jusqu'à  nous  confondre!  Il  a  ainsi  tout  son  esprit  en  un 
clin  d'oeil,  et  de  plus  il  a  toujours  l'air  d'avoir  un  avis. 
Songez  aussi  (jue  son  style,  plus  naturel  que  celui-ci, 
plus  singulier  ({ue  celui-là,  grandiose  quand  il  le  veut 
bien,  nesouilre  d'aucun  voisinage.  Nous  avons  peut- 
être  en  France  un  ou  deux  écrivains  plus  parfaits  que 
Montaigne,  nous  n'en  avons  point  qui  soit  aussi  com- 
plet et  qui  ait  par  conséquent  autant  de  chances, 
quand  on  le  cite,  de  briller  toujours,  par  tel  ou  tel 
mérite,  par  tel  ou  tel  attrait  (pii  manque  à  l'autre 
prose  où  la  sienne  vient  s'enchâsser.  Tout  cela  fait 
que  ses  moindres  boutades,  ainsi  prises  à  part,  grâce 
à  leur  première  saveur  de  bon  sens  profond,  grâce 
au  coloris  si  vif  qui  les  relève,  nous  mettent  irrésisti- 
blement en  goût  d'aller  à  l'arbre  même  et  de  cueillir 
à  pleines  mains;  ([uiconque  a  mêlé  à  ses  écrits  dix 
lignes  de  Montaigne  lui  a  envoyé  cent  lecteurs. 


Montaigne  n'est  pas  seulement  le  plus  souvent  cité 
des  auteurs  français,  il  est  aussi  celui  dont  le  nom 
sert  le  plus  souvent  de  pavillon  et  de  porte-respect  à 
des  pensées,  à  des  mots  qui  ne  sont  pas  de  lui;  on  lui 
prête  autant  qu'on  lui  emprunte,  et  ce  n'est  pas  peu 
dire. 


186  ÉTUDES    ET    PIIAGMENTS. 


Je  ne  sais  personne  qui  ait  rencontré  chez  ses  lec- 
teurs plus  de  complaisance  à  le  toujours  croire  que 
n'a  fait  Montaigne.  Pour  que  ses  moindres  mots  fus- 
sent pris  au  pied  de  la  lettre,  il  lui  a  suffi  de  deux 
arguments  :  l'un  consiste  à  dire  qu'il  connaît  bien 
son  sujet  puisqu'il  s'agit  de  lui-même,  et  l'autre  à 
déclarer  qu'il  est  de  Ijonne  foi.  Toutes  les  broderies 
dont  il  enjolive  ces  deux  thèmes,  si  délicieuses 
qu'elles  soient,  n'en  font  cependant  pas  des  raisons. 
Quel  autre  homme  a  jamais  passé  pour  irrécusable 
par  cela  même  qu'il  était  juge  et  partie?  Et  quel 
témoin  a-t-on  jamais  négligé  de  contrôler,  par  cela 
seul  qu'il  a^  ait  juré  de  dire  la  vérité,  rien  que  la 
vérité,  toute  la  vérité?  Pour  la  dire,  il  faut  la  voir  et 
l'aimer,  et  j'avoue  que  Montaigne,  quand  il  parle  de 
lui,  ne  me  semble  ni  aussi  sagace  ni  aussi  désinté- 
ressé qu'on  veut  bien  le  peindre. 


Quand  Montaigne  mourut,  quel  était  au  juste  le 
degré  de  réputation  et  d'estime  où  il  s'était  placé?  Il 
n'est  point  facile  d'en  juger  exactement.  Mais  on  peut 
assurer,  autrement  que  par  conjecture,  que  Mon- 
taigne avait  un  grand  crédit  auprès  d'un  petit  nombre 
d'esprits  distingués  plutôt  qu'une  grande  prise  sur  le 
public. 

Ce  n'est  pas  en  France  seulement  que  les  Essais 
de  Montaigne  avaient  répandu  son  nom.  En  suivant 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE.  1H7 

Montaigne  dans  ses  voyages,  nous  verrions  quel 
accueil  lui  fut  fait,  et  quelle  part  de  ces  honneurs 
revenait  au  gentilhomme,  à  l'homme,  à  l'écrivain.  De 
son  rang  dans  la  société  française,  de  ses  charges 
peu  pesantes  à  la  cour  des  rois  de  Navarre  et  de 
France,  de  son  administration  municipale  à  Bor- 
deaux, il  resta  bientôt  peu  de  traces  :  l'agrément 
incomparable  de  sa  conversation  et  la  sûreté  de  son 
commerce  ne  furent  pas  aussi  vite  oubliés;  tant  que 
ceux  qui  l'avaient  connu  lui  survécurent,  ils  parlè- 
rent de  lui  en  amis,  quelques-uns  môme  en  véritables 
dévots,  et  sa  personne  tient  tant  de  place  dans  ses 
écrits  que  ses  lecteurs  d'aujourd'hui  sont  encore 
tentés  de  se  croire  ses  contemporains  et  ses  familiers, 
le  sentent  vivre  devant  eux  et  en  eux.  Je  cherche  dans 
le  passé,  j'évoque  l'un  après  l'autre  bien  des  noms, 
je  choisis  ceux  dont  le  souvenir  est  accompagné  du 
plus  grand  nombre  de  détails  et  fait  surgir  devant 
nous  une  physionomie,  une  figure  humaine  bien 
saisissable  et  bien  saisissante;  il  me  semble,  en  les 
comparant  à  Montaigne,  qu'aucun  d'entre  eux  n'est 
aussi  peu  mort  que  lui. 


L'esprit,  l'exemple,  l'impulsion  de  Montaigne  est 
partout.  A  chaque  instant,  après  lui,  on  croit  le 
retrouver;  il  semble  qu'on  l'entend  parler.  Tout  à 
l'heure,  en  lisant  les  Aveiilurcs  du  baron  de  Fxneslo, 
entre  autres  le  chapitre  v  sur  la  maison  d'Enay,  et  tout 
ce  qui  suit,  tant  de  fines  railleries,  de  sagesse  domes- 
tique et  reposée,  tant  de  répugnance  pour  le  paraître, 


188  KTIDKS    RT    FUAGMIiNTS. 

que  VOUS  dirai-je?  j'aurais  mis  aisément  les  citations 
de  Montaigne  à  la  marge  si  elle  n'était  si  étroite. 
Enay,  c'est  comme  un  Montaigne  protestant. 


Montaigne  a  eu  beau  dire  qu'il  ne  cherchait  ni 
admirateurs  ni  disciples  :  ceux-là  mômes  qui  ont  cru 
à  la  sincérité  d'un  tel  désintéressement  n'y  ont  trouvé 
qu'une  raison  de  plus  d'admirer  Montaigne  et  d'in- 
voquer avec  confiance  l'autorité  de  son  exemple  ou 
de  ses  leçons.  Publier  que  vous  faites  bande  à  part, 
c'est  un  moyen  assuré  d'être  suivi,  et  si  l'on  veut 
vraiment  être  ermite,  il  ne  faut  pas  donner  l'adresse 
de  son  ermitage.  Aussi  bien,  si,  de  cette  autre  vie  à 
laquelle  il  croyait  si  peu,  Montaigne  peut  voir  ce 
cortège  de  clients  qui  marchent  sur  ses  traces  et  dont 
il  faisait  mine  de  faire  fi,  j'ai  peine  à  croire  qu'il  en 
jouisse  moins  qu'un  Cicéron  ne  jouissait  du  nombreux 
auditoire  amassé  par  sa  parole. 


Montaigne  seul  ou  presque  seul  a  survécu  du 
xv!*"  siècle.  Rabelais  n'a  que  peu  d'influence  et  en 
reprendra  difficilement.  Erasme  est  oublié.  Calvin, 
Luther  ne  sont  puissants  que  dans  l'enceinte  de  leurs 
Eglises,  et  plutôt  par  une  tradition  découlant  de 
leurs  écrits  (|ue  par  une  étude  directe  de  leur  per- 
sonne et  une  assimilation  de  leurs  propres  idées. 
Tous  les  autres  écrivains  du  xvi"  siècle  ont  eu  plus 
ou  moins  d'influence  en  leur  temps;  ils  ont  eu  des 
disciples  qui  ont  travaillé  à  leur  tour,  mais  ils  n'ont 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE.  189 

pas  continué  à  servir  publiquement  crautorité  et  de 
modèles  ou  seulement  d'exemples.  Ainsi  Bodin  et 
ceux  qui  avaient  lu  Bodin  comptent  à  coup  sur  dans 
l'histoire  des  idées  et  des  théories  politiques,  mais 
on  n'a  pas  continué  à  s'adresser  à  eux,  à  puiser  dans 
leurs  répertoires  de  faits,  à  discuter  avec  eux.  Mon- 
taigne tout  autrement.  Il  est  resté  en  mains  et  en 
lecture.  Il  a  été  sans  cesse  à  l'ordre  du  jour. 


Montaigne  est  celui  de  nos  grands  écrivains  qui  a 
le  moins  déjuges  sévères.  Montaigne,  en  effet,  grand 
apôtre  de  l'indulgence  et  de  l'inditTérence,  a  rendu 
indulgents  envers  lui  ceux-là  mômes  qui  ne  sont 
point  indifférents  comme  lui,  et  il  n'a  guère  d'adver- 
saires qui  ne  soient  en  quelque  mesure  ses  complices. 
C'est  un  des  enfants  gâtés  de  l'oinnion  publique. 
Ceux  qui  aiment  la  liberté,  la  franche  allure  du 
xvr  siècle  se  plaisent  à  retrouver  en  Montaigne  un 
dernier  rejeton  de  la  vieille  sève  gauloise  et  narquoise 
qu'une  discipline  plus  exacte  allait  refouler.  Ceux 
qui  trouvent  au  contraire  le  xvi*  siècle  trop  aventu- 
reux et  trop  intempérant  admirent  au  contraire  et 
louent  chez  Montaigne  le  premier  exemple  éminent 
d'une  défiance  extrême  envers  les  hardiesses  de  l'es- 
prit ou  les  exigences  du  devoir,... 


Montaigne  a  plu  à  beaucoup  de  grands  esprits;  il 
ne  les  a  pas  asservis  et  pénétrés.  Mais  au-dessous  de 
ce  premier  ordre,  dans  les  rangs  de  la  gentilhommerie 


190  ÉTIDES    ET   FRAGMENTS. 

et  du  tiers  état  intellectuel,  il  a  fait  toutes  les  con- 
quêtes et  tous  les  ravages  qu'il  a  voulus.  Au  sein  du 
monde  intelligent  et  lettré,  il  a  dépopularisé  la 
raison,  l'ambition,  le  progrès.... 


On  ne  peut  suivre  sans  étonnement,  à  travers  trois 
siècles,  l'histoire  posthume  de  Montaigne  et  de  son 
influence.  La  singulière  diversité  des  idées  de  Mon- 
taigne se  retrouve  et  se  marque  dans  la  diversité  de 
ses  admirateurs.  Comme  il  a  emprunté  à  toutes  les 
écoles  qui  l'ont  précédé,  il  prête  à  toutes  celles  qui 
viennent  après  lui.  Si  l'on  pouvait  évoquer  à  la  fois 
tous  ses  disciples  et  les  mcllre  aux  prises,  quelle 
mêlée,  quel  club  ce  serait  I 


Montaigne  et  Shakespeare.  Il  n'y  a  pas  moyen  de 
ne  les  pas  comparer.  Voyez  la  Tempête,  l'ensemble, 
et  non  pas  seulement  le  passage  où  Shakespeare  a 
mis  en  vers  un  fragment  des  Essais  traduits  par 
Florio  ',  —  quoiqu'il  soit  déjà  remarquable  que  toutes 
ces  idées  que  Montaigne  exprime  en  son  propre  nom, 
Shakespeare  les  met  dans  la  bouche  d'un  personnage 
qu'il  ne  donne  pas,  tant  s'en  faut,  pour  son  favori  et 
son  représentant.  Là  où  la  fantaisie  indifférente  de 
Montaigne  s'égare  jusqu'aux  confins  de  Rousseau  et 
caresse  un  faux  idéal  d'anarchie  primitive  et  d'inno- 
cence sauvage,  le  bon  sens  supérieur  et  la  haute 
science   de   tout  l'homme  que  Shakespeare  conserve 

1.  Tempest,  acte  II,  se.  i.  —  Essais,  liv.  I,  chap.  xxx. 


IXFLLKNCK    DE   MONTAIGNE.  191 

au  milieu  de  ses  divagations  les  plus  libres  et  de  ses 
créations  les  plus  surnaturelles,  persistent  et  se  mar- 
quent en  ceci  que  Toraleur  chargé  de  développer  ce 
paradoxe,  ce  n'est  pas  le  bon  et  sage  Prospero, 
quoicfue  magicien,  c'est  un  faible  et  honnête  vieillard, 
un  grave  et  étourdi  rêveur,  Gonzalva.  Il  faut  recueillir 
des  renseignements  sur  les  impressions  produites  et 
les  utopies  suggérées  dans  l'ancien  monde  par  le 
spectacle  ou  les  récits  de  toutes  ces  peuplades  vierges 
dont  le  nouveau  monde  révéla  tout  à  coup  l'existence. 
Évidemment  l'intention  de  Shakespeare  est  ironique; 
poêle,  il  emprunte  à  Montaigne  un  thème  charmant; 
moraliste  plus  profond,  il  juge  cette  chimère  et  l'en- 
cadre de  manière  à  la  faire  juger;  il  n'est  le  complice 
ni  de  l'auteur  qu'il  copie  ni  du  personnage  qu'il  fait 
parler  ni  de  sa  propre  imagination  qu'il  émancipe 
tout  à  son  aise,  et  (ju'il  arrête  juste  à  point.... 


Que  Shakespeare  ait  lu  Montaigne  et  lui  ait 
emprunté  quelques  lignes,  ce  n'est  ni  la  seule  ni  la 
meilleure  raison  de  rapprocher  ces  deux  grands 
noms.  Sedaine  en  savait  une  autre,  au  dire  de  Ducis. 
Il  les  aimait  de  passion,  et  Molière  avec  eux,  à  cause 
de  «  ce  fonds  immense  de  naturel,  de  raison,  de  force, 
de  grâce,  de  variété,  de  profondeur  et  de  naïveté  qui 
caractérise  ces  grands  hommes  ».  L'éloge  est  beau, 
et  qu'il  vienne  de  Ducis  ou  de  Sedaine,  il  vient  d'un 
témoin  qui  doit  compter,  car  ils  étaient  l'un  et  l'autre, 
au  sein  d'une  société  et  d'un  art  où  le  factice  sura- 
bondait, les  moins  factices  des  hommes;  ils  valaient 


192  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

mieux  par  leur  sève  que  par  leur  culture;  ils  puisaient, 
eux  aussi,  moins  largement,  mais  non  moins  sincère- 
ment, aux  sources  vraies  où  Molière  et  Shakespeare 
se  sont  plongés. 

Mais  Montaigne  va-l-il  de  pair  avec  Molière  et 
Shakespeare?  Pourquoi  les  voyons-nous  souvent  con- 
fondus dans  le  même  culte,  et  y  a-t-il  droit  comme 
eux?  Laissons  tout  à  fait  hors  du  débat  la  puissance 
propre  au  poète  dramatique,  le  don  de  créer  des  per- 
sonnages qui  nous  ressemblent  et  qui  nous  touchent, 
d'agencer  des  tableaux  qui  simulent  la  vie;  ne  regar- 
dons Molière  et  Shakespeare  aussi  bien  que  Montaigne 
que  comme  des  observateurs  et  des  connaisseurs  de 
la  nature  humaine,  comme  juges  de  ce  que  nous 
sommes  et  conseillers  de  ce  que  nous  avons  à  faire. 
Ou  je  me  trompe  fort,  ou  Montaigne  est  très  inférieur 
aux  deux  autres.  Il  est  bien  plus  personnel  sous  des 
formes  et  avec  des  prétentions  bien  plus  générales. 
Tous  les  traits  particuliers  de  son  caractère  et  de  sa 
vie  pèsent  sur  ses  pensées  et  les  circonscrivent.  Il  a 
une  sagesse  marquée  et  datée  qui  réduit  l'idéal  de  la 
nature  humaine  aux  goûts,  aux  habitudes,  à  la  portée 
de  Montaigne  lui-même.  Ce  caractère  égotiste  de  tout 
ce  qu'il  pense  et  écrit,  c'est  l'attrait  de  son  talent, 
c'est  le  secret  de  sa  puissance,  c'est  le  vice  et  la  peti- 
tesse de  ses  doctrines.  Plus  particulier,  il  est  plus 
partial.  Il  a  bien  moins  d'équité,  avec  moins  de  fer- 
meté. Prenez  par  exemple  ce  qu'il  dit  des  femmes. 
A-t-il  rien  sur  elles  qui  vaille  Elmire  dans  Tartufe, 
Henriette  dans  h's  Femmes  savantes,  Eliante  dans  /'■ 
Misanthrope ,  ou  seulement  ces  jeunes  fdles  qui  ont 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE.  193 

à  peine  un  nom  connu,  mais  dont  le  rôle,  toujours  le 
même,  n'en  est  pas  moins  louchant,  à  demi  entraî- 
nées à  l'amour,  à  demi  soumises  à  l'autorilé  paler- 
nelle,  ou  plutôt  tout  à  fait  entraînées  et  tout  à  l'ait 
soumises,  ballottées  et  mouvantes  entre  deux  écueils 
inexorables,  et  qui  mêlent  si  opportunément  à  la 
comédie  quelque  chose  d'une  idylle  et  d'un  roman? 
Ce  n'est  pas  un  médiocre  défaut  chez  un  moraliste 
qui  a  été  père  de  famille  de  n'avoir  rien  tiré  de  la  vie 

domestique  si  ce  n'est  d'en  faire  abstraction 

Shakespeare  est  le  plus  profond  des  devins,  Molière 
le. plus  équitable  des  contemplateurs.  Montaigne  avec 
son  microscope  et  sa  curiosité  ne  les  suit  que  de  bien 
loin,  et  dans  le  sujet  restreint  où  il  s'exerce  s'est 
égaré  vingt  fois  tandis  que  les  deux  autres  embras- 
saient et  dominaient  tout  l'homme.  A  chaque  instant 
ils  sortent  d'eux-mêmes  et  vont  aux  autres;  Mon- 
taigne au  contraire  revient  tout  de  suite  à  son  nid,  à 
son.  pigeonnier;  je  ne  sais  quelle  attache  un  peu 
courte  le  tire  en  arrière  dès  qu'il  s'est  élancé.... 


Au  sortir  du  \vi^  siècle,  pendant  le  règne  de  Henri  IV, 
Montaigne  répondait  à  cet  universel  besoin  d'apai- 
sement, de  modération,  de  renonciation  mutuelle 
aux  désirs  extrêmes  qui  s'élevait  et  prévalait  alors  : 
non  seulement  il  y  répondait,  mais  il  était  le  premier 
qui  y  eût  fait  appel,  qui  eût  pris  parti  contre  les 
partis,  et  cela  sans  ambition  politique,  sans  être 
suspect  do  chercher  pour  lui-même  entre  les  dra- 
j)eaux  hostiles  et  les  écueils  une  voie  tortueuse  vers 

13 


194  ÉTUDES   ET    FRAGMENTS. 

la  grandeur.  Montaigne  apparaissait  alors  comme  le 
philosophe  du  parti  politique,  comme  un  témoin 
désintéressé  et  supérieur  à  tout  soupçon  en  laveur 
de  cette  môme  cause  pour  laquelle  L'Hôpilal  n'avait 
pas  craint  de  se  compromettre  ni  Henri  IV  de 
s'armer.... 

Tandis  que  Mlle  de  Gournay  s'obstinait  avec  une 
passion  tout  ensemble  risible  et  touchante  à  exalter 
la  mémoire  de  Montaigne,  en  dépit  de  Malherbe  et  de 
Balzac,  un  homme  surgissait  qui  devait  bien  plus 
puissamment  détourner  le  courant  de  la  langue  et 
des  esprits.  Le  doute  sans  but  et  sans  issue  de  Mon- 
taigne allait  faire  place  au  doute  méthodique  de 
Descartes,  et  le  xvii"  siècle,  afiVanchi  des  décourage- 
ments du  xvi"  comme  de  l'autorité  du  moyen  ûge,  se 
préparait  à  rentrer  hardiment  en  marche  à  la  recherche 
de  la  vérité. 

Nous  sommes  quelquefois  tentés  de  nous  plaindre 
de  la  pauvreté  de  nos  langues;  nous  voudrions  avoir 
à  nos  ordres  autant  de  mots  que  nous  distinguons 
d'idées.  Xe  vaudrait-il  pas  mieux,  par  exemple,  qu'on 
n'eût  pas  à  dire  le  doule  de  Descartes  si  Ion  vient  de 
parler  du  doute  de  Montaigne,  et  que  deux  manières 
de  penser  si  différentes  eussent  pour  chacune  d'elles 
un  nom  distinct?  Assurément  les  langues  qui  abon- 
dent en  termes  distincts  ont  un  grand  avantage  : 
mais  quelque  chose  aussi  se  perd  par  cette  richesse 
môme,  et  nous  n'avons  point  à  nous  plaindre  en 
France  d'avoir  conservé,  de  notre  héritage  latin, 
quelques-uns  de  ces  mots  très  étendus  et  très  com- 


INFLUENCE    DE   ?»I0NT.\I(;NE.  195 

préhensifs  où  rentrent  et  se  rapprochent  beaucoup 
de  laits  et  qui  sont  comme  des  noms  de  tribus  plutôt 
({ue  des  noms  propres.  Nous  sommes  obligés  par  là 
à  retrouver  des  liens  de  parenté  entre  des  hommes 
qui,  au  premier  abord,  semblaient  tout  à  fait  étran- 
gers l'un  à  l'autre. 

*     *     * 

Que  si  vous  voulez  voir  un  homme  en  qui  le  doute 
soit  vraiment  mis  à  sa  place  et  utilement  mis  en 
œuvre,  ce  n'est  pas  à  ^Montaigne  qu'il  faut  demander 
un  si  grand  exemple,  c'est  à  Descartes,  et  voici  ce 
que  vous  verrez.  Descartes,  comme  Montaigne,  a  été 
élevé  dans  l'étude  des  lettres,  dans  le  respect  de 
l'antiquité,  dans  la  tradition  confuse  des  vérités  que 
la  Renaissance  avait  reconquises  sans  les  organiser. 
Confiant  d'abord  aux  leçons  de  ses  maîtres,  il  avait 
cru,  lui  aussi,  trouver  dans  l'héritage  qui  lui  était 
transmis  de  quoi  éclairer  sou  inlelligence  et  conduire 
sa  vie,  de  quoi  satisfaire  aux  besoins  spéculatifs  ou 
praticjues  dont  il  se  sentait  pressé.  Mais  bientôt  cette 
illusion  se  dissipe,  les  difficultés  surgissent  d'elles- 
mêmes;  ni  son  esprit  n'est  assuré  ni  ses  actions  ne 
sont  réglées;  quelque  chose  lui  manque  décidément, 
et  la  chose  la  plus  nécessaire,  la  seule  <[ui  soit  néces- 
saire à  vrai  dire,  la  conscience  de  l'ordre,  la  certitude 
intérieure  et  le  repos  qui  en  est  le  fruit. 


Voici  les  deux  plus  grandes  conquêtes  de  Mon- 
taigne au  xvn^  siècle,  deux  disciples  dont  l'un  l'aurait 
charmé  de  tout  point  et  dont  l'autre  Teùt  enorgueilli 


19G  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

tout  en  reffrayant  :  Bayle  et  Pascal.  Quand  même, 
au  xvii^  siècle,  Montaigne  ne  se  serait  emparé  que 
d'eux  seuls,  quand  môme  ses  idées  favorites  n'au- 
raient point  trouvé  d'aulres  intermédiaires  prêts  à 
les  répandre  dans  le  public,  quand  môme  il  n'aurait 
pas  continué  à  ôlre  lu  et  à  agir  par  lui-môme,  ces 
deux  esprits  diversement  puissants  auraient  suffi  à 
lui  assurer  une  profonde  et  séculaire  influence. 
L'homme  de  qui  Bayle  et  Pascal  ont  été  si  fortement 
préoccupés  a,  sans  qu'il  soit  besoin  d'autre  preuve, 
une  large  place  dans  l'histoire  des  idées.  Ce  n'est 
pas  trop  dire  cpie  de  faire  remonter  à  Bayle  la  moitié 
delà  philosophie  du  xvin"  siècle  et  à  Pascal  la  moitié 
de  l'apologéliffue  chrétienne  de  notre  temps. 

Montrons  donc  quelle  influence  Montaigne  a  eue 
sur  eux,  pour  mieux  mesurer  celle  qu'il  a  sur  nous 
ou  sur  ceux  qui  nous  entourent.  Bayle  l'a  dit  lui- 
môme  :  dès  son  enfance,  Plutarque  et  Montaigne 
étaient  ses  lectures  de  prédilection,  et  plus  tard,  quand 
il  énumère  les  auteurs  qui  ont  de  tout  temps  agi  le 
plus  sur  son  esprit,  Montaigne  est  encore  au  premier 

rang.... 

*    #    # 

Cette  môme  doctrine  de  Montaigne  que  Charron  a 
ordonnée  et  ramassée  en  un  corps,  Bayle  la  dissé- 
mine de  nouveau  et  lui  rend  ces  allures  rompues, 
inattendues,  cette  habileté  à  paraître  et  à  disparaître 
en  un  moment,  cette  méthode  qui  consiste  à  n'avoir 
pas  de  méthode  saisissable  et  que  le  premier  chef 
avait  pratiquée  d'un  air  si  naturel.  Avec  Charron, 
les  arguments  du  scepticisme  s'étaient  organisés  en 


INFLUENCE    nE    MONTAIGNE.  107 

armée  réii^ulière  :  avec  Baylc,  ils  reprennent  leur 
ancienne  guerre  de  Vendée.  Mais  si  la  tactique  est  la 
même,  combien  le  terrain  a  changé  et  s'est  élargi  1 

Je  sais  bien  qu'on  peut  discuter  sur  le  scepticisme 
de  Bayle.  M.  Damiron  a  consacré  un  travail  étendu 
et  minutieux  à  étudier  les  idées  de  Bayle  et  à  définir 
son  attitude  philosophique.  A  ses  yeux,  et  pour 
prendre  ses  propres  expressions,  Bayle  n'est  pas  un 
sceptique,  mais  un  incertain.  11  ne  nie  pas  la  légiti- 
mité de  toute  connaissance,  mais  il  erre  et  oscille 
entre  diverses  conclusions;  il  attend,  il  éloigne  le 
moment  de  se  prononcer,  il  ne  s'en  déclare  pas  radi- 
calement incapable  et  foncièrement  dispensé.  Mais 
pour  prouver  que  Bayle  s'en  est  tenu  là,  M.  Damiron 
est  obligé  d'attribuer  à  l'un  des  écrits  de  Bayle  une 
importance  qui  me  semble  excessive  et  illusoire  :  je 
veux  parler  de  son  cours  de  philosophie.  Il  y  a  eu, 
en  Bayle,  un  professeur,  un  journaliste  et  un  érudit. 
Certainement  le  professeur  a  été  moins  sceptique 
que  l'érudit  ou  le  journaliste.  Reste  à  savoir  lequel 
des  trois  était  le  vrai  Bayle,  et  dans  quel  rôle  il  s'est 
le  mieux  montré  tel  qu'il  était  au  fond  de  lui-même, 
tel  cpril  se  voyait  quand,  seul  et  libre,  il  se  posait  en 
face  des  questions  et  scrutait  sans  réserve  ses  propres 
pensées.  Pour  accepter  le  jugement  de  M.  Damiron 
sur  Bayle,  il  faudrait  attribuer  tout  d'abord  à  Bayle 
la  noble  et  sévère  candeur  de  M.  Damiron  lui-même. 
Il  faudrait  croire  qu'il  était  permis  à  Bayle  par  les 
mœurs  philosophiques  de  son  temps  et  par  les  cir- 
constances de  sa  propre  vie  de  dire  tout  haut  ce 
qu'il  pensait  tout  bas,  et  que  cette  franchise  absolue 


19S  ÉTUDES    KT    FRAGMENTS. 

élait  conforme  à  son  caraclère  personnel.  Mais  cela 
n'est  pas.  Bayle  n'était  pas  vraiment  libre  de  penser 
tout  haut,  il  ne  croyait  pas  pouvoir  s"afl"ranchir  de 
toute  diplomatie,  il  n'y  prétendait  môme  pas.  Il  sen- 
tait et  il  acceptait  la  pression  de  plusieurs  théologies 
jalouses  qui  ne  pouvaient  point  enchaîner  sa  pensée 
mais  qui  restreignaient  sa  parole,  et  pour  l'aire  passer 
dans  ses  paroles  une  partie  et  la  plus  forte  partie 
possible  de  ses  libres  pensées,  il  consentait  aisément 
à  des  ménagements,  à  des  compromis  continuels;  il 
s'était  habitué  à  surcharger  de  protestations  respec- 
tueuses ses  plus  hardies  et  plus  radicales  contesta- 
tions. S'il  y  a  honte,  est-ce  à  lui  que  la  honte  en 
revient?  Ceci  est  une  autre  affaire.  Si  le  tort  prin- 
cipal ne  doit  pas  lui  en  être  attribué,  en  est-il  tout  à 
fait  innocent?  C'est  encore  une  autre  question.  Mais 
ce  qui  m'importe  en  ce  moment,  ce  qui  me  semble 
évident,  ce  que  M.  Damiron  ne  contesterait  pas  lui- 
même,  mais  dont  il  n'a  pas  tenu  assez  grand  compte 
dans  son  jugement  sur  Bayle,  c'est  que  Bayle,  pour 
une  raison  ou  pour  une  autre,  par  nécessité  ou  par 
delà  toute  nécessité  et  par  penchant  personnel, 
n'exposait  pas  directement  et  en  pleine  lumière  le 
fond  dernier  de  ses  idées.  Son  procédé  le  plus  accou- 
tumé est  de  les  insinuer  en  s'excusant,  en  jurant 
qu'il  n'y  tient  pas,  qu'elles  ne  sont  que  spécieuses  et 
faciles  à  réfuter.  Mais  il  n'entreprend  pas  cette  réfu- 
tation qu'il  prétend  facile.... 
*  ?>  * 
Charron  avait  donné  aux  idées  de  Montaigne  une 
portée  nouvelle;  il  les  avait  transformées  et  compro- 


INFLIE.NCK    DE    MONTAKiXi:.  199 

mises  en  les  coordonnanl.  Ce  (jui  n'élait  pour  JMon- 
laigno  que  des  Essais  devient  pour  Charron  une 
sagesse,  la  sagesse  même,  et  au  lieu  de  s'en  tenir  à 
dire  :  «  Oue  sais-je?  »,  celle  sagesse  plus  hardie  et 
plus  triste  disait  désormais  :  «  Je  ne  sais  ».  Bayle 
r.^prit  des  mains  de  Charron  cet  héritage  et  le  trans- 
forma de  nouveau.  Les  idées  de  Montaigne,  avec  la 
force  cl  l'accent  cpie  Charron  y  avait  ajoutés,  reprirent 
une  allure  plus  libre  et  plus  imprévue;  tous  ces  argu- 
ments du  scepticisme  que  Montaigne  avait  lancés  en 
guerre,  comme  une  nuée  d'aventuriers  et  de  tirail- 
leurs, qui  avaient  appris  sous  Charron  une  discipline 
plus  stricte  et  une  tactique  plus  pesante,  se  déban- 
dent de  nouveau  à  la  voix  de  Bayle  el,  répandus  à 
travers  une  immense  étendue  de  pays,  inébranlables 
comme  les  meilleurs  vétérans  d'une  armée  régulière, 
ils  se  mclienl  à  faire  la  grande  guerre,  derrière  les 
buissons.  Oh!  que  Montaigne  aurait  été  heureux  s'il 
avait  eu  à  son  service  un  dictionnaire  de  Bayle!  Que 
dinfidélilés  n'eût-il  pas  faites  à  son  Plutarque!  mais 
non  :  Plularcjuc  disait  à  Montaigne  certaines  choses 
dont  Bayle  ne  lui  aurait  pas  parlé. 


Sainte-Beuve,  par  un  de  ces  rapprochements  où  il 
excelle  et  qui  donnent  à  la  pensée  une  saillie,  un 
relief  inattendu,  parce  qu'ils  substituent  à  des  termes 
généraux  et  discutables  l'exemple  précis  d'une  per- 
sonne (jui  a  vécu,  compare  INIontaigne  à  Bayle  et 
l'Apologie  de  Baymond  Sebon  à  l'article  du  Diction- 
naire criliquc  sur  les  Manichéens.  Je  viens  de  relire 


200  ÉTUDES    ET   FRAGMENTS. 

cet  arliclc,  cl  les  notes,  et  les  autres  articles  où  le 
premier  renvoie,  et  la  dissertation  finale  qui  para- 
chève l'entreprise  de  Bayle  sur  ce  point,  et  décidé- 
ment je  ne  suis  pas  du  tout  de  l'avis  de  Sainte-Beuve. 
Je  crois  au  contraire  que  cette  lecture  l'ait  mieux 
comprendre  Montaigne  parce  (ju'elle  le  l'ait  mieux 
distinguer  de  Bayle  comme  de  Charron.  Bayle  avant 
tout  est  un  discuteur,  un  dialecticien,  et  sa  passion 
est  d'aller  au  bout  de  l'idée.... 


L'épicurisme,  l'utilitarisme,  l'égoïsme  qui  sont 
dans  Montaigne  portent  vile  leurs  fruits  dans  son 
école,  et  l'on  n'a,  pour  en  juger,  qu'à  voir  comment 
Saint-Evremond  interprète  et  juge  ces  grands  noms 
semi-fabuleux  et  ces  grandes  vertus  semi-barbares  de 
la  première  histoire  romaine.  Saint-Evremond  doute 
et  sourit  de  bien  des  choses  antiques  devant  lesquelles 
Montaigne,  encore  trop  voisin  de  la  Renaissance, 
demeure  ébloui,  presque  volontairement. 


iNlontaigne  semble  fait  pour  marquer  les  bornes  du 
bon  sens.  Molière  les  recvde  et  en  agrandit  l'empire. 


Mettez  La  Fontaine  en  regai'd  de  Montaigne,  ce  que 
je  reproche  à  Montaigne  se  trouvera  tout  de  suite 
expli(|ué.  Ils  ont  à  peu  près  même  méthode  et  même 
morale,  ils  aboutissent  à  peu  près  à  la  même  manière 
de  vivre  et  de  penser.  Mais  chez  La  l'^ontaine  tout  ce 


INKHKXCK    DE    MONTAIGNE.  201 

va-et-vient  d'un  esprit  qui  s  amuse,  toutes  ces  com- 
j)laisaiices  d'une  àme  qui  ne  vise  à  rien  sont  comme 
les  jeux  et  le  babil  d'un  enl'ant  délicieux.... 


*     *     * 


La  Bruyère  devait  avoir  beaucoup  étudié  Mon- 
taigne; le  pittoresque,  l'emploi  hardi  de  la  réalité, 
même  repoussante,  les  mouvements  du  style  et  l'inat- 
tendu des  traits,  c'est  du  Montaigne  tout  cru  dans 
La  Bruyère.  Je  trouve  dans  les  Essais^  deux  petits 
tableaux,  deux  toiles  de  ^leissonier,  l'une  représen- 
tant une  citadelle  avec  un  soldat  qui  la  défend  et  un 
soldat  ([ui  l'attaque,  l'autre  représentant  un  érudit 
acharné  à  l'étude  de  Plante;  c'est  du  pur  La  Bruyère. 


On  parle  beaucoup  de  la  liberté  de  Montaigne  : 
celle  de  La  Bruyère  est  bien  plus  étonnante,  et  si  l'on 
compare  leurs  conditions,  c'est  la  timidité  de  Mon- 
taigne qui  paraît  singulière  et  la  hardiesse  de 
La  Bruyère  qui  prend  décidément  le  dessus.  La 
société  du  xvi'^  siècle,  habituée  à  tant  de  secousses  et 
à  un  si  âpre  maniement  de  toutes  les  armes,  devait 
trouver  la  main  de  Montaigne  légère  et  presque 
caressante,  car  il  n'a  vraiment  rudoyé  qu'un  seul 
adversaire.... 

Si  vous  voulez  juger  Montaigne,  mettez-le  en  regard 
de  La  Bruyère,  et  laissez  monter  à  votre  esprit  les 
contrastes  et  les  ressemblances  qui  sont  entre  eux. 

1.  Essais,  liv.  I,  chap.  xxxviii;  t.  I,  p.  306. 


202  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

L'avantage  devrait  être  pour  Montaigne;  il  a  vécu 
dans  un  temps  où  les  esprits  originaux  avaient  la  car- 
rière bien  plus  large  et  bien  plus  ouverte,  où  l'on  ne 
se  serait  jamais  avisé  de  dire  ({ue,  pour  être  né  Fran- 
çais et  chrétien,  Ton  fût  contraint  dans  la  satire,  où 
les  expériences  nouvelles  et  diverses,  les  secousses 
de  chaque  jour,  le  mélange  de  toutes  les  conditions 
et  de  toutes  les  fortunes,  les  livres,  les  voyages,  les 
inventions,  les  révolutions  devaient  enrichir  et  agran- 
dir sans  cesse  les  idées  de  l'observateur.  Il  y  a  eu 
place  à  ce  moment-là  pour  un  moraliste  infiniment 
libre,  dégagé  de  tout  préjugé  et  indulgent  à  ceux 
que  les  préjugés  retiennent,  pour  un  souverain  con- 
templateur qui  aime  la  nature  humaine  en  ami  et  non 
en  badaud,  qui  la  conseille  et  la  semonce  en  père  et 
non  en  prédicateur.  Hélas!  ce  moraliste-là,  c'est 
Shakespeare  ou  Cervantes,  si  vous  voulez,  mais  déci- 
dément ce  n'est  pas  Montaigne,  et  il  s'en  faut  de 
beaucoup. 

La  Bruyère,  au  contraire,  est  né  à  une  saison  bien 
moins  propice,  sous  des  astres  plus  doux,  mais  dans 
un  air  moins  libre,  et  c'est  d'air  libre  que  le  moraliste 
a  besoin.  Eh  bien,  c'est  chez  La  Bruyère,  et  non  chez 
Montaigne,  qu'apparaissent  l'indépendance  de  l'esprit 
et  la  vigoureuse  hardiesse  de  l'observation.  Comme 
La  Bruyère  a  la  vue  plus  courageuse  et  le  langage 
plus  libre  quand,  malgré  sa  condition  dépendante, 
malgré  les  influences  qui  l'enveloppent,  en  pleine 
cour,  et  répondant  à  ceux  qui  se  plaignent,  pour  toute 
excuse,  qu'il  n'a  point  parlé  de  celui-ci  ni  de  celui-là, 
mais  d'eux  tous,  il  ose  savoir  et  dire  qu'à  la  cour  les 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE.  203 

grands  mêmes  sont  petits,  que  la  cour  ressemble  à  un 
édifice  de  marbre,  étant  composée  d'hommes  polis  et 
durs,  que,  si  Ton  dit  de  quelqu'un  :  il  ne  sait  pas  la 
cour,  il  n'y  a  sorte  de  vertus  qu'on  ne  rassemble  en 
lui  par  ce  seul  mot! 


Qu'on  ne  m'accuse  pas  de  ne  voir  en  Montaigne 
(ju'un  arrangeur  de  mots,  et  de  prendre  ainsi  le  con- 
lre|)ied  de  sa  gloire  établie  pour  en  faire  le  j)oint  de 
départ  de  ma  thèse  et  sa  nouveauté.  Xon,  je  sais  que 
La  Bruyère,  parlant  de  Montaigne  et  de  Balzac,  appe- 
lail  celui-ci  un  homme  ([ui  ne  pense  pas  assez  et 
celui-là  un  homme  qui  pense  beaucoup.  Entre  Mon- 
taigne et  Malebranche,  je  sais  encore  que  La  Bruyère 
voyait  la  diflerence  des  pensées  naturelles  à  celles 
([ui  ne  le  sont  pas.  Je  me  rappelle  surtout  que  Mon- 
tesquieu voyait  dans  la  plupart  des  auteurs  des 
hommes  qui  écrivent,  mais  dans  Montaigne  un  homme 
qui  pense  ;  et  qui  oserait  dire  que  Montesquieu  put  se 
tromper  sur  ce  point?... 


Au  xviio  siècle  les  disciples  connus  de  Montaigne 
ont  presque  tous  des  noms  considérables  ou  même 
glorieux.  Charron,  Huet,  Gabriel  Naudé,  La  Mothe 
le  Vayer,  Pascal,  Bayle,  Saint-Evremond ,  Molière, 
La  Fontaine,  Fontenelle,  ce  sont  à  divers  titres  des 
disciples  qui  font  honneur  au  maître,  des  héritiers 
qui  accroissent  et  exploitent  avec  éclat  la  doctrine 
dont  ils  ont  accepté  le  legs. 


204  KTUDKS    ET    FRAGMENTS. 

Mais  au  xviii-  siècle  il  en  va  un  peu  différemment. 
Sans  doute  Montaigne  y  est  encore  triomphant;  c'est 
môme  alors  que,  dans  l'opinion  générale,  il  triomphe 
tout  à  fait,  et  que  son  influence  avec  ses  idées  semble 
se  répandre  dans  tous  les  esprits.  Voltaire  et  Rous- 
seau, par  des  traits  importants,  lui  appartiennent. 
Montesquieu  le  loue  de  deux  mots  qui  sont  deux 
grands  panégyriques.  Mme  du  Deffand  l'excepte,  lui 
seul,  de  son  dédain  pour  les  philosophes.  Et  cependant 
il  y  a  au  xviii-  siècle  deux  échecs  pour  Montaigne  : 
l'un,  c'est  qu'il  est  adopté  par  la  foule  des  esprits 
médiocres  et  légers,  c'est  le  sage  qui  convient  à 
Dorât;  l'autre,  c'est  que  les  grands  esprits  qui  sem- 
blent le  suivre  le  plus  complaisamment  se  séparent 
de  lui  par  un  trait  essentiel,  et  tandis  que  Montaigne 
s'arrèle  en  un  doute  indolent  et  soumis.  Voltaire, 
Rousseau,  Montesquieu,  le  xviu*^  siècle  tout  entier  ne 
font  que  traverser  le  doute,  retrouvent  plus  loin  et 
sur  un  terrain  nouveau  une  autre  foi  qui  les  anime, 
et  visent  de  toutes  leurs  forces  à  la  prédication  et  à 
l'action. 

*     *     # 

Montaigne  n'est  pas  seulement  présent  au  xviii"^  siè- 
cle dans  quelques  pages  de  ^'oItaire,  dans  quelques 
thèses  de  Rousseau,  dans  quelques  conversations  de 
Walpole  et  de  Mme  du  DelTand.  Je  le  retrouve,  je  le 
sens  là  même  où  il  n'est  pas  nommé,  et  à  certains 
égards  on  peut  dire  que  l'esprit  du  xvni*^  siècle  n'est 
autre  chose  que  le  triomphe  anonyme  de  Montaigne 
et  de  son  influence  sur  l'esprit  français.  Mal  penser 
de  l'homme  et  lui  vouloir  du  bien,  semer  une  sorte  de 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE,  205 

gaieté  léi^ère  sur  un  fonds  d'idées  désolantes,  est-ce 
de  Montaigne  que  je  parle  ou  du  xviii-  siècle  tout 
entier?  Oucllc  fèto  pour  les  salons  de  Paris  si  Mon- 
taigne eût  vécu  dans  le  siècle  des  salons!  Comme  il 
aurait  courtisé  Voltaire  sans  cesser  de  lui  tenir  tète! 
Comme  il  aurait  mis  Diderot  en  verve,  et  comme  il 
l'aurait  tenu  en  bride,  lui,  ce  maître  incomparable  en 
l'art  de  conférer!  Comme  il  aurait  déshabillé  Rous- 
seau de  sa  robe  d'Arménien  et  vu  tour  à  tour  ses 
prétentions  sous  son  génie,  sa  grandeur  sous  ses  pré- 
tentions! Quel  autre  La  Boëtie  il  aurait  découvert  en 
Vauvenargues,  et  comme  il  aurait  aidé,  de  sa  critique 
inventive  et  naïve,  tous  ceux  qui  cherchaient  hors 
de  France  des  remèdes  à  l'appauvrissement  de  l'ima- 
gination et  du  goût!  Mieux  encore  que  Mme  du  Def- 
fand,  il  aurait  démêlé  ce  que  Richardson  ajoute  à  la 
connaissance  du  cœur  humain  et  ce  qui  manque  à 
l'art  dans  son  récit  prolixe  et  profond. 


Tout  en  pillant  Montaigne,  ni  'Voltaire  ni  Rousseau 
ne  lui  ressemblaient.  Ce  qui  domine  dans  Voltaire, 
le  principal  personnage  de  cette  ame  multiple,  c'est 
le  grand  chef  de  parti  intellectuel,  le  tacticien  par- 
tout présent  et  toujours  insaissable  d'une  immense 
nuée  de  Parthes  qu'il  lance,  qu'il  éparpille,  qu'il 
anime  ou  retient  à  son  gré.  Montaigne  n'a  rien  en  lui 
de  ce  caractère  et  de  ce  talent.  Rousseau  est  au  con- 
traire un  génie  solitaire  et  sauvage;  il  a  besoin  d'un 
sombre  recueillement  pour  amasser  ses  nuages  et 
forger  ses  foudres;  il  est  le  Jean-Baptiste  de  la  Révo- 


206  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

lution   française;   c'est   au    désert    (|u"il   trouve   ses 
accents  inouïs  de  prophète  et  de  tribun. 


Montaigne  avait  comme  une  collection  d'armes 
ramassées  sur  tous  les  champs  de  bataille  de  son 
siècle.  La  grande  émeute  du  xviii''  siècle  fît  irruption 
dans  ce  cabinet  d'un  curieux  et  y  relrouva  tout  un 
arsenal  qui  avait  à  peine  besoin  d'être  fourbi  à  neuf. 


Mme   du  DefTand,  c'est  une    sorte   de    IMontaignc 
déteint  et  dégoutté. 


Fonlenelle  nous  a  donné  un  dialogue  de  Montaigne 
et  de  Socrate.  Ce  n'était  pas  la  peine  de  ressusciter 
Montaigne  dans  un  autre  monde  pour  le  faire  causer 
avec  un  homme  sur  qui  il  nous  a  dit  lui-même  en  ce 
monde-ci  toute  sa  pensée.  Le  vrai  dialogue  de  Mon- 
taigne et  de  Socrate,  ne  le  cherchez  pas  dans  les 
écrits  de  Fonlenelle,  il  est  dans  les  Essais,  et  en  dix 
endroits.  Fonlenelle  eût  bien  mieux  fait  de  mettre  les 
hommes  de  son  temps  à  lui  en  présence  de  Montaigne  ; 
il  y  aurait  eu  là  des  nouveautés  à  attendre;  le  dia- 
logue de  Montaigne  et  de  Socrate  fait  double  emploi. 

Depuis  que  j'étudie  Montaigne,  je  me  demande  bien 
souvent  :  qu'aurait-il  dit  de  ceci,  de  celui-ci?  Quel 
rôle  aurait-il  joué?  Comme  il  aurait  profité  de  chaque 
crise,  de  chaque  tapage,  pour  fuir  ces  occasions  que 
tant  d'autres  vont  chercher! 

Mais  tout  cela,  ce  sont  des  hypothèses.  Ne  nous 


INFLL'KXCE    ])]■]    MO.NTAICNi:.  207 

demandons  pas  comment  Montaigne  aurait  jugé  notre 
siècle,  mais  comment  notre  siècle  le  juge,  je  veux 
dire  comment  les  mérites  ou  les  défauts  de  Montaigne 
se  seraient  agencés  ou  aheurtés  aux  nôtres,  comment 
les  progrès  de  la  société,  les  con(|uètes  de  l'esprit, 
tout  ce  que  Montaigne  a  découragé  ou  nié  de  son 
mieux,  donnent  des  démentis  de  plus  en  plus  mar- 
(jués  à  son  pessimisme. 

Question  bien  simple  :  sont-ce  des  Montaignes  que 
vous  désirez  voir  se  multiplier? 


Montaigne,  c'est  un  gentilhomme  bourgeois  sans 
cette  activité,  at  home  and  ai'ound^  (|ui  peut  rendre  de 
telles  gens  si  utiles. 

Est-ce  un  sage?  Le  mot  est  bientôt  dit.  Mais  donnez 
donc  votre  définition  du  sage.  La  sagesse  ne  peut 
pas  consister  tout  entière  en  préceptes  négatifs  et 
restrictifs  pour  l'intelligence,  ignorer,  s'abstenir,  ne 
pas  désirer,  et  puis  en  complaisances  très  abondantes 
pour  le  corps.  Le  sage  de  Montaigne,  c'est  un  Epi- 
curien qui  a  l'imagination  stoïquc  et  qui  ne  laisse  pas 
ses  hautes  visions  hanter  le  reste  de  son  ûme  et  de 

sa  vie. 

*  *    * 

Montaigne,  ce  n'est  pas  un  Epicurien,  c'est  Epicure 
lui-môme   —    quod  ad  moralia  allinet,  non   quod  ad 

scientiam. 

*  *     # 

Il  y  avait,  au  xvin'^  siècle,  un  M.  de  Querlon  qui 
publia    une  édition    des  Voyages  de   Montaigne   en 


208  ÉTLDES    ET    FRAGMENTS. 

Italie.  Or  devinez,  je  vous  prie,  à  qui  il  la  dédia.  A 
Buffon.  Montaigne  et  BulTonl  Et  rien,  c'est  lui-même 
qui  Taffirme,  rien  ne  lui  a  paru  plus  simple  que  de 
rapprocher  ces  deux  noms;  il  a  cru  apercevoir  un 
point  de  contact  entre  l'observateur  des  esprits,  du 
cœur  humain,  de  lui-même,  et  le  Pline  français;  ce 
rapport  lui  est  devenu  même  très  sensible.  Ainsi 
soit-il!  Il  ne  faut  pas  discuter  avec  les  faiseurs  de 
préfaces. 

Nous  avons  tort  de  ne  pas  rouvrir  de  temps  en 
temps  un  volume  de  Laharpe;  cela  nous  ferait  bien 
vivement  sentir  tout  ce  que  nous  devons  aux  maîtres 
critiques  de  ce  siècle-ci.  Xon  pas  que  Laharpe  en  lui- 
même  soit  toujours  à  dédaigner.  Quand  il  n'est  pas 
aveuglé  par  une  ignorance  profonde,  ou  par  un  pré- 
jugé universel  de  son  temps,  ou  par  un  de  ces  accès 
de  réaction  rageuse  où  sa  vieillesse  s'emporta,  quand 
il  parle  de  ce  qu'il  sait  et  quand  il  sait  ce  qu'il  dit,  il 
a  de  très  bonnes  parties  :  ce  n'est  pas  un  médiocre 
cousin  de  Johnson  et  de  Boileau.  Mais  en  dehors 
des  leçons  utiles  que  pourrait  encore  nous  donner 
souvent  Laharpe  bien  informé  et  de  sang-froid,  s'il 
retrouvait  aujourd'hui  des  lecteurs,  ce  n'est  pas  lui 
assurément  qui  en  profiterait  le  plus.  Il  faut  qu'il  se 
contente,  pour  son  propre  compte,  de  regagner  un 
peu  d'estime;  et  comme  il  sert  mieux  la  cause  de 
ceux  qui  l'ont  détrôné!  Comme  il  renouvelle,  comme 
il  redouble  notre  reconnaissance  et  notre  admiration 
pour  eux!  Je  viens  d'en  faire  l'expérience.  J'ai  voulu 
voir  ce  que  Laharpe  a  dit  de  Montaigne.  L'étude  n'est 


INFLUENCK    DF,   MONTAIGNE.  209 

pas  longue,  je  vous  assure.  Il  le  cile  une  fois  en 
témoignage  contre  Diderot,  qui  admirait  trop  à  son 
gré  la  morale  de  Sénèque.  Il  le  nomme  ailleurs  en 
passant  pour  prouver  que  l'imitation  des  langues 
anciennes  a  contribué  au  progrès  de  notre  langue. 
Et  quand  il  s'occupe  d'assigner  au  xvi"  siècle  sa  place 
et  sa  part,  en  moins  de  trois  petites  pages,  Amyot, 
Montaigne  et  Rabelais  sont  expédiés  de  compagnie; 
après  quoi  Laharpe  arrive  au  xvii"  siècle,  qui  l'ut 
enfin,  dit-il,  celui  de  la  France.  Et  remarquez,  je 
vous  prie,  qu'il  est  bien  loin  de  mépriser  Montaigne. 
Le  peu  qu'il  en  dit  marque  au  contraire  une  grande 
bonne  volonté  de  le  louer  et  comme  un  regret  de 
n'avoir  })as  plus  de  temps  à  soi.  Mais  Malherbe  et 
lîalzac  n'étant  pas  encore  venus,  il  faut  courir,  il  faut 
voler  à  tire-d'aile.  Du  siècle  que  le  nom  d'Auguste 
accapare  au  siècle  qui  va  s'absorber  dans  l'apothéose 
de  Louis  XIV  on  ne  saurait  trop  se  hâter. 


Et  pourtant  entre  Montaigne  et  les  hommes  du 
xvni"  siècle  il  y  a  une  différence  qui,  à  elle  seule, 
fera  toujours  pencher  la  balance  en  leur  faveur.  Sans 
doute  ils  avaient  des  défauts  que  Montaigne  n'avait 
pas;  ils  ont  nié  et  démoli  aveuglément;  ils  ont  porté 
partout  une  confiance  impétueuse  en  eux-mêmes;  ils 
n'ont  pas  laissé  leur  esprit  aussi  indéfiniment  ouvert, 
mais  après  tout  chacun  d'eux  peut  dire  :  j'ai  cru, 
c'est  pourquoi  j'ai  parlé.'  Non,  ce  n'est  pas  un  siècle 
sceptique  que  le  xviii",  ou  du  moins  il  n'est  sceptique 
qu'à  demi,  et  jamais  peut-être  on  n'aura  mieux  vu 

14 


210  ÉTlDnS   ET    FRAGMENTS. 

combien  il  est  vrai  que  rcspérancc  est  une  vertu, 
car  Tespérance  a  été  prescjue  toute  la  vertu  du 
xvni"  siècle.  A  travers  une  société  pleine  d'abus,  et 
qui  ne  savait  comment  se  guérir,  à  travers  des  intel- 
ligences pleines  de  contradictions  et  qui  ne  savaient 
comment  se  réconcilier  avec  elles-mêmes,  à  travers 
des  cœurs  pleins  de  vices  et  qui  ne  savaient  com- 
ment se  corriger,  l'espérance  a  circulé  de  nouveau, 
non  raisonnée,  déraisonnable,  si  l'on  veut,  mais  si 
chaleureuse  et  si  vivifiante  qu'elle  nous  soutient 
encore  après  tant  de  raisons  de  désespérer.  Ils  ont 
voulu  agir,  changer  les  idées,  ramener  au  vrai,  pro- 
pager la  justice,  plus  ou  moins  prudemment,  plus  ou 
moins  purement.  Ils  ne  se  sont  pas  proposé  de  se 
faire,  au  sein  du  désordre  universel  et  de  l'enfer,  une 
sorte  de  paradis  médiocre  qui  ressemble  à  une  prison. 
Ils  ont  une  cause,  un  drapeau;  ce  sont  des  soldats, 
j'allais  dire  des  apôtres.  Libre  à  nous  de  n'accepter 
pas  un  seul  de  leurs  articles  de  foi;  mais  ils  ont  une 
foi,  et  c'est  le  grand  point.  Décidément  si  'V^oltaire 
avait  vécu  au  xvi"  siècle,  il  n'aurait  pas  passé  la  Saint- 
Barthélémy  sous  silence,  et  si  Montaigne  avait, vécu 
au  xviii",  il  n'aurait  pas  remué  le  monde  pour  Calas. 


Nous  avons  étudié  Montaigne  dans  le  passé,  dans 
le  temps  môme  oi^i  il  a  vécu  et  dans  les  deux  siècles 
qui  ont  suivi.  Les  vicissitudes  de  sa  gloire  et  de  son 
influence  nous  ont  aidé  à  mieux  comprendre  la 
nature  et  la  portée  de  ses  vues;  son  histoire  posthume 
fait  pour  ainsi  dire  rejaillir  en  arrière  sur  lui-même 


IXFLLKNCE    DK    .MON TAir.NE.  211 

une  himièro  plus  abondaute  et  plus  nette.  Parvenus 
ainsi  jusqu'aux  abords  de  notre  siècle,  pouvons-nous 
continuer  à  suivre  parmi  nos  contemporains  les  traces 
de  Montaigne?  A-t-il  aujourd'hui  des  disciples  comme 
Charron  et  des  continuateurs  comme  Bayle? 


Nous  venons  de  suivre  à  la  trace  pendant  deux 
siècles  rinlluence  de  Montaigne.  Pouvons-nous, 
devons-nous  pousser  plus  loin  et  chercher  dans  notre 
propre  siècle  ceux  qui  se  sont  nourris  de  ses  idées  ou 
qui  lui  ressemblent  par  la  tournure  native  de  leur 
caractère  et  de  leur  esprit?  Une  telle  enquête  serait 
peut-être  piquante  et  nous  mènerait  à  citer  plus  d'un 
nom  qui  étonnerait  au  premier  abord.  Ce  n'est  pas 
seulement  au  xvii'^  siècle  et  par  l'exemple  de  Pascal 
que  l'on  peut  montrer  IMontaigne  préoccupant  forte- 
ment, par  tel  ou  tel  trait  de  son  humeur  ou  de  son 
génie,  des  hommes  qui  ne  semblent  pas  nés  pour  se 
tourner  vers  lui.  Ce  métaphysicien  profond,  et  qui, 
au  rebours  de  tant  d'autres,  devient  de  plus  en  plus 
original  à  mesure  qu'on  s'éloigne  du  moment  où  il 
vivait  et  où  il  pensait,  Maine  de  Biran,  qui  le  croirait 
si  son  journal  intime  n'était  là  pour  le  prouver? 


Montaigne  a-t-il  eu  au  xix'siècle,  a-t-il  maintenant 
parmi  nous  une  action  assez  étendue  et  assez  forte 
pour  (ju'il  y  ait  quelque  intérêt  à  l'étudier  et  à  le 
combattre?  Est-il  lu  assidûment?  Est-il  cru  sur 
parole?  Est-il  cité  comme  une  autorité?  N'en  serait-il 


212  ÉTL'DES   ET   FRAGMENTS. 

pas  arrivé  plutôt  à  avoir  plus  de  renommée  que  d'in- 
fluence, et  à  n'assembler  autour  de  son  nom  quun 
vaste  concert  d'admirateurs  parmi  lesquels  on  ne  dis- 
tingue qu'à  peine  un  petit  nombre  de  disciples  épars 
et  peu  enclins  à  la  propagande?  Oui,  il  en  est  ainsi, 
si  l'on  veut  prendre  à  la  rigueur  ces  mots  :  l'influence 
de  Montaigne,  si  l'on  ne  reconnaît  sa  trace  que  là  où 
l'on  retrouve  son  nom,  si  ceux-là  seuls  sont  ses  dis- 
ciples qui  l'avouent  pour  leur  maître  et  leur  inspira- 
teur. Mais  à  la  distance  où  nous  sommes  du  temps 
où  Montaigne  écrivait,  et  surtout  quand  il  s'agit  d"un 
écrivain  tel  que  lui  dont  les  idées  sont  flottantes  et 
sans  lien,  l'influence  directe,  immédiate  est  peu  de 
chose  auprès  de  cette  action  multiple  et  ditTuse  qui 
ne  se  laisse  pas  saisir  aussi  aisément.  Montaigne  a 
peu  de  disciples  proprement  dits  :  ce  n'était  ni  son 
dessein  ni  son  talent  d'enrôler  et  d'enrégimenter  les 
esprits;  il  n'a  rien  du  chef  d'école  ou  de  parti,  et 
c'est  peut-être  la  raison  principale  du  grand  rôle  qu'il 
a  joué  dans  le  mouvement  intellectuel  de  la  France. 
Insinuant,  sans  exigence,  ne  mettant  point  en  éveil 
et  en  méfiance  l'ombrageuse  famille  des  esprits  libres, 
les  laissant  se  jouer  autour  de  lui  à  l'état  nomade 
sans  les  menacer  de  la  moindre  houlette  ni  les  con- 
traindre à  aucun  bercail,  il  s'est  fait  un  troupeau 
qu'il  n'a  pas  marqué  à  son  chitïre  et  qui  va  sur  ses 
pas  sans  savoir  à  qui  il  appartient.  Depuis  trois 
siècles  d'ailleurs  les  idées  que  Montaigne  avait  animées 
de  sa  verve  familière  et  colorées  de  ses  brillantes 
images  ont  passé  dans  tant  d'esprits  ditïérents  du 
sien,  elles   ont  subi  de  telles  métamorphoses,  elles 


INFLUENCK    DE   MONTAIGNE.  213 

ont  pris  une  forme  systématique  et  une  consistance 
scienlifiquc  si  étrangères  à  son  esprit  qu'il  faut  les 
avoir  suivies  depuis  leur  origine,  à  travers  mainte 
déformation,  pour  en  reconnaître  le  point  de  départ 
et  rinspiralion  première. 


Je  voudrais  tenter  un  dernier  moyen  de  mieux 
comprendre  Montaigne  et  d'expliquer  mieux  comment 
je  l'ai  compris.  Nous  avons  étudié  sa  vie,  ses  écrits, 
sa  réputation,  son  influence;  nous  l'avons  suivi 
depuis  ses  origines  jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier; 
il  nous  resterait,  ce  semble,  à  continuer  de  même 
jusqu'à  aujourd'hui  et  à  passer  en  revue,  comme 
pour  les  siècles  précédents,  ceux  qui  se  sont  occupés 
ou  inspirés  de  Montaigne,  ceux  qui  lui  ressemblent 
ou  qui  l'ont  combattu  depuis  cent  ans;  nous  aurions 
là  bien  des  noms  illustres  ou  brillants  à  grouper  et  à 
classer;  mais  est-il  vrai  que,  dans  cette  dernière 
période  de  notre  histoire  littéraire  et  morale,  Mon- 
taigne ait  eu,  comme  auparavant,  un  rôle  personnel, 
une  influence  distincte  et  saisissable?  Est-il  encore 
une  puissance  avec  laquelle  on  doive  compter  ou 
discuter?  En  d'autres  termes,  Montaigne  a-t-il  sur- 
vécu à  la  Révolution  française,  et  où  en  est-il  aujour- 
d'hui? Mais  qui  donc  a  survécu  à  la  Révolution  fran- 
çaise? Elle  a  dévoré  tous  ceux  qui  l'ont  faite.  Le  c;\ble 
est  coupé;  nous  voguons,  et  nous  avons  laissé  sur  le 
rivage  tous  ceux  qui  avaient  construit  le  navire  ou 
recruté  les  matelots.  Nous  parlons  d'eux  encore, 
quand  le  souci  de  nos  destinées  nous  laisse  un  peu 


214  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

de  répit;  quelque  chose  de  leurs  passions  ou  de  leurs 
idées  se  retrouve  dans  la  mémoire  de  celui-ci  ou  de 
celui-là;  mais  ils  ne  sont  plus  nos  pilotes  et  nos  chefs. 
Est-ce  ignorance  et  ingratitude  de  notre  part?  Non, 
c'est  que  les  temps  sont  trop  changés,  et  notre  vie 
trop  nouvelle.... 

#    *    * 

Sans  doute  cette  recherche  pourrait  être  curieuse, 
surtout  si  Ton  s'attachait  à  grouper  autour  de  Mon- 
taigne ceux  qu'il  a  séduits  parmi  les  hommes  de 
notre  siècle  sans  qu'il  y  ait  entre  leur  esprit  et  le  sien 
une  parenté  visible  au  premier  coup  d'œil,  et  qui  sem- 
blent au  contraire  d'une  autre  race  que  lui.  Quelques 
exemples  suffiront.  Nommez  Byron  :  n'est-ce  pas  de 
quoi  faire  fuir  le  souvenir  de  Montaigne  plutôt  que 
de  l'évoquer?  Quel  lien  imaginerez-vous  entre  cette 
âme  volontairement  excessive,  hautaine,  révoltée, 
qui  met  sa  gloire  à  éclater  de  toutes  parts  en  jets  de 
foudre  inouïs  et  à  se  signaler  par  des  ravages,  et 
cette  autre  âme  qui  avait  la  prétention  de  se  croire 
ordinaire  et  médiocre,  qui  affichait  la  modestie,  la 
mesure,  le  respect  de  la  coutume,  et  qui  se  dérobait 
aux  passions  avec  autant  de  zèle  que  le  poète  anglais 
en  mettait  à  les  rechercher,  à  les  provoquer,  à  les 
attiser  en  lui  et  autour  de  lui?  Il  n'importe.  Byron 
disait  que  Montaigne  était,  parmi  les  grands  écri- 
vains du  temps  passé,  le  seul  qu'il  lût  avec  une 
entière  satisfaction  '. 


I.  Emerson,  daprès  Leigh  Hunt,  Représentative  men,  édit.  de 
Leipzig,  1856,  p.  120. 


INFLUENCE   DE   MONTAKiNE.  215 

Nommez  Alfieri,  que  Byron  amène  assez  naturel- 
lemeul  à  sa  suite  :  c'est  encore  un  Mazeppa  que  vous 
n'iriez  pas  chercher  par  conjecture  sur  les  traces  et 
dans  les  sentiers  de  Montaigne;  et  cependant 


Ouvrez  ce  roman  (jui  nous  arrivait  hier  de  Genève  '. 
Le  principal  personnage  est  à  table,  seul,  «  mais  fai- 
sant, comme  tlit  Jean-Jacques,  dîner  son  livre  avec 
lui,  tour  à  tour  avalant  un  morceau  et  lisant  deux 
lignes  ». 

Demandez  au  philosophe  américain  Emerson  quels 
hommes  il  considère  comme  les  représentants  de 
l'humanité.  Pour  représenter  la  philosophie,  il  ira 
chercher  Platon  à  Athènes,  pour  les  mystiques  Sve- 
denborg-  à  Stockholm,  pour  les  poètes  Shakespeare, 
pour  les  hommes  de  lettres  Gœlhe,  pour  les  hommes 
d'action  Napoléon  :  mais  la  France  prête  encore  aux 
sceptiques  leur  chef  favori,  c'est  Montaigne. 


Un  jour,  ayant  à  parler  de  la  propriété  littéraire  à 
la  Chambre  des  députés,  Lamartine  disait  que  quel- 
ques noms  immortels  sont  toute  une  nationalité  dans 
le  passé,  et  comme  il  cherchait  dans  sa  mémoire  de 
quels  noms  il  devait  composer  pour  la  France  cette 
liste  où  l'on  verrait  comme  un  éclatant  abrégé  de 
plusieurs  siècles  et  de  tout  un  peuple,  Montaigne 
s'imposait  à  lui  le  premier,  «  Montaigne,  dit-il,  (|ui 

1.  Clierlniliez,  le  Grand  OEuvre. 


21G  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

joue  en  sceptique  avec  les  idées  et  les  remet  en  cir- 
culation en  les  frappant  du  style  moderne  ». 


IMontaig-ne  est  si  répandu,  ses  anecdotes  ou  ses 
traits  de  style  ont  tant  circulé  que,  même  anonyme, 
on  le  retrouve  partout.  Ainsi  aujourd'hui  17  mai  1872, 
entre  une  heure  et  demie  et  deux  heures,  j'ouvre 
deux journaux  : 

1°  he  Journal  officiel  du  17  mai  1872,  page  3308,  et 
je  vois  que  Isl.  Bertauld,  à  l'Assemblée  nationale, 
vient  de  dire  à  propos  des  autorisations  de  s'associer  : 
Cl  L'administration  donnait  ou  refusait  sans  motifs.... 
C'était,  suivant  le  mot  de  Basnage,  une  question  pour 
l'ami.  »  Le  mot  est  dans  Montaigne. 

2'^  Le  XIX'  siècle,  daté  du  18  mai  1872.  «  Ce  n'est 
pas  que  M.  de  Noailles  ait  pour  la  République  un 
entraînement  aveugle  et  irréfléchi.  On  connaît  le  mot 
charmant  dune  amoureuse  :  «  Je  l'aimais  parce  (juc 
c'était  moi,  parce  que  c'était  lui  «.  Le  mot  est  encore 
de  Montaisfue. 


Ainsi  Montaigne  est  venu  jusqu'à  nous,  toujours 
porté  par  les  flots  changeants  de  l'opinion  publique, 
surnageant  à  travers  toutes  les  vicissitudes,  le  seul 
d'entre  les  écrivains  de  son  temps  de  qui  l'importance 
et  l'influence  aient  grandi  parmi  les  renommées  d'un 
siècle  nouveau,  le  seul  qui,  après  avoir  charmé  le 
xvii'=  siècle,  ait  encore  suffi  et  répondu  aux  autres 
instincts   dont   le  xvni"    siècle  était  animé.  Avec  le 


INFLUENCE    DE   MONTAIGNE.  217 

nôtre,  une  troisième  épreuve  a  commencé  pour  lui,  et 
s"il  fallait  en  juger  seulement  d'après  la  curiosité  qui 
s'attache  à  ses  œuvres  et  à  sa  vie,  jamais,  ce  semble, 
Montaigne  n'aurait  joui  d'un  plus  grand  crédit, 
jamais  il  n'aurait  été  mieux  que  maintenant  en  accord 
avec  les  sentiments  et  les  désirs  qui  dominent. 


Je  cherche  hors  de  Montaigne,  et  par  là  je  veux 
dire  non  seulement  hors  de  ses  écrits,  mais  même 
hors  de  son  influence  et  de  son  école,  je  cherche,  dis- 
je,  parmi  les  hommes  qui  ne  lui  ressemblent  point, 
des  sentiments  qui  ressemblent  aux  siens.  Ceci  a 
l'air  contradictoire  sans  l'être  en  rien.  Il  ne  faut  pas 
croire  que  tout  en  nous  tienne  à  notre  fond  et  à  notre 
être;  souvent,  très  souvent,  à  la  plus  belle  place  dans 
notre  demeure,  il  y  a  un  tableau  que  nous  n'aurions 
pas  choisi,  mais  que  notre  père  avait  mis  là,  une 
glace  dont  l'encadrement  nous  déplaît,  mais  que 
voulez-vous?  elle  est  vieille,  elle  est  de  Venise,  on  ne 
fait  plus  de  ces  dorures-là;  qui  sait  combien  de 
temps  l'ouvrier  a  pu  mettre  à  fouiller  si  minutieuse- 
ment le  bois!  Tout  le  monde,  un  jour  ou  l'autre, 
cède  à  la  mode  et  parle  ainsi,  et  en  voilà  plus  qu'il 
n'en  faut  pour  que  le  respectueux  souvenir  de  la 
volonté  d'un  autre  ou  la  soumission  au  goût  public 
qu'on  ne  veut  pas  prendre  la  peine  de  reviser  et  de 
discuter,  sur  des  matières  (jui  ont  peu  d'importance, 
nous  fassent  étaler  au  premier  rang  ce  qui  est  le 
moins  conforme  à  notre  nature  et  à  notre  goût.... 

J'ai  vu  en  18G6  un  homme  qui  aurait  dû  vivre  en 


218  ÉTL'DES   ET   FRAGMENTS. 

I0G6,  logé  dans  une  maison  Louis  XIII  et  entouré  de 
fauteuils  Régence.  Ce  n'est  pas  la  date  de  notre  extrait 
de  naissance,  ce  n'est  pas  notre  demeure,  ce  n'est 
pas  notre  mobilier  qu'il  faut  regarder  et  peindre; 
nous  pourrons  être,  souvent  nous  sommes  tout  à  fait 
étrangers  à  tout  cela;  inlus  et  i)i  cute,  c'est  là  seu- 
lement qu'on  nous  trouve,  et  même  je  dirai  que 
bien  souvent  nos  paroles,  nos  actions  elles-mêmes  ne 
sont  que  des  témoignages  inexacts  de  ce  que  nous 
sommes. 


Je  cherche  un  autre  homme  que  je  puisse  nommer 
pour  faire  bien  mesurer  la  portée  exacte  de  mes  griefs 
contre  Montaigne  et  le  degré  d'estime  oi^i  je  crois 
juste  de  l'arrêter;  et  pendant  que  je  cherche  ainsi,  il 
est  un  nom  qui  m'est  venu  à  l'esprit,  que  j'ai  écarté 
comme  trop  peu  accoutumé  à  être  rapproché  de  celui 
de  Montaigne,  mais  qui  revient  malgré  moi  et  m'as- 
siège :  le  dirai-je  enfin?  C'est  Chateaubriand.  Des 
contrastes  qui  sont  entre  eux,  je  n'en  parle  pas  :  ils 
sont  si  nombreux  et  si  saillants  qu'il  y  aurait  de  la 
puérilité  à  en  noter  un  seul  ... 

Montaigne  ne  ressemble  pas  à  Chateaubriand.  jMais 
s'il  s'agissait  de  définir  par  un  exemple  le  genre  et  le 
degré  d'influence  que  les  Essais  de  Montaigne  ont  eu 
au  xvii'^  siècle,  le  seul  exemple  que  je  pourrais  citer, 
assurément,  c'est  le  Génie  du  christianisme.  Les 
Essais  de  Montaigne  sont  le  Génie  du  paganisme  tel 
que  pouvait  le  comporter  le  xvi'  siècle  finissant, 
découragé  et  dégoûté  de  ses  hautes  entreprises. 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE.  210 


Montaigne  a  deux  sortes  de  gloire  :  aux  yeux  des 
uns,  il  est  le  plus  naturel,  le  plus  pratique,  le  plus 
simple  des  sages,  et  voilà  de  quoi  plaire  au  grand 
nombre;  aux  yeux  des  autres,  il  est  le  plus  avisé,  le 
plus  fin,  le  plus  raffiné  des  libres  penseurs,  et  voici 
de  quoi  plaire  aux  délicats.  C'est  un  philosophe  sur 
qui  le  bonhomme  Chrysale  s'entendrait  avec  Saint- 
Evremond.  Il  faut  arriver  à  expliquer  cela.  Aujour- 
d'hui encore  c'est  la  môme  chose.  Quel  autre  que 
Montaigne  Gavarni  aurait-il  mis,  entre  un  bonnet 
grec  et  une  pipe,  aux  mains  de  cette  petite  bourgeoise 
qui  va  faire  visite  à  son  mari  dans  la  prison  de  Clichy? 
Et  en  même  temps  c'est  l'idole  de  Sainte-Beuve,  de 
Scherer.... 

#    #    * 

Si  l'on  vous  disait  d'un  homme,  sans  le  nommer  : 
il  a  traversé  l'étude,  la  magistrature,  la  cour,  la 
guerre,  l'administration,  mais  nulle  part  il  ne  s'est 
arrêté  ni  engagé  à  fond;  il  s'est  promené  à  travers  les 
livres,  il  a  flâné  parmi  les  afïaires,  il  n'a  fait  qu'ef- 
fleurer l'expérience  et  la  réflexion;  lors  même  qu'il 
est  rentré  dans  la  vie  privée,  il  n'y  a  point  pris  plaisir, 
il  n'y  a  point  pris  racine;  il  a  jugé  à  première  vue  que 
les  devoirs  et  les  intérêts  domestiques  étaient  encore 
un  cercle  trop  large  pour  ce  que  j'appelle  sa  paresse, 
une  charge  trop  lourde  pour  ce  qu'il  appelle  son 
indépendance;  il  s'est  isolé  de  sa  famille  après  s'être 
isolé  du  monde;  comme  mari,  comme  père,  il  a  cru 
faire  assez  en  laissant  sa  femme  gronder  à  l'aise  et  sa 


220  ÉTUDES    KT   FRAGMENTS. 

fille  s'élever  au  hasard  pendant  qu'il  s'enferme  et 
qu'il  rêve  dans  une  tourelle  réservée  de  son  petit  châ- 
teau. Voilà  donc  son  loisir  assuré  :  qu'on  ne  lui 
demande  aucun  effort  ni  pour  ses  contemporains,  ni 
pour  ses  concitoyens,  ni  pour  sa  propre  maison; 
jamais,  depuis  que  l'Évangile  avait  embrassé  et  con- 
sacré d'un  seul  mot,  sous  le  nom  de  «  notre  pro- 
chain »,  tout  ce  qui  n'est  pas  nous-mêmes,  jamais 
homme  n'avait  poussé  si  loin  le  soin  et  le  talent  de 
tenir  son  prochain  à  distance  et  de  s'en  défendre.  Et 
que  pourra-t-il  faire  d'une  vie  ainsi  comprise?  Il  la 
passera  à  observer  et  à  décrire  cet  être  unique  (ju'il  a 
si  adroitement  détaché  de  tous  et  de  toutes  choses, 
ce  moi  à  qui  il  a  réduit  son  univers,  que  par  moments 
il  maltraite  en  paroles,  mais  dont  il  est  évidemment 
trop  jaloux  pour  qu'on  admette  qu'il  n'en  soit  pas 
amoureux.  Encore  si  cette  étude  sans  fin  sur  un  sujet 
si  borné,  si  cette  contemplation  assidue  de  soi-même 
le  menait  à  celte  connaissance  profonde  de  sa  propre 
àme  qui  éclate  dans  les  Confessions  d'un  saint 
•Augustin!  Mais  non,  frappé  à  première  vue  des  con- 
trariétés et  des  complexités  de  sa  nature,  il  s'en  tient 
là  et  s'y  attarde  à  plaisir;  il  aime  à  se  poser  en  sphinx 
dont  l'OEdipe  ne  viendra  jamais,  et  concluant  sans 
délai  de  lui-même  à  nous  tous,  il  nous  représente 
l'homme  et  le  monde  oi^i  nous  sommes  et  l'autre 
monde  oi^i  nous  aspirons  comme  une  énigme  qui  n'a 
point  de  mot,  comme  un  rébus  imaginé  pour  le 
1"  avril  et  fait  pour  n'être  pas  deviné. 

Eh   bien,  je   le   demande,  est-il  croyable  que  cet 
homme  ait  toujours  passé,   presque   sans   conteste. 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE.  221 

pour  un  type  excellent  du  sage,  et  qu'il  voie  se  suc- 
céder les  générations  changeantes  des  hommes  sans 
que  son  influence  décroisse,  sans  que  son  nom  cesse 
d'être  invoqué?  Je  ne  sais  si  cela  est  croyable,  mais 
cela  est.  Montaigne  est  un  des  enfants  gâtés  de  l'opi- 
nion. Il  s'y  est  si  bien  pris,  ce  libre  et  souple  génie,  il 
a  essayé  pêle-mêle  tant  de  façons  diverses  de  s'insi- 
nuer dans  les  âmes,  et  sa  diplomatie  ou  sa  cocjuet- 
terie   —  comme   on   voudra  l'appeler  —  a  quelque 
chose  de  si  vif  cl  de  si  naturel  que  pour  parler  de  lui, 
les  raisons  sont  un  luxe  et  les  méthodes  une  gène.  Il 
s'agit  de    Montaigne?    Sans  considérants,  sans  pro- 
gramme,  cela  suffit  depuis  longtemps.  Depuis  trois 
siècles  en  effet  jMontaigne  n'a  rien  perdu  de  son  don 
de  plaire,  tout  en  prétendant  qu'il  ne  s'en  soucie  pas. 
Il  y  a,  dans  notre  littérature,  des  écrivains  qui  ont 
plus  d'autorité,  mais  je  n'y  connais  pas  de  plus  grand 
séducteur.  Il  est  chez  nous,  comme  Horace  à  Rome, 
l'homme  à  qui  ses  écrits  ont  fait  le  plus   d'intimes 
amis.  11  jouit  surtout  d'un  rare  privilège  :  il  excelle  à 
s'emparer  des  esprits  qui  ressemblent  le  moins  au 
sien;  il  a  une  chapelle  dans  bien  des  temples  qui  ne 
sont  pas  à  lui.   Quand  nous  voyons  Bayle  feuilleter 
Montaigne  dès  sa  jeunesse,  et  ne  quitter  les  fouilles 
profondes  de  son  grand  dictionnaire  que  pour  revenir 
constamment  aux  Essais,   comme  un  mineur  à  son 
cordial,   quoi  de  plus  simple?  Bayle,  c'est  un  autre 
iMontaigne,    doublé   et   surchargé    d'un  érudit.  Que 
Saint-Evremond  l'emporte  dans  son  exil  d'Angleterre 
et  se  console  avec  lui  d'avoir  perdu  Ninon  de  Lenclos, 
cela  va  de  soi  :  Saint-Evremond,  c'est  un  Montaigne 


222  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

encore,  un  peu  maigri  cl  raffine  par  la  vie  de  salons. 
Quel  cortège  ne  pourrions-nous  pas  faire  défiler 
ainsi!  Un  jour  ce  serait  Mme  de  Sévigné  nous  criant 
gaîment  qu'elle  voudrait  avoir  Montaigne  pour  voisin  ; 
un  peu  plus  loin,  ce  serait  Molière  allant  avec  La 
Fontaine  se  retremper  souvent  à  cette  source  débor- 
dante de  naturel,  de  fantaisie,  d'aventureuse  raison, 
quand  ils  sentent  que  le  beau  monde  et  le  bon  sens 
de  leur  temps  commencent  à  devenir  oppressifs;  et 
puis  ce  sera  Mme  du  Deffand  qui  l'exceptera  seul  de 
ses  colères  contre  les  philosophes  et  le  recommandera 
à  Voltaire  en  haine  de  l'Encyclopédie,  tandis  que^'ol- 
taire  le  recommande  à  d'autres  en  haine  de  l'Église. 
Tout  cela  pourtant  n'a  pas  de  quoi  nous  étonner. 
Si  entre  le  nom  de  Montaigne  et  ceux  que  je  viens 
de  rappeler  il  y  a  plus  ou  moins  de  distance,  il  n'y  a 
entre  eux  aucun  abîme;  on  passe  de  l'un  à  l'autre 
comme  de  plain-pied.  Mais  que  Montaigne  exerce  son 
ascendant  sur  Pascal,  voilà  décidément  une  conquête 
qu'il  a  faite  en  dehors  de  ses  frontières  naturelles. 
Jamais  deux  hommes  furent-ils  plus  différents?  Que 
va  faire  cet  âpre  chrétien,  si  dur  envers  lui-même  et 
envers  notre  commune  nature,  en  la  compagnie  de 
cet  homme  doux  et  facile  qui  aurait  inventé  l'indul- 
gence pour  les  faiblesses  d'autrui,  quand  même  il 
n'aurait  pas  eu  dessein  de  se  pardonner  les  siennes? 
Ce  géomètre  à  l'esprit  de  feu,  ce  logicien  si  pressé 
d'aller  au  but  et  au  fond  des  choses,  et  qui  sacrifiera 
tout  au  besoin  de  se  fixer  une  fois  pour  toutes,  que 
va-t-il  faire  en  la  compagnie  de  ce  flâneur  dont  le 
plus  grand  plaisir  est  d'allonger  le  chemin  et  de  s'y 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE.  223 

j>er(lre?  Engagés  dans  le  même  labyrinthe,  an  fond 
duquel  habile  le  secret  de  la  vie  humaine,  comment 
pourront-ils  faire  roule  ensemble,  Pascal  passionné- 
ment voue  à  tuer  le  monstre,  et  Montaigne  qui  aime 
par-dessus  tout  à  rompre  le  lil?  î\Ième  à  ne  considérer 
que  leurs  manières  d'écrire,  quel  contraste!  Celui-ci 
pousse  la  sobriété  et  la  sévérité  jusqu'à  ne  vouloir 
point  qu'on  dise  :  «  l'inquiétude  de  son  génie  »,  deux 
mots  que,  malgré  sa  déiense,  on  alliera  toujours  pour 
les  lui  appliquer.  ]\Iais,  à  son  gré,  c'est  trop  de  deux 
mots  hardis.  L'autre  n'est  pas  homme  à  compter  ceux 
qui  lui  viennent,  ni  à  en  retenir  un  seul;  il  est,  dans 
sa  prose,  notre  plus  riche  et  plus  florissant  poète;  il 
jette  à  pleines  mains  les  images,  il  ne  craint  point  les 
grandes  hardiesses  et  ne  méprise  point  les  petites,  il 
éclate  et  il  étincelle  à  tout  propos. 

Et  cependant,  malgré  tant  de  différences  profondes, 
jMonlaigne  a  eu  sur  Pascal  une  influence  qu'on  ne 
saurait  exagérer;  la  Bible  est  le  seul  livre  qui  ait  agi 
sur  Pascal  plus  que  les  Essais.  En  y  regardant  de 
près,  on  verra  comment  cette  étrange  alliance  tourne 
à  les  réfuter  l'un  et  l'autre  ;  on  les  verra  s'entre-détruire 
au  lieu  de  s'entr'aider,  car  je  ne  sais  aucune  objection 
plus  forte  contre  le  système  de  Pascal  que  les  emprunts 
faits  par  lui  au  scepticisme  de  Montaigne,  ni  contre 
le  scepticisme  de  Montaigne  aucune  plus  forte  objec- 
tion que  les  facilités  par  lui  prêtées  au  système  de 
Pascal.  Sans  doute  il  ne  serait  pas  difficile  d'expliquer 
pourquoi  Montaigne  a  trouvé  à  la  fois  en  Pascal  un 
disciple  et  un  adversaire;  mais  c'est  néanmoins  un 
de  ces  faits  qui  ne  cessent  pas  d'être  singuliers  en 


224  ETUDES   ET    FRAGMENTS. 

cessant  d'être  obscurs  et  qui  étonnent  encore  après 
qu'on  les  a  compris. 

Veut-on  un  autre  exemple  de  cette  influence  étendue 
et  diverse  de  Montaigne?  En  voici  un  qui  est  dhier. 
Je  parcourais  un  livre  récent,  un  livre  dont  l'auteur 
n'est  assurément  point  sujet  comme  Montaigne  à  la 
crainte  d'affirmer  avec  un  ton  trop  tranchant  ni  à  la 
crainte  d'innover  d'une  main  trop  téméraire,  un  livre 
en  somme  que  j'avais  ouvert  afin  d'échapper  à  Mon- 
taigne, je  veux  dire  le  Recueil  de  lettres  que  Louis 
Blanc  adresse  de  Londres  au  journal  le  Temps.  J'y 
retrouve  encore  Montaigne  cité   avec   prédilection. 
Qu'il  s'agisse  d'une  querelle  théologique  ou  d'une  loi 
pénale,  des  juges  ou  des  soldats,  des  vertus  d'ime 
reine  ou  des  incertitudes  de  notre  volonté,  Montaigne 
intervient  et  dit  son  mot.  Evidemment,  les  écrits  du 
vieux  moraliste  sont  à  demeure  sur  la  table  du  publi- 
ciste  d'aujourd'hui,  entre  un  volume  de  statistique  et 
un  numéro  du  Times.  Comme  on  ne  peut  pas  croire 
que  ce  soient  les  mêmes  raisons  qui  aient  attaché  à 
Montaigne  Pascal,  comme  La  Fontaine  et  Louis  Blanc, 
comme  Saint-Evremond,  voici  la  question  qui  veut 
être  expliquée  :  quelle  prise  extraordinaire  Montaigne 
a-t-il  donc  sur  tant  d'hommes  qui  ne  se  ressemblent 
point  entre  eux  et  dont  plusieurs  ne  lui  ressemblent 
point  à  lui-même?  Ou  bien  il  faut  que  Montaigne  soit 
un  des  esprits  les  plus  saisissants  qui  aient  passé  ici- 
bas,  ou  qu'il  soit  un  des  plus  insaisissables.  ]\lais  un 
scrupule  me  vient  :  il  est  une  troisième  hypothèse, 
qui  est  la  vraie  :  c'est  que  ^lontaigne  est  tout  ensemble 
le  plus  insaisissable  et  le  plus  saisissant  des  hommes. 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE.  22") 

d'une  force  presque  invincible  et  de  la  plus  accom- 
modante humeur.  Ce  qui  nous  attire  et  nous  arrête  en 
lui,  c'est  le  style,  tandis  (jue  sa  pensée  ondoie  et 
llolle  à  tous  vents.  Il  a  toutes  nos  opinions,  quelles 
(ju'elles  soient,  et  il  nous  enseigne  pour  les  rendre  des 
mots  que  nous  n'aurions  jamais  trouvés.  En  politique, 
en  morale,  en  philosophie  religieuse,  dans  ses  vues 
sur  le  monde  qui  nous  enveloppe  ou  sur  le  monde 
intérieur,  il  a  peu  inventé,  peu  osé,  dans  ses  emprunts 
il  a  rarement  bien  choisi,  ses  audaces  sont  plutôt  le 
jeu  d'une  fantaisie  maligne  que  la  démarche  sérieuse 
d'une  forte  raison,  il  prend  plaisir  à  détruire  toute 
certitude,  après  quoi  les  dégâts  qu'il  a  faits  lui  sem- 
blent dangereux,  et  quand  il  vient  de  casser  les 
vitres,  il  se  plaint  des  courants  d'air.  Au  fond,  Mon- 
taigne est  un  amateur,  un  dilettante;  mais  par  la 
forme,  c'est  un  maître  et  un  homme  de  génie,  et 
nul  exemple  n'est  plus  propre  que  le  sien  à  prouver 
que  le  don  d'écrire  peut  être,  comme  Pascal  le  dit  de 
l'éloquence,  une  puissance  trompeuse,  et  qu'il  nous 
faut  veiller  sévèrement  à  maintenir  notre  esprit  assez 
libre  et  assez  sûr  de  lui  pour  qu'il  sache  refuser  sa 
conscience  à  qui  ravit  son  admiration.  Tous  les  écri- 
vains qui  font  des  miracles  ne  sont  pas  des  Moïses; 
il  y  en  a  qui  ne  sont  que  des  magiciens  de  Pharaon. 


Souvent,  depuis  que  je  m'occupe  de  IMontaigne,  je 
me  suis  demandé  :  «  que  dirait-il  aujourd'hui?  »  Sans 
voir  en  lui,  comme  Sainte-Beuve,  le  Français  le  plus 
sage  qui  ait  jamais  existé,  il  faut  convenir  que  c'était 

ib 


226  ÉTIDES    ET   FRAGMENTS. 

un  esprit  singulièrement  libre,  ouvert,  équitable  et 
prudent,  et  peut-être,  de  tous  nos  grands  hommes 
d'autrefois,  celui  que  nous  aurions  le  plus  de  profit  à 
évoquer  et  à  consulter  :  car  quel  autre  nommerez- 
vous  qui  serait  plus  prompt  à  se  mettre  au  courant, 
plus  habile  à  nous  faire  passer  notre  examen  de  con- 
science, et  à  nous  en  déduire  les  leçons?  Il  en  est 
plus  d'une  sans  doute  par  qui  il  devrait  se  sentir 
atteint  tout  le  premier  :  comment  croire  par  exemple 
que  Montaigne  se  plaignît  encore  de  ne  point  voir  les 
écrivains  assez  repliés  sur  eux-mêmes?  Ils  se  sont  tant 
confessés  qu'il  leur  conseillerait  peut-être  de  se 
remettre  à  professer  davantage,  et  de  ne  plus  s'ima- 
giner que  l'humanité  lisante  ait  des  loisirs  pour 
sonder  les  intimités  de  n'importe  qui. 


Ce  qui  frappe  d'abord,  quand  on  commence  à  étu- 
dier Montaigne,  c'est  qu'il  est  très  près  de  nous,  plus 
près  de  nous  que  beaucoup   d'écrivains  d'une   date 
plus  récente  et   d'une  langue   plus   semblable  à    la 
nôtre.  A  travers  trois  siècles  qui  nous  séparent,  nous 
n'avons  pas  même  à  faire  un  effort  pour  que  nous 
remontions  jusqu'à  lui  ;  il  semble  plutôt  qu'il  vient  de 
lui-même  à  nous,  et  qu'il  entre  dans  nos  affaires,  dans 
nos  préoccupations,  jusque  dans  nos  manies,  comme 
s'il  entrait  chez  lui.  Et  si  celte  illusion  est  si  forte,  ce 
n'est  pas  seulement  parce  qu'il  est  d'humeur  facile  et 
familière,  ou  parce  qu'il  a  une  manière  de  parler  toute 
vivante  et  qui  n'a  vieilli  que  pour  étonner  davantage 
par  sa  fraîcheur.  Mme  de  Sévigné  a  ce  même  don  de 


INFLUENCE   DF   MONTAIGXF..  227 

style  cl  ce  même  charme  d'iiumeur,  et  cependant  elle 
est  bien  moins  que  Montaigne  notre  voisine;  c'est  elle 
(jui  nous  emmène  dans  un  monde  différent  du  nôtre, 
c'est  chez  elle  et  chez  ses  amis  qu'elle  nous  fait  vivre 
et  qu'elle  nous  apprend  à  nous  plaire,  tantôt  à  la  cour 
de  son  roi,  tantôt  à  cette  autre  cour  où  règne  sa  fille. 
Elle  reste  dans  ses  écrits  aussi  vivante  que  Montaigne 
dans  les  siens,  mais  à  la  condition  que  nous  la  lais- 
sions dans  le  passé  tel  qu'elle  l'a  connu  et  dépeint; 
il  ne  faut  rien  déranger  autour  d'elle  ou  sa  physio- 
nomie va  s'altérer.... 


Aujourd'hui  donc,  en  France,  regardant  autour  de 
nous  et  restant  en  nous-mêmes,  demandons-nous  à 
([uoi  peut  nous  servir  Montaigne,  si  ce  sont  ses 
exemples  qu'il  faut  suivre  et  ses  leçons  qu'il  faut 
écouter;  mettons  ses  lumières  en  face  des  questions 
qui  nous  occupent,  mettons  sa  sagesse  aux  prises 
avec  les  difficultés  qui  nous  pressent. 

Mais  on  m'arrêtera  tout  de  suite;  Montaigne,  dit-on, 
se  refuse  à  cette  épreuve;  il  vous  a  avertis,  il  s'est 
prémuni  dès  la  première  page;  il  n'a  voulu  rien  vous 
apprendre  ni  rien  vous  conseiller;  c'est  seulement  son 
portrait  qu'il  vous  a  offert,  et  il  ne  vous  l'a  pas  pro- 
posé pour  modèle;  regardez-le  donc  et  ne  l'imitez  pas, 
et  si  quelques-uns  l'ont  imité  plus  ([ue  vous  ne  vou- 
driez, ne  prétendez  pas  l'en  rendre  lui-même  respon- 
sable :  à  qui  ne  voulait  être  le  maîli'e  de  personne,  il 
est  injuste  de  reprocher  les  disciples  qu'il  a  eus 
malgré  lui. 


228  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 


Après  avoir  longtemps  joui  avec  Montaigne  de  cette 
intimité  qui  nous  plaît  et  qui  nous  flatte,  un  scrupule 
commence  à  naître,  un  soupçon  s'élève  et  trouble  ce 
plaisir  délicat,  une  question  importune  se  pose  et 
s'impose  à  notre  esprit  :  s'il  vivait  aujourd'hui,  ce 
Montaigne  qui  nous  semble  un  des  nôtres,  que 
dirait-il  et  que  ferait-il?  Sa  sagesse  aurait-elle  de  quoi 
nous  satisfaire?  Ses  conseils  iraient-ils  à  nous  rendre 
meilleurs?  Ses  exemples  seraient-ils  de  ceux  qu'on 
est  fier  ou  même  simplement  content  de  suivre?  Evi- 
demment il  est  près  de  nous;  mais  ne  sont-ce  pas  ses 
défauts  qui  s'accordent  avec  les  nôtres?... 

Mais  tout  d'abord  il  faut  se  demander  si  c'est  là  un 
procédé  légitime  de  critique  littéraire  ou  morale. 
Montaigne  ne  serait-il  pas  en  droit  de  nous  dire  :  vous 
qui  prétendez  deviner  ce  que  je  penserais,  ce  que  je 
ferais,  à  quoi  je  serais  bon  aujourd'hui,  qu'en  savez- 
vous?  A  première  vue,  l'objection  est  irréfutable; 
mais,  si  l'on  y  réfléchit,  elle  est  nulle.  De  quoi  s'agit-il 
en  effet?  Déjuger  un  moraliste,  c'est-à-dire  un  homme 
qui  a  conçu  et  exprimé  certaines  idées  sur  la  vie 
humaine,  et  de  juger  aussi  l'homme  en  lui,  c'est-à-dire 
de  voir  jusqu'à  quel  point  il  s'est  conformé  person- 
nellement à  ses  idées  générales  ou  s'est  laissé  aller  à 
les  trahir.  D'une  manière  ou  d'une  autre,  en  conscience 
ou  à  votre  insu,  vous  ferez  donc  subir  à  ces  idées  un 
triage,  une  analyse  par  laquelle  vous  chercherez  à  en 
saisir  le  principe,  et  ce  principe,  vous  l'apprécierez 


INFLUENCE   DE   MONTAIGNE.  229 

d'après  quelque  autre  vérité  encore  plus  vaste  et  plus 
évidente.... 

Traduisons  donc,  dans  notre  langue  d'aujourd'hui, 
ses  principales  maximes  :  elles  en  seront,  à  coup  sûr, 
moins  brillantes,  mais  nous  les  connaîtrons  mieux, 
nous  verrons  mieux  ce  qu'elles  valent  et  où  elles 
mènent,  et  quand  nous  reviendrons  ensuite  à  les  lire 
telles  (ju'il  les  écrivait  lui-même,  nous  ne  ferons 
qu'admirer  davantage  la  magie  du  talent  qui  nous 
avait  trompés.  Car  il  nous  trompait,  ce  talent  mer- 
veilleux; ce  sage  n'est  pas  un  sage,  ce  n'est  qu'un 
endormeur,  et  si  nous  nous  laissons  aller  à  lui,  il  n'est 
pas  une  seule  de  nos  affaires  qui  ne  soit  menacée,  il 
n'est  pas  un  seul  de  nos  devoirs  auquel  nous  puis- 
sions répondre  et  suffire. 


Qu'on  ne  dise  pas  que  cette  influence  de  Montaigne 
est  aujourd'hui  trop  lointaine  et  trop  vague  pour  être 
redoutée,  et  que  nous  avons  désormais  aflaire  à  de 
bien  autres  ennemis.  Nous  n'avons  pas  aujourd'hui 
en  France  de  pires  ennemis  que  les  endormeurs,  et 
Montaigne  est  le  plus  illustre  de  tous.  Son  esprit  a 
pénélré  très  avant  dans  les  nôtres;  à  chaque  instant, 
sans  vous  occuper  de  lui,  vous  le  rencontrerez  à 
l'improviste,  vous  vous  étonnerez  des  lieux  où  il  vous 
apparaît  et  s'impose  à  vous.  Pourquoi  cet  honnête 
homme  obscur,  mort  à  soixante-huit  ans,  plein  de 
confiance  dans  la  bonté  de  Dieu,  après  avoir  aimé  et 
cherché  à  faire  le  bien,  a-t-il  tenu  à  dire  dans  son  épi- 
taphe  qu'il  avait  mené  une  vie  douce  et  heureuse  en 


230  ÉTUDES   ET  FRAGMENTS. 

suivant  autant  qu'il  put  la  morale  et  les  leçons  des 
Essais  de  Montais^ne  et  des  fables  de  La  Fontaine?... 


Pesez  d'une  main  la  valeur  réelle  de  INIonlaigne  et 
de  l'autre  son  autorité  :  vous  trouverez,  j'en  suis 
convaincu,  entre  son  autorité  et  sa  valeur  réelle,  un 
écart  manifeste  et  une  disproportion  singulière, 
prcs([ue  inexplicable 


XI 


JUGEMENTS 

Si  Montaigne,  en  dispersant  ses  pensées,  a  voulu 
ptMK'trer  [)lus  aisément  dans  l'esprit  de  ses  lecteurs 
et  s'assurer  sur  eux  un  plus  facile  empire,  il  a  cal- 
culé juste,  car  rien  ne  l'a  mieux  servi.  Non  seulement 
nous  avons  moins  de  peine  à  retenir  une  maxime, 
une  remarque,  une  page  isolée  que  l'ensemble  d'un 
système  étendu,  mais  encore,  à  part  la  mémoire,  le 
jug-ement  môme  est  moins  strict  et  moins  exigeant. 
Quand  vous  rencontrez  dans  Montaigne  une  opinion 
qui  vous  semble  faible  ou  exagérée,  un  exemple 
comme  il  en  est  mille  de  mollesse  ou  de  légèreté,  un 
raisonnement  puéril,  un  paradoxe  impertinent,  une 
boutade  dont  le  style  seul  fait  le  prix,  le  premier  mou- 
vement est  de  se  dire  qu'il  a  bien  autrement  parlé 
à  un  autre  moment.  Si  même  on  ne  se  rappelle  pas 
l'autre  passage,  spontanément  on  le  suppose.  Il  nous 
a  donné  tant  d'exemples  de  ces  revanches  (|u'il  prend 
contre  lui-môme!  Nous  ne  cessons  d'y  compter  et  de 
lui  en  tenir  compte.  L'incohérence  et  les  inconsé- 


232  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

cjiicnces  de  son  esprit  lui  ont  valu  une  sorte  de  crédit 
illimité;  nous  ne  pensons  jamais  avoir  son  dernier 
mot  et  le  droit  de  dire  qu'il  s'est  trompé.  Comment 
juger  quelqu'un  qui  se  déjuge  d'une  page  à  l'autre? 
Eh  bien!  c'est  sur  cela  même  qu'il  faut  tout  d'abord 

le  juger. 

#    #    # 

Juger  Montaigne!  Je  parle  de  juger  Montaigne, 
comme  si  une  telle  entreprise  allait  de  soi  et  ne  souf- 
frait aucune  difficulté.  Elle  est  pourtant  bien  difficile, 
et  pour  plusieurs  causes,  d'abord  parce  que  Mon- 
taigne est  l'homme  qui  a  le  mieux  justifié  sa  propre 
définition  de  l'homme,  et  qu'il  est  l'être  le  plus 
ondoyant  et  le  plus  divers,  par  sa  propre  nature,  par 
les  contrecoups  de  son  temps,  par  la  somme  de  toutes 
ses  réflexions.  Mais  là  n'est  pas  la  plus  grande  diffi- 
culté que  je  redoute  :  elle  est  plutôt  en  nous-mêmes 
et  dans  nos  habitudes  d'esprit. 

Un  esprit  critique  autrefois  était  un  esprit  enclin  à 
tout  juger,  à  trouver  des  défauts  aux  plus  belles 
œuvres,  des  objections  aux  plus  sages  projets  et  à  les 
dire  tout  haut  :  c'était  quelqu'un  qui  avait  un  avis. 
Nous  avons  changé  tout  cela.  L'esprit  critique 
aujourd'hui  est,  par  définition,  voué  à  ne  juger 
jamais  :  son  affaire  est  de  dire  comment  sont  les 
choses,  et  non  comment  elles  devraient  être;  il  com- 
prend tout,  il  excuse  tout,  il  est  la  complaisance  et 
la  charité  mêmes;  il  en  veut  seulement  aux  gens  qui 
n'aiment  pas  leurs  ennemis.  Un  esprit  critique  autre- 
fois était  le  contraire  d'un  esprit  qui  pardonne;  un 
esprit  critique  aujourd'hui  est  le  contraire  d'un  esprit 


JUGEMENTS.  233 

(jui  affirme.  De  l'un  à  rautrc  de  ces  deux  sens  il  y  a 
loin.  Juger  sans  connaître  a  été  pendant  bien  long- 
temps le  tort  des  hommes;  maintenant,  si  nous  en 
sommes  corrigés  et  pour  en  faire  pénitence,  n'y  a-t-il 
point  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  de  connaître 
sans  juger? 

Mme  de  Staël  signalait  déjà  de  son  temps  cette  ten- 
dance comme  le  danger  du  siècle  qui  commençait,  et 
certes  ^Ime  de  Staël  n'était  ni  rétrograde,  ni  pessi- 
miste, mais  à  travers  toutes  ses  espérances  et  toutes 
ses  sympathies  pour  l'âge  nouveau,  elle  conservait  le 
don  et  se  réservait  le  droit  d'y  voir  clair  et  de  lui 
parler  franc.  «  Le  xvni^  siècle,  disait-elle,  énonçait  les 
principes  d'une  manière  trop  absolue;  peut-être  le 
xix"  siècle  commentera-t-il  les  faits  avec  trop  de  sou- 
mission; l'un  croyait  à  une  nalun;  des  choses,  l'autre 
ne  croira  qu'à  des  circonstances.  » 

^lontaigne,  je  le  crains,  n'eût  pas  été  du  même 
avis  que  Mme  de  Staël.  Si  nous  ne  nous  restreignons 
pas  à  dire  quelles  ont  été  autour  de  lui  les  circon- 
stances et  comment  elles  ont  dû  le  façonner,  si  nous 
prenons  sur  nous  d'ajouter  qu'il  aurait  mieux  fait 
d'agir  autrement  en  telle  ou  telle  occasion,  il  faut 
nous  résigner  d'avance  à  subir  quelques-uns  de  ses 
traits  les  plus  acérés;  il  nous  accusera  de  ne  savoir 
pas  nous  mettre  à  sa  place,  de  vouloir  lui  apphquer 
notre  propre  mesure  et  le  régenter,  comme  si  nous 
valions  mieux  que  lui!  «  Il  semble  à  chacun,  nous 
dira-t-il  assez  rudement,  que  la  maîtresse  forme  de 
l'humaine  nature  est  en  lui  ;  selon  elle  il  faut  régler 
toutes  les  autres;  quelle  bestiale  stupidité!  «  Vous 


234  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

voyez  qu'il  est  en  colère;  et  il  reprendra  :  »  0  Tânerie 
dangereuse  et  insupportable!  » 

Que  faire?  A  tout  risque,  quand  nous  rencontre- 
rons, dans  la  vie  comme  dans  les  idées  de  Montaigne, 
des  questions  qui  se  soulèveront  d'elles-mêmes  devant 
nous,  il  faudra  bien  les  discuter.  J'en  prends  tout  de 
suite  un  exemple.  Un  savant  et  habile  écrivain, 
M.  Griin,  a  publié  tout  nn  volume  sur  la  vie  publique 
de  INIontaigne.  Mais  Montaigne  a-t-il  eu  vraiment  une 
vie  publique?  A-t-il  pris  aux  affaires  de  son  temps 
toute  la  part  qui  lui  revenait?  Son  temps  était  troublé, 
terrible,  cruel  jusque  dans  la  paix,  comme  dit  Tacite; 
eh  bien!  parce  que  les  bons  citoyens  étaient  alors 
plus  rares  et  plus  nécessaires,  en  serons-nous  donc 
plus  prompts  à  donner  quittance  à  IMontaigne  de  ses 
devoirs  de  citoyen?  N'a-t-il  pas  au  contraire  trop  com- 
plaisamment  profité  de  la  tempête  pour  fuir  la  mer, 
et  nous  laisserons-nous  persuader  sans  peine  que  son 
honnêteté,  son  humanité,  son  désintéressement  seuls 
l'aient  attaché  au  rivage?... 

Est-ce  à  dire  d'autre  part  que  la  naissance,  la  for- 
tune, les  dons  de  rintclligence  condamnent  forcément 
ceux  qui  les  ont  reçus  en  partage  à  un  genre  de  vie 
où  ils  ne  se  plairaient  pas,  et  que  tout  gentilhomme, 
tout  bourgeois  aisé,  tout  homme  d'esprit  qui  ne  veut 
point  mettre  la  main  aux  affaires  publiques  soit  un 
traître?  Je  ne  dis  point  cela,  mais  je  nie  qu'il  soit  un 
sage.  Je  nie  qu'il  y  ait  de  la  vertu  à  s'abstenir  d'un 
devoir,  et  j'affirme  que  c'est  un  devoir  de  faire  pour 
le  bien  de  la  société  où  nous  avons  rang  tout  ce  qui 
est  en  notre  pouvoir. 


JUGEMENTS.  235 


Prenons  Montaigne  comme  il  aime  à  prendre  lui- 
même  les  hommes  et  les  choses  dont  il  parle,  comme 
il  nous  engage  constamment  à  les  prendre,  je  veux 
dire  en  gros  et  selon  leur  première  figure,  par  un 
large  à-peu-près  qui  les  laisse  subsister  devant  notre 
esprit  avec  tous  leurs  éléments  confus,  dans  leur 
chaos  naturel  et  vivant;  prenons,  dis-je,  Montaigne 
ainsi,  d'après  son  exemple  et  son  conseil  :  que  pen- 
serons-nous de  lui  après  cette  épreuve?  Sans  doute 
nous  pourrons  ensuite  et  peut-être  nous  devrons 
essayer  encore  sur  lui  ces  examens  d'une  autre  sorte, 
ces  analyses  méthodiques,  ces  jugements  raisonnes 
et  résumés  dont  il  a,  pendant  toute  sa  vie,  si  habile- 
ment contesté  la  valeur;  mais  encore  un  coup  et 
avant  tout,  prenons -le  comme  il  veut  être  pris, 
jugeons-le  comme  il  veut  que  tout  soit  jugé;  il  lui 
faut  d'abord  subir  les  lois  qu'il  a  faites  et  qu'il  nous 
apprend. 

Mais  que  vais-je  faire?  Vouloir  mettre  ^lonlaigne 
au  pied  du  mur,  c'est  prouver  par  avance  qu'on  ne 
le  comprend  pas.  Cet  esprit  subtil  et  fuyant  se  déro- 
bera à  ma  recherche  et  à  mon  effort.  Il  a  pris 
ses  précautions  contre  les  questions  dont  je  vou- 
drais le  presser.  Je  ne  saurais  lui  en  adresser  une 
seule  qui  ne  soit  déjà  déjouée  par  le  nombre  et  la 
variété  des  réponses.  11  me  prodiguera  les  aveux,  il 
ira  au-devant  de  mes  reproches,  il  me  suggérera 
contre  lui-même  des  difficultés  auxquelles  je  n'aurais 


236  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

peut-être  pas  pensé,  et  sans  autre  plaidoirie  il  aura 
gagné  l'auditoire  et  le  jury,  il  sera  sûr  de  son  acquit- 
tement et  des  applaudissements,  et  j'en  serai  pour 
mes  frais  de  réquisitoire.  Montaigne  n'est  pas  réfu- 
table  comme  Descartes  ou  Spinoza  :  comment  réfuter 
celui  qui  n'a  pas  prétendu  prouver?  Causez  avec  Mon- 
taigne :  c'est  un  homme  du  monde  et  un  homme  d'es- 
prit, et  de  son  entretien  il  vous  restera  toujours 
quelque  chose,  plus  et  beaucoup  plus  que  vous  ne 
croyez.  Mais  voici  mon  premier  scrupule,  et  j'ai  bien 
peur  qu'il  n'emporte  tout.  Sommes-nous  ici-bas  pour 
causer?  Évidemment  tout  le  livre  de  Montaigne  est 
ruiné,  sa  manière  de  vivre  n'est  pas  louable,  son  état 
d'àme  n'est  pas  sain,  son  jugement  n'est  pas  éclairé, 
pour  peu  qu'on  admette  qu'il  y  a  un  but  de  la  vie 
humaine,  un  but  quelconque,  et  que  nous  ne  sommes 
pas,  tous  tant  que  nous  sommes,  des  accidents  inutiles 
et  des  forces  qui  peuvent  rester  inertes  sans  nuire  à  rien . 
Ce  qui  m'irrite  le  plus,  c'est  que  ces  doctrines-là  se 
donnent  pour  le  résultat  et  le  résumé  de  l'expérience 
humaine,  de  la  plus  universelle  et  plus  positive 
sagesse  à  laquelle  nous  puissions  atteindre.  Et  de 
quel  droit,  je  vous  prie,  se  pavanent-elles  ainsi?  Elles 
sont  au  contraire  la  sagesse  très  capricieuse  et  très 
courte  de  l'individu,  et  le  résultat  de  son  expérience 
légère.  Ce  qui  rend  les  hommes  pessimistes,  99  fois 
sur  100,  ce  sont  les  déboires  de  l'égoïsme  et  de  l'or- 
gueil. Qui  veut  vivre  simplement  en  homme,  qui  se 
résigne  à  n'être  rien  de  plus,  mais  se  résout  à  n'être 
rien  de  moins,  celui-là  n'a  point  à  craindre  le  décou- 
ragement ni  le  dégoût. 


JLGK.MKNTS.  237 


Quiconque  veut  parler  de  Montaigne  doit  com- 
mencer, continuer  et  finir  en  disant  qu'il  est  char- 
mant. Écoutez  ses  contemporains,  consultez  ses  lec- 
teurs d'autrefois  ou  d'aujourd'hui,  ouvrez  ses  Essais 
à  votre  tour  :  tous  les  témoignages  s'accordent, 
chaque  expérience  nouvelle  les  confirme,  il  faut 
reconnaître  en  Montaigne  un  don  incomparable  de 
plaire,  et  de  plaire  à  ce  point  qu'on  peut  devenir 
clairvoyant,  sévère  môme  pour  ses  défauts,  sans 
échapper  encore  à  son  attrait.  Ses  moyens  de  séduire 
sont  si  variés  qu'il  est  presque  sûr  de  ne  laisser 
échapper  personne  ;  on  se  sent  à  chaque  instant 
tenté  de  lui  pardonner  ce  qu'on  lui  reproche  ;  il  a  une 
manière  à  lui  de  porter  ses  défauts  mêmes  et  de  les 
tourner  en  grâces  inattendues,  comme  cette  dame 
dont  parle  Bussy  qui  fut  la  première  à  s'embellir  d'un 
menton  pointu.  Gomme  il  nous  accoutume  à  chacun 
de  ses  torts  avant  de  nous  laisser  penser  à  le  juger  ! 
Comme  nous  nous  avisons  tard  qu'il  serait  peut-être 
utile  de  les  mettre  ensemble  et  d'en  faire  la  somme! 
Et  si  vous  vous  voyez  sur  le  point  de  le  blâmer  nette- 
tement,  quelle  crainte  singulière  vous  saisit!  Blâmer 
Montaigne,  n'est-ce  pas  de  quoi  donner  à  croire  que 
quelques-unes  des  fibres  humaines  sont  en  vous  tout 
à  fait  engourdies?  Vous  auriez  beau  être  contents  de 
vous-mêmes  :  quand  vous  serez  pour  la  première 
fois  mécontents  de  Montaigne,  vous  douterez  d'abord 
cruellement  de  votre  bon  sens  et  de  votre  bon  goût. 
C'est  avec  les  gens  aimables  que  les  procès  sont  les 


238  ETCDES    ET   FRAGMENTS. 

plus  dangereux,  et  évidemment  Montaigne  était  et 
reste  dans  son  livre  un  des  hommes  les  plus  aimables 
qui  aient  jamais  vécu. 

Mais,  à  force  de  plaire,  Montaigne  a  fait  bien  davan- 
tage :  il  a  agi,  lui  qui  ne  s'en  souciait  guère;  il  a  été 
puissant,  lui  qui  redoutait  et  fuyait  tout  pouvoir 
comme  une  charge  gênante,  et,  du  fond  de  son 
manoir  gascon,  ce  gentilhomme  oisif  a  contribué  au 
moins  autant  qu'aucun  autre  à  donner  aux  esprits 
en  France  quelques-unes  des  impulsions  les  plus 
décisives  dont  ils  se  soient  ressentis  depuis  trois 
cents  ans.  C'est  môme  une  des  parties  les  plus  origi- 
nales de  la  gloire  de  ÎNIontaigne  que  ce  contraste 
entre  son  dessein  et  l'influence  qui  lui  est  échue.  Que 
Descartes  ou  Voltaire  aient  souverainement  propagé 
autour  d'eux  et  après  eux,  l'un  la  discipline  hardie 
qu'il  avait  imposée  à  sa  raison,  l'autre  l'agitation  uni- 
verselle de  son  ame  ardente  et  mobile,  quoi  de  plus 
simple?  Nous  voyons  au  premier  coup  d'œil  qu'ils 
ont  voulu  ce  qu'ils  ont  fait  et  qu'ils  avaient  le  parti 
pris  comme  le  don  de  mettre  les  autres  au  ton  de  leur 
propre  génie.  Avec  Montaigne  il  en  va  bien  différem- 
ment. Il  a  séduit  tout  le  monde  en  ne  voulant  que  se 
plaire  à  lui-même;  jamais  il  n'a  souhaité  que  per- 
sonne lui  ressemblât.  Il  ne  s'est  proposé  que  de  vivre 
à  sa  guise  et  de  se  survivre  dans  son  portrait  signé 
de  lui,  et  c'est  de  ce  dessein  tout  personnel,  où  il 
entendait  se  restreindre,  qu'il  est  sorti  malgré  lui 
pour  répandre  au  loin  son  exemple  et  ses  idées  et 
pour  devenir  un  des  maîtres  de  l'esprit  français.  Il 
l'est  devenu,  en  effet,  et  il  n'en  faut  pas  davantage 


JUGEMENTS.  2.'i9 

pour  qu'on  soil  ou  droit  de  tenir  IcMe  à  sa  magie  et 
de  discuter  avec  lui. 

Cela  rend  l'étude  de  Montaigne  à  la  fois  très  impor- 
tante et  très  délicate.  On  ne  saurait  sans  injustice  lui 
demander  compte  de  tout  ce  qu'il  a  fait,  on  ne  saurait 
sans  complaisance  s'en  tenir  à  ce  qu'il  a  voulu.  Il 
faut  sentir  son  charme  pour  comprendre  son  rôle,  et 
pour  le  juger  il  faut  s'en  affranchir.  Il  faut  laisser  à 
ses  idées  leur  indécision  et  montrer  comment  elles 
n'en  ont  été  que  plus  efficaces,  et  dans  quel  sens.  Il 
ne  faut  pas  confondre  Montaigne  avec  ses  disciples, 
mais  il  faut  expliquer  en  quoi  ils  lui  appartiennent,  et 
comment  il  a  favorisé  ce  qu'il  redoutait  le  plus,  les 
nouveautés  et  les  révolutions.  Pourquoi  ne  pas  dire 
le  mot?  C'est  un  procès  de  tendances  qu'il  faut 
intenter  à  Montaigne. 


J'avouerai  sans  précautions  mon  dessein.  J'admire 
beaucoup  Montaigne,  mais  je  suis  persuadé  qu'à  tout 
prendre  on  se  fait  de  lui  une  trop  haute  et  trop  belle 
idée.  Sans  doute  c'est  un  travail  ingrat  et  toujours 
suspect  que  celui  de  discuter  une  gloire  établie.  On 
a  l'air  de  se  croire  seul  sagace  et  seul  indépendant,  de 
prendre  un  plaisir  malsain  à  rabaisser  ce  qui  ravit 
tout  le  monde,  de  cherchera  tout  prix  la  nouveauté; 
et  comment  ne  s'attendrait-on  pas  à  être  accusé  par 
les  autres  de  présomption,  de  dénigrement  ou  de  para- 
doxe quand  on  a  commencé  par  s'en  accuser  soi- 
même  et  par  résister  au  mouvement  de  son  propre 
esprit  comme  à  une  tentation  qui  allait  le  mener  à 


240  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

mal?  Si  j"ai  besoin  d'une  excuse  auprès  de  ceux  à 
qui  Montaigne  est  cher,  voici  la  seule  qui  me  paraisse 
propre  à  les  désarmer.  C'est  peu  à  peu  et  presque  à 
mon  insu  que  jcn  suis  venu  à  penser  de  lui  ce  que 
j'en  pense  aujourd'hui,  c'est  à  mon  corps  défendant 
que  je  m'y  suis  arrêté,  et  en  me  rappelant  ma  pre- 
mière lecture  des  Essais,  je  m'étonne  encore  qu'un  tel 
enchantement  puisse  se  dissiper,  ne  fût-ce  qu'à 
demi. 

Montaigne  est,  vers  les  années  de  la  rhétorique, 
une  lecture  de  vacances,  et  quand  on  l'aborde  alors 
pour  la  première  fois,  il  semble  qu'on  sort  enfin  de 
l'école  et  qu'on  entre  dans  le  monde  avec  lui.  \oi\k 
donc  les  Essais  entre  les  mains  du  jeune  homme  tout 
impatient  de  ne  plus  recevoir  de  leçons  et  d'apprendre 
autrement  qu'au  collège.  Comment  ne  croirait-il  pas 
que  Montaigne  est  justement  le  maître  qui  lui  con- 
vient, puisqu'il  est  évident  que  ce  n'est  pas  un  maître? 
C'est  un  vieillard  sans  doute  (il  a  commencé  de  très 
bonne  heure  à  le  dire),  mais  un  vieillard  qui  regrette 
avec  tant  de  passion  sa  jeunesse,  et  qui  parle  de  son 
expérience,  de  son  désenchantement,  de  ses  plus 
amères  pensées,  avec  tant  d'entrain  et  de  grâce,  que 
son  lecteur  novice  se  sent  tout  de  suite  à  l'aise.  La 
vieillesse  de  INIontaigne  ressemble  à  la  vertu  d'Elmire  : 
elle  n'est  point  diablesse,  il  s'en  faut  de  beaucoup; 
elle  admet  la  camaraderie,  comme  Elmire  laisse  dire 
les  amoureux.  Mais  vraiment  je  fais  tort  à  Elmire  : 
Montaigne  est  bien  plus  provocant,  bien  moins 
mesuré,  bien  moins  sur  de  lui  et  de  ses  points  d'arrêt. 
Elmire  ne  badine  que  parce  qu'elle  est  certaine  de  ne 


.ÎIT.EMICNTS.  241 

point  "lisser;   Moiilaii^no  essaie  loules  les  pcnles  et 
aime  à  jouer  avec  le  danger. 

Eh!  oui,  sa  figure  vraie,  telle  qu'elle  ressort  à  mes 
yeux  des  faits  regardés  en  face  et  des  textes  étudies 
de  près,  ne  ressemble  pas  de  tout  point  à  ses  portraits 
les  plus  célèbres,  quoicfue  (juelques-uns  soient  d'un 
art  achevé;  elle  ressemble  encore  moins  à  cette 
image  couraute  et  flottante  qui  répond  au  nom  de 
Montaigne  dans  Icspril  de  ceux  qui  n'ont  point  lu  les 
Essais;  et  surtout  elle  ne  ressemble  pas  du  tout  au 
Montaigne  canonisé  et  adoré  par  la  petite  église  de 
ses  dévots  particuliers,  qui  sont  très  fiers  d'avoir  été 
dressés  par  lui  à  ne  jurer  par  la  parole  d'aucun 
maître,  mais  très  naïvement  entraînés  à  jurer  tou- 
jours par  la  sienne,  et  à  trouver  mauvais  qu'on  ne  les 
imite  pas. 

Que  Montaigne,  comme  écrivain,  soit  profondé- 
ment original,  j'ai  hâte  de  le  dire.  Que  son  caractère, 
avec  tous  ces  mélanges  de  dons  contradictoires  et 
dans  l'exacte  nuance  où  il  doit  être  peint,  soit  très 
original  aussi,  cela  ne  fait  pas  l'ombre  d'un  doute. 
Que  son  rôle  et  son  influence  soient  encore  une  ori- 
ginalité de  plus,  et  qui  peut  à  peine  être  exngérée,  je 
ne  me  suis  pas  fait  faute  de  le  montrer.  Voilà  trois 
points  que  je  tiens  pour  acquis.  Mais  ceci,  <[u'en 
dites-vous?  Ceci  ne  vaut  il  pas  la  peine  d'élrc  discuté? 
A  quel  point  les  idées  de  Montaigne  sont-elles  origi- 
nales? A-t-il  inventé  ou  emprunté?  A-l-il  ajouté  ou 
répandu?  A-til  innové  ou  suivi?  Est-il  original  autre- 
ment (pic    par  le   style,  l'humeur   et   le  succès?  Au 

IG 


2iZ  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

fond,  combien  de  pensées  de  Montaigne  qui  soient  à 
lui? 

En  quoi  consiste  Toriginalilé  do  Montaigne,  c'est 
ce  qu'on  sent  i)lus  aisément  qu'on  ne  l'exprime,  et 
cependant  il  faut  l'exprimer.  Je  sais  bien  qu'en 
pareille  matière  il  y  a  un  moyen  commode  de  se  tirer 
d'embarras  :  à  bout  de  définitions,  la  critique  se 
rejette  sur  le  «  je  ne  sais  quoi  »  ;  à  bout  de  couleurs  et 
de  nuances,  celui  qui  veut  faire  un  portrait  parle  de 
la  vie  et  de  ses  aspects  multiples  et  de  ses  mystères 
insaisissables.  La  tentation  est  forte  quand  il  s'agit 
de  Montaigne.  Le  «  je  ne  sais  quoi  »  et  la  vie  abondent 
en  lui.  L'image  qu'il  a  laissée  dans  tous  les  esprits 
justifie  par  avance,  tant  elle  est  à  la  fois  confuse  et 
colorée,  celui  qui  emploierait  ces  mots  pour  le  con- 
gédier. Mais  à  quoi  bon,  si  c'est  pour  s'en  tenir  là, 
écrire  un  volume  sur  ^Montaigne?... 


Montaigne,  un  original  qui  s'enferme  pour  rédiger 
l'avis  de  tout  le  monde. 


Le  lieu  commun  est  la  fausse  monnaie  des  vérités 
universelles. 

Est-ce  que  Montaigne  plane  au-dessus  de  ses 
propres  opinions?  Ou  s'en  va-t-il  seulement  visiter  le 
nid  des  autres  et  y  faire  ses  œufs?  Est-ce  un  aigle? 
Est-ce  un  coucou  ? 


JUGEMENTS.  243 


Comment  Montaigne,  ses  écrits,  ses  exemples,  ont- 
ils  pu  devenir  chers  aux  esprits  libéraux  et  même  leur 
rendre  service?  Par  cela  seul  qu'il  y  a  en  Montaigne 
une  très  vivante  et  indiscutable  personnalité.  Il  a  beau 
la  méconnaître,  la  railler  même,  la  traiter  d'illusion  : 
elle  survit  à  cette  ignorance  de  soi  où  elle  semble 
s'abîmer,  elle  déborde,  elle  éclate  de  partout.  Sous  la 
devise  du  yvôiOi  cEaurov,  c'est  un  moi  qui  s'ignore;  mais 
sous  la  devise  du  que  sais-je?  c'est  un  mol  qui  se 
prouve  en  marchant.  L'égoïsme  de  Montaigne  a 
contre-balancé  son  scepticisme. 


Je  reproche  à  Montaigne  d'avoir  pris  la  parole  sans 
savoir  ce  qu'il  devait  dire  et  de  s'être  mis  à  endoc- 
triner les  autres  avant  d'avoir  une  doctrine  à  lui. 


Si  je  vois  bien  Montaigne  tel  qu'il  était,  voici,  je 
crois,  un  de  ses  plus  grands  et  plus  rares  mérites  :  je 
puis  écrire  tout  ce  que  je  pense  de  sa  personne,  de 
ses  idées,  de  son  influence,  je  puis  me  figurer  (ju'il 
lit  par-dessus  mon  épaule  à  mesure  que  j'écris,  et 
quelle  que  put  être  la  sévérité  ou  l'impertinence  do 
mes  opinions  à  son  sujet,  je  ne  craindrais  point  qu'il 
se  fâchât  contre  moi  pour  cela. 


...  Celui  qui  étudie  seul  et  pour  lui-même  ne  va 
jamais  ni  au  fond  des  choses  ni  au  bout  de  sa  propre 


244  ETUDES    ET    FRAGMENTS. 

pensée,  ou  s'il  y  va,  il  ne  s'y  lient  pas,  il  la  dépasse, 
il  l'outre  à  son  insu,  autre  péril  plus  grave  encore. 
Nous  avons  également  besoin  d'être  stimulés  et  con- 
tenus par  les  autres,  d'être  à  chaque  instant  ramenés 
à  la  mesure  et  poussés  au  but  par  ceux  qui  chemi- 
nent avec  nous  :  chaque  esprit,  livré  et  réduit  à  lui- 
même,  s'arrête  à  mi-chemin  ou  s'égare  à  l'infini. 

Montaigne  lui-même  n'en  est-il  pas  la  preuve?  Et 
personne  a-t-il  mieux  vérifié  le  vœ  soli  de  l'Écriture? 
Voilà  un  esprit  hardi  et  sensé,  naturellement  libre  et 
sans  insolente  présomption,  capable  d'observer  les 
faits  et  capable  aussi  d'interroger  la  raison,  doué  à 
un  degré  rare  du  talent  de  communiquer  sa  pensée, 
désireux  de  trouver  et  d'exciter  la  sympathie;  et  tout 
cela,  pour  aboutir  à  quoi?  à  un  système  où  les  har- 
diesses tournent  en  fantaisies  et  le  bon  sens  en  pol- 
tronnerie intellectuelle,  à  une  indépendance  noncha- 
lante et  à  une  modestie  dédaigneuse,  à  un  empirisme 
sans  résultats  et  à  des  questions  sans  réponses,  à  un 
talent  qui  embrouille  au  lieu  d'éclairer,  à  une  vie  dont 
le  résumé  véritable  est  une  énigme  morale  :  l'égoïsme 

dans  la  bonté. 

*     *     * 

Voici  un  vers  de  Juvénal  qui  convient  on  ne  peut 
mieux  à  Montaigne  : 

Noclc  dieque  smim  gcstare  in  pectorc  tesLem. 

Et  mon  reproche,  c'est  que  ce  témoin  assidu  que 
Montaigne  porte  en  soi  et  qu'il  écoute  d'une  si  fine 
oreille  ne  dépose  point  devant  un  juge  et  n'est  qu'un 
témoin  inutile  consulté  par  curiosité» 


JUGEMENTS. 


Quels  peuvent  bien  être  les  titres  de  Montaigne  à 
la  reconnaissance  et  au  respect  de  la  société  moderne? 
Ne  semble-l-il  pas  plutôt  en  avoir  retardé  (pi'activé 
les  progrès  et  démenti  })lulôt  qu'encouragé  les  ambi- 
tions? Il  prêche  contre  la  nouveauté,  contre  le  désir 
et  l'espoir  du  mieux,  contre  la  foi  en  une  justice  supé- 
rieure à  l'usage,  contre  toute  hardiesse  de  demander 
aux  faits  leur  raison  d'être  et  leur  droit.  Cela  est 
vrai,  et  je  l'en  blâme.  Mais  ces  conseils,  ces  lâches 
conseils  d'un  conservateur  effrayé,  il  les  dément  à 
chaque  page  par  les  exemples  qu'il  donne  de  libre 
critique  et  de  sincère  examen.... 


Montaigne  a  fait  un  chef-d'œuvre  plus  soigné  qu'il 
ne  l'avoue,  moins  profond  et  moins  original  qu'il  ne 
semble,  et,  quand  même  on  lui  refuse  obstinément  le 
titre  de  sage,  il  reste  encore,  après  trois  siècles,  un 
enchanteur  qu'on  a  de  la  peine  à  exorciser. 


Montaig-ne  est  notre  Hamlet.  Mutatia  mutandh^ 
c'est  bien  cette  même  maladie  de  rester  continuelle- 
ment replié  et  penché  sur  soi-même,  cet  abus  de  la 
réflexion  qui  fait  des  lâches,  ces  couleurs  natives  de 
la  volonté  toutes  blêmies  par  le  pide  reflet  de  la 
pensée,  cette  préoccupation  de  la  mort  et  du  pays 
inconnu  d'où  nul  voyageur  ne  revient.... 

Ilamlet  est  un  Montaigne  qui  aurait  pu  s'entendre 


24G  ÉTUDES   ET    FRAGMENTS. 

avec   Pascal .   Montaigne   est  un   Hamlet  avec    qui 
Horace  se  serait  entendu. 


Je  chercherais  vainement  à  m'en  défendre  :  la  pre- 
mière leçon  que  l'on  reçoit  de  Montaigne,  et,  si  vous 
voulez  un  confitentem  reum,  la  plus  dangereuse  dou- 
ceur par  où  il  nous  allèche,  c'est  l'habitude  de  trouver 
tout  de  suite  des  objections  à  la  pensée  que  vous 
venez  d'avoir.  Il  y  excelle,  il  s'y  complaît,  il  est  passé 
maître  dans  l'art  de  se  réfuter  soi-même  et  de  sus- 
citer en  son  esprit  une  suite  infinie  de  petites  guerres 
intestines.  Non  seulement  on  s'y  accoutume,  mais  on 
finit  par  y  prendre  goût  et  par  en  avoir  besoin. 


Montaigne  a  tant  d'attraits  par  lesquels  il  prévient 
et  s'attache  tant  de  sortes  d'esprits,  qu'il  y  a  sans 
doute  quelque  maladresse  à  avouer  tout  d'abord  qu'en 
l'étudiant  de  près  on  lui  est  devenu  moins  favorable, 
moins  sympathique  à  son  caractère  et  à  la  manière 
de  vivre  qu'il  a  choisie,  moins  convaincu  de  sa 
sagesse,  moins  disposé  à  le  remercier  et  à  nous  féli- 
citer de  sa  longue  et  profonde  influence.  Nous  ne 
savons  guère,  en  face  de  ce  qui  nous  plaît  ou  de 
ce  que  nous  admirons,  nous  en  tenir  au  plaisir  ou 
à  l'admiration  même.  Nous  y  cherchons  toujours 
quelque  chose  de  plus  et  un  titre  nouveau  à  d'autres 
sentiments.  Nous  nous  ingénions  de  notre  mieux  à 
estimer  ce  qui  nous  paraît  aimable  et  à  mettre  notre 
confiance  là  où   nous  reconnaissons   le   génie.   Un 


jrGEMKNTS.  247 

panégyriste  récent  de  Montaigne,  après  avoir  cité 
quelques  lignes  de  lui ,  s'écriait  avec  une  naïve 
emphase  :  «  Est-on  liljre  de  ne  pas  adopter  une  opi- 
nion arrangée  avec  cet  esprit?  »  Ou  la  critique  ne  sert 
à  rien,  ou  elle  sert  précisément  à  nous  empêcher  de 
perdre  cette  liberté-la.  C'est  l'art  de  l'admiration  réflé- 
chie, et  il  faut  c[u'elle  nous  apprenne  tout  ensemble  à 
posséder  les  belles  œuvres  et  à  n'en  être  point  pos- 
sédés. C'est  un  des  plus  honorables  travers  de  l'esprit 
humain,  et  même  en  s'assurant  qu'il  n'y  faut  pas 
céder  en  aveugle,  celui-là  serait  plus  aveugle  encore 
et  bien  malheureux  qui  n'y  verrait  qu'une  faiblesse 
et  qu'une  erreur.  Au  fond,  l'homme  croit  naturelle- 
ment, irrésistiblement,  à  l'unité  de  l'homme  et  à 
l'harmonie  des  vérités  diverses.  Quelqu'un  montre-t-il 
une  qualité  qui  nous  touche  ou  un  talent  qui  nous 
frappe?  Nous  nous  comportons  envers  lui  comme  s'il 
allait  sans  dire  que  cette  qualité  en  entraîne  d'autres 
et  que  ce  talent  les  suppose  tous.  Pourquoi  le  succès 
fait-il  croire  au  droit?  Est-ce  lâcheté  pure?  Pourquoi 
ce  qui  est  évidemment  beau  passe-t-il  pour  bon  si 
aisément?  Est-ce  pure  duperie?  Non,  c'est  que,  grâce 
à  Dieu  et  malgré  nous,  dès  l'enfance  et  jusqu'à  noire 
dernière  heure,  nous  sommes  des  logiciens,  la  plupart 
du  temps,  il  est  vrai,  des  logiciens  sans  le  savoir, 
mais  notre  seul  tort  est  de  ne  le  savoir  pas  et  de  ne 
pas  veillera  bien  raisonner,  puisque,  bon  gré  mal  gré, 
nous  raisonnons  toujours.,.. 

Si,  en  étudiant  un  homme  et  un  écrivain  tels  que 
Montaigne,  on  réussissait  à  prouver  un  i)eu  mieux  ce 


248  ÉTUDF.S   ET   FRAGMENTS, 

que  tout  le  monde  sait,  à  corriger  avec  quelque  vrai- 
semblance ce  que  tout  le  monde  dit,  à  mettre  un  peu 
de  netteté  dans  le  portrait  de  Montaigne,  un  peu 
d'ordre  dans  ses  idées,  un  peu  de  liberté  dans  le 
jugement  qui  en  résulterait,  quand  môme  on  n'y 
réussirait  qu'à  demi  et  môme  après  une  longue 
étude,  ce  serait  assez,  ce  serait  beaucoup.  Ouaud  il 
s'agit  d'un  livre  récent  et  qui  appartient  à  un  genre 
nouveau,  la  critique  peut  influer  fortement  sur  l'ac- 
cueil qu'il  reçoit.  Elle  doit  donc  prendre  résolument 
parti  et  pousser  à  la  roue  ou  barrer  la  voie,  avant 
que  l'élan  décisif  soit  donné.  Mais  quand  le  critique 
court  à  perdre  haleine  derrière  un  char  de  triompha- 
teur, peu  importe  qu'il  applaudisse  avec  la  foule  ou 
que  d'une  voix  tout  d'abord  perdue  il  rappelle  à 
César  que  César  est  un  homme.  Peu  importe,  et 
cependant  je  ne  sais  s'il  est  un  plaisir  d'esprit  plus 
délicat  ni  plus  honnête  que  de  beaucoup  travailler 
et  de  réfléchir  longtemps  pour  gagner  un  procès 
considéré  comme  perdu  d'avance.... 


En  parlant  de  Montaigne  deux  fois  par  semaine, 
j'ai  senti  de  jour  en  jour  ma  conviction  se  former.  En 
l'écrivant  à  tête  reposée,  je  l'ai  vue  s'accentuer  encore 
plus  nettement  En  la  relisant  aujourd'hui,  je  serais 
tenté  de  souligner  plutôt  que  d'atténuer  mes  blâmes, 
et  à  tout  risque  je  les  laisserai  tels  quels.  Après  tout 
le  risque  est  médiocre.  On  me  reprochera  sans  doute 
de  n'être  point  assez  séduit  par  le  prodigieux  esprit 
de    Montaigne  et   de   n'être  point  assez    converti    à 


.I[GEMEXTS.  249 

celle  profonde  lassitude  de  loul,  de  laquelle  il  élail 
presque  aussi  fier  que  de  son  esprit.  Un  peu  plus 
d'Age  et  d'expérience  d'une  part,  et  de  l'autre  un  peu 
plus  de  complaisance  pour  les  jouissances  litléraires, 
c'est  là  ce  qui  m'aura  manqué,  dira-l-on.  A'oilà  mon 
bon  sens  et  mon  bon  goût  compromis  du  même  coup. 
Si  c'est  là  tout,  je  m'en  console,  mais  voici  ce  dont 
je  ne  puis  me  consoler  et  que  je  ne  pardonne  pas  à 
Montaigne.  Avec  un  charme  qui  double  le  danger  de 
son  intluence,  il  a  faussé  et  compromis  plusieurs 
vérités  capitales.  Il  a  pris  position  d'homme  impar- 
tial :  je  ne  lui  pardonne  pas  les  étroitesses  de  l'esprit 
de  parti.  Il  a  pris  position  d'homme  qui  se  connaît 
lui-même  et  se  juge  :  je  ne  lui  pardonne  pas  les 
duperies  de  l'amour-propre.  Il  a  pris  position  de 
philosophe  critique  et  ])ratique  :  je  ne  lui  pardonne 
ni  les  crédulités  singulières  où  il  se  complaît  toutes 
les  fois  que  la  crédulité  peut  le  tirer  d'embarras,  ni 
le  scepticisme  sophistique  sur  lequel  il  prétend  ériger 
le  culte  de  la  tradition  et  du  sens  commun. 


Pour  mellre  Montaigne  au  premier  rang,  il  faudrait 
admettre  un  certain  nombre  d'axiomes  auxquels  je 
ne  puis  souscrire  :  la  raison  impuissante,  le  monde 
incompréhensible,  la  vie  sans  but,  Ihumanilé  mar- 
chant à  reculons,  l'indilïérence  érigée  en  devoir,  la 
patrie  indigne  de  préférence  et  de  sacrifice,  la  science 
orgueilleuse,  chimérique,  inutile;  en  deux  mots,  le 
contrepied  de  notre  credo. 


230  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

*      *      * 

IMontaigne  était  de  son  temps  et  du  nôtre  en  cela 
seulement  que  son  esprit  n'était  pas  toujours  arrêté 
par  un  auxôç  li-jc  pliilosophi(iue  ou  religieux.  Il  prati- 
quait consciencieusement  cette  liberté  de  penser  qui 
devient,  pour  qui  sait  l'entendre,  un  devoir  strict  et 
le  premier  de  tous. 

Ce  dont  nous  avons  besoin  aujourd'hui,  ce  sont  des 
vérités  et  des  exemples  qui  puissent  rendre  à  l'âme 
humaine  de  l'ordre  et  du  ton.  Raisons  lasses,  cons- 
ciences dénouées,  imaginations  surexcitées  ou  abat- 
tues, il  faut  nous  détourner  de  ceux  qui  cherchent 
sans  désir  de  trouver  et  qui  trouveraient  sans  volonté 
d'obéir  :  nous  avons  besoin  de  philosophes  qui  croient 
à  la  philosophie,  de  religions  qui  ne  soient  pas  des 
précautions,  de  lois  qui  ne  soient  pas  des  expédients. 
Ce  n'est  plus  la  légalité,  c'est  le  dilettantisme  ([ui 
nous  tue;  il  a  tué  l'Italie  de  la  Renaissance,  il  tuerait 
la  France  de  la  Révolution,  et,  comme  en  parlant 
d'elle  nous  parlons  de  nous,  il  nous  reste  en  présence 
de  Montaigne  à  rentrer  en  nous-mêmes  et  à  nous 
demander  si  vraiment  il  nous  suffirait  de  nous  con- 
naître comme  il  s'est  connu,  de  nous  régler  comme 
il  s'est  réglé,  d'employer  notre  vie  comme  il  a 
employé  la  sienne,  pour  nous  croire  dignes  d'être 
appelés  les  Français  les  plus  sages  qui  aient  jamais 
existé. 

«  Il  y  a,  dit  l'Ecclésiaste,  un  temps  pour  chaque 
chose  sous  le  ciel,  un  temps  pour  naître  et  un  temps 


JUGEMKMS.  2ol 

pour  mourir,  un  temps  pour  jeter  des  pierres  et  un 
temps  pour  les  ramasser.  »  Mais  dites-moi  :  pour 
jeter  quelques  pierres  dans  le  jardin  de  Montaigne, 
y  aurait-il  aussi  un  temps  marqué?  J'en  ai  peur. 
(Juelque  soixante  ans  peut-être,  ce  serait  le  bel  âge 
pour  plaider  contre  lui.  On  ne  serait  pas  suspect 
d'irrévérence  ni  d'inexpérience;  on  aurait  vécu  autant 
que  Montaigne  et  longuement  songé  à  la  revision  de 
ses  sentences,  et  sans  se  fâcher  outre  mesure,  mais 
sans  craindre  non  plus  de  se  voir  réfuter  sommaire- 
ment par  un  :  «  Allez!  allez!  vous  verrez  plus  tard!  » 
on  dirait  à  Montaigne,...  oui  vraiment  on  lui  dirait 
tout  en  face,  et  ce  serait  son  plus  grand  éloge,  car 
avec  sa  vanité  babillarde  et  coquette  il  n'en  est  pas 
moins,  de  tous  les  hommes  célèbres,  celui  qui  aurait 
pris  le  plus  de  plaisir  à  être  scruté  et  discuté  libre- 
ment, et  de  qui  l'on  aurait  le  plus  aisément  obtenu  de 
nouveaux  aveux  outre  ceux  ({u'il  nous  a  déjà  offerts.... 


Je  voudrais  avoir  soixante  ans,  car  Chicaneau  a 
raison,  c'est  le  bel  âge  pour  plaider,  et  surtout  pour 
plaider  contre  les  pessimistes.  Je  m'en  sentirais  plus 
à  l'aise  pour  discuter  avec  Montaigne,  et  je  ne  m'ex- 
poserais pas  à  entendre  dire  que,  si  je  pense  autre- 
ment que  lui,  mon  âge  fait  mon  excuse  et  le  sien  son 
autorité.  Mais  c'est  justement  à  son  autorité  que 
j'en  veux;  elle  est  de  faux  aloi,  selon  moi,  elle  tient 
au  charme  de  son  imagination  qui  est  restée  jeune 
et  à  ce  préjugé  de  sagesse  dont  profitent  les  uns  après 
les  autres,  depuis  tant  de  siècles,  tous  les  esprits  qui 


2 0-2  ÉTUDES    KT    FRAGMENTS. 

se  (liscnl  revenus  de  loin  et  guéris  de  leurs  illusions. 
L'expérience  de  Montaigne,  sa  maturité,  sa  modéra- 
lion,  sa  liberté  d'esprit,  son  humeur  impartiale,  voilà 
autant  d'éloges  proverbiaux  contre  lesquels  on  a 
mauvaise  grûce  à  réclamer,  même  timidement,  et 
dans  cet  embarras  je  ne  vois  d'autre  issue  que 
d'essayer  à  serrer  de  près  chacune  des  principales 
questions  sur  lesquelles  Montaigne  a  dit  son  mot. 


Oui,  j'en  veux  à  Montaigne,  je  lui  en  veux  juste- 
ment à  cause  de  sa  valeur  même  et  de  son  charme. 
Il  a  rendu  le  doute  délicieux,  il  a  donné  à  l'indilTé- 
rence  un  air  de  modération  et  de  sagesse,  il  a  con- 
fondu tout  ce  qu'il  faut  distinguer  en  ce  monde,  il  a 
mis  en  lutte  tout  ce  qu'il  faut  concilier,  et  pour 
l'achever  de  peindre,  il  s'est  fait  une  incomparable 
renommée  de  bon  sens,  de  jugement  sûr,  d'étendue 
et  de  profondeur,  à  laquelle  il  est  si  difficile  de  se 
soustraire  que  j'ose  à  peine,  après  une  longue  étude, 
dire  hautement  et  brièvement  :  non,  non,  Montaigne 
n'a  ni  toutes  ces  lumières  ni  toute  cette  solidité  qu'on 

lui  prête. 

#     #     * 

Montaigne  a  été  une  des  maîtresses  plutôt  qu'un 
des  maîtres  de  l'esprit  français. 


Montaigne  homme  de  génie  dans  la  famille  des 
amateurs  et  homme  d'honneur  dans  celle  des  égoïstes, 
très  heureux  de  n'avoir  point  eu  de  passions  fortes  à 


JUGEMENTS.  2o3 

contenir,  car  il  n'aurait  eu  à  leur  opposer  que  des 
digues  de  sable  mouvant,  critique  délié  plutôt  (juc 
témoin  impartial,  n'élant  né  ni  pour  agir  ni  pour 
juger,  mais  pour  causer  au  jour  le  jour  et  au  hasard, 
peintre  chatoyant  d'une  ame  de  caméléon  bon  com- 
pagnon, mais  mauvais  guide. 


L'Empereur  disait  un  jour  à  M.  de  ?sarbonne  : 
«  Ah  çà,  mon  cher  Narbonne,  on  m'assure  que  votre 
mère  ne  m'aime  pas.  —  11  est  vrai.  Sire,  répondit 
celui-ci  sans  se  troubler,  ma  mère  en  est  restée  à 
l'admiralion  »  ;  et  l'Empereur  se  tint  pour  satisfait, 
soit  qu'il  fût  au  fond  très  indifférent  à  tous  les  senti- 
ments de  Mme  de  Xarbonne,  soit  (jUC  l'admiration  lui 
parût  en  tout  cas  plus  flatteuse  que  l'affection  et  plus 
désirable. 

Je  voudrais  être  sûr  d'obtenir  aussi  aisément  mon 
pardon  si  j'en  reste  envers  Montaigne  au  même  point 
que  Mme  de  Narbonne  envers  Napoléon. 

Mais  admirer  Montaigne  et  ne  l'aimer  pas,  c'est 
précisément  ce  qui  semble  à  première  vue  le  comble 
du  paradoxe  et  de  l'injustice.  Montaigne  est  en  France 
comme  Horace  à  Rome  l'homme  à  qui  ses  écrits  ont 
fait  le  plus  d'amis,  non  seulement  d'amis  illustres  et 
de  qui  chaque  nom  a  du  poids,  mais  aussi  d'amis 
obscurs  dont  le  nombre  effraie.... 


Pour([uoi  donc  ne  saurait-on  dire  qu'il  faut  admirer 
Montaigne  plutôt  que  l'aimer,  sans  que  cela  semble 


254  ETUDES   ET   FRAGMENTS. 

un  paradoxe  et  presque  un  blasphème?  Par  quelle 
illusion,  par  quel  prestige  s'est-il  rendu  si  charmant 
et  si  cher  à  ceux  qui  le  lisent  et  qui  croient,  en  le 
lisant,  le  voir  et  vivre  avec  lui?  Le  talent  seul,  le 
génie  même  ne  suffit  pas  à  expliquer  ce  trait  singu- 
lier de  la  gloire  de  Montaigne,  ce  don  de  se  faire  con- 
sidérer à  la  fois  comme  un  grand  esprit  et  comme  un 
bon  compagnon,  comme  un  homme  qui  vient  de  très 
haut  se  mettre  à  notre  portée  et  nous  engager  à 
entrer  de  plain-pied  en  conférence  avec  lui.  Sans 
doute  son  genre  de  talent  et  de  style  y  est  pour 
beaucoup.  Ouand  on  sait  forcer  le  langage  familier  à 
exprimer  tout  ce  qu'on  veut  sans  avoir  l'air  ni  d'ac- 
complir un  tour  de  force  ni  de  rabaisser  ce  que  Ton 
pense,  on  a  déjà  sur  les  âmes  une  prise  à  laquelle 
bien  peu  d'entre  elles  peuvent  échapper.  La  bonhomie 
dans  la  grandeur  est  une  séduction  suprême,  et  rien 
ne  nous  flatte  et  ne  nous  retient  comme  de  nous 
sentir  par  quelques  côtés  les  pareils  de  ceux  dont 
nous  ne  nous  sentons  ])as  les  égaux.  Il  parle  notre 
langue!  Il  prend  ses  comparaisons  parmi  les  objets 
qui  nous  sont  familiers!  Il  a  une  chatte  avec  laquelle 
il  joue,  et  il  se  demande  même  si  ce  n'est  pas  elle  qui 
se  joue  avec  lui!  Et  de  tous  ces  détails  si  menus  et 
si  simples,  de  ces  esquisses  domestiques,  de  ces 
silhouettes  multipliées  de  Montaigne  au  coin  de  son 
feu,  de  ces  couleurs  flamandes  il  a  composé  une  pein- 
ture si  puissante  et  si  chaude,  un  spectacle  si  saisis- 
sant que  nous  lui  en  savons  gré  pour  notre  propre 
compte  comme  s'il  avait  du  môme  coup  élevé  notre 
•  vie  avec  la  sienne  à  la  dignité  d'un  chef-d'œuvre  et 


.TIGEMENTS.  253 

d'un  grand  sujet  de  médilalion.  Montaigne  nous  per- 
suade ({u'une  vie  basse  et  sans  lustre,  par  cela  seul 
qu'elle  est  humaine,  vaut  la  peine  d'être  considérée 
et  décrite  et  que,  pour  la  bien  décrire,  ce  n'est  point 
trop  des  dernières  finesses  ni  de  l'extrême  éloquence 
de  la  langue  la  plus  complète  qui  fut  jamais.  A  Dieu 
ne  plaise  que  je  lui  en  fasse  un  reproche!  C4"est  ce 
([u'il  y  a  de  plus  durable  et  de  meilleur  dans  son 
génie,  dans  son  influence,  dans  sa  gloire,  et  si,  en 
l'étudiant,  en  se  pénétrant  de  son  esprit,  en  l'imitant 
autant  qu'il  peut  être  imité,  on  ne  s'exposait  qu'à 
entrer  dans  ses  sentiments  à  ce  sujet,  il  faudrait,  au 
lieu  de  discuter  avec  lui,  se  mettre  à  sa  suite  et  à  sa 

merci. 

*    *    * 

!\Iontaigne  m'amuse,  m'entraîne,  me  charme,  me 
séduit,  m'étonne,  et  je  l'admire  de  toutes  mes  forces. 
Mais,  Dieu  merci,  je  ne  l'aime  pas,  et  je  soutiens 
qu'il  est  un  exemplaire  parfait  d'une  certaine  espèce 
d'hommes  qui  sont  aimables  et  qui  ne  sont  point 
dignes  d'être  aimés.  Il  suffit,  pour  être  aimable, 
d'avoir  le  commerce  facile,  les  agréments  de  l'esprit, 
et  cette  honnêteté  moyenne  qui  s'arrête  à  ne  point 
tromper.  Mais  pour  être  digne  d'être  aimé,  il  faut 
quelque  chose  de  plus  :  il  faut,  avant  tout,  ne  point 
s'aimer  par-dessus  tout  et  olVrir  aux  autres  des  régals 
plus  chers  que  les  restes  d'une  ame  qui  a  commencé 
par  se  rassasier  d'elle-même.  Or,  ce  qui  me  choque 
dans  Montaigne,  c'est  l'égoïsme,  non  pas  naturel, 
involontaire,  tel  qu'il  est  hélas!  en  chacun  de  nous, 
mais  l'égoïsme  savant  et  trio'.nphant,  porté  au  dernier 


256  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

degré  de  la  diplomatie  et  de  l'art,  tournant  tous  les 
obstacles,  érigé  en  principe  de  sagesse  et  de  vertu,  et 
j'avoue  que  je  me  résigne  avec  peine  à  penser  qu'il 
est  téméraire  de  dire  de  Montaigne  :  je  ne  l'aime  pas. 


J'ai  pris  plaisir  à  causer  de  Montaigne  avec  des 
hommes  très  divers  par  l'âge,  par  le  caractère  et  par 
les  opinions,  et  j'ai  bien  mal  entendu  ce  qu'ils  m'ont 
dit,  si  ceci  n'en  est  pas  un  résumé  fidèle  :  Montaigne 
est  plus  aimable  que  digne  d'être  aimé.  Il  entre  aisé- 
ment dans  la  pliqiart  des  âmes  et  s'y  établit  à  petit 
bruit  ;  mais  il  y  entre  par  la  porte  basse  ou  par  (juclque 
brèche,  et  ceux  qui  le  voient  logé  chez  eux  et  désor- 
mais inexpugnable  ont  presque  toujours  l'air  de  ne 
s'en  savoir  pas  très  bon  gré  ;  ils  prennent  en  parlant  de 
lui  ce  ton  qu'on  a  lors([u'il  faut  présenter  à  ses  amis 
cjLielqu'un  avec  qui  l'on  s'est  lié  de  raccroc  et  qui  ne 
vous  fait  pas  beaucoup  d'honneur.  L'admiration  pour 
Montaigne  ne  va  guère  sans  un  peu  d'excuse,  et  ceux- 
là  mêmes  qui  en  font  profession  semblent  souvent 
s'en  confesser. 

Pourquoi  cela,  je  vous  prie?  Ou"a-t-il  donc,  ce 
!\lontaigne,  ou  que  lui  manque-t-il?  Montaigne  a  l'es- 
prit sagace,  subtil,  profond,  curieux;  mais  en  l'exer- 
çant il  s'est  fait  mal,  il  a  souffert  de  ce  qu'il  a  vu,  il 
s'est  rendu  compte  que,  pour  voir  à  fond  ou  seule- 
ment un  peu  plus  loin  que  les  autres,  il  fallait  prendre 
beaucoup  de  peine.  Les  yeux  sont  bons  et  très  bons, 
mais  Montaigne  a  mal  aux  paupières. 


JUGEMENTS.  257 


«  J'ai  pris  Montaigne,  me  disait  l'un,  en  1852  ;  tout  ce 
que  j'aimais  était  détruit,  tout  ce  que  j'espérais  était 
tourné  en  dérision;  j'ai  pris  Montaigne,  et  pendant 
deux  ans  je  n'ai  pas  pu  le  quitter.  C'était  amer,  mais 
c'était  doux;  je  jouissais  avec  rage  de  toutes  ces 
déceptions  daulrefois,  je  savourais  comme  un  vin 
vieux  ce  mépris  trois  fois  séculaire  pour  l'espèce 
humaine  et  toutes  ses  poursuites,  je  lisais  et  relisais 
ces  pages  pleines  d'ironie  et  de  lassitude  comme  si 
Montaigne  y  avait  dit  le  dernier  mot  de  ma  propre  vie 
en  même  temps  que  de  la  sienne.  » 

Ainsi  me  parlait,  il  y  a  quelques  jours  à  peine,  un 
républicain  de  la  meilleure  espèce,  et  au  fond,  ce 
qu'il  me  disait  ainsi,  vous  le  retrouveriez  dans  la 
bouche  de  bien  d'autres  hommes  qui  avaient  mis  ail- 
leurs que  lui  leurs  espérances  et  leur  foi.  Montaigne 
est  essentiellement  une  lecture  de  lendemain  de  révo- 
lution, une  lecture  de  gens  vaincus  et  abattus  qui  ne 
pensent  pas  encore  et  croient  ne  devoir  jamais  penser 
à  relever  les  ruines  dont  ils  sont  entourés.  Et  sa  supé- 
riorité, c'est  que  la  révolution  peut  être  ce  qu'elle 
voudra,  chute  d'une  antique  monarchie,  d'une  aristo- 
cratie habile,  d'une  liberté  puissante,  d'une  religion 
qui  passait  pour  descendue  du  ciel,  ceux  qui  auront 
à  s'en  plaindre  trouveront  dans  Montaigne  tout  ce 
qu'il  leur  faudra  pour  se  moquer  un  peu  de  leur  idole 
détruite,  quelle  qu'elle  soit,  et  pour  accabler  de 
mépris  leurs  contemporains  coupables.  Car  Mon- 
taigne est  ainsi,  se  faisant  honneur  d'être  désabusé 

17 


238  ÉTUDES    ET   FRAGMENTS. 

de  tout,  et  faisant  aux  autres  un  grief  de  ce  qu'ils  ne 
veulent  pas  se  laisser  abuser. 

Plus  on  sent  le  charme  de  Montaigne  et  le  pouvoir 
de  son  talisman,  mieux  on  comprend  qu'il  ait  pu 
faire  illusion.  Personne  n'est  plus  insinuant  avec  un 
air  de  brusquerie;  si  vous  lui  laissez  prendre  un  pied 
chez  vous,  il  en  aura  bientôt  pris  quatre,  et  vous 
courez  le  risque  de  vous  éveiller  un  matin  disciple  de 
Montaigne  sans  savoir  pourquoi  et  sans  savoir  où 

cela  vous  mène. 

*    *    * 

Je  me  donne  pour  son  très  sincère  admirateur, 
mais  je  ne  tiens  pas  à  passer  pour  un  de  ses  disciples, 
pas  même  pour  un  de  ses  amis. 


Alfred  de  Musset  a  dit  en  deux  vers  tout  ce  que  je 
pense  de  Montaigne  : 

Le  mal  des  gens  d'esprit,  c'est  leur  indifférence; 
Le  mal  des  gens  de  cœur,  leur  inutilité. 

J'aimerais  mieux  seulement  qu'au  lieu  des  gens  de 
cœur  il  eût  nommé  les  gens  d'honneur,  et  même 
qu'il  eût  trouvé  quelque  autre  mot  pour  désigner 
cette  race  délicate  et  susceptible  de  ceux  qui  se  croi- 
sent les  bras  de  peur  de  se  salir  les  mains  et  mettent 
leur  dignité  à  ne  point  toucher  au  mal,  même  pour  le 
guérir  ou  pour  l'atténuer.  C'est  une  erreur  digne  de 
respect,  c'est  un  tort  qui  avoisine  une  vertu,  mais  ce 
n'en  est  pas  moins  un  tort  et  une  erreur,  d'autant  plus 


JUGEMENTS.  259 

graves  qu'ils  s'cnracinenl  dans  les  plus  nobles  par- 
ties de  ràmc  humaine  et  dépensent  sa  sève  en  fruits 
amers  qui  ne  sont  pas  nourrissants.  Nous  avons  été 
créés  pour  agir,  et  cela  est  si  vrai  que  nous  agissons 
malgré  nous,  lors  même  que  nous  nous  abstenons. 
Renoncer  à  la  résistance,  c'est  fm'tifier  l'attaque. 
Quand  vous  jetez  vos  armes,  vous  passez  à  l'ennemi. 


Esprit  rare  et  qu'on  a  cru  grand,  mais  plus  mobile 
qu'étendu,  ([ui  se  transporte  d'un  point  à  l'autre  avec 
une  singulière  rapidité  et  se  multiplie  à  l'infini,  sans 
garder  de  ces  aventures  diverses  une  mémoire  assez 
exacte  pour  en  tirer  une  vérité  d'ensemble.  Les  Essais 
n'aboutissent  pas. 


Montaigne  a,  dans  notre  littérature,  une  place  à 
part.  Il  est  pour  ainsi  dire  le  suppléant  attitré  de  tous 
les  professeurs  dont  on  ne  veut  pas.  Le  lire,  c'est  se 
dispenser  d'étudier,  et  quand  quelqu'un  pense  que  la 
philosophie,  la  théologie,  la  politique,  la  législation, 
l'histoire  ancienne,  la  critique  littéraire  sont  bien 
longues  à  apprendre,  bien  obscures  à  comprendre, 
et  au  fond  bien  creuses,  il  n'a  qu'à  ouvrir  les  Essais  : 
il  est  sûr  d'y  trouver  assez  de  toutes  choses  pour 
pouvoir  en  causer  et  pour  soutenir  qu'il  n'y  faut  pas 
regarder  de  trop  près. 

*     *    * 

Mais  que  l'on  ne  s'y  trompe  pas  :  ce  que  je  discute, 
ce   que  j'ose    attaquer  en   Montaigne,    ce    n'est  ni 


260  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 

rindépenclancc  ni  la  modéralion,  et  si  je  voudrais 
détourner  de  lui  les  esprits  qu'il  peut  séduire,  ce 
n'est  point  pour  pousser  personne  à  choisir  entre  ces 
deux  extrêmes,  le  radicalisme  ou  la  servilité.  Plaise 
à  Dieu,  tout  au  contraire,  que  chaque  jour  le 
nombre  s'accroisse  des  âmes  tout  à  la  fois  libres  et 
en  équilibre,  qui  ne  rompent  leurs  entraves  que  pour 
marcher  plus  ferme  et  plus  droit,  et  qui  justifient 
leurs  rébellions,  leurs  hérésies,  en  proclamant  tout 
de  suite  quelle  autre  loi  elles  reconnaissent  et  à  quel 
ordre  nouveau  elles  veulent  se  consacrer.  Montaigne 
n'a  rien  à  faire  dans  leurs  rangs  ni  aucun  hommage 
à  réclamer  d'elles.  Car  son  indépendance  n'est  pour 
lui  qu'un  jouet  et  sa  modération  qu'un  calcul.  Il  se 
modère  pour  vivre  en  paix,  il  s'émancipe  pour  vivre 
en  joie,  il  lui  faut  cette  indifférence  pour  assurer  ses 
loisirs  et  cette  critique  pour  les  occuper;  gagner  du 
temps,  voilà  le  mobile  de  sa  politiqvie  conservatrice; 
tuer  le  temps,  voilà  le  but  de  sa  philosophie  discur- 
sive ;  on  n'a  jamais  porté  plus  bas  de  si  beaux  dra- 
peaux. 

Au  fond,  ce  que  je  reproche  à  ^lontaigne,  il  ne  le 
nierait  pas,  il  l'avoue,  il  en  fait  gloire,  c'est  sa 
manière  de  comprendre  la  sagesse,  c'est  ce  qui  lui  a 
valu  l'admiration  de  Pascal,  c'est  en  deux  mots  le 
mépris  de  l'homme,  je  ne  dis  pas  le  mépris  de  tel  ou 
tel  homme,  de  telle  ou  telle  nation,  de  telle  ou  telle 
église,  de  tel  ou  tel  siècle,  mais  de  l'humanité  prise 
en  son  ensemble,  de  ses  facultés,  de  ses  plus  hautes 
visées,  de  sa  destinée  tout  entière.  Il  ne  faut  pas,  en 


JUGEMENTS.  261 

lisant  Montaigne,  se  laisser  duper  par  l'apparence 
de  sa  bienveillance  et  de  sa  bonne  humeur  :  il  n'est 
indulgent  et  gai  que  par  mépris,  et  il  n'est  méprisant 
que  parce  qu'il  est  frivole,  et  il  n'est  frivole  que  parce 
qu'il  est  égoïste,  et  parce  qu'il  ne  veut  accepter 
aucune  idée  qui  lui  coûterait,  à  lui  Michel  de  Mon- 
taigne, l'ombre  d'un  sacrifice  ou  d'un  effort. 

*    *     * 

J'entends  dire  et  je  lis  bien  souvent  que  Montaigne 
n'a  tant  de  prise  sur  ses  lecteurs  que  par  son  parti 
pris  de  nous  montrer  et  Montaigne  et  les  hommes 
dans  leur  à  tous  les  jours,  par  son  réalisme  et  son 
pessimisme  souriants,  parce  qu'il  nous  repose  des 
philosophies  ambitieuses  et  guindées.  N'en  croyez 
rien.  Ce  serait  faire  tort  et  à  Montaigne  et  à  ses  lec- 
teurs. S'il  n'y  avait  dans  les  Essais  que  la  nature 
humaine  déshabillée  sans  pudeur  et  disséquée  sans 
pitié,  s'il  ne  nous  avait  ouvert  là  qu'un  confessionnal 
pour  nos  misères  et  nos  petitesses,  sa  clientèle  ne 
serait  pas  si  nombreuse  depuis  trois  siècles,  je  doute 
même  qu'il  eût  pu  suivre  jusqu'au  bout  son  dessein. 
Il  avait  au  contraire  un  vif  sentiment,  une  vision 
singulièrement  poétique  des  belles  choses  qui  sont 
dans  l'homme,  de  celles  mêmes  qu'il  ne  retrouvait 
pas  en  lui,  et  il  les  rendait  avec  autant  d'émotion  et 
d'éclat  qu'il  mettait  de  verve  méprisante  ou  gouail- 
leuse à  nous  rabattre  le  caquet. 

Evoquer  toutes  les  erreurs  que  les  hommes  ont 
tour  à  tour  conçues  et  l'une  après  l'autre  répudiées, 


262  KT^DES    ET   FRAGMENTS. 

les  rassembler  quelles  que  soient  leur  provenance  et 
leur  date,  et  de  tous  ces  fantômes  d'erreurs  mortes 
qui  n"ont  plus  de  corps  depuis  bien  des  siècles 
façonner  et  dresser  un  spectre  gigantesque  d'erreur 
idéale  et  éternelle,  pour  jeter  dans  la  panique  et  dans 
la  déroute  les  esprits  qui  s'obstinent  et  s'enhardissent 
à  conquérir  pied  à  pied  la  vérité,  c'est  le  procédé  de 
Montaigne,  et  ce  n'est  pas  sérieux. 

Entendons-nous  bien.  Je  ne  fais  point  de  réquisi- 
toire contre  la  gaîté  et  la  vivacité,  au  contraire.  Je 
ne  me  plains  pas  de  voir  Montaigne  étranger  au  style 
académique  et  compassé.  Non  seulement  je  goûte  en 
Montaigne  cette  libre  allure  de  la  pensée  et  du  lan- 
gage, mais  je  vais  plus  loin,  je  goûte,  j'admire  dans 
Rabelais  la  puissance  toute  débridée  d'un  rire  où  se 
perdrait  le  rire  d'Aristophane  comme  un  chant  de 
cigale  au  milieu  d'une  volée  de  mitraille.  Ce  que  je 
reproclie  à  Montaigne,  ce  n'est  pas  un  manque  de 
gravité  dans  le  ton,  de  correction  dans  la  tenue,  ce 
n'est  pas  au  nom  du  bon  goût,  du  bon  ordre,  de  la 
convenance  et  de  la  règle  que  je  me  plains,  mais  tout 
simplement  et  de  bien  plus  haut,  au  nom  de  ces 
deux  puissances  que  Montaigne  passe  pour  avoir 
adorées  entre  toutes,  au  nom  du  Ijon  sens  et  de  la 
bonne  foi. 

En  dernière  analyse,  ce  que  Montaigne  nous  con- 
seille comme  la  sagesse  même,  c'est  le  mépris  de  la 
science  et  de  la  raison,  le  culte  de  la  tradition  et  de 
l'instinct,  la  politique  du  slalu  quo  quel  qu'il  soit  et 
à  perte  de  vue,  la  morale  de  l'intérêt  personnel  relevée 


JUGEMENTS.  263 

de  quelque  fierté,  rinconséqucnee  érigée  en  principe, 
l'égoïsme  déguisé  en  indépendance,  le  nonchaloir 
sous  le  nom  de  modération,  et  sous  le  nom  de  foi 
simple  et  soumise  un  mélange  de  scepticisme  raffiné 
et  de  pratiques  sans  pitié.  Franchement  toutes  les 
grâces  du  monde  ne  suffisent  pas  pour  rendre  res- 
pectable un  tel  credo,  et  s'il  fallait  demander  pardon 
pour  quelques  rudesses  exercées  envers  celui  qui  l'a 
propagé,  ce  ne  serait  qu'une  raison  de  plus  pour 
s'irriter  contre  lui,  car  ce  serait  une  preuve  décisive 
de  la  complicité  qu'il  trouve  dans  nos  cœurs  et  des 
ravages  qu'il  y  a  déjà  faits. 


Ce  n'est  pas  seulement  le  xvp  siècle  qui  se  person- 
nifie en  Montaigne  aux  yeux  d'un  grand  nombre  de 
ses  admirateurs;  il  est  aussi  le  meilleur  représentant 
de  l'esprit  français,  et  l'on  voudrait  nous  faire  croire 
qu'après  tout,  chaque  fois  que  nous  serons  sincères 
et  sages,  nous  reviendrons  et  nous  nous  en  tiendrons 
à  cette  sorte  de  philosophie  dont  les  Essais  sont 
inspirés.  A  Dieu  ne  plaise  qu'un  tel  jugement  se 
vérifie  à  l'avenir!  Si  notre  histoire  devait  aboutir  à 
un  tel  résultat,  si,  en  dernière  analyse,  la  figure  de 
la  France  devait  ressembler  au  portrait  que  je  trace 
de  Montaigne  ou  même  à  celui  qu'il  a  peint  de  sa 
propre  main,  combien  de  nos  plus  grands  génies  et 
de  nos  plus  beaux  souvenirs,  sans  compter  nos  plus 
chères  espérances,  se  trouveraient  enveloppés  dans 
une  commune  défaite!  Que  ce  triomphe  de  Montaigne 
nous  coûterait  cher! 


264  ÉTUDES    ET    FRAGMENTS. 


J'imagine  celle  hypolhèse  :  i\Iontaig-ne  a  réussi 
encore  plus  complèlemenl  que  nous  ne  l'avons  vu; 
son  influence  plus  répandue,  moins  conlrariée,  a 
pénélré  et  imbu  à  fond  les  esprils;  il  a  eu  raison  de 
tous  et  pleinement;  en  deux  mois,  la  France  lui 
appartient,  elle  est  faite  à  son  image; 'je  vous  la 
livre.  Au  nom  du  ciel,  que  ferez-vous  de  ce  pays-là? 
Quelle  haute  élude  encouragée?  Quelle  religion  ou 
quelle  philosophie?  Quel  souci  du  bien  public?  Quel 
espoir  dans  les  crises?  Quel  zèle  dans  les  saisons  de 
calme  plat?  Quelle  liberté  servie  malgré  ses  périls? 
Quelle  vertu  privée  en  honneur  malgré  les  sacrifices 
qu'elle  exige?  Un  Montaigne,  je  l'admire,  tout  en  le 
discutant;  dix  Montaignes,  nous  ne  sommes  pas  loin 
de  les  avoir  eus  en  petite  monnaie;  mille  Montaignes, 
je  veux  croire  encore  qu'on  y  pourrait  survivre;  mais 
une  nation  de  Montaignes,  vous  figurez-vous  ce  que 
ce  serait  et  ce  que  leurs  fils  auraient  de  désastres  à 
traverser  pour  sortir  de  la  torpeur  morale  où  de  tels 
pères  les  auraient  plongés? 


En  somme  Montaigne  s'est  trompé,  et  je  ne  vois 
pas  une  seule  question,  une  seule  doctrine  impor- 
tante où  un  esprit  impartial  puisse  aujourd'hui  se 
mettre  d'accord  avec  lui.  Ce  qui  le  sauve  et  le  main- 
tient, c'est  qu'il  est  en  désaccord  perpétuel  avec  lui- 
même;  il  y  a,  dans  son  livre,  tout  un  système  d'idées 
organisées  et  coordonnées,  et  à  travers  ce  système 


JUGEMENTS.  2Gj 

on  voit  circuler  encore  une  masse  flollanle,  difl'use, 
gazeuse,  d'autres  idées  qui  ne  prennent  ni  corps  ni 
rang,  comme  des  nuages  de  matière  cosmique  qui 
continueraient  à  errer  parmi  le  chœur  régulier  des 
astres  solides.  Chacun  peut,  dans  cette  création 
mêlée,  choisir  à  sa  guise  et  s'adresser  selon  ses 
goûts. 

...Malgré  cet  étincellement  continu  d'un  esprit  pres- 
tigieux, sous  ce  luxe  inépuisable  d'une  imaginalion 
vivante  et  riante,  à  travers  toutes  ces  précautions 
d'un  sens  commun  très  positif  et  très  subtil,  Mon- 
taigne n'est  pas  heureux,  Montaigne  s'ennuie,  et  j'en 
suis  bien  aise.  Psi  ses  doctrines  ne  lui  ont  donné  la 
paix,  ni  ses  habitudes,  calculées  et  combinées  en  vue 
de  sa  satisfaction  personnelle,  n'ont  pu  le  satisfaire, 
et  quoiqu'il  ait  poussé  jusqu'au  paradoxe  l'art  de  se 
détacher  de  tout,  quoiqu'il  soit  difficile  de  nommer 
ou  d'imaginer  un  homme  qui  ait  mieux  fait  le  vide 
autour  de  lui  ni  qui  ait  eu  en  lui-même  plus  de  res- 
sources pour  s'occuper  et  se  contenter  dans  ce 
volontaire  isolement,  c'est  l'isolement,  c'est  le  vide  : 
en  voilà  assez  pour  que  Montaigne  souffre  et  pour 
que  la  nature  humaine  soit  vengée.  Je  voudrais  que 
son  exemple  fût  invoqué,  chaque  fois  que  quelqu'un 
se  reprend  à  nous  prêcher  ces  vieilles  maximes  de 
misanthropie  banale  et  de  découragement  prétentieux 
dont  nous  avons  tous  les  oreilles  rebattues.  Il  les  a, 
lui  aussi,  et  mieux  que  personne,  mises  en  maximes 
et  en  pratique,  et  après  tout  il  a  été  dupe  de  son 
scepticisme  et  de  son  égoïsme,  comme  on  dit  que  les 


26G  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

esprits  convaincus  sont  dupes  de  leurs  convictions 
et  les  cœurs  dévoués  dupes  de  leur  dévouement. 
Tout  le  monde  voudrait  écrire  comme  lui  :  qui  est-ce 
qui  voudrait  vivre  comme  lui?  Je  me  trompe  et  j'ai 
tort,  ils  sont  nombreux  ceux  qui  s'accommodent  à 
si  bas  prix,  et  ce  qui  me  fâche,  c'est  que  leur  repré- 
sentant soit  presque  universellement  traité  de  sage, 
c'est  qu'il  y  ait  depuis  trois  cents  ans  un  concert  de 
louanges  et  comme  une  apothéose  pour  ce  flalleur 
de  la  médiocrité,  cet  apôtre  du  laisser-aller,  ce  con- 
tempteur des  hommes  et  de  lui-même,  à  qui  je  ne 
pourrais  pas  pardonner  l'oreiller  qu'il  a  choisi,  s'il 
avait  réussi  à  y  bien  dormir. 


Montaigne  a  beau  faire  et  beau  dire,  ne  faire  que 
ce  qui  lui  plaît  et  dire  tout  ce  qui  lui  plaît,  et  jouir 
de  sa  santé,  et  lire  sans  fatigue,  et  écrire  à  son 
loisir,  et  penser  à  perte  de  vue,  et  mettre  son  âme  en 
un  tel  état  de  repos  et  d'insouciance  que  ni  la  perte 
de  ses  enfants  ni  la  Saint-Barthélémy  ne  le  décon- 
certent :  malgré  tout  cela,  jMonlaigne  s'ennuie,  et 
j'avoue  que  j'en  suis  bien  aise;  c'est  par  là  que  dans 
la  vie  la  justice  éclate  et  ma  conscience  est  satisfaite  ; 
je  vois  en  lui  le  plus  amusable  des  hommes  et  le  plus 
amusant,  véritable  enfant  que  le  moindre  caillou 
égaie  et  qui  a,  de  son  propre  fonds,  une  inépuisable 
gaîté  à  verser  sur  toutes  choses.  Mais  il  n'a  voulu 
que  s'amuser,  glisser,  oublier  les  heures  et  la  mort, 
et  il  s'ennuie;  je  me  sens  vengé. 


JIT.K.MENTS.  26" 


Qu'est-ce  donc  qui  a  manqué  à  Montaigne  pour 
rendre  à  la  France  de  grands  services  dans  cette 
mêlée  furieuse  où  elle  était  engagée?  Deux  choses 
seulement,  mais  les  plus  grandes  et  les  plus  néces- 
saires :  un  peu  de  confiance  dans  le  succès  de  la 
vérité  et  du  bien,  et  le  don  de  s'oublier  soi-même,  de 
faire  passer  quelque  chose  avant  son  propre  repos. 
Je  ne  sais  pourquoi  il  semble  que  demander  cela  aux 
hommes  au  nom  de  leur  patrie,  ce  soit  leur  demander 
un  sacrifice  étrange  et  exiger  d'eux  un  héroïsme 
exorbitant.  Quoi  de  plus  simple  cependant?  L'oubli 
de  soi,  c'est  l'étoffe  même  dont  toutes  les  vertus  sont 
faites,  et  s'il  fallait  de  l'héroïsme  pour  échapper  à 
Tégoïsme,  il  n'est  point  de  devoir  si  quotidien,  si 
familier,  si  vulgaire,  qui  n'exige  un  héros.  Aussi  bien 
c'est  l'incomparable  triomphe  de  la  morale  chrétienne 
d'avoir  attaqué  le  mal  intérieur  de  l'homme  à  sa  racine 
en  portant  le  fer  et  le  feu  jusqu'aux  plus  secrètes  pro- 
fondeurs de  l'amour  de  soi;  et  elle  aurait  réussi  bien 
plus  puissamment  encore  si,  dans  les  développements 
qu'elle  a  pris,  elle  n'avait  pas  préparé  de  dangereuses 
revanches  à  son  ennemi,  en  se  laissant  aller  à  nous 
assigner  le  bonheur  pour  but.  .le  ne  sais  quel  épicu- 
réisme  mystique  s'est  ainsi  glissé  au  sein  de  la  morale 
chrétienne  et  en  a  dénaturé  la  primitive  et  sainte 
énergie.  Partout  où  elle  prend  le  premier  rang,  cette 
recherche  du  bonheur,  fût-ce  du  bonheur  céleste,  est 
corruptrice  avant  peu .  A  plus  forte  raison,  la  recherche 
d'un  bonheur  purement  présent,  fût-il  le  plus  sobre 


268  ÉTUDES   ET   FRAGMENTS. 

du  monde,  et  borné  à  une  médiocrité  à  peine  dorée. 
Voyez  plutôt  ce  qu'elle  a  coûté  à  Montaigne.  Elle  ne 
lui  a  pas  permis  d'aller  au  bout  de  rien,  elle  l'a  arrêté 
à  moitié  de  tous  les  chemins  ouverts  devant  lui; 
jamais,  ni  de  la  vie  studieuse,  ni  de  la  vie  active,  ni 
de  la  vie  domestique,  ni  de  la  vie  contemplative,  il 
n'a  pris  que  ce  qui  lui  plaisait,  et  jamais  ce  qui  plaît 
n'est  égal  à  ce  qui  sert. 


Aurai-je  réussi  à  exprimer  l'idée  que  je  me  suis  faite 
de  Montaigne,  et  à  la  justifier?  J'essaierai  tout  au 
moins  une  dernière  fois  de  la  présenter  de  plus  en 
plus  nette  et  brève  à  la  discussion.  Voici  en  quelques 
mots  mes  conclusions. 

Il  y  a  deux  traits  dans  Montaigne  qu'on  ne  saurait 
exagérer  :  son  génie  d'écrivain  et  son  influence.  Per- 
sonna  n'a  su  mieux  que  lui  rendre  ses  pensées.  Per- 
sonne n'a  mieux  insinué  et  incorporé  ses  pensées  dans 
l'esprit  des  autres.  C'est  tout  ensemble  le  plus  inimi- 
table et  le  plus  contagieux  des  grands  esprits  que  la 
France  ait  produits. 

Mais  d'autre  part  Montaigne,  à  mes  yeux,  est  bien 
au-dessous  du  rang  qu'on  lui  attribue.  Il  n'est,  pour 
le  fond  des  choses,  ni  aussi  original,  ni  aussi  profond, 
ni  aussi  sensé  qu'on  veut  bien  le  dire;  et  à  mesure 
que  j'ai  vu  son  influence  plus  étendue  et  plus  certaine 
que  je  ne  croyais  d'abord,  je  l'ai  vue  moins  saine  et 
moins  bienfaisante.  C'est  calomnier  le  xvr  siècle  et 
l'esprit  français,  c'est  compromettre  l'esprit  moderne 
que   de  leur  donner    Montaigne    pour    véritable    et 


JUGEMENTS.  269 

suprême  représentant.  Témoin  désabusé  et  découragé 
d'un  siècle  héroï(iue,  enfant  gâté  d'une  race  encore  plus 
généreuse  que  légère,  capable  il  est  vrai  de  prévoir 
des  besoins  et  des  progrès  lointains,  mais  incapable 
de  les  oser  et  de  les  vouloir,  il  s'est  assis  trop  vile 
pour  être  compté  comme  un  précurseur,  il  a  trop 
déconseillé  l'action,  l'invention,  la  recherche  du  vrai 
et  du  mieux,  pour  figurer  dans  le  calendrier  de  nos 
saints,  car  cela  môme  qu'il  déconseille,  c'est  l'âme  et 
la  flamme  du  monde  nouveau,  et  si  décidément  il  a 
raison,  nous  avons  tort  décidément. 

Croira-t-on  que  j'incline  à  ne  plus  lire  ces  pages 
merveilleuses  qui  ont  lait  sa  gloire  et  sa  force?  Non 
certes,  mais  à  Dieu  ne  plaise  qu'en  continuant  à  les 
admirer  on  continue  à  croire  ilontaigne  et  à  se 
modeler  suivant  lui!  Ce  n'est  pas  lui  qui  fera  de  nous 
les  hommes  dont  notre  temps  a  besoin.  Non  seule- 
ment il  ne  nous  apprendrait  pas  quels  nous  devons 
être,  mais  encore  il  nous  dissuaderait  de  chercher  par 
nous-mêmes  à  nous  en  rendre  compte.  N'est-ce  pas  le 
résultat  dernier  de  tout  son  travail  qu'il  faut  s'en  tenir 
à  une  religion  qui  n'est  peut-être  pas  vraie,  à  une 
sagesse  qui  ne  rend  pas  sage,  à  un  minimum  de  vertu 
qui  fait  rougir,  à  une  manière  de  concevoir  le  monde 
qui  serait  désolante  s'il  y  avait  quelque  chose  au 
monde  qui  valût  la  peine  de  se  désoler? 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avant-propos v 

Préface vu 

I.  —  Montaigne  et  les  siens. — •  Ses  idées  sur  l'édiicalion.  1 

II.  —  Montaigne  et  La  Boëtie.  —  Ses  idées  sur  l'amitié.  20 

III.  —  Montaigne  magistrat  et  citoyen.  —  Ses  idées  sur 

la  justice  et  la  politique 30 

IV.  —  Caractère  de  Montaigne 37 

V.  —  Montaigne  et  les  Essais.  —  Sa  mélliode.  —  Com- 
ment étudier  Montaigne G7 

VI.  —  Le  style  de  Montaigne 82 

VII.  —  La  philosophie  de  Montaigne.  —  Le  scepticisme  de 

Montaigne 99 

VllI.  —  La  religion  de  Montaigne U3 

IX.  —  Montaigne  et  l'antiquité.  Montaigne  et  le  xvi"  siècle.  157 

X.  —  Influence  de  Montaigne 182 

XI.  —  Jugements 231 


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1   vol. 

TAINE  (H.)  :    Histoire    de    la    littérature 
anglaise:   10"   éd.   5  vo.. 

—  La  Fontaine  et  ses  laltles:  li'édit.  1  vo.. 

—  Essais  de  critique  et  d'histoire  :  "i"  ediL. 

—  Xonveaux   Essais   de  crit'ique  et   d'his- 
toire :  tt'  édil.  1  vol. 

—  Derniers  essais  de  critique  et  d'histoire. 
TEXTE  (J.l  :  J.-J.  Uottsseauet  les  oi'iginei> 

du  cosmopolilisnie  littéraire.  1   vol. 
Ouvrage  couronne  par  l'Acadéuiie  irunçaise. 


Coiilonimiers.  —   Imp.  pAtii.  BiiODAHr) 


5-99. 


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Gtiizot,  Maurice  Guillaime 

Montaigne,  études  et 
fragments 


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