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Full text of "Mosaique. Peintre - Musiciens - littérateurs - artístes - dramatiques, à partir du 25e siècle jusqu'à nos jours"

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mosaïque. 


TYF     DE  E.  l'RlGNET,  KUE  DE  MONS ,  9.    A  VALENCIENNES. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Toronto 


littp://www.archive.org/details/mosaiquepeintremOOhd 


mosaïque. 


PEINTRES  —  MUSICIENS  —  LITTÉRATEURS 
ARTISTES  DRAMATIQUES, 

A    PARTIR    DU    15'^   SIÈCLE    JUSQu'a    NOS   JOURS, 

PAR  P.  HÉDOmiV, 

MEMBRE  DES  SOCIÉTÉS  ACADÉMIQUES  DES  ENFANTS  d'aPOLLON, 

DE  S7-CÉCILE   ET    DE  LINSTITUT  HISTNIUQUE  DE    PARIS; 

HONORAIRE    DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ANTIQUAIRES  DE  LA 

MORINIE,  ET  DES  ACADÉMIES  DE  VALENCIENNES, 

ANVERS   —  ARRAS    —    DOUAI    —    CALAIS 

DUNKERQUE      —      BOULOGNE. 


PARIS, 

H;açel,  éditear  rue  Vivicnaî,   n"  2  bis       Lcdoyen  ,  palais   royal 


FEB    61970       ' 


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Mr 


A  MES  AMIS. 


Vous  aimez  les  ans,  les  lelires  ,  et  plusieurs  de  vous 
les  cultivent ,  et  leur  doivent  une  célébrité  qui  ne  périra 
pas". 

Recevez  avec  indulgence  ce  volume ,  faible  témoignage 
de  mon  estime  et  de  mon  affection. 

Je  le  voudrais  plus  digne  de  vous  être  ofFeri. 


AVANT -PROPOS. 


Des  amis  très  iadulgenls,  mont  manifesté  le  désir  de  voir 
réunis  les  essais  écrits  par  moi,  à  diverses  époques,  sur  les 
aits  et  la  littéiature.  —  Je  leur  offre  ce  volume  qui ,  à  défaut 
d'autre  mérite,  a  du  moins  celui  d'une  assez  grande  variété. 

Les  articles  qu'il  contient  ont  été  publiés  dans  des  revues  et 
journaux  parisiens,  tels  que  l'Artiste ,  le  Bulletin  des  arts,  les 
Annales  archéologiques ,  le  Ménestrel ,  etc.,  et  dans  des  recueils 
de  province  ,  entr'autres  les  Archives  du  Nord  de  mon  aimable 
et  savant  ami  A.  Dinaux.  —  Ils  m'ont  souvent  été  demandés 
par  des  amateurs  et  collectionneurs  d'ouvrages  sur  la  peinture 
et  la  musique ,  surtout  à  cause  des  catalogues  qu'ils  renfer- 
ment. Pour  satisfaire  à  leur  demande,  il  eut  fallu  les  détacher 
des  recueils  qui  leur  avaient  donné  asile,  et  cela  n'était  pas 
possible.  Maintenant  il  sera  facile  à  ces  amateurs  de  se  les 
procurer  ,  s'ils  continuent  à  penser  qu'ils  sont  dignes  de  fixer 
tant  soit  peu  leur  attention. 

J'ai  conservé  le  texte  de  ces  articles  tel  qu'il  existait,  lors- 
qu'il a  été  primitivement  publie.  Pourquoi  ne  serais-jc  pas 


resté  fidèle  à  l'inspiration  qui  m'avait  guidé,  quoique  mes. 
opinions  sur  certaines  œuvres  d'art  soient  en  opposition  avec 
le  goût  et  la  mode  de  nos  jours  de  décadence?.  Je  n'ai  poin' 
changé;  pour  moi  ce  qui  était  beau  il  y  a  50  ans  n'a  pas  cessé 
de  l'être  aujourd'hui.  J'ai  toujours  dit  ce  que  je  sentais,  ce 
que  je  croyais  vrai  ;  et  jamais  je  n'ai  appartenu  à  aucune  de 
ces  honteuses  coteries,  faisant  métier  et  marchandise  de  ren- 
verser de  leur  piédestal  les  hommes  de  génie,  pour  y  hucher 
les  nains.  En  fait  de  critique  d'art  j'appartiens,  mais  de 
bien  loin,  sans  doute,  quant  au  talent,  à  l'école  de  Gustave 
Planche,  de  Berlioz  et  de  Scudo.  Ils  peuvent  se  tromper  quel- 
quefois, je  puis  me  tromper  souvent;  mais  la  mauvaise  foi,  la 
camaraderie,  la  vénalité  ne  dirigent  jamais  notre  plume. 

J'ai  revu  seulement  avec  soin,  et  augmenté  de  tous  les  docu- 
ments nouveaux  que  j'ai  pu  me  procurer,  la  partie  érudite 
des  biographies  d'artistes,  formant  la  base  principale  de  ce 
volume.  Qu'il  me  soit  permis  d'en  citer  un  exemple.  A  tou- 
tes les  preuves  rassemblées  pour  établir  que  le  fameux 
peintre  de  la  chasse  de  Ste. -Ursule ,  devait  se  nommer  Mem- 
mcling,  et  non  pas  Eemmeling,  j'en  ai  ajouté  une  que  je  re- 
garde comme  irréfragable.  Je  la  dois  à  la  découverte  d'une 
inscription  entourant  un  tableau  gothique ,  faisant  partie  de  lu 
collection  de  mon  spirituel  ami,  le  docteur  Escalier  de  Douai. 
Au  surplus,  mon  opinion  sur  ce  point  est  aujourd'hui  géné- 
ralement adoptée.  Le  dernier  catalogue  des  tableaux  flamands 
du  Musée  du  Louvre ,  donne  au  peintre  brugeois  le  nom  de 
Mcmling ;  et  afin  de  justifier  ce  nom,  il  se  base,  en  suivant 
l'ordre  tracé  dans  la  première  édition  de  ma  biographie,  sur 
toutes  les  raisons  que  j'y  avais  exposées.  Il  est  vrai  que  le 
rédacteur  de  ce  catalogue, du  reste  fort  bien  élaboré,  ne  méfait 
pas  l'honneur  de  dire  oii  il  les  a  puisées  :  mais,  qu'importe, 
pourvu  que  la  vérité  triomphe!!  Ne  vivons-nous  pas  dans  un 
siècle  où  le  Sic  vos  non  vobis  de  Virgile,  peut  être  justement 
appliqué  à  une  foule  de  gens  s'eraparant  des  idées,  des  œuvres 
d'autrui,  avec  un  sang-froid  vraiment  admirable?.,    En  mu- 


vit 


sique,  en  peinture,  en  littérature  ce  genre  de  braconnage  est 
tout  à  fait  de  mode.  On  travaille  en  marqueterie,  avec  des 
matériaux  de  toutes  couleurs,  pris  chez  le  voisin.  Telle  par- 
tition, tel  écrit  que  je  pourrais  citer^  ressemblent  à  cet  habit 
d'arlequin  confectionné  par  le  tailleur  de  Bergame,  auquel 
chacune  de  ses  pratiques  pouvait  venir  demander  la  restitu- 
tion du  morceau  qui  lui  avait  été  volé.  Faisons  toutefois 
observer  qu'à  cette  manie  peu  délicate  de  se  montrer  savant 
aux  dépens  d'autrui  ,  il  est  de  rares  ,  et  par  cela  même  très- 
honorables  exceptions.  Ainsi,  dans  son  HiMoire  des  peintres, 
ouvrage  élégamment  écrit,  et  parfaitement  exécuté,  i\l.  Char- 
les Blanc,  en  se  servant  de  mon  travail  sur  Chardin,  s'est  cru 
obligé  de  rappeler  mon  nom  de  la  manière  la  plus  gracieuse  et 
la  plus  indulgente.    Je  l'en  remercie  cordialement. 

Maintenant  disons  un  mot  de  la  pensée  dominant,  en  géné- 
ral, dans  ces  feuilles  fort  légères  quant  au  talent,  mais  tout  à 
fait  consciencieuses  quant  au  sentiment  qui  les  a  dictées. 
Cette  pensée  la  voici  :  «  dans  les  arts,  dans  la  littérature,  nous 
»  marchons  vers  la  décadence,  bien  plus  que  vers  le  progrès; 
»  et  la  véritable  puissance,  la  reine  de  notre  siècle,  c'est  l'in- 
»  dustrie.  »  Qu'on  n'aille  point  prendre  acte  de  cette  franche 
déclaration  pour  me  qualifier  du  titre  de  louangeur  quand 
même  du  temps  passé,  accompagné  des  charmantes  épithètes 
que  les  fantaisistes  de  l'époque  distribuent  si  généreusement 
aux  admirateurs  de  l'art  sérieux,  et  de  la  littérature  de  bon 
aloi.  Certes,  il  est  encore  parmi  nous  un  petit  nombre  de 
noms  illustres  :  je  me  plais  à  le  reconnaître,  et  personne  plus 
que  moi  n'accorde  aux  fruits  de  leurs  veilles  une  haute  estime. 
Cependant,  ces  noms  eux-mêmes  ne  sont  pas  sans  tâches,  el 
ces  lâches  proviennent  d'une  tendance  continuelle  à  exagérer 
les  effets,  à  faire  du  neuf,  afin  de  satisfaire  un  public  que  tous 
les  jours  on  blase  davantage.  Ainsi,  en  peinture,  on  se  lance 
dans  l'abus  de  la  couleur,  en  lui  sacrifiant  le  dessin,  la  com- 
position, 1  expression  noi)le  ol  morale.  Pour  arriver  au  réa- 
lisme, ce  grand  cheval  de  bataille  des  prétendus  novateurs,  on 


s'attache  à  reproduire  des  détails  étranges,  discordants,  ne  se 
rencontrant  que  bien  rarement  dans  la  nature  ;  comme  si  le 
réalisme  interprété  d'une  façon  aussi  fantasque,  aussi  biscor- 
nue n'était  pas  l'absence  complète  de  l'art.  En  musique,  afin 
d'obtenir  un  brevet  d'originalité,  beaucoup  de  lauréats  du  con- 
servatoire cherchent  la  mélodie  par  les  moyens  qu'on  em- 
ployerait  pour  résoudre  une  équation  algébrique.  Et  quand 
par  hasard,  le  chant,  sans  lequel  il  n'y  a  pas  plus  de  musique 
qu'il  n'y  a  de  peinture  sans  dessin,  essaie  à  faire  acte  d'exis- 
tence, ces  savantasses  l'étouffent  sous  une  instrumentation  for- 
midable!! Enfin,  en  littérature,  pour  amener  la  fantaisie,  on 
tombe  dans  le  bizarre,  le  trivial,  le  faux  du  sentiment,  des  ca- 
ractères, l'étalage  repoussant  des  plaies  d'une  bohème  de  con- 
vention, le  tout  revêtu  d'un  style  où  le  néologisme  se  pré- 
lasse avec  une  impudeur  à  nulle  autre  pareille!...  Si  cela 
continue,  il  est  certain  que  dans  cent  ans  il  n'y  aura  plus  trace 
de  cette  belle  et  chaste  langue  française,  immortalisée  par  les 
écrits  des  Pascal,  des  Fénélon,  des  Bossuet,  des  Molière,  des 
J.  J.  Rousseau. 

Le  dirai-je  ensuite?.  Eh!  pourquoi  pas!  L'une  des  causes 
principales  de  notre  décadence  dans  le  domaine  des  œuvres 
de  l'intelligence,  provient  aussi  de  la  monomanie  d'imitation 
de  tout  ce  qui  appartient  aux  nations  étrangères.  Nos  pein- 
tres tendent  à  faire  de  la  couleur  comme  le  Titien,  Rembrandt, 
liubens,  Murillo;  nos  musiciens  du  chant  et  des  finals  comme 
les  Italiens.  Nos  auteurs  de  drames^  de  poésies,  de  ro- 
mans, nous  donnent  la  contre-épreuve  très-elfacée  des  inspi- 
rations de  Shakespear,  de  Byron,  de  Walter-Scott  et  de  Dic- 
kens. En  ce  moment  leur  verve  s'exerce  à  pasticher  les  Grecs. 
On  nous  f.ibriquede  l'Homère,  dcrEschyle,duThéocrite  habillés 
à  la  française  :  en  un  mot  nous  nous  efforçons  de  ressembler 
à  tout  le  n)onde,  de  ne  pas  être  ce  que  la  nature  nous  a  faits, 
et  cela  en  nlfichant  la  prétention  de  nous  montrer  originaux 

Où  nous  mène,  grand  Dieu,  cette  singerie  qui  n'a  pas  de  fin! 


à  la  bâtardise  la  plus  complète,  au  néant.  Depuis  notre  pre- 
mière révolution  les  effets  de  cette  déplorable  monomanic  se 
sont  étendus  sur  toutes  choses.  Que  sont  devenus  nos  cos- 
tumes élégants,  nos  soirées  et  notre  conversation  si  aimables; 
nos  gouvernements ,  à  partir  de  l'importation  des  modes  an- 
glaises, américaines,  des  chartes  de  la  Grande-Bretagne  et  des 
États-Unis,  des  pipes  et  des  cigares  de  l'Allemagne,  des  galops 
et  des  danses  russes?. .  .  Hélas  !  tout  cela  s'est  évanoui  sous 
les  plis  disgracieux  des  carricks  ,  des  paletots;  sous  la  roide 
enveloppe  du  frac  puritain,  au  milieu  de  la  fumée  du  tabac,  de 
la  lecture  des  journaux,  du  piétinement  des  polkeurs.  du 
biuit  des  émeutes  populaires,  et  des  pavés  des  barricades! 

Soyons  donc  français,  ainsi  que  le  dit  la  chanson,  dans  nos 
mœurs,  dans  nos  œuvres,  et  ce  sera  alors  que  nous  redevien- 
drons dignes  d'être  enviés  par  tous  les  peuples  qui  nous  en- 
tourent. Un  des  poètes  de  cet  ancien  régime  si  sottement 
décrié,  a  écrit  quelque  part  : 

«  Plus  je  vis  l'étranger,  plus  j'aimai  ma  patrie  !  » 

Ce  vers  ne  m'est  jamais  revenu  à  la  mémoire,  sans  faire  bat- 
tre vivement  mon  cœur!..  En  le  répétant  je  songeais  à  notre 
belle  et  noble  France  qui  sera  encore,  lorsqu'elle  le  voudra,  la 
première  nation  du  monde  ! 

C'est  là  mon  vœu  le  plus  cher,  et  c  est  par  lui  que  je  termi- 
nerai cet  avant-propos. 


MEHLIÎVG. 


ÉTUDE  SIU  LA  VIE  ET  LES  OUVRAGES  DE  CE  PEINTRE 


SUIVIE  DU  CATALOGUE  DE  SES  TABLEAUX. 


«  11  est  presque  toujours  dans 
»  la  destinée  du  génie  de  voir 
»  couvert  d'un  nuage  ses  langes  , 
»    et  son  lincËul.   » 

G.  Olivier,  Christine  de  Pisan . 


MEMLI\G< 


Une  erreur  grave,  ei  assez  généralement  répandue, 
tend  à  établir  que  ritalL',  vers  la  fin  du  moyen-àge  elle 
commencement  de  la  renaissance,  possédait  seule  des 
peintres  dignes  de  fixer  l'aiteniion.  A  ces  deux  époques, 
sans  doute ,  la  patrie  de  Cimabuë  et  du  Giotto  réunissait 
déjà  un  assez  grand  nombre  d'artistes  ayant,  dès  le  XIII« 
siècle,  couvert  beaucoup  de  monuments  religieux  de  ces 
peintures  murales,  conservées  avec  soin  et  avec  orgueil 
par  les  italiens  ;  mais  plusieurs  de  nos  églises,  à  partir 
de  1200  ,  offraient  ce  système  d'ornementation ,  et  comme 
l'a  très  bien  fait  observer  M.  de  Guilhermy,  dans  les  notes 
de  son  voyage  en  Italie,  les  fresques  de  Tabbaye  de  saint 
Savin,  en  Poitou,  sont  d'une  époque  plus  reculée  que 
tout  ce  qu'on  possède  mainlonaiit  en  ce  genre  de  l'autre 
côté  des  Alpes. 

Malheureusement  l'esprit  d'inconstance  et  d'indifférence 
qui,  dans  tous  les  temps,  en  fait  d'art  surtout,  a  été  la 
base  du  caractère  français,  a  anéanti,  sous  le  badigeon 
et  sous  les  coups  de  marteau  des  démolisseurs,  la  plus 
grande  partie  de  ces  trésors  du  passé.  Nous  disons  tré- 
sors, parce  qu'il  n'y  a  point  à  douior  que  lorsque  nos  ar- 


listes  faisaient  déjà  sortir  de  la  pierre  ces  naïves  et  nobles 
figures,  décorant  les  portails  des  cathédrales  de  Rheims 
et  de  Paris,  des  peintres,  marchant  sur  leurs  traces,  exé- 
cutaient alors  des  fresques  nombreuses  et  pouvant  être 
mises,  sans  trop  de  désavantage,  en  regard  des  œuvres 
les  plus  célèbres  de  l'Italie  au  moyen  âge. 

Si  celle  opinion  toutefois  rencontre  quelques  contra- 
dicteurs, il  n'en  saurait  être  de  même  pour  certains  ar- 
tistes flamands  du  xv«  siècle  :  qu'il  nous  soit  donc  permis 
de  dire,  avec  assurance,  que  les  tableaux  des  frères  Van 
Eyck  et  de  leur  rival  Memling  n'ont  rien  à  envier  à  ceux 
de  Mantegna  et  du  Pérugin. 

Nous  venons  de  nommer  Memling,  ce  grand  artiste,  en 
général  si  peu  connu  en  France  :  c'est  à  lui,  à  ses  ou- 
vrages, que  nous  consacrons  l'élude  suivante.  A  défaut  du 
talent  qui  nous  manque,  pour  faire  sentir  toute  la  subli- 
miié  de  ses  productions,  celle  élude  ne  sera  pas  sans  in- 
térêt aux  yeux  des  abonnés  des  «  Annales  archéologiques»  ; 
car  le  peintre  dont  elle  les  enlreiienl  se  rattache,  par  ses 
inspirations  el  ses  travaux,  à  tous  ces  beaux  monuments 
gothiques,  objets  de  leur  amour  el  de  leur  admiration. 

Hans  ou  Jean  Memling  a  eu  le  sort  de  beaucoup  d'hom- 
mes célèbres,  en  ce  que  la  date  précise  de  sa  naissance 
cl  de  sa  mort,  ainsi  que  beaucoup  de  particularités  de  sa 
vie,  ne  sont  point  parvenues  jusqu'à  nous.  On  n'est  pas 
môme  d'accord  sur  le  lieu  où  il  a  reçu  le  jour.  Les  opi- 
nions les  plus  probables  se  réunissent  cependant  pour 
établir  qu'il  naquit  en  l-iSO,  à  Bruges,  ville  si  longtemps 
habitée  par  lui,  et  où  se  trouvent  le  plus  grand  nombre  et 
quelques-uns  des  plus  parfaits  de  ses  ouvrages. 


Une  faille  grave,  fruil  de  rinatlenlion  ou  de  rii»norance 
de  Descamps,  auteur  de  quatre  volumes  sur  les  peintres 
flamands,  fait  que,  depuis  la  publication  de  ce  livre,  Mem- 
ling  est  presque  toujours  appelé  Hemlinck  or  Henime- 
ling  (1).  11  importe  de  relever  celte  faute,  «l  c'est  ce  que 
nous  allons  entreprendre,  en  nous  appuyant  sur  des  do- 
cuments irrécusables 

Le  nom  de  ce  grand  peintre  se  trouve  indiqué  sur  ses 
tableaux  par  un  M  majuscule,  employé  alors  en  Flan- 
dre, et  dont  voici  à  peu  près  la  forme  jt|  .  La  ressem- 
blance de  cette  lettre  et  de  l'H  a  conduit  Descamps  à  pen- 
ser qu  il  fallait  lire  et  écrire  Hemlinck  ou  Hemmeling,  au 
lieu  de  Memling.  Or,  tous  les  documents,  touies  les  pièces 
autographes  du  temps  où  Memling  a  vécu,  prouvent  que 
cette  lettre  |tI  a  toujours  servi  à  représenter  un  M. 
C'est  ainsi  que  dans  un  registre  du  xv*  siècle,  se  trouvant 
aux  archives  de  l'hôpital  Saint-Jean  de  Bruges,  et  concer- 
nant des  terres  situées  à  Maldeghem,  on  voit  la  lettre  M 
qui  commence  ce  mot,  offrant  une  configuration  parfaite 
avec  celle  |-'  ,  placée  sur  les  tableaux  du  peintre.  C'est 
encore  ainsi  que  les  médailles  et  monnaies,  frappées  à 
Bruges  du  vivant  de  Memling,  sous  le  règne  de  Marie  de 
Bourgogne,  piésenteni  à  la  vue  la  lettre  majuscule  It|, 
occupant  le  centre  du  revers,  avec  la  légende  Maria  co- 
MiTissA  FLANDRi.t  Oii  ue  poui  d'aillcurs  couscrver  aucun 
doute  sur  ce  point,  lorsque  Carie  Van  Mander,  habitant 
Bruges  cent  ans  après  Memling,  lui  donne  ce  nom  ;  que 
depuis  et  sous  Louis  XIII,  Sanderus,  dans  sa  Flandria 


(1)  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  c'esl  que  dans  son  averlissement, 
pages  14  el  15,  Descamps  le  nomme  Meinmelinck,  adoplont  ainsi  la 
lellre  M,  qu'il  rcjelle  dans  le  corps  de  son  ouvrage. 


—    ti 


ILLUSTRATA,  adoptc  lu  même  orthographe,  et  qu'en  Italie, 
où  se  irouvaient  phisieurs  de  ses  productions,  on  l'a  tou- 
jours appelé  Memmeling  (1). 

La  tradition  et  les  chroniques  ne  nous  ont  rien  transmis 
sur  rorigine,  l'enfance,  et  la  première  jeunesse  de  Mem- 
ling.  Selon  plusieurs  il  eut  pour  maître  le  fameux  Ro- 
gier  Vander  Weyden,  de  Bruges.  Il  y  a  tout  lieu  de  pen- 
ser que  les  œuvres  d  Hubert  et  de  Jean  Van  Eyck,  ses 
prédécesseurs  dans  un  an  où  il  s'est  aussi  illustré,  con- 
tribuèrent puissamment  à  faire  éclore  et  à  diriger  son 
talent.  Toutefois  une  circonstance  remarquable  se  ren- 
contre dans  l'influence  que  ces  maîtres  ont  pu  exercer  sur 
lui.  Tout  le  moude  sait  que  Jean  Van  Eyck  est  regardé 
comme  étant  l'inventeur  de  la  peinture   à  l'huile  (2). 


(1)  V.  Van  Mander  ;  Sanderus  ,  Flandria  illustrata;  Notice  sur  les 
lableaux  de  l'hôpital  Saint-Jean  de  Bruges,  et  surtout  la  disserialion 
du  savant  M.  de  Bast  de  Gand. 

Ainsi,  Van  Mander  et  Sanderus  autrefois,  et,  de  nos  jours,  M.  de 
Bast,  le  docteur  Waagon,  directeur  de  la  galerie  des  tableaux  de  Ber- 
lin, M.  Passavant  de  Francfort,  dans  son  excellent  a  Voyage  artistique 
en  Angleterre  cl  en  Belgique  j,  sont  complètement  de  notre  avis. — 
D'autre  part,  M.  Kugler  penche  pour  le  mol  Meniling,  sans  se  pronon- 
cer aussi  ouverlenienl  que  les  savants  ci-dessus  cités.  —  L'opinion 
contraire  est  soutenue  par  .MM.  Schaan,  Schorn,  Nieuwenhuys,  dans 
sa  description  de  la  galerie  du  roi  des  Pays-Bas  et  par  M.  Mundlcr, 
auquel  nous  sommes  redevables  de  renseignements  d'un  haut  intérêt. 
(Voir  sur  celte  controverse  l'appendice  qui  suit  le  catalogue.) 

(2)  Celte  découverte  lui  a  été  conleslée,  non  sans  qui Ique  raison; 
l'ouvrage  do  Théopliilo,  prêtre  et  moine,  ouvrage  reraonianl  au  xi^ 
et  xiip  siècle,  décrit  formellement  la  peinture  â  1  huile  et  en  explique 
les  procédés.  Tout  porte  à  croire  que  celte  découverte  avait  été  ou- 
bliée, et  que  Jean  Van  Eyck  la  retrouva  et  la  perfectionna.  Le  per- 
fectionnement consista   surtout  dans   la  composition  du  vernis,  qui. 


Avaiil  celte  décoiiveilo,  les  artistes,  en  Italie,  eu  Alle- 
magne, en  Flandre,  employaient  une  espèce  de  prépara- 
tion offrant  un  mélange  d'eau  d  œuf,  de  miel  et  de  gomme 
arabique.  Rien  de  plus  frais,  de  plus  vif,  de  plus  harmo- 
nieux que  l'effet  produit  par  cette  préparation.  On  peut 
s'en  assurer  en  revoyant  les  œuvres  bien  conservées  dans 
lesquelles  on  en  a  fait  usage.  Aussi  devons-nous  avouer 
que  souvent  nous  nous  sommes  surpris  à  en  regretter 
l'abandon.  Sans  doute,  sous  le  rapport  des  procédés 
matériels,  de  la  promptitude,  delà  facilité  du  faire,  la 
peinture  à  l'huile  a  de  nombreux  et  sérieux  avantages  : 
mais,  dauire  part,  quels  inconvénients  ne  présente-t-elle 
pas?  Après  un  siècle,  souvent  même  bien  plus  tôt,  peu 
de  tableaux  à  l'huile  conservent  le  coloris  que  l'artiste 
leur  avait  donné.  Ils  jaunissent,  noircissent,  se  gercent, 
deviennent  trézalès.  Ils  n'offrent  plus  enfin  que  le  sou- 
venir de  cette  vie  éclatante  qu'ils  avaient  à  leur  aurore. 
Voyez,  en  fait  de  couleur,  ce  que  sont  maintenant  les 
Léonard  de  Vinci,  beaucoup  de  Raphaël,  et  presque  tou- 
tes les  productions  du  Poussin  ?  Tandis  que,  si  vous  allez 
visiter  l'hôpital  de  Saint-Jean  de  Bruges,  vous  y  trouverez 
lesœuvres  de  Memling  resplendissantes  encore  de  fraîcheur 
et  de  transparence  !  Quatre  cents  ans  ont  passé  sur  ces 
belles  créations  sans  en  altérer  la  jeunesse  :  c'est  là  ce 
qui,  selon  nous,  a  amené  la  circonstance  remarquable 
signalée  plus  haut,  et  de  laquelle  il  résulte  que  Memling 
n'a  jamais  voulu  se  servir  de  la  découverte  de  Van  Eyck. 
En  réfléchissant  à  l'emploi  de  l'huile,  en  s'assurant  de 


comrae  le  fait  remarquer  Vasari,  une  fois  sec  ne  craint  plus  l'eau, 
dunue  de  la  vivacité  aux  couleurs,  les  rend  plus  claires  cl  les  harmo- 
nise d  une  manière  admirable. 


l'effet  que  cet  emploi  avait  piuduii,  il  aura  été  tout  naturel- 
lement conduit,  après  quelques  essais,  à  ne  point  changer 
sa  manière  de  peindre.  Mais  si  Memling  ne  suivit  pas,  à 
cet  égard,  l'exemple  des  Van  Eyck,  il  s'empressa  d'adopter 
l'heureuse  révolution  qu'ils  introduisirent  dans  les  fonds 
de  leurs  tableaux. 

Avant  eux,  en  général,  les  peintres  de  la  primitive 
école  italienne,  imitateurs  des  Grecs  byzantins,  déta- 
chaient les  figures  graves  et  symétriquement  rangées  de 
leurs  compositions  sur  des  fonds  obscurs,  et  particulière- 
ment sur  des  fonds  d'or.  Cimabuë,  Guido  de  Sienne 
procédaient  ainsi.  On  en  aura  la  preuve  en  voyant  le 
grand  tableau  de  ce  dernier,  daté  de  i22i,  qui  se  trouve 
dans  l'église  Saint-Dominique  de  sa  ville  natale,  et  quel- 
ques-unes des  productions  de  celte  époque  placées  dans 
la  salle  d'entrée  du  musée  du  Louvre.  Memling,  en  cela, 
se  montra  l'ingénieux  disciple  des  Van  Eyck.  Ces  fonds 
monotones  dont  le  défaut,  en  accusant  trop  fortement  le 
dessin  des  personnages,  est  de  leur  prêter  une  sécheresse 
peu  agréable  à  l'œil,  il  les  remplaça  par  de  riches  paysa- 
ges, éclatants  sous  la  lumière  ardente  et  magique  des 
rayons  du  soleil,  et  que  traversent  des  rivières  et  des 
fleuves  mollement  ondulés,  ou  par  des  édifices  religieux, 
étalant  tout  le  luxe,  toute  la  finesse  du  cycle  de  l'archi- 
tecture gothique  fleurie,  et  dont  les  flèches  élégantes  vont 
se  perdre  dans  un  ciel  d'azur. 


II. 


Il  n'y  a  point  à  douter  que  Memling,  aux  jours  de  sa 
jeunesse,  a  visité  ritalie.     La  tradition   raconie  même 


—  9    — 

qu'il  eniieprit  ce  voyage  avec  son  maure,  Rogier  de  Bru- 
ges. Ses  prodnciions  porlem,  en  effel,  l'empreinle  d'é- 
tudes faites  dans  les  écoles  llorenline  el  vénitienne,  alors 
que  Verocchio  et  le  Pérugin  se  montraient  les  dignes 
précurseurs  de  Léonard  de  Vinci  et  de  Raphaël.  Les 
chevaux  à  la  tournure  antique,  figurant  dans  son  a  Mar- 
tyre de  saint  Hippolyte  »,  ne  sont  autres  que  ceux  dont 
Venise  lui  a  offert  le  modèle.  Plusieui's  de  ses  tableaux 
existaient  en  ce  pays,  principalement  à  Padoue  et  dans 
la  ville  des  doges,  où  l'on  voyait  autrefois  le  portrait  d'I- 
sabelle d'Aragon,  sous  la  date  de  1450.  Ce  portrait  est 
certainement  une  de  ses  premières  œuvres. 

Il  est  incontestable  aussi  qu'il  a  voyagé  en  Allemagne. 
C'est  dans  ce  pays  qu'il  a  puisé  quant  à  l'architecture,  et 
ses  paysages  rappelent  souvent  les  merveilleux  bords  du 
Rhin.  Les  types,  les  physionomies  et  les  costumes  de 
ses  personnages  sont  pris  à  la  riche  école  rhénane,  mais 
modifiés  par  son  génie  souple  et  puissant  ;  ce  qui 
a  fait  dire  à  M.  Viardol,  qui  s'obstine  à  le  nommer  Hem- 
ling,  qu'il  était  allemand  d'origine  {i  ) .  La  conséquence  nous 
païaît  forcée  ;  car,  s'il  fallait,  à  cause  des  points  de  res- 
semblance existant  entre  ses  tableaux  et  ceux  des  anciens 
maîtres  de  Cologne,  le  déclarer  allemand,  il  faudrait  agir 
ainsi  pour  les  Van  Eyck,  dont  les  œuvres  ont  le  même 
caractère. 

Memling  vivait  dans  un  temps  de  guerres  et  de  troubles 
continuels.  Chailes-le-Téméraire,  conduit  à  sa  perte  plus 


(1)  V.  Les  Musées  de  Belgique,  par  M.  Viardol,  p.  507,  édilioii  do 
Paulin,  i84ô. 


—    10  — 

«ncore  par  l'esprit  d'aventure  que  par  l'ambition,  l'avait 
nommé  son  premier  peintre.  Près  de  ce  prince,  ardent 
et  batailleur,  il  tenait  la  place  occupée  par  Jean  Van  Eyck 
près  de  Philippe-le-Bon.  Si  ce  fait  n'était  pas  reconnu 
par  plusieurs  auteurs  ayant  écrit  sur  la  peinture  flamande, 
une  circonstance,  toujours  présente  à  notre  mémoire, 
viendrait  fortement  l'appuyer.  Charles-le-Téméraire,  pos  - 
sesseur,  ainsi  que  son  père,  de  la  ville  et  du  comté  de 
Boulogne  pendant  soixante  années,  vint  visiter  la  chapelle 
de  la  Vierge  miraculeuse,  objet,  alors,  des  hommages  et 
de  la  vénération  de  tous  les  princes  de  la  chrétienté.  Il 
laissa  à  la  trésorerie  des  présents  d'une  grande  richesse. 
Parmi  ces  présents,  on  remarquait  sa  statuette  en  or 
massif,  à  cheval,  et  son  anneau  seigneurial,  à  quatre 
tables  de  diamants,  posé,  avec  son  écusson  et  sa  devise, 
au  pied  de  la  croix  d'or  appelée  la  belle  croix.  Une  cé- 
rémonie pompeuse  eut  lieu  à  cette  occasion,  et,  parmi 
les  personnes  entourant  Charles-le-Téméraire,  on  distin- 
guait le  chroniqueur  Olivier  de  la  Marche,  et  le  célèbre 
Jacques  de  Lallain,  chevalier  de  la  Toison-d'Or  (1). 

Memling  accompagnait,  lors  de  celle  cérémonie,  le  duc 
de  Bout  gogne,  dont  la  dévotion  particulière  pour  la  Vierge 
a  été  signalée  par  tous  les  historiens.  Il  fut  chargé  de 
faire  un  tableau  représentant  le  moment  où  ce  prince  ac- 
complissait l'acte  de  «  foi  et  hommage  «  à  Notre-Dame- 
de-Boulogne.  Ce  tableau,  de  moyenne  proportion,  était 
appendu  dans  l'une  des  chapelles  latérales  de  l'église  ca 


(l)  V.  Histoire  de  N.-D.  de  Boulogne,  par  lauicurde  ceUe  étude, 
éd.  de  1839.  —  Olivier  de  la  Marclie  en  ses  Mémoires.  —  Meyers  , 
Annales  de  la  Flandre.  —  Paradis,  Annales  de  Dourgogue. 


—  Il  — 

Ihcdrale  de  cette  ville.  Quand  arriva  l'i-poquc  la  plus 
désastreuse  de  la  révolulion,  le  proconsul  André  Dûment 
fit  détruire,  dans  une  espèce  d'auto-da-fé,  les  images 
sculptées  des  saints  et  les  peintures  ornant  cette  église. 
Une  fort  belle  sainte  Thérèse,  de  Murillo,  dut  son  salut  a 
M.  Wyaut,  ancien  sous-précepteur  de  la  famille  d'Orléans, 
et  l'œuvre  de  Memling  échappa  aux  flammes  par  les  soins 
de  M.  Guerlain  des  Sablons,  ancien  procureur  du  roi  de 
l'amirauté.  Vingt  fois,  dans  ma  première  jeunesse,  j'ai 
admiré  chez  lui  ce  tableau,  dans  lequel  brillaient  à  un 
haut  degré  toutes  les  qualités  du  talent  de  Memling.  De- 
puis la  mort  de  M.  Guerlain,  arrivée  il  y  a  quarante  ans, 
je  n'ai  pu,  malgré  mes  recherches,  découvrir  ce  qu'il  était 
devenu. 

C'est  comme  peintre  et  comme  guerrier  que  Memling 
suivit  encore  le  duc  Charles  dans  sa  fatale  expédition 
contre  les  Suisses.  En  ces  temps  de  valeur  et  de  foi, 
même  à  des  époques  plus  rapprochées  de  nos  jours,  les 
artistes  et  les  poêles  se  servaient  également  bien  du  pin- 
ceau, du  ciseau,  de  la  plume  et  de  l'épée.  Benvenuto 
Cellini,  le  Camoëns,  le  Tasse  et  Miguel  Cervantes  nous 
en  fournissent  la  preuve.  Blessé  dangereusement  aux 
batailles  de  Granson  et  de  Moral,  Memling.  au  milieu  d'un 
hiver  rigoureux,  ayant  tout  perdu,  arriva  à  Bruges  dans 
le  mois  de  janvier  1477.  Admis  à  l'hôpital  Saint-Jean, 
il  sut,  par  ses  manières  distinguées  et  la  douceur  de  son 
caractère,  exciter  le  plus  vif  intérêt,  se  concilier  l'estime 
de  tous,  et  principalement  du  frère  Jean  Floreins,  tréso- 
rier de  cet  établissement.  C'est  l'époque  la  mieux  connue 
de  sa  vie;  celle  où  il  entreprit  et  termina  les  chefs- 
d'œuvre  éteinisant  sa  gloire  et  donnant  tant  de  re- 
nom et  de  visiteurs  au  modeste  hôpital  Saint-Jean  de  Bru- 


—  12  — 

ges.  Les  soins  qui  hii  furent  prodigués,  le  régime  satu- 
laire  et  doux  de  cet  asile  de  paix,  hâtèrent  sa  convales- 
cence, et,  avec  la  santé,  l'amour  de  son  an  lui  revuil  plus 
cher,  plus  impérieux  que  jamais. 

Avant  d'entrer  dans  les  détails  concernant  les  ouvrages 
échappés  à  son  pinceau,  pendant  un  séjour  de  plusieurs 
années  à  l'hôpital  Saint- Jean,  nous  devons  examiner  deux 
faits,  recueillis  nous  ne  savons  où,  appartenant,  selon  le* 
uns  à  la  tradition,  selon  les  autres  aune  légende,  faits  aux- 
quels nous  sommes  loin  d'attacher  la  moindre  croyance. 

Descamps,  d'abord,  prétend  que  Memling  fut  amené  à 
rhôpital  par  suite  du  dérèglement  de  ses  mœurs,  et  qu'il 
y  fut  reçu  par  chanté.  Ainsi  il  le  pose  en  soldat  vulgaire, 
dont  le  libertinage  avait  flétri  l'âme  et  usé  le  corps.  Rien, 
dans  tout  ce  que  l'on  sait  de  la  vie  de  ce  peintre,  ne  mo- 
tive un  conte  aussi  absurde.  Son  caractère,  la  nature  de 
ses  goûts  le  repoussant  même  complètement.  Est-ce  que 
l'onction  ineffable,  la  délicatesse,  la  foi  naïve  et  profonde, 
et  cette  fraîcheur  céleste,  ce  sentiment  pudique  empreints 
dans  ses  productions,  pouvaient  s'allier  avec  une  imagi- 
nation souillée,  avec  les  vices  honteux  et  les  maux  que  la 
débauche  entraîne  à  sa  suite?  Est-ce  que,  si  Memling  s'é- 
tait présenté  à  l'hôpital  Saint-Jean  dans  l'état  où  Descamps 
le  dépeint,  les  personnes  pieuses  administrant  cette  sainte 
maison  lui  eussent  témoigné  le  vif  intérêt,  l'estime,  et 
prodigué  les  soins  empressés  et  touchants  dont  le  souve- 
nir est  venu  Jusqu'à  nous  d'une  manière  certaine?  N'ou- 
blions pas  d'ailleurs  que  les  règles  très-sévères  de  la 
fondation  de  cet  hospice  ne  permettaient  d'y  admettre 
que  les  seuls  bourgeois  malades,  habitants  de  Bruges  et 
de  Maldeghem  :  l'excepliou  faite  en  l\tvcur  de  Memling 


—  1 


suffirait  donc  seule  pour  proaver  à  quel  point  il  en  était 
digne. 

Le  second  fait  est  rapporté  par  M.  Viardot  :  s'il  est 
{dus  inléressanl  pour  ceux  qui  veulent  voir  de  l'amour  en 
toulet  partout,  il  ne  nous  paraît  pas  plus  vraisemblable. 
•  Selon  la  légende,  dit  l'auteur  (le  moi  légende  est  ici  fori 
étrangemeni  employé) ,  Memling  fut  retenu  à  l'hôpital 
Saint-Jean  par  sa  passion  pour  une  jeune  sœur  hospita- 
lière. »  Or,  noire  peintre,  né  eu  1430,  avait  en  1477,. 
époque  de  son  entrée  dans  cet  hospice,  quaranie-sepi  ans; 
il  n'était  plus  dans  l'âge  des  illusions  romanesques,  des 
folles  amours.  Blessé,  fatigué,  les  forces  qui  lui  restaient, 
sa  pensée  tout  entière,  étaient  consacrées  à  l'exercice  de 
son  art  ;  la  perfection  de  ses  ouvrages  eu  offre  la  preuve. 
Le  moyen  de  penser  que  dans  de  telles  conditions,  s'occu- 
pant  constamment  de  sujets  de  haute  piété,  il  se  fût  livré 
à  un  attachement  alors  considéré  comme  un  véritable  in- 
ceste !  comment  croire  aussi  que,  si  cet  amour  eût  existé, 
le  respectable  frère  Jean  Floieins,  les  dignes  sœurs  de 
Sainl-Jean,  eussent  accordé  leur  esiime,  prodigué  leurs 
soins  au  coupable  artiste,  ei  l'eussent  conservé  parmi  eux .' 
Celle  circonstance  est  donc  aussi  ridicule,  aussi  apocryphe 
que  celle  faisant  de  Memling  un  vil  débauché.  Elle  peut 
plaire  aux  amateurs  de  romans  quand  même,  ci  aux  per- 
sonnes qui,  disposées  à  prêter  aux  hommes  de  génie  les 
penchants  les  plus  excentriques,  ressemblent  à  celles  dont 
la  vue  malade  aperc^oit  toujours  des  taches  dans  le  soleil 
le  plus  pur.  Mais  la  raison  et  les  convenances  ne  sau- 
raient l'admeiire. 


14 


m 


Tout  nous  porte  à  penser  que  le  premier  tableau  peini 
par  Memling,  au  commencement  de  sa  convalescence,  esl 
la  •-  Sibylle  persiqiie  »,  à  laquelle  une  inscription  latine, 
écrite  vers  le  côté  droit  de  la  partie  supérieure  du  pan- 
neau, donne  le  nom  de  sambetha  (1).  Inférieure  à  ses 
autres  œuvres,  en  ce  qu'elle  manque  de  profondeur  de 
sentiment  et  de  force  de  coloris,  cette  sibylle,  accusant 
toutes  les  apparences  d'un  portrait,  n'eu  est  pas  moins 
très-finement  touchée.  Nous  avons  surtout  admiré  la 
transparence  délicate  et  vaporeuse  du  voile  jeté  sur  sa 
tête.  Elle  est  coiffée  du  haut  bonnet  et  son  corps  est 
couvert  du  costume  des  Flandres. 

Immédiatement  après,  selon  l'ordre  des  dates,  arrive 
une  œuvre  capitale,  au-dessus  de  tous  les  éloges  qu'on 
pourra  lui  décerner  :  c'est  le  triptyque  dont  le  panneau 
principal  représente  le  «  Mariage  de  sainte  Catherine  ». 
La  Vierge,,  assise  sur  un  trône  à  baldaquin,  d'une  magni- 
fique ornementation,  occupe  le  centre  de  cette  composi- 
tion, et  lient  l'enfant  Jésus  sur  ses  genoux.  Il  est  impos- 
sible de  donner  une  idée  de  l'effet  magique,  comme 
couleur  et  comme  perspective,  ressortant  du  tapis  sur 
lequel  ses  pieds  délicats  sont  posés  !  La  sainte  Catherine, 
dans  le  plus  riche  habilement,  dont  les  traits  sont  adorables 
de  grâce,  de  candeur,  et  qui  reçoit  l'anneau  nuptial  des 
mains  du  divin  enfant  ;  les  anges,  revêtus  d'habits  sacer- 


(1)  a   Sambetha,  quac  et  Persini.  an.  ante  Cbrisl.  nal.  2040    > 


—   15    - 

doiaux,  lui  servant  d'acolyles;  la  sainte  Vierge,  le  saint 
Jean  évangëlisle,  assistant  à  cette  cérémonie  symbolique, 
forment  un  ensemble  où  brillent  à  la  fois  la  lumière  la 
plus  éclatante,  la  perspective  la  plus  inouïe,  et  un  senti- 
ment de  mysticité  qu'aucune  parole  humaine  ne  saurait 
exprimer  1  Or,  perles,  pierres  précieuses,  dessins  variés 
des  tapisseries  reproduisant  les  tissus  anciens  de  l'Orient, 
architecture  ogivale  de  la  plus  somptueuse  ordonnance, 
tout  a  été  rendu  par  le  peintre,  de  manière  à  frapper  à  la 
fois  les  yeux  et  l'imagination,  à  transporter  les  spectateurs 
de  tant  de  merveilles  dans  ces  régions  célestes  qui  font 
rêver  le  bonheur  des  élus  !  Et  que  dire  du  délicieux  pay- 
sage se  développant  à  travers  les  ogives  placées  de  chaque 
côté  de  ce  panneau  principal  ?  des  collines,  des  plaines 
verdoyantes  et  fleuries  où  serpente  mollement  le  Jour- 
dain? de  cette  ville,  de  cet  amphithéâtre  romain,  se  déta- 
chant en  miniatures  ciselées  sur  cet  horizon  lointain,  sur 
ce  ciel  doni  la  vivacité  a  l'éclat  du  diamant?  —  Les  deux 
volets  représentant  la  «  Décollation  de  saint  Jean-Bap- 
tiste •  et  «  saint  Jean  à  Pathmos  •;  leurs  faces  exté- 
rieures, oîi  se  voient  les  portraits  de  Jean  Floreins  et 
d'un  autre  frère,  ainsi  que  ceux  de  deux  religieuses, 
qu'accompagnent  saint  Jacques,  saint  Antoine,  sainte 
Agnès  et  sainte  Glaire,  ne  sont  pas  moins  beaux,  moins 
admirables  d'exécution  !  Oui,  dans  son  genre,  le  triptyque 
du  «  3Iariage  de  sainte  Catherine  »  est  un  de  ces  chefs- 
d'œuvre  n'apparaissant  qu'à  de  longs  intervalles  dans 
l'histoire  de  l'art,  et  réunissant  la  vigueur  brillante  de 
Van  Eyck  à  la  sévéi  ité  de  pensée  de  Fra  Angclico  cl  à  la 
'ouche  délicate  de  Gérard  Dow,  avec  bien  plus  de  relief  ei 
d'ampleur. 

Parmi  les  ouvrages  de  Memling  enrichissant  l'hùpilal 


—   16  — 

Saint-Jean,  la  ■  Châsse  de  sainte  Ursule  "  est  celui  qui. 
généralement,  a  le  plus  de  célébiité.  Celle  châsse  a  la 
forme  d'un  grand  reliquaire ,  offrant  l'aspect  d'un  édifice 
gothique  rectangulaire.  Elle  a  86  ceniimèlres  de  hau- 
teur, sur  91  centimètres  de  largeur.  C'est  un  spécimen 
curieux  d'archéologie  chrétienne,  joignant,  au  choix  des 
matériaux  qui  le  composent,  la  délicatesse  et  l'élégance 
des  détails.  L'histoire  complète  de  sainte  Ursule,  de  son 
martyre  et  de  sa  glorification,  a  été  retracée  par  le  peintre 
dans  les  petits  tableaux,  médaillons  et  arceaux  en  ogive 
placés  sur  les  foces,  les  extrémités  et  même  le  toit  de  cette 
chapelle  en  miniature.  Toute  la  légende  des  vierges  de 
Cologne,  depuis  leur  départ  de  celte  ville  jusqu'au  nîo- 
ment  où,  à  leur  retour,  des  soldats,  faisant  office  de  bour- 
reaux, les  tuent  à  coups  de  flèches,  d'épées  et  de  lances, 
est  là,  vivante,  animée.  Seulement,  Memling  a  transpoi'lé 
celte  légende,  des  premiers  temps  du  christianisme  a» 
xv"  siècle,  en  ce  que  les  costumes,  les  armures,  les  per- 
sonnages, les  monuments,  les  paysages  de  son  œuvre, 
appariiennenl  à  celle  époque. 

Il  serait  trop  long  d'exposer  l'ordonnance  et  d'entrer 
dans  les  particularités  de  celle  vasle  composition,  conte- 
nant plus  de  deux  cents  petites  figures  en  action,  dont  la 
plus  grande,  une  madone,  a  un  pied,  celles  intermédiaires 
6  pouces,  beaucoup  d'autres  4  pouces,  et  les  plus  éloi- 
gnées à  peine  6  lignes  de  hauteur.  Ce  qu'il  a  fiillu  de 
patience,  pour  arriver  à  la  terminaison  d  luie  œuvre  aussi 
compliquée,  est  incalculable.  Toutes  les  parties  en  ont 
été  minuiieusemenl  décrites  dans  des  livrels  et  brochures 
qui  se  \endeni  en  Belgique,  et  MM.  Manche  et  Ghémart, 
jeunes  artistes  distingués,  les  ont  reproduites  dans  des 


—   17  — 

lithographies  coloriées,  d'une  précision  el  d'une  fidélilé 
assez  remarquables. 

Terminons  ce  qui  concerne  la  ■  Châsse  de  sainte  Ur- 
sule »  par  une  observation  imporlanle,  déjà  faite  à  l'oc- 
casion du  «  Mariage  de  sainte  Catherine.  »  On  tomberait 
dans  une  grave  erreur,  si  l'on  pensait  qu'en  parlant  de  la 
patience  mise  par  Memling  à  exécuter  cette  châsse,  nous 
avons  voulu  dire  que  celte  qualité  constituait  le  mérite 
principal  de  son  œuvre  Parfaite  et  délicate  au  plus  haut 
degré  dans  tous  ses  détails,  cette  œuvre  est  grande,  no- 
ble, vigoureuse,  expressive  dans  son  ensemble.  En  un 
mot,  la  légende  peinte  de  sainte  Ursule,  marquée  d'une 
ineffable  mélancolie,  et  où  se  meuvent,  exaltées  par  l'a- 
mour divin,  ces  belles  jeunes  vierges  des  Flandres,  blon- 
des, fraîches,  parées  avec  un  goût  exquis,  est,  comme  l'a 
dit  M.  Michelet,  «  la  véritable  transfiguration  de  la  femme 
du  Nord  »  (1). 

Trois  autres  tableaux,  un  diptyque  contenant  le  portrait 
d'un  jeune  homme  (Martin  de  Newenhoven,  adorant  la 
Madone),  un  triptique  représentant  «  la  Déposition  de  la 
croix  »,  et  un  autre  triptyque  (l'Adoration  des  mages) 
complètent  la  collection  des  ouvrages  de  Memling  que 
renferme  l'hôpital  Saint-Jean.  C'est  dans  cette  «  Adora- 
lion  des  mages  »,  production  égalant,  pour  la  perfection, 
le  «  Mariage  de  sainte  Catherine  »,  que  se  liouve  une 
figure  de  paysan,  regardant  par  une  embrasure,  derrière 
le  roi  mage,  au  leint  éthiopien.     La  tradition,  perp(''iiu'e 


(I)  Michcloi,  Histoire  de  France,  vol.  VI,  p.  Ô99  el  400 


—   18  — 

jusqu'à  nos  jours,  affirme  que  celle  figure  est  le  poilrait 
du  peinlre. 

Voilà  la  liste  des  chefs-d'œuvre  les  plus  connus  de  Mem- 
ling.  C'est  an  sein  d'un  pauvre  cl  modeste  hôpital,  que 
depuis  quatre  cents  ans  ils  ont  été  gardés,  dans  un  état  de 
conservation  ne  laissant  rien  à  désirer.  En  vain,  au  xv* 
siècle,  le  prolestaniisme  a-t-il  fait  une  guerre  acharnée 
au  culte  des  images  ;  en  vain  la  révolution  française  a-t- 
elle  spolié,  détruit  tant  de  trésors  nés  sons  le  souffle  de 
l'inspiration  catholique  :  les  modernes  vandales  n'ont  pu 
pénétrer  dans  ce  sanctuaire  de  l'art  religieux.  Peu  s'en 
fallut,  raconle-t-on,  que  les  commissaires  de  la  Conven- 
tion ne  vinssent  enlever  les  productions  de  Memling.  On 
ajoute  qu'ils  en  furent  empêchés,  malgré  leur  puissance, 
par  la  présence  d'esprit  et  le  courage  d'une  religieuse 
nommée  Benoîte  Smet-  Depuis,  des  offres  vraiment 
royales  ont  été  faites  à  l'administration  de  l'hôpital  Saint- 
Jean,  pour  quelle  consenlît  à  se  dessaisir  de  ses  chefs- 
d'œuvre  :  ces  offres  ont  été  noblement  repoussées,  et  il  y 
a  tout  lieu  de  croire  que  Bruges  conservera  intact  ce 
palladium  de  sa  renommée  et  de  sa  gloire  artistiques  ! 

Cette  ville,  dont  l'aspect  moyen  àg\î  et  renaissance  a 
tant  de  charmes  pour  les  amis  des  arts,  possédait  encore 
autrefois  plusieurs  tableaux  de  Memling.  Ainsi,  dans  la 
chapelle  des  corroyeurs  de  l'église  Noire-Dame,  l'on  en 
voyait  un  représentant  «  l'Étable  de  Bethléem  »,  avec  les 
rois  mages  offrant  l'or,  la  myrrhe  et  l'encens  à  l'enfant 
Jésus.  Les  donateurs,  Pierre  Bultinck,  échevin,  et  sa 
femme,  étaient  peints  sur  les  côtés  de  cet  ouvrage,  dont 
le  bord  du  cadre  portail  le  millésime  de  1480.  Vendu 
par  la  confrérie,  il  apparienaii,  en  1782,  à  un  M.  de  Cock, 


—   19  — 

marcliand  à  Anvers.  Un  habitant  de  Diuges,  M.  le  Bou- 
ton, montrait  aussi  aux  curieux,  en  1786,  un  «  Christ  en 
croix  »,  accompagné  de  la  Vierge  et  de  saint  Joseph, 
Malheureusement,  on  ne  sait  aujourd'hui  dans  quelles 
mains  ces  deux  tableaux  ont  passé. 

Hors  deThôpiial,  on  retrouve  encore  Memling,  d'abord 
dans  l'église  de  Saint-Sauveur,  où  l'on  voit  le  «  Martyre 
de  saint  Hippolyte  »,  et  ensuite  dans  le  Musée,  où  se 
trouvent  le  «  Baptême  du  Christ  »  et  un  «  Saint  Chris- 
tophe ».  Le  t^  Baptême  '  est  aussi  beau  que  le  plus  beau 
des  tableaux  de  l'hôpital.  Quant  au  «  Saint  Christophe  » 
ei  surtout  aux  volets  qui  en  font  partie,  c'est  sans  nul 
doute  de  la  bonne  et  précieuse  peinture,  mais  nous  n'ose- 
rions attester  que  Memling  en  soft  l'auteur.  D'excellentes 
raisons,  ont  été  données  pour  et  contre  son  authenticité, 
par  plusieurs  critiques  distingués  :  c'est  donc  un  point 
contestable. 


IV. 


Une  (XHivre  (]ui  ne  l'est  pas,  œuvre  la  plus  colossale,  la 
plus  extraordinaire  du  peintre,  c'est  une  espèce  «  d'His- 
toire générale  de  la  religion  chrétienne  »,  qu'il  peignit 
pour  la  célèbre  abbaye  d'Anchin,  près  de  Douai,  et  donl 
M.  le  docteur  Escalier  est  mainienani  le  possesseur  (1). 

Ce  magnifique  morceau,  digne  des  plus  riches  galeries 


(1)  Voir  l'excellenle  histoire  de  ceUc  abbaye,  par  le  docteur  Es- 
calier, un  fort  volume  grand  in-8",  illustré. 


—  20  — 

de  l'Europe,  se  compose  d'un  panneau  principal  formant 
centre,  et  de  quatre  doubles  volets  :  en  tout  neuf  parties, 
d'une  dimension  telle,  que  c'est  un  vrai  musée  de  peinture 
du  xv^  siècle 

Sur  un  trône  éblouissant  d'or,  au  milieu  d'un  superbe 
palais,  on  voit  la  sainte  Trinité  entourée  de  groupes  d'an- 
ges, faisant  entendre  de  célestes  concerts  La  person- 
nification des  Mystères  et  des  Sacrements,  les  traiis  les 
plus  saillants  de  la  vie  de  la  Vierge,  de  saint  Jean-Bap- 
tiste, des  apôtres  et  des  prophètes,  remplissent  les  autres 
panneaux,  et  font  de  celte  œuvre  un  prodige  excitant  au 
plus  haut  degié  l'admiration  de  ceux  qui  le  contemplent. 
C'est  le  sentiment  que  nous  avons  éprouvé,  toutes  les  fois 
que  nous  l'avons  visitée  dans  le  cabinet  de  notre  ami  ; 
et  ce  sentiment  ne  s'est  jamais  affaibli,  parce  qu'à  chaque 
visite  nous  découvrions,  dans  celte  merveille  de  l'an,  des 
beautés  nouvelles.  N'est-il  pas  à  craindre  qu'un  jour 
l'étranger,  qui  nous  a  déjà  tant  appauvris,  no  nous  enlève 
ce  trésor?  Ah!  si  nous  avions  richesse  et  pouvoir,  nous 
supplierions  son  possesseur  de  s'en  priver  en  faveur  de 
la  France,  et^  avant  six  mois  peut-être.,  il  ferait  son 
entrée  triomphale  dans  la  grande  galerie  du  Louvre. 


V.. 


Une  circonstance  assez  curieuse,  se  rattachant  au  sé- 
jour et  aux  travaux  de  Momling  à  l'hôpital  Saint-Jean  de 
Bruges,  c'est  qu'il  paraît  certain  qu'on  ne  lui  paya  point 
d'honoraires  pour  les  belles  pages  que  sa  main  y  laissa. 
Les  comptes  de  cet  ('lablissemeut  ne  mcnlionneul,  en 


—  21   — 

effet,  que  les  dépenses  occasionnées  par  les  frais  maié- 
riels  de  ces  pages.  Dans  ces  frais,  se  uouvcnt  compris 
ceux  de  diveis  voyages  en  Allemagne,  el  principalement 
à  Cologne,  où  Memling  alla  s'inspirer  en  voyant  le  célèbre 
tableau  de  ■  l'Adoration  des  Mages  »,  peint  eu  lilO,  et 
recueillir,  en  étudiant  d'anciens  panneaux,  les  traditions 
de  la  légende  de  sainte  Ursule.  C'est  à  ces  excursions 
dans  les  provinces  rhénanes  qu'il  convient  surtout  d'attri- 
buer le  sentiment  allemand,  le  genre  d'architecture,  et  le 
type  des  physionomies  et  des  costumes  régnant  dans  ces 
productions.  Ainsi,  désintéressé  comme  la  plupart  des 
hommes  ayant  un  véritable  génie,  ce  peintre  ne  visait 
point  à  la  fortune.  Satisfait  de  trouver  une  existence 
douce  et  poétique  dans  l'hospice  dont  il  avait  fait  son 
quartier  général,  heureux  de  pouvoir  aller,  de  temps  en 
temps,  admirer  la  nature  et  promener  ses  j'èveries  sur  les 
bords  du  Rhin,  il  n'enviait  point  les  richesses.  Ne  pos- 
sédait-il pas  la  paix,  l'indépendance,  et  cette  bonne  re- 
nommée qui  sont  les  biens  les  plus  précieux  pour  les 
âmes  honnêtes  et  élevées  ? 

Cette  renommée  s'était  accrue,  en  effet,  à  mesure  que 
son  pinceau  avait  produit  quelque  œuvre  nouvelle  ;  elle 
le  fit  mander  dans  le  célèbre  abbaye  de  Saint-Bertin,  à 
Saint-Omer.  Nous  avons  ailleurs  déploré  la  destruction 
de  ce  magnifique  monument,  dont  les  ruines  étaient  en- 
core si  imposantes  en  1827,  el  qui  reçut  en  1830  les  der- 
niers coups  de  marteau  du  vandalisme  (1).    Memling  eut 


(1)  V.  les  Souvenirs  historiques  et  pittoresques  du  Pas-de-Calais, 
donl  nous  n'avons  pu  achever  la  publicalion,  el  la  gravure  acconipa- 
gnanl  la  lelirc  sur  Sainl-Berlii». 


-Sa- 
la mission  de  décorer  l'aulel  principal  du  monastère  de 
Silhieu,  ei  peignit  la  vie  de  son  saint  fondateur  dans  dix 
panneaux  d'une  beauté  merveilleuse.  Ces  dix  panneaux 
appartiennent  maintenant  au  roi  de  Hollande,  prince  qui 
honore  le  trône  par  son  goi^it  éclairé  pour  les  beaux-arts. 

Memling,  dans  un  voyage  à  Louvain,  avait  entrepris 
trois  grands  tableaux,  lorsque,  d'après  une  tradition  con- 
testée par  quelques  personnes,  il  partit  pour  l'Espagne 
en  1495.  Ce  fut,  dit-on,  l'architecte  Simon  do  Cologne 
qui  l'engagea  à  faire  avec  lui  ce  pèlerinage,  afin  de  con- 
courir à  l'ornemeniaiion  de  la  superbe  chartreuse  de  Mira- 
florès  (2).  C'est  en  1496  qu'il  commença  les  œuvres 
destinées  à  décorer  ce  monastère  ;  il  les  termina  en  1499. 
Ce  furent  ses  dernières  productions,  parmi  lesquelles  on 
remarquait  la  vie  et  le  martyre  de  saint  Jean-Baptiste  :  on 
pense  qu'il  n'en  reste  plus  rien.  La  chartreuse  de  Mira- 
florès  a,  en  efl'et,  été  plusieurs  fois  pillée,  saccagée;  de 
nos  jours,  en  1812,  l'incendie  la  dévora,  par  suite  de  la 
résistance  désespérée  des  insurgés  espagnols  contre  l'ar- 
mée française 

L'opinion  la  plus  accréditée  fait  mourir  Memling  en 
Espagne  ;  cependant  le  doute  surgit  encore,  de  plusieurs 
côtés,  sur  ce  point  impoiiani  Les  tiibleaux  de  la  char- 
treuse étaient  bien  de  lui  ;  mais  il  les  peignit,  dit-on,  en 
Belgique.  Ce  qui  le  prouve  matériellement,  ajoute-t  on, 
c'est  le  charmant  diptyque  du  Musée  d'Anvers,  portant  la 


(2)  V.  le  Diclionnnire  historique  de  Céan  Bermudez ;  le  Voyage  en 
Espagne  de  don  Poiii,  scciélaire  de  làcadémio  de  San-Fornando.  et 
plusieurs  notices  publiées  en  B,l.;iqiio. 


—  23  - 

date  de  [199,  et  dont  le  revers  offre  le  porirait  de  l'abbé 
du  couvent  des  Dunes,  à  Bruges.  A  cela,  nous  répon- 
drons qu'il  n'est  point  impossible  que  Memling  ait  peint 
ce  diptyque  en  Espagne,  où  il  pouvait  avoir  transporté  un 
dessin,  une  esquisse  des  traits  de  Tabbé  des  Dunes,,  et  que 
de  là  il  l'ail  envoyé  en  Flandre.  Nous  ne  voulons  rien 
affirmer  ;  toutefois  il  nous  paraîtrait  bien  extraordinaire 
qu'avec  la  renommée  qu'il  avait  acquise  dans  son  pays,  si 
ce  grand  peintre  y  fût  mort,  ses  funérailles,  le  lieu  où  Ton 
déposa  ses  restes,  n'y  eussent  laissé  aucune  trace.  La 
Belgique  entourait  alors  d'honneurs  bien  mérités  le  cer- 
cueil de  ses  grands  artistes,  et  une  tradition  certaine  nous 
a  transmis  tous  les  détails  de  l'enterrement  de  Jean  Van 
Eyck,  à  Saint-Donat  de  Bruges,  en  l'année  1445,  plus 
d'un  demi-siècle  avant  que  Memling  eùi  disparu  de  la 
terre. 


VI. 


Résumons  maintenant  toutes  les  parties  de  l'élude  que 
nous  avons  faite  du  talent  de  Memling.  Ce  qui  le  distingue 
surtout,  c'est  la  noblesse  du  style,  unie  à  une  délicatesse 
de  touche  n'ayant  point  d'égale  ;  c'est  encore  une  naïveté 
de  sentiment  s'alliant  à  une  expression  religieuse,  dont  la 
gravité  est  tempérée  par  une  grâce  infinie  Jamais  la 
perfection  des  détails  ne  nuit,  dans  ses  compositions,  à 
l'effet  grandiose  de  l'ensemble,  et  n'arrive  à  la  sécheresse 
et  à  la  minutie.  Qu'il  fasse  de  la  miniature,  comme  dans 
la  «i  Châsse  de  sainte  Ursule  «,  ou  des  figures  atteignant 


—   24  — 

la  proportion  demi-nature,  comme  dans  le  «  Mariage  de 
sainte  Catherine  »,  toujours  sa  manière  est  large,  élevée 
dans  ses  enchantements.  Son  coloris  est  d'une  fraîcheur, 
d'une  transparence  rappelant  les  toiles  les  plus  brillantes 
des  Vénitiens.  Il  dore  les  étoffes  et  les  gazons,  diamanle 
les  ciels,  vaporise  l'air,  harmonise  toutes  les  teintes,  et 
flatte  Fœil,  comme  aucun  peintre  ne  l'a  flatté.  Son  adresse, 
principalement  dans  les  petites  figures,  est  merveilleuse, 
en  ce  que  tout  y  est  facile,  sans  nul  effort,  d'une  netteté 
de  trait  qui  cependant  n'a  point,  ainsi  que  dans  Gérard 
Dow,  l'inconvénient  de  laisser  apercevoir  les  traces  labo- 
rieuses du  pinceau.  Qui  jamais  a  rendu  toutes  les  nuances 
des  eaux,  de  la  lumière,  du  feuillage,  des  fruits,  comme 
ce  grand  artiste  ?  qui  a  élevé  sur  de  simples  panneaux 
des  monuments  plus  élégants  et  plus  sveltes?  En  un  mot, 
il  est  pour  nous,  dans  son  genre,  le  plus  grand,  le  plus 
complet  de  tous  les  peintres  :  si  sa  manière  n'a  pas  toute 
la  fierté  de  celle  de  Van  Eyck,  elle  nous  paraît  plus  gra- 
cieuse, plus  attrayante  et  plus  poétique. 

Memling  n'a  pas  fait  que  des  tableaux  :  comme  tous  les 
artistes  de  son  temps,  il  a  plié  sa  main  puissante,  soumis 
son  génie  à  composer,  à  enluminer  des  vignettes  et  des 
arabesques  admirables  pour  des  bréviaires  et  des  manus- 
crits, en  Flandre,  eu  Italie  et  en  Allemagne.  On  cite, 
entre  autres,  un  riche  missel,  appartenant  à  l'église  Saint- 
Marc  de  Venise  ;  un  livre  d'heures  qui,  de  la  succession 
de  Philippe  II,  roi  d'Espagne,  a  passé  dans  la  famille  de 
Pulzbus,  en  Prusse  ;  et  un  livre  de  prièies,  format  in-^", 
provenant  de  Marie  de  Médicis,  morte  à  Cologne,  et  se 
trouvant  maintenant  chez  le  pasteur  Fochem  de  cette  ville. 
On  croit,  en  outre,  qu'un  manuscrit  faisant  partie  de  la 
bibliothèque  de  l'Arsenal  a  été  illustré  par  lui.  A  notre 


—     9. s 


avis,  ce  iravail,  du  resie  fort  beau,  est  plutôt  des  frères 
Van  Eyck.  Les  draperies  en  sont  souvent  sèches,  lour- 
des, avec  profusion  de  plis,  rappelant  la  sculpture  de 
l'époque,  défaut  que  Meraling  a  toujours  évité. 


VIL 


Ainsi  que  la  tradition  l'indique  et  que  l'usage  suivi  par 
plusieurs  peintres  anciens  le  confirme,  si  la  figure  du  vil- 
lageois, dans  le  tableau  de  «  l'Adoration  des  Mages  «,  est 
celle  de  Memling,  nous  devons  convenir  qu'en  lui  don- 
nant le  talent,  la  nature  ne  lui  avait  pas  refusé  quelques 
agiéments  extérieurs.  Dans  ce  portrait,  il  a  des  cheveux 
épais,  une  petite  barbe,  et  ses  traits,  quoique  fatigués, 
ont  un  caractère  d'intelligence,  de  douceur  et  de  mélan- 
colie qui  n'est  pas  sans  charme.  M.  Aders  possède  un 
tableau  de  Memling,  daté  de  1462,  qu'on  prétend  aussi 
être  son  portrait  :  ne  l'ayant  pas  vu,  nous  ignorons  jus- 
qu'à quel  point  cette  prétention  peut  être  fondée.  Dans  la 
tête  rêveuse  et  pâle  du  paysan  de  «  l'Adoration  des  Ma- 
ges »,  il  y  a,  selon  nous,  quelque  chose  de  l'expression 
de  celle  d'Antoine  Vandyck. 

Nous  arrivons  au  terme  de  cette  étude,  après  avoir  re- 
cueilli avec  soin  tout  ce  que  la  tradition  et  les  renseigne- 
ments les  plus  probables  nous  ont  transmis  sur  la  vie  et 
les  ouvrages  de  Memling  Chose  à  la  fois  étrange  et  triste 
à  penser!  un  artiste  d'un  si  grand  talent  n'a  laissé,  dans 
les  écrits  et  la  mémoire  des  hommes,  aucune  trace  bien 
certaine  de>  principaux  événements  de  son  existence,  sur 


—  26  — 

cette  terre  des  Flandres  qu'il  a  enrichie  de  tant  de  produc. 
lions  sublimes  !  Quatre  siècles  seulement  le  séparent  de 
nous,  et,  comme  cela  estanivé  pour  le  poêle  de  la  guerre 
de  Troie,  le  chantre  de  l'Odyssée,  on  ne  sait  pas  positi- 
vement où  il  est  né,  où  il  est  mort.  Son  nom  même,  qui 
n'est  jamais  devenu  populaire  parmi  les  noms  des  grands 
artistes  de  son  pays,  est  l'objet  de  contestations  dans  les- 
quelles, jusqu'à  ce  moment,  personne  n'a  voulu  céder. 
Ainsi,  I  épigraphe  que  nous  avons  mise  en  léle  de  celle 
étude  se  trouve  justifiée  : 

«  Il  est  presque  toujours  dans  la  destinée  du  génie  de 
voir  couverts  d'un  nuage  ses  langes  et  sou  linceul.  » 


CATALOGUE  DE  L'OEUVRE  DE  MEMLING. 


Ce  catalogue  conlienl  ceux  des  tableaux  de  Meniliiig 
existant  encore,  avec,  autant  que  cela  a  été  possible, 
leurs  provenances,  et  la  désignation  des  lieux  où  ils  se 
trouvent  maintenant.  J'y  ai  joint  quelques  uns  de  ceux 
connus  par  la  tradition,  et  dont  la  trace  est  perdue.  J'ai 
mentionné  la  date  de  Tannée  où  ces  tableaux  ont  été 
peints,  toutes  les  fois  que  j'ai  pu  la  rencontrer,  ainsi  que 
les  doutes  qui  se  sont  élevés  sur  leur  authenticité  ;  mais 
je  dois  faire  observer  que  je  n'ai  agi  ainsi  que  pour  des 
œuvres  que  ce  grand  peintre  aurait  pu  lui-même  avouer. 
S'il  m'avait  fallu  grossir  ce  catalogue  de  toutes  les  produc- 
tions misérables,  faussement  attribuées  à  Memling,  un 
volume  n'eût  pas  suffi,  et  je  me  fusse  totalement  éloigné 
du  but  que  je  me  suis  proposé. 

AU  MUSÉE  DE  BRUGES. 

Date  incertaine.  «  Saint  Christophe.  »  —  Je  regarde  la 
date  de  ce  tableau  comme  tout  à  fait  incertaine.  Le  cata- 
logue du  musée  de  Bruges  prétend,  je  ne  sais  sur  quelles 
données,  qu'il  est  de  1484.  De  son  côté,  M.  Viardol  croit 
avoir  lu,  au  bas  du  panneau,  le  millésime  1434.  Or,  celle 
date  est  impossible,  car  Memling,  alors,  était  à  peine  né. 
Ainsi  que  je  l'ai  dit  dans  «  l'Élude  »,  des  doutes  existent 
sur  ce  tableau,  que  plusieurs  critiques  attiibueni,  non  pas 
à  Memling,  mais  à  quelque  maître  de  son  école. 


—  28  — 

"  Date  incertaine.  Le  Baptême  du  Christ.  » 

liSO.  «  L'Èiable  de  Bethléem,  ►  —  Ce  tableau  était 
autrefois  dans  la  chapelle  des  Corroyeurs  de  l'église 
Notre-Dame  de  Bruges.  Il  a  été  vendu,  et  je  ne  sais  ce 
qu'il  est  devenu. 

Date  incertaine  «  Le  Christ  en  croix.  »  —  Même 
observation. 

Date  incertaine.  «  Le  Martyre  de  saint  Hippolyte.  »  — 
Se  trouve  dans  l'église  de  Saint-Sauveur,  à  Bruges. 

A  L'HOPITAL  SAINT-JEAN  DE  BRUGES. 

1477  ou  1478.  <•   La  Sibylle  Persique.  » 
4479.  «  Le  Mariage  de  sainte  Catherine.  » 

1479.  «  L'Adoration  des  Mages.   » 

1480.  «  La  Châsse  de  sainte  Ursule.   • 

1480.  *  La  Déposition  de  la  Croix.   » 

1485.  «  Martin  de  Newenhoven  adorant  la  Madone.  » — 
Voir  <•  l'Étude  »,  pour  la  description  et  l'historique  de  ces 
tableaux. 

Date  incertaine.  "  La  Présentation  au  temple.  •  —  Ce 
tableau  appartenait  à  M.  Imbert  de  Motelettes,  à  Bruges. 
On  ne  sait  ce  qu'il  est  devenu. 

A  BRUXELLES. 

Date  incertaine.  «  Descente  de  croix  »—  Se  trouve  au 
musée. 


—  29   — 

A  LOUVAIN. 

Date  incertaine.  «  La  Mon  de  saint  Erasme.  •  —  On 
voit  ce  tableau  dans  une  cliapelle  de  l'église  Saint-Pierre. 

Date  incertaine.  «  La  Cène.  •'  —  Dans  la  même  église. 

Date  incertaine.  «  Portrait  d'homme.  •>  —  Dans  le  ca- 
binet de  M.  Van  den  Schrieck. 

Date  incertaine.  «  Portrait  de  femme.  •»  —  Dans  le 
même  cabinet. 

A  LA  HAYE, 

COLLECTION    DU    ROI    DE    HOLL.\NDE. 

Cette  collection,  l'une  des  plus  belles  de  l'Europe,  a  été 
vendue  au  mois  d'août  1850.  Je  vais  donner  non-seule- 
ment i'énumération  des  tableaux  de  Memling  qui  en  fai- 
saient partie,  mais  encore  les  prix  d'acquisition  et  les 
noms  des  possesseurs  actuels. 

«  Saint  Jean-Baptiste  et  Marie-Madelaine.   « 

Ces  deux  tableaux,  peints  sur  bois,  ont  été  vendus 
4,900  florins  (1),  à  M.  Brondgeest.  —  Acquis  depuis  pour 
le  musée  du  Louvre,  où  ils  sont  maintenant. 

•  Saint  Etienne  et  saint  Christophe.   • 
Vendus  4,700  florins,  à  M.  Roos. 

«  Repos  en  Ègjpte.  » 
Provenant  de  la  collection  de  M.  Aders,  de  Londres.— 


(1)  Lo  florin  valail  2  fr.  15  c,  argent  de  France. 


—  30  — 

Vendu  2,600  florins,  à  M.  Héris,  expert  à  Bruxelles  pour 
le  baron  de  Rodschild. 

<•  Portrait  d'une  jeune  dame.   » 

Provenant  de  l'église  de  Saint-Donat  de  Bruges.  On  lit 
sur  le  fond  :  «  Obyt.  An°.  DNl.  1479.  ~  Vendu  430 
florins,  à  M.  Brondgeest. 

«  Saint-Luc.   » 

Ce  tableau  est  un  volet  d'autel.  -  Vendu  850  florins, 
à  M.  Bruni. 

«  Autel  portatif.   •> 

Un  panneau  central  représentant  l'adoration  des  ma- 
ges, et  deux  volets  dont  les  sujets  sont  les  saintes  femmes, 
et  des  religieux  en  prière.  —  Vendu  6,450  florins,  à 
M.  Roos. 

«  Saint- Luc.  » 

Diff'érent  du  premier  en  ce  que  celui-ci  représente  le 
saint  peignant  la  Vierge,  tandis  que  dans  le  second  il 
écrit  son  évangile.  —  Vendu  550  florins,  à  M.  Brond- 
geest. 

«  La  vie  de  Saint-Bertin.   » 

Dix  compartimenis,  œuvre  admirable  du  peintre,  qui 
formaient  le  retable  du  maître  Autel  de  l'abbaye  de  Sitbiu, 
à  St-Omer,  et  étaient  enchâssés  dans  des  cadres  d'ar- 
gent (1).  -  Vendus  23,000  florins,  à  M.  Roos. 


(2)  Ce  retable  était  l'œuvre  d'un  artiste  de  Valenoiennes,  il  portait 
les  vers  suivants  : 

«  Guillelmus  Prœses,  tullensis,  et  islius  abbas, 
»  Gonvenlus,  opus  hoc  tibi  irino.  sauxil  et  uni.  » 

«  Il  était  en  or,  enrichi  de  flgures  de  vermeil,  et  de  pierres  pré- 


—  31   — 

Le  hasard  m'a  fait  retrouver  deux  fragments  de  cette 
œuvre,  ayant  échappé,  jusqu'à  ce  jour,  à  la  connaissance 
des  biographes  qui  ont  écrit  sur  les  productions  de  Mem- 
ling 

il  existe  à  Paris  quelques  collections  de  tableaux  vrai- 
ment remarquables ,  appartenant  à  des  particuliers  -, 
parmi  ces  collections  je  me  plais  à  citer  celle  de  M.  de 
Beaucousin,  amateur  aussi  zélé  qu'éclairé.  Guidé  par  un 
goût  sur  et  délicat,  il  s'est  surtout  attaché  à  réunir  en 
ivoires,  bronzes,  émaux  et  ial)leaux,  les  œuvres  les  plus 
pures  et  les  mieux  choisies  du  xvi«  siècle.  Il  y  a  peu 
dans  son  cabinet,  mais  tout  y  est  distingué.  Dans  un 
voyage  qu'il  vient  de  faire  en  Hollande,  il  a  acquis,  de  la 
famille  Nieuwenhuys,  les  deux  fragments  que  je  viens  de 
signaler  ;  sachant  que  je  m'occupais  d'un  travail  sur 
Memling,  il  s'est  empressé  de  me  les  montrer. 

En  voyant  ces  peintures,  il  m'a  été  impossible  de  ne  pas 
élre  intimement  persuadé  qu'elles  étaient  de  la  main  de 
Memling.  Les  détails  dans  lesquels  je  vais  entrer  ne 
laisseront  d'ailleurs  aucun  doute  sur  leur  authenticité. 

Le  premier  de  ces  fragments  représente  des  anges 
Jouant  de  divers  insirunienls  et  chantant  des  cantiques. 
On  retrouve  dans  le  type  religieux  et  inspiré  des  physio- 


»  cieuses,  placées  par  Guillaume  Fillaslre.  Son  fonds,  dit  Dom.  de 
»  Witte,  était  d'or  de  ducats.  Il  avait  7  pieds  de  longueur,  et  2  pieds 
»  6  pouces  de  hauteur  On  l'avait  formé  avec  les  volets  représentant 
»  la  vie  de  St-Berlin,  dus  au  pinceau  du  célébro  Jean  Memmeiing.  » 
(Extrait  du  grand  carlulaire  de  Sl-Beriin,  et  de  l'excellent  travail 
sur  celle  abbaye,  par  M.  Henri  de  la  Piano  dans  le  T^  volume  des 
Mémoires  des  antiquaires  do  la  Moriiiie). 


—  32  — 

nomies,  dans  le  bel  agencement  des  draperies,  dans  la 
finesse  des  détails,  dans  le  déploiement  et  la  couleur  des 
ailes  de  ces  anges,  la  ressemblance  la  plus  identique  avec 
toutes  ces  parties  du  travail  de  ceux  placés  sur  la  toiture 
de  la  •  Châsse  de  sainte  Ursule  ».  Ce  premier  fragment 
forme  un  montant  ayant  56  centimètres  de  hauteur,  et  21 
centimètres  de  largeur.  Il  s'élevait  au-dessus  du  premier 
des  compartiments  qui  appartiennent  au  roi  de  Hollande  ; 
compartiment  représentant  la  naissance  de  saint  Berlin 
dans  l'intéi'ieur  d'un  édifice  gothique.  La  sommité  du 
toit  de  cet  édifice  existe  dans  le  bas  de  ce  fragment  et  se 
perd  au  milieu  des  nues,  où  des  anges  célèbrent  par  leurs 
concerts  la  venue  au  monde  du  saint  fondateur  du  monas- 
tère de  Silhin. 

Dans  le  second  fragment,  on  voit  deux  anges  emportant 
saint  Bcrtin  au  ciel,  où  trône  Dieu  le  père.  Sa  dimension 
est  la  même  que  celle  du  premier.  Il  surmontait  le  der- 
nier compartiment  de  l'œuvre  de  Memling,  représentant 
la  mort  du  saint  dans  un  bâtiment  gothique  qui  dépendait 
du  monastère.  La  sommité  de  ce  bâtiment  existe  aussi 
à  la  partie  inférieure  de  ce  fragment. 

Pour  tous  ceux  qui  ont  vu  les  dix  compartiments  de  la 
collection  du  roi  de  Hollande,  il  est  incontestable  que  les 
deux  fragments,  maintenant  en  la  possession  de  M.  de 
Beaucousin,  s'adaptent,  se  rapportent  parfaitement  avec 
ceux  de  ces  compartiments  offrant  la  représentation  de 
la  naissance  et  de  la  mort  de  saint  Bertin.  A  cet  égard, 
il  ne  peut  y  avoir  l'ombre  d'un  doute. 

Ajoutons  à  ces  détails  matériels,  qu'il  y  a  vingt-huit 
ans,  lorsque  M.  Nieuwenhuys  le  père,  propriétaire  des 


—  33   ~ 

tableaux  de  Memling  représenlanl  la  vie  de  sainl  Berlin, 
les  vendit  au  prince  d'Orange,  aujourd'hui  roi  de  Hol- 
lande, il  crut  devoir  couper  ces  deux  fragments  formant 
une  saillie  désagréable  pour  le  placement  de  l'œuvre  prin- 
cipale dans  une  galerie.  Sans  nuire  essentiellement  à 
celte  œuvre,  elle  acquérait  ainsi  une  forme  beaucoup  plus 
régulière  que  celle  résultant  de  l'addition  des  deux  mon- 
tants, convenables  seulement  pour  l'endroit  oîi  ils  étaient 
primiiivement  posés.  On  sait  que  le  tout  décorait  le  riche 
autel  de  l'église  de  Saint-Berlin. 

Ce  fait  irrécusable  a  été  rapporté  à  M.  de  Beaucousiu 
par  les  héritiers  de  M.  NieuAvenhuys,  au  moment  où  ces 
deux  fragments  lui  ont  été  cédés  j  il  complète  la  preuve 
de  leur  authenticité  (1). 

A    MUNICH,    DANS    LA    PINACOTHÈQUE. 

Date  inconnue.  «  Grand  triptyque  de  l'Adoration  des 
Mages.  » 

Date  inconnue.  <■  Petite  Adoration  des  Mages.   » 

Date  inconnue.  «  Autre  Adoration  des  Mages.  »— Très- 
vaste  composition  comprenant  :  les  Sept  Joies  et  les  Sept 
Douleurs  de  la  Vierge,  —  La  Manne  dans  le  Désert,  — 
Abraham  devant  Melchisedech,  —  La  Prise  de  Jésus  au 
Jardin  des  Oliviers. 

Date  incertaine.  ■  La  Tète  du  Christ.   ■> 

Ces  ouvrages,  remarquables  de  beauté,  ont  toujours  été 
donnés  à  Memling.     M.  Viardot,  seul,  s'élève  contre  celte 


(i)  Note  éerile  en  fovricr  18*1. 


—  34  — 

attribuiion,  el  soutient  qu'ils  ne  peuvent  pas  être  de  lui. 
Le  point  principal  de  son  argumentation,  c'est  que  Mem- 
ling,  fidèle  aux  vieux  procédés  byzantins,  n'a  jamais 
peint  qu'à  la  détrempe,  et  que  les  tableaux  de  la  Pinaco- 
thèque sont  peints  à  l'huile.  Celle  raison  est,  à  mes  yeux, 
d'une  grande  valeui'  ;  elle  équivaut  à  une  preuve  péremp- 
loire,  si,  toutefois,  M.  Viardot  est  sûr  de  son  fait.  Mais 
il  doit  savoir,  qu'à  moins  d'un  examen  excessivement  mi- 
nutieux, il  est  souvent  très-difficile,  quelquefois  même 
impossible  de  décidei.,  d'une  manière  positive,  que  cer- 
tains tableaux  anciens  sont  peints  à  la  détrempe  ou  à 
l'huile.  S'est-ii  livré  à  cet  examen,  pour  ceux  dont  il 
s'agit?  J'en  doute,  et,  par  suite  de  ce  doute,  j'incline  à 
penser  que  ces  magnifiques  tableaux  sont  de  Memling. 

Daîe  inconnue.  «  Descente  du  Saint-Esprit.  •>  Dans  la 
colleciion  du  roi  de  Bavière. 

Date  inconnue.  «  La  Naissance  du  Christ.  "  Collection 
du  professeur  Hauber,  de  Munich. 

Date  inconnue.  «  Saint  Jean-Baptiste  debout.  «  -  Col- 
lection Boisserée,  à  Munich. 

Date  inconnue.  «  Triptyque,  dont  le  milieu  représente 
l'Adoration  des  Mages.   »  —  Même  collection. 

Date  inconnue.  <•  Saint  Jean-Baptiste  montrant  le  Sau- 
veur à  un  homme  qui  se  met  à  genoux.  »—  Collection  du 
prince  Eugène  de  Leuchtenberg 

A  ANVERS. 

Date  inconnue.  «  Portrait  de  religieux,  demi-nature.  » 
—  «  Une  Annonciation.   ->  —  <•   Un  Évêque  en  prière.  • 


—  35   — 

—  «  Marie  au  milieu  d'un  lemple.  »  —  Autrefois  dans  la 
collection  Vau-Ert-Born. 

Tous  ces  tableaux  sont  au  musée. 

A  GAND. 

Date  inconnue.  «  La  Vierge,  l'enfant  Jésus  et  sainte 
Anne.  »  —  Admirable  morceau,  faisant  partie  du  cabinet 
du  comte  de  Tliiennes. 

A  DOUAI. 

Date  inconnue.  «  L'Histoire  générale  de  la  religion 
chrétienne,  en  neuf  parties.  »  —  Appartenant  à  M.  le 
docteur  Escalier.  Voir  -  l'Ktude  ». 

Date  inconnue.  <■  Triptyque.  »  —  Ce  morceau,  fort 
délabré,  est  dans  le  musée  de  Douai.  On  l'attribue  à 
3Icniling.  La  grisaille  qui  en  fait  partie  a  seule  quelque 
rapport  avec  la  nianière  de  ce  maître. 

A  VIENNE. 

Date  inconnue    «  Saint  Jean-Baptiste,  volet  d'autel.   » 

Date  inconnue  <•  Le  Sacrifice  d'Abraham.  •>  —  Grisaille 
qui  se  trouve  dans  le  musée. 

Date  inconnue  <  La  Vierge  cl  l'enfant  Jésus  sous  un 
dais.  » 

Date  inconnue    «  Jésus  portant  sa  croix.  » 

Date  inconnue.  •-  Dieu  le  père  et  Jésus  couronnant  la 
Vierge.  »  —  Dans  l'académie  des  Beaux-Arts. 

Date  inconnue.   «  Résurrection  du  Christ    » 


—  3d  — 

A  BERLIN. 

Dale  inconnue  «  Partie  de  retable  représenlanl  l'An- 
nonciaiion.   » 

Date  inconnue.   «  Jésus  sur  la  croix.    » 

A  NUREMBERG. 

Date  inconnue.  «  Résurrection  du  Christ.  »  —  Dans  la 
chapelle  de  Saint- Maurice. 

A  AIX-LA-CHAPELLE. 

Date  inconnue.  «  Un  Ange  éveillant  le  prophète  Èlie, 
pour  qu'il  prenne  de  la  nourriture.  »  —  Appartenant  aux 
héritiers  Bettendorf. 

A  STRASBOURG. 

Daie  inconnue.  «  Un  Buveur.  » 

A  BOULOGNE-SUR-MER. 

De  1462  à  1467.  «  Tableau  représentant  l'Hommage  de 
Charles-le-Téméraire  à  Notre-Dame  de  Boulogne.  »  — 
J'ignore  où  est  maintenant  ce  tableau.  On  peut  voir  ce 
que  j'en  ai  dit  dans  «  l'Étude  ». 

EN  ANGLETERRE. 

1462.  «  Portrait  qu'on  dit  être  celui  de  Memling.  »  — 
Collection  do  M.  Aders,  à  Londres. 


—  37   — 

Daie  inconnue.  «  Marie,  reine  du  ciel,  avec  l'Enfant 
rédenipieur  sur  ses  genoux.  »  —  Prophètes,  bas-reliefs 
représentant  les  Sept  Joies  de  Marie.  —  Fonds  d'architec- 
ture. -  Même  collection.  —  Ce  tableau  a  appartenu  d'a- 
bord à  Guillaume  II,  roi  de  Prusse  ;  il  est  ensuite  venu  à 
Paris  et  a  été  porté  à  Londres. 

Date  inconnue  «  Buste  d'Homme  joignant  les  mains  et 
levant  les  yeux  au  ciel.  »  —  Même  collection. 

A  CHISWICK. 

Date  inconnue.  <^  Vierge  et  enfant  Jésus,  avec  volets.  » 
—   Dans  le  château  du  duc  de  Devonshire. 

A  ALTON-TOWERS. 

Date  inconnue.  •  Marie  avec  son  divin  Fils  dans  une 
chambre.  >  A  appartenu  à  la  famille  Campe,  de  Nurem- 
berg ;  il  se  trouve  maintenant  dans  le  château  de  lord 
Shrevvsbury. 

EN  ITALIE. 

145-2.  «  Le  portrait  d'Isabelle  d'Aragon  »  —  Était  à 
Venise.  J'ignore  s'il  existe  encore. 

A  MILAN. 

Date  inconnue.  «  La  Vierge  assise  avec  l'enfant  Jésus. 
Au  fond,  de  nombreux  monuments.  •>  -  Dans  la  biblio- 
thèque Ambrosienne 

A  FLORENCE. 

Daie  inconnue.  «  Marie  sur  un  nùuc,  Iciiani  Jésus  en- 


—  38  — 

fant  dans  ses  bras.  Anges  jouant  d'inslruments  de  mu- 
sique, avec  fond  de  paysage.  »  —  Dans  une  des  salles 
particulières  de  la  galerie  degl'  Uffisi. 

Date  inconnue.  «  Saint  Benoit.  » 

1487.  Portrait  d'Homme  qui  prie  devant  un  livre  d'heu- 
res. —  Galerie  des  Offices. 

Date  inconnue.  •  La  Passion  du  Christ.  »  -  Vasari  parle, 
dans  son  grand  ouvrage,  de  ce  tableau  que  Memling  avait 
peint  pour  l'église  Santa- Maria-Nuova ,  et  qui  depuis 
était  devenu  la  propriété  du  duc  de  Cosimo.  La  trace  en 
est  perdue. 

A  MADRID. 

Date  inconnue.  <-  Une  Adoration  des  Mages.  »— Ce  ta- 
bleau est  porté  sous  le  n°  467  dans  le  catalogue  du  musée 
de  Madrid,  rédigé  avec  beaucoup  de  soin  par  don  Pedro 
de  Madrazo. 

Date  inconnue.  «  Un  Prêtre  célébrant  la  messe.  »  —  Le 
même  catalogue,  n"  463,  signale  ce  tableau  comme  étant 
dans  le  style  de  Memling  (estilo  de  Memling). 

CHARTREUSE  DE  MIRAFLORÈS. 

De  1496  à  1499.  Plusieurs  tableaux,  entre  autres  la  vie 
et  le  martyre  de  saint  Jean-Baptiste.  —  Ces  tableaux 
n'existent  plus.  Voir  •  l'Étude  -. 

Date  inconnue."  Jésus  entre  les  deux  larrons.  «—L'exis- 
tence de  ce  tableau  ne  nous  a  été  révélée  que  par  la  gra- 
vure qui  en  a  été  faite,  en  1386,  par  Jules  Gollzius. 

MINIATURES  ET  ARABESQUES  SUR  VÉLIN. 

Plusieurs  manuscrits,  répandus  dans  diverses  parties 


—  so- 
dé l'Europe ,  coniienneni  d'admirables  miniatures  de 
Memling.  Nous  eu  avons  parlé  dans  «  l'Ëlude  ».  Nous 
rappellerons  ici  le  livre  de  prières  ayant  appartenu  au 
duc  de  Bourgogne ,  les  deux  superbes  bréviaires  du  cabi- 
net des  ivoires  de  Munich,  et  le  manuscrit  de  la  biblio- 
thèque Saint-Marc,  à  Venise.  Des  doutes  peuvent  s'élever 
sur  la  question  de  savoir  si  quelques  unes  de  ces  minia- 
tures sont  bien  de  Memling,  les  frères  Van  Eyck  en  ayant 
fait  un  grand  nombre  qui,  au  premier  aspect,  peuvent 
être  confondues  avec  celle  du  peintre  de  la  «  Châsse  de 
sainte  Ursule  ».  Le  moyen  de  les  distinguer  est  dans 
l'examen  attentif  du  dessin,  qui  est  plus  fin,  plus  délicat  ; 
des  draperies,  qui  sont  plus  légères  et  moins  tourmen- 
tées dans  Memling  que  dans  les  Van  Eyck. 

CONCLUSION. 

Le  musée  du  Louvre,  si  complet  en  ce  qui  touche  aux 
écoles  flamande  et  hollandaise  possédait  un  Van  Eyck 
d'une  très-belle  qualité,  mais  il  n'avait  point  un  seul  ta- 
bleau de  Memmeling.  Il  est  vrai  que,  sous  ce  nom,  écrit 
sur  le  bord  d'un  cadre,  on  avait  exposé  un  panneau  dans 
la  salle  précédant  le  sallon  carré,  avant  février  184.S. 
Mais  aucun  amateur,  ayant  tant  soit  peu  de  goût  et  de 
connaissances,  ne  voulait  consentir  à  accepter  celle  pi-o- 
duction  bâtarde,  comme  étant  l'œuvre  du  peintre  de  Bru- 
ges. L'adminislraiion  nouvelle  s'est  empressée  de  faire 
disparaître  ce  mauvais  gothique  et  elle  a  acquis  de 
M.  Brondgeest  le  Saint  Jean-Baptiste  et  la  Marie- Made- 
laine  qui  avaient  appartenu  au  roi  de  Hollande.  Ces  deux 
volets  d'un  tryptique  sont  bien  dans  leur  genre  ;  mais  ils 
sont  plus  secs,  et  ont  moins  de  largeur  que  les  belles 

4 


—  40  — 

productions  inconteslées  de  Memling.  Beaucoup  de  con- 
naisseurs hésiienl  a  les  lui  donner,  et  nous  devons  avouer 
que  nous  partageons  leur  incertitude. 

Je  crois  devoir  répéter,  en  terminant  ce  catalogue,  que 
j'eusse  pu  considérablement  l'étendre,  en  y  mentionnant 
tous  les  tableaux  qu'on  attribue  à  3Iemling.  Il  n'y  a  point 
d'année  où,  dans  les  ventes  faites  à  Paris,  par  exemple, 
on  n'offre  aux  amateurs  des  panneaux,  diptyques  et  tripty- 
ques que  l'on  affirme  avoir  été  peints  par  ce  grand  artiste. 
C'est  de  la  spéculation  basée  sur  le  plus  grossier  men- 
songe, et  qui  ne  laisse  pas  que  de  faire  des  dupes.  Il  est 
malheureusement  trop  vrai  que  la  fraude  la  plus  honteuse 
dirige  maintenant  en  général  le  commerce  des  objets 
d'art,  et  en  particulier  celui  des  tableaux.  A  cet  égard,  il 
faudrait  que  l'institution,  a  la  fois  utile  et  honorable,  des 
commissaires-priseurs  fût  régie  par  des  règlements  très- 
sévères,  et  qu'on  n'employât,  comme  experts  dans  les 
ventes,  que  des  hommes  instruits  et  consciencieux.  Il  y 
aurait  un  volume  à  écrire  sur  les  anachronismes,  les  attri- 
butions erronées,  les  inepties  que  contiennent  la  plupart 
des  catalogues  publiés  chaque  jour  ;  et  sur  les  manœuvres 
de  charlatanisme  et  de  compérage  employées  par  certains 
individus  pour  faire  des  victimes. 


APPEXDICE 


A    L  ETUDE    Si;n    LA   VIE    ET    LES    OLVBAGES    DE    MEMLI>G. 


Dans  l'avertissement  mis  en  lête  de  ce  volume,  j'ai 
parlé  d'une  nouvelle  pi'euve  à  ajouter,  à  toutes  celles  que 
j'avais  déjà  données,  pour  établir  que  le  peintre  de  la 
Châsse  de  sainte  Ursule  s'appelait  Memling  et  non  pas 
Hemmeling. 

Avant  d'administrer  cette  preuve  je  crois  devoir  rap- 
peler ce  qu'à  cette  occasion  disait  M.  Didron,  archéologue 
distingué,  à  la  suite  de  mon  Etude,  imprimée  pour  la 
première  fois  dans  le  n°  de  mai  1847  des  Annales  archéo- 
logiques, dont  il  est  le  directeur  ; 

«  Nous  n'avons  pas  voulu  interrompre,  par  nos  remar- 

•  ques  personnelles,  cette  consciencieuse  Etude  de  M.  P. 
»  Hédouin,  sur  l'un  des  plus  grands  peintres  qui  aient 

•  jamais  existé.  Toutefois  notre  savant  ami  nous  permet- 
•'  ira  d'ajouter  quelques  lignes  à  la  fin  de  son  travail.  » 

«  Quant  au  nom  du  peintre,  nous  tenons  pour  Hemling. 
»  Vers  cette  fin  du  moyen  âge,  l'H  majuscule  affecte  trois 
»  ou  quatre  formes  différentes,  à  Bruges  même,  tandis 
»  que  l'M  ne  nous  a  paru  en  avoir  qu'une,  celle  d'aiijour- 
»  d'hni.  Sur  le  tableau  de  l'hôpital  Saint-Jean  de  Bruges, 


—  42  — 

»  l'Adoration  des   Mages,  est  peinte   la  signature  sui- 
»  vante  : 

OPVS-IOHANIS-HEMLING 

»  nous  y  lisons  donc  Hemliug  et  non  Memling.  » 

A  notre  tour,  M.  Didron  nous  permettra  de  n'être  point 
de  son  avis^  et  de  trouver  fort  peu  concluante  la  manière 
dont  il  interprète  la  signature  placée  sur  le  tableau  de 
Bruges. 

C'est  tomber  dans  l'erreur  la  plus  complète  que  de 
croire  qu'à  cette  époque  fM  majuscule  n'avait  qu'une 
forme,  celle  d'aujourd'hui.  En  effet,  ainsi  que  nous  l'a- 
vons dit  dans  l'étude,  l'M  du  mot  Maldeghem,  dans  les 
registres  de  l'hôpital  Saint-Jean,  et  l'M  du  nom  Maria  sur 
la  médaille  de  Marie  de  Bourgogne,  comtesse  de  Flandres, 
sont  identiquement  les  mêmes  que  celle  commençant  le 
nom  du  peintre  sur  le  tableau  de  VAdoration  des  Mages. 
Dès  lors,  il  est  certain  qu'à  la  fin  du  moyen  âge  l'M  majus- 
cule prenait  au  moins  deux  formes.  M.  Didron  avait  sans 
doute,  oublié  cette  partie  de  noire  dissertation,  en  écri- 
vant la  note  que  nous  venons  de  citer  ,  car,  sans  cet  ou- 
bli, pour  soutenir  l'opinion  contraire,  il  eût  cherché  à 
détruire,  par  des  raisons  plus  ou  moins  spécieuses,  cetîe 
base  déjà  si  solide  de  notre  argumentation  (i). 


(l)  Le  catalogue  du  Louvre,  année  1833,  article  Memliug,  pag« 
151,  en  partageant  notre  opinion,  a  groiippé  tous  les  motifs  sur  les- 
quels nous  l'avions  basée.  Do  pliir^.  M.  Dinaux  vient  de  trouver  dans 
son  excellente  bibliothèque,  une  notice  sur  les  tableaux  de  l'hôpital 
Saint-Jean,  imprimée  on  I84''2,  do  nous  inconnue  jusqu'à  ce  jour  et 
dont  nous  extrayons  ce  passage  :  «  Son  nom  doit  s'écrne  avec  un  M 


—  i3  — 

Venons-en  niainienani  à  la  nouvelle  preuve  que  nous 
avons  annoncée.  Celte  preuve  nous  paraîi  de  nature  à 
convaincre  les  esprits  les  plus  rébelles. 

Le  cabinet  du  docteur  Escalier,  à  Douai,  renferme  un 
petit  tableau  gothique  représentant  Jésus  portant  sa  croix, 
et  arrivant  à  la  porte  d'une  ville  paraissant  gardée  par 
saint  Pierre.  Â.utour  du  cadre  vermoulu  de  ce  tableau, 
on  lit  l'inscripiion  suivante  : 

«  Domine  qu6  vadi.s  ?  Venio  romam 
»  Iteruni  crucifigi,  darap  Pierre.  « 

«  Che  tabelet  fust  donné  à  madame  humble  et  abbesse 
»  de  Flioes,  dame  Jacqueline  deLalaing,  enl'anlSSO  (l).» 


D  majuscule  et  non  avec  un  H,  comme  l'a  fait  par  erreur  Descamps 
»  et  d'autres  écrivains  après  lui.   j> 

Ainsi  Bruges,  la  patrie  du  peintre  a  définitivement  adopté  la  leçon 
de  Memling. 

(I)  Notre  ami  M.  Diuaux,  qui  a  examiné  ce  tableau  avec  soin, 
nous  remet  une  note  que  nous  nous  empressons  de  consigner  ici  ; 

0  II  semble  que  le  peintre  ait  voulu  représenter  une  rencontre 
»  entre  le  Sauveur  portant  sa  croix,  et  l'apôlre  Saint-Pierre  s'age- 
»  nouillant  devant  lui  à  la  porte  de  la  ville  de  Rome.  L'apôtre  dit  au 
»  Christ  :  Seigneur,  où  allez-vous?..  «  Je  vais  à  Rome,  subir  de 
»  nouveau  le  crucifiement,  damp  Pierre.  »  En  effet  le  Christ  quoique 
j>  portant  sa  croix,  présente  déjà  aux  mains  et  aux  pieds  les  stig- 
»  mates  des  clous  qui  l'ouï  attaché  une  première  fois  à  l'arbre  de  la 
»  rédemption.  Au  premier  plan,  à  droite,  on  voit  la  figure  d'une 
»  religieuse  en  prières. 

»  Cette  religieuse  ne  peut  être  que  Jacquette  ou  Jacqueline  de 
>  Lalaing,  23«  abbesse  du  monastère  do  Flines,  près  Douay,  qui 
»  compta,  dans  son  sein,  trois  autres  abbesses  de  son  nom  et  de  sa 
»  famille .   Elle  y  entra  en  135* ,  et  y  mourut  le  !26  février  1560.   » 


—   44  — 

Or,  voici  la  partie  de  celle  inscription  ayant  trait  à  la 
question  qui  nous  occupe  : 

VENIO  ROMAH. 

On  voit  que  la  forme  de  la  dernière  lettre  du  mot 
romam  est  identiquement  la  même  que  celle  de  la  pre- 
mière lettre  de  la  signature  du  peintre  sur  le  tableau  de 
l'hôpital  Saint-Jean  de  Bruges,  et  que  dès  lors  celte  lettre 
est  un  M  majuscule,  et  non  pas  un  H.  On  voit  de  plus 
que  l'm  se  trouvant  la  première  dans  le  mot  romam  à  la 
même  forme  que  celle  d'aujourd'hui,  ce  qui  prouve  que 
vers  la  fin  du  moyen  âge,  et  au  commencement  de  la  re- 
naissance cette  lettre  avait  deux  formes  différentes.  Rien 
de  plus  clair,  de  plus  concluant,  selon  moi,  que  la  preuve 
fournie  par  cette  inscription,  et  M.  Didron  est  un  homme 
de  trop  bonne  foi  pour  ne  pas  en  convenir. 

A  l'avenir  donc,  le  grand  artiste  brugeois,  si  mal  à  pro- 
jyos  débaptisé  par  Descamps,  s'appellera  Memling,  et  son 
nom  ne  pourra  plus,  selon  le  vers  de  Boileau  : 

»  Aux  saumaises  futurs  préparer  des  tortures.  » 


BRUGES. 


«  Celte  ville  brillait  d'une  telle 
»  splendeur  que,  pendant  le  xv™'= 
»  siècle,  OEneas  Sylvius  la  mettait 
»  parmi  les  trois  plus  belles  du 
»  monde.  » 

Alfred  Mitchiel,  f histoire  de 
la  peinture  flamande). 


BRK.ES. 


Salut,  Briige, 

Doux  refuge, 
Où  des  siècles  d'autrefois 

La  peinture, 

La  sculpture 
Al'apparaissent  à  la  fois  1  . 
Ville  encor  toute  espagnole, 
Mon  caprice,  mon  idole. 
Dans  tes  vieux  murs  le  temps  vole 
Comme  l'oiseau  dans  les  bois  (1). 


Là  l'ogive 

Svelte  et  vive. 
Et  les  treffles  des  balcons 

Se  dessinent, 

Et  lutinent 
Sur  de  gothiques  maisons  ; 
Des  Halles  la  tour  s'élance 
Dans  les  airs  ! .  faisons  silence 
Un  joyeux  concert  commence 
C'est  la  voix  des  carillons. 


(1)  De  toutes  les  villes  de  Belgique,  Bruges  est  celle  qui  a  le  plus, 
conservé  la  physionomie  du  moyen-âge,  des  premières  années  de  la 
renaissance,  et  de  l'occupation  espagnole.  J'y  ai  passé  en  1841  dix 
jours  dans  un  ravissement  continuel,  ut  c'est  dans  la  nuit  précédant 
mon  départ,  au  son  des  carillons  de  la  lour  des  Halles,  (|up  j'ai  fait 
ces  vers. 


_   48   - 

Danioisellcs 

Chastes,  belles, 
Pages  au  si  doux  paiiei-, 

Sur  les  dalles 

De  ces  salles 
On  croirait  vous  voir  errer  ; 
Charles-Quint  vers  moi  s'avance, 
Rêvant  aux  lys  de  la  France, 
Que  son  aigle,  en  sa  vengeance, 
Voudrait  pouvoir  dévorer  (1)' 

Ces  antiques 

Basiliques, 
Véritables  diamants, 

Dont  la  pierre 

Statuaire 
Offre  à  l'œil  mille  ornements  ; 
Leur  orgue  à  la  voix  puissante, 
Comme  un  torrent  menaçante. 
Comme  un  soupir  caressante, 
Ont  charmé,  ravi  mes  sens  ! . . . 


(1)  La  salle  du  Franc,  mainlenani  le  palais  de  justice,  renferme 
une  iramense  cheminée  en  bois  el  marbre,  chef-d'œuvre  de  sculpture. 
Elle  est  ornée  des  statuettes  de  Charles-Quint,  Maximilien  et  Marie 
de  Bourgogne,  entourés  des  personnages  les  plus  célèbres  de  leur 
cour.  On  a  fait  le  moulage  en  plâtre  de  cette  cheminée  pour  la 
France,  et  ce  moulage  rst  monté  dans  une  salle  du  rez-de-chaussée 
du  Louvre. 


—   49   — 

Vrai  poëte, 

Inlerprèie 
Des  légendes  de  la  foi  ; 

Créalure, 

Noble  el  pure, 
Ariisie  plus  grand  qu'un  roi, 
Van-Eyck,  au  pinceau  sublime, 
Dans  le  transport  qui  m'anime 
Des  :;ieux  je  gravis  la  cime 
Pour  m'incliner  devant  toi  !  (1) 

D'un  mystère 

Qu'a  la  terre 
Dieu  jusqu'alors  dérobait, 

Perçant  l'ombre 

Froide  el  sombre 
Van-Eyck  ravit  le  secret  ; 
0  miracle  du  génie, 
L'huile  à  la  couleur  unie 
Donna  la  force  ei  la  vie 
Aux  chefs-d'œuvre  qu'il  traçail  !..  (2) 

Hunjble  hospice, 

Lieu  propice 
Au  laleui  vaincu  de  son, 

Ta  chapelle 

Nous  révèle 
Un  admirable  trésor  1 . 


(1)  Van-Eyck,  peinirp  admirable  né  à  Bruges,  donl  le  musée 
possède  plusieurs  ouvrages  Son  chef-d'œuvre,  le  tableau  de  l'A- 
gneau, esl  dans  l'église  de  Sainl-Bavon,  à  Gand 

(2)  Van-Eyck  passe  généralement  pour  l'inventeur  de  la  peinture 
à  l'huile. 


—  50  - 

Pour  le  fini,  pour  la  grâce, 
Memling,  oh  !  non  rien  n'efface 
De  sainte  Ursule  la  Châsse .... 
Elle  vaut  son  pesani  d'or  11 .  . . 

Quand  l'étoile 

Luit,  se  voile, 
Ou  quand  brille  le  soleil  ; 

Quand  l'orage 

D'un  nuage 
Couvre  l'horizon  vermeil, 
Comme  à  Venise,  à  Séville, 
Ton  aspect,  coquette  ville, 
ïe  distinguant  entre  mille, 
Pour  moi,  n'a  point  son  pareil  ; 

Adieu  Bruge, 

Doux  refuge. 
Où  des  siècles  d'autrefois, 

La  peinture, 

La  sculpture 
M'apparaissent  à  la  fois  ; 
Ville  encor  toute  espagnole. 
Mon  caprice,  mon  idole, 
Dans  tes  vieux  murs  le  temps  vole, 
Comme  l'oiseau  dans  les  bois. 


BEWEXUTO  CELLIOT. 


«  Il  était  de  l'espèce  de  ces 
»  heurewx  génies  qui  vont  droit 
»  au  fait,  sans  rechercher  l'effet 
»   et  ["esprit.   » 

Er.aène   Delacroix. 


lîKAVEMTO    CELLLM. 


Si  le  XVI'  siècle  a  produit  un  artisie  vraimenl  remar- 
quable, sous  le  double  rapport  du  laleni  et  du  caraclère, 
c'est  cplui  dont  je  m'occupe  en  ce  moment.  Orfèvre, 
sculpteur,  graveur,  monétaire,  écrivain,  Cellini,  qui  vit 
le  jour  à  Florence,  a  développé  d'immenses  facultés  dans 
tout  ce  qu'il  a  enti-epris.  Sa  vie  elle-même  est  la  plus 
aventureuse,  la  plus  contrastée,  la  plus  extraordinaire 
dont  un  biographe  puisse  s'emparer.  Elle  a  tout  l'attrait, 
tout  l'imprévu  du  loman  le  plus  compliqué,  et  fait  puis- 
samment ressortir  cette  richesse  d'imagination,  celte  vio- 
lence passionnée,  cette  soif  inextinguible  de  célébrité  qui 
firent  à  la  fois  la  gloire,  la  honte  et  le  malheur  de  ce  grand 
artiste.  A  de  telles  natures,  sortant  entièrement  des 
règles  ordinaires,  on  pardonne  sans  doute  beaucoup  de 
fautes;  mais  Benvenuto  ne  se  borna  point  à  faillir;  il  fut 
souvent  criminel,  et  à  cet  égard,  loin  de  moi  l'idée  de 
vouloir  qu'on  lui  accorde  un  bill  d'absolution  totale,  qu'il 
n'a  certes  pas  mérité. 

Son  père,  d'après  les  témoignages  des  contemporains, 
n'était  pas  moins  vaniteux  que  lui.  Il  voulut,  en  com- 
muniquant au  pape  certains  titres  apocriphes,  prendre 
rang  parmi  la  noblesse  romaine,  et  ses  efforts  n'aboutirent 
qu'à  le  faire  nommer  joueur  de  flûte  de  Sa  Sainteté.  Son 
désir  était  que  son  fils  suivit  aussi  la  carrière  musicale, 
mais  son  désir  fut  trompé  :  cet  enfant  indomptable  échap- 
l)aii  à  toutes  les  leçons,  fuyait  tous  les  jougs,  et,  poussé 


54 


par  une  vocation  aidenie,  courait  les  champs,  visitait  les 
palais,  les  temples,  les  ruines,  remplissant  sa  mémoire  et 
son  portefeuille  de  souvenirs  et  de  croquis  empruntés  à 
tous  les  chefs-d'œuvre  de  la  sculpture  et  de  l'architecture. 
Force  fut  donc  de  céder  à  son  entraînement  vers  l'art  du 
dessin  ;  on  le  plaça  chez  un  orfèvre.  Ses  progrès  furent 
rapides  ;  en  peu  de  temps  il  devint  le  plus  habile  ouvrier 
de  Florence,  pour  l'exécution  des  ouvrages  d'or,  et  d'ar- 
gent, comme  pour  la  composition  des  sujets.  A  peine 
adolescent,  son  talent  en  ce  genre  était  tel,  que  lorsqu'un 
grand  seigneur  s'adressait  à  Michel  Ange  afin  d'obtenir 
un  projet  de  pièce  d'orfèvrerie,  cet  homme  célèbre  le  ren- 
voyait de  suite  à  son  petit  Benvenuto. 

A  celte  àme  sans  repos  le  travail,  accompagné  du  calme 
et  de  l'assiduité  dans  sa  ville  natale,  ne  pouvait  convenir 
longtemps  :  aussi  s'enfuit-il  avec  un  de  ses  camarades, 
pour  aller  à  Rome,  où  on  le  reçut  à  merveille,  car  déjà  «a 
réputation  était  parvenue  à  un  haut  degré  d'estime  dans 
celte  capitale  du  monde  chrétien.  Il  eut  des  travaux  tant 
qu'il  en  voulut  ;  mais  il  les  mit,  par  orgueil,  à  un  prix  irès- 
élevé  Quand  on  discutait  avec  lui  sur  ce  point,  c'était 
en  invoquant  sa  dignité  blessée,  et  i'épée  à  la  main  qu'il 
demandait  raison  de  ce  qu'il  appelait  une  injure  aux  récal- 
cilraus,  quels  que  fussent  leur  âge,  leur  litre  et  leur  rang. 
Condamné  par  un  tribunal  à  payer  une  amende,  pour 
avoir  provoqué  un  de  ses  clients,  il  se  jelta  sur  ce  dernier 
en  sortant  de  la  salle  d\mdience,  et  Téiendit  presque 
mort  sur  le  carreau.  Il  fallut  se  cacher.  Bientôt  il  ap- 
prend que  son  frère  a  été  tué,  dans  une  de  ces  querelles 
d'opinion  si  fréquentes  au  xvi"  siècle;  il  sort  vers  la  nuit 
de  sa  retraite,  épie  le  meurtrier,  le  rencontre  et  lui  en- 


—  55  — 

lève  la  vie  d'un  coup  de  stylet.  Vingt  fois,  en  pareilles 
circonstances,  il  demanda  sa  grâce,  l'obtint,  et  se  mit,  le 
lendemain,  dans  le  cas  de  la  demander  encore. 

Son  immense  talent  lui  valait  un  brevet  d'impunité. 
Ces  adorables  fantaisies  en  or,  et  en  argent,  ornées  de 
pierres  précieuses ,  enrichies  de  figurines ,  ciselées  avec 
tant  de  goût  et  de  délicatesse,  fascinaient  les  yeux,  les  es- 
prits des  juges  les  plus  sévères,  lui  trouvaient  des  appuis, 
des  prolecteurs  dans  ce  que  l'aristocratie  et  l'église  ro- 
maine avaient  de  plus  élevé.  L'amour  des  arts  était  alors 
poussé  jusqu'à  la  folie  par  une  société  livrée  au  luxe  le 
plus  effréné  et  aux  passions  les  plus  vives  !  J'amais  on  n'a 
fait,  on  ne  fera  des  coupes,  des  calices  d'or,  des  pièces  de 
vaisselle,  des  surtouts  de  dessert,  des  cadres  de  miroir, 
des  bijoux  de  toute  espèce  plus  beaux,  plus  fins,  plus  cha- 
toyans  que  ceux  de  Benvenuto  !  Veut  on  se  faire  une  idée 
des  merveilles  que  son  imagination  et  sa  main  enfan- 
taient?. .  11  ne  s'agit  que  de  visiter  les  vitrines  de  la  salle 
de  notre  Louvre,  renfermant  quelques-unes  de  ses  œu- 
vres. Il  excellait  aussi  dans  la  gravure  des  médailles, 
des  monnaies,  et  le  pape  l'avait  mis,  dans  ses  étals,  à  la 
lêle  de  leur  fabrication. 

Ici  commence  une  nouvelle  carrière  pour  Benvenuto 
Cellini.  Un  homme  traître  à  la  France,  et  contre  lequel 
Bayard  mourant  a  lancé  l'anathème  qui  déshonore  à  ja- 
mais sa  mémoire,  le  connétable  de  Bourbon,  arrive  avec 
s  s  soldats  devant  Borne.  Accompagné  de  quelques  jeunes 
artistes,  Cellini  se  retranche  avec  des  canons  au  campo 
sancio,  dirige  le  feu,  ei  frappe  à  mon,  d  un  de  ses  boulets, 
l'i  connétable  qui  monlaii  sur  la  brèche.  Oblij;é  d  aban- 
donner la  position  qu'il  avaii  prise,  Cellini  fait  retraite  tout 


—  o6  — 

en  combatianl,  el  va  se  renfermer,  avec  ses  amis,  au  châ- 
teau Saint-Ange.  Alors  la  poudre,  les  munitions  de 
guerre  deviennent  sa  passion,  occupent  jour  et  nuit  son 
génie  ardent.  Il  trouve  le  moyen  d'imprimer  aux  projec- 
tiles une  plus  forte  portée,  et,  à  défaut  de  boulets,  fait 
rougir  des  pierres  qu'il  lance  dans  les  rangs  des  impé- 
riaux. Un  grand  nombre  d'ennemis  resta  sur  la  place, 
et  le  prince  d'Orange  fut  grièvement  blessé.  Un  coniem- 
porain  dit  qu'au  milieu  de  ses  canons.  Benvenuio  ressem- 
blait au  Dieu-Mars. 

Qand  la  paix  fut  faite,  il  réalisa  un  projet  qui  depuis 
longtemps  s'était  emparé  de  sa  pensée.  La  renommée 
lui  avait  appris  quelle  était  la  générosité,  la  magniticeuce 
de  François  P""  envers  les  artistes  de  tous  les  pays,  qu'il 
se  plaisait  à  réunir  autour  de  son  trône.  Son  imagination 
s'exalte  !..  il  a  trouvé  son  mécène  !..  il  n'hésite  donc  pas, 
se  met  en  rouie,  et  arrive  à  Saint-Germain,  non  sans 
avoir  couru  bien  des  aventures  bizarres  et  galantes.  Le 
roi  chevalier  lui  fait  le  plus  bel  accueil,  veut  se  l'attacher; 
mais  l'étiquette  fatigue,  ennuie  l'artiste  florentin,  et  sans 
mot  dire  à  personne,  il  reprend  le  chemin  de  l'Italie. 

Eu  son  absence,  le  pape  qui  pour  lui  s'était  montré  si 
bon  ,  si  clément,  avait  cessé  de  vivre.  La  ligue  des  enne- 
mis de  Cellini,  jusqu'alors  impuissante,  entourait  Paul  III, 
le  nouveau  pontife,  et  jura  la  perte  de  l'audacieux  dont 
la  conduite  indépendante  et  souvent  coupable  avait  amas- 
sé tant  de  haines.  Une  accusation  capitale,  celle  d'avoir 
volé,  pendant  le  sac  de  Rome,  une  partie  du  trésor  papal, 
le  fit  jelter  en  prison.  Devant  la  commission  chaigée  de 
1  interrogei',  il  se  défendit  avec  l'indignation  dun  grand 
artiste  blessé  dans  ce  qu'il  a  de  plus  cher,  sa  probité  mé- 


connue.  Il  rappela  les  services  qu'il  avait  rendus,  les 
dangers  bravés  par  lui  ;  son  innocence  sortit  de  celte 
épreuve,  pure  de  toute  tache  flétrissante,  et  cependant  ses 
accusateurs  eurent  le  crédit  de  le  faire  retenir  dans  les 
fers.  En  vain  François  I'^'^  sollicita,  par  son  ambassa- 
deur, sa  mise  en  liberté  :  il  ne  put  l'obtenir.  Alors  Cel- 
lini  chercha  à  s'échapper  du  château  Saint-Ange,  au 
moyen  d'une  corde  fabriquée  avec  du  linge.  Près  de 
loucher  terre  il  tomba  ,  se  cassa  la  jambe  ,  fut  repris  et 
enfermé  dans  un  sombre  cachot.  Qu'on  se  figure  l'efTet 
produit  par  l'isolement,  la  captivité,  l'injustice  sur  celte 
imagination  fiévreuse,  en  proie  à  tous  les  rêves  de  la  li- 
berté!! Comme  le  tasse  à  Saint-Onuphre,  sa  raison  eut 
succombé  sous  le  poids  du  désespoir,  si  la  force  de  son 
caraclère.  et  la  religion,  qu'au  milieu  de  ses  plus  grands 
écarts  il  n'avait  jamais  abandonnée,  ne  fussent  venues  à 
son  secours.  Il  eut  cependant  des  visions,  des  extases 
et  ses  nuits  se  peuplèrent  d'images  fantastiques.  Un  Christ 
mourant,  d'une  beauté  céleste,  lui  apparut  :  depuis  il 
réalisa  de  souvenir,  sous  une  forme  matérielle,  cette  ap- 
parition, en  exécutant  ce  Christ  en  marbre  blanc,  sur  une 
croix  noire  Sa  main  couvrit  aussi  les  murs  de  sa  prison  de 
dessins  au  charbon  empruntés  à  la  bible  et  aux  légendaires. 

Enfin  il  arriva  un  moment  où  le  roi  de  Fiance , 
unissant  ses  instances  à  celles  d'un  prince  de  la  maison 
d'Est,  le  cardinal  de  Férare,  parvint  à  faire  cesser  la  cap- 
tivité de  Cellini.  Ce  cardinal  était  un  de  ses  admirateurs 
les  plus  zélés;  c'était  lui  qui  lui  avnit  commandé,  parmi 
plusieurs  autres  travaux  impuriants,  la  fameuse  salière  en 
or  ciselé  et  émail,  ayant  appartenu  longtemps  à  la  cour 
de  France,  ensuite  à  Ferdinand  d'Autriche,  auquel  Char- 


—  58    — 

les  IX  en  avaii  (iaii  don,  cl  qu'on  volt  de  nos  jours  au  pa- 
lais du  Belvédère,  à  Vienne. 

La  reconnaissance  que  Cellini  devait  à  François  P"",  le 
désir,  manifesté  par  ce  prince,  de  le  charger  des  embellis- 
sements du  château  de  Fontainebleau,  l'engagèrent  à  re- 
tourner en  France.  La  leçon  si  dure  qu'il  venait  de 
recevoir  aurait  dû  le  porter  à  modifier  son  caractère,  à 
calmer  ses  passions,  à  ménager  surtout  l'amour  propre 
d'autrui  :  malheureusement  il  était  incorrigible.  Une 
pension  de  300  écus  lui  ayant  été  proposée;  on  le  vit  s'of- 
fenser de  cette  rémunération  beaucoup  trop  modique 
selon  lui.  Puis  se  livrant  à  un  injuste  capiice,  il  acheta 
un  cheval  et  partit  tout-à-coup,  afin  d'accomplir  un  pèle- 
rinage à  Jérusalem.  Instruit  à  temps  de  cotte  inconve- 
nante escapade,  le  roi  fit  courir  après  le  pèlerin,  et  ce  ne 
fut  pas  sans  peine  qu'on  le  lui  ramena-  Un  traitement 
anûuel  de  700  écus,  le  don  de  l'hôtel  du  Peiit-Nesles  à 
Paris,  qui  devint  sa  résidence,  les  paroles  les  plus  flat- 
teuses parvinrent  enfin  à  vaincre  sa  mauvaise  humeur  et 
son  obstination.  Il  déploya  d'abord  le  plus  grand  zèle 
à  décorer  Fontainebleau  ;  plusieurs  ouvrages  d'une  beauté 
merveilleuse,  entre  autres  le  grouppe  d'Apollon  et  Hya- 
cinthe, devinrent  les  fruits  de  ce  retour  vers  l'ordre  et 
la  sagesse.  Cet  heureux  changement  ne  pouvait  pas  être 
de  longue  durée  :  bientôt  son  naturel  capricieux,  indomp- 
table reprit  le  dessus.  Substituant  sa  volonté  à  celle  du 
roi,  faisant  un  vase  d'argent  lorsqu'il  lui  demandait  une 
statue,  il  finit  par  lasser  ce  prince.  Disons  qu'il  était 
à  peu  près  impossible  de  vivre  en  paix  avec  un  tel 
honnne,  ei  qu'une  iriilaiion  maladive,  une  inconstance 
perpétuelle  ont  plané  sur  toute  son  existence.  Nous  n'en 
citerons  qu'un  exemple  :  pour  acquérir  les  bonnes  grâces 


—  so- 
dé la  duchesse  d'Élainpos,  Cellini  cisèle  une  magnifique 
coupe,  qu'il  lui  porle  à  Saiul-Gerniain.  On  le  lait  al  ten- 
dre pendani  quelques  instants,  lui,  le  giaud  Benvenulo, 
devant  lequel  tous  les  appartements  devaient  s'ouvrira  la 
minute!.  .  il  se  courrouce,  se  répand  en  propos  d'une 
hardiesse  insultante  contre  la  haute  dame,  la  favorite  du 
roi,  et  court  offrir  cette  coupe  au  cardinal  de  Lorraine. 
Enfin,  jaloux  du  Primatice,  mal  avec  la  duchesse,  aban- 
donné de  ses  protecteurs  et  de  François  1^',  il  perdit  par 
sa  faute  la  plus  belle  situation  qu'un  artiste  ail  jamais  ac- 
quise, et  quitta  pour  toujours  la  France. 

De  retour  dans  sa  patrie,  Cèllini  reçut  l'accueil  le  plus 
bienveillant  du  grand  duc  de  Florence,  et  son  sort  eut  été 
très-heureux,  s'il  n'avait  pas  détruit,  comme  à  plaisir, 
toutes  les  sources  de  considération,  de  prospérité  jaillis- 
sant sous  ses  pieds.  Il  se  montra  bientôt  en  proie  à  une 
jalousie  furieuse,  surtout  envers  le  fils  de  son  premier 
maître,  Baccio  Bandinelli,  qu'il  eût  l'intention  d'assassi- 
ner. Chaque  jour  sa  hauteur  et  ses  caprices  lui  attiraient 
de  nouvelles  querelles,  de  nouvelles  disgrâces  Des  accès 
d'une  dévotion  ascétique,  il  passait  à  ceux  de  la  débauche 
la  plus  ratiince,  semant  l'or  à  profusion  pour  satisfaire  à 
de  dangereuses  et  honteuses  fantaisies.  Les  viiigi-six 
dernières  années  de  son  existence  s'écoulèrent  dans  des 
alternatives  de  bonne,  de  mauvaise  fortune,  et  quelque- 
fois de  gêne  touchant  à  l'indigence.  C'est  dans  cette  pé- 
riode de  temps,  et  lorsqu'il  était  encore  plein  de  force  et 
de  génie,  qu'il  exécuta  le  fameux  groupe  en  bronze,  re- 
présentant Persée  et  Andromède.  Lui-même  a  raconté 
la  manière  dont  la  fonte  de  ce  morceau  capital  avait  eu 
lieu.  11  s'était  couché,  dévoré  par  une  fièvre  ardente, 
quand  on  vint  lui  dire  que  le  succès  de  celte  opération 


—   liO   — 

était  fortement  compromis  Sans  prendre  le  lenips  de 
se  couvrir,  il  se  jette  en  bas  de  son  lit,  court  au  fourneau, 
le  remplit  de  deux  cents  plats  et  assiettes  en  eiaiu,  com- 
posant toute  sa  vaisselle  :  le  résultai  le  plus  heureux  cou- 
ronne sa  hardiesse,  et  lui  rend  la  santé.  Cet  épisode  de 
la  vie  de  Cellini  a  été  transporté  sur  la  scène  de  notre 
Grand-Opéra;  mais  il  n'a  point  réussi,  malgré  la  peine 
que  s'est  donnée  M.  Berlioz  pour  y  adapter  de  la  musique 
ayant  un  véritable  cachet  d'originalité. 

Après  avoir  essayé  de  la  magie,  encore  fort  en  renom 
au  xvi«  siècle,  Cellini  se  livra  à  de  profondes  études  reli- 
gieuses, voulut  approfondir  les  livres  saints,  reçut  les 
premiers  ordres  de  la  prêtrise,  et  se  fil  tonsurer.  Il  avait 
alors  cinquante-huit  ans.  Deux  années  après  il  se  maria, 
sans  trouver  ni  le  repos,  ni  le  bonheur,  car  son  âme  in- 
domptable et  sans  cesse  troublée,  ne  pouvait  supporter 
aucun  joug  raisonnable^ 

Sa  mon  arriva  en  1551.  Llsolemenl  le  plus  complet 
environna  sa  couche  funèbre,  et  pas  une  main  amie  ne 
ferma  la  paupière  du  grand  artiste  dont  la  renommée 
remplissait  l'Europe.  Cette  fin  délaissée  est  bien  triste, 
sans  doute:..  Mais  pourquoi  n'y  verrait-on  pas  un  en- 
seignement salutaire,  donné  par  la  Justice  éternelle  aux 
hommes  supérieurs,  érigeant  en  principe  que,  dans  la 
société,  le  génie,  le  talent  sont  au-dessus  de  toutes  les 
règles,  se  suflisent  seuls,  et  qu'il  est  inutile  d'y  joindre 
les  vertus?. . . . 

Les  passions  les  plus  nobles  et  les  plus  basses  se  dispu- 
taient le  cœur  de  Cellini.  Ce  cœur  était  un  cratère  en- 
flammé, dans  lequel  bouillonnaient  le  courage,  la  gêné- 


—  61   — 

rosité ,  la  haine,  la  vengeance,  la  luxure,  et  surtout 
l'orgueil. 

II  a  écrit  ses  mémoires  avec  une  chaleur,  une  naïveté, 
une  vigueur  de  style  vraiment  remarquables  ! .  Le  manus- 
crit en  est  resté  longtemps  ignoré  ;  sa  première  publica- 
tion ne  date  que  de  1728.  Il  existe  trois  traductions 
françaises  de  cet  ouvrage.  La  meilleure  est,  sans  contre- 
dit, celle  de  M.  Léclanché,  traducteur  aussi  de  la  vie  des 
peintres  de  Vasari,  avec  des  notes  et  commentaires  rem- 
plis d'intérêt,  par  mon  compatriote  Jeanron,  artiste  très- 
distinffué. 


WATTEAU. 


ESSAI  SUR   LA  VIE  ET  LES  OUVRAGES  DE  CE  PEINTRE, 


SLiVl     Dl'    CATALOGUE     DE    SES    OECVRES. 


»  Parée  à  la  française ,  un  jour  dame  Nature 
»  Eut  le  désir  coquet  de  voir  sa  portraiture  : 
)■>   Que  fit  la  bonne  mère  ?.   Elle  enfanta  Watlcau.   » 

Lahotbe-Houdar 


WATTEAU. 


Les  œuvres  du  peinire,  dont  nous  allons  raconter  soni- 
niairemenl  la  vie,  sont  en  ce  moment  l'objet  d'une  espèce 
de  fanatisme  base,  en  grande  partie,  sur  deux  puissances 
qui  ont  régné,  et  régneront  toujours  en  France,  la  fantai- 
sie et  la  mode.  De  ce  que  nous  venons  de  dire  il  ne 
faudrait  pas  conclure  que  nous  blâmons  la  haute  estime 
accordée  au  talent  de  Watieau,  et  que  nous  le  considé- 
rons comme  un  peintre  médiocre  :  telle  n'est  certes  pas 
notre  pensée!  Mais,  en  toutes  choses  l'exagération  est 
dommageable,  et  quand  tous  les  jours  nous  voyons  mettre 
un  prix  excessif  à  la  moindre  esquisse  de  ce  créateur  des 
fêtes  galantes,  au  détriment  d'artistes  plus  sérieux,  plus 
complets  que  lui,  nous  ne  saurions  nous  empêcher  de 
déplorer  un  engouement  nuisible  aux  progrès  de  l'art,  et 
à  la  juste  appréciation  de  ceux  qui  l'ont  cultivé. 

Chez  nous,  en  politique  comme  en  littérature,  en  mu- 
sique comme  en  peinture,  l'objet  du  dédain,  du  mépris  de 
la  veille,  devient  souvent  l'idole  du  lendemain.  Il  y  a 
quarante  ans,  on  n'accordait,  en  général,  aucune  estime 
à  Watteau  ;  c'était  lui  qu'on  nommait  toujours,  lorsqu'il 
sagissait  de  signaler  le  genre  faux  et  manière  des  ar- 
tistes du  commencement  du  xyiii*^  siècle.  Les  magasins 


6(; 


(le  mai'chands  do  tableaux,  les  bouiiciiies  de  collec- 
leiirs  de  bric  à  bvac  ,  renferniaieni  beaucoup  de  ses 
produciions,  doui  les  meilleures  se  vendaient,  au  plus 
haut  prix,  200  francs!  Encore  n'élaienl-ellos  achetées 
que  par  des  étrangers,  ou  par  quelques  rares  amateurs 
s'élonnant,  à  bon  droit,  de  l'arrêt  de  proscription  pro- 
noncé contre  le  pinceau  d'un  homme  qui  était  loin  de  mé- 
riter cet  excès  d'indifférence.  On  élève  aux  nues  aujour- 
d'hui ses  esquisses  les  moins  achevées  ;  on  se  pâme  devant 
ses  moindres  pochades! .  .  Cela  me  fait  craindre  que  dans 
quelques  années,  par  suite  de  l'une  de  ces  réactions  en- 
fantées par  le  caprice,  Waiieau  ne. retombe,  pour  ses 
admirateurs  exclusifs,  plus  bas  qu'il  n'était  tombé  sous 
l'empire.  Déjà  Boucher,  artiste  d'une  facilité  et  d'une 
verve  incontestables,  dont  l'école  de  David  s'était  tant 
moqué,  et  qui  depuis  avait  reconquis  une  assez  haute  fa- 
veur, perd  tous  les  jours  de  ses  partisans,  et  commence  à 
se  vendre  assez  mal.  Il  en  sera  de  même,  je  le  crois, 
du  peintre  de  V embarquement  pour  Vile  de  Cythère,  quoi- 
qu'il ait  une  valeur  bien  plus  grande  que  Boucher,  et 
figure,  en  son  genre,  avec  éclat,  dans  le  cabinet  de  tout 
homme  de  goût. 

C'est  parceque  nous  ne  partageons,  pour  toutesles pro- 
ductions de  Watteau,  ni  le  délirant  enthousiasme,  ni 
l'injuste  dédain  de  ceux  qui  fuient  tour  à  tour  ses  pané- 
gyristes et  ses  détracteurs  outrés,  que  nous  avons  voulu 
retracer  les  circonstances  de  sa  vie,  si  peu  connue,  e' 
nous  livrer  à  quelques  considérations  sur  son  talent.  En 
prenant  pour  guide  la  modération,  nous  ne  nous  dissi- 
mulons pas  que  ce  sera  le  moyen  de  ne  satisfaire  que^peu 
de  personnes  ;  mais  nous  nous  consolerons  de  ce  résultat. 


()7    — 


vn  nous  roliigiam  ihins  l'iniparlialiK'.  ila  bonne  foi,  ol  le 
désir  clV'iiv  ulile,  qui  vonl  dirigor  noire  plume. 


II. 


La  naissance  de  Watteau  ftit  obscure.  Celle  circon- 
stance ajoute  à  son  mérite;  car  pour  parvenir  au  tident 
qu'il  a  possédé,  dans  une  position  sociale  où  tous  les  moyens 
d'éducation  lui  manquaient,  il  a  fallu  que  la  nature  l'eut 
véritablement  créé  peintre.  Son  père  était  maître  cou- 
vreur à  Valenciennes,  ville  du  Hainaut,  où  notre  artiste 
naquit  en  1684  (1).  Son  enfance  fut  malheureuse  et 
maladive  ;  toutes  fois,  dès  l'âge  de  5  à  6  ans,  le  goût  de 
la  peinture  se  déclara  en  lui,  et  devint  bientôt  une  passion. 
Lorsqu'il  avait  un  instant  de  liberté,  il  s'échappait  de  la 
maison  paternelle  pour  aller  dessiner  sur  la  place  les 
scènes  comiques  jouées  par  les  charlatans  et  les  batte- 
leui's  parcourant  les  provinces.  On  riait  alors  en  France, 
et  c'était  encore  le  bon  temps.  Le  peuple  ne  s'occupait 
pas  de  politique  ;  l'arrivée  dans  une  ville  de  pierrot,  de 
cassandre,  de  coiombine,  et  d'arlequin,  était  un  événe- 


(t)  C'est  avec  beaucoup  rie  peine  que  nous  avons  pu  trouver  l'ex- 
Irail  d'acte  de  baplénae  de  Walteau,  né  paroisse  Sainl-Jacques.  Le 
voici  lextuellemenl  :  a  Le  20  d'octobre  1684,  fut  baptisé  Jean- 
!>  Antoine  fils  légitime  de  Jean  Walleau  et  de  Mictiello  Lardonois,  sa 
»  femme.  Signé  le  parain  Joan-Antoine  Baiclie,  la  marène  Anne 
>  Maillion.   & 

Note  fournie  pai  M.  A.  Diiiaus, 


—   08  — 

ment  donnani  des  jouissances  que  la  lecinre  »le  loiiles  les 
gazelles  du  monde  ne  vaudra  jamais.  Ces  premières  im- 
pressions de  la  vie  de  Walleau,  ces  premiers  modèles 
d'imiialion,  dccidèrenl  du  genre  que  depuis  il  a,  en  grande 
partie,  adopié.  Le  théàire  de  la  foire,  les  parades  en 
plein  venl,  furent  pour  lui  ce  que  les  bohémiens  et  les 
grotesques  avaient  été  pour  Callot.  En  effet,  il  esi  peu  de 
ses  toiles,  de  ses  dessins  où  l'on  ne  rencontre  un  Gile,  an 
Scaramouche,  une  Isabelle.  Il  a  placé  de  ces  person- 
nages vénitiens  et  bergamasques  au  milieu  des  paysages 
les  plus  frais,  des  parcs  les  plus  élégants;  et  comme  il 
était  faiiiasque,  il  a  quelquefois  choisi  pour  théâtre  de 
leurs  ébats  un  cimetière. 

Au  premier  abord,  ce  qui  pourrait  paraître  étonnant 
dans  le  choix  de  semblables  héros  donl  la  présence  n'ins- 
pire ordinairement  que  le  gros  rire  et  la  gaieté,  c'est  que 
Walleau  éiait  d'un  caractère  morose  et  atrabilaire.  3Iais 
quand  on  vient  à  réfléchir  sur  les  mystères  de  l'àme,  on 
demeure  persuadé  de  cette  vérité,  (|ue  les  hommes  d'élite 
se  plaisent  à  tout  ce  qui  contraste  avec  leur  organisation. 
C'est  ainsi  que  Molière  si  grave,  si  triste,  se  montra  le 
plus  plaisant  des  auteurs  dramatiques  dans  ses  immortels 
écrits ,  et  joua  avec  succès  les  rôles  comiques  ;  que  Cré- 
billon,  donl  l'amusement  journalier  éiait  de  badiner  avec 
de  petits  chats,  et  donl  les  habitudes  étaient  celles  d'un 
grand  enfant,  déployait  dans  ses  noires  tragédies  toutes 
les  nuances  de  la  terreur;  que  Carlin  Bcrlinazzi,  atteint 
du  spleen  au  plus  haut  degré,  faisait  pouffer  de  rire,  par 
ses  lazzi ,  les  habitués  du  théâtre  des  iialiens.  Il  y  a 
d'ailleurs  une  énorme  différence  entre  celte  hilarité  de 
caractère  douce,  naïuielle,  coustanif,  (jne  certaines  per- 
sonnes portent  toujours  dans  le  monde,  et  cette  disposi- 


—  69  — 

lion  que  les  anglais  appellent  humour,  originaliié  :  la 
première  tient  au  lempéramment,  la  seconde  à  l'esprit. 
On  peut  donc  avoir  l'àme  fort  mélancolique,  et  dire,  faire 
les  choses  les  plus  plaisantes.  Ces  choses  auront  un  effet 
d'autant  plus  saississani  que  personne  ne  s'y  sera  attendu  •, 
elles  frapperont  l'imagination  comme  ces  lumières  vives, 
transparentes  qui,  s'échappant  des  fonds  obscurs  des  ta- 
bleaux de  Rembrandt,  viennent  tout  à  coup  éblouir  les 
yeux. 

Le  père  de  Watteau  s'appercevant  du  goût  qui  l'entraî- 
nait vers  le  dessin,  le  plaça,  à  l'âge  de  quatorze  ans  chez 
un  peintre  de  Valenciennes  de  fort  peu  de  talent.  On  a 
l^ensé,  mais  à  tort,  que  ce  peintre  était  Gérin,  auteur  de 
quelques  toiles  ayant  autrefois  décoré  les  églises  du  Hai- 
naut.  Watteau  ne  resta  que  peu  de  temps  dans  l'atelier 
de  ce  premier  maître.  Mécontent  d'une  conduite  qu'il 
attribuait  à  l'inconstance,  son  père  le  traita  durement,  et 
lui  déclara  que  l'état  de  gène  dans  lequel  il  se  trouvait  le 
mettait  dans  l'impossibilité  de  continuer  à  lui  venir  en 
aide 

Watteau  faiigué  d'une  domination  blessante  pour  la 
fierté  de  son  caractère,  et  animé  du  désir  d'avancer  dans 
un  art  qui  s'était  emparé  de  toutes  ses  facultés,  quitta  la 
maison  paternelle.  Il  se  dirigea  vers  Paris,  où  il  arriva 
dans  un  dénumeul  complet,  sans  linge,  sans  argent,  perdu 
dans  ce  vaste  désert  d'hommes,  et  ne  sachant  où  trouver 
un  asile. 

Après  avoir  passé  quelque.-»  jours  en  proie  à  la  misère 
la  plus  profonde,  el  ne  mangeant  qu'un  morceau  de  pain 
acheté  du  produit  de  la  vente  de  son  ciiapeau,  le  hazard 


—  70   - 

lui  fil  rencontrer  Meteyer,  arlisie  médiocre,  peignant  le 
décor,  qui  consentit  à  le  recevoir  dans  son  atelier.  Bien- 
tôt il  fallut  ne  plus  compter  sur  cette  faible  ressource,  car 
l'ouvrage  vint  à  manquer  Alors  Walteau  entra  chez  un 
autre  peintre,  vrai  barbouilleur  d'enseignes,  lequel  faisait 
exécuter  par  de  jeunes  élèves  des  tableaux  de  pacotille, 
afin  de  les  vendre  en  gros  à  des  spéculateurs. 

En  ce  temps  là,  comme  de  nos  jours,  l'un  des  plus  no- 
bles de  tous  les  arts  était  souvent  une  affaire  de  métier  et 
de  marchandise.  De  petits  portraits  ovales  de  person- 
nages célèbres  à  la  cour,  des  sujets  de  dévotion,  se  ven- 
daient à  la  douzaine  à  des  juifs  brocanteurs,  qui  les  pla- 
çaient en  province  à  des  bénéfices  peu  élevés.  Les 
églises  de  Bourgades,  les  gentilhommières,  les  maisons 
des  particuliers  un  peu  aisés,  étaient  couvertes  de  ces 
déplorables  productions  dont  on  rencontre  encore  le  spé- 
cimen dans  toutes  les  parties  de  la  France.  Le  nouveau 
maître  de  Watteau  tenait  le  premier  rang  parmi  les  indus, 
triels  s'occupant  de  ce  triste  commerce.  Souvent  il  avait 
sous  ses  ordres  une  vingtaine  de  rapins  barbouillant  du 
malin  au  soir  des  toiles,  des  panneaux,  et  n'appréciait 
leur  mérite  que  suivant  le  plus  ou  moins  de  promptitude 
qu'ils  mettaient  à  achever  le  travail  qui  leur  était  confié. 
Chacun  d  eux  avait  sa  tâche  :  les  uns  peignaient  les  fonds, 
d'autres  les  ciels  ;  ceux-ci  faisaient  les  tètes,  ceux-là  les 
draperies.  Enfin  il  y  en  avait  dont  l'occupation  princi- 
pale consistait  à  accuser  les  ombres,  et  à  poser  les  blancs. 

On  conçoit  le  désappointement  du  pauvre  Walteau 
tombant  au  milieu  de  celle  ignoble  fabrique!..  Mais  il 
fallait  vivie  :  la  nécessité  le  força  de  dévorer  les  ennuis, 
les  dégoûts  de  ce  houleux  a|)prentissage.  Les  artistes  de 


—   71   — 

notre  siècle  d'ambition,  d'exigence  et  de  luxe,  ne  devine- 
raient jamais  k  quelles  privations  notre  malheureux  pein- 
tre se  trouvait  alors  réduit  !  pour  le  travail  constant  d'une 
semaine,  il  ne  louchait  que  trois  livres  tournois  le  samedi. 
Il  est  vrai  que  par  une  faveur  particulière  ^on  maître  vou- 
lait bien  le  gratifier  d'une  éccuclée  de  soupe  chaque  jour. 
Celte  faveur,  il  la  devait  à  la  prestesse,  à  la  facilité  de  son 
pinceau  qu'il  appliquait  à  tous  les  genres.  A  cette  époque 
de  sa  carrière,  son  véritable  triomphe  était  toutes  fois  la 
représeniaiion  de  l'image  du  bon  saint  Nicolas,  ce  pro- 
tecteur de  l'enfance,  dont  le  créilil,  parmi  le  peuple,  était 
alors  sans  pareil  1  Aussi  ses  camarades  l'avaient-ils  nom- 
mé premier  peintre  de  l'évêque  de  Myre.  De  son  côté 
Waiteau  répétait  souvent  avec  un  sourire,  à  la  fois  triste 
et  sarcastique  :  «  Je  sais  mon  saint  Nicolas  par  cœur,  el 
))  pour  le  reproduite  je  n'ai  pas  besoin  de  modèle.   » 

Quel  bonheur  pour  lui  lorsqu'arrivait  le  dimanche  ou 
un  jour  de  fètel  lorsqu'il  lui  était  permis  de  secouer  le 
pesant  fardeau  auquel  la  misèie  l'avait  soumis,  et  de  mar- 
cher dans  sa  force,  et  dans  sa  liberté  !..  Armé  de  crayons 
et  de  papier,  il  allait  au  hazard  dans  les  rues  et  les  envi- 
rons de  Paris,  saissanl  et  dessinant  sur  son  passage  tout 
ce  qui  lui  offrait  un  cachet  d'élégance,  de  pittoresque  et 
d'originalité.  Femmes  du  monde,  villageoises,  militaires, 
abbés,  robins,  savoyards,  musiciens  et  acteurs  ambuians 
se  fixaient  tour  à  tour  dans  des  esquisses  faites  avec  une 
finesse  et  une  facilité  merveilleuses.  Par  un  beau  soleil 
d'été,  une  nébuleuse  matinée  d'automne,  il  se  plaisait  à 
errer  à  travers  les  champs  et  les  bois,  à  éiudier  les  effets 
de  la  lumière  el  des  ombres,  les  accidents  de  terrain,  le 
mouvement  onduleux  des  cieux,  le  f»  uillé  des  arbres;  il 
s'enivrait  du  parfum  des  lleurs,  de  la  senteur  des  herbes, 

(i 


—   72  — 

el  surtout  des  coulouis  si  fiches,  si  variées  dont  Dieu  a 
paré  la  nature.  C'est  à  ces  promenades  solitaires,  à  cette 
observation  profonde  de  tout  ce  qui  frappait  ses  yeux, 
qu'il  doit  celte  étonnante  prestesse  de  dessin,  cette  vérité 
de  détails,  celte  fécondité,  et  principalement  ce  coloris 
solide  et  brillant,  qualités  dislinclives  de  son  pinceau. 

Ces  études  ne  tardèrent  pas  à  lui  révéler  ses  forces,  et 
à  lui  faire  sentir  combien  était  déplorable  l'emploi  de  sou 
talent  au  profit  du  propriétaire  de  la  fabrique  de  tableaux 
dans  laquelle  il  travaillait. 

Quelques  ouvrages  de  Gillot  étant  tombés  sous  ses  re- 
gards, il  se  présenta  chez  lui,  sollicitant  la  faveur  de 
s'adjoindre  à  ses  travaux,  et  de  profiter  de  ses  conseils. 
Gillot  l'acceuillit  avec  bienveillance.  L'ayant  mis  à  l'é- 
preuve^ il  parut  enchanté  de  ses  dispositions  et  lui  ouvrit 
la  porte  de  son  atelier. 

Ce  fut  alors  que  Watteau  commença  à  donner  des  gages 
certains  du  talent  que  depuis  il  a  déployé.  Disons  toute- 
fois que  la  fréquentation  el  les  enseignements  de  Gillot, 
peintre  de  mode  et  de  fantaisie,  ne  lui  furent  utiles  que 
pour  acquérir  les  procédés  matériels  de  l'art.  En  effet, 
que  pouvait-il  puiser  à  l'école  d'un  tel  maître,  quant  à 
la  partie  morale  et  poétique  de  la  peinture?  seulement 
un  certain  goût  pour  les  scènes  familières  d'une  société 
d'exception,  étudiée  au  point  de  vue  des  mœurs  de  la 
comédie  italienne,  dont  il  a  empreint  un  grand  nombre 
de  ses  tableaux.  S'il  avait  été  dans  d'autres  conditions 
d'existence,  et  recevant  les  Ie<,ons  d'un  artiste  sérieux, 
nous  ne  doutons  pas  qu'avec  les  trésors  d'intelligence 
dont  la  nature  l'avait  comblé,  il  n'eut  abordé  avec  succès 
le  genre  élevé,   et  les  compositions  historiques. 


—  73  — 

Cependanl  1;>  paix  ne  dura  pas  longtemps  cnlre  l'élève 
el  le  maître.  En  fail  de  caractères,  les  moralistes  l'ont 
avec  raison  répcié  :  «  il  n'y  a  que  les  contrastes  qui  pro- 
duisent l'harmonie.  >  Or,  Gillol  et  Walteau  se  ressem- 
blaient par  une  foule  de  points.  Tous  deux  élaienl  bizar- 
res, fantasques,  susceptibles  à  l'excès.  De  là  il  résultait, 
qu'à  cause  même  de  ce  rapport  dans  leurs  humeurs,  il  y 
avait  entre  eux  incompatibilité.  L'amour  propre  qui  nous 
ferme  presque  toujuuis  les  yeux  sur  nos  défauts,  nous  les 
ouvre  sur  ceux  des  autres,  el  nous  les  rendent  insuppor- 
tables. L'homme  colère  ne  s'entendra  jamais  avec  un 
antagoniste  colère  comme  lui  :  il  sera  d'autantphis  disposé 
à  lui  imputer  à  faute  ce  délire  momentané,  que  lui-même 
l'aura  ressenti. 

Gillot  et  Watleau  ne  tardèrent  pas  à  offrir  une  nouvelle 
preuve  de  celte  triste  vériié.  L'aigreur,  la  défiance  s'em- 
parèrent de  leurs  âmes,  à  ce  point  qu'ils  ne  pouvaient 
passer  quelques  instants  ensemble  sans  se  quereller. 
Plusieurs  de  leurs  contemporains  ont  prétendu  que  dans 
leur  mésinlelligence,  Gillol  avait  eu  le  plus  de  torts. 
'<  Il  était  devenu,  disenl-ils,  enlièremenl  jaloux  de  son 
»  élève,  et  celle  jalousie  fut  la  principale  cause  de  leur 
»  séparation.  »  Quoiqu'il  en  soit  Walteau  quitta  son  ate- 
lier avec  une  gi-ande  satisfaction,  pour  entrer  dans  celui 
d'Audian,  au  Luxembourg. 

Les  camayeux,  tableaux  peints  d'une  seule  couleur,  et 
les  arabesques  avaient  alors  la  vogue.  Peu  de  personnes 
riches  se  dispensaient  d'en  faire  décorer  les  plafonds  et 
les  boiseries  de  leuis  appartements.  Dans  ce  genre, 
Audran  était  un  homme  habile.  Tiouvant  en  Walteau 
un  jeune  peintre  dont  l'exécution  promple,  el  féconde, 


—   74   — 

lui  procurait  de    nomtreux  avaniages,  il  se  plul  à  lui 
rendre  l'existence  douce  et  agiéable. 

Pendant  un  certain  temps  Watteau  prit  du  goût  pour 
ces  ornements  ;  il  en  décora  un  assez  grand  nombre 
d'Uôtels  de  Paris  et  de  châteaux  de  ses  environs.  On  voit 
encore  reparaître,  dans  les  ventes  publiques,  des  pan- 
neaux peints  par  lui,  à  la  manière  d'Audran,  et  les  ama- 
teurs les  achètent  à  des  prix  assez  élevés.  Pourquoi 
dissimulerions-nous  à  cet  égard  notre  pensée?  Ici,  c'est 
le  nom  de  l'artiste  en  faveur  que  l'on  paye,  c'est  la  fantai- 
sie qui  crée  la  valeur;  car  ces  caprices,  mélange  de 
feuillages  contournés,  de  figures  pastorales  ou  grotesques, 
de  personnages  à  têtes  de  singe,  ne  seront  jamais  recher- 
chés par  les  hommes  d'un  goût  pur  et  délicat.  Si  Watteau 
n'avait  occupé  son  pinceau  qu'à  produire  de  telles  bam- 
bochades,  il  y  a  longtemps  qu'il  serait  oublié. 

Faisons  toutefois  une  exception  pour  les  peintures  du 
cabinet  de  Chantilly,  parce  que  ces  peintures  destinées  à 
stygmaiiser  les  désordres,  les  débauches  élégantes  de  la 
cour,  présentent  une  satyre  vraie,  animée,  appartenant  à 
la  chronique  intime  d'une  époque  de  scandale  et  de  dépra- 
vation. 

Au  surplus  Watteau  ne  tarda  pas  à  se  dégoûter  de  pein- 
dre le  décor,  et  de  travailler  toujours  à  la  remorque  des 
idées  d'autrui  II  avait  le  presseniiinent  de  son  génie,  et 
le  moment  était  arrivé  de  montrer  enfin  ce  qu'il  était  ca- 
pable de  faire. 

Ses  travaux  pour  Audrau  lui  laissant  quelques  loisirs, 
il  peignit,  en  cachette,  un  départ  de  troupes.  Qu'on  juge 
de  l'étonnenieni  d'Audran  à  ^aspo^•l  do  celte  composition, 


-   75   - 

l'iioe  des  plus  originales,  des  plus  remarquables  de  Wai- 
leau! . . .  Dans  le  premier  moment,  il  ne  put  cacher  l'ad- 
miration qu'il  ressentait  ;  mais  bientôt,  craignant  de  perdre 
un  collaborateur  dont  le  talent  lui  était  de  la  plus  grande 
utilité,  il  modéra  son  enthousiasme  :  «  C'est  bien,  lui 
>•  dit-il,  et  cependant  je  vous  conseille  de  ne  pas  perdre 
»  votre  temps  à  faire  de  ces  pièces  peu  goûtées  aujoui'- 
»  d'hui,  irès-difliciles  à  placer,  et  de  vous  attacher  plus 
•>  que  jamais  au  genre  pioductif  exploité  par  nous  en 
»  commun.  » 

Watteau  ne  fut  pas  dupe  de  cet  avis  intéressé.  Ce  qui 
venait  de  se  passer,  entre  son  maître  et  lui,  augmenta  son 
désir  de  se  rendre  indépendant.  Il  prétexta  donc  la  né- 
cessité de  se  rendre  à  Valenciennes,  afin  de  revoir  ses 
parents,  de  régler  quelques  affaires,  et  il  sortit  de  chez 
Audran. 

On  ne  voyage  point  sans  argenl  :  Watteau  n'en  avait 
pas,  et  son  unique  ressource  était  son  tableau,  dont  il  ne 
savait  comment  tirer  partie.  Il  eut  recours  à  Spoude  son 
compatriote,  son  ami  qui  faisait  aussi  de  la  peinture  à 
Paris.  Spoude  montra  le  tableau  à  un  sieur  Sirois,  et 
celui-ci  l'acheta  de  suite  soixante  livres,  prix  demandé 
par  l'artiste.  Rappelons,  en  passant  que  celle  œuvre  ca- 
pitale, ornant  aujourd'hui  l'un  des  plus  beaux  cabinets 
d'Angleterre,  a  depuis  été  vendue  successivement  jusqu'à 
12,000  flancs. 

Le  pauvre  Watteau,  eiM-hanté  de  sa  bonne  fortune, 
partit  gaiement  pour  Valenciennes,  persuadé  que  soixante 
livres  constituaient  un  trésor  inépuisable. 

De  son  côté  Sirois  lut  tellement  satisfait  du  marché 


—   76  — 

qu'il  venait  de  conclure,  que,  dans  sa  magnificence,  il  lui 
commanda  un  second  tableau,  de  même  genre,  dont  U 
fixa  le  prix  à  deux  cents  livres.  Ce  tableau,  peint  en  peu 
de  jours,  représente  wie  halte  cïarmée,  et  fut,  ainsi  que 
le  départ  de  troupes,,  gravé  par  le  célèbre  Cochin. 

Les  premiers  instants  passés  à  Valenciennes  ne  furent 
pas  sans  charmes  pour  Waiteau.  Au  milieu  de  ses  bizar- 
reries il  avait  le  cœur  bien  placé,  et  le  souvenir  de  son 
père,  de  sa  mère,  de»  lieux  où  il  avait  pris  naissance,  ne 
s'était  jamais  effacé  de  sa  mémoire.  Quoique  modeste, 
il  était  doucement  flatté  des  éloges  donnés  par  ses  com- 
patriotes à  ses  progrès.  Cependant  l'inconstance  de  son 
esprit,  le  peu  de  mouvement  et  de  distraction  que  lui  of- 
frait une  ville  de  province,  où  il  ne  rencontrait  rien,  sous 
le  rapport  de  l'art,  pouvant  l'animer,  lui  servir  de  point 
de  comparaison,  le  déterminèrent  à  revenir  à  Paris.  Sa 
réputation  d'ailleurs  commençait  à  s'y  établir  ;  les  deux 
tableaux  dont  nous  venons  de  parler  avaient  fixé  l'atten- 
tion des  connaisseurs.  A  peine  de  retour,  les  commandes 
lui  arrivèrent  de  plusieurs  côtés  à  la  fois. 

Parmi  les  amateurs  distingués  habitant  alors  la  capitale, 
on  remarquait  surtout  M.  de  Crozatqui,  en  fuit  de  dessins, 
de  tableaux  rares,  possédait  de  véritables  trésors.  Cet 
homme  aimable,  spirituel,  affectionnait  les  artistes,  se 
faisait  un  plaisir  de  les  encourager,  de  les  aider  de  sa 
bourse,  de  ses  conseils,  et  de  leur  communiquer,  avec 
une  grâce  parfaite,  les  chefs-d'œuvre  renfermés  dans  son 
cabinet.  De  nos  jours,  on  rencontre  bien  peu  de  ces 
mécènes  éclairés  et  désintéressés.  Le  nombre  fort  res- 
treint de  nos  amateurs,  ou  soit  disant  tels,  appartenant  à 
l'aristocratie  bourgeoise,  en  offre  plusieurs  ne  s'adressani 


aux  pinceaux  de  nos  jeunes  artistes  que  par  un  seniimeni 
de  vanité,  et  marchandant  les  fiuits  de  leurs  veilles,  aûn 
de  se  les  procurer  au  plus  bas  prix.  Ce  n'est  pas  de  la 
noble  et  généreuse  protection  (ju  ils  font,  mais  du  com- 
merce. En  effet,  combien  n'en  a-l-on  pas  vu,  après  une 
ou  deux  années  de  possession,  revendre  les  œuvres  qu'ils 
avaient  acquises,  le  double  elle  triple  de  la  somme  qu'elles 
leur  avaient  coûtées?. .  presque  tous  n'ont  aucun  goût, 
aucune  connaissance  de  l'art  auquel  ils  veulent  bien  ac- 
corder un  azile  dans  leurs  somptueux  hôtels.  Nous  pour- 
rions citer  un  de  ces  hauts  et  puissants  seigneurs  de  la 
finance,  n'ayant  de  l'intelligent  Samuel  Bernard  que  son 
origine,  et  qui,  sans  l'aide  de  l'un  de  ses  secrétaires,  ne 
pourrait  nommer  le  peintre  bien  connu  de  tel  ou  tel  ta- 
bleau enrichissant  ses  vastes  salons. 

M.  de  Crozat  ayant  justement  apprécié  les  premiers 
ouvrages  de  Watteau,  l'engagea  à  prendre  un  apparte- 
ment dans  sa  maison,  et  à  faire  des  études  sur  les  excel- 
lents morceaux  de  grands  maîtres  qu'elle  renfermait.  Ce 
fut  avec  joie  que  notre  artiste  profita  de  cette  offre  bien- 
veillante. 

Avec  quelle  avidité,  quel  sentiment  d'admiration  ne  se 
Uvra-t-il  pas  alors  à  l'examen  minutieux,  réfléchi,  et 
même  à  la  copie  des  œuvres  les  plus  belles  du  cabinet  de 
M.  de  Crozat  !..  Il  vivait  là  au  centre  d'un  monde  selon 
son  imagination  et  son  goiît,  passant  de  la  fréquentation 
des  peintres  italiens,  à  celle  des  peintres  flamands  ou 
français;  les  interrogeant  sur  les  procédés  les  plus  mys- 
térieux de  leur  art,  se  pénétrant  de  leur  substance,  et 
acquérant  chaque  jour  des  qualités  nouvelles 

Pourquoi  faut-il  (pie  le  caractère  de  Watteau  ne  hii  ait 


78 


pas  permis  de  profiler  longtemps  d'une  situation  aussi 
agréable,  aussi  avaniageuse  ?. .  Ici  vraiment  son  t*xcen- 
tricilé  ne  saurait  avoir  d'excuse,  car,  au  dire  de  tous  ses 
contemporains,  M.  de  Crozat  lui  laissait  une  entière  li- 
berté. Il  y  a  plus,  on  le  voyait  supporter  avec  une 
patience,  une  douceur  pleines  de  délicatesse,  les  accès 
de  morosité  de  son  protégé 

Le  besoin  maladif  de  changer  de  place,  l'amour  de  l'in- 
dépendance élevé  jusqu'à  la  manie,  entraînèrent  Walteau 
loin  d'une  maison  où  il  pouvait  vivre  si  heureux.  Il  voulut 
végéter  obscurément,  au  gré  de  son  caprice,  et  se  retira 
dans  un  petit  appartement,  chez  Sirois,  acquéreur  de  ses 
deux  premiers  tableaux,  lui  annonçant  qu'il  ne  recevrait 
personne,  et  lui  défendant  de  donner  son  adresse  à  ceux 
qui  la  lui  demanderaient. 

Les  circonstances,  assez  singulières,  qui  amenèrent  sa 
réception  à  l'académie  royale  de  peinture  et  de  sculpture, 
se  rattachent  à  cette  époque  de  son  existence.  Depuis 
qu'il  avait  vu  et  étudié  les  œuvres  des  grands  maîtrts,  le 
désir  de  visiter  l'Italie  s'était  fortement  emparé  de  sa 
pensée.  Admirant  surtout  les  peintres  vénitiens,  dont  le 
coloris  rempli  de  chaleur,  d'éclat,  sympathisait  avec  son 
organisation,  il  voulait  s'identifier  à  leur  manière  sous  le 
beau  ciel  où  ils  avaient  enfanté  tant  de  chefs-d'œuvre. 
Venise,  Rome  et  Florence  occupaient  ses  rêves  ;  mais 
pour  pénétrer  dans  cette  terre  promise,  ce  paradis  de  son 
imagination,  il  fallait  des  ressources  pécuniaires,  dont  il 
était  entièrement  dépourvu. 

Un  seul  moyen  d'y  suppléer  était  offert  à  Watteau, 
celui  de  solliciter  et  d'obtenir  la  pension  du  roi.  Afin 
d'atteindre  ce  but,  il  prit  la  résolution  de  faire  transporter 


~  79  — 

les  deux  tableaux  vendus  à  Sirois  daus  la  salle  d'exposi- 
lion  de  racadéniie.  Il  clioisil  le  jour  où  les  membres 
tenaieni  séance,  et  sans  proneurs,  sans  amis,  sans  autre 
recommandation  que  ses  ouvrages,  il  altentit,  dans  cette 
salle,  le  cœur  palpitant  de  crainte  et  d'espoir,  l'arrivée 
de  ses  juges. 

Son  attente  ne  fut  pas  de  longue  durée  :  les  artistes  se 
rendant  à  la  séance  remarquèrent  ses  deux  tableaux,  et 
se  monirèrenl  justement  étonnés  de  la  révélation  d'un 
talent  dont  le  nom  leur  était  tout-a-lait  inconnu. 

De  Lafosse,  jouissant  alors  d'une  grande  réputation  , 
donna,  plus  qu'aucun  autre,  une  attention  sérieuse  à  ces 
productions,  rappelant,  par  la  vigueur  du  coloris,  Tbar- 
monie  de  l'ensemble,  les  œuvres  des  vieux  peintres  fla- 
mands. «  De  qui  sont  ces  tableaux,  dit-il,  au  gardien  de 
■•  la  salle  d'exposition?  >'  —  «  D'un  jeune  homme,  répon- 
»  dit  celui-ci,  qui  prie  MM.  de  l'académie  de  vouloir  bien 
»  intercéder  auprès  du  roi,  et  de  lui  faire  obtenir  la  pen- 
j)  sion,  afin  qu'il  puisse  aller  étudier  en  Italie.  "  — 
«  Faites  entrer  ce  jeune  homme  répliqua  De  Lafosse.  » 
Waileau  s'avance,  sa  figure  timide,  son  maintien  modeste 
préviennent  en  sa  faveur.  D'une  voix  entrecoupée  il  ex- 
pose sa  demande,  en  déclarant  qu'il  serait  le  plus  heureux 
des  hommes,  si  on  le  jugeait  digne  de  la  grâce  qu'il  sol- 
licitait. «  Eu  vérité,  mon  ami,  lui  répond  De  lafosse, 
•  avec  raccenl  de  la  bienveillance,  vous  ignorez  votre 
»  talent,  et  vous  vous  défiez  de  vos  foices  . . .  Croyez- 
»  moi,  par  Dieu,  vous  en  savez  plus  que  nous!...  Il 
»  n'est  personne  ici  ne  vous  trouvant  fait  pour  honorer 
»  notre  académie.  Soumettez-vous  a  nos  règlements,  eu 
»  effectuant  les  démarches  d'usage  :  déjà  nous  vous  re- 


—  80   — 

»  gardons  comme  étant  un  des  noires.  »  Waileau  se 
relira  comblé  de  joie,  fit  ses  visites,  et  ne  tarda  pas  à 
être  agréé,  sous  le  litre  de  peintre  des  fêtes  galantes. 

Il  est  d'autant  plus  doux  de  reposer  sa  pensée  sur  celte 
conduite  noble,  généreuse,  des  anciens  membres  de 
l'académie  royale,  que  Walieau  devait  être  à  leurs  yeux 
un  novateur,  un  rival  dont  les  succès  pouvaient  leur  êlre 
très-nuisibles. . .  qu'il  y  a  loin  de  cette  protection  désin- 
téressée, accordée  au  talent  sortant  des  sentiers  battus, 
s'avançant  dans  un  nouveau  monde,  à  ce  dénigrement 
systématique  dont  certains  lauréats  immobiles  de  la  pein- 
ture empire  ont  usé,  de  nos  jours,  envers  de  jeunes 
athlètes  pleins  d'avenir?  Le  libéralisme  de  ces  vétérans 
de  l'école  gréco-romaine,  ne  ressemble-l-il  pas  à  celui  de 
ces  soit-disant  constitutionnels  ne  voulant  de  l'indépen- 
dance et  de  la  gloire  que  pour  eux,  leurs  amis,  et  leurs 
imitateurs?.  . . 


II. 


Cependant,  la  nouvelle  dignité  que  Walteau  venait  d'ob- 
tenir ne  lui  donna  pas  plus  d'orgueil.  Sa  vie  n'en  fut 
pas  moins  retirée.  Il  est  même  à  remarquer  qu'à  partir 
de  ce  moment,  il  se  monlra  plus  mécontent  que  jamais  de 
ses  productions.  Les  éloges  qu'on  leur  donnait  excitaient 
son  dégoût,  son  impatience,  et  ces  sentiments  étaient  chez 
lui  d'une  sincérité  qu'on  ne  saurait  croire  affeclée.  En 
effet,  tantôt  il  effaçait  des  toiles  achevées  et  très-jolies, 
dans  lesquelles  il  lui  paraissait  lout-à-coup  y  avoir  mille 


--SI    - 

dcfauls  ;  laïUùt  aussi  il  refusait  de  vendre  à  des  prix 
avaniageux,  des  œuvres  fort  gracieuses,  soulenani  avec 
lenacilé  qu'elles  n'avaieni  aucune  valeur.  Rien  de  co- 
mique comme  sa  querelle  avec  un  riche  anglais,  qui  lui 
arracha  des  mains  un  pelii  tableau  et  se  sauva,  laissant 
sur  sa  cheminée  vingt-cinq  guinées.  Watteau  qui  s'obs- 
tinait à  détruire  cet  ouvrage,  poursuivit  l'anglais  jusqucs 
dans  la  rue,  jurant  et  maugréant,  comme  s'il  eût  eu  affaire 
à  un  voleur.  Enfin,  de  guérie  las,  il  remonta  chez  lui, 
et  se  mit  au  lit,  tellement  irrité,  qu'il  fut  malade  pendant 
plusieurs  jours. 

Watteau  ne  fit  point  le  voyage  de  Rome  malgré  son 
désir  d'abord  si  ardent  de  visiter  1  Italie.  Peut-être  fut-ce 
un  bonheur  pour  lui.  N'est-il  pas  à  peu  près  démontré 
par  l'expérience  que  les  artistes,  allant  étudier  en  ce  pays, 
se  livrent  à  l'imitation  scolasiique  des  peintres  ultramon- 
tains,  et  perdent  ce  cachet  de  personnalité,  qualité  si  pré- 
cieuse dans  tous  les  arts?.  .  Poussin  et  Claude  Lorrain 
ont  seuls  résisté  à  celte  épreuve,  parce  qu'ils  devaient  à 
la  nature  une  force  de  création  que  le  contact  des  œuvres 
d'autrui  ne  pouvait  altérer.  Pour  enfanter  d'admirables 
ouvrages,  le  peintre,  homme  de  génie,  n'a  pas  besoin  de 
quitter  la  France.  Lesueur  et  Prudhon  nous  en  offrent 
la  preuve. 

Le  changement  de  résolution  de  Watteau  tenait  à  la 
fois  à  sa  mauvaise  santé,  et  à  son  caractère  variable  et 
inconstant.  11  ne  pouvait  habiter  longtemps  la  même 
demeure  ;  du  jour  au  lendemain  on  le  voyait  prendre  en 
dégoût  l'idée  qu'il  avait  caressée  avec  le  plus  de  passion. 
Au  lieu  de  se  rendre  en  Italie,  il  se  décida  toui-à-coup  à 
s'embarquer  pour  l'Angleterre. 


—  82  — 

A  Londres,  où  ses  tableaux  ëtaienl  déjà  irès-recher- 
chés,  la  vogue  ne  tarda  pas  à  le  combler  de  ses  faveurs. 
La  haute  aristocratie  lui  fit  de  nombreuses  commandes, 
qui  l'eussent  conduit  à  la  fortune,  s'il  n'avait  point  com- 
mencé à  ressentir  les  premières  atteintes  du  mal  devant 
l'enlever  plus  tard  à  ses  admirateurs.  Arrivé  en  Angle- 
terre en  1720,  le  climat  chargé  de  brouillards  et  d'humi- 
dité, la  vapeur  du  charbon,  hâtèrent  en  lui  le  développe- 
ment d'une  affection  de  poitrine  qui  le  força  de  revenir  à 
Paris  en  1721. 

A  partir  de  ce  moment  son  existence  ne  fut  qu'une 
longue  maladie  de  langueur  ;  ses  forces  diminuèrent 
chaque  jour.  Mécontent  de  lui-même  el  des  autres,  ne  se 
trouvant  bien  nulle  part,  coniinuellement  il  changeait  de 
lieu,  formait  de  nouveaux  projets,  traînant  partout  l'ennui, 
le  mal  qui  le  dévorait,  et  livré  à  mille  résolutions  con- 
tradictoires, sujets  d'affliction  et  de  tourment  pour  ses 
amis  les  plus  dévoués.  Jamais  cependant  il  n'abandonna 
ses  pinceaux.  Plusieurs  toiles  remarquables  sortirent 
alors  de  ses  mains  pour  aller  enrichir  les  cabinets  des 
connaisseurs.  Nous  citerons  entre  autres  ce  fameux  pla- 
fond, qui  fut  d'abord  une  enseigne  faite  pour  Gersaint, 
dont  l'ordonnance  était  si  élégante,  les  groupes  si  bien 
entendus,  la  couleur  si  harmonieuse,  si  chaude,  et  que 
tout  le  monde  se  plaisait,  après  sa  mort,  à  admirer  dans 
la  galerie  de  M.  de  Julienne. 

Watteau  pensa  que  le  séjour  de  la  campagne  lui  serait 
favorable  :  le  désir  de  l'habiter  devint  son  idée  fixe.  Dans 
tous  ses  projets  il  se  mêlait  de  la  passion  et  de  l'irritabi- 
lité ;  aussi  ne  retrouva-t-il  un  peu  de  calme  que  lorsque 
M.  Lefebvre,  intendant  des  menus,  lui  eut  offert  une  re- 


—  83  — 

traiie  dans  sa  jolie  maison  de  Nogeni  sous  Vincennes.  Il 
dm  ce  bienfaii  aux  solliciiaiious  d'un  ami  des  arts, 
M.  l'abbé  Haranger,  qui  lui  lémoigna  toujours  l'atfeciion 
la  plus  sincère. 


III. 


C'est  ici  le  lieu  de  parler  des  élèves  de  Watteau,  Lancrel 
et  Pater,  devenus  ses  imitateurs.  Le  premier  né  à  Paris, 
homme  aimable  et  de  bon  ton  qui  fit  son  chemin  dans  la 
plus  haute  société ,  avait  commencé  par  recevoir  des 
leçons  de  Gillot.  Il  s'attacha  ensuite  à  Watteau,  dont  il 
étudia  et  reproduisit  la  manière  et  le  genre  avec  tant  de 
succès,  que  ses  ouvrages  font  illusion  aux  yeux  de  cer- 
tains amateurs  les  prenant  pour  ceux  du  maître.  Lancret 
est  un  peintre  agréable ,  d'un  coloris  flatteur  quoiqu'un 
peu  gris,  et  dont  quelques  compositions,  (de  ce  nombre 
est  le  repas  italien),  sont  riantes,  adroites,  assez  spiri- 
tuelles; mais  il  n'a  ni  cette  finesse  de  touche,  ni  la  facilité 
de  dessin,  ni  la  couleur  éiincelanie  et  vigoureuse  de  l'ar- 
tiste Valenciennois.  On  a  prétendu  que  ses  succès  avaient 
excité  la  jalousie  de  Watteau  qui,  quand  on  lui  parlait  de 
Lancret,  répondait  en  faisant  la  moue  :  "  Oui,  c'est  le 
»  plus  parfait  de  mes  singes  !  » 

Nous  éprouvons  de  la  répugnance  à  admettre  celte  épi- 
gramme,  de  la  part  d'un  artiste,  très-morose,  très-bizarre 
sans  doute,  mais  en  général  juste  envers  ses  rivaux,  et 
modeste  à  l'excès,  en  ce  qui  concernait  ses  ouvrages. 
Que  Lancret  se  soit  brouillé  avec  Watteau,  c'est  un  fait 


—   84   — 

avéré,  iic  clevaiil  pas  surprendre,  lorsqu'on  vient  à  r(';llé- 
ehir  sur  la  diflîcullé  qu'il  y  avait  de  vivre  longlemps  en 
|)aix  dans  l'inlimilé  de  ce  dernier;  (andis  que  prêter  à 
cette  brouille  le  motif  d'une  basse  envie,  c'est,  selon  nous, 
calomnier  à  la  fois  le  talent  et  le  caractère  de  Watieau. 

Pater,  sou  second  élève,  était  originaire  comme  lui  de 
Valenciennes.  Médiocre  sculpteur,  son  père  l'envoya 
fort  jeune  à  Pari^,  et  le  confia  à  Waiieau,  dans  l'espoir 
qu'en  qualité  de  compatriote,  il  lui  donnerait  des  soins 
particuliers,  et  développerait  les  facultés  qu'il  avait  reçues 
de  la  nature.  Or,  Pater  ne  pouvant  supporter  l'humeur 
dure  et  impatiente  de  son  maître,  le  quitta  au  bout  de 
quelques  mois. 

Né  avec  le  sentiment  de  la  couleur  propre  aux  artistes 
flamands,  plus  varié  dans  ses  compositions,  et  moins  sec 
dans  le  irait  que  Lancrel,  Pater  avait  tout  ce  qu'il  fallait 
pour  devenir  un  excellent  peintre.  3Ialheureusement 
l'absence  d'études  sérieuses  quant  au  dessin,  le  désir  de 
gagner  beaucoup  d'argent  en  peu  de  temps,  ont  imprimé 
au  plus  grand  nombre  de  ses  tableaux  un  cachet  de  négli- 
gence et  de  hâte  nuisant  essentiellement  à  leur  perfection. 
Aussi,  étaient-ils  tombés  après  sa  mon,  à  des  prix  fort 
bas.  Watteau  avait  rendu  justice  à  ses  qualités  :  ce  qui  le 
prouve,  c'est  que  dans  les  derniers  jours  de  son  existence, 
se  reprochant  de  l'avoir,  par  ses  procédés  désagréables, 
éloigné  de  son  atelier,  il  lui  écrivit  afin  de  l'engager  à 
venir  le  trouver  Nogent.  Pater  se  hâta  de  répondre  à 
l'appel  du  maître,  travailla  sous  ses  yeux,  et  reçut  des 
conseils  précieux  dont  il  conserva  le  plus  reconnaissant 
souvenir. 


—  85  — 

Cependani  la  maladie  de  Waiteau  deveiiaii  de  moinem 
en  moment  plus  sérieuse.  Il  crul  que  l'unique  moyen 
d'en  ai  rèier  le  cours  éiail  d'aller  respirer  l'air  nalal.  Pour 
y  parvenir  il  fit  inventorier  et  vendre  son  mobilier,  dont 
le  produit  s'éleva  à  3,000  livres.  Il  y  joignit  6,000  livres 
gagnées  en  Angleterre,  placées  par  son  ami  M.  de  Ju- 
lienne, et  se  disposa  à  partir,  aussitôt  que  ses  forces  le 
lui  permettraient.  Ses  espérances  furent  trompées,  car 
chaque  jour  il  s'affaiblit  d'avantage. 

Lié  d'amitié  avec  le  curé  de  Nogent,  excellent  homme, 
dont  la  figure  agréable,  naïve  et  joviale,  avait  un  certain 
type  de  niaiserie  tout-à-i"ait  comique,  Waiteau  s'était  plu 
à  reproduire  ses  traits  dans  plusieurs  de  ses  tableaux,  en 
lui  donnant  le  costume  de  Gilles.  Lorsque  ce  bon  curé 
vint  lui  administrer  les  derniers  sacrements,  noire  pauvre 
peintre  regarda  comme  un  devoir  de  s'accuser  de  cette 
innocente  malice.  A  la  suite  d'un  évanouissement  assez 
long,  il  rouvrit  un  instant  les  yeux,  et  repoussa  le  cruci- 
fix que  son  ami  avait  approché  de  ses  lèvres  :  «  Comment, 
»  dit-il,  d'une  voix  défaillante,  a-t-on  pu  représenter 
»  aussi  mal  l'image  d'un  Dieu.  >  Ce  furent  ses  dernières 
paroles,  et  elles  révèlent  tout  entier  le  sentiment  de  fart 
qui  ne  s'éteignit  qu'avec  lui. 

Quelques  heures  avant  sa  mort,  il  voulut  laisser  un  té- 
moignage de  son  affection  à  ceux  qui,  malgré  ses  bizar- 
reries, n'avaient  cessé  de  cultiver  sa  société,  et  de  lui 
donner  des  preuves  d'un  tendre  intérêt.  Afin  d'accomplir 
cette  intention,  il  réunit  ses  dessins,  esquisses  et  projets 
de  tableaux,  en  exprimant  la  volonté  qu'ils  fussent  par- 
tagés entre  MM.  de  Julienne,  Haranger,  Hénin  et  Gersainl. 
Ce  dernier  vœu  d'un  mourant  reçut  une  fidèle  exécution. 


—    8(i    — 


IV. 


Walieau  était  de  taille  moyenne,  et  d'une  sanlé  très- 
délicate.  Ses  traits,  assez  agréables  dans  leur  irrégula- 
rité, décelaient  une  àme  mélancolique  et  un  esprit  fin  et 
frondeur. 

Il  existe  de  lui  trois  porirails  faits  de  sa  main,  qui  ont 
été  gravés,  et  dont  l'un  est  en  pied,  le  second  a  nii-corps, 
et  le  troisième  en  buste.  Le  premier  est  inconleslab\e- 
ment  le  plus  remarquable  ;  c'est  un  véritable  tableau  de 
genre.  Il  appartenait  à  M.  de  Julienne,  et  l'on  assure 
que  maintenant  il  est  dans  un  riche  cabinet  d'Angleterre. 
Le  peintre  s'est  représenté  la  tête  un  peu  penchée  tenant 
de  la  main  gauche  une  palette  et  des  pinceaux.  Au- 
dessous  se  trouve  M.  de  Julienne,  assis  et  jouant  du 
violoncelle.  Le  lieu  de  la  scène  est  une  partie  de  parc 
ou  de  jardin  on  ne  saurait  plus  agréable.  Un  cahier  de 
musique  entr'ouvert,  un  chapeau  reposent  sur  le  gazon. 
A  quelques  pas  de  ces  accessoires  est  placé  un  chevalet, 
sur  lequel  se  développe  l'esquisse  à  peine  indiquée,  du 
tableau  en  projet.  Tardien  en  a  fait  la  gravure,  et  tout 
le  monde  peut  la  voir  au  cabinet  des  estampes  de  la  bi- 
bliothèque royale.  Elle  est  exécutée  avec  beaucoup  de 
soins,  et  donne  l'idée  la  plus  avantageuse  de  l'œuvre 
qu'elle  reproduit.  Au  bas  on  lit  ces  vers  de  M.  de  Ju- 
lienne qui,  s'ils  ne  font  pas  l'éloge  de  son  talent  poétique, 
témoignent  du  moins  de  ses  sentiments  d'estime,  d'affec- 
tion pour  l'artiste  : 


—  87  — 

-'  Assis  auprès  de  loi,  sous  ces  charmants  ombrages, 
•  Du  temps,  mon  cher  Waiieau,  je  crains  peu  les  outrages} 
»  Trop  heureux,  si  les  irails  d'un  fidèle  burin, 
»  En  multipliant  tes  ouvrages, 
»  Instruisent  l'univers  des  sincères  hommages 
»  Que  je  rends  à  ton  art  divin  !  » 

Quant  au  caractère  de  Walteau,  nous  ne  pouvons  que 
résumer  ici  ce  que  nous  avons  déjà  dit.  La  tristesse,  le 
besoin  de  changer  de  lieu,  l'inquiétude,  le  caprice  en  for- 
maient les  bases.  Entier  dans  ses  volontés,  libertin 
d'esprit,  mais  assez  sage  dans  ses  mœurs,  son  état  habi- 
tuel participait  de  l'impatience,  poussée  souvent  jusqu'à 
la  rudesse,  et  de  la  timidité.  Son  abord  froid,  embar- 
rassé, prenait  l'aspect  de  la  sauvagerie,  avec  les  per- 
sonnes qu'il  ne  connaissait  pas.  C'était  un  ami  difficile, 
quinteux,  mais  au  fond  bon,  sincère.  Lorsqu'il  éprouvait 
un  de  ses  accès  de  mysanthropie,  il  devenait  acre,  mor- 
dant, mécontent  des  autres,  et  plus  encore  de  lui-même. 
Pardoimanl  difficilement  jusqu'à  l'apparence  d'un  mauvais 
procédé,  mais  en  même  temps  ne  pouvant  souffrir  la  louan- 
ge, ce  n'était  qu'en  employant  un  tact  infini  qu'on  lui  faisait 
accepter  l'éloge  de  ses  meilleurs  ouvrages,  qu'il  critiquait 
souvent  avec  une  verve  acérée.  Sobre  de  paroles,  sa  ma- 
nière de  s'exprimer  était  nette,  concise ,  parfois  aussi  pas- 
sionnée. Jamais  il  ne  revenait  sur  ses  décisions,  ce  qui 
l'exposait,  sans  levouloir,  à  commettre  des  injustices.  Ses 
plaisirs  les  plus  chers  consistaient  dans  la  solitude  et  la 
lecture.  Il  ne  manquait  ni  de  goût,  ni  d'instructiou,  e^ 
jugeait  assez  sainement  les  auteurs  de  son  temps  La  tra- 
gédie française  l'ennuyait  à  la  mort!  il  la  trouvait  guin- 
dée, froide,  hors  nature.     En  revanche  Molière  était  son 


—  ss  — 

idole,  et  les  parades  du  théâtre  des  italiens,  où  il  avait 
ses  entrées,  l'amusaient  beaucoup.  Afin  d'achever  de  le 
peindre,  nous  ne  devons  pas  oublier  de  dire  qu'il  était 
sujet  à  des  distractions  donnant  lieu  parfois  aux  scènes 
les  plus  comiques. 

Dans  ce  portrait  moral  de  Watleau,  qui  ne  reconnaîtrait 
une  foule  de  nuances  appartenant  au  caractère  de  Rous- 
seau de  Genève?  La  même  similitude  existe  pour  une 
partie  essentielle  de  leur  talent,  car  tous  deux  ont  brillé 
par  le  coloris  enchanteur  qu'ils  ont  répandu  sur  leurs 
productions. 

Déjà  nous  l'avons  fait  observer,  il  est  à  déplorer  que 
les  premières  études  de  Watteau  n'ayent  pas  été  dirigées 
vers  un  genre  plus  grave,  plus  élevé.  Si,  au  lieu  de  tom- 
ber sous  la  tutelle  de  Gillot,  d'Audran,  il  eut  eu  pour 
guide  un  homme  tel  que  Le  Poussin,  peut-être  serait-il 
devenu  l'un  de  nos  plus  grands  peintres.  En  effet,  une 
Vierge  et  quelques  pièces  historiques ,  échappées  à  son 
pinceau,  laissent  entrevoir  qu'il  eut  réussi  dans  la  peinture 
sérieuse,  s'il  s'y  était  appliqué. 

Ses  tableaux  se  ressentent  presque  toujours  de  la  fan- 
taisie, du  caprice,  ces  puissances  souveraines  du  temps 
où  il  a  vécu.  Il  y  a  quelquefois  de  la  négligence  dans 
son  dessin,  et  de  la  monotonie  dans  ses  sujets,  offrant 
presque  tous,  à  ses  scènes  militaires  près,  la  même  or- 
donnance, les  mêmes  figures,  les  mêmes  accessoires,  et 
les  mêmes  costumes.  Ce  sout  des  fêtes,  des  repas,  des 
pastiches  empruntés  au  théâtre  des  italiens  ;  de  la  grâce, 
un  peu  fardée,  de  la  vérité  de  boudoir  et  de  pastorale 
régence.  Ses  femmes  sont  élégantes,  jolies,  elles  ont  une 


—  89  — 

certaine  désinvolture  qui  charme  :  mais  elles  se  ressem- 
blent toutes.  Sa  servaute,  belle  flamande,  dont  les  traits 
ne  manquaient  pas  de  dislinciiou ,  lui  servait  souvent 
de  modèle  ;  il  l'a  posée,  en  danseuse,  dans  un  de  ses  pay- 
sages les  plus  coquets. 

Ayons  le  courage  de  le  dire,  dussions-nous  encourir 
raoathème  de  ses  partisans  exaltés,  il  nous  a  toujours 
paru  étonnant  que  dans  l'école  française,  on  ne  lui  préfé- 
rât pas  Sébastien  Bourdon.  Les  adorables  petits  tableaux 
de  genre  de  ce  dernier,  ses  scènes  si  lumineuses  et  si  pit- 
toresques de  bohémiens  et  de  lansquenets,  ne  rivalisent- 
ils  pas  avec  les  productions  des  meilleurs  peintres  fla- 
mands?.. Ne  s'est-il  point  montré  plus  dessinateur,  plus 
spirituel,  plus  distingué  que  la  plupart  d'entre  eux,  et 
cela  dans  une  juste  proportion,  ne  nuisant  en  rien  à  la 
nature  familière  prise  sur  le  fait?.. 

Aussi  pensons-nous,  que  le  succès  extraordinaire,  le 
prix,  en  ce  moment  énorme,  des  œuvres  les  plus  infimes 
de  rarlisie  Valenciennois,  sont  dûs  à  une  véritable  manie! 
Sous  Tempire  on  ne  voulait  pas  en  entendre  parler;  c'é- 
tait à  la  fois  de  l'injustice  et  de  la  sottise.  Aujourd'hui 
on  ne  veut,  on  ne  rêve  que  lui!  Un  temps  viendra,  nous 
l'espérons,  où  la  raison,  le  goût  lui  assigneront  sa  place, 
et  certes  elle  sera  très-belle  encore  1  En  effet,  quant  à 
la  facilité,  à  une  certaine  grâce  indéfinissable,  et  surtout 
à  la  couleur,  dans  ses  toiles  bien  conservées,  il  est  on  ne 
saurait  plus  aimable,  plus  attrayant,  et  mérite  l'estime 
des  amateurs 

Waiieau  a  fait  plusieurs  portraits  devenus  mainiciiant 
très-rares;  nous  en  avons  rencontré  deux  lepréseniant 


—  go- 
des actrices  célèbres  du  ihéâlre  des  italiens    L'animation 
la  plus  vive,  l'élégance,  et  un  ton  chaud,  harmonieux, 
distinguent  ces  productions. 

Les  dessins  de  son  bon  temps,  c'est-à-dire  à  compter 
du  moment  où  il  quitta  le  cabinet  de  M.  Crozat,  sont 
presque  tous  des  petits  chefs-d'œuvre  de  finesse,  de  légè- 
reté et  d'expression  pittoresque.  Pour  les  faire  il  se  ser- 
vait, le  plus  souvent,  de  la  sanguine  sur  papier  blanc, 
afin  de  pouvoir  en  tirer  des  contre-épreuves.  Beaucoup 
aussi  sont  à  la  mine  de  plomb,  et  à  la  pierre  noire,  mé- 
langées de  crayon  rouge,  qu'il  employait  dans  les  figures, 
les  mains  et  les  chairs.  Quelquefois  ,  mais  rarement ,  il 
les  traçait  à  la  pierre  noire,  les  rehaussait  de  blanc  et  les 
estompait  légèrement.  Ils  se  distinguent  par  des  hachu- 
res ,  presque  perpendiculaires ,  et  couchées  parfois  de 
droite  à  gauche.  La  liberté  de  main,  la  finesse  de  touche, 
lo  manière  délicate  de  profiler  les  têtes  ,  de  les  coiffer,  le 
type  particulier  des  physionomies ,  sont  autant  de  signes 
caractéristiques  qui,  joints  à  ceux  que  nous  venons  d'in- 
diquer, les  font  reconnaître  par  les  amateurs  exercés. 

Nous  avons  parlé  des  tableaux  de  Watteau  bien  conser- 
vés, parce  que  malheureusement  il  en  est  beaucoup  qui 
ne  sont  pas  ainsi.  Son  impatience,  sa  mauvaise  santé,  et 
le  désir  de  terminer  plus  promptement,  le  conduisaient  à 
employer,  en  trop  grande  quantité,  l'huile  grasse,  afin 
d'étendre  plus  facilement  les  couleurs.  C'est  par  là,  qu'en 
général,  ses  tableaux  se  détériorent  ;  ils  deviennent  hâlés, 
gris,  noirs,  et  changent  totalement  d'aspect. 

Watteau  est  un  des  peintres  qu'on  a  gravés  le  plus. 
Son  œuvre,  d'après  les  recherches  que  nous  avons  faites 


-  91   - 

n'a  pas  moins  de  621  pièces,  en  y  comprenant  deux  vo- 
lumes d'éludés.  Lui-même  faisait  l'eau  forte  avec  esprit 
et  facilité  Parmi  les  artistes  l'ayant  reproduit,  on  re- 
marque principalement  Cochin,  Lebas,  Tardien,  Cars, 
Boucher,  Aveline,  Crépy,  Joullain  et  Audran. 

Son  talent  a  été  célébré  par  les  poètes  de  son  temps, 
entre  autres  par  Voltaire,  Gentil-Bernard,  et  Lamothe- 
Hoiidart.  Ce  dernier  lui  a  adressé  ces  vers,  donnant  une 
idée  assez  juste  de  son  pinceau  : 

«  Parée  à  la  française,  un  jour  dame  Nature 
»  Eut  le  désir  coquet  de  voir  sa  portraiture  : 
»  Que  fit  la  bonne  mère?  Elle  enfanta  Watteau  !.. 
»  Pour  elle  ce  cher  fils,  plein  de  reconnaissance, 
»  Non  content  de  tracer  partout  sa  ressemblance, 
>'  Fit  tant,  et  fit  si  bien  qu'il  la  peignit  en  beau.  » 

Il  est  certain  que  ses  paysages  si  brillants,  si  jolis  de 
détails,  si  luxueux  d'accessoires,  sont  plutôt  d'élégants 
décors  d'opéras-comiques  que  des  sites  vrais,  agrestes, 
comme  les  traduisaient  sur  la  toile  les  Ruisdaël,  les  Huis- 
mans  de  Malincs,  les  Winanis  et  les  Hobbéma.  En  les 
examinant  tout  amateur,  ayant  visité  le  Hainaut,  voit  qu'il 
avait  gardé  un  vif  et  profond  souvenir  des  campagnes  de 
son  pays  natal,  et  en  particulier  des  arbres  ornant  les 
remparts  de  Valencieunes.  Seulement,  il  a  presque  tou- 
jours embelli  la  nature,  et  lui  a  donné  une  teinte  féerique, 
s'harmonisani  parfaitement  bien  avec  les  personnages 
élégants,  enrubannés  qu'il  mettait  en  scène.  Rien  de  plus 
délicieux,  en  ce  genre,  (lue  sa  perspecHve,  et  son  île  en- 
chantée gravées  par  Crépy  et  Lebas  !  Ce  dernier  tableau, 
ou  le  pittoresque  des  plans,  le  mélange  des  eaux  et  du 
feuillage,  la  distiibuiion  de  la  lumière  font  rêver  au  para- 


—  92  — 

dis  terrestre,  esi  en  outre  empreint  d'un  sentiment  mé- 
lancolique on  ne  saurait  plus  touchant.  C'est  que  VVatteau, 
comme  Sterne,  avait  aussi  ses  instants  de  douce  tristesse» 
ses  aspirations  vers  l'infini,  et  qu'en  un  mot  chez  le  peintre 
des  fêtes  galantes,  le  sourire  était  quelquefois  bien  près 
des  larmes. 

La  plus  grande  partie  de  ses  ouvrages  les  meilleurs  se 
trouve  maintenant  en  Angleterre  (1).  Dans  ce  pays,  t)ù 
l'on  a  toujours  su  receuillir  et  conserver,  même  aux  dé- 
pends des  nations  voisines,  sa  réputation  n'a  pas  cessé 
d'être  portée  au  degré  le  plus  élevé.  A  la  paix.  d'Amiens, 
à  celle  de  4814^,  lorsque,  fanatisés  par  l'école  de  David, 
nous  professions  la  plus  profonde  indifférence  pour  les 
œuvres  de  Waiteau,  les  spéculateurs  et  amateurs  de  la 
Grande-Bretagne  sont  venus  nous  les  enlever  a  de  très- 
bas  prix. 

Pour  terminer  nous  devons  dire,  en  maintenant  toule- 


(l)  Longtemps  il  n'a  existé  au  musée  du  Louvre,  où,  par  une 
bizarrerie  fort  peu  nationale,  la  peinture  française  n'est  nullement 
complétée,  qu'un  seul  tableau  de  ce  maître,  l'embarquement  pour  l'île 
de  Cythère.  Lors  de  l'ouverture  de  la  galerie  Standish,  un  autre  ta- 
bleau, d'un  assez  belle  qualité,  fut  oiTerl  à  l'empressement  des  amis 
de  son  talent,  comme  étant  de  lui.  Nous  ne  partageons  nullemenl 
cetto  opinion,  et  cette  œuvre  nous  parait  évidemment  appartenir  à 
Lancret. 

Dans  les  ventes  de  l'hôtol  des  commissaires  priseurs,  on  met  sou- 
vent aux  enchères  des  toiles  attribuées  à  Watieau,  et  qui,  grâce  à  ce 
faux  passeport,  sont  payées  cent  fois  plus  qu'elles  ne  valent.  Ce  sont 
de  détestables  dessus  de  portes  ou  de  glaces,  imitations  grossières  et 
grotesques  du  genre  mis  à  la  mode  par  lui.  Il  est  curieux  d'entendre 
les  possesseurs  de  ces  croules  informes,  se  gloriOer  d'avoir  pu  se 
procurer,  moyennant  une  centaine  de  francs,  un  chef-d'œuvre  de 
l'illustre  Watteau  I .  . 


—  93  — 

fois  les  réserves  faites  dans  le  cours  de  cet  essai,  que 
nous  considérons  Watteau  comme  un  artiste  d'un  talent 
plein  de  charme,  vraiment  original,  et  nous  employons 
cette  dernière  épithète  dans  l'acception  la  plus  favorable 
qu'on  puisse  lui  donner. 


CATALOGUE  OE  L'OEUVRE  DE  WATTE AU 


1.  «  Portrait  en  pied  deWatteau,  dans  un  jardin.  - 
—Gravé  par  Tardieu ,  il  faisait  partie  du  cabinet  de  M. 
de  Julienne. 

Nous  l'avons  décrit  dans  l'Essai  qui  précède. 

2.  «  Autre  portrait  de  Watteau,  peint  à  mi-corps  dans 
son  atelier.  —  Gravé  par  l'Epicié. 

3.  «  Autre  portrait,  en  buste.  »  —  Dessin  gravé  par 
Crépy  fils. 

Le  second  de  ces  portraits  a  été  reproduit  par  le 
journal  V  Artiste.  Le  troisième,  représentant  Watteau  au 
sortir  de  l'enfance ,  a  été  placé,  gravé  au  trait,  par  M.  Di- 
naux,  en  tête  de  la  Notice  sur  ce  peintre  qu'il  a  publiée  ea 

1834. 

5.  «  Départ  de  garnison.   » — Gravé  par  Cochin. 

6.  «  Détachement  faisant  halte.  »  —  Idem. 

Ce  sont  les  deux  tableaux  achetés  par  Siroin ,  et  dont 
l'un  se  trouve  maintenant  en  Angleterre.  Nous  avons 
raconté  dans  YEssai  les  circonstances  se  rattachant  à  ces 
deux  tableaux.  Ils  avaient  été  achetés  par  le  prince  de 
Conty  et  furent  adjugés  à  sa  vente,  en  1777,  au  peintre 
Ménageol ,  qui  les  paya  1026  f. 

6.  «  La  Sainte-Famille.  »  -  Gravé  à  Paris  par  Dubos 


(1)  Ce  travail  fruit  d'incessantes  recherches,  est  le  plus  complet 
et  le  plus  détaillé  qui  ait  été  publié  sur  l'œuvre  de  Watteau. 


—  95   — 

et  à  Londres  par  Waft.  -  Appartenait  à  M.  de  Julienne, 
el  depuis  avait  fait  partie  de  la  galerie  du  comte  de  Bruhl. 
—  Se  trouve  maintenant  au  palais  de  l'Ermitage  ,  à  Saint- 
Pétersbourg. 

7.  <•  Embarquement  pour  l'ile  de  Cylhère.  »  Gravé  par 
Tardieu. 

Ce  tableau,  à  l'état  d'esquisse  1res  avancée ,  a  été  peint 
par  Watteau  pour  sa  réception  à  l'Académie  de  peinture, 
et  se  trouve  dans  la  galerie  du  Louvre.  Ce  peintre  en 
avait  fait  une  réduction,  avec  quelques  changements, 
pour  son  ami  M.  de  Julienne. 

8.  «  Bon  voyage  »  —  gravé  par  Audran  —  petit 
tableau,  réduction  avec  moins  de  détail,  des  précédents. 

9.  «  Un  Saint  au  désert  •'  —  gravé  par  Filleul. 
Appartenait  à  M.  de  Julienne. 

40.  a  Cinq  personnages  delà  Comédie-Italienne,  en 
danse  "   —  gravé  à  1  eau-forte  par  Watteau. 

11.  «  Pomone  »  —  gravé  à  l'eau-forte  par  Boucher. 

4  2.  c  Le  Bendez-vous  •>- deux  personnages  dans  un 
jardin  ,  gravé  par  Audran. 

13.  «  Le  Tète-à-iéie  »  —  idem. 

14.  «  La  Pileuse   >  —  idem. 
Appartenaient  à  Audran  du  Luxembourg. 

*5.  «  L'Amour  désarmé  ■>   —   idem. 
Vendu  en  1778  499  livres. 


—  9Q  - 

16.  «  Le  Piinienips  »  —  tableau  ovale,  gravé  par 
Desplaces. 

Faisait  partie  du  cabinet  de  M.  de  Crozat. 

17.  «  L'Eté   "  —  tableau  ovale  ,  gravé  par  Dubos. 

Cabinet  Crozat.  —  Ce  tableau  ,  après  avoir  été  vendu 
plusieurs  fois  à  la  salle  des  commissaires-priseurô  10  et 
12  francs,  a  été  acheté  200  francs  par  M.  Roëhn.  —  Ce 
connaisseur  distingué  l'a  revendu  2,000  francs  pour  une 
collection  de  Londres. 

18.  <•  L'Automne  »    —  ovale,  gravé  par  Feissard. 

19.  «  L'Hiver   »  —  idem,  gravé  par  Audran. 

M.  de  Crozat  avait  commandé  ces  quatre  Saisons  à 
Watteau,  pour  la  décoration  de  son  cabinet. 

20.  «  L'Enchanteur  »  gravé  par  Audran. 

21.  •  L'Aventurière  »   —   idem. 

Ces  deux  tableaux  appartiennent  maintenant  à  M.  La- 
cazes,  rue  de  la  Ferme,  à  Paris,  dont  la  galerie  est 
riche  en  oeuvres  excellentes  de  toutes  les  écoles ,  princi- 
palement de  celle  française. 

22.  <•  La  Danse  »  gravé  par  Audran. 

Frais  paysage,  au  milieu  duquel  on  voit  une  danseuse, 
qui  est  la  servante  de  Walteau.  A  été  acheté  pour  la 
Russie  et  se  trouve  à  l'Ermitage. 

23.  «  Les  Champs-Elysées  »  —  gravé  par  Tardieu. 
Appartenait  à  M.  de  Julienne ,  et  a  été  acheté  à  sa  vente, 
par  M.  de  Gagny,   6,505  livres.    —    M.  de  Morny  en  est 


—   07   — 

devenu  depuis  le  possesseur.     C'est  une  des  œuvres  ca- 
pitales du  maître. 

24  »  L'Occupation  selon  l'âge  •  —  gravé  par  Dupuis. 
—  Cabinet  de  M.  Halle,  acheté  à  sa  vente,  par  M.  de 
Gagny,  3,000  livres. 

2o.  «  Fête  Vénitienne  »  —  gravé  par  Cars.  ~  Appar- 
tenait à  M.  de  Julienne,  et  a  été  acheté  à  sa  vente  2,615  1.  ; 
à  celle  de  M.  Randon  de  Boisset ,  en  1777,  2,999  1.  10  s, 

26  <■  Jeu  d'Enfants  ->  — gravé  par  Tardieu.— Cabinet 
Quentin  de  Lorangère. 

27.  "  La  Jalousie    >   —  gravé  par  Cochin. 

28.  «  Même  sujet  '   —  gravé  par  le  même. 

29.  <■  Un  Concert  dans  un  apppartement  »  gravé  par 
Moyreau.  —  Cabinet  Quentin  de  Lorangère. 

30.  -  Le  Rendez-vous  au  bal  masqué  »  —  gravé  par 
Thomassin. 

31.  a  Les  Entretiens  badins  »  —  gravé  par  Audran. 

32.  -  Concert  de  famille  »  gravé  par  Surrugue  fils. 

33.  <•  La  Déclaration  "  —  gravé  à  l'eau -forte  par 
Walleau. 

34.  «  Le  Marais  •>  paysage  gravé  par  Louis  Jacob. 

35.  '<  La  Sculpture  »  un  singe  travaille  à  un  buste. — 
Tableau  ovale ,  gravé  par  Desplaces. 

3H.  «  L'Abreuvoir  •  —  gravé  par  Jacob. 


—  9S  — 

37.  «  La  Peinlure  »  —  un  singe  à  son  chevalet.  — 
Ovale,  gravé  par  Desplaces. 

38.  "  Catln  »   —  gravé  par  Léotard. 

39.  "  Le  Chat  malade  »    —  gravé  par  le  même. 

40.  «  La  Marmotte   »   —  gravé  par  Audran. 
Cabinet  Audran  du  Luxembourg. 

4i.  <■  L'Indifférent  »  -  gravé  par  Scotlin.  —  Cabinet 
Massé. 

42.  «  Le  Docteur  »  —  gravé  par  Audran  -  Cabiuet 
Julienne. 

43.  «  Mézéiin  "  —  gravé  par  Audran.  -  Cabinet 
Julienne. 

C'est  le  portrait  de  l'ancien  acteur  de  la  Comédie-Ita- 
lienne ,  qui  a  été  quelque  temps  en  vente,  en  1845  ,  dans 
le  cabinet  de  lecture  de  M.  Brauger,  rue  Laffiie. 

44.  <•  La  Sultane  »  —  gravé  par  Audran.  —  Cabinet 
Julienne. 

45.  <«  La  Rêveuse  ■>   —  gravé  par  Aveline. 

46.  .  Scène  de  Tragédie.  -'  —  Petit  tableau  sur  bois, 
mentionné  dans  le  catalogue  Quentin  de  Lorangère.—  N'a 
point  été  gravé. 

47.  <-  La  Finette  »  —  gravé  par  Audran.  —  Cabinet 
Massé. 

48.  «  La  Villageoise  »  —  gravé  par  Aveline.  —  Ca- 
binet du  comte  de  Mervillc. 


—  99  — 

49.  «  L'Amante  inquiète  »  —  gravé  par  le  même. 

50.  «  Médecins  et  Apothicaires ,  poursuivant  un  malade 
dans  un  cimetière  »  —  gravé  par  Joullain.  —  Cabinet 
du  comte  de  Bruhl. 

Ce  petit  tableau ,  dans  un  état  d'altération  très  avancé, 
a  été  vendu  en  mars  l84i,  salle  des  commissaires-pri- 
seurs,  à  Paris,  la  somme  de  400  fr. 

51.  «  Vue  de  Vincennes  •>  —  paysage  gravé  à  l'eau- 
forte  par  Boucher . 

52.  «  Retour  de  Guinguette  •  —  gravé  ppr  Chodel. 
—  Cabinet  de  M.  Courdoumer,  à  Toulouse. 

53.  «  Les  Agréments  de  l'Eté  •  —  gravé  par  Jacques 
de  Favanne. 

54.  «  La  Ruine  »  —  gravé  par  Buquoy.  —  Cabinet 
Julienne. 

55.  «  Recrues  allant  joindre  le  régiment  »  —  gravé 
par  Thomassin. 

56.  «  Les  fatigues  de  la  Guerre  o  —  gravé  par 
Scottin 

57.  «  Les  délassements  de  la  Guerre  »  —  gravé  par 
Crépy  fils 

58.  «  La  Surprise  »  -  gravé  par  Audran.  —  Cabinel 
Julienne. 

Ce  tableau  a  depuis  appartenu  à  M.  de  Presles ,  et  a 
passé,  à  sa  mort,  dans  la  galerie  de  M.  Robit,  où  se 
trouvait  uiip  coilcclion  nombreuse  et  choisie  des  œuvres 


—  100  — 

des  peintres  flamands      En  1801  il  fut  vendu  à  M.  Àn- 
daval  411  fr. 

59.  «  La  Brouille  •>  —  gravé  à  l'eau-forle  par  Ma- 
riette. 

60.  «  La  Famille  »  -  gravé  par  Aveline.  Cabinet 
Titon  du  Tillet. 

61.  «  Le  Lorgneur  •   —  gravé  par  Scoliin. 

62.  o  La  Sérénade  italienne  ->  -  gravé  par  le  même. 
—  Cabinet  Titon  du  Tillet.  Acheté  à  sa  vente  1051  liv. 
par  M.  de  Julienne;  à  celle  de  ce  dernier  2,600  livres 
par  Boisset  ;  par  M.  Lebrun,  vente  Boisset ,  en  1778, 
2,100  livres  ;  par  M.  Payer,  à  cette  dernière,  1,200  liv. 
en  1795. 

63.  «  La  Lorgneuse  »  —  gravé  par  Scoitin.  —  Cabinet 
Julienne. 

64.  «  [/Accord  parfait  »  ~  gravé  par  Baron.  — 
Cabinet  Julienne. 

65.  •  La  Bohémienne  •    —  gravé  par  Cars. 

Ce  tableau,  de  très  petite  dimension  ,  a  été  acheté  en 
1845,  dans  une  campagne  près  de  Paris ,  25  francs  par 
M.  Malinetqui  l'a  de  suite  revendu  1,500  francs. 

66.  «  Pierrot.  •  —  Nous  ne  connaissons  pas  de  gra- 
vures de  ce  tableau. 

C'fst  peut-être  la  plus  grande  toile  de  Walleau  ,  abs- 
traction faite  de  ses  peintures-décors.  Pierrot  est  de 
grandeur  na'.ure ,  et  accompagné  de  pLisonn-iges  de  plus 


—    101   — 

petite  dimension.  Il  appartenait,  il  y  a  quarante  ans, 
à  M.  Meuniez  ,  marchand  de  tableaux,  qui  l'a  gardé 
pendant  plusieurs  années ,  sans  pouvoir  parvenir  à  le 
placer.  Pour  attirer  les  yeux  et  flatter  les  chalands,  ij 
avait  écrit,  au  crayon  blanc  ,  sur  le  fonds  de  ce  tableau, 
ces  deux  vers  d'une  chanson  jadis  très  populaire  : 

«  Que  Pierrot  serait  content 

»  S'il  avait  l'art  de  vous  plaire  !   » 

Enfin  M.  Denon  ,  directeur  du  Musée  sous  l'Empire,  l'a- 
cheta 150  Ir.  A  sa  vente,  M.  Brunet ,  son  parent,  le 
paya  600  fr.  et  consentit  à  le  céder  à  M.  de  Cypierre 
pour  1,200  fr.  Il  appartient  maintenant  à  M.  de  Lacaze, 
qui  l'a  payé  un  prix  très  élevé. 

67.  «  Arlequin  Jaloux  »   -   gravé  par  Chodel. 

68.  «    Le  Sommeil  dangereux  »   —  gravé   par  Lio- 
lard  et  ayant  fait  partie  du  cabinet  de  cet  artiste. 

69.  «  La  Danse  paysanne  »  -  gravé  par  Audran.  — • 
Cabinet  de  M.  de  Monmerqué. 

70.  «  Le  Concert  champêtre  »  —  gravé  par  Audran. 

71.  «  Retour  de  Chasse  »   —  gravé  par  le  même. 

C'est  un  portrait  de  femme  eu  costume  de  chasseresse, 
et  qu'on  croit  être  une  princesse  de  Conti. 

72.  «  Le  Repas  de   campagne  >>   —  gravé  par  Des- 
places. —  Cabinet  Julienne. 

Se  trouve  maintenant  dans  la  galerie  de  l'Ermitage. 

73.  <•  Louis  XIV  mettant  le  cordon  bleu  au  duc  de 
Bourgogne  -  —  giavé  pai-  Larmessin. 


—    lOâ   — 

Tableau  important,  en  ce  qu'il  contient  un  ceriain  nom- 
bre de  grands  personnages  en  costumes  de  cour,  qui  sont 
des  portraits,  et  en  ce  qu'il  sort  du  genre  habituel  de 
Watteau.  La  gravure  indique  qu'il  appartenait  à  M.  de 
Julienne. 

74.  «  Comédiens  français  »  —  gravé  par  Liotard.  — 
Cabinet  Julienne. 

75.  «  Comédiens  italiens  »  —  gravé  par  Baron.  — 
Cabinet  du  docteur  Mead,   médecin  du  roi  d'Angleterre. 

Une  copie  réduite  de  ce  tableau  appartient  à  M.  Ries, 
employé  au  ministère  du  commerce,  à  Paris. 

76.  «  Départ  des  Comédiens  italiens,  en  1697  »  — 
gravé  par  Jacob.  —  Cabinet  de  l'abbé  Pousty . 

77.  «  L'Amour  au  Théâtre-Italien  »  -  gravé  par 
Cochin.  —  Cabinet  de  M.  de  Rosnei 

78.  «  L'Amour  au  Théâtre -Français  »  —  gravé  par 
le  même.   —  Même  cabinet. 

79.  •  Escortes  d'équipages  »  —  gravé  par  Cars.  — 
Cabinet  Julienne. 

80.  «  Défilé  "  —  gravé  par  Moyreau.  —  Cabinet 
Julienne . 

81    «  Retour  de  campagne  »  —  gravé  par  Cochin. 

82.  «  Camp  volant  «  —  gravé  par  le  même. 

83.  «  Rendez  vous  de  Chasse  •>  gravé  par  Aubert. 
—  Cabinet  Racine  du  Jonquoy. 


—  103  — 

8i.  «  Assemblée  galante  »    —  gravé  par  Lebas.  — 
Cabinet  de  la  comiesse  de  Verne. 

85.  -  La  Partie  carrée  »  —  gravé  par  Moyreau. 

86.  '.  Fête  au  dieu  Pan  »  —  gravé  par  Aubert. 

87.  «  Les  Jaloux  »  —  gravé  par  Scotlin.   —  Cabinet 
Julienne. 

88.  «  Le  Colin-Maillard  »  —  gravé   par  Porion.  — 
Même  cabinet. 

89.  "  La  Musette  )>  —  gravé  par  Moyreau. 

90.  «  Entretiens  amoureux  »  —  gravé  par  Liotard. 

91.  «  Amusements  champêtres  »  —  Gravé  par  Au- 
dran.  —  Cabinet  de  M.  de  Vandreuil. 

92.  «•  Le  Passetemps  »   —  gravé  par  le  même.    — 
Cabinet  de  M.  Du  Pil. 

93.  «  Les  deux  Cousines  »   —  gravé  par  Baron .   — 
Cabinet  Bacon,  en  Angleterre. 

94    «  L'Ile  de  Cythère  »  —  gravé  par  Larmessin.  — 
Cabinet  Julienne. 

95.  «  Le  Printemps  »  —  gravé  par  Brillon.  —  Même 
cabinet. 

96.  «  L'Eté  »  gravé  par  Moyreau.  j-    Même  cabinet. 

97.  «  L'Automne  »  —  gravé  par  Audran.  —  Idem. 

98.  ((  L'Hiver  »  —  gravé  par  Larmessin.  —  Idem. 

8 


—  104  — 

99.  «  Leçon  d'amour  >.   —  gravé  par  Dupuis.   —  îd. 

Mariette,  célèbre  amateur,  a  gravé  ce  tableau  à  l'eau- 
forte,  et  a  fait  la  dédicace  de  son  travail  au  comte  de 
Caylus.  Sa  gravure  est  d'une  dimension  plus  grande  que 
celle  de  Dupuis. 

100.  «  Récréation  italienne  »  —  gravé  par  Aveline. 
Cabinet  Julienne. 

101.  «  La  Perspective  •  —  gravé  par  Crépy.  —  Ca- 
binet Guenon  (l). 

102.  «  L'Ile  enchantée  »  —  gravé  par  Lebas.  —  Ca- 
binet Car  laud. 

D'après  la  gravure  ,  qui  est  charmante ,  ce  tableau 
devait  être  l'un  des  plus  remarquables  de  Watleau. 

103.  «  L'Indiscret  »  —  gravé  par  Aubert. 

104  «  La  Danse  «  gravé  par  Brion.  —  Cabinet 
Montulé. 

105.  "  Les  Charmes  de  la  vie  »  —  gravé  par  Aveline. 
—  Cabinet  de  M.  de  Glucq. 

106.  ce  Les  Amusements  de  Cylhère  »  —  gravé  par 
Surrugues.  —  Cabinet  Julienne. 

107.  «  Danse  au.v  castagnettes  *  —  gravé  par  Mariette 
à  l'eau-forte. 


(1)  Voir,  pour  ce  tableau  el  plusieurs  autres  ayant,  de  nos  jours, 
appartenu  au  miniaturiste  Saint,  la  noie  à  la  fin  de  ce  catalogue. 


—   105  — 

108.  <•  La  Gamme  d'amour  »  —  gravé  par  Lebas.  — ^ 
Cabinei  Marieile. 

109.  a  Dépari  pour  les  Iles  »  —  gravé  par  Dupuis. 

110.  "  L'Amour  paisible  »  —  gravé  par  Baron.  — 
Cabinet  Meade  ,  en  Angleterre 

111.  «  La  Chute  d'eau  »  —  gravé  par  Moyreau.  — 
Cabinet  Julienne. 

112.  «  L'ile  de  Cyihère  «  —  gravé  à  Londres  par 
Picot.  —  Cabinet  du  révérend  Domsdale. 

113.  «  Portrait  de  Rebel  »  compositeur  de  la  Chambre 
du  Roi ,  qui  fut  avec  Fruncœur  directeur  de  l'Académie 
royale  de  musique.  —  Graveur  inconnu. 

Waiieau  fil  aussi  un  dessin  de  ce  portrait  qui  a  appar- 
tenu à  Grétry. 

114.  «  Portrait  d'Antoine  de  la  Roque  »  chevalier  de 
Saint-Louis ,  alors  propriétaire  du  Mercwe  de  France. 
—  Gravé  par  l'Epicié. 

Ce  portrait  est  un  tableau  de  genre  pour  les  accessoires. 
La  figure  en  pied  se  trouve  placée  dans  un  joli  paysage, 
avec  divinités  champêtres.  Vendu  en  1770  à  un  sieur 
Rémy  735  fr.  —  Ayant  apppartenu  en  dernier  lieu  au 
général  Despinois ,  ce  portrait  a  été  adjugé,  à  la  vente 
après  son  décès  ,  rue  du  Regard  ,  dans  l'hiver  de  1850, 
la  somme  de  1,700  fr. 

115.  «•  La  Cascade  »>  —  gravé  par  Scoiiin.  —  Cabi- 
net Monmerqué. 


—   106  — 

116.  «  La  Collation  »  —  gravé  par  Moyreau. 

117.  n  Les  agrémens  de  l'Eté  «  —  gravé  par  Joulin. 
—  Cabinet  de  Glucq. 

118.  ce  L'Amour  mal  accompagné  »  —  gravé  par 
Dupin. 

H9.  «  Les  Enfants  de  Bacchus  »  —  gravé  par  Feis- 
sard.   —  Cabinet  Morel 

120.  «•  Le  Bosquet  de  Bacchus  »  —  gravé  par  Cochin. 

121.  «  Le  Plaisir  pastoral  »  —  gravé  par  Tardieu. — 
Cabinet  Mariette. 

122.  «  L'Enlèvement  d'Europe  »  —  gravé  par  Ave- 
line. —  Vendu  en  1777,  chez  le  prince  de  Conty,  à  un 
sieur  Godefroid ,    311  livres. 

123.  «  Le  Triomphe  de  Cérès  »  —  gravé  par  Crépy. 
—  Cabinet  de  M.  de  Poni  oy, 

124.  «  Promenade  sur  les  Remparts  »  —  gravé  par 
Aveline.  —  Cabinet  Julienne. 

125.  «  Les  Plaisirs  du  Bal  ))  —  gravé  par  Ravenet  et 
Scottin.  —  Cabinet  Glucq. 

Se  trouve  mainienanl  dans  la  galerie  du  comte  Rasiap- 
chine,  à  Saint-Pétersbourg. 

126    «  L'Enseigne  *  —  gravé  par  Aveline. 

Ce  tableau  est  le  beau  plafond  représentant  l'intérieur 
d'un  magasin  de  tableaux  (jiie  Waiteau  peignit  en  huit 
jours,  peu  de  temps  avant  sa  uiurt,  pour  son  ami  Ger- 

\  irr    '^vu^vV     ij^vh»   ifju^i,   Vil»/»      ^'^      A, 


\j 


—   107  — 

saint,  demeurant  alors  sur  le  pont  Notre-Dame.     Il  fut 
cédé  par  ce  dernier  à  M.  de  Julienne      Qu'est-il  devenu  ? 
Plusieurs  dessins  de  l'Enseigne ,  provenant  de  la  vente  de 
Saint,  entre  autres  la  femme  en  capuche  vue  de  dos ,   ap 
partiennent  au  comte  Clément  de  Ris. 

127.  «  L'Accordée  de  Village  »  —  gravé  par  Larmes 
sin.  —  Cabinet  Julienne. 

128.  «  La  Mariée  de  Village  »  —  gravé  par  Cochin. 
—  Cabinet  de  Lafaye. 

129.  «  Pillage  d'un  Village  par  l'ennemi  »  —  gravé 
par  Baron  et  publié  en  Angleterre. 

130.  «  La  Revanche  des  Paysans  •>  —  gravé  par  le 
même,  —  Aussi  publié  en  Angleterre. 

131.  «  Diane  au  Bain  »  —  gravé  par  Aveline. 

132.  «  La  Proposition  embarrassante  »  —  gravé  par 
Reyl.  —  Cabinet  du  comte  de  Bruhl. 

133.  «  Scène  de  Famille.  >>  —  A  appartenu  à  M. 
Collot ,  marchand  de  nouveautés  à  Paris ,  et  se  trouve 
mainicnant  en  la  possession  de  M.  de  Morny. 

434.  «  Scène  galaïue  dans  un  parc.  •>  —  Apparte- 
nant à  M.  le  président  Bigant,  à  Douai 

Sept  personnages,  dont  deux  enfants,  composent 
cette  scène.  Les  costumes  sont  mi-espagnols  et  italiens. 
Le  personnage  principal  est  debout,  jouant  de  la  mando- 
line. Le  paysage ,  représentant  une  partie  de  parc,  est 
orné  d'un  groupe  d'amours  on  marbre  blanc,  sur  pié- 
destal 


—  108   — 
Ce  tableau  est  sur  toile.  Hauteur,  19  c.  Ii2  ;  larg.  23  c. 

135.  «  Concert  de  Famille  »  —  appartenant  à  M. 
Piérard,  à  Valenciennes. 

Ce  tableau  est  charmant  et  admirablement  conservé. 
11  se  compose  de  neuf  personnages  dans  diverses  atti- 
tudes, et  jouant  de  divers  instruments.  Le  lieu  de  la 
scène  est  un  riche  appartement  du  temps,  orné  de  ta- 
bleaux. Des  draperies  de  la  plus  belle  exécution  occu- 
pent un  des  côtés,  et  donnent  aux  figures  un  relief  très 
remarquable. 

Bois  de  45  c   de  hauteur  sur  56  c.  de  largeur. 

136.  «  La  Signature  du  Contrat  de  mariage  au  village.» 
Gravé  par  Audran.  —  Faisant  partie  de  la  belle  galerie 
du  duc  d'Aremberg,  à  Bruxelles. 

Une  très  bonne  copie  ancienne  de  ce  tableau  est  en  la 
possession  de  M.  le  comte  d'Espugnac,  à  Paris. 

137.  •  Conversation  galante  sous  un  arbre.   » 

Ce  petit  tableau  ,  tiès  agréable  d'aspect,  m'appartient. 
Je  doute  de  son  authenticité. 

138.  «  Orgie  d'Officiers  dans  un  corps-de-garde.  •> 

Je  n'eu  connais  pas  la  gravure.  —  Appartient  à  M.  le 
major  Deschamps,   à  Saint-Omer. 

C'est  une  des  œuvres  les  plus  charmantes ,  les  plus  ca- 
pitales ,  les  mieux  conservées  de  Watteau.  Celte  orgie 
est  sur  une  toile  de  20  c.  de  hauteur  sur  26  de  largeur,  et 
je  m'empresse  d'ajouter  qu'elle  est  très  décente,  quoique 
fort  animée.  Cela  n'a  rien  d'étonnant ,  car  il  est  à  re- 
marquer que  dans  ses  sujets  les  plus  décolletés,  le  mé- 


—  109  — 

lâncolique  Waiieau  n'a  jamais  effarouché  la  pudeur  ni  les 
grâces.  Sous  ce  l'apport  surioul,  il  est  bien  préférable 
au  peintre  bumoriste  et  moraliste  Hogarth.  Huit  per- 
sonnages principaux,  très  contrastés  de  physionomies, 
d'altitudes  et  de  costumes ,  qui ,  dans  leur  désinvolture, 
sont  d'une  exquise  élégance,  occupent  la  scène.  Deux 
d'entre  eux  jouent  aux  dés  sur  un  tambour  dont  la  caisse 
porte  la  signature  du  grand  artiste.  Un  autre  ,  à  la  che- 
velure en  désordre,  aux  traits  altérés  sans  doute  par  la 
perle  qu'il  vient  d'essuyer,  tend  son  verre  à  une  courti- 
sane ,  lui  versant  à  grands  flots  du  Champagne.  Cette 
courtisane  est  ce  que  Walleau  a  peint  de  plus  fin  ,  de 
plus  gracieux,  de  plus  séduisant  ! . . . .  Tout  en  remplis- 
sant son  rôle  d'Erigone  de  la  Régence ,  elle  écoute  les 
tendres  propos  d'un  oflîcier  entre  deux  vins,  qui  lui  parle 
à  l'oreille,  tandis  qu'un  rival  mécontent  et  jaloux  paraît 
craindL'e  de  se  voir  enlever  le  cœur  de  la  coquette.  Les 
autres  militaires  forment  groupes  jusqu'à  la  porte  d'en- 
trée, où  l'on  voit  des  soldats  en  faction.  Les  accessoires 
de  celle  scène  si  animée  sont  touchés  avec  une  adresse, 
un  relief,  un  i^agout,  comme  disaient  les  anciens  ama- 
teurs ,  au-dessus  de  tout  éloge  ' 

Je  ne  saurais ,  avec  ma  pauvre  plume ,  donner  une 
idée  exacte  de  l'effet  que  m'a  produit  ce  tableau .  J'étais 
enchanté ,  possédé  par  cette  ivresse  ,  à  la  fois  chaste  et 
brûlante,  que  l'imagination  resssent  à  la  vue  des  mer- 
veilles de  l'art.  Composition  aussi  heureuse  que  pitto- 
resque, offrant  un  mouvement,  un  entrain  vraiment 
étourdissant;  figures  pétillantes  d'esprit,  d'originalité, 
sans  rien  de  forcé  ni  de  chargé  ;  couleur  aussi  chaude 
qu'harmonieuse ,  rappelant  l'éclat ,  la  transparence  du 
Tiiien  ,  de  Paul  Véronèse,  fV  Rubens  fondus  ensemble  ; 


—  110  — 

dégradations  de  ions  et  finesses  de  lumière  admirables  : 
tel  est  ce  chef-d'œuvre ,  d'autant  plus  rare  qu'il  n'a  point 
été  gravé  ;  et  ne  se  trouve  mentionné  nulle  part.  C'est 
pourquoi  je  me  suis  étendu  sur  sa  description  et  son  ap- 
préciation ,  dans  l'espoir  que  nos  graveurs  au  burin  ou 
eaux-fortistes  essaieront  de  le  reproduire. 

139  et  140.  «  Deux  petits  tableaux  »  —  chez  M.  de 
Guerne,  à  Douai. 

141.  <■  Quatre  panneaux  sur  bois  »  —  représentant 
des  personnages  delà  Comédie-Italienne. 

Ces  panneaux ,  fort  légèrement  peints ,  ont  été  vendus 
par  M.  Meurice ,  de  Valenciennes ,  à  un  marchand  ambu- 
lant qui,  pour  garantie  defpaiement,  lui  a  laissé  quel- 
ques croûtes  qu'il  s'est  bien  gardé  de  venir  reprendre 
contre  des  écus.  Depuis ,  ils  ont  appartenu  à  M.  Ferdi- 
nand de  La  Neuville  ,  et  on  m'a  assuré  qu'il  les  avait  ven- 
dus 7,000  fr. 

OEUVRES    DIVERSES. 

142.  «  Figures  chinoises  et  tartares  »  — peintes  pour 
le  cabinet  du  Roi  à  la  Muette  et  dans  différents  châteaux. 

Elles  ont  été  gravées  par  plusieurs  artistes. 

143.  «  Figures  de  Modes  »  —  dessinées  par  Waiteau 
qui  les  a ,  ainsi  que  Filleul ,  'gravées  à  l'eau-forie. 

444.  «  Figures  françaises  et  comiques  »  —  idem. 

145.  «  Boîtes  de  clavecins,  d'épinettes  et  meubles 
peints ,  et  dont  les  sujets  sont  des  pastorales,  scènes  ita- 
liennes ,  arabesques  et  trophées  d'armes ,  de  musique  et 
de  chasse. 


—  111  - 

1-46.  «  Panueaux  de  lous  genres,  enlre  autres  ceux 
ornaul  le  cabinet  de  Chantilly.  —  Paravents,  plafonds, 
éventails  et  devants  de  cheminée. 


A  PPEJVDICE 

A  l'essai  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  watteau  (1). 


Daus  la  première  édition  de  cet  Essai,  qui  a  été  publiée 
par  le  journal  V  Artiste,  en  18.45,  je  disais  «  qu'une  men- 
»  lion  particulière  était  due  à  la  coUeclion  aussi  variée 
»  que  choisie  formée  par  M.  Saint.  »  Ce  miniaturiste 
distingué,  mort  depuis,  était  un  des  amateurs  les  plus 
consciencieux  de  la  capitale.  Il  possédait  surtout  de 
délicieux  portraits  peints  par  le  suédois  Hall ,  de  petits 
tableaux  de  Greuze,  Prud'hon,  Taunay,  Fragonard  et 
autres  artistes  de  l*école  française.  Lancret ,  Pater, 
Chardin  étaient  représentés  dans  son  cabinet,  et  Walteau 
principalement  y  brillait  au  premier  rang. 

"Voici  la  nomenclature  des  compositions  de  ce  maître 
que  M.  Saint  avait  recueillies  : 

N°147.  «  L'Alliance  de  la  Musique  et  de  la  Comédie  » 
—  gravé  par  Moyreau. 

Ce  tableau  est  allégorique  et  a,  sans  doute,  été  peint 
pour  le  théâtre  des  Italiens,  devenu  depuis  l'Opéra-Co- 
mique. 


(1]  Gel  Essai  a  élé  inséré  dans  la   Revue  de  Paris,   édition  belge, 
volume  de  novembre  1843. 


-  113  — 

Vendu  501»  fr.  à  la  venle  Sainl ,   en  1846. 

No  148.  «  Un  Concert  dans  une  campagne.  » 
Dix-neuf  personnages  diversement  groupés  animent 
celte  charmante  composition.  C'est  une  des  œuvres  les 
plus  remarquables  du  maître  pour  le  dessin  ,  la  grâce,  la 
couleur,  la  finesse  et  le  choix  des  accessoires.  La  tra- 
dition nous  apprend  que  ce  tableau  a  été  peint  à  Nogent- 
sur-Marne,  et  que.  sous  le  costume  de  Gille,  Watleau  a 
reproduit  les  traits  du  curé  de  ce  village. 

A  la  venle  Saint,  on  1846,  un  M.  Mennechet  l'a  acheté 
4,900  fr. 

N°  149.   <.  La  Fêle  de  Village.   » 

Un  grand  nombre  de  personnages ,  une  table  servie, 
des  Turcs ,  un  Arlequin  ,  des  hommes  et  des  femmes  en 
costumes  très  riches.  Le  menuet  dansé  par  Gile  et  Co- 
lombine.  Vers  la  gauche ,  une  calèche  attelée  de  quatre 
chevaux  blancs ,  et  un  cavalier  suivi  de  son  chien.  Vaste 
composition  à  l'état  d"ébauche  très  soignée. 

Vendu  à  la  même  venle  1140  fr. 

N»  150.  «  Les  Agréments  de  l'Eté.  »  —  La  Perspec- 
tive, —  la  Danse,  —  jeux  d'enfants  —  que  nous  avons 
mentionnés  dans  le  catalogue ,  appartenaient  aussi  à 
M.  Saint 

N°151.  «  L'Amour  aiguisant  ses  irails.  • 

N°  lo'-2.  «  La  Moisson.  » 

N°  153.  V  Caisse  ou  boîte  complète  d'un  clavecin.  « 
Le  sujet  principal  est  un  menuet.     Arabesques  char- 


—    114   — 

manies,    pastorales,    scènes  chinoises,   exécutées  sur 
fond  d'or  pour  le  prince  de  Conii. 

Ce  morceau  rare  avait  été  cédé  à  M.  Saint ,  au  prix  de 
1,500  fr.  par  M.  David,  marchand  de  tableaux  ,  qui  ma 
fait  faire  sa  connaissance. 

M.  Saint  avait  réuni  un  grand  nombre  de  dessins  de 
Waiieau  et  la  collection  presque  complète  des  gravures 
faites  d'après  ses  ouvrages.  Ce  que  je  ne  saurais  trop 
louer  dans  le  cabinet  de  cet  artiste  amateur,  c'est  qu'il 
était  principalement  occupé  par  les  productions  des  pein- 
tres et  dessinateurs  français.  Si  cet  exemple  avait  eu 
plus  d'imitateurs ,  si  nous  n'avions  pas  été  toujours  sous 
le  joug  de  l'engouement  le  plus  inouï  poui' les  productions 
venant  du  dehors ,  nous  ne  serions  pas  privés  d'une  foule 
d'œuvres  remarquables,  ornant  maintenant  les  galeries 
étrangères.  Nos  artistes,  d'ailleurs,  auraient  reçu  et 
recevraient  des  encouragements  qui ,  en  donnant  l'essor 
à  leurs  talents ,  tourneraient  au  profit  de  notre  gloire  na- 
tionale. 


Nous  avons  mentionné  dans  le  catalogue  deux  tableaux: 
Amusements  Champêtres  et  Le  Rendez-vous  de  Chasse, 
appartenant  primiti^ement  à  3IM.  de  Vaudreuil  et  Racine 
du  Jonquoy  ;  ils  avaient  passé  de  la  galerie  de  M.  de  Mon- 
talot  dans  celle  du  cardinal  Fesh.  Achetés  à  la  vente  de 
ce  dernier,  par  M  Horsin  d'Eon,  la  somme  de  35,000  fr., 
ils  ont  été  revendus  60,000  ir.  à  M.  de  Morny  qui,  je 
crois ,  n'en  possède  plus  qu'un  seul. 


—   115  — 

Parmi  les  ariisles  du  siècle  actuel ,  celui  qui  nous  pa- 
raît avoir  le  plus  approché  de  la  manière  de  Watteau, 
quant  à  la  couleur  et  à  lu  grâce  ,  est  M.  Roqueplan.  Sans 
être  aucunement  son  imitateur,  il  a ,  dans  ses  tableaux, 
cette  finesse,  cet  éclat,  cette  harmonie  faisant  le  charme 
de  ceux  du  peintre  de  Valenciennes. 

Mon  fils,  Edmond  Bédouin  ,  vient  de  faire  trois  éven- 
tails genre  >yatteau  ,  le  premier  pour  madame  la  com- 
tesse deSamt-Mars,  les  deux  autres  pour  Sa  Majesté 
l'Impératrice  Eugénie.  Il  ne  m'est  point  permis  de  les 
louer,  mais  je  peux  dire  qu'ils  ont  obtenu  l'assentiment 
des  connaisseurs  les  plus  fins.  (Note  de  1854.) 


IVATIER. 


ETUDE  SUR  LA  VIE  ET  LES  OUVRAGES  DE  CE  PEINTRE. 


»  Et  Natier,  l'élève  des  grâces, 
»  El  le  peintre  de  la  beauté.   » 

Gresset. 


IXATTIEK. 


Ce  fui  une  époque  bien  remarquable  et  bien  coniraslée 
que  le  dix-huiiième  siècle  ' . . .  Dans  les  sciences,  les 
lelires,  les  arts,  celle  époque  se  présente  sous  vingi  as- 
pects différcnls,  offrant  à  l'observateur  tout  ce  que  l'in- 
constance, la  légèreté  de  mœurs,  la  fantaisie  peuvent 
avoir  de  plus  relâché,  et  tout  ce  que  la  pensée,  la  philo- 
sophie, la  soif  des  innovations  peuvent  réunir  de  plus 
hardi,  de  plus  profond  et  de  plus  grave  ! . . .  Quel  sin- 
gulier temps  que  celui  où  les  écrits  de  Rousseau  de 
Genève,  de  Montesquieu,  de  Diderot,  de  Lavoisier, 
d'Helvéïius,  de  Bailly,  ces  précurseurs  d'une  révolution 
complète  dans  les  gouvernements  et  les  sciences,  se  dis- 
putaient la  curiosité  des  lecteurs,  avec  les  romans  de 
Crébillon  fils,  de  l'abbé  Prévost,  de  Laclos,  et  les  poésies 
de  Colardeau  et  de  Dorât  ! . . .  —  Si,  d'une  pan,  La  Cha- 
lotais,  Servan,  Beccaria,  hommes  de  mœurs  antiques  et 
pures,  bravaient  la  persécution  dans  l'intérêt  de  l'huma- 
nité ;  d'autre  part,  le  maréchal  de  Richelieu  et  les  grands 
seigneurs,  ses  émules  et  ses  complices  en  fait  de  corrup_ 
tion,  scandalisaient  la  société  par  leurs  débauches  élé- 
gantes, insoucieux  qu'ils  étaient  de  l'orage  grondant  sur 
leurs  tètes,  et  ne  devant  pas  larder  à  bouleverser  le 
monde.  Les  ans,  dont  la  mission  devrait  toujours  avoir 
pour  but  de  plaire  à  la  fois  aux  honnnes,  de  les  civiliser, 
de  les  touchir,  et  de  les  instruire,  suivirent  alors  les  idées 
des  corrupteurs,  clcaressèrent  tous  leurs  goûts.  Le  grand, 

9 


—   1-20  — 

le  beau,  le  sévère fuiciii  remplaces  parle  jolijemignard 
et  souvent  même  par  l'afféterie.  Les  Coisevox  et  les 
Cousiou  détrônèrent  Puget  ;  Watteau,  Lancret  et  Boucher 
reçurent  les  éloges  qu'on  donnait  autrefois  au  Poussin  et 
à  Le  Sueur:  enfin,  les  portraits  de  Sébastien  Bourdon, 
de  Lefèvre  et  de  Rigaud  s'elîacèrenl  devant  les  portraits 
de  Nattier . 

Ce  peintre  aussi  célèbre  dans  les  palais  et  les  hôtels  de 
son  temps  que  sa  vie  est  aujourd'hui  peu  connue,  n'a 
presque  point  occupé  les  biographes  des  artistes  au 
XTiii^  siècle.  —  Cependant  il  lui  appartient  plus  qu'au- 
cun autre,  dans  le  genre  qu'il  a  cultivé,  —  Sans  ses 
portraits  nous  ferions-nous  une  idée  exacte  des  figures 
blanches  et  roses,  des  joues  veloutées  et  mouchetées,  de 
l'œil  assassin,  et  des  costumes  si  variés,  si  coquets  des 
duchesses,  des  comtesses  et  des  marquises,  ces  enchan- 
teresses du  règne  de  Louis  XV?. . .  Non  ;  pas  plus  que 
410US  ne  retrouverions  le  langage  cl  le  ton  de  la  société 
d'alors,  sans  les  lonians  de  Crébillon,  de  Duclos,  et  les 
comédies  de  Marivaux. 

J'ai  donc  feuilleté  un  grand  nombre  de  brochures,  mé- 
moires, lettres  autographes  cl  catalogues  de  celte  époque, 
pour  découvrir  les  traces  du  passage  de  Nailier  dans  ce 
monde  biiilant  dont  son  talent  était  Yidole.  —  Cette  épi- 
thète  n'est  certes  pas  trop  forte  ;  car  les  femmes,  qu'elles 
fussent  belles,  jolies  ou  laides,  l'avaient  surnommé  ïen- 
chanteur.  —  Cela  se  conçoit  :  jamais  peintre  ne  parvint  si 
habilement  que  lui  à  dissimuler  les  défauts,  à  les  changer 
même  en  agréments.  —  Il  savait  prêtera  une  physionomie 
insignifiante  un  air  iiiiéressani,  à  v\\\  œil  bleu  sans  ex- 
pression une  vivacité  langoureuse,  à  un  œil  noir,  dur  et 


121 


"hardi  une  finesse  spirituelle  qui  charmait  les  plus  timides. 
Son  pinceau  pouvait  être  compare  à  la  baguette  d'Armide 
distribuant  la  beauté,  la  grâce,  le  piquant  à  toutes  les 
figures  soumises  à  ses  enchantements;  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  miraculeux,  c'est  que  la  ressemblance  la  plus  parfaite 
résistait  à  toutes  les  heureuses  iransformaiions  qu'il  faisait 
subir  à  ses  modèles  ! .  . . 

Jean-Marc  Naltier  vint  au  monde  à  Paris  en  1685.  — 
Peintre  de  portraits,  son  père  faisailparlie  de  l'Académie 
royale,  et  sa  mère,  Marie  Courtois,  appartenait  à  la  fa- 
mille de  Courtois,  dit  Bourguignon,  célèbre  par  ses  ta- 
bleaux de  baiaille.  Madame  Naltier  se  distinguait  par 
un  talent  remarqualle  pour  la  miniature.  —  Lebrun  lui 
avait  donné  des  leçons  de  dessin,  et  elle  serait  arrivée  à 
la  fortune  si  une  paralysie,  qui  l'atteignit  à  l'âge  de  vingt- 
deux  ans,  et  dont  le  traitement  interrompit  ses  travaux 
et  exigea  de  grandes  dépenses,  n'eût  consumé  le  peu  d'ar- 
gent que  son  mari  possédait.  Aussi  mourut-t-elle  laissant 
sa  famille  dans  un  état  de  médiocrité  approchant  de  la 
gêne. 

Heureusement  pour  son  fils,  Jean  Jouvenet,  un  des 
grands  peintres  de  cette  époque,  était  son  parrain,  et  lui 
portail  une  véritable  affection.  Ce  fut  lui  qui  le  fit  entrer 
tout  jeune  à  l'école  de  rAcadémic,  où  il  ne  tarda  pas  à 
être  remarqué,  et  où  il  obtint,  à  peine  âgé  de  quinze  ans, 
le  premier  prix  de  dessin. 

Mansard  régnait  alors  dans  le  royaume  des  arts,  et  une 
grande  partie  du  pouvoir  que  Lebrun  avait  eu  reposait  sur 
sa  tête.  Les  caractères  de  ces  deux  hommes  différaient 
entièrement.  Le  second,  plt;in  d'orgueil,  jouant  le  petit 
despote,  jaloux  de  son  aulniiK',  saduianl  lui-même  dans 


—  1^2r>  — 

ses  ouvrages,  éiaii  forl  peu  obligeant  pour  les  autres  ar- 
tistes. Envieux  de  ceux  dont  le  talent  pouvait  l'éclipser, 
on  se  rappelle  de  quels  dégoûts  il  abreuva  le  pauvre 
Lesueur  1 . . .  Le  premier,  au  contraire,  bon,  franc, 
généreux,  accueillant  le  mérite  partout  où  il  le  trouvait, 
se  montrait  toujours  chaleureusement  enclin  à  lui  être 
mile.  Mansard  vit  les  dessins  du  jeune  Natlier;  il  les 
trouva  fort  beaux,  et  donna  de  suite  à  leur  auteur  la 
petite  pension  dont  on  disposait  à  l'Académie  en  faveur 
des  élèves  lauréats.  Faisant  plus  encore,  il  oblint  du 
grand  roi,  alors  dans  sa  vieillesse,  queNailier  fut  admis 
â  l'honneur  de  lui  présenter  ces  dessins  qui  étaient  ceux 
des  tableaux  de  la  galerie  du  Luxembourg.  Louis  XIV 
en  parut  très  satisfait,  accorda  à  Natlier  le  privilège  de 
les  faire  graver,  et  louant,  de  la  manière  la  plus  délicate, 
ses  dispositions,  il  lui  dit  :  «  Continuez,  et  vous  de- 
viendrez un  grand  peintre.   » 

Où  sont,  de  nos  jours,  les  académies  faisant  une  pen- 
sion à  un  jeune  artiste  sans  fortune,  et  ne  donnant  encore 
que  des  espérances?  Où  sont  les  princes  laissant  tomber 
de  leur  bouche  de  ces  paroles  d'encouragement  qui  dou- 
blent le  zèle,  compensent  les  peines,  les  travaux  du  no- 
viciat, et  bercent  son  incertain  avenir  des  rêves  du  succès 
et  de  la  fortune?. . .  Maintenant,  si  des  médailles  d'ex- 
position sont  accordées  à  quelques  artistes  que  pousse  le 
vent  de  la  faveur,  il  n'y  a  plus  de  distribution  solennelle, 
plus  de  louanges  données  au  vrai  talent,  plus  de  publicité. 
Ces  médailles,  il  faut  aller  les  chercher  dans  les  bureaux 
du  Louvre,  et  les  recevoir  de  la  main  d'un  commis  de  M. 
le  directeur  des  musées  royaux.  Convenons-en  :  nous 
avons  fait  des  progrès  en  industrie,  en  machines  à  va- 
peur ;  mais  nous  sommes  bien  déclins  dans  la  manière  de 


-  1-23  — 

récompenser  les  ans,  qui,  eux  aussi,  sont  une  des  gloires 
de  la  France  (0- 

Natlier  termina  les  dessins  de  la  galerie  du  Luxembourg 
el  en  publia  un  volume  en  1710.  Il  avait  perdu  son  père 
cinq  ans  avant,  el  ses  progrès  engagèrent  M.  le  duc  d'An- 
lin  à  lui  faire  proposer  par  Jouvenet  d'aller,  comme  pen- 
sionnaire, prendre  une  place  vacante  à  l'Académie  de 
France  à  Rome.  Mais  déjà  la  vogue  lui  souriait  à  Paris, 
où  ses  ouvrages  lui  procuraient  une  existence  aisée  el 
honorable  :  il  refusa,  —  On  prétend  que  plus  tard  ce 
refus  devint  pour  lui  un  véritable  sujet  de  regret.  Si  ce 
fait  est  vrai,  je  pense  qu'en  cette  circonstance  il  se  trom- 
pait sur  la  nature  el  la  portée  de  son  talent.  Sa  vocation 
ne  l'appelait  pas,  comme  le  Poussin,  à  faire  de  la  grande 
el  sévère  peinture.  Il  eùi  perdu  son  temps  à  étudier  et 
à  imiter  les  modèles  en  ce  genre,  et  serait  revenu  parmi 
nous  médiocre  peintre  d'histoire  ;  tandis  qu'en  se  livrant 
à  ses  inspirations  il  se  trouva  un  jour  ce  délicieux  por- 
traitiste que  nous  connaissons. 

Une  circonstance  de  la  vie  de  Naiiier,  appartenant  à 
l'histoire  de  l'art,  et  se  rattachant  à  ses  premiers  travaux, 
prouve  à  combien  d'entraves  le  talent  en  France  a  tou- 
jours été  soumis.  Il  me  paraît  utile  et  curieux  de  la  con- 
signer ici. 

Depuis  le  12  août  1591,  une  maîtrise  des  peintres  de 
Paris,  sous  le  litre  d'Académie  de  Saint-Luc,  avait  été 
fondée.     Son  but,  selon  les  expressions  de  Piganiol  de 


(1)  Celle  élude  surNallicr  clait  terminée  quelques  jours  avant  lu 
révolution  do  Février  1848. 


—  124  - 

La  Force,  était  de  relever  Vart  de  peinture,  et  de  corrigei: 
les  abus  qui  s  y  étaient  introduits.  Le  prévôt  de  Paris 
avait  d'abord  réuni  en  assemblée  les  peintres  de  celte 
ville..  Puis,  avec  leur  consentement,  et  d'après  leurs  ob- 
servations, furent  dressés  des  règlements,  des  statuts» 
comme  pour  les  corps  de  métier,  assimilant  ainsi  l'art  à 
l'industrie,  en  établissant  des  jurés,  des  gardes,  afiu 
d'examiner  la  matière  des  ouvrages.  Ces  jurés  et  ces 
gardes  étaient  investis  du  privilège  le  plus  arbitraire  et 
le  plus  absolu,  car  on  leur  donnait  pouvoir  d'empêcher 
de  travailler  tous  ceux  qui  ne  seraient  pas  de  leur  com- 
munauté. 

Il  est  facile  de  concevoir  combien  d'injustices  mar- 
chèrent à  la  suite  de  ce  véritable  code  draconien,  qui 
resta  en  vigueur  jusqu'en  1776  !  Dès  1648,  toutefois,  on 
l'avait  attaqué,  miné,  à  la  demande  de  tous  les  peintres 
de  talent  que  possédait  alors  la  France.  Un  arrêt  du 
conseil,  faisant  droit  à  leurs  réclamatioixs,  autorisa,  par 
un  nouveau  privilège ,  la  création  d'une  académie 
royale  de  peinture.  Il  n'entre  point  dans  les  bornes  que 
je  me  suis  prescrites,  en  écrivant  la  vie  de  Nattier,  de 
prouver  que  cette  académie,  se  montrant  d'abord  la  pro- 
lectrice des  artistes  en  inscrivant  sur  son  sceau  la  de- 
vise ,  Libertas  artibus  restituta,  devint  persécutrice  à 
son  tour  :  je  devais  seulement  expliquer  la  situation  dans 
laquelle  notre  peintre  se  trouvait  en  1713  vis-à-vis  de  la 
maîtrise  dont  il  avait  refusé  de  faire  partie  (i). 

Jaloux  de  ses  succès,   les  maîtres  peintres  voulurent 


(1)  Voir  Piganiol  de  la  Force,    el  une  brochure  ayant  pour  tilte 
A})pel  aux  ai  listes^  publiée  en  1847  par  M.  Cléniem  de  RU. 


—  425  - 

faire  saisir  ses  ouvrages,  l'empêcher  de  travailler  soit 
pour  les  églises^  soit  jwiir  les  particuliers,  et  de  vendre 
aucun  de  ses  tableaux.  En  d'autres  termes,  celte  ab- 
surde et  révoltante  prétention  ressemblait  à  une  espèce 
d'excommunication  lancée  contre  le  talent  de  Naitier,  et 
tendait  à  le  réduire  à  l'inaction  et  à  la  misère. 

Ce  fut  alors  qu'appuyé  de  Jouvenet  il  se  présenta  à 
l'Académie  royale,  dont  il  devint  l'un  des  agréés.  Dans 
ce  port  de  refuge,  ses  ennemis  ne  pouvaient  plus  l'at- 
teindre. 

Cependant,  la  mort  de  Louis  XIV,  arrivée  en  1715, 
avait  contribué,  autant  que  les  malheurs  de  la  fin  de  son 
règne,  à  exercer  sur  les  arts  une  influence  funeste.  Les 
travaux  manquèrent  à  beaucoup  de  peintres  et  d'hommes 
de  talent,  parce  que  le  commerce  et  les  finances  étaient 
dans  un  état  déplorable.  Les  suites  de  la  révocation  de 
redit  de  Nantes,  une  sourde  inquiétude,  motivée  par  une 
régence,  par  les  dissentiments  de  cour,  occupaient  d'ail- 
leurs tous  les  esprits.  Sous  une  monarchie,  la  peinture, 
la  sculpture,  l'architecture  et  la  musique  ont  besoin  pour 
prospérer  de  \ivre  dans  une  atmosphère  calme,  riante, 
et  d'être  entourées  des  favoris  de  la  fortune.  Beaucoup 
d'artistes  quittèrent  alors  la  France ,  parce  qu'ils  ne 
trouvaient  plus  à  y  vivre,  et  se  répandirent  dans  diverses 
contrées  de  l'Europe. 

Le  célèbre  Lefort,  premier  ministre  du  czar  Pierre, 
ayant  déterminé  LebJond,  architecte  distingué,  à  venir 
s'établir  en  Russie,  engagea  Nattier  à  suivre  cet  exemple, 
en  allant  d'abord  visiter  le  czar  à  Amsterdam.  Notre 
peintre  consentit  à  le  suivre  dans  cette  ville.  Pierre, 
l'ayant  bien  accueilli,  lui  procura  la  commande  des  por- 


—  1^26  — 

traits  de  plusieurs  seigneurs  russes  qui  raccompagnaient 
lors  de  son  séjour  en  Hollande.  Ensuite  il  lui  ordonna 
de  faire  le  tableau  de  la  bataille  de  Puliava,  et  le  portrait 
de  l'impératrice  Catherine,  qui  était  à  La  Haye.  Le  czar 
ne  tarda  pas  à  venir  à  Paris,  où  l'impératrice  lui  écrivit, 
en  donnant  de  si  grands  éloges  à  la  manière  dont  Nattier 
l'avait  peinte,  que  ce  prince  témoigna  le  désir  le  plus  vif 
déjuger  par  lui-même  cet  ouvrage  tant  vanté.  Nattier 
apporta  donc  le  portrait  à  Paris,  et,  quoiqu'il  ne  fût  pas 
entièrement  achevé,  Pierre  le  trouva  tellement  de  son 
goût  qu'il  le  fit  remettre  à  l'artiste  Boitte,  alors  en  grande 
réputation,  pour  qu'il  l'exécutât  en  émail. 

Le  Siècle  de  LouisXIV,  de  Voltaire,  et  tous  les  journaux 
et  Mémoires  du  temps  ont  décrit  les  honneurs  rendus  au 
czar  et  les  fêtes  dont  il  fut  l'objet.  M.  le  duc  d'Antin,  protec- 
teur éclairé  des  arts,  connu  par  sa  munificence,  avait 
reçu  la  mission  de  l'accompagner  pendant  son  séjour  dans 
la  capitale,  et  de  lui  faire  voir  ce  qu'elle  renfermait  d'in- 
téressant et  de  curieux.  A  un  souper  splendide  qu'il  lui 
donna,  le  portrait  de  l'impératrice  fut  placé  sous  un  dais, 
et  excita  l'admiration  de  tous  les  convives.  Le  lendemain 
le  grand  maréchal  Aloffiof  alla,  de  la  part  de  Pierre,  de- 
mander à  Nattier  de  commencer  son  portrait,  dont  il  ne 
se  montra  pas  moins  content  qu'il  l'avait  été  de  celui  de 
Catherine.  Ce  tableau  a  figuré  jadis  dans  une  des  expo- 
sitions du  Louvre.  Il  a  appartenu  depuis  au  duc  de 
Grammont  et  se  trouve  maintenant  en  Allemagne. 

Le  czar,  se  disposant  à  retourner  en  Russie,  chargea 
Lefort  de  demander  à  Nattier  quand  il  se  proposait  de  l'y 
rejoindre.  On  exigeait  de  lui  une  réponse  décisive,  et, 
au  moment  de  prendre  une  résolution  aussi  grave,   mille 


-   1^27   - 

îiiqiiiéliidcs  el  rainuur  de  la  patrie  vinrent  tourmenter 
son  esprit  el  son  cœur.  Heureusement,  un  ami  qu'il 
courut  consulter,  fixa  ses  idées.  —  «  Pierre  est  un 
»  homme  de  génie,  lui  dit-il,  mais  ses  mœurs  sont  celles 
•>  d'un  barbare.  Il  est  quelquefois  noble,  généreux  ; 
•  souvent  aussi,  dominé  par  ses  passions  et  ses  caprices, 
»  il  est  injuste  et  use  de  procédés  lyrauniques  envers 
»  ceux  qui  le  serveat.  Qui  peut  vous  répoudre  qu'après 
»  lui  avoir  plu,  vous  ne  lui  déplairez  pas  ?  Comment  vous 
»  trouverez -vous  ensuite  de  ce  climat  glacé,  de  ces 
»  habitudes  tariares  qui  sont  en  opposition  totale  avec 
»  l'existence  que  vous  avez  menée  jusqu'à  présent  ?.  — 
»  Croyez-moi»  mon  ami,  restez  en  France.  —  «  Ces  sages 
observations  entraînèrent  Naiiier  à  refuser  de  s'expatrier. 
Blessé  dans  son  orgueil,  le  czar  ne  lui  pardonna  point 
d'avoir  résisté  à  une  volonté  accoutumée  à  ne  pas  rencon- 
trer d'obstacles.  Il  partit,  et  pour  se  venger,  fit  enlever 
de  chez  l'émailleur  Boitte  le  portrait  de  la  czarine,  sans 
en  payer  le  prix.  Quelle  triste  et  mesquine  vengeance 
de  la  pari  d'un  grand  souverain,  du  vainqueur  de  Char- 
les XII  ! 

Peu  de  temps  après  ce  départ,  Naitier,  devenu  le  pein- 
tre à  la  mode  dans  le  grand  monde,  termina  le  portrait 
d'Anne- Louise -Bénédicte  de  Bourbon,  petite  fille  du 
grand  Condé  et  duchesse  du  Maine.  Celle  princesse, 
d'une  taille  au-dessous  de  la  moyenne,  avait  une  tête 
charmante,  beaucoup  de  grâce  el  de  dignité.  Sainl- 
Simon,  dont  les  .Mémoires  sont  fort  curieux,  mais  man- 
quent quelquefois  d'impartialité,  l'a  jugée  avec  une  sévé- 
rité qui  touche  de  près  à  l'injustice.  Aussi  n'est  ce  pas 
lui  qu'il  faut  consulter  pour  bien  apprécier  la  duchesse 
du  Maine.     On  sait  d'ailleurs  que  Saint-Simon,  ami  du; 


—  128  — 

régent,  sans  partager  les  scandales  de  sa  vie  si  souvent 
honteuse,  élaiti  comme  presque  toute  la  haute  noblesse 
de  son  temps,  l'ennemi  déclaré  des  princes  légitimés. 
Voltaire,  le  cardinal  de  Polignac  et  la  plupart  des  hommes 
célèbres  fréquentant  la  petite  cour  d'Anne-Bénédicie  de 
Bourbon  ont  fait  l'éloge  le  plus  complet  de  son  esprit  et 
de  son  amour  pour  les  sciences,  les  lettres  et  les  arls. 
Mademoiselle  de  Launay  (depuis  madame  de  Staal), 
quoiqu'elle  ait  eu  quelquefois,  lorsqu'elle  servfjit  celte 
princesse,  à  se  plaindre  de  son  caractèi'e,  la  peint  ainsi  : 
«  Personne  n'a  jamais  parlé  avec  plus  de  justesse,  de 
»  netteté,  de  rapidité,  ni  d'une  manière  plus  noble  et 
»  plus  naturelle.  Son  esprit  n'emploie  ni  tours  ni  fi- 
»  gures,  ni  rien  de  tout  ce  qui  s'appelle  invention.  Frappé 
»  vivement  des  objets,  il  les  rend,  comme  la  glace  d'un 
•>  miroir  les  réfléchit,  sans  ajouter,  sans  omettre,  sans 
»  rien  changer.  «  Voilà  un  témoignage  intime,  désinté- 
ressé, et  qui  certes  répond  sufiisamment  a  là  satire  du 
duc  de  Saint-Simon  ! 

La  duchesse  du  Maine  habitait  presque  toujours  le  châ- 
teau de  Sceaux      C'était  alors  un  lieu  de  réunions,  de 

fêtes  les  plus  ingénieuses  et  les  plus  brillantes  I (i^ 

Suivant  l'heureuse  expression  de  Fontenelle  ;  La  prin- 
cesse voulait  que  dans  ces  fêtes  la  galle  eût  de  l'esprit.  M. 
de  Malézieu,  l'universel,  à  la  fois  poète,  géomètre,  hellé- 
niste, traduisant  à  livre  ouvert  Sophocle  et  Eurypide,  se 
montrait  l'ordonnateur  et  l'àme  des  plaisirs  de  ce  séjour 
charmant.     Maintenant,  quel  contraste,  grand  Dieu  !  et 


(!)  On  retrouve  le  récil  des  fêles  de  Sceaux  dans  le  Mercure  ga- 
lant, et  principalement  dans  le  N"  d'aoùl  1705. 


—  liro  — 

que  les  temps  soiil  changés  !  Il  y  a  deux  mois,  le  chemin: 
de  fer  de  la  barrière  du  Maine  m'a  conduit  à  Sceaux.  Les 
ruines  mélancoliques  du  château,  dont  il  ne  reste  plus 
que  quelques  pierres  moussues  ;  les  débris  de  charmilles 
appartenant  à  ces  jardins  délicieux,  tracés  par  Le  Nôtre^ 
ont  d'autant  plus  attristé  mes  regards,  que  là  où  on  voyait 
tout  ce  que  la  cour,  les  lettres  et  les  arts  avaient  de  pins 
distingué,  je  n'ai  rencontré  que  des  grisetles  de  bas- 
étage  el  des  commis  marchands  se  trémoussant  aux  sons 
aigres  et  faux  d'une  polka  de  cabaret. 

Naitier  devint  Tun  des  habitués  de  la  petite  cour  de 
Sceaux,  et  à  propos  de  son  portrait  de  la  duchesse  du 
Maine,  il  nous  est  restée  une  lettre  qu'elle  lui  avait  adres- 
sée, et  que  je  me  fais  un  véritable  plaisir  de  citer  (1)  : 

«  Nous  vous  attendons  dimanche  prochain  à  Sceaux.. 
»  Une  voiture  de  M.  le  duc  ira  vous  prendre  à  votre  lo- 
«  gis,  et  vous  aurez  pour  compagnon  de  route  M.  de 
»  Mathant,  ordinaire  de  la  musique  du  roi,  qui  doit  con- 
»  duire  la  symphonie.  Le  bon  M.  de  Malézieu,  que  nous 
»  sommes  si  heureux  d'avoir  fixé  près  de  nous,  dans  la 
»  jolie  maison  de  Chàtenay,  nous  prépare,  dans  le  mys- 
»  tère,  une  fête  qui  sera  une  merveille,  comme  tout  ce 
»  qu'il  invente  !  M.  et  mademoiselle  de  Nevers,  madame 
»  la  marquise  d'Anlin,  madame  el  mademoiselle  de  Ro- 
»  ban,  M.  de  Dampierre,  qui  joue  si  bien  de  la  flûte 
»  d'Allemagne  et  du  violon,  MM  de  Voltaire,  Fontcnelle 
»  et  l'abbé  Genest  en  seront.  Jugez  par  cet  échantillon 
»  du  reste  des  conviés.  M.  de  Malézicu  soutient  que  vous- 


(1)  Celle  leUre  apparlienl  à  la  collection  daulographes  du  cheva- 
lier Francis  Philips. 


—   130  — 

»  lui  serez  furl  uiilc,  avec  voire  grand  goût  pour  l'ar- 

»  rangement  des  décorations  et  des  costumes.    Il  n'a  pas 

•  oublié  les  jolis  dessins  que  vous  avez  faits  pour  Yordre 

•  de  la  Mouche  à  Miel,  dont  je  m'honore  d'être  la  grande 
»  maîtresse. 

»  Sur  ce,  je  prie  Dieu,  monsieur  l'enchanteur,  qu'il 
»  vous  garde  en  talent,  joie,  prospérité  et  santé.  » 

La  conspiration  de  Cellamare  et  Tarrestaiion  de  la  du- 
chesse ne  tardèrent  pas  à  changer  en  deuil  les  joies  de  la 
petite  cour  de  Sceaux.  Ce  fut  le  premier  coup  de  foudre 
qui  vint  frapper  les  enchantements  de  cette  délicieuse 
retraite. 


II. 


C'est  en  1718  qu'eut  lieu  la  réception  de  Naitier  en 
qualité  de  membre  de  l'Académie.  11  peignit  à  cette  oc- 
casion un  tableau,  les  noces  de  Pfiinée  (au  moment  où 
Persée  présente  la  tête  de  Méduse),  que  l'on  voit  aujour- 
d'hui dans  le  musée  de  Tours. 

Les  désastres  qui  furent  la  suite  du  système  de  Law 
atteignirent  Nattier.  Ayant  partagé  l'engouement  général 
produit  par  les  opérations  financières  de  ce  célèbre  aven- 
turier, il  convertit  en  actions  du  Mississipi  une  somme 
assez  considérable,  et  se  trouva  à  peu  près  ruiné  lors  ■ 
qu'arriva  la  banqueroute.  Ce  revers  de  fortune  ne  l'abat- 
tit point,  et  plus  que  jamais  il  se  livra  au  travail,  adoptant 
décidément  le  genre  du  portrait,  (pii  lui  olîrait,  plus  qu'au- 


—  131  — 

cun  autre,  le  moyen  de  réparer  ses  perles.  Le  maréchal 
de  Saxe  ei  le  duc  de  Richelieu  voulurent  alors  être  peints 
en  pied  par  lui  ;  et,  d'après  les  contemporains,  ces  deux 
ouvrages  lui  firent  un  grand  honneur  (1). 

Depuis  longtemps  Nattier  avait  l'intention  de  se  marier; 
son  caractère  le  portait  vers  cette  tranquillité,  ces  plaisirs 
de  la  famille  si  nécessaires  à  l'homme  dont  l'existence  est 
en  grande  partie  consacrée  au  travail.  Son  choix  se  fixa 
sur  mademoiselle  de  La  Roche,  fdle  d'un  mousquetaire 
du  roi,  ayant,  ainsi  que  lui,  perdu  tout  ce  qu'il  possédait, 
dans  le  système  de  Law.  Celte  union  totalement  désin- 
téressée lui  eût  offert  le  bonheur  le  plus  complet,  car 
mademoiselle  de  La  Roche  était  jeune,  belle,  remplie  de 
vertu,  de  talents  et  de  grâces;  mais  malheureusement  sa 
santé  était  si  faible  qu'à  chaque  instant  son  mari  craignait 
de  la  perdre.  Ils  vécurent  toutefois  ensemble  pendant 
dix-huit  ans,  et  lorsqu'elle  mourut,  en  1742,  Nattier,  qui 
en  ressentit  le  plus\iulcnl  chagrin,  venait  d'atteindre  à 
l'apogée  de  sa  réputation  et  de  ses  succès.  Il  se  re_ 
mit  difficilement  d'un  coup  aussi  fatal,  et  ne  retrouva 
le  courage  que  pour  veiller  à  l'éducation  de  quatre  enfans 
que  sa  femme  lui  avait  laissés. 

Parmi  les  ouvrages  échappés  à  son  pinceau  on  distin- 


(1)  Non-seulemenl  Natlier  achcla,  avec  le  produit  de  ses  épar- 
gnes, des  aclions  du  Mississipi,  mais  encore  il  échangea  contre 
18,000  livres  de  ces  actions  ses  dessins  de  la  galerie  du  Luxem- 
bours,  qui  di.vinrei)t  la  propriété  de  M.  Law.  —  Dans  sa  fuite,  Law 
les  emporta  avec  lui,  et  vraisemblablement  ils  périrent  sur  mer,  car 
depuis  ce  temps,  on  n'en  a  jamais  enlendu  parler. 

(Note  prise  dans  l'abrégé  de  la  vie  de  NaUier,  par  M'""  Tocqué.  — 
2"  volume,  pago  71o5  des  mémoires  de  l'Académie  do  peinture.) 


—  132  — 

guaii  surioui  deux  poriraiis  de  mademoiselle  de  Cler- 
mont,  peinte,  suivant  la  mode  du  temps,  sous  divers  at- 
tributs. Le  château  de  Chantilly  gardait  encore,  avant  la 
Révolution,  l'un  de  c<^s  portraits,  et  l'autre  se  voyait  chez 
le  duc  de  Saint-Aignan. 

Les  princes  de  la  maison  de  Lorraine  se  firent  peindre 
par  lui,  el  figurèrent  à  l'une  des  expositions  du  Salon  : 
Madame  la  princesse  de  Lambesc,  reprcscnlce  en  Pallas 
et  armant  son  frère  M.  le  comte  de  Bripnise,  était  le  plus 
remarquable  de  ces  tableaux.  C'est  à  cette  occasion  que 
Gresset  fit  ces  deux  vers  : 

Et  Naltier  l'élève  des  Grûces  (t) 
El  le  peintre  de  la  beîtulé. 

Le  chevalier  d'Orléans,  grand  prieur  de  France,  habi- 
tant le  Temple,  y  avait  une  belle  galerie  dont  Raoux  avait 
commencé  la  décoration.  Ce  pciiitre  étant  mort,  Noël 
Coypel  et  Natlier  se  présentèrent  pour  achever  celte  ga- 
lerie.Il  fallait  choisirenlre  ces  deux  concurrents,  et  le  grand 
prieur  donna  la  préférence  au  second,  en  lui  accordant  un 
fort  beau  logement  dont  il  jouit  jusqu'à  la  fin  de  la  vie 
de  ce  protecicuf  éclairé  des  beaux-arts.  La  galerie  du 
Temple  était  consacrée  aux  Muses.  Six  de  ces  vierges 
immortelles,  ainsi  que  le  portrait  en  pied  du  prince 
en  costume  de  généralissime  des  galères,  restaient  à 
peindre;  Nattier  s'acquitta  de  cette  tâche  avec  autant  de 
zélé  que  de  talent.  A  la  mort  du  grand  prieur,  que  rem- 
plaça le  prince  de  Conii,  l'artiste  n'avait  reçu  que  de  lé- 


(1)  Vers  sur  le?  tableaux  exposés  à  l'AcaJéniio  royale  de  peinture 
en  175". 


—   133  — 

gcrs  à-comptcs  sur  ces  ouvrages  ;  il  les  relira  de  la  gale- 
rie, préférant  rendre  â  l'ordre  de  Malle,  qui  refusa  d'en 
compléler  le  paiemenl,  ce  qui  lui  avaii  élé  remis  plutôt 
que  de  les  lui  abandonner  à  un  prix  aussi  minime. 

La  cour  de  Louis  XV  se  distinguait  en  ce  moment  par 
des  femmes  de  la  plus  grande  beauté.  Parmi  ces  femmes 
on  remarquait  principalement  mesdames  de  Flavacour 
et  de  Cliàieauroux,  nièces  de  la  duchesse  de  Mazarin. 
Xattier  les  peignit  louies  deux,  la  première  sous  la  figure 
allégorique  du  silence,  et  la  seconde  sous  celle  du  point 
du  jour.  La  reine  ayant  vu  ces  portraits  en  fut  dans 
renchaniem«eni.  Elle  voulut  qu'il  peignit  de  suite  ma- 
dame Henrieiie  de  France,  sa  seconde  fdle,  pour  orner 
la  cheminée  de  son  cabinet  à  Versailles.  Naltier  répéta 
ce  portrait  jusqu'à  trois  fois,  et  fit  aussi  celui  de  madame 
Adélaïde  :  deux  de  ces  tableaux  décoraient  la  chambre 
à  coucher  du  roi  au  château  de  Choisy. 

Peu  de  temps  après  le  duc  de  Villeroi  lui  donna  l'ordre 
de  peindre  Louis  XV  en  buste,  et  ce  monarque,  on  ne 
peut  plus  satisfait,  l'envoya  secrètement  à  Fonirevault 
pour  y  faire  les  portraits  de  trois  de  ses  filles  retirées  dans 
ce  monastère.  Afin  de  causer  une  surprise  agréable  à  la 
reine,  il  les  lui  fil  présenier  à  l'improvislc  lors  d'un  voyage 
à  Choisy.  A  peine  lus  eut-elle  vus,  qu'elle  demanda  à 
Nattier  de  la  peindre  â  son  tour,  en  mettant  toutefois  pour 
condition  à  celle  faveur  qu'il  la  représenterait  en  simple 
négligé  du  malin.  Les  goùls  modestes  de  Marie  Leck- 
zinska  forniuicnt  le  conlraslre  le  plus  tranché  avec  les  ha- 
bitudes, le  luxe  de  la  cour,  et  ses  sentiments  religieux  ne 
pouvaient  pdmelire  les  allégories  et  les  costumes  souvent 
fort  décollcli's  des  peintures   de  celte  époque.     Cet  ou- 


—   134  — 

vrage,  el  la  plupart  de  ceux  que  je  viens  de  rappeler, 
sont  en  ce  moment  au  musée  historique  de  Versailles, 
dans  la  galerie  des  portraits,  aîle  du  nord,  second  étage, 
et  dans  la  chambre  à  coucher  de  Louis  XV. 

Le  dauphin,  la  dauphine,  l'infante,  duchesse  de  Parme, 
madame  Isabelle,  sa  lille,  le  duc  de  Bourgogne,  le  duc  et 
la  duchesse  d'Orléans,  le  prince  el  la  princesse  de  Condé, 
presque  toute  la  cour  enfin  posa  devant  Naiiier,  qui  avait 
de  la  peine  à  satisfaire  à  l'empressement  qu'on  lui  témoi- 
gnait d'occuper  ses  pinceaux .  On  voyait  autrefois,  de  sa 
main,  dans  le  cabinet  du  dauphin  ,  quatre  dessus  de 
portes  représentant  mesdames  de  France  sous  la  figure 
des  quatre  éléments.  Ils  ont  été  gravés,  et  l'un  d'eux, 
offrant  les  traits  de  madame  Victoire,  tenant  une  urne 
renversée  et  une  branche  de  corail,  a  été  vendu  chez  M, 
de  Cipierre  en  1846. 

Naltier,  constamment  au  service  des  grands,  fit  peu  de 
portraits  pour  la  ville.  Je  dois  cependant  citer  celui  de 
la  célèbre  danseuse  Cupis  de  Camargo,  que  Voltaire  a 
immortalisée  dans  ces  vers  ; 

Ah  !  Camargo,  que  vous  êtes  brillanle  ! 
Mais  que  Salle,  grands  dieuX;  esl  ravissante  ! 
Que  vos  pas  sont  légers,  el  que  les  siens  sont  doux  ; 
Elle  est  inimitable,  et  vous  toujours  nouvelle  : 
Les  nymphes  sautent  comme  vous  ; 
El  les  Grùces  dansent  comme  elle  (1). 

(1)  C  est  à  tort  qu'au  bas  d'une  eau-forle  publiée  par  l'AnxiSTE  et 
failc  par  Edmond  Bédouin,  d'après  le  lableou  de  Lancrcl,  on  lit  : 
La  Camargo  dansant  la  gargouiUade.  —  Le  nécrologo  qui  a  paru 
l'année  de  la  mort  de  cette  danseuse  dit  po.-ilivemcnl  qu'elle  ne  fit 
jamais  la  gargouUhvJe,  quelle  avait  jugée  peu  décente,  et  quelle  rem- 
plaçait par  le  pas  de  Basque,  dont  elle  et  fhimoulin  oui  fait  l  usage  le 
plus  heureux.  (Page  141.) 


—    135   — 

Ce  porirait  est  en  ma  possession,  et  ou  y  retrouve  (oui 
lé  brillani,  toute  la  fraîcheur,  toute  la  grâce  du  i;iieni  de 
cet  artiste. 

De  temps  à  autre  il  reprenait  la  peinture  historique  ; 
mais  ce  qu'il  a  laissé  d'achevé  en  ce  genre  n'a  rien  de  re- 
marquable. La  hardiesse,  la  force,  ce  sentiment  noble 
et  sévère,  qui  doivent  caractériser  les  tableaux  d'histoire, 
lui  manquaient  entièrement;  il  les  peignait  avec  délica- 
tesse, avec  une  fantaisie  un  peu  fardée,  comme  il  peignait 
les  portraits  des  jolies  femmes  de  la  cour,  et  ce  qui  ren- 
dait ceux-ci  on  ne  saurait  plus  séduisants  devenait  un 
grave  défaut  dans  ceux-là.  Aussi  ses  esquisses  sont-elles 
meilleures  que  ses  tableaux  terminés.  Il  avait  l'entente 
de  la  composition  à  un  assez  haut  degré,  et  il  l'a  bien 
prouvé  dans  une  grande  toile  ayant  pour  sujet  un  épisode 
du  Paradis  perdu. 

A  la  mort  de  sa  femme  on  le  vit  se  livrer  tout  entier  à 
l'éducation  de  ses  enfants.  Il  lui  en  était  resté  quatre, 
trois  filles  et  un  garçon  ayant  les  plus  heureuses  disposi- 
tions pour  la  peinture.  Ce  fils  étant  allé  à  Rome  pour 
étudier  les  chefs-d'œuvre  de  l'anliquiié  ,  se  noya  à  l'âge 
de  23  ans  ,  en  se  baignant  dans  le  Tibre  (1).  Ses  trois 
filles  furent  avantageusement  mariées ,  la  première  avec 
Tocqué,  son  élève  ,  la  seconde  avec  Challe  ,  peintre  du 
roi ,  et  la  troisième  avec  M.  de  Brochier,  secrétaire  de 
l'infant  duc  de  Parme. 


(1j  II  y  avBil  liiihs  la  collcclion  Paignon  Dijoiival  un  paslel  du  fils 
de  NaUier,  représenlanl  uiio  femme,  en  bu^le,  coiffve  à  la  turque,  et 
rue  de  face.  (Voy.  ce  Catalogue.) 


—   136   — 

I/Acadëmie  de  Danemark  l'avait  inscrit,  en  1759,  au 
nombre  de  ses  membres.  Son  tableau  de  réception  lut  le 
portrait  de  son  gendre  Tocqué. 

Cependant  la  vieillesse  arrivait  poHr  Nallier,  et  sa  sanl«î, 
ses  facultés  s'altéraient  tous  les  jours  davantage.  Le  roi, 
qui  s'en  était  apperçu,  avait,  en  1760,  ajouté  une  pension 
de  500  livres  aux  immunités  attachés  à  sa  position  de  pein- 
tre de  la  cour.  Dans  l'année  1762  il  fut  atteint  d'une  liy- 
dropisie,  tomba  dangereusement  malade,  et  perdit  tout  es- 
poir de  guérison,  malgré  les  assurances  contraires  que 
lui  donnaient  ses  médecins.  A  dater  de  ce  moment,  il 
s'alita  pour  ne  plus  se  relever.  Ayant  été  transporté, 
selon  ses  désirs,  dans  la  maison  de  madame  Challe,  l'une 
de  ses  filles,  il  reçut  d'elle  et  de  sa  famille  les  soins  les 
plus  empressés  et  les  plus  touchants.  Quatre  ans 
s'écoulèrent  pour  lui  au  milieu  de  douleurs  continuelles 
supportées  avec  un  rare  courage  ,  et  on  le  vit  s'éteindre 
le  7  novembre  1766,  dans  sa  quatre-vingt-deuxième  année 

Tous  les  contemporains  de  Nallier  rendent  justice  à  la 
douceur  de  ses  mœurs,  a  l'élégance  de  ses  manières  et  à 
la  bonté  de  son  cœur.  Il  était  bienfaisant,  père  tendre, 
et  excellent  ami.  Sa  sincérité,  qui  n'avait  rien  d'âpre, 
son  iniégrilé  parfaite  lui  concilieient  l'estime  et  l'aflec- 
tion  générale.  Exempt  d'envie,  il  louait  avec  chaleur  les 
ouvrages  distingués  des  autres  artistes,  et  principalement 
(le  ses  rivaux.  Ce  qui  le  piouve,  c'est  qu'ayant  apprécié* 
le  beau  talent  de  Tocqué,  qui  travaillait  dans  <on  atelier, 
il  l'entoura  de  la  bienveillance  la  plus  empressée,  et  finit 
par  lui  donner  en  mariage  l'une  de  ses  filles. 

Malgré  l'accueil  qu'il  recevait  du  grand  monde,  sa  mo 


—  1.17   — 

dt'Mio  v\  uiir  0('il;iiiit>  iiMiulii(>,  joiiKi-  :i  iiiuMtigniU'  do  en 
rancir  |)roiiani  sa  somoc  dans  la  noblesse  do  son  ;\nio, 
ron>pô(  hôron»  dolro  ooiniisan,  el  danivor  à  la  foriuiie 
par  la  llailorio  cl  l'inipoi-innilo.  N(^  spiiiluol  el  sludieur, 
îlétnU  tout  à  son  an  el  à  la  leotnre,  qni,  en  lui  doiuiant 
lU^s  eonnaissanres  ('leJidnos,  l'avaiein  rendn  l'un  des  ar- 
Usies  les  pins  insUnils,  les  pins  lelln  ,^  tle  son  si«»ele. 

Si  je  viens  niaintriiani  ;\  le  jn^er  «omine  peinin',  je  dois 
avouer  iVanelK ment  cpit^  je  le  plaee  an -dessons  de 
Rignud  el  n)«>tne  d(>  Lac^illière.  Jamais  il  n'a  en  la  Con'^. 
l'aniplenr,  le  ^rand  ^oni  dn  pronÙjT  de  »<'s  poriiailisles, 
ni  la  lai'genr  dn  faire  ni  Vourlitositi'  de  coloris,  (pi'on  me 
pardonne  *'<' mol  ,  dn  secimd.  Au  i>rcmier  aspect ,  sa 
manière  de  peindre  csi  d'nnes('dnction,d'nn  charme  ado- 
rable !  Sa  loi.clie  «>sl  Une,  légère,  sa  conlenr  esl  eiince- 
lanie,  ses  draperies,  (pioiipu'  manpiani  avec  oxaelilude.le 
<ui,  vollijïcnl  fav«>c  nne}j[r;U'e,  nne  h'gèrel»*  sans  par<Mlles, 
et  sonl  ionclu>es  trnne  l;n,-on  (pii  Int  esl  propre  Knlîn  ses 
compositions  onl  de  la  convcnant'c  «'i  »le  l'espril.  Tonlcn)is 
CCS  qualités  marchent  presque  lonjours  acc.om))agnccs 
d'un  c<M'lain  appriM.tl'nne  certaine  preieniionan  Mignard, 
au  joli,  an  mnscpie,  enle\anl  à  ses  porirails  ce  sentiment 
tuUttrc,  «M'tte  franchisoqui  seuls  font  les  grauds  peintres. 
Il  peignait  très  ressend)tanl,  mais  il  (>inbclli>sail  lucme 
la  bcaiile  (  1"^.      ('.cl  ari,  «pii  iii  son  succès,  sniloul  anprès 


(1)  l.'linlion  Custuiovii,  «Iniin  kok  Moin«)tioi«,  donl  on  no  saurait  trop 
blAmor  la  llconro,  mai»  qui  ronfiMnicitl  ilrn  falls  ol  «les  anocilolnn 
lr*«-ouruM»\  "iiir  le»  n«iiur'«  cl  1rs  |>('r'*oni»  ik"!>  di^lingui^»  du  XVtll, 
•lAolo,  *i  KpInUiolUMucnl  jiigtv  ||<  lnlcnt  do  Nullior.  Voivi  co  qu'il  dil 
di>  00  pciniii',  pago  I\'>ri,  voliHuo  Vl"  do  I  l'diiliin  in  8",  publlt^n  en 
IHr>5  piir  roiil  n      «   Toi    »  »v,s  |o  o<SIMno  NitUii-r  do  Tmin  ,    quo  J'ni 


-    138    - 

des  dames  delà  cour,  cesse  pour  moi  d'être  de  l'an  comme 
je  le  comprends.  Au  surplus  son  talent,  comme  celui  de 
Waiieau,  artiste  d'un  mérite  bien  plus  élevé,  fut  en  par- 
faite harmonie  avec  le  goût  du  temps  où  il  vécut.  La  vé- 
rité alors  tt'était  pas  cette  belle  femme  nue  et  cependant 
décente  ,  ou  habillée  richement  et  cependant  noble  que 
nous  ont  montrée  le  Titien,  Van  Dyck,  Rigaud,  mais  celle 
que  les  mœurs  de  la  Régence  et  du  règne  de  Louis  XV 
avaient  couverte  de  pompons,  de  dentelles  plus  que 
transparentes,  de  fleurs,  de  fard ,  de  mouches,  et  dont  le 
regard  coquet  et  animé  semblait  dire  :  «  Admirez  mes 
»  prétintailles  et  aimez-moi  !   -> 

Natlier  dessinait  au  crayon  noir,   rehaussé  de  blanc, 
avec  une  délicatesse,  un  esprit  très  remarquables,  et  un 


n   connu  dans  ceUe  capitale  en  1730.    —  Ce  grand  arlisle  avait  alors 

>  quatre- vingt  ans,  et  malgré  son  âge  avancé,  son  beau  talent  semblait 
»  être  encore  dans  toute  sa  fraîcheur.  Il  faisait  le  portraild'une  femme 
»  laide,  il  la  peignait  avec  une  ressemblance  parfaite,  et,  malgré  cela, 

>  les  personnes  qui  ne  voyaient  que  son  portrait  la  trouvaient  belle. 
»  Cependant  l'examen  le  plus  scrupuleux  ne  laissait  découvrir  dans 
»  le  portrait  aucune  infidélité.  Mais  quelque  chose  d'imperceptible 
»  donnait  à  l'ensemble  une  beauté  réelle  et  indéfinissable.  D'où  lui 
B  venait  celle  magie?...  —  Un  jour,  qu'il  venait  de  peindre  les 
»  laides  mesdames  de  France,  qui  sur  la  toile  avaient  l'air  de  deux 
B  Aspasies,  je  lui  fis  celle  question.  —  11  me  répondit  :  C'est  une 
»  magie  que  le  dieu  du  goùl  fait  passer  de  mon  esprit  dans  mes 
»  pinceaux.  C'esit  la  divinité  de  la  beauté  que  tout  le  monde  adore, 
»  et  que  personne  no  peiil  définir,  parce  que  nul  ne  sait  en  quoi  elle 
»  consiste.  Gela  démontre  combien  est  fugitive  Ij  nuance  existant 
»  entre  la  laideur  et  la  beauté.  Celle  nuance  cependant  est  immense 
')  et  frappante  pour  ceux  qui  n'ont  aucune  connaissance  de  noire 
»   art.    » 


—  139  — 

fini  qui  n'a  été  égalé  par  aucun  des  artistes  ses  conlcni- 
porains.  Souvent  il  faisait  les  esquisses  de  ses  portraits 
au  pastel,  et  d'une  façon  si  harmonieuse  et  si  légère  qu'i' 
semble,  en  les  regardant,  apercevoir  à  travers  un  nuage 
irisé  quelques-unes  de  ces  apparitions  fantastiques  em- 
pruntées à  la  mythologie  des  ondins.  Au  premier  rang 
des  graveurs  ayant  reproduit  ses  ouvrages  on  doit  placer 
le  célèbre  Drevet  (l). 

Un  préjugé  déploinbîe,  fruit  de  l'ignorance  du  public 
et  du  peu  de  travail  ei  de  soins  des  artistes  de  nos  jours, 
fait  que  maintenant  on  considère  le  portrait  comme  le 
plus  minime  de  tous  les  genres  en  peinture.  L'opinion 
contraire  est  la  mienne,  et  je  pense  que  le  portrait  est  à 
la  fois  l'une  des  œuvres  les  plus  difficiles  et  les  plus  im- 
portantes de  l'art  :  mais  il  faut,  j'en  conviens,  qu'il  soit 
traité  avec  une  grande  supériorité.  Est-ce  que  la  repré- 
sentation de  la  figure  humaine,  des  sentiments  et  des  pas- 
sions qui  l'agitent,  n'est  pas  plus  intéressante  et  n'exige 
pas  plus  de  savoir,  de  génie  observateur,  que  celle  des 
objets  matériels,  inanimés,  composant  un  paysage  ou  tout 
autre  tableau  de  genre  dans  lesquels  les  personnages  ne 
sont  la  plupart  du  temps  que  des  accessoires?  N'est-ce 
pas  là  qu'il  faut  faire  briller  ce  rayonnement  de  l'ànie  si 
nuancé,  si  fugitif,  qu'on  a  tant  de  peine  à  saisir  ?  Certes, 
'es  portraits  du  Titien,  de  Paul  Véronèse,  du  Bronzino, 
de  Van  Dyck,  de  Rubens,  de  Rigaud,  do  Largillière,  va- 
lent autant,  à  la  composition  près,  que  les  grandes  pages 


(1)  M  avait  laissé  à  ses  cnfanu-  un  de  ses  plus  beaux  dessins, 
dont  lu  sujet  étail  la  (  hute  des  Anges,  lire  du  Paradis  perdu  de 
Millon. 

Abréyé  delà  viedeNalliiT  {)iir  M""  Tocquo 


-^   JIO  — 

de  ces  maîtres,  car  au  talent  ilsjoign«^nt  rallraii  de  nous 
faire  eonnahre  les  hommes  ou  les  femmes  distingués  que 
leurs  pinceaux  ont  transmis  à  la  postérité.  Sans  nul  doute 
maintenant  le  portrait  est  devenu  chose  fort  déplaisante 
et  fort  ennuyeuse;  mais  à  qui  la  faute?  A  nos  peintres 
du  jour,  à  ceux  même  qui  ont  le  plus  de  réputation.  En 
ce  genre  ils  n'ont  rien  fait  qui  approche  des  anciens. 
Cela  est  mort,  sec,  froid,  inélégant  ;  cela  ressemble  la  plu- 
part du  temps  à  des  images  mal  coloriées  que  l'on  a  dé- 
coupées pour  les  coller  sur  la  toile.  Le  dessin  surtout  est 
on  ne  saurait  plus  négligé  :  sous  la  chair  il  n'y  a  pas  de 
muscles,  sous  la  peau  il  n'y  a  pas  de  vaisseaux,  de  sang. 
Les  mains  en  particulier  sont  de  bois,  de  carton,  et  n'ont 
pas  de  forme  appréciable.  En  remoniani  aune  époque 
peu  éloignée,  au  règne  de  Louis  XV,  on  trouve  Natlier, 
les  Vanloo,  Tocqué,  Chardin,  Aved,  Drouais,  Greuze, 
madame  Lebrun  et  autres  artistes  qui  nous  ont  laissé  de 
bons  et  de  jolis  portraits.  Sous  l'Empire,  Prudhon  et 
Gros  ont  continué  la  renommée  qu'à  cet  égard  notre 
école  s'était  justement  acquise.  Mais  la  Restauiation  a 
vu  s'éteindre  le  portrait,  et  il  a  fallu  qu'elle  s'adressât  à 
un  Anglais,  Lawrence,  pour  avoir  un  spécimen  présen- 
table de  ses  personnages  officiels.  Depuis,  c'est  M.  Win- 
terhalter,  un  Allemand,  qui  a  eu  toutes  les  commandes 
aristocratiques.  Or,  le  talent  de  ce  peintre  est  à  celui  de 
Lawrence  ce  que  Wattcau  de  Lille  est  à  Waiieau  de  Va- 
lenciennes,  ce  que  le  crépuscule  produit  par  la  lueur  d'un 
lampion  est  au  soir  d'un  beau  jour. 

Il  est  grand  temps  que  nos  jeunes  artistes  se  piquent 
d'honneur  et  s'efforcent  de  retrouver  le  portrait  et  de 
nous  l'offrir  tel  que  les  maîtres  le  faisaient  jadis.  Qu'ils  ne 
disent  pas  comme  Pieri  e,  le  recteur  de  l'ancienne  aca- 


—  lil  - 

demie  :  <■  Cela  esl  trop  difficile  !  »  Pierre  avait  raison, 
mais  c'est  surloul  ce  qui  est  trop  difficile  qu'il  faut  tâcher 
d'atteindre,  car  c'est  là  qu'est  le  mérite,  et  c'est  là  ce  qui 
mène  à  la  gloire  (i). 


(1)  Le  portrait  de  Natlier,  peini  par  son  gendre  Tocqué,  se  trouve 
dans  la  salle  des  délibérations  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts.  Il  n'a  point 
été  gravé. 


APPENDICE 

A  l'Étude  sur  i.a  vit;  kt  lks  ouvuaces  de  nattier. 


Mes  amis  Matilz,  Philippe  de  ChéDovièies  el  Eiidore 
Soulié,  qui  s'occupent  avec  autant  de  zèle  que  de  succès 
de  l'histoire  de  la  peinture  en  France,  vont  mettre  au 
jour  deux  volumes  très  curieux  des  <•  Mémoires  sur  les 
»  Académiciens  »  contenant  une  biographie  de  Nattier, 
écrite  par  sa  fille,  madame  Tocqué. 

Hiei',  il  m'est  aiiivë,  de  la  part  de  Maniz,  les  épreuves 
de  celle  biographie,  dont  je  me  suis  empressé  de  prendre 
lecture.  Elle  ne  renferme,  quant  aux  faits  importants, 
rien  qui  ne  se  tiouvc  dans  l'élude  sur  la  vie  elles  ouvrages 
de  ce  peintre,  publiée  par  moi  en  avril  1850,  et  réimpri- 
mée ici.  Seulement  j'y  ai  remarqué  l'indicaiion  de  quel- 
ques portraits  à  ajouter  à  ceux  que  j'av  lis  mentionnés,  el 
une  note  iniéressarae,  puisée  dans  un  manuscrit  de  la 
main  de  Naltier. 

En  remerciant  Manlz  de  son  obligcanle  communication, 
je  m'empresse  d'ajouter  à  mon  travail  primitif  les  docu 
menls  qu't^lle  me  fouriiit. 


143 


PORTRAITS. 


1"  Grand   (ableau  allégorique  de  la  famille   de  M.  de 
Lamotle,  iiésorier  de  France. 

2"  Porlrails  de  M"'  de  Baiijoulais. 

3"     .    —       de  Mi'-^  de  Cliarlres.       . 

■i"        —       de  la  pi-iiicesse  de  Conti 

0° ei  6°  Porirails  de  MM.  CouUuier  et  Desvieux,  direc- 
teurs de  la  Compagnie  des  Indes 

7"  Portrait  du  maréclial  de  Bouftlers,  en  ce  moment  au 
musée  de  Valenciennes. 


NOTE    DE    NATTIER. 

Dans  celle  note,  Natier  expose  les  principaux  obstacles 
qui  l'ont  empêché  d'acquérir  la  fortune  que  son  talent  et 
ses  tiavaux  lui  donnaient  le  droit  d'espérer.  Ainsi,  il  se 
reproche  naïvement  : 

1"  Tons  les  mauvais  marchés  qu'il  a  faiis  dans  sa  vie, 
notamment  celui  de  la  vente  des  dessins  de  la  galerie  de 
Kubensà  M.  Law. 

2°  Son  peu  de  soin  à  placer  et  à  faire  valoir  son  argent, 
et  sa  trop  grande  facilité  à  prêter  à  des  gens  qui,  pour  la 
plnpari,  neroni  janiais  lemboursé. 

3»  Sa  négligence  à  se  faire  payer  de  ses  ouvrages  qui, 
jointes  aux  perles  fréquentes  essuyées  parles  banque- 


roules  ou  par  la  inorl  des  personnes  dont  il  avait  fini  les 
portraits,  doit  nécessairement  avoir  beaucoup  nui  à  l'ar- 
rangement de  ses  affaires. 

i"  La  quantité  infinie  de  portraits  qu'il  a  faits  pour  ses 
amis  et  même  pour  de  simples  connaissances,  sans  en 
vouloir  recevoir  aucun  payement. 

5°  Son  goût  extrême  pour  les  curiosités  de  cabinet  qui, 
ajoute-t-il,  l'a  mené  beaucoup  plus  loin  que  l'état  de  sa 
fortune  ne  lui  aurait  dû  permettre. 

Il  allègue  enfin  «  les  fortes  dépenses  qu'il  a  été  obligé 
»  de  faire  pour  soutenir  sa  maison,  ayant  eu  à  élever 
»  neuf  enfants,  dont  l'éducation  lui  a  été  fort  coûteuse,  et 
•»  ayant  épousé  une  femme  valétudinaire,  dont  les  mala- 
»  dies  violentes  et  piesque  continuelles  lui  avaient  fait 
•  dépenser  des  sommes  considérables.  » 

«  De  tous  ces  obstacles  réunis,  ajoute  le  commentateur 
»  de  celle  note,  on  peut  conclure  qu'ileutétéaussi  difficile 
»  à  M  Naiiier  de  pouvoir  beaucoup  amasser,  qu'il  lui  avait 
w  été  facile  d'acquérir.  —  Mais  ne  se  traile-t-il  pas  avec 
»  trop  de  rigueur?...  Quoiqu'il  en  soit,  heureux  l'homme 
»  qui,  à  la  fin  d'une  longue  carrière,  n'a  d'autres  torts  à 
»  s'impuier  que  ceux  dont  toute  àme  généreuse  et  bien 
»  née  peut  aisément  faire  l'apologie  !  » 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  à  ceux  qui  me  connaissent 
que  cette  dernière  observation  me  console  d'avoir,  dans 
tout  le  cours  de  ma  vie,  et  principalement  à  l'époque  où 
la  fortune  me  souriait,  eu  à  me  reprocher,  en  grande  par- 
tie, ce  que  se  reproche  Naitier.  --  Sic  voluere  fata  !  

9  juillet  1854. 


PATER. 


«  La  peinture  du  18"  siècle  , 
est  comme  loiis  les  essors 
colleciifs  de  l'aclivilé  hu- 
maine ,    1res   complexe. 

Paul  Manty,  salon  de  1847, 


PATER. 


Dans  un  article  coloré  et  spirituel  sur  Watleau  et  Lan- 
crei,  article  publié  dans  la  Revue  de  Paris  en  1841, 
M.  Arsène  Houssaye  paraît  ne  point  se  douter  que  Pater 
ait  été  l'élève  et  l'imitateur  du  peintre  des  fêtes  galantes, 
car  il  n'en  dit  pas  un  mot.  C'est  bien  certainement  une  dis- 
traction de  i:ct  ami  des  arts,  qui  lui  a  fait  passer  sous 
silence  le  nom  d'un  artiste  dont  le  pinceau  ,  bien  mieux 
que  celui  de  Lancret,  a  approché  du  talent,  de  la  grâce 
de  Watleau. 

Une  circonstance  asstz  remarquable,  c'est  que  Pater 
était  né,  comme  son  maître,  son  modèle,  à  Valenciennes, 
qui,  à  diverses  époques  ,  a  produit ,  dans  les  lettres  et 
dans  les  arts,  des  sujets  vraiment  distingués.  Ville  heu- 
reuse entre  toutes  les  villes,  na-t-elle  pas  donné  le  jour 
àFroissart,  le  naïf  et  charmant  chroniqueur?  à  Rosalie 
Levasseur,  cette  belle  et  puissante  cantatrice  ,  à  laquelle 
le  chevalier  Gluck  confia  le  voile  blanc  d'Euridice  et 
la  baguette  d'Armide  ?  (l)  à  Saly  et  Dumont,  les  sculp- 
teurs? à  Eisen  ,  le  dessinateur,  qui  a  illustré  avec  tant 
d'esprit,  de  délicatesse  ,  tous  les  jolis  livres  du  dix-hui- 
tième siècle  ?  à  Joséphine  Duchesnois,  si  tendre,  si  pas- 


(li  M.  ArihurJDinaux   a  publii'^  dun^  les  Archives  historiques  du 
\ord  une  noticoirès  intérf-ssmiln  sur  Rosalie  (.evas<oiir. 


—    148    — 

sionnée  dans  les  rôles  de  Phèdre  et  de  Marie  Stuart  ? 
De  nos  jours,  et  malgré  le  biuil,  la  fumée,  et  les  préoc- 
cupalions  intéressées  de  Pindustrie,  celle  reine  un  peu 
juive  de  notre  âge,  Valencienncs  n'a  pas  moins  coniinué 
à  enfanter  des  ariisles  distingués,  et,  si  je  ne  les  nomme 
pas,  c'est  parce  que  je  crains  d'alarmer  leur  modestie,  et 
qu'il  y  a  toujours  quelque  embarras  à  s'entretenir  des  ta- 
lents vivants,  fût-ce  même  pour  les  louer. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Pater  est  né  aussi  à  Valenciennes, 
sur  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  en  1695,  et  c'esi  lui, 
oublié,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  par  presque  toutes  nos 
biographies,  en  y  comprenant  celle  dite  universelle,  que 
je  vais  tâcher  de  faire  connaître  à  mes  lecteurs. 

Son  père,  Antoine-Joseph  Pater,  appartenait  à  une  fa- 
mille honnête  de  la  bourgeoisie,  et  était  un  sculpteur  d'un 
.certain  mérile.     On   lui  doit  tous  les  ornements  de  la 
porte  de  Famars,  travail  dans  lequel  il  fut  aidé  par  l'aîné 
de  ses  fils,  Jean-François  Pater. 

Ainsi  que  Walleau,  Jean-Baplisle  Pater,  notre  peintre, 
montra  dès  l'enfance,  un  goût  irrésistible  pour  le  dessin 
Loin  de  le  contrarier,  son  père,  charmé  de  voii-  se  déve- 
lopper en  lui  les  qualités  qui  conduisent  à  devenir  un  ar- 
tiste de  mérite,  l'encouragea  dans  ses  premiers  essais, 
en  lui  donnant  pour  maître  Gérin,  peintre  maintenant  in- 
connu, qui  habitait  alors  Valenciennes.  Lorsqu'il  fut 
devenu  d'une  certaine  force,  il  résolut  de  l'envoyer  à 
Paris.  Jean  Bapiiste  Pater  sortait  à  peine  de  l'enfance  j 
non-seulement  ilavaitbesoin  d'être  placé  sous  l'égide  d'un 
bon  raaître,  mais  encore  de  trouver  dans  ce  maître  un 
ami,  un  protecteur  qui  le  dirigeât  dans  le  monde  et  lui  fît 


—  149  — 

éviter  les  écueilsqne  présenie  la  capitale  aux  jeunes  pro- 
vinciaux venant  l'habiter.  Son  père  crut  avoir  rencontré 
l'homnie  qu'il  lui  fallait  dans  son  compatriote,  Antoine 
Waileau,  âgé  de  quelques  années  de  plus  que  son  fils, 
et  en  possession  déjà  d'un  talent  renommé  :  il  se  trom- 
pait. Il  est  raie  d'abord  que  celui  à  qui  le  ciel  a  départi 
le  génie  et  roriginal  té  puisse  s'astreindre  à  donner  des 
leçons  La  patience  est  une  des  premières  qualités  des 
hommes  qui  se  vouent  au  professorat,  et  cette  qualité 
manque  souveni  à  ceux  que  l'esprit  de  création  etlafou- 
gue  exaltée,  cette  compagne  ordinaire  d'un  sentiment  vif 
et  profond,  enii  aînent  constamment  vers  le  beau  idéal  et 
la  recherche  de  routes  jusqu'alors  infréquentées.  Le 
Poussin,  Lesueur,  Gluck,  Mozart,  Gréiry,  n'ont  point  eu 
d'élèves  ;  ils  ont  donné  des  conseils,  mais  ne  se  sont  ja- 
mais plies  froidement  à  enseigner  chaque  jour  les  règles 
de  l'art  dont  ils  ont  été  les  modèles.  En  second  lieu,  An- 
toine Waiteau  était  d'une  humeur  morose,  atrabilaire, 
d'un  caractère  difficile,  rempli  de  contrastes  heurtés,  ne 
pouvant  s'allier  avec  la  faiblesse,  léiourderied'un  pupille, 
et  les  soins  minutieux,  persévérants,  qu'exigent  son  ins-; 
truciion  et  son  avancement. 

J'ai  raconté,  dans  VEssai  sur  la  vie  de  Watteau,  que 
V Artiste  a  publié,  les  démêlés  qui  eurent  lieu  entre  lui  et 
Pater.  Ils  furent  tels  que  ce  dernier  fut  obligé  de  quitter 
ce  maître,  avec  d'autant  plus  de  regrets  que  la  nature 
l'avait  créé  pour  peindre  dans  son  genre  et,  si  ce  n'était 
pour  l'égaler,  du  moins  pour  le  suivre  de  très  près. 

Le  voilà  donc  sl'uI  à  Paris,  abandonné  à  ses  inspira- 
tions, et  n'ayant  pas  une  main  amie  pour  le  soutenir,  une 
voix  dont  la  bi<'nvt.illanc(' et  l'autorité  pusseni   le   guider 


—  150  — 

xlansla  carrière  qui  s'ouvrait  devant  lui.  Combien  déjeunes 
gens,  dans  une  semblable  situation,  n'eussent  point  lardé 
à  perdre  courage  !  Mais  Pater  qui  possédait  à  la  lois  de 
l'énergie  et  l'amour  de  son  art ,  se  livra  avec  ardeur  à  l'é- 
lude, qui  bientôt  le  récompensa  de  son  zèle  et  de  ses  efforts. 

La  capitale  renfermait  alors  des  amateurs  riches,  dis- 
tingués, se  plaisant  à  réunir  dans  leurs  cabinets  les  œu- 
vres des  peint'res  anciens  et  modernes,  et  à  venir  en  aide 
aux  artistes  vivants  dont  les  heureuses  dispositions  an- 
nonçaient un  avenir  de  succès  et  de  gloire.  Parmi  ceux 
qui  marchaient  sur  les  traces  des  Maiietle,  des  Julienne, 
des  àe  Lalive,  je  dois  sign  iler  M.  Blondel  de  Gagny. 
Quelques  petites  toiles  de  Pater  tombèrent  sous  ses  yeux, 
et,  à  dater  de  ce  moment,  il  devint  son  protecteur  et  lui 
commanda  des  tableaux.  C'est  pour  lui  que  Pater  fuie  Bal^ 
l'un  de  ses  meilleurs  ouvrages,  dont  la  valeur  atteignit 
2,000  livres,  lors  de  la  vente  après  décès  de  cet  amateur. 

La  littérature  galante,  et  en  particulier  les  Contes  de 
La  Fontaine,  éprouvaient  en  ce  moment  une  recrudes- 
cence de  succès,  due  aux  mœurs  plus  que  faciles  de  la 
Régence  et  du  siècle  de  Louis  XV,  quoiqu'il  y  ait  dans  le 
talent  et  la  manière  de  narrer  de  l'immortel  bonhomme 
plus  de  naïveté  erotique  que  de  libertinage  dévergondé. 
Tous  les  bibliophiles  connaissent  la  magnifique  édition  de 
cet  ouvrage,  faite  par  les  soins  des  fermiers  généraux, 
et  ornée  des  délicieux  dessins  d'Eisen.  Pater  fut  chargé, 
ainsi  que  Lancret,  d'exécuter  plusieurs  tableaux  d'après 
ces  contes,  el  peignit  ensuite  ceux  qui  composent  la  col- 
lection des  principales  scènes  du  Roman  Comique  de 
Scarron. 

Cependant  Watteau,  retiré  à  Nogcnt,  près  de   Paris, 


-   151   — 

allait  s'éteindre,  frappé  d'une  maladie  de  poitrine  que  le 
séjour  de  rAngielcrre  avait  portée  à  sa  dernière  période. 
Le  souvenir  de  son  ancien  élève  ne  s'était  pas  effacé  de  sa 
mémoire.  Il  se  reprochait  de  n'avoir  pas  lendu  à  ses 
dispositions  la  justice  qu'elles  méritaient,  et  d'avoir  usé 
envers  lui  de  mauvais  procédés.  Il  allait  même  jusqu'à 
avouer qu'ill'avait  redouté ^  aveu  honorant  à  la  fois  sa 
franchise  et  le  talent  de  Pater.  Gersaint,  célèbre  mar- 
chand de  tableaux,  ami  intime  de  Waiteau,  en  racontant 
ces  faits,  ajoute  qu'il  fut  invité  par  ce  dernier  à  voir  Pater, 
à  lui  exprimer  ses  regrets,  et  à  le  lui  amener  à  Nogent  : 
«  pour  qu'il  pût  ,  ce  sont  les  termes  dont  il  se  servit, 
«  réparer  en  quelque  sorte  le  tort  qu'il  lui  avait  fait,  en 
»  le  faisant  profiter  des  instructions  qu'il  était  encore  en 

•  état  de  lui  donner.  »  Vivement  touché  de  ces  avances 
de  son  ancien  maître,  Pater  s'empressa  de  se  rendre  près 
de  lui  ;  mais  il  ne  reçut  ses  leçons  et  ses  conseils  que  pen- 
dant un  mois  :  la  mort  vint  frapper  Walicau  au  moment 
où  sa  réputation  brillait  déjà  du  plus  grand  éclat.  Mort 
à  jamais  regrettable,  car  qui  sait  jusqu'où  serait  allé  l'ar- 
tiste qui,  à  trente-sept  ans,  nous  a  légué  tant  d'œuvres 
charmantes?  Pater  sentit  profondément  la  perte  qu'il 
venait  de  faire  :    «  Je  devais  tout,  disait-il  à  Gersaint,  au 

•  peu  de  leçons  qu'il  m'aavait  données  !  »  Et  depuis, 
oubliant  les  moments  pénibles  passés  près  de  lui , 
en  arrivant  à  Paris,  en  maintes  circonstances,  il  témoi- 
gna la  reconnaissance  la  plus  tendre  pour  sa  mémoire, 
se  montrant  heureux  de  rendre  justice  à  son  mérite  tou- 
tes les  fois  que  l'occasion  s'en  présentait. 

Avec  des  sentiments  aussi  nobles  aussi  généreux,  il  se- 
rait inconcevable  que  Pater  eût  été  en  proie  à  un  vice  dont 

n 


—   152  — 

les  résultais  onl  élé  funestes  à  son  laienl  et  à  son  «exis- 
tence, si  la  nature  humaine  ne  nous  offrait  pas  tous  les 
jours  des  contrastes  qui  échappent  à  toute  explication 
raisonnable  ;  ce  vice,  c'était  une  avarice  sordide,  et,  pour 
y  croire,  nous  avons  besoin  de  l'attestation  de  ses  con- 
temporains, de  gens  d'honneur,  de  probité,  tels  que 
Gersaini  et  Mariette.  Le  premier  était  son  ami,  et  entre, 
a  cet  égard,  dans  des  détails  qu'il  semble  rappeler  avec 
peine,  tant  ils  affligent  son  cœur!  Le  second,  dans  les 
notes  manuscrites  et  précieuses  jointes  par  lui  à  un 
exemplaire  de  VAbececla7^io  pittorico  du  père  Orlandi, 
conservé  au  cabinet  des  Estampes  de  Paiis,  s'exprime 
ainsi  :  «  Pater  n'était  occupé  qu'à  gagner  de  l'argent  et 
»  à  l'entasser  ;  il  se  refusait  le  nécessaire  et  ne  prenait 
«  de  plaisir  qu'à  compter  son  or  ;  je  n'ai  rien  vu  de  si  mi- 
»  sérable  que  ce  pauvre  homme  !   ■> 

Je  me  ferais  un  reproche  dépasser  sous  silence  ce  qu 
peut  tendre  à  amoindrir  l'impression  défavorable  pour  le 
caractère  de  Pater  que  cette  soif  extrême  du  gain  pour- 
rail  donner  à  mes  lecteurs.  Il  résulte,  en  effet,  de  ce  que 
dit  Gersaini,  qu'une  véritable  monomanie  s'était  emparée 
de  son  cerveau,  et  que  sans  cesse  il  était  poursuivi  par  la 
crainte  d'arriver  à  la  vieillesse  avec  des  infirmités,  sans 
avoir  les  ressources  nécessaires  pour  exister,  même  mo- 
deslenieni.  A  chaque  instant,  le  fantôme  de  la  misère  se 
dressail  pâle  et  menaçant  devant  lui  ;  et,  afin  de  se  trou- 
ver dans  une  position  aisée  sur  la  fin  de  sa  carrière,  il 
vivait  pauvrement  dans  sa  jeunesse,  ne  s'accordant  au- 
cune distraction,  aucun  plaisir.  Dès  le  lever  du  jour, 
son  atelier  le  recevait,  et  il  n'en  sortait  que  lorsqu'il  y 
était  forcé.  On  conçoit  quelle  influence  fatale  celle  triste 
monomanie  a  dû  exercer  sur  son  talent  et  sur  sa  santé  ! 


—   133   — 

Ne  clicrchani  qu'un  prompt  débit  de  ses  tableaux,  sou- 
vent il  en  négligeait  quelques  parties,  afin  d<;  les  termi- 
ner plus  vite.  Il  ne  se  servait  point  de  modèles,  parce 
que  cela  eut  occasionné  de  la  dépense.  Les  rues  de 
Paris,  les  théàlres,  la  campagne,  ne  le  voyaient  point, 
comme  Waiteau,  le  crayon  à  la  main,  saisissant  sur  le  fait 
les  allures,  les  costumes  de  chaque  profession,  les  aspects 
si  variés  de  la  nature,  pour  les  fixer  sur  ses  toiles,  qui  en 
seraient  devenues  le  miroir  animé.  Affaibli  par  un  tra- 
vail sans  relâche,  par  les  terreurs  d'un  avenir  malheu- 
reux, son  sang  s'alluma,  une  fièvre  ardente  vint  le  saisir, 
€1  il  succomba  ^n  1736,  à  peine  âgé  de  quarante  et  un 
ans  (1). 

Lancret  vivait  encore,  et  avec  Pater  disparut  du  monde 
le  second  des  artistes  formant  la  triade  des  peinlres  des 
fêtes  galantes,  dont  Waiteau  avait  été  le  prince.  Pater, 
après  la  mort  de  ce  dernier,  avait,  lui  aussi,  été  admis 
sous  ce  titre  à  l'Académie  royale  de  peinture,  et  l'on  peut 
voir  au  Louvre  son  tableau  de  réception,  l'une  des  œu- 
vres les  plus  remarquables  échappées  à  son  pinceau. 

Habitant  depuis  ([uelque  temps  Valenciennes,  où  j'ai 
trouvé  l'accueil  le  plus  honorable  et  le  plus  bienveillant, 
j'ai  dû  rechercher  si  Pater  y  avait  laissé  quelques  traces 
de  son  existence.  Mes  recherches,  à  cet  égard,  ont  été 
à^îeu  près  vaines;  mon  ami,  M.  Dinaux,  que  son  esprit 
aimable  et  fin,  ses  connaissances  variées  et  profondes,  sur- 
tout en  ce  qui  concerne  l'histoire  du  Hainaut,  ont  placé  à 
la  léle  du  mouvement  littéraire  et  artistique  dans  cette 


(!)  Voirlocolalogue    raisonné  du  cabinel  Quenliii  de   Lorangère, 
par  Gersaint. — Paris,  J.  Barrois,   1744. 


—    I3i   — 

ville,  n'a  pu,  malgré  ses  recherches,  me  fournir  sur  ce 
poiiil  aucun  document  imporianl.  Cela  s'explique  facile- 
ment :  Paler  a  quitté  très-jeune  la  ciié  qui  la  vu  naître, 
A  partir  de  ce  moment,  il  n'\  a  fait  que  de  rares  appari- 
tions, et  il  n'y  existe  plus  personne  de  sa  famille  qui 
porte  son  nom  ,  toutefois,  sur  l'indication  de  M.  Dinaux, 
j'ai  visité  M.  Berlin,  pharmacien,  rue  de  Famars,  dont 
Antoine  Paler  était  le  trisaïeul,  et  qui  m'a  reçu  avec  une 
extrême  obligeance.  M.  Berlin  possède  deux  portraits 
de  la  famille,  celui  d'Antoine,  que  Walleau  peignit,  dans 
l'unique  voyage  qu'il  fil  à  Valenciennes  depuis  son  établis- 
sement à  Paris,  et  celui  de  mademoiselle  Paler,  peint 
par  son  frère,  œuvre  maniérée,  léchée  et  sans  correc- 
tion. Le  portrait  de  la  main  de  Waiteau  est,  au  con- 
traire, une  production  sérieuse,  réussie  du  premier  coup 
et  accusant  un  véritable  artiste.  Antoine  Pater  a  une 
physionomie  très  expressive,  mais  dure  et  hautaine,  et, 
d'après  ce  que  m'a  dit  M.  Berlin,  en  rapport  parfait  avec 
son  caractère-  C'était  un  père  difficile,  inflexible  dans 
ses  résolutions  et  outrant  le  seniimenl  de  dignité,  de  fierté 
que  son  art  lui  inspirait.  En  voici  un  exemple  :  il  ne 
pardonna  point  à  celui  de  ses  fils  qui  suivait  sa  profession 
d'avoir  épousé  la  fille  d'un  perruquier  et  ne  voulut  jamais 
le  revoir  (i).  Seulement,  chaque  année,  dans  les  cir- 
constances solennelles,  telles  que  le  jour  de  l'an,  on  lui 
amenait  ses  pelils-enfants,  qu'il  embrassait,  et  auxquels 
il  faisait  quelques  cadeaux.  Que  penseraient  les  coiffeurs 
de  nos  jours,  en  lisant  cette  anecdote,  eux.  qui  ont  la  pré- 
tention d'êlre  aussi  des  artistes  dans  leur  genre  ?...  ils 


[\)  Ariloine  Palor  avait  un   Iroisicme  fils  qui,   sous  le  lilre  de  dom 
Miclici,  fui  priinir  du  couvonl  des  Churlreux  de   MoiiIrcuil-sur-Mcr. 


—   155  — 

ii-aiieiaieiil  sans  douie  Antoine  Pater  d'homme  à  préju- 
gés !  le  siècle  actuel  leur  donnerait  raison;  mais,  de  sou 
lemps,  le  sculpteur  valenciennois  n'avait  pas  tort.  Il  fui 
enterré,  ainsi  que  sa  femme,  dans  l'église  de  Saint-Nico- 
las, située  sur  la  place  Verte,  incendiée  lors  du  siège  de 
Valenciennes,  en  1793,  et  depuis  entièrement  détruite. 
M,  Berlin  a  recueilli  religieusement  la  table  de  marbre 
blanc  qui  recouvrait  leurs  restes,  el  j'y  ai  lu  l'inscription 
suivante  ; 

Ici  reposent  les  corps  du  sieur  Antoine-Jo- 
seph Pater,  marchand  sculpteur,  bourgeois  de 
cette  vilkt  décédé  le  24  feburier  il  il,  âgé  de  77 
ans  ;  et  de  Jeanne-Elisabeth  de  Fontaine,  son 
épouse,  native  de  Druaij,  décédée  le  A  feburier 
<746,  âgée  de  SO  ans.  —  Priez  Dieu  pour  leurs 
âmes. 

L'orgueilleux  Antoine  Paler  n'a-t-il  pas  dû  frémir,  dans 
sa  tombe,  du  tilre  de  marchand  sculpteur,  inscrit  sur  son 
épitaplie  ?... 

Peu  de  lemps  avant  sa  mort,  sou  compatriote  el 
élève,  Saly,  auteur  du  Faune  portant  iin  chevreau,  qu'on 
admire  encore  dans  le  jardin  des  Tuileries,  fil  son  buste 
en  terre  cuite,  donné  il  y  a  quelques  années  au  musée  de 
Valenciennes  par  M.  Soliier-Chotteau. 

On  voit  que  dans  tout  cela  il  est  peu  questiou  de  notre 
peintre;  mais  je  n'ai  pas  cru  devoir  négliger  ces  détails 
d'intérieur.  La  vie  d'un  homme  distingué  se  compose, 
selon  moi,  non-sculomcnl  de  ce  qui  lui  est  personnel, 
mais  encore  de  ce  qui  concerne  sa  famille  ;  sirrtoul  lor's- 
que  celle  famille  est  vouée  aux  arts.  Toutes  ces  parties, 


—   156    — 

se  gi'oupanl  autour  du  sujei  principal,  fui  ment  un  tableau 
qui  n'est  pas  sans  intérêt,  et  servent  à  expliquer  et  à  com- 
pléter ce  sujet.  Je  terminerai  par  rappeler  une  circons- 
lance  que  je  tiens  aussi  de  M.  Berlin  :  api^ès  le  décès  de 
Jean-Baptiste  Pater,  son  frère  le  sculpteur  fit  le  voyage 
de  Paris,  croyant  recueillir  quelque  chose  de  sa  succes- 
sion ;  mais  il  revint  comme  il  était  parti.  Le  peintre  avait 
tout  laissé  à  une  femme  avec  laquelle  il  vivait,  et  qui 
l'avait  soigné  dans  sa  dernière  maladie 

Je  vais  maintenant  chercher  à  apprécier  îe  talent  de 
Pater.  J'ai  déjà  dit  qu'il  me  paraisaii  devoir  mériter  le 
second  rang  dans  la  triade  des  peintres  des  fêtes  galantes. 
La  prééminence  de  Waileau  est  d'abord  incontestable,  et 
ses  deux  élèves  n'ont  fait  que  glaner  à  sa  suite  dans  le 
champ  où  il  a  moissonné  les  fleurs  les  plus  jolies,  les  plus 
suaves,  les  plus  brillantes.  Quant  à  Lancrel,  dont  le  des- 
sin est,  en  général,  plus  correct  que  celui  de  Pater,  il  y  a 
toutefois  dans  ses  figures,  celles  de  femmes  surtout,  une 
lourdeur,  un  défaut  de  goût,  et  souvent  une  maladresse 
qu'on  ne  saurait  reprocher  au  premier,  heureux  posses- 
seur de  la  légèreté,  de  l'élégance,  et  de  la  distinction  tant 
admirées  dans  son  maître.  Sous  le  rapport  de  la  couleur, 
sa  partie  la  plus  forte,  il  se  montre  de  beaucoup  supérieur 
à  Lancret,  et  ainsi  que  l'a  très  bien  fait  observer  Gauli  de 
Saint-Germain,  «  avec  moins  de  finesse  dans  la  touche, 
"  il  a  peut  être  plus  de  solidité  que  Watteau  (i).  »  C'est 


(1)  Los  Trois  siècles  de  la  peinture  en  France.  —  Paii«.  180.**, 
jn-S".  —  L'opinion  des  critiques  anciens  est  unanime  sur  i'allcralion 
delà  couleur  danslcs  lableauxde  Watteau.  Voici  ce  que  dit,  à  cet 
égnrJ,  Lafont  de  Sainl-Yenne,  'lans  sfs  Réjlexlons  sur  la  peinture  : 
«   Tels  sont  les  tableaux  du  charmant  Watteau.    fi  (jui  il  n'a  manque 


—    157  — 

donc  avec  raison  que  Gersainl  a  dit  :   «   Il  ékiii  né  avec  ce 
»  coloris  si  naiurel  aux  Flamands  (!2).   ■> 

Qu'on  jelle  en  effet  les  yeux  sur  la  plupart  de  ses  ta- 
bleaux, et  l'on  est  frappé,  ébloui  de  l'éclat  harmonieux,  de 
la  magie,  de  la  transparence  dont  ils  sont  empreints  I 
Cela  ne  ressemble-t-il  pas  à  une  douce  et  mélodieuse  mu- 
sique qu'on  entendrait  sous  le  feuillage  à  travers  lequel 
viendraient  percer  quelques  rayons  d'un  beau  soleil  de 
printemps  ?  Oui,  j'aime  à  l'avouer,  j'ai  toujours  éprouvé 
un  charme  indicible  à  regarder  une  toile  de  Pater  !  En 
fait  de  couleur,  rien  n'est  discordant,  rien  ne  crie  ;  tout, 
au  contraire,  se  fond,  s'harmonise,  tout  vous  inonde  d'une 
lumière  qui  n'a  pas  un  rellei  qui  blesse,  et  porte  à  l'àme 
la  sensaiion  d'une  jouissance  délicate,  d'un  bonheni  lem- 
pli  d'une  volupiueuse  placidité  ! 

Ses  compositions,  si  l'on  vient  ensuite  à  les  examiner 
dans  leur  ensemble,  sont  plus  variées  que  celles  de  Wat- 
teau,  et  M.  Houssaye  me  paraît  n'avoir  été  que  juste  en 
disant  de  ce  dernier  :  «  Ce  qui  lui  a  le  plus  manqué, 
••  c'est  peut-être  la  pensée  (3).  »  11  n'a,  il  faut  bien  eu 
convenir,  que  deux  thèmes  qu'il  brode  d'une  manière  la- 
vissante,  les  scènes  militaires,  (elles  que  Campements, 
Haltes  de  troupes^  et  les  Fêtes  et  Conversations  galantes 
dans  de  charmants  jardins,  de  riants  et  fantastiques  paysa- 


11  que  celle  partie  pour  élrc  le  peiiilie  le  plu?  séduisanl  el  le  plus  pi- 
■  qmnl  de  lous  nos  modernes.  —  Quels  soiil  aujourd'Iuiy  la  plupart 
I)  de  sts  ouvrages  ?  Uu  assemblage  informe  do  couleurs  qui  délo- 
«   nenl  toutes,  el  ne  laissent  aux  figuras  ni  vie  ni  ressemblance.    » 

(2)  Catalogue  Quentin  de  l.orangère. 

[i]  Walleau  cl  Lancrct,  licvue  de  l\ihs  du  ôl  octobre  1841 


—    138    - 

ges.  Riais  les  contrastes,  les  idées  sérieuses,  en  opposi- 
tion avec  le  plaisir,  la  science  de  la  vie,  manquent  pres- 
que entièrement  dans  son  œuvre.  Pater,  lui,  est  sorti 
plusieurs  fois  des  deux  thèmes  dont  je  viens  de  parler.  Je 
n'en  veux  pour  preuves  que  les  tableaux  qu'il  a  composé 
sur  les  contes  de  La  Fontaine,  et  le  Roman  comique  de 
Scarron,  tableaux  dans  lesquels  il  y  a  souvent  de  la  pen- 
sée, de  l'espiil,  à  la  manière  d'Hogarih,  et  toujours  de  la 
variété  unie  à  une  action  dramatique,  à  la  fois  récréative 
et  piquante. 

Chaque  médaille  a  son  revers  ;  c'est  une  affligeante  vé- 
rité, applicable  à  toutes  les  choses  de  ce  monde,  où  la  per- 
fection est  à  peu  près  une  chimère.  Le  côté  faible,  très- 
iaible  de  Pater,  c'est  le  dessin.  Ici,  je  le  sens,  j'aborde 
une  question  brûlante,  en  ce  que  de  nos  jours  elle  est  fort 
controversée  parmi  certains  artistes  et  certains  amateurs. 
Que  doit-on  entendre  par  le  dessin  ?  J'ai  toujours  pensé 
qu'il  résidait  dans  la  correction  et  la  pureté  de  la  ligne. 
Ainsi,  pour  moi,  Raphaël,  Lesueur  et  David  sont  des  des- 
sinateurs corrects,  tandis  que  Rembrandt,  que  j'admire 
sous  tant  d'autres  rapports,  laisse  à  cet  égard  beaucoup 
à  désirer.  L'opinion  que  je  viens  d'émetue  était  jadis 
généralement  adoptée,  et  me  paraît  encore  inconiesiable. 
Cependant,  il  n'en  est  pas  ainsi,  et  aujourd'hui  pour  ceux 
dont  je  viens  de  parler,  ce  qui  constitue  le  dessin  est  la 
vérité  du  mouvement.  Ces  novateurs  ont  été  même  plus 
loin,  et  j'ai  en  ce  moment  sous  les  yeux  une  brochure, 
spirituelle  du  reste,  dans  laquelle,  à  propos  d'un  grand 
peintre  de  notre  siècle,  que  je  regrette  amèrement  de  ne 
pas  voir  n)icux  dessiner,  l'un  d'eux  invente  un  genre  de 
dessin  qu'il  appelle  de  création,  et  qu'il  affirme  être  lepri- 


-    139    — 

vitège  du  génie  (i).  Or,  j'avoue  iiaïvemenl  que  je  ue 
comprends  pas  plus  ce  langage  que  je  ne  comprends  cer- 
taines ihéories  politiques  prèchées  niainlenant  avec  une 
ardeur,  un  sang  froid  imperturbables  1  Le  mouvement, 
sans  nul  doute,  se  traduit  par  le  dessin,  mais  il  n'est  pas 
le  dessin  ;  il  appartient  essenliellemeni  à  l'expression,  et 
naît  du  sentiment,  de  la  passion  qui  anime  une  figure.  En 
supposant  donc,  par  exemple,  que,  s'il  s'agit  d'un  person- 
nage donnant  des  ordres  à  ses  subordonnés,  on  ait  impri- 
mé à  sou  bras,  à  sa  main,  le  mouvement,  le  geste  le  plus 
naturel  du  commandement;  si  ce  bras,  cette  main  sont 
incorrects,  vainement  on  viendrait  soutenir  qu'ils  sont 
bien  dessinés.  L'expression  peut  être  vraie,  animée, 
mais  la  correction  manque,  et,  si  c'est  là  ce  qu'on  appelle 
dessin  de  création,  je  trouve  que  c'est  une  création  très 
malheureuse,  et  jamais  les  gens  de  goût  ne  s'aviseront 
de  l'attribuer  au  génie.  Convenons-en  de  bonne  foi  : 
toutes  ces  nouvelles  théories  sur  les  arts  sont  de  vérita- 
bles paradoxes,  auxquels  de  jeunes  amateurs  se  laissent 
prendre,  sans  pouvoir  en  donner  une  explication  raison- 
nable ;  tandis  que  certains  artistes  ne  les  soutiennent, 
quoiqu'ils  en  sentent  le  vide,  que  pour  masquer  leur  im  - 
puissance. 

Je  reviens  à  Pater,  dont  le  dessin  est  en  général  mau- 
vais. Ce  défaut  grave  résulte  chez  lui  du  manque  de- 
tudes  sérieuses,  faites  d'après  nature,  et  de  la  pi-ompiitude 
avec  laquelle  il  peignait,  afin  de  gagner,  en  peu  de  temps, 
le  plus  d'argent  possible. 

En  terminant  cette  appréciation  de  son  talent,  il  ne  me 

(I)   Salon  de  ISiii,  par  .M.  B.uiik'luiio  Dufays. 


—  tou  — 

paraît  pas  inuiile  d'enlicr  dans  quelques  consiJéialioiis 
sur  le  genre  qu'il  avait  ad-jplé.  J'entends  principalcmenl 
parler  ici  de  ceux  de  ses  tableaux  peints  à  riiiiiiaiion  de 
ceux  de  Walteau  II  faut  l'avouer,  ce  genre,  tel  aimable, 
tel  séduisant  qu'il  soit,  est  tout  à  l'ait  de  convention,  de 
fantaisie.  A  deux  époques  différentes,  son  immense  suc- 
cès a  été  le  résultat  de  la  mode  et  du  talent  incontestable 
des  trois  peintres  qui  l'ont  exploité.  En  effet,  le  sermim 
pecus  des  imitateurs  a  vainement  cherché  à  suivre  leurs 
traces.  Ils  avaient  emporté  dans  la  tombe  le  secret  de 
cette  magie,  de  cette  féerie  qui  animent  les  toiles  qu'ils 
nous  ont  laissées.  La  Motte  a  dit,  en  parlant  des  œuvres 
littéraires  : 

Tous  les  genrt's  sotil  bons,  hors  le  genre  ennuyeux. 

Je  suis  parfaitement  de  son  avis^  et  je  trouve  cette  maxi  - 
me  applicable  aux  arts  comme  aux  lettres  ;  mais  c'est  à  la 
condition  que  tous  les  genres  soient  traités  d'une  manière 
supérieure.  Pour  moi,  certaine  chanson  de  Déranger 
vaut,  à  son  point  de  vue,  la  plus  belle  ode  de  Pindare,  et 
un  paysage  de  Ruysdaël  égale,  en  valeur  de  sentiment,  un 
tableau  de  Raphaël.  Watteau,  à  cet  égard,  l'emporte  de 
l^eaucoup  sur  ses  deux  émules,  et  son  pinceau,  dans  les 
sujets  de  fantaisie,  a  un  côté  de  vérité,  de  profondeur, 
quant  à  l'art  que  l'on  rencontre,  sans  aucun  mélange  de 
mensonge,  dans  les  rares  porliaits  qui  complètent  son 
œuvre.  Toutefois,  proclamons-le  bien  haut,  Userait  irès- 
fàcheux,  ainsi  que  l'ont  essayé  depuis  quelque  temps  plu- 
sieurs de  nos  jeunes  artistes,  que  l'on  cherchât  à  ressusci- 
ter cette  école  du  dix-huitième  siècle,  enfant  charmant, 
mais  gâté,  de  la  régence,  et  tombé  dans  la  décrépitude 
lorsque  vint  la  révolution  de  1789.  Les  coquetteries  de 
la  palette  ne  vaudront  jamais  sa  franchise  et  sa  réalité. 


CATALOGUE  DE  L^OEUVRE  DE  PATEU. 


En  donnant  un  catalogue  des  ouvrages  de  Paier,  je  no 
me  dissimule  pas  que  malgré  mes  soins  et  mes  recher- 
ches, ce  travail  sera  peut-être  très  incomplet.  Ses  ta- 
bleaux sont  dispersés,  en  France,  dans  plusieurs  maisons 
et  cabinets  qui  ne  sont  pas  ouverts  au  public.  En  Angle- 
terre surtout,  il  y  en  a  un  assez  grand  nombre,  enlevés  à 
noire  pays,  à  dater  de  la  paix  de  1814.  A  celte  époque, 
les^lradiiionsîde  l'école  de  David  étaient  dans  toule  leur 
force,  et  Watteau,  Pater  et  Lancret,  mis  à  l'index,  vendus 
à  des  piix  très-minimes,  devenaient  l'heureuse  conquête 
des  éiiangei's  qui  visitaient  Paris.  Il  ma  donc  fallu  pren- 
dre des  informations  partout,  feuilleter  beaucoup  d'inven- 
taires el  de  brochures  sur  les  ans,  rechercher  les  gravu- 
res faites  d'après  notre  peintre,  afin  de  parvenir  à  compo- 
ser la  nomenclature  qui  va  suivre  : 

1 .  —  «  Une  Fête  galante,  avec  repas,  dans  une  cam- 
pagne. » 

Ce  tableau,  morceau  de  réception  de  Pater  à  l'Acadé- 
mie, est  au  Musée  du  Louvre. 

2.  —  a  Une  belle  Galerie,  ornée  de  figures  et  de  pein- 
tures. »  —  On  y  remarque  différentes  personnes  à  table, 
et  quatre  autres  des  deux  sexes,  chanlani  etjouant  de  di- 
vers instruments.  L'aichileclure  est  de  Boyer.  —  Toile 
de  22  pouces  de  haut  sur  17  de  large. 

(Le  catalogue  .lulienne  mrniionnc  ce  tableau  sous  le 


—  lG-2  - 

11°  245.  11  a  été  vendu,  en  1747,  à  M.  de  Monloclair,   la 
somme  de  1,000  livres.) 

3.  —  «  Un  Sujet  de  récréation.  »  -  Peint  sur  toile,  de 
28  pouces  de  haut  sur  38  de  large. 

(N"  254  du  même  catalogue.  —  Vendu  à  M.  de  Monia- 
lei  450  livres  ) 

4.  —  «  Un  Sujet  de  conversation  champêtre.  »  —  D 
15  pouces  de  haut  sur  11  pouces  1|4  de  large. 

(N°  52  du  cabinet  Quentin  de  Lorangère,  par  Gersaint. 
Paris,  1744.) 

5.  —  «  Une  Chasse  chinoise.  •  —  De  5  pieds  10  pouces 
de  hauteur,  sur  3  pieds  il  pouces  de  largeur. 

Ce  tableau  était  placé,  sous  Louis  XV,  à  Versailles, 
dans  une  galerie  faisant  aujourd'hui  partie  des  petits  ap- 
partements. Maintenant  on  l'a  mis  en  dessus  de  porte, 
dans  une  salle  de  billard  du  palais  de  Fontainebleau. 

G.  —  c(  Le  Bain.  » 

7.  —  «  La  Pêche.   ■• 

8.  —  «  La  Balançoire.   » 

9.  —  «  La  Danse.   » 

10.  -  «   Une  Fêle  champêtre.  » 

11.  —  -  Un  Repas  champêtre.  » 

Ce  sont  six  dessus  de  porte  placés  au  polit  Trianon, 
et  longtemps  attribués  à  Watleau.  Des  connaisseurs 
distingués,  qui  les  ont  examinés  dernièrement,   n'ont  pas 


—   163  — 

hésite  à  les  reconnaître  pour  desPaier,  malheureusement 
très  endommagés  et  très  repeints 

12.  —  "  Une  Halte  d'armée.  •> 

Tableau  mentionné  dans  la  Description  des  ouvrages 
de  peinture  exposés  dans  les  salles  de  l'Académie  royale, 
par  d'Argenville,  1  vol.  in-l2  ;  Paris,  Debure  père,  1781. 

13.  —  «  Le  Bal.  ••  —  Hauteur,  1  pied  10  pouces  ;  lar- 
geur, -2  pieds  1  pouce. 

(N°  223  du  catalogue  de  M.  Blondel  de  Gagny.  Ce  ta- 
bleau a  été  vendu  2,000  livres  à  M.  de  Nogaret,  et,  au  dé- 
cès de  ce  dernier,  il  a  été  porté  dans  son  catalogue  sous 
le  n"  95,  et  a  été  acheté  1,500  livres.) 

14.  —  "  Jeux  d  Enfants.  >  —  Tableau  sur  bois,  de  G 
pouces  de  haut  sur  8  pouces  li2  de  large.  H  représente 
un  enfant  dans  un  chariot  traîné  par  deux  chiens,  et  cinq 
autres  enfants,  dont  un  le  conduit. 

15.  —  "  Jeux  d'Enfants.  •>  —  Pendant  dujîrécédent, 
aussi  sur  bois  et  de  même  dimension.  Sept  enfants  jouent 
ensemble,  et  deux  d'entre  eux  sont  à  cheval  sur  des  bà- 

lODS. 

Ces  deux  tableaux  sont  mentionnés  dans  le  catalogue  do 
M.  de  Lalive;  Paris,  Le  Prieur,  176-i.  Le  catalogue,  ré- 
digé parce  seigneur,  est  un  des  plus  curieux  que  je  con- 
naisse. H  renferme  des  notes  succinctes  sur  tous  les  pein- 
tres dont  les  œuvres  y  sont  comprises.  Ces  œuvres  ap_ 
partienncnt  toutes  à  l'école  française,  et,  dans  une  pré- 
face remarquable,  M.  de  Lalive  explique  les  motifs  qui 
l'ont  porté  à  faire  cette  collection  :  «  Mes  guides,  dit-il, 
ont  été  mon  amour  pour  ma  patrie,  et  pour  les  talents 
qu'elle  a  produits.  » 


—   164  — 

A  1:»  inoil  (le  M.  de  Lalive,  Remy  a  rédigé  un  nouve.in 
catalogue,  en  l'année  1769,  dans  lequel  ces  deux  tableaux 
iigureiit  sous  le  n^  73.  M.  de  Lalive  les  a  gravés  avec  le 
litre  de  YAgecTo)'. 

16.  —  <'  Sujet  de  conversation,  où  l'on  voit  des  hom- 
mes et  des  femmes  dansant  sous  un  arbre.  »  —  Sur  toile, 
de  2  pieds  de  large  sur  1  pied  6  pouces  de  haut. 

17.  —  »  Un  homme  et  une  femme  dansant  au  son  de 
la  lyre,  tandis  que  d'autres,  assis  à  terre,  les  regardent.  » 
--  Même  dimension. 

(N°*  101  et  102  de  la  Galerie  électorale  de  Dresde, 
année  1765.) 

18.  —  «  Un  défilé  de  troupes  escortant  des  bagages.  » 
—  Toile  de  48  pouces  de  haut  sur  21  de  large. 

(N°  147  du  catalogue  raisonné  des  tableaux  des  Pays- 
Bas,  d'Allemagne  et  de  France,  par  Remy,  in-l2,   Didot, 

1757.) 

^\.  '  - 

19.  —  <•  Portrait  de  mademoiselle  d'Angeville,  repré- 
sentée en  Thalie,  entourée  de  génies  sous  différents  cos- 
tumes comiques.  »  —  Ce  portrait,  l'ait  à  l'imitation  de 
ceux  de  laCamargo  et  de  mademoiselle  Salle,  par  Lan- 
cret,  appartenait  sans  doute  à  la  jolie  actrice  qu'il  repré- 
sente. J'ignore  ce  qu'il  est  devenu.  Il  se  trouve  men- 
tionné dans  les  catalogues  Quentin  de  Lorangère  et  de  la 
Roque,  par  Gersaint,  1744  et  1745.  —  A  été  gravé  par 
Lebas. 

20   -  «  Le  Colin-Maillard.  » 

21.  —  '.  Le  Concert  amoureux.  » 


—   165   — 

22.  -  "  La  Conversation  inléressanle.  » 

23.  -  «  La  Danse  au  village.  » 

Ces  quatre  tableaux  ont  été  gravés  par  Fillœul,  et  rap- 
pelés dans  le  catalogue  du  cabinet  de  M.  Paignon-Dijon- 
val  par  Bénard;  Paris,  1810,  n"  8,257. 

24   —  •  L'Amour  et  le  badinage.  » 

25.  —  »  Les  Amants  heureux.  • 

(Même  catalogue,  n°  8258,  et  même  graveur.) 

26.  —  (c  Le  Désir|de  plaire.  » 

27.  —  ■■  Les  Plaisirs  de  l'Eté.   » 

(Même  catalogue,  n"  8,259,  gravés  par  Surugue.) 

28  —  «  L'Orchestre  de  village.  » 

29.  —  «  La  Marche  comique-  » 

(Même  catalogue,  même  numéro,  gravés  par  Ravenei.) 

30.  —  •  La  Fêle  de  Saturne.  >> 

31.  —  •  Le  Bain.  • 

(Idem,  gravés  par  Duflos  et  Surugue.  » 

32.  —  <•  Les  Vivandières  de  Brest.  » 

33.  --  .  L'Officier  galant.  » 

34.  —  «  Le  petit  Poinçon.  • 

(Même  catalogue,  n"  8,260.  Les  deux  premiers  gravés 
par  Lebas,  et  le  troisième  par  Scoltin.) 

35.  —  «  Le  Printemps.  » 

36.  -  «  L'Eté.  . 


—  166  — 

37.  —  -  L'Automne.  •' 

38.  —  '.  L'Hiver.  >> 

Ces  quatre  lableaux,  du  meilleur  temps  de  Pater,  ap- 
parlenaieiii  à  M.  le  marquis  de  Cliabrillant.  Ils  oui  été 
aclieiés  à  sa  vente,  en  1848,  par  un  Anglais,  qui  les  a 
payes  16,000  fr. 

39.  —  «  Sujet  galant,  hommes  et  dames  dans  un  jardin 
très  orné.  » 

Charmant  petit  tableau,  appartenant  à  M.  Lacaze,  l'un 
de  nos  amateurs  les  plus  distingués,  et  qu'il  a  payé,  je 
crois,  1 ,000  fr. 

iO.  —  <•  Fêle  au  village.  <> 

(N"  133  du  catalogue  Tardieu,  imprimerie  Maulde  et 
Benou,  année  1843.) 

41.  —  «  Bergère  endormie  ;  derrière  elle  un  berger 
orne  sa  houlette  de  fleurs.  »  —  Sur  bois, 

(No  213  du  catalogue  Brunet-Denon,  1846.) 

42.  —  «  Conversation  galante,  dans  un  joli  paysage.  « 

Vente  Aguado,  en  1843.  Ce  tableau,  très-bien  restauré 
par  M.  Roëhn,  a  été  retiré. 

43.  —  Il  y  a  plusieurs  tableaux  de  Pater  à  l'Ermitage, 
en  Russie.  N'ayant  point  le  catalogue  de  cette  collection, 
où  figurent  beaucoup  de  peintres  français  du  dix-huitième 
siècle,  je  ne  peux  en  indiquer  le  nombre  et  les  sujets. 
M.  Viardot  rappelle  le  nom  de  Pater  dans  son  livre  des 
Mjiscps,  d'Allemagne  et  de  Russie  ,'~  Paris,  1844,  p.  433, 
pour  lancer  Tanathème  contre  lui,  Raoux,  Lenain,  Des 
portes  et  Chardin.     Dans  la  biographie   que  j'ai  publiée 


—  167   — 

de  ce  dernier,  j'ai  déjà  fait  remarquer  que  M.  Viardol 
traitait  tous  ces  peintres  de  gejis  morfs  de  toutes  façons, 
dont  personne  ne  parle  plus,  dont  personne  n'avait 
peut-être  jamais  parlé,  en  terminant  par  celte  boutade 
très -peu  poétique  : 

«  Si  j'en  connais  pas  un,  je  veux  être  pendu  !  » 

Je  ne  peux  que  plaindre  M.  Viardot,  lui  qui  écrit  sur 
les  arts,  de  n'avoir  pas  connu  ces  artistes  avant  d'aller 
en  Russie,  et  de  les  apprécier  si  mal  depuis  son  retour. 
Chardin,  si  justement  vanté  par  Diderot,  Desportes,  Pater 
et  Raoux,  si  recherchés  tous  les  jours  par  les  amateurs 
de  bonne  et  agréable  peinture,  n'ont  rien  à  craindre  du 
JLgement  rendu  par  M.  Viardol.  Quant  à  Lenain,  son 
tableau  représentant  une  Forge,  qui  est  un  des  orne- 
ments de  l'école  française  au  musée  du  Louvre,  est  la 
réponse  la  plus  forte  que  je  puisse  faire  à  la  critique  de 
cet  Aristarque. 

44.  —  «  Le  Nid  de  Tourterelles.  »  —  Le  musée  de  Va- 
lenciennes  possède  ce  tableau,  et,  dans  le  curieux  cata- 
logue fait  par  M.  Potier,  professeur  à  l'Académie  de  cette 
ville,  il  est  mentionné  sous  le  n"  134,  et  attribué  à  Lan 
crel.  Il  m'a  paru,  et  plusieurs  connaisseurs  partagent 
mon  opinion,  être  évidemment  l'œuvre  de  Pater. 

4.T.  —  -  Un  Campement  de  troupes.  »  —  Sur  toile, 
60  centimètres  de  largeur  sur  47  de  hauteur. 

Ce  tableau,  d'une  conservation  parfaite,  est  l'un  des 
plus  agréables  «U  des  plus  capitaux  d»;  Pater  que  j'aie  ren- 
contrés. Il  se  compose  de  quarante  deux  personnages, 
militaires  de  tous  grades,  grisettes,  femmes  élégantes, 
vivandières,   dans  «les  occupations  et  des  altitudes  on  ne 

t'2 


—   168  — 

saurait  plus  variées.  Des  lenies,  et  tout  Tattirail  d'un 
camp  en  foimenl  les  accessoires .  Le  paysage  est  plein 
de  fraîcheur,  et,  dans  un  fond  vaporeux,  on  aperçoit  de 
petits  groupes,  placés  dans  la  demi-teinte,  touchés  avec 
une  facilité  merveilleuse.  Un  village  borne  l'horizon.  — 
Watteau  n'a  rien  fait  de  plus  spirituel,  de  plus  coquet,  et 
ce  qui  double  le  mérite  de  cette  œuvre,  c'est  qu'à  la  viva- 
cité, ù  l'harmonie,  à  la  transparence  de  la  couleur,  elle 
joint  un  dessin  beaucoup  plus  soigné  que  ne  l'est  ordi- 
nairement celui  de  Pater. 

46.  —  «  Assemblée  galante  dans  une  campagne.  »  — 
Sur  toile,  54  centimètres  de  largeur  sui-  45  de  hauteur. 

Sept  personnages  principaux,  en  y  comprenant  deux 
enfants,  occupent  le  centre  de  cette  agréable  production. 
Là,  le  dessin  laisse  à  désirer,  mais  le  coloris  est  aussi 
frais  qu'harmonieux. 

Ces  deux  tableaux  appartiennent  à  M.  P.,  amateur  à 
Valenciennes,  dont  le  goùi  fin  et  les  connaissances  en 
peinture  sont  appréciés  de  tous  ceux  qui  aiment  les  arts. 
En  maîtres  flamands  de  premier  ordre,  M.  P.  a  le  cabinet 
le  plus  nombreux,  le  plus  varié,  le  mieux  choisi  qui 
existe  dans  la  province. 

Je  dois  faire  observer  qu'il  existe  une  gravure  du  n"  45, 
sous  le  titre  de  la  Tente  de  vivandières  du  quartier-gé- 
ral,  dédiée  à  M.  le  maréchal  de  Biron,  pair  de  France  j 
cette  gravure  est  de  Baudouin,  capitaine  d'une  compagnie 
au  régiment  des  gardes  françaises  en  1762,  auquel  le  ta- 
bleau original  appartenait. 

M.  P.  a,  depuis  la  publication  de  celte  biographie  dans 
les  Archives  du  Nord  et  dans  \'Ariis(e,   cédé  le  Campe- 


—  169  — 


ment  de  troupes  à  M.  Roney,  qui  habite  Paris.  Ce  der- 
nier tiendra,  sans  doute,  à  conserver  celle  production 
capitale  d'un  peintre  né,  comme  lui,  à  Valenciennes. 


CONTES    DE    LA    FONTAINE, 

47.  —  «  Les  Aveux  indiscrets.  »  —  Gravé  par  Fillœul. 
48»  —  «.  Le  Baiser  donné.  »  -   Idem. 
49.  —  "  Le  Baiser  rendu.  »  —  Idem. 
60.  —  «  Le  Glouton.  —  Idem. 

51.  —  «La  Matrone  d'Ephèse.  »  —  Idem. 

52.  -  "  Le  Cocu  battu  et  content.  »  —  Idem. 

53  et  34.  —  Deux  auires  tableaux  d'après  ces  contes, 
dont  je  n'ai  pu  retrouver  les  litres 

La  coUeciion  complète  s'élève  à  vingt-huit,  dont  huit  de 
Pater,  onze  de  Lancret,  deux  de  Boucher,  trois  de  Weu- 
ghels,  deux  de  Lemesie  et  deux  de  Lorrain.  —  Toutes 
ces  gravures,  très-belles  épreuves,  existaient  dans  le  ca- 
binet Quentin  de  Lorangère,  tandis  que  le  cabinet  des 
Estampes  de  Paris  n'en  a  qu'une  seule  d'après  Pater,  le 
Cocu  battu  et  content. 

ROMAN  COMIQUE  DE  SCARRON. 

65  —  <<  Arrivée  des  Comédiens  dans  la  ville  du  Mans.  ^ 
—  Gravure  de  L  Surugue,  172P. 


—   170  — 

56.  —  '•  Bataille  arrivée  dans  le  iripot,  qui  trouble  ht 
comédie.  »  —  Gravure  de  Jeaurat. 

57.  —  "  La  Rapinière  tombe  sur  la  chèvre.  »  -  Gra- 
vure de  Louis  Surugue. 

58.  —  «  Arrivée  de  l'opérateur  à  l'hôtellerie.  •  —  Gia- 
vure  de  Scotin, 

59.  —  »  Le  poète  Roquebrune  rompt  la  ceinture  de  sa 
culotte  en  voulant  monter  à  cheval  à  la  place  de  Ragotin. 
—  Gravure  de  Jeaurat. 

60.  —  '•  Ragotin  déclamant  ses  vers,  des  paysans 
croient  qu'il  prêche.  »  —  Gravure  de  B.  Audran. 

61.  —  «  Pyramyded'aîleseide  cuisses  de  poulet,  élevée 
sur  Tassielte  du  Destin  par  madame  Bouvillon.  »  —  Gra- 
vure de  Lépicié. 

62.  —  «  Madame  Bouvillon  ouvre  la  porte  à  Ragotin, 
qui  lui  fait  une  bosse  au  front  »  -  Gravure  de  Surugue 
fils. 

63  —  «  Madame  Bouvillon,  pour  tenter  le  Destin,  le 
prie  de  lui  chercher  une  puce.  «  -  Gravure  par  L.  Su- 
rugue. 

6-4.  —  «  Ragotin  à  cheval,  sa  carabine  lui  tire  entre 
les  jambes.  —  Même  graveur. 

65,  66,  67  et  68.  —  Quatre  autres  sujets,  tirés  du  Ro- 
man comique,  et  que  je  n'ai  pu  retrouver. 

La  collection  complète  est  de  seize  pièces,  dont  qua- 
torze par  Pater  et  deux  par  Dumont. 


—    171    — 

Dans  un  voyage  qu'il  a  fait  au  Mans,  ville  où  Scarron  a 
placé  les  principales  scènes  du  Roman  comique,  M.  Di- 
naux  a  vu  dans  la  bibliothèque  les  tableaux  que  je  viens 
de  mcnlionner. 


DESSI.XS    D£    PATER. 

Les  dessins  de  ce  peintre  sont  rares.  Il  les  exécutait 
à  la  sanguine  sur  papier  blanc,  et  quelquefois  il  les  soi- 
gnait beaucoup. 

Le  catalogue  Paignon  -  Dijonval  mentionne,  sous  le 
n"  3292,  quatre  études  de  figures  de  femmes,  vêtues  dans 
le  goût  de  Waileau,  et  dessinées  sur  une  feuille  de  papier 
blanc  de  dix  pouces  sur  sept  pouces. 

Le  Musée  de  Valenciennes  en  possède  deux  de  peu 
d'importance. 

Enfin,  j'ai  en  ma  possession  deux  jolis  dessins  de 
Pater  louches  avec  beaucoup  d'esprit  et  de  finesse.  Long- 
temps, on  les  a  aiiribués  à  Aveline;  mais  j'en  ai  reiiouvé 
les  gravures  avec  le  nom  de  Paier  comme  dessinateur  et 
d'Aveline  comme  graveur. 

Les  estampes  d'après  Pater  sont  de  M.  de  Lalive,  Fil- 
lœui,  Surugue  père  et  fils,  Ravenei,  Lebas,  Scotin,  de 
Baudoin,  Jeaurat,  lî.  Audran,  Lepicié,  Dumont  et  Ave- 
line. 


NOTICE  BIOGRAPHIQUE 

SUR 

JEAIV  -  BAPTISTE  -  SIIIÉON      CHARDIiX 

SUIVIE   DU  CATALOGUE  DE  SES   OUVRAGES, 

ET  DES  GRAVURES  FUTES  d'APRÈS  SES  TABLEAUX. 


«  Le  genre  des  peinlures  de 
«  Chardin  parait  ôlre  ,  à  la  vérité, 
B  le  plus  facile,  mais  aucun  pein- 
»  tre  n'est  aussi  parfait  dans  le 
«  sien.  » 

Diderot,  salon  da  l7<'>o. 


CHARDIX 


I. 


Chardin  est  du  nombre  de  ces  artistes  distingues,  que 
la  légèreté  de  notre  nation  et  un  préjugé  déplorable  ont 
pendant  longtemps  plongé  dans  l'oubli.  Sans  doute,  il 
est  pénible  d'en  faire  l'aveu,  mais  nous  sommes  ainsi  faits, 
et  c'est  pour  les  français  surtout  que  le  proverbe  «  Nul 
»  n^est  prophète  dans  son  pays  »  est  d'une  vérité  incon- 
testable. Si  le  peintre  du  Denedicite,  de  la  Mère  labo- 
rieuse, avait  pris  naissance  en  Belgique  ou  en  Hollande, 
on  le  porterait  aux  nues  dans  ce  bon  royaume  des  Gaules, 
où  ce  qui  vient  de  l'étranger  a  toujours  été  accueilli 
avec  la  plus  grande  faveur.  En  le  comparant  à  beaucoup 
d'autres  maîtres  des  Pays-Bas,  ou  dirait  :  «  Celui-là,  en 
»  prenant  la  natuiesur  le  fait,  n'est  jamais  trivial  ;  s'il  est 
»  grand  coloriste,  il  n'est  pas  moins  bon  dessinateur  : 
»  en  un  mot,  il  réunit  tout  ce  que  doit  posséder  un  excel- 
»  lent  peintre  de  genre.  •  —  Mais,  hélas  1  Chardin  était 
français,  et  c'est  une  lâche  que  ses  éminentes  qualités 
n'effaceront  jamais  aux  yeux  de  ses  compatriotes  ! 

Sa  vie  fut  simple,  comme  son  caractère,  comme  son 

lalfMii...  Qiioiqd'i'llc  ail  éié  longue,  les  mémoires,  les  bio- 


—   176  — 

graphies  de  son  temps  gardent  à  peu  près  le  silence  le 
plus  complet  sur  les  actes  qui  l'ont  remplie,  parce  que  ces 
actes  n'ont  eu  sans  doute  aucun  éclat.  C'est  un  cercle 
monotone,  dont  le  centre  est  rempli  par  ses  ouvrages,  et 
dont  la  circonférence  n'a  que  deux  points  faisant  saillie, 
Ja  date  de  sa  naissance  et  celle  de  sa  mort. 

Jean-Baptisie-Siméon  Chardin  reçut  le  jour  à  Paris, 
dans  l'annét;  1699.  Son  père,  honnèle  tapissier,  dont 
toute  l'ambition  pour  ce  fils  unique  était  de  lui  donner  sa 
profession,  eut  l'idée  de  le  faire  initier  à  l'art  du  dessin, 
dans  le  but  de  lui  rendre  plus  faciles  les  travaux  de  dé- 
cors que  l'on  exécutait  alors  dans  les  hôtels  de  la  capitale. 
Les  premiers  essais  de  Chardin  déterminèrent  sa  voca- 
tion, et  il  entra  en  qualité  d'élève,  dans  l'atelier  de  Pierre- 
Jacques  Cazes,  peintre  d'histoire,  de  nos  jours  à  peu 
près  ignoré.  On  sait  ce  qu'était  alors  la  peinture  histo- 
rique qui,  s'étant  éloignée  des  principes  des  grandes  éco- 
les d'Italie,  se  résumait,  quant  à  son  plus  haut  point  de 
perfection,  dans  les  toiles  lourdes  et  froides  de  Lebrun. 
Ce  système  ne  pouvait  convenir  ni  à  l'organisation  ni  au 
goût  de  Chardin.  Aussi  laissa-t  il  complètement  de  coté  la 
manière  de  son  maître  et  se  borna-t-il  à  faire  des  tableaux 
de  genre,  de  nature  morte,  et  des  poriraits.  Il  fut  nommé 
à  l'Acadéniie  royale  le  25  septembre  1728,  et  lui  offrit, 
pour  sa  réception,  la  toile  représentant  une  raie  ouverte, 
des  huilres  et  quelques  accessoires,  qu'on  voit  au  musée 
du  Louvre,  dans  l'une  des  nouvelles  salles  de  l'école  fran- 
çaise. C'est  une  de  ses  productions  les  moins  remarqua- 
bles, quoiqu'elle  soit  empreinte  d'un  naturel  et  d'un  colo- 
ris annonçant  tout  ce  qu'il  pouvait  devenir  un  joui'.  De- 
puis, il  a  porté  bien  plus  loin  la  vérité  et  le  talent  du 
modelé  cl  de  la  composition. 


—   177   — 

Elu  conseillei' en  1743,  il  ne  larda  pas  à  aller  habiter 
[avilie  de  Rouen,  où  il  exerça  pcndanl  plusieurs  années 
les  foneiions  de  trésorier  de  l'Académie  des  sciences, 
belles-lelires  eiarts.  L'époque  où  il  se  maria  avec  une 
demoiselle  Françoise-Margueriie  Pouget,  née  sans  doule 
dans  celle  ville,  et  dont  il  a  fait  le  porirail  au  pasiei,  en 
1775,  esi  inconnue.  De  celle  union,  qui  fut  nés  heureuse, 
il  ne  naquit  qu'un  fds.  Son  père  disait,  en  parlant  de  la 
difflcullé  de  parvenir  dans  l'art  de  la  peinture,  que  ce  fds 
l'ayant  sentie  trop  tôt,  tomba  dans  le  découragement  et 
ne  fit  rien.  Il  parait  cependant  certain  qu'il  avait  obtenu 
le  grand  prix  de  peinture  en  1754. 

Chardin  était  spirituel  et  d'un  excellent  jugement.  Ces 
qualités  sont  prouvées  par  les  conversations  sur  les  ex- 
positions qu'il  eût  souvent  avec  Diderot,  son  plus  sincère 
admirateur,  et  dont  ce  philosophe  s'est  plu  à  donner  des 
liagmenls  dans  ses  brochures  sur  les  salons.  Son  carac 
tère  égal  et  franc  le  portait  à  une  bienveillance  raisonnée 
et  à  une  indulgence  exemple  de  flatterie  et  de  faiblesse 
envers  tous  ses  confrères.  Un  jour,  il  répondit  au  fonda  • 
tour  de  l'Encyclopédie  et  à  quelques  hommes  de  lettres 
l'accompagnant  à  l'exposition  et  rendant  des  arrêts  de 
proscription  contre  une  foule  d'artistes  :  «  Messieurs, 
»  messieurs,  plus  de  douceur  ?..  Entre  tous  les  tableaux 
»  qui  sont  ici,  cherchez  le  plus  mauvais,  et  sachez  que 
>'  deux  mille  malheureux,  désespérant  de  faire  jamais, 
>•  môme  aussi  mal,  ont  brisé  le  pinceau  entre  leurs  dents. 
«  Ce  Parrocel,  que  vous  appelez  un  barbouilleur,  et  qui 
w  l'est,  en  efl'et,  si  vous  le  comparez  à  Vernet,  ce  Parro- 
•  cel  est  pourtant  un  homme  raro,  relativement  à  la  mul- 
■>  tiiude  de  ceux  ayant  abandonné  la  carrière  dans  la- 
«  quelle  ils  sont  entrés  avec  lui.     Lemoine   disait  qu'il 


-   17R   — 

•  fallait  trente  ans  de  méiior  pour  conserver  son  esquisse, 
•>  et  Lemoine  savait  ce  qu'il  disait.     Si  vous  voulez  m'é- 

•  couler,  vous  apprendrez  peut-êlre  à  être  moins  sé- 
»   vères.    » 

S'il  fallait  en  croire  (juelques  brochures  du  temps, 
Chardin  était  adonné  à  la  paresse,  ne  produisant  que  ra- 
rement, et  laissant  passer  les  années  d'exposition  sans 
faire  jouir  le  public  des  fruits  de  son  pinceau.  Il  existe 
même  un  petit  ouvrage  anonyme,  très  rare  aujourd'hui, 
intitulé  :  «  Eloge  funèbre  de  M.  C...,  conseiller  de  l'Aca- 
j)  demie  royale  de  peinture  »  dans  lequel,  en  reconnais- 
sant la  naïveté  spirituelle  et  la  vérité  de  ses  tableaux,  on 
lui  reproche  d'en  faiie  trop  peu.  Ce  pamphle*,  partici- 
pant a  la  fois  de  l'éloge  et  du  blâme,  est  signé  F.,  et,  dans 
finlenlion  de  fustiger  la  paresse  de  Chardin,  son  auteur 
suppose  que  ce  peintre  s'occupe  du  soin  de  faire  un  ta- 
bleau dont  le  sujet  est  d'une  piquante  singularité  : 

«  Il  s'y  est  peint,  dit-il,  avec  une  toile  posée  devant  lui 
•>  sur  un  chevalet.  Un  petit  génie,  qui  représente  la  Na- 
»  lure,  lui  apporte  des  pinceaux.  Il  les  prend,  mais  en 
»  même  temps  la  Fortune  lui  en  ôle  une  partie,  et  tandis 
»  qu'il  regarde  la  Paresse,  lui  souriant  d'un  air  d'indo- 
»  lence,  l'autre  tombe  de  ses  mains.   » 

Celle  opinion,  présentée  sous  une  forme  allégorique, 
que  l'anonyme  a  sans  doute  tiouvée  très  piquante,  est 
exagérée.  Chardin,  que  sa  fortune  personnelle  et  ses 
places  faisaient  vivre  dans  une  douce  aisance,  ne  travail- 
lait point  pour  l'argent,  et  ne  se  menait  à  son  chevalet 
que  lorsque  le  momenl  de  rinsplralion  ariivail.  L'essen- 
liel,  dans  tous  les  arls,  est  de  bien  faire  ;  !e  talent,  non 


—   179  — 

plus  que  l'aciivité  d'esprit  d'uuariisle,  ne  secalculeni  pas 
d'après  la  quaniiié,  mais  d'après  la  valeur  de  ses  produc- 
lions  Le  catalogue  de  l'œuvre  de  Chardin,  que  nous 
avons  rendu  complet,  autant  que  possible,  prouvera 
d'ailleurs  que  le  nombre  de  ses  tableaux,  est  loin  d'être 
restreint.  Il  aimait  son  art,  en  parlait  avec  science,  avec 
ardeur,  et  l'a  exercé  jusqu'aux  derniers  jours  de  son  exis- 
tence. En  effet,  en  1779,  plusieurs  têtes  d  étude  au  pas- 
tel avaient  été  envoyées  par  îui  au  Salon,  et  ce  fut  le  6 
décembre  de  celte  année  qu'il  mourut,  âgé  de  81  ans. 


II. 


En  nous  livrant  maintenant  à  l'examen  du  talent  de 
Chardin,  de  sa  manière  de  peindre,  nous  devons  dire  que 
dans  la  presque  loialiié  des  sujets  fort  simples  qu'il  a  iini- 
tés,  personne  ne  l'a  surpassé,  et  bien  peu  l'ont  égalé, 
quant  à  la  vérité  matérielle,  à  l'harmonie  des  couleurs, 
à  l'accord  des  accessoires  et  à  l'effet  général  Unique 
dans  ses  compositions  pour  l'esprit  ,  le  seniimeni,  cl 
même  la  malice  n'excluant  jamais  la  bonhomie  et  la  fran- 
chise, il  est  fort  au-dessus  des  plus  célèbres  peintres  fla- 
mands et  hollandais.  Le  dessin  de  ses  figures,  sans  être 
minutieusement  étudié,  est  presque  toujours  ferme,  coi- 
recl  et  plein  de  mouvement.  La  lumière,  ses  dégrada- 
dations  les  plus  délicates,  ne  lui  échappent  jamais  ;  elles 
donnent  à  tous  les  objets  qu'il  a  peinis  un  relief  sui  pre- 
nant. Ce  relief  est  surtout  remarquable  et  a  quelque 
chose  de  magique  dans   le  groupe    de  marbre  d'après 


—    !8<j  — 

Pigal,  placé  par  lui  sur  la  toile  où  il  a  repr<'>senlé  un  éco- 
lier qiii  dessine.  Aucun  iraii  distinct  ne  signale  ce  groupe, 
quoi([ue  la  forme  en  soit  inattaquable,  et  le  contour, 
perdu  dans  la  vérité  de  la  couleur,  fait  que  l'œil  suit  cha- 
cune des  circonvolutions  du  marbre,  avec  la  conviction 
qu'il  est  détaché  du  fond.  C'est  à  propos  de  cette  œuvre, 
si  puissante  dans  sa  simplicité,  qu'un  anonyme  a  consi- 
gné, dans  une  Lrochure  sur  le  Salon  de  1753,  les  obser- 
vations suivantes  :  «  M.  Chaidin  embrasse  peu,  mais  il 
»  achève  tout  ce  qu'il  entreprend.  Pourquoi  n'est-il  pas 
"  toujours  également  heureux  dans  le  choix  de  ses  su- 
•>  jets  ? . .  .  D'aussi  grands  talents  devraient-ils  être  cm 
•>  ployés  à  peindre  une  nature  peu  agréable  ?..  Peut  on 
»  lui  pardonner  d'avoir  fait  un  très-beau  tableau  d'unéco- 
»>  lier  dessinant  d'après  le  Mercure,  de  M.  Pigal?. . .  Le 
»■  lieu  de  la  scène  est  un  mauvais  grenier  rendu  avec 
«  beaucoup  de  vérité.  C'est  bien  peu  connaître  ses  avan- 
»  tages  que  de  ne  pas  choisir  ce  qui  peut  flatter  les  sens 
»  et  rire  à  l'imagination.   » 

Il  nous  a  paru  curieux  de  reproduire  ce  passage,  où, 
louten  rendantjustice  au  talent  incontestable  de  Chardni, 
l'anonyme  le  blâme  sur  le  choix  des  sujets  qu'il  a  traités, 
et  voudrait  qu'il  n'eût  employé  ses  pinceaux  qu'à  retracer 
des  images  flattant  les  sens  et  souriant  à  l  imagination. 
Cela  ne  rappelle-t-il  pas  ce  mot  de  Louis  XIV,  à  l'occa- 
sion de  quelques  tableaux  de  Téniers,  placés  dans  les  pe- 
tits appartements  de  Versailles  :  «  Qu'on  éloigne  de  mes 
»  yeux  ces  vilains  magots  là  !  »  —  Esl-cç  que  la  pein 
lure  n'est  destinée  qu'à  s'emparer  des  scènes  riches,  bril- 
lantes, volupiueuses  de  la  vie  humaine?...  des  personna- 
ges dont  la  figure  est  noble,  gracieuse  ,  et  dont  les 
formes  élégaules  sont  recouvertes  de  velours,  de  soie  et 


—   181   — 

d'or  ?...  Le  pauvre  bûcheron  dans  sa  chaumière,  entouré 
de  sa  femme,  de  ses  enfants,  que  de  grossiers  vêlements 
défendent  contre  les  rigueurs  de  l'hiver,  n'offre-t-il  pas 
autant  d'ailrait  à  l'àme,  de  ressources  au  talent  de  l'ariisie 
qu'un  grand  seigneur,  un  opulent  banquier  dans  leurs 
salons,  ou  une  pimpante  petite-maîtresse  dans  son  bou- 
doir? Si  l'opinion  de  l'anonyme  était  vraie,  il  faudrait 
condamner  Murillo  pour  ses  admirables  mendiants,  Van- 
Osiade  pour  son  Maître  d'école  de  village,  Brauwer  pour 
ses  tabagies,  où  éclatent  avec  tant  de  verve  et  de  chaleur 
le  délire  bachique  et  les  mœurs  débraillées  du  peuple 
flamand.  Chardin  aimait  la  vie  intime,  familière  ;  la 
classe  moyenne,  laborieuse  de  la  société  l'intéressait, 
touchait  son  cœur  ;  il  se  plaisait  à  en  consigner  sur  la 
toile  toutes  les.  habitudes,  et  sa  Pourvoyeuse,  sa  Rêcureu- 
se,  son  Garçon  marchand  de  vin  ont,  aux  yeux  de  tout 
homme  de  goût,  une  valeur  bien  au-dessus  de  celle  des 
nymphes  boursoufllées  ,  des  bergères  enrubannées  de 
Boucher,  et  des  tableaux  mythologiques  et  héroïques  de 
M.  Natoire  et  compagnie. 

Mais  nous  irons  plus  loin  en  soutenant  que  Chardin  a, 
lorsqu'il  le  faut,  toutes  les  qualités  que  semble  lui  refuser 
le  malencontreux  anonyme.  Dans  ses  tableaux  avant 
pour  titres  :  la  Gouvernante,  la  Mère  laborieuse,  le  He- 
nedicite,  les  Amusements  delà  vie  privée,  le  Négligé,  ou 
la  toilelte  du  matin,  la  jeune  femme  jouant  de  la  serinette, 
il  y  a  une  grâce  naturelle,  une  élégance  sans  afféterie, 
qui  charment  l'œil,  et  n-posent  délicieusement  la  pensée 
sur  tous  les  détails  des  drames  iniinies  qu'il  a  mis  en 
scène.  Pour  moi,  je  Je  déclarée,  en  dépit  de  la  luodc. 
dont  les  oracles  ne  vivent  qu'un  jour,  je  place  Chardin 
bien  au-dessu*^  do  (ireuze,  homme  de  beaucoup  de  la- 


—    1S2   — 

loin,  sansfloiilc,  mais  maniéré,  peiné,  souvent  d'un  Ion 
violàiro,  dont  les  personnages  paraissent  appartenir  ù 
l'ancien  théâtre  de  l'Opéra-Comique,  et  qui  n'a  jamais  at- 
teint la  vérité  de  formes,  de  sentiment,  la  variété  d'ex- 
presssion,  l'harmonie  et  la  fermeté  de  couleur  de  notre 
|)einire. 

'<  Le  faire  de  Chardin, 'comme  dit  Diderot,  est  particu- 

»  her  ;  il  a  de  commun  avec  la  manière  heurlée,  dans  ses 
»  compositions  de  nature  morte,  que  de  près  on  ne  sait 
»  pas  bien  ce  que  c'est,  et  qu'à  mesure  qu'on  s'éloigne, 
»  l'objet  se  crée,  et  finit  par  être  celui  de  la  nature  même. 
"  Souvent  aussi,  il  plaît  également  dépités  et  de  loin.  » 

Ajoutons  à  ce  jugement  qu'il  peignait,  autant  que  pos- 
sible du  premier  coup  et  en  pleine  paie.  C'était  surtout 
dans  les  aspérités  de  la  couleur,  dans  les  accidents  de  la 
lumière  que  consistaient  ses  moyens  d'illusion.  Ils 
étaient  tels,  que  jamais  aucun  artiste  n'est  arrivé  à  une  si 
parfaite  imitation  de  la  nature  !... 

C'est  ici  le  lieu  de  défendie  Chardin  contre  l'espèce  de 
mépris  que  certaines  personnes,  s'occupanl  très  légère- 
ment de  critique  en  fait  d'art,  déversent  sur  son  talent  et 
ses  ouvrages.  A  nous,  qui  l'aimons  et  l'admirons,  cela 
paraît  à  la  fois  une  mission  de  justice  et  d'utilité,  en  ce 
que  ce  grand  peintie  doit  enfin  occuper  la  place  qu'il  mé- 
liie  parmi  les  premiers  artistes  de  l'école  française. 
Peui-ètie  sufiîra-t-il  d'éclairer  le  public  sur  le  peu  de  va- 
leur des  coups  qui  lui  ont  été  portés  pour  le  ramènera 
lui.  Dans  le  nombre  de  ces  critiques,  nous  choisirons 
celui  dont  les  brochures  sont,  depuis  quelque  temps, 
entre  les  mains  de  beaucoup  d'amateurs  de  peinture. 


—   1S3  — 

M.  Viardol  a  publiô  la  vie  des  peiiilres  espagnols,  pour 
servir  d'inlioduclio.i  à  la  coUeciioii  gravée  de  la  galerie 
beaucoup  irop  vauiée  de  M.  Aguado.  Il  a  fait  suivre  cet 
ouvrage  do  volumes  conteiianl  de  curieux  renseignements 
sur  les  musées  d'Italie,  d'Angleicrre,  de  Belgique,  d'Al- 
lemagne et  de  Russie.  Dans  ce  dernier  travail,  à  l'oc- 
casion de  la  galerie  de  l'Ermitage,  voici  ce  que  M.  Viar- 
dot  dit  de  Chardin  : 

«  L'on  ne  trouve  pas  seulement  dans  les  salons  et  bou- 
»  doirs  de  Catherine  II  les  quelques  noms  illustres  de 
■  notre  ancienne  école,  ni  même  ceux  des  artistes  se- 
»  condaires  qui  ont  laissé,  sinon  de  la  renommée,  au 
))  moins  quelque  réputation,  tels  que  Vouët,  Lafosse, 
»  Sanierre,  Lahyre,  lesVanloo. . . .  C'est  encore  une  foule 
»  absolument  nouvelle,  des  gens  morts  de  toutes  façons, 
'  dont  personne  ne  parle  plus,  dont  personne  n'avait 
»  pcut-êlre parlé...  Lenain,  Lemoine.  Desportes,  Pater, 
»  Chardin.  —  Si  feri  connais  pas  un,  je  veux  être  pen- 
•  du  !..  .  Il  faut  aller  en  Russie  pour  apprendre  seule- 
»  7nent  leurs  noms,  n 

Quel  brevet  d'érudition  et  de  saine  critique  se  donne- 
là  M.  Viardot!..  Certes,  il  n'y  va  pas  de  main  morte 
pour  jeter  sur  le  carreau  et  enterrer  des  artistes  fran- 
çais qui  ont  laissé  des  œuvres  très  recommandables,  tous 
les  jours  recherchées  par  les  vrais  amateurs  ;  œuvres  se 
ponant  à  merveille,  malgré  l'arrêt  suprême  qu'il  prononce 
contre  elles  !  !  Voilà  donc  Chardin  placé  d'un  trait  delà 
plume  qui  a  vanté  tant  de  croules  de  la  galerie  Aguado, 
au  nombre  des  peintres  n'ayant  laissé  aucune  réputation , 
dont  personne  ne  parle  plus,  dont  personne  n  avait  peut- 

13 


—   I8i  — 

être  jamais  parlé,  et  il  fallait  allei'  en  Russie  pour  ap- 
prendre son  nom. 

Nous  ravouoiis  ,  c'est  avec  le  plus  grand  élonnement 
que  nous  voyons  un  homme  d'esprit,  s'occupant  de  Ihis- 
lolre  de  l'art,  traiter  avec  un  tel  dédain  un  artiste  de  la 
force  de  Chardin  !  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  regardions 
M.  Viardot  comme  manquant  absolument  de  goût  en 
peinture.  Mais  nous  pensons  que,  dans  son  enthousiasme 
pour  les  artistes  italiens,  espagnols,  flamands  et  allemands, 
il  ne  s'est  pas  donné  la  peine  de  jeter  les  yeux  sur  les 
œuvres  du  pauvre  peintre  français  qui  a  nom  Chardin. 
Nous  ne  supposons  pas,  non  plus,  qu'il  n'ait  point  Iules 
articles  de  Diderot  sur  les  expositions  de  son  temps, 
mais  nous  croyons  qu'il  les  a  oubliés.  Ces  articles  si  vi- 
goureux de  style,  si  justes,  en  généi'al,  d'appréciations, 
échappés  du  cerveau  d'un  homme  auquel  il  est  impossi- 
ble de  refuser  le  sentiment  de  tous  les  arts,  et  que  Gréiry, 
Greuze,  Vernet,  Falconnet,  Bouchardon  se  plaisaient 
constamment  à  consulter,  parlent  ainsi  de  ce  peintre 
tout-à-fait  inconnu,  dont  personne  n'a  jamais  parlé  : 
«  Vous  venez  à  temps,  Chardin,  pour  charmer  mes  yeux 
»  que  plusieurs  de  vos  confrères  avaient  mortellement 
»  affligés.  —  Vous  revoilà  donc,  grand  magicien,  avec 
•  vos  compositions  muettes  '  Qu'elles  parlent  éloquem- 
»  ment  à  l'artiste  !  Que  de  choses  elles  lui  disent  sur 
»  l'imitation  delà  nature,  la  science  du  coloris  et  de 
»  l'harmonie  !  Comme  l'air  circule  autour  de  ces  objets  ! 
•>  la  lumière  du  soleil  ne  sauve  pas  mieux  les  disparates 
»  des  êtres  qu'elle  éclaire  C'est  vous  qui  ne  connaissez 
»  ni  couleurs  amies,  ni  couleurs  ennemies. 

»  Chardin  est  si  vrai,  si  harmonieux,  que  lors  même 


—  isn  — 

»  qu'il  ne  place  sur  la  ioWe  que  la  nature  inanimée,  des 
»  vases,  des  jalles,  desbouleillcs  de  vin,  de  l'eau,  des 
■  raisins,  des  fruits,  il  se  soutient  et  vous  arrête,  à  côté 
»  de  deux  des  plus  beaux  Vernel,  auprès  de  qui  il  n'a  pas 
»  balancé  de  se  mettre; 

»  Il  apeint  celte  année  les  attributs  des  sciences,  les 
»  attributs  des  arts,  des  rafraîchissements,  des  fruits, 
»  des  animaux.  Il  n'y  a  presque  point  à  choisir  ;  tous 
»  ces  tableaux  sonl  delà  même  pcifection. 

»  Cet  homme  est  le  premier  coiorisle  du  Salon,  el 
»>  peut-être  un  des  premiers  coloristes  de  la  peinture.  — 
»  Je  ne  pardonne  pas  à  cet  impertinent  Webb  d'avoir 

•j  écrit  un  traité  de  l'art,  sans  citer  un  seul  français 

»  Je  ne  pardonne  pas  davantage  à  Hogarih  d'avoir  dit 
))  qucrécole  française  n'avait  pas  même  un  coloriste  n)é- 
»  diocrc.  Vous  en  avez  menti,  monsieur  Hogarth  ! .  .  .  . 
»  C'est  de  votre  part  plaiitude  ou  ignorance.  Je  sais  bien 
»  que  votre  nation  a  le  tic  de  dédaignei'  un  auteur  im- 
»  partial  qui  ose  parler  de  nous  avec  éloge  ;   mais  faut- 

•  il  que  vous  fassiez  bassement  la  cour  à  vos  concitoyens 
»  aux  dépens  de  la  vérité  ?. .  .   P<Mgnez,  peignez  mieux 

■  si  vous  pouvez.   —  Apprenez  a  dessiner,  el  n'écrivez 

•  pas.  —  Nous  avons,  les  Anglais  et  nous,  deux  manié 

■  res  bien  diverses  :  la  notre  est  de  surfaire  les  produc- 
o  tions  anglaises,  étrangères  ;  la  leur  est  de  déprimer  les 
»  nôtres.  Ilogarih  vivait  encore  il  y  a  deux  ans  ;  il  avait 
»  été  en  France,  et  il  y  a  (renie  ans  que  Chardin  est  un 

•  gr-and  coloriste. 

-  Cei  homme  est  au-dessus  de  Greuze  de  toute  la  dis- 
»  tance  de  la  tcne  au  ciel.     Il  n'a  point  de  manière  ,  je 


—  i8()  — 

•  me  iiuinpe,  il  a  la  sienne.  Mais,  puisqu'il  a  une  ma_ 
»  nière  sienne,  il  devrait  être  faux  dans  quelques  cir- 
»  coiisiances,  et  il  ne  l'est  jamais.  Le  genre  des  pein- 
»  tures  de  Chardin  paraît  être,  à  la  vérité,  le  plus  facile, 
»  mais  aucun  peintre  vivant  n'est  aussi  parfait  dans  le 
»  sien.  » 

Ces  citations,  extraites  du  compte-rendu  d'un  seul  Sa- 
lon, et  que  nous  eussions  pu  lendre  bien  plus  nombreu- 
ses, suffisent  pour  répondre  aux  dédains  de  M.  Viardot. 
S'il  avait  pris  la  peine  de  faire  pour  les  cabinets  de  pein- 
ture de  Paris  ce  qu'il  a  fait  pour  ceux  d'Angleterre,  de 
Belgique  et  d'Allemagne  ;  s'il  assistait  quelquefois  aux 
ventes  importantes  des  commissaires-priseurs,  il  acquer- 
rait la  conviction  du  degré  d'estime  que  portent  les 
connaisseurs  aux  ouvrages  de  Chardin.  Ils  se  sont  dispu- 
té ses  tableaux  aux  ventes  des  collections  de  MM  de  Ci- 
pierre  et  Saint,  à  des  prix  élevés.  C'est  à  la  dernière  dg 
ces  ventes  que  M.  Maicille  a  payé  7:^5  fr.  le  dessinateur 
assis  et  vu  de  dos,  petit  bois  de  9  pouces  6  lignes  de  hau- 
{Cur  sur  7  pouces  de  largeur  ;  et  610  fr .  la  femme  assise 
se  disposant  à  faire  de  la  tapisserie,  de  même  proportion. 

Il  est  vrai  de  dire  que  ces  deux  petits  tableaux  sont 
tout  simplement  des  chefs-d'œuvre  !  ! 

Chardin  a  été  gravé  par  les  artistes  de  son  temps.  Par- 
mi ces  artistes,  nous  citerons  Laurent  Cars,  Cochin  père, 
Fillœul,  Fiipart,  Lebas,  Lépicié  et  sa  femme,  etSurrugue. 
De  nos  jours,  MM.  Jacques,  Marvy  et  mon  fils,  Edmond 
Hédouin,  ont  fait  des  eaux-fortes  d'après  les  tableaux  de 
ce  maître  et  ses  dessins  qui  sont  très  rares.  Son  œuvre 
et  fort  recherchée  depuis  quelques  années  ;  j'en  possède 


-    187   - 

une  partie  ,  mais  la  coleclioii  de  ses  graMires  la  plus 
complèie  que  je  connaissse  appartient  au  comte  Clément 
de  Ris. 


ADDITION  A  LA  NOTICE  SUR  CHARDIN. 

Au  momenl  où  paraissait  dans  le  Bulletin  des  Arts  la 
notice  sur  Chardin,  on  nous  a  communiqué  quelques  ren- 
seignements nouveaux  sur  la  vie  de  ce  peintre  distingué. 

Ils  se  trouvent  consignés  dans  le  Nécrologe  des  hommes 
eélèbres  de  France,  tome  XV,  année  1780.  —  Nous  allons 
extraire  de  cet  ouvrage,  dont  la  collection  est  devenue 
fort  rare,  ce  qui  complète  notre  travail. 

—  •  Chardin  fut  reçu  membre  de  l'Académie  de  pein- 
»  ture  dans  sa  trentième  année.  Sa  modestie  ne  lui  per- 
»  mettait  pas  de  songer  à  une  place  dont  il  ne  se  croyait 
»  point  digne.  Il  est  d'usage  que  le  jour  de  la  petite  Fête- 
•>  Dieu  les  peintres  qui  ne  sont  pas  de  l'Académie  expo- 
»  sent  leurs  tableaux  place  Dauphine.  En  1728,  Chardin 
»  y  exposa  quelques-uns  des  siens.  Des  académiciens; 
»  que  le  hasard  ou  la  curiosité  y  avait  attirés,  furent 
»  frappés  du  talent  de  cet  artiste.  Un  tableau  enlr'au- 
»  très,  représentant  une  raie  ouverte,  les  étonna  par  sa 
o  vérité.  Ils  allèrent  visiter  Chardin,  l'engagèrent  à  se 
•  présenter;  il  fut  unanimement  agréé,  et  avec  les  plus 
■  grands  éloges  Ce  tableau  fui  son  morceau  de  réccp- 
»  lion. 


—    185    — 


w  lia  élé  marié  deux  fuis.  Il  n'avait  point  choisi  sa 
)'  pi'cmière  femme.  Son  père,  consulianl  plutôt  sa  pro- 
»  pre  ambition  que  l'inclination  de  son  fils,  disposa  de  sa 
»  main  et  le  présenta,  à  l'àgc  de  21  ans,  à  l'épouse  qu'il 
»  lui  destinait.  Elle  était  vertueuse,  et  d'une  figure  inté- 
»  fessante  ;  le  jeune  Chardin  s'attacha  d'abord  à  elle, 
»  plus  par  devoir  que  par  amour.  Il  était  près  de  l'épou- 
»  ser,  lorsqu'elle  se  trouva  réduite,  par  les  mauvaises 
■  affaires  de  sa  famille,  à  un  étal  voisin  de  l'indigence. 
0  Le  père  de  Chardin  voulait  rompre  ce  mariage  ;  mais 
»  l'autorité  paternelle  ne  put  rien  contre  la  sévère  pro- 
»  bile  du  jeune  artiste  qui,  dans  le  temps  où  cette  ver- 
»  tueuse  flUe  était  riche,  n'eut  peut-être  jamais  songea 
»  elle,  mais  envers  laquelle,  dans  sa  disgrâce,  il  se  fit  un 
»  devoir  de  remplir  ses  engagements.  Il  eut  toujours 
»  pour  elle  les  procédés  les  plus  tendres,  et  lorsqu'il  eut 
»  le  malheur  de  la  perdre,  à  peine  les  dispositions  heii- 
»  reuses  du  seul  enfant  qu'il  en  avait  eu  purent-elles  lui 
»  faire  supporter  le  chagrin  qu'il  ressentit. 

»  Son  fils  lui  fut  aussi  enlevé  par  une  mort  prémaïu- 
o  fée.  Il  ne  retrouva,  après  plusieurs  années,  un  peu  de 
»  repos  et  de  consolation  que  dans  son  union  avec  Mar- 
»  guérite  Pouget,  qui  lui  survécut. 

»  Aimé,  estimé  de  ses  compatriotes,  les  étrangers  et 
»  surtout  le  roi  de  Suède  et  Catherine  II,  héritière  du 
»  trône  et  du  génie  du  czar  Pierre,  se  sont  empressés  de 
»  se  procurer  ses  ouvrages. 

»  Chardin  était  plus  flatté  d'un  éloge  surpris  à  un 
»  homme  de  goût  que  des  largesses  fastueuses  d'un  riche 
»  sans  talents.   On  a  beaucoup  parlé  du  dernier  Salon, 


-   189  — 

»  en  1779,  et  la  reine,  ainsi  que  toiile  la  famille  royale, 
»  voulurent  le  voir,  et  en  témoignèrent  leur  satisfaction, 
»  Un  des  morceaux  qui  firent  le  plus  de  plaisir  à  ma- 
»  dame  Victoire,  dont  le  suffrage  éclaire  fait  l'ambition 
»  des  meilleurs  artistes,  fut  un  tableau  de  Chardin  repré- 
•  sentant  un  petit  Jac^uef  (petit  laquais).  Elle  fut  frap- 
■  pée  du  naturel  de  cette  figure,  et  dès  le  lendemain  cette 
»  princesse  envoya  au  peintre,  par  M.  le  comte  d'Affry, 
»  une  boîte  en  or,  comme  témoignage  du  cas  qu'elle  fai- 
»  sait  de  ses  talents.  Ce  tableau,  le  dernier  que  Chardin 
»  ait  peint,  fait  partie  du  cabinet  de  madame  Victoire. 

»  Chardin  vit  le  terme  de  sa  vie  avec  la  fermeté  qu'il 
»  opposa  toujours  à  l'une  et  à  l'autre  fortune.  La  postérité 
»  lui  assignera  un  rang  distingué  parmi  les  artistes  cé- 
»  lèbres  dont  le  goût  et  les  talents  ont  illustré  la  France.» 


CATALOGUE  DES  TABLEAUX  DE  CHARDIN, 

PAR    ORDRE    DE    DATEf. 


1737. 

1.  —  «  Une  Fille  tirant  de  l'eau  à  une  fontaine.  »  — 
Cabinet  de  la  reine  de  Suède. 

2.  —  "  Une  FeiTime  s'occupant  à  savonner.  » 

3.  —  «  Un  jeune  Homme  s'amusant  avec  des  cartes.  » 

4.  —  «  Un  Chimiste  dans  son  laboratoire.  » 

5.  —  «  Un  petit  Enfant  avec  des  jouets.  » 

6.  —  «  Une  petite  Fille  assise,  déjeûnant.  » 

7.  —  «  Petite  Fille  jouant  au  volant.  » 

8.  —  «  Un  Bas-Relief  peint  en  bronze.  » 

1738. 

9.  —   «  Garçon  cabaretier  nettoyant  son  broc.  » 

Ce  tableau  a  appartenu  d'abord  au  comte  de  3ïénars 
ensuite  au  président  Handry,  et  depuis  à  M.  Sylvestre.  — 
11  est  maintenant  en  la  possession  de  M.  Marcille,  rue  de 
Tournon. 


—   UH   — 

10.  —  «  Une  jeune  Uuvrièie  en  lapisserie.  »  —  Calii- 
nel  Saint ,  acheté  à  sa  vente  en  IHiG,  610  fr.,  par  M.  Mar- 
cille 

11.  —  -  La  Récnreuse.  »  —  Cabinet  Sylvestre.  — 
Apparfenani  aujourd'hui  à  M.  MarciUe. 

12.  —  «.  Une  Ouvrière  en  tapisserie.   •' 

13.  —   ■<  Un  Ecolier  qui  dessine.   » 

14.  —  ■'  Femme  occupée  à  cacheter  une  lettre.  » 

15.  —  «  Le  Tûton.   » 

C'est  le  portrait  du  fils  de  M.  Godefroid,  joaillier  de  la 
cour.  —  A  été  vendu  605  fr.  chez  M.  de  Cipierre,  en 
1845. 

16.  —    •  Jeune  Dessinateur  taillant  son  crayon.  » 

17.  —   '<  L'inclination  suivant  l'âge.    •» 

Portrait  de  la  petite  fiUt  d'un  M.  Mathon,  jouant  avec 
sa  poupée. 

1739. 

18.  —   «  Une  Dame  prenant  du  thé.  » 

19.  —  «  Jeune  Homme  faisant  des  bulles  de  savon.»  — 
Appartenant  à  M.  Roehn  père. 

20.  —  •  La  Gouvernante.  »— Dil  cabinet  de  M.  Des- 
pueche. 

21.  —  «  La  Pourvoyeuse.  » 


—  i92     — 

22.  —  •  Les  Tours  de  cartes.  » 

23.  —   «  La  Ratisseuse  de  navels.  •> 

1740. 

'24,.  —  «Un  Singe  peignant.  » 

25.  —  -   Le  Singe  de  la  philosophie.  » 

26.  —  «  La  Mère  laborieuse.  •» 

Acheté  pour  le  roi.  —  Se  trouve  maintenant  dans  une 
des  salles  de  l'École  française,  au  Louvre. 

27.  —  <•  Le  Bénédicité.  » 

Acheté  pour  le  roi.  —  Même  salle  au  Louvre. 

28.  —  »  La  petite  Maîtresse  d'école.  » 

Vendu  en  1845,  chez  M.  de  Cipierre,  la  somme  de  486 
francs. 

1741. 

29.  -   Le  Négligé,  ou  la  Toilette  du  matin.  »  —  Cabi- 
net du  comte  de  Tessin. 

30.  —  «  Portrait  du  fils  de  M.  Lenoir,  lieutenant  de 
police,  s'aniusant  à  faire  un  château  de  cartes. 


-    195  — 

174-2. 

31.  —  «  Poitrail  de  M.  Leuoir  tenant  une  brocliiire.  • 
—  Gravé  sous  le  litre  de  l'Instant  de  la  Méditation. 

32.  —  '<  Enfants  s'amusani  au  jeu  de  l'oie.   •> 

33.  —   <•   Enfants  faisant  des  tours  de  cartes.  » 

1746. 

34.  —  <-  Répétition  du  Bénédicité,  avec  une  addition, 
pour  faire  pendant  à  un  téniers  dans  le  cabinet  de  M.  de 
Lalive.   » 

35.  —  «  Amusements  de  la  vie  privée.  »  ~  Cabinet 
du  roi  de  Suède. 

36.  —  «  Portrait  de  M.  ***,  ayant  les  mains  dans  son 
manchon.  •> 

37.  —  «  Portrait  de  M.  Levret,  de  TAcadémie  de  chi- 
rurgie. » 


1747. 


38.  —  «  La  Garde  attentive,  ou  les  Aliments  de  la  con- 
valescence. »  —  Pendant  d'un  autre  tableau  du  cabinet 
du  prince  de  Lecheinsten,  et  que  Chardin  n'a  point  ex- 
posé,   ainsi  que  deux  autres  envoyés  à  la  cour  de  Suède 


—  \9i  — 

1748. 

39.  —  «  L'élève  studieux.  >  —  Faisant  suite  aux  deux 
tableaux  envo^és  en  Suède. 


1751. 

40.  —  «  Une  Dame  variant  ses  amusements.  »—  Con- 
nu sous  le  nom  de  lÊducation  d'un  Serin.  —  Cabinet  de 
M.  de  Vandières. 

41.  -  «  Un  Dessinateur,  reproduisant  le  mercure  de 
Pigalle.  »  —  Cabinet  de  la  reine  de  Suède. 

42.  —  a  Une  jeune  Fille  récitant  son  Kvangile.  »  -  Ca- 
binet de  la  reine  de  Suède.  —  Ces  deux  tableaux  ont  été 
répétés,  avec  quelques  changements  pour  M.  de  Lalive. 

43.  —  «  Philosophe  occupé  à  lire.  »  —  Cabinet  de 
M.  Bosery,  architecte. 

44.  —  «  Un  Aveugle.   »  —  Très-petit  tableau. 

43.  —  «  Un  Chien,  un  Singe  et  un  Chat,  peints  d'aprè» 
nature.   »  —  Appartenant  à  M.  de  Bombarde. 

46.  —  «  Une  Perdrix  et  des  Fruits.  »— Du  cabinet  de 
M.  de  St-Germain. 

47.  —  Deux  tableaux  représentant  des  Fruits.  — 
Cabinet  de  M,  de  Chassé,  chanteur  de  lAcadémie  royale 
de  musique. 

48.  —  «  Gibier.  »  —  Cabinet  de  M.  Aved  ,  peintre 
de  portraits  né  à  Douai. 


—    195  — 


1755. 


49.  —  «  Enfants  jouont  avec  une  chèvre.  «  —  Imita- 
lion  d'un  bas-relief  en  bronze. 

50.  —  «  Des  Animaux.  » 


1757. 

51.  —  «  Des  Fruits  et  des  Animaux.   » 

52.  —  «  Préparatifs  de  quelques  mets  sur  une  table 
de  cuisine.   •> 

33.   —   «  Une  partie  de  dessert,  sur  une  table  d'office.» 

—  Formant  deux  tableaux,  dans  le  cabinet  de  M.  de  La- 
live. 

54.  —  0  Une  Femme  qui  écure.  »  —  Cabinet  du 
comte  de  Vence.  —  Ayant  appartenu  à  M.  Sylvestre,  et 
vendu  en  1811,  avec  le  Retour  du  marché,  121  francs. 

Nota.  Sous  l'école  greco-romaine  de  David,  Watteau  et 
Chardin  n'avaient  aucune  valeur  commerciale, 

55.  —  «  Portrait  en  médaillon  de  M.  Lorin,  profes- 
seur de  chirurgie.  » 

56.  —   «  Une  pièce  de  Gibier  oi  une  poire  à  poudre.  >> 

—  Cabinet  de  ^l.  de  Damcrv. 


—    196    — 

1759. 

57.  —  ■  Un  retour  de  Chasse.  -  —  Cabinei  du  comle 
du  Luc. 

38.  —  Deux  tableaux  rcpréseutant  des  pièces  de 
gibier,  avec  fourniment  et  gibecière.  —  A  M.  Trouard, 
architecte. 

59.  —  Deux  tableaux  de  Fruits.  --  A  M.  l'abbé 
Trublet. 

60.  —  Deux,  idem.  —  A  M.  Sylvestre. 

61.  -  «  Un  jeune  Dessinateur,  peint  sur  bois.  » 

62.  —  «  Une  Fille  travaillant  en  tapisserie.   •> 

Ces  deux  petits  tableaux  avaient  été  donnés  par  Char- 
din à  Cars,  graveur  du  roi.  —  Le  jeunii  Dessinateur  ap- 
partient aujourd'hui  à  M.  Sauret,  ancien  administrateur 
de  la  Banque. 

1764. 

63.  —  •  Le  Bénédicité.  »  —  Répétition  du  tableau  du 
Louvre,  avec  des  changements,  pour  M.Foriier,  notaire. 

64.  —  Plusieurs  tableaux  d'animaux.  -  A  M  Aved, 
peintre. 

65.  _  «  Des  Vanneaux.   »  —  Cabinet  Sylvestre. 

66.  —  Deux  tableaux  de  forme  ovale.  -  A  M.  Pioci- 
licrs,  orfèvre  du  roi. 

67.  —  Deux  autres  du  même  genre 


—  197  — 

1763. 

68.  -  «  Des  Fruits.   • 

69.  —  a  Le  Bouquet.  »  —  Cabinet  de  M.  de  Saint- 
Florentin.  —  Appartient  aujourd'hui  à  M.  Marcille. 

70.  —  «  Des  Fruits.  »  —  A  M.  l'abbé  Pommier,  con- 
seiller au  Parlement. 

71.  —  «  Débris  d'un  D(5jeùner.   <• 

72.  —  «  Des  Fruits.   »  —  Cabinet  Sylvestre. 

73.  —  Un  petit  tableau.  —  A  M.  Lemoine,    sculp- 
teur. 

74.  —  Plusieurs  autres  tableaux. 


I76è 


75.  —  <•  Les  Attributs  des  Sciences  et  des  Arts.  •>  — 
Trois  tableaux. 

76.  —  Trois  autres  tableaux,  dont  un  ovale,  repré- 
sentant des  rafraîchissemenls,  fruits  et  animaux. 

Ces  six  tableaux  ont  été  peints  pour  le  château  de 
Choisy-le-roi.  Diderot  en  a  f.iit  le  plus  grand  éloge  dans 
son  salon  de  1765. 

77.  —  Plusieurs  tableaux,  dont  un  représente  une 
corbeille  de  raisin. 


—    19S    — 

1767. 

78.  —  Deux  tableaux  cintrés.  -  Instruments  de  mu- 
sique. —  Au  roi,  pour  le  château  de  Belle-Vue. 

4769. 

79.  —  «  Les  Attributs  des  Arts,  et  les  récom penses 
qui  leur  sont  accordées.  »  —  Appartient  à  l'abbé  Pom- 
mier. —  C'est  une  répétition,  avec  changements,  du  ta- 
bleau que  rimpéralrice  de  Russie  a  fait  placer  à  l'Ermi- 
tage. 

80.  —  a  Femme  revenant  du  marché.  »  —  Répétition 
avec  changements,  pour  M.  Sylvestre.  —  Vendu  en  18i1, 
avec  la  Récureuse,  121  francs. 

81.  —  ce  Une  Hure  de  Sangiiei'.  »  —  Au  chancelier 
de  France. 

82.  —  Deux  tableaux  de  Bas-Reliefs.  -  Cabinet  Ran- 
don  de  Boisset.  —  Ils  sont  décrits  dans  le  catalogue  de  sa 
vente. 

83.  —  Deux  tableaux  de  Fruits. 

84.  —  Deux  tableaux  de  Gibier. 

1771. 

85.  —  Imitation  d'un  Bas-Relief. 

86.  —  Trois  Tèles  d'étude  au  pastel. 


-    199   — 


1773. 


87.  —  «  Femme  tirant  de  l'eau  à  une  fontaine.  »  — 
A  M.  Sylvestre,  vendu  en  1814  la  somme  de  100  francs, 
et  acheté  depuis  501  francs  par  M.  Marcille.  —  C'est  une 
répétition  du  même  sujet  peint  pour  la  reine  de  Suède. 

88.  —  Tête  d'étude  au  pastel. 


1775. 

89.  —  Trois  Têtes  d'étude  au  pastel. 

1777. 

90.  -   Imitation  de  Bas-Relief. 

91 .  —  Trois  Tètes  d'étude  au  pastel. 

1779.  —  (Année  de  la  mort  de  Chardin). 

92.  —  Plusieurs  Têtes  d'étude  au  pastel. 

92  6ks.   —   «  Un  Jacquet,,   petit  laquais.   »    —    Ayant 
appartenu  à  M'"«  Victoire,  fdle  de  Louis  XV. 


14 


—    200    — 


TABLEAUX   SANS   DATES    PRECISES. 

93.  —  «  Une  Raie,  un  Chai  et  des  Poissons.  »  —  Se 
trouve  au  Louvre,  galerie  des  Peintres  français. 

94.  --  «  Portrait  de  Chardin  en  bonnet  de  nuit.  •  — 
Pastel.  —  Au  Louvre. 

95.  —  «  Portrait  de  sa  femme.  «  —  Pastel.  —  Ces 
deux  portraits  ont  été  vendus  en  18H,  chez  M.  Sylvestre, 
la  somme  de  24  francs. 

96.  —  «  Petit  Garçon  se  servant  de  la  paiie  du  chat, 
pour  retirer  des  marrons  du  feu.  •>  —  Devant  de  chemi- 
née, ayant  appartenu  à  M.  Malinet,  marchand  de  tableaux. 

97.  —  Nature  morte. 

Ce  tableau  appartenait  à  M.  Crosnier,  qui  l'a  vendu  en 
1845  au  comte  de  Clément  de  Ris  —  Je  doute  de  son  au- 
thenticité. 

98.  —  «  Une  Table  de  cuisine,  avec  légumes  et  usten- 
siles de  ménage*  Dans  le  fond  une  pièce  de  bœuf  accro- 
chée à  la  muraille.   •> 

Ce  tableau  signé  et  daté  de  1740,  m'appartenait.  Je  l'ai 
cédé  à  M.  Clément  de  Ris. 

99.  —  Deux  petits  tableaux  faisant  pcndanf.  -  Usien 
siles  de  ménage,  fruits  eic 

Achetés  à  la  venie  Saint  eu  1840,  pai'  M.  Clément  de 
Ris,  pour  la  somme  de  80  francs. 


—  301   — 

100.  —  Esquisse  du  Bénédicité,  avec  de  notables 
changements.  —  Apparienanl  à  M.  Marcille. 

101.  —   "   Un  Dessinateur,  vu  de  dos.  » 

Petit  tableau  sur  bois,  acheté  par  M.  Marcille  à  la  vente 
Saint,  pour  la  somme  de  800  francs. 

102.  ~  Nature  morte,  tableau  oblong  représentant 
des  perdrix  attachées  à  un  mur,  deux  coqs  sur  une  table, 
el  des  ustensiles  de  cuisine. 

Ce  tableau  appartenait  à  la  direction  de  l'Alliance  des 
Arts. 

103.  —  Deux  petits  tableaux  de  nature  morte,  signés 
el  datés.  -  Appartenant  à  M.  Baroilhci,  ancien  artiste  de 
l'Opéia 

loi.  —  .  Le  Singe  antiquaire.  •—  Appartenant  au 
mêire. 

iOj.  —  Un  beau  portrait  d'homme  de  grandeur  na- 
ture. —  Au  musée  de  Niort. 

106.  —  Nature  morte.  —  «  Un  Lièvre.  «  —  A  M.  Jules 
Boilly,  fds  du  peintre  de  ce  nom,  el  artiste  amateur. 

107.  —  Différentes  espèces  de  légumes,  un  fromage, 
une  cruche,  un  couteau,  sur  une  table.  —  Au  musée  de 
Rouen. 

lOS.  —  Le  portrait  de  M.  Geoffrin,  mari  de  la  cé- 
lèbre M'"''  Geoffrin  —  Au  musée  Fabre,  à  Montpellier. 

109.  —  Un  tableau  représentant  une  cruche,  un  pain, 
un  verre,  quelques  livres  posés  sur  une  table. 


—  ^202  - 

Ce  tableau,  ainsi  que  le  dit  forl  jusiement  le  Catalogue 
des  œuvres  de  Chardin,  dans  THisioire  des  Peintres  de 
M.  Charles  Blanc,  est  d'un  relief  et  d'une  vérité  remar- 
quable! 

Il  a  été  acheté  à  la  vente  Saint  par  M.  Lacaze,  la  somme 
de  301  francs.  —  Toutefois  il  n'est  pas  de  Chardin,  mais  a 
été  peint  par  Roland  de  la  Porte,  artiste  de  talent,  qui  a 
le  plus  approché  de  la  manière  et  de  l'effet  du  peintre  du 
Bénédicité.  —  Il  appartenait  à  M.  de  Marigny,  frère  de 
M™"  de  Pompadour,  et  se  trouve  di-crit  dans  le  Catalogue 
de  sa  vente,  fait  par  Basan  et  Joullain,  en  1782,  page  30, 
n°  95.  L'exemplaire  que  j'ai  de  ce  Catalogue  porte,  en 
marge,  et  écrit  à  la  main  que  ce  tableau  a  été  vendu  la 
somme  de  160  livres,  à  M.  de  la  Briche. 


NOTE    ESSENTIKI.LE. 

La  liste  de  ces  tableaux,  est,  en  grande  partie^  extraite, 
année  par  année,  des  Catalogues  d'(  xposilion  du  Louvre, 
depuis  1737  jusqu'en  1777.  Plusieurs  ouvrages  se  trou- 
vant indiqués  sous  le  même  numéro,  on  peut  en  porler  le 
nombre  à  120  ou  130.  —  Chardin  a  fait  aussi  beaucoup  de 
tableaux  ciiii  nom  point  été  exposés,  et  des  dessins,  mais 
peu  nombreux,  dont  quelques-uns  sont  en  la  possession 
de  -,i  Mayor,  anglais,  fuii  des  premiers  colL-cleurs  de 
l'Europe,  et  de  M  Cléiiiem  de  Ris 


0!:UVRE  GRAVÉE  DE  CHARDIN. 

1.  —  .<  Périrait  de  Chaidin,  les  lunettes  sur  le  iiez, 
peint  par  lui-même  en  1771 .  »  —  Gravé  par  Gaspard  Che- 
villet. 

Cars,  (Laurent). 

2.  —  «  Le  Serin.  •  —  (En  hauieur). 

Cochin  père,  (Charles-Nicolas). 

3.  —  "  La  Blanchisseuse.  »  — (En  largeur^. 
i.  —  «  La  Fontaine.  «>  —  (En  largeur). 

5.  —  «  La  Récureubc.   •'  —  (En  hauteur). 

6.  —  «  Le  Garçon  cabaretier.  «*  — (En  hauteur). 

7.  —  «  Jeune  Fille  avec  des  joujoux.  •>— (En  hauteur). 

8.  —  «  Jeune  Fille  tenant  des  cerises.  >      (Idem). 

9.  —  «  Deux  Enfants  jouant  ensemble.  •> 

Charpentier. 
10.  —  «  La  Mère  trop  rcigidc.  « 


—   20  i  — 

11.  —  •  La  Souricière.   ■> 

12.  —   «  La  Ménagère,  n 

13.  —  "  L'Enfant  gàtc.   » 

14.  _  <■  La  bonne  Mère.  » 

Plusieurs  de  ces  gravures  nous  paraissent  évidemment 
avoir  été  faites  d'après  d'assez  mauvaises  imilaiions  du 
genre  de  Chardin. 

Dagoii,  (Jean-Fabien-Gaulhier). 

15.  —  "  Le  Dessinateur.  »  —  Manière  de  lavis.  — 
(En  hauteur). 

Dupin. 

16.  —  «  La  Ménagère.  » 

17.  —  '<  Le  Pardon.  » 

Même  pièce  que  celle  gravée  par  Charpentier,  sous  ic 
litre  de  la  Mère  régide. 

Faber,  (le  jeune). 

18.  —  «  Le  Dessinateur.  ■>  —  Gravé  à  la  manière 
noire. 

Fessard,  (Etienne). 

19.  —  «  Damedécachetantuneletire.»— (En  largeur). 


—   205   — 
50.  -    <■   L'InslaiU  de  la  Médiiaiion    » 

21.  —  "  La  Caqueleusc   » 

Fillœul,  (P.). 

22.  —  a  Les  Osseleis.   «  —  (En  hauteur). 

23.  —  «  Les  Bulles  de  savon.  •  —  (En  hauteur). 

24.  —  <•  Le  Faiseur  de  châteaux  de  cartes.  »  —  (Eu 
largeur). 

25.  —  «  Dame  prenant  du  thé.  »  —  (En  largeur). 

Flipart  fils,  (Jean-Jacques). 

26.  —  «  Le  Garçon  qui  dessine.    • —(En  hauteur). 
"21.  —  •  La  Tricoteuse,  »  —  (En  hauteur). 

^2B.  --  «  L'Oiivricre  en  lapisserie.   " 

Houston,  (Richard). 

29.  —  «  L'Instant  de  la  Méditation,  »  —  Manière 
noire  ;  même  pièce  que  celle  de  Fessard,  avec  change- 
ment au  fond. 

Lebas,  (Jacques-Philippe). 

'30.  —  "  Le  Néglige,  ou  la  Toilette  du  matin.  •  —(En 
hauteur). 


—  2<i6  — 

31.  —  w  L'Elude  du  dessin.   »  —  (En  largeur'. 

32.  —  «  La  bonne  Education.  »        (Idem). 

33.  —   «  L'Econome.  »  —  t^En  hauteur). 

Legrand,  (Auguste). 
34;  —  •  Portrait  d  André  Levret,  chirurgien.  w-In-S° 

Lemodno. 

35.  —  a  La  Gouvernante.  » 

Lépicié,  (Bernard). 

36.  —  «  Le  Bénédicité.  »  —  (En  hauteur). 

37.  —  «  La  Mère  laborieuse.  •  —  (De  même). 

38.  —  «  La  Gouvernante.  »  —  (De  même). 

39.  —  «  La  Ralisseuse.  »  —  (De  même). 

40.  —  «  La  Souricière.  » 

41.  —  «  La  Pourvoyeuse.  »>  —  (En  hauteur), 

42    —  «  Le  Château  de  cartes.  «  —  (En  largeur). 
Autre  composition  que  celle  gravée  par  Fillœul. 

43.  —  «  Le  Souffleur.  »  —  (En  hauteur). 

44.  —  «  Le  Tolon.  »  —  (En  largeur). 

45.  —  «  La  Maîtresse  d'école.  •  —  (En  largeur). 


—  -201   — 

M"'^  Lôpicic. 

46.  —  «  Le  Béiiédicilé.   »  —  (En  Iiauleur). 

47.  —  ■  La  Mère  laborieuse.  »  —  (De  même). 

Maginol,  (E.  Cécile). 

48.  —  «  Les  Principes  des  Arts.  »  —  Jeune  Garçon 
qui  dessine. 

49.  —  «  L'Amusemenl.  • 

Marcenay,  (Deghu}  Anioine). 

50.  —  «  Le  Château  de  cartes.   »  —  Très-petite  es- 
tampe. —  (En  largeur). 


Miger,  (Simon  Charles). 

51.  _  «  Portrait  d'Antoine-Louis,  chirurgien.  » 
In-S". 


Simon,  (J.\ 

.52.  —  «   Le  Négligé.  •>  —  'En  hauteur). 

53.  —  »  La  Mère  laborieuse.  »  (Idem). 

54.  —  <-  La  Gouvernante.  »       (Idem). 


—   20S   — 

Siinigue  père,  (Louis). 

55.  _  .   L'Économe.   »  —  (En  largeur). 

56.  —  •  L'insiant  de  la  Méditaiion.  »  —  (Eu  largeur). 

Surugue  fils,  (Pierre-Louis). 

57.  —  •   Le  Singe  peintre.   ■•— (^En  hauteur). 

58.  —  «  Le  Singe  antiquaiie.  »     (Idem). 

59.  —  «  L'Aveugle.  »  (Idem). 

Surugue  père  ou  fils. 

60.  —  «  Le  Jeu  de  l'oie.  »  —  (En  largeur). 

61 .  —  «  Les  Tours  de  cartes.  » 

62.  —  «  Les  Amusements  de  la  vie  privée.   •  —  (En 
hauteur). 

63.  —  «  L'Inclination  suivant  l'âge.  »  —  (En  hauteur). 

Pièces  anonymes. 

64.  —  n  Le  Faiseur  de  châteaux  de  caries.  » 

65.  —  <■   La  Ménagère.    » 


—   :>u9   — 
Addiliod. 

66.  —  «  Portrait  de  Chardin.  »  — Dessiné  par  Cochin 
fils  en  1755,  gravé  par  Cars.—  Médaillon  in -8".  —  Le 
dessin,  au  crayon  rouge,  appartient  à  M.  Clément  de  Ris. 

67.  —  m  Portrait  de  M"«  Chardin  (Françoise-Marie 
Pougei).  »  —  Même  dessinateur  et  même  graveur. 


HUBERT  ROBERT. 


A  ADOLl'HK    l.KLEUX,    PKINTRE. 


A  ADOLPHK  LELEUX, 

QUI  m'a  fait  dox  d'un  tableau  représentant 

UN    PATRE    RRETON. 


Ami,  toi  que  mon  cœur  en  tous  lieux  accompagne, 
Je  te  vois,  dans  les  champs  de  l'antique  Bretagne, 
Déposant  le  bâton,  appui  du  pèlerin, 
Chercher  mille  sujets  d'une  agreste  peinture, 
Et  t'armant  du  crayon,  surprendre  la  nature. 
Assis  à  l'angle  d'un  chemin. 

Tour  à  tour  les^étangs,  les  landes,  les  bruyères, 
Ce  ciel  mélancolique,  et  ces  pauvres  chaumières 
Où  résident  la  foi,  l'innocence  et  ht  paix, 
Sont  fixés  par  tes  soins  sur  le  papier  mobile, 
Et  vivants  souvenirs  dus  à  la  main  habile 
Des  rois  vont  orner  les  palais. 

La  Bretagne,  pays  si  digne  de  mc'moire  ! 
Terre  à  jamais  sacrée,  et  chère  à  noire  histoire, 
Où  naquit  Duguesclin,  où  de  Chateaubriand 
Le  berceau  balancé  par  les  vcnis  d'Armorique, 
Vit  éclore  en  René  ce  livre  poétique. 
De  notre  siècle  le  plus  grand  : 


—    '214    — 

La  Breiagne  à  les  yeux  doit  avoir  bien  des  charmes  ! . 
Ces  chàleaux  où  jadis  veillaient  les  hommes  d'armes. 
Ces  vieux  clochers  moussus  où  s'abat  l'alcyon, 
Celle  mer  orageuse,  et  qui  par  inlervalles, 
Des  celtiques  rochers  vient  inonder  les  dalles, 
Sont  faits  pour  l'inspiration  ! 

Que  ton  Paire  me  plaît  !..  il  respire  la  vie  !.. 
Son  costume  grossier,  sa  lèie  rembrunie, 
Ses  pieds  nus  accusant  une  agile  vigueur  ; 
Ses  doigis  nerveux  iressant  une  paille  légère 
Devant  voiler  le  front  d'une  jeune  bergère. 
C'est  la  vériiô  dans  sa  fleur  ! 

Auprès  de  lui  le  chien,  compagnon  de  ses  veilles, 
Regarde  ses  moulons,  et  dresse  les  oreilles 
Au  moindre  bruit  laissant  soupçonner  le  danger  : 
Fidèle  serviteur  que  le  pain  noir  conienie, 
Il  n'est  point  couriisan,  aussi  dans  la  lourmente 
On  ne  le  verra  pas  changer  ! 

Le  dessin,  la  couleur,  les  ombres,  la  lumière, 
Ce  type  original  qu'avant  tout  je  préfère, 
Dans  ce  joli  tableau  brillent  à  l'unisson  ; 
Je  voudrais,  cher  Leleux,  posséder  la  palcile. 
Ou  celle  lyre  d'or  qui  fail  le  vrai  poète. 
Pour  le  remercier  de  ce  don. 


HIBERT    ROBERT. 


Tandis  que  vous  parcourez  l'Afrique  avec  mon  fils 
Edmond,  demandant  tous  deux  à  ce  ciel  brûlant,  aux 
hommes  et  aux  femmes  dont  il  bistre  le  teint,  de  nou- 
velles inspirations,  je  remue  chaque  jour  les  milliers  de 
feuilles  détachées  remplissant  mes  cartons,  et  j'évoque 
le  souvenir  des  artistes  peintres,  dessinateurs,  musiciens 
dont  les  talents  ont  honoré  la  France.  Il  en  est  un,  qui 
n'est  point  à  la  mode  en  ce  moment  ;  à  mes  yeux  cepen- 
dant il  a  bien  son  mérite.  Il  ne  faisait  pas  son  siège  dans 
son  cabinet,  comme  le  bon  abbé  de  Vertot;  ainsi  que 
vous,  il  voulait  voir,  examiner  scrupuleusement  les  lieux, 
les  hommes  et  se  rendre  compte  des  obstacles,  des  diffi- 
cultés, avant  de  commencer  l'atlaque.  Cet  artiste,  c'était 
Hub.rt  Robert.  Je  vais  aujourd'hui  vous  parler  de  lui,  en 
mettant  en  ordre,  et  en  vous  communiquant  les  curieux 
renseignements  que,  depuis  trente  ans,  j'ai  receuillis  sur 
sa  vie  et  ses  ouvrages. 

Hubert  Robert  est  né  à  Paris  en  1733,  c'est  à-dire  à 
une  époque  oîi  notre  école  française  voguait  en  pleine 
fantaisie,  sacrifiait  beaucoup  au  caprice,  et  reflétait  un 
peu  trop  le  fard,  les  mouches,  les  pompons,  les  rubans  et 
les  dentelles  régnant  alors  souverainement  dans  la  haute 
société.  Qu'elle  était  charmante,  éblouissante  cette  école, 
dans  laquelle  les  Boucher,  les  Natier,  les  Raoux,  les  Fra- 
is 


-216 


gonard  tenaient  le  sceptre  !  Au  point  de  vue  de  la  désin- 
volture du  xviii«  siècle,  est-il  possible  d'être  plus  spiri- 
tuel, plus  coquet,  plus  harmonieux  que  ces  peintres  l'ont 
été  dans  une  foule  de  leurs  productions?  Mais  la  nature, 
ce  sentiment  grave  et  mélancolique  que  vous  aimez  com- 
me moi,  tout  cela  est  absent  de  leurs  tableaux,  de  leurs 
dessins.  A  force  de  talent,  d'originalité,  de  magie,  de 
coideur,  souvent  Waileau,  leur  maître  à  tous,  nous  fait 
rêver  ;  tandis  qu'eux  n'attirent  sur  nos  lèvres  que  le  sou- 
rire. Leurs  paysages  surtout,  j'en  excepte  quelques  toiles 
de  Fragonard,  sont  des  féeries  d'opéra,  entrevues  dans 
un  boudoir,  à  travers  le  prisme  brillant  du  regard  des 
jolies  femmes.  N'est-ce  pas  déjà  chose  tout  à-fait  éton- 
nante et  remarquable  dans  le  talent  de  Robert,  qu'il  ait, 
ainsi  que  je  l'établirai  bientôt,  fait  divorce  total,  avec  la 
manière  de  ses  contemporains,  en  abordant  de  front  la 
réalité,  dont  jamais  il  ne  s'est  écarté,  pendant  le  cours  de 
la  longue  carrière  qu'il  a  parcourue  ?. . 

Sa  famille,!  honnête  et  distinguée,  était  sincèrement 
religieuse,  et  le  destinait  à  l'état  ecclésiastique.  Dans  les 
bonnes  maisons  de  la  bourgeoisie,  il  y  avait  honneur 
alors  à  compter  un  fils  portant  le  petit  collet,  Taumusse 
du  chanoine,  ou  administrant  une  paroisse.  C'est  dans 
cette  intention  qu'on  fit  faire  à  Robert  ses  études  au  col- 
lège de  Navarre.  Il  y  obtint  des  succès,  et  remporta 
même  des  prix  aux  différents  concours,  parce  que  son 
intelligence  vive  et  juste  le  rendait  propre  à  tous  les  tra- 
vaux de  la  pensée  :  mais  sa  véritable  vocation  l'entraînait 
impérieusement  vers  les  beaux  arts.  Je  vais  en  citer  un 
exemple  :  tout  le  papier  qu'il  pouvait  se  procurer  lui  ser- 
vait à  tracer  des  dessins  que  se  disputaient  ses  camarades- 


—   -217  — 

Un  jour,  ruii  de  ces  dessins,  fait  sur  le  revers  d'un  devoir 
grec  tomba  entre  les  mains  de  son  professeur,  l'abbé 
Lebatleux,  connaisseur  et  homme  de  goiit  :  «  Robert, 
»  lui  dit-il,  lu  seras  peintre!  »  ot  celte  prédiction  s'ac- 
complit^ malgré  les  succès  distingués  obtenus  par  Robert 
dans  ses  études  classiques,  et  malgré  le  vœu  de  sa  fa- 
mille. 

A  peine  sorti  du  collège,  il  se  rendit  à  Rome.  Sa 
vingtième  année  venait  de  s'accomplir,  et  la  vue  des 
chefs-d'œuvre  de  l'antiquité,  des  tableaux  de  l'école  de 
Raphaël,  le  remplit  d'admiration.  Plusieurs  français,  gens 
d'esprit  et  de  talent,  habitaient  à  cette  époque,  la  ville 
des  Césars,  entre  autres  l'abbé  de  Saint-Non,  pour  lequel 
il  fit  un  grand  dessin,  ayant  servi  depuis  à  l'illustration 
du  voyage  pittoresque  de  Net  pies  et  de  Sicile.  Pendant  un 
séjour  de  douze  années,  Robert  parcourut  la  campagne 
romaine,  alla  s'asseoir  sur  tous  les  débris  de  ce  grand 
empire  déchu,  et  dessina,  peignit  sous  tous  les  aspects 
les  monuments  couvrant  son  sol.  Il  connut  alors  Grélry, 
envoyé  comme  élève-compositeur  au  collège  situé  in 
piazza  monte  doro  ,  par  le  prince-évèque  de  Liège. 
Dans  sa  vieillesse,  ce  charmant  musicien,  que  je  visitais 
souvent,  Roulevard  des  Italiens,  n°  7,  et  à  son  ermitage 
dEmile  Montmorency,  se  plaisait  à  me  raconter  les  ex- 
cursions qu'il  avait  faites  avec  le  jeune  peintre,  à  me 
vanter  l'originalité  de  son  esprit,  sa  joyeuse  humeur  et 
l'obligeance  de  son  caractère.  Robert  s'était  déjii  fait  une 
réputation  auprès  de  quelques  riches  amateurs  italiens, 
et  en  pariiculier  de  deux  princes  de  l'église;  il  gagnait 
de  l'argent,  et  se  montrait  toujours  prêt  à  ouvrir  sa 
bourse  à  un  camarade,  à  un  ami  dans  l'embarras.  Son 
goût  pour  la  musique  était  très-  prononcé.  Il  passait  des 


-  218   — 

heures  entières  à  entendre  Giétry  préluder  sur  une  mau- 
vaise épinelte  à  ces  chants  si  vrais,  si  louchanls  qui 
depuis  ont  fait  l'admiration  et  les  délices  de  toute  l'Euiope. 
On  ne  saurait  nier  l'affinité  existant  entre  la  musique  et 
la  pointure  :  ce  sont  deux  arts  se  tenant  par  la  main  et 
unissant,  dans  un  chaste  embiassenK-nt,  leurs  palmes 
fraternelles.  Paul  Véronèse  jouait  de  la  basse,  Salvator 
Rosa  du  Luth  ;  Vernet  le  père  jugeait  admirablement  les 
partitions  de  ses  contemporains.  De  notie  temps  David 
ne  quittait  pas  le  théâtre  et  le  foyer  des  boufTes,  où  j'ai 
fait  sa  connaissance  en  l8H,  et  où  il  analisait  avec  un 
tact,  une  délicatesse  extrêmes,  sans  savoir  une  note,  et 
en  employant  des  termes  puisés  dans  la  langue  de  la 
peinture,  les  beaux  opéras  de  Mozart,  de  Paësiello,  de 
Cimai'osa.  Pierre  Guérin  jouait  du  violon  ;  Panseron 
avait  commencé  par  brosser  des  toiles  ;  Norblin,  le  vio- 
loncelliste faisait  de  jolies  eaux  fortes,  et  possédait  un 
cabinet  de  tableaux  très-remarquables.  M.  Ingres  n'éiait- 
il  pas  l'ami  intime,  l'admirateur  de  Chérubini,  et  M.  Eu- 
gène Delacroix  ne  quitte-t-il  pas  souvent  ses  pinceaux 
pour  assister  à  des  réunions  musicales,  où  il  se  montre 
excellent  connaisseur?. .  Enfin,  combien  de  fois,  vous  et 
votre  frère  Armand,  mon  cher  Leleux,  lorsque  le  soir  je 
suis  à  mon  piano,  ne  m'avez-vous  point  fait  entendre  deux 
très-belles  voix,  dirigées  par  le  goût,  la  première  de 
toutes  les  sciences,  dans  ces  chœurs  de  l'Armide  de 
Gluck,  et  de  l'Ossian  de  Lesueur,  que  nous  aimons  tant 
à  répéter?..  —  Vous  me  pardonnerez  celle  digression, 
car  elle  ne  me  semble  pas  étrangère  au  sujet  que  je  traite. 
Je  reviens  à  Robert  pour  ne  plus  le  quitter. 

Le  désir  de  revoir  sa  famille  le  ramena  à  Paris  en  1767. 
Alors  on  le  pressa  de  se  faire  i  ecevoir,  comme  agrégé,  à 


—    219    — 

l'Académie  de  peiniure.  Il  céda  aux  sollicitations  de  ses 
amis,  et  fil  un  tableau  que  sa  modestie  crut  fort  peu  digne 
de  lui  valoir  les  honneurs  du  fauteuil.  Les  académiciens 
appelés  à  juger  cette  œuvre  ne  partagèrent  pas  son  avis, 
et  la  trouvèrent  si  remarquable  que,  par  une  exception 
jusqu'alors  sans  exemple,  ils  reçurent  Robert  avec  la 
qualité  de  membre  titulaire. 

A  dater  de  ce  moment  sa  position  fut  fixée.  Sa  réputa- 
tion s'accrut  chaque  jour  dans  un  genre  où  il  n'avait  eu 
pour  prédécesseur  que  Jean-Paul  Panini,  et  les  comman- 
des lui  arrivèrent  de  tous  cotés.  Disons  cependant  qu'il 
n'a  jamais  égalé  le  peintre  de  l'intérieur  de  Saint-Pieire 
de  Rome  (1). 

En  1782,  l'impératrice  Catherine,  véritable  mécène 
des  hommes  de  lettres,  des  artistes  français,  constamment 
sollicités  par  elle  d'aller  se  fixer  dans  ses  Etats,  conçut 
le  projet  d'attirer  à  Saint-Pétersbourg  Robert,  dont  elle 
aimait  beaucoup  les  ouvrages.  On  lui  offrit,  au  nom  de 
cette  souveraine.,  un  traitement  considérable,  avec  le  titre 
de  premier  peintre  de  sa  cour,  et  les  nombreux  avan- 
tages qui  y  étaient  attachés.  L'amour  de  la  patrie,  le 
sentiment,  inné  chez  lui,  de  l'indépendance,  le  portèrent 
à  refuser  cette  honorable  et  brillante  position.  Il  préféra 
le  ciel  de  son  pays,  cette  existence  d'artiste  libre  de  toute 
entrave,  accidentée,  ces  travaux  de  tous  les  instants,  suffi- 
sant à  ses  besoins,  aux  chaînes  dorées  de  la  Sémiramis  du 


(<)  Ce  beau  tableau,  ayant  appartenu  à  Hubert  Robert,  a  été 
acheté  5,000  francs,  en  l'année  18Ô3,  par  l'adminislrntion  de  notre 
nausée 


—   220   — 

k 
Nord.  Le§  célèbre  d'Alembert,  en  pareille  circonstance, 

avait  agi  de  même  quelques  années  auparavant. 

Nommé  garde  des  tableaux  du  roi,  dessinateur  des 
jardins  de  la  couronne,  il  exécuta  un  grand  nombre  de 
compositions,  dans  le  style  du  décor,  pour  les  palais,  les 
hôtels  et  les  châteaux  de  Paris  et  de  ses  environs.  On  en 
retrouve  de  temps  en  temps,  lors  des  ventes  publiques 
d'objets  d'art.  A  celle  de  la  collection  de  M.  de  Cipierre, 
qui  eut  lieu  en  mars  ISio,  j'en  ai  vu  quatre  fort  distin- 
gués ,  parmi  lesquelles  on  remarquait  la  Cascade  de 
Saint-Cloud  et  le  Moulin  de  Charenton.  Deux  grandes 
toiles  de  Robert,  dont  l'une  représente  le  parc  de  Ver- 
sailles^ au  moment  où  Louis  XVI  regarde  des  ouvriers 
occupés  à  travailler,  ornaient  encore  sous  le  règne  de 
Louis-Philippe  la  salle  d'attente  conduisant  au  cabinet 
d'hiver  du  ministre  de  la  justice,  place  Vendôme. 

Au  milieu  de  cette  vie  consacrée  à  l'exercice  de  son 
art,  Robert  n'oubliait  pas  sa  chère  ville  de  Rome.  Ne  lui 
devait-il  pas,  en  effet,  une  foule  d'heureuses  inspirations? 
ses  ruines  poétiques  ne  l'avaient-elles  point  conduit  à 
adopter  le  genre  qui  lui  a  valu  le  plus  de  succès  ?..  Aussi 
tous  les  deux  ans  retournait-il  la  visiter. 

La  manière  dont  il  entreprenait  ce  voyage  transalpin  a 
quelque  chose  de  vraiment  original.  Sa  famille,  ses  amis 
ignoraient  jusqu'au  dernier  moment  le  jour  fixé  pour  le 
départ.  Il  les  réunissait  autour  de  la  table  d'un  joyeux 
déjeûner,  puis  se  mettait  en  roule,  non  point  assis  dans 
une  bonne  voiture,  mais  à  pied,  le  bâton  du  pèlerin  à  la 
main,  le  parapluie  sous  le  bras,  et  portant  sur  le  dos  un 
havresac  contenant  un  peu  de  linge,  et  tout  ce  qui  lui 


221    

éiaii  nécessaire  pour  dessiner.  En  quittant  son  atelier,  sa 
bourse  était  légèrement  garnie.  Jusqu'à  Rome,  il  avait 
ses  étapes  où  il  se  reposait,  lerminanl  des  croquis  re- 
ceuillis  sur  son  chemin,  et  cédés  à  de  riches  amateurs 
qui  se  les  disputaient.  Ainsi,  battant  monnaie  en  plein 
air,  suffisant  à  ses  dépenses  de  route,  il  arrivait,  sans  nul 
embarras  financier,  dans  la  capitale  du  monde  chrétien. 
Est-ce  que  cette  façon  de  voyager  n'est  pas  la  meilleure, 
la  plus  pittoresque,  la  plus  fructueuse  pour  l'observateur 
et  pour  Tariiste  ?  Cent  fois,  moi-même,  j'ai  éprouvé  com- 
bien on  profile  dans  ces  excursions  pédestres  ;  combien 
la  pensée,  l'imagination  acquièrent  de  développement,  de 
vivacité  par  l'exercice  du  corps.  Mille  trésors  cachés 
dans  les  champs,  dans  les  bois,  dans  renceinle  des  plus 
obscures  bourgades,  mille  accidents  de  la  nature  viennent 
se  dévoiler  à  la  vue  du  voyageur.  Aussi  suis-je  complète- 
ment de  l'avis  de  Montaigne,  lorsque  dans  ses  immortels 
essais  il  dit  :  «  Le  voyager  me  semble  chose  profitable. 
»  L'âme  y  a  une  continuelle  exerciiaiion  à  remarquer  des 
»  choses  inconnues  et  nouvelles  (1).  » 

En  1791,  l'impératrice  de  Russie  renouvella  ses  offres 
près  de  Robert  :  il  refusa,  pour  la  seconde  fois,  de  les 
accepter.  Cependant  la  révolution  arrivait  à  grands  pas 
vers  une  époque  que  nous  voudrions  pouvoir  effacer  de 
los  annales.  Notre  peintre  venait  de  perdre  toutes  ses 
places;  son  talent  seul  lui  restait  pour  exister,  cl  la  fièvre 
)olitique  envahissant  tous  les  esprits  était  loin  d'être  fa- 
vorable à  la  culture  de  l'art,  et  à  la  vente  de  ses  produc- 
tions. Robert,  en  homme  sage,  crut  se  dérober  aux  coups 


(i)  Essah,  livre  '    ch.npiiro  P 


-  222  - 

de  la  tempête,  en  ne  sortant  presque  plus  de  son  atelier^ 
et  en  ne  prenant  aucune  part  aux  affaires  du  momeni. 
Cette  prudente  neutralité  ne  lui  fit  point  éviter  la  pros- 
cription. N'avait-il  pas  travaillé  pour  les  rois,  les  prin- 
ces, les  grands  seigneurs?  n'avait-il  pas  orné,  embelli 
leurs  habitations?  C'en  était  assez  pour  qu'il  devint  sus- 
pect, coupable  même,  aux  yeux  de  certains  de  ces  farou- 
ches républicains,  démolisseurs  des  églises  et  des  palais, 
voulant  alors  qu'on  brulàt  l'œuvre  capitale  de  Rubens,  la 
galerie  du  Luxembourg,  parce  qu'elle  représentait  les 
principaux  événements  de  la  vie  d'un  monarque  dont  le 
pauvre  a  gardé  la  mémoire. 

Robert  fut  donc  arrêté,  sous  le  régime  de  la  terreur,  et 
d'abord  incarcéré  pendant  dix  mois  à  Sainte-Pélagie. 
Heureusement  la  force,  la  gaieté  de  son  caractère  ne 
l'abandonnèrent  pas  sous  des  verroux  qui,  en  général,  ne 
s'ouvraient  que  pour  les  prisonniers  conduits  au  tribunal 
révolutionnaire,  et  de  là  à  l'écbafaud.  L'aimable  et  bon 
Roucher,  l'auteur  du  poème  des  mois,  partageait  sa  cap- 
tivité. La  veille  de  son  supplice  Robert  fil  son  portrait, 
et  l'infortuné  poète  l'envoya  à  sa  femme,  à  sa  fille,  avec 
ces  vers  touchants  : 

«  Ne  vous  étonnez  pas,  objets  si  chers,  si  doux, 

»  De  cet  air  de  tristesse  empreint  sur  mon  visage  : 

»  Alors  que  l'amitié  retraçait  cette  image 

»  L'échafaud  m'attendait,  et  je  pensais  à  vous!...  » 

De  Sainte-Pélagie  on  transféra  Robert  à  Saint-Lazare, 
pendant  une  nuit  froide  et  pluvieuse,  à  la  lueur  des  tor- 
ches, dans  une  voiture  découverte,  suivie  d'autres  voitures 
renfermant  ses  compagnons  de  captivité.  Au  milieu  des 


—    2-23    — 

cris  de  mort,  des  vociférations  d'une  popuhice  en  délire, 
il  ne  songeaii  qu'à  son  art,  et  dessina  avec  une  effrayante 
vérité  celle  scène  de  cannibales,  dont  il  fil  un  fort  beau 
tableau. 

Que  d'heures  d'angoisses  et  de  mélancolie  il  eut  pas- 
sées dans  sa  prison,  si  son  amour  pour  la  peinture,  le 
besoin  continuel  de  créer,  ne  l'avaient  distrait  et  consolé! 
ne  pouvant  se  procurer  tout  ce  qu'il  lui  fallait  pour  pein- 
dre, réduit  à  ne  posséder  'que  sa  boîle  de  couleurs,  il 
employait  les  assieiies  servies  sur  la  table  de  la  géole,  et 
quelques  débris  de  vieilles  cloisons  à  reproduire  les  sou- 
veniis  de  son  existence  et  de  ses  voyages.  Une  de  ces 
assiettes  m'apparlieni  :  je  la  regarde  comme  doublement 
précieuse,  en  ce  qu'elle  se  rattache  à  la  chronique  du 
temps,  et  offre  une  idée  exacte  du  talent  et  du  caractère 
de  l'artiste.  Elle  est  en  faïence  grossière,  taillé  à  pans 
formant  un  octogone,  et  son  bord  encadre  le  sujet  con- 
tenu dans  un  fond  très-concave.  Ce  sujet  représente  un 
magnifique  jardin  de  couvent  à  Rome.  Au-dessus  d'ar- 
bres épais  se  dessinent  la  colonne  trajane,  et  le  dôme  du 
Panthéon.  Des  caisses  de  lauriers  rose,  des  fleurs  de 
diverses  espèces,  ornent  ce  lieu  enchanté,  dans  lequel 
une  jeune  fille,  en  costume  de  novice,  court  pour  saisir 
un  papier  que  lui  a  jelé  un  jeune  homme,  peut-être  Ro- 
bert lui-même,  du  haut  de  la  colonne.  Derrière  celte 
assiette  on  lit  : 

«  Un  baiser  envoyé  sur  l'aile  des  vents  à  la  plus  belle , 
»  à  la  plus  volage  des  novices  de  Rome.  Peint  dans  la 
•  maison  d'arrêt  de  Saint-Lazare  par  le  citoyen  Robert, 
y>  et  adressé  à  une  de  ses  compagnes  d'infortune,  en 
»  1794.  " 


224   

La  signature  de  l'anisie  se  trouve  sur  le  côté  gauche  du 
fond,  et  au  bas,  sur  le  bord,  il  a  écrit  la  maxime  latine 
si  connue,  devenant  un  jeu-de-mots  à  cause  de  son  nom  : 

«  Experto  crede  Roberto.  » 

Des  temps  meilleurs  arrivèrent  enfin,  et  la  liberté  lui  fut 
rendue. 

Son  ardeur  pour  le  travail,  ce  désir  insatiable  de  voir, 
d'observer  pour  mieux  rendre  la  nature,  le  mirent  sou- 
vent dans  des  situations  fort  dangereuses.  On  connaît  sa 
visite  dans  les  catacombes  de  Rome,  où  il  pénétra  seul 
tenant  le  fil  d'Ariane,  et  un  bout  de  bougie  à  la  main. 
Tout-à-coup  cette  bougie  s'éteint,  le  fil  échappe  à  ses 
doigts  tremblants,  et  le  voilà  errant  dans  ce  dédale  sou 
terrain,  dont  i!  pense  qu'il  ne  sortira  pas  vivant.  Après 
un  intervalle  de  temps  qu'il  ne  peut  apprécier,  mais  qui 
lui  paraît  avoir  la  durée  d'un  siècle,  il  retrouve  le  fil  libé- 
rateur... Avec  quel  transport  de  joie  il  le  presse  sur  son 
sein,  le  couvre  de  baisers  !..  Enfin  il  revoit  la  lumière  du 
jour,  et  bénit  le  ciel  |de  sa  délivrance!..  Delille  a  fait  de 
cet  événement  l'un  des  épisodes  les  plus  intéressants  de 
son  poème  de  l'imagination.  C'est  du  style  descriptif, 
avec  toute  la  pompe,  toute  la  manière  de  la  littérature 
empire  ;  mais  cela  bien  récité,  ne  manque  ni  de  mouve- 
ment, ni  d'effet.  Deux  de  mes  amis,  le  comte  de  Casleja, 
préfet  sous  la  Restauration,  et  Lafon,  sociétaire  du  Théâ- 
tre-Français, obtenaient  un  immense  succès  dans  les  soi- 
rées où  ils  déclamaient  cet  épisode.  C'est  au  premier  que 
Delille  avait  dit,  après  l'avoir  entendu  :  «  Vous  êtes  la 
»  meilleure  édition  de  mes  ouvrages.  »  L'un  des  vers  les 
plus  applaudis  était  celui-ci  : 

«  Il  ne  voit  que  la  nuit,  n'entend  que  le  silence  !  » 


—  225  — 

J'avoue,  en  loute  huniililé,  que  je  n'ai  jamais  bien  com- 
pris ce  vers-là. 

Sous  l'empire,  Roberl  fui  nommé  conservateur  du  mu- 
sée Napoléon.  Il  continua,  jusqu'au  dernier  de  ses  jours, 
à  peindre,  à  dessiner,  et  mourut  presque  subitement  à 
Paris,  en  avril  1808,  âgé  de  75  ans. 

Son  portrait,  de  la  plus  parfaite  ressemblance,  et  qu'on 
doit  au  talent  de  son  amie  M'"^  Lebrun,  née  Vigée,  existe 
dans  l'une  des  salles  de  l'école  française,  au  Louvre.  Ses 
traits  n'étaient  pas  distingués,  mais  la  sérénité  d'âme,  la 
rondeur  et  la  franchise  en  formaient  le  principal  carac- 
tère. Il  y  avait  à  la  fois  de  la  bonté,  de  l'énergie,  de  la 
finesse  dans  l'expression  de  sa  physionomie,  et  son  œil 
animé,  spirituel,  annonçait  un  esprit  et  une  intelligence 
remarquables.  Sa  taille  au-dessus  de  la  moyenne,  quoi- 
qu'un peu  forte  ne  l'empêchait  point  d'être  très-leste,  et 
très-adroit  dans  tous  les  exercices  du  corps.  C'était  un 
grand  joueur  de  ballon  ;  de  vieux  amateurs  se  rappèlent 
encore  l'avoir  vu,  dans  un  âge  avancé,  aux  Champs-Ely- 
sées, se  livrer  avec  une  ardeur  juvénile  à  ce  genre  d'amu- 
sement. Un  jour,  au  moment  où  un  ballon  venait  de  cre- 
ver sous  sa  main,  Carie  Vernet  lui  dit  :  «  Mon  cher  Robert, 
»  voilà  ce  que  c'est  que  la  gloire  !»  —  «  Oui,  lui  répli- 
»  qua-t-il ,  mais  lorsqu'elle  n'est  soutenue  que  par  le 
»  vent.   » 

Ainsi  que  je  l'ai  déjà  fait  observer,  il  faut  chercher  son 
principal  talent  dans  la  représentation  des  anciens  monu- 
ments, et  des  ruines.  Moins  brillant  de  couleur,  moins 
ferme,  moins  hardi  de  dessin  que  Panini,  surtout  dans  les 
figures,  il  savait  pourtant  donner  à  ses  compositions  imp 


—   226  — 

physionomie  si  neuve,  si  particulière,  qu'elles  plaisent  et 
ailaclieni,  sansjamais  tomber  dans  la  monotonie.  C'était 
l'éceuil  à  éviter  dans  ce  genre,  où  sans  cesse  on  est  obligé 
de  reproduire  des  murs  délabrés  et  couAcrts  de  mousse, 
des  colonnes  tronquées,  brisées,  des  chapiteaux  mutilés 
où  jonchant  le  sol,  des  statues  en  débris  ou  renversées. 
Robert  avait  l'art  d'animer  ces  restes  mélancoliques  des 
palais  et  des  temples  du  peuple-roi  ;  de  leur  prêter  une 
valeur  morale,  en  évoquant  dans  la  mémoire  de  ceux  qui 
les  regardaient  tous  les  souvenirs  de  la  grandeur  déchue, 
de  la  puissance  vaincue  par  les  révolutions  et  le  temps. 
Son  pinceau  est  facile,  spirituel  ;  sa  touche  légère  et 
agréable.  Dans  ses  sites,  ses  paysages,  il  y  a  de  l'abon- 
dance, de  la  finesse  de  détails,  mais  un  ton  souvent  bla- 
fard, et  l'on  regrette  que  le  soleil  n'ait  pas  assez  illuminé 
sa  palette.  Comme  cela  est  arrivé  à  presque  tous  les 
peintres  de  son  école,  l'encyclopédie  avait  un  peu  déteint 
sur  lui,  et  dans  la  plupart  des  groupes  de  figures  ornant 
ses  tableaux,  une  recherche  de  pensée,  une  empreinte 
de  philosophie,  nuisant  à  la  franchise  et  à  l'unité  de  l'effet, 
se  font  trop  remarquer.  Plusieurs  de  ses  productions  sont 
toutefois  exemples  de  ces  défauts  :  je  citerai,  entre  autres, 
la  Porte  de  ville  et  la  Statue  en  bronze,  sous  un  portique, 
que  possède  le  musée  du  Louvre. 

Le  nombre  des  tableaux  peints  par  Robert  est  considé- 
rable. Parmi  les  plus  estimés  sont  les  deux  que  je  viens 
de  citer,  et  le  tombeau  de  Marius,  les  ruines  du  château 
de  Meudon,  les  Bains  publics,  les  catacombes  de  Rome, 
l'escalier  du  Bernin,  au  Vatican,  Vincendie  de  l'Hôtel- 
Dieu  de  Paris,  la  maison  carrée  de  Nismes,  le  temple  de 
Venus,  et  le  pont  du  Gard.  Plusieurs  hôtels  à  Paris,  ainsi 
que  les  châteaux  royaux ,  principalement  Saint-Cloud  • 


—  227  — 

soDl  ornés  de  ses  œuvres.  Il  n'y  a  point  de  coUeciions 
d'aniaieurs  un  peu  importantes,  où  Ton  ne  rencontre  de 
ses  toiles,  et  surtout  de  ses  aquarelles,  de  ses  dessins, 
qu'il  a  multipliés  à  l'infini.  Outre  l'assiette  dont  j'ai  parlé 
plus  haut,  je  possède  de  lui  un  petit  paysage  avec  ruines 
d'un  temple  provenant  de  la  galerie  du  comte  de  Loug- 
villers.  Sain,  le  célèbi^e  miniaturiste,  partisan  déclaré  de 
l'école  française,  au  xviii^  siècle,  que  la  mort  vient  de 
frapper,  avait  réuni  une  grande  quantité  de  ses  œuvres. 
Robert  a  gravé  lui-même,  sous  le  titre  de  Soirées,  un 
receuil  de  vues  enrichies  de  monuments  antiques,  d'un 
burin  léger,  spirituel,  et  d'un  excellent  effet.  Peu  d'élèves 
sont  sortis  de  son  atelier.  Demachy  avait  reçu  ses  con- 
seils, dont  il  a  peu  profité  :  les  tableaux  laissés  par  lui 
n'en  offrent  que  trop  la  preuve.  M.  Vauzèle,  que  31.  de 
Laborde  chargea  d'aller  faire  sur  les  lieux  les  dessins  des 
monuments  illustrant  son  voyage  d'Espagne,  a  rappelé  le 
talent  de  Robert  qui  fut  son  maître. 

Voilà,  mon  cher  Leleux,  tout  ce  que  j'ai  pu  receuillir 
sur  un  peintre  ayant  eu  de  son  temps,  si  rapproché  du 
notre,  une  grande  réputation,  et  dont  les  œuvres  de  choix 
sont  encore  en  haute  estime  auprès  des  amateurs.  Parmi 
nos  artistes  nationaux,  il  est  le  seul  qui  ail  véritablement 
réussi  dans  le  genre  des  ruines  monumentales.  Aujour- 
d'hui ce  genre  est  à  peu  près  totalement  abandonné.  La 
sculpture,  l'architecture,  la  tragédie  grecques,  et  romai- 
nes, les  fables  riantes,  ingénieuses  du  paganisme,  sont 
tombées  en  grand  discrédit  ;  il  semble  que  nous  ayons 
voulu  prendre  à  la  lettre  ce  vers  si  connu  de  Berchoux  : 

•  Qui  nous  délivrera  des  Grecs  et  des  Romains?  • 


—   228   — 

La  multitude  sacrifie  à  la  fantasia,  à  la  mode  dont  le 
despotisme  étroit  n'admet  rien  de  sévère,  de  régulier, 
même  en  fait  de  dessin.  Raphaël  est  devenu  embêtant,  le 
Poussin  et  le  Guaspre  sont  aux  antipodes  de  la  vérité. 
Les  uns  ne  voyent  que  la  couleur,  et  se  pâment  devant 
une  toile,  ressemblant  à  une  riche  palette  sur  laquelle, 
au  milieu  de  toutes  les  nuances  de  l'arc-cn-ciel,  il  est 
impossible  de  saisir  une  ligne,  une  forme  arrêtée.  D'au- 
tres ne  trouvent  de  perfection,  de  beauté  que  dans  le 
gothique.  Il  en  est,  enfin,  s'imaginant  avoir  crée,  inventé 
le  paysage  vrai,  oublieux  qu'ds  sont  des  chefs-d'œuvre  de 
Ruisdaël,  d'Hobbéma,  de  Huismans,  qui  l'avaient  crée, 
inventé  bien  avant  eux,  et  ne  s'en  vantaient  pas. 

En  dépit  de  ce  dévergondage,  mon  ami,  l'essentiel  pour 
l'artiste  digne  de  ce  litre,  c'est  de  ne  pas  se  parquer  dans 
l'horizon  borné  des  lions  du  jour;  d'admirer  le  beau  par- 
tout où  il  se  rencontre,  de  rendre  justice  à  chacun,  et  de 
marcher,  avec  courage,  dans  les  sentiers  de  la  vérité- 
C'est  ce  que  vous  avez  fait,  ce  que  vous  faites  constam- 
ment et  ce  dont  je  vous  loue.  Ne  craignez  pas  de  bien 
dessiner,  car  cela  ne  nuit  jamais,  et  quand  il  s'agira  sur- 
tout du  dessin,  répétez-vous  sans  cesse  celte  maxime, 
avec  variante  du  texte  primitif,  lequel  m'a  toujours  paru 
d'une  étrangeté  inouie  :  le  laid  ne  sera  jamais  le  beau  (1). 
La  nature  vous  a  crée  coloriste  :  ne  vous  croyez  pas 
obligé,  en  abusant  de  ce  don  admirable,  de  forcer  la 
gamme  de  vos  tons,  de  la  diamanter  à  ce  point  que  l'œil 


(1)  Voici  C6  texte  primitif,  dans  toute  sa  crudité 
8   Le  laid,  c'est  le  beau!   » 


—   229   — 

ébloui  ne  puisse  supporter  la  vue  de  voire  peinture 
Vous  êtes  sérieux,  original,  puissant  quelquefois  :  conti- 
nuez à  être  tout  cela,  c'est  le  vœu  le  plus  cher  d'un  ami 
qui  a  encouragé  vos  débuts,  applaudi  à  vos  progrès,  et 
qui  est  heureux  de  vos  succès. 


LE    CHAXT    DE    LÉONARD    DE    VINCî, 

A  MONA  USA,  COMTESSE  DEL  GIOCONDO. 


u  Oggi  è  sempre  !  1    )i 


IG 


LE  CHANT  DF/ LÉONARD  DK  VINCI, 

A  USA  MONA* 


Je  l'aime,  comme  uii  ange  aime  la  mélodie  j 
Qui  s'exhale  si  douce  aux  pieds  de  Télernel  ! 
Comme  la  fleur,  croissant  dans  la  vcrie  prairie, 
Aime  la  goulle  d'eau  que  lui  verse  le  ciel  ! 


Je  l'aime,  comme  aux  champs  l'ami  de  la  nature 
Aime  la  violelie  au  parfum  virginal, 
Comme  le  voyageur  aime  la  source  pure, 
Qui  serpente  ignorée,  en  son  pays  naial. 

Je  l'aime,  comme  l'astre  et  rêveur  et  magique 
Dont  les  pâles  reflets  argenleni  l'univers. 
Et  comme  l'oraison  sainte  et  mélancolique 
Que  la  cloche  du  soir  annonce  dans  les  airs. 


Lu  I. ouvre  possède  le  (lorlrait  de  JVIona  Lisa  connue  sous  le 
nom  de  la  Joconde.  «  Celle  peinluro  do  Léonard  esi,  suivaiil  l'o.- 
V   pression  do  Vasari,  plulôl  une  «ruvre  divine  qu'humaiiie  !    » 


—   234    — 


Je  l'aime  !..  tu  le  sais?.,  que  servirait  de  feindre?.. 
Ton  sourire  divin  a  vaincu  ma  froideur, 
Lisa  :  lorsque  ma  main  s'efforce  de  le  peindre 
Il  fuit!.,  mais  son  image  est  vivante  en  mon  cœur! 


Je  l'aime,  comme  un  être  au-dessus  du  vulgaire, 
Comme  la  destinée  arbitre  de  mes  jours  ! 
Comme  une  tendre  amie,  une  sœur,  une  mère... 
Comme!,.,  mais  ton  regard  interrompt  ce  discours. 

J'ai  fini,  ne  crains  pas  que  d'un  sombre  nuage 
Je  voile  encor  pour  toi  les  roses  du  plaisir  ; 

Garde  ta  douce  paix,  je  garderai  l'orage  ! 

L'orage  est  fait  pour  moi  qui  ii'ui  plus  d'avenir... 


ART  MUSICAL. 


DE  L'ABAlNDOiM  DES  AiNCIEKS  COMPOSITEURS. 


<  On  crut  lui  plaire  en  immolant 
»  des  grands  hommes  qu'il  véné- 
;)  rait,  et  on  le  mit  dans  le  cas  de 
»  renier  quelques-uns  de  ses  apo- 
9  logistes.   » 

Jal,  article  Rossini. 


LA  MUSIQUE  EST- ELLE  UN  ART 

OUI  DOIVE  ÊTRE  SOUMIS  A  L'EiMPIRE  DE  LA  MODE?  * 


I 


La  question  se  trouvant  en  tète  de  cet  article  esi  d  un 
assez  haut  intérêt  dans  riiistoire  de  la  musique,  et  je 
m'éioune  tous  les  jours  du  silence  que  de  plus  habiles 
que  moi  gardent  sur  sa  solution.  En  effet,  depuis  vingt 
années,  on  parle  avec  tant  d'engouement,  d'exaltation  de 
certaines  œuvres  musicales  nouvelles  ;  on  repousse  avec 
tant  de  dégoût  et  de  mépris  des  compositions  jadis  ad- 
mirées, et  qui  sont  encore  les  objets  de  l'estime,  et  du 
culte  fervent  des  vrais  amateurs,  qu'il  me  paraît  à  la  fois 
curieux  et  nécessaire  de  rechercher  les  causes  de  celte 
contradiction. 

D'abord  que  la  musique  soit  un  an,  et  même  le  plus 
impressif  de  tous,  ('csi  ce  qui  ne  peut  faire  l'ombre  d'une 


*  Cet  arlicle  a  été  écril  en  lUTttt,  et  a  paru  Jans  le  Monde  dra- 
matique, journal  alors  fort  curieux,  donl  la  colleclion  esl  devenue 
rare,  el  qui  avait  pour  rédaclour  en  ciief  M.  Gérard  de  Nerval. 


—    240   — 

diflkulté.  En  pariaiii  de  ce  poiiil  il  esi  donc  cerlaiu, 
qu'à  dater  de  l'époque  où  cet  art  a  été  coniplèiement 
formé,  où  les  dessins  mélodiques  exprimant  les  senll- 
menis  et  les  passions,  les  règles  constituant  une  bonne 
et  pure  harmonie,  ont  été  trouvés,  les  œuvres  des  hom- 
mes de  génie,  de  science,  d'inspiration,  n'ont  pu,  sans 
injustice,  déchoir  du  mérite  dont  ils  les  avaient  emprein- 
tes. De  là  il  résulte  que  ces  œuvres  sont  aussi  dignes  d'ap- 
plaudissements en  1835,  qu'elles  en  étaient  dignes  autre- 
fois. Ainsi,  selon  moi,  Gluck  et  Piccinni,  Salièri,  Spon- 
tiny  et  MéhuI,  valent  de  nos  jours  ce  qu'ils  valaient 
quand  ils  ont  écrit  les  partitions  dOrphée,  de  Bidon, 
d'Iphigénie  en  Tauride,  des  Danaïdes,  de  la  Vestale,  et 
de  Joseph. 

Cependant  nous  lisons  dans  les  journaux,  nous  enten- 
dons répéter  constamment  dans  les  cercles  fashionables, 
que  ces  auteurs  ont  vieilli,  que  la  mode  a  changé  ;  et 
pour  se  mettre  d'accord  avec  ces  arrêts  de  réprobation, 
les  directeurs  des  théâtres  et  des  concerts  les  exilent  de 
la  scène  et  des  soirées  musicales. 

Je  ne  connais,  je  l'avoue,  ni  âge,  ni  modes  qui  puis- 
sent altérer,  détruire  les  œuvres  du  génie.  En  littérature 
la  Bible,  Homère,  Virgile,  Shakespeare,  Corneille,  La- 
fontaine  et  Molière;  en  sculpture  le  Laocoon,  l'Apollon, 
la  Diane  ;  en  architecture  le  Panthéon  de  Rome,  les  Pro- 
pylées, la  colonnade  du  Louvre  ;  en  peinture  les  tableaux 
de  Raphaël ,  Léonard  de  Vinci ,  Lesueur  et  Poussin, 
sont  toujouis  aussi  jeunes  de  beauté,  de  vigueur  et  de 
grâces  que  lorsqu'ils  ont  été  créés  1  —  Pourquoi  en  serait- 
il  autrement  quand  il  s'agit  de  musique?  pourquoi  les 
productions  lyriques  coulées  en  bronze,  seraient  elles 


—    241    — 

soumises  à  la  mode?  parahraieni-elles  suivra  les  influen- 
ces du  (hermomèlre  de  celle  capricieuse  déesse;  et  cela, 
de  telle  soile,  qu'on  dii  géiiéialemenl  aujourd'hui  d'un 
opéra  de  Gluck,  de  Spouliny,  ce  qu'on  dil  d'un  liabil, 
d'un  chapeau,  doni  la  coupe,  la  forme  ont  deux  ans  de 
daie?..  Je  vais  en  révéler  les  causes  à  mes  lecteurs,  et 
je  crois,  qu'avec  un  peu  de  réflexion,  ils  seront  de  mon 
avis. 

Proclamons-le  d'abord  Iranchemeni  :  «  Dans  celle  ma- 

»  nière  de  voir,  il  y  a  erreur  lolale  de  la  part  de  la  géné- 

»  ralité,  qui  suii  l'impulsion  donnée  par  quelques  intéres- 

»  ses,  el  par  des  gens  qui  ne  connaissant,  ni  ne  sentant 

»  la  musique,  décident  de  son  sort  sui*  nos  ihéàties,  où 

»  ils  ont  la  haute  main,  à  peu  près  comme  les  aveugles 

•>  décideraient  des  couleurs    •• 

Je  m'explique.  A  l'époque,  et  il  y  a  de  cela  peu  d'an- 
nées, où  les  composiiions  de  Rossiui  commencèrent  à 
passer  les  Alpes,  ce  que  depuis  on  a  bien  voulu  appeler 
une  rcvoluiion  en  musique,  commença  à  fermenter  dans 
la  tète  de  la  multitude.  «  Il  nous  faut  du  nouveau,  n'en 
•  fut-il  plus  au  monde!  •'  Tel  est,  dans  lous  les  temps, 
le  cri  des  êtres  blasés,  désœuvrés,  et  notre  nation  compte 
malheureusement  un  grand  nombre  de  ces  êtres-là.  Au'.ant 
que  personne,  peut-être,  j'admire  Rossiui,  et  rends  jus- 
tice à  sou  génie  flexible,  à  l'élasticité  de  son  talent  qui  le 
rend  propre,  et  vingt  fois  il  l'a  prouvé,  à  employer  toutes 
les  couleurs,  à  se  seivir  de  toutes  les  formes,  à  être  tour 
à  lour  |)lein  de  vigueui',  d'éclat  et  de  charnie  !  .  Mais, 
a-t-il  (ail  une  révolution,  en  ce  sens  qu  il  aurait  fondé  un 
système  musical  nouveau,  el  meilleur  que  celui  (jui  exis- 
tait avant  lui'.'  Je  ne  le  pense  pas.   Voyez  la  plupart  de 


—    242    — 

ses  panilions  italiennes:  l'or  ei  les  pierreries  y  étincellent, 
comme  dans  le  palais  d'Alcine.  Ce  en  quoi  elles  diffèrent 
de  la  musique  de  Gluck  et  de  Mozaii,  c'est  que  d'abord 
ces  richesses  ne  sont  point  souvent  à  leur  place  et  qu'en 
dépil  de  la  situation  et  des  paroles,  les  airs  les  morceaux 
d'ensemble  sont  écrits  sur  un  rhyihme,  une  mesure  de 
contredanse.  Certes  je  m'humilie  devant  la  puissance  du 
rhythme,  el  je  conçois  que  lorsqu'il  est  vif,  pressé,  sautil- 
lant, il  entraîne  les  masses  qui  se  mettent  en  mouvement, 
sans  plus  y  réfléchir.  Ce  n'est  point  toutefois  dans  l'abus 
d'une  telle  ressource  que  je  trouverai  une  heureuse  inno- 
vation. Je  ne  la  reconnaîtrai  pas  davantage  dans  la  géné- 
ralité des  mélodies  de  Rossini  qui,  si  elles  offrent  des 
dessins  irès-agréables,  des  phrases  d'une  expression  vrai- 
ment sublime,  ont  souvent  entre  elles  un  grand  air  de 
ressemblance,  surtout  dans  les  cavaiines,  les  caniilènes, 
et  sont  ensuite  défigurées  par  des  roulades  continuelles, 
faisant  rossignoler  la  voix  sur  les  syllabes  d'un  mot  de- 
vant servir  à  exprimer  une  pensée  grave,  mélancolique 
ou  tragique.  Des  mélodies  de  Rossini  passant  à  son  or- 
chestre, je  remarque  qu'il  l'a  rendu  aussi  fort,  aussi 
bruyant  que  possible.  Je  remarque  encore  que  très- 
souvent  il  le  fait  chanter,  lorsqu'il  devrait  être  le  très- 
humble  serviteur  du  chant  exécuté  par  les  artistes  qui 
sont  en  scène.  Il  faut  toutefois  l'avouer,  il  a  ajouté  à 
l'orchestre  plusieurs  instruments  qui  n'étaient  pas  en 
usage  au  théâtre  :  mais  a  cet  égard,  il  a,  dans  beaucoup 
de  circonstances,  tellement  forcé  la  mesure,  que  ses  mor- 
ceaux d'ensemble  surtout  réalisent  souvent  le  mol  de 
Grétry,  annonçant  qu'après  la  prise  de  la  Bastille,  il  nous 
faudrait  de  la  musique  à  coups  de  i-anon.  Or,  avec  une 
semblable  exagération,  le  sens  musical  des  auditeurs  s'est 


—  -24;^  — 

blasé,  pour  arriver  ù  ce  point  de  déprav:ition  où  arrivent 
les  estomacs,  habitués  au  poivre  de  Cayenne,  et  aux  li- 
queurs fortes.  Comment  voulez-vous  t!ès  lors  que  de 
belles  et  pures  mélodies,  accompagnées  avec  cette  so- 
briété de  richesses,  si  bien  calculée  par  Gluck  et  Mozart, 
puissent  produire  de  l'effet  ?..  Un  débauché  ne  préférera- 
l-il  pas  à  une  vierge  de  Raphaël  ou  du  Corrége,  une  de 
ces  femmes  débraillées,  aux  appas  robustes  et  hauts  en 
couleur,  dont  Rubens  et  Jordaens  trouvaient  les  modèles 
dar)s  les  casino  d'Anvers  et  d'Amsterdam  ?.. 

Je  nie  donc  que  Rossini  ait  révolutionné  l'art  musical, 
car  après  les  deux  grands  hommes  que  je  viens  de  citer, 
une  révolution  dans  cet  art  était  impossible,  la  musique 
ayant  atteint  son  apogée  sous  leur  inspiration  vigoureuse, 
passionnée,  et  leur  savante  instrumentation  Ils  avaient 
conquis  les  colonnes  d'Hercule,  et  Rossini,  en  voulant 
les  oulre-passer,  s'est  parfois  livré  à  un  dérèglement,  qui 
n'est  pas  plus  de  la  saine  musique,  que  les  essais  de  cer- 
tains auteurs  sur  le  Théâtre-Français,  et  ceux  de  certains 
peintres  excentriques  au  salon,  ne  sont  de  la  saine  litlé 
rature  et  de  la  saine  peinture. 

Rossini  le  sait  mieux  que  personne,  et  doit  souvent  rire 
de  l'enthousiasme  aveugle  de  ses  panégyristes,  qui,  plus 
que  lui  vénère  Gluck  et  Mozait?  Artiste  de  génie  et  d'es- 
prit, s'il  a  fait  de  l'exagération,  conduit  ses  personnages  à 
la  mort  sur  un  temps  de  valse,  entonné  un  serment  reli- 
gieux sur  un  air  de  quadiiile,  assourdi  les  oreilles,  en 
multipliant  dans  ses  accompagnements  les  ophicléïdes, 
les  serpents,  les  tromboniu  s.  les  petites  flûtes,  les  tam- 
bours, c'est  qu'il  a  jugé  que  cela  réussirait  et  lui  ferait 
gagner  de  l'argent.  Après  trente  années  de  guerre,  après 


—    244    — 

des  changements  politiques  ayant  ébranlé  toutes  les  ima- 
ginations, il  a  pensé  qu'il  fallait  iransporlor  la  tempête 
dans  le  temple  de  Polymnic.  Son  historien  Beyle,  connu 
sous  le  pseudonyme  de  Siendhall,  ne  l'a-t-il  pas  décoré  du 
titre  de  Napoléon  de  la  musique  ;  et  cette  spirituelle  plai- 
santerie n'a-t-elle  pas  été  prise  au  sérieux  par  la  foule  des 
badauds?  Ce  qui  prouve  que  Rossini  n'a  point  cru  lui- 
même  à  la  prétendue  révolution  musicale  dont  on  l'a 
gratifié,  c'est  que,  pour  son  plaisir,  et  celui  des  véritables 
adeptes,  il  a  été  vrai,  pur,  dramatique  quand  il  l'a  voulu, 
et  s'est  montré  le  digue  rival  de  Gluck  et  de  Mozart. 
Ecoutez  son  Guillaume-Tell,  et  en  particulier  le  duo  du 
premier  acte,  le  Seiment  des  trois  Suisses,  le  chant  ad- 
mirable sur  ces  paroles  : 

«  Sois  immobile,  et  vers  la  terre 
»   Incline  un  genou  suppliant!    » 

Voilà  de  la  musique  qui  diffère  autant  de  beaucoup  de 
ses  compositions  publiées  en  Italie,  que  la  lumière  de 
l'aurore  diffère  de  celle  d'un  incendie. 

Sous  ce  premier  rapport,  il  faut  le  dire,  le  mauvais 
goût  seul  a  fait  disparaître  de  la  scène,  et  reléguer  dans 
les  cartons  poudreux  de  nos  théâtres  lyriques,  les  œuvres 
des  anciens.  Ensuite  l'intérêt  et  l'intrigue  ont  poussé  à  la 
roue,  afin  de  lancer  dans  la  carrière  iiàole  du  moment, 
et  les  moutons  de  Panuige,  toujours  en  majorité  dans 
cette  bonne  capitale  du  loyaume  de  France,  se  sont  pré- 
cipités sur  ses  traces,  en  chantant  de  toute  la  force  de 
leurs  poumons  le  glorUi  in  excelsisf 

Je  vais  le  prouver. 


945      - 


II. 


Il  existe  un  homme  connaissanl  à  merveille  l'histoire 
de  la  musique,  et  ayant  assez  de  science  théorique  pour 
analyser  parfaitement  une  partition.  A  ces  qualités  cet 
homme  réunit  de  l'esprit  un  peu  systématique,  paradoxal, 
de  la  verve,  et  cette  chaleur  de  style  qui  fait  rarement 
faute  à  un  enfant  du  Midi.  Je  ne  nommerais  pas  M.  Casiil- 
Blaze,  que  tous  les  amateurs  de  la  polémique  musicale  le 
reconnaîtraient  au  portrait  que  je  viens  d'en  tracer.  Cer- 
tainement il  est  un  des  critiques  les  plus  habiles,  et  les 
plus  amusants  que  nous  ayons  eu  en  ce  genre.  Si  son  in- 
térêt ne  l'avait  pas  porté  à  embrasser,  à  soutenir  quand 
même  la  musique  de  Rossini,  pcisonne  plus  que  lui  n'était 
capable  de  guider  le  goût  du  public,  et  de  faiie  rendre 
aux  anciens  la  justice  qu'ils  méritent.  Mais  il  vil,  dans 
l'adoption  exclusive  des  paiiilions  et  de  la  piétendue 
école  du  nouveau  maestro,  sur  notre  scène,  une  mine 
large  et  féconde  à  exploiter.  Dès  lors  tous  ses  efforts 
tendirent  à  détrôner  l'ancienne  musique.  Il  traduisit,  ou 
plutôt  il  parodia  les  œuvres  du  maestro,  encore  inconnues 
en  France,  et  afin  de  les  vendre,  de  les  faire  exécuter, 
une  guerre  d'extermination  fut  déclarée  par  lui  aux  com- 
positeurs qui,  jusqu'alors  avaient  charmé  notre  nation,  et 
l'Europe.  Dans  des  brochures  piquantes,  dans  les  feuille- 
ions  du  Journal  des  Débuts  Gréiry  devint  un  homme 
ayant  créé  quelques  belles  mélodies,  étouffées  par  son 
ignorance,  et  le  peu  de  développement  qu'il  leur  avait 


—   24G   — 

donné  D'Alayrac,  l'auleur  de  Camille,  du  Château  de 
Monténéro^  de  Gulistan,  ne  fut  plus  qu'un  faiseur  d'opé- 
rettes. Quant  à  Gluck  et  31ozart,  il  ne  les  traita  pas  avec 
ce  ton  cavalier  ;  adroitement  même  il  leur  distribua  de 
magnifiques  éloges  ;  mais  cependant  il  fit  entendre  que 
beaucoup  de  ressources  leur  avaient  manqué,  et  qu'ils 
n'avaient  pas  abordé  le  final  comme  le  cygne  de  Pezzaro 
Qu'arriva-l-il  à  la  suite  de  ces  manifestes^  foi  mules  cha- 
que jour  d'une  manière  tantôt  grave,  tantôt  plaisante?  ce 
qui,  en  pareille  circonstance  arrivt  toujours  en  France. 
La  majorité  qui  aime  le  sophisme,  l'étrangeté,  et  les  opi- 
nions toutes  faites,  chanta  chorus  avec  M.  Castil  Blaze. 
On  ne  jura  bientôt  plus  que  par  Rossini,  on  ne  voulut  plus 
que  du  Rossini.  Nos  jeunes  conservatoiriens  l'imitèrent, 
et  presque  tous  reproduisirent  ses  défauts,  sans  y  allier 
aucune  des  beautés  qui  le  distinguent.  Il  en  fut  de  cette 
imitation  comme  de  celle  de  Chateaubriand  et  de  M.Victor 
Hugo.  Boyeldieu,  Aubcr,  et  Hérold  seuls,  parce  que  leur 
natuie  musicale  était  assez  vigoureuse  pour  résister  à 
celte  pitoyable  singerie,  surnagèrent  dans  la  foule  des 
noyés.  Faire  régner  Rossini  despotiquement,  devint  une 
affaire  de  parti  :  la  bonne  compagnie  ne  vit  plus  de  salut 
pour  l'art  en  France  que  dans  le  triomphe  de  ce  maestro  ! 
Or,  cette  bonne  compagnie,  est  la  plupart  du  temps  d'une 
suprême  ignorance  dans  les  questions  de  ce  genre.  Elle 
se  passionne  tour  à  tour  pour  les  chiiioisei'ies,%s  magots 
de  rinde,  les  bergères  à  la  Boucher,  les  singes  de  De 
camp,  et  les  ours  de  Barye  (i).  Elle  juge  un  tableau 


(1)  Je  suis  loin  de  penser  que  Decamp  el  Barye  ne  soient  pas  des 
artistes  de  beaucoup  de  talent  ;  je  ne  blâme  ici  qui'  la  manie  des 
belles  dames  el  des  beaux  naessieurs  qui  eussent  sacrilié  aux  singes 
et  aux  ours  tous  les  chefs-d'œuvre  de  la  peinture  et  de  la  sculpture. 


—   247    - 

une  œuvre  musicale,  avec  la  profondeur  qu'elle  met  à 
juger  un  homme  d'éiai  Sur  l'éiiquelie  du  sac  Gluck, 
Piccinni,  Grétry  reçurent  donc  les  épilhèles  de  perruques, 
rococos,  fossiles,  et  ce  qu'il  y  avait  de  curieux  dans  ces 
baroques  anaihènies  des  dilettanti,  c'est  que  beaucoup 
de  ceux  qui  se  les  permettaient,  ne  connaissaient  point 
les  ouvrages  de  ces  compositeurs. 

Je  me  rappelle  à  cet  égard  une  anecdote  qui  amusa 
Boyeldieu,  lorsque  je  la  lui  racontai.  J'assistais  à  une 
représentation  du  ballet  de  Mars  et  Vénus,  musique  de 
SchneilzoéCfer.  Deux  merveilleux,  aux  ganls  jaunes,  se 
trouvaient  placés  à  mes  côtés.  C'était  avec  les  plus  belles 
dents  du  monde  qu'ils  déchiraient  l'ancienne  musique  : 
l'on  pense  bien  que  Gréiry  n'éiait  pas  épargné.  Je  leur 
adressai  quelques  mois  annonçant  que  j'étais  loin  de  par 
lager  leur  opinion  Ai  riva  l'instant  où  l'orchestre  exécuta 
deux  airs  parfaitement  adaptés  à  la  situation,  et  puisés 
dans  la  fausse  magie.  —  «  Comment  trouvez-vous  ces 

•  mélodies,  leur  dis-je? —  C'est  charmani,  délicieux,  me 
»  répondirent-ils!  Votre  Grétry  a-i-il  jamais  rien  fait 
u  qui  approche  de  cela?  »  J'avoue  que  le  fou  rire  s'em- 
para de  moi  !  —  <•  Messieurs,  leur  repliquai-je,  dans  le 
»  jugement  que  vous  venez  de  porter,  il  n'y  a  qu'un  léger 
»  inconvénient,  c'est  que  les  airs  que  vous  venez  d'enten- 

•  dre  sont  de  Grétry.  »  Cet  exemple,  entre  mille,  résume 
une  partie  des  causes  du  discrédit  dans  lequel  l'ancienne 
musique  est  tombée. 

Aux  efforts  intéressés  de  M.  Casiil-Blaze  qui,  après 
avoir  tiré  des  partitions  de  Rossini  tout  le  suc  métallique 
qu'il  pouvait  en  tirer,  s'est  mis  de  bonne  foi  à  le  critiquer, 

n 


-=-  248   — 

ii  faut  ajoiiler  l'influence  puissanle  alors  du  grand  seigneur 
dirigeant  le  déparlemeni  des  beaiix-aris. 

Ceriaiuenient  M  Sosdiènes  de  la  Rochefoncault  est  un 
brave  et  digne  geniilliomme.  On  l'a  ridiculisé,  et  l'idée 
qu'il  a  eue,  dans  l'intérêt  des  mœurs,  de  faire  allonger  les 
jupes  des  danseuses,  prêtait  assez  à  l'atticisnie  des  mo- 
dernes athéniens  Cependant  M.  de  la  Rochefoncault  est 
plutôt  un  homme  d'esprit  qu'un  sot.  Or,  cet  homme  d'es- 
prit, non-seulement  n'avait  pas  le  sens  commun  en  mu- 
sique, mais  encore  il  administrait  de  manière  à  blesser 
les  intérêts  des  arts  et  des  artistes  nationaux. 

Sous  son  administration  une  conspiration  flagrante 
éclata  contre  le  grand-opéia  fiançais,  et  les  chefs  du 
complot  usèrent  de  tous  les  moyens  pour  parvenir  à  leur 
but,  en  italianisant  et  musique  et  poèmes  à  l'Académie 
royale.  Au  lieu  des  drames  de  Quinauli,  Marmoniel,  Guil- 
lard  et  leurs  successeurs,  on  implanta  sur  la  scène  les 
parodies  des  libretti  transalpins,  canevas  indigestes,  sans 
mouvement,  sans  intérêt  ;  véritables  programmes  à  ai'ta, 
reproduisant  jusqu'à  satiété  les  mois  :  il  mio  ben,  idol 
mio,  cara,  caro,  anima  mia,  adio  etc.,  le  tout  pour  la 
plus  grande  variété  de  la  pensée.  M.  de  Jony  qui  avait  fait 
ses  preuves  en  écrivant  la  vestale  et  Fernand  Corlez,  dut 
céder  le  pas  au  génie  syllabique  de  M.  Balocchi.  Le  plus 
grand  nombre  des  compositeurs,  en  y  comprenant  Pic- 
cinni,  Salieri,  Sacchini  et  Spontiny,  a  toujours  pensé  que 
de  tous  les  genres  de  littérature,  le  poème  d'un  opéra  ita- 
lien est  le  plus  médiocre.  Ces  illusnes  maîtres  n'ont  cru 
faire  de  véritables  drames  lyriques  qu'en  travaillant  sur 
des  poèmes  fiançais.  Je  trouve  curieux  de  rappeler,  à 
cette  occasion,  l'opinion  émise  par  le  plus  dramatique  des 


—    5  j()   — 

musiciens,  dans  la  dédicace  de  son  alcesle  :  —  «  Les  abus; 
»  que  la  vanité  7nal  entendue  des  chanteurs,  et  l'excessive 
»  complaisance  des  compositeui's,  ont  introduit  dans  lo- 
•  péra  italien,  ont  fait  du  pAispompeuœ  et  du  plus  beau 
»  spectacle^  le  plus  ennuyeux  et  le  plus  ridicule.  «—Voila 
l'arrêt  prononcé  par  Gluck  :  mais  qu'importait  cet  arrêt 
à  M.  de  la  Rocbefoticaull  !..  entouré  de  conseillers  flagor- 
neurs et  maladroits,  fasciné  par  le  Brio  de  Rossini,  par 
son  talent  qui  donne  l'ivresse  du  vin  de  Champagne,  il 
se  laissa  entraîner  dans  un  cercle  de  perdition  et  de  ruine 
pour  notre  premier  théâtre   lyrique.    Pris  toul-à-coup 
d'une  belle  passion  pour  le  genre  italien,  pour  les  artistes 
italiens,  il  voulut  faire  de  notre  Académie  royale  de  mu- 
sique une  succursale  de  la  Scala  et  de  San  Carlo.  Ou- 
vrages, chanteurs,  exécnlanis,  il  n'y  avait  de  bon  pour 
M.  le  vicomte  que  ce  qui  arrivait  d'Italie,  que  ce  qui  éiaii 
calqué  sur  les  patrons  italiens.  A  dater  de  ce  moment 
les  compositions  sublimes  de  Gluck  disparurent  presque 
totalement  du  répertoire.  C'est  1  époque  de  l'apparition 
sur  un  Ihéàlre  où  il  faut  à  la  fois  bien  jouer,  et  bien 
chanter  de  M™«  Mori,  et  de  M"'=  D.inoreau  Cinil  qui,  avec 
un  organe  flexible,  séduisant,  n"a  jamais  eu  une  parcelle 
des  autres  qualités  nécessaires  à  l'exécution  du  drame 
lyrique.  Charmant  rossignol,  gazouillant  avec  une  cer- 
taine grâce,  et  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  méthode, 
luttant  de  pair  avec  la  flûte  de  Tulou,  mais  coupant  les 
mots  en  deux,  en  trois,  et  n'en  faisant  presque  jamais 
parvenir  une  seule  syllabe  à  l'oreille  de  ses  auditeurs 
Jolie  femme,  tragique  comme  la  phylis  de  l'insipide  pas 
torale  du  père  Lebrun,  expressive  comme  une  automate 
de  Vaucansou  !..  Combien  de  recrues  de  ce  genre,  enré- 
gimentées sous  la  bannière  du  généial  Sosthènes,  et  du 


—    250    — 

fournisseur  P.ossini,  ne  pourrais-je  pas  citer!..  Nos  maî- 
tres du  chanl  et  de  la  scène  furent  remplacés  par  les 
Bordogni,  les  Banderall  ;  Kreutzer,  l'auteur  de  Paul  et 
Virginie,  de  la  mort  d'Ahsl  dut  résigner  son  bâton  de 
commandement  aux  mains  de  M.  Valentino.  Cependani ,  au 
milieu  de  toutes  ces  belles  réformes,  le  grand  maestro, 
profitant  des  folies  de  ses  admirateurs,  touchait  du  gou- 
vernement quatre  mille  francs  par  mois,  et  s'écriait,  avec 
ce  ion  plaisant  qui  ne  l'abandonne  jamais  ;  gran  trionfo 
délia  musica  II 

Les  choses  allèrent  ainsi  jusqu'à  la  nomination  de 
M.  Véron,  à  la  direction  de  l'Opéra.  Alors  le  coup  de 
grâce  fut  porté  à  cet  établissement  national,  et  de  long- 
temps il  ne  s'en  relèvera. 


III 


M.  Véron  est  un  homme  spirituel,  ne  manquant  point 
de  finesse,  ayant  de  la  probité,  mais  dont  toutes  les  fa- 
cultés sont  dirigées  vers  les  spéculations  pouvant  lui  faire 
acquérir  en  peu  de  temps  une  large  fortune.  On  assure 
qu'il  a  commencé  cette  fortune,  en  inventant,  et  en  re- 
commandant avec  beaucoup  d'adresse,  la  pâte  dite  de 
Regnaud.  Élève  de  l'école  de  médecin,  reçu  docteur  à  la 
acuité  de  Paris,  et  ne  voyant  point  arriver  la  clientelle 
au  gré  de  ses  désirs,  il  trouva  dans  la  composition  d'un 
béchique  qui  en  vaut  bien  un  autre,  une  première  source 


-  251    — 

d'aisance  si  de  succès.  Aussi  Daman,  le  prince  de  la 
sculpture  grotesque,  dans  la  statuette-caricature  en  pied 
qu'il  a  exécutée  de  M.  Véron,  le  représenie-l-il  avec 
quelques-uns  des  attributs  d'un  médecin  de  place,  la 
trompette  y  comprise.  Déposant  ensuite  la  lancette  et  le 
vulnéraire,  M.  Véron  devint  le  fondateur  de  la  Revue  de 
Paris,  journal  d'abord  rédigé  avec  soin,  et  qui  eut  beau- 
coup de  vogue.  Puis  cette  vogne  venant  à  pâlir,  il  céda 
la  propriété  delallevue,  se  dirigea  vers  l'Académie  royale 
de  musique,  qui  lui  pamt  pouvoir  être  administrée  fort 
avantageusement,  et  en  devint  le  chef  suprême. 

II  était  facile  de  concevoir  qu'avec  lui  l'art  tomberait 
dans  l'industrialisme,  et  que  tout  serait  sacrifié  à  la  re- 
cette. En  cela  il  est  bien  l'homme  de  son  siècle  :  posili 
comme  une  table  de  numération,  apte  à  saisir  l'occasion - 
aux  cheveux,  il  n'a  point  amassé  quelques  centaines  de 
mille  francs,  en  s'occupant  du  noble  soin  de  relever  les 
autels  des  dieux  abandonnés  Laissant  de  côté  les  beaux 
ouvrages  de  l'ancien  répeitoire,  il  fil  tout  pour  piquer  h 
curiosité,  caresser  la  manie  du  moment,  pour  le  quadrille 
et  la  galope,  et  pour  en'sivrer  l'amour-propre  des  hautes 
dames  et  des  hauts  seigneurs  de  la  banque. 

C'est  alors  que  nous  avons  vu  l'Académie  royale  de  mu- 
sique devenir  une  académie  de  danse.  Les  ballets  de  la 
Tentation,  avec  des  chœurs,  conception  bâtarde  s'il  en 
fut  jamais,  de  la  Sylphide,  devant  principalement  son 
succès  à  l'aérienne  Taglioni,  de  l'insipide  Brézilia,  de  la 
soporifique  Tempête,  usurpèrent  la  scène.  Dans  Gustave' 
partition  qui  eut  annoncé  la  décadence  du  talent  fécond» 
et  brillant  d'Auber,  si  depuis  il  ne  s'était  relevé  avec 
Lestocq  et  le  Cheval  de  bronze,  tous  les  honneurs  furent 


—  253    — 

pour  le  galop.  Ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  mainlenant 
la  bonne  sociëié,  quelques-unes  des  puissances  irès- 
bourgeoises  du  jour,  oblinronl  l'insigne  faveur  d'être 
ajjmises  à  figurer  au  bal  masqué,  irisle  souvenir  des  sa- 
turnales de  la  légence...  Esl-ce  qu'il  n'y  avait  pas  la  pour 
les  initiés  au  règne  de  l'entrechat,  de  quoi  perdre  la  tète, 
et  pour  le  directeur  tout  ce  qui  devait  conduire  les  flots 
du  pactole  dans  sa  caisse? 

Ce  n'est  pas  tout,  car  M  V'éron  n'était  pas  homme  à 
s'arrêter  en  si  beau  chemin.  Il  organisa  des  fêtes,  véri- 
tables salmigondis,  où  le  Fandango,  le  Boléro  furent  dan 
ses  par  des  espagnols,  afin  d'offrir  sans  doute  à  nos 
chorégraphes  français  des  modèles  de  décence.  Dans  ces 
fêles  on  présentait  de  beaux  et  suaves  bouquets  aux 
dames,  de  la  part  du  galant  directeur;  des  loteries  étaient 
tirées  sur  l'emplacement  du  temple  de  Vesta  et  du  Palais 
du  Roi  des  Rois,  tranformés  en  bazars. 

Ce  n'est  pas  tout  encore  !..  pour  effacer  jusqu'à  la  trace 
du  souvenir  des  créateurs  du  drame  lyrique,  M.  Véron 
fil  enlever  du  foyer  de  l'Opéra,  et  meltre  en  magasin  leurs 
buslcs  ;  belle  et  noble  décoration  qui  s'était  successive- 
ment accrue  depuis  le  siècle  de  Louis  XIV,  et  que  notre 
première  république  même  avait  respectée  !  Musée  na- 
tional reproduisant  les  traits  des  plus  grands  composi- 
teurs, cl  devant  exciter  l'émulation  de  leurs  descendants! 
Lulli,  Philidor,  Gluck,  Piccinni,  Sacchini,  fruits  du  ci- 
seau des  Cafiieri,  des  Pigal,  des  Hondon,  descendirent 
forcément  de  leurs  piédestaux,  afin  de  céder  la  place  à 
des  vases  de  fleurs.  Cette  profanation  parut  si  étrange  à 
un  artiste  provincial  s  il  en  fut  jamais,  qu'il  me  demanda 
un  soir,  si  le  directeur  de  l'Opéra  était  un  ancien  jardi- 


—    253    — 

nier.  —  «  Je  l'ignore,  lui  répondis-je,  mais  cei  lainemeni 
»  dans  le  cas  où  ce  directeur  aurait  ainsi  commencé,  ce 
»  jarditiier-là  ne  serait  pas  le  jwtre.   » 

Après  de  tels  actes,  qu'on  s'étonne  de  l'état  actuel  de  la 
musique  en  France,  du  mauvais  goût  surgissant  de  toutes 
parts,  et  de  l'oubli  dans  lequel  les  chefs-d'œuvre  S-Ut 
tombés  !..  Ah  1  j'en  veux  bien  moins  à  M.  Véron,  qui  a 
fait  avec  adresse,  avec  esprit  son  métier  de  spéculateur, 
qu'à  une  haute  administration,  assez  peu  soucieuse  de 
notre  gloire  nationale,  de  l'influence  qu'elle  exerce  sur  les 
habitudes  et  les  mœurs,  pour  permettre  qu'on  les  dé- 
grade, qu'on  les  étoufle  à  ce  point!  La  manie  de  la  mu- 
sique dansante  a  gagné  du  ci  devant  Grand-Opéra,  dans 
toutes  les  réunions  de  la  capitale.  Le  fils  d'un  maréchal 
de  France,  du  brave  des  braves,  compose  des  galops,  an 
nonces  sur  le  programme.  Quand  le  très-libéral  empe- 
reur Don  Pédio,  fit  exécutci-  à  l'Opéra-Italien  un  morceau 
de  sa  façon,  du  moins  eleva-l-il  ses  prétentions  jusqu'à  la 
majestueuse  ouverture.  On  donne  des  concerts  au  Tivoli 
d'hiver,  à  l'hôtel  Lafitie ,  aux  Champs-Elysées  :  vous 
croyez  y  entendre  des  ouvrages  classiques  tels  que  ceux 
d'Haydn,  Belhoven,  Ghérabini,  Gluck,  Lesueur?..  Dé- 
irompez-vous!..  Walses,  quadrilles,  galops  de  toutes  les 
couleurs,  avec  l'accompagnemenr  chéri  dn  cornel-à-pis- 
ton,  voilà  la  pâture  que  vous  livrent  jusqu'à  satiété, 
M.  Masson  de  Puit-Neuf  et  ses  émules.  Enfin,  M.  Musart 
aspire  à  détrôner  Mozart,  et  nos  instrumentistes  des  ihcâ 
1res  et  du  conservatoire,  proslilueni  leurs  talents  en  ac- 
ceptant les  rôles  de  ménétriers,  parce  qu'il  n'y  a  que  ce 
moyen  de  gagner  de  l'argent. 

Il  faut  être  juste  :  d  n^s^  le  cours  de  sa  direction  M.  Vé- 


—   254   — 

roii  a  donné  un  grand,  cl  bel  ouvrage,  Robert  le  Diable^ 
et  il  a  repris  rimnioriel  Don  Juan  de  Mozart.  Quant  à 
Robert,  il  paraît  que  ce  n'est  qu'avec  peine  qu'il  a  consenti 
à  le  nionler  ;  on  dil  qu  il  ne  comptait  nullement  sur  le 
succès.  On  assure  de  plus  quii  a  fallu,  pour  que  celte 
magnifique  parlilion  obtînt  tout  l'efTel  désirable,  que 
Meyeibeer  achelàt  un  orgue  à  ses  frais  (1)  Dcn  Juan  a 
élé  mis  en  ^cène  avec  de  beaux  décors,  de  brillants  cos- 
tumes, soil  :  mais  son  unilé,  sa  grandiose  simplicilé  ont 
disparu  sous  la  serpe  insirumeui  de  dommage,  et  soua  le 
remplissage  des  arrangeurs.  On  a  fait  un  enlr'acle  de  l'air 
divin  d'Octavio.  Eut-on  jamais  ensuite  une  idée  plus  ba- 
roque que  celle  du  cimetière  placé  à  la  fin  de  ce  drame, 
avec  un  de  profuncUs  de  la  messe  des moits  ?  Est-ce  que 
Mozart  ne  savait  pas  mieux  calculer  que  M.  Véron  et  ses 
arrangeurs,  les  dimensions  que,  pour  l'effet,  son  œuvre 
devaii  avoir?  Autant  vaudrait  ajoutera  la  plièdre  de  Ra- 
cine, un  sixième  acte,  en  style  d'enterrement,  pour  les 
funérailles  d'Hypoliie.  Par  une  bouffonne  compensation, 
combien  de  fois  M.  Véron  n'a-t-il  pas  organisé  des  repré- 
sentations avec  les  fragments  de  grands  ouvrages  !  Un 
acte  d'Orphée,  ou  de  la  Vestale,  ou  bien  encore  de  Guil- 
laume Tell,  servait  de  supplément  à  un  ballet.  Ce  genre 

de  mutilation,  qu'il  faut  laisser  aux  pauvres  directeurs  de 
province,  revient  à  ce  que  serait  une  exhibition  de  sculp- 
ture, dans  laquelle  on  offrirait  aux  amateurs  la  vue  d.'une 
jambe  du  gladiateur  combattant,  de  la  gorge  de  la  venus 
de  Médicis,  et  du  nez  et  de  la  barbe  de  l'hercule  Farnése. 


(1)  Dans  ses  mémoires,  M.  Véron  a  affirmé  que  ce  fait  éiail  erro- 
né. Tant  mieux,  cl  je  m'empresse  de  consigner  ici  sa  dénésalion, 
car,  d'une  pari  la  vérilé  l'exige,  et  d'autre  pcrl  je  n'ai  nul  moiif  pour 
prêter  à  M.  Véron,  que  je  crois  homme  d'tionneur.  un  lorl  qu'il  ne» 
point  eu. 


—  555   — 

De  telles  arlequinades  ne  pouvaient  avoir  de  durée  II 
y  a  dans  les  gouvernemcnis.  comme  dans  les  lelires  et  les 
arts  des  époques  de  iransilion,  funestes  aux  principes  et 
au  goûl,  mais  la  raison  et  le  beau  finissent  toujours  par 
reconquérir  leurs  droits  (1). 

Au  moment  où  j'écris  cet  article,  on  assure  que  M  Vé- 
ron  vient  de  quitter  la  direction  de  l'Opéra,  remise  aux 
mains  de  M.  Duponchel.  Ce  dernier  est  artiste  ;  il  a  des 
antécédents  avantageux,  quant  à  la  mise  en  scène  :  pour- 
tant le  mal  a  fait  tant  de  progrès  que  je  tremble  pour 
lui  ;  car  de  quel  courage  ne  faudra-t-il  pas  qu'il  s'arme, 
pour  ramener  à  la  fois  et  le  théâtre  et  le  public  aux  vé- 
ritables traditions,  en  nous  restituant,  dans  leur  intégrité, 
et  avec  tout  le  soin  qu'ils  exigent,  les  chefs-d'œuvi  e  dé- 
laissés ou  mutilés  par  ses  prédécesseurs  1 

Cela  n'est  cependant  pas  impossible,  et  la  seule  idée  de 
remporter  une  si  grande  victoire,  doit  doubler  les  forces 
de  M.  Duponchel. 

Deux  sujets  précieux  sont  là  :   Adolphe  Nourrit,  et 


(I)  Le  gouvernemenl  vient  de  reprendre  la  direition  suprême  de 
notre  Académie  Impériale  de  musique.  J'applaudis  de  toutes  mes 
forces  à  cet  acte  d'excelleiile  administration!  Seulement  j'avoue  que 
je  m'éloune  de  la  manière  dont  est  composé  le  comité,  el  surtout  de 
la  persislance  que  l'on  met  à  engager  des  artistes  italiens  ne  sachan' 
qu'imparfaitement  notre  langue,  et  n'ayant  point  de  talent  dramatique, 
pour  chanter  les  airs  el  les  récitatifs  des  drames  lyriques  français.  La 
reprise  de  la  Vestale,  el  la  façon  dont  M""-"  Cruvelli  a  gargouilladé  le 
rôle  de  Julia^  a  dû  cependant  ouvrir  les  yeux  à  loul  le  monde  sur  ce 
roinl  très-imporianl,  quant  à  l'avenir  el  aux  succès  de  notre  première 
«cène  lyrique. 

Septembre  18o4]. 


—   256  — 

M"»  Falcon.  11  me  semble  ensuite  que  Dahadie  ei  sa  fem- 
me peuvent  encore  rendre  de  notables  services.  Voilà  de 
dignes  représentants  de  la  tragédie  lyrique,  et  avec  eux 
Gluck,  Piccinni,  Salieii,  Sponiiny,  ne  perdioni  aucun 
fleuron  de  leurs  couronnes  d'immortelles  ! 

Une  réaction  d'ailleurs  assez  remarquable  s'empare  des 
imaginations,  et  des  esprits.  On  remet  Jlolière  et  Regnard 
au  Théâtre-Français,  et  un  public  nombreux  les  couvre 
d'applaudissements, 

M^^"  Georges  joue  Mirope  à  la  porte  St-Martin,  et  cha- 
que fois  qu'elle  est  annoncée  la  salle  est  comble.  Enfin, 
Zémire  et  Azor  de  ce  pauvre  petit  Grétry,  vient  d'attirer 
la  foule  à  l'Opéra-Comique,  et  à  l'Académie  royale  de 
musique,  dit  la  France  littéraire,  dans  son  numéro  de 
juin  dernier,  elle  s'est  portée  deux  fois  de  suite  à  la  re- 
prise de  Don  Juan.  Le  règne  des  niaiseries  horribles, 
délayées  en  six  ou  huit  tableaux,  dans  un  langage  anti- 
français,  la  puissance  de  la  sempiternelle  roulade,  et  du 
quadrille,  commencent  donc  à  baisser...  Dieu  veuille  que 
ce  retour  vers  le  bien  soit  durable  1  La  cour  d'assises, 
nos  cœurs,  nos  intelligences  et  nos  oreilles  en  éprouve- 
ront un  notable  soulagement. 

Avouons-le  toutefois  :  il  n'y  a  point  de  cahos,  si  désor- 
donné et  si  obscur  qu'il  soit,  d'où  il  ne  s'échappe  quelques 
jumineux  éclairs.  Ainsi,  les  tentatives  des  romantiques, 
ont  produit  quelques  hardiesses  de  style,  quelques  for- 
mes rapides,  originales,  dont  les  hommes  de  talent  de- 
vront profiter.  Le  danger  à  fuir,  c'est  de  se  laisser  traîner 
à  la  remorque  de  génies  spéciaux,  tels  que  Shakespeare, 
Schiller,  Byron,  et  Rossini. 


—   257   — 

En  poliiique,  comme  dans  la  liliérature  et  les  ans,  ce 
qui  éliûle,  ce  qui  ëiouffe  les  cspiiis  en  France,  c est  l'imi- 
laiion  servile  de  léuanger.  Au  moyen-âge,  nous  possé- 
dions des  institutions,  une  architeclure,  une  poésie,  une 
musique  nationales.  Que  tout  cela  ail  subi  des  améliora- 
lions  avec  le  itmps,  et  les  progi'ès,  je  le  conçois  et  j'y 
applaudis  :  mais  il  lallait  conserver  le  type,  le  cachet  pri- 
mitifs. Il  en  a  été  tout  autrement,  et  des  lors  nous  avons 
dit  adieu  à  la  naïveté,  à  l'originalité,  La  renaissance  est 
venue,  et  nous  nous  sommes  faits  italiens  ;  plus  lard  nous 
avons  été  romains  du  temps  de  leur  république  ;  italiens 
encore,  puis  américains,  allemands,  et  surtout  anglais, 
en  ce  qui  tenait  aux  formes  gouvernementales,  et  à  la  vie 
d'intérieur.  Quelle  gloire,  quel  bien  en  est-il  résulté  pour 
notre  chère  patrie  ?  L'expérience  est  là  pour  répondre  à 
cette  question  dans  un  sens  qui  est  loin  d'être  favorable 
au  troupeau  des  imitateurs.  Rendons  justice  aux  peuples 
qui  nous  entourent,  mais  en  tout  et  avant  tout  soyons 
français, 

J'ai  exposé,  aussi  succinctement  que  possible,  les  cau- 
ses du  délaissement  de  l'ancienne  musique,  la  nécessité 
de  les  détruire,  en  établissant  que  l'art  à  partir  de  Gluck 
et  de  Mozart  avait  atteint  sa  peifeciion,  et  qu'il  n'y  avait 
qu'à  suivre  les  voies  ouvertes  par  ces  grands  hommes. 
Ce  que  j'ai  dit  trouvera,  sans  doute,  de  nombreux  contra- 
dicteurs; mais  ces  contradicteurs,  j'en  ai  l'intime  convie- 
lion,  on  les  chercherait  vainement  dans  les  rangs  des 
artistes  et  des  amateurs  instruits,  désintéressés,  el  amis 
de  noire  gloire  nationale. 

Le  remède  au  mal,  que  j'ai  (ranchement  attaqué,  est 
dans  l'abaudon  du  système  qui  l'a  i)i'oduil. 


—   258  — 

Courage  donc,  M.  Diiponchel  1  relevez  les  slaïues  de* 
dieux  abandonnés,  entourez-vous  des  hommes  d'inspira^ 
lion  et  de  bonne  foi  Voyez  enfin  dans  la  mission  que  vous 
avez  à  remplir  autre  chose  que  l'argent  ,  et  gardez-vous 
surtout  de  l'influence  de  coterie  des  dilettanti. 

Il  vous  appartient  de  rendre  à  l'Académie  royale  de 
musique  cet  éclat,  cette  grandeur,  qui  en  ont  fait  pendant 
longtemps  un  objet  d'admiration  et  d'envie  pour  toute 
l'Europe. 


ÉLOGE  HISTORIQUE 


DE 


P-A.  DE  MOI\SIGI\Y. 


t   Ami  de  la  nalure  et  de  la  vérité, 
,   Par  les  chants  de  son  âme  électrisaul  la  noire. 
»  Il  n'est  plus  l'amphion  que  la  postérité 
,   Nommera  du  bon  goût  le  modèle  et  l'apùire  !  » 
De  la  Chabeaissiêre,  hommage  à  Mon:^igny. 


ÉLOGE  HISTORIQUh 


DE    MO.\SlGI\l\. 


S'il  esl  beau  troblenir  dos  succès  dans  un  an  qui  fait 
les  délice^  des  hommes  de  goût  cl  des  âmes  sensibles, 
ces  succès  oui  bien  plus  de  prix  encore,  lorsque  celui 
qui  les  a  mérilés  peui  èlre  regardé  comme  ayanl  contri- 
bué puissamment  à  produire  une  révoluiion  dans  cet 
même  art  par  rapport  au  pays  où  il  la  exercé.  C'est  en 
ce  sens  que  Monsigny  se  présente  comme  doublement 
célèbre,  et  que  la  nation  française,  ordinairement  juste 
et  reconnaissante  envers  ceux  dont  les  talents  l'honorent 
et  contribuent  à  ses  plaisirs,  le  comptera  toujours  avec 
orgueuil  parmi  ses  compositeurs  les  plus  distingués  (1). 

Pierre-Alexandre  de  Monsigny  naquit,  en  1729,  à  Fau. 
quemberg,  en  Artois.  Ses  ancêtres  étaient  originaires  de 
la  Sardaigne,  qu'ils  avaient  quittée  pour  venir  s'établir 


(1)  Celle  notice  a  été  publiée  on  1821 .  Elle  élail  offerle  à  la  société 
pcadémiquo  des  enfunts  d'Apollon,  qui  m'adinil  alors  au  nombre  de 
ses  membres.  Je  la  réimprime  sans  d'aulres  changemcnls  que  l'addi  ■ 
tion  d'une  anecdolc  se  rallachant  à  l'opéra  de  Félix,  ou  l'Enfant 
trouvé. 


—   263   — 

en  l'an  1500  dans  les  Pays-Bas,  où,  pendant  longtemps, 
ils  avaient  joni  d'une  fortune  considérable.  Son  père, 
Nicolas  de  Monsigny,  était  né  en  1697,  à  Desvres,  petite 
ville  du  Boulonnais,  et  à  l'époque  où  Alexandre  vit  le 
jour,  la  fortune  de  sa  famille  était  presque  entièrement 
perdue.  C'est  peut-être  à  la  situation  précaire  dans  la- 
quelle il  se  trouva,  qu'il  dut  cet  amour  pour  le  travail  qui 
contribua  à  développer  son  génie. 

Dès  son  enfance,  ses  parents  avaient  remarqué  en  lui 
le  germe  d'une  inlelligence  peu  ordinaire.  Afin  de  la  cuit 
tiver  ils  résolurent  de  tout  sacrifier,  et  pensèrent  avec 
raison,  que  le  don  le  plus  précieux  à  lui  faire  était  celui 
d'une  bonne  éducation.  Son  père,  étant  venu  prendre  un 
emploi  à  Saint  Omer,  le  plaça  au  collège  des  Jésuites,  où 
il  fit  d'excellentes  études.  C'est  une  erreur,  depuis  long- 
temps mal  à  propos  accréditée,  que  de  croire  l'enseigne- 
ment des  collèges  nuisible  à  celui  que  la  nature  a  crée 
pour  les  arts,  en  ce  qu'il  le  renferme  dans  un  cercle  d'oc- 
cupaiions  uniformes  et  banales.  Toutes  les  muses  sont 
sœurs;  les  sciences  et  les  arts  se  liennent  par  la  main, 
se  pi'êtent  de  mutuels  secours.  L'homme  naissant  peintre 
ou  musicien,  loin  de  perdre  son  temps  en  étudiant  les 
langues,  la  poésie,  l'histoire,  et  les  mathématiques, 
amasse  des  trésors  pour  l'avenir  ;  et  développant  chaque 
jour  son  esprit,  enrichissant  sa  mémoire,  parvient  à  sai- 
sir avec  bien  plus  de  facilité  l'objet  qui  lui  est  propre, 
lorsque  cet  objet  lui  est  oflèri.  Porté  vers  la  musique  par 
un  attrait  invincible,  le  jeune  Monsigny  la  cultivait  dans 
tous  les  instants  que  lui  laissaient  des  éludes  plus  sé- 
rieuses. Possesseur,  dès  l'âge  de  six  ans,  d'un  violon, 
instrument  sur  lequel  il  a  depuis  excellé,  et  dont  il  s'est 
toujours  servi  pour  composer  ;  recevant  des  leçons  du 


—    5G3   — 

carillonncur  rie  l'abbaye  de  Sainl-Beriiii,  homme  beau- 
coup trop  habile  pour  une  semblable  profession,  il  pré-^ 
Itidait,  dans  son  coUége,  à  ees  beaux  chants  qui  ont  éié 
applaudis  par  icule  l'Europe.  Les  compagnons  de  ses 
travaux  admiraient  ce  nouvel  orphée  à  son  aurore,  et 
souvent  on  les  voyait  quitter  leurs  jen\  favoris  pour  jouir 
du  plaisir  de  l'entendre. 

Il  perdit  son  père  peu  de  temps  après  avoir  lermiué 
son  éducation,  et  celle  perte  si  funeste  pour  un  jeune 
homme  ne  connaissant  pas  le  monde,  et  ayant  besoin 
d'un  guide,  à  la  fois  indulgent  et  sévère,  pour  l'éclairer 
sur  les  premiers  dangers  qu'offre  la  société,  fut  ressenlie 
amèrement  par  Monsigny.  De  nouveaux  devoirs  se  pré- 
sentèrent à  son  âme  bien  née,  et  lui  imposèrent  l'obli- 
galion  de  remplacer  celui  qui  lui  avait  donné  le  jour, 
aupiès  d'une  mère,  d'une  sœur,  et  de  jeunes  frères  dont 
il  devenait  l'unique  appui.  Ce  fut  pour  remplir  ces  de- 
voirs qu'il  se  décida  à  embrasser  une  carrière  qui  put  le 
mener  à  la  fortune,  el  qu'en  1749  il  vint  s'établir  à  Paris, 
avec  l'intention  de  se  placer  dans  la  finance.  Celte  pro- 
fession s'éloignait  sans  doute  beaucoup  de  ses  goûts  et  de 
son  caractère,  car  s'il  est  une  vérité  reconnue^  c'est  qu'en 
général  l'homme  né  pour  les  beaux-arls  est  le  moins  cal- 
culateur de  tous  les  hommes.  Mais  la  ûnance  jetait  alors 
un  grand  éclat;  elle  offrait  des  succès  prompis,  et  Mon- 
signy, en  sacrifiant  ses  inclinations  à  sa  famil.e,  s'acquit 
de  nouveaux  droits  à  l'estime  des  honnêtes  gens.  Il  ob- 
tint successivement,  dans  celte  partie,  plusieurs  emplois 
lucratifs  et  honorables.  Son  amabilité,  ses  lalenls  le  fiient 
accueillir  avec  bienveillance  dans  les  .lociélés  les  plus 
brillantes  de  la  capitale,  et  il  eut  bieniùi  de  nombreux  et 

ib 


—    2Gi    — 

puissanls  amis  qui  raidèrenl  à  placer  ses  frères,  el  à  pro- 
curer à  sa  mère  et  à  sa  sœur  une  douce  existence. 

Au  milieu  des  travaux  qu'exigeait  son  état,  Monsigny 
se  sentait  entraîné  plus  impérieusement  que  jamais  vers 
la  musique.  Si  des  mœurs  simples,  une  active  sensibilité; 
si  l'amour  du  beau  dans  toutes  les  choses  de  la  vie  sont 
les  dispositions  décelant  le  véritable  artiste  qui,  plus  que 
le  chantre  de  Félix,  avait  reçu  de  la  nature  ces  disposi- 
tions précieuses  ?  Aussi ,  n'élait-il  pas  possible  qu'il 
échappât  à  sa  vocaiion,  et  ne  fut-il  pas  tranquille,  jusqu'à 
ce  qu'il  eut  acquis  les  règles  d'un  art  dont  son  âme  brû- 
lante recelait  tout  le  génie!  Peu  de  temps  après  son  arri- 
vée à  Paris,  il  avait  choisi  pour  maître  de  composition 
Gianotli,  contre  bassiste  de  l'opéra,  qui  n'a  d'autre  titre 
à  la  célébrité  que  d'avoir  donné  des  leçons  à  un  homme 
dont  les  ouvrages  ne  périront  pas. 

A  celte  époque  notre  musique  dramatique  sortait  de 
l'enfance.  LuUi  qui,  le  premier,  avait  adapté  avec  succès 
l'art  musical  à  des  poèmes  réguliers,  qui  sont  encore  les 
chefs-d'œuvre  de  la  scène  lyrique,  avait  sans  doute  beau- 
coup de  talent  pour  le  temps  où  il  vivait  :  mais  sa  musique 
n'était  en  général,  qu'une  espèce  de  déclamation  notée  ; 
ses  airs  se  traînaient  sur  la  trace  de  l'ancien  chant  fran- 
çais, véritable  psalmodie,  sans  rondeur  et  sans  grâces, 
ne  pouvant  plaire  que  par  le  pouvoir  de  l'habitude,  et 
parce  qu'on  n'avait,  jusqu'alors,  entendu  rien  de  mieux. 
Ce  qu'on  ne  saurait  cependant  nier,  c'est  qu'il  a  fait  de 
beaux  récitatifs,  quel:iues  cantilènes  irès-agréables,  et 
rendu  de  grands  services,  en  fait  de  composition,  d'exé- 
cution,  el  même  de  mise  en  scène  ;  c'est  qu'enfin  il  a 


—   2C5      - 

ouvert  le  champ  que  plusieurs  arlisles  célèbres  ont  ex- 
ploité depuis  avec  tant  de  bonheur.  Rameau^  qui  lui  suc- 
céda, profita  de  ses  travaux,  et  sut  donner  à  son  harmonie 
plus  de  science,  de  richesse  et  de  force.  Son  chant  ne 
fut  cependant  pas  meilleur,  et  quoiqu'il  connut  la  mu- 
sique des  Vinci,  des  Léo,  des  Pergolèse,  on  ne  retrouve 
dans  la  plupart  de  ses  airs  aucune  des  formes  italiennes. 
C'est  toujours  fancienne  mélodie  française,  dépourvue, 
excepté  toutefois  dans  quelques-uns  de  ses  chœurs,  de 
celte  vérité  de  Siie,  de  ce  charme  que  le  compositeur 
doit  constamment  prendre  pour  guides. 

Monsigny  sut  apprécier  l'état  où  se  trouvait  l'art  mu- 
sical sur  nos  théâtres,  malgré  les  efforts  qu'avaient  faits 
Philidor  et  Diini  pour  avancer  ses  progrès.  L'opéra- 
comique  naissait  alors ,  et  commençait  à  emprunter  à 
i'opéra-iialien ,  que  les  Bouffes  avaient  fait  connaître  à 
Paris,  en  1751,  cette  mélodie  vraie  el  pure  avec  laquelle 
les  Jomelli,  et  les  Pergolèse  ont  si  bien  peint  les  passions. 
Monsigny  sentit,  en  écoutant  les  ouvrages  de  ces  grands 
maîtres,  que  c'était  là  le  style  qu'on  devait  transporter 
sur  notre  scène  lyrique  :  «  Je  veux,  disait-il  à  ses  amis, 
»  essayer  un  autre  genre  de  musique  que  celui  qu'on 
)i  nous  a  donné  jusqu'à  présent.  ■>  Et  cette  résolution 
secondée  par  le  plus  heureux  instinct  et  par  le  goût  que 
la  nature  lui  avaient  départis,  fut  couronnée  d'un  plein 
succès.  Plus  que  personne  il  conliibua  donc  à  hàlcr  la 
révolution  qui  devait  s'opérer  dans  notre  musique  di-a- 
matique,  et  son  talent  original  enrichit  dès  ce  moment 
notre  théâtre  de  plusieurs  chefs-d'œuvre  de  grâce  et  de 
sentiment. 


—    Î<JG    — 

Il  composa  son  premier  opéra-comique  en  secrec,  cl 
ce  ne  fui  que  lorsqu'il  l'eui  achevé  qu'il  le  communiqua  à 
quelques  amis,  el  à  son  maître  Gianotti.  Gel  essai  de  sa 
lyre  éiail  les  A  ceux  indiscrets.  On  le  pressa  de  donner 
cet  ouvrage  à  la  scène,  el,  caché  sous  le  voile  de  l'ano- 
nyme, il  obiinl  en  17oS,  sur  le  théàlre  de  la  Foire,  un 
triomphe  d'autant  plus  flatteur,  qu'il  venait  de  faire  faire 
un  pas  immense  à  la  musique  fiançaise.  Le  Maître  en 
droit,  et  le  Cadi  dupé  suivirent  de  près  les  Aveux  in- 
discrets, et  ne  furent  pas  moins  bien  reçus  du  public, 
enchanté  d'avoir  à  applaudir  des  chants  aussi  suaves 
qu'expressifs. 

Ces  compositions  étaient  loin  cependant  d'avoir  l'en- 
semble el  le  mérite  de  celles  que  Monsigny  fit  depuis. 
Quelque  talent  qu'ail  un  musicien  il  faut  qu'il  sjil  aidé, 
inspiré  par  l'auteur  du  drame;  il  faut  surtout  qu'il  y  ail 
entre  eux  cet  accord  d'âme,  celte  harmonie  d'intelligence 
devant  donner  à  leur  ouvrage  l'unité  d'intention,  vérita- 
ble type  de  la  perfection  dans  les  arts. 

Paris  alors  possédait  un  hon)me  que  la  nature  avait 
créé  pour  faire  des  drames  lyriques,  comme  elle  avait 
créé  Monsigny  pour  faire  des  chants  vrais  el  mélodieux  : 
cet  homme  était  Sedaine.  Sans  études  classiques,  sans 
talent  pour  écrire,  mais  né  observateur,  enthousiaste  du 
beau,  et  ayant  quelque  chose  de  ce  génie  prime-saulier 
qu'on  admire  dans  le  grand  Shakespeare,  personne  n'a 
su  chez  nous  à  un  plus  haut  degré  que  lui,  tracer  des  si- 
luations  intéressantes,  convenant  parfaitement  à  la  mu- 
sique ;  employer  un  dialogue  franc  et  toujours  en  har- 
monie, avec  le  caractère  et  le  rang  de  ses  personnages; 
amener  des  péripéties  émouvantes,  présenter  des  images, 


—  -lai  — 

s'cmparaiii  lIu  speciateur  à  sou  insu,  el  produire  enfin 
des  eflels  qui  seul,  le  résuUat,  non  des  combinaisons  de 
l'espril,  mais  d'une  connaissance  du  cœur  humain,  fruil 
de  la  plus  précieuse  organisaiion. 

Sedaine  entendit  la  musique  de  Monsigny  en  assistant 
■A  une  représenialion  du  Cadi  dupé,  el  lorsque  le  duo  : 
est-il  îin  destin  plus  dovx!  lui  terminé,  il  s'écria,  avec 
une  espèce  de  ravissemeni  :  «  Voilà  mon  homme!  «  El 
bientôt  il  se  lia  avec  lui  de  la  plus  tendre  amitié.  Ils 
tirent  ensemble,  el  en  peu  d'années  :  On  ne  s'avise  jamais 
de  tout,  le  Roi  et  le  Fermier.,  Rose  et  Colas,  et  Aline, 
reine  de  Golconde.  La  vérité  d'expression,  el  une  mélodie 
charmanle  distinguent  chacun  de  ces  ouvrages. 

En  efi'et,  quel  chant  est  plus  pur,  plus  suave  que  celui 
de  la  lomance  :  Jusques  dans  la  moindre  chose'!..  Quel 
morceau  d'opéra-comique  a  un  caractère  plus  éminem- 
ment dramatique,  offre  des  accents  plus  naturels  que  le 
trio  delà  même  pièce  :  Laissez-nous  donc  en  liberté'!..  Dans 
Rose  et  Colas,  dont  le  poème  est  considéré,  avec  raison, 
comme  le  modèle  des  comédies  villageoises,  il  y  a  un  tel 
accord  entre  le  dialogue,  l'aciion  et  la  musique,  qu'on 
serait  tentii  de  croire  qu'un  seul  auleur  y  a  travaillé.  Le 
Roi  et  le  Fermier  ju'ésenie  entin  une  réunion  d'airs  qu'on 
ne  se  lasse  jamais  d'entendre,  el  qui  ne  vieilliront  jamais. 
Ce  dei-nier  ouvrage  avait  ('lé  totalement  oublié  dans  les 
premières  années  de  la  révolution,  à  cette  époque  où, 
comme  l'a  dit  spirituellement  Grétry  :  on  ne  voulait  que 
de  la  musique  à  coups  de  canon.  Les  comédiens  l'oni 
repris  depuis,  et  il  a  atlii'é  autant  de  monde,  proiinii  un 
aussi  grand  eiïel  que  lorscpi'il  lut  mis  an  théâtre  en  176:2, 


—   268   — 

Caillot  n'éiait  plus  là  pour  louer  Richard,  mais  un  acleur 
jeune  encore,  Ellevion,  réunissant  des  qualilés  que  peut- 
être  on  ne  retrouvera  jamais  dans  le  même  homme,  ob- 
tint dans  ce  rôle  un  succès  prodigieux  !  On  n'oubliera 
point  la  manière  dont  il  chantait  cet  air  délicieux  ; 

«    D'elle-même,  el  sans  effort, 
«    Elle  va  chez  ce  milortl...    d 

Quand  ce  charmant  acleur,  dont  la  voix  si  pure,  si 
bien  timbrée,  allait  à  l'âme,  disait  -. 

«    Dieu,  se  peut-il  que  je  l'aime, 
,;  Se  peut-il  que  je  l'aime  encor  1  !    » 

il  n'y  avait  presque  personne  dans  la  salle  qui  ne  répan- 
dit des  larmes,  el  n'offiil  à  Muiisigny,  et  à  son  digne  in- 
terprête le  tribut  d'éloges  le  plus  doux,  qu'ils  pussent 
ambitionner. 

Jusqu'alors  Monsigny  avait  gardé  l'anonyme.  Cepen- 
dant son  nom,  qu'on  italianisail  en  l'appelant  Moncini, 
était  à  peu  près  connu  du  public,  et  des  succès  nombreux 
ayant  éveillé  la  curiosité,  trahireni  le  secret  de  sa  mo- 
destie :  l'on  sut  enfin  qu'il  était  fiançais.  A  chaque  pre- 
mière représentation  de  ses  opéras  les  spectateurs  le 
nommaient  avec  acclamations  !  Dès  qu'il  s'apperçul  que 
sa  musique  était  goùiee,  il  désira  s'affranchir  d'occupa- 
lions  ne  lui  permellant  pas  de  se  livrer,  autant  qu'il  l'eut 
désiré,  à  l'art  qu'il  idolâtrait,  et  voulut  répondre  par  des 
ouvrages  plus  marquants  encore,  à  la  bienveillance  qu'on 
lui  témoignait 

11  quitta  donc  eu  17GS  la  place  (pi'il  occupait  dans  le 
bureau  des  comptes  du  clergé  de  Fiance,  et  aclicia  !a 


—  269   — 

charge  de  maître  cl'liùltl  de  M.  le  due  d'Orléans.  Ce 
prince  aimait  les  arts,  et  protégeait  ceux  qui  les  culti- 
vaient. Jlonsiguy,  qu'il  avait  su  distinguer,  gagna  sa 
confiance,  et  iro  uva  le  moyen,  dans  des  fonctions  lui 
laissant  le  plus  honorable  loisir,  de  rendre  d'importants 
services,  en  obtenant  beaucoup  de  grâces  pour  les  autres, 
61  en  n'en  demandant  jamais  pour  lui.  Celte  époque  fut 
la  plus  heureuse,  la  plus  brillante  de  son  existence.  Dé- 
gagé de  toute  inquiétude,  vivant  au  sein  d'une  société 
choisie,  qui  lui  témoignait  la  plus  douce  affection,  en 
rendant  hommage  à  ses  talents,  son  imagination  prit  tout 
son  essor  et  enfanta  ceux  de  ses  ouvrages  qui  ont  été  les 
objets  constants  de  la  faveur  publique.  Ce  fut  en  effet 
dans  l'espace  de  huit  années  qu'il  enrichit  notre  second 
ihéàti-e  lyrique  des  partitions  du  Déseiieur,  de  la  belle 
Arsène,  et  de  Félix. 

Il  est  de  ces  choses  qui  ne  sauraient  être  trop  louées, 
et  pour  l'éloge  desquelles  on  ne  ti'ouve  poiiit  d'expres- 
sions assez  fortes  dans  les  langues  connues.  C'est  en  ren 
dant  compte  des  merveilles  des  ails  qu'on  é[)rûuve,  sur- 
loul  en  cheichanl  à  les  décriie,  ce  sentiment  d'insunî- 
sance  qui  avertit  l'homme  de  la  différence  essentielle 
existant  entre  les  élans  de  l'àme,  et  les  facultés  de  l'esprit. 
Qu'on  lise  en  effet  ce  que  les  auleuis  les  plus  célèbres  ont 
écrit  de  plus  beau,  de  plus  éloquent  sur  les  chefs-d'œuvre 
de  la  peinture,  de  la  sculpture,  el  de  la  musique...  Com- 
bien cela  est  fioid  auprès  de  l'impression  profonde  el 
brûlante  que  leur  vue  ou  leur  exécution  font  lessenlir  ! 
Aussi,  l'italien  qui,  en  regardant  un  tableau  de  Raphaël, 
de  Léonard  de  Vinci,  une  statue  de  (^anova,  ou  en  enien- 
daui  les  airs  de  Pergolise  et  de  Cimarosu,  s'écri<;,  en  po- 
sant la  main  sur  son  cœur  :  0  dio  1!  ..   F.n  dit-il  beaucouj) 


—    270    — 

plus,  par  celte  exclamaiion  involonlaire,  que  lui  arrache 
l'admiralion,  qu'un  écrivain  qui,  dans  des  phrases  correc- 
lemeul  (racées,  analyse  le  plaisir  que  ces  chefs-d'œuvre 
lui  oni  causé. 

Nous  n'entreprendrons  donc  point  de  louer  pariiculiè- 
renient  les  beautés  renfermées  dans  les  trois  ouvrages  de 
Monsigny  que  nous  venons  de  citer.  Quel  est  celui  de 
nos  lecteurs  ue  les  ayant  pas,  remarquées?  Quel  est 
l'homme  assez  dépourvu  de  sensibilité  pour  n'avoir  point 
été  vivement  ému  en  entendant  la  musique  mélodieuse, 
naïve,  passionnée  dn  Déserteur  et  de  Félixl..  Ce  dernier 
opéra  est  regardé  comme  le  chef-d'œuvre  de  son  auteur. 
Jamais  la  vertu  n'a  rencontré  dans  les  arts  un  interprète 
plus  touchant,  plus  sublime  que  celui  dont  le  génie  a 
produit  cet  admirable  trio  : 

«   Nous  travaillerons, 

»  Nous  vous  nourrirons...   » 

Oui,  ce  sont  bien  là  les  accents  de  la  tendresse  fdiale, 
de  l'amour  paternel,  et  de  l'honneur!..  Dans  tous  les 
âges,  ce  bel  hymne  sera  consacré  à  célébrer  les  affec- 
tions les  plus  nobles  de  la  natuie  1 

Ce  trio  nous  rappelé  une  anecdote  que  Monsigny,  alors 
âgé  de  près  de  quatre-vingt  ans,  racontait  encore  avec 
une  chaleur  entraînante.  Cette  anecdote,  intéressante  par 
elle-même,  offre  une  nouvelle  preuve  de  rinfluence  que 
les  lieux,  exercent  sur  les  souvenirs,  en  les  réveillant 
dans  noire  âme  par  un  mouvement,  une  force  instanta- 
nés, aussi  extraordinaires  qu'ils  sont  inconle.siables  1 


—   271    — 

«  J'avais  achevé,  disait  rillustre  vieillard,  la  pariiiioii 
de  Félix,  et  j'en  étais  satisfait.  Seulement  le  iiio  me  pa- 
raissait faible  d'expression,  tandis  que  j'eusse  voulu  qu'il 
devint  le  morceau  capital  de  cet  ouvrage.  Cent  fois  j'avais 
essayé  de  le  changer,  sans  pouvoir  arriver  à  ce  que  je 
désirais.  Une  circonstance  toute  pariiculière  me  servit 
à  souhait,  en  faisant  naître  l'inspiration  qui,  jusqu'alors, 
m'avait  toujours  fui.  Attaché  à  la  maison  de  M.  le  duc 
d'Orléans,  je  m'étais  mêlé  à  une  chasse  organisée  dans 
la  forêt  de  Neuilly.  Après  avoir  battu  les  sentiers  et  les 
taillis  pendant  un  assez  long  temjjs,  la  faiigue,  la  chaleur 
me  firent  retournci*  sur  mes  pas,  et  chercher  le  repos. 
Un  petit  salon  du  château  fut  le  lieu  qui  me  servit  d'asile, 
et  je  me  jeltai  sur  un  sopha,  placé  près  d'une  fenéire  don- 
nant sur  les  jardins.  La  pureté  du  ciel,  le  parfum  si 
suave  des  jasmins  grimpant  le  long  des  murs,  me  plon- 
gèrent dans  une  vague  et  douce  extase.  Bientôt  revenant 
à  la  vie  réelle,  mes  yeux  se  fixèrent  avec  délices  sur  un 
charmant  tableau  de  Grcuze,  représentant  la  Bénédiction 
du  père  de  famille.  En  le  contemplant  ma  téie  sexalle, 
les  paroles  de  mon  trio  se  présentent  à  ma  mémoire,  et 
le  frisson  de  rinspiraiion  se  fait  sentir,  à  travers  les  lar- 
mes mouillant  mes  paupières.  Je  saisis  un  violon.  Au 
milieu  des  accords  que  j'en  fais  jaillir  ma  voix  s'élève,  et 
je  trouve  la  mélodie,  que  j'avais  si  longlemj)s  poursuivie, 
sans  pouvoir  l'atteindre  !  Jugez  quels  furent  mou  bonheui- 
et  ma  joie!  A  l'instant  où  j'allais  quitter  ce  salon  pour 
écrire  celle  mélodie,  on  m'annonça  qu'une  voilure  se 
rendait  à  Paiis.  J'y  étais  ailtndu,  afin  de  faire  répéter 
mon  opéra.  Je  me  mets  en  route,  et  j'arrive,  à  l'heure 
convenue,  au  ihéàtie  des  Italiens.  Bientôt  j'annonce  à 
mes  acleurs  ma  découverte,  et  m'enq)are  d'un  violon  pour 


—    272    — 

la  leui-  communiquer.  0  surprise  !  6  désespoir  !  L'inslru- 
menl  resle  muet  sous  mes  doigts  tremblants  ;  la  nuit  la 
plus  profonde  me  dérobe  ma  nouvelle  composition  :  elle 
m'a  entièrement  échappé!  Il  rallul  redire  l'ancien  trio,  et 
je  sortis  du  théâtre  maudissant  le  sort,  et  en  proie  au 
plus  profond  chagi'in.  Un  mois  s'écoula  dans  le  découra- 
gement. Je  fuyais  le  monde,  et  l'état  de  ma  santé  inquié- 
tait mes  amis,  sans  qu'ils  devinassent  la  cause  de  la 
mélancolie  qui  me  minail.  Une  seconde  chasse  fut  déci- 
dée; le  lieu  choisi  fut  le  même  que  pour  la  première,  el 
l'on  m'y  entraîna.  Après  avoir  parcouru  leniement  les 
jardins,  j  entrai  machinalement  dans  le  petit  salon  dont 
je  vous  ai  déjà  parlé.  A  peine  y  élais-je  assis,  qu'une 
révolution  subite  se  fit  en  moi,  et  me  plongea  dans  le 
ravissement  !  Mon  regard  s'était  fixé  sur  le  tableau  de 
Greuze,  je  reconnaissais  les  objets  qui  m'avaient  inspiré, 
et  mon  trio  perdu  se  retraçait  à  ma  mémoire,  dans  toutes 
ses  parties,  avec  une  lucidité,  une  vivacité  merveilleuses! 
Redoutant  cette  fois  qu'un  instant  de  retard  fit  évanouir 
le  retour,  aussi  heureux  qu'inespéré,  d'une  mélodie  dont 
la  perle  m'avait  causé  tant  de  chagrin,  je  m'empressai 
de  l'écrire.  Depuis  ce  moment  je  n'ai  cessé  d'iadmirer  et 
d'aimer  la  toute  puissante  influence  des  lieux  el  des  ob- 
jets extérieurs  sur  les  souvenirs.   » 

Celte  anecdote  nous  porte  à  penser  que  Monsigny  sen- 
tait trop  vivement  pour  fournir  une  longue  carrière 
comme  compositeur.  Une  fièvre  ardente  le  saisissait  aus- 
sitôt que  son  imagination,  ébranlée  par  la  lecture  du 
poème  qu'il  devait  mettre  en  musique,  commençait  à 
créer  les  chants  qui  l'ont  immortalisé.  L'enthousiasme 
exerçait  sur  lui  toute  sa  puissance  ;  el  qui  l'aurait  vu 
dans  le  moment  du  travail,  aurait  pu  sécrier,  en  em- 


—   273   — 

ployant  l'expression  des  grecs  :  le  Dieu  est  en  lui!.. 
Aussi,  fiU-on  obligé  de  lui  enlever  plusieurs  fois  les 
poèmes  qui  lui  élaient  confiés.  C'est  ce  qui  arriva  pour 
le  Déserteur  ;  et  on  conçoit  l'effet  extraordinaire  que  cet 
ouvrage  avait  produit  sur  lui,  lorsqu'on  se  rappelé  que, 
dans  un  âge  déjà  avancé,  en  racontant  la  manière  dont  il 
avait  composé  la  scène  où  Louise  revient  de  son  éva- 
nouissement, il  se  prit  à  fondre  en  larmes,  et  tomba 
dans  un  accablement  dont  il  fut  difficile  de  le  faire  sortir. 
Une  organisation  aussi  brûlante  devait  épuiser  de  bonne 
heure  ses  facultés.  Semblable  à  ces  plantes  qu'un  soleil 
ardent  fait  croilie  prématurément,  et  qui  donnant  des 
fleurs  avant  le  temps,  languissent  bientôt  dans  la  stéri- 
lité, Monsigny,  parvenu  à  sa  quaranle-huitième  année, 
vil  s'éteindre  le  feu  de  l'inspiration  dans  son  âme  fatiguée 
par  le  trop  grand  éclat  que  ce  feu  avait  jeté.  Il  cessa  de 
composer,  et  parut  même  devenir  presqu'indiffércnt  pour 
un  art  qu'il  avait  aimé  avec  passion. 

Son  existence  était  assurée  par  les  bienfaits  du  duc 
d'Orléans,  qui  l'avait  nommé  administrateur  de  ses  do- 
maines, et  inspecteur  général  des  canaux.  En  1781,  il 
s'était  marié  avec  une  femme  qui  le  rendit  constammeni 
heureux  :  le  ciel  bénit  celle  union,  en  accordant  à  ses 
vœux  un  fds  devant  être  un  jour  l'appui  de  sa  vieillesse. 

La  l'évolution  si;  déclara,  t;t  lui  enleva  ses  places,  ses 
pensions,  ainsi  que  la  presque  totalité  de  sa  loiiune.  A 
l'époque  désastreuse  de  1793,  ou  une  fausse  philosophie 
servait  de  préiexie  à  tous  les  crimes,  Monsigny,  vivant 
dans  la  leiraitc,  fut  oublié,  et  dut  sans  doute  à  cet  oubli 
la  conscivatiou  de  ses  jours.  Ses  ouvrages  avaient  dis- 
paru de  la  scène.  Ils  ^.'éloignaient  trop  du  fracas,  et  des 


—    274    ~ 

idées  rcYululionDaires,  pour  plaire  ù  un  gouverneiiienl 
auarchique,  faisant  proclamer  dans  ses  acies  les  droits  de 
la  nature,  dont  il  froissait  continuellement  les  devoirs  les 
plus  sacrés!..  Un  ordre  de  choses  plus  régulier  fil  que 
l'on  pensa  à  un  homme  qui  ne  demandait  qu'à  vivre 
ignoré.  Il  fut  nommé  inspecteur  du  Conservatoire,  et 
membre  de  la  Légion-d'Honneur.  Le  public  se  porta  en 
foule  à  la  reprise  de  ses  opéras,  joués  par  l'élite  des  ac- 
teurs du  Théâtre-Faydeau  ;  et  malgré  les  principes  d'une 
école  moderne,  à  laquelle  l'ail  musical  doit  beaucoup, 
surtout  quant  à  l'exécution  instrumentale,  mais  qui  sou- 
vent n'a  fait  de  ses  élèves  que  des  compositeurs  savants, 
on  applaudit  avec  transpoi't  les  chants  de  Monsigny. 
Nous  sommes  loin  de  penser  que  l'artiste  compositeur 
doive  ignorer  les  règles  de  son  art,  à  ce  point  de  faire 
des  fautes  grossières  ;  il  est  même  à  désirer  qu'il  les 
connaisse  parfaitement.  Cependant  l'abus  de  la  science, 
le  vain  étalage  d'accords  péniblement  combinés,  l'emploi 
presque  continuel  de  tous  les  instruments  dans  l'orches- 
tre, qui  doit  être  le  très-humble  serviteur  du  chani,  l'ac- 
compagner, le  soutenir,  et  non  l'éclipser,  ne  conduiront 
jamais  un  ouvrage  à  la  postérité.  Voilà  ce  qu'au  défaut 
de  génie  et  d'inspiration  on  trouve  dans  un  grand  nom- 
bre de  nouvelles  partitions.  On  peut  reprocher  à  3Ionsi- 
gny  des  négligences;  tranchons  le  mol,  il  a  même  commis 
des  fautes  :  mais  il  est  toujours  vrai,  suave,  entraînant. 
L'arrêt  que  Grimm  a  rendu  contre  lui,  en  se  permettant 
de  dire  quil  n'était  pas  musicien,  sera  réprouvé,  cassé, 
par  tous  les  artistes  impartiaux,  par  tous  les  amateurs  du 
vrai  beau.  Le  froid  et  pédant  baron  allemand  n'avait 
donc  qu'à  prétendre  aussi  que  Bubens  et  Rembrandt 
n'étaient  pas  peintres,  parce  que  leur  dessin  manque 


—   375   — 

quelquefois  de  eorreclion  ?  C'clail  le  cas  tle  lui  ri'poudre. 
ce  que  Sacchiui  répondait  à  la  reine  Marie-Aiiloinelte  qui 
luidisail  :  «  On  assure  que  M.  Garai  u'esl  pas  musicien?» 
«  Cela  est  vrai,  majesté,  car  Garai,  c'est  la  musique  en 
»  personnel  »  Peindre  les  senlimenls,  les  passions, 
émouvoir,  charmer,  voilà  le  bul  que  le  musicien  doit  se 
proposer  :  quand  il  l'a  atteint,  son  œuvre  est  bien  préfé- 
rable à  celle  d'un  savant  calculateur  de  notes,  dont  les 
chants  ne  disent  rien  à  l'àme,  font  éprouver  un  ennui 
glacial  à  ceux  qui  les  écoutent,  et  dont  l'harmonie,  même 
pour  accompagner  une  romance,  est  renforcée  par  tout 
le  bacchanal  des  cuivres  de  l'orclieslre.  Quoique  l'opinion 
de  Grimm  ait  été  adoptée  par  certaines  coteries  de  tapa- 
geurs émérilcs,  Monsiguy  en  a  été  constamment  vengé 
par  les  suffrages  du  public,  et  des  talents  au-dessus  de 
l'envie  dont  s'honore  maintenant  encore  l'école  française. 

Ce  fut  dans  l'intention  de  lui  prouver  son  admiration  et 
son  estime,  qu'une  société  aussi  utile  que  célèbre,  celle 
des  enfants  d'Apollon,  le  reçut  au  nombre  de  ses  mem- 
bres, le  23  mai  1811.  La  séance  qui  eut  lieu  pour  son 
admission,  a  laissé  des  souvenirs  inuefaçables  dans  l'ànie 
de  ceux  y  ayant  assisté.  Qu'on  se  représente  le  ncstor 
des  compositeurs  français,  au  milieu  de  nos  littérateurs 
et  de  nos  artistes  les  plus  distingués,  voyant  tout  ce  qui 
l'entourait  applaudir  avec  ivresse  le  beau  trio  de  Félix, 
chanté  avec  une  rare  perfection  par  M""  Branchu,  Nour- 
rit, et  Chénard,  et  entendant  le  chancelier  de  la  société 
le  surnommer,  si  justement,  le  Lafontaine  de  la  musique  ! 
L'intérêt  de  cette  touchante  solcmuité  était  doublé  par  la 
réception  de  Lanjon,  L'Anacrion  du  dix-huitième  siècle, 
et  la  vue  de  ces  deux  vénérables  vieillards  assistant  aux 


-   27G   — 

jeux  d'Enterpe,  ei  recevani  les  hommages  de  leurs  suc- 
cesseurs, excuait  i'émolion  la  plus  vive,  el  faisait  couler 
de  tous  les  yeux  les  plus  douces  larmes. 

Monsigny  ne  prit  place  à  l'institut,  qu'après  la  mort  de 
Grélry.  Sou  caractère  modeste  et  timide  l'avait  pour  ainsi 
dire  dérobé  à  ce  genre  de  monde  qui,  pour  songer  à  un 
homme  de  talent,  enseveli  dans  la  retraite,  a  souvent  be- 
soin qu'il  lui  rappelé  ses  litres  et  son  existence.  Il  n'avait 
fait  aucune  démarche  pour  obtenir  l'honneur  d'être  élu 
membre  de  l'Académie  des  beaux-arts  ;  mais  cet  honneur 
vint  le  chercher,  et  pour  cette  fois  l'institut  fut  l'interprète 
de  la  voix  publique  qui,  dès  longtemps,  lui  avait  désigné 
ce  charmant  compositeur. 

Il  ne  survécut  que  trois  années  à  cet  acte  de  justice  : 
la  mort  le  frappa  le  14  janvier  1817,  à  l'âge  de  quatre- 
vingt-sept  ans. 

Monsigny  était  de  taille  moyenne,  sa  figure  était  noble, 
bienveillante  et  ses  manières  à  la  fois  simples  et  élégan- 
tes. Il  avait  conser\é  jusques  dans  l'extrême  vieillesse 
tout  ce  qui  dislingue  Thomme  ayant  vécu  dans  la  meil- 
leure société.  Un  beau  portrait  de  lui,  peint  sous  l'em- 
pire, existait  autrefois,  et  existe  sans  doute  encore,  au 
foyer  de  l'Opéra-Comique.  Son  caractère  plein  de  dou- 
ceur et  d'obligeance,  exempt  de  petitesse  el  d'envie  lui 
avait  concilié  l'affection  et  l'estime  de  tous  ceux  qui  le 
connaissaient. Le  trait  saillant  de  son  organisation  morale 
étail  la  sensibilité  la  plus  exquise  :  est-ce  que  ses  ouvra  • 
ges  n'en  offrent  pas  la  preuve  la  plus  complète?.. 

Quels  que  soyenl  les  changements  que  la  mode  el  l'es- 


277 


piil  de  système  amènent  dans  noire  musique,  le  laurier 
de  Monsigny  ne  se  flélrira  point.  Corneille  a  dans  ses 
tragédies  des  tournures  de  phrase,  dts  mots  qui  ont 
vieilli;  il  n'est  pas  toujours  correct,  mais  on  l'admirera 
dans  tous  les  siècles.  L'auteur  du  Déserteur  a  des  traits 
de  chant  un  peu  surannés;  son  orchestration  n'est  point  tra- 
vaillée comnie  celle  d'un  élève  du  conservatoire  :  mais  il 
plaira  toujours  aux  âmes  sensibles,  passionnées,  à  ceux 
qui  vont  chercher  au  théâtre  les  accents  de  la  nature  cl 
de  la  vérité.  Tel  est  le  propre  du  génie  :  son  empire  est 
éternel  !  Semblable  à  ces  monuments  de  la  Grèce  dont  le 
temps  a  un  peu  altéré  les  formes,  mais  qui  conservent 
toujours  ce  type  de  noblesse,  de  grandeur  et  de  grâce 
qu'ils  reçurent  en  naissant,  ses  œuvres  traverseront  le  lor_ 
rent  des  âges,  en  ne  cessant  pas  d'être  un  objet  de  véné- 
ration pour  les  peuples,  et  d'admiration  pour  les  amis 
des  ans. 


APPENDICE. 


Deux  moiifs  m'ont  guidé,  en  écrivant  l'éloge  de  iMon- 
signy  :  l'admiration  que  ses  ouvrages  m'ont  toujours  in- 
spirée, et  les  liens  de  famille  qui  m'unissaient  a  ce 
charmant  compositeur.  Ma  mère  était  en  effet  sa  nièce, 
à  la  mode  de  Bretagne,  et  la  nature  l'avait  douée  d'une 
très-belle  voix.  Mon  enfance  s'est  écoulée  en  l'entendant 
répeter  la  musique  du  Déserteur,  de  la  belle  Arsène  et  de 
Félix.  Elle  prononçait  admirablement  les  paroles,  qua- 
lité si  rare  de  nos  jours  parmi  les  femmes  cultivant  le 
chant,  et  je  n'oublierai  jamais  l'expression  ravissante 
qu'elle  mettait  dans  le  bel  air  de  Louise  : 

«    Dans  quel  irouble  le  plonge 
»  Ce  que  je  le  dis  là  !..   » 

Lorsque  j'allai  habiter  Paris,  pour  y  faire  mon  droit, 
elle  me  remit  une  lettre  pour  3Ionsigny,  qui  m'accueillit 
avec  la  plus  grande  bonté.  Pendant  trois  années  je  n'ai 
pas  cessé  de  le  visiter.  J'assistais  à  sa  réception  à  l'Aca- 
démie des  enfants  d'Apollon,  quand  la  célèbre  M™«  Bran- 
chn,  après  l'exécution  du  beau  trio  de  Félix,  plaça  sur 
ses  cheveux  blancs  une  couronne  de  lauriers. 


—   279  — 

Colle  sociolé  a  plus  de  150  ans  d'existence.  Elle  a 
eomplé  au  nombre  de  ses  membres  J.-J.  Rousseau, 
Gluck,  Picclnni,  Sacchini,  Gréiry,  Chérubini  ,  Méliul ,  ei 
lous  les  grands  arlisies  musiciens  et  peiiures  ,  ainsi  que 
les  auteurs  de  drames  lyriques  d'une  pariie  du  18"""  siè- 
cle, ei  du  commencement  du  19™^.  A  l'époque  où  j  y  fus 
reçu  Wogl,  le  fameux  Hautbois  ,  en  éiaii  le  président, 
Bouilly  le  chancelier  et  Emmanuel  Dupaiy  le  secrétaire 
perpétuel.  Le  buste  et  le  portrait  de  Monsigny  ornaient 
a  salle  de  ses  séances. 


19 


CATALOGUE  DES  OUVÎÎAGES  HE  MONSIGNY 


Monsigny  avait  plus  de  irenle  ans,  quand  il  a  commencé 
à  travailler  pour  le  théâtre,  et  c'est  à  quaranle-huit  ans 
qu'il  a  terminé  sa  carrière  d'artiste.  Celte  carrière  a  été 
bien  remplie  par  les  ouvrages  suivants  : 

1°  Les  Aveux  indiscrets.  Donnés  au  théâtre  de  la  Foire- 
Saint-Laurent  en  1739. 

T  Le  Maître  en  droit.  Au  même  théâtre  en  1760. 

3"  Le  Cadi  dupé.  Idem. 

4"  On  ne  s'avise  jamais  de  tout.      Idem      en  1761. 

.^"  Le  Roi  et  le  Fermier.  Aux  Italiens  en  17G3. 

6"  Rose  et  Colas.  Idem        en  4764. 

7°  Aline  reine  de  Gokondc.  Au  Grand-Opéra  en  17 6b 

8'  L/ Ile  sonnante.  Aux  Italiens  en  176B. 

9°  Le  Déserteur.  Idem        en  i769, 

10°  Le  Faucon.  Idem        en  1772, 

{["  Lahelle  A7'sène.       Idem        en  1775. 
12'^  Le  Rendez-vous  bien  employé.  Aux  Italiens  en  1776. 
i  S"  Félix  ou  V Enfant  trouvé.  Idem        en  1777. 


—  281   — 

Il  a  gardé  en  poiiefcuille  irois  autres  parlilions  qu'il 
n'a  pas  jugées  dignes  de  voir  le  jour. 

Un  assez  grand  nombre  de  romances,  ariettes  et  chan- 
sons ont  clé  composées  par  lui  Parmi  ces  pièces  déta- 
chées nous  citerons  : 

0  ma  tendre  musette!  Paroles  de  Laharpe.  Cet  air 
dont  la  mélodie  est  délicieuse,  a  été  employé  par  Boyel- 
dieu  dans  un  de  ses  plus  jolis  opéras. 

Je  suis  Lindor,  que  Beaumarchais  le  pria  de  composer 
pour  le  Barbier  de  Séville,  cl  qui,  comme  sérénade  est, 
scl(jn  nous,  fort  au-dessus  de  la  musique  de  Paisiello  sur 
les  mêmes  paroles,  et  de  la  cavaiine  à  roulades  du  divin 
Rossini. 

Je  suis  la  folâtre  ariette,  morceau  comique,  pour  voix 
de  basse  intercalé  dans  le  Bouquet  de  Thalie.  prologue 
donné  avant  la  représentation  de  la  partie  de  chasse  de 
Henri  IV,  par  Collé. 

On  sait  que  Collé  était  comme  Monsigny,  et,  en  qualité 
de  lecteur,  attaché  à  la  maison  du  duc  d'Orléans.  L'air 
que  nous  rappelons  ici,  est  une  parodie  de  l'abus  qu'on 
faisait  alors,  et  qu'on  fait  aujourd'hui,  des  roulades  et  du 
siyle  iraiiaiif. 

Collé  a  laissé  des  Mémoires,  pleins  d'intérêt  sur  l'an 
dramatique  et  les  mœurs  de  son  temps.  Les  exemplaires 
de  cet  ouvrage  sont  devenus  rares,  et  l'on  devrait  Je 
réimprimer. 


GOSSEC. 

SA  VIK  ET  SES  OUVRAGES. 


a  Ce  qui  surtout  le  recommande 
»  et  fait  sa  gloire  auprès  des  ama- 
1»  leurs  de  l'art  musical,  c'est  d  a- 
»  voir  régénéré  la  musique  française. 
»  en  rompant  avec  les  vieux  sys- 
»  tèmes,  les  préjugés,  et  en  la  pla- 
»  çant  sur  la  route  qui  devait  la 
1)  conduire  à  l'état  de  supériorité  et 
B  d'éclat  où  elle  est  arrivée.  » 
P.  H. 


GOSSE<:. 


SA  VIE  ET  SES  OUVRAGES. 


Peu  soucieuse  du  laleni  cl  de  la  gloire  do  ijos  anciens 
maîires,  la  génération  actuelle  a  abandonné  leurs  ouvia- 
gos.  Dédaignés  par  les  romantiques  en  musique,  ils  rcs- 
lenl  ensevelis  dans  la  poussière  des  bibliothèques,  ou  sont 
exposés  aux  injures  du  temps  sur  les  étalages  des  bou- 
quinistes des  quais  de  Paris.  Personne ,  en  (>xcepiant 
toutefois  de  cette  négation  quelques  rares  amateurs  d<; 
ce  qui  est  éternellcmeni  beau,  ne  paraît  se  douter  des 
trésors  de  mélodie,  d'expression,  et  des  combinaisons 
liarmoniques  à  la  fois  pures  et  savantes  renfermés  dans 
ces  ouvrages,  préféiables  de  beaucoup  au  galimaihias 
prétentieux  et  au  bruit  assourdissant  que  font  les  lauréats 
de  notre  époque  de  tintamarre  et  de  fumée.  La  faute  en 

est-elle  au  public? Non.  certainement,  car  depuis 

Jongtemps  il  n'est   jjIus  apitclé  à  entendre  les  anciens. 


—   280    — 

coiiipusiiéiirs.  Les  diiecleuis  de  spectacles  et  de  concerts, 
soumis  au\  exigences  des  artistes  de  nos  joui's,  sont 
obligés  d'éioufl'er  la  lumière  sous  le  boisseau,  et  si,  de 
loin  en  loin,  ils  en  laissent  échapper  quelques  étincelles, 
l'éteignoir  des  arrangeurs,  race  à  jamais  maudite,  et  une 
déplorable  exécution,  ne  tardent  pas  à  replonger  ces 
étincelles  dans  la  nuit  la  plus  profonde.  C'est  à  Paris 
surtout  que  cette  profanation  a  lieu.  Dans  ce  royaume  de 
l'intrigue  et  de  la  mode,  les  morts  illustres  sont  sacrifiés 
à  Tamour-propre  et  à  la  rapacité  des  vivants  —  Gluck, 
Piccini,  Sponlini,  Grélry,  Dalayrac,  Méliul,  ont  dispar;: 
de  la  scène.  La  tradition  se  perd  ainsi,  et  le  monde,  qui 
juge  sans  savoir  ei  sans  connaître  les  œuvres  du  génie, 
poursuit  les  noms  vénérables  que  je  viens  de  citer,  lors- 
qu'ils viennent  à  être  proférés,  d'épiilièles  aussi  ridicules 
que  méprisantes.  Cependant,  il  arrive  quelquefois  que  le 
jour  de  la  justice  se  lève  pour  de  grandes  ombres.  Cela  a 
eu  lieu  dans  l'été  de  1831,  au  festival  de  Lille,  où  une 
pavane  du  10^  siècle,  par  Jehan  Tabourot  i^Arbaud),  et 
un  chœui-  de  l'opéra  de  Castor  et  Pollucc,  de  Rameau, 
ont  eu  tous  les  honneurs  de  celte  magnifique  solennité 
musicale,  et  ont  été  salués  par  les  plus  vifs  applaudisse- 
ments!. ..  Il  est  vrai  de  dire  que  l'exécution  en  a  été 
grandiose,  et  qu'aucune  rivalité  envieuse  el  mesquine  ne 
s'est  inierposée  dans  l'arrêt  rendu  par  huit  mille  audi- 
icuis. 

Ces  réflexions  se  sont  présentées  tout  naturellement  à 
ma  pensée  en  songeant  à  entretenir  les  lecteurs  des  Ar- 
cliives  de  Gossec,  cet  enlant  du  Hainaut  (P.  Personne, 

(t)  Celle  biographie  de  Go.ssec  a  paru,  pour  la  première  foi:;  dans 
te  lotpe  5,  troiàiéine  série  des  Archires  du  Nord,  el  a  élé  reproduite, 
avec  quelques  supprcs-ions,  par  le  Ménestrel. 


—   287   — 

plus  que  lui,  n'a  le  druil  de  prendre  place  dans  une  revue 
consacrée  par  son  estimable  et  savant  directeur  à  perpé- 
tuer le  souvenir  des  célébrités  artistiques  du  Nord,  et  je 
vais  essayer  de  rclr£cer  sa  vie,  de  rappeler  ses  ouvrages 
et  les  services  immenses  qu'il  a  rendus  à  la  musique 


IT, 


Gossec  (François-Joseph),  reçut  le  jour  le  17  janvier 
1734,  dans  le  village  de  Vergnies,  qui  ressoriissait  de  la 
prévoie  de  Maubeuge.  Depuis  les  conquêtes  de  Louis 
\IV,  cette  partie  du  Hainaul  avait  été  réunie  à  la  France  : 
elle  ne  fut  rendue  à  la  Belgique  que  par  les  traités  de 
1815,  et  ceiTendanl  elle  dépend  encore  aujourd'hui  de 
l'archevêché  de  Cambrai.  Ainsi  Gossec  était  né  Français, 
quoiqu'en  disent  les  biographies  belges,  en  général  si 
peu  scrupuleuses  lorsqu'il  s'agit  d'enrichir  leur  pays  d'un 
homme  célèbre  de  plus.  —  Il  est  certain  ensuite,  d'ai)rès 
son  acte  de  naissance,  qu'il  ne  s'appelait  point  Gossec, 
mais  Gossé.  C'est  en  effet  sous  ce  dernier  nom  que  lui  et 
son  père  figurent  dans  cet  acte,  où  sa  mère  est  rtnsei- 
gnce  sous  celui  de  Marguerite  Brasseur.  Cela  pourrait 
sembler  assez  étrange,  si  l'on  ne  savait  pas  qu'à  l'époque 
où  notre  compositeur  débuta  dans  le  monde  musical, 
tout  artiste  aspirant  au  succès,  avait  intéièi  à  se  donner 
une  origine  italienne  ou  allemande.  Je  pourrais  facile- 
ment citer  plusieurs  exemples  de  cette  transformation  de 
nom  :  il  me  sullira  de  rappeler  que  iMonsigny,  né  à  Fan- 


—   288   — 

quembergue  en  Ailois,  cl  donl  la  famille  élail  originaire 
du  Boulonnais,  a  signé  ses  premières  parlilions  du  nom 
de  Moncini,  el  a  passé  pendant  longtemps,  à  cause  de 
celte  petite  supercherie,  pour  un  compositeur  ultramon- 
lain.  La  mo^e  acclamait  alors,  comme  elle  l'a  souvent 
fait  depuis,  les  musiciens  ilaliens  el  allemands  ;  el  la  mode 
est  chez  nous  une  puissance  tellement  despotique,  que 
pour  réussir  il  faut  se  soumettre  à  ses  lois,  toutes  bizarres 
qu'elles  soient. 

Les  parenis  de  Gossec  étaient  dans  un  état  voisin  de 
l'indigence  :  aussi  ne  put-il,  dans  les  premières  années 
de  sa  vie,  recevoir  aucune  éducation,  et  garda-t-il  les 
vaches  sur  les  chemins  et  les  terrains  communaux.  Mais 
la  nature  l'avait  doté  d'une  organisation  supérieure,  el  il 
avait  reçu  du  ciel  cette  flamme  secrèle  qui,  malgré  les 
obstacles,  el  en  dépit  de  la  misère,  fait  éclore  le  talent. 
Comme  le  Giolio,  la  vue  des  spectacles  variés  que  la  cam- 
pagne lui  offrait,  les  accidents  de  la  lumière,  le  chaut  des 
oiseaux,  le  bruit  d'une  pluie  d'orage  tombant  à  flots  pres- 
sés sur  les  feuilles  des  arbres,  les  éclats  de  la  foudre,  les 
mystères  de  la  solitude  parlèrent  à  son  cœur,  car  lui  aussi 
devait  un  jour  devenir  peintre.  Doué  d'une  jolie  voix,  il 
se  plaisait  à  la  faire  entendre  au  milieu  des  champs,  oîi 
l'inspiration  se  développait  en  lui.  Sans  aucune  connais- 
sance de  l'art,  il  inventait  des  airs  qu'il  accompagnait  au 
moyen  d'instruments  fabiiqiiés  de  sa  main.  Ce  fut  ainsi 
qu'il  confectionna  avec  un  sabot  une  espèce  de  violon  dont 
il  parvint  à  tirer  des  sons,  et  donl  l'harmonie  grossière 
charmait  son  oreille  en  l'iniliant  à  la  science  des  accords. 
Cet  inslincl  musical,  qui  le  suivait  partout,  fui  remarqué 
des  habitants  de  son  village.  Un  de  ses  oncles,  en  même 
temps  son  parrain,  homme  de  cœur  et  d'intelligence,  ne 


—    2S9   — 

fui  pas  des  derniers  à  s'en  apercevoir.  Cei  oncle  ëiaii 
dans  une  posiiion  beaucoup  plus  aisée  que  celle  des  pa- 
rents de  Gossec  ;  il  s'intéressaii  à  son  filleul ,  el  employa 
ses  soins  à  utiliser  la  vocation  que  ce  dernier  manifestait. 
D'abord,  il  le  mit  à  même  de  fréquenter  l'école  du  villa- 
ge ,  le  fil  chanter  au  lutrin,  el  parvint  ensuite  à  obtenir 
qu'il  entrât  comme  enfant  de  chœur  à  réglisc  de  Wal- 
court,  bourg  voisin,  célèbre  par  un  pèlerinage  1res  suivi 
en  l'honneur  de  Notre-Dame.  On  sait  que  de  temps  im- 
mémorial il  existait  à  Maubeuge  ,  avant  la  révolution  ,  un 
chapitre  de  chanoinesses  sous  l'invocation  de  Sainte-AI- 
degonde  Ce  chapitre  possédait  à  Vergnies  un  droit  de 
terrage,  dont  la  perception  établissait  des  relations  entie 
ce  village  et  Maubeuge.  Des  renseignements  pris  dans 
celte  ville  il  parail  résulter  que  de  Walcouri  Gossec  passa, 
toujours  en  qualité  d'enfant  de  chœur,  en  l'église  de 
Sainte- Aldegonde ,  et  reçut  des  leçons  de  Jean  Vander- 
belen,  écolàtrc  du  chapitre.  Gel  écolâtre  avait  été  nom- 
mé à  ce  bénéfice  en  1722,  el  l'occupa  jusqu'à  sa  mort , 
arrivée  en  1755.  La  partie  la  plus  importante  de  ses 
fonctions  était  d'enseigner  le  chant  aiix  jeunes  chanoines- 
ses. On  ignore  les  motifs  qui  engagèrent  Gossec  à  quitter 
le  chapitre  de  Sainte- Aldegonde  pour  retourner  chez  ses 
parents,  il  n'y  resta  que  peu  d'instants,  cl  son  oncle, 
ayant  su  intéresser  à  son  sort  plusieurs  personnes  haut 
placées,  parvint  à  le  faii'e admettre  comme  picmier  chan- 
tre à  la  cathédrale  dAnvers.  De  ce  moment  datent  ses 
essais  dans  la  composition  musicale.  Ainsi  que  Monsigny, 
il  jouait  fort  bien  du  violon,  et  c'est  en  se  servant  de  cet 
insirument  qu'il  préludait  aux  œuvres  qui  depuis  l'on 
rendu  célèbre.  Tout  porte  à  croire  (ju'il  avait  trouvé  à 
Anvers  quehiue  viel  artiste  alle.mand  de  la  descendance 


—   29)    — 


de  Handel,  ferré  sur  le  conUe-poinl  el  la  fugue  ,  car  ses 
progrès  fureni  tels  que  de  riches  amateurs  des  arts  le 
prirent  sous  leur  protection  el  lui  fournirent  les  moyens 
de  se  rendre  à  Paris,  en  l'y  recommandant  d'une  manière 
toute  spéciale. 


III. 


Gossec  arriva  dans  la  capitale  en  1751.  La  France 
jouissait  alors  d'une  profonde  tranquillilé,  et  les  lettres, 
les  arts  et  ce  qu'on  était  convenu  d'appeler  la  philosophie 
y  étaient  cultivés  avec  ardeur.  Legoiit  du  beau,  l'amour 
du  progrès  s'étaient  introduits  dans  toutes  les  classes  de 
la  société,  avide  d'innovations  dont  l'abus  devait  un  jour 
révolutionner  et  ébranler  la  vielle  Europe.  La  finance 
elle-même  qui,  quelques  années  auparavant,  avait  donné 
lieu  aux  sarcasmes  mordants  de  Le  Sage,  dans  son  tex- 
cellenle  comédie  de  Turcaret,  sentourait  de  tous  les 
hommes  distingués  du  temps  et  employait  son  luxe  el  ses 
richesses  à  encourager  les  productions  de  l'imagination 
et  de  la  pensée. 

Parmi  les  fermiers-généraux  existant  à  cette  époque  , 
on  distinguait  M.  de  la  Popelinière.  C'était  un  homme 
spirituel,  mais  un  peu  vain,  quoique  poli,  ce  qui  est  rare, 
surtout  de  nos  jours,  dans  les  gens  d'aigent  —  aimable 
lorsqu'il  voulait  plaire ,  il  causait  de  toutes  choses  avec 
convenance,  quoiqu'il  n'eiitfaii  aucune  élude  approfondie, 
il  versifiait  avec  facilité,  avec  une  certaine  grâce,  et  com- 


—      29(     — 

posait  lIos  comédies  assez  iinkliocros  ([iroii  jouaii  sur  le 
ihéàlre  élevé  dans  sa  cliarmaiile  maison  de  Passy,  comé- 
dies qu'applaudissaienl  avec  enihousiasme  les  flâneurs 
formant  sa  petite  cour.  Du  resle,  il  recevait  l'élite  de  la 
société  ,  les  ambassadeurs  ,  la  noblesse ,  les  femmes  les 
plus  à  la  mode  de  Paris,  el  parliculièremenl  les  écrivains 
el  les  artistes  en  renom 

Au  nombre  des  plaisirs  faisant  le  charme  des  fêles 
données  par  M.  de  la  Popelinière  ,  la  musique  tenait  le 
premier  rang.  Rameau,  son  ami  intime  ,  avait  son  loge- 
ment à  Passy,  ainsi  que  les  exécutants  nécessaires  pour 
y  répéter  les  opéras  composés  par  lui,  Rameau  portait  le 
sceptre  de  l'empire  musical ,  les  dileltanti  du  temps  ne 
juraient  que  par  sa  science  ,  et  tous  les  artistes  français 
se  faisaient  un  honneur  de  se  ranger  sous  sa  banière. 
Gossec  lui  fut  recommandé  :  Rameau  ne  larda  pas  à  ap- 
précier le  parli  qu'il  pourrait  tirer  de  ses  lalenls.  Il  le  fit 
agréer  comme  chef  d'orchestre  des  concerls  de  M.  de  la 
Popelinière,  qui  lui  donna  un  appartement  dans  sa  mai- 
son et  des  appoilemenls  très  convenables. 

la  musique  française  était  alors,  à  peu  de  choses  près, 
ce  qu'elle  avait  était  sous  Lous  XIV  ,  c'est-à-dire  lenle  , 
lourde,  offrant  par  intervalles  quelques  jolies  mélodies, 
mais  presque  nulle  sous  le  rapport  inslrumenlal.  —  un 
récitatif  vrai  de  déclamation  ,  suriout  dans  les  partitions 
de  Lulli ,  des  airs  de  danse  dans  lesquels  Rameau  excel- 
lait, quelques  sonaiesde  violon,  quelques  pièces  de  clave- 
cin, voila  la  quintessence  du  bagage  qu'elle  pouvait  olTrir 
auxamateurs.il est  vraide.dire  que  dans  le  genre  instru- 
mental ,  le  resle  de  l'Europe  n'était  pas  beaucoup  plus 
riche  que  nous,    Gossec  eui  dès  lors  l'idée  d'une  réforme 


—   291    — 

ftl  d'innovations  qui,  poursuivies  par  lui  ,  avec  autant  do 
fermeté  que  d'intelligence  ,  sont  devenues  ses  plus  beaux 
litres  de  gloire.  Lasymphonie,  l'ouverture  étaient  à  créer, 
car  Userait  dérisoire  d'appliquer  ce  nom  aux  introductions 
servant  de  préfaces  aux  opéras  de  LuUi  ,  de  Campra  ,  de 
Colasse  et  même  de  Rameau.  Un  fait  assez  curieux  à 
consigner  dans  l'histoire  des  progrès  de  fart ,  c'est  qu'au 
moment  ou  Gossec  publiait  en  France  ses  premières 
œuvres  en  ce  genre ,  Haydn  écrivait  en  Allemagne  sa 
première  symphonie.  On  peut  se  faire  une  idée  de  l'élon- 
ncment  que  produisirent  ces  formes  nouvelles  d'harmo  • 
nie,  celte  vigueur  d'instrumentation  dont,  jusqu'alors,  on 
n'avait  eu  nul  exemple  !...  L'auditeur  fut  d'abord  frappé, 
comme  peut  l'être  l'aveugle  dont  la  paupière  ,  sortant 
d'une  nuit  obscure ,  est  tout-à-coup  inondée  par  les 
rayons  du  soleil  !  Toutefois,  on  ne  tarda  pas  ,  non-seule- 
ment à  s'accoutumer  à  cette  innovation  ,  mais  encore  à 
en  sentir  tout  le  prix,  et  à  y  applaudir  avec  transport!.... 
N'était  ce  pas  le  prélude  ,  l'aurore  du  jour  brillant  que 
Gluck  devait,  quelques  années  après,  faire  jaillir  de  sa 
magnifique  ouverture  de  Ylphigénie  en  Aulidel C^) 


(1)  Pour  moi  le  génie  de  Gluck,  rooti  idole,  procède  d'un  homme 
dont  les  veines  recelaient  le  feu  des  volcans  ,  el  les  os  la  moelle  du 
lion.  El  cependant,,  soit  dit  en  passant,  on  laisse  dans  la  poussière  de 
l'oubli  les  œuvres  de  ce  Michel -Ange  de  la  musique  .  Quel  stupide 
dédain  !...  En  vérité,  il  faut  avouer  que  depuis  18ôO  nos  législateurs 
se  sont  mon'rés  ,  quant  aux  arts  ,  bien  intelligents  el  bien  habiles  ,  en 
donnant  une  subvention  énorme  à  l'adminislralion  de  l'Opéra,  qui  fait 
ainsi  litière  du  talent  el  de  la  gloire!....  Parmi  les  directeurs  des 
théâtres  lyriques  de  Paris,  un  seul  ,  M,  Parrin  ,  s'occupe  encore  de 
nos  anciens  chefs-d'œuvre,  et  offre,  de  temps  en  temps,  à  la 
génération  actuelle,  l'occasion  d'applaudir  Grétry,  IMchul,  Boïeldieu 
et  D'Alayrac. 


—    292    — 

Des  chagrins  domestiques  ayant  pour  cause  la  mauvaise 
conduite  d'une  femme  qui  devait  à  M.  de  Popelinière  le 
titre  d'épouse,  la  fortune  et  une  situation  liouorable  dans 
le  monde ,  engagèrent  celui-ci  à  supprimer  les  fêles  qu'il 
donnait  à  Passy.  Tout  le  monde  sait  l'anecdote  de  la 
cheminée  à  plaque  tournante  ,  si  bien  racoutée  par  Mar- 
monlel  dans  ses  mémoires ,  et  comment  Vancanson ,  en 
examinant  cette  plaque  ,  découvrit  à  l'époux  outragé  les 
moyens  employés  par  le  maréchal  de  Richelieu  pour  s'in- 
troduire dans  l'appartement  de  sa  femme  infidèle.  L'or- 
chestre dirigé  par  Gossec  fut  dissous ,  et  ce  dernier 
perdit  avec  sa  place  tous  les  avantages  qui  y  étaient 
attachés.  M.  leprince  de  Conty,  qui  le  connaissait  et 
l'estimait,  lui  proposa  alors  de  devenir  le  directeur  de 
sa  musique.  Gossec  accepta  d'autant  plus  volontiers  la 
position  qui  lui  était  offerte  que,  sous  le  rapport  pécu- 
niaire ,  elle  le  dédommageait  avec  usure  de  celle  qui 
venait  de  lui  être  enlevée,  et  lui  donnait  en  outre  de 
doux  loisirs.  Il  en  profita  pour  mettre  au  jour  un  grand 
nombre  de  compositions,  parmi  lesquelles  ont  doit  com- 
pter des  quatuors  pour  deux  violons ,  alto  et  basse , 
qui  eurent  un  grand  succès.  En  1760,  il  publia  sa  messe 
des  morts,  et  cet  ouvrage  accueilli  avec  enthousiasme  , 
le  plaça  au  premier  rang  des  compositeurs  français. 
Maintenant  même,  celte  messe,  dont  les  chants  sont  no- 
bles, expressifs,  dans  leur  couleui-  religieuse,  et  dont 
l'harmonie  est  à  la  fois  simple  et  distinguée,  peut  encore 
être  classée  parmi  les  chefs-d'œuvre  de  musique  sacrée. 
Le  morceau  pour  voix  de  basse  sur  ces  belles  paroles  : 

Tuba  mirum 

Spargcns  sonum 

Per  sepulcra  regionum  î 


—   294   — 

est  de  l'effel  le  plus  large,  le  pics  solennel,  et  je  me  rap 
pellerai  toujours  de  l'impression  de  terreur  qu'il  produisit 
sur  mon  imagination  (j'avais  alors  13  ans),  lorsqu'on 
l'exécuta  à  Boulogne-sur-Mer,  en  mars  1805,  au  service 
de  l'amiral  Bruix,  commandant  en  chef  la  flotille  devant 
opérer  la  descente  en  Angleterre.  Depuis,  de  grands 
maîtres  ont  fait  de  la  musique  d'église  ,  mais  ,  oserai-je 
l'avouer,  plusieurs  d'entre  eux  ont  eu  pour  moi  le  tort  de 
transporter  le  chant  théâtral  dans  le  sanctuaire,  et  je  me 
suis  souvent  surpris,  en  écoutant  leurs  œuvres,  à  répéter 
avec  le  poêle  latin  :  Non  erat  hic  locus. 

C'est  seulement  en  1764.  que  Gossec  commença  à  se 
faire  connaître  en  qualité  de  musicien  dramatique,  en 
donnant  le  Faux  Lord  au  théâtre  de  la  Comédie  Italienne. 
Le  succès  qu'il  obtint  l'encouragea  à  travailler  pour  la 
scène,  et  ce  premier  ouvrage  fut  suivi  des  Pêcheurs  ,  de 
Toinon  et  Toinette  et  du  Double  déguisement,  comédies  à 
ariettes  qui  attirèrent  long-temps  le  public  et  furent  très 
applaudies.  Au  Grand-Opéra  il  fit  successivement  exécu- 
ter Sa6in«s,  Baucis  et  Phylémon,  Hijlas  et  Sylvie,  Alexis 
et  Daphnée ,  Piosineet  Tisbée.  Il  y  a  dans  ces  diverses 
partitions  du  métier  et  une  correction  de  style  alors  on  ne 
saurait  plus  rare  ,  mais  quant  au  charme  ,  à  l'originalité, 
elles  sont  fort  éloignées  de  celles  de  Monsigny  et  de  Gré- 
try.  Gossec  au  théâtre  est,  avant  toutes  choses,  régulier, 
classique.  Son  chant  est  souvent  un  peu  lourd  et  manque 
de  grâce  et  d'inspiration  dramatique  Ce  qui  le  prouve, 
c'est  que  ses  essais  en  ce  genre  n'ont  vécu  que  quelques 
années,  tandis  que  les  compositions  des  maîtres  dont  je 
viens  de  parler,  n'ont  point  cessé  de  faire  les  délices  de 
ceux  qui  savent  sentir  la  mélodie  aimable,  vraie  de  décla- 
mation, et  apprécier  le  génie,  lors  même,  selon  l'heureuse 


—   295    - 

expression  de  Panseron,  qu'il  se  traduit  à  nos  yeux  ei  à 
nos  oreilles  avec  quelques  fautes  dorthograplie. 

C'est  à  Gossec  qu'on  doil  rétablissement  du  concert  des 
amateurs  ouvert  en  1770,  et  dont  le  célèbre  chevalier  de 
Saint-Georges  fut  le  chef  d'orchestre.  Lorsqu'il  n'aurait  à 
revendiquer  dans  les  progrès  de  l'art  musical  que  la  fon- 
dation de  cet  établissement ,  sa  part  serait  déjà  fori 
belle  ! En  effet ,  avant  lui ,  la  composition  ci  l'exécu- 
tion instrumentale  étaient  d'une  nullité  complète.  La 
symphonie  la  plus  compliquée  en  fait  d'instruments  ne 
renfermait  qu'un  premier  et  un  second  violon  ,  un  alto 
jouant  presque  toujours  la  même  partie  que  la  basse,  une 
basse  et  deux  parties  de  hautbois  et  de  cors  A  ce  mince 
actif  il  ajouta  la  contre-basse,  les  clarinettes,  la  flûte,  les 
trompettes ,  les  bassons  et  les  timballes.  Ce  surcroit  de 
puissance,  du  à  l'emploi  d'instruments  nouveaux,  pro- 
duisit un  effet  immense  dans  les  symphonies  qu'il  com 
posa  pour  le  concert  des  amateurs!...  On  fut  d'abord 
étonné,  et  l'on  ne  larda  pas  ensuite  à  être  ravi. 

Les  concerts  dits  spirituels,  parce  qu'ils  étaient  princi- 
palement donnés  en  temps  de  Carême  ,  et  n'admettaient 
dans  leur  répertoire  que  des  morceaux  de  musique 
sacrée,  existaient  depuis  longtemps.  On  sentit  le  besoin 
de  leur  imprimer  le  mouvement  novateur  que  l'art  venait 
de  prendre,  et  leur  direction  fut  confiée  en  1773  à  Gossec 
qui  s'adjoignit  Gaviniès ,  le  plus  remarquable  des  violons 
du  temps,  et  Leduc  aîné.  Sous  ces  hommes  habiles,  ces 
concerts  arrivèrent  à  un  haut  degré  de  prospérité.  Les 
artistes  étrangers  les  plus  distingués  tinrent  à  honneur  de 
s'y  faire  entendre  ,  et  les  ouvrages  qui  y  furent  exécutés, 
choisis  avec  un  soin  tout  particulier,  contribuèrent  beau- 

iO 


—   20G    — 

coup  à  former  le  goûl  oi  à  fiiirc  marcher  l'école  française 
vers  celle  suprémaiie  qui  devait  un  jour  la  placer  sur  la 
ligne  des  écoles  d'Italie  et  d'Allemagne. 

Une  création  d'une  grande  importance  devait  plus 
sûrement  encore  atteindre  ce  but ,  et  recommander  le 
nom  de  Gossec  :  ce  fut  celle  de  l'école  royale  de  chant, 
fondée  sur  ses  plans  en  1784,  et  à  la  tête  de  laquelle  le 
plaça  le  ministre  baron  de  Breteuil.  Aux  leçons  de  solfège 
oi  de  vocalisation,  il  joignit  une  classe  d'harmonie  et  de 
contrepoint  dont  il  se  réserva  le  professorat.  Des  chan- 
teurs, des  compositeurs  de  mérite  sortirent  de  cette  école, 
véritable  germe  d'où  devait  éclore  un  jour  le  Conserva- 
toire ,  et  les  théâtres  lyriques  de  Paris  et  de  la  province, 
les  maîtrises  des  cathédrales  se  peuplèrent  alors  d'arlisles 
qui  en  fuient  l'ornemenl. 

Gcsi  à  celle  époque  de  la  vie  de  Gossec  qu'il  faut 
reporter  la  composition  d'un  morceau  religieux  devenu 
célèbre  depuis  ,  et  se  rattachant  à  une  anecdote  dont  les 
délails  ne  manquent  point  d'intérêt.  Partout,  à  la  cour,  à 
la  ville  ,  au  théâtre  comme  à  l'église ,  l'enfant  du  Hainaut 
s'était  fait  des  amis  qu'il  devait  à  son  caractère  doux, 
bienveillant,  à  sa  gaieté,  à  la  grâce  et  à  l'amabilité  de  son 
esprit.  Lié  particulièrement  avec  iU.  de  la  Salle  ,  secré- 
taire de  l'Opéra,  possesseur  d'une  jolie  maison  de  campa- 
gne, située  à  Chénevières ,  près  de  Sceaux  ,  il  s'y  rendit 
un  jour  de  grand  matin,  avec  Lays,  Chéron  et  Rousseau, 
chanteurs  célèbres,  alors  dans  toute  la  force  et  la  fraî- 
cheur de  leur  talent.  A  peine  étaient-ils  arrivés  que  le 
curé  du  lieu  vint  visiter  leur  hôte  et  lui  faire  part  de 
l'embarras  dans  lequel  il  se  trouvait  :  ■  C'est  aujourd'hui 
"»  la  fête  patronale  du  village,  dit-il;  des  chanieurs  de 


—    297      - 

•  Notie-Dame  avaienl  pris  envers  mois  l'engagenienl  de 
»  venir  exécuter  dans  ma  petite  église  une  messe  en 
»  musique.  J'ai  annoncé  celle  messe  au  prône,  dans  tous 
"  les  châteaux  voisins,  et  voilà  qu'une  lettre  de  Paris  me 
'•  fait  savoir  que  monseigneur  défend  à  ces  chanteurs 

•  d'accomplir  leur  promesse.    Que  vais-je  faire  ,  grand 

•  Dieu!...  et  que  pensera  de  moi  la  brillante  société  qui 
»  va  m'arriver,  et  à  laquelle  je  ne  pourrai  offiir  qu'un 
»  service  en  faux  bourdon?...  Ah!  c'est  vraiment  jouer 
»  de  malheur  !  !  »  Touchés  de  la  peine  de  ce  bon  curé, 
Gossec  et  les  artistes  qui  l'accompagnaient  s'entendirent 
pour  la  faire  cesser.  Le  premier  demanda  à  M.  de  la  Salle 
du  papier  réglé  sur  lequel  il  traça  d'inspiration  son  fameux 
0  salularis  fiostia  !  à  trois  voix  ,  sans  accompagnement, 
et  les  trois  autres  le  chantèrent  à  l'église  de  manière  à 
charmer  la  foule  qui  y  était  rassemblée  Huit  jours  après 
ce  motet  eut  un  succès  immense  au  concert  spirituel  où  il 
fut  bissé  ;  depuis  il  a  été  placé  dans  YOi'atorio  de  Saiil,  et 
est  resté  l'un  des  chefs-d'œuvre  du  genre. 


IV. 


La  révolution  de  1789  arriva,  et  tout  en  détruisant, 
dans  les  années  qui  suivirent  celle  date,  des  établisse- 
ments favorables  à  l'art  musical ,  elle  donna  cependant  à 
cet  art  une  énergie  qu'il  n'avait  que  rarement  déployée  , 
et  dont  de  nos  jours  les  sectateurs  de  la  musique  à  coups 
de  canon,  comme  disait  Grélry,  ont  fait  un  élrange  abus. 


-  298   — 

Ce  fui  alors  que  Chérubini  el  Mébul  imptimèrent  aux 
effets  d'orchestre  une  vigueur  qui  n'excluait  pas  l'élé- 
gance. Gossec  avait  préludé  à  cet  heureux  changement, 
mais  depuis  ou  l'a  souvent  entendu  dire  qiC il  n'aurait  pas 
fa Uu  aller  plus  loin.  Que  dirait-il  aujourd'hui  de  lemploi 
malheureux  des  instruments  de  Sax  au  théâtre  et  dans 
nos  musiques  militaires?  emploi  étouffant  continuelle- 
ment la  mélodie,  el  lympanisani  les  oreilles  les  plus 
vigoureusemenl  organisées?  Espérons  que  cette  manie 
du  bruit  aura  un  terme,  et  que  les  tapageurs  cesseront 
enfin  leur  sabbat  1... 

Gossec  n'entendait  rien  à  la  politique;  il  avait  soixan- 
te ans  lorsque  la  révolution  éclata  ,  et  son  esprit  éiaii 
encore  plein  d'enthousiasme  cl  de  jeunesse.  Les  principes 
d'une  réforme  et  les  idées  d'une  liberté  sage  fnrent  adop- 
tés par  lui:  mais  les  excès  de  1793,  jellèrent  le  deuil 
dans  son  ame,  el  ainsi  que  Ducis,  qui  fut  son  ami.  lu 
tragédie  jouée  dans  les  rues  lui  fit  horreur  !  11  rencontra 
cependant  l'occasion  d'exercer  son  talent,  et  d'abord  il 
composa  la  musique  pour  les  funérailles  de  Mirabeau, 
où  Ton  se  servit  pour  la  première  fois  du  tam-tam ,  dont 
les  sons  éclatants  et  lugubres  produisirent  sur  la  foule 
accompagnant  les  restes  du  grand  orateur,  un  effet  extra- 
ordinaire !  Celte  musique  fut  exécutée  de  nouveau,  sous 
l'Empire,  aux  obsèques  du  maréchal  Lannes,  duc  de 
Montebello. 

Les  fêles  nationales,  véritables  parodies  des  solennités 
républicaines  de  la  Grèce  el  de  Rome  ,  frappèrent  l'ima- 
gination de  Gossec,  el  il  fil  pour  elles  en  musique  ce  que 
David  fit  en  peinture.  Ces  fêtes  se  donnant  en  plein  air, 
l'idée  lui  vinl  d'accompagner  les  hymnes  et  les  chœurs 


—  299    — 

par  des  orchestres  composés  uiiiqiienieni  d'iiislrumenis 
à  vent.  Les  morceaux  qu'il  fit  alors  sur  les  paroles  de 
Chénier,  de  Coupigny,  de  Lebrun  eurent  le  plus  grand 
succès.  Il  en  est  un  surtout,  admirable  de  noblesse 
et  d'expression  religieuse  ;  c'est  l'hymne  à  l'Elre-Suprê- 
me  conimençaut  par  celle  strophe  : 

«    Père  de  l'univers,  suprême  intelligence, 

B   Bienfaiteur  ignorô  des  aveugles  mortels  . 

»  Tu  révélas  ton  èlre  à  la  reconnaissance  , 

)i    Qui  seule  éleva  les  autels  !    s 

Signalons  en  passant ,  une  erreur  commise  par  plu- 
sieurs biographes  de  Marie-Joseph  Chénier,  et  entre  au- 
tres par  l'esiinuble  et  regrettable  Charles  Labiite.  C'est  à 
tort  qu'ils  ont  allribué  à  l'auteur  de  CharlesIX  les  paroles 
de  cet  hymne,  dont  ilsonl  fait  un  éloge  mérité:  ces  paro- 
les sont  de  Théodore  Desoigues  ,  petit  bossu ,  jusqu'aloi s 
à  peu  près  inconnu  dans  la  littérature,  souvent  animé 
depuis  par  la  verve  de  Tyrlée  ,  et  mort  fou  à  l'hospice  de 
Charenion.  Une  explication  toute  simple  de  celte  erreur 
commise  par  les  biographes  ressort  de  détails  que  je  dois 
à  l'amitié  de  Panseron,  élève  chéri  de  Gossec,  et  ces  dé- 
tails sont  assez  curieux  pour  que  je  les  rappelle. 

L'incorruptible  et  sévère  Robespierre  n'était  pas  facile 
sur  le  choix  des  paroles  à  chanter  dans  les  fêtes  publi- 
ques. Celle  à  V Etre-Suprême,  décrtkée  sur  sa  proposition, 
allait  avoir  lieu,  et  Gossec,  ainsi  que  Chénier,  avaient  été 
mis  en  réquisition  pour  composer  l'hymne  de  rigueur  en 
ces  sortes  de  solennités.  Quatre  jour  avant  la  cérémonie, 
Robespierre  fit  appelei-  près  de  lui  Sarreite,  le  grand- 
directeur-  de  la  partie  musicale  des  ftHes  nationales,  et  lui 
demanda  si  loul  élaii  pi<"i.     -    »  Oui ,   citoyen  représeii- 


—    300   — 

»  larit,  lui  répondit  Sarrette.  -  Voici  les  paroles  de 
»  l'hymne  mis  en  musique  par  Gossec,  et  qui  sera  exé- 
•  cuié  par  tous  les  artistes  de  l'Opéra.  »  Il  convient  de 
faire  observer  qu'à  celle  époque  il  existait  entre  le  pro- 
consul et  Chernîer,  sinon  une  guerre  déclarée ,  du  moins 
une  guerre  soui'de ,  et  que  ce  dernier,  en  enveloppant  sa 
pensée  des  formes  poétiques,  avait  laissé  percer  sa  haine 
contre  la  puissance  criminelle  ,  sa  pitié  pour  l'innocence 
malheureuse  et  proscrite,  dans  l'avant  dernière  strophe 
de  son  hymne,  ainsi  conçue  : 

«   Grand  Dieu,  qui  sous  le  dais  fais  pâlir  la  puissance  , 
»  Qui  sous  le  chaume  obcur  visite  la  douleur, 
»   Tourmeal  du  crime  heureux  ,  besoin  de  l'innocence  . 
»   El  dernier  ami  du  malheur  !    » 

A  peine  Robespierre  eut- il  lu  ces  vers  qu'il  dit  à  Sar- 
rolte,  avec  l'accent  d'une  profonde  colère  :  «  Je  ne  veux 
«  pas  de  cela!....  Comprends-tu  citoyen  ?  fais  faire  d'au- 
»  très  paroles,  et  quant  à  l'exécution,  elle  doit  avoir  lieu, 
"  non  par  les  artistes  des  théâtres,  mais  par  les  masses 
"  populaires,  Vas,  et  obéis,  ■»  Il  n'y  avait  point  à  répli- 
quer à  un  tel  homme ,  et  cependant  une  double  difficulté 
résultait  de  la  volonté  qu'il  venait  d'exprimer.  Quatre 
jours  seulement  séparaient  cette  volonté  du  jour  de  la 
fête:  où  trouver  un  poêle  pour  remplacer  Chénier?.... 
Gomment  apprendre  à  un  grand  nombre  de  gens  du 
peuple  le  chaut  de  Gossec?...  La  providence  vint  au  se- 
cours de  Sarrette  éperdu.  Le  lendemain  à  six  heures  du 
matin  ,  Théodore  Desorgues  ari-iva ,  conduit  par  le  ha- 
sard, chez  Gossec  ,  et  lui  proposa  de  mettre  en  musique 
des  paroles  qu'il  avait  faites  sur  le  sujet  à  l'ordre  du  jour. 
Or,  il  se  trouva  qu'elles  allaient  parfaiiement  sur  l'air  déjà 
composé.  De  nombreuses  copies  du  tout  furent  remises 


—    301    — 

aux  artistes,  parmi  lesquels  se  trouvaient  Chérubini, 
MéhuI,  Berion,  avec  ordre  de  se  rendre  dans  les  mairies, 
sur  toutes  les  places  publiques  ,  dans  les  marchés  ,  dans 
les  halles,  accompagués  d'un  renfort  de  violons,  flûtes , 
clarinettes  ,  et  d'apprendre  l'hymne  à  l'Etre  suprême  au 
peuple  souverain.  Cela  réussit  à  merveille  ,  et  le  jour  de 
la  fête  plus  de  100,000  personnes  entonnèrent  à  l'unis- 
son le  chant  de  Gossec,  avec  un  sentiment  religieux  ,  un 
élan  pairiolique  qui  ont  laissé  un  profond  souvenir  parmi 
les  contemporains  assistant  à  cette  solennité. 

Gossec  fit  en  outre  pour  le  gran  1  0|)(''ra  la  musique 
du  Camp  de  Grandpré  et  du  Siège  de  Toulon,  ouvrages  de 
circonstance,  inlerressant  notre  gloire  rnihiaire  ,  et  qui 
turent  accueillis  avec  enthousiasme!  C'est  dans  le  premier 
de  ces  drames  lyriques  qu'un  personnage  s'adressanl  aux 
Prussiens,  chanta  cette  ronde  devenue  si  populaire  • 

a   Si  VOUS  aimez  la  danse 
»   Venez,  accourez  tous  , 
»   Boire  du  vin  do  France  , 
»   El  danser  avec  nous.    » 

et  qu'on  entendit  pour  la  première  fois,  avec  une  mise 
en  scène  due  aux  soins  du  célèbre  chorégraphe  Gardel , 
la  Marseillaii^e ,  admirablement  orchestrée  par  notre 
compositeur.  Rien  ne  pouvait  égaler  l'effet  saisissant  de 
la  dernière  stuophe,  que  les  soldalsel  le  peuble  chantaient 
a  genoux,  en  élevant  leurs  bras  vers  le  ciel  "...  Ce  spec- 
tacle se  conçoit,  au  moment  où  la  France  était  envahie  de 
toutes  parts ,  autant  (pion  conçoit  peu  l'étrange  idée  de 
]\jeiic  Ryehel,  qui  se  plaît  tant  à  jouer  à  la  leine  dans  ses 
salons,  venant  vociférer  bin-  le  ihéàlrc  delà  rue  de  Ri- 
chelieu ,   en  tSiS  ,  une  hymne  de  guerre  et  d'exécration 


—   302    — 

cûiilre  l'étranger ,    quand  nous  étions  et  voulions  cleineu- 
ler  en  paix  avec  toute  l'Europe. 

J'ai  déjà  raconté  qu'en  1784  Gossec  avait  créé  une  école 
royale  de  chant,  dans  laquelle  il  donnait  des  leçons  d'har- 
monie. U  est  certain  que  celle  école  fut  la  source  d'où 
jaillit,  en  1795,  l'éiablissement  du  Conservatoire  de 
musique,  devenu  depuis  si  célèbre.  Plus  que  personne 
il  concourut  à  son  organisation  ,  d'accord  avec  Sarrelle , 
excellent  administrateur,  et  en  fut  nommé  l'un  des  pre- 
miers inspecteurs  Sa  part  fut  grande  dans  la  rédaction 
des  traités  élémentaires  a  l'usage  de  cet  établissement-, 
et  principalement  de  son  solfège,  si  justement  estimé. 
Lorsqu'il  s'agissaii  de  son  art ,  Gossec  était  infatigable  ! 
Il  se  chargea  bientôt  des  fonctions  de  professeur  ,  quand 
une  classe  de  composition  fut  ajoutée  à  celles  primitive- 
ment ouvertes  pour  les  autres  parties  de  l'enseignement, 
et  exerça  ces  fonctions  avec  un  zèle  ,  une  ardeur  remar- 
quables, jusqu'en  1814;  il  avait  alors  81  ans.  Ce  fut  peu 
de  temps  après  que  M.  Papillon  de  la  Ferté,  intendant 
des  menus  plaisirs,  le  priva  du  petit  logement  qu'il  tenait 
du  gouvernement.  Il  s'était  figuré  que  le  bon  vieux  pro- 
fesseur était  un  grand  révolutionnaire ,  parce  qu'il  avait 
mis  en  musique  quelques  chants  républicains.  Cet  inten- 
dant avait  des  idées  fort  étroites,  et  cela  me  rappelle  un 
joli  mot  de  M«'^«  Mars,  à  l'époque  où  Louis  XVIII,  prince 
adroit  et  spirituel,  venait,  à  l'occasion  de  cette  charmande 
actrice,  d'amnistier  les  violettes,  fleur  de  ralliement  des 
impérialistes.  —  «  Mademoiselle,  lui  dit  un  jour  M. 
■>  Papillon  de  la  Ferté,  quand  les  violettes  deviendront- 
»  elles  pour  vous  des  lys?  —  Ce  sera ,  lui  répondit  la 
"  malicieuse  comédienne,  lorsque  les  papillons  devien- 
"  dront  des  aisles.    » 


—  303    — 

Quoiqu'il  eût  quille  renseignemeui,  (jossec  ne  couiiin;;» 
pas  moins  d'avoir  des  rapporls  avec  ses  collègues  el  avec 
ses  élèves.  Parmi  ces  derniers  je  dois  ciier  Caiel,  Gasse, 
Dourlen  ,  né  à  Dunkerque ,  Androt ,  mon  à  Rome  ,  Dau- 
prat,  Cazoï  et  Panseron,  compositeur  aimable,  professeur 
distingué,  qui  a  suivi  les  traces  de  son  excellent  maître 
en  publiant  sur  l'enseignement  des  ouvrages  d'un  haut 
mérite. 

Gossec  avait  été  nommé  membre  de  l'instilut,  classe 
des  beaux  ai  is,  dès  l'origine  de  ce  corps  savant ,  et  avait 
reçut  de  Napoléon  la  décoration  de  la  Légion-d'Honneur, 
dans  la  superbe  fête  qui  eût  lieu  au  camp  de  Boulogne, 
en  180i.  H  vint  en  aide,  en  cette  circonstance,  à  son 
collègue  el  ami  ftléhul,  pour  faire  exécuter  le  beau  Chant 
dit  Déparc  dû  à  l'inspiration  énergique  el  noble  de  ce 
dernier.  Le  projet  de  descente  en  Angleiene  était  alors 
à  l'ordre  du  jour,  el  ce  chant ,  entonné  par  douze  cents 
instrumentistes,  el  faisant  retentir  dans  le  val  de  Terliuc- 
thnu  ,  tous  les  échos  de  la  côte,  produisit  une  impression 
impossible  à  décrire!....  Le  César  des  temps  modernes 
venait  de  monter  au  capitole  ! 


Sous  la  restauration  ,  Gossec,  entouré  de  l'estime  ,  de 
l'affection  des  artistes  et  des  amateurs,  les  voyait  saisir 
avec  empressement  toutes  les  occasions  de  louer  S(tn 
caractère  et  ses  travaux.  C'est  dans  ce  but  qur  mon  ami. 


—   3114   — 

M.  Cliarles  LaftilU; ,  hoiiimo  d'espiit  el  bon  musicien, 
propriéiaiie  du  recueil  annuel  ayanl  poui'  litre  :  Le  Sou- 
venir de  Ménestrels ,  dont  je  fus  l'un  des  fondateurs,  lui 
présenta  le  volume  de  1816,  en  tète  duquel  on  lit  ces  vers: 

«   Toi,  qu'on  %anle  en  tous  lieux  ,  qu'on  aime  et  qu'on  admire  ! 

»   Toi.  qui  pour  l'Elernel  fis  résonner  ta  lyre  ; 

»  Dont  les  hymnes  sacrés  el  les  brûlants  accords  , 

»   Dès  loi)  printemps  excitaient  nos  transports  ! 

);   Qui  par  le  goût  réglant  l'essor  de  Ion  génie  , 

»   Fis  d'un  nouvel  éclat  briller  la  symphonie  , 

»  Et  qui  susréunir,  ce;nt  d'un  double  laurier. 

V    La  douce  voix  d'Eucerpe  et  les  chants  du  guerrier, 

u  De  nos  faibles  tributs  nous  t'apportons  le  gage  : 

')   Accueille  nos  essais,  souris  à  notre  hommage  ! 

»    Pour  nous  loin  de  prétendre  aux  sublimes  concerls, 

»  Notre  timide  luth  ne  célèbre  en  ses  vers 

B  Que  les  tendres  amours  ,  les  bergères  naïves  : 

»   Anime  d'un  coup-d'œil  nos  chansons  fugitives  , 

»  Et  que  d'un  noble  appui  daignant  nous  soutenir  , 

p   Ton  nom,  des  ménestrels  orne  le  souvenir  !    » 

J'assistais  au  diner  où  ces  vers,  qui  n'ont  de  valeur  que 
par  l'inieniion  ,  furent  lus  à  ce  vieillard  vénérable  ,  el  je 
le  vois  encore  loul  ému  ,  et  repondant  par  des  larmes  à 
l'hommage  que  ses  admirateurs ,  ses  amis  chci'chaient  à 
rendre  à  son  talent. 

En  1823  les  facultés  de  Gossec  s'affaiblirent  peu  à 
peu  ,  el  la  mémoire  lui  fit  faute.  De  temps  en  temps 
copendaul  un  (rail  spirituel  ,  une  lueur  d'imagination 
iraversaioul  son  cerveau  ;  c'était  l'éclair  sillonnant  par 
intervalles  une  nuit  obscure.  Comme  toutes  les  personnes 
âgées,  il  gardait  piincipalcmeiit  le  souvenir  des  chosses 
«!t  des  lioiiunes  qui  l'avaient  frappé  dans  sa  jeunesse.  Ce 
souvenir  èiaii  quelquefois  si  vif,  qu'il  oubliait  loialemenl 


—   305   — 

que  le  leiiips  uvaii  maiclié.  A  la  suhe  d'un  voyage  en 
Allemagne,  Panseioii  éiani  allé  le  voir,  il  lui  demanda  de^ 
nouvelles  de  la  saule  de  Gluck  qui  depuis  longiemps 
avait  disparu  de  la  leire.  Resté  fidèle  à  ses  goùls  ,  à  ses 
plaisirs  d'autrefois,  il  se  rendait  tous  les  soirs  à  l'Opéra- 
Comique,  accompagné  de  sa  bonne  Catherine  ,  et  se  pla- 
çait au  bout  du  balcon,  à  guuclie  des  spectateurs.  Jamais 
cette  place  ne  lui  fut  disputée  ,  et  quand  ,  par  hazard  ,  un 
étranger  l'avait  prise,  il  suffisait  au  vieux  compositeur  de 
se  nommer  poui-  qu'aussitôt  elle  lui  fut  lendue  Un  jour  , 
on  donnait  La  Fête  du  Village  voisin  et  le  Calife  de  Rad- 
gad,  de  Boieldieu  ;  au  second  acte  de  la  première  de  ces 
pièces,  Gossec  s'endormit  et  ne  se  réveilla  qu'au  moment 
où  l'on  jouait  le  Calife:  Ah!  bon  Dieu,  s'éciia-t- il  1.... 
»  que  font-il  donc  ?  les  voilà  représentant  La  Vête  du 
»   Village  voisin  en  costumes  turcs  !. ..   •> 

Cependant  son  existence  devenait  à  peu  prés  végéta- 
tive Cl  il  ne  la  prolongea  aussi  loin  que  par  les  soins 
attentifs,  délicats  que  lui  prodigua  Catherine,  aujourd'hui 
]\|me  Anseaume,  femme  de  sens  et  de  cœur,  dans  laquelle 
il  avait  i^lacé  toute  sa  confiance.  Elle  fut  en  même  temps 
pour  lui  une  intendante  de  sa  petite  fortune  ,  et  une  fille 
tendre  et  dévouée.  D'accoid  en  cela  avec  ses  amis  les 
plus  intimes,  et  en  particulier  avec  Sarrelie,ellc  pensa  que 
le  séjourde  Passy  lui  serait  plus  avantageux  que  celui  de 
la  capitale,  et  c'est  là  qu'il  coula  ses  dernieis  instants 
dans  le  calme  le  plus  parfait.  Sa  santé  se  soutint  jusqu'à 
la  fin  ;  tous  les  soirs  il  disait  à  sa  bonne  :  <•  allons  à 
»  rOpf'ra-Comique,  »  Lorsque  le  temps  ('taii  beau  ,  elle 
lui  fesail  faiie  une  assez  longue  promenaLie,  el  il  se  figu- 
rait avoii'  été  au  ihéâtre  ([u'il  avait  toujours  tant  aimé. 
Il  s'éteignit  à  Passy  le  9  fi'vrier  iSiî!» ,  à  l'âge  de  '.)(i  ans 


—  30^;  — 

Ses  amis,  ses  élèves  fuient  aussilôl  prévenus  de  la  per- 
le douloureuse  qu'ils  venaient  de  faire.  Caiherine  (M""= 
Anseaume)  pria  Panseron  de  composer  un  morceau  reli- 
gieux pour  les  funérailles  de  son  vieux  maiire ,  mais 
celui-ci ,  par  un  senlimenl  de  modestie  qui  l'honore,  lui 
répondit  que  ce  soin  appartenait  à  Catel ,  le  plus  ancien 
dissiple  de  Gossec,  Caiel  aloi-s  était  malade:  il  insista 
pour  que  Panseron  se  mit  au  travail  ,  et  ce  dernier  im- 
provisa pour  le  lendemain  un  PieJésu  à  quatre  voix,  qui 
fut  chanté  par  lui,  Wartel,  Canaple  et  Dérivis  le  fils. 
Cette  composition  est  remarquable  de  noblesse  ,  de  sen- 
timent et  d'une  grande  pureté  de  facture.  Elle  obtint 
beaucoup  de  succès ,  et  depuis  elle  a  été  exécutée  aux 
obsèques  d'un  grand  nombre  de  musiciens  ,  et  entr'autres 
à  celles  de  Catel,  Nourrit,  Martin,  Plantade,  Boieldieu 
et  Bellini. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  le  Conservatoire,  l'Ins- 
lilul  et  un  giand  concours  d'artistes  et  d'hommes  de 
lettres  assistèrent  à  l'enterrement  de  Gossec.  Ses  restes 
furent  conduits  au  cimetière  de  l'est  (le  Père-Lachaise). 
Ils  reposent  dans  un  enclos  où  l'on  voit  les  tombes  de 
Grétry.  de  Monsigny.  de  Berton,  deMéhul  et  de  beaucoup 
d'autres  compositeurs  célèbres. 

Je  dois  maintenant  essayer  d'apprécier  le  talent  de 
Gossec ,  entrer  dans  quelques  détails  intimes  qui  feront 
mieux  connaîiie  sa  personne,  son  caractère,  et  donner 
le  catalogue  aussi  complet  que  possible  de  ses  ouvrages. 


—   307    — 


VI. 


Gossec ,  on  peul  le  dire  avec  vérité ,  à  joué  de  malheur 
quant  aux  œuvres  qti'il  a  produites  ,  en  ce  que  telles 
estimables  qu'elles  soient,  elles  ont  été  surpassées  dès 
leur  apparition.  Ainsi,  il  est  le  créateur  de  la  symphonie 
en  France,  et  dans  l'année  même  où  il  consacrait  celle 
innovation  progressive ,  Haydn  publiait  en  Allemagne  sa 
première  symphonie.  Ses  opéras-comiques  durent  cédei- 
le  pas  à  l'inimitable  Grélry ,  et  Gluck  avec  son  granti 
génie  dramatique  et  l'énergie  de  son  orchestration ,  vint 
condamner  à  l'oubli  les  productions  que  le  fils  du  Hainaui 
avait  fait  entendre  sur  le  théâtre  de  l'Académie  royale  de 
musique.  Ce  qui  surtout  recommande  ce  dernier  et  fait 
sa  gloire  auprès  des  amateurs  de  l'art,  c'est  d'avoir  régé- 
néré la  musique  française  ,  en  rompant  avec  les  vieux 
systèmes  ,  les  préjugés,  et  en  la  plaçant  sur  la  route  qui 
devait  la  conduire  à  l'état  de  supériorité  et  d'éclat  où  elle 
est  arrivée.  Celle  gloire  est  d'autant  plus  grande  qu'aux 
difficultés  d'atteindre  le  but  qu'il  s'était  proposé ,  se  join- 
gnail  la  situation  obscure  el  précaire  dans  laquelle  le  sort 
l'avait  fait  naître.  Quel  excellent  espril,  quelle  constance, 
quelle  fermeté  de  volonté  ne  fallui-il  pas  à  ce  jeune  villa- 
geois ,  gardcur  de  vaches,  sans  ressources  aucunes ,  sans 
maîtres,  pour  dépouiller  le  cahos  des  doctrines  surannées, 
en  faire  jaillir  la  lumière  ,  et  marcher  à  force  d'études , 
vers  la  science  ,  en  posant  les  bases  de  ces  principes  purs 


—   30S   — 

Cl  classiques  qui  ont  fiiilde  noire  école  une  école  modèle! 
Comme  organisateur,  comme  professeur,  il  occupe  donc 
le  premier  rang  ,  el  jusque  dans  1  âge  le  plus  avancé  son 
amour  de  l'art  lui  a  fait  transmeure  à  ses  élèves  les  heu- 
reux fruits  de  l'instruction  profonde  qu'il  devait  aux 
travaux  de  toute  son  existence.  Parmi  ses  œuvres  il  eu 
est  d'ailleurs  qui  ne  mourront  pas,  el  de  ce  nombre  sont 
sa  belle  Messe  des  morts ,  le  Salutaris  liostia  qu'il  im  - 
provisa  à  la  campagne,  el  plusieurs  de  ses  chants  patrio- 
tiques ,  enlr'auires  l'hymne  à  l'Etre  suprême  C'est  bien 
d'une  semlîlable  inspiration  que  l'enthousiaste  abbé 
Arnaud  ,  admirateur  passionné  de  Gluck ,  aurait  pu  dire  : 
"  Avec  une  telle  musique ,  on  fonderait  une  religion.  » 
Dans  tout  cela  il  y  a  du  chant  noble,  expressif,  et  de  celte 
flamme  prouvant  que  Gossec  avall  dans  l'àme  ce  feu  sa- 
cré qui,  selon  les  Grecs,  annonçait  que  le  dieu  éiait  en 
lui!  Au  talent  musical  il  -«nissait,  ce  qui  se  rencontre 
rarement,  de  la  littérature.  Ses  rapports  à  l'instilui,  le 
texte  des  méthodes  à  la  rédaction  desquelles  il  a  pris 
part ,  sont  écrit  avec  élégance  ,  avec  clarié  et  pureté.  J<« 
citerai  ici,  comme  échantillon  de  son  style  ,  une  lellre  peu 
connue  adressée  par  lui  en  1810  aux  propriétaires  du 
journal  musical  ayant  pour  tiire  Les  Tablettes  de  Polym- 
nie.  Ce  journal  avait  été  fondé  par  M.  Garaudé  ,  fort  hon- 
nête homme  sans  nul  doute,  mais  dont  les  idées  en  musi- 
que n'ont  pas  toujours  été  dirigées  par  le  goût  le  plus  pur. 
M.  Garaudé  était  alors  tout  italien;  il  faisait  une  guerre 
acharnée  au  Conservatoire  de  Paris  ,  et  dans  un  article 
aussi  injuste  que  maladroit ,  il  s'élail  avisé  de  prétendre 
que  le  magnifique  opéra  de  Joseph  par  Méhul ,  était  une 
des  plus  faibles  productions  de  ce  maître,  en  accompa- 
gnant cet  arrêt  d'une  analyse  critique  pleine  de  déraison. 


—   309   — 

Voici  ce  que  C.ossec  lui  répoiidil  :  «  Depuis  le  <î  m;ii 
»  dei-nier,  époque  de  mon  abomienieui  à  vos  Tablelles 
»  de  Polymnie ,  j'ai  reçu  trois  mmiéros  de  celle  feuille 
»  (mai  ,  juin  et  juillet).  Je  vous  renvoie  ceux  de  mai 
»  et  juin,  et  je  garde  celui  de  juillet  comme  un  monument 
>'  curieux  d'injustice ,  ou  d'impériiie  ou  de  délire.  Je 
»  m'étais  inscrit  avec  plaisir  sur  la  liste  de  vos  abonnés  , 
»  dans  l'espoir  de  ne  trouver  dans  votre  journal  que  des 
»  choses  instructives,  dictées  par  l'impartialité.  Aujour- 
»  d'hui  j'y  rencontre  des  articles  diffamatoires,  dirigés 
»  contre  des  ouvrages  admirés  de  toute  l'Europe,  et  dé- 
»  prisés  ici  par  quelques  misérables  pjgmées  en  fait  de 
••  musique;  des  articles  dis- je,  enfantés  sans  doute  par 
»  l'ignorance  ou  par  un  esprit  de  parti ,  et  peut-être  par 
»  un  motif  plus  puissant  que  je  n'ose  interpréter.  Je  vous 
»  priç  de  faire  disparaître  mon  nom  de  celui  de  vos 
»  abonnés ,  et  de  vous  dispenser  de  m'envoyer  vos  Ta- 
»  blettes  t  que  je  ne  veux,  plus  recevoir.  Disposez  en 
»  faveur  de  quelque  malheureux ,  ou  comme  il  vous 
»  plaira  du  reste  de  l'argent  de  mon  abonnement  ;  j'en 
»  fais  absolument  l'abandon.  Je  suis  votre  serviteur, 
»  Gossec,  un  des  inspecteurs  du  Conservatoire.  —  Paris, 
»  aoiât  1810.   » 

Ou  aime  à  voir  le  vénérable  professeur  défendre  ainsi 
des  hommes  d'un  talent  universellement  reconnu  des 
[)iqùres  d'un  Aristarque  dont  le  seul  litre  à  la  renommée; 
en  qualité  de  compositeur,  est  d'a\oir  fait  l'air  trivial,  tant 
répété  à  une  certaine  époque  par  les  orgues  de  Barbarie, 
sur  la  chanson  du  Ménage  de  Garçon  (1). 


(1;  Ce  même  M.Garaudé,  tout  enthousiaste  qu'il  était  alors  de  la 


—   310   — 

Je  cilorai  encore,  dnns  un  genre  différent  une  lellre 
ailressée  le  14  septembre  !808,  à  M"''"  Laure  Créiu,  dont 
le  nom  a  brillé  pendant  plusieurs  années  parmi  ceux  des 
actiices  faisant  partie  de  rOpéra-Comique  : 

»  Mademoiselle,  ayant  appris  par  M™^  Moreau  que  vous 
"  vouliez  bien  me  permettre  de  vous  faire  hommage  de 
»  deux  scènes  de  mon  opéra  de  Thésée,  je  m'empresse  de 
»  vous  en  faire  parvenirune  copie. Combien  je  serais  glo- 
»  rifiux,  mademoiselle,  d'avoir  produit  ces  deux  morceaux 
»  de  musique,  si  vous  les  jugiez  dignes  de  faire  partie 


mu.-îiqiic  ullramonlaine,  avait  copetidanl  déjà  fort  mallraité  la  Vestale 
de^ponlini,  que,  dans  sa  phiaséologi-i  .  il  Irouvail  en  ^fénera/  impti- 
rement  écrite  elTemp\ie  ùe  barbarismes..  Hélas!  je  n'ai  point  oublié 
les  misérables  intrigues  et  les  pamphlets  de  toute  couleur  qui  se  ruè- 
rent sur  les  ouvrages  de  Sponlini,  lorsqu'ils  parurent  sur  notre  pre- 
mière scène  lyrique.  Il  n'y  avait  pas  en  ce  moment  de  croque  note 
qui  se  constituant  savant  en  us ,  ne  lançât  sa  critique  nauséabonde  sur 
ce  maître,  et  ne  lui  donnât  le  coup  de  pied  de  l'âne.  Unpublic  idolâtre, 
applaudissant  chaque  soir  la  Vestale  ou  Fernand  Ct.rtès  ,  répondait 
triomphalement  aux  attaques  impuissantes  des  mirmidons  contre  nn 
homme  d'un  talent  colossal.  Sans  doute  il  eut  été  à  désirer  que 
Spontini  ne  fit  pas,  dans  l'harmonie  de  ses  partitions,  certaines  fautes 
qu'un  simple  et  vulgaire  grammairien  en  musique  eut  évitées  :  mais 
ces  fautes  appréciables  seulement  par  les  peseurs  d'accords  ,  les  cal- 
culateurs de  septième  diminuées  et  de  modulations  plus  ou  moins 
bien  préparées,  que  sont-elles  en  présence  de  tant  de  vérité,  d'effet 
tragique  et  de  génie?.. .  ce  que  sont  de  légères  taches  dans  des  dia- 
mants et  des  perles.  J'ai  connu  daus  le  monde  des  gens  s'amusanl 
à  rechercher  froidement  les  solécismes  pouvant  se  trouver  dans 
Corneille,  dans  Racine,  et  je  les  ai  toujours  grandement  pris  en  pitié. 
Avec  un  peu  de  travail  la  science  s'acquiert  ;  mais  ce  qui  ne  s'ac- 
quiert pas,  c'est  l'inspiration,  ce  présent  céleste  qu'on  reçoit  en 
naissant!  C'est  l'invenliui»  poétique  et  dramatique,  qui  seule  donne 
la  vie  et  l'immortalité  aux  œuvre?  de  l'art  !  — 


—    311    — 

•  de  voire  collection  !  Rajeunis,  embellis  par  les  accents 
»  enchanteurs  de  votre  voix  et  par  cet  uri  du  chant  que 
"  vous  possédez  si  éminemment  ,  ces  morceaux  acquer- 
••  raient  sans  doute  une  fiaîcheur,  un  lustre  que  n'a  pu  leur 
'  donner  ma  muse,  qui  déjà  louchait  à  son  déclin  quand 
»  elle  les  créa.  Enfin,  si  ces  deux  faibles  productions 
»  oblenaieni  votre  suffrage  el  mérilaienl  d'occuper  par- 
»  lois  un  moment  vos  loisirs  ,  elles  seraient  du  plus 
»  grand  prix  à  mes  yeux  et  deviendraient  pour  niui  un 
»  juste  sujet  de  fierté.  —  Je  suis  ,  avec  un  profond  res- 
«  pect,  Madenioiselle,  votre  très  humble  et  obéissant 
»  serviteur,  Gossec.   • 

Celte  charmante  lettre  n'exhale-l-elle  pas  ce  parfum 
de  galanterie  respecincuse  ,  de  grâce  che\aleresqne  que 
le  compositeur  avaii  respiré,  aux  plus  belles  années  de 
sa  vie,  dans  les  salons  de  M.  do  la  Popelinière  el  de 
Monseisrneur  le  Prince  de  Conti  ?.. 


vir. 


Gossec  était  de  petite  taille  ,  gras ,  d'apparence  un  peu 
lourde,  et  toute  sa  peisonne  offrait  le  spécimen  de  cer- 
tains personnages  flamands  des  tableaux  de  Meizu  et 
d'Oslade  Sa  figure  régulière  ,  blanche  et  rosée  respirait 
la  bonté.  Dans  son  œil  d'un  bleu  gris  .  il  y  avait  de  l'aui-' 
mation  quand  il  parlait  de  son  an  ,  et  de  la  finesse  lors- 
qu'il appréciait  les  artistes  ses  contemporains»  Il  portail 
\.\  lète  un  peu  penchée  vers  le  côté  gauche  ,  cl  était  resté 

il 


-    312    — 

fiJele  au  cobliune  el  aux  liabiliidcs  il'auîrofuis.  Je  If  vois 
encore  en  ISOS,  lors  de  n)oii  premier  voyage  à  Paris, 
avec  mon  peie,  son  cumpairioie  el  son  ami,  s'acheminer, 
en  dounanl  le  bras  a  ce  dernier,  vers  l'esianiinel  hollan- 
dais existant  a  celle  époque  près  du  perron  du  Palais 
Royal  (i).  Il  portail  la  poudre  el  la  queue,  un  pelil 
chapeau  a  iiois  cornes  couvrait  sa  tète  ,  el  il  élait  vêtu 
d'un  large  habit  gris,  d'an  gilel  de  piqué  blanc,  d'une 
culotte  et  de  bas  de  soie  noire.  De  grandes  boucles 
d'argent  attachaient  ses  souliers  ,  et  il  tenait  a  la  main  un 
gros  jonc  à  pomme  d'ivoire.  Arrivés  a  l'estaminet  ,  les 
deux  amis,  en  fidèles  enfants  du  Kainaut ,  se  mirent  à 
fumer  leur'  pipe  el  à  boii  e  de  la  bière  ,  s'entr  eteiianl  des 
campagnes  de  leur-  pays ,  des  courses  en  patins  sur  la 
Sanibi'e  et  des  belles  chanoinesses  du  cha()îti'e  de  ilau- 
beiige.  Puis  nous  iioijs  rendîaies  au  ihéàtreFeydeau  ,  ou 
l'on  donnait  ce  soir-la  la  Fau,->se  Magie  et  Richard  Cœur- 
dc-Lion  ,  ce  chei'-d'œuvie  de  naturel  el  de  grâce  dans 
lequel  Ellevioi!  enchantait  toute  la  capitale.    C'est  lors 


(1)  Mon  père,  1%'icolas-Joseph  Hédouiii ,  étûil  né  à  Xlaubeuge  le 
•28  janvier  l"6o,  et  avait  élait  baptisé  à  la  paroisse  de  Sainl-Pierre. 
,1  ai  sous  les  yeux  l'extrait  de  son  acte  de  baplénie  .  légalisé  en 
nSS,  par  M.  Auguslin-Pompée  Henuet ,  conseiller  du  Roi  ,  prévôt, 
juge  royal ,  civil  et  criminel  des  ville  el  prévôté  de  Maubeuge.  Mon 
père  a  successivement  occupé  les  places  de  contrôleur,  directeur, 
(ïontrôiuur  -  général  el  directeur- général  des  postes  el  relais  de 
France.  En  1795.  lors  du  procès  de  Louis  XVI,  il  donna  sa  démission 
(le  dirocieiir-général  des  postes  de.-»  armées  de  la  Re|)ublique  ,  el  fut 
obligé  de  fuir  pour  ne  pas  élre  guillotiné.  Il  reprit  du  service  après 
1 1  Terri'ur  e.  nmurul  inspecteur-général,  (Uuis  une  de  ses  tournées, 
;i  Poiizaiigps  ,  dé|)arlement  de  la  Vendée,  le  2  octobre  1808.  fi  l'âge 
de  45  ans.  Il  avait  fait  la  connaissance  de  Gossec  ctiez  M.  Rigolel  de 
Javigriy,  in;endanl   gi'iiéral  des  po>tes. 


-     313    — 

d'iin  autre  de  ces  séjours  à  Piiris  que  je  fis  avec  mon  père 
ijii  diuer  chez  Gosseo  ,  place  des  Italiens ,  dîner  qui  a 
laissé  dans  ma  mémoire  des  traces  ineffaçables  !  En  sor- 
taiii  de  table  ,  on  passa  au  salon  ,  et  MehuI  ,  l'un  des 
c;.nvives  ,  m'accompagna  au  piano  l'air  du  médecin  de 
son  opéia  d'Euphrosine  et  Coradin,  et  les  trois  premières 
strophes  de  VHymne  à  l'Etre  Suprême.  J'avais  alors  ime 
bi  lie  voix  de  baryton,  et  je  sentais  vivemenl  la  musique, 
pour  moi  le  plus  impressif  et  le  plus  cher  de  tous  les  arts! 
Gossec  parut  fort  content ,  pressa  mon  pèi'e  de  me  confier 
à  ses  soins,  el  de  me  laisser  entrer  au  Conservatoire  : 
m,:is  celui-ci  répondit  qu'il  m'avail  destiné  au  barreau,  et 
<i;îe  rien  ne  pouvait  changer  celle  détermination  prise  en 
famille  Gossec  alla  chercher  quatre  pailitions  provenant 
du  dépôt  des  fêles  nationales,  Ylphigéme  en  Aulide  da 
Gluck,  les  Dana'ides  de  Saliéri,  VOEdipe  et  laCliimène,  de 
Sacchini,  doul  il  ma  fit  cadeau.  La  dernière  de  ces 
œuvres  est  encore  en  ma  possession  ,  el  porte,  sur  sa 
couverture  ,  ce  titre  en  lettres  d'or  •  Directoire.  On  me 
pardonnera ,  je  l'espère  ,  ces  fails  un  peu  personnels, 
parce  qu'ils  aidenl  à  peindre  Gossec  dans  son  intérieur, 
et  sont  une  pieuve  de  sa  bienveillance  envers  la  jeunesse 
Cette  bienveillance  était  extrême  1  Ses  nombreux  élèves 
l'onl  surtout  ressentie  ;  chaque  jour  il  leur  en  donnait 
de  nouveaux  témoignages.  Biendifféieni,  sous  ce  rapport, 
du  grand  maître  Chérubini ,  si  sévère  ,  et  l'on  pourrait 
même  dire  (pielquefois  si  bourru  dans  son  enseignement, 
Gi>ssec  craignait  toujours  de  blesser,  de  décourager  les 
jeunes  gens  suivant  sa  classe.  Ainsi  ,  quand  on  lui  pré- 
sentait  un  travail  ne  le  saiislaisani  pas  eutièremeul  ,  il 
avait  poui'  habitude  conslanie  d'employer  cotte  locution 
oiiginale;  •<  Mon  ami ,  c'cii  bien  cela  ;  mas  cependant 
»  ce  n'ebt  pas  ça.   - 


—   314   — 

Dans  le  monde,  il  éiaii  aimable,  spirituel  ei  conteur 
fort  amusant.  Tous  les  événements  de  la  vie,  tels  pénibles 
qu'ils  fussent,  étaient  acceptés  par  lui  a\  ec  une  philosophie 
pratique  qu'il  devait ,  sans  doute  ,  non-seulement  à  son 
caractère  ,  mais  encoie  aux  rudes  épreuves  de  ses  pre- 
mières années.  J'en  citerai  un  exemple.  Le  jour  de  l'en- 
terrement de  Grétry,  en  septembre  1813,  il  était  dans  la 
première  voilure  du  convoi  ,  défilant  sur  le  boulevard 
Poissonnièie.  On  fit  arrêter,  afin  qu'il  rentrât  chez  lui, 
aux  Menus  Plaisirs;  mais  personne  n'eût  la  pensée  de  lui 
offrir  la  main  pour  descendre.  Le  pauvre  vieillard  tomba, 
la  tèie  sous  les  roues  de  la  voiture  ,  et  fut  recueilli  dans 
un  magasin,  à  deux  pas  de  l'endroit  de  sa  chute.  Heureu- 
sement il  ne  fut  point  blessé.  Il  racontait  en  riant  et  d'une 
façon  toul-à-fait  drôle  sa  mésaventure  :  «  Les  basques 
»  de  mon  habit ,  la  queue  de  ma  perruque,  disait-il  ,  ont 
-  fait  tampons,  et  m'ont  préservé  de  tout  mal  Ne  dois-je 
■  pas,  d'ailleurs,  èiie  charmé  de  cet  accident,  puisqu'il 

•  m'a  valu  les  secours  et  les  soins  de  dames  aussi  belles 

•  que  bonnes?...  » 

Quelques  personnes  pourront  trouver  frivoles  les 
détails  dans  lesquels  je  vien.s  d'entrer,  mais  ces  détails 
m'ont  pai'u  ne  pas  manquer  d'iniérè!,  parce  qu'ils  concer- 
nent un  homme  célèbre.  Pourquoi  n'aimerail-on  point  à 
savoir  ce  que  cet  homme  était  dans  l'intimité  ?  Comme  je 
l'di  dit  à  l'occasion  de  Tabua  ,  dans  un  écrit  qui  n'a  été 
connu  que  de  quelques  amis  :  <■  J'ai  toujours  aime  à  voir 
»  de  près  les  hommes  distingués  ,  à  les  surprendre,  pour 
■>  ainsi  dire  ,  hois  du  rôle  que  par  état  ils  sont  appelés  à 
*•  jouer  sur  la  scène  du  monde.  Aussi  avouerai-je  que  c'est 
•■  avec  un  vif  sentiment  de  plaisir  que  j'ai  lu  tout  ce  que 
«.   Bernai  din  de  Sainl-Pierie  a  écrit  sur  la  vie  intérieure 


—   315   — 

•  de  J.  J    Rousseau.     Il  raeonle  des  parlicularités  bien 

•  plus  puériles  que  celles  leiracées  dans  celle  biographie: 
»  mais  il  est  vrai  d'ajouter  qu'il  les  a  revêtues  du  coloris 

•  de  son  style  admirable  ,   et  que  malheureusement  pour 
»  moi  et  pour  mes  lecteurs,  je  suis  loin  de  pouvoir  pré- 

•  senler  la  même  excuse.   » 

Je  finis  en  adressant  mes  remerciements  aux  amis 
des  arts  qui  m'ont  aidé  à  accomplir  ce  travail ,  en  me 
fournissant  des  renseignements  en  grande  partie  inédits. 
Parmi  eux  je  nommerai  principalement  MM.  Panseron, 
Dinaux  ,  Michaux  aîné  d'Avesnes,  el  Eslienne  de  Mau- 
beuge.  Je  ne  dois  pas  non  plus  laisser  ignorer  que  j'ai 
largement  puisé  dans  rcxcellente  Biographiedes  Musiciens 
du  savant  M.  Fétis,  pour  établir  le  catalogue,  aussi  coin 
plel  que  possible,  des  ouvrages  de  Gossec. 


catalocuf:  des  ouvra(,es  de  gossec. 


HUSIQI'E     D  EGLISE. 

i.  —  Plusieurs  messep,  avec  oschestre. 

2.  —  Un  assez  grand  nombiede  molel s  composés  pour 
l'église  el  le  conceri  spirituel ,  parmi  lesquels  se  trouve 
un  Exaudiat  redemandé  plusieurs  fois. 

3.  —  La  Messe  des  Woris,  gi'uvée  en  ITfiO.  —  Les 
planches  de  celle  messe  n'existent  plus. 

4.  —  Un  Te  Dcum  très  goùié. 

5.  —   0  Siduiaris  Hostia  I  à  3  voix,  sans  accompagne 
ment,  improvisé  chez  M.  de  La  Salle. 

J'ai  laconié  les  circonstances  dans  lesquelles  ce  morce;in 
fut  composé. 

fi.  —  Plusieurs  oratorios,  entre  autres  celui  de  la 
Nnticité.  —  M.  Fétis  rappelle  qu'il  y  avait  dans  cet 
ouvrage  un  chœui  d'anges  très  remarquable,  ijui  se  chau- 
lait au-dessus  de  la  voûte  de  la  salle  du  concert  spirituel. 


—   3î7   — 
MISIQLK    DE    THF.ATIiE.         Au   Graul  OpS'fl . 

7  —   Eii  1773,  Sabinus,  eu  3  actcï. 

8.  —   1775    Alexis el  Dapliiiée,  [  i\c[e. 

9.  —  Même  aiuioe,  PliUemon  et  liauciy,  I  acte. 
]().  —    1776.  Hijla.'iel  Sy  de,   I  acie. 

il.  —  1778,  L(i  rêleJn  village,  {  aclc. 

\-2  —  \~i>-2.  Théiiée,  paioies  de  Quinaiili,  3  acies. 

13  —  [~9'^.  Ld  iTjjrue  de  Tuulon. 

14.  —  M.     Le  camp  de  G  ranci j  ré. 

A  LA  COMÉDIE  nALiE.N>E  f Opéra-Comiquc J . 

15    —  1764.  Le  faux  Lord,  1  acle. 

16.  —  1766  Les  Pêcheurs,  1  acle.  —  C'e^l  l'opt'ra  l'e 
Gossec  qui  a  suivéeu  le  plus  longtemps.  On  le  dumiail 
encore  en  province  il  y  a  30  ans-. 

17.  —   1767.  Toinon  et  Toinette,  1  acle. 

48.  —  Même  iiiméc  ,  \e  Double  Déguisement ,  1  acle, 
n'ayant  eu  qu'une  seule  repiéseniaiion. 

19.  —  Le^  Chœurs  dWthalie,  pour  la  Cuniédie-Fran- 
çaise.  —  CcscIkimus  fureiil  repris  pour  une  représenlalion 
a  bi'néfice  donnée  a  rOp(''ra,  el  conduilspai'  l*ersuis.  .\u 
dernier,  on  avaii  subslilué  le  grand  chœur  fugué  en  ut , 
de  la  cr('alion  d'IIayd   .    Gussec  n'avait  pas  éU'  prc'vemi 


—  31  8  — 

de  celle  subtiuulou  ,    et  dii  en  ce    momeul  à  Persuis  : 
•-  Mon  ami,  les  chœuis  d'Alhalie  sonl  bien  de  moi,  n'est 
"  ce  pas?  Eh  bien  1  <;n  voilà  un  fort  beau,  mais  que  je  ne 
•   reconnais  nuUemeni  1    »  Il  avait  alors  90  ans. 

il  a  laissé  en  portefeuille  quelques  opéras  inachevés, 
entre  aultes  une  Nilocris  à  laquelle,  suivant  M.  Fétis, 
il  travaillé  encore  à  l'âge  de  79  ans. 


MUSIQLE    POUR    LES    FÊTES    N.'kTIOKALEï 


20.  —  Chant  du  U  juillet  (J)ieii  du  peuple  et  des  rois\ 

21.  —  Hymne  pour  la  fête  funèbre  eu  l'honneur  de 
Marat  et  Lep(,'lletier,  (S'i7  est  mai  que  de  iious  quelque 
chose  survive),  paioles  de  Mei'cier  de  Compiogne. 

22.  —  Chant  martial  (Si  vous  voulez  trouver  la  gloire^. 

23.  —  Ode  sur  l'enfance  {Age  de  l'aimable  innocence), 
paroles  de  Paulin  Crassous. 

24.  —  Chant  patriotique  pour  l'inauguration  des  bustes 
de  Marat  et  Lcpellctier  {Ciloijens  dont  Rome  antique), 
paroles  de  Coupiguy. 

25.  —  Chant  patriotique  sur  le  succès  de  nos  armes 
{Triomphe,  éternelle  gloire),  paroles  du  même. 

26.  —  Tiio  pour  la  fêle  de  l'hymen  {Fuyez  d'ici, 
chœurs  insensibles),  paroles  de  Lebrun. 


—   319   — 

27.   —   Chœur  pour  lu  fêle  de  l'Elre-Supréme  {Peu}  !e> 
éveille-toi,  romps  tes  fers). 

t>H.  —  Hymne  à  VEhe-^upvème  (Père  de  l'univers), 
pai'oles  de  Tlidodore  Desorgues. 

29.  —  Hymne  à  la  libené  ÇVive  d  jamais  la  liberté). 

30.  —  Aulre  {Auguste  et  constante  image). 

31.  —  Hymne  à  riuinianiic  (0  mère  f/es  yer/w.s  .^ 

32.  —  Uynmc  à  VE§:ûi[t' {Divinité  tutélaire^. 

33.  —  Hymne  lunèbre  au   màues  des  dépulcb  de  la 
Gironde. 

34.  —  Hymne  patriotique  (PeM/)/e,  réveille  toi!) 

35.  —  Hymne  à  3  voix,  pour  la  fêle  de  la  Réunion. 

36.  —  Clianl  funèbre  pour  la  mort  du   repiésenianl 
Féraud. 

37.  —  Serment  républicain  {Dieu  puissant.') 

38.  —  Chœurs  et  chants  pour  l'apothéose  de  Voltaire, 
paroles  de  Chénier. 

3D  —   Idem  pour  l'apothéose  de  Rousseau. 

iO.  —  Musique  pour  l'enterrement  de  Mirabeau. 

41.  —  Diverses  marches. 

4,2.  —  Orchestration  de  l'hymne  des  Marseillais. 

Tous  ces  morceaux  étaient  gia\ es  en  petites  feuilles, 
avec  la  basse  et  en  paitiiion.  Hs  se  vendaient  au  77Jag'(ism 


—   320 


de  tn  nsique  à  l'usage  dea  fêlet)  nationales,  rue  Jose/jh ,  n"  1 6. 
J'en  ai  réuîii  im  ceriain  noiubie  iroiivés  sur  les  quais  de 
Paris,  sons  l'Einpiro. 


MUSIQUIÎ    INSTRUMKMALK. 


43.  —  29  symphonies  à  grand  oichesire,  dont  3  pour 
inslrumenis  à  venl. 

4i.  —  3  œuvres  de  6  quatuors  pour  2  violons,  alto  et 
basse. 

45.  —   -  œuvres  de  (rios  pour  2  violons  et  basse. 

46.  -  2  œuvres  de  duos  pour  2  violons. 

47.  —  Six  sérénades  pour  violon ,  flùie,  cor,  basson 
alto  et  basse. 

48.  —  Une  harmonie  coucerlante  pour  onze  inslru- 
menis obligés. 

49.  —  Plusieurs  ouvertures  détachées  dont  une  de 
chasse  ,  qui  eût  un  grand  succès,  et  donna  sans  doute  à 
Méhul  ridée  de  sa  Chasse  du  jeune  Henri 

Toutes  ces  pièces  furent  gravées  à  Paris  ,  et  publiées 
chez  Vernier,  Bailleux,  Siéber.  Lachevardièie  et  Leduc. 


—  321    — 


LITTERATURE    MUSICALE. 


t>0.  —  Kxposilion  des  principes  de  la  musique  ,  sci- 
vaul  d'introduclion  aux  solfèges  du  Conseivaioire. 

51  —  Rapporis  à  l'Inslilul  suiles  progrès  des  études 
musicales  ,  el  sur  les  (ravaux  des  élevés  de  l'école  de 
Rome. 

55.  —  Rapporis  divers  sur  des  iiislrumeuls  ou  des 
mélliodes  soumis  à  l'examen  de  l'Inslilul  ou  du  Conser- 

vaîoii'c. 


MUSIQUE    ELEMENTAIRE. 

53.    —  \jn  grand  nombre  de  morceaux  à  deux,  irois 
ou  quatre  parties,  dans  les  solfège  du  Conservatoire. 


'"<>  h'psî  pMs  sans  raison  que  M  Féiis  a  fait  les  observa- 
tions suivantes  :  «  Une  récapitulation  si  considérable, 

•  bien  qu'abr('>gée  ,    doit  frapper  délonnement ,   si  l'on 

•  fixe  son  aiieniion  sur  les  nombreuses  occupations  qui 
»  oui  lenqtli  la  vie  de  Gossec  ,   soit  comme  professeur, 

•  soit  comme  Jirecieurde  divers  élablissemenis  de  mu- 
»  siquc ,  soit  enfin  comme  inspecteur  du  Conseï  va- 
»  loiie    " 


MA  PREMIÈRE  VISITE 


GKETRY, 


«  Si  co  n'esi  pas  là  du  génie 
B  inconnu  à  notre  siècle,  qu'est-ce 
»  donc  que  celle  faLulle  >i  pré- 
t)  rieuse  et  si  riire  ,  d  ntlendrir  les 
1)  Aines  les  pins  froides  ?.  .  .  » 
Diderot. 


MA    PREMIÈUK   VISITK  A  r.HÉTRY. 


C'était  en  1811,  et  je  comiuençais  mon  droit  à  Paiis  . 
une  mélancolie  profonde,  causée  parla  mort  de  mon  père 
et  par  un  de  ces  chagrins  qui  s'atiachenî  a  la  jounesse,  et 
qui  ne  veulent  pas  de  contideiis,  me  rendait  insensible  à 
tous  les  plaisirs.  La  musique  S'ule  avait  le  pouvoir  de  me 
distraire  et  de  faire  couler  de  mes  yeux  ces  larmes  qui, 
comme  une  douce  rosée,  rafraîchissent  I  ame.  La  musi- 
que... ah  I  je  l'aimais  dès  mon  berceau  ;  elle  fut  la  conso- 
latrice de  bien  des  chagrins,  et  je  sens  encore  que  dans 
l'infortune  elle  me  sera  toujouis  fidèle.  —  Les  opéras  de 
Gréiry,  ses  airs  pleins  de  mcHodie,  de  fraîcheur  et  d'ex- 
pression^ que  ma  mère  me  chantait  encore  enfant ,  en  me 
balançant  sui-  ses  genoux,  avaient  excité  mon  admiration  ! 
Ce  sentiment  s'était  accru  pai'  la  lecture  des  mémoiies  de 
ce  chanlre  ch  ia  nature  et  des  passions  :  j'aime  mieux  lui 
donner  ce  litre  (pie  cehîi  dii  compositeur  que  l^  Journal 
des  Débats  même  lui  refuse  maiiiienant.  Personne  plus 
que  moi  ne  sait  que  fauteur  de  Richard  ne  fui  jamais  un 

*  Cet  ariicle  a  olô  ocril  i-i»  18-29. 


—   32')   — 

suvanl  calculateur  de  notes .  et ,  cA'sl  à  mes  yeux  ,  le  plus 
bel  éloge  qu'on  puisse  faire  de  son  lalenl.  J'avais  écrit  à 
Grélry,  six  mois  avanl  de  quitter  la  pi'ovince  ;  je  lui  par- 
lais avec  enthousiasme  de  ses  ouvrages,  de  Téiat  de  souf- 
france, de  langueur  dans  lequt  l  me  jetait  une  maladie 
nerveuse  qui  durait  depuis  deux  ans  ;  la  réponse  qu'il  me 
fit,  et  que  je  conserverai  toujours,  était  adorable  de  grâce 
et  de  bonté.  «  Ce  que  vous  me  dites  de  votre  âge  et  devotre 
»  santé,  m'écrivait  ce  grand  artiste,  m'afflige  d'autant 
«  plus  ,  que  je  perdrais  en  vous  un  ami  de  mes  faibles 
•■  productions,  et,  ce  qui  vaut  mieux ,  une  âme  sensible 
■•  dont  la  nature  est  avare.  Mais  à  votre  âge  il  y  a  beau  - 
•'  coup  de  ressources  pour  prolonger  une  vie  qui  commen- 
■>  ce..  ..  »  Il  finissait  par  me  témoigner  le  désir  de  me 
connaître  et  de  me  recevoir  chez  lui ,  lorsque  j'ira's  à 
Paris.  On  pense  bien  qu'à  mon  arrivée  dans  la  capitale  je 
n'oubliai  pas  une  invitation  qui  comblait  mes  vœux. 
Pendant  deux  mois  l'idée  de  visiter  Grétry  me  troubla.  Je 
ne  crains  pas  de  l'avouer,  la  vue  d'un  homme  célèbre  m'a 
toujours  causé  de  l'émotion  ,  et  cette  émotion  a  été  très- 
vive,  surtout  aux  jours  de  ma  jeunesse.  Par  une  belle 
matinée  d'octobre  je  quittai  le  faubourg  St.  Jacques  ,  et 
m  acheminai  vers  le  boulevard  des  Italien'*.  Me  voilà  près 
de  la  porte  du  n°  7;  je  franchis  le  seuil,  et  le  cœur  palpi- 
tant, la  vue  troublée,  je  monte  l'escalier  qui  doit  me  con- 
duire aux  appartements  d'un  second  étage.  Pour  l'être 
sensible  et  appréciateur  du  génie,  la  demeure  d'un  grand 
homme  ressemble  au  temple  dont  un  vrai  dévot  n'approche 
q  l'en  tremblant  :  le  Dieu  n'est-il  pas  là  ,  et  n'est-on  pas 
sous  le  charme  de  son  influence?...  Me  voilà  dans  la 
chambre  de  Grétry,  et  je  n'en  épargnerai  pas  la  descrip- 
tion à  mes  lecteurs.    Rien  n'était  plus  simple  que  l'ameu- 


—   327   — 

blemem  de  celle  pièce.  Un  grand  lit  en  moire  de  laine 
ronge,  une  épinellc,  qui  depuis  a  appartenu  à  Nico!o,  un 
secrétaire  antique,  une  table,  quelques  chaises  et  un  grand 
fauteuil  formaient  tout  son  mobilier.  Je  n'oublierai  point 
un  beau  portrait  de  l'auteur  de  Sylvain,  peint  par  M""'  Le- 
brun en  1785,  dont  il  m'adonne  la  gravure,  et  un  joli 
dessin  d'Isabey.  Il  y  avait  dans  celle  niodesle  retraite 
un  air  de  paix,  de  simplicité  qui  allait  au  cœur.  Gréiry  se 
leva  de  sou  fauteuil ,  placé  au  coin  de  la  cheminée  ^  pout' 
venir  au  devaill  de  moi.  Il  élail  assez  grand ,  maigre,  un 
peu  voûté  ,  et  d'ailleurs  d'un  abord  noble ,  gracieux  et 
plein  d'aisance.  Son  front  était  large  et  sillonné  ,  comme 
(*elui  de  Gluck,  par  de  légères  rides  indicatrices  de  l'acti- 
vité de  la  pensée.  La  flamme  de  Tinspiraiiou  respirait 
dans  ses  yeux  un  peu  voilés  ,  ce  qui  leur  donnait  une 
expression  de  mélancolie  charmante.  Il  avait  le  nez  bien 
fait,  la  bouche  un  peu  enlr'ouvcrle  dans  le  repos,  et  de 
petits  plis  au  coin  de  la  lèvre  supérieure  qui ,  lorsque  la 
conversation  ne  lui  plaisait  pas,  auraient  eu  quelque  chose 
de  la  malice  rabelaisienne  ,  si  tout  l'ensemble  de  sa 
physionomie  n'avait  pas  été  empreinte  du  caractère  de  la 
bonté  et  de  l'habitude  de  la  souffrance;  Ses  cheveux  longs 
tombaient  en  boucles,  blanches  comme  la  neige  ,  sur  une 
redingote  noire  à  laquelle  était  attaché  le  luban  de  la 
Légion-d'PIonneur  :  tout  son  aspect  offrait  à-la-fois  je 
ne  sais  quoi  de  touchant  et  de  vénérable.  Il  remarqua 
mon  trouble  et  ne  tarda  pas  à  me  lassurer.  «  J'aime  les 
•>  jeunes  gens,  me  dit-il ,  et  je  les  aime  surtout  quand  ils 
•'  cultivent  les  arts  :  pourquoi  ne  seriez-vous  pas  à  votre 
1)  aise  avec  moi  ?  Je  n'ai  i  ien  qui  doive  vous  imposer,  el 
"  tout  mou  mérite  c'est  d'avoir  pris  pour  guides  la  nature 
e   et  la  vérité    —  Ah  !   lui  l'époudis-je  ,  ces  guides  là  ont 


358 


»  VU  que  vous  les  suiviez  avec  ardeur,  car  ils  ne  vous  oiH 
>i  jamais  abandonné  !   » 

Nous  parlâmes  longuement  de  ses  ouvrages  ,  et  il  me 
raconta  une  foule  d'anecdotes  qui  s'y  rattachaient  et  qui 
se  liaient  à  tous  les  personnages  célèbres  de  son  temps. 
Diderot,  d'Alembert,  le  comte  de  Creuiz,  Vernet,  Greuze, 
avaient  été  ses  amis  ,  et  il  me  les  dépeignait  avec  tant 
d'esprit ,  avec  une  vérité  de  couleur  si  piquante  ,  que  je 
croyais  les  voir  et  les  entendre. —  L'humeur  ombrageuse 
(le  Rousseau  avait  empêché  qu'ils  se  liass-ent  intimement. 
M  ne  l'accusait  point,  il  le  plaignait,  en  l'admirant.  «  Les 
•>  âmes  froides ,  s'écria-t-il  tout-à-coup,  et  qui  vont  por- 
"  tant  le  compas  de  la  raison  sur  les  écarts  de  la  sensibi- 
»  lité,  ont  beau  dire  :  celui  qui  fil  Emile  et  le  Devin  du 
»  mllùge  ne  fut  jamais  un  méchant  homme  !»  —  Ce  n'est 
"  pas  sans  motifs  ,  ajouia-t-il  quelques  instanis  après, 
•'  qu'on  prétend  que  je  ne  suis  pas  savant  ;  je  n'ai  jamais 
»  cherché  à  le  devenir,  car  la  science  étouffe  le  nalureL 
»  De  mon  temps  d'ailleurs  (et  ici  sa  lèvre  prit  cette 
•>  expression  malicieuse  que  j'ai  déjà  signalée)  le  conser- 
»  vatoire  n'exisuilpas,  et  nous  tenions  à  chanter  et  à  être 
»  chantés.  »  —  Mon  instrumentation  est  faible,  j'en  con- 
«  viens  :  mais  en  revanche  celle  d'aujourd'hui  est  trop 
»  forte.  Depuis  la  prise  de  la  Bastille,  il  faut,  à  nos  oreilles 
»  blasées,  de  la  musique  à  coups  de  canon  ;  on  commence 
»  par  la  mousqueterie,  soyez  bien  sûr  qu'on  ne  s'arrêtera 
-  pas  en  si  beau  chemin.  »  -•  Ceci  n'at-t-il  pas  l'air  d'une 
prédiction  ,  quand  ou  songe  au  fracas  que  Rossini  et  ses 
imitateurs  ont  introduit  dans  l'orchestre?  —  «  Vous  avez 
>■  composé  des  romances  ,  me  dit  Gréiry  ;  il  en  est  une 
f  que  mon  neveu  m'a  fait  entendre,  et  qui  m'a  fait  plaisir: 


=    3^23    — 

t»  c'est  la  Nouvelle  Nina.  »  —  Alors  je  soi  lis  de  ma  poche 
une  dizaine  de  morceaux  qui  n'avalent  pas  encore  été 
publiés,  et,  en  balbuiiani  :  •  Je  serais  trop  heureux  si^ 
»  parmi  ces  essais,  il  s'en  trouvait  un  qui  vous  parût  digne 
»  de  vous  être  offert.  »  —  Il  examina  mes  manuscrits 
avec  une  inieniion  pleine  de  bienveillance,  solfiant  à  demi- 
voix,  et  battant  la  mesure  avec  l'index  sur  le  bras  de  son 
lauleuil.  De  temps  en  temps  il  s'écriait  :  <■  Cela  est  bien^ 
"  cela  est  mail...  »  Les  conseils  qu'il  me  donnait  alors 
sur  la  prosodie  et  sur  l'expression  étaient  remarquables 
de  justesse,  et  fixaient  toute  mon  ailenlion.  «  Ah!  voilà 
»>  le  sujet  de  Velléda  ,  me  dit-il  :  vos  vers  sont  moins 
)'  poétiques  que  la  prose  de  Chateaubriand  ;  mais  votre 
»  musique  est  bien,  elle  a  du  site,  la  phrase  : 

I  Je  descends  dans  la  tombe  où  dorment  mes  aïeux 

•  Me  fait  songer  aux  catacombes  de  Rome.  J'accepte  la 
»  dédicace  de  ce  c/tani  gfaZ/«^ue.  »  Ce  morceau  fut  gravé 
quelques  jours  après  et  dut,  sans  doute,  une  partie  de  son 
succès  au  grand  nom  de  Grétry. 

Parmi  les  compositeurs  anciens  ,  il  distinguait  surtout 
Monsigny  qu'il  appelait  le  Racine  de  la  musique.  «  Je 
»  donnerais,  me  dit-il  ,  un  opéra  tout  entier,  pour  les 

•  quatre  notes  placées  sous  ces  paroles  du  duo  de  Félix  : 
'-  N'y  pensons  pliis\...  »  —  Dans  l'école  moderne,  il 
citait  avec  un  sentiment  de  prédilection  Méliul  et  Boyeldieu. 
(>e  dernier  venait  de  publier  Jean  de  Paris.  «  Connaissez-^ 
0  vous,  me  dit  Grétry,  un  air  plus  vrai ,  mieux  déclamé 
')  (pie  celui  du  page,  dans  cet  opéra?...  —  Vous  oubliez, 
)>  lui  répnndis-je  ,  le  duo  des  deux  vieillards  dans  la 
i:  Fausse  Magie.   •>   —  L'heure  s'avançait ,   et  j'allais  le 


—   330   — 

qiiiUer,  lorsque  je  vis  entrer  une  jeune  personne  dont  la 
figure  naïve,  spiiiluelle  et  pleine  de  sensibililé  me  frappa. 
Son  leini  un  peu  basané,  la  finesse  de  ses  irails,  sa  pelile 
laille  ei  les  éelairs  qui  s'échappaieni  de  ses  yeux  noiis, 
me  la  firent  prendre  pour  une  créole  ou  une  Portugaise. 
C'était  AP*^  Marceline  Desbordes  qui  depuis  ,  et  sous  le 
nom  de  Valmore  ,  a  publié  des  élégies  et  des  romances 
délicieuses.  Elle  avait  débuté  à  Feydeau  dans  le  rôle 
d'Elisca  ;  Grélry  l'appelait  sa  fille  ,  et  son  âme  brûlante, 
ses  talents  la  rendaient  digne  de  ce  litre.  Après  quelques 
instants  de  conversation  ,  je  soi  lis  enfin  ,  l'imagination 
remplie  de  ce  que  je  venais  de  voir,  d'entendre,  et  me 
promettant  de  nouveaux  [)laisirs  ,  en  me  rendant  à  une 
invitation  à  dîner  que  m'avait  faite  Grétiy  pour  le  mercredi 
suivant.  Caillot ,  l'ancien  acteur  de  la  comédie  italienne, 
devait  faire  partie  des  convives,  et  j'étais  curieux  de  con- 
naître celui  qui  créa  avec  tant  de  succès  les  rôles  de 
Sylvain  ,  du  père  de  Lucile ,  et  qui  avait  laissé  au  théâtre 
et  dans  le  monde  la  réputation  d'un  grand  artiste  et  d'un 
homme  de  bien  —  C'est  sur  les  notes  jetées  sur  le  papier, 
en  sortant  de  cette  première  visite  ,  que  j'ai  rédigé  cet 
article.  Il  aura  peut-être  quelque  prix,  pour  les  admira- 
teurs d'un  homme  dont  le  génie,  en  dépit  de  la  mode,  ne 
saurait  être  oublié  ! 


RICHARD  C0EUR-DE-L10.\ 

DR 

GRÉTRY. 

DÉTAILS    HISTORIQUES   ET    ANECDOTIQUES 
SUR   CET   OUVRAGE. 


«  La  sensibilité  est  l'âme  du  chant, 
t'  et  pour  peu  que  l'on  ail  de  goût, 
"  on  la  piéférera  toujours  à  la  plus 
!•  savante  exécution  ,  puisque  cclie- 
»  ci  ne  flatte  que  l'oreille.  « 
NisoN  DE  i,'Ekclo.-. 


A  MADEMOISELLE  ADELINE  CHARPENTIER, 

DONT   LE   BEAU   TALENT   SUR    LE    PL\NO,    INTEBPBÈTE   AVEC   AUTANT 
d'eXPUE-SIOiN   Ql'E    LE   STYLE   LES   OEUVRES   DE  GRETBY. 

P.    H. 


RICHARD    COEIR-DE'LIOX, 


Il  est  une  vériiô  que  malheureusemenl  on  est  forcé 
d'admeilre  el  de  répéier  :  «  c'est  qu'en  général  les  œuvres 

-  d'art  sont  mal  compiises  el  mal  appréciées  en  France.   " 

—  Il  nous  faut  du  nouveau,  loujouis  du  nouveau,  n'en  fùt-il 
plus  au  monde.  —  Lorsque  quelques  années  ont  passé 
sur  les  productions  d'un  homme  de  génie,  l'oubli  pèse 
sur  elles  de  tout  son  poids  ,  et  si  l'on  vient  à  en  parler, 
c'est  avec  l'accent  de  l'indifférence  ou  du  dédain.  Toute- 
fois, il  est  nécessaire  de  faire  observer  que  plusieurs  des 
doc'curs  condamnant  au  néant  les  chefs-d'œuvre  de  nos 
grands  maîtres,  ne  les  connaissent  pas,  ou  ne  les  ont  point 
étudiés.  —  •  C'est  de  la  vieille  musique,  disent-ils;  cela 
>'  est  rococo,  détestable ,  et  n'est  plus  à  la  hauteur  des 
•  progrès  du  siècle  1...  ■'  —  Grands  mots  vides  de  sens, 
en  vertu  desquels  ces  aristarques  imberbes,  contempteurs 
de  Gluck  etdeGrétry,  admirent  comme  musique  progres- 
sive tant  de  composilions  vraiment  pitoyables     dont  les 


—    X\6    — 

ailleurs,  que  je  ne  veux  pas  nommer,  usenl  el  blasciil 
nos  oreilles,  en  faisant  un  lapage  irifernal ,  ainsi  que  cer- 
tains Anglais  usenl  et  blasenl  leur  estomac,  en  le  remplis- 
sant de  poivre  de  Cayenne  ! 

J'ai  publie ,  il  y  a  dix-huit  ans  ,  dans  le  Monde  drama- 
tique, journal  d'art,  alors  fort  répandu  à  Paris,  une  série 
d'articles  sur  l'abandon  des  anciens  compositeurs.  —  Ces 
articles  furent  assez  heureux  poui-  obtenir  l'assentiment 
de  l'illustre  Meycrbeer,  de  Sponiini  et  de  plusieurs  ama- 
teurs distingués.  —  Ils  contenaient  l'histoire  de  notre 
musique  dramatique,  depuis  la  prétendue  révolution  faite 
par  Rossini,  talent  admirable,  sublime,  qui  n'a  fait  parfois 
beaucoup  de  bruit  dans  l'orchestre  que  parce  que  le  siècle 
voulait  de  la  musique  à  coups  de  canon.—  Je  vengeais  les 
anciens ,  à  partir  de  Gluck  surtout ,  de  leur  exil  de  la 
scène,  et  je  disais  que  le  jour  n'était  pas  loin  peut-être, 
où  on  les  rappelerait ,  et  où  leurs  ouvrages  seraient  de 
nouveau  justement  applaudis.  —  Je  ne  m'étais  pas  trompé, 
car  ce  jour  ne  tarda  point  à  arriver. —  Grétry,  Monsigny, 
d'Alayrae,  Chérubini,  Boieldieu,  furent  tour  à  tour  nom- 
més sur  les  affiches  de  l'Opéra-Comique.  Gluck  fut  chanté 
dans  les  concerts,  dans  les  salons  fashionables,  à  la  cour, 
comme  à  la  ville  ;  el  si  l'Académie  royale  et  maintenant 
impériale  de  musique  ne  remit  pas  au  théâtre,  Orphée, 
Armide ,  les  deux  Iphigénie ,  c'est  que,  grâce  à  l'intelli- 
gence de  son  administration  ,  elle  n'a  pas  eu ,  surtout  en 
femmes,  trois  sujets  ayant  le  talent  et  les  tiaditions  indis- 
pensables pour  interpréter  ces  grandes  compositions.  Au 
demeurant  qu'on  n'aille  pas  croire  que  j'attribue  au  bon 
goût  des  soit  disant  diletianii  lianrais  les  hommages  qu'ils 
ont  paru  rendre  momentanémenl  a  des  hommes  de  génie, 
dont  la  veille  ils  foulaient  aux  pieds  le  laurier  cependant 


—    3.37    — 

toujours  vert  :  non  ,  et  mille  fois  non  1  !  I  Je  les  cumuiis 
assez  pour  affirmer  que  ce  lelour  apparent  vers  le  beau 
n'est  qu'une  affaire  de  mode  ei  d'ongoueuicnl ,  —  ils  se 
pâment  encore  aujourdliui  lorsqu'ils  entendent  chanter 
une  fièvre  brûlante  ,  comme  ils  se  pâmaient  naguère  en 
entendant  ces  pâles  et  triviales  romances,  ces  cavatines  à 
coups  de  gosier,  à  gammes  chromatiques  montantes  et 
descendantes,  qui  ne  sont  réellement  que  des  gargarismes 
et  des  smor fies.— Pour  ces  gens-là,  l'expression,  la puieté, 
le  sentiment  profond,  la  simplicité  seront  toujours  lettres 
mortes.  —  Enfin  il  ne  comprendront  j'amais  cette  maxime 
si  vraie  de  l'un  de  nos  poètes  : 

a   Eu  fait  de  chant ,  ah  !  rien  n'est  plus  facile  , 
»  Que  la  difficulté  !    <> 

Parmi  les  ouvrages  remis  à  la  scène  ,  il  faut  placer  en 
première  ligne  le  Hichard  Cœur  de-Lion  deGréiry  :  — 
pour  moi  c'est  le  chef-d'œuvre  d'un  composiieur  qui  n'a 
fait  en  général  que  des  chefs-d'œuvre.  —  Peut-être  les 
abonnés  du  Ménestrel  liront-ils  avec  quelque  intérêt  ce 
qui  se  rattache  historiquement,  anecdoliquement  el  artis- 
tiquement à  l'opéra  de  Richard  ;  —  on  aime  de  nos 
jours  à  connaître  les  détails  intimes  concernant  un  homme 
ou  une  production  célèbres. 

Depuis  longtemps  Grétry  désirait  mettre  en  musique 
un  poème  sérieux  de  Sedaine.  —  Il  nous  a  dit  lui-même, 
plusieuis  fois,  que  cet  auteur  lui  semblait  l'homme  par- 
excellence,  soit  pour  l'invention  des  caractères,  soit  pour 
le  mérite  si  rare  d'amener  les  situations  de  manière  à 
produire  des  effets  neufs  ,  et  cependant  toujours  dans  la 
nature.  — Kn  1773,  Sedaine  lui  a\ai{  conÇié  \c  Magnifique; 
mais  dans  cet  opéra  il  n'y  avait  qu'une  scène  reniai  quable 


~  ;w8  — 

colle  delà  lose.  —  Lié  avec  Moiis'gny,  d'afîeclion,  d'inlé- 
rèlset  de  reconnaissance,  Sedaine  avait  remis  à  ce  com- 
posiieur  le  manuscrit  de  Richard.  Monsigny,  quel  que  (ïil 
encore  son  talent ,  commençait  à  se  fatiguer.  —  Son  bel 
opéra  de  Félix  venait  d  elre  critiqué  de  la  manière  la  plus 
acerbe  et  la  plus  ridicule  par  M.  le  baron  de  Grimm, 
véritable  grimaud  en  musique  ;  son  àme  était  blessée, 
abattue;  il  craignit  de  compromettre  le  succès  du  drame 
de  son  ami  ,  et  surtout  de  ne  point  faire  assez  bien  la 
fameuse  romance  du  second  acte. . .  Ce  sentiment  de  mo- 
destie, de  défiance  de  la  part  du  chantre  du  Dései'teur, 
n'esl-il  pas  aussi  remarquable  que  digne  d'éloges?...  Ne 
peut- il  pas  servir  d'exemple  et  de  leçon  à  certains  jeunes 
calculateurs  de  notes  qui,  de  nos  jours,  ne  doutent  de  rien, 
el  lèvent  les  épaules  de  pitié  quand  on  leur  parle  de  nos 
vieux  el  illustres  maîtres  !...  Ce  qu'il  y  eut  de  plus  déli- 
cat encore  dans  la  conduite  de  Monsigny,  c'esi  que  lui- 
même  demanda  à  Sedaine  de  confier  le  poème  de  Richard 
a  Grétry,  alors  son  rival,  dans  une  lettre  ayant  fait  partie 
de  ma  collection  d'autographes  el  que  je  me  plais  à  citer  : 

"  Saint-Cloud ,  ce  2  octobre.  —  Voilà  mon  ami ,  votre 
-  manuscrit  de  Richard  Cœur-de-Lion.  Ne  douiez  pas 
•'  que  Grétry  fasse  la  musique  de  celte  pièce...  à  l'égard 
^  de  votre  premier  refus ,  il  aurait  lori  de  se  fâcher  de  la 
»  préférence  que  vous  m'aviez  accordée  ;  si  elle  ne  m'é- 
'»  tailpas  due  pour  le  talent,  je  la  méritais  à  un  autre 
-•  litre...  dans  ce  moment  ce  n'esl  pas  à  mon  refus  que 
■  vous  la  lui  offrez  ;  c'est  au  contraire  moi-même  qui 
»  vous  dis  :  je  ne  puis  faire  votre  pièce,  prenez  Grclry. 
«   Bonjour,  mon  ami,  etc.. 

Grétry,  mù  par  lo  double  motif  do  soutenir  sa  répuia- 


—  339  — 

lion  el  de  répondre  à  la  confiance  de  Monsigny,  commença 
donc  à  écrire  la  musiqne  de  Richard.  -  Elle  fut  achevée 
dans  les  dermiers  mois  de  Tannée  1785,  el  la  premieie 
représenlaiion  de  ce  bel  ouvrage  eul  lieu  sur  le  ihéàlre 
de  rOpéi-a-Comique,  dit  alors  dos  Italiens ,  le  25  oclobrc. 
On  se  ferail  difficilement  une  idée  de  l'enthousiasme  qu'il 
excita  !...  je  parle  surtout  de  la  musique,  car  le  troisième 
acte  du  poème  subit  plusieurs  changements  avant  d'être 
adopté  par  le  public.  —  Cent  représentations  données  de 
suite  suffirent  à  peine  à  l'empressemeni  de  la  foule  ;  par 
toute  la  France  on  chanta  les  airs  de  Richard ,  dont  le 
succès  ne  fut  pas  moiijs  grand  à  l'étranger.  —  Au  dire  des 
contemporains,  Clairvai  jouait  admirablement  Blondel,  cl 
M'"^  Larueiie  était  charmante  dans  le  rôle  de  Laurette.— 
Philippe ,  dont  le  nom  sert  encore  à  désigner  dans  les 
ouvrages  modernes  les  rôles  de  son  emploi ,  représentait 
le  roi.  —  Voici  ce  que  Giélry,  dans  ses  Essais,  dit  de  cet 
artiste  :  <(  A  plusieurs  répétitions,  la  beauté  de  la  situa- 
»  lion,  la  sensibilité  de  l'acieui',  jointes  au  désir  de  bien 
"  remplir  son  rôle,  exaltaient  son  imagination  au  point 
»  que  ses  larmes  rétouffaient  lorsqu'il  voulait  répoudre  à 
«  Blondel  ; 

'<   Vn  rpgard  de  ma  belle,  etc.    » 

•  Le  joui- de  la  premièic  représentation,  cet  acteur  plein 
"  de  zèle  et  d'aideur,  fut  subitement  attaqué  d'une  exiinc- 
■>  lion  de  voix  ;  il  n'était  plus  temps  de  changer  le  spec 

•  tacle  :  la  salle  était  pleine.  Il  me  fit  appeler  dans  sa 
»  loge  :  Voyons ,  lui  dis-je  ,  chanlcz-moi  votre  romance  j 
»  il  articula  quelques  sons  avec  peine.  C'est  bien  là  la 
•'  voix  d'un  prisonnier;  vous  produirez  l'effet  (jne  je  dé- 
»  sire  :  chantez  et  soyez  sans  inquiétude.  » 


—   340 


II. 


La  vogue  de  l'opéra  de  Richard  ne  disconlinua  pas 
jusqu'aux  premières  années  de  la  révolution  ;  elle  s'accrut 
même  d'abord,  à  cause  de  la  situation  de  l'infortuné 
Louis  XVI  qui,  en  but  aux  efforts  des  factieux,  se  trouva 
bienlôt  livré  à  leurs  coups.  —  C'était  avec  enthousiasme 
'|ue  les  partisans  delà  monarchie,  les  sujets  restés  fidèles 
à  ce  bon  prince,  répétaient  l'air  magnifique  de  Blondel  : 


ô  mon  roi,  l'univers  l'abandonne  '.    » 


La  mode  s'était  dès  longtemps  eriiparée  des  principaux 
Incidents  de  ce  beau  drame ,  et  l'on  voyait  la  scène  de  la 
reconnaissance  entre  le  monarque  anglais  et  son  féal 
ménestrel  reproduite  sur  les  tapisseries,  les  tabatières  et 
les  éventails  du  temps.  —  Semblables  aux  Âihéniens  par 
la  vivacité,  la  légèreté  de  leur  esprit,  les  Français,  à  tou- 
tes les  époques  de  leur  histoire  ,  ont  appliqué  souvent  les 
(circonstances  les  plus  graves  aux  objets  les  plus  futiles, 
et  fait  un  sujet  d'amusement  de  ce  qui  les  conduisait  à  la 
mort  !... 

Le  moment  arrivait  où  l'opéia  de  Richard  allait  être 
frappé  de  proscription.  ^  Le  2  octobre  1789,  les  gardes- 
dii-corps  ayant  donné  un  banquet  dans  la  salle  de  specia- 
<le  du  château  de  Versailles,  aux  oiïiciers  de  la  garnison, 
entonnèrent,  avec  l'ardeur  la  plus  chevaleresque,  le  chani- 
D  Richard,  d  mon  roi  !  en  jiiiant  de  mourir  aux  pieds  du 


—    341    — 

trône.—  Cei  élan  de  fidélité,  celte  fêle  furent  transformés 
par  les  révolutionnaires  en  menaces  ,  en  conspiration 
«outre  la  nation  ,  et  à  dater  de  cet  instant  l'œuvre  de 
Sedaine  et  de  Grétry  disparut  des  théâtres.  —  Il  y  a  plus, 
il  eût  été  dangereux  d'en  rappeler  le  souvenir.  Notre 
«élèbre  chanteur  Garai  en  fit  l'expérience,  et  elle  manqua, 
dans  les  premiers  mois  du  régime  républicain  ,  de  lui 
coùltr  la  vie.  Jadis  attaché  à  tous  les  concfiMs  de  la 
cour,  niaîlre  de  chant  delà  malheureuse  et  si  atrocement 
calomniée  Marie-Antoiuelte,  il  était  plein  de  dévouement 
cl  de  reconnaissance  pour  Louis  XVI  el  toute  sa  famille. 
—  Déjà  plusieurs  fois  il  s'était  compromis  par  ses  discours 
a  l'époque  où  ce  vertueux  monarque  étaii  prisonnier  au 
Temple. —  Un  suir,  au  foyer  de  l'Opéra,  dit  alors  Théâtre 
n'es  arts ,  il  s'avisa  dans  un  moment  d'enthousiasme  de 
chanter  ce  couplet  de  la  fameuse  romance  de  Richard  : 

"  Dans  une  leur  obscure 

«  Un  roi  puissant  languit; 

«  Son  servileur  gémit 

a  De  sa  triste  aventure  !..  etc.    » 

aiissitôi  il  fut  arrètt',  et  il  allait  être  conduit  dans  l'une  de  ces 
|ti  isons  d'où  l'on  ne  sortait  que  pour  aller  à  la  guillotine, 
li!isque  Danton,  qui  parfois  avait  de  bons  moments,  inler- 
viiil,  el  s'écria  :  —  •  Citoyens,  laissez  donc  libre  le  citoyen 
»  Garai  I...  C'est  un  imbécille,  mais  il  chante  à  merveille. 
»  Quand  vous  le  voudrez  ,  il  vous  entonnera  Ah!  ça  ira, 
»  ça  ira!  avec  autant  de  chaleur  qu'il  en  a  mis  dans  le 
»  couplet  que  vous  venez  d'entendre  »  —  Le  tribun  du 
peuple,  Danton,  était  alors  tout  puissant,  et  Garai  fut  mis 
en  liberté. 

Plusieurs  années  s'écoulèrent ,   et  quand  Xapoléon  eul 
ceint  la  couronne  impériale,  il  donna  l'ordre  de  reprendre 


—   342   — 

hichard.  —  Oulre  sa  préclilecliuu  pum-  cel  ouvrage,  le 
grand  homme  mellaii  une  inieuiiou  poliiique  dans  sa 
reprise  ;  il  voulait  prouver  que  loin  de  craindre  ce  qui 
se  raiiachait  au  cuile  politique  de  la  vieille  monarchie,  il 
honorait  dans  Blondel ,  la  fidélité,  le  dévouement  à  un 
prince  malheureux.  —  Richard  fut  monté  à  Saini-Cloud, 
avec  autant  de  soin  que  de  luxe  ,  et  je  tiens  de  Grétry 
quelques  détails  intéressants  sur  cette  représentation 
solennelle.  —  Les  décors  furent  peints  sur  des  dessins 
envoyés  d'Allemagne ,  et  offrant  la  vue  exacte  de  la  forle- 
I  esse  où  le  monarque  anglais  avait  été  renfernjé.  —  Les 
costumes  des  moindres  comparses  étaient  d'une  rigou- 
reuse vérité.  —  Le  célèbie  Gardel  avait  été  chargé  de 
régler  le  petit  ballet  pour  la  fête  qui  se  passe  chez  sir 
William  au  troisième  acte.  —A  celte  occasion,  il  advint  un 
incident  qui  prouve  la  justesse  d'esprit  et  de  goût  de  Napo- 
léon, même  lorsqu'il  s'agissait  des  ai'is.  — Aux  airs  de  danse 
si  naïfs  et  si  bien  en  situation  ducomposiieur,  Gardel  avait 
cru  devoir  ajouter  des  airs  nouveaux,  et  d'une  couleur  tout 
à  fait  différente. — Cela  allongeait  l'action  en  diminuant  l'in- 
térêt, et  produisait  un  contraste  choquant.—  L'empereui' 
ne  s'y  trompa  point  ;  Grétry  ayant  été  appelé  dans  sa  logei 
reçut  de  la  bouche  de  Sa  Majesté  les  compliments  les  plus 
llatteurs,  et  le  don  d'une  pension  viagère  de  6,000  fr., 
iiu'elle  accompagna  de  ces  paroles  :  «  Jouissez  de  votre 
"  triomphe  !..  il  n'est  pas  toutefois  sans  un  légei"  nuage  ; 
*  pourquoi  avez-vous  ajouté  à  voire  tioisième  acie  des 
'  airs  de  danse  nouveaux?...  ■  —  Gréiry  se  défendii 
d'avoir  eu  part  à  Celte  addition  faite  à  son  travail  primitif, 
et  s'en  montra  même  assez  mécontent.  —  «  C'est  donc 
"  Gardel  qui  a  imaginé  cette  soliise  ,  dit  l'Empereui  I... 
"  qu'on  le  fasse  venir!...    >  et  Gardel   étant  arrivé  :  -^ 


—  3»3    — 

«  Monsieur  le  inaîire  des  ballcls,  croyez  vous  qu'avec 
»  mon  coslume  miliiaire ,  le  chapeau  de  François  I" 
•  iraii  bien  sur  ma  lête?...  Non,  n'est-ce  pas?...  dès  lors 
»  ne  vous  avisez  plus  de  coudre  des  airs  modernes  aux 
«  airs  anciens  deGrélry.  —  \ln  adminislraiion  ,  en  poli 
»  tique ,  et  même  en  musique ,  il  n'y  a  de  salut  que  dans 
o  l'unité.  »  —  Il  serait  bien  à  désirer  que  cet  avis  plein 
de  sens  fût  suivi  par  les  directeurs  et  administrateurs  de 
nos  grands  théâtres  qui ,  tous  les  jours  ,  se  permettent 
d'arranger  à  leur  guise  ,  de  mutiler  les  œuvres  des  plus 
beaux  génies.  —  Est-ce  qu'à  l'Opéra  on  ne  s'est  pas  avisé 
dernièrement  d'ajouter  aussi  de  nouveaux  airs  de  ballet , 
aux  airs  chaimants  ,  gracieux  ,  et  d'un  coloris  si  frais,  si 
brillant  que  Rossini  a  composés  pour  son  3ioÏ5e  français  ? 
C'est  là  une  véritable  profanation ,  commise  dans  un  but 
intéressé!...  profanation  absurde,  du  reste,  car  elle  ne 
produit  que  le  dégoût  et  l'ennui ,  au  lieu  de  l'effet  pyra- 
midal, fructueux  que  ses  auteurs  en  attendent.  —  N'en 
déplaise  à  M.  Roqueplan  et  C%  si  la  critique  faisait  son 
devoir,  elle  lancerait  de  toutes  p^rls  l'anathème  contre  un 
tel  vandalisme  ! 

A  Paris,  sur  le  théâtre  de  l'Opéra-Comique,  la  reprisé 
de  Richard  eut  le  même  succès  qu'à  Saint-Cloud.  —  Il  y 
avait  alors  des  acteurs  et  des  chanteurs  réunissant  l'ex- 
pression dramatique  à  la  voix,  l'élégance  des  manières  et 
du  jeu  à  toutes  les  nuances  du  sentiment  scéniquc.  — 
Elleviou  ,  le  plus  admirable  ,  le  plus  parfait  ténor,  le  plus 
vrai  comédien  que  j'ai  jamais  vu  sur  notre  second  théâtre 
lyrique  ,  jouait  le  rôle  de  Blondel.  C'était  bien  lavcugle 
clairvoyant  conduisant  une  grande  intrigue,  pour  retrou- 
ver le  prince  auquel  il  avait  voué  sa  vie.  Qu'il  était  beau 
lorsque  ,  resté  seul  sur  la  scène,  aux  premières  mesures 

■r.i 


—   34»    — 

tif  la  1  iiuii!  iiL'Uc  du  yiand  air,  J('puinllaiil  ses  irails  de  la 
barbu  du  vieillard,  et  se  redressant  de  louiesa  hauteur, 
il  examinait  la  fortesse ,  et  s'écriait  enfin  : 

a   0  Richard  !  i'>  mon  roi  !.. . 
a   L  univers  l'abandonne  !.. . 
avec  quelle  àme  il  disait  : 

c  Et  sa  noble  amie , 
«   Hélas  !  son  cœur 
8   Doil  être  navré  de  douleur!...  » 

Oui,  cet  arûsle  inimitable  m'a  laissé  des  souvenirs  qui  ne 
s'effaceront  jamais!  Et  je  suis  heureux  de  trouver  de 
nouveau  l'occasion  de  payer  un  tribut  d'csiime,  de  regret 
et  d'admiraiiou  a  sa  mémoire.  —  M"'*"  Gavaudan  ,  si 
espiègle  et  si  expressive  à  la  fois,  n'a  point  été  remplacée 
dans  le  rôle  du  petit  Antonio,  et  Chenard  jouait  et  chantait 
sir  \Yil!iani  avec  une  rondeur,  une  intelligence  on  ne 
saurait  plus  rares.  —  Comme  l'Opéra  Comif[Ue  a  changé 
depuis  !  L'ambition  ridicule  d'imiter  les  Italiens  s'esf 
emparée  des  auteurs,  des  acteurs  et  des  compositeurs. 
On  fabrique  maintenant  des  espèces  de  pastiches ,  des 
canevas  sans  caractère  ,  blessant  toutes  les  vraisemblan- 
ces, et  dont  le  but  est  d'amener  des  cavatines  criblées 
dappogiatures  ,  de  points  d'orgue  ,  des  finals  à  grands 
fracas,  d'une  longueur  démesurée,  et  dans  lesquels  faction 
devient  ininU'Uigiîjle.  — hiiérèt ,  espiit ,  pission,  inien- 
liùn^  draniaiiques  de  bon  aloi  ,  tout  cela  a  disparu  dans 
la  plupart  des  ouvrages  qu'on  nous  donne  :  aussi  ces 
ouvrages  ne  vivent-ils  qu'un  jour.  Si  l'on  reprend  parfois 
quelques  comédies,  quelques  drames  lyriques  de  l'ancien 
répertoire,  la  serpe  des  arrangeurs,  instrument  de  dom- 
mage s'il  en  fut  jamais ,  les  mutile  ;  il  n'y  a  plus  trace  des 
mouvements  et  des  traditions  qui  contribuaient  à  leur 
inijuimei  lani.de  chaiiiK^s.  —  En  un  mui,  à  quelques  rares 


exceplious  près  ,  rOpéra-Comique,  depuis  vingt  ans,  a  vu 
peiii  à  pelit  s'effacer  le  cachet  d'originalité,  de  naiionalilé 
qui  en  faisait  un  spectacle  unique  en  Europe. 

La  chute  de  l'empire  arriva  en  1814.  —  Richard 
n'avait  pas  cessé  d'être  joué  ,  et  les  chroniques  du  temps 
ont  raconté,  que  dans  le  douloureux  trajet  de  Fontaine- 
bleau à  l'île  d'Elbe,  Napoléon  fredonnait  quelquefois,  avec 
l'accent  de  la  tristesse,  le  passage  de  l'air  de  Blondel  • 

B    L  univers  t'abandonne  !   » 


m. 


Les  premiers  mois  de  la  Restauration  donnèrent  un 
nouveau  lustre  à  l'opéra  de  Sedaine  et  de  Grétry.  —  La 
pensée  si  éminemment  monarchique  de  cette  oeuvre  lui 
valut  alors  sur  tous  les  théâtres  ,  des  applaudissements 
unanimes.  —  Il  est  par  le  monde  des  gens  ayant  ie  laleni 
de  rendre  ridicules  les  plus  belles  choses.  —  Je  vais  en 
citer  un  exemple  remarquable.  Jausserand  ténor  qui  jadis 
avait  débuté  au  théâtre  Feydeau,  jouant  dans  une  ville  de 
province  le  rôle  de  Blondel ,  s'avisa  de  parodier  le  grand 
air,  de  l'adapter,  selon  lui ,  aux  circonstances  ,  en  chai.- 
tanl  : 

«  Louis  dix-huil,  ù  mon  rui  ! 

«  L'univers  le  couronne  !... 

«  Tu  triomphes  par  la  loi  , 

«  El  nous  adorons  ta  personne! 


—   34G   — 

Je  n'ai  pas  besoin  iU:  dire  que  leflel  ubienu  par  lui,  fui 
dianiélralcmeni  opposé  à  celui  qu'il  s'éiail  promis.  Ce 
qu'il  y  eut  de  plus  drôle  ,  c'est  qu'un  auditeur,  fort  bon 
loyaliste ,  faillit  aller  coucher  eu  prison  ,  parce  qu'il  siffla 
à  Joute  outrance  celle  absurde  variante.  11  s'expliqua,  ei 
l'autorité  finit  par  reconnaître  qu'il  n'était  nullement  cou 
pable  du  crime  de  lèse-majesté ,  et  que  le  pauvre  Jaus- 
serand  ,  était  lui  coupable  ,  au  premierchef ,  du  crime  de 
lèse-sens-commun. 

J'arrive  a  une  époque  qui  a  laissé  des  traces  viaimenl 
douloureuses  dans  mon  âme  toute  dévouée  à  l'art  fran- 
çais. A  paitir  de  18^5,  l'engouement  pour  la  musique 
italienne ,  la  retraite  des  véritables  interprètes  de  nos 
anciens  opéras  ,  cette  manie  parisienne  d'attaquer  les 
ouvrages  et  les  hommes  de  talent  de  la  veille  ,  de  mépri- 
ser, de  dédaigner  le  lendemain  ce  qu'on  avait  d'abord 
porté  aux  nues,  interrompirent  les  représentations  de 
fi  ic'/iarrt.  —Voltaire,  cet  esprit  si  juste  et  si  fin,  a  fustigé 
cette  déplorable  n>anie,avecautant  de  raison  que  de  verve, 
dans  ces  vers  : 

a  Noire  public,  ce  fanlôme  inconslant, 

«  Monstre  à  cenl  voix,  cerbère  dévorant, 

«  Qui  flatte  el  inord,  qui  dresse  par  sottiso 

«  Une  sialue,  et  par  dégoùl  la  brise  !.. .    » 

J'ai  dit  ailleurs  ce  que  je  pensais  de  l'abandon  de  tant 
de  chefs-d'œuvre  faisant  notre  gloire,  et  du  dommage  que 
l'art  musical  et  l'art  dramatique  en  avaient  ressenti  Cho- 
se étonnante  !  c'est  que  dans  le  paroxismc  le  plus  fort  de 
la  fièvre  romantique  ,  on  n'ait  pas  lessusciié  le  drame  de 
Sedaine  et  de  Grélry  I...  Ces  messieurs  ne  parlaient  que 
de  couleur  locale,  et  des  croyances  et  récits  du  moyen 


—   "-47    — 

îige.  —  Est-ce  que|le  poème  de  Richard  nVsl  pas  une 
vieille  ballade  dialoguée,  un  auliquo  fabliau  mis  en  scène 
par  un  homme  que  quelques-uns  des  disciples  du  grand 
Victor  oni  décoré  du  litre  de  Shakespeare  en  miniature? 
Est-ce  que  la  musique  de  Grétiy,  n'exhale  pas  un  vrai 
parfum  de  naïveté  gothique?...  Cet  oubli ,  ou  plutôt  ce 
dédain  ,  ne  peut  s'expliquer  qu'en  se  rappelant  que  le 
romantisme ,  alors  applaudi  sur  les  théâtres ,  devait  oflVii" 
la  personnification  du  laid  physique  et  moral ,  et  qu'en 
fait  de  musique,  sans  toutes  les  forces  de  l'orchestre,  les 
trombones  et  les  ophicleides  ,  accompagnant  même  une 
simple  romance,  il  n'y  avait  pas  de  salut  pour  une  parti- 
tion. 

Enfin,  en  1840,  on  reprit  quelques  anciens  ouvrages, 
et  Richard  eut  son  tour.  —  Les  journaux  du  temps  ont 
rendu  compte  de  l'impression  produite  par  cette  repi'ise, 
impression  que  je  suis  loin  de  croire  avoir  été  tout  à  fait 
franche  de  la  part  de  plusieurs,  mais  qui  alla  jusqu'à  l'en- 
thousiasme. En  effet,  pour(iuoi  le  dissimulerions-nous? 
L'affluence  qui  se  porta  aux  premièies  représentations  de 
Richard  n'était  pas  sans  être  mise  un  peu  en  mouvement 
par  l'esprit  de  parti.  A  diverses  époques  on  a  fait  de  cet 
ouvrage  une  espèce  de  drapeau  ,  de  signe  de  ralliement 
aux  principes  de  la  vieille  monarchie ,  et  les  royalistes 
attachés  à  la  branche  aînée  ,  imitèrent  en  celle  circons- 
tance les  impérialistes  qui,  dans  les  premières  années 
de  la  Restauration  ,  allèrent  en  masse  applaudir  Talma 
jouant  Germanicus  ou  Sylla  et  M'^*  Mars  véiue  d'une  robe 
ornée  de  violettes  :  innocente  manifestation  ,  consolalion 
laissée  aux  vaincus,  et  n'offrant  aucun  danger,  quand  un 
gouvernement  a  assez  d'esprit  pour  en  paralyser  relîel.  — 
Les  sots ,  et  ils  sont  en  majorilé  dans  loiiles  les  opinions. 


—   348   — 

loarmeolcreni  Talma  et  M'^'=  Mars.  — Louis  XVIII,  priiic* 
habile  el  Icilré  ,  les  combla  d'éloges.  —  11  ordonna  qu'on 
plaràl  des  violeiles  sur  toutes  les  cheminées  du  chàleau, 
dit  à  la  grande  aclrice  que  la  violette  était  une  fleui"  trop 
jolie  pour  ue  pas  la  comprendre  dans  l'amnistie,  et  lui  fil 
présent  d'une  parure  en  améthystes. — A  son  tour,  Louis- 
Philippe  ,  monarque  non  moins  adroit  que  l'auteur  de  la 
Charte  de  18  U  ,  et  qui  puis'>ii  dans  ses  souvenirs  de  jeu- 
nesse un  véi'iiable  culte  pour  la  musique  de  Monsigny  et 
de  Gréiry,  fil  représenter  solennellement  l'opéra  de  Ri- 
chard. Ce  fut  de  l'excellenle  guerre,  en  ce  qu  elle  amena 
de  suite  un  tiaiu';  de  paix.  —  Il  est  certain  que  la  pros- 
cription d'une  œuvre  d'art  o.i  de  liltéraîure,  qui  n'en  peul 
mais  des  allusions  qu'on  en  fait  jaiilii",  n'est  pi'.pre  qu'a 
irriter  les  esprits  ,  à  fomenter  le  trouble  et  la  sédition  : 
nous  pouriions  en  citer  mille  exemples. 


IV. 


Donnons  mainîeiîant  un^  analyse  aussi  rapide  que  {X»s-. 
sible  des  morceaux  composant  la  partition  de  Richard. 
L'ouveriure  ,  ainsi  que  l'a  dit  Gréiry  dans  ses  mémoires, 
indique  assez  que  l'action  de  ce  beau  di-ame  n'est  pas 
moderne.  Le  largheUo,  suivant  l'allégretto  d'une  facture 
tout  à  fait  antique,  est  d'une  grâce  el  d'un  sentiment  admi- 
rables 1  Ce  chant  mélancolique  peint  bien  la  marche  d'un 
pauvre  aveugle,  conduit  par  un  adolescent,  el  il  se  repi'o-. 


—  340    — 

diiil  ou  ffTel,  à  la  fin  (le  ruiiveiluro,  au  niumeiildcronliéo 
en  scène  de  Blundel  el  du  pelii  Anluiiio. —  Le  chœur  des 
villageois,  coupaui  celle  iuiroduciion,  est  plein  de  véiilé, 
el  d'un  acceni  syllabique  loui  à  faii  enlrainanl. 

Je  ne  connais  pas  de  couplels  plus  jolis  ,  plus  naifs  que 
ceux  d'Anlonio  : 

«   La  danse  ii'esl  pas  ce  que  j'aime   « 

la  basse  de  ce  passage  : 

«   El  puis  nous  nous  parlons  (oui  bas   » 

csl  eharmauie  ,  el  il  y  a  dans  raccouipagnemenl  un  sol 
foniianl  pédale,  lenu  pai-  la  qiiinle,  qui  est  d'une  merveil- 
leuse expression. 

Souvent,  dans  la  province  surloui,  ou  aiiaque  le  niou- 
vemenl  d'un  morceau  suivanl  l'indication  banale  écriic  sur 
lu  parlilion ,  sans  faire  aiienlion  au  senlinienl  du  person- 
nage qui  chaule.  —  Ainsi  en  lèle  des  couplets  du  pelil 
AiUoi}io,  il  y  a  le  mot  allegro,  signifiant  en  général  gai, 
vif;  mais  ou  se  trompe  éirangement ,  en  prenant  ce  mol 
à  la  lettre,  comme  cela  ,  à  ma  connaissance  ,  est  arrivé  à 
plusieu!S  chefs  d'orchestre,  car  alors  on  défigure  tota- 
lement celle  délicieuse  mélodie.  —Il  y  a  de  la  mélancolie, 
de  l'amour,  du  regret,  et  une  admirable  naïveté  dans  ce 
que  chante  Antonio  —  C'est  donc  le  mouvement  allegro 
giusio,  expressivo,  qui  est  presque  aussi  lent  que  Yan- 
dante,  qu'il  faut  employer.  M'"*'  Gavaudan  (pii  avait  reçu 
les  conseils  de  Grétry,  disait  ainsi  ces  couplet!^  dont 
l'effet  élait  alors  euchanteur  1 

Le  grand  air  de  Hlondcl  ,   depuis  la  lilouiuelU» jusiiu'à 


—  ;<50  — 

la  &^/<?</e  si  animée  qui  le  termine,  esl  un  poème-  Jamais 
la  musique  n'a  pièië  plus  de  noblesse  ,  plus  de  pureté  au 
dévouement,  à  l'amitié.  —  Beaucoup  de  savants,  ou  soit 
disant  tels,  ont  chicané  Giétry  sur  son  orcheslraiion ,  el 
n'en  déplaise  à  leurs  excellences  ,  je  suis  en  admiration 
devant  les  dessins  d'accompagnement  de  ce  grand  air.  — 
Dans  le  trio  : 

a  Quoi  !  de  la  pari  du  gouverneur!    » 

Grétry  a  pris  une  forme  de  contrepoint,  convenant  par- 
faitement à  sir  Williams,  ç\  la  phrase  de  Blondel  : 

«    La  pais  ,  la  paix  ,  mes  bons  amis  » 

jetlée  au  milieu  des  débats ,  entre  le  père ,  et  la  fille  ,  esl 
d'une  vérité,  d'une  puissance  étonnantes. 

Existe-l-il  un  chant,  plus  expressif  à  la  fois,  et  plus 
pudique  que  celui  de  l'air  de  Lauretle  : 

0  Je  crains  de  lui  parler  la  nuil?...    » 

quelle  fraîcheur  dans  ce  passage  : 

a  11  me  dit  je  vous  aime  !...    » 

quel  trouble  délicieux  dans  ces  accents  : 

«   El  je  sens  malgré  moi  , 
<  Je  sens  mon  cœur  qui  bat , 
«    El  ne  sais  pas  pourquoi  !    » 

la  seconde  partie  de  cette  jolie  cantilene  : 

«   Puis  il  prend  ma  main,   » 

est  pour  la  passion  ,  l'amour  contenus  ,  au  dessus  de  tout 
éloge  ! 


—   351    — 

Quaiil  à  la  charmanle  leçon  donnée  par  l'aveugie  à 
Laurelle,  dans  la  chansonnelle  : 

«   Un  bandeau  couvre  les  yeux 
«  Du  dieu  qui  rend  amoureux.   » 

on  n'a  peut  êlre  pas  remarqué  ce  qu'il  y  avait  de  neuf, 
d'original ,  dans  la  reprise  à  deux  voix ,  à  l'unisson  ,  et  à 
tour  de  rôle,  du  thème  ;  c'est  là  de  l'invention,  de  l'esprit, 
comme  le  génie  sait  en  trouver.  —  Le  premier  acte  est 
terminé  par  la  chanson  : 

a  Que  le  Sultan  Saladin  , 

a   Rassemble  dans  son  jardin  ,   s 

dont  le  cachet  antique  et  populaire  ,  le  refiain  plein  de 
franchise  vont  supérieurement  au  viel  aveugle,  qui  a  fait 
partie,  en  qualité  de  soldat ,  des  guerres  saintes.  —  La 
ritournelle  de  violon  complelte  l'effet,  et  le  motif  princi- 
pal de  la  chanson,  ramené  tour  à  tour  dans  l'entr'acte  , 
par  différents  instrumenls,  achève  de  donner  à  la  situation 
(0  caractère  d'unité,  si  désirable  dans  toutes  les  produc- 
tions des  arts. 

Une  marche  remarquable  de  chant  et  de  couleur, 
ouvre  le  second  acte.  Les  savants  ont  reproché  à  Grétry 
d'avoir  employé ,  dans  un  passage  de  ce  morceau  ,  deux 
octaves  de  suite.  Il  savait  aussi  bien  qu'eux  la  règle 
défendant  la  succession  de  deux  consonances  parfaites  par 
mouvement  direct,  et  s'il  a  agi  aiusi,  c'est  que,  comme 
dans  le  bel  air  de  Raoul  Barbe  Bleue  : 

n   Venez  régner  en  souvcroine   » 

il  avait  des  raisons  pour  le  faire. 


I 


Le  grand  air  cliaiiié  par  Richard  a  de  furi  belles  pariies; 
mais  quelques  passages  ,  apparlenani  à  ce  (luoii  appelait 
alors  l'air  de  bravoure,  aria  di  bravura,  oui  vieilli,  sur- 
tout celui  sur  ces  paroles  : 

0    SuspenJs ma  douleur  !    » 

Grélry  a  fait  remarquer,  avec  raison ,  que  l'emploi  des 
trompettes  et  timbales  voilées,  rappelant  dans  ce  morceau 
la  gloire  du  héros  chargé  de  fers,  était  une  innovation, 
cl  il  ajoute  qu'elle  fut  justement  sentie. 

Nous  arrivons  à  la  fameuse  romance  dont  Grélry  disait 

que  c'était  le  pivot  sur  lequel  devait  tourner  toute  la 
pièce  : 

«    Une  fièvre  brûlante  !    » 

<!!  effet  le  sujet  de  cette  pièce,  c'est  un  ménestrel  parcou- 
rant l'Europe  pour  retrouver  et  délivrer  son  prince,  el 
(|ui  cherche,  en  tous  lieux,  à  se  faire  reconnaître  de  lui  en 
(hantant  un  air  que  ce  dernier  avait  fait  pot<r  sa  mie  Mar- 
guerite ,  comtesse  de  Flandres.  L'intérêt,  la  péripétie 
(in  drame  sont  là.  —  x^Ionsigny  avait  refusé  de  mettre  en 
n)usique  ce  morceau,  parce  qu'il  croyait  ne  pas  pouvoir  I(î 
(lin;  assez  bien.  —  Pour  donner  une  idée  des  dilïicullés 
(|u'ii  présentait ,  et  de  la  manière  dont  il  fut  composé,  je 
citerai  les  paroles  de  Grétry  : 

<■  Si  j'acceptai  ce  bel  œuvre  dramatique  ,  disait-il  , 
"  j'avoue  que  la  romance  m'inquiétait  ainsi  que  mon  con- 
•'  IVcre. — Je  la  lis  de  plusieurs  manières,  sans  liouver  ce 
•'  (jue  je  cherchais  ,  c'est-à-dire  le  vieux  style  ,  capable 
"  de  plaire  aux  modernes.  —  La  re(  herche  que  je  fis, 
»  [Mjur  choisir  paruïi  toutes  mes  idées  le  chanl  «pii  existe; 


—  353  — 

•>  se  prolongea  depuis  onze  heures  du  soir  jusqu'à  quairc 
»  heures  du  miuin.  —  Je  me  lappelle  qu'ayanl  soiuié  la 
•'  nuit  pour  demander  du  feu  :  — Vous  devez  avoir  lioid, 
•>  me  dit  mon  domestique  ,  car  vous  êtes  toujours  là  à  ne 
•  rien  faire.  »  Ces  circonslances  de  la  vie  iniime  du  com- 
positeur sont  remplies  dintérèt;  elles  peuvent  être  utiles, 
en  servant  à  repousser  une  erreur  assez  généralement 
répandue  :  celte  erreur  est  de  penser  que  les  choses  ayant 
le  cachet  de  l'inspiration  sont  le  fruit  de  l'exaltation  du 
moment,  lejetdUuie  flamme  s'emparant  lotit  à  coup  du 
cerveau.  —  Il  n'en  est  rien  ,  car  ce  qui  esl  vraiment  beau 
dans  les  ans  a  toujouis  été  longuement  médité  ,  réfléchi. 
Il  vient  une  heure  où  l'éclair  brille,  où  Minerve  loul 
armée  s'échappe  de  l'imagination  ;  mais  que  de  leoiaiivcs 
laborieuses  il  faut  faire  avant  que  cette  heure  sonne  !...— 
Je  me  suis  toujours  défié  des  aiiistes  se  vantant  de  tra- 
vailler très-vite ,  ei  menant  la  composition  d'un  opéra 
(qu'où  nie  pardonne  cette  iniage),  à  toute  vapeur.  Il  est 
irès-rare  que  leurs  productions  ne  déraillent  pas  ,  en  C(! 
sens  que  ce.  sont  de  tristes  avortons  ,  ne  donnant  signe 
d'existence  que  pendant  l'espace  de  quelquesi  soirées.  — 
Les  grands  maîtres  leur  ont  cependant  à  cet  égard  trans- 
mis des  leçons  qu'ils  devi-aienl  suivie.  —  La  correspon- 
dance de  l'immortel  Gluck  nous  apprend  qu'il  retournait 
p.'udant  plus  d'une  année  dans  sa  tète  les  motifs,  les  situ- 
ations du  poème  lyrique  quon  lui  avait  confié,  avant 
d'éîcrire  une  seule  note  de  sa  partition.  —  Boïeldieu  a  mis 
un  temps  considérable  à  produire  sou  admirable  Dame 
blanche  ,  et  l'illustre  3Ieyerbeer  ue  tiouve  jamais  qu'il  a 
a-i.^ez  travaillé  les  clufi-d'œavre  dont  il  enrichit  noire 
srène. 

La  romance  l'ne  fièvre  brûlante  est  sublime  de  siujpli- 


—   354   — 

cilé  et  d'expression  !  —  base  essenlielle  de  l'opéi'a  de 
Richard,  le  molifeii  est  rëpclé  un  grand  nombre  de  fois, 
dans  le  cours  de  la  parliiion  ;  laniôt  sans  accompagne- 
ment ,  puis  avec  variations ,  avec  accompagnemenis , 
ensuite  avec  les  paroles,  avec  nouvelles  variations  à  dou- 
ble corde  ;  dans  le  morceau  d'ensemble  où  Blondel  se  fait 
reconnaître ,  et  enfin  dans  le  dernier  chœur  où  Richard, 
Blondel  et  Marguei  ite  le  chantent  en  trio.  Grâce  à  la 
beauté  incomparable  de  la  mélodie  et  à  ces  diverses 
transformations  ,  jamais  personne  ne  s'est  plaint  d'avoir 
entendu  trop  souvent  ce  morceau.  —  Comme  cela  est  sou- 
vent arrivé  pour  des  productions  de  haute  valeur,  l'envie 
a  cherché  à  ravir  à  Grétry  cette  perle  de  sa  couronne.  — 
D'abord  on  a  prétendu  qu'il  l'avait  trouvée  dans  un 
manuscrit  de  la  blibliolhèque  royale ,  et  ensuite  qu'il  la 
(levait  à  d'Alayrae.— Ces  deux  assertions  sont  aussi  men- 
songères qu'absurdes.  —Jamais  on  n'a  pu  citer  le  numéro, 
le  litre  du  manuscrit  contenant  le  texte  musical  sur  lequel 
Grétry  aurait  transporté  les  paroles  de  Sedaine.—  On  n'a 
pas  d'ailleurs  remarqué  une  chose  toute  simple  et  qui 
détruit  totalement  le  dire  des  envieux  :  c'est  que  le  chant 
du  compositeur  a  bien  la  couleur  du  vieux  style  des  lais  de 
Thibault,  roi  de  Navarre,  et  de  Raoul,  comte  de  Soissons, 
niais  tout  à  fait  modernisée.  —  Quant  au  cadeau  fait  par 
d'Alayrae  à  Grétry,  je  vais  rappeler  une  circonstance  qui 
m'est  personnelle,  afin  de  prouver  que  ce  fait  est  de  toute 
fausseté.  En  1808,  à  Fontenay-sous-Bois,  dans  un  dé- 
ji'ùner  chez  Guilbert  Pixérecourt,  j'interrogeai  l'auteur 
(le  Camille  sur  la  paternité  qui  lui  était  attribuée,  et  voici 
ce  qu'il  me  répondit  :  «  Malgré  mon  estime ,  mon  aiïec- 
•  tion  ,  mon  admiration  pour  Gr('>iry,  je  vous  jure  que 
•'  si  j'avais  eu  le  bonheur  de  trouver  ce  beau  chaut,  je 
"  l'eusse  gardé  pour  moi  !  • 


—  ;<55  — 

Le  chœur  des  soldats  qui  vienncni  arrètei-  Bloiidel  : 

«  Sai3  lu  ,  connois  tu  , 

«  Qui  peut  l'avoir  répondu?   s 

est  d'une  allure  aussi  franche  que  vigoureuse,  ei  dans  la 
couleur  el  le  genre  du  vieux  contre  point.  —  «  Les  guer- 
»  riers  de  ce  temps,  dit  Grétry,  les  idées  qu'on  se  fait  do 
»  ce  siècle  religieux,  m'ont  suggéré  cette  espèce  de  mu- 
»  sique.  d  —  Dans  la  réponse  de  Blondel  : 

«  Ah  !  sans  doute,  quelque  passant 
«  Que  diverlissail  mon  chant  !...   » 

il  y  a  la  frayeur  feinte ,  le  ton  naïf  el  nasillard  d'un  pauvre 
aveugle  qu'on  veut  mettre  en  prison.  —  Peu  à  peu  il  se 
rassure,  el  c'est  avec  plus  de  fermeté  qu'il  demande  à  par- 
ier au  gouverneur  : 

«   Pour  un  avis  important 

«  Qu'il  doit  savoir  à  l'instant.    » 

le  gouverneur  arrive,  le  chani  esl  suspendu  ;  Blondel  se 
sert  avec  adresse  de  la  confidence  que  Laurette  lui  a  faite, 
afin  d'expliquer  son  chant  au  pied  de  la  tour,  et  dit  a 
parte  h  Floresian  :  —  «  Pour  qu'on  ne  soupçonne  rien  de 
•>  ma  mission,  grondez-moi  bien  fort,  et  renvoyez-moi.  » 
—  «  Tu  as  raison  ,  répond  celui-ci ,  en  ajoutant  :  «  Ce 
n  drôle  a  vraiment  de  l'esprit  !...  »  —  Alors  le  chœur  re- 
prend et  se  trouve  coupé  par  les  supplications,  les  prières 
du  petit  Antonio,  accouru  au  bruit  que  font  les  soldats, 
et  craignant  qu'on  emprisonne  son  vieil  ami,  le  père 
Blondel.  — Ce  qu'il  chante  est  délicieux  de  sentiment,  de 
grâce,  et  forme  contraste  avec  les  accents  rudes,  sévè- 
res des  gardes  du  château.  En  son  entier  ce  final  esl  de 
l'effet  le  plus  dramatique,  cl  dot  dignement  le  second 
acte. 


—   oôG     — 

Deuxuios  font  paiiie  du  iroisième  acle.—  Le  premier, 
entre  Blondel  et  deux  valets  de  la  comtesse,  est  plein  de 
iKUurel,  et  le  second  est  d'une  mélodie  et  d'un  charme 
remarquables  1 

Le  morceau  d'ensemble,  dans  lequel  Blonde l  se  fuit 
reconnaître,  est  une  de  ces  créations  dramatiques  inhé- 
rentes au  talent  de  Grétrj ,  où  la  vérité  ,  l'expression  ,  la 
finesse  des  détails  abondent. 

«   Oui,  chevaliers,  oui,  ce  rempart 
a   Tient  prisonnier  le  roi  Rictiord  ! 

chante  le  ménestrel. 

«  Qui  vous  l'a  dit!...  par  quel  hazarJ?... 

réjpond  le  chœur  ;  et  alois  Blondel  explique  comment, 
sous  le  costume  d'un  vieil  aveugle,  il  a  pu  s'approcher  du 
roi.  Puis ,  s'adressant  à  la  comtesse ,  il  ajoute  : 

«  Sa  voix  a  pénétré  mon  âme, 

«   Je  la  connais,  oui,  oui,  madame!..     » 

Et  la  phrase  musicale  placée  sur  ces  paroles,  rappelé  en- 
tièrement le  thème  de  la  romance  Une  fièvre  brûlanle, 
sur  une  mesure  différente  ;  intention  éminemment  hei- 
reuse ,  qui  ne  pouvait  venir  qu'à  un  compositeur  aus>i 
spirituel  que  Grétry.  —  Comme  le  plaisir  et  les  larmes 
brillent  dans  ce  passage  chanté  par  la  comtesse  : 

I.!   Ah!  s  il  est  vrai,  quel  jour  prospère  !... 
«   Ah  !  grand  Dieu,  mon  cœur  se  serre 
«  De  joie  et  de  saisissement  !  1   » 

quelle  vigueur  et  quelle  franchise  dans  cet  ensemble  : 

«  Traviiillons,  travaillons 
«   A  sa  délivrance  !  ! 


—   357  — 

la  fin  de  co  morceau,  allegrello  nniniato,  en  six  liiiii, 
peiiil  admirablcmem  la  joie,  l'ëtoiincmeiit  des  chevaliers  : 

«  Oui,  c'est  BlonJel, 
a  Quel  coup  du  ciel  '. 
«  C'est  noire  ami  Blondel  !  !    m 

couleur  antique,  simplicité  villageoise,  tout  cela  se  trouve 
dans  les  couplets  précédant  la  fête  ,  et  dans  les  airs  de 
danse  qui  les  suivent. 

Le  gouverneur  est  arrèlé,  et  alors  se  développe  le  final, 
commençant  par  ce  chœur  : 

«  Que  Richard  à  l'instant 

«  Soit  remis  duns  nos  mains!...   » 

le  théâtre  change  ,  ou  se  bat,  on  escalade  les  remparts  du 
château ,  et  Richard  est  délivré.  —  La  belle  marche  tri- 
omphnle  servant  au  défilé  des  vainqueui^s ,  appartenait 
primitivement  à  la  partition  des  Mariages  Samnites.  — 
Le  chant  dialogué  reprend  ensuite,  el  se  termine  par  un 
chœur,  au  milieu  duquel  se  trouve,  en  trio,  l'air  unefièvie 
brûlante ,  pierre  fondamentale  de  ce  beau  monumci't 
lyriipie. 


V. 


On  a  refait  la  musique  de  plusieurs  opéras  anciens, 
mais  je  suis  persuadé   (|u'on   ne  refera  jamais  celle  de 


—    358    — 

Richard.  Qui  oserait  loucher  à  celle  œuvre  empreinle 
d'une  couleur  locale  admirable ,  et  dont  chaque  partie  si 
belle ,  si  pure  de  senlimenl ,  concourt  à  produire  un  loui 
vraiment  parfait!...  je  sais  que  Gréiry  lui-même  avait 
presque  exprimé  le  désir  qu'un  jour  on  donnât  plus  de 
force  à  son  orchestration.  —  C'est  ce  qu'a  fait  M  Adam 
pour  Richard,  et  je  suis  loin  de  l'eu  blâmer.  Toutefois, 
un  semblable  travail ,  quoiqu'il  ne  soit  en  général  que  de 
remplissage  ,  exige  du  goût ,  du  tact ,  et  ce  compositeur 
me  paraît  ne  les  avoir  pas  toujours  employés  en  celle  cir- 
constance. Je  n'en  citerai  qu'un  exemple,  c'est  le  malen- 
contreux trémolo  ajouté  par  lui  dans  l'accompaguement 
de  la  seconde  stance  A' Une  fièvre  brûlante.  Qu'est-ce  que 
cela  signifie?...  M.Adam  a-t-il  voulu,  en  faisant  delà 
musique  imiiative  ,  peindre  dans  l'orchestre  le  trouble, 
l'agitaiion  s'emparant  des  personnages  au  moment  où  ils 
se  reconnaissent?  Eh  bien  I  s'il  en  est  ainsi,  il  s'est,  selon 
moi,  eniièrement  fourvoyé,  en  sacrifiant  à  un  effet  pure- 
ment matériel,  le  sentiment,  la  vérité  de  site  de  cette  belle 
romance,  et  la  pensée  du  compositeur.  —  Blondel  est 
censé  s'accompagner  avec  une  simple  viole,  et  l'orchestre 
qui  soutient  sa  vuix  ne  doit  pas  sortir  des  notes  tenues 
que  Gréiry  lui  a  données.  —  Seulement,  cette  seconde 
stance  exige  une  exécution  plus  pressée,  plus  animée.  — 
Ce  n'est  pas  d'ailleurs  dans  l'accompagnement  que  le 
«rouble,  l'agitation  doivent  se  fair(!  sentir,  mais  dans  l'ac- 
cent des  acteurs  qui,  lorsqu'ils  ont  de  l'intelligence  et  de 
l'âme,  arrive  à  l'exaliation  la  plus  vive....  C'était  ainsi 
qu'Elleviou  et  Gavaudan  inlerprélaient  ce  passage  de  leur 
rôle,  et  l'orchestre  se  bornait  à  être  leur  très  humble 
serviteur,  sans  s'aviser  de  se  livrer  à  un  tremblement, 
souvent  liès-bien  plac('  dans  une  iragi'die  lyrique,   cl 


—  359  — 

dans  tous  les  morceaux  de  force,  mais  très-ridicule  pour 
accompagner  une  naïve  romance  du  temps  de  la  seconde 
croisade.  —  M.  Adam  me  pardonnera ,  je  l'espère,  celle 
observation  que  je  soumets  à  son  talent,  à  son  goût 
qu'il  devrait  affranchir  des  exigences  de  celle  portion 
du  public  aimant  l'exagération  et  le  bruit.—  Qu'on  donne 
un  peu  plus  d'éloffe  aux  accompagnements  des  opéras  de 
Gréiry,  qu'on  en  double  les  parties ,  je  conçois  et  j'ap- 
prouve cela  :  mais  qu'on  n'altère  jamais  ses  intentions. 
C'est  un  de  ces  hommes  dont,  ainsi  que  le  disait  un  ancien: 
•  Il  faut  suivre  les  traces  à  genoux,  et  respecter  toujours 
«  la  pensée  '   » 

Peut-être  quelques  fâcheux,  appartenant  à  la  secte  des 
dénigrants  en  fait  d'ancienne  musique,  trouveront-ils  que 
j'ai  donné  trop  d'étendue  à  ce  travail  sur  l'opéra  de 
Richard  ? ...  leur  opinion  me  louche  fort  peu  ,  et  si  elle  a 
quelque  chose  de  fondé,  beaucoup  de  lecteurs  me  pardon- 
neront, en  faveur  de  la  vénération  que  m'inspire  la  mé- 
moire de  Gréiry,  vénération  qu'ils  approuvent  et  parta- 
gent. —  Jamais  je  n'oublierai  l'intérêt ,  l'affeciion  que  ce 
grand  artiste  m'a  témoignés.  J'en  ai  déjà  consigné  de 
précieux  souvenirs  dans  un  opuscule  ayant  pour  titre  : 
Ma  première,  visite  ,  cl  qui  a  été  reproduit  dans  plusieurs 
recueils  et  journaux.  —  Peu  d'instants  avant  sa  mort, 
(j'avais  alors  quitté  Paris),  il  remit  à  Bouilly  une  boucle 
de  ses  cheveux  pour  la  partager  avec  moi.  Je  reçus  cette 
relique,  ornant  une  tabatière  sur  le  couvercle  de  laquelle 
est  une  miniature  d'après  une  sainte  Cécile  du  Domini- 
quin  ,  avec  ces  vers  : 

a   Du  plus  lionorable  héritage 
«  Je  fais  avec  toi  le  partage  ; 
B   Ami,  garde  toujours  li's  cheveux  de  celui 

24 


—  :u,o  — 

«  Donl  les  divins  accents  vivront  dans  tous  les  />ges  ! 

a  Qui  comme  toi  chante  et  sent  ses  ouvrages, 
a  Mérite  bien  d'avoir  quelque  cbose  de  lui.   » 

Ces  témoignages  d'amitié,  d'eslime,  de  la  part  d'hommes 
distingués,  qui  encouragèrent  ma  jeunesse,  composent  à 
mes  yeux  un  véritable  trésor,  et  font  ma  joie  et  mes  re- 
grets. —  Je  commence  à  entrer  dans  cet  âge  où  Ton  n'a 
plus  d'illusions  quant  à  l'avenir,  et  où  le  reflet  des  beaux 
jours  écoulés  colore  seul  les  instants  d'existence  qui  nous 
resteut.  —  Sans  doute  les  souvenirs  de  bonheur  sont  des 
songes  ,  mais  ces  songes  nous  consolent  et  nous  bercent 
jusqu'au  moment  où  ils  s'éteignent  avec  nous  dans  l'éler- 
nelle  nuit.  —  Presque  tous  ceux  que  jai  nommés,  en 
retraçant  l'histoire  de  l'opéra  de  Richard,  ont  disparu  de 
la  vie,  depuis  Grétry,  mort  en  1813,  jusqu'à  Bouilly  et 
EUeviou  que  l'année  184!2  a  vus  descendre  dans  la  tombe. 
—  Ah  !  ce  n'est  pas  sans  raison  qu'une  femme  ,  célèbre 
par  la  délicatesse  de  son  esprit  et  la  noblesse  de  son  ca- 
ractère ,  a  laissé  s'échapper  de  sa  plume  ces  simples  et 
mélancoliques  paroles  :  «  A  mesure  qu'on  avance  ,  les 
»  espérances  s'évanouissent  ;  on  se  voit  successivement 
»  enlever  tous  les  objets  de  son  affection  ;  et  l'attrait 
»  d'un  intérêt  nouveau  ,  le  changement  des  cœurs  ,  l'in- 
»  constance,  l'ingratitude,  la  mort  dépeuplent  peu  à  peu 
»  ce  monde  enchanté,  dont,  jeune,  on  faisait  son  idole!  » 


APPENDICE. 


Pendant  plusieurs  années,  et  à  partir  du  moment  où 
un  artiste  d'un  talent  remarquable,  Rossini ,  a  abusé  du 
crescendo,  les  gens  qui  n'ont  point  de  goût,  et  dont  les 
oreilles,  comme  disait  le  vieux  Tarchi ,  sont  doublées  de 
cornes,  se  sont  mis  à  déblatérer  sur  la  faiblesse  d'orches- 
tration de  nos  anciens  opéras ,  et  sur  le  défaut  de  science 
de  nos  aimables  et  vénérables  maîtres.  —  Ils  ignoraient 
que  Rossini  admirait  ces  maîtres  autant  que  personne  ; 
que  s'il  faisait  plus  de  bruil  qu'eux,  c'était  pour  complaire 
à  la  généralité  blasée  par  les  révolutions,  et  les  coups  de 
canon  des  victoires  de  l'empire.  —  En  effet,  depuis  1789, 
le  cresce/if/j  s'était  développé  en  toutes  clioses,  et  dans 
les  arts,  en  littérature,  en  politique,  en  morale,  et  jusque 
dans  les  tubitudes  de  la  vie  intime,  il  était  devenu  le 
principal  élément  de  succès,  le  favori  et  la  folie  du  siècle. 

Mais  aujourd'hui  l'on  commence  à  se  guérir  de  celte 
monomanic  pour  le  tapage  ,  pour  les  effets  forcés  ,  et  à 
rendre  justice  au  génie  d'abord  dclais?sé.  —  Nos  meilleurs 
critiques  en  musique,  ne  craignent  plus  d'exprimer  leur 
sympathie  pour  Grélry.  —  D<'rnièremont  encore  (7  ocio- 


—   3G>  — 

bre  1854),  dans  un  feuilleton  du  journal  le  Pays,  M.  Es- 
cudier  a  dit,  en  parlant  de  l'auteur  ôehichard,  de  yAmanf 
jaloux,  et  de  Zémire  et  Azo7'  : 

«  Nul  homme  n'a  été  doué  plus  heureusement  par  la 
»  nature  du  génie  mélodique.  — C'est  ce  dont  ne  veuillent 
"  pas  convenir  les  connaisseurs  à  la  douzaine ,  pauvres 
"  hères  souriant  d'un  œil  humide  au  spectacle  de  toutes 
»  les  infirmités  étalées  sous  nos  yeux  par  les  imitateurs 
»  de  Rossini.  —  Grétry  a  produit  un  nombre  infini  de 
•  mélodies,  Toutes  également  neuves  et  originales.  Sa 
»  carrière  lut  merveilleusement  remplie  jusqu'au  bout.  » 

Mais,  ne  cessent  de  répéter  les  pédants,  les  mathémati- 
ciens en  musique  :  «  Il  n'avait  pas  de  science,  savait  mé- 
••  diocrement  le  contre  point,  et  écrivait  avec  embarras 
»  un  morceau  à  plus  de  deux  parties.  ■  —  Je  cite  textu- 
ellement un  critique  de  Grétry,  qui  s'est  exprimé  ainsi 
dans  le  feuilleton  d'un  journal  de  Paris  ,  sous  la  date  du 
7  juin  1853,  afin  qu'on  ne  m'accuse  pas  de  prêter  aux  dé- 
tracteurs de  ce  grand  artiste,  les  sottises  que  je  viens  de 
rappeler  et  que  je  vais  combattre. 

Il  faudrait  d'abord  savoir  ce  que  ce  critique  entend  par 
la  science  en  musique.  Est-ce  l'observation  miimiieuse 
des  règles  établies  par  les  calculateurs  de  notes?  Sous  ce 
rapport,  j'en  conviens,  Grétry  est  peccable,  comme  l'ont 
été  depuis  Spuntiny  et  même  Rossini.  Il  a  fait  des  fautes 
d'orthographe ,  ainsi  que  Corneille  a  fait  quelquefois  des 
fautes  de  français  ;  mais  il  est  toujours  vrai,  gracieux, 
louchant,  dramatique,  spirituel,  plein  de  couleur,  de 
înouvement  :  et  dans  les  arts  n'est-ce  pas  posséder  l'essen- 
tiel que  de  posséder  ces  qualités?...  Est-ce  que  la  missiou 


—  3G3  — 

de  celui  qui  les  cullivc  n'esi  pas,  avant  loiites  choses,  de 
plaire,  d'émouvoir,  de  charmer?...  «juaiid  nous  allons  en- 
tendre un  opéra ,  ce  n'est  point  pour  assister  à  une  leçon 
d'algèbre.  —  Que  m'importe  ce  que  vous  appelez  votre 
science,  si  elle  m'ennuie,  si  elle  me  glace  !  A  ce  compte, 
Rembrandt  dont  le  dessin  est  loin  d'être  toujours  correct, 
dont  la  perspective  est  souvent  maladroite,  serait  au-des- 
sous du  plus  froid  élève  de  l'école  de  David.  —  Quant  à 
oser  dire  que  Grétry  ne  pouvait  écrire  un  morceau  à  plus 
de  deux  parties ,  c'est  le  comble  de  l'absurdité  1  la  belle 
scène  d'explication  du  troisième  acte  de  Y  A  ma  ni  jaloux, 
l'évocation  de  la  Fausee  Magie,  le  chœur  des  femmes  dans 
Guillaume  Tell ,  celui  des  jaunissaires  dans  les  Deux 
Avares,  le  trio  du  miroir  enchanté  dans  Zèmireet  Azor, 
le  quatuor  fugué  de  l'épreuve  villageoise,  et  vingt  autres 
morceaux  de  ses  ouvrages,  répondent  suffisamment  à 
cette  accusation  d'ignorance.  L'ouverture  de  Panurge, 
dont  le  sujet  et  si  richement  développé  ,  celle  d'Elisca, 
si  originale  ,  si  pittoresque  ,  prouvent  qu'il  entendait 
assez  la  composition  d'une  œuvre  à  plusieurs  parties  , 
pour  la  traiter  en  maître  ,  et  pour  plaire  aux  vrais 
connaisseurs. 

Je  viens  de  parler  de  YEpreuve  villageoise  ce  chef- 
d'œuvre  de  grâce,  de  naturel,  que  Garât  appelait  un  jour 
devant  moi  le  diamant  des  diamants.  L'heureux  et  habile 
directeur  de  l'Opéra-Comique ,  M.  Perrin  ,  a  remis  à  la 
scène ,  il  y  a  quelques  mois ,  ce  délicieux  ouvrage ,  avec 
un  soin  honorant  son  intelligence  et  son  bon  goût.  Le 
public  s'est  porté  en  foule  à  cette  reprise  ,  et  a  applaudi 
avec  ivresse  les  chansons,  (le  critique  que  je  combats  a  le 
malheur  de  ne  voir  dans  Grétry  qu'un  chansonnier  ju'il 


—   3G4    — 

compare  à  Désaugiers  el  à  Armand  Gouffé)  du  maladroit 
lif'geois  auteur  du  final  : 

«  André  ,  André,  lu  me  l'pairas,  j'en  jure  !!   » 

e(  de  cette  admirable  cavatine  : 

(t   Adieu  Marton,  adieu  Lisette  !   > 

le  critique  convient  toutefois'  du  succès  de  cette  reprise  ; 
il  va  même  jusqu'à  rappeler  en  prose  ,  à  propos  du  vieux 
Grétry,  ce  joli  vers  de  Vigée  sur  la  Fontaine  : 

a   Le  bon  homme,  entre  nous,  n'avait  que  du  génie.   » 

mais,  comme  le  génie  ne  suffit  pas  à  ce  monsieur  qui 
appartient ,  selon  l'immortel  fabuliste  ,  à  la  secte  de  ceux 
ayant  le  goût  difficile,  afin  de  se  donner  raison,  il  pré- 
tend, (je  cite  toujours  textuellement)  :  «  Que  M.  Auber 
»  sest  permis  de  faire  un  peu  la  toilette  au  bonhomme, 
»  de  friser  sa  perruque ,  de  boucher  les  trous  de  sa  robe 
»  de  chambre;  de  remettre  en  ordre  sa  partition  déla- 
»  brée ,  el  qu'il  a  fait  plus  pour  l'épreuve  villageoise  que 
»  Grétry  lui-même.  » 

Ici  j'avoue  que  je  suis  indigné  de  l'excès  d'outre-cui- 
dance  et  de  mauvaise  foi  du  critique  !  —  Il  est  vrai  que 
M.  Auber  a  été  prié  de  donner  un  peu  plus  d'ampleur  à 
l'instrumentation  de  l'opéra  de  Grétry  :  mais  en  homme 
d'un  grand  talent,  et  plein  de  lespect,  d'admiration  pour 
le  maître  dont,  mieux  que  personne,  il  a  suivi  les  traces, 
il  n'a  pas  ajouté  une  pensée,  pas  changé  un  motif  à  cette 
œuvre  charmante.  Après  s'être  longtemps  df'fendu  d'y 
toucher,  il  a  borné  son  travail  à  quelques  détails  d'or- 
chestration, devant  répondre  aux  exigences  du  goût  actuel 
en  fait  d'accompagnement.  Cependant,  s'il  fallait  en  croire 


—   305   — 

le  savant  ci  itique  :  «  le  vieuK  Gi'ëlry,  (s'il  reveiiaii  en  ce 
»  monde)  ne  reconnaîtrait  pas  son  ouvrage.  »  —  Or,  j'ai 
assisté  deux  fois  à  celte  reprise,  j  ai  sous  les  yeux  la  par- 
tition pour  le  piano ,  conforme  à  la  représentation ,  et 
en  la  comparant  avec  la  partition  ancienne  ,  j'affirme 
que  rien  n'est  plus  faux  que  les  assertions  de  l'Aristar- 
que  voulant  ravir  à  Grétry  tout  le  mérite  de  sa  compo- 
sition. 

Au  surplus,  je  vais  donner  un  exemple  de  l'ineptie  de 
cet  Aristarque.  —  Peu  de  personnes  ,  s'occupant  de  mu- 
sique dramatique,  ignorent  que  VEpi'euve  villageoise  est 
terminée  par  des  couplets  sur  un  joli  air  de  vaudeville, 
composé  par  Grétry.  —  Autrefois  ces  couplets  étaient 
chantés,  à  tour  de  rùle,  par  tous  les  personnages  de  la 
pièce.  A  la  reprise,  on  n'a  conservé,  je  ne  sais  pourquoi, 
que  celui  de  Denise  ; 

«  On  dit  que  l'mariage 

«  Est  un  long  pel'rinage 

et  sur  le  même  air,  l'air  de  Grétnj,  Denise,  après  le 
refrain  répété  en  chœur,  chante  les  paroles  suivantes  : 

«  Jadis  au  parterre 
«  Grétry  savait  plaire  , 
«  Sa  muse  légère 
«   Lui  dictait  ses  chants  ; 
0   Heureux  si  ses  doux  acoenls 
'<   Peuvent  conr.me  au  bon  vieux  temps 
a   Emouvoir  la  salle  entière.  » 


Voilà ,  c'est  à  ne  pas  y  croire  ,  ce  que  dit  à  celte  occa- 
sion l'illustre  critique  :  «  Le  couplet  final  a  été  changé, 
»  c'est  maintenant  un  hommage  à  Grétry  sur  des  vers, 
»  (quel  français)  1   de  qui?  je  lignore.    M.  Auber  aura 


—   366   — 

»  retrouvé  dans  ses  vieux  carions  un  petit  pont  neuf,  qui 
»  a  servi  d'accompagnemeni  à  ce  vaudeville.  » 

Eh  bien  !  ce  petit  pont  neuf,  attribué  au  compositeur  de 
la  Muette ,  est  de  Grétry.  Ayez  donc  confiance  dans  les 
gens  qui  connaissent  si  bien  le  sujet  qu'ils  traitent  I  ins- 
truisez-vous chaque  matin ,  eu  dévorant,  avec  les  yeux  de 
la  foi,  les  diatribes  de  ces  nains,  contempteurs  du  talent, 
du  génie,  qui  cherchent,  avec  leur  petite  piume,  à  bar- 
bouiller les  statues  de  nos  grands  artistes  ! . . .  Si  le  hazard 
a  fait  tomber  ce  malencontreux  feuilleton  entre  les  mains 
de  M.  Auber,  ce  compositeur  que  j'estime ,  et  que  j'ad- 
mire, a  du  lever  les  épaules  de  pitié  !  —  Surtout  en  lisant 
le  passage  dans  lequel  l'Aristarque  déclare  sérieusement 
que  Grétry  avait  l'oreille  très  7nal  construite  et  fort  rebelle. 

Après  un  tel  arrêt  qui  fait  pâlir  tous  ceux  rendus  par  le 
roi  Midas,  et  par  le  brid'oison  de  Beaumarchais,  il  ne  me 
reste  qu'à  poser  la  plume. 


LESUEUR. 


«  Plein  de  l'idée  d'ennoblir  et  d'utiliser 
M  son  art,  il  s'est  particulièrement  attaché 
»  à  lui  découvrir  des  faces  augustes  et 
»  imposantes  ,  de  vastes  et  profondes 
i)  perspectives,  et  un  plus  grand  accrois- 
)j  sèment  de  puissance.   « 

DiCASCEi. ,   mémoire  pour  Lesueur, 
page  33. 


rtSLElR. 


L'auteur  de  la  musique  des  bardes ,  et  de  tant  de  com- 
positions qui  ont  fiiit  l'admiraiion  de  l'Europe,  vient  de 
mourir!  C'est  à  la  fois  un  devoir  et  un  besoin  pour  moi 
d'exprimer  les  regrets  que  sa  perte  m'inspire,  et  de  join- 
dre ma  faible  part  d'hommages  pour  sa  mémoire  vénérée, 
à  celle  qui  lui  sera  faite  par  tous  les  organes  de  la  presse. 
—  Il  daignait,  depuis  les  premiers  jours  de  ma  jeunesse, 
m'iîonorer  de  son  amitié  ;  je  l'ai  connu  dans  l'intimité  du 
foyer  domestique  ;  j'ai  reçu  de  sa  bouche  une  foule  de 
renseignements  pleins  d'iniéièt,  touchaut  sa  carrière  d'ar- 
tiste :  que  de  motifs  pour  ne  point  garder  le  silence  au 
moment  où  la  tombe  se  ferme  sur  lui  1... 

Lesueur  appartenait  à  une  ancienne  famille  de  Picardie 
ayant ,  à  diverses  époques  ,  produit  des  hommes  distin- 
gués. —  Le  peintre  de  la  vie  de  St.-Biuno,  le  Raphaël  de 
la  France,  était  un  de  ses  ancêtres  ,  et  son  portrait  ornait 
le  salon  du  compositeur  qui ,  dans  ses  ouvrages  ,  a  été» 
comme  lui ,  si  pur  et  si  élevé ,  si  sévère  et  si  gracieux  ! 
Tout  enfant,  la  musique  même  la  [)lus  simple  exerçait  sur 
son  âme  et  sur  ses  oiganes  un  effet  étonnant.  Il  habitait 
la  campagne  et  n'avait  jamais  eiUendu  d'harmonie,  lorsque 
se  trouvant  un  jour  sur  le  bord  de  la  roule  conduisant  à 


-  370   — 

Abbeville ,  il  apperçul  un  régiment  faisant  halle  pour  se 
reposer. — Bientôt  l'orchestre  militaire  frappa  ses  oreilles 
en  exécutant  des  morceaux  à  plusieurs  parties  :  «  Oh  ! 
»  mon  Dieu  !  s'écria  le  petit  Lesueur  étonné  et  ravi!... 

»  plusieurs  airs  à  la  fois! »  Cet  instant  décida  de  sa 

vocation  ,  ainsi  que  la  vue  d'un  tableau  de  Cimabuë,  la 
lecture  d'une  ode  de  Malherbe ,  décidèrent  de  celles  du 
Giolto  et  de  la  Fontaine  ,  comme  peintre  et  comme  poète. 

Ce  fut  peu  de  temps  après  qu'un  ecclésiastique,  ami  de 
sa  famille,  le  fit  entrer  à  l'école  de  musique  de  la  cathédrale 
d'Amiens.  Il  commença  en  même  temps  ses  études  au 
collège  de  cette  ville,  avec  une  véritable  distinction  :  aussi 
peu  d'artistes  ont  possédé  à  un  aussi  haut  degré  que  lui 
la  connaissance  des  langues  mortes  et  des  auteurs  de 
l'antiquité.  — Très  jeune  encore  il  devint  tour  à  tour  maî- 
tre de  musique  des  cathédrales  de  Sens ,  de  Dijon  ,  et  fut 
ensuite  nommé  à  la  maîtrise  des  Saints-Innocents  de 
Paris.  —  Lié  dès  lors  avec  Philidor,  Grétry,  Gossec  et 
surtout  Sacchini ,  qui  lui  avait  voué  la  plus  tendre  affec- 
tion, à  22  ans  et  quelques  mois  il  sortit  vainqueur  du 
grand  concours  ayant  eu  lieu  pour  la  maîtrise  de  Notre- 
Dame.  Après  sa  réception  il  écrivit  des  motets  qui ,  de 
prime  abord ,  le  placèrent  au  premier  rang  parmi  les 
compositeurs  de  musique  religieuse. 

La  révolution  étantarrivé,  Lesueur  composa  son  premier 
ouvrage  dramatique,  la  Caverne,  et  ce  début  fut  un  chef- 
d'œuvre.  Cette  partition  unit  à  des  chants  d'une  mélodie 
vive,  naturelle,  inspirée,  une  énergie  digne  de  Gluck,  et 
un  travail  d'orchestre  aussi  pur,  aussi  savant  qu'il  soit 
possible  de  l'établii-,  quand  on  ne  veut  pas,  comme  on  l'a 


lenlé  de  nos  jours,  faire  de  la  niusuiue  un  conlinuel  pro- 
blême de  maihémaiiques.  —  Les  couplets  de  Léonarde, 
le  beau  irio  du  premier  acte,  l'air  de  Séraphine ,  celui  de 
Rolaiido  ,  les  chœurs  syllabiques  des  voleurs  ,  dans  les- 
quels Lesueur  a  introduit  des  silences  à  la  suite  des  cres- 
cendos ,  de  l'effet  le  plus  saisissant ,  sont  des  modèles  de 
grâce,  d'expression,  de  vigueur!  Paul  et  Virginie,  où  se 
trouve  un  hymne  au  soleil  ayant  tout  l'éclat ,  toute  la  cha- 
leur de  cet  astre  vivifiant ,  et  Télemaque ,  ajoutèrent  à  sa 
réputation  et  lui  valurent  d'être  nommé  l'un  des  inspec- 
teurs généraux  du  Conservatoire,  à  la  création  de  cet  éta- 
blissement. Bientôt  l'envie  fit  siffler  sur  lui  ses  serpents, 
et  il  se  défendit  de  leurs  morsures  avec  une  noblesse,  une 
modération  dignes  d'une  aussi  belle  cause  que  la  sienne. 
—  Il  faut  lire  les  mémoires  publiés  alors  par  lui ,  par  son 
ami  l'avocat  Ducancel,  mémoires  que  je  conserve  précieu- 
sement ,  pour  se  faire  une  idée  de  la  portée  de  l'esprit,  et 
de  l'élévation  du  caractère  de  ce  grand  artiste  1  Etranger 
à  l'intrigue  ,  aux  passions  viles  et  haineuses  ,  afin  de  les 
combattre  ,  il  n'a  besoin  que  de  leur  exposer  sa  vie  dans 
toute  sa  simplicité.  —  Les  hommes  les  plus  honorables  se 
groupèrent  à  cette  époque  autour  de  lui  ;  ce  fut  l'un  d'eux 
qui,  prophétisant  le  succès  (\^?>  Bardes ,  lui  disait  dans 
une  épîlre  en  vers,  ù  propos  des  ennemis  qui  l'assaillaient  : 

a   Agile  les  lauriers...  lu  triompheras  d'eux 
a  Comme  Ossiaii  des  Scandinaves  !...   » 

toutefois  leur  méchanceté  ,  leur  bassesse  allèrent  trop 
loin,  et  le  chef  du  gouvernement  d'alors  ,  Napoléon  F"", 
qui  veillait  sur  Lesueur,  dont  il  estimait  la  personne  et 
admirait  les  ouvrages  ,  sut  interposer  sa  main  puissante 
pour  faire  rentrer  dans  le  néant  la  tourbe  de  ses  détrac- 
teurs. —  Malgré  leurs  efforts  pour  empêcher  la  n)ise  en 


—   372    — 

scène  d'Ossian,  il  ordonna  que  cet  ouvrage  fui  monté  avec 
soin,  magnificence,  et  se  rendit  à  la  première  représen- 
tation ,  avec  l'impératrice  et  les  principaux  personnages 
de  sa  cour.  Trois  actes  sont  joués  et  sont  vivement 
applaudis.  —  <>  Allez  dire  à  Lesueur  que  je  veux  le 
»  voir,  lui  parler,  (dit  l'empereur  à  l'un  de  ses  grands 
»  officiers).  »  —  On  le  cherche  partout  :  depuis  deux 
jours  et  deux  nuits  le  compositeur  n'avait  pas  pris  un  ins- 
tant de  repos ,  et  on  le  trouve  enfin  ,  dans  le  costume  le 
plus  négligé  ,  sur  le  théâtre  de  l'Opéra  ,  conduisant ,  et 
guidant  de  la  coulisse,  les  chœurs  occupant  la  scène.  — 
Il  s'excuse  de  ne  pouvoir  répondre  à  l'invitation  qui  lui 
est  faite;  mais  bientôt  cette  invitation  devient  un  ordre,  et 
l'empereur  ajoute  :  —  «Je  sais  ce  que  c'est  qu'un  jour  de 
»  bataille,  et  je  ne  regarderai  pas  plus  à  son  habit,  que  je 
»  ne  regarde  en  pareille  circonstance  à  ceux  que  portent 
«  mes  généraux  ;  qu'il  vienne  1...  »  Résister  plus  long- 
temps était  impossible  ;  Lesueur  s'achemine  vers  la  loge 
impériale.  Cette  loge  s'ouvre,  l'empereur  se  lève,  prend 
son  petit  chapeau  à  la  main,  en  fait  un  geste  qu'il  accom- 
pagne de  son  plus  doux  sourire  :    <■  Lesueur,  je  vous 

»  salue  1...  venez  assister  à  votre  triomphe Vos  deux 

»  premiers  actes  sont  beaux ,  mais  le  troisième  est  incal- 
•  culahle!...  »  —  En  ce  moment  le  public  qui  s'apercoiit 
de  ce  qui  se  passe,  crie  avec  enthousiasme  :  «  Vive  Napo- 
■>  léon  !  vive  Lesueur!  ««  Celte  scène,  ces  paroles  pleines 
de  justesse  et  d'originalité  m'ont  été  racontées  vingt  fois 
par  ses  amis ,  ses  élèves  ;  pour  lui ,  il  se  bornait  à  dire  : 
<.  Ce  fut  l'un  des  plus  beaux  jours  de  ma  vie  !  •  —  Le 
lendemain  matin  le  général  Duroc  se  rendit  chez  Lesueur, 
et  lui  remit ,  de  la  part  de  Napoléon  ,  la  décoration  de  la 
Légion-dHonneur,  le  brevet  de  directeur  de  sa  chapelle, 
et  une  superbe  labalière  on  or,  oniichie  de  son  chilîie  eu 


—   373   — 

diamants,  et  portant  celle  insciipiion  :  "  VemperPAtr  des 
»  Français  à  Vaiiteur  des  Bardes.  »  —  <ï  En  vous  don- 
»  nant  ces  marques  de  sa  saiisfaciion ,  dit  le  général,  il 
»  veut  que  vous  sachiez  que  dans  son  opinion ,  ce  n'est 

•  point  avec  de  l'argent  qu'on  récompense  un  homme  lel 
"  que  vous  ;   mais  vous  devez  faire  une  grande  dépense 

•  en  papier  de  musique,  et  il  doit  vous  la  rembourser.  • 
—  La  tabatière  contenait  plusieurs  billets  de  la  Banque 
de  France.—  Il  y  a  dans  tous  les  détails  de  cette  anecdote, 
que  je  n'ai  lue  nulle  part,  de  la  grandeur,  de  la  générosité, 
et  elle  honore  trop  le  souverain  et  l'artiste ,  pour  que  le 
souvenir  n'en  soit  pas  conservé. 

Je  n'entreprendrai  pas  l'analyse  de  l'opéra  des  Bardes, 
qui  conlient  des  beautés  de  premier  ordre  1  je  me  borne- 
rai seulement  à  rappeler  l'air  dHidala  chanté  par  Lays  : 

<  Suivez  sans  craindre  les  obstacles, . , 

Celui  que  M"«  Armand  interprêtait  avec  tant  de  charme  : 

«   Ah  1  pour  moi  ce  jour  est  prospère  ! . . .  > 

le  Songe  d'Ossian  ,  dans  lequel  les  harpes  produisent  uu 
magnifique  effet  ;  les  airs  de  danse  et  surtout  le  chœur  ; 

«   Oui;  que  le  chant  vienne  embellir  nos  jeux, 
«  Que  du  chasseur  il  anime  l'adresse  !    » 

que  Lesueur  m'a  donné  enlièrement  écrit  de  sa  main, 
et  dont  la  suavité,  l'originalité  sont  si  remarquables. 
L'empereur,  et  depuis  le  roi  Charles  X,  demandaient 
toujours  qu'on  l'exécutai  à  leurs  dîners  du  grand  couvei  t. 

Ce  bel  opéra,  comme  tant  d'auties  de  l'immortel 
Gluck,  de  Piccinni,  de  Salieri,  de  Sponliny,  est  abandonné. 


—  374     - 

—  En  vérité  cet  abandon  est  loin  de  faire  l'éloge  d'une 
administration  qui ,  au  lieu  de  varier  son  répertoire  , 
d'entretenir  le  goût  et  les  tiadilions  du  beau,  par  la  repré- 
sentation des  anciens  chefs-d'œuvre  ,  se  borne  à  jouer 
sempiternellement  4  ou  5  ouvrages  nouveaux  I 

Lesueur  composa  successivement  Vlnauguration  du 
Temple  de  la  Victoire,  le  Triomphe  de  Trajan ,  en  colla- 
boration avec  son  élève  Persuis ,  et  la  mort  dAdam, 
grands  opéras,  ainsi  que  des  messes  et  des  motets  pour 
la  chapelle  impériale.  —  Ses  Bardes  avaient  été  désignés 
comme  devant  obtenir  le  prix  décennal.  —  La  Restaura- 
tion fut  juste  et  libérale  envers  lui.  Louis  XVIII  respec- 
tant ses  sentiments  de  reconnaissance  pour  Napoléon  ,  et 
appréciant  son  mérite,  le  nomma  surintendant  de  sa  mu- 
sique. Il  reçut  le  cordon  de  Sl-Âlichel,  et  l'ordre  de  Louis 
d'Armstadt  lui  fut  conféré  par  le  roi  de  Pi  usse  ,  grand 
aduiirateur  de  ses  compositions. 

Plusieurs  messes  nouvelles,  Yoratorio  de  Noël,  ceux  de 
Ruth  et  Noemi,  de  Debbora,  des  hymnes,  des  psaumes,  la 
musique  du  sacre  de  Charles  X  dont  je  dois  la  collection 
à  sa  généreuse  amitié,  mirent  le  sceau  à  sa  réputation. — 
Personne  n'a  plus  que  lui  travaillé  la  musique  religieuse, 
en  faisant  les  recherches  les  plus  profondes  sur  les  airs 
transmis  par  l'église  primitive  d'orient  à  l'église  gallicane, 
airs  qu'avaient  recueillis  les  troubadours  provneçaux.  -- 
Les  notes  de  son  oratorio  de  Noël,  et  le  volume  qu'il  com- 
posa sur  la  Mélopée ,  la  Rlujtmopée,  et  les  grands  carac- 
tères de  la  musique  ancienne ,  font  foi  de  son  goût  et  de 
sa  science.  —  Il  écrivait  avec  élégance  ,  avec  chaleur, 
avec  une  franchise  tout  à  fait  picarde  ;  sa  lettre  à  Guillard 
qui  était  l'auteur  du  poème  de  la  mort  dWdam,  en  ulVre  Ja 


—  375   — 

preuve ,  et  vint,  selon  l'expression  originale  d'un  journal, 
crever  comme  une  bombe  dans  le  camp  ennemi.  Il  a  laissé 
en  porlefeuille  beaucoup  de  manuscrits ,  parmi  lesquels 
se  trouvent  un  opéra  d'Alexandre  à  Babylone,  paroles  de 
Baour  Lormian  ,  et  une  histoire  générale  de  la  musique, 
que  met  en  ordre  sa  \e\\\e  ,  femme  si  distinguée  par  le 
cœur  et  l'esprit ,  si  dévouée  à  sa  mémoire  !  !  —  Membre 
de  l'Institut ,  professeur  de  composition  au  Conservatoire, 
Lesueur  a  fait  une  foule  d'élèves ,  enir'auires  Berliozi 
Ehvart,  et  Boisselot  son  gendre,  qui  ont  obtenu  le  prix 
de  Rome.  Alexandre  Piccini,  à  la  mort  de  son  grand 
père ,  reçut  ses  leçons  et  avait  conquis  par  l'amabilité  de 
son  caractère  ,  par  sa  merveilleuse  facilité  ,  toute  son 
afTeciion.  C'est  de  lui  que  Lesueur  me  disait  un  jour  : 
«  Notre  ami  Alexandre  porte  de  la  musique  comme  le 
•  poirier  porte  des  poires.   » 

Lesueur  était  le  modèle  de  toutesles  vertus.  Sa  femme, 
ses  filles  si  aimables  et  si  bonnes,  avaient  en  lui  le  meil- 
leur des  époux  ,  le  plus  tendre  des  pères.  On  se  ferail 
difficilement  une  idée  du  charme,  de  la  bienveillante 
hospitalité  qu'on  rencontrait  dans  celte  famille  patriar- 
«Siale.i.  et  la  mort  vient  d'en  retrancher  l'àme,  la  vie; 
celui  qui  faisait  son  bonheur  et  sa  gloire  !... 

Deux  lignes  reçues  le  10  oclobi'e,  m'ont  appiis  cette 
triste  nouvelle  : 

«■  J'ai  la  douleur  de  vous  apprendre  la  mort  de  notre 
-  ami.  —  Plaignez-moi ,  je  suis  bien  malheureuise  I  » 

Adeline  Lesueur. 

A  ces  deux  lignes  si  déchirantes,  si  expressives  dans  leur 
brièveté,  on  ne  peut  répondre  que  par  des  larmes. 

25  octobre  1837.       

3« 


APPEIVDICE, 


En  1842  ,  j'allai  liabiicr  Paris  ,  ei  jusqu'en  1850  je  ne 
cessai  point  de  fréquenter  M'"^  Lesueur,  d'admirer  l'affec- 
tion profonde  qu'elle  portait  à  la  mémoire  de  son  époux, 
et  le  soin  qu'elle  prenait  d'entretenir  le  souvenir  de  ses 
œuvres  et  de  sa  gloire. 

C'est  dans  ce  but  qu'en  18i7,  elle  fil  exécuter  dans  la 
gi'ande  salle  du  mobilier  de  la  couronne,  quatorze  mor- 
ceaux choisis  ,  parmi  les  compositions  de  cet  illustre 
maître.  Un  dimanche  avait  été  choisi  pour  donner  ce 
concert.  Je  m'y  rendis,  sur  une  invitation  de  M"*  Lesueur, 
avec  le  plus  grand  empressement.  L'habile  Tallemani 
conduisait  l'orchestre  ,  et  les  chœurs  étaient  dirigés  par 
Tariot.  —  Quelle  ne  fut  pas  ma  surprise  de  ne  rencontrer 
que  fort  peu  de  monde  à  cette  solennité  musicale  !...— Les 
membre  du  Conservatoire,  dont  Lesueur  a  été  pendant  si 
longtemps  l'un  des  inspecteurs ,  et  des  professeurs  les 
plus  distingués,  n'éiaienl  point  là.  Je  n'y  vis  pas  l'Aca- 
démie des  Beaux-Ans,  dont  il  avait  fait  partie ,  ni  même 
le  directeur  des  Beaux-Arts  qui ,  en  semblable  circons- 
tance, devait  donner  l'exemple  du  zèle  et  des  convenan- 
ces. J'y  cherchai  vainement  les  compositeurs  dramatiques: 


—   377    -* 

pas  un  de  ceux  les  plus  connus  ne  s'y  liouvait.  Quand  ail 
beau  monde  ,  il  avait  bien  auli'e  chose  à  faire  '  —  On  sait 
du  reste  comme  la  société  dite  fashionable  apprécie  la 
belle  et  sérieuse  musique.  —  Les  courses  de  Clianiilly  (1). 
le  cheval  d'un  juif  millionnaire  ,  engagé  dans  un  pari; 
quelques  malheureux. jockeys  désarçonnés,  se  rompant 
un  bras  ou  une  jambe  dans  rinlérèl  de  leurs  maîtres;  les 
charmes  de  l'ignoble  lansquenet,  qui  dévore  la  fortune, 
l'honneur  et  le  repos  des  familles  ;  enfin,  les  chansonnettes 
de  Levassor,  les  quadrilles  de  Musard,  ou  les  gentillesses 


(1)  A  propos  de  ces  courses  ,  le  Journal  des  Arts  dirigé  par  lo 
bibliophile  Jacob,  el  donl  j'étais  un  des  collaborateurs,  a  publié  dans 
lo  t.  VI  de  sa  sixième  année,  n>  4  du  10  octobre  1847,  page  1 18,  les 
réflexions  suivantes  : 

"  Un  coup  d'œil  jette  sur  l'élite  des  chevaux  engagés  pour  les 
«  courses  de  Chantilly  peut  donner  une  idée  du  bon  goût  de  MM. 
»  du  iurf. —  Au  milieu  de  la  nomenclature  des  célébrités  chevalines, 
)/  nous  avons  remarqué,  en  effet,  les  noms  suivants  :  Couche-tout  ml, 
»  Va-nu-pieds  .  Chourineur,  Bataclan  ,  Lansquenet  ,  Morok  ,  Tron- 
I)  guette;  la  liste  entière  est  de  celle  force.  On  sérail  d'ailleurs  fort 
«  embarrassé  de  nous  dire  à  quoi  ces  courses  sont  utiles. —  On  les 
»  donne  comme  devant  améliorer  la  race  chevaline  —  tout  le  monde 
»  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  ce  point.  —  Ces  courses  sont  la  grande 
1)  affaire  des  princes  el  des  riches  qui  ne  regardent  pas  ù  l'argent 
»  pour  y  ûgurer  avec  honneur  dans  la  personne  de  leurs  jockeys.  — 
>'  Ne  craignons  pas  de  le  dire  1res  haut ,  c'est  un  ridicule  f[ue  notre 
!)  époque  se  donne  ,  au  détriment  de  l'espril  français  ,  el  de  la  société 
»  française.  —  Mieux  valaient  les  jeux  florauv,  les  palinods,  les  puys 
»  de  réthorique  de  nos  aveux  ,  les  ruelles  el  les  salons  de  nos  pères 
I)  que  ces  passe-temps  de  palfreniers  el  de  garçuus  d'écurie.  —  Les 
n  noms  donnés  aux  chevaux  qu'on  fait  paraître  en  public  téreoigne- 
»  raient  seuls  de  la  grossièreté  des  mœnrs  du  beau  monde  ;  on  recher- 
■)  che  mamtenant  le  laid  el  le  Irivial,  comme  autrefois  on  recherchait 
»  le  beau  et  le  noble.  Les  anciens  chevaliers  qui  aimaient  leurs  chd^ 
»  vaux  pour  s'en  servir  à  la  guerre  ,  ou  dans  les  tournois  ,  leur  don- 
ij   naiont  de  glorieux  noms  de  batailles  ,  ainsi  qu'à  leurs  épée*     - 


—   378   — 

du  général  Tom-Poucc ,  luui  cela  sel  bien  autreineitl. 
alli'ayaiit  '^ue  l'audiiion  de  chefs-d'œuvre,  el  l'accomplis- 
senieni  d'un  devoir ayanl  pour  résultai  de  reiidie  hommage 
à  un  grand  artiste  français!...  —  Parmi  les  hommes  dis- 
tingués dans  l'an  musical,  je  retrouvai,  en  petit  nombre, 
dans  ce  concert,  quelques  anciens  amis,  enir'autres  Casiil 
Blaze,  Rigel  et  Sina.  —  Ainsi  que  moi ,  ils  applaudirent 
avec  enthousiasme  Vhymne  an  Soleil ,  le  Salutaris  de  la 
première  messe  solennelle ,  deux  chœurs  de  la  Caverne, 
dont  le  second  fui  bissé  ,  el  le  morceau  de  chasse  à  plu- 
sieurs voix  de  l'opéra  des  Bardes.  —  Je  dois  l'avouer 
cependant,  malgré  le  plaisir  ([ue  je  venais  d'épi'ouver,  un 
inexprimable  sentiment  de  liislcsse  me  saisit  en  sortant 
de  celle  réunion.  —  je  me  demandai  ce  que  c'était  que  le 
génie  ,  s'cffaçant  de  la  mémoire  des  hommes,  dix  années 
seulement  après  la  mort  de  celui  qui  l'a  possédé?...  — 
Grande  et  terrible  question  dotit  la  réponse  est  dans  ces 
mots  :  l'oubli ,  le  néant  1  !  1  ! 


Les  quelques  écrits  publiés  par  railleur  des  Bardes  ,  et 
qui  servirent  de  prétexte  aux  persécutions  igi.obles,  diii- 
gées  contre  lui  en  180!2,  sont  devenus  très  rares.  AI"'^ 
Lesueur  m'en  a  donné  la  collection  ,  avec  ces  mots  écrits 
de  sa  main  sur  la  première  page  :  «  Offert  au  véritable 
ami  de  Lesueur.  »  Pour  donner  une  idée  du  style  de  ce 
dernier,  je  reproduis  ici  un  pi\ssi\ge  de  sa  lettre  à  Guillard, 
répondant  à  Sarrelte  ,  Vinil  ,  Catel  et  compagnie  ,  qu' 
l'accusaient  sans  cesse  d'être  ['ennemi  de  ï école  italienne  : 

•  L'école  italienne  !  l'école  italienne  ! . . .  Gluck  hii-même 


—   379     - 

a  le  plus  soLivenl  ccrii  ses  tiagédles  si  forieiDent  dra- 
matiques, avec  l'ordre  cl  l'aurait  de  celte  école...  L'école 
iialienne!...  elle  répandra  sa  mélodie,  son  charme  irré- 
sistible ,  son  attrait  loul  puissant  sur  1<;  nerf  et  l'énergie 
de  la  musique  allemande,  sur  la  majesté  solennelle  des 
morceaux  d'ensemble  français.  — L'école  italienne  !  des 
trois  écoles  ,  elle  n'en  fera  qu'une  ,  peut  être  la  plus 
étonnante  qui  ail  jamais  existé...  El  s'il  se  irouvail 
dans  l'étal  de  nouveaux  Mécènes  ,  s'il  se  irouvail  un 
nouvel  Auguste,  qui  connut  tout  le  prix  de  l'école  ita- 
lienne, susceptible  d'être  un  jour  ainsi  modifiée  par  les 
Fi'ançais  ,  qui  ai:iiài  celle  mère  et  magnifique  école, 
comme  Auguste  aimait  la  poésie  mélodieuse  de  Virgile  ; 
je  répondrais  par  cela  mcnic....  qu'à  sou  influence, 
l'émulation  des  jeunes  compositeurs  se  réveillerait  d'au- 
tant plus,  que  le  sol  des  héros,  que  la  terre  des  Francs, 
fut  aussi  la  leire  qui  répondit  la  première  aux  accords 
du  barde  antique.   « 


Une  statue  a  été  élevée  à  Lesueur  sur  une  des  princi- 
pales places  d'Abbeville  ,  et  un  buste  ,  dont  je  dois  un 
exemplaire  h  la  généreuse  bienveillance  de  M.  Auvray, 
sculpteur  né  à  Valenciennes ,  reproduit ,  avec  une  grande 
vérité,  les  Iraiis  pleins  de  douceur,  de  noblesse  et  de  sen- 
limenl  de  cet  illustre  composileur. 


MEYER  BEER 


4   El  lui  préfère  aussi  les  Muses  aux  Syrènes.    » 

Paraphrase  d'un  vers  Je  l'abbé 
Arnauld  sur  Gluck. 


A  MA  CHÈRE  NIÈCE  EMMA  SAUVAGE. 


Bien  jeune  encore  tu  sais,  aulant  que  personne  ,  apprécier 
13  génie  des  grands  maîtres  allemands,  et  les  œuvres  de  Gluck, 
de  Mozart,  Haydn  ,  Bethowen  ,  Weber  et  Meyerbeer,  revivent 
sous  tes  doigts  agiles  et  inspirés  ! 

Bcçois  ces  quelques  pages  sur  le  compositeur  de  Robert,  et 
des  Huguenots,  comme  un  témoignage  de  mon  affection  ,  et  du 
plaisir  que  ton  talent  si  distingué  m'a  souvent  fait  éprouver 

P.  H. 


MEYER    BEEU. 


Boulogne  esi  une  ville  de  province  heureuse  entre 
toutes  les  villes  de  province  de  France. —  Quand  le  soleil 
d'août  darde  ses  rayons  sur  les  remparts  entourant  la 
vieille  cité  des  Romains  ,  sur  le  sable  de  sa  côte  si  favo- 
rable auK  baigneurs  ,  les  hommes  de  lettres  ,  les  artistes 
les  plus  distingués  de  l'Europe  y  ai  livent  de  toutes  pans. 
Parmi  ces  artistes ,  nous  comptons  en  ce  moment  le  célè- 
bre aulear  de  la  musique  du  Crociato  ,  de  Marguerite, 
d Anjou,  de  Robert  le  Diable  ,  et  des  Huguenots.—  Digne 
successeur  de  Gluck ,  et  réunissant,  comme  lui,  la  force, 
l'expression  dramatique  ,  l'entente  parfaite  des  passions, 
aux  chants  les  plus  colorés  ,  les  plus  beaux  de  dessin, 
Meyerbeer  est  la  gloire  de  notre  scène  lyrique ,  depuis 
que  le  seul  homme  pouvant  lutter  avec  lui  s'est ,  par  suite 
de  fàcheiies  avec  notre  administration  des  Beaux-Arts, 
retiré,  ainsi  qu'Achille,  sous  sa  tente.  —  On  ne  sait  en 
vérité  ce  que  l'on  doit  le  plus  admirer  dans  le  talent  de 
Meyerbeer,  soit  qu'on  s'arrête  à  l'effet  général  de  ses  par- 
titions ,  soit  qu'on  étudie  les  détails  particuliers  de  leui- 
orchestration.  Cette  orchestration,  est  d'une  profondeur, 
quant  à  la  science  des  accoids ,  à  l'enchaînement  des 
modulations,  à  l'imprévu  des  nuances,  qui,  jusqu'à  lui, 
n'a  point  été  égalée.  Et  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  sa  science 
n'est  ni  abusive  ,  ni  fausse ,  comme  celle  de  la  plupart  de 


—   386   — 

ses  imiiateurs  ,  car  loin  de  nuire  à  la  mélodie  ,  elle  la  faii 
ressortir  avec  un  éclai,  une  puissance  admirables!  Ses 
productions  rappellent  à  la  fois  le  génie  de  Michel-Ange 
et  de  Raphaël,  de  Corneille  et  de  Racine  ;  il  est,  en  un 
mot ,  en  musique  ,  la  merveille  de  l'àme  et  de  l'esprit 
humain  ! 

Dans  les  morceaux  d'ensemble,  3Ieyerbeer  est  au-dessus 
de  tous  les  éloges!...  Rappelons  ce  passage  d'un  article, 
inséré  en  1837  dans  le  Monde  dramatique,  et  essayant  de 
caractériser  l'effet  du  ohœur  des  moines  ,  au  quatrième 
acte  des  Huguenots  : 

«  Comme  le  fanatisme  ,  la  vengeance  et  la  soif  du  sang 
sont  bien  peints  dans  la  musique  sur  ces  paroles  : 

«  Ni  grâce  ,  ni  piliô  ,  frappez  lous  sans  relâciie 

«  L'ennemi  qui  s'enfuit ,   l'ennemi  qui  se  cache.  .  .  . 

«  Que  le  fer  el  la  flamme 

«  Attaquent  le  vieillard  ,  et  l'enfant  et  la  femme  : 

«  Analhème  sur  eux  !  Dieu  ne  les  connaît  pas  !  ! .  .  .   » 

«  Ce  rhyihme  eu  quelque  sorte  étrange  ,  ce  roulement 
de  tambour  renforçant  celui  des  timbales,  et  qui  produit 
un  effet  inoui ,  renversant  ;  ces  voix  rauques  et  sangui- 
naires, rendues  plus  âpres  encore  par  celle  succession  de 
secondes  qui  se  résolvent  en  harmonie  pleine  ,  entière 
foudroyante  ,  harmonie  de  meurtre  ,  tout  cela  forme  un 
tableau  tel  qu'il  n'en  est  jamais  sorti  du  pinceau  d'aucun 
peintre,  d'aucun  poète,  d'aucun  auteur  ou  compositeur 
dramatique.  —  La  tragédie  effrayante  de  la  Saint-Barthé- 
lémy disparaît  devant  le  drame  effrayant  de  Meyerbeer  : 
c'est  de  l'histoire  idéalisée,  c'est  Homère  élevant  la  guerre 
de  Troie  à  la  hauteur  de  son  génie.   >» 


—   387    — 

C'est  ainsi  que  nous  avons  scnli,  compris  ce  magnifique 
poème  musical  à  la  première  audition  des  Huguenots  ,  et 
qu'il  a  été  compris,  senti,  par  une  actrice  célèbre,  Marie 
Dorval  ,  et  par  l'auteur  de  Cinq  Mars ,  qui  se  trouvaient 
avecnousau  théâtre.  —  Que  l'on  rapproche  ce  morceau 
plein  de  profondeur  et  d'énergie  de  la  charmante  et  mé- 
lancolique romance  du  premier  acte,  et  des  chœurs  suaves 
du  second;  surtout  de  cette  cavaiine  délirante  d'amour: 

a   Tu  1  as  dit ,  oui  lu  m  aimes  !    » 

ei  l'on  embrassera  l'immensité  du  talent  de  l'homme  qui 
s'est  élevé  à  une  telle  hauteur  d'inspiration. 

Ce  grand  artiste  est  à  Boulogne;  il  s'y  plail,  il  com- 
mence à  y  éprouver  les  effets  salutaires  de  nos  bains  de 
mer,  el  s'y  repose  des  fatigues  de  son  aiH,  en  songeant, 
sans  efforts,  à  un  ouvrage  presqu'achevé,  el  qu'il  destine 
à  notre  première  scène  lyiique. 

L'auteur  des  Huguenots  est  non  seulement  un  artiste 
de  génie,  mais  c'est  encore  un  homme  spirituel,  aimable, 
érudil,  d'une  bonté  parfaite  ei  d'un  excellent  ion.  —  Sa 
conversation  est  simple  ,  quoique  vivement  colorée.  C'est 
avec  une  grâce  piquante  qu'il  lacoiite  ,  et  chose  fort  rare 
dans  notre  siècle,  il  ne  parle  que  très  peu  de  lui,  et  seule 
nieiii  lorsque  son  interlocutiuir  l'y  oblige.  —  Ses  juge- 
ments sur  les  autres  compositeurs  sont  empreints  d'une 
grande  bienveillance,  et  l'on  voit  que  l'envie  u'a  jamais 
pénétré  dans  cette  âme  élevt'e  et  pure.  —  Lien  différent 
de  ces  demi  talents  ,  contempteurs  des  œuvres  du  passé, 
ennemis  acharnés  des  œuvres  contemporaines  ,  il  faut 
l'entendre  exprimer  son  admiration  pour  Gluck,  Piccinni, 
Mozart,  Ilandel,  Gréiry,  Méhul  et  Rossini.    Il  me  disait 


—    388    — 

lin  jour,  à  pi'opos  du  llichard  Cœur-de  Lion  -.  <■  C'est 
'■  un  chef-d'œuvre  de  mélodie,  d'expressiuii  diamaiiqrie, 
"  ei  tous  ceux  qui  tenteraient  de  refaire  celle  pariitiony 
«  échoueraient  complèlemeni.  «  —  On  a  écrit  quelque 
part  qu'il  élail  jaloux  de  l'auteur  de  Guillaume  Tell,  et  on 
lui  a  prêté  à  cet  égard  de  prétendue»  finesses  diplomati- 
ques, qui  seraient  le  comble  delà  sottise,  et  dont  je  n'ai 
jamais  saisi  la  moindre  irace  dans  sa  conduite  et  dans  son 
cai'actèie.  Aux  épigrammes  souvent  acérées  du  cygne  de 
Pesaro  ,  dont  le  talent  merveilleux  s'allie  à  la  malice  la 
plus  originale  (i),  il  a  toujours  répondu  par  des  éloges.— 
Au  surplus  si  un  peu  de  jalousis  traversait  son  âme,  quand 
il  entend  applaudir  avec  enthousiasme  les  œuvres  de 
Rossini,  il  n'y  aurait  là  que  l'éclosion  d'un  sentiment  bien 
naturel,  et  qui  ne  serait  reprochable,  que  s'il  se  ira(!uisait 
en  paioles  amci'^es,  dénigrantes,  La  muse  n'est-elle  point 
une  femme,  et  l'artiste  qui  l'adore  ne  peut-il  pas  un  instant 
être  jaloux  de  voir  qu'elle  ne  lui  réserve  pas  loules  ses 
faveurs?  Mais  si  Meyerbeer  éprouve  quelquefois  ce  sen- 
timent ,  il  sait  s'en  rendre  maître  :  il  faii  plus ,  car  il  s'ex- 
prime sur  les  œuvres  de  son  lival  avec  une  estime  aussi 
vraie  que  profonde. 

Ses  appréciations  sur  les  qualités  naturelles  qui  consti- 
tuent Tariiste  mu^icien  sont  d'une  justesse  et  dun  ia(;i 
remarquables  :  «  Pour  faire  de  la  belle  muj^ique,  ma-t-il 
«  dit  encore  ,  il  faut  un  sens  droit  ,  et  une  organisation 


(1)  Parmi  taiil  île  mois  fortomeiU  ôpicés  do  Rossini  ,  on  a  suiloul 
retenu  celui-ci  : 

a  Je  relourne  en  Italie  ,  v\  je  ne  reviendrui  que  qiuiiij  les  Juifs 
«   auront  finil  leur  Sablial     » 


—    389    — 

fc  mélancoli(|iie.  »  Les  idées  religieuses,  et  d'ordre  social 
prédomineiu  dans  la  conversaiiou  de  Meycrbeer,  et  lui 
donncnl  celle  sorte  de  gravité  qui  sied  a  un  talent  élevé,  et 
commande  le  respect  et  l'estime.  —  Excellent  fils  ,  il  a 
pour  sa  mère  les  soins  les  plus  louchants  ,  et  c'est  avec 
des  larmes  dans  la  voix  qu'il  parle  de  la  perte  prématurée 
de  son  frère  Michaël  Berr,  auteur  des  tragédies  du  Paria 
et  de  Struensée  qui,  comme  lui,  tenait  en  ses  mains  une 
lyre  d'or  que  la  mort  vint  lui  arracher.  —  Aussi  soucieux 
qu'un  Français  de  la  gloire  de  cette  belle  France  ,  sa 
patrie  d'adoption  ,  il  s'inquiète  beaucoup  en  co  moment, 
delà  réunion,  souvent  mise  sur  le  lapis,  de  l'Opéra  et  du 
Théâtre  Italien.  Sa  raison  lui  fait  sentir  que  ce  projet  de 
spéculateurs  foulant  l'art  aux  pieds  pour  ne  songer  quau 
lucre, en  dénaturant  une  des  plus  belles  créations  du  siècle 
de  Louis  XIV,  serait  la  ruine  de  Tun  et  l'aulre  théâtre. 
Elle  lui  fait  entrevoir  qu'il  serait  la  source  de  rivalités 
destructives  ,  donnant  gain  de  cause  à  ce  faux  dilleltan- 
lisme  qui  déjà,  sous  la  Restauration  ,  ayant  pour  chef  un 
directeur  des  Beaux-Arts  à  gants  jaunes,  avait  juré  l'anné- 
anlissemeni  de  notre  première  scène  lyrique.  —  A  cel 
égard,  son  opinion  est  partagée  à  Paris  par  tous  les  hom- 
mes de  talent,  Auber,  Chérubini,  Berion,  Berlioz;  par  les 
critiques  les  plus  distingués  (1),  et  dans  la  province,  les 
vrais  amateurs  n'ont  qu'une  voix  sur  ce  point.  —Espérons 
que  le  ministre  de  l'inlérieur  ne  se  laissera  pas  circonve- 
nir, et  qu'il  conservera,  dans  tousses  dioils,  un  théâlrc 
qui  n'eut  jamais  du  soilir  des  mains  du  gouvernement. 


(1)  Mon  ami  Mcile  a  publié  sur  cette  quesliori  ,  en  1S37  chez 
Barbu  ,  deux  leltres  très  ùlenduos  qu'il  m'a  adressées.  —  Elles  son' 
t)étillantes  d'e-^prit  ,  do  verve  et  de  raison. 


—   390   — 

pour  passer  en  celles  des  banquiers  aclniinislrani  de  nia- 
nière  à  le  conduire  à  sa  perle. 

J'avoue  que  Famiiiéde  Meyerbeer  m'est  précieuse,  fluue 
mon  cœur,  et  que  les  instants  que  j'ai  passés  avec  lui, 
chez  moi,  dans  ces  douces  soirées,  ces  petits  dîners,  dont 
il  faisait  le  charme ,  sont  au  nombre  des  souvenirs  les 
plus  agréables  de  mon  existence.  —  C'est  dans  un  de  ces 
dîners  que  s'est  produit  un  incident  prouvant ,   pour  la 
millième  fois  ,  que  les  plus  grands  hommes  ont  leurs  fai- 
blesses. —  Meyerbeer  a,  je  ne  dirai  pas  une  haine,  mais 
une  antipathie  prononcée  pour  les  chais,  dont  il  ne  peut 
suppoi'ier  la  présence.  Serait-ce  que  l'insipide  miaulement 
de  ces  petits  ligres  domestiques  aurait,  dès  son  enfance, 
blessé  son  oreille  si  musicale?  je  l'ignore  :  mais  quel  que 
soit  la  cause  de  celle  répulsion  ,  elle  exisl*^  pour  lui  à  un 
degré  on  ne  saurait  plus  élevé.  —  Or,  un  de  ces  animaux 
s'élant  glissé  dans  la  salle  à  manger,  sans  que  personne 
s'en  fut  aperçu  ,   parvint  à  grimper  derrière  la  chaise  du 
compositeur.  —  L'effroi  de  ce  dernier,  me  fut  révêlé  par 
la  pâleur  qui  couvrit  toul-à-coup  son  visage  !   le  malheu- 
reux chat  fut  chassé  avec  assez  de  violence,  et  peu  accou- 
tumé à  un  semblable  iraiiement,  il  disparut  de  la  maison, 
où  il  ne  revint  jamais.    Quant  à  Meyerbeer  il  ne  recouvra 
son  calme  et  sa  sérénité  qu'après  un  assez  long  inlervalle 
de  temps. 

D'un  tempérammenl  éminemment  nerveux,  ce  qui  lui 
fait  percevoir  toutes  les  impressions  avec  une  extrême 
vivacité,  ce  grand  artiste  est  d'une  apparence  frêle,  déli- 
cate, et  subit  cependant,  sans  dangers  pour  sa  santé, 
lorsqu'il  s'agit  de  son  art,  les  fatigues  les  plus  grandes. 
Jamais  compositeur  n'a  mis  plus  de  soins  dans  les  répéii- 


-  391   — 

lions  de  ses  ouvrages,  et  ne  s'est  moniré  plus  soucieux  de 
sa  gloire,  ei  plus  respectueux  envers  son  souverain  juge, 
le  public  !  Sa  laille  esi  peu  élevée ,  mais  bien  prise  ;  tous 
ses  mouvements  ont  de  la  grâce,  et  de  l'aisance.  Lorsqu'il 
s'anime  ,  sa  tète  est  expressive  ,  spirituelle ,  et  il  y  a  dans 
sa  bouche  une  finesse  ,  une  douceur  qui ,  dans  certains 
moments,  font  place  à  la  plus  notable  énergie.  —  J'ai  vu 
peu  de  fronts  plus  distingués  de  forme  ,  plus  révélateurs 
d'une  haute  intelligence  ,  que  le  sien.  Lorsqu'il  parle, 
cette  partie  de  sa  figure  s'anime,  semble  rayonner,  et  offre 
de  ces  lignes  mouvementées  qu'on  rencontre  dans  les 
bustes  d'Homère  et  de  Walter  Scott.  —  C'est  après  avoir 
saisi  ces  nuances  par  une  observation  minutieuse,  et  pour 
moi  remplie  d'intérêt,  que  j'ai  écrit  sous  son  portrait  placé 
en  tète  d'un  recueil  de  pièces  détachées  qu'il  m'a  donnéi 
ces  quatre  vers  que  je  voudrais  meilleurs  : 

«  Dieu  ,  dans  sa  puissance  infinie 
«   Lui  fit  de  tous  les  dons  l'un  des  plus  précieux, 
«   En  imprimant  sur  son  front  glorieux 

«  Le  type  sacré  du  génie  !   » 

Son  caractère  est  original,  distrait,  et  souvent  on  le  ren- 
contre ,  au  grand  ébahissement  des  badauds  ,  portant  un 
parapluie  par  le  plus  beau  soleil  du  monde.  C'est  malheu- 
reusement le  seul  point  de  ressemblance  que  j'aie  avec 
lui,  parce  que  je  crains  l'eau  autant  qu'il  craint  les  chats, 
et  que  dans  notre  climat  variable,  inconstant,  au  (mcI  le 
plus  pur  succède  souvent  un  affreux  déluge.—  Beaucoup 
de  gens  en  rient ,  et  cela  me  rappelle  que  mou  vieil  ami 
Duplessis  Bertaux  ,  \e  charmam  aqva-fortiste ,  m'avait, 
un  soir  que  je  chantais  au  piano  l'air  de  PUade  dans 
Ylphigènie  en  Tauride  de  Gluck ,  représenté  le  parapluie 
sous  le  bras.  —  Enfin,  Meyerbeer  est  généreux ,  comme 

26 


—   39-2    — 

un  grand  seigneur  de  la  Régence  ,  obligeant  envers  toul 
le  monde  ,  surloul  envers  les  ariisles  ,  ei  s'il  a  fait  des 
ingrats ,  il  s'est  fait  aussi  beaucoup  d'amis. 

Sa  présence  à  Boulogne  a  mis  en  émoi  tout  notre  petit 
monde  musical.  La  Société  philharmonique,;  tenant  à 
grand  honneur  de  le  placer  sur  le  tableau  de  ses  mem- 
bres, où  figurent  déjà  Chérubini,  Lesueur,  Berton,  Calel, 
et  autres  illustres  compositeurs,  a  fait  auprès  de  lui  une 
démarche  solennelle.  —  Son  comité  s'est  présenté  en  corps, 
ayant  à  sa  tête  son  vénérable  président ,  à  l'hôtel  de 
Meyerbeer,  et  lui  a  offert  le  diplôme  d'associé  honoraire, 
qu'il  a  reçu  avec  la  plus  gracieuse  bienveillance.  —  Il  est 
entré  dans  des  détails  tout  particuliers  sur  l'éducation 
musicale  à  Boulogne,  sur  les  avantages  que  l'art  retirerait 
de  l'institution  des  sociétés  philharmoniques  ,  et  a  donné 
les  encouragements  les  plus  flatteurs  aux  efforts  des 
hommes  qui  tendent  à  populariser  parmi  nous  le  culte  de 
l'art. 

Terminons  cet  article  ainsi  que  nous  l'avons  commencé: 
<■  Oui  ,  Boulogne  est  une  ville  de  province  heureuse^ 
'-  entre  toutes  les  villes  de  province  de  France  1  » 

1838. 


\i>i)nio\. 


Dix-sept  années  se  sont  écoulées  depuis  que  cet  ariiele 
a  été  écrit  et  publié  par  un  journal  de  province.  J'ai  quitté 
Boulogne,  pour  habiter  tour  à  tour  Paris  et  Valenciennes, 
et  dans  ces  deux  résidences  j'ai  revu  souvent  Meyerbeer. 
Il  est  resté  pour  moi  toujours  le  même.  Cette  conduite 
est  assez  rare,  parmi  les  hommes  que  le  succès  et  la  for- 
tune favorisent  ;  je  me  plais  à  l'en  remercier,  et  ressens 
une  vive  reconnaissance  de  l'affection  qu'il  m'a  conservée! 
En  1849,  il  m'a  fait  entendre  son  Prophète,  dont  je  dirais 
que  l'instrumentation  me  semble  trop  bruyante,  si  j'osais 
me  permettre  de  jeter  une  ombre  sur  les  beautés  qui  y 
fourmillent.  —  Je  ne  connais  son  Etoile  du  Nord  que  par 
la  partition  avec  accompagnement  de  piano.  —  Lors  des 
voyages  qu'il  fait  chaque  année  de  Paris  en  Allemagne, 
et  d'Allemagne  à  Paris ,  il  n'oublie  jamais  de  venir  me 
serrer  la  main  à  Valenciennes  où  le  sort  m'a  confiné.  — 
C'est  là  qu'il  m'a  remis  un  exemplaire  de  ses  Quarante 
mélodies ,  véritable  écrin  où  brillent ,  comme  des  pierres 
précieuses,  tant  dépensées  musicales,  revêtues  de  l'har- 
monie la  plus  pure.  Est-il  rien  de  plus  fiais  ,  de  plus 
suave,  de  plus  délicieusement  passionné  que  le  Chant  de 
Mai  ouvrant  ce  (,'harmant  recueil?...  et  le  Moine,  la  Uicor- 
danza ,  Nella .  la  Folle  de  St-Joseph,  le  Poète  mourant  ne 


—   39i   — 

soni  ils  pas  des  petits  chefs-d'œuvre  de  sciuiment  cl  de 
vérilé?...  — Je  dois  le  dire  .  il  me  paraît  iuconcexajjle  que 
cela  ne  se  chante  poinl  dans  tous  les  salons  ,  que  les  pro- 
fesseurs préfèrent  enseigner  à  leurs  élèves  tant  d'airs  à 
roulades,  à  goi'ghetti.  à  gazouillements,  tant  de  romances 
plates,  qu'on  déviait  abandonne)'  aux  orgues  de  Barbarie! 
Ah  I  je  ne  saurais  trop  le  répéter,  en  France  réducaiion 
musicale  est  plus  négligcîe  que  jamais  1  tout  le  monde 
se  mêle  de  lossignolcr,  de  rechercher  de  prétendues 
difficultés  de  gosier,  et  sur  cent  personnes  il  n'y  en  a 
souvent  pas  une  qui  sache  déchiffre)',  file)'  un  son,  et  pro- 
))oncer  les  paroles  avec  netteté,  avec  intelligence. —  Dans 
aucun  temps  ce  passage  que  j'emprunte  à  une  vieille  bi'o- 
chure  de  Grimod  de  la  Heynière,  le  Ilideau  levé,  dont  le 
succès  a  jadis  été  immense  ,  n'a  été  plus  applicable  qu'à 
not)e  siècle  : 

'<  Peut-être  faites  vous  fi  de  ces  airs  d'expression,  de 
«  ces  airsdra)naiiques  qui,  pour  allei'au  cœur,  ne  demau- 
«  dent  ni  trilles  ni  coups  de  gosier,  ni  convulsions  de 
«  mâchoires,  ni  ces  assommantes  gammes  chi-o)natiques 
"  montantes  et  descendantes,  qui  ne  sont  réellement  que 
<■  des  gargarismes  et  des  amorfie.  —  Le  difficile  et  le  iri- 
«  vial  ont  seuls  des  attiails  pour  votre  audace  et  votre 
<-  goût.  Hélas  !  oserais-je  vous  avouer  que  je  suis  de  l'avis 
"  de  l'un  de  nos  poètes  : 

«  En  fait  de  chanl ,  non  rien  n'est  plus  facile 
«  Que  la  difficulté.    » 

"  Au  conliaire  rien  n'est  plus  difficile,  rien  ne  demande 
«  plus  d'art  et  de  soin  que  les  airs  peignant  un  sentiment 
«  profond.  Ils  sont  écrits  avec  peu  de  notes;  il  faut  donc 
«  que  la  voix  donne  à  chacune  de  ces  notes  sa  valeur 


—   395    — 

<•  léello ,  ei  Sun  acceiil  propre.  Ils  iJoivenl  eue  chaulés 
<•  adagio  ou  hv  go,  ei  raccompagnemeiit  en  osl  peu  chargé. 
«  Il  faul  que  l'exécuiiou  en  soii  d'une  pureté  parfaite,  car 
«  la  moindre  faute  devient  sensible  et  détruit  à  la  fois 
<•  l'effet  et  l'hai-nionie.  » 

A  bon  entendeur,  salui  1111 

Au  surplus ,  c'est  avec  joie  que  ,  tous  les  jours  ,  nous 
voyons  les  meilleurs  critiques  s'élever,  depuis  quelque 
temps  ,  contre  les  excès  qui  menacent  l'an  musical  d'une 
ruine  complète.  —  L'un  d'eux  ,  M.  Léon  Gatayes  ,  don*^ 
nous  estimons  le  lali'ulel  le  caiaclère,  écrivait  dernière- 
ment les  lignes  suivantes  ,  que  nous  nous  plaisons  à 
répéter  : 

"  Alors  commença  pour  la  musicpie  une  immense  révo- 
«  lution  ,  qui  ne  s'est  plus  arrêtée.  —  Les  forces  de  l'or- 
<•  chestre  s'accrurent  en  proportion  de  l'importance  que 
«  prenait  son  rôle;  d'autre  part,  ce  rôle  devenant  toujouis 
«  plus  important,  à  mesure  que  ces  foices  s'accroissaient, 
"  nous  en  sommes  arrivés  au  point  effrayant  où  nous 
"  sommes  aujourd'hui.  —  L'art  du  chant  s'en  va,  on  ne 
«  chante  plus  ,  on  crie ,  on  hurle  ;  le  tapage  ,  le  bruit  ont 
«  remplacé  la  sérénité  de  la  mélodie.  —  L'harmonie  mu- 
«  sicale  ,  (c'est  à  dire  le  doux  concert  des  voix  mêlées 
<•  aux  sons  des  instruments)  ;  1  accord  des  divers  timbres 
<■  équilibrés  enir'eux ,  ont  du  céder  la  place  au  bruit 
«  assourdissant  des  triangles,  cymbales,  timbales,  tam- 
•'  bours  el  grosses  caisses,  au  fr-acas  des  cuivres  où 
<•  semble  s'engouffrer  le  souffle  impétueux  des  tempêicsl . . 
'-  ei  c'est  avec  cela  maintenant  qu'on  accom|)agne  les 
'<  voix. —  Les  chanteurs  ont  dii  luitei'  à  force  de  poumons 
"  contre  les  formidables  explosions  de  l'oi chestre  ;  de  là 


—   390   — 

cetlc  d(''[)loiablt'  école  du  cri,  où  doivoiU  disparaître  les 
derniers  vestiges  de  l'art  du  chant,  si  la  l'éaction  n'ar- 
rive ^l\   •> 


(1)  Le  Mousfiuelaire,  n  '  du  5  juin  185j,  arlÎL-le  Causerie  musicale. 


PAGAÎ\Ii\I. 


B  Irritât,  mulcel,  falsis  lerroribus  implet 
»  Ut  niagus B 

(HORAT.). 


i»a<;a\i\i. 


J'ai  connu  assez  particulièrement  Paganini ,  et  je  peux 
affirmer  que,  sous  tous  les  rapports,  il  y  avait  en  lui  l'un 
des  hommes  les  plus  extraordinaires  que  j'aie  rencontrés  ! 
Selon  moi  son  talent  était  si  complet,  si  élevé,  que  jamais 
il  ne  s'en  représentera  de  semblable.  Ce  talent  sublime, 
il  le  devait  autant  au  travail  qu'au  génie  dont  la  nature 
l'avait  doué. 

Je  vais  d'abord  essayer  de  donner  une  idée  de  ce  qui 
constituait  son  individualité  artistique,  et  la  révolution 
qu'il  avait  opérée  dans  le  domaine  du  violinisle.  Ensuite, 
j'esquisserai  sa  physionomie,  comme  homme  pi-ivé,  telle 
qu'elle  m'est  apparue,  en  racontant  quelques  traits  de  son 
caractère  dont  la  bizarrerie,  j'en  ai  la  conviction  ,  n'avait 
rien  de  joué. 

Tout  le  monde  sait  que  le  violon  est,  de  tous  les  instru- 
ments, le  plus  difficile  à  apprendre,  de  manière  à  arriver 
à  une  certaine  habilelé  ,  et  le  plus  insupportable  à  enten- 
dre, lois  même  qu'il  réalise  une  certaine  perfection  pure- 
ment classique.  —  Dans  ce  dernier  cas  il  n'a  point  de 
charme,  l'effet  qu'il  produit  est  uniquement  matériel,  et 
agace,  fatigue  les  nerfs  de  ceux  dont  l'organisation  est 
délicate  ,  en  leur  faisant  constamment  percevoir  la  pré- 
sence de  la  corde  et  du  crin.  —   La  prestidigitation  du 


—   400   — 

doigié  ,  la  souplesse  ei  la  vigueur  de  l'archei ,  la  mesure 
exactement  observée ,  la  justesse  des  sons,  ne  suffisent 
donc  pas  au  violinisie  pour  émouvoir  les  amateurs  d'élite, 
pour  les  transporter  dans  ce  monde  idéal  de  jouissances 
pures,  célestes,  ou  de  terreur  infernale  qu'évoquait  le 
génie  de  Paganini. 

Avant  ce  grand  artiste  Tarlini,  Pugnani,  d'après  la  tra- 
dition, et  Viotti,  que  j'ai  eu  le  bonheur  d'entendre  àCalais 
en  181i,  étaient  les  seuls  qui  eussentfait  oublier  qu'ils  jou- 
aient du  violon. —  Leur  âme  avait  passé  dans  leurs  doigts 
qui,  par  une  communication  électrique  qu'on  ne  saurait 
expliquer,  imprimaient  aux  sons  toutes  les  nuances  des 
passions  et  des  sentiments.  —  Ces  artistes  étaient  loin, 
toutefois,  d'avoir  atteint  le  degré  de  perfection  auquel 
parvint  Paganini  ,  parcequ'ils  n'avaient  point  cherché, 
découvert  les  ressources  immenses  renfermées  dans  le 
violon. —  Ce  dernier  s'est  en  effet  créé  des  moyens  et  une 
puissance  jusqu'alors  inconnus.— Novateur  heureux  ,  il  a 
transformé  l'art  de  telle  sorte  qu'il  semble  l'avoir  refait 
entièrement. 

Je  vais  grouper  quelques  exemples  destinés  à  faire 
mieux  saisir,  et  à  justifier  l'opinion  que  jejiens  d'émettre. 

L'archet  de  Paganini,  placé  dans  une  position  plus  per- 
pendiculaire qu'on  ne  le  place  ordinairement,  avait  une 
franchise  d'attaque  ,  une  hardiesse  ,  un  essor  plein  d'élé- 
gance et  de  grâce. — Jamais  on  n'avait  donné  au  Pizzicato, 
et  au  Slacato  la  force  et  les  applications  qu'il  leur  avait 
données,  même  dans  les  mouvements  les  plus  rapides.— 
Les  sons  harmoniques,  imitations  du  llageolet  qui,  jusqu'à 
lui,  étaient  si  pauvres  d'effet,  il  leur  avait  imprimé  tour  à 


.-   401    _ 

loiii'  une  vigueur,  une  expression,  une  douceur  admira- 
bles! —  L'exécution  à  double  corde  n'était  pour  lui  qu'un 
jeu.  —  Ce  qu'il  y  avait  surtout  de  miraculeux  ,  c'est  que, 
laissant  de  côté  l'orchestre ,  il  exécutait  avec  un  seul 
doigt  un  chant  délicieux  ,  tandis  que  les  autres  doigis  fai- 
saient entendre  un  accompagnement  lent  ou  vif,  formant 
une  harmonie  qui  ne  laissait  rien  à  désirer  et  qui  renfer- 
mait souvent  des  dissonances  très  conjpliquées ,  d'une 
justesse  incontestable.  —  Il  en  était  arrivé  à  ce  point' 
qu'une  seule  corde,  la  quatrième,  lui  suffisait  pour  attein- 
dre à  une  telle  profondeur  d'expression  ,  que  dans  la 
Itiière  de  Moïse,  par  exemple,  il  ravissait  ses  auditeurs, 
et  faisait  couler  les  larmes  des  yeux  des  êtres  les  plus 
insensibles!  ~  Quant  à  la  voix  humaine  ,  n'était-il  point 
parvenu,  par  un  travail  inoui,  à  l'imiter  dans  toutes  ses 
nuances,  à  la  rendre  tendre  ou  sévère,  religieuse  ou  iro- 
nique, terrible  ou  suppliante,  gaie  ou  douloureuse? 
—  Les  accents  de  la  jeune  fille  ,  du  vieillard  ,  de 
i'amant  passionné,  du  prêtre  inspiré,  du  guerrier  volant 
a  la  victoire,  de  tous  les  peisonnages  comiques  des  para- 
des italiennes,  s'échappaient  de  son  jeu  magique  avec  une 
vc'-rité,  un  brio,  une  mélancolie,  une  fierté,  une  amertume 
ayant  quelque  chose  de  surhumain  !  Ceux  qui  l'ont  entendu 
interpréter  les  différents  caractères  du  Caj'nauaî  f/e  Kemsc, 
me  comprendront  cent  fois  mieux  par  les  souvenirs  (|u'ils 
en  ont  gardé  ,  que  par  tout  ce  que  je  viens  de  dire ,  car, 
outre  mon  inhabilité  ,  il  y  a  dans  les  arts  des  merveilles 
(ju'on  ne  saurait  rendre  parla  parole  écrite  ou  parlée.  — 
L'organisation  physique  de  Paganini  venait  encore  en 
aide  à  son  génie  ,  en  lui  offrant  des  ressources  que  nul 
autre  (pie  lui  n'aurait  pu  employer.  Ainsi  ses  clavicules 
étaient  c(infoiin<'<'s  de  façon  à  ce  que  Sun  violon,  surle([uel 


—   402   — 

il  appuyait  alors  avec  toice  le  nienlun  ,  y  leuail  aiiaclié, 
sans  qu'il  fui  obligé  de  le  soulenir  avec  la  maiu  gauche,  ce 
qui  lui  permeiiait  d'en  faire  tout  ce  qu'il  voulait,  en  lui 
donnant  toutes  les  positions  possibles.—  Cette  main  L-lle- 
inême  avait  une  élasticité  ,  une  forme  vraiment  uniques, 
puisque,  sans  nul  effort,  il  arrivait  à  imprimer  à  son  pouce 
la  courbe  la  plus  arquée ,  dans  un  sens  contraire  à  l'arti- 
culation.— Longtemps  on  a  pensé  que  les  doigts  de  Paga- 
nini  étaient  d'une  longueur  énorme  ,  et  à  cet  égard  on  se 
trompait  étrangement. —  D'une  dimension  moyenne  dans 
le  repos,  mais  secs  et  très  effilés,  ils  acquéraient  dans 
l'action  une  extension  que  de  savants  anaiomisles  pour- 
raient seuls  expliquer. 

Je  laisserai  de  côté  une  foule  d'autres  moyens  techni- 
ques trouvés,  inventés  par  Paganini,  et  qui  rendaient  son 
exécution  prodigieuse.  —  Il  me  suffira  de  répéter  ce  que 
les  vrais  connaisseurs  ont  si  justement  dit  de  son  talent  : 
«  Contrairement  à  certains  chanteurs,  qui  font  de  leur 
«  organe  un  instrument,  il  avait  fait  de  «  son  instrument 
«  un  organe,  rendant  pleinement  ses  pensées  musicales.  • 

D'une  laille  un  peu  au-dessus  de  la  moyenne,  excessi- 
vement maigre  ,  Paganini  possédait  une  figure  d'une 
expression  à  la  fois  sardonique  et  fantastique.— Ses  traits 
rappelaient  ceux  du  Dante.  — De  longs  cheveux  noirs  tom- 
bant en  boucles  sur  ses  épaules  ,  ajoutaient  à  feffet  plein 
de  mélancolie  répandu  sur  toute  sa  personne.  Lorsqu'il 
s'animait  ses  yeux  lançaient  des  éclairs  et  il  était  difficile 
de  soutenir  son  regard ,  sans  éprouver  un  certain  senti- 
ment de  malaise  et  d'effroi.  -Incertain  dans  sa  démarche, 
paraissant  prêt  à  succomber  sous  les  atteintes  d'une 
maladie  nerveuse ,  qui  flnit  par  le  conduire  au  tombeau. 


—   403    — 

quand  il  lenaii  son  violon,  et  levait  son  arcliei,  une  révo- 
luiion  subite  s'opérait  en  lui  :  ce  faible  corps  prenait  en  ce 
moment  la  force ,  la  puissance  du  bronze  ,  el  se  dessinait 
dans  sa  pose,  comme  l'Apollon  pyihien. 

Son  esprit  était  fin ,  distingué.  11  connaissait  bien  la 
littérature  de  son  pays  ,  et  en  parlait  en  homme  de  goût 
et  d'érudition.  Dans  un  salon  ses  manières  annonçaient 
la  fréquentation  de  la  bonne  société. — Quanta  son  carac- 
tère, la  bizarrerie  ,  le  caprice  en  formaient  les  bases.  — 
Lorsque  je  fis  sa  connaissance  ,  il  était  déjà  hypocondria- 
que à  un  haut  degré  ,  vivant  sous  l'influence  de  manies, 
résultant,  sans  nul  doute  ,  de  l'affection  nerveuse  qui  le 
dominait.  Poursuivi,  à  diverses  époques  par  la  calomnie,  il 
avait  conservé,  surles  jugements  des  hommes,  un  scepti- 
cisme amer,  que  souvent  il  laissait  éclater  dans  la  conver- 
sation.—  Jeune  il  s'était  livré  aux  passions  les  plus  vives. 
On  m'a  assuré  qu'alors  sa  prodigalité  n'avait  pas  de  bor- 
nes. —  Le  croira-l-on?  à  40  ans  l'avarice  la  plus  sordide 
remplaça  celte  folle  générosité.  —  Je  vais  en  citer  un 
exemple  pouvant  servir  à  l'élude  des  maladies  de  l'esprit 
humain. 

Le  lendemain  d'un  concert  donné  par  lui  dans  la  ville 
que  j'habitais,  et  dont  la  recette  avait  produit  1 0,000  fr., 
il  me  manifesta  le  désir  d'acheter  un  gilet  de  casimir  noir. 
Je  lui  fis  l'offre  de  le  conduire  chez  mon  tailleur  :  — «  Non, 
<•  non,  me  dit-il,  mio  cai^o  advocato,  menez-moi  dans  la 
"  boutique  dnn  fripe  (fripier).  »  —Nous  allâmes  trouver 
un  nommé  Morel ,  unissant  à  l'état  de  fripier,  le  titre  de 
costumier  du  théâtre.  —  Pendant  trois  quarts  d'heure 
Paganini  discuta  avec  ce  marchand  ,  pour  obtenir  une 
diminution  d'un  franc  sur  le  prix  du  gilet  côté  à  10  francs. 


—  404    — 

On  se  ferait  diflîcilemeiU  une  idée  de  lonles  les  ressources 
qu'il  employa ,  afin  de  parvenir  à  ce  but ,  qu'il  ne  put 
atteindre!!...  Ennuyé  de  ce  débat ,  ayant  quelque  chose 
de  souverainement  ridicule  de  la  part  d'un  grand  artiste, 
je  déclarai ,  pour  en  finir,  que  j'allais  solder  la  différence 
entre  la  somme  demandée  et  celle  offerte.  —  Il  se  résigna 
alors  à  satisfaire  le  fripier,  mais  ce  fut  en  faisant  une  gri- 
mace vraiment  diabolique.  Puis  en  sortant  du  magasin, 
il  me  dit  :  «  Vous  n'avez  donc  pas  lu  les  mémoires  du 
'•  signor  Marmontel,  puisque  vous  vous  étonnez  de  ce  que 
'■  je  viens  de  faire?...  —  (On  sait  que  l'auteur  des  Incas 
raconte  dans  ces  mémoires  que  Voltaire  étant  à  Ferney, 
employa  inutilement  devant  lui  toute  son  éloquence  ,  afin 
qu'un  juil'lui  fit  une  remise  de  six  livres,  sur  le  prix  d'un 
couteau  de  chasse).  —  «  J'ai  lu  Marmontel,  lui  répondis- 
'«  je,  et  je  vois  où  vous  voulez  en  venir:  mais  vous  oubliez, 
«  mon  cher  maître  ,  que  V^oltaire  se  faisant  une  question 
••  d'amour-propre  de  remporter  une  victoire  sur  un  juif, 
«  lui  offrit,  en  échange  des  six  livres,  les  compensations 
«-  les  plus  larges ,  les  plus  généreuses,  et  alla  jusqu'au 
«  point  de  lui  promettre,  très  sérieusement,  de  doter  une 
«  de  ses  filles?  Est-ce  ainsi  que  vous  venez  d'agir  envers 
«  ce  pauvre  fripier?,.. 

En  mille  circonstance  Paganini  me  montra  cette  extrê- 
me avarice.  Un  matin  je  le  vis  s'habiller  ;  il  portait  sur  la 
peau  un  gilet  de  flanelle  très  vieux,  et  entièrement  rapiécé 
de  sa  main.  Comme  je  le  plaisantais  sur  cette  étrange 
économie  :  «  Signor  advocato,  me  dit-il,  vous  manquez 
"  de  sentiment  en  ce  point  ;  un  viel  habit,  pour  moi  c'est 
«  un  viel  ami...  je  m'y  attache  ,  et  je  ne  peux  m'en  sépa- 
"  rer!...   » 


—  405    — 

Je  l'avais  adressé  et  fortemeni  recommandé  à  Londres, 
à  un  de  mes  bons  amis  M.  Sniiih,  secrétaire  de  l'amiraulé 
déminant  à  Sommerset  house,  et  qui  le  reçut  avec  les  plus 
grands  égards.  Tons  les  jours  il  refusait  de  prendre  des 
lettres  d'invitation  de  la  haut*?  aristocratie  ,  parcequ'elles 
n'étaient  point  affranchies  ! 

On  m'a  raconté  qu'à  une  époque  où  Berlioz  ,  dont  le 
talent  original  lui  plaisait,  était  peu  favorisé  par  la  for- 
tune, il  lui  envoya  !20,000  francs. — Je  doute  de  ce  trait  de 
générosiié,  mais  il  peut  être  vrai,  car  Paganini  en  était 
arrivé  à  une  telle  bizarrerie  de  caractère,  que  sa  conduite 
offrait  souvent  les  contrastes  les  plus  marqués. 

J'ai  de  lui  des  autographes  d'autant  plus  cnrieux  ,  qu'il 
n'aimait  pas  à  écrire  ,  et  ne  consentait  que  rarement  à 
placer  une  ligne  et  son  nom  sur  les  albums  des  plus 
nobles  ,  des  plus  belles  dames.  Dans  une  de  ses  lettres 
qui  me  sont  restées,  il  m'a  salué  du  litre  excentrique  de 
Figlio  di  vesuvio  nato  à  Boulogne-sur-Mer, 

L'article  qu'on  va  lire  a  été  écrit  à  la  suite  du  premier 
concert  dans  lequel  je  l'ai  entendu.  Il  rend  ,  je  le  crois, 
avec  assez  de  vérité,  l'impression  profonde  ,  fascinatrice 
que  me  causa  son  admirable  talent! 


—   40(i 


NE  SERAIT-CE  QU^UN  SONGE?.. 


Et  je  me  trouvai  transporté  dans  une  salle 

immense  où  plus  de  mille  personnes  étaient  réunies.  — 
La  lumière  que  jettait  un  grand  nombre  de  lustres  sus- 
pendus au  plafond  ,  l'éclat  et  la  diversité  de  la  parure  des 
femmes  donnaient  à  cette  réunion  un  airde  fête.  — Cepen- 
dant au  milieu  du  murmure  des  conversa'.ions,  du  bruit 
des  personnes  cherchant  à  se  rapprocher  d'un  vaste  am- 
philhéàire  placé  au  fond  de  cette  salle,  je  ne  pus  échapper 
à  une  observation  me  paraissant  caractériser  le  sentiment 
qui  occupait  tous  les  esprits.  —  Sur  chaque  physionomie 
je  lisais  tous  les  signes  de  l'attente,  de  l'impatience  et 
d'une  vive  curiosité. — Il  fallait  que  ce  sentiment  fut  porté 
à  un  haut  degré,  puisque  les  accents  énergiques,  enchan- 
teurs de  l'ouverture  (ïObéron,  de  Weber,  qu'un  orchestre 
bien  dirigé  fit  entendre,  n'apportèrent  aucune  distraction 
à  cette  soif  d'avenir  qui  se  peignait  dans  tous  les  yeux.  — 
Cet  avenir  ne  devait  pas  larder  à  se  réaliser  :  tout  à  coup 
il  se  fit  un  grand  silence  ,  et  puis  des  applaudissements 
unanimes  retentirent  de  toutes  parts. — Quel  est  l'élre  qui 
motive  à  son  seul  aspect  ces  bruyants  suffrages?...  Appar- 
tient-il à  la  terre  ,  aux  cieux  ,  à  des  régions  inconnues?... 
Sur  son  front  pâle  est  empreint  le  sceau  du  génie ,  et  des 
longues  et  laborieuses  méditations  ;  son  œil ,  à  moitié 
couvert ,  laisse  échapper,  quand  il  s'ouvre  entièrement, 
des  rayons  de  flamme.  —  Sa  chevelure  noire  et  bouclée 


—   407    — 

oiidoye  d'une  manière  pittoresque  sur  ses  épaules  ;  il  y  a 
à  la  fois  gravité  ,  nonchalance,  fierté,  inccrliiude  dans 
ses  gestes  et  dans  sa  marche.  — Tels  le  Guide  et  Morales 
nous  ont  offert  la  physionomie  noble,  inspirée  et  souffrante 
de  l'homme-dieu  ;  tels  Albert  Durer  et  Salvator  Uosa  ont 
évoqué  sur  le  bois  et  la  toile  ,  animé  de  ce  souffle  qui  n'a 
rien  de  matériel,  ces  figures  qu'on  n'a  point  vues,  rencon- 
trées par  le  monde,  mais  qui  apparaissent  quelquefois  dans 
les  songes  de  celui  auquel  la  nature  a  donné  celte  puis- 
sance créatrice  qu'on  appelé  l'imagination.  Revoyez  en 
effet  les  personnages  cabalistiques  empruntés  aux  légen- 
des du  moyeu-àge  par  le  premier  de  ces  artistes  ,  les 
Magiciens  ,  la  Pythonisse  d'Endor  du  second  ,  et  vous  y 
retrouverez  l'artiste  que  je  cherche  à  peindre. 

V enchanteur  s'arrête,  (car  désormais  c'est  ainsi  qu'il 
faut  le  nommer),  et  accueilli  par  le  plus  profond  silence  il 
lève  avec  force  ,  avec  grâce  la  baguette  magique  dont  sa 
main  est  aimée...  —  Comme  il  soumet  à  son  art  tout  ce 
que  l'harmonie  ,  la  mélodie  puisées  dans  les  accents  des 
passions,  dans  les  effets  de  la  nature  peuvent  produire  de 
plus  doux,  de  plus  terrible,  de  plus  riche  et  de  plus  sim- 
ple!... —  Les  plaintes  de  l'amour  malheureux  ,  les  élans 
de  la  gaieté,  les  cris  du  désespoir;  les  sons  peignant 
l'ineffable  quiétude  d'une  âme  religieuse ,  l'ironie  san- 
glante se  font  entendre  tour  à  tour;  ils  émeuvent ,  atten- 
drissent, transportent  les  auditeurs,  se  demandant  ce  que 
c'est  que  ce  feu  qui,  selon  la  belle  expression  de  Rous- 
seau, brûle  sans  cesse,  et  ne  se  consume  jamais!...  (I). 


(J  ,   Article  (jhùe  musical  du  diclionniiire  do  Roiis^eau. 

2? 


—    4Q8    — 

l*^si-ce  assez  ilc  merveilles?...  Mou,  l'cnchauleur  va 
dérouler  devant  noire  inielligence  d'admiiables  tableaux. 
Nous  sommes  dans  un  riant  bocage  ;  une  double  flûte 
exécute  l'un  de  ces  airs  rappelant  les  combats  de  la  lyre 
et  du  chanl  dans  les  vallées  poétiques  de  la  Grèce  :  quelle 
suavité,  quel  charme!!...  Puis,  tout  à  coup,  les  oiseaux, 
cachés  dans  la  feuillée,  viennent  mêler  leur  ramage  à  ce 
concert  pastoral.  Voilà  bien  les  longues  et  brillantes 
cadences  du  rossignol ,  ses  voluptueuses  appogiatures, 
ses  points  d'orgue  dont  le  désordre  est  si  bien  ordonné, 
qui  sautent  du  grave  à  l'aigu  ,  et  qui  laniùt  vifs  ,  tantôt 
lents,  d'abord  mélancoliques,  puis  remplis  de  joie,  res- 
semblent aux  improvisations  d'un  cœur,  palpitant  sous  le 
poids  du  bonheur  ei  de  l'amour!... 

Mais  l'enchanteur  a  changé  de  forme  ;  il  grandit ,  il  s'é- 
lève !!...  C'est  ce  géant  du  cap  des  Tempêtes  décrit  par  le 
Camoëns  !...  De  sa  puissante  baguette  il  frappe  le  rocher 
et  en  fait  jaillir  des  torrents  d'étincelles.  L'orage  l'épond  à 
cet  appel,  et  de  sourds  mugissements  annoncent  sa  venue. 
Entendez-vous  la  grêle,  la  pluie  tombant  à  flots  pressés?. . . 
La  foudre,  se  brisant  avec  fracas,  et  ces  voix  perçantes 
se  mêlant  à  l'agitation  de  la  mer,  aux  convulsions  de  la 
nature?...  Tout  se  calme  ,  s'apaise  enfin  ,  et  transportés 
sous  un  balcon  d'une  ville  d'Italie  ,  à  la  lueur  incertaine 
de  la  lune,  nous  ennivrantdu  parfum  qu'exhalent  les  frais 
jasmins,  les  lilas  en  fleurs,  nous  écoulons  une  mandoline, 
accompagnant  celte  jolie  canzone  de  Paësiello: 

«   Nel  cor  più  mi  non  sento  1 .  .  .  .    b 


C'est  le  ciel  qui,  comme  dans  nos  grands  opéras,  succède 
à  l'enfer  ;  c'est  le  plaisir,  le  dolce  far  niente  des  bords 
d'Ischia,  dans  le  golfe  de  Naples,  qui  remplacent  le  trouble 


—  4oy  — 

ei  la  peine,  cesl ,  en  un  mol ,  l'un  des  conlrasies  les  plus 
délicieux  qui  pui=senl  exister  !... 

Ne  serail-ce  qu'un  songe?...  Voilà  ce  que  je  me  deman- 
dais en  commeuçani  à  écrire  ces  pages  ;  je  me  le  demande 
encore,  et  cependant  je  ne  peux  douter  que  ces  miracles, 
ces  impressions,  ces  tableaux,  ne  soient  réels,  et  n'aient 
été  produits  que  par  le  talent  de  Nicolo  Paganini  1  ! 

Il  m'a  été  impossible  d'analyser  froidement,  et  en  ter- 
mes techniques  les  efftts  créés  par  un  tel  génie....  Ce  que 
j'ai  senii ,  je  viens  de  l'exprimer,  bien  faiblement  sans 
doute  ;  mais  Paganini  a  eu  la  bonté  de  me  dire  que  j'avais 
saisi  ses  intentions  musicales. 

La  réception  qu'on  lui  a  faite  à  Boulogne  l'a  beaucoup 
flatté.  II  est  parti  pénétré  de  reconnaissance ,  et  empor- 
tant le  désir  de  revoir  la  ville  où  une  nouvelle  couronne 
lui  a  été  décernée.  —  L'ensemble  ,  l'aplomb  de  notre 
orchestre  l'ont  étonné  ,  et  il  en  a  exprimé  sa  satisfaction 
au  chef  de  la  société  phylharmonique,  au  bon  et  zélé  Gode- 
froid  (1). 

Est-il  besoin  de  parler  des  bruits  absurdes,  des  calom- 
nies répandus  sur  ce  grand  artiste?...  Les  journaux  de 
Paris,  et  la  lettre  qu'il  y  a  fait  insérer,  répondent  suffisam- 
ment à  ces  contes  ,  misérables  et  basses  inventions  de 
l'envie  et  de  la  jalousie.  Paganini  subit  la  loi  à  laquelle 
toutes  les  supériorités  intellectuelles  sont  soumises  ,  sur- 
tout dans  la  province  :  c'est  le  tribut  que  la  sottise,  et  la 


(I)   E.ïLcellenl  musicien,  qui  était  le  père  de  Jules  el  de  Félix  Godo- 
froid. 


—   410  — 

malignité  humaines  (onlpayerà  l'cspril  cl  au  génie.  — 
Celle  nécessilé  est  bien  irisie ,  sans  douie ,  mais  elle 
trouve  sa  compensation  dans  la  gloire!  !  —  Au  xip  siècle 
on  eût  fait  un  sorcier  de  l'homme  réunissant  à  un  aussi 
haut  degré  le  talent  de  Texécutant  et  du  compositeur  :  de 
nos  jours  on  en  fait  un  criminel: —  Galilée  expia  dans  les 
cachots  de  l'inquisition  la  découverte  de  son  système  pla- 
nétaire ;  Colomb,   génois  comme   Paganini  ,  découvrit 

l'Amérique  et  fut  persécuté C'est  un  nouveau  monde 

aussi  que  ce  dernier  a  trouvé  sur  son  violon  !  1 . . .  La  pos- 
térité seule  lui  pardonnera  la  révolution  qu'il  a  opérée. 


A  M.  HEUGEL.  DIRECTEUR  DU  MENESTREL. 


JOSEPH  DESSAUER. 

Son  séjour  à  Paris.  —  Les  ballades  et  les  lieder  de  l'Allemagne. 
—  Différence  entre  les  caractères  des  compositions  lyriques  de 
ce  pays,  et  de  celles  italiennes  et  françaises.  —  Les  œuvres  de 
Dessauër.  —  Une  de  ses  mélodies  médite?.  —  Un  vœu. 


JOSKPII    DESSAIKR. 


Je  vous  ai  parlé  sonvenl  ,  mon  dior  ami  ,  de  Joseph 
Dessauër,  el  du  désir  que  j'avais  de  faire  connaître  cei 
artiste  de  talent  et  de  cœur,  aux  abonnés  de  votre  journal. 
—  J'accomplis  aujourd'hui  ce  désir.  —  En  Allemagne,  le 
nom  de  Dessauër  est  placé  à  côie  du  îioni  justement  célè- 
bre de  Schubert.  Ku  France,  où  vingt-six  de  ses  mélodies 
ont  été  publiées  par  Schlesinger,  à  l'exception  d  un  article 
gracieux  et  poétique  de  M.  Henri  Blaze,  qui  parut,  il  y  a 
dix  ans  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  ,  le  silence  s'est 
fait  autour  de  ce  compositeur.  —  La  raison  en  est  toute 
simple  :  il  n'a  point  été  chanté  par  les  rossignols  à  la 
mode  ,  ces  appréciateurs  si  delicais  des  belles  œuvres 
musicales  ,  et  pour  celle  fois  encore  le  dilettantisme  des 
chansonnettes  et  du  (ra  la  la  ont  mis  la  lumière  sous  le 
boisseau.  —  Cependant  tout  ce  que  nous  connaissons  de 
Dessauër,  porte  l'empreinie  du  cachet  le  plus  fin  et  le 
plus  original.  Il  n'imite  personne  ;  il  parcourt  des  sentieis 
inconnus,  cueillant  çà  et  là  mille  fleurs  mystérieuses,  sans 
(pril  y  ait  dans  ses  compositions  l'icn  de  bi/.arre,  de  gro- 
lesquemeni  innové. 

Je  dois  la  connaissance  de  Dessauër,  son  amitié ,  à 
notre  grand  maître  Meyerbccr,  qui  lui  remit  |)Our  moi ,  il 
V  a  quinze  ans  ,  une  carte  de  visite  sur  Inrpiclle  ,  en  deux 


—    Ui    — 

coups  de  trayuu  donnés  d;ms  ia  cour  des  Messageries  de 
la  rue  Monlniartre,  il  me  le  reconimandail  avec  vivacilé. 
—  Le  pauvre  Dessaiiër  quillail  Paris  ,  malade  des  nerfs, 
découragé  du  peu  de  sitccès  des  démarclics  faites  ,  pour 
oblcnir  un  poème  de  nos  seigneurs  les  libretlisles  ,  et 
venait  prendre  les  bains  de  mer  à  Boulogne.  —  Le  lolui- 
bohu  de  la  capitale,  ses  inirigues  tortueuses,  allaient  mal 
à  son  âme  noble,  ardente,  généreuse,  et  à  son  organisa- 
lion  impressionnable.  Je  liouvai  en  lui  l'espiil  le  plus 
cultivé,  le  plus  aimal)le,  joint  à  la  naïveté  d'un  enfant.  Au 
milieu  des  désappointements  qu'il  avait  épi'ouvés  dans  la 
moderne  Babylone  ,  il  se  louait  cepondani  beaucoup  de 
ses  rapports  avec  noire  grand  peintre  Eugène  Delacroix, 
notre  grande  romancière  M™^  George  Saiid,  et  M.  Halévy. 
Ils  lui  avaient  témoigné  de  l'intérêt,  de  l'alTectioii ,  parce 
qu'ils  étaient  dignes  de  le  comprendre.  Que  de  délicieu- 
ses journées  j'ai  passées  alors  avec  luil...  Non  seulement 
Dessauër  est  un  compositeur  hors  ligne,  mais  c'est  encore 
un  pianiste  très-distingué.  —  Doué  d'une  mé-nioire  éton- 
nante, dun  talent  très-remarquable  pour  reproduire  tous 
les  effets  d'une  partition  ,  il  m'a  tour  à  tour  exécuté  les 
plus  beaux  morceaux  des  plus  c(''lebres  opéras,  <'t  clianlé 
en  y  comprenant  les  siennes,  toutes  les  pièces  fugitives, 
qui  ne  cessent  pas  de  charmer  ia  va|)oreuse  cl  faniasticiue 
Allemagne. 

A  ce  pays  d'outre-Rhin,  où  les  imaginations  sont  ten- 
dres ,  vaporeuses  ,  quelquefois  terribles  ;  où  la  foi  vil 
encore  pleine  de  sève  et  de  fraîcheur  dans  les  âmes-,  où 
les  saintes  et  pittoresques  traditions  du  passé  conservent 
leur  antique  puissance  ,  à  l'Allemagne  nous  devons  ce 
genre  de  petits  poèmes  lyriques  que  l'on  appelle  lieder, 
et  que  \ainement  nous  avons  cherché  à  imiter.  — Disons-le 


'   415    — 

fraiichcmeni ,  le  caracièrc  de  iiolic  nalioii  est  en  oppusi- 
lioii  iiiaiiifcsle  avec  ces  inspiraiions  ,  offrant  à  la  fois  un 
mélange  de  mysticisme  et  de  passion  ,  d'ironie  et  de 
naïveté,  de  leireur  et  de  grâce  ,  dont  les  ballades  alle- 
mandes sont  empreintes.  Si  nous  avons  l'exaltaiioii  du 
moment  ,  presque  jamais  nous  n'éprouvons  cet  enthou- 
siasme brûlant  et  [jiofond  si  bien  dépeint  par  M™^  de  Slaë' 
dans  son  beau  livre  sui*  l'Alleniagne. 

Je  n'ai  guère  connu  qu'un  homme  dont  le  génie  eût  pu, 
chez  nous,  s'il  avait  su  faire  des  vers,  lutter,  dans  de  sem- 
blal)les  créations;  avec  Bïirger,  Goëlhe,  Schiller  et  Uhland: 
cet  homme  était  Chateaubriand.  Certes,  son  René  est  une 
admirable  ballade  en  prose  ,  et  son  épisode  de  Velléda 
pour  le  mouvemeni ,  pour  la  chaleur  de  sentiment ,  me 
paraît  fort  au-dessus  de,  ^a  Fiancée  de  Corintke.  On  a 
voulu  plusieurs  fois  faire  passer  dans  notre  langue  les 
chefs-d'œuvre  de  ce  genre  :  mais  que  cela  est  froid  , 
guindé,  auprès  des  poèmes  originaux  1...  Quelles  épreu- 
ves enac(''es  de  dessins  (ailles  dans  l'aii'ain,  avec  la  dclic:a- 
lesse,  la  vigueur  et  le  clair-obscur  magique  des  eaux- 
fories  d'Albert  Durer,  de  Lucas  de  Leyde  et  d'Henri 
Goll7,ius  1... 

A  de  telles  poésies  il  faut  des  lyres  allemandes.— Spon- 
tini,  llfjssini,  BoJcIdieu,  Auber,  sont  de  grands,  aimables 
et  spirituels  compositeurs.  Eh  bien  !  si  ou  leur  eût  donné 
la  ballade  de  Lénore  ,  ou  la  cantilène  de  Mignon  à  mettre 
en  musique,  0!i  eût  constaté  dans  leur  (ouvre  l'absence  de 
la  couleur  locale  ,  et  de  ce  parfum  féerique  suigissant, 
s'exhalani  des  chants  ei  de  l'harmonie  de  Meyerbeer,  de 
Zumsieg,  de  Weber,  de  Schubert  et  de  Dessauër  ;  un 
seid  inaîlie  français,  Uérold  ,  l'aiileui'  <Ie  riUusion  et  do 
Zampa  .  eût  liiomphé  dans  cette  épreuve. 


—    410   — 

Dcssauër,  car  il  faui  en  revei)ii' à  lui,  siijei  principal  do. 
ma  lellre  ,  n'a  d'abord  olé  connu  en  France  que  par  le 
Retour  des  promis  ,  espèce  de  sc'guédille  aiulalouse  que 
la  divine  Malibran  chaulait  à  ravir  !  CVsi  une  jolie  baga- 
telle dont  les  paroles  sont  d'un  homme  de  mérile,  M.  Emile 
Barateau  ,  mais  qui  n'est  ni  allemande  ,  ni  IVançaise  ,  ni 
tout  à  fait  espagnole.  Le  vrai  genre  de  Dessauër  n'est 
pas  là.  Bienlùl  nous  arrivèrent  ses  lieder,  traduits  sous 
le  titre  de  mélodies  ,  et  alors  il  fut  pei'mis  de  juger 
l'originalité  ,  le  charme;  et  la  flexibililc  rêveuse  de  son 
talent.  —  Rien  de  plus  louchant ,  par  exemple,  de  plus 
di'amaiique  que  son  Wasserniann  flliamme  de  l'eau ,  ou 
rondin  IJ  —  Au  milieu  d'une  fête  villageoise,  d'une  danse 
pastorale  ,  un  jeune  étianger  se  présente.  Dans  tout  son 
être  il  y  a  quelque  chose  d'étrange,  de  mystérieux....  il 
invile  une  belle  fille  à  danser  ;  elle  accepte  et  s'élonne  de 
sentir  une  main  humide  et  glacée  s'unissanl  à  sa  main. 
Elle  interroge  l'éiranger  qui  en  lui  répondant  l'entraîne 
avec  rapidité  vers  le  fleuve ,  malgré  ses  plaintes  ,  son 
elTroi,  ses  appels  à  sa  mère,  dont  elle  invoque  le  secours. 
Bientôt  tous  deux  aiieignenl  l'onde  et  disparaissent  dans 

l'abîme —  La  musique  l'etrace  toutes  les  nuances  de 

ce  petit  drame  d'une  manière  admirable....  C'esi d'abord 
une  mélodie  champêtre  ,  pleine  d'une  ineffable  douceui*  ; 
puis,  celle  mélodie  prend  un  caractère  surhumain  quand 
l'ondin  arrive.  11  invite  celte  jeune  lille  à  danser,  et  les 
questions  qu'elle  lui  adresse  ,    les  léjionses  qu'il  lui   l'ait 

excitent  un  seniimen!  d'effroi  vraiment  indicible On 

pressent  la  caïaslrophe  dans  ce  chant  i-écii<'' ,  sombre, 
heurté  ,  paraissant  a|)|)ai'tenii'  aux  habitants  de  l'autre 
monde.  Cependant  le  mouvement  s'accroît  avec  la  marche 
d(!  l'aciion  ;  l'hai'monic  (l(''|)loie  loulcs  ses  richesses  infer- 


—    417    — 

iiales,  (.'l  la  paiivre  jcimc  fillo  csi  ciigloiilie  dans  le  fleuvp, 
en  invoquani  ,  d'un  ion  di'chirani ,  sa  mère  qu'elle  ne 
reverra  plus!...  Un  trémolo  myslérieux  gronde  jusqu'à 
la  fin  du  morceau  qui  a  passé  dans  le  mode  mineur,  et  la 
mélodie  pastorale  de  l'inlroduclion  renaît  et  se  dessine 
dans  ce  mode,  sur  ce  trémolo  funèbre,  comme  un  hymne 
des  runérailles.  —  Le  Wassermanii  ,  quant  au  sujet ,  a 
quelques  rapports  avec  le  Roi  des  aulnes  ;  mais  nous 
n  hésitons  pas  à  le  lui  préférer.  Il  y  a  bien  plus  de  variété, 
de  passion  dans  la  musique  de  Dessauër,  et  cette  petite 
pièce  est  pour  nous  un  chef-d  œuvre  ! 

Les  deux  Cercueils ,  le  Flot  et  l'Enfant ,  la  Marguerite, 
paroles  de  M.  Blaze ,  et,  dans  un  genre  plus  tempéré' 
V Etoile  ,  la  Sérénade ,  le  Fandango,  à  une  fleur,  et  sur- 
tout IWsile,  sont  de  nobles  et  charmantes  compositions. 

Dessauër  m'a  laissé  en  manuscrit  une  ballade,  le  Som- 
meil de  Marie ,  dont  je  lui  avais  fait  les  paroles  ,  cl  que 
notre  amie,  Marie  Dorval  aimait  beaucoup.  Le  chani  de 
celte  ballade  est  adorable  de  pureté  ,  de  mélancolie...  il 
conviendrait  parfaitement  à  la  voix  si  expressive  de  Poul- 
lier.  Quand  vous  voudrez  publier  ce  morceau  ,  tnon  cher 
Heugtl ,  il  vous  sera  adressé  ,  et  l'auteur  des  i)arolcs  en 
fera  hommage  à  l'artiste  qui  chante  si  délicieuscnjeni  l'air 
du  songe  de  la  Muette. 

Qu'il  me  soit  permis,  en  terminant  celte  lettre,  de  foi- 
mer  un  vœu.  Pourcpioi  le  directeur  de  l'Opéra-Comique 
n'enverrail-il  pas  un  joli  poème  à  Dessauër?  Je  suis  per- 
suadé (pie  la  musique  de  co.  dernier  serait  charmante  et 
ajou'.erail  un  nouveau  lleuron  à  la  couronne  d  intelligent 
aduiinistrateui  (m'on  ne  peut  refiist  r  à  M.  Periin. 

Valeiicienni's,  "21  juillet  1853. 


TROIS  ANECDOTES  MUSICALES. 


«  Le  souvenir,  présent  céleste  ! 

a  Reste  des  biens  qu'on  a  perdus » 

Ancien  poète. 


LEStElR.    :il""   DIGAZOIM.   

L]\  CHOEUR  DE  GLICK. 


Dans  sa  première  jeunesse  Lesueur,  pendanl  son 
séjour  chez  M.  de  Champiguy,  son  proiecleur,  passait 
habiluellemeni  une  partie  de  ses  nuiis  au  iravail. — Après 
lui  avoir  fait  de  vaines  remontrances  à  ce  sujet,  M.  de 
Champiguy  finit  par  ordonner  à  ses  domestiques  de  ne 
lui  laisser  que  ce  qu'il  fallait  de  lumière  pour  l'éclairer,  au 
plus  tard  ,  jusqu'à  minuit.—  Lesueur  composait  alors  son 
bel  opéra  de  la  Caverne. 

Un  certain  soir,  le  iravail  dura  plus  qu'à  l'ordinaire. 
C'étîiil  l'hiver  ;  une  heure  du  matin  vint  à  sonner  à 
l'horloge  du  château  ,  ei  la  bougie  s'éteignit  au  moment 
où  Lesueur  commençait  à  écrire  le  plus  long  des  chœurs 
de  voleurs  que  renferme  la  Caverne.  —  Le  plan  de  ce 
morceau  est  dans  sa  tête ,  il  ne  reste  qu'à  le  développer 
sur  le  papier,  et  il  craint  de  l'oublier,  s'il  se  livre  au 

sommeil —  Où  trouver  de  la  lumière  .'....   Tout  le 

moude  repose  ;  toutes  les  portes  sont  fermées.  —  En 
proie  à  l'anxiété  la  plus  vive,  il  jette  les  yeux  sur  le  foyer 
de  sa  cheminée  où  brûlent  encore  deux  tisons  ne  laissant 
plus  échapper  par  intervalles  qu'une  lueur  mourante.  Oh! 
bonheur!...  Lesueur  s'empare  du  soufflet ,  rapproche  les 


deux  précieux  débiis ,  les  ranime,  les  couvre  avec  prc;- 
cautiou  du  bois  qui  lui  reste  ,  e(  parvient  à  faire  un  grand 
feu.  Au  comble  de  la  joie,  il  s'assied  ,  lenaul  son  cahier 
sur  ses  genoux  ..  mais  la  réflexion  de  la  flamme  n'arrive 
pas  jusqu'à  sa  plume.  Que  faire?...  «  Ce  chœur  n'esi  pas 
«  écrit,  dit-il  avec  douleur,  ce  chœur  va  m  échapper!  •> 
Puis  lout-à-coiip,  écartant  sa  chaise ,  il  se  couche  à  plat 
ventre,  et  le  plancher  devient  sa  table.  Oh  1  pour  lors  la 
lumière  inonde  sa  parliiiou  ,  à  laquelle  il  travaille  avec 
une  ardeur  fiévreuse.  Le  temps  s'écoule  ,  et  l'ariiste  ne 
s'en  apperçoit  nullement.  M.  de  Champigny,  qui  avait 
l'habitude  de  se  lever  avant  le  jour,  traverse  la  cour  sur 
laquelle  donnaient  les  fenêtres  de  l'appartement  occupé 
par  Lesueur.  La  flamme  rougealre  qu'il  apperçoit  à  tra- 
vers les  vitres  lui  cause  la  plus  vive  inquiétude.  —  Il  monte, 
accompagné  d'un  domestique  ,    et  ouvre  brusquement  la 

porte —  Soudain,  envoyant  Lesueur  étendu  sni- le 

parquet ,  il  s'écrie  avec  l'accent  de  l'effroi  :  «  —  Est-ce 
qu'il  s'est  trouvé  mal  !...  »  Puis  il  ajoute  ,  en  remarquant 
qu'il  tenait  la  plume  à  la  main  :  «  —  Que  faites-vous  donc 
«  là,  mon  ami?...  »  —  «  Je  fais  Za  Caverne.  ■• 


A  l'époque  ou  j'habitais  Paris,  lorsque  mes  occupations 
me  laissaient  un  moment  de  liberté,  j'assistais  aux  ventes 
assez  nombreuses  d'objets  d'art  qui  ont  lieu  en  hiver.  — 
Le  22  janvier  1848,  je  me  trouvais  à  une  de  ces  ventes, 
rue  des  Jeimeurs,  au  moment  où  deux  vieux  amateurs  se 


—    423    — 

dispulaieiil  une  miniature  de  M™^  Dugazou  ,  peiiile  par 
Siccardi.  —  Le  costume  de  la  célèbre  actrice  ,  était  celui 
que  poriaieni  les  femmes  à  la  mode  vers  la  fin  du  règne 
de  Louis  XVL  —  M""«  Dugazon  devait  avoir  alors  irenie- 
six  ans  ;  et  ce  périrait  était  d'une  ressemblance  parfaite, 
au  dire  fies  deux  enchérisseurs.  —  Je  lavais  connue  âgée 
de  près  de  soixante  ans  ,  et  je  retrouvai  sur  cet  ivoire, 
non  seulement  ses  traits  un  peu  chiffonnés,  mais  encore 
l'expression  de  sa  physionomie  vive ,  gracieuse  ,  et  de  ses 
yeux  pleins  d'intelligence  ,  de  sentiment ,  et  de  feu.  — 
Toutes  ces  qualités  ne  devaient  pas  cependant  conduire 
l'appréciateur  le  plus  fou  à  payer  ce  portrait  six  fois  ce 
qu'il  valait  :  mais  les  deux  amateurs,  mus  peut-être  par  de 
doux  souvenirs,  se  montèrent  la  tète  ;  l'amour  propre  s'en 
mêla  ,  et  le  plus  âgé  d'entre-eux  remporta  une  victoire 
qui  lui  coiîia  780  francs  !  !  1 

Cela  me  rappela  que  dans  les  derniers  jours  de  l'aulomne 
de  181 1,  me  trouvant  un  soir  au  coin  du  foyer  de  M""*  Du- 
gazon avec  Grélry,  je  parlais  de  l'impression  profonde 
qu'elle  avait  laissée  dans  l'àme  de  ceux  l'ayant  vu  jouer 
Nina  ou  la  Folle  par  amour.  <■  —  Je  regrette,  disais-je 
"  alors  à  M""'  Dugazon  ,  de  ne  pas  vous  avoir  aussi  payé 
«.  mon  tribut  de  larmes  et  d'applaudissements  dans  ce 
"  charmant  opéra  de  d'Alayrac  1...  -  Le  moyen  qu'il 
"  en  fut  ainsi ,  ajouiais-je  ,  puisque  je  n'étais  pas  encore 
o  né?...  »  —  Sur  CCS  paroles  elle  se  leva,  et  sortit. 

Quelques  instants  après  un   domestique   apporta 
petit  paravent  qu  il  plaça  de  manière  à  n)asquer  la  porte 
d'entrée  de  l'appartement  ;  puis  il  vint  dire  quelques  mois 
à  l'oreille  de  Grélry. — Je  ne  savais  ce  ipie  tout  cela  signi 
fiait,  lorsque  le  compositeur  de  Ihchard  quitta  son  iau 


~    424   — 

leuil,  alla  se  placer  au  piano,  au-dessus  duquel  se  trouvait 
un  beau  porlraii  de  le  Kain ,  et  fil  entendre  le  prélude  de 
la  délicieuse  romance  : 

c   Quand  le  bien-aimc  reviendra  ! 

Bientôt  je  vis  M'"^  Dugazon  sonir  de  la  coulisse  que  for- 
mait le  paravent.  —  Le  croira-t-on  ?...  cette  femme  alors 
presque  sexagénaire,  apnt  surla  tête  une  perruque  brune 
à  la  Titus  ,  dont  la  taille  était  devenue  massive,  me  fil  au 
bout  de  quelques  minutes  une  telle  illusion  ,  que  je  vis  en 
elle  Nina  à  dix-huit  ans,  folle  d'amour,  adorable  de  grâce, 
de  sensibilité,  et  surtout  de  ce  charme  qui  ne  se  décrit 
pas,  et  que  l'imagination  la  plus  colorée  peut  seule  se 
figurer.  —  Ceci  qr.e  l'accent  ,  le  geste,  la  mobilité  de  la 
physionomie,  toutes  les  nuances  d'une  passion  à  la  fois 
pudique  et  brûlante,  étaient,  dans  celte  actrice  admirable, 
d'une  vérité  sans  égale  !  !  Quand  elle  chanta  : 

«   Mais .  .  .  mais  ! .  . ,  j'écoule  ! .  .  . 
1   Mais. ..  je  regarde  !.. .    » 

l'ardeur,  la  fixité  de  ses  yeux  ,  et  puis ,  après  un  repos 
de  quelques  secondes  ,  ce  cri  déchirant  de  l'espérance 

irompée  : 

«   Hélas  !   hélas  !.  .  . 
«   Le  bien-aimé  ne  revient  pas  ! .  .  .    » 

me  causèrent  un  mal ,  et  un  plaisir  que  je  ne  saurais 
peindre.  —  Je  crois,  qu'excepté  31™"=  Branchu,  jamais 
comédienne  lyrique  n'a  porté  le  talent  à  cette  hauteur. 

Accablé  sous  le  poids  de  l'impression  que  je  venais 
d'éprouver,  ce  fut  à  peine  si  j'entendis  Grétry  me  dire  : 
«  Eh  bien  !  qu'en  pensez-vous  ?. . . — Voilà  comme  de  noire 
«  temps  on  nous  jouait  et  on  nous  chantait  !...  »  — Depuis 
j'ai  revu  Nina  dix  fois  au  théâtre  et  ce  n'était  jamais  ce 


—   4-25   — 

i[uo  31"'*  Dugazon  mavail  lau  voir,  1 1  cnlendie.  —  Une 
seule  femme,  M'"'  Huët,  fille  de  rcxcellcnl  Trial  Lesage, 
avait  quelque  chose  de  sa  devancière  dans  ce  rôle ,  et 
M'=^'^  3Jars,  jouant  Valérie,  m'a  rendu  quelques-uns  de  ses 
accents.  —  Essayez  donc  de  donner  mainlenanl  Nina  à 
rOpéra-Comique?... 


Lorsque  l'impératrice  Maiie- Louise  vint  à  mourir, 
(en  1S48)  ,  il  y  avait  longtemps  que  son  souvenir  s  était 
effacé  du  cœur  et  de  la  mémoire  de  ses  contempo- 
rains ,  et  son  nom  n'apparaîtra  dans  Ihisloire  (lu'à  cause 
de  son  alliance  avec  le  plus  grand  homme  des  temps 
modernes.  —  Sans  esprit,  sans  caractère,  sans  dignilt-, 
celte  femme  a  laissé  de  côté  le  rôle  le  plus  beau  qu'une 
femme  ail  été  appelée  à  jouer  dans  le  monde  !  —  Si,  dans 
le  malheur,  elle  eût  été  d(''vou(;e  au  héros  qui  la  fit  asseoir 
sur  le  irône  ;  si  elle  eut  défendu  ses  droits  auprès  des 
puissances  coalisées  qui  avaient  envahi  la  France;  si  elle 
eut  suivi  sou  époux  captif,  dans  l'exil,  elle  se  serait  hono- 
rée à  jamais  1  on  la  placerait  à  cùié  des  Pauline ,  des 
Éponine  ,  des  Arie.  —  Loin  de  là  ,  sa  conduite  a  encore 
rehaussé  le  dévouement  ,  la  bonK';  de  cette  pauvre  José- 
phine ,  dont  les  facultés  intellectuelles  n'étaient  pas  ("mi- 
ncntes,  mais  qui  possédait  le  sentiment  de  tout  ce  qui 
était  noble,  beau,  et  une  àme  vahmi  inieiix  que  tout  l'es- 
prit du  monde.  —  Un  journal  en  pailant  alors  de  la  moi  i 
de  Marie-F.ouise,  rappelait  l'incendie  qui  se  déclara  chez 
le  princede  Schwai'lzemberg,  lors  des  fêles  du  mariage  de 
la  jeune  ai'chiduchesse  avec  Napoléon  ;  il  faisait  observer 
{(uc  ce  trisîe  événement  rappioché  de  celui  qui  eut  lieu 
lors  de  l'union  de  Louis  XVI  avec  Marie-Aiiloinelte  d'Au- 
triche, avait  inspiré  les  plus  fâcheux  |)ressenlimenls. 


—   4i>G   — 

Il  n'y  mil  pas  que  cei  incendie  qui ,  à  celle  époque, 
m'impressionna  vivemeni.  —  Je  faisais  alors  mon  droii  à 
Paris  ,  et  le  soir  du  mariage  impérial ,  je  me  rendis  au 
concert  qu'on  donnait  aux  Tuileries  ,  dans  le  jardin,  en 
fîice  du  pavillon  de  l'horloge.  —  Au  moment  où  Marie- 
Louise  parut  au  balcon,  l'orcheslre  et  les  chanteurs  firent 
entendre  le  magnifique  chœur  d'Iphigénie  en  Aulide  : 

«   Qwe  d'écldl  ,  que  de  majesté, 
«   Que  de  grâce  ,  que  de  beauté  !  !   » 

à  l'instant  il  me  revint  à  l'esprit  que  le  chevalier  Gluck 
avait  composé  ce  chœur  en  pensant  à  sa  noble  et  belle 
souveraine  ,  et  que  lorsqu'elle  entrait  dans  sa  loge  ,  au 
Giand  Opéra,  on  le  recommençait  toujours,  aux  applau- 
dissemenls  de  louie  la  foule  criant  avec  ivresse  :  Vive  la 
Reine  !  !  Or,  quelques  années  après,  en  face  de  ce  balcon 
des  Tuileries  ,  sur  la  place  Louis  XV,  diie  alors  place  de 
la  Révolution,  la  tête  de  celte  infortunée  princesse,  que 
la  calomnie  poursuit  encore  dans  son  cerceuil ,  tombait 
aux  clameurs  de  joie  féroce ,  de  ces  nivcleurs  préiendant 
donner  le  bonheur  et  la  gloire  à  la  France.  —  Ce  rappro- 
chement entre  Marie-Antoinette,  et  sa  nièce  Marie-Louise 
me  causa  un  douloureux  effroi  I  je  ne  fus  pas  le  maître 
de  chasser  de  ma  pensée  l'idée  d'un  avenir  on  ne  saurait 
plus  sombre  pour  la  jeune  épouse  de  Napoléon.  —  Avoir 
choisi  ce  morceau  en  pareille  circonstance,  ah!  c'était 
plus  que  de  la  maladresse!...  —  Quant  à  Marie-Louise  il 
est  vrai  de  dire  que  bien  certainement  elle  ignorait  l'anec- 
dote se  rattachant  au  chœur  de  Gluck  ;  mais  plusieurs  des 
auditeurs  assistant  à  ce  concert,  firent  la  même  remartjue 
que  moi. 

Les  événements  de  1814  se  chaigèreni  de  justifier,  en 
partie,  nos  presscniiments. 


HOMMES  DE  LETTRES. 

SAVANTS. 
ARTISTES  DRAMATIQUES. 

MÉLANGES. 


NOTICE 

BIOGRAPHIQUE  ET  LlTïÉUAIRE 

SUR 

JÉHAX  MOLIiXET. 


l'écho  de  la  forôt 

Répèle  avec  orgueil  le  nom  do  MoUiiel. 

(Epilrc  sur  le  Mont-Hulin  ,  par  le 
baron  d'Ordre). 


NOTICE 

BIOGRAPHIQUE    ET    LITTÉRAIRE 

SIR 

JKHAIV    AIOLL"^KT. 


Voici  Liicoi  0  un  de  ces  iiumnies  que,  par  une  négligence 
dirticile  a  concevoir,  les  boulonnais  en  général  oui  laissé 
dans  l'oubli  le  plus  profond.  —  D'autres  parties  de  la  Fiance 
nous  l'ont  envié;  elles  ont  cherché  à  s'approprier  le  l'ail  de 
sa  naissance,  à  en  tirer  honneur  et  vanilé  :  Rendons  enfin 
à  notre  pays  ce  qui  lui  appartient,  en  dissipant  les  doutes 
(|u'on  a  élevés  sur  le  lieu  où  Jehan  Molinel  a  reçu  le  jour, 
et  en  le  faisant  connaître  plus  complètement  qu'on  ne  l'a 
l'ait  jusqu'à  présent. 

C'est  à  Desvres  (anciennen:ent  Désuresnes),  petite  ville 
située  à  quatre|lieues  de  Houlogne-sur-Mer,  que  naquit, 
vers  la  moitié  du  xv*-"  siècle,  l'honinie  distingué  dont  nous 
nous  occupons.— Aucuns  détails  particuliers  ne  nous  sont 
restés  sur  sa  famille,  et  sur  les  piemières  années  de  sa  vie 
Il  y  a  toutefois  lieu  de  penser  que  ses  parents  apparte- 
naient à  la  haute  bourgeoisie,  peut-être  même  à  la  noblesse, 
et  qu'ils  avaient  de  la  fortune.  En  effc  t,  ils  le  firent  étudier 
à  l'Université  de  Paris,  et  la  tradition  écrite  nous  apprend 
que  le  15  septembre  165(5,  on  vil  figurer,  dans  l'assemblée 
de  la  noblesse  du  Boulonnais,  un  sieur  de  Molinel.  —  .\u 
surplus,  entre  Desvres  et  Samer,  il  existe  un  hameau  du 


—    Î32   — 

nom  de  nuire  poète ,  qui  avail  litre  tle  lief  avaiil  la  Révo- 
liHloii ,  cl  donl  !e  seigneui'  était  alors  le  baron  dn  Blaisel. 

Au  sortir  de  ses  éludes  ,  Molinel  se  maria  el  vinl  s'éta- 
blir à  Valenciennes  ,  où  il  passa  une  partie  considérable 
de  son  exisîence,  el  qu'il  se  plaisait  à  appeler  dans  ses 
ouvrages  le  val  doux  et  fleuri ,  le  val  des  amours .  vallis 
amorum.  —  Un  fils  du  nom  d'Augustin  ,  qui  devint  cha- 
noine de  Condé,  dans  le  Hainaul,  fui  le  seul  fruit  de  l'union 
qu'il  avail  conlraclée.  — Ayant  perdu  sa  femme,  la  douleur 
qu'il  ressentit ,  ses  principes  religieux  le  porlèrenl  à  em- 
brasser l'éiat  ecclésiaslique,  el  il  obtint  un  canonicai  dans 
l'église  collégiale  de  sa  ville  d'adoption. 

Molinel  avait  toujours  eu  du  goût  pour  les  lettres  :  il 
s'éiail  attaché  a  une  confrérie  célèbre  ,  le  Puij  de  Rhéto- 
rique, existant  depuis  un  grand  nombi'e  d'années  à  Valen- 
ciennes.— A  ceiie  époque,  le  flambeau  des  arts  et  de  la 
poésie  commençait  à  jeier  ses  rayons  éclaianis  sur  celte 
belle  Flandre,  où  régnait  la  maison  de  Bourgogne.  Des 
académies  étaient  établies  dans  plusieurs  villes;  des  luttes 
avaient  lieu  entre  les  poètes.  Les  plus  habiles  recevaient 
des  couronnes  au  milieu  de  fêles  splendides  ,  el  les  anna- 
listes nous  onl  conservé  plusieurs  pièces  ayant  obtenu  le 
prix  du  bien  dire  et  du  gaï  savoir  dans  ces  solennités.  — 
C'est ,  sans  nul  douie,  au  sein  de  la  confrérie  du  Puij  de 
Rhétorique  que  se  développa  le  goût  de  Molinel  pour  la 
versification. 

Georges  Chasiclain  ,  aujoui'à'hui  furî  peu  connu  ,  jouis- 
sait alors  d'une  grande  renommée  ,  comme  chroniqueur, 
orateur  et  poète.  Céiaii ,  jusqu'à  un  certain  point  ,  1(> 
Froissari  de  répocjne  ,  quoiqu'il  n'y  ail ,  en  fait  de  talent, 


—  433   — 

aucune  comparaison  à  élablir  eiiirc  lui  ol  hoii  illuslre 
devancifT.  —  MoHriet  le  prit  pour  modèle  ,  devint  son 
disciple  et  son  ami  très  alTeciionné.  —  Cliastclain  étant 
mort  en  147i  ,  il  salliciia  ,  ainsi  qu'il  le  dit  dans  ses 
Mémoires,  de  son  très  redouté  prince ,  et  le  dépria  en  toute 
humilité,  qu'il  lui  plut  lui  donner  licence  de  parachever  ce 
que  son  maître  avait  commencé.  Il  s'agit  ici  de  l'œuvre 
ayant  pour  titi-e  :  Recollection  des  merveilles  advenues  en 
notre  temps.  — La  requête  de  Molinet  eut  un  plein  succès, 
et  il  devint  indiciaire  ou  historiographe  de  la  maison  de 
Bourgogne.  —  Depuis,  Marguciiie  d'Autriche,  gouver- 
nante des  Pays-Bas  ,  le  nomma  son  bibliothécaire.  —Celle 
princesse  aussi  remarquable  par  sa  haute  raison  que  par 
la  vivacité  de  son  esprii ,  cultivait  elle-même  la  poésie,  et 
avait  une  rsiime  touie  j)articnlière  pour  les  lalcsils  el  le 
caractère  de  Molinei. 

A  la  mort  de  Charles-le-Tciméraire,  des  calamii(''s  sans 
nombre,  occasionnées  pai-  la  guerre  ,  la  révolte  et  la  tra- 
hison ,  vinrent  fondre  sur  la  Belgique.  3Iolinct  eut  gran- 
dement à  souffrir  dans  ces  temps  de  désastres,  de  luines, 
et  c'est  ce  dont  on  ne  saurait  douter  en  lisant  ce  passage 
de  son  Temple  de  Mars,  au  livre  de  ses  faicts  et  dits  : 

Pour  co  que  su«rre  m'a  iiuvré  , 
El  que  Mars  me  iravaiUe  el  blesse  , 
Sans  avoir  mon  bien  recouvré 
J'ai  peint  son  temple 

Dans  La  Hessource  du  petit  Peuple,  dialogue  en  vers  et 
en  prose  sur  la  misère  du  petit  peuple ,  il  a  peint  avec 
autant  de  naïveté  que  de  force  le  spectacle  naviani  que 
lui  offraient  les  infortunes  de  la  classe  inOMieure  de  la 
sociélT'. 


—  43i   — 

11  lui  (''Iruiie/uciil  Ik':  avec  le  j)oéte  (aiillaume  Grelin, 
et  les  coinposileiirs,  alors  célèbres,  Aiiioine  Buqiiois  ei 
Louis  Compère.  Lui-même  étaii  excellent  musicien.  — 
Faisons  observer,  en  passani ,  que  Desvres ,  où  naquit 
Molinet ,  esi  la  partie  du  Boulonnais  qui  a  produit ,  à 
diverses  époques  ,  le  plus  d'organisations  vraiment  musi- 
cales, car  Monsigny,  le  fondaleur  de  l'opéra-comique  en 
France  ,  et  Albert  Bonnel  ,  l'émule  de  Lays  ,  sur  noire 
première  scène  lyrique  ,  étaient  originaires  de  celle  petite 
ville.  —  Est-ce  au  hasard  ,  ou  à  l'influence  des  beaux  siles 
avoisinanl  ce  lieu  ,  à  son  air  pur,  qu'il  faut  attribuer  celle 
particularité?  L'examen  de  celle  question  à  la  fois  philo- 
sophique et  physiologique  nous  entraînerait  trop  loin  : 
nous  laissons  à  de  plus  habiles  le  soin  de  la  résoudre. 

Molinel  eut  pour  élève  Jean  Lemaire  ,  son  parent ,  qui 
depuis  donna  des  leçons  de  versificalion  à  Clément  3Iarot. 
—  C'est  de  ce  Jean  Lemaire ,  successeur  de  Molinet ,  en 
qualité  de  bibliothécaire  auprès  de  Maiguerile,  que  l'abbé 
de  Saini-Chéron  a  dit  : 

De  Moulinet ,  Je  Jean  I.emaire  el  George 
Ceux  du  Hainaut  chantent  à  pleine  gorge. 

On  ii'ouve  un  témoignage  aussi  vif  que  louchant  de  la 
reconnaissance  de  Lemaire  envers  son  vieux  maîlie  ,  dans 
ces  paroles  .  «  Je ,  très  incognu  disciple ,  el  loingiain 
«  imitateur,  désirerais  suivre  les  vestiges  de  monseigneur 
<  el  indiciaire  archiducal ,  maître  Jehan  Moulinet ,  mon 
<■  précepteur  el  parenl.   ■> 

N(ai-e  auicui'  mourut  en  loOT,  à  Valeiiciennes,  dans  un 
âge  fort  avancé.    Sou  corps  reçut  la  sépulture  en  l'église 


—    i3j   — 

collégiale  de  la  Salle-le-Comle ,  à  peu  de  distance  de  la 
lombe  de  George  Chaslelain  qu'il  avait  laui  aimé,  et  tant 
admiré!...  —  Marguerite  fil  graver  celte  épiiaphe  sur  la 
pierre  qui  le  recouviait  : 

Me  Molinel  peperit  Divernia  Bononiensis  , 
F'arisius  ducuil ,  aluil  quoque  vallis  amorum  , 
Et  quamvis  tnagna  fueril  mea  fama  per  orbem  , 
Hsec  milii,  pro  cunclis  fruclibus  ,  aula  fuil  (1). 


(1)  Oa  lit  dans  l'Hisloire  ecclésiaslique  de  laville  el  comté  deValeu- 
ciennes  ,  manuscril  de  Simon  Leboucq  ,  que  M.  A.  Prignet  a  publié 
en  un  beau  volume  iu-4°,  avec  nolice  par  M. A.  Dinaux,  el  enrichi  de 
planches  :  «  Au  même  lieu  (l'église  Salle-le-Comle)  est  aussi  ensi - 
«  puUuré  le  disciple  de  George  Chaslelain,  Jean  Molinel,  boionois  lie 
«  nation.et  chanoine  de  la  dicte  église  de  la  Salle,  de  son  vivant  grand 
«  poète  el  historiographe  de  la  maison  de  Bouigogne  el  de  celle 
«  d'Auslrice. — 11  composa  quantité  de  vers  facétieux,  desquels  partie 
a  ont  été  imprimésà  Paris  l'an  1537. —  D'abondant  il  escrivil  les  his- 
«  loires  de  son  temps,  commenceant  icelies  en  l'an  1474,  el  fluant  au 
a  trépas  du  roi  don  Philippe  de  Castille  ,  qui  fut  l'an  1506.  —  Il  alla 
«  de  vie  à  trespas  l'an  suivant  qui  esloil  l'an  1507,  el  fut  enterré  en 
«   la  dicte  église  où  lui  fut  dresché  celte  ôpitaphc  : 

—   a  Me  Molinel  peperit  elc 

a    —  Dis-moi  qui  gisl  icy,  sans  que  point  lu  m'abuses  !.  .  . 

—  Cy  gisl  l'ami  privé  d'Apolio  el  des  Muses. 

—  Quelz  choses  avecq  lui  sont  mortes  el  laeries? 

—  Dicls  subtils  ,  savoureux  ,  jeux,  ris  el  facéties. 

—  Qui  est-ce  qui  pour  lui  de  plorer  continue  ? 

—  C'est  rélhorique  en  chef  qui  fort  s'en  diminue. 

—  Est-ce  doncques  celuy  tant  cognu  ,  Molinel? 

—  C'est  iiii  seul  qui  moulait  doux  mots  en  moulin  net. 

—  Mais  qui  fut  l'homme  heureux  qui  tant  lui  en  apprit  ? 

—  Des  cieux  vint  1  iuflucnce  en  son  sublime  esprit. 

—  N'eul-il  nul  précepteur,  Grebaii  ou  maistro  Alain  ? 

—  Son  maislre  qui  cy  gist  fut  Georges  Châtelain. 


—   43G   — 

Cette  épiîaplie  e:jl  uiil'  iniilalion  assez  licuicusc  de 
Tinscription  qui  se  Irouvail  sur  le  monumciil  funéraire  de 
Virgile,  à  Pouzzole  ,  en  ce  (pie  dans  quatre  vers  on  a 
résumé  la  vie  de  Molincl  depuis  sa  naissance  jusqu'à  sa 
mort. 

Longtemps  on  a  vainement  rechcrciié  le  portrait  de  cet 
homme  distingué.— Mou  digne  ami  Jean-Baptiste  Soulié, 
l'un  des  conservateurs  de  la  bibliothèque  de  l'Arsenal  qui,  à 
plusieurs  reprises,  a  formé  des  collections  très  complètes 
des  illustres  français,  m'a  dit  n'avoir  jamais  rencontré  de 


—  L"ensuivit-il  de  près  ,  esl-il  pair  ou  s'il  passe  ? 

—  Tous  deux  on  peut  noler  on  règle  et  eu  espace. 

—  Mais  à  qui  comparer  les  peul-on  saus  mespris  ? 

—  L'un  pour  Virgile  el  l'autre  est  pour  Ovide  pris. 

—  L'un  doncques  fut  plus  grave  el  l'autre  plus  facile? 

—  Plus  tiumain  fut  Ovide  ,  et  plus  divin  Virgile. 

—  0  vous  deux  bienheureux  qui  tels  lilres  méritent  ! 

—  Leurs  engins ,  leurs  vertus  de  gliore  les  héritent. 

—  Qui  pourra  plus  jamais  a-tel  los  par  atteindre? 

—  Nul  luy  qui  sçachont  plume  on  nuir  atramenl  teindre. 

—  Combien  donc  a  perdu  la  langue  gullicano  ? 

—  Par  leur  mort  elle  est  mise  en  basse  barbacane. 

—  En  quels  temps,  soubs  quels  roys  furent-ils  florissants  ? 
■ —  Va  lire  leurs  labeurs  partout  resplendissants. 

—  Pourquoi  se  dirent-Us  wdictaircs  ,  lors? 

—  Pour  ce  qu'ils  ont  moustré  d'histoires  les  trésors. 

—  Las ,  que  peu  do  gens  sont  qu'on  sçache  avoir  vescu  : 

—  Ceux-cy  font  les  gens  vivre  ,  el  la  mort  onl  vaincu. 

—  Comment  a  nom  le  lieu  que  tels  gens  a  nourri  ? 

—  Valentienne  ,  val  doux  ,  val  insigne  et  floury. 

—  Où  sont  leurs  monuments  ,  cl  précieux  tombeaux  ? 

—  En  la  bouche  dos  bons  ,  el  en  leurs  escrils  beaux. 

0  Dieu  ,  combien  vaut  mieux  tels  tombeaux  que  du  cuivre  , 
D'autant  que  plume  voie  ;  où  métal  ne  peut  suivre. 

Page  47. 


—    Kî? 

gravures,  dossiiis  vi\  lableaux.  rcproduisaui  les  ii ails  dé 
Molinet.  —  Aussi  ful-ce  avec  un  vil'  souiimcnl  do  plaisir 
que ,  dans  le  mois  d  octobre  1840,  lors  du  voyage  qu'il  fit 
à  Boulogne,  il  vil  le  peiil  porlrail  bien  aulhcnlique,  que 
renferme  le  musée  de  celle  ville.— Ce  porlrail ,  ([ue  nous 
devons  à  rainiable  d  ci  ikiii  Voisin  .  biblioihécaire  de  la 
ville  de  Gand,  enlevé  si  jeuue  encore  aux  leiires  et  à 
l'amilié  ,  porte  daie  et  inscripliou.  —  Il  a  été  copié  sur  un 
original  peint  dans  les  dernières  années  de  l'existence  de 
Molinet  et  découvert  dans  le  cabinet  d'un  amateur  Belge. 
—  Mon  fds  en  fit  une  seconde  copie  qu'il  olïrit  à  Soulié, 
et  qui ,  depuis  la  mort  de  ce  dernier,  est  dans  la  belle 
collectiondeportraiis  du  musée  de  Versailles.  — La  physio- 
nomie du  poète-chroniqueur  est  empreinte  de  finesse  ,  de 
naïveté  ;  des  i  ides  profondes  sillonnant  son  front  et  ses 
joues  indiquent  la  maigreur  1 1  la  vieillesse.  Son  buste  fait 
présumer  qu'il  éiaii  d'une  laille  moyenne. 

Eu  commençant  celle  notice,  j'ai  dit  qu'on  avait  cherché 
à  nous  enlever  3îolinet .  en  plaçant  son  lieu  de  naissance 
ailleurs  que  dans  le  Boulonnais.  En  clïei ,  Lacroix  du 
Maine,  l'historien  de  Poligni ,  Chevalier,  et  M.  Auguis 
l'ont  fait  naître  à  Valenciennes. —  C'est  une  grave  erreur, 
complètement  repoussée  parla  tradition  et l'épiiaphe  citée 
plus  haut.  Aussi  les  meilleures  biographies ,  et  beaucoup 
d'auteurs  accrédités,  ont-ils,  en  dernier  lien ,  donné  le 
démenti  le  plus  formel  à  l'assertion  des  critiques  peu  soi- 
gneux que  je  viens  de  rappeler. 

Je  dois  maintenant  essayer  de  faire  connaître  Molinet, 
sous  le  rapport  des  écrits  qu  il  a  laissés,  et  des  services 
rendus  par  lui  à  la  liiiéralure  et  à  Ihisioire  de  notre  pays. 
Il  fiit  à  la  fois  poète  ol  chrouiqueui'.  Le  grand  nond>re  de 


—  438   — 

pages  sorties  de  sa  plume  pioiive  son  apiiiude  au  iiavail 
el  son  élonnanle  facililé.  —  Je  lermincrai  par  la  lisie  de 
ses  ouvrages  imprimés. 

A  l'époque  où  il  composa  ses  poésies  el  ses  mémoires, 
la  langue  française,  qui  s'était  formée  avec  tant  de  lenteur, 
se  sentait  encore  de  ces  idiomes  barbares,  mêlés  avec  la 
langue  latine  qui ,  à  son  aurore,  en  faisait  le  plus  fléies- 
lable  de  tous  les  jargons. —Il  y  avait  du  celtique  ou  gau- 
lois, du  tudesque  ou  franc,  et  du  latin  mutilé  dans  cette 
langue  dite  romane  ou  romance  ,  véritable  cahos  d'où 
devait  sortir  un  jour  la  poésie  de  Racine ,  la  prose  de 
Pascal  el  de  Fénélon.  —  Le  goût  marchait  de  pair  avec  le 
langage,  hérissé  de  consonnes  finales,  de  sons  nazillaids, 
et  de  monosyllabes  insonores ,  c'est-à-dire  que  les  plus 
misérables  jeux  de  mots  ,  les  images  les  plus  bizarres 
étaient  employés  par  les  écrivains.  Qui  croirait  que  cela 
contribuait  surtout  à  leur  valoir  les  applaudissements 
d'une  nation  devenue  depuis  la  plus  polie  de  l'Europe,  si 
de  nos  jours  quelques  novateurs,  enrôlés  sous  la  bannière 
dite  romantique  ,  n'avaient  pas,  en  ressucitani  ce  galiuja- 
thias,  obtenu  les  mêmes  succès  !  —  Eu  un  mol  la  renais- 
sance des  lettres  s'avançait,  mais  elle  n'était  pas  arrivée. 
—  C'est  à  ce  point  de  vue  impartial  qu'il  faut  se  placer 
pour  apprécier  le  talent  el  les  productions  de  Molinel. 
Certes  sa  prose  n'a  pas  le  naturel  de  la  piose  du  bon 
Joinville  ;  ses  vers  n'ont  pas  la  délicatesse  des  vers  de 
Thibaud,  comte  de  Champagne,  el  du  Châtelain  de  Couci, 
mais  il  n'en  est  pas  moins  un  des  auteurs  les  plus  clairs, 
les  plus  châtiés ,  les  plus  raisonnables  de  son  temps. 

Quelques  cilaiions  vont  venir  en  aide  à  l'opinion  que 
j'ai  conçue  de  lui. 


—  4:w  — 

Dans  les  faicts  et  dits  de  Molinel ,  il  y  a  des  pièces  de 
divers  genres  ,  el  sur  loule  espèce  de  siijeis.  —  En  >oici 
une,  ayanlpour  liire  rArnow  satisfait ,  qui  ne  manque  ni 
d'Iiainionie,  ni  de  grâce  : 

Amour  me  fisl  son  Bachelier, 
Et  me  donna  joyeux  espoir, 
Gracieuseté,  bien  celier, 
Courtoisie  ,  et  force  et  pouvoir. 
Loyauté,  sens,  santé,  avoir, 
Liesse  ,  et  ceux  de  sa  bannière  , 
Pour  amoureuse  dame  avoir, 
Génie  de  corps  el  de  manière. 

C'est  un  chef-d'œuvre  de  beauté  , 
Un  triomphe  de  noble  arroy, 
Sa  prudence  et  naïveté 
Vaknl  l'avoir  d'un  petit  roy  ; 
Ravi  suis  quand  je  l'apperçoy  ! 
Tout  œil  amoureux  qui  l'advise 
Rit  de  joie  el  chante  à  par  soy  ; 
J'ai  prins  amour  à  ma  devise. 

Sun  oraison  à  la  Vierge,  cominent^-anl  par  ces  vers  : 

Le  temps  passé  ne  peut  plus  revenir, 
Auquel  estais  en  fleur  de  ma  jeunesse, 
Débile  suis  ,  elc 

csl ,  en  beaucoup  d'endroils  ,  digne  des  meilleurs  poêles 
de  la  renaissance  ,  et  bien  préférable  au  jargon  grœco 
romain  de  terlaines  poésies  de  Uonsard. 

Dans  un  aiilre  genre  ,  il  y  a  sans  doule  de  ralTeclalion, 
mais  aussi  de  la  vigueur  el  de  la  verve  ,  en  ce  passage  de 
la  description  du  temple  de  Mai  s  : 

29 


—    4iO    — 

Lu  clianl  de  ce  temple  est  alaniio, 
La  cloche  une  grosse  bombarde  , 
L'eau  betioiste  est  sang  et  larme  , 
L'aspergés  un  bout  de  guisarme  : 
Les  chapes  sont  harnois  et  bardes, 
Les  processions  avant-gardes  , 
El  l'encens  poudre  de  canon  : 
A  tel  saint  telle  offre  et  tel  don  ! .  .  . 

Eu  un  mol ,  Moliuel  n'est  pas  un  grand  poêle ,  mais  il  a 
souvenl  du  Irail ,  de  l'aisance  dans  le  mouvement  de  la 
phrase.  Ses  mois  sont  liés  aveo  une  curreclion  rare  de 
sou  lemps.  —  II  a  d'ailleurs  conlribué  puissamment  à 
amener  la  pureté  du  siyle  poétique  ,  quant  aux  règles. - 
Dans  le  petit  traictié ,  à  binstrwÀion  de  ceux  qui  veulent 
apprendre  Varl  de  réthorique,  c'est  lui  qui,  le  premier,  a 
établi  la  disiinciion  entre  les  rimes  imparfailes  ou  fémi- 
nines, et  les  l'iines  parfaites  ou  masculines.  —  C'est  dans 
cet  ouvrage  aussi  qu'il  a  fait  une  loi  très  rigoureuse  de 
l'élision  de  l'E  devant  une  voyelle.  —On  a  encore  remarqué 
avec  raison  qu'il  soignait  ses  rimes  ,  et  qu'il  renfermait 
avec  bonheur,  dans  la  mesure  du  vers  ,  une  foule  de  pro- 
verbes dont  la  conservation  intéresse  à  un  haut  degré 
l'hisloiie  de  la  langue  française. 

Comme  chroniqueur  ou  historien  ,  attaché  à  la  maison 
de  Bourgogne,  Molinet  nous  a  transmis  un  giand  nombre 
de  faits,  compris  dans  une  très  longue  période  de  lemps. 
—  Son  siècle  offrait  le  spectacle  des  scènes  les  plus  dra- 
matiques ,  les  caractères  les  plus  étranges  et  les  mieux 
colorés ,  enfui  les  événements  les  plus  féconds  en  dénoue- 
menls  extraordinaires.— Époque  de  crise  et  de  révolution 
sociale,  ce  siècle  assis'ait  à  la  découverte  de  l'imprimerie, 
et  la  réformation  avc<;  Luther,  les  sciences  et  la  philoso- 


—  441    — 

pilie  avec  Bacon  ,  allaieiu  bicnlôl  remuer  le  monde  ,  et 
donner  une  phase  loule  nouvelle  à  la  politique,  aux  idées 
religieuses,  aux  mœurs  et  aux  ans.  —  Il  faut  l'avouer, 
Molinet  ne  s'esi  pas  mis  à  la  hauteur  d'iine  telle  situation. 
Les  choses  et  les  hommes ,  il  ne  les  explique  point ,  il  ne 
recherche  pas  les  causes  des  évènemenis.  —  Il  se  borne  à 
narrer  sans  jamais  commenter.  —  Cette  manière  d'écrire 
Thisloire  est  loin  d'avoir  le  mériie  de  celle  employée  de 
nos  jours  ;  mais  elle  pré&enic  cependant  des  avaniages 
qui  ne  sont  pointa  dédaigner.— Trop  souvent  maintenant 
l'hisiorieu  impose  à  ses  lecteurs  son  opinion  ,  presque 
toujours  empreinte  de  ses  passions ,  et  de  ses  principes 
politiques,  —  il  décerne  l'éloge  ou  le  blâme,  la  gloire  ou 
la  honte,  aux  faits  ou  aux  personnages  dont  il  parle, 
suivant  qu'ils  se  rapprochent  ou  s'éloignent  plus  ou  moins 
de  ses  affections  ou  de  ses  antipathies.  —  Molinet,  lui, 
raconte  ,  sans  condamner,  sans  approuver,  peignant  les 
faits  et  la  vie  humaine  tels  qu'ils  sont,  et  laissant  à  ceux 
qui  le  lisent  le  soin  d'en  tirer  des  conclusions  morales. 

Son  style  a  beaucoup  des  défauts  de  son  temps,  et  les 
latinismes,  les  apostrophes,  les  phœbiis,  les  compai'ai  - 
sons  ridicules,  outrées,  s'y  renconlient  fréquemment.  — 
Toutefois,  il  y  a  dans  ses  chroniques  des  morceaux  reniplis 
de  chaleur,  de  naturel,  et  qu'Amyot  et  Montaigne,  venus 
après  lui,  n'eussent  certainement  pas  désavoués.  —  Telle 
est  la  harangue  de  l'archiduc  Maximilien,  avant  la  bataille 
d'Esguinegatie  :  "  Réjouissez-vous,  mes  enfants,  dii-il  à 
*  ses  chevaliers,  i('jouissez-vous  de  bon  cœur!...  Voici  la 
"  journée  vpiiue  que  long-temps  avons  désirée!...  Nous 
«<  avons  les  Français  en  baibe,  (jui  tant  de  fois  ont  couru 
«  sur  nos  champs,  destruicl  vos  biens,  bruslé  vos  hostels, 
"  trav.iillé  vos  corps.  —  Employez  vos  sens  et  toutes  vos 


—   442     — 

"  ruict'S  ;  il  est  iHiiie,  mes  beaux  enruiils,  il  esi  lieiire  de 

<■  hesongiu'i".   —   Noire  (juerelle  est  bonne  el  jusle.  — 

«'  Requérez  Dieu  en  voire  aide,   qui  seul  peui  donner  la 

'.  vicloire,  el  lui  promenez  de  bon  cœur  que,  en  l'honneur 

'.  de  sa  passion  ,  vous  jeûnerez  coniens  de  pain  el  d'eau 

"  par  trois  vendredys  ensuivants  ;   el  s'il  nous  veui  sa 

••  grâce  ëlendie  la  journée  seia  pour  nous.   » 

Voilà  bien  le  langage  que  devait  tenir  un  prince  loyal, 
vaillant  el  religieux  ,  s'adressant ,  au  moment  de  l'action, 
a  ses  chevalier!...  Concision,  pensée,  mouvement,  tout 
cela  se  rencontre  dans  celle  harangue.  —  Aussi,  malgié 
l'esiime  que  mérilenl  Térudilion  et  les  travaux  de  M.  Bu- 
chou,  il  m'est  impossible  de  ne  pas  taxer  d'injustice  ce 
qu'il  dit  de  Molinet  dans  la  notice  ,  d'ailleurs  fcrt  incom- 
plète, qu'il  a  placé  en  tête  de  ses  Chroniques.  «  C'étai 
'■  bien  ,  fait-il  observer,  le  plus  médiocre  et  le  plus  lourd 
<  poète  ,  et  le  plus  maniéré  des  beaux  esprits  de  son 
'■  siècle.  »  —  On  peut  juger,  par  les  ciialions  qui  pré- 
cèdent, si  ce  rigoureux  arrêt  est  fondé.  Comment  serai-iil 
ensuite  ari'ivé  que  Moiinel  eût  conquis  au  seizième  siècle, 
une  renommée  aussi  Ijauie,  aussi  universelle,  si,  comme 
écrivain  ,  il  eût  été  aussi  méprisable  que  le  prétend  M. 
Buchon?  Clémeni  .Marot,  dont  le  goût  devait  correspondre 
à  la  délicatesse  des  poésies  qu'il  nous  a  laissées,  et  dont 
le  témoignage  n'est  point  sans  prix,  n'a-l-il  pas  écrit,  dans 
la  complainte  sur  la  nsort  de  Guillaume  Preud'omme,  ces 
vers  : 

A  doncqups  Molinct 

Aux  vers  fleuris  ,  le  grave  châtelain.  .  . 

et  de  nos  jours,  l'aimable  et  S[)iiiluel  baron  d'Ordre,  dont, 
plus  que  personne,  je  déplore  la  perle,  el  qui  avait  fait 


—  î  i;î  — 

une  c'Uulc  paiiiciilicre  des  œuvres  du  Irouvère  de  Desu- 
l'csnes,  n'a-l-il  pas  dit,  dans  une  épidc  sur  le  monl  Huliu  : 

l'écho  do  la  forêt 

Répèle  avec  orgueil  le  noiij  de  Moliiiei  ! 

Je  pense  donc  que  M.  Buchon,  qui  nie  paraît  avoii'  mis  une 
grande  négligence  dans  ie  travail  qu'il  a  écrit  sur  Molinel, 
serait  revenu  du  jugement  qu'il  en  a  poité  ,  si  la  mort 
n'était  venue  le  surprendre.  —  Cet  espoir  était  d'autant 
plus  fondé  qtie ,  quelques  lignes  après  celles  que  j'ai 
citées,  et  par  une  contradiclion  qu'il  est  dilïîcilc  d'expli- 
quer, il  s'exprime  ainsi  :  "  Molinel  est  souvent  un  histo- 
«  rien  et  un  écrivain  remarquable.  ■>  Cette  opinion  est 
la  mienne  ,  car  loin  d'être  exclnsif  dans  mon  esiime  pour 
iauleur  des  Faicts  et  dits ,  j'avoue  franchement  qu'il  est 
souvent  bizarre  ,  ampoulé  ,  et  que  son  styl»;  a  beaucoup 
des  défauts  de  la  littéralure  de  son  lemps.  —  Ainsi  c<; 
fut  une  malheureuse  idée  (jue  celle  de  faire  un  livre  de 
piété  du  loman  de  la  Rose  par  Jehan  de  Menu.  —  Jîo'inei 
avait  un  goût  tout  particulier  pour  les  Moralités  allégo- 
riques ,  et  alin  de  répondre  au  vœu  du  duc  de  Clèves  ,  il 
entreprit  la  transformaiion  de  ce  poème  plus  que  profane 
et  galant ,  en  une  œuvre  religieuse.  —  C'est  ce  (jn'il 
annonce  sur  le  lili'c  ,   par  ces  (jualre  vers  burlesques  : 

C'osl  le  roman  île  lu  [\ose 
Moralisi'î  clair  tM  iicl , 
Translaté  de  rime  en  prose 
Par  voire  humble  Molinel. 

El  qu'on  n  aille  point  croire  qu  il  maïKpia  de  bonne  foi  eu 
agissant  ainsi  1...  Sa  persuasion  iiuanl  à  ce  ipi'il  appelle 
les  allégories  du  poème  de  Meun  était  si  forte  ,  si  candide, 
quil  loue  le  Stîigneur  de  lui  avoir  permis  de  mener  celle 


—    ï'<4    — 

œuvre  à  bonne  fin  .  «  Louange  soii ,  s"écrie-t-i! ,  au  Dieu 
«  (l'amour  perdurable  ,  et  à  sa  mère  irès  sacrée  Vierge, 
«  quand  nous  voyons  ce  roman  réduii  à  sens  moral,  jus- 
«'  ques  à  ceuillir  la  rose  !    ■> 

Il  me  reste  maintenant  a  donner  la  liste,  aussi  complète 
qu'il  m'a  été  possible  de  la  recueillir,  des  ouvrages  de 
Jehan  Molinet.  La  voici  : 

1°  Les  Faids  et  dits,  de  feu  de  bonne  mémoire,  maisire 
Jélian  Molinet. —  Paris,  Jehan  Longis,  1531,  in-folio  goih. 
Ce  volume  a  eu  plusieurs  éditions,  dont  l'une,  Paris,  Jehan 
Petit,  1537,  in-S"  golh.,  et  l'autre  ,  également  de  Paris, 
in-8"  de  1540  (lettres  rondes). 

2°  Le  Temple  de  Mars  ,  Paris,  le  Petit  Laurens  ,  in-i", 
caractères  gothiques.  —  Le  même,  Paris,  Gailliol-Dupré, 
1525,  in-8°. 

3»  La  Ressource  du  petit  Peuple,  in-4''  gothique  imprimé 
séparément  à  Valenciennes  ,  réimprimée  dans  les  Faids 
et  dits  (i). 


(1)  Tel  est  le  titre  de  cet  ouvrage  ,  d'après  une  note  extraite  du 
catalogue  des  livres  du  baron  de  Bancre.  S'il  fallait  en  croire  ,  ou 
contraire  ,  le  Bulletin  du  Bibliophile  publié  par  Techener,  n»  16  ,  2^ 
série,  1857,  jamais  ce  livre  n'a  porté  de  litre.  V'oici  au  surplus  l'ar- 
licle  qui  le  concerne  dans  ce  Bulletin  ,  sous  le  n°  1341  : 

«  Livre  des  plus  curieux  et  des  plus  rares.  Il  ne  porte  aucun  litre, 
«  mais  on  lui  a  donné  celui  de  la  Complainte  du  petit  Peuple,  parce 
«  qu'en  efifet  c'est  une  sorte  de  moralité  où  cinq  personnages,  savoir: 
«  l'Acteur,  Vérité ,  Justice  ,  Conseil  et  Petit  Peuple  ,  déplorent  la 
«   misère  de  ce  dernier,  et  les  calamités  d  •  celte  époque.    Sur  celle 


—   445    — 

■4°  Histoire  du  rond  et  du  carré  à  cinq  personnaiges, 
imprime  sans  daie  par  Antoine  Blanchard,  très  rare. 

0°  Les  Vigiles  des  morts,  par  personnages.  Paris,  Jehan 
Janot,  in-16.  Sans  date. 

6"  Les  neuf  Preux  de  gourmandise.  Paris,  in4°  eiin-S-', 

7°  Petit  traictié  compilé  par  maistre  Jehan  Molinet.  à 
l'usage  de  ceux  qui  veulent  apprendre  l'art  de  rélhorique. 
Paris,  m-i°. 


«  donnée  ,  l'auteur  a  construit  une  fable  où  sont  entreruêlés  la  prose 

a  et  les  vers  ,    et  dont  le  style  souvent  bizarre  ,    selon  la  mode  du 

«  temps  ,   ne  laisse  pas  d'être  fort  plaisant  à  lire.     Les  vers  surtout 

a  sont  remarquables  par  leur  singularité  ;    ainsi  Justice  récite   neuf 

«  couplets  ,  dont  voici  l'un  pour  exemple  : 

Ma  voix  auoit  la  force  de  Sampson 
P^ir  son 
Réson  , 
Baritonnant  lonnoye  ; 
Hélas  .  mon  Dieu  ,  sans  tonner  buslon 
Par  ton 
Bâton 
Les  basteurs  baslonnoye  , 
Mutineurs  muliuoye  , 
Hulineurs  hustinoyc  , 
Haussairn  haussagoye  ; 

A  tout  endroit 
Oppresseurs  oppressoye  , 
Deffendcurs  deffendoye. 
El  aux  perdants  rendoye 
Raison  et  droit. 

Ce  livre  presque  inconnu  doit  être  le  premier  imprimé  à  Valencien- 
nes,  honneur  qu'il  dispute  aux  chansons  Georgines  ;  car  d'après  I  iden~ 
lité  parfaite  de  la  forme  cl  des  caractères,  on  ne  peut  douter  que  tous 


—   445    — 

8°  Le  Roman  de  la  Rose.  —  In-fuliu,  Lyon,  1503,  et 
Paris,  1521. 

L'un  de  mes  amis,  M.  Aboi  de  Bazinglieni,  de  Boulogne, 
en  possède  un  magnifique  exemplaire. 

9°  Chronique  Jehan  M olinet .  publiée  pour  la  première 
fois  d'après  les  manuscrits  de  la  Biblioihèque  royale  ,  — 
par  J.  J.  Buchon.  —  Paris,  3  volumes  in-S°,  1828. 


deux  n'aienl  été  imprimés   simullanémenl.     La   date  est  à  peu  près 
fixée  par  ces  vers  : 

Prenez  pitié  du  sang  humain  , 
Noble  roy  Loys  de  Valois  ; 
Vous  nous  tourmentez  soir  et  main 
Par  guerres  et  piteux  exploits; 
Souviegne  nous  que  poure  et  nud 
Bourgoigne  nous  a  soustenu  , 


Prenez  pitié  du  sang  humain  , 
Noble  Edouart  ,  roy  des  Angloys. 


Ce  Loys  de  Valois  et  cet  Edouard  ,  roy  des  Angloys  ,  ne  peuvent 
être  qu'Edouart  IV  et  Louis  XI  qui  moururent  tous  deux  en  )48ô- 
En  outre  ,  autant  que  l'obscurité  des  phrases  mystiques  de  l'ouvrage 
permet  d'en  interpréter  le  sens  ,  il  est  fort  probable  que  le  petit  peu- 
ple .  ce  sont  les  Flamands  ,  dont  le  pays  fui  dévasté  de  1478  à  1482, 
par  les  prétentions  rivales  de  Louis  X!  et  de  Maximilien  d'Autriche, 
soutenu  par  Edouard  à  l'héritage  des  ducs  de  Bourgogne.  Ce  doit 
être  vers  la  un  de  ces  quatre  années  désastreuses  ,  où  Valenciennes 
joua  souvent  un  rôle  ,  que  fut  imprimée  cette  complainte  .  dont  l'in- 
térêt grandit  sous  ce  point  de  vue  historique. 

Celle  pièpe  se  trouve  réimprimée  dans  Molinei,  mais  avec  un  grand 
nombre  de  variantes  a  l'avantage  de  l'original.  (  Aujourd  hui  dans  la 
bibliothèque  de  M.  A.  Dinaux,  à  Valenciennes. 


—    447    " 

10°  La  Robe  de  l Archiduc ,  nouvellement  composée, 
par  messirc  Jehan  Molinel,  peiii  iii4",  goihique,  imprimé 
à  Valeiiciemies,  par  Jehan  de  Liège,  demeurnnl  devani  lo 
couvent  de  Saini-Pol  (1). 

11"  La  complainte  de  Consianiinople,  composée  par 
Molinet  et  enuoyée  aux  nobles  cresiiens.  ~  In-'."  goih. 
Sans  date ,  (réimpr.  dans  les  l'aicis  et  dits  sons  le  litre  de 
la  Complainte  de  Grèce ,  avec  trois  stances  ajoutées). 

12°  La  ters  (^très)  désirée  et  proufiiable  naissance  de 
1res  illustre  enfant  Charles  d'Auslrice,  fdz  de  monseigneur 
l'archiduc  très  redoubte  prince  et  seigneur  naturel.  — 
Impr.  à  Vallenchiennes,  par  Jehan  de  Liège,  in-4.    golh. 

13°  Devise  de  M*' Jean  du  Gaughet  et  sa  réplique  angé- 
lique. 


(1  )  Cette  pièce  dont  je  navals  jarrais  entendu  parler,  qui  fut  impri- 
mée sous  les  yeux  de  Molinel  ,  et  sans  doute  à  un  très  petit  nombre 
d'exemplaires,  se  trouve  à  la  suite  des  Chansons  georgines  de  Chaste" 
lain.  C  est  une  véritable  rareté  bibliographique  ,  bien  digne  d'être 
appréciée  par  M.  Arthur  Dinaux  ,  qui  en  est  ie  possesseur.  En  voici 
la  première  strophe  ou  slance  : 

La  ducesse  d  Austrice 

A  l'archiduc  laissa 

Une  robe  fort  rice 

Quand  elle  trépassa  ; 

Celte  robe  fourrée 

Fui  par  gens  agrippans 

Dès  son  temps  deschirée 

Par  pièces  et  par  pans. 

La  Bobe  de  l'Archiduc  a  cio  réimprimée  dans  les  Archiies  du  Xord, 
tome  II,  p.  128    nouvelle  série;. 


—  448   ~ 

\i°  Didier  sur  le  retour  de  Jelian  de  Tournay,  rciilré 
à  Valencieiiiies ,  d'un  voyage  de  Jérusalem. 

Ces  deux  dernières  pièces  ont  été  publiées  à  la  suile 
d'une  Notice  sur  Molinet ,  par  feu  Hécart  ,  dans  les 
Mémoires  de  la  Société  d'Agriculture  de  Valeucienues, 
1811,  tome  3,  pages  Hl-141. 

Il  appartenait  à  un  des  membres  de  la  Société  des  Anti- 
quaires de  la  Morinie ,  société  qui  a  déjà  rendu  tant  de 
services  à  l'histoire  ,  à  l'archéologie  et  à  la  biographie  du 
Pas-de-Calais ,  de  donner  sur  Molinet  une  notice  plus 
étendue  que  celles  qui  ont  paru  jusqu'à  ce  jour.  —  J'ai 
regardé  comme  un  devoir  de  me  charger  de  ce  soin  envers 
un  compatriote  ,  qui  fut  le  précurseur  de  Marot,  et  dont 
!c  nom  mérite  de  vivre  dans  la  mémoire  des  Boulonnais. 


Valencienues ,  le  9  septembre  1850. 


KIBLIOGRAPHIE    BOILOWAISE. 


LES  SAI^LECQUE. 


LES  si:^lix:qii:. 


ABoulogne-sur-Mer,  comme  dans  beaucoup  de  villes  de 
province  (j  eu  oxceple  loulcfois  la  ville  de  Valeiicieniies), 
on  se  moniro  par  irop  peu  soucieux  des  hommes  célèbres 
nés  dans  le  pays.  Celle  indifférence  esi  non-seulcniciil 
faiale  à  la  renommée  du  Boulonnais,  mais  encore  elle 
nuit  à  rémulalioii  ,  ce  Uiobile  puissant  qui  fait  rêver, 
accomplir  de  nobles  aciions  el  de  bons  ouvrages.  De  nos 
jours,  des  écrivains  dislingues  se  sonl  élevés  parmi  nous, 
61  nous  ne  ciierons  ici  que  Leuillelie  ,  Daunou  el  Sainie- 
Beuve  :  Eh  bien  !  c'est  à  peine  si  quelcjnes-uns  de  nos 
compairioles  savent  que  les  auteurs  du  beau  discours  .sur 
ïinfluence  de  la  réforme  de  Liilher,  de  VEssai  sur  la  puis- 
aance  temporelle  des  Papes,  des  Poésies  de  Joseph  Delorme, 
du  Fioman  de  Volupté  ,  sont  des  enlanis  de  Boulogne  1... 
Jamais  vous  n'entendrez  citer  leurs  noms,  et  je  parierais 
presque  que  leurs  productions  ne  se  trouvent  que  dans  la 
bibliothèque  publique,  el  dans  celle  de  deux  ou  trois  ama- 
teurs de  littérature.  Il  en  est  de  niéme  poui*  les  artistes 
boulonnais  qui,  à  Paris,  ont  pris  rang  parmi  les  plus 
distingués  de  l'époque  actuelle  :  quand  il  s'agit  d'acheter 
un  tableau  ,  on  préfère  aux  œuvies  échappées  à  leurs 
pinceaux  ,  les  œuvres  les  plus  minimes  des  peintres 
étrangers.  Un  proverbe,  devenu  trivial  a  force  d'élre  vrai 
dit  que  «  nul  n'est  propltète  dans  son  pays  <■  :  c'est  surtout 


—   452  — 

lorsqu'il  s'agii  de  la  ville  de  Boulogne  que  ce  proverbe 
doil  reeevoir  son  applicaiion. 

Parmi  les  familles  donl  l'illustraiion  devrait  nous  êlie 
précieuse  ,  celle  des  Sanlecque  ne  saurait  élre  oubliée. 
Henri  ,  nolie  savant  annaliste  ,  dont  l'amitié  me  fut  si 
chère,  et  dont  le  souvenir,  qui  se  rattache  aux  premiers 
jouis  de  ma  jeunesse  ,  ne  sortira  jamais  de  ma  mémoire, 
lui  qui  certes  n'était  pas  négligent  lorsqu'il  s'agissait  de  la 
gloire  de  son  pays,  a  consacré  quelques  lignes  à  la  famille 
des  Sanlecque,  dans  un  tableau  synopticjue  de  son  excel- 
lent Essai  siw  V arrondissement  de  Boulogne.  A  mon  tour 
j'ai  fait  des  recherches  sur  ce  point  de  notre  biographie 
nationale,  et  c'est  l .'  résumé  de  ces  rf  chei'ches  que  j'offre 
aux  lecteurs  des  Archives  du  Nord. 

Jacques  de  Sanlecque  naquit ,  au  xvi^  siècle  (en  1573), 
à  Clenleu,  dans  le  haut  Boulonnais.  Son  père,  messire  de 
Sanlecque,  était  seigneur  de  la  terre  de  ce  nom  ,  située  à 
peu  de  dislance  de  Monîieuil-sur-Mer.  A  l'âge  de  qua- 
torze ans,  Jacques,  cadet  de  plusieurs  frères,  prit  le  paiti 
des  armes,  La  Ligue  déployait  alors  ses  fureurs  ;  la  France 
était  partagée  en  deux  camps  ,  et  le  jeune  de  Sanlecque, 
qui  s'était  rangé  sous  l'étendaii  royal ,  montra  dans  plu- 
sieurs circonstances  une  intelligence  et  une  bravoure 
remarquables. 

La  guerre  étant  terminée  ,  il  quitta  Teiat  militaire  pour 
entrer  dans  la  carrière  qui  l'a  depuis  illustré.  Vivant  a 
Paris,  il  suivait  avec  le  plus  vif  intérêt  les  cours  de  la 
Sorbonne  ,  fré([uentait  tous  les  savants  du  siècle ,  ei  s'oc- 
cupaii ,  avec  l'ardeur  d'un  véritable  artiste,  des  progrès 
d'une  découverte  qui  a  révolutionné   le  monde  ,   et  fait 


—   453  — 

éclore  lanl  de  biens  ei  lani  de  maux,  celle  de  l'impiimerie, 
Ayant  vu  iiavailler  à  des  caraeièrcs  par  les  meilleurs 
lypographes  du  tcmiis,  il  s'appliqua  à  leur  an  avec  lanl  de 
soin  ,  que  bieniôr  il  y  devint  très  habile,  et  y  introduisit 
des  innovations  qui  lui  valurent  le  surnom  de  prince  des 
graveurs  en  caractères. 

C'est  à  lui  que  l'on  fut  redevable  des  caractères  syriaques, 
chaldéens  et  arabes,  dont  le  fameux  Antoine  Vitré  fit  usage 
pour  publier  la  Bible  polyglotte  de  messire  Guy  Michel 
Le  Jay,  maître  des  requêtes  et  doyen  de  Vezelay.  Deux 
années  après,  et  à  la  sollicitation  du  maître  de  chapelle  du 
Roi ,  son  ami  intime,  il  fondit  les  premiers  caractères  d,' 
musique  qui,  à  dater  de  ce  moment  ,  furent  employés  en 
France.  Jacques  de  Sanlecque  mourut  à  quatre-vingt-dix 
ans,  jouissant  de  la  réputation  d'un  grand  artiste  dans  son 
genre,  d'un  homme  plein  d'honneur,  et  ayant  acquis  par 
ses  travaux  une  honnête  aisance. 

Il  s'était  marié  à  Paris  et  laissa  trois  fils  dignes  de  lui 
pour  le  mérite  :  Henri ,  François  et  Jacques. 

Henri ,  dont  la  figure  et  les  manières  étaient  remplies 
d'agrément  et  de  grâce,  oi  dont  l'esprit  vif,  original 
obtenait  de  giands  succès  dans  la  société,  passa  en  Angle- 
terre à  la  suite  de  l'ambassadeur  Irançais  ,  et  devint  le 
valet  de  chambre  du  nudh(>ureux  Chailes  I^"^.  Au  milieu 
des  orages  qui  assiégeaient  le  trône  ,  il  fut  fort  utile  à  son 
maître,  et  lui  Ichnoigna,  jusqu'à  l'horrible  catastrophe  qui 
fil  rouler  sa  tète  sur  Téchafaud  ,  un  dévouement  et  une 
(idélité  bien  raies  dans  les  temps  de  révolutions.  Mallu!U- 
reusement  il  ne  persisia  pas  dans  celle  noble  conduiie. 
Homme  d'imagination,  l'amour  s'empara  de  son  cœur  et  le 


—    ia4    — 


pciilii...  V.[)v\s  d'une  violeiile  jtussioii  pour  miss  Hucquiu- 
per,  fille  du  capitaine  des  gardes  du  pioiecieur  Olivier 
Cromwell,  il  n'obiini  la  main  de  celle  séduisanie  personne 
qu'à  la  condiiion  d'embrasser  le  proiesianiisme.  Après 
son  apostasie  ,  il  revint  en  France  avec  sa  femme ,  fit 
mille  efforts  pour  rattacher  sa  famille  au  nouveau  culte, 
et  parvint  à  gagner  Jacques,  son  cadet ,  étudiant  alors  en 
tlK'ùlogie. 

Quant  à  François  de  Sanlecque,  demeuré  ferme  dans  le 
cailiolicisme  j  il  porta  les  armes  en  Italie,  sous  les  ordres 
du  duc  de  Mantoue  ,  et  se  trouva  au  siège  de  Gazai .  La 
paix  ayant  été  signée,  il  revint  à  Paris,  et,  plein  de  dou- 
leur du  changement  de  religion  de  son  frère  Jacques,  il  lui 
prêcha  la  controverse  avec  tant  de  chaleur  et  d'onction, 
qu'il  pai  vint  à  le  convertir. 

Jacques  avait  comme  son  père  et  son  frère  Henri  une 
imagination  tiès  mobile  et  un  esprit  vraiment  supérieur. 
Versé  en  toute  sorte  de  lilléi-aiure,  il  savait  eu  outre  la 
théologie,  la  médecine,  la  jtiiisprudence ,  l'aslronomie, 
l'astrologie  judiciaire,  la  musique  et  les  maihémaliques. 
Il  possédait  les  langues  orientales,  le  grec,  le  latin,  l'an- 
glais, l'espagnol.  —  Son  cabinet,  l'un  des  plus  curieux  de 
la  capitale,  éiait  orne  des  tableaux  des  meilleurs  maîtres 
du  temps,  de  stalueites,  de  bas-reliefs,  de  médailles  et  de 
toutes  sortes  d'insirumenls  de  musique.  Ces  instruments, 
dont  plusieurs  remontaient  à  des  époques  très  anciennes, 
étaient  enrichis  de  sculptures,  de  peintures,  d'incrusta- 
tions, et  il  en  jouait  avec  une  merveille.ise  facilité.  J'ai  vu, 
en  1812,  en  la  possession  de  M.  Davaux,  amateur  tt  com- 
positeur distingué  ,  que  M.  de  Lacépèdo  ,  sou  ami,  avait 
attaché  comme  chef  à  l'administraiion  de  la  Légiou-d'Hon-^ 


—    -loa    — 

neuv,  un  superbe  ihéoibe,  avoc  des  arabesques  et  oiiie- 
nienls  en  ivoire  el  en  argent,  poriani  le  non)  de  Jac(|ucs 
de  Sanlecque.  Son  père  lui  avait  liansmis  tous  les  secrets 
de  la  fonte  des  caiactères,  el  il  donna  ù  Tari  de  graver  en 
ce  genre  un  essor  et  un  perfeclionnenieni  extraordinaires. 
Ses  notes  de  plain  cliani  et  de  musique  profane,  qu'on 
retrouve  dans  les  belles  partitions  de  Lully,  éditées  par 
les  Ballard  ,  sont  d'une  ampleur  et  d'une  pureté  que  rien 
n'égale.  Jean  Jeannon  ,  fondeur  et  imprimeur  de  Sedan, 
ayant  gravé  un  petit  caractère  nouv<  au  sous  le  nom  de 
Sedanoise ,  Jacques  de  Sanlecque  ne  piit  pas  de  repos 
jusqu'à  ce  qu'il  en  eut  gravé  un  plus  petit  encore  :  c'est 
celui  appelé  Parisienne. 

On  aime  à  voir  cette  émulation,  ce  désir  enflammé  de  la 
gloire,  entre  des  artistes  rivaux  ;  seuls  ils  les  conduisent 
à  produire  des  œuvres  commandait  l'estime  el  l'admira- 
tion !  De  nos  jours  les  arts  et  l'industrie  surtout  font 
preuve  d'une  grande  activé  :  mais  celte  activité  qui  voyage 
en  cheminde  fern'a  qu'un  but,  celui  de  gagner  de  l'argent. 
Etudes  profondes,  bien  public,  espoir  d'un  glorieux  ave- 
nir, sacrifices  d'argent  et  de  santé,  ce  sont  là  des  sottises, 
des  niaiseries  que  les  juifs  de  notre  époque  (et  ils  sont 
nombreux),  que  les  hommes  à  soi-disant  progrès,  foulent 
en  ricanant  sous  leurs  pieds.  Poui-  ne  parler  que  de  l'im- 
primerie ,  jadis  les  Robert  Etienne,  les  Petit,  les  Mabro 
et  Sébastien  Cramoisy,  les  Muguet ,  les  Barbin  ,  les  Didot 
compromettaient  souvent  leur  existence  quotidienne  pour 
faire  faire  un  pas  de  plus  à  leur  art.  Comme  notre  grand 
Bernaid  de  Palissy,  ils  bravaient  le  froid  et  la  faim, 
réchauffés  et  nourris  par  ce  rayon  intérieur  qui  leur  mon- 
trait l'immorialité      Ces  imprimeurs,  ces  éditeurs  des 

30 


—  45(;  — 

(cmps  lî.'ubait'S  ,  coniMîci  diseni  les  rapiiis  de  nus  jouis, 
n'acquoraionl  pas  de  biillaiiles  fortunes  en  publiant  d'im- 
mondes romans  sui'du  papier  de  eolon,  mais  ils  ont  laissé 
comme  les  deux  Jacques  de  Sanlecque  des  travaux  utiles, 
glorieux  |)our  !eur  pays,  et  des  noms  qui  ne  périront  pas. 

Consumé  par  le  travail  el  de  fréquentes  maladies  , 
Jacques  second,  c'esl  ainsi  qu'on  le  disiinguaii  de  son 
père,  mourut  en  novembre  1639,  à  l'âge  de  AU  ans.  Deux 
de  ses  fds,  Jean  et  Eustache,  suivirent  avec  disiinclion  la 
même  carrière  que  lui.  Le  troisième,  Louis,  mériterait 
bien  d'èlre  mis  au  nombre  des  enfants  célèbres  :  ainsi 
qu'on  le  raconte  du  Tasse,  à  l'âge  de  7  ans  ,  il  savait  le 
latin,  le  grec,  l'hébreu,  el  soutint,  avec  honneur,  une 
thèse  sur  la  philosophie.  Il  avait  à  peine  atteint  sa  dixième 
année  lorsque  la  mon  vint  arrêter  ses  éludes  et  ses  succès. 
Le  quatrième  des  enfants  de  Jacques  fut  le  père  de  San- 
lecque, chanoine  régulier,  qui  eût  une  certaine  réputation 
en  qualité  de  poète  salyrique. 

Voilà  donc  une  famille  d'origine  toute  boulonnaise  , 
recommandable  par  de  grands  talents  ,  et  à  peu  près 
inconnue  parmi  nous.  Il  en  est  bien  d'autres  que  je  me 
propose  d'enlever  à  la  poussière  de  l'oubli.  Me  saura-l-on 
gré  de  ce  travail  que  j'accomplis  avec  conscience  ,  avec 
amour?...  Quelques-uns  de  mes  compatriotes  y  applau- 
diront peut-être...  Mais  rondjien  d'autres  diront  :  <•  A  quoi 
cela  seri-il.   » 


LESAGE 


^    ©*X>^;&a<£><SSÎS«^W3»i2^^. 


oî<Kc 


LETTRE  mmil  A  M.  F.  GRILLE.  RIBLIOTHÉCAIRE  DE  LA  ULLE  DANGERS 


LESAGK 

A    BOULOGNE-SUR- MER. 

Comme  vous  ,  mon  excelleni  ami ,  lorsque  de  sérieuit 
travaux  me  laissent  un  moment  de  loisir.,  je  vais  ,  fouillant 
dans  ma  mémoire ,  et  dans  mon  portefeuille ,  reeherclicr 
ce  qui  peut  me  mettre  sur  la  trace  de  faits  ,  d'événements 
intéressant  les  lettres  et  les  ans.  -  Je  n'ai  pas  ,  pour  les 
coordonner,  les  rendre  à  la  vie,  celle  méthode  parfaile, 
cette  vivacité  d'esprit  et  de  style  qui  donnent  lant  de 
valeur  et  de  charme  a  vos  brochures  angevines  (1)  :  mais 
à  voire  exemple ,  je  m'atlache  à  faire  connaître  ce  qui  est 
ignoré,  à  expliquer  ce  qui  est  resté  dans  le  doute,  à  ajouter 
quelques  feuillets  à  la  biographie  des  hommes  célèbres,  à 
l'hisloire  d'un  livre,  d'une  parlilion,  d'une  slalue,  ou  d'un 
tableau. 

Vous  aimez  l,esage,  et  vous  a|)préciez  autant  (pie  |)er- 
sonne  son  laleni  comme  romancier,  el  comme  auteur 
diainalique  ;  à  jusie  liir(>  il  est  pour  vous  une  des  gloires 
de  la  Fi-ance.  Elî  bien  1  voici,  sur  les  dernières  années  de 
son  existence  ,  quelques  ciiconsiances  restées  inconnues 


(1)  M.  GriUo  a  publié  nii  yruml  noml»rt>  ilf  .•liiuiiianl>  iipu^t'iilcs, 
riirmJiiU  une  colleclion  aussi  raio  quii  |ir<'ciiMiso.  —  Il  u  élo  onicvo  il  \ 
a  (Jeux  ans  a  sa  famille,  a  >i's  aini'=    .-jim  un  cossi'iii  .!(>  I(>  ri>sîriMlrM- 

N..|.<  (le  185.^. 


—   460     - 

jusqu'à  ce  juuf  ;  je  les  lieus  de  lisou  ayeul  nialeruel, 
M,  Duierlre  du  Wasi ,  ancien  noiaire  du  chapiire  de  la 
cathédrale  de  Boulogne-sur-Mer,  mon  en  J803,  à  l'âge 
de  87  ans,  et  qui  avait  été  intimement  lié  avec  Lesage. 

L'auieui-  de  Turcaret  et  de  Crispin  rival  de  so7i  maître 
a  cultivé  longtemps  l'art  dramatique.  —  Il  aimait  cet  art 
de  passion ,  mais  sa  collaboration  ,  en  société  avec 
F'usèlier,  Dorneval  et  Piron ,  dans  les  ouvrages  donnés  à 
la  foire  St-Gei-main,  lui  avait  attiré  tant  de  désagréments, 
que  pendant  les  vingt  dernières  aimées  de  sa  vie  il  avait 
pris  les  comédiens  en  aversion  :  aussi  éprouva-t-il  un 
profond  chagrin  lorsque  l'aîné  de  ses  fils  ,  qu'il  destinait 
au  barreau  ,  se  fit  acteur,  sous  le  nom  de  Montménil.  A 
dater  de  ce  moment  il  ne  voulut  plus  le  voir.  —  Tous  ses 
sentiments  de  paternité  s'étaient  reportés  sur  Julien- 
François  Lesage ,  le  second  de  ses  enfants.  Celui-ci  avait 
embrassé  l'état  ecclésiastique,  et  possédait  un  canonicat  à 
Boulogne-sur-Mei'.  Lesage  faisait  de  fréquents  séjours 
dans  cette  ville  ,  et  vainement  le  chanoine  ,  qui  aimait 
beaucoup  Montménil ,  avait  cherché  à  le  réconcilier  avec 
son  père. 

M.  le  comte  de  Tressan  ,  membre  de  l'Académie  fran- 
çaise ,  auteur  de  traductions  estimées ,  et  de  quelques 
l'omans,  était  alors  commandant  de  la  ville  de  Boulogne. 
Admirateur  du  talent  de  Lesage ,  il  appréciait  la  noblesse 
de  son  caractère  ,  aimait  à  le  visiter,  et  à  jouii',  dans  la 
conversation  ,  des  mots  pleins  de  verve ,  des  anecdotes 
originales  qui  jaillissaient  de  Tesprit  de  ce  grand  peintre 
du  cœur  humain  ,  dont  l'imagination  avait  conservé  toute 
sa  chaleur,  toute  sa  grâce. 


—   î'.l   — 


Duns  un  des  voyages  de  Lesage  à  Boulogne,  M.  do 
Tressan  ,  sollicité  pai'  le  chanoine  cl  pai-  son  IVère  Moni- 
ménil ,  crut  enlin  avoir  tioiivé  le  niONt^n  d'amener  une 
réconciliation  enlie  ce  dernier  et  son  père. 

Les  comédiens  de  province  menaient  alois  une  exis- 
tence nomade  .  en  transportant  de  ville  en  ville  leuis 
tentes  dramatiques  et  en  levant,  partout  ou  ils  s'airèiaienl, 
des  tributs  d'argeui  et  d'applaudissements.  —  Parmi  eux 
se  rencouiraieiu  des  sujets  précieux  qui,  après  un  novi- 
ciat plus  ou  moins  long,  allaient  euiichir  les  théâtres  de 
la  capitale.  C'est  à  la  province  que  nous  avons  dû  Préville, 
Larive  et  tant  d'autres  acteurs  célèbres.— Alors  un  artiste 
se  livrait  à  de  consciencieuses  éludes  ;  il  ne  suffisait  pas 
pour  aborder  la  scène,  d'avoir  deux  ou  trois  rôles  dans  la 
mémoire,  quehpu's  roulades  dans  lu  gosier,  et  l'effet  dra- 
uîa'ique,  lorsqu'on  jouait  Corneille,  Molière  et  Regnard, 
était  ailleurs  que  dans  le  fracas  des  Piachines,  le  luxe  des 
décorations,  et  du  costume.  —  On  n'avait  point  encore  eu 
la  merveilleuse  idée  de  créer  des  directeurs  privilégiés  ; 
iuslituiion  absurde,  et  funeste  aux  progrés  de  l'art  com- 
>ne  aux  plaisirs  du  public  ,  en  ce  qu'elle  lue  la  concur- 
rence ,  et  livre  souvent  des  brevets  de  faveur  aux  mains 
de  l'inlérèl  personnel ,  et  de  l'incapacité.  —  Fruit  du  des- 
potisme, celle  insiilulion  (pii  suivit  une  révolulion  dont  le 
but  avait  <''!é  d'etoufrci'  tous  les  privilèges  ,  est  ,  surtout 
depuis  l.S'30,  une  de  ces  anomalies  monstrueuses  se  ren- 
conirant  a  chaque  pas  dans  notre  siècle  de  lumières,  et  de 
libellé  raisonnable,  encore  à  l'état  d'avorlement.  On  peut 
toutefois  concevoir  l'existence  du  privilège  théâtral  sous 
une  monai(  hie  absolue  ,  mais  on  ne  la  conçoit  pas  sous 
l'empire  d'une  charte  conslitulionnelle.  —  Or,  Monlménil, 
auquel  il  nous  faut  revenir,  appartenait  à  une  troupe  d'ac- 


—  4t)2    — 

fciJis  qui  vouait  de  donner  plusieurs  représeniaiions  à 
Amiens  ,  el  il  y  avait  un  mois  qu'elle  exploitait  le  iliéàtio 
de  Boulogne  ,  lorsque  le  vieux  Lesage  y  arriva. 

Quelques  jours  s'écoulèrent  el  l'affiche  annonça  Crispin 
rival  de  son  Maître.  M.  de  Tressan  obtint,  avec  beaucoup 
de  peine  ,  de  l'auteur  de  cette  spirituelle  comédie,  qu'il 
consentît  à  piendre  une  place d'iionneur  dans  sa  loge.  — 
Quel  fui  l'éionnenient  de  Lesage  en  reconnaissant  son  (ils 
dans  le  comédien  qui  jouait  le  rôle  de  Crispin  !...  «  Ali  ! 
"  monsieur  le  commandant ,  dit-il  d'une  voix  émue  ,  si 
«  vous  n'étiez  pas  le  meilleur  de  mes  amis,  je  regarde- 
«  rais  comme  une  perfidie  de  votre  part  de  m'avoircon- 
'<  duit  ici  1 . . .  "  Le  bon  M.  de  Tressan  parvint  à  calmer  le 
vieillard,  dont  les  traits  cependant  décélèrent  l'abattement 
el  l'inquiéiudo  pendant  la  première  partie  de  la  représen- 
tation. Montménil  joua  d'une  manière  supérieure;  peu  à 
peu  l'intérêt  gagna  son  père  à  un  tel  point ,  qu'il  fut 
entraîné  et  applaudit  Crispin  de  toutes  ses  forces. — Lors- 
({ue  Montménil  eut  repris  ses  habits  de  ville,  le  comte  de 
Tressan  le  fit  appeler  dans  sa  loge  pour  le  complimenter: 
Embrassez  votre  père,  lui  dit-il,  c'est  à  votre  talent  que 
•  vous  devez  d'avoir  reconquis  son  amitié.  •>  —  «  Mont- 
ménil, mon  fds,  je  te  pardonne,  (balbutia  Lesage  en  le 
pressant  sur  son  cœur).  Je  le  voidais  avocat ,  et  me 
voilà  satisfait ,  car  lu  viens  de  gagner  la  plus  diiïicile 
de  loules  les  causes.   • 

Deux  ans  après,  Montménil  mourut,  el  Lesage  que  cet 
«'vènement  accabla  de  douleur,  quitta  pour  toujours  Paris, 
et  vint  chercher  un  asile  el  des  consolations  près  de  son 
lils  l<!  chanoine.  —  M.  de  Tressan  allail  le  visiter  ions  les 
jours,   et  il  a  <'onsigii('',  dans  une  lettre  fort  curieuse,  une 


—  403   — 

observaiion  physico-médicale  d'un  liaui  iiUcièl.  «  Lesage, 
dil-il,  se  réveilianl  le  malin,  dès  que  le  soleil  paraissait 
élevé  de  quelques  degrés  sur  l'iiorizou,  s'animait  et  pre- 
nait du  sentiment  et  de  la  force,  à  mesure  que  cet  astre 
approchait  du  méridien  ;  mais  lorsqu'il  commençait  à 
pencher  vers  son  déclin  ,  la  sensibilité  du  vieillard  ,  la 
lumière  de  son  esprit ,  et  l'activité  de  ses  sens  dimi- 
nuaient en  pioportion  ;  et  quand  le  soleil  paraissait 
plongé  de  quelques  degrés  sous  l'hoiizon  ,  il  tombait 
dans  une  espèce  de  léthargie  dont  on  n'essayait  pas 
même  de  le  lii(;r.  J'eus  raileulion  de  n'aller  le  visiter 
qu'au  moment  de  la  journée  oîi  son  esprit  était  le  plus 
lucide,  et  c'était  à  l'heure  succédant  à  son  dîner.  —  Je 
ne  pouvais  voir  sans  attendrissement  ce  vieillard  esti- 
mable, qui  conservait  la  gaieté,  l'urbanité  de  ses  beaux 
ans,  souvent  même  l'imagination  du  Diable  boiteux  et 
de  Turcarel.  —  Mais  un  Jour,  où  je  me  présentai  plus 
laid  qu'à  l'ordinaire  ,  je  m'apperçus  avec  douleur  que 
sa  conversation  commençait  à  ressembler  à  la  dernière 

«  homélie  de  l'archevêque  de  Grenade.  » 

I!  vécut  encore  quatre  années  et  s'éieignU  le  17  novem- 
bre 1717,  à  l'âge  d'environ  quatre-vingts  ans.  —  M.  de 
Tressaii  assista  a  ses  obsèques  ,  avec  les  principaux 
officiers  sous  ses  oïdies  ,  regai'dant  comme  un  devoir  de 
rendre  hommage  à  l'un  d(îs  meilleurs  ei  des  plus  ingé- 
nieux écrivains  de  la  France. 

On  voit  encoie  à  Boulogne  la  petite  maison  qu'iiabitait 
Lesage;  elle  est  située  rue  du  Chàieau  ,  haute  ville,  et 
porte  le  n"  3.  —  En  1820,  sur  ma  proposition,  la  Société 
des  Sciences  et  Art^  .  dont  je  suis  encore  mendire  hono- 
raire, a  ari('l('  par  une  d(''libéraiinii  en  dnle  du  1"'  juillet  : 


_   4G4    _ 

«  Qu'une  table  de  marbre  noir  sérail  placée  au-dessus 
«  delà  porie  de  celle  maison  ,  avec  celte  simple  inscrip- 
«   lion  : 

Ici  mourut  l'auleur  de  Gil-Blas, 
en  1747. 

«  que  derrière  celle  inscriplion  on  déposeiail  une  boîle 

<•  de  plomb,  conlenant  un  exemplaire,  imprimé  sur  vélin, 

«  de  la  Notice  sui' Lesage  (I),  ainsi  que  des  pièces  de 

<■  monnaie,  et  l'extrait  des  pi-ocès-verbaux  de  la  Société  ; 

«  que  celle  pose  serait  effectuée  le  17  juillet  ,  ei  que  les 

«  autorités  seiaienl  particulièremenl  invitées  à  y  assister.  » 

Au  jour  indiqué,  cette  cérémonie  eul  lieu,  sous  la  pré- 
sidence de  M.  Heiman  ,  alors  sous-préfet  de  Boulogne, 
maintenant  conseiller  d'éiat,  en  piésence  d'un  grand  con- 
cours d'habitants  de  la  ville  et  d'étrangers. 

J'avais  en  outre  proposé  l'acquisition  de  cette  maison 
de  peu  de  valeur,  dans  la  crainte  qu'on  n'en  changeai  la 
dislribulion  ,  et  l'aspecl  :  une  souscription  fut  essayée 
pour  atteindre  ce  but,  et  ne  put  réussir.  —  Mes  craintes 
étaient  fondées;  depuis  on  l'a  élevée  de  deux  étages  et 
badigeonnée  :  mais  la  lable  de  marbre  noir  a  été  conser- 
vée, et  j'ai  fait  faire  dans  le  temps  un  dessin,  et  une 
lithographie  très  exacts  du  dernier  asile  habité  par  Lesage. 

De  plus  quelques  bibliographes  ayant  prétendu  qu'il 
était  mort  à  Paris,  j'ai  lait  expédier  son  acte  de  décès, 
dont  voici  le  texte  : 


(I)   J'nvais    écrit  oellc  Nolico    pour    une    jolie    édilion   du    Diable 
Itoiteux,  pnl)liép  cl  lioulogne. 


—   iGj  — 

<■   Des  registres  de  leiai-rivil  de  Boiilogiie-sur-Mer; 
paroisse  Si-Joseph  pour  l'anuée  I7i7. 

«  Le  18  novembre  a  élé  inhumé  M.  Alain-René  Lesage, 
époux  d'Elisabeth  Huyard,  décédé  la  veille,  sur  les  huit 
heures  du  soir,  âgé  d'environ  quatre-vingts  ans.  —  Ont 
assisté  à  son  inhumation  ,  M  Julien-François  Lesage, 
son  fils,  chanoine  de  ceîle  cathédrale,  et  M.  Ducrocq, 
doyen  de  la  dite  église  ,  avec  nous  curé  et  vicaire.  — 
o  Signé:  Lesage,  Ducrocq,  Dubois  et  Dieuzet.  » 

C'est  peu  de  temps  après  la  cér-émonie  de  1S!20,  ([ue 
mon  ami  Michaud,  membre  de  l'Académie  française,  qui 
y  avait  assisté ,  contribua  à  faire  pr^oposer-  l'éloge  de 
Lesage,  dont  le  prix  fut  partagé  entre  MM.  Malilourne  et 
Patin. 

J'arrive  à  la  fin  de  cette  lettre,  mon  cher  bibliothécaire, 
et  je  désire  que  vous  ne  la  trouviez  pas  trop  longue. 

A  vous  loujour's  !... 


ÉLOGE   HISTOKIQLE 


3E 


m.  LE  BARON  DE  COURSET, 

Membre  correspondant  de  l'Institut. 


«  A  tout  âge,  l'étude  do  la  nature  porte 
«  à  l'âme  une  nourriture  qui  lui  profile, 
«  en  la  remplissant  du  plus  digue  objet 
«   de  ses  contemplations .  > 

J.-J.    ROCSSEAD. 


KLOGR  HISTORIOlîl-: 


DE 


H.   LE  BAROX  DE  COI  RSET 


Trop  souvenl  les  sciences  les  plus  miles  au  bonheur  et 
,à  la  conservation  des  hommes  n'oblienneni  du  vulgaire 
qu'une  froide  indilTérence.  —  Le  savant,  ragriculteui ,  le 
botaniste  ,  renfermés  dans  leurs  cabinets  ,  se  livrant  dans 
leurs  domaines  à  des  expériences  qui  n  ont  presque  pas 
de  témoins,  et  d'éclat,  sont  loin  d'atteindre  a  celte  renom- 
mée universelle  entourant  les  productions  de  l'aîiistc  et 
de  l'homme  de  lettres.  —  Ils  vivent  ,  pour  ainsi  dire, 
inconnus  au  milieu  de  leurs  contemporains  ,  et  ne  sont 
appréciés  que  par  ceux  d'entr'eux  qui  cultivent  les  mêmes 
travaux.  —  Ce  défaut  de  publicité  amène  souvent  le  décou- 
ragement ;  il  fait  plus  de  mal  encore  en  ce  qu'il  prive  la 
société  d'exemples  qui  pourraient,  en  éveillant  le  goût  et 
le  génie  des  sciences  ,  augmenter  le  nombre  de  ceux  y 
consacrant  leur  vie  ,  et  les  bienfaits  qui  en  résultent  pour 
l'humanité. 

C'est  avec  l'intention  de  parer  à  cet  inconvénient  que 
j'ai  esquissé  le   tableau  de  l'existence  d'un  boulonnais, 


(*)  Cet  éloge  a  obtenu  en  1828,  au  concours  de  la  Sociélé  royalo 
d'Agriculture  de  Paris,  la  médaille  d'or  à  l'efllgie  d'Olivier  de  Serres. 


—   470  — 

aussi  modesle  que  laboiieux  ,  et  essayé  de  payer  à  sa 
mémoii'e  le  liibut  de  louanges  dû  à  ses  talents  et  à  ses 
vertus. 

Ce  que  je  vais  dire  de  M.  de  Courseï  sera  |)uis(';  à  la  (ois 
dans  mes  souvenirs ,  dans  eeux  que  m'a  transmis  sa 
l'amille,  et  dans  des  notes  manuscrites  qu'il  a  laissées  su»^' 
les  priucipaux  événements  de  sa  vie.  —  Je  puis  garantir 
la  véracité  des  faits  que  je  vais  retracer  :  ce  sera  le  seul 
mérite  d'un  éloge  dont  le  style  doit  être  simple  comme  les 
mœurs  de  l'ami  des  champs  ,  de  l'Iiomme  de  bien  qui  en 
est  le  sujet. 

Ce  fut  en  1746,  au  château  de  Course  en  Boulonnais, 
que  naquit  Georges-Louis-Marie  Dumont,  baron  de  Cour- 
sel.  —  Son  père,  marié  à  mademoiselle  d'Euvringhen, 
dont  la  famille  jouissait  d'une  juste  considei-ation  ,  avait 
rempli  pendant  longtemps  avec  distinction  la  place  de 
subdélégué  de  la  province.  —  Il  voulut  que  son  fils  recul 
une  éducation  soignée  ,  et  après  lui  avoir  donné  les  pre- 
miers éléments  des  sciences  ,  il  le  plaça  dans  un  collège 
de  la  capitale ,  où  il  termina  ses  études  d'une  manière 
brillanle. 

A  la  culture  des  langues  anciennes  ,  et  des  mathéma- 
tiques ,  le  jeune  de  Coursel  joignit  celle  des  beaux-arls, 
qui  charment  la  vie,  et  serveni  de  délassement  à  de  plus 
importants  travaux. — Les  arts  ont  été  souvent  calomniés, 
que  de  fois  on  a  répété  qu'ils  éloiguaient  de  l'étude  des 
choses  sérieuses  !  Mais  cette  erreur  qui  prend  sa  source 
dans  le  défaut  de  sensibilité  chez  les  uns ,  et  chez  les 
autres  dans  une  jalouse  médiocrité,  najamais  été  partagée 
par  les  bons  esprits.  —  Il  faut  à  Thomme  des  objets  de 


_    471    _ 

dislraclioii  ;  sa  pensée  ne  peut  pas  lonjours  être  reicnue 
dans  les  légions  ai  ides  des  sciences  exactes  ,  ei  des  spé- 
culations métaphysiques  de  la  morale  et  de  la  philosophie: 
ei  quelle  plus  noble  distraction  peut-il  éprouver  que  celle 
naissant  du  commerce  des  muses?...  Tous  les  arts  ,  en 
apparence  même  les  plus  frivoles,  ont  d'ailleurs  leur  degré 
d'utilité,  et  des  points  de  contact  intimes  avec  les  études 
les  plus  graves.  C'est  ainsi  que  la  connaissance  du  dessin, 
acquise  par  M.  de  Courseï  encore  adolescent ,  lui  fut  du 
plus  grand  secours  lorsque  plus  tard  ,  se  li\rant  à  l'agri- 
culture et  à  la  botanique  ,  il  décrivit  les  plantes  et  les 
fleurs  ,  fit  le  tableau  de  leurs  espèces ,  et  de  leur  classifi- 
cation. • 

Destiné  par  ses  parents  à  embrasser  l'état  militaire, 
M.  de  Coursel,  à  l'âge  de  di.vsept  ans,  fui  nommé  sous- 
lieutenant  au  régiment  de  Royal-Pologne.  —  Son  excel- 
lente conduite,  les  a>aniages  de  tous  genres  qu'il  devait  à 
la  nature  cl  à  une  bonne  éducation  ,  le  firent  remarquer 
de  ses  chefs,  et  peu  d'années  après  son  entrée  au  service, 
il  obtint  le  grade  de  capitaine  dans  Bourgogne-Cavalerie. 

Jusques-là,  la  science  qu'il  devait  honorer  par  d'utiles 
travaux  n'avait  point  captivé  son  attention  ,  et  il  devint 
Botaniste  par  un  de  ces  hasards  dignes  de  fixer  l'intérêt, 
et  qui  plusieurs  fois  ont  décidé  la  vocation  d'hommes 
véritablement  distingués,  dans  les  sciences,  les  lettres  et 
les  arts. 

Souvent,  en  effet,  les  circonstances  les  plus  imprévues 
éveillent  le  génie  d'un  poète,  d'un  artiste,  d'un  savant,  et 
leur  révèlent  la  carrière  pour  laquelle  la  nature  les  a 
crées.  L'histoire  du  développement  de  l'intelligence  hu- 

31 


—   472    — 

maine    n'en  oiïVc-l-clle  pas   un  grand  nombre   d'exem- 
ples?.. 

M.  de  Coursel  fui  déiaclit'  avec  sa  compagnie,  ei  reçut 
l'ordre  de  se  rendre  an  pied  des  Pyrénées  pour  s'opposer- 
à  l'invasion  el  aux  progrès  d'une  épizootie  qui  ravageait 
une  pariie  du  Languedoc.  Ces  hautes  montagnes,  dont 
l'aspect  imposant  ,  les  défilés  pittoresques  produisent  la 
plus  vive  impression  sur  l'homme  sensible  aux  beautés  de 
la  nature  ,  font  éclore  en  M.  de  Cuurset  un  goût  que  jus- 
qu'alors il  n'avait  pas  pressenti.  — La  chaîne  des  Pyrénées 
est  couverte  d'un  grand  nombre  de  plantes  rares  ;  il  les 
voit ,  les  observe ,  les  admire  ! . . .  Pour  la  première  fois  ri 
lui  semble  qu'il  rencontre  des  êtres  qui  seront  les  amis  de 
tonte  sa  vie.  —  Et  bientôt  se  livi-ant  à  l'herborisation, 
s'entourant  des  ouvrages  de  Lynnée,  de  Jussieu,  de  Tour- 
nefort,  qu'il  étudie  avec  ardeur,  il  devient  lui-même  Bota- 
niste. 

La  Botanique,  celte  science  si  ulile,  puisqu'elle  fournit 
à  la  médecine  des  moyens  puissants  pour  guérir  ou  soula- 
ger les  maux  qui  nous  assiègent,  était  resiée  longtemps 
dans  l'enfance.  —  Avant  la  renaissance  des  lettres  ceux 
qui  aflîchaienl  le  plus  de  prétention  à  connaître  les  plantes, 
étaient  fort  éloignés  de  se  douter  de  leur  structure  et  de 
leurs  véritables  propriétés.  Tout  était  alors  livré  à  l'arbi- 
traire du  premier  empirique  auquel  il  plaisait  de  donner 
à  certains  végétaux  des  vertus  et  des  noms  connus  seule- 
ment dans  les  lieux  qu'il  habitait.  —  Lorsque  le  flambeau 
de  l'instruction  commença  à  jeler  (jnelques  lueurs  sur  la 
France,  quant  à  l'élude  de  la  nature,  un  nouvel  inconvé- 
nient arrêta  les  progrès  de  la  bolanique.  —  Les  anciens, 
en  toutes  choses  ,  étaient  seuls  consultés.  C'était  dans 
leurs  livres,  el  non  dans  les  champs  (lu'on  observait  les 


—   473   — 

piaules  ,  celles  donl  ils  n'avaient  point  parlé  «îiaienl  cen- 
sées n'avoir  jamais  exisié  ;  et  les  disputes  de  mots,  le 
défaut  de  nomenclature  ,  le  mélange  des  espèces  et  des 
genres  ,  produisirent  un  calios  tel  que  personne  ne  s'en- 
tendait. —  Peu  à  peu  cependant  ce  cahos  se  débrouilla, 
Tordre  remplaça  le  désordre  ,  et  les  frères  Tauliin  ,  Tour- 
nefort ,  Lynnée  et  Jussieu  opérèrent  successivement  la 
réforme  des  pratiques  vicieuses  suivies  jusqu'alors  ,  et 
posèrent  les  véritables  principes  de  la  plus  riche,  de  la 
plus  aimable  des  sciences. 

Les  ouvrages  de  ces  hommes  illustres  révélèrent  à  M. 
de  Courset  les  éléments  de  la  botanique  ,  et  ce  genre 
d'étude,  pour  lequel  il  était  né  ,  exerça  dès  lors  un  si 
grand  empire  sur  son  esprit,  qu'il'résolut  d'y  sacrifier  tous 
ses  instants. — Pour  atteindre  ce  but ,  il  quitta  le  service, 
se  maria  à  trente-un  ans,  et  retiré  dans  le  domaine  de  ses 
pères,  il  joignit  la  pratique  à  la  théorie,  en  composant 
divers  ouvrages  justement  estimés  ,  et  en  formant  de 
superbes  jardins,  qui  foet  fadmiration  de  tous  ceux  qui 
les  ont  parcourus. 

Ces  jardins  sont  un  véritable  monument  de  la  nature  et 
de  l'art  pour  le  boulonnais  ,  et  une  création  faisant  le  plus 
grand  honneur  à  la  mémoire  de  M.  de  Courset.  —  Plu- 
sieurs écrits,  parmi  lesquels  on  distingue  une  brochure 
publiée  en  1814,  par  M.  Lair  de  Caën  ,  en  ont  donné  la 
description  ;  elle  deviendrait  donc  inutile  dans  cet  éloge 
historique.  Il  sufiira  de  rappeler  que  ces  Jardins  immenses 
sont  tracés  et  plantés  avec  un  goût ,  une  élégance  ,  une 
richesse  remarquables  ;  qu'ils  contiennent  dans  le  règne 
végétal  les  objets  les  plus  rares  de  tous  les  pays  du  monde 
€1  que,  «  si ,  •  comme  l'a  dit  le  savant  que  nous  venons 


—    474   — 

de  ci(er,  -  un  liabilaiU  de  l'Aniéi  iijuc,  des  Indes  el  de  la 
-  Nouvelle-Hollande,  visilailCourseï,  il  y  iroiiverail  avec 
<-  autanl  de  surprise  que  de  plaisir  les  planles  qui  crois- 
«  sent  dans  sa  patrie  ,  et  qui  prospèrent  là  comme  dans 
<•  leur  pays  natal.  "  —  On  y  remarque  principalement 
une  collection  de  bruyères  ,  la  plus  importante  qu'il  y  ail 
en  France,  sans  en  excepter  celle  du  jardin  royal  et  de 
la  Malmaison. 

C'est  dans  ce  délicieux  asile  que  ,  loin  des  tempêtes 
politiques  et  des  passions  qui  tourmentent  les  villes,  M. 
de  Courset  au  milieu  de  ses  planles,  de  ses  livres  et  d'une 
famille  chérie  ,  accueillait  avec  la  plus  aimable  bienveil- 
lance les  étrangers  qui  le  visitaient .  —  Il  suffisait  d'avoir 
passé  quelques  instants  avec  lui  pour  connaître  ,  appré- 
cier l'éiendue  de  ses  connaissances,  el  les  qualités  de  son 
cœur. 

On  lisait  celte  inscripiion  sur  les  parois  extérieures  de 
l'une  des  salles  vertes  de  son  jardin  : 

«   In  juventule  impelus  . 

«   lu  seneclute  pax  ; 

«   Uni  el  alteri  voluplas.  » 

<'  Dans  la  jeunesse  on  aime  l'agitation  ;  dans  la  vieillesse 
«  on  soupire  après  le  repos  :  c'est  ainsi  que  chaque  âge  a 
<«  ses  jouissances.  »  —  Cette  inscripiion  est  aussi  tou- 
chante que  vraie  !  Elle  convenait  parfaiiement  à  l'homme 
qui,  au  déclin  de  ses  jours,  ressemblait  à  ce  bon  vieillard 
de  Galèse,  dont  Delille  a  dit,  en  traduisant  les  Georgiques 
de  Virgile  : 

a   Un  jardin  ,  un  verger,  dociles  à  ses  lois  , 

«    Lui  donnaient  le  bonheur  qui  s'enfuil  loin  des  rois  !    » 


Eu  1789  M.  de  Courscl  lit  U;  voynge  d'Angicicrre  ,  afin 
d'observer  l'éial  de  rygiiciildiie  dans  ce  pays.  —  On  doit 
à  la  vériié  de  convenir  que  les  Anglais  nous  ont  devancés 
dans  les  expériences  et  les  progrès  que  les  sciences  et  la 
civilisaiion  ont  successivement  amenés  pour  l'an  agricole. 
Quelques  grandes  exploitations,  parmi  lesquelles  on  citera 
toujours  celles  du  savant  Duhamel ,  existaient  jadis  en 
France,  et  avaient  donné  naissance  à  des  découvertes 
aussi  neuves  qu'utiles  :  mais  le  goût  de  la  culture  était 
loin  d'être  répandu  chez  nous  ,  aussi  généralement  que 
chez  une  nation  où  la  division  des  propriétés,  et  le  besoin 
de  s'affranchir,  autant  que  possible,  des  productions  de 
l'étranger,  avaient  éveillé  dans  toutes  les  classes  l'idée  du 
travail  et  de  l'industrie.  —  M.  de  Couiset  fit  son  piofit  de 
tout  ce  que  nos  voisins  lui  montrèrent  de  beau  et  de  bien. 
Il  se  mil  en  relation  avec  les  savants  les  plus  distingués 
de  Londres,  assista  à  plusieurs  réunions  de  la  société 
royale  de  celte  ville  ,  et  revint  en  France  avec  des  notes 
précieuses,  fondées  sur  l'observation  ,  et  qu'il  sitt  utiliser 
dans  ses  domaines  et  dans  ses  ouvrages. 

En  1784,  il  avait  nris  au  jour  un  excellent  mémoire  sur 
l'agriculture  du  Boulonnais,  et  des  cantons  maritimes  voi- 
siirs  de  celte  province.  —  Ce  fut  alors  qu'il  éprouva  ce 
qu'éprouvent  tous  ceux  qiri  débutent  dans  une  carrière  oii 
ils  sont  incorrnus.  —  On  lui  donna  des  éloges  ;  mais  en 
général  l'envie  et  l'esprit  de  ciitiquc  s'acharirèrent  contre 
ce  premier  ouvr-age  ,  qui  déplut  à  irn  gr^and  nombre  de 
cultivateurs,  en  ce  qu'il  enseignait  de  nouvelles  méthodes, 
cl  s'(!'loignail  ainsi  de  l'ancienne  r  outirre.  —  L'auteur  de 
ce  mémoire  s'affligea  d'abord  du  prix  que  recevaient  ses 
travaux  et  ses  soins.   --  Il  racontait  Irri  même ,  dans  les 


—   476  — 

jours  de  {sa  vieillesse,  que  pendant  quelques  inslanls,  il 
fui  prêi  à  les  abandonner  :  mais  heureusement  il  relrouvu 
le  courage  nécessotre  pour  chasser  cette  idée,  La  recti- 
tude de  sou  jugement  lui  fit  apprécier  à  leur  juste  valeur 
les  censures  injustes  dont  il  fut  l'objet. 

Nommé  membre  de  l'ancienne  Société  d'Agriculture  de 
Paris,  il  publia  en  1786,  87,  ei  88,  des  observations  géor- 
gtco-météoralogiquesdau&  les  annales  de  cette  Société. — 
Ces  observations  semées  de  reflexions  intéressantes  sur 
les  végétaux  et  les  récolles  ,  prouvent  que  M.  de  Courset 
savait  prêter  du  charme  aux  plus  arides  tableaux. 

Dans  la  situation  la  plus  favorable  pour  goûter  le  bon- 
heur, une  douleur  profonde ,  et  dont  le  temps  n'a  jamais 
effacé  les  traces,  vint  l'atteindre.  —  Il  perdit  une  épouse 
adorée  :  ce  coup  affreux  altéra  sa  santé,  et  il  n'eut  poini 
survécu  à  la  compagne  de  son  existence,  si  une  fille  née 
de  leur  union,  M"'^  la  baronne  de  Coupigny,  n'eut  apporté 
quelques  consolations  à  son  cœur  df'chiré,  —  Il  jura  de 
consacrer  le  reste  de  ses  jours  à  son  éducation,  et  jamais 
père  ne  remplit  avec  plus  de  tendresse  et  de  soins  le& 
devoirs  qu'^impose  un  titre  si  doux  !...  Aussi  l'amour,  le 
respect  que  lui  portait  sa  fille  ,  furent- ils  extrêmes;  et  su 
conduite  envers  lui  est-elle  citée  ,  comme  un  modèle  de 
piété  filiale. 

Vivant  au  sein  de  la  retraite  ;  uniquement  occupé  de 
celle  fille  chérie,  de  ses  jardins  et  des  sciences,  M.  de 
Courset  paraissait  devoir  être  à  l'abri  de  l'orage  qui  vint 
bouleverser  la  France  ;  il  n'en  fut  rien  cependant ,  et  lors 
qu'arrivèrent  ces  temps  de  larmes  et  de  deuil  ,  dont  ou 
Koudraii  perdre  le  iiisle  souvenir  ,   il  fui  frappé,  comme 


—   477   — 

tanl  d'honorables  viciimes,  parle  vaiulalisme  révolulion- 
naii-e.  —  Traîné  dans  les  prisons  d'Ai'ras,  il  ne  devait  pas 
larder  à  péril"  sur  l'échafaud.  Henreiisemenl  la  science 
elTamilié  veillaient  à  sa  conservation. —  M.  Troussel  qui, 
à  celle  époque  désastreuse,  a  rendu  d'éminents  services, 
et  plusieurs  agriculteurs  distingués,  painii  lesquels  M.  de 
Courset  se  plaisait  à  citer  M.  Tliouin,  représentèrent  com- 
bien il  était  utile  à  l'établissement  qu'il  avait  formé  ,  et 
un  ordre  du  comité  de  salut  public  le  lendit  à  la  libellé. 

Avec  quel  plaisir  ne  revit-il  pas  l'asite  qu'il  avait  créé, 
ei  ne  se  livra-l-il  pas  à  ses  occupations  favor-iles  !...  Le 
passage  d'une  prison  à  une  habitation  charmante  ,  d'un 
séjour  d'esclavage  el  de  douleur,  à  un  séjour  où  la  nature, 
secondée  pai"  l'art,  étalait  ses  plus  riches  présents;  la  vue 
de  la  verdure,  des  (leurs,  émurent  délicieusement  l'àme 
de  M.  de  Courset  :  il  lui  semblait  qu'il  venait  de  recevoir 
une  nouvelle  vie  1... 

Lors  de  la  réorganisation  des  Académies ,  sous  le  litre 
d'Instilul  national  de  France,  l'honneur  d'être  nommé 
membre  coirespondani  de  cette  illustre  compagnie  ,  vint 
chercher  M.  de  Courset  dans  sa  retraite  ;  et  jamais  hon- 
neui-  ne  fui  mieux  mérité  !  —  Un  grand  nombre  d'autres 
corporations  savantes  se  rattachèrent,  el  il  fut  l'un  des 
premiers  el  des  plus  actifs  fondateurs  de  la  Société  d'agri- 
culture, du  commerce,  et  des  arts  de  Boulogne. 

Tous  les  ans  il  enrichissait  les  annales  de  l'agriculture 
fiançaise,  el  la  bibliothè(iue  des  piopriélaircs  ruraux,  de 
mémoires  intéressants.  On  y  remarqua  ses  réponses  à  des 
questions  difficiles  sur  la  science  agricole,  faites  en  1793,^ 
par  le  minisire  de  l'inlérieur. 


—   478   — 

Mais  l'ouvrage  qui  le  recommande  surloui  à  l'esiimcj 
des  savants,  des  amateurs  de  jardins,  et  qui  fut  le  résultat 
de  profondes  études  ,  et  de  trente  années  d'expérience, 
c'est  le  Botaniste-cuUivateur. 

On  venait  de  traduire  le  dictionnaire  de  Miller,  célèbre 
jardinier  anglais  ,  et  ce  livre,  incomplet  sous  beaucoup  de 
rapports  ,  était  loin  de  satisfaire  les  botanistes.  M.  de 
Coursct  conçut  une  méthode  toute  différente,  et  qui  avait 
pour  but ,  en  rapprochant  les  genres  et  les  espèces  ,  de 
conduire  à  la  connaissance  de  la  botanique  par  la  recher- 
che des  plantes  dans  la  classe  ,  et  dans  l'ordre  où  elles 
sont  placées. 

L'introduction  de  ce  bel  ouvrage  peut  être  lue  avec 
autant  de  plaisir  par  le  littérateur  exercé  que  par  le 
savant.  L'auteur  trace,  dans  le  discours  qui  la  précède, 
avec  une  élégance  de  style  très  rare  pour  un  livre  didac- 
tique, un  tableau  de  la  marche  de  la  nature,  dans  les  trois 
grandes  divisions  de  l'histoire  naturelle,  «  Cette  marche, 
<-  dit-il,  est  simple  comme  la  loi  qui  la  régit.  Ses  moyens 
«  sont  uniformes,  constants,  et  communs  à  toutes  ses  pro- 
«  ductions.  —  L'homme  ne  lui  coûte  pas  plus  que  l'ani- 
«  malcule,  et  le  chêne  que  la  mousse.  Créature,  comme 
«  tous  ses  développements,  elle  est  soumise  à  un  cours, 
<•  comme  elle  y  soumet  tous  les  êtres.  —  Impartiale,  tous 
«  sont  égaux  devant  elle,  et  les  époques  de  leur  carrière 
«  sont  pour  tous  la  naissance,  l'accroissement  et  la  lin. — 
«  Indifférente  à  l'égard  du  nombre  ,  son  objet  principal 
<■  est  la  conservation  de  l'espèce  ;  aussi  a-t-elle  donné  tous 
"  ses  soins  à  l'appareil  des  oiganes  sexuels  ;  elle  les  a 
-  environnés  dans  les  plantes  des  parties  qui  les  proiè- 
«  gcnt,  cl  a  enrichi  leur  lit  nuptial  de  brillantes  coulcu»  s.  > 


—   479   — 

On  peul  juger,  par  ce  passage,  du  méi  iie  de  celle  inlro- 
duclion,  qui  se  continue  dans  tout  le  premier  volume  de 
l'ouvrage  ,  terminé  par  une  idée  heureuse  ,  celle  d'avoir, 
par  des  tables  comparatives,  rapproché  les  genres  décrits 
d'après  Jussiou,  des  divisions  et  classes  correspondanles, 
suivant  le  système  de  Lynnée.  Ce  premier  volume  con- 
tient, en  ouire,  des  déiails  étendus  sur  la  culture  des 
plantes,  dont  la  série  est  éiablie  dans  les  autres  volumes. 
13  à  1400  genres,  et  environ  8,700  espèces  sont  compris 
dans  l'ouvrage ,  et  l'on  y  trouve  sur  les  caractères  des 
divisions,  les  classes  et  les  variétés,  une  foule  d'aperçus 
aussi  exacts  qu'inlérf^ssanls.  —  Le  port  el  la  hauteur  des 
plantes ,  la  forme  des  feuilles  et  des  fleurs  ,  leurs  couleurs 
variables  ou  fixes,  la  description  des  graines  et  des  fruits, 
les  pays  originaires,  les  mois  de  floraison  onlélé  retracés 
par  l'auteur  avec  le  plus  grand  soin.  —  Il  indique  si  les 
piaules  sont  annuelles,  bisannuelles  ou  vivaces,  el  entre 
dans  (les  détails  étendus  sur  leur  culture,  K  urs  propriétés, 
cl  leurs  usages,  sans  négliger  les  exceptions  qu'elles  peu- 
vent présenter.  —  Quatre  tableaux  oûVent  :  1"  les  noms 
français  des  plantes  par  Jussieu  ;  i"  la  nomenclature  de 
Lynnée,  qui  a  été  adoptée  par  tous  les  savants  de  l'Europe; 
3"  les  noms  synonimes  el  particuliers  à  plusieurs  cantons 
de  France  ;  i"  les  noms  anglais  les  plus  usités  répondant 
aux  noms  fiançais  donnés  aux  mêmes  planles.  —  Enfin, 
dans  le  volume  de  supplément ,  M.  de  Courset  a  placé 
une  table  alphabétique  des  noms  français  et  laiins  des 
genres,  cl  un  catalogue  exact  de  toutes  les  plantes  culti- 
vées dans  ses  beaux  jardins. 

Le  liolanisle-culliualeur  a  oblcnu  le  plus  grand  succès, 
el  esi  il  sa  seconde  édition.  —  C'cat  le  meilleur  traité  de 


-  480    — 

ce  genre  exislani,  non  seulcmenl  en  Fiaiice,  mais  encore 
en  Europe.  Seul  il  siifriraii  pour  recommander  le  nom  de 
M.  de  Coursel ,  el  cxciier  la  reconnaissance  ei  l'esiime 
des  agricullcurs,  des  bolanisles,  ei  des  hommes  du  monde 
qui  désirent  s'instruire. 

Plein  de  candeur,  d'amour  du  bien ,  el  de  modestie, 
l'auteur  de  ce  précieux  traité ,  paraissait  ignorer  son 
mérite.  Il  travaillait  bien  plus  pour  être  utile  que  pour 
acquérir  de  la  réputation.  —  Son  àme  douce  et  bienfai- 
sante trouvait  dans  l'élude  de  la  botanique  un  alimenl  qui 
lui  fournissait  les  plus  aimables  jouissances. 

Tous  les  hommes  sensibles  ont  aimé  la  nature..  Les 
fleurs  surtout ,  ont  toujours  excité  dans  leurs  cœurs  des 
impressions  innéCfaçabIcs,  en  leur  retraçant  les  plus  doux, 
les  plus  chers  souvenirs!..  «  Ah  !  voilà  delà  pervenche!..» 
s'écriait  l'auteur  d'Emn'e  ,  avec  un  ravissement  inexpri- 
mable, en  retrouvant,  après  trente  ans  d'absence,  cette 
fleur  qui  lui  rappelait  sa  jeunesse  ,  el  ses  premières 
amours  !...  — Lecomposiieui'deS/ra/on/ce,  MéhuI,  aileint 
de  la  maladie  qui  le  conduisit  lentement  au  tombeau ,  se 
faisait  transporter,  peu  de  temps  avant  sa  mort ,  dans  un 
parterre  de  rosiers  qu'il  avait  lui-même  plantés  ,  el  doni 
les  émanaiions  calmaient  ses  douleurs  ,  et  adoucissaient 
sa  profonde  mélancolie.  —  Ainsi  l'étude  de  la  botanique, 
est  non-seulement  utile  à  l'humanité,  mais  elle  est  encore 
remplie  d'intérêt  et  de  charmes.  Elle  inspire  des  senli- 
timenls  religieux  en  rendant  plus  claires  les  preuves  de 
celle  intelligence  supiême  qui  créa  la  plante  dont  les 
venus  guérissent  nos  maux  ,  el  la  fleur  parant  le  sein  de 
la  beauté  ,  el  embellisbanl  nos  fêles.—  L'ouvrage  le  plus 
parfait  sorii  de  la  main  des  hommes  approcha-l-il  jamais 


—  481    — 

de  la  plus  humble  fleur  soilic  de  la  loule-puissaucc  de 
Dieu?... 

Pénélré  de  ces  seiilimens,  M.  de  Coiirsel  aliadiail  à  ses 
iravaux  un  pohil  de  vue  moral  qui  les  lui  rendait  encore 
plus  chei's.  Le  livre  de  la  nature ,  qu'il  feuilletait  chaque 
jour,  lui  parlait  sans  cesse  de  son  sublime  auteur,  et 
jamais  les  calculs  d'une  orgueilleuse  incrédulité  ne  vinreni 
un  seul  instant  troubler  la  séiénité  de  son  esprit. 

Au  milieu  de  ses  recherches  scientifiques,  il  avait  trouvé 
le  temps  de  composer  un  ouvrage ,  dont  le  manuscrit  est 
entre  les  mains  de  sa  fille,  et  qui  a  pour  titre  :  Considéra- 
tions sur  V homme ,  relativement  à  son  bonheur.  Il  est  à 
désirer  que  ce  manuscrit  soil  publié. 

Il  a  laissé  plusieurs  autres  écrits  parmi  lesquels  je  dois 
signaler  un  travail  étendu  sur  les  insectes  ,  et  des  obser- 
vations météorologiques,  qui  embrassent  un  grand  nom- 
bre d'années. 

Les  arts  furent  toujours  cultivés  par  lui  ;  il  dessinait 
avec  facilité ,  et  l'on  conçoit  que  ,  de  préférence ,  il  s'atta- 
chait à  retracer  avec  le  pinceau  les  beautés  fugitives  des 
fleurs.  —  Son  portefeuille  renferme  plus  de  mille  plantes 
des  Pyrénées,  dont  sa  main  a  fixé  sur  le  papier  les  formes 
cl  les  couleurs  si  variées. 

Amateur  de  la  musique,  M.  de  Coursel  se  plaisait  à 
accompagner  sur  la  harpe  les  beaux  chants  de  Grélry,  ei 
surtout  de  Monsiguy  dont  la  famille  était  orisinaiie  des 
lieux  qu'il  habitait.  —  Oti  le  voyait  ,  dans  les  derniers 
moments  de  sa  longue  cl  honorable  existence  ,  assister 
avec  assiduité  aux  couccris  ,   applaudir  aux  talents  des 


aiiisles,  des  a  mai  ours  boulonnais,  el  serrer  avec  affeclion 
la  main  de  ceux  d'enlre-cux  qui  reproduisaient  avec  suc- 
cès l'esprii  de  nos  grands  maîtres.  —Le  genre  de  musique 
qu'il  préférait  était  en  harmonie  parfaite  avec  ses  goûts  et 
ses  mœurs  :  une  mélodie  simple,  naturelle  ,  les  airs  pei- 
gnant le  calme  et  la  douceur  de  la  vie  champêtre  ,  lui 
c:uisaient  un  vif  plaisir.  Il  avait  formé  une  collection 
choisie  de  pastoiales  suisses  qu'il  exécutait  souvent  au 
milieu  de  ses  plantes,  et  de  ses  fleurs.  En  l'écoutant  on  se 
croyait  transporté  dans  les  paysages  si  pittoresques  de 
l'Helvélie,  et  ses  cheveux  blancs,  sa  figure  pleine  de 
franchise  et  d'aménité  ,  ajoutaient  encore  à  l'illusion  ,  en 
offrant  l'image  d'un  véritable  descendant  de  Tell. 

Après  quelques  jours  de  maladie,  M.  de  Courset  mou- 
rul,  en  juin  18^24,  à  l'âge  de  soixante-dix-huit  ans,  entouré 
des  soins  de  sa  famille,  et  des  consolations  de  la  religion. 
Sa  perte  fut  vivement  sentie  par  tous  ceux  qui  l'avaient 
connu,  et  la  douleur-  de  sa  fille  ne  saurait  être  exprimée  ! 

Homme  savant  et  vertueux  ,  puisse  cet  éloge  ,  que  le 
cœur  seul  a  diclé ,  faire  mieux  connaître  ,  mieux  appré- 
cier- encore  tes  lalerris  ,  et  les  services  que  tu  as  rendus  à 
la  société  !...  Heirreux  celui  qui  peut  marcher  sur  les 
traces,  et  acquérir,  ainsi  que  toi,  le  droit  de  se  dire  en 
mour-ant  :  «  J'ai  vécu  ,  fai  fourni  la  carrière  que  le  sort 
"  m'avait  ouverte.   « 

a    Vixi,  el  quem  dederat  cursum  forluna  ptreyi  !  > 

IHor] 


M.  MICHAUD, 

Dli:   L'ACADÈiMIE   FRANÇAISE. 


Quelques  particularités  de  sa  vie,  de  son  caractère, 

et  des  séjours  qu'il  a  laits,  pendant  plusieurs 

étés,  à  Boulogne-sur-Mer. 


«   L'accord  d'un  beau  latent  el  d'un  beau  caractère.» 
(Andrieix  ,   épilre  à  Ducis). 


fi.   IIICIIAID 


Lorsque  !a  France  viiil  à  perdre  l'hislorieii  des  Croisades, 
Tauleur du  Prinlemps  d'un  Proscrit,  je  voidais  payera  sa 
mémoire  un  juste  iribul  d'affeciion  el  de  regret,  dans  un 
des  journaux  de  Boulogne. — A  plus  d'un  tiire  particulier 
cet  hommage  eût  clé  là  convenablement  placé. — En  €flel, 
M.  Micbaud  a  vécu  parmi  nous  ,  écrit  dans  la  ville  de 
Godefroid  de  Bouillon  ,  une  partie  de  son  histoire  des 
guerres  saintes  ;  il  y  était  aimé  ,  estimé  de  quelques  per- 
sonnes qui  conseivent  précieusement  son  souvenir,  et  il 
appartenait,  en  qualité  de  membre  honoraire  ,  à  notre 
Société  des  Sciences  el  des  Arts.  —  Ce  projet  ne  reçut 
point  alors  d'exécution  ,  par  des  motifs  indépendants  de 
ma  volonté.  —  En  outre,  je  pensai  que  dans  le  moment 
où  toutes  les  feuilles  publiques  s'occupaient  de  mon  ami, 
où  toutes  les  célébrités  littéraires  retraçaient  ses  titres  à 
la  renommée ,  je  devais ,  moi  chétif ,  garder  le  silence.  — 
Ma  faible  voix  ne  se  serait-elle  pas  perdue  ,  au  milieu  de 
ces  grandes  voix  ,  proclamant ,  sur  une  tombe  venant  à 
peine  de  se  fermer,  l'arrèi  de  la  postérité?  —Aujourd'hui 
que  tout  se  tait ,  je  vais  parler  ;  non  pour  apprécier  M. 


(*)  Publié  en  J841  Jans /a  QuoUdknne. 


—   486   — 

Michaud  comme  hislorien  ,  comme  poêle  ,  (celle  lâche  a 
été  dignement  remplie)  ,  mais  pour  le  peindre;  ,  comme 
homme  privé  ,  pour  munirei-  que  la  vivacilé  de  son  esprit, 
l'amabiliié  de  son  caractère  ,  la  bonté  de  son  cœur,  éga- 
laient son  talent. 

M.  Michaud  aimait  Paris,  parceque  Paris  est  le  centre 
du  mouvement  intellectuel  en  France  ,  et  qu'il  y  avait  des 
amis  de  choix  :  mais  la  province,  comme  lieu  d'habitation, 
lui  plaisait  bien  d'avantage,  convenait  mieux  à  son  éloi- 
gnement  pour  le  bruit ,  à  la  simplicité  de  ses  goûts  ,  et  à 
sa  frêle  santé.  —  Boulogne  devint  donc  pour  lui  une  rési- 
dence d'élection  ,  à  partir  de  1815,  en  ce  qu'il  y  trouvait 
un  air  excellent ,  de  l'activité ,  de  l'animaiion  sans  tumulte 
et  sans  fatigue,  des  promenades  agréables  ,  la  solitude, 
quand  il  la  voulait ,  et  des  bains  de  mer.  —  Tous  les  ans, 
au  mois  de  juin,  il  y  établissait  ,  comme  il  se  plaisait  â  le 
répéter,  son  quartier  général  des  croisés ,  et  celle  image 
acquérait  de  la  vérité,  de  la  ressemblance  existant,  selon 
lui ,  entre  la  colline  d'Outreau ,  et  le  mont  des  Oliviers  à 
Jérusalem. 

Son  existence  à  Boulogne  était  partagée  entre  l'étude, 
l'exercice,  et  quelques  visites  chez  deux  ou  trois  amis.  — 
Son  habitation  se  composait  de  trois  pièces,  située  sur  le 
port,  dans  la  petite  maison  d'Hénin  père,  ce  brave  pêcheur, 
dont  le  nom  a  depuis  jeté  un  certain  éclat  lors  du  terrible 
naufrage  de  YAmpliytrite.  —  Un  vieux  domestique  très 
original ,  et  très  spirituel ,  Tellier,  qui  jadis  avait  servi 
Turgot  et  Talleyrand,  l'accompagnait  dans  tous  ses  voya- 
ges. —  C'était  le  Lafleur  d'un  maître  qui  a\ail  plus  d'un 
rapport  avec  Sterne ,  et  il  était  bien  placé  dans  la  cuisine, 
dans  l'antichambre  ,  et  parfois  môme  dans  la  salle  où  se 


—    487    — 

lenaii  M.  Micliaiid.  —  Ce  dernier  recevaii  quelquefois  à 
sa  lable  deux  ou  trois  convives  :  on  d<îvine  aisément 
combien  ces  peiils  repas  devaient  êli-e  gais  ,  aimables, 
avec  un  hôle  lel  que  lui  !...  —  De  temps  à  autre  Tellier, 
loui  en  faisant  son  service  ,  laissait  échapper  quelques 
réparties,  lui  valant ,  de  la  part  de  son  patron  ,  un  rappel 
à  l'ordre ,  au  milieu  du  fou-rire  qu'elles  avaient  provoqué. 

—  Du  reste,  nouveau  maître  Jacques,  il  était  le  directeur 
suprême  du  logis  ,  cl  n'employait  Tenipire  qu'il  avait 
obtenu  que  dans  rinlérét  de  M.  Michaud.  —  Toujours 
occupé  de  ses  travaux  liiléiaires  ,  celui-ci  mettait  une 
négligence  extrême  dans  tout  ce  qui  tenait  aux  soins 
maléiiels  de  l'existence  ,  et  avait  besoin  à  cet  égard  , 
d'être  conduit,  dirigé  comme  un  enfant.  —  C'était  Tellier 
qui  lui  rappelait  qu'il  fallait  changer  d'habit  ,  de  linge  , 
pour  aller  en  visite  ,  se  rendre  à  une  invitation  ,  et  ce 
n'était  pas  sans  peine  qti'il  obtenait  de  son  maître  de 
le  faire  beau.  —  Un  jour,  je  l'ai  vu  le  pouisuivant  une 
cravalle  blanche  à  la  main  ,  et  employant  toutes  les  res- 
sources de  son  imagination  ,  afin  de  parveuii*  à  l'en  parer. 

—  Je  crus  (pi'd  ne  réussirait  pas  :  «  Monsieur,  lui  dil-i[ 
"  enfin  ,  vous  voulez  donc  me  perdie  de  réputation?... 
«  Si  vous  êtes  mal  mis  ce  n'est  pas  vous  qu'on  accusera, 
'•  car  on  sait  que  vous  avez  autre  chose  à  faire  que  de 
«  vous  occuper  de  votre  toilette  ;  mais  ce  sera  moi ,  et 
"  l'on  dira  partout  que  je  suis  un  mauvais  domestique.» 
A  celte  harangue  M.  Michaud  ne  trouva  rien  à  répondre, 
et  Tellier,  fier  de  son  triomphe  ,  fil  son  ofiice  de  valet  de 
chambre  e;i  fredonnant  le  refrain  du  chœur  de  la  Cara- 
vane (In  Caire  : 

«    La  vicloire  est  à  nous  !    » 

Rien  n'était   plus  c(tnii(|ue  (jue  cette  scène. 

3S 


—   4b8  — 

M.  Michaud  élaii  le  causeur  le  plus  amusant ,  le  plus 
malin  que  j'aie  eniendu  ,  oi  il  racontait  avec  une  grâce  , 
une  finesse,    un   senlimenl  des  convenances,    dont  le 
secret  n'appartenait  quà   lui.  —    Railleur,  sans  jamais 
aigrir  ni  blesser,  simple  avec  une  élégance ,   un   choix 
d'expressions  ,  d'images  on  ne  saurait  plus  remarquables, 
sa  physionomie  spirituelle  ,   la  douceur  et  la  vivacité  de 
son  regaid  ,    la   boule  de   son  sourire  complétaient  la 
séduction  qu'il  exerçait  sur  tous  ceux  qui  l'écoutaient. 
Son  maintien  était  timide ,   embarassé  ;    sa  voix  faible , 
souvent  lente  ,    et  coupée  par  une  petite  toux  sèche  : 
cependant  il  y  avait  une  véritable  puissance  dans  la  parole 
de  cet  homme  ,   et  pour  les  âmes  et  les  esprits  d'élite  il 
savait  commander  le  silence  le  plus  profond  et  le  plus 
flatteur.    —  Quant  à  la  tourbe  a-t-elle  jamais  su  ce  que 
c'était  que  d'écouter  un  homme  d'esprit  ?   —   Laharpe 
disait  de  M.  Michaud  :   »  C'est  le  Français  qui  cause  le 
«  mieux  »  et  il  avait  raison.  —  Que  de  mots  heureux, 
piquants,  empreints  d'une  haute  raison,  d'une  verve  tem- 
pérée par  le  goût ,   sont  sortis  de  sa  bouche  1   —    Que 
d'emprunts  on  lui  a  fait,  en  se  glorifiant  dans  le  monde 
des  richesses  qu'il  avait  semées  ,  sans  y  attacher  plus 
d'importance  que  le  prodigue  semant  partout  l'or  et  les 
diamants.  —  Ainsi ,  c'est  lui ,  et  non  Talleyrand,  qui,  en 
voyant  la  Galatlue  de  Girodet ,  dit  à  ce  peintre  distingué  : 
«   On  n'a  rien  vu  de  plus  beau  depuis  le  Déluge  !  »   — 
C'est  encore  lui ,  et  non  Esménard  ,  qui  ,  à  propos  d'un 
poème  fort  médiocre  de  M.  Saint  Victor,  édition  dont  on 
avait  rempli  un  bâtiment  ,  lors  du  blocus  continental,  et 
qu'on  avait  jetée  à  la  mer  pour  la  remplacer  par  des  mar- 
chandises anglaises  ,  c'est  encore  lui ,  disons-nous  ,  qui 
fit  observer,  qu'elle  aurait  dû  obtenir  plus  de  succès, 
puisqu'elle  était  ad  usum  delphini. 


—   489  — 

M.  Michaud  étaii  royalisie  ,  aitaclié  à  la  branche  aînée 
des  Bourbons  ,  et  c'était  snttoul  quand  le  malheur  pesait 
sur  cette  branche,  que  son  dévouement  se  manifestait. 
Dans  leur  prospérité,  les  princes  n'ont  jamais  eu  en  lui  un 
flatteur,  un  courtisan  quand  même.  S'il  était  homme  de 
conviction  dans  ses  opinions  ,  pour  lesquelles  sous  la 
République  et  le  Consulat  il  avait  bravé  l'exil ,  la  prison  , 
et  la  mort,  il  était  en  môme  temps  plein  d'indépen- 
dance ,  de  courage  vis-à-vis  du  pouvoir  qu'il  aimait.  — 
Jamais  il  ne  partagea  les  doctrines  infectées  d'obscuran- 
tisme et  les  excès  des  ultras  qui ,  à  cause  de  sa  modéra- 
lion  éclairée  ,  lui  ont  maintes  fois  prodigué  le  blâme  et 
l'injure.  —  Il  respectait  les  idées  de  chacun  en  politique, 
quand  elles  n'allaient  point  jusqu'à  troubler  l'ordre  ;  il 
vivait  en  bonne  intelligence  avec  les  hommes  de  tous  les 
partis  ,  et  j'ai  souvent  dîné  chez  lui ,  pendant  le  cours  de 
la  Restauration  ,  avec  des  libéraux  prononcés,  entre 
autres  le  colonel  Bory  de  Saint -Vincent.  —  Après  avoir 
employé  tous  ses  efforts  auprès  de  Charles  X,  afin  d'em^ 
pécher  la  dissolution  de  la  garde  nationale ,  sans  pouvoir 
réussir,  il  me  prédit ,  (car  en  matière  de  gouvernement 
il  avait  le  coup-d'œil  de  l'aigle),  à  la  suite  d'un  conseil 
privé  aux  Tuileries ,  que  cette  mesure  funeste  contribue- 
rait un  jour  au  renversement  du  trône. 

En  opposition  avec  le  ministère  Villèle,  M.  Michaud  ne 
larda  pas  à  être  en  butte  à  des  vexations  de  tous  génies. 
—  D'abord  ce  ministère  voulut  s'emparer  de  lui ,  et  pour 
se  rendra  sa  plume  favorable  ,  il  lui  avait  fait  faire  les 
offres  les  plus  brillantes  par  un  de  ses  membres  :  <•  Vos 

•  soins  sont  inutiles  (avait  répondu  l'homme  de  lettres), 
«  car  je  ressemble  à  ces  oiseaux  assez  apprivoisés  pour  se 

•  laisser  approcher,  mais  pas  assez  pour  se  laisser  preu-^ 


—   490    - 

«  (Ire.  Quant  aux.  offres  que  vous  rne  transnieilez  ,  elles 
<-  ne  peuvent  me  convenir.  Il  n'y  a  qu'une  chose  pour 
<•  laquelle  je  vous  sacrifierais  un  peu  de  mon  indépen- 
'•  dance.  >  —  «  Laquelle,  reprit  vivement  le  minisire?.,.» 
—  «  Ce  serait  si  vous  pouviez  me  rendre  la  santé.  •>  — 
Peu  de  temps  après  la  liberté  de  la  presse  étant  fortement 
menacée,  l'Académie  française  protesta  auprès  du  Roi, 
et  M.  3]ichaud  signa,  l'un  des  premiers,  cette  protesta- 
tion. —  «  Une  prièie,  (fit-il  observer  en  s'cmparant  de  la 
«  plume),  n'est  pas  une  sédition  I...  •>  Mol  admirable,  en 
ce  qu'il  conciliait  l'acte  de  respectueuse  remontrance 
auquel  il  s'associait ,  avec  le  sentiment  et  le  devoir  d'un 
sujet  fidèle.  —  Alors  il  perdit  sa  place  de  premier  lecteur, 
et  le  traitement  de  3,000  fr.  qu'elle  lui  valait.  Charles  X 
qui  Taimaii  et  l'estimait ,  mais  qu'on  entraînait  dans  une 
voie  devant  le  conduire  à  sa  perte  ,  lui  reprocha  avec 
douceur  sou  opposition  :  «  Sire,  lui  répondii-il ,  je  n'ai 
«'  prononcé  que  trois  paroles  ,  et  chacune  m'a  coijté 
■■  1000  fr.  ;  je  ne  suis  pas  assez  riche  pour  continuer  de 
<■   parler  à  ce  prix.    » 

Et  il  garda  le  silence. 

Je  viens  de  rappeler'qu'il  avait  été  premier  lecteur  du 
Roi,  ei  je  dois  ajouter  que  cette  place  était  une  véritable 
sinécure ,  une  récompense  de  sa  fidélité ,  et  des  sacrifices 
qu'il  avait  faits  à  la  légitimité.  —  M.  Michaud  ne  savait 
pas  lire  ,  dans  l'acception  sérieuse  du  mol  qui  sert  à  dési- 
gner ce  genre  de  talent ,  et  d'ailleurs  ce  qui  était  d'apparat 
augmentait  sa  timidité  ,  et  le  mettait  fort  mal  à  l'aise.  — 
Dans  une  lettre  qu'il  m'écrivit  en  1822  ,  il  a  exprimé  tout 
cela  d'une  manière  aussi  naïve  que  spirituelle.  —  Comme 
celte  lettre  se  rattache  aux  beaux  jours  de  notre  Société 


—  491    — 

Bouloniiaise  des  Sciences  ei  des  Ans ,  à  répoque  où  des 
lilléraleurs  de  la  capitale  ,  el  des  ëlraiigers  disliiigiiés, 
venaient  accroître  rinlérèl  de  ses  séances  publiques  ,  je 
me  fais  un  plaisir  de  la  transcrire  ici.  —  Celle  Société 
m'avail  prié  d'inviier  M.  Michaud  à  venir  faire  une  Icclure, 
dans  sa  séance  annuelle ,  el  voici  ce  qu'il  me  répondît  : 

«  Mon  cher  H  .., 

"  Je  suis  un  bien  mauvais  académicien  ,  puisque  je  suis 
«  presque  toujours  dans  mon  lit ,  et  presque  jamais  au 
«  fauteuil.  —  Votre  lettre  m'a  trouvé  aux  prises  avec  la 
«  fièvre  :  voilà  pourquoi  je  ne  vous  ai  pas  écrit  plus  tôt. 
«  Dans  l'étal  de  santé  oii  je  suis ,  et  avec  les  affaires  que 
«  j'ai  à  Paris  ,  je  ne  suis  pas  assez  le  maîire  de  disposer 
«  de  mon  avenir  pour  vous  dire  précisément  si  je  serai  à 
«  Boulogne  le  -i  juillet. —  Mais  puisque  vous  tenez  à  faire 
«  quelque  chose  de  moi,  il  faut  bien  que  je  réponde  à 
«  votre  intention  amicale.  —  Si  vous  croyez  que  cela  soit 
«  convenable ,  je  vous  enverrai  à  lire  un  morceau  pour 
«  le  4  juillet.    C'est  là  tout  ce  que  je  peux  faire;  el  si 

-  j'étais  sur  les  lieux  ,  je  n'en  ferais  pas  d'avantage ,  car 
«  je  ^ous  dirai  que  quoique  lecteur  du  roi  ,  je  ne  sais  pas 
«  lire,  el  que  j'ai  une  t(.'lle  ciaiuie  du  public,  (|ue  je 
<•  n'ai  jamais  pu  prononcer  un  seul  mol  dans  une  asseni- 

•  blée.  —  Il  y  a  tiois  ans  on  voulut  avoir  uti  n)orceau  de 
<•  moi  dans  une  séance  publicpie  de  l'Académie  française, 
"  el  je  partis  bravement  pour  Boidogne  ,  la  veille  de  ma 
«  lecture  qui  fut  faite  par  un  tiers.  —  Je  regretterai  de  ne 

•  pas  assistei'  à  votre  séance,  parce  que  je  serai  privé  du 

-  plaisir  de  vous  entendre  ;  mais  pour  ce  qui  me  regai  de, 

-  je  crois  que  les  choses  iront  mieux  en  mon  absence.— 
»  Si  vous  le  voidez  je  vous  enverrai  un  fragment  île  mon 


—  492   — 

«  Histoire  des  Croisades,  que  j'ai  écril  h  Boulogne  :  c'est 

«  la  mort  de  Saiul-Louis.  —  Si  vous  aimez  mieux  des 

«  eousidéraiions  sur  la  chevalerie  ,  sur  le  clergé  ,    sur 

«  l'ordre  judiciaire  au  moyen-àge  ,  je  suis ,    mon  cher 

•  interprète  ,   à  la  disposition  de  mes  confrères.   - 

Ce  qu'on  croira  diflîcilemenl  après  avoir  lu  celle  lettre, 
c'est  que  cet  être  si  timide  ,  dont  la  santé  était  si  fragile, 
avait  écrit  et  agi  ,  au  miUeu  des  orages  les  plus  terribles 
de  notre  première  révolution  ,  avec  une  fermeté  ,  ane 
énergie  sans  égales!...  C'est  qu'il  avaU  vu  vingt  fois  la 
proscription  ,  la  mort  en  face ,  sans  dévier  d'une  ligne  de 
la  roule  qu'il  s'(iiail  tracée  !...-  Dans  ces  solennelles  cir- 
constances ,  son  àme  ,  et  les  sentiments  d'un  devoir 
impérieux  centuplaient  ses  forces.  Alors  ,  comme  l'a  dit 
Virgile  :   «  Da?ïs  vn  corps  faible  s'allumait   un  grand 

•  courage!  »  —  Écrits  politiques  d'une  noble  vigueur, 
(on  peut  en  juger  par  les  Adieux  à  Bonaparte ,  véritable 
chef-d'œuvre)  ;  pamphlets  ,  chansons  ,  actes  et  paroles 
d'une  effrayante  hardiesse  ,  M.  3Iichaud  a  fait  de  tout  cela 
avec  celte  puissance  de  logique  ,  d'espiii ,  de  verve  sar- 
castique  dont  la  nature  l'avait  doué.  —  Kien  ne  lui  coûtait 
pour  batire  en  brèche  la  République,  le  Directoire  ,  et 
délivrer  la  France  d'un  régime  de  sang  ,  de  boue  et  de 
servitude,  qu'on  lui  imposait  sous  le  masque  de  la  liberté. 
Quelques  contemporains  se  rapp<;llenl  peut  être  encore 
ses  couplets  sur  le  conseil  des  cinq  cents  ,  qui  siégcail 
dans  la  demeure  des  rois  ,  el  dont  le  trait  principal  seule- 
ment me  revient  : 

«    Dans  un  qnailior  des  Tuili-rics  . 
«    Sont  cinq  rciils  Ijùclies  icunics. 


—    493  — 

«  Quoi  bon  marché  I  misciicorJe  1 

«  Cinq  cenis  bûches  pour  un  Louis.'... 

a  Mais  ,  bien  enlendu ,  mes  amis  , 

«  Qu'on  ne  les  livre  qu'à  la  corde.    » 

Puis,  quand  arrivaii  le  momenl  de  la  vieloire,  quand  les 
oppresseurs  étaieni  renversés,  cei  homme,  en  apparence 
si  ardeni ,  si  inflexible,  devenait  le  plus  calme  ,  le  plus 
lolérani  des  hommes.  —  Il  (rouvait  une  excuse  partout  où 
il  ne  voyait  pas  un  crime  ;  il  poussait  même  l'indulgence  à 
l'extrême  :  je  vais  en  citer  un  exemple.  —  A  l'époque  où, 
avec  le  costume  ,  et  les  formes  les  plus  élégantes  de  Tan- 
cien  régime  ,  Barrèi-e  prétendait ,  que  le  massacre  du  2 
septembre  était  excusable  aux  yeux  de  lliomme  d'état ,  et 
que  larbre  de  la  liberté  ne  saurait  croître  ,  sHl  nétait 
arrosé  de  sang  ,  W.  Michaud  l'avait  surnommé  VAnacréon 
de  la  guilloiine.  —  En  lui  rappelant  ce  mot  si  juste  et  si 
original ,  je  faisais  le  procès  ,  avec  toute  la  vivacité  que 
donne  l'indignation  ,  au  ci-devant  marquis  de  Vieuzac  : 
<•  —  Eh  !  bon  Dieu  ,  me  dit-il ,  il  n'est  plus  à  la  Conven- 
"  tion ,  et  vous  allez  trop  loin!!...  Faites  donc  la  part 
«  des  circonstances  ,  et  de  la  peur  qui  a  cxeicé  un  tel 
<■  ascendant  sur  Bari'ère  ,  qu'il  avait  fini  par  s'effrayer  de 
<•  lui-même.  —  Dans  des  temps  moins  terribles  ,  c'eiJt 
«  été  un  gentilhomme  doux  et  aimable.   » 

Il  fallait  entendre  M.  Michaud  raconter  les  épisodes  de 
sa  vie,  se  rattachant  à  ses  jours  de  dangers  et  de  combats  • 
sa  narration  avait  à  la  fois  la  vigueur  de  Tacite ,  la  naïveté 
de  Lafonfiiue,  et  l'esprit  de  Voliairc.  —  Rien  n'était, 
tour  à  tour,  ijUis  tcnibie,  plus  louchant ,  et  plus  comique 
(|ue  le  lécil  de  sa  déltniion  a  Chartres  ,  où  la  veille  du 
jour  fixé  pour  son  exécution  ,  il  exigea  du  chirurgien 
Marie  de  Si-Ur^iii  ,  ([u'il  le  saignât  ,  alin  de  s'accoutumer 


—    iî)4    — 

à  la  vue  du  sang  ,  doi.l  il  airosa  le  drap  et  la  couverture 
de  sou  lit;  que  sa  Tuile,  lorsqu'on  le  menait  au  supplice; 
riiospUalilé  qui  lui  fui  donnée  par  un  républicain;  sa  ten- 
tative pour  sortir  de  la  ville  ,  sous  le  costume  d'un  Jacobin  ; 
sa  nouvelle  arresiation,  et  sa  comparution  devant  Bourdon 
de  rOise  qui ,  dans  l'intérêt  de  la  grmide  justice  nationale, 
avait  ordonné  qu'on  le  iransféràt  à  Paris  attaché  à  la 
queue  d'un  cheval. —  Les  gendarmes  furent  plus  humains 
que  le  farouche  représentant  du  peuple.  —  Avant  son 
jugement  dansla  capitale,  le  coupable  parvintà  s'échapper, 
et  caché  pendant  six  semaines  au  fond  de  la  soupente  d'un 
portier  de  la  rue  Haulefeuille  ,  il  ouït  plusieurs  fois  des 
cî'ieurs  publics  annoncer  la  condamnation  à  mort ,  par 
contumace ,  du  grand  conspirateur  Michaud  !  —  C'est  en 
quittant  cette  retraite  forcée  ,  que  >  sous  un  nouveau 
déguisement,  il  se  sauva  dans  le  Jura  ,  oii  il  écrivit  une 
grande  partie  des  vers  devenus  depuis  le  poème  du 
Printemps  d'un  Proscrit.  —  C'est  dans  cet  ouvrage  qu'an 
milieu  des  beautés  delanalui-e,  du  calme  et  de  la  fraîcheur 
des  champs ,  on  sent  revivre  ,  par  intervalles  ,  le  souvenir 
de  la  proscription  qui  frappait  alois  lant  de  victimes  ,  et 
la  haine  des  révolutions. 

Je  reviens  au  séjour  de  M.  Michaud  à  Boulogne  ,  et  je 
me  plais  à  reproduire  une  toute  petite  lettre  de  lui ,  parce 
qu'elle  me  paraît  un  modèle  de  grâce ,  et  d'élégant 
alticisme. 

Nous  devions  nous  revoir  à  la  table  du  bon  président 
W...,  et  l'on  avait  projeté  d'employer  la  soirée  liitéraire- 
nuMit.  —  A  celle  occasion  M.  Michaud  m'écrivait  : 

«    Un  dîner,   cl  une  leclure  académique  pour  lundi, 


—    495    — 

•  c'est  [rop  df  moilit',  mon  cher  ami  ;  vous  savez  que  les 
«  dîners  du  prc'sidenl  ne  sont  pas  courls,  el  que  mes  lec- 
«  luressonluii  peu  longues  :  "Transeat  a  me  calix  iste l •> 
»  A  loul  prendre  j'aime  mieux  le  président  querAcadémi( , 
«  fctle  vin  de  Bordeaux  plaît  mieux  à  mon  estomac,  que 
«  l'encens  académique  ne  plaît  à  mon  espiii.  Faites  du 
"  reste  que  je  n'en  meure  pas  la  semaine  proeliaine , 
«  avant  le  reloui"  de  Merle  el  d(;  Versial  (1). 

P. S.  —  «  J'irai  demain  dîneiiivee  vous  ;  la  Chronique 
'  d'Anchin  soiitiendia  mes  forces  ,  vous  soutiendrez  ma 
■<  gaîelé  :  je  me  moque  du  lesie.  —  Adieu.    •> 

Il  faut  ,  afin  d'expliquer  ce  post  scriplum  ,  que  je  dise 
pourquoi  il  y  était  question  de  la  Chronique  d'Anchin, 
car  cette  explication  me  fournira  une  preuve  de  la  pers- 
picacité dont  l'auteur  des  Croisades  était  doué.  —  Il  devait 
dîner  chez  moi  avec  lun  de  mes  plus  anciens  amis  de 
collège  ,  Martin  ,  alors  avocat  très  distingué  près  de  la 
cour  l'oyale  du  dépaitement  du  Nord  ,  qui  remplit  aujour- 
d'hui l'une  des  fonctions  les  plus  élevées  du  gouvernement. 
M.  Michaud  était  à  la  rechei'che  de  la  Chronique  d'Anchin, 
ancienne  abbaye  célèbre,  existant  avant  la  révolution  près 
de  Douai ,  et  se  proposait  d'en  causer  avec  cet  ami ,  et  de 
le  prier  de  l'aider  dans  ses  recherches.  —  Le  lepas  fut 
charnuinl ,  grâce  à  mes  deux  convives,  qui  suient  mutuel- 
lement s'appréciei'.  —  Le  lendemain  M.  Michaud  me  dil  : 
«  Votre  ami  me  plaît  ;  c'est  un  homme  desprit ,  adi'oit  el 
"  dioil.  —  II  est  de  l'étoffe  dont  on  faisait  jadis  les  pré- 
"   sidenls  de  parlement ,  el  je  crois  (pi'il  iia  loin.   >■ 


(1      Honin  H  il  «liil  \r  cl  (lir-iinyiie  .  ilonl  l'iimiiii'  l'.i  ('.■<l  clién;. 


—   496  — 

A  vingt  années  de  distance  celle  opinion  a  été  justifiée  : 
Martin  fut  successivement  minislre  du  commerce  ,  et 
garde  des  sceaux. 

Des  ariisles  ,  des  hommes  de  lettres,  des  personnages 
remarquables  venaient  visiler3I.  fliichaiid  à  Boulogne. 
Souvent  nous  avons ,  dans  son  logement  du  port  ou  chez 
moi ,  passé  des  heures  bien  agréables  avec  la  spirituelle 
M""^  Ripert ,  l'aimable  comtesse  d'iliers  ,  Merle  ,  le  suc- 
cesseur de  Dufresny,  en  ce  moment  encore  l'un  de  nos 
meilleurs  critiques  ,  Marlet ,  Carie  Vernel ,  Campenon  , 
nielle  Duchesnois  ,  Lafon  du  Théâtre  Français,  Poiier  et 
l'abbé  Démazures.  —  Ce  dernier,  pai'  son  amour  pour  les 
lieux  saints  ,  la  chaleur  de  sa  tête  ,  sa  parole  vive  et 
enliaînanle,  était  le  véritable  Pieri-e  l'ermite  du  xix^  siècle. 
Atuuhé  au  couvent  des  Pères  latins  de  Jérusalem  ,  il 
prêchait  et  quêtait  par  toute  la  France ,  pour  ce  couveni , 
refuge  hospitalier  des  voyageurs  européens  eu  Orient.  — 
Dans  un  de  ses  discours  parmi  nous  ,  il  fut  inspiré  lorsque 
déciivanl  le  saint  Sépulcre  ,  il  rappela  que  Godefrjid  , 
le  héros  du  Tasse  ,  était  un  Boulonnais.  —  Un  jour  i[ 
prêcha  contre  les  mauvais  livres  et  son  sermon  fut  très 
faible  ,  car  le  talent  de  cet  abbé  résidait  dans  l'enthou- 
siasme, et  l'espi'it  de  controverse,  les  connaissances  litié- 
raires  lui  manquaient  entièrement.  —  Voltaire  fut  longue- 
ment et  très  mal  attaqué  dans  ce  sermon  :  aussi  lorsque 
l'oraicur  s'approcha  de  31.  Michaud  ,  au  moment  de  la 
quêie  ,  celui-ci  lui  dit-il  à  voix  basse  ,  en  lui  remeiian^ 
son  olîiande:  -  L'abbé  ,  voilà  cent  sous  pour  acheter  un 
"  volume  de  Vuliaire ,  car  vous  ne  l'avez  pas  lu.  «  — 
Le  père  Démazures  était  d'un  désinléressemeiil  inouï, 
et  d'une  négligence  extrême  dans  ses  habillcmcnls.  —  Il 
envoyait  toul  ce  qu'il  recevait  d'argent  à  son  couvent  ; 


—    497    — 

M.  Jlich.md  leiiouvelaii  souvent  les  pièces  dt  sa  loilelle 
qui  tombaient  quelquefois  eu  lambeaux.  —  Vivant  de 
pou  et  ne  couchant  jamais  dans  un  lit ,  quand  le  som- 
meil le  prenait  ,  il  se  jellait  sur  le  plancher,  enveloppé 
dans  iiu  vieux  manteau.  —  Il  fallait  l'entendre  raconter 
ses  voyages  en  Palestine  ,  et  les  rapports  qu'il  avait  eus 
avec  la  célèbre  lady  Eslher  Stanhope.  —  M.  de  Lamartine 
a  poétisé  cette  dame,  tandis  que  le  bon  abbé  prétendait 
que  c'était  une  folle  ,  se  livrant  souvent  aux  actes  les  plus 
ridicules  et  les  plus  inconvenants.  —  Il  est  vrai  que  , 
comme  les  sorcières  de  Macbeth  ,  elle  ne  lui  avait  pas 
prédit  qu'un  jour  il  serai!  roi  (I). 

L'auteur  des  Croisades  était  véritablement  religieux, 
mais  religieux  comme  Fénélon  ,  comme  Pascal  lorsqu'il 
écrivait  ses  Provinciales.  —  Il  ma  raconté  qu'une  coterie 
avait ,  à  une  certaine  époque  ,  fait  des  efforts  pour  qu'il 
s'affîliàt  aux  Jésuites  de  robe  courte,  et  qu'a  ces  instances 
il  avait  répondu  :  «  Comment  voulez-vous  que  je  sois  de 
«  la  petite  église,  moi  qui  ai  tant  de  peine  à  me  rendre 
•  digne  d'être  de  la  grande?...   - 

Un  peu  avant  la  révolution  de  Juillet,  qu'il  avait  prévue, 
M.  Michaud  partit ,  à  Tàge  de  soixante-deux  ans  pour 
Jérusalem  ,  afin  de  parcourir  les  lieux  qu'il  avait  célébrés 
dans  son  Histoire  des  Croisades.  —  Il  était  accompagné 
de  son  fidèle  Achales ,  mon  excellent  ami  Poujoulat ,  et  ils 
écrivirent  ensemble  ces  Lettres  sur  l'Orioit  qui ,  lors- 
qu'elles parurent,  excitèrent  l'intérêt  à  un  haut  degré. 

A  son  retour  il  ne  revint  |)lus  l'i  Boulogne  ,  et  je  le 


(I)    Voir  II'  Voyngo  on  Oriciil  ili-  .M    do  I,atn;iri;no. 


-  498    — 

retrouvai  tkiiis  la  reiraiie  qu'il  s'élait  choisie  ,  près  de 
Paris.  —  Que  de  momenls  agréables,  ei  à  jamais  regrel- 
lablesj'y  ai  eiicoie  passés,  avec  (ei  homme  si  bon  ,  si 
distingué  !...  Que  de  preuves  d'intérêt  et  d'affection  il  m'y 
a  donnés!...  Pour  lui ,  ce  qui  est  rare  dans  notre  siècle, 
l'amitié  n'était  pas  un  vain  mot,  et  chaque  jour  il  mettait 
en  action  la  pensée  de  ces  vers  de  Lafontaine  : 

«  Qu'un  ami  véritable  est  uiio  douce  chose  ! 
«   Il  cherche  vos  besoins  au  fond  de  voire  cœur, 
«   Il  vous  épargne  la  pudeur 
«   De  les  lui  découvrir  vous  rriéine!...  » 

Six  mois  avant  sa  mort ,  je  l'ai  visité  pour  la  dernière 
fois,  et  dans  celte  visite  il  me  sembla  tellement  affaibli , 
changé,  que  les  larmes  me  vinrent  aux  yeux  en  le  quittant, 
api'ès  le  dîner,  auquel  il  n'avait  pu  assister.  —  Cependant 
son  intelligence  était  toujours  la  ujème  ,  et  dans  sa  con- 
versation il  y  avait  autant  de  finesse  ,  de  verve  et  d'éclat, 
qu'en  ses  meilleurs  jours.  —  Il  ne  vivait  plus  que  par  la 
lèie,  et  par  l'àme!...  —  C'est  alors  que  nie  parlant  de 
jyjeiie  i^aehel ,  et  me  demandant  ce  que  je  pensais  de  son 
talent ,  il  résuma  son  opinion  sur  celte  jeune  tragédienne 
par  ces  mots  :  «  C'est  la  Jeanne  d'Arc  du  Théâtre  Fran- 
»  çais  ;  elle  sauvera  le  royaume  de  (Corneille  et  de 
«  Racine  !  1   - 

En  terminant  il  ne  me  paraît  pas  inutile  de  dire  ,  que 
M.  Michaud  m'a  toujours  paru  unir  beaucoup  de  gaîelé  , 
d'originalité  dans  l'esprit ,  à  beaucoup  de  noblesse  et  de 
mélancolie  dans  le  caiaclere.  —  Celle  alliance  de  deux 
choses  si  opposées,  élaii  une  des  causes  de  l'eiichantcnieni 
que  |)roduisai!  sa  conversation  ,  et  des  nuances  délicates 
et  voilées  qui  se  mêlaient  aux  irails  vils  el  coloiés  de  ses 


I 


—   499    ~ 

récils.  —  Il  y  avait ,  dans  celle  parole  si  conlraslée, 
comme  un  écho  de  la  pensée  sublime  du  tableau  du 
Poussin  ,  où  les  bergers  de  l'Arcadie  ,  au  milieu  de  la 
danse  et  du  chanl ,  découvrent  sous  leurs  pas  la  pierre 
d'une  tombe.  —  Plus  d'une  fois  le  grave  historien  ,  le 
piquant  journaliste,  l'incisif  pamphlétaire  ,  s'est  essayé 
dans  l'élégie,  et  je  possède  de  lui  une  pièce  fort  touchante, 
dont  j'ai  fait  la  musique  en  1813,  et  qui  n'a  point  été 
publiée  dans  le  volume  contenant  ses  œuvres  poétiques. 
En  faveur  de  ces  jolis  vers  ,  que  je  me  plais  à  transcrire 
ici,  mes  lecteurs  me  pardonneront  peut-être  l'ennui  que 
je  viens  de  leur  causer. 


LA  FEUILLE  SÈCHE. 


Toi,  que  les  venir'  onl  (l(^larliéo 
Des  arbres  du  coteau  voisin  , 
0  feuille  pâle  el  desséchée 
Que  viei)s-lu  chercher  sur  mon  sein?. 
Ce  sein  ,  hélas  !  où  lu  l'arréles 
E?l  plus  agile  mille  fois 
Que  le  Ciel  où  lu  fus  le  jouet  des  tempêtes , 
Quand  lu  quittas  les  sœurs  des  bois! 

Aux  jours  de  la  saison  nouvelle 
Tu  ne  connus  pas  les  autans, 
Comme  loi  jeune,  fraîche  el  belle  , 
J'ai  vu  les  beaux  jours  du  prinlems  ; 
Toute  joie,  hélas!  m'est  ravie, 
Je  sens  ma  beauté  se  flétrir  ; 
Le  vent  de  l'infortune  a  soufflé  sur  ma  vie, 
Et  comme  toi  je  vais  mourir  I? 


—   50()    — 

Mon  sein  n'est  pas  un  sûr  asile 
Contre  l'orage  et  son  courroux  . 
Va  chercher  un  lieu  plus  tranquille 
Pour  ôtre  à  l'abri  de  ses  coups  ; 
Va  sur  ce  tertre  solitaire , 
Couvert  de  funèbres  tombeaux  : 
C'est  là  ,  fille  des  bois,  qu'est  la  paix  de  la  terre, 
C'est  là  qu'on  trouve  le  repos  ! 

Mais  d'une  vie  infortunée 
Si  lu  viens  m'annoncer  la  Qii  , 
Jusqu'à  ma  dernière  journée 
Ah  !  reste  ,  reste  sur  mon  sein  ! .  .  . 
C'est  alors  que  bravant  l'injure 
Des  aquilons  et  du  destin  , 
Nous  trouverons  la  paix  ,  qu'à  toute  la  nature 
Hélas  !  je  demandais  en  vain  '  ! 


ÏALMA. 


ANECDOTES  ET    PARTICLLARITÉS   CONCERNAM  CET  ACTEUR  , 
ET  LE  VOYAGE  Qu'iL  FIT  A   BOULOGNE-SUR-MER  EN   1817. 

—  UN  MOT  SUR  l'État  de  l'art  dramatique  et  de  l'art 

MUSICAL  EN  FRANCE   A  CETTE  ÉPOQUE. 


I 
L 


TALMA. 


A  }] .  Camille  Doucet,   chef  du  bureau  des  Théâtres, 
au  Ministère  d'Etat. 

Mon  cher  Doucel , 

Au  milieu  de  l'espèce  d'exil  auquel  la  révolution  de 
1848  m'a  condamné,  que  de  fois  voire  bon  el  aimable 
souvenir  se  reirace  a  ma  pensée  !  !  —  Pour  charmer  les 
ennuis  de  rabsen<;e  ,  je  me  rappelle  ,  avec  un  souvenir 
mêlé  de  regrets  ,  les  heures  si  agréables  que  nous  avons 
passées  chez  noire  ami  Merle  ;  nos  discussions  si  animées, 
si  intéressantes  sur  les  lettres ,  les  arts ,  et  en  particulier 
sur  le  théâtre ,  que  vous  avez  enrichi  de  plus  d'un  ouvrage 
charmant.  —  Aujourd'hui  ,  je  viens  causer  avec  vous  de 
Talma  ,  en  vous  offrant  ce  résumé  de  notes  qui  le  concer- 
nent. —  Ces  notes  ,  puisées  dans  un  vieux  portefeuille, 
ouvert  depuis  près  de  trente  ans  à  tous  les  détails  recueillis 
par  moi  sur  les  artistes  que  j'ai  connus  ,  vous  olïrironl 
peut-être  quelque  intérêt.—  Dans  tous  les  cas,  vous  trou- 
verez ,  je  l'espère  ,  que  cet  hommage  est  une  preuve  de 
l'affection  et  de  l'estime  que  je  vous  ai  conservées. 

Les  faits  les  plus  simpl(;s  acquièrent  de  l'iinporiance 


—   504   — 

lorsqu'ils  se  rallachenl  à  la  vie  d'un  homme  célèbre.  — 
On  aime  à  savoir  ce  que  cet  homme  était  dans  les  circons- 
tances même  les  moins  remarquables  de  sa  carrière.  — 
C'est  ce  qui  donne  tant  de  charme  aux  narrations  de 
Pluiarque  ,  ne  craignant  pas  de  présenter  à  ses  lecteurs 
les  plus  grands  héros  des  temps  antiques  en  déshabillé. 

J'ai  eu  l'occasion  de  voir  assez  fréquemment  dans  l'inti- 
mité l'admirable  tiagédien  dont  la  France  n'a  pas  cessé 
de  déplorer  la  perte ,  et  je  me  plais  à  consigner  ici 
quelques  unes  des  anecdotes  nées  des  rapports  qu'il  m'a 
été  permis  d'avoir  avec  hii. 

En  mars  1811,  (j'avais  alors  18  ans),  je  rendis  compte 
dans  le  journal  des  Arts  ,  devenu  depuis  le  Nain  jaune  . 
de  la  représentation  du  Mahomet  II  de  M.  Baour  de  Lor- 
mian,  —  Talma  portait ,  dans  cette  tragédie  ,  un  costume 
aussi  riche  qu'élégant  ;  mais  je  crus  y  remarquer  un 
anachronisme,  et  j'en  fis  l'observation.— Trois  jours  après 
la  publication  de  cet  article  je  reçus  une  lettre  de  lui  :  il 
me  prouvait  que  j'avais  complètement  tort ,  en  entrant 
dans  des  détails  archéologiques  ne  me  laissant  aucun  dou- 
te sur  ses  connaissances  et  sur  le  soin  qu'il  donnait  aux 
moindres  parties  des  accessoires  des  rôles  qu'on  ,, 
confiait.  — Il  terminait  sa  lettre  ainsi  :  «  Quoiqu'en  génér 
«  je  ne  voie  point  les  journalistes  ,  il  me  serait  agréable 
«  de  vous  rencontrer,  et  de  vous  remercier  de  vive  voix 
"  de  l'opinion  favorable  que  vous  avez  émise  sur  la 
«  manière  dont  j'ai  joué  Mahomet  II.  •  —  Je  rétractai 
l'erreur  que  j'avais  commise  ,  en  plaçant  une  note  à  ce 
sujet  dans  le  plus  prochain  numéro  du  journal. —  Cela  me 
valut  un  nouveau  billet  de  Talma  ,  m'inviianl  à   dîner 


» 


505 


pour  le  mercredi  suivant  ,   eu  m'annonçanl  que  je  trou- 
verais chez  lui  Ducis. 

Je  m'empressai  de  répondre  à  cette  iuviiaiiou  ,  et 
pendant  tout  le  dîner  il  fut  question  de  tragédie.  —  Le 
vénérable  Ducis  avait  pour  Talma  la  plus  grande  admi- 
ration ,  la  plus  touchante  estime.  —  Plusieurs  fois  il 
répéta  qu'il  lui  devait  eu  partie  son  succès  ,  el  qu'il  lui 
abandonnait  la  tâche  de  monter  ses  ouvrages ,  el  d'en 
couper  les  scènes  el  les  vers  de  la  manière  la  plus  con- 
venable à  l'effel  théâtral.  —  Depuis  il  a  renouvelé  celle 
prière  dans  une  lettre  autographe  que  j'ai  lue  eu  lêle  d'un 
exemplaire  de  ses  œuvres  ,  devant  être  en  la  possession 
des  héritiers  de  Talma.— Ce  dernier  le  pressa  de  travailler 
encore  pour  la  scène.  «  Non  ,  répondit  Ducis  ,  à  partir 
«  de  1793  la  tragédie  ayani  couru  les  lues  ,  j'ai  juré  de 
«  ne  plus  en  faire.  —  D'ailleurs  je  suis  vieux  ,  j'ai  besoin 

•  de  repos.  —  Après  avoir  agile  pendant  trente  ans  le 

•  poignard  de  Melpomèue,  j'ai  pris  la  houlette  du  pasteur: 

0   Que  le  ciel  me  conserve  Annclte! 

a  Je   suis  devenu  Timarelle  , 

a   El  je  roe  borne  à  mes  moulons.  .  .   » 

J'avoue  que  l'idée  de  voir  l'auteur  d'Othello  transformé 
en  berger  me  parut  assez  originale  —  Cependant  il  est 
de  toute  vérité  que  le  caractère  de  Ducis  offrait  les  deux 
extrêmes  :  il  était  à  la  fois  plein  de  véhémence  el  de  dou- 
ceur.—Les  épîtrcs  pastorales  qu'il  a  publiées,  comparées 
à  ses  ouvrages  dramatiques,  sa  mansuétude  habituelle  el 
ses  éclats  de  vivacité  lorsqu'il  conversait  avec  ses  amis  en 
sont  la  preuve.  —  Quant  à  Talma  il  parla  peu,  se  montra 
distrait,  rêveur,  et  je  remarquai  qu'en  disant  les  choses  les 
plus  simples  ,   il  employait  toujours  ce  ton  de  voix  que 


—    5IK)   — 

beaucoup  de  pcrsouucs  oni  cru  faciice,  éiudié,  cl  doiil  le 
timbre  grave  el  concenirë  causait  au  ihéâlre  une  si  pro- 
fonde émotion.  Du  reste,  il  n'y  avait  en  lui  rien  de  brillant, 
rien  surtout  qui  décelât  cet  amour-propre  ,  partage  assez 
ordinaire  des  comédiens.  —  C'était  le  naturel ,  le  laisser- 
aller  d'un  honmie  de  g(''nie  qui ,  hors  du  champ  de  ses 
travaux  ,  se  délasse  en  rêvant  aux  moyens  qui  pourront 
lui  faire  obtenir  de  nouvelles  couronnes.  —  Il  s'animait 
toutefois  lorsqu'il  parlait  de  son  art.  —  Alors,  au  milieu 
des  images  colorant  sa  pensée,  des  éclairs  s'échappanl  de 
son  imagination  ,  un  goût  exquis,  et  un  suprême  bon  sens 
dominaient  toujours. 

Quelque  temps  après  ce  dîner,  je  rencontrai  Talma 
chez  M.  Boileau  ,  notaire  du  Théâtre-Français.  —  «•  Ah  ! 
«  vous  voilà,  me  dit-il,  monsieur  le  bachelier  !...  je  joue 
<'  ce  soir  un  rôle  nouveau  ,  Tippoo-Saëb  :  venez  donc 
-  m'enieudre.  —Après  la  représentation  vous  demanderez 
<■  à  être  conduit  dans  ma  loge,  el  vous  me  rendrez  compte 

•  des  passages  de  la  tragédie  qui  vous  auront  paru  faire 

•  impression  sur  le  public.  — Je  me  trompe  quelquefois, 
«  ajoula-i-il,  quant  au  silence  gardé  par  les  spectateurs 

•  a  la  suite  d'une  tirade  que  j'avais  cru  devoir  produire 
«  de  reffcl,  el   cela  me  décourage.   • 

J'allai  de  bonne  heure  au  ihéàtre  ;  la  salle  était  comble, 
pl  Talma  fut  sublime  !...  —  La  toile  étant  baissée  ,  je  me 
rendis  dans  sa  loge.  —  «  J'espère ,  lui  dis-je,  que  vous  ne 
«  vous  plaindrez  pas  du  silence  de  vos  auditeurs  ,  dans 

•  le  moment  où,  interrompant  la  harangue  de  l'ambassa- 
»  deur  anglais,  cherchant  à  obtenir  vos  cnfiuits  en  otage, 
«   vous  l'avez,  sultan  Tippoo,  foudroyé  par  cet  hémistiche: 

a    Auemls  ,  iraiire  !  !  '.   » 


—    507    — 

El)  eiïel ,  qu'on  se  figure  une  lionne  couvrani  ses  lion- 
ceaux de  ses  flancs  pour  les  (Jéfendfe,  lel  élaii  Talma, 
s'élançant,  le  poignard  à  la  main  ,  c»  agiiani  ses  bras 
au-dessus  de  la  tête  de  ses  fils ,  auxquels  il  semblait  vou- 
loir faire  un  remparl  de  son  corps  contre  les  perfides 
desseins  du  diplomate  britannique.  —  La  salle ,  en  ce 
moment ,  avait  retenti  d'applaudissemenis  frénétiques  et 
de  cris  d'admiraiion  1... 

•  Jespère  encore  que  vous  ne  me  direz  pas  que  c'est 
«  par  le  silence  qu'on  a  accueilli  l'expression  de  mépris 
<•  extrême  et  de  noble  fierté  donnée  par  vous  à  ce  vers  : 

4   On  crainl  vos  envoyés  el  non  pas  vos  soldais  I    » 

—  •  Non  ,  me  répondit-il ,  mais  je  me  suis  sans  doute 

•  trompé  dans  le  troisième  acte  ,   lorsque  je  fais  mes 

•  adieux  à  mes  enfants,  quand  j'ai  dit  cet  autre  vers  : 

«   En  vous  quiuanl ,  mes  fîls  ,  je  commence  a  mourir  !    » 

•  car  il  a  été  reçu  avec  une  grande  indifférence.  »  —  «Vous 

•  êtes  dans  l'erreur,  jamais  peut-être  vous  n'avez  été  aussi 
■■  louchant,  aussi  beau  1...  mais,  comment  voulez-vous 
<•  qu'on  applaudisse,  lorsque  l'émotion  est  si  forte  qu'elle 
«  paralyse  toutes  les  facultés  physiques?..."  —  A  votre 
«  avis  j'ai  donc  joué  passablement  ce  rôle  de  Tippoo. 

•  Nous  verrons  ce  qu'en  diia  le  bon  GeotTi'oy.   • 

Tippoo-Saëb  était  une  tragédie  foit  médiocre  :  mais 
quelques  vers  à  effet ,  quelques  situations  intéressantes' 
l'antipathie  qu'on  professait  alors  pour  le  système  politique 
de  l'Anglelerre,  et  surtout  le  magnifique  talent  du  Uoscius 
lran(;ais  ,  lui  valuieul  un  siiccei  de  eircoiisiance. 


—    5U8    — 


II. 


Je  revis  Talma  en  1817,  dans  la  province  que  j'habitais, 
el  où  il  éiail  venu  donner  quelques  représeniaiions,  avant 
de  s'embarquer  pour  l'Angleterre.  —  I!  occupait  à  Boulo- 
gne-sur-Mer  le  rez-de-chaussée  de  l'hôtel  de  l'Europe,  et 
dans  ma  première  visite  je  le  trouvai  jouant  sur  le  tapis 
avec  ses  deux  enfants.  —  «  Je  connais  votre  ville  ,  me 
"  dit-il ,  j'y  ai  passé  à  l'âge  de  douze  ans  avec  mon  père, 
•  alors  dentiste  de  Sa  Majesté  britannique.— Nous  logions 
»  chez  un  bien  brave  homme,  M.  Manneville,  ami  de  ma 
«  famille  et  que  j'aimerais  à  revoir.  • 

Je  devinai  que  c'éiail  de  M.  Menneville  qu'il  parlait,  et 
je  lui  donnai  son  adresse.  —  Talma  paraissait  inquiet  de 
l'effet  qu'il  pioduii'ait  sur  le  ihéàlre  de  Boulogne,  alors 
fort  petit ,  et  sur  un  public  qu'il  ne  connaissait  pas.  «  Je 
«  ne  suis  à  mon  aise,  me  répélaii-il,  que  lorsque  j'ai  tâté 
"  mon  parterre.  »  —  J'ai  fu  l'occasion  de  remarquer,  en 
plusieurs  circonstances  ,  qu'un  des  traits  distinctifs  du 
caractère  de  ce  grand  artiste,  était  une  défiance  de  lui- 
même  et  une  déférence  pour  ses  auditeurs  portées  souvent 
jusqu'à  l'extrême.  —  «  Avant  toutes  choses,  disait-il,  je 
"  crains  el  je  respecte  Sa  iMajesté  le  public.  »  — Son  or- 
ganisation ,  éminemment  nerveuse,  pouvait  en  être  une 
des  causes  principales  ;  elle  lui  faisait  percevoir  avec 
force  toutes  les  impressions  ;  et  cet  homme  ,  qui  sur  la 
scène  déployait  la  vigueur  d'un  héros  grec  ou  romain, 
avait  quelquefois,  dans  la  vie  privée,  l'irrésolution  el  la 
timidité  d'un  enUiitt. 


—   509   — 

En  causant,  je  mis  la  main  sur  un  exeniplaîie  de  la  lia- 
gédie  de  Manlius ,  couvert  de  noies  de  Talma,  ei  renfer- 
niaui  des  vers  de  sa  composition  qu'un  bon  poète  eût 
volontiers  avoués.  «  Je  me  permets  quelquefois  cela ,  nie 
«  dit-il ,  pour  l'effet ,  avec  Lafosse  ,  parce  que  ses  vers 
«  ue  tirent  pas  à  conséquence,  et  avec  Ducis  parce  qu'il 

•  m'y  a  autorisé  ;  mais  quant  à  Corneille  et  à  Racine,  ah  1 

•  c'est  bien  différent!...   Je  ne  touche  à  leurs  ouvrages 
«  que  pour  les  adorer  !   <> 

Ses  costumes  venaient  d'èire  enlevés  de  ses  malles  de 
voyage,  et  je  pris  beaucoup  de  plaisii'  à  les  examiner.  Ils 
étaient  de  la  plus  rigoureuse  exactitude  ,  sans  aucun  de 
ces  ornements  étrangers  à  la  vérité  de  site  et  d'histoire 
qu'employaient  alors  certains  artistes  ,  qui  ,  dans  leur 
mauvais  goût ,  auraient  cru  rendre  la  Terpsichore  de 
Canova  plus  belle  en  la  couvrant  d'une  robe  de  velours 
brodée  d'or.—  Les  perruques  de  ses  divers  rôles  étaient 
étiquetées  et  iaillée:>  suivant  la  forme  qu'avait  la  cheve- 
lure de  chaque  personnage  ,  d'apiès  les  bustes  et  les 
médailles  antiques.  —  Plusieurs  parties  de  ces  costumes 
lui  avaient  été  données  par  Napoléon  ,  entre  autres  un 
superbe  poignard  auquel  il  attachait  le  plus  grand  prix 

Le  soir  il  joua  Oreste  avec  son  talent  accoutumé  ,  et 
M.  W...,  amateur  éclairé  des  arts,  qui  assistait  à  cette 
représentation  ,  en  fut  enchanté.  —  Il  me  Oi  remarquer, 
avec  autant  de  goût  que  de  vérité  ,  les  nuances  existant 
dans  ce  «  Ole,  (  ntre  la  manière  de  Talma  et  celle  de  Larive: 
le  premier,  sombre,  concentré,  paraissant  poursuivi  par 
la  fatalité  pendant  toute  l'exposition  de  cette  admirable 
tragédie  d'Andromaque  ;  le  second,  plus  brillant,  plus  en 
dehors  ,  plus  égal  ,  mais  pruduisani  un  effet  bien  moins 


—   510   — 

profond  sur  les  speciaieiirs.— Cependant  Talma  n'éiail  pas 
content.  «  La  fatigue  m'a  rendu  froid  ,  et  les  Boulonnais 
«  m'ont  reçu  froidement.  »  Voilà  ce  qu'à  diverses  reprises 
il  répéta  lorsque  la  toile  fut  baissée.  Les  applaudissements 
ne  tardèrent  point  à  partir  de  tous  les  coins  de  la  salle,  et 
de  toutes  parts  on  cria:  Talma!  Talma  1...  «  Le  public 
«  vientde  vous  répondre,  lui  dis-je;  etl'enlhousiasme  qu'il 
■  manifeste,  après  vous  avoir  écouté  dans  le  plus  profond 
«  recueillement  ,  vous  prouve  que  vous  avez  dignement 
"  représenté  le  fds  de  Clytemnestre.  »  —  <•  Vous  avez 
«  beau  dire ,  répliqua-t-il ,  je  n'ai  point  été  moi  ,  et  si  je 
«  ne  prends  pas  ma  revanche  dans  Hamlet ,  j'emporterai 
«  de  Boulogne  l'idée  que  l'air  du  Pas-de-Calais  ne  vaut 
•  rien  pour  Melpomène.   -• 

Ce  fut  en  exploitant  le  tliéàtie  de  Ducis  que  Talma 
déploya  toute  sa  supériorité  et  ne  compta  plus  de  rivaux. 
L'alliance  inattendue  du  génie  britannique  et  du  génie 
fiançais,  l'art  d'exprimer,  avec  une  vérité  admiiable ,  les 
passions  concentrées,  firent  alors  de  cet  acteur  un  homme 
à  part,  et  eniraînèreni  tous  les  suffrages.  —  Depuis  quel- 
ques années  il  est  de  mode  de  déprécier  Ducis,  et  cepen- 
dant c'était  un  poète  d'âme,  de  talent.  —  Son  Abufar,  où 
les  couleurs  de  l'Orient ,  la  mélancolie  rêveuse  et  les  pas- 
sions brûlantes  du  caractère  arabe  ,  brillent  à  un  si  haut 
degré ,  est  une  œuvre  très  distinguée.  —  Je  désirerais  de 
tout  mon  cœur  que  nos  dramaturges  actuels  nous  don- 
nassent quelque  chose  approchant  de  la  vérité  de  site,  et 
du  sentiment  profond  qui  régnent  dans  cette  tragédie.  — 
Les  pièces  de  Shakespeare  que  Ducis  ,  sous  le  joug  du 
goût  peut-être  trop  sévère  imposé  de  son  temps  aux  con- 
ceptions diamaliques,  a  arrangées  pour  le  Théàtrc-Fran- 
(;:iis,  offreni  ,  sans  nid  doute ,  des  fautes  choquantes.  — 


-     511    — 

Kilos  ne  sont  parfois  qu'une  pâle  copie  d'un  original 
sublime  ,  mcnic  dans  ses  plus  grands  rcaris  :  mais  de 
combien  de  beaux  vers  ,  de  scènes  admirables  ne  sont- 
elles  pas  aussi  remplies!!  L'engofimenl  pour  le  genre 
romantique  le  plus  effréné  nous  a  fait  seul  les  dédaigner. 
Patience  ,  le  lemps  remet  lou(  à  sa  place,  et  le  jour  n'est 
pas  loin  peul-èlre  où  justice  leur  ser-a  rendue. 

Le  lendemain  de  la  renrésenialion  (YAndromaqiie  .  Tal- 
ma  vint  déjeûner  chez  moi.  —  Je  lui  parlai  des  artistes 
ses  contemporains  ,  et  dans  les  i(!ponses  qu'il  me  fit  il 
montra  toujours  autant  d'équité  que  de  modestie  et  de 
réserve.  —  <■  Il  ne  m'appartient  pas  déjuger  Larive,  me 
'•  dit-il,  mais  je  ne  le  vaudrai  jamais  dans  le  rôle  d'Achille» 
Je  l'interrogeai  sur  M'="^'  Georges  et  Duchesnois ,  en  ne 
lui  cachant  point  le  sentiment  de  prédilection  que  j'éprou- 
vais pour  cette  dernière  ,  et  il  me  répondit  :  «  M«''«  Du- 
<■  chesnoisdoit  beaucoup  à  la  nature;  elle  a  des  iuspira- 
•  lions  sublimes ,  mais  ses  forces  la  trahissent  souvent, 
'•  tandis  que  M^''^  Georges  joint  à  toutes  les  ressources 
"  de  l'art  une  charpente  vraiment  tragique.   » 

Je  le  suivis  à  une  répétition  d'Hamlet.  M'"'=  Moliny, 
actrice  faisant  alors  partie  de  la  troupe  de  Boulogne,  recul 
de  lui  de  grands  éloges,  et  il  trouva  que  l'acteur  Mansart, 
élève  de  Larive,  le  secondait  bien.  —  Seulement ,  dans  le 
moment  où  ce  dernier  répétait  la  scène  5'"^  du  second 
acte  d'Hamlet,  et  se  tenait  à  une  assez  grande  distance  de 
lui,  en  prononçant  ces  vers  : 

«   Ouvrez  les  yeux.  Seigneur,  reconnaissez  Norcosle, 
«    Que  ja  lendre  umilié  coniluil  au{)iè.s  de  vous.    » 

Talma  lui  dit .  avec  le  geste  <H  l'accenl  de  l'impatience  : 


—    515    — 

Approchez  donc  !  Ne  ci'aignez  pas  de  me  loucher.  Je 
suis  votre  ami  d'enfance,  je  suis  malheureux!.,.  Vous 
me  revoyez  après  une  longue  absence  ,  ei  vous  me 
traitez  comme  si  vous  n'étiez  qu'un  courtisan.  —  C'est 
dans  vos  bras  que  je  dois  m'écrier  : 

«   Que  pour  moi ,  mon  ami  ,  ion  retour  a  de  charmes  !    > 


III. 


A  la  suite  de  celle  répéliiion  nous  fîmes  une  promenade 
à  la  colonne  de  la  grande  armée,  monument  relraçani  à 
la  fois  le  souvenir  de  la  valeur  française  et  de  la  paix. 
J'avais  depuis  longtemps  le  désir  de  parler  à  Talma  de  ses 
rapports  avec  Napoléon,  mais  je  sentais  combien  ,  à  cette 
époque  ,  ce  sujet  de  conversation  était  délicat  à  aborder. 
A  la  vue  de  la  colonne  ,  encore  inachevée',  il  ne  larda  pas 
à  m'en  fournir  lui-même  l'occasion  ,  el  tout  ce  qu'il  me  dit 
me  jiarul  d'accord  avec  la  raison  el  la  reconnaissance 
(ju'il  devaii  au  grand  homme  qui  l'avait  comblé  de  faveurs. 

•  —  Il  m'a  toujours  lémoigné  beaucoup  de  bienveillance, 
«  parce  que  j'ai  constamment  réglé  ma  conduite  sur  les 
-   progrès  de  sa  foiiune.  Je  ne  pouvais  pas  traiter  d'égal 

•  à  égal  avec  le  premier  magistral  de  la  république  et 

•  l'empeieur  des  Français,  comme  je  l  avais  fait  avec  le 
«   lieulenanl  d'ailillerie.    ■> 

Je  demandai  à  Talma  s'il  éiaii  vrai  qu'il  eùi  donné  des 
avis  à  Napoléon  pour  porter  le  costume  impérial.  — 
■  Rien  n'est  plus  faux  que  celte  assertion,  me  répondit-il, 


—    513    — 

•  ceiaii  bien  un  homme  à  s'nssiijt'ilir  à  de  semblables 
«  veiilles!...    Je  suib  fâche  qu'un  giaud  eerivaiu  (M.  de 

•  Châieaubriand)  ail  pièie  lauioiilé  de  sa  plume  à  une 

•  fable  aussi  ridicule  !  —  Ce  qui  esl  vrai,  c'est  que  Napo- 
»  léon  m'a  quelquefois  donné  d'excellenis  conseils,  que 
»  j'ai  iiiisà  profit,  siii"  ceciaiues  parties  de  mes  rôles.  — 
«  Il  aimaii  le  ihéàlte  ,   el  eu  raisonnait  parfaitement.  — 

•  Corneille  était  son  auteur  favori  ;  lorsque  j'avais  une 
«  lecture  a  faire  il  m'indiquait  presque  toujours  l'une  des 
«  tragédies  de  ce  prince  des  poètes  dramatiques  :  c'était 
■  ainsi  qui  le   nommait.   •• 

ïalma  venait  de  quiiiei'  Lille  ,  où  des  troubles  avaient 
eu  lieu  au  théâtre  ,  à  l'occasion  de  ce  qui  s'était  passé  à 
Paris  lors  de  la  représentation  du  Germanicus  d'Arnauli. 
Il  courut  alors  des  dangers  réels  ,  et  je  savais  qu'il  avait 
écouté  les  menaces  qui  lui  furent  adressées  avec  autant 
de  calme  que  sang-froid.  —  «  Vous  ne  sauriez  croire,  me 

•  dil-il,  combien  cela  m'a  causé  de  peine  !...  Mon  carac- 

•  1ère,  éloigné  plus  que  jamais  de  tout  esprit  de  parti, 

•  n'est  donc  pas  connu?...  Depuis  les  représentations  si 

•  tumultueuses  du  Charles  IX  de  Chéuier  et  la  leçon 
"  qu'un  enthousiasme  irréfléchi  m'a  value ,  j'ai  eu  pour 

•  principe  de  nem'occuper  de  politique  que  sur  la  scène. 
"  J'aime,  j'estime  et  j'honore  M.  ArnauU  ;  je  désire  autant 

•  que  personne  son  retour  de  l'exil  :  mais  il  a  toujours  été 

•  loin  de  ma  pensée  de  tracer  à  l'autorité  la  conduite  qu'à 
"  cet  égard  çlle  doit  tenir.  Le  noble  cœur,  l'innocence  de 

•  l'auteur  des  Vénitiens ,  son  talent  et  la  bonté  du  roi  le 
«  rendront  à  la  France.  »  —  Arnauli  obtint,  en  effet,  en 
i;o\enibre  1819,  la  peiini.sion  de  revoir  sa  patrie. 

Il  fui  question  de  mouler  sur  l'échafaudage  Irès-élevé 


—   514   — 

qui  enlouraii  alors  la  colonne  ,  afin  de  mieux  apercevoir 
la  campagne ,  la  mer  cl  les  côtes  d'Angielerre.  —  M'="^ 
Féart,  et  Mainvielle  ,  anciens  élèves  de  la  classe  de  décla- 
mation du  Conservatoire ,  que  Talma  menait  à  sa  suite 
pour  le  seconder,  nous  accompagnaient  dans  cette  petite 
ascension.  A  la  vingtième  marche  ,  à  peu  près  ,  Talma 
s'arrêta:  <■  —  J  éprouve  des  vertiges  ,  dit-il,  et  je  n'irai 
«  pas  plus  loin.»  — Quelle  faiblesse  pour  un  Romain  !  ré- 
«  pondis-je  enplaisantani.))  —  Quand  les  Romains  avaient 
«  mal  aux  nerfs,  répliqua-t-il ,  pensez-vous  qu'ils  fussent 

•  moins  faibles  que  les  autres  hommes?...  —  Avez-vous 
«  oublié  l'ombre  de  Rrutus  avant  la  bataille  de  Philippes?» 

Bientôt  après  ,  la  chaleur  nous  força  à  chercher  un 
refuge  dans  le  logement  du  gaidien  de  la  colonne  ,  qui 
nous  offrit  de  la  bière.  —  Nous  venions  de  parler  de  la 
Partie  de  chasse  d'Henri  IV,  par  Collé.  —  »  Sire,  dis-je 
«  en  riant  à  Talma  ,  vous  êtes  encore  ici  chez  Michaut. — 
«  Celte  pièce,  me  répondit-il ,  m'a  donné  bien  du  mal  1... 
«  elle  n'offre  qu'une  scène  tout-à-fait  à  ma  taille ,   c'est 

•  celle  de  la  réconciliation  du  bon  Henri  avec  Sully.  — 
«  J'ai  irop  de  mélancolie  dans  l'àme  pour  offrir  l'image 
«  fidèle  du  plus  gai,  du  plus  aimable  des  rois.   » 

Il  acheta  ei  fit  porter  dans  sa  voilure  un  grand  nombre 
de  peiils  objets  en  marbre  du  Boulonnais,  et  je  remarquai 
que  son  choix  était  tombé  sur  ceux  se  rapprochant  le 
plus  des  formes  antiques 

Nous  retournâmes  à  l'hôtel  de  l'Europe  ,  où  le  diner 
éiait  préparé  :  mais  Talma  n'y  pi  it  aucune  part.  —  «  Plus 
«  le  monieni  de  monter  sur  les  planches  approche  ,  me 
n  dil-il ,  et  plus  je  suis  inquiet  ,   mal  à  mon  aise.  —  Je 


—  5l5  — 

«  ressemble  un  peu  au  criminel  qui  aitend  son  anv(  ; 

•  tout  ce  que  je  peux  faire  c'est  de  me  préparer  à  bien 
"  mourir.  —  Ne  faites  nulle  attention  à  ma  personne  : 

•  mangez,  buvez,  causez  ,  riez,...  j'ai  besoin  de  mouve- 

•  ment  autour  de  moi ,  tandis  que  je  me  recueille  et  vis 
«  dans  un  autre  monde.  • 

Chacun  de  nous  agit  comme  il  le  demandait ,  et  à  la  fin 
du  dessert  seulement  il  retrouva  un  instant  la  parole,  pour 
me  prier  de  chanter  la  Romance  du  Saule,  musique  de 
Grétry.  —  Je  me  rendis  à  son  vœu.  —  A  peine  avais-je 
terminé  qu'il  s'écria  :  «  Voilà  les  romances  que  j'aime!  . . 
«  quel  sentiment  et  quelle  distinction  le  compositeur  a 

•  prêtés  aux  accents  de  la  pauvre  Joël  !..  —     Dites-moi 

•  donc  pourquoi  cela  n'est  chanté  ni  dans  les  salons ,  ni 

•  dans  la  rue  tandis  que  tous  les  jours  nos  oreilles  sont 

•  assourdies  par  des  ponts-neufs  d'une  trivialité  révol- 

•  tante?...))  —  Je  pense,  lui  répondis-je,  que  la  faute  en 
»  est  à  la  plupart  des  chanteurs  cl  des  éditeurs  :  en  géné- 

•  rai  les  premiers  ne  savent  pas  choisir,  et  les  seconds 

•  ne  savent  ni  acheter,  ni  recommander  ce  qui  est  bon. 

•  —  Il  en  résulte  que  leducation  musicale  des  Français 

•  est  encore  à  faire. — Comment  voulez-vous  qu'ils  acquie- 

•  rent  du  goût ,  lorsqu'on  leur   fait  presque    toujours 

■  entendre  des  rapsodies  dignes  des  habitués  de  la  Cour- 

■  tille  ?  0— Vous  avez  raison  :  c'est  comme  si,  au  lieu  des 
«  ouvrages  de  Corneille  et  de  Racine ,  je  leur  déclamais 
«  continuellement  des  tirades  tudesques  des  tragédies  de 
«  Danchct ,  de  l'abbé  Leblanc  et  de  M.  de  Jouy.  » 


Je  dois  excepter  du  blâme  formulé  dans  cette  conveisa- 
tion ,   quant  aux  compositions  légères  de  cette  époque. 


—    51(5   — 


Garai ,  Blangini,  M""»  Sophie  Gail ,  d'Alvimare  el  Roma- 
gnesi,  qui  obtinrent,  dans  la  société  d'alors,  des  succès 
justement  mérités. 


IV. 


Le  soir  il  joua  admirablement  le  rôle  d'Hamlel.  — Il 
n'avait  jamais  été  mieux  inspiré  :  aussi  excita-t-il  le  plus 
vif  enthousiasme  I...  Parmi  les  Anglais  assistant  à  cette 
représentation  se  trouvait  le  vieux  chevalier  Brock- 
Boosby,  ancien  ami  de  Jean-Jacques  Rousseau  ,  qui  me 
dit  plusieurs  fois  :   «  C'est  Garrick  ressuscité  !...   • 

Lors  de  l'entrée  en  scène  d'Hamlet',  à  ce  vers  : 

Fuis  ,  spectre  épouvantable  !   » 

les  gestes  ,  les  yeux  du  grand  artiste  rendaient  palpable 
la  présence  du  fantôme  qui  le  poursuivait.  —  Une  dame  se 
mit  à  crier,  avec  l'accent  de  la  terreur  la  plus  profonde  : 
—  «  Ah  1  Dieul...  Ah  1  Dieu!...  »  Talma  me  parla  de  cet 
incident.  —  »  C'est  ma  sœur,  lui  dis-je,  qui  s'est  avisée  de 
«  jouer  aussi  la  tragédie.  »  —  -  Oh  !  je  suis  enchanté  de 
«  lui  avoir  fait  peur  I  » 

Jamais  je  n'avais  aussi  bien  saisi  la  mobilité  de  sa  phy- 
sionomie, et  toutes  les  nuances  de  son  talent.—  Il  est  vrai 
quej'étais  placé  contre  la  rampe  du  théâtre,  à  deux  pas 
de  lui,  tandis  que  dans  les  grandes  salles  de  Paris,  l'eloi- 
gnement  fait  perdre  aux  spectateurs  l'expression  du  regard 
et  le  mouvement  dts  muscles  du  visage  d'un  acteur.  — 


—    517    — 

Aux  tragédiens  médiocres  il  faut  la  dislance  et  l'illusion 
d'optique  d'une  vaste  salle.  Talma,  lui,  n'avait  pas  besoin 
de  cela.  Dans  un  salon,  en  habit  de  ville,  il  lui  suffisait  de 
se  poser,  de  pencher  la  tête  mélancoliquement ,  et  de 
commencer  le  fameux  monologue  : 

a  La  mort,  c'est  le  sommeil.  .  .  c'est  le  réveil  peut-être  ! 
c  Peut-être  !  ! .  .  .  — 

pour  glacer  d'épouvante  tou3  ceux  qui  le  voyaient  et  l'en- 
tendaient ! 

C'est  ici  le  lieu  de  parler  du  système  de  débit  qu'avait 
imaginé  Talma.  —  Il  s'éloignait  totalement  de  celui  de  ses 
devanciers,  et  réunissait  le  naturel ,  la  simplicité,  à  l'élé- 
gance. Il  faut  l'avouer,  notre  poésie  tragique  ,  avec  ses 
éiernels  alexandrins  ,  amène  toujours  le  retour  de  la  rime 
et  de  la  division  des  hémistiches,  ce  qui  produit  l'eflelle 
plus  fatiguant  pour  une  oreille  délicate. —  En  se  livrant  à 
de  profondes  études  sur  le  style  de  Racine  en  particulier, 
Talma  parvint  à  rétablir  la  prosodie  des  vers  de  Britan- 
nicus,  d'Athalie,  de  manière  à  enlever  à  ces  vers  la  mono- 
tonie que  leur  donnait  la  déclamation  lourdement  réglée 
et  grotesquement  cadencée  de  ses  prédécesseurs.  —  Je 
vais  citer  un  exemple  qui  me  fera  parfaitement  compren- 
dre. Dans  un  exemplaire  du  Britanniciis  .  il  avait  ainsi 
coupé,  ce  qui  certainement  était  dans  la  pensée  du  poète, 
ce  passage  du  rôle  de  Néron  : 

—  «  N'en  doutez  pas  Burrhus,  —  malgré  ses  injustices 
«  C'est  ma  mère,  et  je  veux  ignorer  ses  caprices  ;  —  Mais 
«  je  ne  prétends  plus  ignorer  ni  souffrir  Le  minisire  inso- 
«  lent  qui  les  ose  nourrir.  —  Pallas  de  ses  conseils 
«  empoisonne  ma  mère.  —  Il  séduit  chaque  jour  Britan- 


I 


_   518    _ 

«  nicus  mon  frère  ;  Ils  récoulenl  tout  seul,  el  qui  suivrait 
«  leurs  pas  les  trouverait  peut-être  assemblés  chez  Pallas. 
«  C'en  est  trop,  —  de  tous  deux  il  faut  que  je  lecarle  ;  — 
«  Pour  la  dernière  fois  qu'il  s'éloigne  ,  qu'il  parle  :  Je  le 
«  veux,  je  l'ordonne  ;  — et  que  la  fin  du  jour  ne  le  retrouve 
a  pas  dans  Rome  et  dans  ma  cour.  —  Allez  '  cet  ordre 
«  importe  au  salut  de  l'empire.  —Vous,  Narcisse,  appro- 
<(  chez  ;  —  et  vous,  qu'on  se  retire    » 

On  lui  demanda  Manlius  pour  le  lendemain  :  il  devait 
partir,  mais  flatté  de  l'empressement  qu'on  lui  témoignait, 
il  se  rendit  au  vœu  du  public  — 11  promit  même  de  revenir 
à  Boulogne  à  son  retour  de  Londres. 

La  déclamation  de  Talma  était  nuancée  avec  tant  de 
sentiment  et  de  vérité,  qu'à  la  représentation  de  Manlius^ 
je  parvms  à  noter  de  la  manière  la  plus  exacte  les  diverses 
inflexions  de  sa  voix  dans  cette  pariie  de  la  fameuse  scène 
d'explication  : 

Conuais-lu  bien  la  main  de  Rutile? 

—  Oui!. 

—  Tiens,  lis: .... 
—  Qu'en  dis-lu?.  .  .  » 

El  cela  me  confirma  plus  que  jamais  dans  celle  opinion 
émise  par  Grétry  :  —  «  Que  le  chant  dramatique  n'est 
«  qu'une  déclamation  fortement  accentuée.  »  En  repro- 
duisant, dans  une  brochure  publiée  sous  la  Resiauraiion, 
cette  idée  du  musicien  le  plus  lécond  el  le  plus  spirituel 
qu'ail  possédé  la  France  ,  je  m'exposai  à  toute  l'animad- 
version  des  dileltanti.  —  Cela  se  conçoit  :  depuis  qu'un 
homme  de  génie  et  de  verve  avait  cru  pouvoir,  dans 
beaucoup  de  ses  partitions  italiennes,  sauter  à  pieds  joints 


-   519   — 

par-dessus  l'expression  eila  vérité  dramaliques^qu'allait- 
oij  chercher  au  ihéàire?  des  sons,  des  difficultés  propres 
à  faire  briller  le  gosier  des  clianleurs,  de  brillantes  fusées, 
et  rien  déplus  :  «  Verba,  vocbs,  prœtereaque  nihill  »  — 
Beaucoup  de  nos  compositeurs  se  iraîuèrent  alors  à  la 
suite  du  cygne  de  Pezzaro,  comme  on  vit  beaucoup  de  nos 
jeunes  littérateurs  chercher  à  imiter  la  prose  de  l'auteur 
du  Génie  du  Christianisme  et  la  poésie  d'Hugo  et  de 
Byron  :  mais  les  uns  cl  les  autres  oubliaient  quel'origina- 
lilc  n'admet  pas  de  copies  ,  et  qu'il  est  des  écarts  qu'un 
grand  talent  seul  parvient  à  légitimer.  —  A  cela  on  me 
répondra,  comme  toujours,  quant  à  la  musique  :  «  C'est 
«  une  affaire  de  mode.  » 

Quelle  étrange  erreur  !  penser  ainsi,  c'est  vouloir  que 
la  mode,  abandonnant  l'unique  empire  qu'il  lui  soit  permis 
d'exercer,  celui  de  la  fantaisie ,  dirige  souverainement  les 
sentiments  et  les  passions.  C'est,  en  un  mot,  soumettre 
un  art  divin  aux  révolutions  que  subissent  chaque  jour 
les  robes,  les  habits,  les  chapeaux,  les  coiffures  de  nos 
lionnes  et  de  nos  dandys.  Le  vrai  beau  existe  eu  musique 
comme  pour  la  peinture  et  la  sculpture  :  on  le  cherchait 
encore  du  temps  de  Rameau  :  Gluck  et  Mozarr  l'ont  enfin 
trouvé.  —  Le  faire  sortir  des  bornes  que  ces  colosses  on^ 
posées,  c'est  s'exposer  à  tomber  dans  le  bizarre  ,  dans  la 
preiiniaiilo,  et  à  nous  ramener  dans  le  chaos.  —  Si  cela 
avait  continué,  si  Rossini  n'avait  pas  donné  un  éi'laianl 
démenti  à  beaucoup  de  ses  succès  d'Italie  ,  la  musique 
n  eut  pas  lardé  à  avoir  aussi  son  moycn-àge.  Les  excen- 
triques, eussent,  sans  nul  doute,  éié  chaiinésdece  lésul- 
lai.  Combien  n'en  ai-je  pas  vus  préférer  les  agréments 
burlesques,  les  éternelles  roulades,  les  assommants  ports 

34 


—   520    — 

de  voix  et  les  fioritures  du  nouveau  genre  italien  ,  au 
cantabile  si  large  ,  si  beau  ,  de  Gluck  ,  de  Mozart ,  de 
Spontini  !  Pour  tous  les  arts  il  en  a  été  de  même  :  n'ai-je 
pas  entendu  un  partisan  enthousiaste  de  l'arehéologie,  me 
dire  un  jour,  avec  le  plus  grand  sérieux  ,  que  le  plaio- 
chant  était  la  seule  bonne  musique  ,  et  qu'on  devrait  le 
transporter  au  théâtre ,  dans  les  concerts ,  et  même  dans 
nos  régiments!...  Le  même  homme  trouvait  que  les 
cryptes  du  ix""  siècles  et  les  grossières  figurines  gothiques 
de  nos  vieilles  églises  de  campagne  ,  avaient  beaucoup 
plus  de  valeur  que  le  temple  de  Diane  ,  les  Propylées ,  le 
Panthéon  de  Rome,  l'Apollon  du  Belvédère  et  la  Vénus  de 
Milo.  —  A  de  tels  Visigoths  il  n'y  a  que  cette  réponse  à 
faire  :  —  <-  Les  barbares  sont  à  nos  portes  !   » 

On  me  pardonnera  ,  je  l'espère ,  cette  digression  ,  qui 
n'est  passi'éloignée  de  mon  sujet  qu'on  pourrait  d'abord 
le  cioire.  —  En  effet,  notre  système  tragique,  le  plus 
parfait  de  l'Europe  ,  a  eu  aussi  ses  novateurs  ;  nos  tragé- 
diens des  boulevards  ont  eu  leurs  singes,  et  nous  ne  sau- 
rions trop  nous  élever  contre  de  dangereuses  innovations, 
et  contre  le  servum  pecus  des  imitateurs  ,  si  justement 
bafoué  par  Horace. 

Deux  années  s'écoulèrent,  et  je  revis  Talma  à  Paris, 
dans  YOEdipe  de  Voltaire.— J'eus  alors  l'occasion  de  sentir 
toute  la  justesse  des  observations  que  fait  l'éloquente 
M™^  de  Staël  ,  dans  son  livre  de  YAUemagne ,  sur  la  ma- 
nière dont  il  disait  le  récit  du  quatrième  acte  de  celte 
pièce,  comparée  àcelle  employée  par  Larive.  Quelle  pro  - 
fondeur  de  talent  et  d'études  celle  conception  d'un  rôle 
ne  prouve-l-elle  pas?... 


=^  521    — 

Après  la  iragédie  ,  je  me  rendis  dans  sa  loge,  avec 
Bouilly  :  ce  dernier  vouiaii  lenirelenir  du  rôle  de  Cor- 
neille ,  qu'il  lui  destinait,  dans  une  comédie  anecdoiique 
ayant  pour  titre  -.  Une  Matinée  de  Louis  XIV.  —  Accablé 
de  fatigue  ,  Talraa  était  couché  sur  un  divan  ,  il  essuyait 
son  front  couvert  de  sueur.  —  Le  chevalier  Dupuy  des 
Ilets  assis  près  de  lui ,  récitait  un  disîi(|ue  ,  placé  depuis 
au  bas  de  la  gravure  de  l'un  de  ses  portraits  ,  et  dont  je 
ne  me  rappelle  que  le  second  vers  : 

D'un  poignard  plus  sanglant  il  arma  Melpomène  ' 

(c  —  Eh  bien  !  mon  cher  Boulonnais,  n'ai-je  pas  poi'du 
«  depuis  mon  voyage  en  Angleterre?...  »  —  Telle  fut  sa 
première  question  ,  après  les  salutations  d'usage  ,  et  les 
nouvelles  que  je  lui  donnai  delà  santé  de  M.  3fenneviile, 
dont  les  bontés  pour  lui  ne  sortaient  pas  de  sa  mémoire. 
Ainsi ,  toujours  occupé  du  soin  de  conserver  sa  grande 
réputation,  il  s'inquiétait  sans  cesse  des  effets  que  le  temps 
destructeur  pouvait  avoir  produits  sur  son  talent.— Il  y  a 
quelque  chose  de  touchant  dans  ce  genre  de  sollicitude 
qui  a  contribué  à  lui  faire  conserver  et  perfectionner  tous 
les  dons  que  la  nature  lui  avait  si  libéralement  départis. 
En  effet ,  semblable  à  ces  flambeaux  dont  la  lumière  n'a 
jamais  eu  plus  d'éclat  qu'au  moment  où  elle  est  prête  à 
s'éteindre,  Talma  ne  fut  jamais  plus  admirable  que  dans 
le  rôle  de  Charles  Vi ,  le  dernier  qu'il  ait  créé  avant  de 
mourir  !... 

Ici  se  termine,  mon  cher  Doucet ,  ce  que  j'avais  à  vous 
dire  de  cet  homme  illustre.  —  Ne  m'oubliez  pas  plus  que 
je  ne  vous  oublie,  cl  mon  cœur  sera  satisfait. 


—   522    — 


A  TALMA, 

qui  venait  de  jouer  le  rôle  d'Oreste,  dans  l'Andromaque  de  Racine. 


Oui ,  c'est  bien  là  ce  malheureux  Oresle, 
Objet  tout  à  la  fois  d'horreur  et  de  pitié  , 

Qui ,  poursuivi  par  le  courroux  céleste  , 
Ne  peut  trouver  de  calme  au  sein  de  l'amitié!... 
Oui,  des  filles  d'enfer,  des  sombres  Euméuides, 

J'entends  les  serpents  homicides  .. 
Ils  sifflent!  ils  sont  prêts  à  déchirer  un  cœur 
Qui ,  né  pour  les  vertus,  est  souillé  par  le  crime, 
Et,  d'un  destin  affreux  déplorable  victime, 
Doit  épuiser  un  jour  la  coupe  du  malheur  ! 

0  Talma,  ton  talent,  guidé  parla  naiure, 
Expose  à  nos  regards ,  fait  passer  da:is  nos  sens 
Des  tragiques  douleurs  la  sublime  peinture  : 
Melpomene  elle-même  inspire  tes  accents  ! 

Qand  Lekain  expira  ,  pour  porter  sa  couronne, 
En  vain  ses  successeurs  tentèrent  mille  efforts; 
Son  génie,  avec  lui  descendu  chez  les  morts, 
Paraissait  ne  devoir  revivre  dans  personne. 
Tu  parus  au  théâtre  ,  cl  tes  premiers  essais , 
D'un  maître  de  la  scène  annoncèrent  l'aui'ore; 

Ce  n'était  pas  Lekain  encore, 
Mais  dès  lors  on  pouvait  présager  les  succès. 

Depuis  abandonnant  une  roule  commune. 

Pour  créer  un  genre  nouveau  , 
On  te  vil  d'Albion  chausser  le  noir  collun-ne, 


El  de  Cliekspire  explorani  le  lonibeaii  ^1), 
Présenter  à  nos  yeux  ces  sanglants  personnages 
Dont  les  forfaits  iront  épouvanter  les  âges; 
Et  d'un  cœur  enflammé,  suivant  l'heureux  avis, 
Loin  des  sentiers  battus  entraînant  les  esprits. 
Sentencieux  ,  brûlant ,  fier  et  mélancolique  , 
Exercer  un  pouvoir  qu'on  peut  dire  magique  ! 

Poursuis  ,  mon  clierTaima  ,  Ion  noble  souvenir, 
Respecté  par  le  temps ,  vivra  dans  la  mémoire  ; 
Vainement  les  rivaux  aspirent  à  la  gloire, 
Ils  sèment  pour  un  jour,  et  toi  pour  l'avenir  !... 


fl]  Shakespeare.  —  Pour  faire  entrer  le  nom  de  ce  grand  poêle 
dans  un  vers  ,  j'ai  du  l'écrire  suivanl  la  prononciation  anglaise.  — 
Duci*  et  Compenon  ont  fail  de  m<>me. 


MARIE  DORVÂL.— MERLE. 


«  La  mort  ,  en  nous  séparant  d'eux  , 
«  les  a  réunis. — Leur  souvenir  ne  sortira 
«  pas  de  nos  cœurs  !   e 

Lettre  à  Caroline  Ligoet,  1832. 


^lARIF.    DOUVAL. 


Au  docteur  Boulanger. 


Ainsi  que  moi ,  mon  cher  docteur,  vous  avez  connu  el 
admiré  cette  femme  ,  que  l'art  dramatique  et  l'amitié 
viennent  de  perdre  ;  aussi  tout  ce  qui  se  raltaclie  à  sa 
carrière  ne  pourra-t-il  que  vous  intéresser,  el  intéresser 
les  habitants  de  la  bonne  ville  de  Calais  ;  surtout  ceux 
d'enlre-eux  qui  sont  nos  amis  intimes  ,  et  dont  l'acceuil 
si  bienveillant,  si  gracieux  pour  la  pauvre  Marie  Dorval, 
avait  laissé  dans  son  cœur  les  traces  de  la  plus  vive ,  et 
de  la  plus  profonde  reconnaissance. 

Au  milieu  des  temps  difliciles  où  nous  vivons  ,  temps 
de  graves  complications  politiques  ,  et  de  cet  esprit 
d'égoïsmc  qui  s'est  emparé  de  la  société  ,  l'effet  produit 
par  la  mort  de  M""=  Dorval  est  on  ne  peut  plus  remarqua- 
ble. —  Un  trône  vient  de  s'écrouler,  et  c'est  avec  la  plus 
grande  indifférence  (|ue  l'on  a  vu  la  chute  de  celui  qui 
l'avait  occupé.  —Des  hon)mcs  d'un  grand  talent  ont  dispain 
de  la  scène  du  monde  ;    une  femme  ,   M"'*  Récamier,   la 


—   5^8   — 

première  entre  toutes  par  la  giàce,  la  beauté,  par  l'empire 
qu'elle  avait  exercé  sur  la  haute  société,  vient  de  les  suivre 
dans  la  tombe  ,  et ,  au  bout  de  vingt-qualre  heures  ,  le 
silence  s'est  fait  autour  de  ces  renommées ,  dont  le  nom 
ne  se  réveillera  que  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné, 
et  si  le  calme  succède  enfin  aux  tempêtes  qui  nous  assiè- 
gent et  menacent  de  nous  engloutir.  —  Par  un  privilège 
ayant  sa  source  dans  les  parties  les  plus  délicates  de  l'àme, 
le  goût,  la  sympathie,  la  sensibilité,  M'"^  Dorval  a  vaincu 
nos  inquiétudes,  notre  oubli ,  notre  égoïsme.  —  A  peine 
avait-elle  exhalé  le  dernier  soupir,  que  de  toutes  parts 
les  regrets  ,  les  larmes ,  les  éloges  formaient  autour  de  sa 
couche  funèbre  an  concert  unanime  qui  ,  depuis  quinze 
jours,  ne  cesse  pas ,  et  donne  à  sa  famille  éplorée  la  seule 
consolation  qu'elle  puisse  recevoir.  —  Aii  1  c'est  que 
M™'=  Dorval  était  vraiment  populaire,  dans  le  sens  honnête 
et  sérieux  ,  pouvant  être  attaché  à  celte  qualification  si 
souvent  mensongère  !...  —  C'est  que  sur  la  scène,  où  l'on 
ne  retrouvera  jamais  sa  pareille  ,  elle  a  ,  pendant  des 
années  ,  exercé  l'empire  le  plus  absolu  sur  toutes  les 
classes  de  la  société ,  peint  avec  une  poignante  vérité 
toutes  les  misères  de  la  vie  ,  révélé  toutes  les  douleurs  , 
tous  les  effets  terribles  ,  tout  le  néant  des  passions  1...  — 
C'est  que  ,  pour  ceux  qui  l'ont  connue  ,  il  y  avait  en  elle 
le  génie  et  le  cœur,  l'esprit  et  l'oi'iginalilé.  C'est  qu'enfin 
les  poètes  ,  les  artistes  lui  devaient  des  inspirations ,  des 
jouissances  morales  infinies ,  et  savaient  combien  elle 
était  bonne  envers  les  pauvres  et  les  affligés  :  car  le  fond 
de  son  caractère,  mon  cher  docteur,  c'était  une  immense 
charité,  et  une  profonde  mélancolie. 

Doux  souvenirs  ,   l'un  heureux  et  l'autre  bien  triste, 
trouveront  ici  h'iir  place. 


—  r>29  — 

En  1834,  M'"'  Donal  vint  passer  quelques  jours  dans 
la  ville  que  j'habiiais.  —  J'organisai  ,  dans  ce  salon  où, 
pendant  vingt-cinq  ans  ,  j'ai  reçu  toutes  les  célébrités 
liiiéraires  et  artistiques  de  l'Europe,  une  fête  dont  elle  fut 
la  reine. — En  écrivains,  cette  soirée  réunissait  Campenon, 
Moreau  ,  Coupigny,  Merle,  iîanim  ,  le  Waller-Scott  de 
l'Irlande  ;  en  artistes ,  Cuvillon  ,  Franclionime  ,  Osborne, 
Sagrini ,  Cramer,  Jules  Godefroid  ,  et  M™*^  Raimbaud, 
Voisel ,  et  Pagliardini.  —  La  vicomtesse  de  Monibrun, 
la  baronne  d'Ordre  étaient  au  nombre  des  invités.  — 
Marie  Dorval  se  montra  eharmanie  d'espi'it  ,  d'à-propos, 
et  ce  ne  fut  pas  sans  une  vive  «'motion  qu'elle  enlendii 
ces  vers  ,  mis  etj  musique  ,  avec  tant  de  verve  ,  pai-  noire 
ami  VV.  Nenland  : 

Sur  la  (erre  . 

Pour  nous  plaire  , 
Dieu  la  m  descendre  un  jour  ; 

Au  théâtre  , 

Idolclire 
I,a  foule  attend  son  retour  ' 

Celte  femme 

C'est  le  drame  , 
Avec  ses  noires  terreurs  ; 

C'est  un  ange , 

Qui  se  venge  , 
En  faisant  couler  nos  pleurs  ! 

C'est  l'étoile  , 
Qui  se   vode 
La  nuit ,  dans  un  ciel  d'yzur, 
De  rosée 
Arrosée 
l.n  marguerite  au  fron   pur. 


—    5:50   — 

Etincelle, 

Sa  prunelle 
Allume  un  feu  dévorant  ; 

Sa  parole 

Vibre  ,  vole  , 
Comme  le  simoun  brûlant  !... 

Oui  ,  sans  peine 

Elle  entraîne  . 
Elle  enchante,  elle  fait  mal  : 

Dois-je  dire  , 

Dois-je  écrire 
Qu'elle  se  nomme  Dorval?... 

Nous  étions  alors  en  plein  mois  de  novembre  ,  ei  lorsque 
toutes  les  dames  qui  l'eniouraienl  lui  offrirent  des  fleurs, 
elle  me  dit ,  avec  cet  accent  qui  n'appartenait  qu'à  elle  : 
«  —  Eu  vérité,  mon  ami ,  je  retrouve  chez  vous  le  prin- 
«  temps,  et  ce  soir,  il  me  semble  être  encore  dans  ma 
«  vingtième  année  !  »  —  Hélas  !  tout  cela  est  bien  loin  de 
moi,  et  la  mort  a  couvert  d'un  voile  de  deuil  ces  souvenirs 
enchantés  qui,  lorsqu'elle  vivait,  faisaient  mes  délices  '... 
La  dernière  lettre  que  je  reçus  d'elle  fera  mieux  juger 
celte  excellente  femme  que  tout  ce  que  je  pourrais  vous 
en  dire.— Il  y  avait  trois  mois  que  son  petit-lils  était  mon, 
et  sa  douleur,  son  obstination  à  ne  pas  visiter  ses  amis, 
à  ne  pas  chercher  à  se  distraire,  étaient  telles  que  je 
craignais  pour  son  existence.  —  D'accord  avec  son  mari, 
avec  ses  enfants,  j'avais  parlé,  conseillé,  prié,  sans  réussir 
à  la  vaincre.  —  Alors  je  lui  écrivis  avec  la  sévérité  ,  la 
franchise  d'un  vieil  ami  ,  en  insistant  avec  force  snr  les 
devoirs  qui  lui  restaient  à  remplir  dans  le  monde,  et  voici 
ce  qu'elle  me  répondit  : 


~  531    - 

«  Mon  bon  et  cher  H...,  vous  êtes  bien  injuste,  et  bien 
«  sévère  envers  moi  !.. .  Malheureusement  je  suis  depuis 
«  trois  mois  ,  dans  une  disposition  d'esprit  qui  ne  me 
a  laisse  pas  la  faculté  d'aller  voir  mes  meilleurs  amis  : 
mieux  que  personne  vous  pouvez  vous  en  apercevoir. 
J'ai  été  ,  il  est  vrai ,  quelquefois  chez  M'="^  Georges, 
non  pour  y  faire  ou  y  entendre  de  l'esprit,  mais  pour  y 
pleurer  tout  haut  mon  pauvre  enfant...  Ce  que  je  feiais 
chez  la  bonne  M™"^  H...,  devant  votre  chère  fille  ,  mais 
ce  que  je  ne  ferais  pas  devant  vous ,  qui  êtes  un  homme 
fort,  raisonnable,  et  ce  que  je  ne  fais  pas  même  devant 
le  père  de  mon  petit  garçon  ,  ni  devant  mon  mari,  — 
]\leUe  Georges  est  seule  avec  sa  sœur  ;  elles  ont  passé 
toutes  deux  par  les  mêmes  angoises  que  moi ,  et  nous 
ne  parlons  pas  d  autres  choses  que  de  ces  chers  enfants, 
pendant  des  heures  entières.  — Vous  avez  le  cœur  trop 
bien  placé  pour  ne  pas  apprécier  tous  les  genres  de 
douleurs.  —  La  mienne  tient  à  mon  organisation,  et  je 
'.  vous  assure  qu'elle  a  droit  à  toutes  sortes  d'indulgences. 
Chacun  sent  à  sa  manière ,  mon  cher  ami,  et  pour  ma 
pan  je  respecte  pieusement  chez  les  autres  le  chagrin, 
•  de  quelque  manière  qu'il  s'exprime. 

<■  Je  suis  bien  touchée,  bien  reconnaissante  des  conseils 

«  que  votre  amitié  éprouvée  me  donne  ;   mais  je  n'ai 

«  besoin  ni  des  distractions  ,  ni  surtout  des  consolations 

<■  des  indifférents.  Ce  qu'il  me  faut  c'est  de  vivre,  comme 

«  vous  le  dites  si  bien  ,  le  mieux  possible  pour  ceux  qui 

«  restent  ;  c'est  de  continuer  à  mériter  l'aflection  de  bons 

"  amis  tels  que  vous.  —  Cette  aiïection  ,  malgré  mes  torts 

♦-  apparents  ,  je  sens  bien  que  vous  ne  me  la  refuserez 


—    532    — 

«  pas,  el  qu'elle  ne  me  sera  pas  refusée  par  lexcellenlc 

<-  M™'=  H...,  par  la  chère  Amélie  ,  par  Alfred,  et  par  ce 

«  bon  el  bien  dévoué  Edmond  ,   à  qui  je  dois  le  souvenir 

«  sacré  de  mon  adoré  Georges!  (l). 

"  Bientôt,  un  soir  j'irai  vous  voir  tous,  el  réparer  des 
"  loris  doni  vous  me  devez  le  pardon  ,  parccqu'ils  ne 
'■  vicuneni  pas  de  mon  cœur. 

«  Marie  Dorval.   » 

A  cette  lettre,  mon  cher  docteur,  véritable  paraphrase 
du  mot  sublime  de  Rachel  dans  la  Bible  :  •  Elle  ne  voulait 
«  pas  être  consolée  ,  parce  cfue  son  fils  Ji'était  plus.  ■> 
Je  n'ai  rien  à  ajouter. —  C'est  le  cri  de  la  maternité,  dans 
toute  sa  naïve  et  douloureuse  éloquence  !  Oui,  cette  lettre 
prouve  qu'à  un  grand  talent,  Marie  Dorval  unissait  toutes 
les  qualités  de  l'espiil  el  de  l'âme. 


Juin  Î849. 


(1)  Une  esquisse  de  ce  pauvre  enfanl  après  sa  mort. 


533   — 


JEAIX-TOISSAIIVT    MERLE. 


A  François  Morand,  homme  de  lettres. 


Je  reçois  à  l'insiani ,  mon  cher  ami  ,  une  lellre  de  la 
fille  bien  aimée  de  Marie  Dorval ,  Caroline  Luguet ,  m'an- 
nonçani  la  mon  de  Merle  ,  cet  homme  d'un  esprit  si  fin, 
si  distingué  ,  dont  je  vous  ai  souvent  parlé  ,  et  que  vous 
saviez  apprécier  mieux  que  personne.  —  3Ierle  fut  mon 
ami  pendant  quarante  ans  ;  il  affectionnait  la  ville  de  Bou- 
logne que,  pendant  quinze  ans  il  s'est  plu  à  visiter.  — 
Il  laisse  dans  les  rangs  des  critiques  sur  l'art  dramatique, 
une  place  qui  ne  sera  remplie  que  bien  difficilement  ; 
sa  perte  me  cause  une  vive  et  profonde  douleur!...  —  A 
tous  ces  litres,  je  veux  vous  parler  de  lui,  elle  faire  mieux 
connaître  aux  Boulonnais  qui  ,  tant  de  fois,  ont  applaudi 
ses  ouvrages. 

Merle  était  né  à  Montpellier,  en  1785,  d'une  honorable 
famille  qui  lui  lit  doinier  la  plus  brillante  éducation.  — 
Peu  d'hommes  ont  possédé ,  à  un  si  haut  degré,  la  cou- 


—  534   — 

naissance  des  auieiii  s  classiques.  —  Ses  iecuires,  qu'une 
ménjoiie  élonnanle  lui  avaienl  loutes  appropriées,  élaient 
immenses!  —  Horace,  Piaule  el  Térence;  Amyol,  Mon- 
taine,  Rabelais,  Molière  el  Lafonlaine  étaient  ses  favoris 
el  ses  guides.  —  En  érudition  littéraire,  c'était  un  savant 
du  xvii^  siècle,  devant  lequel  Ménage  eût  baissé  pavillon  ; 
en  fait  de  style  ,  il  appartenait  pour  la  clarté  ,  pour  la 
finesse  des  aperçus  ,  la  délicatesse  du  goût  et  le  trait,  à 
l'école  de  Voltaire. — Il  arriva  très  jeune  à  Paris,  à  l'époque 
du  Consulat,  fut  placé  sous  la  tutelle  de  M.  Albisson,  son 
oncle,  homme  d'un  viai  mérite,  d'abord  tribun,  puis  con- 
seiller d'état,  et  l'un  des  rédacteurs  des  Codes  qui  ont 
contribué  à  immortaliser  le  règne  de  Napoléon.  —  Merle 
avait  reçu  de  la  nature  une  figure  charmante,  à  la  fois 
noble  et  pleine  d'expression.  —  Ses  manières  étaient  très 
distinguées,  son  ton  parfait,  ce  qui  nous  avait  fait  l'appeler 
en  plaisantant  Mylorcl.  A  ces  avantages  il  joignait  l'esprit 
le  plus  agréable  ,  un  cœur  excellent ,  et  le  caractère  le 
plus  heureux.  —  On  conçoit  les  succès  qu'il  obtint  dans 
la  société  pai'isienne ,  à  une  époque  où  l'élégance  des 
formes  ,  et  le  charme  de  la  convei-salion  ,  étaient  encore 
comptées  pour  quelque  chose. — Ses  succès  furent  d'autant 
plus  grands  que  simple,  naturel,  sans  prétention  aucune, 
lui  seul  semblait  ignorer  ce  qu'il  valait. 

Son  oncle  l'avait  placé  au  ministère  de  l'intérieur, 
mais  les  travaux  bureaucratiques  ne  pouvaient  convenir 
à  son  organisation p/i?ne-saM/«èye,  et  qui,  comme  celle  de 
Montaigne,  ne  s'accommodait  que  d'un  labeur  de  fantaisie, 
et  d'une  existence  libre  de  toute  contrainte.  —  Aussi  ne 
tarda-t-il  pas  à  déserter  les  sillons  administratifs ,  et  à  se 
lancer,  sous  l'égide  de  Jouy,  d'Etienne  el  de  Barré,  devenus 
ses  amis,  dans  la  carrière  de  la  littérature  dramatique, 


—  535   — 

qu'il  parcouiut ,  pendant  un  quarl  de  siècle,  avec  un  bon- 
heur remarquable.  —  Seul,  ou  en  coUaboratiou ,  il  a  fail 
plus  de  cent  pièces  pour  nos  théâtres  les  plus  populaires, 
parmi  lesquelles  je  citerai  Préville  et  Taconnet ,  le  Scme^- 
lier  et  le  Financier,  le  Ci-devant  jeune  homme ,  le  Bour- 
guemestre  de  Saardam,  et  la  Carte  à  payer.  —  Potier, 
l'un  des  meilleurs  comédiens  qui  aient  existé  ,  était  son 
acteur  de  prédilection,  et  l'interprète  le  plus  vrai,  le  plus 
comique  des  jolis  rôles  qu'il  a  créés  pour  lui. —  11  y  avait 
dans  le  talent  de  Merle  beaucoup  de  similitude  avec  celui 
de  Dufresny  :  c'était  le  même  esprit  d'observation  ,  le 
même  naturel,  la  même  verve  dans  le  dialogue  qui,  toute- 
fois, ne  descendait  jamais  jusqu'à  la  trivialité.  —  L'inven- 
tion ,  le  plan,  la  conduite  de  ses  vaudevilles,  et  les  mots 
heureux,  qu'on  peut  dire  trouvés,  dont  ils  sont  remplis, 
jaillissaient  sans  nul  effort  de  son  cerveau,  au  milieu  d'un 
déjeûner  au  café  de  Foy,  tout  en  causant  avec  Carie 
Vernet,  Nodier,  et  ce  bon  Brazier  que  nous  avons  aussi 
tant  regretté!... 

En  I8I0,  Merle  entra,  comme  rédacteur  des  feuilletons- 
théâtre  à  la  Quotidienne ,  devenue  depuis  VUmon  Monar- 
chique. —  Jusque  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  il 
y  tint  le  sceptre  de  la  critique  avec  une  érudition  ,  une 
couvenance,  une  impartialité  qui,  en  ce  genre,  l'ont  géné- 
ralement fait  regarder  comme  un  modèle.  —  C'est  bien  à 
lui  qu'appartient  le  titre  de  prince  de  la  critique  ,  si  plai- 
samment donné  à  M.  Jules  Janin. — Son  aiticisme  unissait 
le  bon  sens  à  la  grâce,  à  la  pureté  du  style,  et  à  l'urbanité. 
Aussi  était-il  estimé,  aimé  même  de  tous  ceux  qui  passè- 
rent sous  sa  lérule  ,  parce  qu'il  puisait  dans  son  cœur, 
dans  la  délicatesse  de  son  esprit,  l'art  de  panser  les  bks- 
sures  que  sa  mission  d'Arisiarque  lui  imposait  le  devoir 

35 


_   53G   _ 

de  faire  à  leur  amour-propre.—  La  spirilutlle  Miiieite  du 
Vaudeville ,  me  disait  un  jour  :  •  Je  préfère  la  censure  de 
«  Merle  aux  éloges  de  lous  les  autres  journalistes.  » 
Un  homme  d'une  haute  valeur,  notre  ami  commun,  et  qui 
le  traitait  comme  un  fils  chéri  ,  M.  Michaud  ,  avait  une 
estime  toute  particulière  poui'  ses  articles,  et  vingt  fois  je 
J'ai  entendu  leur  donner  les  plus  justes  louanges.  —  Sous 
la  Restauration  Merle  prit  la  direction  du  Théâtre  de  la 
porte  St-Martin,  où  son  passage  fut  marqué  par  desinno- 
vaiions,  en  fait  de  décors  et  de  mise  en  scène  qui,  depuis, 
ont  puissamment  contribué  aux  progrès  de  cette  partie 
de  l'art  dramatique.  —Il  eût  certainement  lait  fortune,  s'il 
eût  mieux  entendu  la  science  de  gagner  de  l'argent ,  et 
s'il  avait  eu  plus  d'ordre,  et  moins  de  générosité.  —  11  y 
avait  toujours  chez  lui  table  ouverte  ;  les  gens  qui  le  ser- 
vaient le  volaient  ;  cent  fois  il  en  a  eu  la  preuve  ,  et  il  les 
laissait  faire,  répondant  à  mes  observations,  à  celles  de 
ses  vrais  amis  ,  par  ces  mots  :  <=  Trouvez-moi  donc  des 
«  domestiques  qui  ne  volent  pas?  Je  regarde  cela  comme 
'•  aussi  difficile  à  découvrir  que  la  quadrature  du  cercle!  » 
La  race  des  Mascarille,  des  Scapin  lui  plaisait  beau- 
coup. J'ai  connu  ,  dans  sa  maison  ,  un  Jean  et  sui  tout  un 
Garcia  à  l'esprit  vif,  original ,  et  dignes  par  leur  audace 
de  figurer  dans  une  haute  comédie  de  Regnard ,  ou  dans 
un  imbroglio  de  Beaumarchais. 

Merle  avait  un  défaut  capital ,  la  paresse,  et  le  lit  était 
son  paradis  ;  aussi  ne  le  quittait-il  en  général  que  fort 
tard ,  et  avait-il  fini  par  ne  plus  le  quitter  du  tout ,  ce  qui 
n'a  pas  peu  contribué  à  hâter  sa  fin.  —  Aller  de  pied  était 
pour  lui  chose  intolérable,  et  il  a  dû  dépenser  considéra- 
blement d'argent  en  locations  de  voitures  de  toute  espèce. 
Un  soir  qu'on  n'avait  pu  en  trouver  une  pour  nous  mener 


—   537   — 

de  la  rue  de  Vareniies  aux  Français,  nous  nous  achemi- 
nâmes sur  nos  jambes  jusqu'à  la  place  du  Carrousel.  Un 
fiacre  passe  et  Merle  l'appelle.  En  vain  je  lui  fais  observer 
que  nous  sommes  à  deux  pas  du  ihéàire ,  que  la  marche 
lui  fera  du  bien  ,  que  son  bon  ami  Moniaigne  recom- 
mande ,  dans  ses  immortels  Essais,  l'exer citation  :  •  Les 
«  voilures,  me  dit-il,  ont  été  inventées  pour  le  service  de 

•  l'homme;  permettez  donc,  mon  cher,  que  je  rende  ce  soir 
«■  un  nouvel  hommage  à  cette  sublime  invention.  J'aime 

•  beaucoup  Montaigne ,  mais  soyez  persuadé  que  si ,  de 

•  son  temps,  les  fiacres  eussent  existé,  il  eut  fait  ainsi  que 
«  moi.  »  —  Il  monte  alors  dans  son  bien  aimé  sapin  ,  et 
je  me  place  à  ses  côtés  ,  ne  pouvant  m'empêcher  de  rire 
de  son  horreur  de  la  locomotion.  —  En  toutes  choses  il 
l'ccherchait  ses  aises  ;  écrire  une  lettre  ,  faire  la  moindre 
démarche,  lors  même  qu'il  s'agissait  pour  lui  de  l'intérêt 
le  plus  grave  ,  lui  coûtait  infiniment.  — Sa  maudite  pares^sp 
l'a  souvent  empêché  de  saisir  l'occasion  de  rendre  un  ser- 
vice promis. C'est  à  cause  de  cela,  peui-êire,  que  M"=  Sand 
dans  ses  Mémoires,  le  dépeint  comme  un  égoïste. — A  cet 
égard,  elle  est  complètement  dans  l'erreur  !  Si  elle  l'eiJi 
mieux  connu,  elle  eût  vu  en  lui  l'être  le  plus  obligeant 
du  monde,  car  son  cœur  était  animé  par  les  sentiments 
les  plus  dévoués,  les  plus  généieux.  —  Jamais  ce  neiait 
en  vain  que  les  artistes  dans  le  maiheui"  venaient  frapper 
à  sa  porte.  —  Cette  porte  s'ouvrait  toujours  pour  eux;  il 
ne  bougeait  pas  de  son  fauteuil,  mais  il  vidait  en  leurs 
mains  sa  bourse  ,  et  ses  paioles  consolantes  et  délicates 
donnaient  un  double  prix  aux  bienfails  qu'il  se  plaisait  à 
répandre. 

Il  avait  la  manie  des  collections  de  tous  genres,  et  sou= 
vent  ces  collections  étaient  on  ne  saurait  plus  bizarres. 


l 


—   538   — 

Ainsi,  à  une  certaine  épO(iue,  on  le  vit  réunir  loules  les 
espèces  de  lampes  possibles.  Aussilôi  qu'un  journal  en 
annonçaii  une  d'un  modèle  nouveau  ,  il  s'empressait  de 
racheter.  Pour  surcroit  d'originalité,  pas  une  de  ces  lampes 
n'allait,  lorsqu'on  voulait  en  faire  usage,  de  sorte  qu'avec 
un  immense  matériel  de  lampiste,  Merle  était  l'homme  le 
plus  mal  éclairé  de  Paris.  —  Après  les  lampes  vinrent  les 
almauachs  de  tous  les  formais,  de  tous  les  pays,  depuis 
celui  de  Liège,, jusqu'à  l'almanach  royal  et  celui  de  Gotha. 
Sa  dernière  fantaisie  fut  celle  des  livres  de  cuisine.  Quand 
j'allais  le  voir,  son  lit  en  était  couvert,  et  il  me  dit  un 
matin  ,  tenant  à  la  main  un  manuel  culinaire,  qu'il  venait 
de  paicourir  :  <■  Il  y  a  plus  d'intérêt  et  de  bon  sens  dans 
-  ce  volume  que  dans  les  vers  et  les  romans,  dont  on 
«  nous  inonde  chaque  jour.  »  —  Possesseur  d'une  fort 
belle  bibliothèque  ,  à  l'époque  brillante  et  aisée  de  son 
existence,  Merle  finit  par  la  vendre,  lorsque  la  fortune  lui 
devint  conli^aire.  3Iais  ,  jusqu'à  son  dernier  moment ,  il 
conserva  les  nombreux  ouvrages  sur  l'art  et  Ihisloire  du 
théâtre  ,  qu'il  s'était  plu  à  rassembler,  pendant  quarante 
années.  —  «  Pour  ceux-là  ,  me  dit-il ,  en  me  les  montrant, 
«  quelques  mois  avant  sa  mort ,  on  ne  me  les  saisira  pas  : 

•  l'article  592  du  code  de  procédure  les  protège,  car  ce 
«  sont  mes  outils  ,  et  je  suis  ouvrier  en  feuilletons  dra- 

•  maliques.   » 

Outre  un  grand  nombre  d'ouvrages  donnés  sur  les 
scènes  de  la  capitale,  Merle  a  fait  un  abrégé  des  Mémoires 
(Is  Bachaumont ,  une  Histoire  illustrée  du  château  de 
Chambord ,  deux  brochures  ,  ayant  pour  titre  :  Lettres 
sur  rétat  actuel  de  t'Opéra  ,  qu'il  ma  adressées  ,  et  qui 
frappent  sur  l'étrange  manie  de  dénationaliser  ce  magni- 
fique établissement  tout  français  ,   pour  en  faire  une  suc- 


—   539     — 

cursale  dos  liiéàiics  de  la  Scala  de  Milan,  et  de  San  Carlo 
de  Niiples.  —  Plusieurs  noiices  sur  des  chansonniers  ei 
ailleurs  dramatiques  furent  écrites  par  lui ,  entre  autres 
celle  sur  notre  ami  commun  Désaugiers,  se  trouvant  en 
tête  de  la  jolie  édition  ,  grand  in- 18  ,  des  œuvres  de  cet 
Anacréon  de  la  salle  à  manger.  —  11  a  élé  le  rédacteur  et 
l'éditeur  à\in  chapitre  de  l'histoire  de  Charles  V,  le  pi'é- 
lendani  d'Espagne,  el  d'un  mémoire  explicatif  de  la  con- 
duite tenue  par  M.  le  prince  de  Polignac  en  1830.  —  Tout 
cela  est  rempli  d'esprit,  de  verve,  el  d'un  style  à  la  fois 
pur  el  agréable.  —  Ses  portefeuilles  renfermaienl  les  élé- 
ments d'une  histoire  complète  de  l'Académie  royale  de 
mnsi(]ue,  au  point  de  vue  de  l'art ,  de  l'administration  ,  el 
de  la  biographie  des  artistes  distingués  qui  y  oui  figuré, 
depuis  le  siècle  de  Louis  XIV'  ;  puis  une  foule  de  noies  sur 
ses  voyages ,  el  sur  les  théâtres  f/ançais  et  étrangers.  — 
Je  ne  sais  ce  que  ces  manuscrits  sonl  devenus. 

On  ferait  dix  volumes  des  feuillclons  de  Meile  ,  et  ces 
dix  volumes  formeraient  un  cours  de  liitéraiure  et  de  cri- 
tique dramatiques,  aussi  savant  que  piquant.  —  En  effel, 
ne  s'écai'tant  jamais  du  sujet  qu'il  traite,  y  déployant  une 
érudition  variée  ,  le  goût  le  plus  fin  ,  il  fuit  la  prc'tiniaille 
d'épithèles  oiseuses ,  échelonnées  les  unes  sur  les  autres, 
el  s'il  est  aussi  ,  à  juste  titre,  le  prince  de  l:t  critique  ,  il 
n'en  est  jamais  le  prince  Mirliflore. 

Merle  ne  savait  point  faire  de  vers  ;  il  doiuiait  l'idée, 
le  irait  des  couplets  ,  des  morceaux  de  chant  i)lac<;s  dans 
ses  vaudevilles,  et  ses  collaborateurs  ,  ses  amis  les  niel- 
laient en  œuvre.  —  Je  connais  cependanl  de  lui  un  certain 
nombre  de  petites  pièces  fugitives,  faisant  nombre  dans 
diflerents  recueils.  On  se  rappelle  peut-être,  parmi  ces 


—   540    — 

petites  pièces ,  un  distique ,  basé  sur  un  jeu  de  mot ,  qu'il 
fit  lorsque  Campenon  se  présenta  pour  remplacer  Ducis 
à  l'Académie  française ,  et  que  l'auteur  de  la  Maison  des 
champs,  homme  aussi  aimable  que  distingué,  applaudit 
beaucoup  : 

a   Au  fauteuil  de  Ducii  aspire  Campenon  ; 
a   Convienl-il  qu'il  s'y  campe?...  Non  ! 

Merle  était  malin ,  et  ce  fut  lui  qui  donna  au  bon  et  par 
trop  sensible  Bouilly,  l'un  des  meilleurs  charpentiers  dra- 
matiques depuis  Sédaine,  le  titre  plaisant  de  Saule-Pleu- 
reur de  la  lilléî'ature. 

Merle  n'était  point  un  homme  politique,  mais  ses  prin- 
cipes furent  éminemment  royalistes,  à  partir  de  1815,  et 
il  y  resta  fidèle  jusqu'à  son  dernier  jour.  —  Lois  de 
l'expédition  d'Alger,  le  prince  de  Polignac,  qui  l'aimait 
et  l'estimait  ,  le  donna  pour  secrétaire  au  maréchal  de 
Bourmont.  — II  a  écrit,  en  cette  qualité,  lors  des  premiers 
inslanis  de  cette  noble  conquête,  un  volume  on  ne  saurait 
plus  intéressant.  —  A  son  retour  à  Paris,  où  il  rapporta 
pour  dépouilles  opimes,  l'une  des  clefs  de  la  Kasbah,  on 
le  vil  reprendre  ses  occupations  habituelles ,  auxquelles 
il  joignit  une  part  de  rédaclion  dans  le  journal  la  Mode. 
Ce  journal  contient  de  lui  des  articles  et  des  proverbes 
on  ne  sauraii  plus  piquants.  A  l'occasion  de  ces  proverbes, 
Martin  du  Nord  m  disait  un  jour  :  <-  Ton  ami  Merle  pince 
«  fort,  mais  on  lui  pardonne,  parce  ((u'il  fait  toujours 
"   rire.   »  C'est  en  vile  prose  la  pensée  du  vers  de  Piron  : 

0   J'ai  ri ,  me  voila  désarmé.    » 

Merle  avait  épousé  la  si  regreitabic  Marie  Dorval,  celle 


—    541     — 

exceUenie  femino  ,  celte  grande  actrice,  que  la  France  a 
si  longtemps  applaudie.  Il  a  vécu  avec  elle  dans  l'union  la 
plus  parfaite.  J  en  excepte  toutefois  un  seul  sujet  de  dis- 
cussion ,  ayant  pour  objet  un  certain  Perpignan  ,  dont  les 
parades  grotesques  ,  l'esprit  à  la  Tabarin  ,  amusaient 
Merle  et  que  M"^  Dorval  ne  pouvait  souffrir.  —  Leurs 
salons  étaient  ouverts  à  tout  ce  que  Paris  remfermail  alors 
de  talents  dans  la  littérature  et  les  arts.  —  Je  n'oublierai 
Jamais  les  moments  agréables  que  j'ai  passés  dans  ces 
réunions ,  dont  la  perte  est  pour  moi  le  sujet  des  plus  vifs 
regrets.  —  Mais  ce  que  surtout  je  ne  retrouverai  pas,  ce 
sont  ces  petits  dîners  dans  l'intimité,  où  nous  passions  en 
revue  les  événements  et  les  travers  de  ce  monde  ,  ses 
vices,  ses  vertus;  où  nous  discutions  sur  lesai'ls,  la  litté- 
rature, moi  donnant  la  palme  à  Rousseau  ,  lui ,  Merle,  à 
Voltaire  ;  moi  couronnant  (lluck  et  Grc'lry,  lui  lîossiiii ,  et 
où  nous  finissions  par  nous  entendre  à  merveille  ,  et  nous 
aimer  de  plus  en  plus  1... 

La  mort  de  Marie  Durval  porta  à  Merle  un  coup  funeste, 
cl  SCS  habitudes  casanières  ,  qui  l'éloignaient  de  tout 
exercice  corporel  ,  amenèrent  le  développement  d'ur.e 
affection  apoplectique  dont  la  force  brisa  son  existence. 
Il  s'est  éteint  le  27  février  1832  ,  à  deux  heures  après- 
midi  ,  à  la  suite  d'une  lon^^ue  agonie  ,  chez  sa  bonne  et 
respectable  sœur,  qui  rav;:il  recueilli  dans  sa  maison.  — 
Maintenant,  mon  cher  Morand,  que  vous  dirais-je  encore? 
Mon  ami  a  cessé  de  vivre  ,  et  en  écrivant  ces  mots  ,  je 
pleure,  je  souffre et  plus  rien  nome  revient! 

Puissent  les  enfants  d'adoption  de  .Mciïc  ,  cette  excel- 
lente Caroline  Luguet ,  et  son  nuui  qui  a  tant  de  cœur, 
d'intelligence;  puissent  sa  digne  sœur,  ses  amis,  et  urin- 


—    542    — 

cipalement  le  noble  cl  généreux  Poujoulai  qui  lui  a  tou- 
jours élé  fidèle ,  trouver  dans  ce  que  je  viens  d'écrire  une 
nouvelle  preuve  de  la  tendre  affection  que  je  lui  avais 
vouée  ,   et  du  deuil  éternel  dont  sa  perle  a  pénétré  mon 

âme  !  !  ! 

Valenciennes,  -29  février  185^2, 


FERRARE. 


<  0  Ferrare!  le  gazon  croit  dans 
(  tes  vastes  rues ,  dont  la  «ymélrie 
«  indique  qu'elles  ne  furent  pas  des- 
«    tinées  à  la  solitude.    » 

Bvr.oN,  Childe  Harold  ,  chant  iv. 


FEKRARE 


A  inon  ami,  le  baron  Seymour  de  Comstant, 
auteur  de  la  bataille  de  Crécy. 


Voulez-vous  assister  au  speclacle  de  la  grandeur  dé- 
chue? inlerroger  le  silence  de  la  soliiude  aux  lieux  où  le 
mouvemenl  avait  ciabli  son  empire?  vous  asseoir  sur 
des  ruines  jonchant  le  sol  qu'une  cour  brillante  ,  animée 
par  la  magnificence  et  le  goût  des  ans  ,  avait  couvert  de 
monuments  ?,..  venez  ,  oh  !  venez  avec  moi  visiter  l'anti- 
que capitale  du  duché  de  Ferrare  !  3Ion  àme  est  triste  , 
désabusée  des  vaines  et  fugitives  affections  de  ce  monde  : 
elle  a  connu  les  espérances  trompeuses,  l'ingratitude  aux 
paroles  froides  et  amères  ;  et  dans  celte  Thébaïde  de 
pierres  et  de  marbres  ,  que  parcourent  lentement  quel- 
ques hommes  qui  me  sont  étrangers,  je  suis  moins  mal- 
heureux que  dans  les  rues  popidcnscs  de  Naples,  et  au 
milieu  des  joies  letemissanles  et  fardées  du  carnaval  de 
Venise. 

C'était  cependant  ici  l'une  des  plus  belles  villes  de 
l'Italie.  Les  princes  de  la  maison  d'Kstc  commencèrent  à 
y  régner  dès  le  XV*"  siècle.  Edifices  publics,  maisons  par- 
liculières,  rues  grandes  et  alignées  avec  la  plus  parfaite 


—  rj4r.  — 

exacihude,  tout  rappelle  l'or  el  la  puissance  d'une  hauie 
aiislocralie  ,  cl  loul  présente  en  même  lemps  raspecl  de 
la  desiMicilon.  Si  l'Aiioslc  rcvcnaiisui'  icrre,  el  qu'il  ira- 
versàt  de  nouveau  sa  belle  cl  noble  Ferra le  ,  de  la  porte 
Sainl-Benoîl  à  celle  de  Saint-Jean  ,  il  ne  dirait  plus  dans 
son  Oiiamlo  : 

0   0  ciià  bene  avenlurosa,  etc..    » 

Voici  bien  le  palais  du  n^aréchal  PaUuvicini ,  celui  des 
ducs  d'Esté;  mais  pour  y  parvenir,  j'ai  foulé  sous  mes 
pieds  et  l'herbe  et  les  décombres  Où  sont  ces  fresques 
qui,  dans  l'intérieur  de  la  maison  ducale,  faisaient  l'admi- 
ration des  voyageurs?...  C'est  à  peine  s'il  en  reste  la  trace, 
et  cette  trace  n'est  la  que  pour  faire  naître  les  regrets.  On 
montre  encore  la  cour  où  Parisina  et  Hugo  furent  déca- 
pités; mais  vous  ne  trouverez  personne  qui  vous  décrive 
ces  calvacades,  ces  spectacles,  ces  tournois  qui  frappèrent 
si  vivement  l'imagination  chevaleresque  du  Tasse  a  son 
arrivée  à  Ferrare.  Pompes  brillantes  sous  l'éclat  desquel- 
les un  prince  faible  déguisait  la  servitude  du  joug  espa- 
gnol, vous  vivrez  bien  moins  dans  la  mémoire  des  hom- 
mesque  le  supplice  de  deux  amants  incestueux  !..  Serail-il 
donc  vrai  que  le  malheur  el  le  crime  laissassent  parmi 
nous  des  souvenirs  plus  durables  que  le  plaisir  et  la 
venu?... 

L'Ariosie  passa  une  partie  de  sa  vie  à  Ferrare ,  à  la 
cour  de  ces  ducs  lour  à  tour  tyrans  ou  prolecteurs,  selon 
leurs  caprices  ,  et  qui  voulurent  bien  pourvoir  à  ses  be- 
soins, mais  ne  tirent  rien  pour  la  fortune  du  poète  qui 
leur  donnait  rimmorialilé.  J'ai  vainement  cherché  dans  le 
réfectoire  des  Bénédictins  le  tableau  du  Paradis,  de  Ben 
Venuto  da  Garofolo,  dans  lequel  ce  peintre  leprésente 


—   5i7   — 

Ludovico  Ariosto ,  son  ami ,  avec  sa  grande  barbe  noire, 
enli-e  sainte  Catherine  et  saint  Sébastien.  L'Arioste  Ini 
avait  dit  en  plaisantant  :  Dipingete  me  in  cjuesto  para- 
diso,  perché  nel  altro  io  non  civô.  Son  tombeau  décorait 
autrefois  l'église  de  ce  couvent,  et  fut  transporté,  en  1801, 
dans  la  bibliothèque  de  la  ville ,  au  milieu  de  l'une  des 
solennités  les  plus  brillantes  de  la  république  éphémère 
d'Italie.  Un  beau  buste  de  marbre  surmonte  ce  monu- 
ment. Les  Ferrarais  possèdent  les  restes,  le  fauteuil, 
récritoire  el  les  manuscrits  du  chantre  de  Roland  ;  aussi 
le  réclament- ils  comme  leui'  compatriote,  quoiqu'il  soit 
né  à  Reggio  :  vanité  la  plus  pardonnable  de  toutes;  car 
quelle  ville  ne  devrait  tenir  à  honneur  d'avoir  vu  naître 
dans  ses  murs  un  homme  de  génie  ! 

Dans  cette  cité  si  triste,  un  lieu  le  plus  iriste  de  tous 
ceux  que  l'étranger  peut  visiter,  le  plus  intéressant  pour 
qui  n'est  point  piivé  d'une  âme  impressioiuiable  ,  ne  sor- 
tait pas  de  n)a  pensée  !..  Ici  je  me  plais  ,  avec  une  amer- 
tume qui  n'est  pas  sans  charme,  à  faire  un  retour  vers  les 
siècles  passés. 

Sous  le  règne  de  Henri  III ,  un  gentilhomme  français, 
de  bonne  race  et  d'excellent  esprit .  fit  le  voyage  d'Italie. 
Après  avoir  posé  quelque  temps  dans  cette  Rome  qu'il 
appelle,  selon  son  langage  naïf  et  philosophique,  la  Rome 
bâtarde,  il  arriva  à  Ferrare,  fut  présenté  à  la  conr  d'Al- 
|)honse  II ,  et  comme  il  était  de  gracieuse  société,  il  con- 
tribua à  rendre  plus  agréables  les  fêles  qu'on  y  célébrait. 
Déjà  plusieurs  jours  s'étaient  ('coulés,  lorsfpi'il  se  rappela 
qu'un  genlilhomme  ilalien  ,  qu'il  avait  connu  en  France, 
el  dont  il  avait  gardé  d'ineffaçables  souvenirs,  habitait 
Ferrare.  <•  Ou  puis-je  U  trouver,  demanda-l-il  à  son  hûle? 


—  5G8   — 

•  Je  vais  VOUS  conduire  à  sa  demeure,  répondit  celui-ci.  » 
Et,  après  avoir  iravoisé  plusieurs  rues,  ils  arrivèrent  à 
un  immense  bâtiment ,  tout  mélangé  d'architecture  gothi- 
que eisarrazine,  dont  l'aspect  inspirait  des  idées  reli- 
gieuses et  mélancoliques.  Il  fallait  parcourir  de  vastes 
cloîtres  voûtés  en  ogives,  descendre  un  assez  grand  nom- 
bre de  marches  moussues...  et  le  Français  se  demandait 
comment  il  était  possible  que  l'homme  brillant  d'imagina- 
tion, l'ami  des  Muses,  dont  il  avait  tant  recherché  la  com- 
pagnie ,  et  que  Charles  IX  avait  décoré  d'un  beau  collier 
d'or,  eût  choisi  une  semblable  habitation  ?..,  Bientôt  une 
porte  loiienient  verrouillée  cria  sur  ses  gonds,  et  le  spec- 
tacle le  plus  affligeant  s'offrit  à  ses  regards...  Il  était  là 
celui  qu'il  cherchait,  pâle,  les  yeux  hagards  et  éiincelanis 
d'un  feu  sombre  I...  Il  était  là  ,  couvert  des  vêtements  de 
l'indigence ,  froissant  sous  ses  doigts  amaigris  quelques 
feuilles  manuscrites ,  qu'il  cherchait  à  relire  à  la  lueur 
d'une  lampe  déposée  sur  une  table  du  bois  le  plus  gros- 
sier I...  Il  se  plaignait  des  rigueurs  ,  de  l'abandon  d'une 
femme  adorée,  et  de  l'ingratitude  des  pi'inces!... 

Or,  le  gentilhomme  français  ,  c'était  Michel  de  Montai- 
gne ;  le  geniilhonmie  italien,  c'était  Torquato  Tasso  ;  et  le 
lieu  qui  les  réunissait ,  après  quelques  années  de  sépara- 
lion  ,  l'hôpital  de  Sainte-Anne  1... 

«  J'eus  plus  de  dépit  encore  que  de  compassion,  dit 
«  l'auteur  des  Essais,  de  le  voir  à  Feri-are  en  si  pileux 
«  état,  survivant  à  soi-même,  mécoignaissant  et  soi  el 
w  ses  ouvrages.   » 

Honte  éternelle  au  prince  qui,  pour  venger  son  orgueil 
blesse,   fit  renfermer  dans  un  hospice?  de  fous   le  poète 


—   569   — 

qui,  dans  son  immonellc  Jérusalem,  lui  décerna  ce  magni- 
fique éloge  : 

a  Tu  magiianimo  Alfonso!...  etc..  > 

Honte  éternelle  au  poète  courtisan,  Gvarini,  qui  se  joi- 
gnit à  la  tourbe  obscure  de  ses  persécuteurs  !..  La  maison 
Gualengo,  qui  appartenait  à  l'auteur  du  Pastor  Fido ,  et 
où  l'on  donna  la  piemière  i-epréseniaiion  de  ce  drame , 
existe  encore  :  je  n'irai  point  la  visiter. 

L'hôpital  Ste-Anne  a  été  rebâti ,  mais  Ton  a  conservé 
religieusement  la  cellule  où  le  Tasse  fui  renfermé.  Deux 
inscriptions,  l'une  extérieure,  l'autre  intérieure,  y  ont  été 
gravées.  Byron  a  visité  cette  cellule,  et  y  a  puisé  l'inspi- 
ration qui  brille  dans  le  poëme  des  Lamentations  du 
Tasse. 

Après  de  tels  souvenirs,  que  dirais-je  de  Renée  de 
France,  mariée  à  Hercule  d'Esic,  qui  s'entourait  à  Fer- 
rare  de  savants  et  d'hommes  de  lettres  ;  dont  le  palais 
servait  d'asile  à  Marol,  persécuté  comnif^  prolcstani,  et 
dont  on  conserve  plusieurs  autographes?.  Que  dirais-je 
de  la  caihédialo  ,  bàiie  en  croix  grecque ,  oi'iiée  de  ta- 
bleaux de  grands  maîircîs  ,  et  surtout  du  martyre  de  saint 
Laurent,  par  le  Gucrchin?...  Le  martyre  du  Tasse  a  ab- 
sorbé toutes  mes  facultés...  Je  laisse  tomber  la  plume. 


LE  FAI\T0S1E  DU  TASSE. 


3  Pour  exprimer  l'amour  mon  langngo  est  la  flamme  !  » 
Alfred  de  Vicnt. 


3G 


LE    FAXTOME    DU    TASSE» 


"  De  l'air,  de  l'air  !..  ah  !  fuyons  de  ma  couche  '.. 
Mon  cœur  se  gonfle  ,  el  mon  froni  esi  brûlant  !   »  -^ 

—  Pauvre  Tasse,  un  fantôme  à  l'œil  sanglant,  farouche > 
Lève  l-il  sur  ton  sein  un  glaive  éiincelant?.   — 

—  Non,  non,  je  ne  vois  rien  qui  ne  charme  ma  vire... 
Et  cependant  je  tremble  ,  et  je  me  sens  mourir  !.. 
J'éprouve  tour  à  tour  et  douleur,  et  plaisir  !.. 

—  La  cause,  mon  ami,  i-en  est-elle  inconnue?.  — 

—  Inconnue!,  oh  !  jamais  !..  liens,  elle  va  venir  !.., 
Approche  du  balcon...  là-haut...  dans  ce  nuage  , 

Vois-lu  ce  pâle  el  séduisant  visage , 

Ces  cheveux  bruns  qu'agite  le  zéphyr, 

Ces  yeux  pleins  de  génie  et  d'âme, 
Qui  de  l'astre  des  nuits  remplaceraient  la  flamme 
S'il  venait  à  s'éteindre  ou  bien  à  s'obscurcii?... 
Vois-la  se  balançant  dans  la  rosée  humide  , 
D'uu  jour  pur  et  tranquille  annonçant  le  matin.... 

C'est  le  fantôme  ou  la  sylphide 
Qui  dispose  à  son  gré  de  mon  fatal  destin  !... 
C'est  un  rêve  enchanteur...  c'est  le  plus  mauvais  songe  !.• 


—   554    — 

Le  sourire  d'un  ange. . .   un  regret  trop  amer  '.  . 

C'esl  la  puissance  qui  me  plonge 
Dans  les  plaines  du  ciel ,  aux  abymes  d'enfer  !.. 

—  Insensé,  je  le  plains  !..  bannis  de  la  mémoire 
Un  amour  ravisseur  de  toute  liberté  !  . 

—  Qui,  moi?.,  jamais!.,  tu  peux  m'en  croire. 
Pour  chasser  celle  erreur,  hélas  !  j'ai  tout  tenté  1 
Elle  est  là  !.  toujours  là  !.  pensée  ineffaçable  1 
Oui,  quand  dans  ma  tombe  ,  attristé 

Par  le  remords  qui  naît  d'un  senliment  coupable  , 
J'invoquerai  de  Dieu  la  suprême  bonté 
Ce  souvenir  ardent,  inexorable 
Dira  :  pour  toi  je  suis  réternité!!     •>   — 


Madeiioiselie  1\AVARRE, 


ÉTUDE  DE  MOEURS  DU  XVIIP  SIÈCLE 


«  Dans  celle  carrière  toute  doréo  ,  dans 
cette  vie  conlinuello  de  fêtes,  do  paru- 
res, do  guirlandes  fleuries,  il  étail  bien 
difficile  que  le  cœur  de  ces  dùesses  ter- 
restres ne  succombai  point  à  toutes  les 
scduclions.    » 

ROCQUEFORT. 


MADEMOISELLE   !V\VARRE, 


A  mon  ami,  M.  le  docleur  Escalier. 


Combien  de  femmes  spirituelles,  aimables,  charmâmes, 
n'y  a-l-il  pas  eu  dans  le  xviif  siècle!..  Ce  siècle  plus 
que  facile,  à  la  fois  élégant  el  frondeur,  baiianl  en  brèche 
ce  qu'on  appelait  alors  les  préjugés ,  ce  que  maintenant 
nous  appelons  raison  et  sagesse,  m'a  toujours  produit 
l'effet  d'un  brillant  papillon  voulant  se  servir  de  la  massue 
d'Hercule.  —  Que  n*a-t-il  pas  détruit  en  dansant,  en  chan- 
tant, en  secouant  sa  robe  légère,  dont  les  paillettes  ont 
fini  par  tomber  dans  le  sang  et  la  boue  !..  Quels  orages 
n'a-t-il  pas  amoncelés  sur  nos  tètes!  Eh  bien!  de  toutes 
ces  femmes,  reines  de  leur  époque ,  dignes  d'exercer  les 
pinceaux  de  Walteau  ,  de  Naiier,  de  Fragonard,  d'inspi- 
rer la  muse  fardée,  pomponée  des  Bernis,  des  Boufllers, 
des  Dorât ,  il  en  est  bien  peu  qu'on  se  rappelle  de  nos 
jours,  et  dont  il  soit  possible  de  leiiouver  la  trace.  — 
Parmi  ces  enchanteresses,  il  en  est  une  pourtant  qui  m'a 
toujours  vivement  intéresse:  —  son  nom  prononcé,  lors- 
(pie  je  n'avais  que  seize  ans,  par  un  vieux  gentilhomme, 
ancien  page  de  Sa  Majesté  Louis  le  quinzième,  n'a  cessé 


—  558    — 

depuis  de  vibrer  à  mon  oreille,  d'occuper  mon  cœur  (4). 
Ce  vieux  gentilhomme  avait  connu  la  belle  pécheresse  au 
temps  le  plus  triomphant  de  sa  carrière  d'aventures  et  de 
volupté.  —  Il  racontait  quelques  particularités  de  sa  vie 
avec  cette  grâce,  celte  chaleur  tempérée  qui  distinguaient 
le  langage  des  hommes  de  l'ancienne  cour.  Je  vivrais  mille 
ans,  que  j  eu  garderais  le  souvenir,  aussi  vif,  aussi  co- 
loré que  s'il  s'agissait  d'hier.  —  Celle  femme  était  made- 
moiselle Navarre. —  J'ai  réuni,  à  diverses  époques,  ce  que 
je  savais  d'elle.  —  J'ai  retrouvé  plusieurs  de  ses  lettres, 
^<f-nn*^.  écrites  à  un  ami  qui  ne  fut  pas  son  amant  ,  lettres  dans 
lesquelles,  à  cause  de  cela  môme,  elle  dit  la  vérité,  toute 
la  vérité,  et  se  peint  sans  rélicences  et  sans  voiles.  — 
Je  vais,  mon  cher  docteur,  vous  donner  tout  cela  ,  per- 
suadé que  vous  trouverez  quelque  plaisir  à  tâcher  d'expli- 
quer, s'il  est  possible,  le  caractère  de  mon  héroïne.  — 
C'est  une  véiilable  élude  psychologique  que  vous  allez 
enti'oprendre ,  et  si  vous  parvenez  à  deviner  le  mot  de 
l'énigme ,  j'espère  bien  que  vous  ne  serez  pas  assez 
égoïste  pour  le  garder  pour  vous  seul.  — 

Mademoiselle  Navarre  naquit  à  Paris  en  1727.  —  Son 
père,  d'oiigine  basque,  ne  manquait  pas  d'esprit,  et 
exerça  d'abord  un  emploi  dans  les  sous- fermes,  ce  qui  le 
mil  en  rapport  avec  les  fmanciers  les  plus  célèbres  de 
l'époque.  —  Il  avait  le  goût  des  ans ,  et  quitta  cet  emploi 
pour  se  livrer  au  commerce  des  tableaux,  des  bijoux,  et 
aux  entreprises  théâtrales.  —  Il  tenait  maison  à  Paris  ,  à 


(1)  Lo  maréchal  de  camp  baron  d'Ordre  ,  qui  avail  assisté  à  la 
bataille  de  Fontenoy,  el  avail  reçu  Louis  XV  dans  son  château  do 
Mocquenghen,  en  Boulonnais. 


—   559  — 

Bruxelles,  habiiant  successivement  ces  deux  capiiaU-s. 
La  grâce,  la  gentillesse,  la  singularité  de  la  petite  Navarre 
se  dessinèi'enldès  les  premières  années  de  son  existence, 
et  annoncèrent  ce  qu'elle  serait  un  jour.  —  Elle  avait  so-u- 
niis  à  l'empire  de  ses  caprices  enfantins,  tout  ce  qui  l'en- 
tourait et  particulièrement  son  père  qui,  resté  veuf,  re- 
porta sur  elle  toute  sa  tendresse.  —  Il  l'aimait  à  la  folie  ! 
Né  dans  un  siècle  peu  scrupuleux,  imbu  de  la  philosophie 
épicurienne,  il  la  laissait  entièrement  maîtresse  de  ses 
volontés.  —  Les  professeurs  les  plus  habiles  lui  apprirent 
l'italien,  l'anglais,  le  dessin,  la  musique,  la  danse,  et  même 
l'équitaiion.  —  Pour  l'éducation  c'était  une  véritable  mer- 
veille. Elle  cultivait  la  liiiérature,  lisait  avec  fruit  les 
meilleurs  auteurs,  et  ce  qui  ajoutait  un  prix  infini  à  ses 
connaissances,  c'est  qu'elle  se  montrait  sans  prétention, 
sans  l'ombre  de  pédanterie  ,  et  disait  et  faisait  les  choses 
les  plus  drôles,  les  plus  distinguées  du  monde  ,  avec  un 
naturel  adorable.  — 

Jolie  comme  un  ange  dans  son  enfance  ,  à  vingt  ans 
elle  était  belle  comme  une  déesse  !  avec  une  voix  qui 
allait  au  cœur,  elle  chantait,  en  s'accompagnant  du 
sistre,  l'inslrument  alors  en  i-enom ,  les  canlalilles  et  les 
pastorales  de  Mouret,  de  Mondonville,  de  Clérembaut ,  et 
les  airs  les  plus  tendres  d  Albanèsi  et  de  Rameau.  — 
3Iais  c'était  au  bal  qu'il  fallait  la  voir  déployer  les  grâces 
que  la  nature  lui  avait  prodiguées,  et  ces  mines  tour  à 
tour  vives  ou  langoureuses,  cjui  entraînaient  toutes  les 
âmes  sur  ses  pas  !  Intimement  liée  avec  la  Camargo,  dont 
la  famille  avait  quitté  l'Espagne  pour  venir  se  fixer  à 
Bruxelles,  elle  avait  reçu  des  leçons  de  danse  de  M.  de 
Cupis,  père  de  celte  fameuse  ballerine. —  Le  talent  qu'elle 
avait  ac(|uis  était  tel  ,  (jue  les  fins  connaisseurs,  en  fait 


—  5G0    — 

d'enlreclials  légers  ,  cl  de  pointes  exquises  ,  d'atliliides 
nobles  et  gracieuses,  de  mouvements  mélangés  de  pudeur 
et  de  coquetterie,  la  préféraient  à  sa  célèbre  amie,  car  la 
verve  audacieuse  de  celte  dernière  n'était  pas  toujours  du 
goût  le  plus  délicat. 

Ce  fut  dans  une  fèie  donnée  par  le  bourguemeslre  de  la 
capitale  des  Flandres  que  mademoiselle  Navarre  fit  la 
conquéle  du  maréchal  de  Saxe.  —  Descendant  d'Alcide  , 
pour  me  servir  des  expressions  mythologiques  du  temps, 
le  comie  Maurice  était  constamment  vainqueur  dans  les 
boudoirs  et  sur  les  champs  de  bataille.  Il  menait  l'amour 
tambour  battant,  et  fixait  surtout  son  choix  sur  les  femmes 
(le  théâtre.  —  S'il  fallait  faire  la  liste  de  toutes  celles  qu'il 
soumit  à  ses  lois,  ce  serait  un  catalogue  aussi  volumineux 
que  celui  de  don  Giovanni,  si  admirablement  mis  en  mu- 
sique par  le  divin  Mozart  —  Parmi  ces  belles  je  citerai, 
la  Beauménard,  surnommée  Gogo,  qui  eut  la  sottise,  après 
deux  années  d'iniimité,  de  lui  préférer  Bellecour,  acteur 
grand,  bien  fait,  à  l'air  noble,  à  l'inielligence  de  feu,  mais 
véritable  roué.  —  Abusant  de  la  passion  de  la  pauvre 
Beauménard,  ce  mai'quisde  coulisse  la  dépouilla  des  coii- 
ti-als  de  renies,  du  riche  mobilier ,  des  bijoux  qu'elle 
avait  amassés  depuis  dix  ans,  et  la  réduisit  à  la  misère  la 
plus  profonde.  —  Je  ne  dois  pas  oublier  la  Briant,  se  pré- 
sentant pour  jouer  les  amoureuses  au  théâtre  Français,  et 
répondant  aux  gentilshommes  de  la  chambre  qui  lui  de- 
mandaicnl  :  Qui  éles-vous,  et  d'où  venez-vous?.,  w  —  Je 
«  suis  Bi'iaul,  j'ariive  de  l'armée  du  maréchal  de  Saxe  !..  » 
—  Et  la  belle  Aurore  de  Verrière,  dont  la  fille  fut  la  mère 
delà  grand'inère  de  Georges  Sand  ;  et  la  Désaigles,  per- 
lant le  deuil  de  Maurice  pendant  vingt-six  jours,  en  con- 
sidération, disait-elle,  de  vingt-six  épigrammes  qu'il  lui 


—    501    — 

avait  faites  dans  l'espace  de  quarante  huit  heures  ;  et  enfiu 
la  charmante  M""=  Favart,  et  l'adorable  Lecouvreur,  la 
seule  maîtresse  de  ce  héros  qui  lui  ait  témoigné  l'attache- 
ment le  plus  vrai,  le  plus  désintéressé.  —  Me  voilà  loin 
de  M"""  Navarre,  mais,  cher  docteur,  vous  me  pardonne 
rez  celte  digression,  parce  qu'elle  rentre  dans  la  couleur, 
et  les  faits  et  gestes  du  siècle  que  je  cherche  à  peindre. 

Maurice  fui  donc  vivement  frappé  des  attraits  de  made- 
moiselle Navarre,  et  comme  il  allait  vile  en  amour  comme 
en  guerre,  le  bal  de  M.  le  bourguemesire  ne  se  termina 
point, sans  qu'il  eût  déclaré,  au  nouvel  objet  de  saSflamme, 
sa  tendre  admiration.  —  Dire  que  mademoiselle  Navarre 
ne  fut  point  flattée  d'enchaîner  à  son  char  le  vainqueur  de 
Fontenoy,  ce  serait  ne  pas  connaître  le  cœur  des  femmes  : 
mais  dire  aussi  que  la  passion  ,  l'amour  entraient  pour 
quelque  chose  dans  sa  défaite,  ce  serait  manquer  à  la 
vérité.  —  Elle  céda  par  vanité,  par  orgueil,  pour  déses- 
pérer vingt  beautés  flamandes  de  haut  lignage  ,  envieuses 
jusqu'à  la  haine  des  attentions  (|ue  Maurice  lui  lémoignaii. 
—  Elle  céda  enfin,  par  un  de  ces  caprices  qui  traversaient 
continuellement  son  imagination  folle,  vagabonde,  et  qui 
firent  tant  de  malheureux.  —  Au  surplus  le  maréchal 
n'était  pas  plus  amoureux  qu'elle  ,  dans  le  sens  épuré, 
sentimental  attaché  à  ce  mot  par  les  sectateurs  du  plato- 
nisme. —  Il  voulut  la  posséder  parce  qu'elle  était  belle, 
passer  quelque  instant  avec  elle,  parce  qu'elle  était  vive, 
spirituelle,  et  qu'il  éprouvait  le  besoin  ,  selon  le  style  de 
l'époque,  de  se  délasser  des  travaux  de  Mars,  en  folâtrant 
sous  les  courtines  de  Venus. 

Le  lendemain  de  celle  soirée,  dans  laquelle  uKidcmoi- 
scUe  N;»varre  it'pondii  par  un  soupir  de  comédie,  à  la 


—   5G2    - 

déclaraiion  de  Maui  icc,  il  lui  envoya  un  collier  de  perles 
iiiies  et  de  diamants,  valant  au  moins  deux  mille  écus.  — 
Vous  pensez,  sans  doute  ,  qu'elle  accepta  ce  brillant  ca- 
deau?.. C'est  une  erreur  totale  —  elle  le  refusa  tout  net, 
et  le  renvoya  avec  ce  petit  billet,  que  beaucoup  de  femmes 
qualifieront  du  titre  de  sottise  sur  du  papier  parfumé  ,  et 
(pie  je  trouve  moi  très-digne,  très-original  : 

•  Monsieur  le  maréchal,  quand  on  ne  me  convient  pas 
"  on  ne  m'obtient  à  aucun  prix  ;  et  quand  on  me  con- 
<'  vientjene  me  vendspas,  je  me  donne.  —  Je  vous  fais 
«  donc  remettre  votre  collier,  et  n'eu  resterai  pas  moins 
«  votre  Servante,  tant  que  cela  me  plaira,  car  je  ne  peux 
'^  vous  promettre  une  constance  qui  n'est  pas  plus  dans 
«  mon  cœur  que  dans  le  vôtre.  —  A  ce  soir!...  »  — 

Pendant  trois  grands  mois  les  deux  amants  ne  cessè- 
rent pasde  se  voir,  et  de  paraître  charmés  l'un  de  l'autre; 
à  quelques  orages  près,  résultant  des  caprices  de  made- 
moiselle Navarre,  dont  la  mobilité  d'imagination  n'avait 
pas  sa  pareille,  et  des  habitudes  despotiques  de  Maurice, 
voulant  commander  à  ses  sultanes,  comme  il  commandait 
ù  ses  soldats.  —  Contre  l'ordinaire  ce  dernier  avait  cepen- 
dant trouvé  son  maître,  et  finissait  toujours  par  céder. — 
Aussi  cette  liaison  commençait-elle  à  devenir  de  l'idylle, 
a  tourner  au  céladon ,  lorsque  le  père  de  mademoiselle 
Navarre  la  pria  d'aller  régler  à  Paris  et  en  Champagne, 
où  il  posséJait  des  vignes,  quelques  intérêts  en  souf- 
france. —  A  cet  égard  il  ne  pouvait  mieux  choisir  que  sa 
lille  ,  car,  elle  savait ,  au  milieu  de  ses  folies  ,  mener  de 
front  les  affaires  et  les  plaisirs.  — 

(^e  fut  lors  de  ce  voyage,  et  à  son  ai'rivée  dans  la  eapi- 


—   563   — 

laie  qu'elle  cniendit  parler  dcMarmonlel ,  en  ce  moineiii 
1res  h  la  mode,  à  cause  du  succès  de  sa  tragédie  de  Denys 
le-iyran  —  Toul  le  monde  s'arracliaii  le  jeune  auteur 
qui,  llallé  e  cet  empressement,  ne  savait  auquel  enten- 
dre, et  mademoiselle  Navarre  désirait  vivement  le  con- 
naître ,  et  l'enlever  aux  belles  dames  lui  prodiguant  de 
douces  œillades  et  des  paroles  de  sucre  et  de  miel.—  Ici, 
mon  clier  docteur,  je  pose  pour  quelques  instants  la 
plume,  afin  de  laisser  raconter  par  Marmontel,  l'histoire 
des  «apports  intimes  qu'il  eut  avec  la  charmante  maîtresse 
du  maréchal  de  Saxe  : 

«  Dans  ce  temps  de  dissipation  et  d'étourdissemeni,  je 
<  vis  un  jour  arriver  chez  moi  un  certain  Monnet,  qui  fut 
<(  directeur  de  l'Opéra-Comique,  et  que  je  ne  connaissais 
"  pas.  —  «  Monsieur,  me  dit-il,  je  suis  chargé  auprès  de 
<'  vous  d'une  commission,  qui,  je  crois,  ne  vous  déplaira 
<i  pas.  N'avez-vous  point  entendu  parler  de  M'""  Na- 
«  varrc?  —  »  Je  lui  répondis  que  ce  nom  était  nouveau 
«  pour  moi  :  —  C'est ,  poursuivit  Monnet ,  le  prodige  de 
'(  notre  siècle  pour  l'esprit  et  la  beauté  ;  —  elle  vient  de 
<i  Bruxelles,  où  elle  faisait  rornemeni  et  les  délices  de  la 
H  cour  du  maréchal  de  Saxe  :  elle  a  vu  Denys-le-tyran  ; 
(c  elle  brûle  d'envie  d'en  connaître  l'auteur,  et  m'envoie 
«  vous  inviter  à  dîner  aujourd'hui  chez  elle.  —  Je  m'y 
«  engageai  sans  peine  — ,  jamais  je  n'ai  été  plus  ébloui 
«  qu'en  la  voyant  1  elle  avait  encore  plus  d'éclat  que  de 
•  beauté.  —  Vêtue  en  polonaise ,  de  la  manière  la  plus 
«  galante,  deux  longues  tresses  flottaient  sur  ses  épaules  . 
«  et  sur  sa  tête  des  fleurs  jonquilles  ,  mêlées  parmi  ses 
«  cheveux,  relevaieut  merveilleusement  l'éclat  de  ce  beau 
'<  teint  de  brune  qu'animaient  de  leurs  feux  deux  yeux 
«  étincelanis.  —  L'accueil  qu  elle  me  lit  redoubla  le  dan- 


—  561  — 

ger  de  voir  de  si  près  tant  de  charmes  ;  et  son  langage 
eut  bientôt  confirmé  l'éloge  qu'on  m'avait  fait  de  son 
esprit.  —  Ah  !  si  j'avais  pu  prévoir  les  chagrins  que  ce 
jour  devait  me  causer,  avec  quel  mouvement  d'effroi  ne 
me  serais-je  pas  sauvé  du  péril  que  j'allais  courir  !.  — 
Parmi  les  convives  que  mon  enchanteresse  avait  réunis 
ce  jour-là,  je  trouvai  des  gens  instruits,  des  gens  aima- 
bles. —  Le  dîner  fut  brillant  de  galanterie  et  de  gaieté, 
mais  avec  bienséance.  —  M"*"  Navarre  savait  tenir  d'une 
main  légère  les  rênes  de  la  liberté.  —  Elle  savait  aussi 
mesurer  ses  anémions  ,  et  jusque  vers  la  fin  du  dîner, 
elle  les  distribua  si  bien  que  personne  n'eut  à  se  plain- 
dre. Mais  insensiblement  elles  se  fixèrent  sur  moi  d'une 
manière  si  marquée,  et  à  la  promenade,  dans  son  jar- 
din ,  elle  laissa  si  clairement  apercevoir  l'envie  d'être 
seule  avec  moi,  que  les  convives,  fun  après  l'autre,  et 
sans  bruit,  s'écoulèrent.—  Tandis  qu'ils  défdaient,  son 
maître  de  danse  arriva  —  je  la  vis  prendre  sa  leçon.  — 
la  danse  qu'elle  exécuta  était  connue  alors  sous  le  nom 
de  l'aimable  vainqueur.  Elle  y  déploya  toutes  les  grâ- 
ces d'une  taille  élégante,  avec  des  mouvements,  des  pas, 
des  altitudes,  tantôt  fières  et  tantôt  remplies  de  mollesse 
et  de  volupté.  —  La  leçon  ne  dura  guère  pins  d'un 
quart  d'heure ,  et  Lany  fut  congédié.  —  Alors  en  fre- 
donnant fair  qu'elle  avait  dansé  ,  M^^"  Navarre  me  de- 
manda si  j'en  savais  les  paroles?..  Je  les  savais,  eu 
voici  le  début  : 

Aimable  vainqueur, 
Fier  tyran  d'un  cœur, 
Amour,  dont  l'empire 

Et  le  martyre 
Sont  pleins  de  douceur  ! 


-   565    — 

«  Si  je  ne  savais  pas  ces  paroles,  je  les  inventerais, 
«  lui  dis-je,  lani  le  moment  est  propre  à  me  les  inspirer. 
«  —  Une  conversation  qui  commençait  ainsi,  ne  devait 
«  pas  silùl  finir.  -  Nous  passâmes  la  soirée  ensemble  , 
«  el  dans  quelques  moments  tranquilles  elle  me  demanda 
<f  quel  était  le  nouvel  ouvrage  dont  j'étais  occupé.  —  Je 
«  lui  en  dis  le  titre  ,  et  ]f  Jui  en  exposai  le  plan.  —  Mais 
«  je  me  plaignis  de  la  dissipation  involontaire  à  laquelle 
M  j'étais  forcé.  -  «  Voulez -vous ,  me  dit-elle  ,  travaille?- 
«  en  paix,  à  votre  aise,  el  sans  distraction  ?  .  venez-vous 
«  en  passer  quelques  mois  en  Champagne  ,  dans  le  vil- 
«  lage  d'Avenay,  où  mon  père  a  des  vignes  et  une  petite 
«  maison?  —  Mon  père  est  à  Bruxelles,  à  la  tète  d'un 
«  magasin  qu'il  ne  peut  quitter  ;  et  c'est  moi  qui  viens 
«  vaquer  à  ses  affaires.  —  Je  pars  demain  pour  Avenay  ; 
«  j'y  serai  seule  jusques  après  le  vendanges.  Dès  que  j'au- 
«  rai  tout  arrangé  pour  vous  y  recevoir,  venez  tii'y  join- 
te dre.  -  Il  y  aura  bien  du  malheur  si  avec  moi  et  d'ex- 
«  cellenl  vin  de  Champagne  ,  vous  ne  faites  pas  de  beaux 
«  vers.  »  —  Quelle  raison,  quelle  sagesse  aurais-je  opposé 
«  au  charme  irrésistible  d'une  pareille  invitation?..  Je 
«  me  promis  de  partir  au  premier  signal  qu'elle  me  don- 
n  nerait.  —  Elle  exigea  de  moi  ma  parole  la  plus  sacrée 
«  de  n'avoir  aucun  confident.  —  Elle  avait,  disait-elle,  les 
«  plus  fortes  raisons  de  cacher  notre  intelligence.  —  De- 
«  puis  son  départ  jusqu'au  mien  pour  Avenay,  l'intervalle 
«  fui  de  deux  mois  ;  el  quoiqu'il  fut  rempli  par  une  cor- 
<•  respondance  assidue  et  très-animée,  tout  ce  qui  dans 
«  l'absence  peut  le  plus  vivemeni  intéresser  fespril  et 
a  lame,  ne  me  sauvait  pas  de  l'ennui.  Les  lettres  (pie  je 
a  recevais,  inspirées  par  une  imagination  vive  et  bril- 
•  lanle,  en  exaltant  la  mienne  par  les  plus  doux  prestiges. 


5G1>    

«  ne  me  faisaient  que  plus  ardemment  désirer  de  revoir 
«  celle  qui,  même  en  son  absence ,  me  causait  ces  ravis- 
«  sements. 

«  Elle  arriva  enfin  cette  lettre  si  désirée,  si  impaiiem- 

"  ment  attendue,  qui  devait  marquer  mon  départ.  -  Ce 

•<  fut  à  mon  barbier  que  je  confiai  le  soin  de  me  trouver 

•  un  courrier  de  la  poste  aux  lettres,  qui  dans  sa  carriole 
'<  voulut  me  porter  jusqu'il  Rheims  avec  ma  petite  valise. 

•  —  Il  s'en  offrit  un  à  point  nommé,  et  je  partis.  —  De 
'.  Rheims  A  Avenay  j'allai  à  franc  étrier  ;  et  quoiqu'on 
'i  dise  que  l'amour  a  des  ailes,  en  vérité  il  n'en  eut  pas 
►  pour  moi  :  j'étais  brisé  en  arrivant.  — 

"  -  Mais  les  perfides  douceurs  dont  je  fus  abreuvé, 
'■  furent  mêlées  des  plus  affreuses  amertumes  !  La  plus 
"  séduisante  des  femmes  était  en  même  temps  la  plus  ca 
■  pricieuse.  —  Parmi  ses  enchantements,  sa  coquetterie 
«  inventait  à  chaque  instant  quelque  moyen  nouveau 
"  d'exercer  sur  moi  son  empire;  à  tout  moment  sa  vo- 
"  lonlé  changeait,  et  à  tout  moment  il  fallait  que  la  mienne 
-  lui  fût  soumise.  —  Elle  semblait  se  faire  un  jeu  d'avoir 

en  moi,  tour  à  tour,  presqu'en  même  temps,  l'amant 
K  le  plus  heureux  et  le  plus  malheureux  esclave.  —  Nous 
u  étions  seuls  ,  et  elle  avait  l'art  de  troubler  notre  soli- 
'<  tude  par  des  incidents  imprévus.  —  La  mobilité  de  ses 
«  nerfs,  la  vivacité  singulière  des  esprits  qui  les  ani- 
"  maienl ,  lui  causaient  des  vapeurs,  qui  seuls  auraient 
"  fait  mon  tourment.  —  Lorsqu'elle  était  la  plus  brillanir 
«  d'enjouement  cl  de  santé,  ses  accès  lui  prenaient  ymi 
K.  des  éclats  de  rire  involontaires;  au  rire  succédait  une 

tension  dans  tous  ses  niembies,  un  tremblement  et  des 
"  mouvements  convulsifs,  qui  se  terminaioui  par  des  lar- 


—     5G7      _:_ 

«  mes.—  Ces  accidents  éiaieni  plus  douloureux  pour  mol 
«  que  pour  elle-même  ;  mais  ils  me  la  rendaient  plus 
«  chère  et  plus  intéressante  encore  :  heureux  si  sescapri- 
«  ces  n'avaient  pas  occupé  l'intervalle  de  ses.vapeuis! .  • 
«  tète-à-tête  au  milieu  des  vignes  de  la  Champagne  -, 
•  quels  moyens  d'affliger  et  de  tourmenter  un  jeune 
"  homme?.  C'était  là  son  élude  ,  c'était  là  son  génie.  — 
«  Tous  les  jours  elle  imaginait  quelque  nouvelle  épreuve 
"  à  faire  sur  mon  àme.  C'était  comme  un  roman  qu'elle 
«  composait  en  action ,  et  dont  elle  anu  nuit  les  scènes. 

«  Les  religieuses  du  village  lui  refusaient-elles  l'entrée 
<(  de  leur  jardin  ;  c'était  ponr  elle  une  privation  odieuse 
«  et  insoutenable  :  toute  autre  promenade  lui  était  insi- 
«  pide.  —  Il  fallait ,  avec  elle,  escalader  les  murs  du  jar. 
<-  din  défendu  —  le  garde  venait  avec  s.m  fusil  nous  prier 
«  d'en  sortir  ;  elle  n'en  tenait  compte—  il  me  couchait  en 
«  joue,  elle  observait  ma  contenance.  —  J'allais  à  lui ,  et 
«  fièrement  je  lui  glissais  un  écu  dans  lu  main,  mais  sans 
«  qu'elle  sans  aperçût,  car  elle  eut  pris  cela  pour  un 
-  trait  de  faiblesse.  —  «  Une  autre  fois  elle  venait  avec 
«  l'air  de  l'inquiétude  ,  tenant  en  main  ime  lettre  ou  véri- 
«  table ,  ou  supposée  ,  d'un  amant  mallieuieux  ,  jaloux  et 
((  furieux  de  mon  bonheur,  qui  nuMiaçait  de  venir  se  ven- 
te ger  sur  moi  de  ses  mépris.  —  En  me  communiquant 
«  cette  lettre  ,  elle  regai-dait  si  je  la  lisais  de  sang-froid, 
«  car  elle  n'estimait  rien  tant  que  le  ct^iirage  ,  et  si  j'avais 
«  paru  troublé,  j'aurais  été  perdu  dans  son  esprit.  —  » 

•  Dès  que  j'étais  sorti  d'une  épreuve  elle  en  inventait 
a  d'autres,  et  ne  me  laissait  pas  le  temps  de  respirer. 
<(  Mais  des  situations  par  où  elle  me  fit  passer,  la  plus 

37 


—  568  — 

<'  criiiqiift  fui  celle-ci  —  Son  père  ayant  appris  qu'un 
•  jeune  homme  éiait  avec  elle,  lui  en  avait  fait  quelque 
«  reproche.  —  Elle  m'exagéra  la  colère  où  il  en  était .  — 
«  A  l'entendre,  eîîe  était  perdue,  son  père  allait  venir  me 
«  chasser  de  chez  lui  :  il  n'y  avait,  disait-elle,  qu'un  seul 
«  moyen  de  l'apaiser,  et  ce  moyen  dépendait  de  moi  ; 
«  mais  elle  eut  mieux  aimé  mourir  que  de  me  l'indiquer  : 
«  c'était  à  mon  amour  pour  elle  à  me  rapprendre.  —  Je 
«  l'entendais  très-bien  ;  mais  l'amour  qui  près  d'elle  me 
«  faisait  oublier  le  monde ,  ne  me  faisait  pas  m'oublier 
<(  moi-même.  —  Je  l'adorais  comme  une  maîtresse,  mais 
«  je  n'en  voulais  point  pour  femme.  —  J'écrivis  à  M.  Na- 
-  varre,  en  lui  faisiini  l'éloge  de  sa  fille,  et  en  lui  lémoi- 
•'  gnant  pour  elle  l'esiime  la  plus  puie,  la  plus  innocenle 
«  amitié.  —  Je  n'allai  pas  plus  loin.  —  Il  me  répondit 
«  que  si  j'avais  sur  elle  des  vues  légitimes  (comme  appa- 
«  remment  elle  le  lui  faisait  entendre),  il  n'était  point 
<c  de  sacrifices  qu'il  ne  fût  disposé  à  faire  pour  notre  bon- 
«  heur.  Je  répliquai,  en  appuyant  sur  l'estime,  sur  l'ami- 
«  lié,  sur  les  louanges  de  sa  lille.  —  Je  glissai  sur  le  reste. 
((  —  J'ai  lieu  de  croire  quelle  en  fut  mécontente;  et  soit 
rt  pour  se  venger  du  refus  de  sa  main  ,  soit  pour  connaî- 
«  Ire  quel  serait ,  dans  un  accès  de  jalousie ,  le  caractère 
«  de  mon  amour,  elle  choisit,  pour  me  percer  le  cœur,  le 
«  trait  le  plus  aigu  et  le  plus  dfîchirant.  —  Dans  un  de 
«.  ces  moments  où  je  devais  la  croire  tout  occupée  de 
«  moi,  comme  j'éiais  occupé  d'elle  ,  le  nom  de  mon  rival, 
•■  de  mon  rival  jaloux  dont  elle  m'avait  menacé,  fut  celui 
«  qu'elle  prononça.  —  J'entendis  de  sa  bouche  :  Ah  !  mon 
»(  cherBétisi!  —  Figurez-vous,  s'il  est  possible,  de  quel 
«  transport  je  fus  saisi  ;  je  sortis  éperdu ,  et  à  grands 
«  cris  appelant  ses  valets  ,  je  demandai  des  chevaux  de 


—  569  — 

<r  posie.   Mais  à  peine  m*élais-je  enfermé  dans  ma  cliani- 

<t  bre  pour  nie  préparer  à  parlir,  qu'elle  accourut  éche- 

«  velée,  et  frappant  à  ma  porte  avec  des  cris  perçants  et 

«  une  violence  effroyable  ,  elle  me  força  de  lui  ouvrir.  — 

«  Certes,  si  elle  ne  voulait  voir  en  moi  qu'un  malheuieux 

«  hors  de  lui-même,  elle  dut  liiomplier.  —  Mais  effrayée 

«  de  l'éiat  où  elle  m'avait  mis,  je  la  vis  à  son  tour  désolée 

«  et  désespérée ,  se  jeter  a  mes  pieds  et  me  demander 

«  grâce  pour  une  erreur  dont,  disait-elle,  sa  langue  seule 

"  était  coupable,  et  à  laquelle  ni  sa  pensée,  ni  son  cœur 

'  n'avaient  consenti.  —  Que  cette  scène  fut  jouée  ,    c'est 

«  ce  qui  paraît  incroyable  ,  et  alors  j'étais  loin  moi-même 

«  de  le  penser.    Mais  plus  j'ai  réfléchi  depuis  à  l'inconce- 

«  vable  singularité  de  ce  caractère  romanesque ,  plus  j'ai 

«  trouvé  possible  qu'elle  eut  voulu  me  voir  dans  cette 

«  situation  nouvelle,  et  que  touchée  api'ès  de  la  violence 

«  de  nia  douleur,  elle  eut  voulu  la  modérer.  --  Au  moins 

«  est-il  vrai  que  jamais  je  ne  la  vis  si  sensible  et  si  belle 

«  que  dans  cet  horrible  moment.  —  Aussi  après  avoir  été 

c»  longtemps  inexorable  ,  me  laissai-jc  à  la  fin  persuader 

•  et  fléchir.  —  Mais  peu  de  jours  après,  il  fallut  nous 

«  quitter.  —  Nos  adieux  furent  des  serments  de  nous  ai- 

"  mer  toujours,  et,  avec  l'espérance  de  la  revoir  bieniùt, 

«  je  revins  à  Paris  ,  où  la  cause  de  mon  évasion  n'était 

«  plus  un  mystère    :  un  poêle  chansonnier,   l'abbé  dfe 

«  Lattaignani ,  chanoine  deliheims,  où  il  était  alors, 

«  ayant  appris  celle  aventure,  en  avait  fait  le  sujet  d'une 

«  épître  à  mademoiselle  Navarre,  et  celte  épîire  courait 

Cl  le  monde.  » 

J'interromps  1"?  récit  de  Marmontel,  que  je  reprcndi'ai 
plus  tard,  mon  cher  docteur,  pour  vous  communiquer 
quelques  réflexions  que  ce  ré<iim'a  suggérées.  -  Va  d'à- 


—   570   — 

bord  esl-ce  qu'on  ne  serait  point  tenté  de  croire  made- 
moiselle Navarre  méchante,  en  songeant  à  quels  tour- 
ments elle  condamnait  l'amant  qui  lui  témoignait  la  passion 
la  plus  sincère  et  la  plus  vive?..  Ensuite  est-il  possible  de 
penser  qu'elle  avait  véritablement  de  l'amour  pour  lui?.. 
Afin  de  répondre  à  ces  deux  questions,  il  me  faut  essayer 
d'entrer  à  pleines  voiles  dans  cet  océan  de  mystères  où  se 
meuvent  le  caractère  el  les  sens  d'une  semblable  femme: 
or,  j  avoue  qu'ici  gouvernail  et  boussole  me  font  défaut. 
Je  ne  peux  vous  présenter  que  des  conjectures,  en  aban- 
donnant totalement  à  votre  sagacité  le  soin  de  les  rejeter 
ou  de  les  admettre.— Veuillez  donc  me  prêter  un  moment 
d'aileniioD. 

Selon  moi,  mademoiselle  Navarre  n'était  pasméchanle, 
tant  s'en  faut  :  mais  constamment  soumise  à  l'empire 
d'une  organisation  romanesque  et  maladive,  le  besoin 
d'impressions  fortes,  de  sil»aiions  aventureuses,  la  je- 
taient dans  des  écarts  faisant  le  malheur  de  celui  qui 
l'aimait.  Chez  de  tels  êtres  le  rire  est  toujours  près  des 
larmes,  le  caprice  domine  sans  cesse  la  raison.  Ce  qui 
leur  est  surtout  antipathique,  c'est  le  repos,  c'est  le  bon- 
heur sans  accidents  et  sans  oiages.  Véritables  enchante- 
resses de  la  i-ace  des  Médées  eldes  Armides,dans  l'espace 
d'un  quart  d'heure,  ces  sortes  de  femmes  vous  Iranspor-^ 
tent  des  voûtes  du  ciel  dans  les  profondeurs  de  l'enfer.  — 
Il  leur  faut  chaque  jour,  ainsi  que  le  disait  M'"''deTencin, 
un  beau  chagrin  dans  une  belle  prairie.  —  En  second 
lieu  ,  je  crois  que  mademoiselle  Navarre  ,  dupe  d'elle- 
même,  a  cru  d'abord  qu'elle  aimait  Marmontel,  mais  que, 
dans  la  vérité,  elle  ne  l'a  jamais  aimé.  —  C'est  au  surplus 
ee  qu'elle  déclaie  positivement  dans  les  lettres  que  je  vais 
^ous  faire  connaître.  —  La  réputation  d'un  jeune  auteur, 


—  571    — 

que  les  belles  dames  se  rlispuiaieiu,  le  bruit  que  son  pre- 
mier ouvrage  dramatique  faisait  dans  le  monde,  l'ont 
séduite,  ont  excité  sa  vanité;  son  cerveau  s'est  exalté, 
mais  son  cœur  est  resté  insensible.  Elle  n'a  point  été  long- 
temps sans  s'en  apercevoir,  sans  se  fatiguer,  au  milieu  de 
la  solitude  des  vignes  d'Avenay,du  poids  delà  chaîne  qu'el- 
le s'était  imposée;  et  celte  situation  à  la  fois  fausse  et  péni- 
ble n'a  pas  peu  contribué  à  anjener  les  scènes  déplorables 
que  raconte  le  pauvre  Mai'moniel  —  Rien  de  plus  affreux 
que  de  s'attacher  à  une  femme  qui  ne  vous  aime  qu'avec 
sa  léte  1  J'ai  connu  quelques-unes  de  ces  décevantes  créa- 
tures, à  la  parole  brûlante  et  à  l'àme  de  glace— avec  elles 
tout  est  déception,  mensonge.  —  On  se  donne  tout  entier; 
ie  dévouement  qu'on  leur  témoigne  va  jusqu'à  la  folie  ,  et 
en  échange  on  n'obtient  qu'une  ombre    —  De  leur  pari 
souvent  il  n'y  a  point  mauvtsise  foi,  parti  pris  de  ruser,  de 
tromper,  car,  dans  cette  soif  d'émotions  qui  les  dévore 
sans  cesse,  elles  finissent  par  se  persuader  qu'elles  éprou- 
vent ce  qu'elles  ne  font  qu'imiter.  ~  Enfin  elles  s'identi- 
fient tellement  avec  le  sentiment  dont  leurs  lèvres  seules 
laissent  éciiapper  la  trace,  qu  elles  en  leproduiseni  toutes 
les  nuances,  et  croyent  pour  quelques  instants  à  sa  réa- 
lité. —  Mais  cela  passe  ainsi  que  l'éclair,  et  le  malheu- 
reux qui  a  suivi  celle  lumière  fragile  et  trompeuse,  ne 
tarde  pas  à  se  trouver  plongé  dans  la  nuit  la  plus  obscure 
et  dans  le  désespoir,  triste  frnii  d'une  passion  qui  n'est 
pomt  payée  de  retour. 

Il  y  a,  toutes  fois,  une  race  de  femmes  cent  fois  pire 
que  celle  à  laquelle  M^'"  Navarre  appartenait.  —  Cette 
dernière  était  un  peu  folle,  avait  une  imaginai  ion  de  feu. 
Cl  se  trompait  elle-même,  en  ironq)!ini  lis  autres  —  Mai,-» 


—    571    — 

un  scnlimeiii  v>';riiable  pouvait  un  jour  s'einpaier  de  son 
âme  :  la  fin  de  son  hisloire  en  offrira  la  preuve.—  Tout  au 
conlraire,  eclles  dont  je  parle  eu  ce  moment,  loialemenl 
dépourvues  de  cœur  de  sensibilité,  ne  sont  mues  que  par 
lapins  infernale,  la  plus  dangereuse  des  co(iuelleries.  — 
Voulant  plaire  à  tout  le  monde,  ces  femmes  aspirant  sans 
cesse  à  faire  des  heureux,  n'en  font  jamais  un  seul. — 
C'est  leur  manie,  leur  marotte,  et  elle  repose  sur  une  va 
uité  insatiable,  sur  unégoïsme  on  ne  saurait  plusfëroce. 
—  Mettant  en  usage  toutes  les  rusçs  puisées  dans  l'arse- 
^lal  du  moi  féminin,  elles  vous  enlacent ,  vous  enchaînent 
à  leurs  pieds. — Pour  s'assurer  de  leur  conquéle,  ces  mau- 
vais anges  vont  jusqu'à  accorder  à  celui  qui  paraît  dou- 
ter de  leur  bonne  foi,  toul  ce  qu'une  femme  honnête,  dans 
^a  faiblesse,  n'accorde  qu'après  mille  combats,  et  lors- 
qu'elle ressent  à  un  haut  degré  ctit  amour  qui  purifie  tout, 
quand  il  est  sincère.  —  Dans  certains  instants  elles  vous 
disent ,  en  feignant  un  accent  passionné  :  <•  Je  t'aime!.  . 
<•  oui,  je  t'aime  !..  »  Puis  elles  éveillent  les  soupçons,  ex- 
cMenl  la  jalousie  de  leur  amant,  et  lui  imposent  le  supplice 
des  damnés.  —  Enfin,  lorsque  leur  victoire  est  certaine, 
il  an  ive  un  jour  où  ,  tout  a-coup  ,  sans  préparation  ,  sans 
pitié,  elles  vous  déclarent  «  qu'elles  ne  vous  aiment  pas, 
«  qu'elles  ne  vous  ont  jamais  aimé;  qu'elles  n'ont  cédé 
«  qu'a  l'entraînement,  et  que  c'est  par  pure  bonté  qu'elles 
«  se  sont  données  à  vous.  ••  —  Est-il  rieude  plusétiange 
que  ce  genre  de  bonté  ?..  Est-ce  qu'en  avilissant  la  femme 
qui  l'exerce,  il  ne  fait  pas  a  la  fois  une  dupe  et  une  victime 
de  l'homme  qui  en  est  l'ubpit?..  Voilà  cependant  ce  que  de 
pelles  créatures  osent  dire,  écrire,  sans  que  la  rougeur  de 
la  honte  leur  moute  au  visage.  Ah  !  la  vengeance,  en  ce 
Çt^s,  ne  serait  que  trop  légitime  !..  Mais  (  elui  ([u'on  sacri- 


—  573  — 

fie  avec  lunl  d'impudeur,  s'il  a  de  la  délicatesse,  ne  se 
venge  point.  — Il  sait  trouver  dans  son  âme  la  force,  la 
magnanimité  nécessaire  pour  souflVir  en  silence.  Il  attend 
que  le  mépris  l'ail  enfin  affranchi  d'un  lien  indigne  de  lui. 
—  Elles  n'ignorent  cependant  pas  ,  ces  filles  d'Eve  dégé- 
nérées, qu'on  a  entre  les  mains  plus  de  preuves  qu'il  n'en 
faut  pour  les  perdre  :  mais  elles  aiment  à  jouer  avec  la 
foudre...  Et  d'ailleurs  ,  est-ce  qu'elles  ne  compienl  pas, 
ce  qui  est  le  comble  de  l'audace  ,  sur  fimpunite  ,  qu'un 
cœur  noble,  généreux,  regarde  connue  un  devoir  de  leur 
octroyer?..  Vous  leur  feriez  entendre  ces  paroles  de  merci, 
qu'elles  les  accueilleraient  avec  un  riie  plus  glacé,  plus 
acéié  qu'une  lame  d'acier,  et  avec  ce  mot  :  «  Ah  !  voilà 
des  phrases!..  -  qui  s'échappe  de  leur  bouche  pincée, 
toutes  les  fois  qu'un  élan  chaleureux  ,  un  cri  d'indignation 
bien  mérité  viennent  frappci'  leurs  yeux  et  leurs  oreilles. 

Vous  le  savez  comme  moi ,  mon  auiî  ,  les  annales  du 
t;œur  humain  fourmillent  des  faits  et  gestes  de  ces  tigres- 
ses  à  l'œil  noir,  au  doux  et  perfide  sourire.  Si  le  premier 
homme  venu,  eut-il  la  tournure  et  le  langage  du  héros  des 
Rendez-vous  bourgeois  (1),  est  le  point  de  mire  de  leurs 
chateries,  elles  préfèrent  pourtant  s'attaquer  à  ceux  ayant 
(juehjue  valeur.  Alors  leur  triomphe  est  bien  plus  com- 
plet, et  leur  orgueil  satanique  jouit  doublement  des  larmes 
qu'elles  leur  font  répandre,  elles  qui  ne  pleurent  jamais 
que  de  dépit.  —  C'est  ainsi  que  Molière  a  été  lyiannisé 
par  celle  Armande  Béjart,  type  du  rôle  de  Célimène  dans 
le  Misanthrope.  —  Il  est  impossible  de  lire  sans  l'intérêt 
le  plus  vif,  le  plus  poignant,  les  détails  de  la  conversation 


I)   .loli  <>|icr<i  l'oniiqn»  il'IIcilVinaii,    nnir<i<}no  d'  Nin)|.i  l^ouiiid. 


—  574    — 

entre  ce  grand  homme,  el  son  ami  Chapelle,  sur  les  tour- 
mensdont  celle  misérable  coquette  empoisonna  sa  vie (1). 
C'est  ainsi  que  Méhul,  dont  le  caractère  était  si  sensible, 
le  talent  si  élevé,  si  passionné,  devint  le  jouet  d'une  des 
lionnes  du  temps  du  Directoire,  que  je  ne  nommerai  point, 
parce  qu'elle  vit  encore  —  Je  l'ai  beaucoup  connue  sous 
l'Empire,  el  ce  n'était  jamais  sans  un  frisson  de  répu- 
gnance et  d'effroi  que  je  la  rencontrais.  —Jadis  reine  de 
beauté,  de  grâce,  de  séduction  ,  elle  arrive  mainionanl  à 
l'extrême  vieillesse,  et  achève,  au  milieu  du  délaissement 
le  plus  complet ,  une  existence  privée  de  tout  souvenir 
consolant..  Ah  !  je  n'en  doute  pas  (car  Dieu  est  juste),  ses 
froides  nuits  doivent  être  troublées  par  les  apparitions 
des  malheureux  que,  dans  ce  qu'elle  appelait  jadis  ses 
beaux  jours,  elle  éprouvait  un  plaisir  extrême  à  écraser 
sous  son  char  de  triomphe  1...  Grétry  qui  l'avait  prise  en 
haine,  a  cause  de  son  indigue  conduite  envers  Méhul, 
m'a  souvent  répété  qu'il  pensait  à  cette  Circée,  lorsque, 
dans  ses  mémoires  ,  il  a  tracé  ,  avec  tant  de  chaleur  et  de 
vérité  ,  le  portrait  de  la  Coquette  smis  amour  (2). 


fl)  Voyez  une  curieuse  brochure  du  lemps  ,  ayanl  pour  lilre  : 
la  Fameuse  Comédienne ,  page  18  ,  el  /a  Vie  de  Molière,  par  Tasche- 
reau  ,  paçe  128. 

[2]  V.  Essais  sur  la  musique  ,  tome  2  ,  p.  173.  —  Je  ne  citerai 
qu'un  passage  de  ce  morceau  remarquable.  —  ''A  quoi  reconnatlrc, 
«  dit  Grétry,  le  manège  dont  usent  les  femmes  de  ce  caractère''. . . 
M  C'est  un  labyrinthe  où  la  philosophie  même  va  se  perdre  souvent. 
«  C'est  un  commerce  dans  lequel  on  ne  paye  les  échanges  qu'avec 
*  banqueroutes.  — C'est  un  magasin  du  plus  grand  étalage  ,  où  tout 
«  vous  est  d'abord  offert  de  bonne  grâce  .  quoiqu'il  n'y  oit  rien  à 
0  vendre,  ni  à  acheter.  —  Cost  enfin,  i)our  l'homme  vrai,  sensible, 
«    pour  l'artiste,  le  supplice  de  Tanlaio.    v 


->   575   — 

Voici  mainlenaiil,  mon  cher  docteur,  les  leilres  de  made- 
moiselle Navarre;  tllos  jeileront  un  nouveau  jour  sur 
loul  ce  qu'il  y  a  de  bizarre  dans  le  caracière  de  celle  étran- 
ge personne,  en  augmentant  les  perplexités  de  quiconque 
voudra  la  juger.  —  Ces  iellres  ont  été  écrites  immédiate- 
ment après  le  départ  de  Marmoniel,  et  adressées  à  Mon- 
net, alors  directeur  de  TOpéra-Comique  : 

«  D'Avenay,  en  Champagne. 

•>  Mon  esprit  est  enfin  moins  noir,  mon  cher  Monnet  ; 
«  il  faut  que  je  vous  conte  tous  mes  plaisirs  de  Rheims. 
«  —  Je  passe  les  accidents  du  voyage,  la  peur  que  me  fil 
«  un  loup  dont  je  triomphai ,  sans  le  secours  de  mes  pis- 
«  tolels,  puisque  mes  cris  suffirent  pour  le  mettre  en 
'<  fuite.  —  Dans  ce  périlleux  moment  je  n'aurais  pas  tro- 
«  que  de  voix  avec  Orphée  ;  j'aurais  compté  pour  rien  le 
«  pouvoir  de  pétrifier  l'animal  avec  le  charme  de  mes 
«  sons  ;  l'écarter  me  paraissait  le  plus  sûr.  —  Aussi  sans 
'«  m'en  fiera  l'harmonie,  je  ne  varierai  jamais  sur  le  parti 
«  à  prendre  en  pareille  rencontre.  —  Jarrivai  à  Rheims 
'■  au  soleil  couchant  ;  cette  remarque  n'est  pas  inutile. — 
<■  Il  y  avait  assemblée  dans  une  maison  devant  laquelle  je 
«  passais,  et  lei^  dames  étaient  aux  fenêtres. — Vousvoyez 
«  que  mon  soleil  n'est  pas  indifférent  -,  elles  n'auraient 
«  pas  exposé  leur  teint  à  ses  ardeuis,  et  un  historien 
a  fidèle  ne  doit  rien  oublier  de  ce  qui  appariienl  à  la  vrai- 
<(.  semblance.  —  On  m'aperçut  :  depuis  longten>ps  on 
«  avait  de  la  curiosité  sur  mon  compte;  l'abbé  Lattai- 
<■  gnanl  m'a  chantée,  on  voulait  juger  son  ouvrage  d"a- 
er  près  moi.  —  Deux  femmes  de  ma  connaissance  arrèlc- 
«  renl  ma  chaise,  et  m'engagèrent  à  descendre.  —  Je 
'S   m'en  défendis  :^ur  nmn  ur glige  ;    <>n  m'assuia  (\i\\\  éiail 


—   576   — 

«  charmatii  ,  je  le  savais  déjà.  —  Mais  je  me  fis  presser 
«  assez  pour  donner  à  mon  amour-propre  un  air  de 
«i  complaisance  qui  prévinl  en  ma  laveur.— J'enlrai  en 
«  scène  -  tout  païut  s'empresser  d'abord  à  me  voir;  on 
«  me  présenia  à  louies  les  femmes  imposantes  —  le  céré- 
«  monial  finit,  et  on  fit  cercle  autour  de  moi.  —Je  débu- 
«  lai  par  trois  ou  quatre  plaisanteries;  elles  prirent  assez 
'<  bien,  sans  doute,  puisque  je  vis  presque  toutes  les 
«  femmes  se  remettre  froidement  à  leur  jeu,  et  tous  les 
«  hommes  me  rester  :  celait  un  triomphe  complet  — 
•  J'aperçus  dans  un  coin  du  salon ,  une  table  où  l'on 
«  avait  fait  peu  d'attention  à  mon  arrivée  :  vous  connais- 
«  sez  le  cœur  des  femmes,  voilà  toute  ma  gloire  évanouie. 
«  —  Je  demandai  assez  dédaigneusement  qui  l'occupait? 
'(  On  me  dit  que  c'était  deux  petites  maîtresses  qui  ve- 
<■■  naieni  passer  trois  mois  à  Rheims,  et  qui,  depuis  quinze 
«  jours  ,  fatiguaient  la  ville  de  leurs  impertinences.  — 
«  L'éloge  me  parut  modeste.  —  Voyez-vous,  me  dit  ma- 
«  demoiselle  "*  (à  qui  l'une  d'elles  avait  enlevé  son 
«  amant),  voyez-vous  ces  deux  hommes  qui  jouent  avec 
«  elles?  ,  ce  soni  les  plus  aimables  d'ici  et  les  plus  sots 
«  cependant  ;  cai'  ils  se  sont  laissé  subjuguer  par  les  mi  • 
"  nauderies  de  ces  déesses.  —  Depuis  qu'elles  s'en  sont 
«  emparé  d'autorité,  nous  ne  les  voyons  plus.  —  Encore 
«  si  c'était  vous  qui  nous  les  enlevassiez,  on  vous  le  par- 
«  domieiait  ,•  et  à  eux  aussi  :  mais  deux  bégueules  qui 
«  n'ont  pas  le  sens  commun  1  vous  devriez  bien  nous  ven- 
u  ger  et  leur  ôlei'  leurs  conquêtes. —  Je  plaisantai  beau- 
■  coup  sur  la  proposition  qu'on  me  faisait;  la  conversation 
«  s'anima,  et  sur  la  fin,  à  l'air  sérieux  dont  on  m'en  par- 
«  lait,  je  crus  qu'on  voulait  m'en  faire  un  point  d'honneur. 
-'   —  Celle  punie  inléressunle  terminée,  mademoiselle  *** 


—    on    — 


"  me  [jréseiila  ces  deux  merveilleux,  que  je  l'eçus  assez 
«  légèremenl.  -  Les  deux  femmes  vinrent  se  meure  vis- 
"  à-vis  de  moi.  —  Je  voulus  d'abord  eonnaîlre  leur  ion,  et 
«^  louid'un  coup  j'élevai  le  mien  jusqu'à  elles.  —  Me  voilà 
(  dans  un  fauteuil ,  d'un  air  tout  anssi  penché,  à  faire 
«  d'abord  assaut  de  nœuds  et  de  mines-  —Elles  parlèrent, 
«  je  les  décidai  du  Marais;  et  avec  trois  ou  quatre  mois 
«  (délicieux,  supérieur,  divin  el  persiffler^,  je  leur  fis 
«  sentir  la  supériorité  du  faubourg  Sl-Geimain.  —  Elles 
«  n'y  tinrent  pas,  et  elles  sortirent  pour  la  promenade.  - 
«  J'assurai  mademoiselle  *'*  que  c'était  un  prétexte ,  et 
«  qu'elles  auraient  des  vapeurs  pour  toute  la  soirée.  — 
«  Je  fus  abordable  après  leur  dépari,  ot  le  mien  laissa  la 
«  liberté  de  méjuger  a  leur  tour.  —  Je  sus  le  lendemain 
"  que  j'avais  réussi  ;  mais  comme  il  (allait  me  ti'ouver  un 
fv  défaut,  tout  le  monde  convient  (pio  je  semais  l'andjre. 
«  —  Voilà,  mon  cher  Monnet,  mon  début  à  Rheims.  — 
«  J'y  ai  été  quatre  jours  environnés  de  tous  les  brillants 
«  de  la  ville.  -  De  ces  deux  agréables,  l'un  m'est  échappé 
"  et  l'autre  m'a  fait  une  coui"  ties-régulière.  —  Adieu,  mon 
"  cher  Monnet  » 

«  A  propos,  vous  avez  toujours  U;  commandement 
«  aisé  ;  *ous  voulez  que  je  réponde  à  des  gens  qui  ont 
"  plus  d'esprit  que  moi.  —  Vous  êtes  comme  ces  goui- 
«  mands  (la  comparaison  vous  assomme),  qui  mangeni  le 
«  miel  qu'apprêtent  les  abeilles  ,  sans  songer  aux  peines 
«  qu'elles  ont  pour  recueillir  le  suc  des  fleurs  qui  le  com- 
«  pose.  —  Parce  (|ue  vous  voila  familiarisé  avec  l'esprit' 
«  et  que  vous  passez  vos  jours  avec  des  gens  qui  en  ont 
<'  à  souliail,  vous  ferez  le  merveilleux,  el  l'on  ne  pourra 
<■   vous  aborder  fprave<'  de  l'espril  ?..  il  faut  (jue  vous  vous 


—   578    — 

«  accoulumiez  aux  caprices  et  au  hasard  du  mieu.  — 
«  Tenez,  mon  cher  Monnet,  je  veux  bien  vous  en  faire 
«  l'aveu  :  je  n'en  ai  jamais  quand  je  m'ennuie.— Je  végète 
«  ici  avec  une  fourmillière  de  sois ,  et  je  mène  une  vie 
«  extraordinaire.  -  Je  dors  jusqu'à  ce  que  le  soleil  se 
«  couche  ;  je  cours  ensuite  à  mon  cheval;  nous  nous  en 
<■  allons  tous  deux  sans  mot  dire,  et  sans  en  penser  guère 
«  davantage.  —  Il  me  mène  où  il  veut,  et  nous  revenons 
«  sans  savoir  où  nous  avons  été.  —Je  gronde  en  arrivant; 
a  on  me  sert  à  souper;  je  mange  presque  aussi  vite  que 
«  vous,  mais  pas  si  longtemps.  —Je  trouve  mes  villageois 
"  jouant  à  la  main-chaude  ,  aux  barres  ,  ou  au  corbillon. 
«  — On  lire  les  gages,  on  se  baise,  et  on  se  fait  des  con- 
te fidences  d'une  fadeur'...  Onze  heures  sonnent,  mon 
ce  gentilhomme  examine  la  batterie  de  son  fusil,  et  déclare 
«  qu'il  doit  être  le  lendemain,  au  point  du  jour,  à  l'affût. 
'•  —  On  se  lève,  on  part  :  voilà  la  fin  de  l'ennui  pour  tout 
a  le  monde  ;  mais  moi  il  faut  que  j'attrape  quatre  ou  cinq 
«  heures  du  malin.— Je  me  promène,  je  lis,  j'écris,  et  je 
«  pense  que  j'ai  encore  trois  mois  à  rester  ici.  —  Adieu, 
•<  mon  cher  Monnei  ;  si  vous  ne  venez  pas  bientôt ,  jo 
«  mourrai  de  tristesse.  » 

D'Avenay,  ce.  . 

•  Je  vous  écrivis  hier  huit  pages  ,  et  je  ne  me  souviens 
ff  pas  de  vous  avoir  dit  un  mol  de  notre  voyage  —Je  vous 
<(  assure,  mon  cher  .^lonnei,  que,  si  vous  en  eussiez  été, 
«  j'aurais  bien  ri.  —  IVien  n'était  plus  amusant  que  l'em- 
«  barras  de  l'abbé.  — Déplus  loin  qu'il  découvrait  un  clo- 
<(  cher,  il  moulait  mon  petit  acajou,  et  passait  fièrement 
•  le  village;  mais  sa  gloire  durait  peu,  et  je  ne  lui  donnais 


—    579  — 

•  pas  le  lemps  de  regarder  derrière  lui  pour  en  desceii- 

•  dre.  —  Malgié  tout  mon  chagiiii  je  ne  pouvais  ni'empè- 
p  cher  de  rire  de  la  transition  lapide  de  sa  gloire  à  son 
«  humiliation.  —  Ce  qu'il  y  avait  de  meilleur,  c'était  de 
<«  voir  le  combat  de  sa  vanité  avec  sa  paresse.  —  Un  orage 
«  affreux  les  mit  d'accord  ;  la  pluie  lui  ôtail  la  force  de 
«•  marcher,  et  le  voilà ,  malgré  l'indécence  ,  grimpé  sur 
ce  l'impériale  de  ma  chaise,  d'où  il  examinait  la  nue  pour 
«'  m'en  rendre  compte.  —  J'étais  saisie  d'effroi  ;  chaque 
<c  éclair  me  faisait  fermer  les  yeux.  — Pfiamphalei^X)  rai- 
ft  sonnant  en  physicienne  sur  railraclion  de  l'air,  crai- 

•  gnail  de  l'agiter,  et  d'attiser  le  tonnerre,  en  se  grattant 
«  le  bout  du  nez. — Elle  y  avait  une  démangeaison  qu'elle 
"  n'osait  satisfaire,  et  me  confiait  sur  cela  ses  besoins  et 
«  ses  frayeurs  avec  les  expressions  les  plus  comiques.  — 
«  Elle  prétendait  que  l'abbé,  étendu  sur  notre  impériale, 
«  tentait  le  céleste  courroux,  et  nous  amènerait  quelque 
«  disgrâce. — Enfin,  moi,  qui  suis  la  créature  la  plus  peu- 
«  reuse,  je  ne  pouvais  retenir  les  éclats  de  rire  que  nos 
M  idées  faisaient  éclater.,.  iS'otre  voyage  n'a  pas  été  heu- 
«  reux,  et  pourtant  on  ne  peut  en  faire  un  plus  gai  :  nous 
«  n'avons  pas  eu  le  temps  de  nous  ennuyer  un  moment. 
«  —  Quant  nous  ne  savions  plus  que  nous  dire,  nous  n'a- 
«  vions  qu'à  siffler;  notre  postillon  nous  versait  tant  que 
<•  nous  voulions,  et  rien  ne  fournit  autant  que  cela  à  la 
-  conversation.  -  On  commence  par  se  plaindre,  on  se 
w  croit  roué  ;  puis  insensiblement  tous  les  membres  se 
«  retrouvent  à  leur  place.  —  On  n  a  plus  que  son  bonnet 
n  et  ses  mules  à  chercher,  la  voiture  à  lelever  ;  ce  sont 
<•  des  riens,  mais  cela  nous  amuse.  —  Cependant,  comme 


(t)  Jeune  négresse  ,   appartenant  au  maréchal  de  Saxe. 


—   580  — 

«  l'usage  peu  ménagé  des  plaisirs  en  (Mnousse  le  goût  ^ 
«  celui  de  vei'ser  in'esl  devenu  insipide,  et  j'ui  pris  la 
«  poste  à  Soissons,  pour  me  tirer  des  mains  de  mon  pos- 
«  tillon,  qui  m'aurait  tuée  infailliblemeni  par  sa  mala- 
«  dresse  el  sa  lenteur.  —  Je  suis  enchanté,  mon  cher 
<•  Monnei,  que  mademoiselle  V...  vous  fasse  passer  quel- 
«  ques  moments  agréables  :  je  ne  crois  pourtant  pas  que 
«  cela  dure  longtemps  (1).  Les  gens  qui  ne  sont  pas  d'un 
«  commerce  sûr  perdent  à  être  connus.  —Je  crois  la  fran- 
«  chise  nécessaire  à  l'amitié  —  J'en  ai  trop  vis-à-vis  de 
«  vous  pour  ne  pas  vous  avenir  de  vous  défier  de  ses  ca- 
«  resses  ;  et  j'espère  obtenir  de  la  vôtre  que  vous  évile- 
'  rez  de  la  voir  —  Adieu,  mon  cher  Monnet  ;  arrangez  >  os 
<i  affaires  de  façon  que  vous  puissiez  me  venir  visiter 
•  bientôt,  et  rester  deux  mois  avec  moi  —A  propos,  il  y 
«  a  ici  une  comédie.  —  C'est  le  souffleur  qui  joue  les 
"  grands  rôles;  Mérope  est  à  faire  pouffer  de  rire  !  » 

A  Avenay,  ce  .. 

((  Je  vois  ,  mon  cher  Monnet,  que  vous  n'avez  pas  une 
u  foi  bien  vive  en  ma  raison.  Les  fausses  lueurs  que  vous 
«  avez  vu  tant  de  fois  éclipsées  par  un  caprice,  par  une 
..  fantaisie,  semblent  justifier  votre  incrédulité.  —  Mais 
.  ces  faibles  claités  n'étaient  que  des  saillies  de  mon  hu- 
«  meur,  des  boutades,  l'ouvrage  d'un  dépit,  plus  souvent 
a  encore  des  projets  de  misanthropie  et  de  singularité 
«  propres  à  conduire  à  la  folie  par  un  chemin  détourné 
«»  —Aujourd'hui  je  cherche  la  raison.— Vos  questions  sur 
«  cette  matière  ne  m'ont  pas  du  tout  offensée.  —  Je  ne  les 
<(  regarde  point  comme  une  critique  des  lidicules  aux- 


(I)   Aurore  Verrière,  qui  fvil  aussi  la  mallrossc  du  maréchal  et  cl» 
Murmonlel. 


—   581    — 

«  quels  je  me  suis  livrée.  —  Vous  connaissez  la  (lidrieulh'' 
«  de  réfléchir;  el  ma  raison  vous  paraît  plutôt  un  miia- 
«  cle,  une  chose  surnaturelle  que  refl"et  de  mes  réflexions. 
«  —  Plaisanterie  cessante  (car  c'en  est  une  que  je  fais  à 
«  votre  jugement),  je  crois,  en  vérité,  que  le  bon  sens 
•  sera  bientôt  la  partie  amusante  de  mon  esprit.  —  A 
-  propos  d'esprit,  une  femme  de  ma  connaissance  m'a 
"  écrit  que  Marmonlel  se  plaignait  de  mon  silence  à  son 
«  égard.  — Il  faut  qu'il  soit  devenu  fou;  je  ne  me  connais 
n  aucun  lorl  envers  lui  Je  suis  natuiellement paresseuse; 
«  je  n'aime  à  écrire  qu'à  ceux  qui  me  plaisent  beaucoup, 
«  et  ceitaincment  il  n'est  pas  de  ce  nombre.  —  Je  lisais 
«'  ses  lettres  et  ses  vers  avec  une  sorte  de  plaisir  ;  mais 
«  voila  tout.  — Il  est  amouieux  de  moi  ;  je  n'ai  que  de  l'a- 
rt mitié  à  lui  ofl'rir.  II  se  désespère  ,  il  se  fâche,  il  se  rac- 
(«  commode,  il  me  hait,  il  m'aime,  et  puis  il  me  déleste:  à 
«  lui  permis.  — Je  n^*  m'afllige  de  rien.  L'indifl'ércnce  est 
«  un  état  tranquille.  — Mais,  croyez  m'en,  mon  cher  Mon- 
«  net,  Marmontel  est  auprès  d'une  femme  le  mortel  le 
«  plus  maussade  et  le  plus  ennuyeux  qu'il  soit  possible 
«  de  trouver,  surtout  quand  il  est  amoureux.  -  Chaque 
<c  fois  qu'il  s'c!  t  avisé  de  ni'entreicnir  de  son  amour,  il 
«  m'a  toujours  laissé  des  vapeurs  pour  vingf-quaire  heu- 
«  res.  —  Vous  me  marquerez  le  jour  de  votre  départ  et 
«  l'endroit  où  je  pourrai  vous  adresser  mes  lettres  à  Lon- 
<(  dres.  » 

Ainsi  ,  cher  docteur,  Marmontel  n'avait  jamais  été 
aimé.  Dès-lors  les  lettres  que  je  viens  de  citer,  en  les 
comparant  avec  son  récit,  ne  s'expliquent  que  par  les  ob- 
servations que  j'ai  faites  sur  le  caractère  bizarre  de  made- 
moiselle Navarre  Sans  ces  observaiions,  la  conduite  de 
celle  dernière  paraît  odieuse  1  Avec  elles,  elle  se  conçoit 


—    58à   — 

el  se  justifie,  jusqu'à  un  certain  point,  pui'  la  singularité, 
le  caprice ,  le  romanesque  louchanl  de  près  à  la  folie , 
d'une  organisation  dont  souvent  elle  était  elle  même  la 
dupe,  et  dont  elle  finit  par  être  la  victime.  —  Il  se  peut 
aussi  que  l'amour-propre  de  Marnionlel  lui  ail  fait  exagé- 
rer les  témoignages  de  tendresse  que ,  dans  cerlJlins  in- 
stants, il  prétend  avoir  reçus  d'elle. —  Quoi  qu'il  en  soit,  il 
jui  adressait  des  épîlres  brûlantes  qui  restaient  sans  ré- 
ponse. —  Le  chagrin  s'empara  de  son  ùme  ;  il  soupçonna 
qu'il  était  oublié,  trahi  peut-être.  —  Hélas  !  ce  soupçon 
devint  une  réalité  !  Un  soir,  dans  le  foyer  de  la  Comédie- 
Française,  il  apprit  que  mademoiselle  Navarre,  alors  de 
retour  à  Bruxelles,  menait  enchaîné  à  son  char  un  autre 
amant,  dont  elle  était  amoureuse,  et  qui  en  était  idolâtre. 
Accablé  de  douleur,  Marmontel  alla  tomber  malade  chez 
lui,  sous  le  coup  d'une  fièvre  ardente. 

Ce  nouvel  amant  de  mademoiselle  Navaiie  ,  était  le 
chevalier  de  Mirabeau  ,  frère  de  ce  soi-disant  ami  des 
hommes,  qui  fut  le  père  du  grand  orateur,  et  le  lyran 
de  toute  sa  famille.  —  Le  chevalier  n'avait  que  le 
nom  de  commun  avec  ce  faux  philanthrope,  car  c'était 
le  mortel  le  plus  doux,  le  plus  sensible,  et  le  plus 
tendre  qui  ait  jamais  existé.  —  Beau  de  figure,  noble 
de  manières ,  il  cultivait  tous  les  arts  avec  succès.  —  Sa 
passion  pour  M^"""  Fel ,  du  Grand-Opéra,  avait  fait  grand 
bruit  dans  les  coulisses  el  dans  les  salons.  (1)  Trompé  par 
elle,  il  tomba  dans  la  plus  profonde  mélancolie,  s'éloigna 


(1)  M''"''  Fel  était  première  chanteuse  à  l'Académie  royale  dé 
musique.  —  Ce  fut  elle  qui  créa  le  rôle  de  Colette  dans  le  Devin 
du  village  (V.  les  Confessions  do  J.-J    Rousseau). 


5S3 


du  monde,  et  se  disposa  a  aller  ensevelir-  ses  jours  au 
fond  d'un  cloiire  -  Doué  d'une  unie  à  la  fois  lendie  el  aus 
tère  ,  cel  aimable  genlilhomme  avait  plus  d'un  rapport 
avec  le  célèbre  Rancé,  le  réformateur  de  la  Trappe  :  mais 
son  caractère  était  moins  ferme,  et  par  cela  même  moins 
susceptible  de  ténacité  dans  ses  résolutions.  —  Mademoi- 
selle Navarre  à  peine  arrivée  à  Bruxelles,  s'était  décidé- 
ment brouillée  avec  le  maiéchal  de  Saxe.  —  Elle  ouït 
parler  du  chevalier  de  Mirabeau,  de  ce  modèle  de  con- 
stance, chose  si  rare  au  xviii^  siècle  ;  et  comme  tout  ce 
qui  était  extraordinaire  lui  plaisait ,  s  emparait  avec  force 
de  son  esprit,  elle  n'eiit  point  un  instant  de  repos  jusqu'à 
ce  qu'elle  fut  parvenue  à  se  rapprocher  de  lui.  —  Retiré 
en  Belgique,  le  chevalier  avait  pris  un  appartement  dans 
un  faubourg  de  Bruxelles,  et  n'en  soitait  que  pour  aller  à 
l'église,  et  visiter  un  vénérable  ecclésiastique  qui  l'encon- 
rageaii  dans  ses  idées  de  reii'aite,  et  de  renoncement  aux 
vains  et  dangereux  plaisirs  de  la  société. — Mademoiselle 
Navarre  loua  deux  pièces  contiguësà  celles  qu'il  occupait, 
alla  les  habiter  avec  une  lille  de  chambre  fort  adroite, 
qu'elle  traitait  en  amie,  et  qui,  depuis  plusieurs  années 
était  à  son  service.  —  Là  elle  vécut,  simple  dans  ses  ha- 
billements el  dans  ses  actions;  édifiant  ses  hôtes  qui  ne 
concevaient  pas  qu'une  aussi  chaimante  personne  ne  sor 
lit  de  sa  retraite  que  pour  assister  au  service  divin  ,  et 
faire  l'aumône  aux  pauvres  du  quartier. 

On  était  alors  en  plein  printemps  ;  la  nature  renaissait 
sous  les  rayons  d'un  beau  soleil  de  mai ,  et  le  chant  des 
oiseaux,  le  parfum  des  fleurs,  la  sérénité  du  ciel  plon- 
geaient l'àme  dans  une  vaporeuse  extase.  —  Un  soir,  le 
chevalier  de  Mirabeau  appuyé  sur  le  balcon  de  sa  fenêtre 

38 


—   584   — 

eiiiendit  le  son  d'un  sistre,  acconipagrjanl  une  voix  aussi 
douce  qu'expressive.  —  Celle  voix  chaniaii  la  pastorale 
suivante,  dont  les  paroles,  si  l'on  en  excepte  le  refrain 
emprunté  à  des  stances  religieuses  de  Berlaut ,  évèque 
de  Séez  ,  sont  assez  communes  ,  mais  dont  la  musique 
est  le  chef-d'œuvre  d'Albanesi  ,  et  la  plus  charmante 
inspiration  mélodique  qui  soit  jamais  sortie  d'un  cerveau 
humain  (1)  : 

Au  bord  d'une  fontaine 
Tyrcis  brûlant  d  amour, 
Gonlait  ainsi  sa  peine 
Aux  échos  d  alentour  : 
Félicilé  passée , 
Qui  ne  peux  revenir  ! 
Tourment  de  ma  pensée  , 
Qu3  n'ai-je  en  le  perdant  perdu  le  souvenir  ' 

J'aimais  une  bergère  , 
Je  possédais  son  cœur  ; 
Mais,  hélas  '  sur  la  terre 
Il  n'est  pas  de  bonheur  : 
Félicité  passée. 
Qui  ne  peux  revenir! 
Tourment  de  ma  pensée  , 
Que  n'ai-je  en  le  perdant  perdu  le  souvenir  ! 


(l)  Albanesi,  que  l'on  appelailen  France  Albanèse,  ou  d  Albanèse, 
étail  un  sopraniste  ,  élève  du  Conservaloire  de  Naples.  —  11  vint  à 
Paris  en  1747,  à  l'âge  de  18  ans,  et  fut  de  suite  engagé  à  la  chapelle 
du  Roi.  —  En  1"52  ,  on  le  nomnaa  premier  chimtour  du  Concert  spi- 
rituel —  Il  a  composé  un  grand  nombre  d'airs  et  de  petits  duos 
raii.plis  de  mélodie. — Celait  le  Blangini  du  )8''  siècle. 


Hommage  àHoger  de  l  Opéra. 


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^  585    — 

Il  vaut  mieux  ,  disait-elle  , 
Mourir  que  de  changer  ; 
Maintenant  l'infidèle 
Aime  un  autre  berger  : 
Félicité  passée  , 
Qui  ne  peux  revenir  ! 
Tourment  de  ma  pensée  , 
Que  n  ai-je  en  te  perdant  perdu  le  souvenir  I 

0  jours  dignes  d  envie  , 
Je  ne  vous  verrai  plus! 
Au  printems  de  ma  vie 
Vous'ôtes  disparus  : 
Félicité  passée  , 
Qui  ne  peux  revenir  ! 
Tourment  de  ma  pensée  , 
Que  n'ai -je  en  te  perdant  perdu  le  souvenir  ! 

En  eniendant  celle  pastorale,  le  chevalier  qui  senlail 
vivement  la  musique  éprouva  un  ravissement  exrième  ! 
La  voi\  de  mademoiselle  Navarre,  ce  refrain  s'appliquani 
si  bien  à  la  situation  d'un  cœur  malade  d'amour  produi- 
sirent sur  lui  un  effet  tel  que,  pour  la  première  fois  depuis 
l'abandon  de  sa  perfiide  maîtresse  ,  il  vei  sa  d'abondantes 
larmes.  —  Les  médecins  philosophes  expliqueraient  sans 
doute  on  ne  saurait  mieux ,  par  (juels  ressorts  cachés 
l'être,  qu'une  affection  morale  soumet  à  sou  triste  empire, 
se  irouve  transfoimé  lorsqu'on  parvient  à  le  faire  pleurer. 
—  Cette  explication  vous  me  la  donnerez  ,  mon  cher 
docteur,  et  je  suis  persuadé  qu'elle  sera  aussi  lucide 
qu'intéressante.  —  E\i  attendant  je  me  borne  à  constater» 
qu'a  partir  de  ce  mouient  Mirabeau  fut  sauvé,  et  se  ratta- 
cha progressivement  à  rexistoncc. 


—  586    — 

Oïl  concevra,  du  resle,  qu'il  ait  cherche  à  connaître  la 
personne  dont  la  voix  lui  avait  causé  une  si  profonde  im- 
pression. —   Aussi  le  lendemain  suivit-il  mademoiselle 
Navarre,  lorsqu'elle  se  rendit  à  l'office  du  matin. —  Char- 
mé de  ses  grâces  modestes,  de  sa  figure  si  séduisante  ,  il 
lui  ofl"rit  de  l'eau  bénite  au  moment  où  elle  quitta  l'église 
pour  retourner  chez  elle.  —  «Mademoiselle,  lui  dit- il, 
«  nous  habitons  la  même  maison,  et  je  m'estimerais  bien 
«  heureux  si  vous  me  permettiez  de  vous  offrir  la  main 
«  pour  vous  reconduire    »  —  C'est  en  baissant  les  yeux 
qu'elle  accepta  cette  proposition  ,  et  comme  elle  venait 
d'atteindre  le  but  qu  elle  poursuivait  avec  ardeur  depuis 
plusieurs  jours,   et  que  le  chevalier  commençait  à  être 
fortement  épris  ,    la  conversation  fut  aimable,  tendre, 
et  en  arrivant  au  logis  ils  étaient  déjà  les  meilleurs  amis 
du  monde. 

Une  révolution  totale  s'opéra  dans  les  idées  de  made  - 
moiselle  Navarre,  à  dater  de  sa  liaison  avec  le  chevalier 
de  Mirabeau.  —  Sa  vingt-quatrième  année  venait  de  s'ac- 
complir; jusque-là  elle  s'était  montré  plus  que  légère, 
cédant  à  tous  les  vents  du  caprice,  mais  bien  plutôt  roma- 
nesque que  libertine  —  La  raison  lui  fit  enfin  entendre  sa 
voix.  —Elle  pensa  au  triste  avenir  des  femmes  qui,  comme 
elle,  effeuillaient  sans  réflexions  les  roses  de  leur  prin- 
lems,  et  atteignaient  à  l'automne  d'une  vie  follement  dis- 
sipée, sans  appui,  sans  liens  durables,  et  n'ayant  plus  que 
de  stériles  regrets.  —  Ses  mœurs  se  purifièrent,  et  Mira- 
beau, entraîné  par  la  passion  lui  ayant  annoncé  que  son 
intention  était  de  l'épouser,  elle  fit  acte  de  franchise  et  de 
probité,  en  lui  avouant  ses  fautes,  et  en  paiiiculier  l'inti- 
mité qui  avait  régné  entre  elle  et  Marmoniel.  —  «  Maiu- 
«  tenant,  chevalier,  lui  dil-elle  (en  terminant  sa  confes- 


—   587    — 

«  sion),  vous  voyez  bien  que  je  ne  suis  pas  digne  de 
«  devenir  voire  femme?..  —  «  Vous  ne  vous  rendez  pas 
«  justice,  répondit-il,  en  tombant  à  ses  genoux;  car  l'aveu 
«  que  vous  venez  de  me  faire  prouve  à  quel  point  votre 
«  cœur  est  honnête,  et  il  augmente  encore  le  désir  que 
«  j'ai  d'unir  mon  sort  au  vôtre.  »  —  Apres  plusieus  jours 
de  tendres  débats,  dans  lesquels  elle  se  fit  voir  aussi  sin- 
cère que  désintéressée,  elle  finit  par  accepter  la  main  du 
chevalier  :  mais  il  fut  convenu  qu'il  ferait  d'abord  le  voyage 
de  Paris  pour  réclamer  de  Marmontel  les  lettres  qu'elle 
lui  avait  écrites,  ce  qui  eut  lieu.  —  Puis  ayant  appris  que 
le  pauvre  poète  était  gravement  malade  du  chagrin  de 
l'avoir  perdue ,  elle  se  rendit  dans  la  capitale  et  alla  le 
visiter,  accompagnée  de  Mirabeau. 

De  nouveau,  mon  cher  docteur,  j'abandonne  à  l'auteur 
de  Béiisaire,  le  soin  de  rendre  compte  de  cette  entrevue. 
Vous  allez  voir  mademoiselle  Navarre  s'y  montrer,  pour 
quelques  instants,  en  dépit  de  ses  beaux  projets  de  ré- 
forme, plus  étrange,  plus  originale  que  jamais  : 

«  La  fièvre  ne  me  quittait  pas  ;  j'étais  mélancolique  ;  je 
"  ne  voulais  plus  voir  personne  — je  sentais  le  besoin  de 
«  respirer  un  air  plus  vif  que  celui  du  quartier  du  Louvre; 
«  je  voulais  me  donner  pour  ma  convalescence  une  pro- 
"  menade  solitaire;  j'allai  loger  dans  le  quartier  du 
'<  Luxembourg. 

«  Ce  fut  là ,  malade  encore ,  dans  mon  lit,  en  l'absence 
'■  du  Savoyard  qui  me  servait ,  que  j'entendis  un  malin 
a  quelqu'un  entrer  chez  moi. 

«  Qui  est-là?.. — On  ne  me  r(''pond  point;  maison 
«  enlr'ouvre  les  rideaux  de  mon  alcôve  ,  et  dans  l'obscu- 


—   5SS   — 

«  rilé,  je  me  sens  embrasser  par  une  femme  dont  le  vi- 
«  sage,  appuyé  sur  le  mien,  me  baignait  de  larmes.  — 
«  Qui  èies-vous?  demandai-je  encore  »  — Et  sans  répon- 
«  dre,  on  redouble  d'embrassenients ,  de  soupirs  et  de 
«  pleurs.  —  Enfin,  on  se  lève,  et  je  vois  mademoiselle 
<■  Navarre,  en  déshabillé  du  matin,  plus  belle  que  jamais, 
«  dans  sa  douleur  et  dans  ses  larmes  —  «  C'est  vous, 
«  mademoiselle,  m'écriai-je  !.  —  qui  vous  amène?.  Vou- 
«  lez-vous  me  taire  mourir?..  »  —  En  disant  ces  mots, 
<•  j'apperçus  derrière  elle  le  chevalier  de  Mirabeau  , 
«  immobile  ei  muet.  —  Je  crus  être  dans  le  délire.  — 
ce  Mais  elle  ,  se  tournant  vers  lui  d'un  air  irogique  : 
«  — Voyez,  monsieur,  lui  dit-elle,  voyez  qui  je  vous 
«  sacrifie!...  l'amant  le  plus  passionné ,  le  plus  fidèle  ,  le 
((  plus  tendre  ,  et  le  meilleur  ami  que  j'eusse  au  monde  ; 
M  voyez  dans  quel  état  mon  amour  pour  vous  Ta  réduit , 
<i  et  combien  vous  seriez  coupable ,  si  vous  vous  rendiez 
«  jamais  indigne  d'un  tel  sacrifice  !»  —  Le  chevalier 
était  pétrifié  d'étonnement ,  et  d'admiration.  «  —  Ètes- 
«  vous  en  état  de  vous  lever?  me  demanda-t-elle?  »  — 
«  Oui,  lui  dis-je.  »  —  «  Eh  bien!  levez-vous  et  donnez- 
«  nous  à  déjeuner  ;  car  nous  voulons  que  vous  soyez 
«  notre  conseil ,  et  nous  avons  à  vous  communiquer  des 
«  choses  de  grande  importance.    > 

«  Je  me  lève ,  et  mon  Savoyard  étant  arrivé  ,  je  leur 
K  fais  apporter  du  cale  au  lait.  —  Dès  que  nous  fûmes 
«  seuls  :  '<  —  Mon  ami ,  me  dit-elle  ,  M.  le  chevalier  e^ 
«  moi  nous  allons  consacrer  nos  amours  aux  pieds  des 
«  autels  ,  nous  marier,  non  pas  en  France  ,  où  nous 
«  aurions  bien  des  diffîculli's  à  vaincre,  mais  en  Hollande, 
«  où  nous  serons  libres.   —  Le  maréchal  de  Saxe  est 


_    5^9  _ 

«  tiiiieiix  de  jalousie.  —Voici  la  lettre  qu'il  m'a  ('crite.-- 
«  Il  y  traite  légèrement  M.  le  chevalier  ;  mais  il  lui  eu 
«  fera  raison.  •>  —  Je  lui  représentai  qu'un  rival  jaloux 
«  n'était  pas  obligé  d'être  juste  envers  son  rival  ,  et  qu'il 
«  ne  serait  guère  ni  prudent,  ni  possible  de  s'attaquer  au 
«  maréchal  de  Saxe.  «  —  Qu'appelez-vous  s'attaquer? 
«  reprit-elle;  en  duel  ,  l'épée  à  la  main?  Ce  n'est  point 
«  cela  :  je  ne  me  suis  pas  fait  entendre.  —  M.  le  chevalier 
«:  après  son  mariage  ,  s'en  \  \  demander  du  service  à 
«  quelque  puissance  étrangère  :  il  est  connu  ,  il  peut 
«  choisir.  —  Avec  son  nom  ,  sa  valeur,  ses  talents  ,  et 
«  cette  ligure  ,  il  fera  un  chemin  rapide  ;  incessamment 
«  on  le  verra  à  la  tète  des  armées,  et  c'est  dans  un  champ 
«  de  bataille  qu'il  se  mesurera  avec  le  maréchal.  <(  —  Fort 
«  bien,  mademoiselle,  m'écriai-je,  voilà  ce  que  j'approuve, 
«  et  je  vous  reconnais  l'un  et  l'autre  dans  un  projet  si 
«  généreux.  —  Je  les  vis  en  effet  aussi  fiers  et  aussi  con- 
«  lents  de  leur  résolution  ({ue  si  elle  avait  dû  s'exécuter 
«  le  lendemain.    ' 

C'est  à  la  suite  de  cette  visite  faite  à  Marmontel  que  les 
deux  amants  allèrent  en  Hollande  où  ils  se  marièrent.  — 
Hfilasl  pour  leur  repos  ils  n'auraient  pas  dû  quitter  ce 
pays  ,  mais  le  désir  de  revoir  la  France  s'empara  de  leur 
pensé(î,  et  ils  vinrent  se  fixer  à  Avignon.—  Pendant  deux 
années  ils  y  vécurent  d'autant  plus  heureux  ,  que  made- 
moiselle Navarre  ,  revenue  de  ses  erreurs  ,  témoignait  à 
Mirabeau  une  tendresse  égale  à  celle  qu'il  lui  portait.  — 
Sa  beauté  était  alors  dans  tout  son  éclat,  el  la  vivacité  de 
son  esprit  tempérée  par  la  raison  ,  sa  bienveillance  la 
faisaient  adoreide  tomes  les  personnes  qui  fri-queni  aient 
leur  maison.  —  KUe  devint  cni^einte;  les  douceurs  et  les 
joies  de  la  maternité  allaient  donnei'  de  nouveaux  charmes 


—    ;.9lJ   — 

à  l'union  qu  elle  avait  contraclée.  —  Cependant  le  frère 
du  chevalier,  ce  tartuffe  de  la  philanthropie  ,  dont  l'exis- 
tence s'est  passée  à  solliciter  des  lettres  de  cachet  d'un 
pouvoir  absolu,  et  à  faire  embastiller  ses  paients,  trouva 
fort  mauvais  que  son  cadet  eût  épousé  mademoiselle 
Navarre  (1).  —  Aux  yeux  de  ce  grand  philosophe,  de  cet 
ami  des  liommes  ,  ainsi  qu'il  s'intitulait  ,  c'était  un  crime 
impardonnable  que  cette  mésalliance  d'un  membre  de  la 
famille  des  Riqueiti,  avec  la  fille  d'un  petit  bourgeois,  d'un 
vilain.  —  Si  le  mécontentement  du  marquis  de  Mirabeau 
avait  eu  pour  cause  la  conduite  plus  que  légère  tenue  jadis 
par  mademoiselle  Navarre,  la  rigueur  qu'il  déploya  aurait 
du  moins  offert  l'apparence  d'un  motif  respectable  :  mais 
il  n'en  fut  rien.  On  sait  d'ailleurs  ce  que  valait  la  moralité 
de  ce  fier  marquis  ,  et  dans  cette  circonstance  les  seuls 
mobiles  qui  le  firent  agir  furent  l'orgueuil  et  la  méchanceté. 

Il  obtint  l'ordre  arbitraire  de  l'arrestation  de  son  frère 
dans  les  Étals  du  Pape  ;  et  des  sbirres  s'introduisirent 
chez  le  chevalier,  au  moment  où  sa  femme  était  en 
couches.  —  En  les  voyant  entrer  dans  son  appartement 
cette  dernière  fut  saisie  d'une  frayeur  extrême  I...  D'hor- 
ribles convulsions  se  déclarèrent  ,  et  malgré  tous  les 
secours  de  la  médecine  ,  elle  mourut ,  ainsi  que  l'enfant 
qu'elle  portait  dans  son  sein. 


(1)  «  11  y  a  <'ii  ,  di<ail  Mirabeau  le  célèbre  oralenr.  54  lellres  do 
«  cachet  dans  ma  famille.  —  J'en  ai  eu  17  pour  ma  pari.  —  Vous 
«  voyez  que  j'ai  élé  traité  en  aine  de  Normandie.  «  —  Le  marquis 
l'avait  successivement  fait  enfermer  à  l'ile  de  lîlié.  au  fort  de  Jeux  ,  et 
au  donjon  de  V'incennes.  —  Quel  bon  père  que  M.  le  marquis  de 
Mirabeau  !!l 


—   591    — 

Telle  fut,  mon  cher  docteur,  la  fin  de 'mademoiselle 
Navarre  ;  de  cette  femme  que  la  nature  avait  douée  de 
tant  d'attraits,  de  séduction  ,  et  pour  laquelle,  au  milieu 
de  ses  erreurs ,  je  ne  puis  m'empècher  de  ressentir  un  vif 
intérêt.— Ses  fautes  furent  à  la  fois  le  résultat  de  sou  orga- 
nisation, et  des  mœurs  de  son  siècle.  —  C'était  le  temps 
où  les  vierges  folles  tenaient  le  sceptre  ;  où,  comme  les 
Nonnes  de  l'opéra  de  notre  grand  Meyerbeer,  elles  dan- 
saient la  coupe  à  la  main  ,  à  la  lueur  étoilée  du  feu  de 
mille  bougies  ,  entourées  d'adorateurs  qui  n'étaient  plus 
que  les  spectres  des  chevaliers  d'autrefois ,  et  d'abîmes 
ne  devant  pas  larder  à  s'ouvrir  pour  engloutir  une  société 
corrompue  ,  sceptique  ,  et  railleuse.  —  Sans  doute  nous 
sommes  plus  sages  maintenant ,  mais  sommes-nous  plus 
heureux  ?...  C'est  une  question  que  je  n'ose  pas  me  per- 
mettre de  résoudre.  —  Serez-vous  ,  à  cet  égard  ,  plus 
audacieux  que  moi?... 

En  attendant  votre  réponse  je  vous  envoie  mademoi- 
selle Navarre.  —  Examinez-la  avec  toute  l'attenlion  du 
médecin-psychologue  ,  de  l'homme  aimable  ,  spirituel  ; 
interrogez,  sondez  ce  cœur  qui  ne  se  connaissait  pas  lui- 
même,  et  prononcez  sa  condamnation  ou  son  absolution. 
Votre  arrêt  sera  le  mien. 

Octobre  1852. 


LE   POir.XARD  HE    D0\  V  DOLOHES. 


A  LA   MEMOIRE   DE   GABRIELLE  ALLAN. 


L'Iiuruaiiitc   l'impiouve, 
Mais  la  venu  l'approuve. .  . 
Je  me  borne  à  conter. 

fl.A    BALIADE  Dr  POIGN\R0' 


LE    POIG\ARD    DE    DOIVA    DOLORES. 


UN  MOT  SUR  CETTE  BALLADE. 

Gabrielle  Allan  ëiail  la  seconde  fille  de  M'"''  Dorval. 
Jamais  figure  plus  séduisanle  ne  fui  accompagnée  d'un 
esprit  plus  vil",  plus  distingué  !  Je  l'avais  connue  enfaiil 
chez  sa  mère,  et  loisqu'à  dix  neuf  ans  on  la  plaça  en 
Angleterre,  pour  lerminei-  son  éducation,  mon  ami  Merle 
vint  passer  quelques  jours  avec  elle  chez  moi,  avant  de 
la  conduire  à  Londres.  —  Le  climat  de  ce  pays  si  bru- 
meux, si  triste,  développa  en  elle  une  maladie  de  poi- 
trine, dont  elle  avait  reçu  le  germe  en  naissant  Dix  huit 
mois  s'étaient  à  peine  écoulés ,  lorsqu'un  jour  elle  nous 
revint  atteinte  au  second  degré  de  la  cruelle  maladie  qui 
la  fil  périr  un  au  après.  Pendant  trois  semaines  elle  fut 
l'objei  de  tous  nos  soins,  afin  de  la  mcltie  en  étal  de 
rejoindre  sa  mère  qui  l'attendait  a  Paiis.  —  Au  milieu  de 
ses  souffrances,  elle  déployait  un  courage  extraordinaire, 
et  dans  les  courts  intervalles  de  repos  que  lui  laissaient 
la  fièvre  hectique  et  une  toux  opiniâtre,  son  esprit  était 
(  'une  gaîté,  d'une  finesse,  d  une  originalité  plus  remar- 
quables que  jamais  1 

Un  soir  elle  me  monira  un  peiil  poignard  de  jarretière 
espagnol  que  je  trdiivai  Inri  jcili.  •■   —  Faites-moi,  médit- 


-^  59G   — 

«  elle,  d<*s  vers  sur  ce  poignard,  pour  mou  album,  ei  je 
«  vous  le  donnerai.   • 

Une  heure  après  je  lui  réciiai  la  ballade  qu'on  va  lire, 
ei  qui  depuis  a  éié  placée  dans  un  kepseake,  avec  une 
délicieuse  vignelle  anglaise. 

J'ai  fait  cadeau  de  ce  poignard  à  ma  chère  fille  Amélie, 
el  pour  elle,  comme  pour  moi,  c'est  un  précieux  souvenir 
de  lune  des  créatures  les  plus  charmantes  qu'a  l'aurore 
de  leur  existence,  le  ciel  ait  ravies  à  la  terre  1 1 


Elle  était  noble  et  fière. 
Et  dans  sa  jarretière 
Elle  avait  un  poignard  ; 
Poignard  à  lame  nue. 
Que  cachait  à  la  vue 
Sa  jupe  de  brocard. 

«  Dolorès,  ô  ma  fille, 
«  Que  dans  la  main  il  brille, 
'<   Pour  venger  la  pudeur, 
«  Si  quelque  téméraire  ! . .  . 
Ainsi  parla  sa  mère, 
Sur  son  lit  de  douleur. 

Et  bientôt  elle  expire. . . 
Tel  un  flambeau  de  cire, 
Uoni  s'use  l'aliment, 
Projette  dans  l'espace 
Sa  lueur  qui  s'efface, 
El  s'éleini  douccnieni. 


—    597    — 

Au  vœu  de  mon  fidèle, 
Depuis  la  damoiselle 
A  fui  les  séducteurs; 
Pâle  el  sage  elle  prie 
A  l'auielde  Marie, 
Qu'elle  couvre  de  lleuis. 

Or,  Feruaiid  de  Casiille 
Voyaul  si  belle  fdie 
La  poursuit  en  tous  lieux  ; 
Sans  vergogne  il  réclame 
Un  soupir  de  son  âme, 
Uu  regard  de  ses  yeux. 

L'amant,  en  embuscade, 
Donne  en  vain  s('rénade 
Sous  l'antique  balcon , 
Car  la  grille  discrète 
Reste  close  el  muelle, 
Malgré  tendre  cliausou. 

Alors,  dans  sa  folie, 
Il  jure,  sur  sa  vie, 
D'enlever  Dolorès  ; 
Sa  cavale  Isabelle 
Emporieia  la  belle 
De  Séville  à  Xérès. 

Un  soir,  voyez  l'audace  ! 
A  l'église  il  l'embrasse, 
Lui  disant  :  «   Sois  à  moi 
Puis  saisissant  sa  manie. 
Il  l'entraîne,  liemblanio 
De  coler';  el  d'ellVoi. 


—  598  — 

Mais,  dompiani  sa  faiblesse, 
La  vierge  avec  adresse 
Du  poignard  prolecleur 
S'empare  !  .  .  . .  En  sa  vengeance 
Son  bras  ferme  le  lance 
Au  flanc  du  ravisseur. 

Fut-elle  bien  coupable  ? 
Sur  ce  fait  lamentable 
On  pourra  discuter  : 
L'humanité  l'improuve. . . 
Mais  la  veiiu  l'approuve  : 
Je  me  borne  à  conter. 


FIN. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Avant-propos .• v 

Merameling • . . . .     ii 

Calalogue  de  ses  œuvres 27 

Appendice  à  1  étude  sur  sa  vie 41 

Bruges,  poésie 45 

Benvenuto  Cellini 51 

Watteau 63 

Catalogue  de  son  œuvre 94 

Appendice 112 

Nattier 117 

Appendice 1 42 

Pater 1 45 

Catalogue  de  son  œu v  re ICI 

Chardin 173 

Addition 187 

Catalogue  de  ses  tableaux 190 

Tableaux  sans  dates  précises 200 

Son  œuvre  gravée 203 

Hubert  Robert 2«  I 

Le  chant  de  Léonard  de  Vinci r 23 1 


60<)   — 


Art  musical. 


De  l'abandon  des  anciens  compositeurs 237 

Eloge  historique  de  Monsigny 259 

Appendice , 278 

Catalogue 280 

Gossec 316 

Ma  première  visite  à  Grétry 323 

Richard  Cœur-de-Lion 33< 

Appendice 361 

Lesueur. .    367 

Appendice 376 

Meyerbeer 381 

Addition 393 

Paganini • 397 

Joseph  Dessauër 411 

Trois  anecdotes  musicales 419 


Hommes  de  lettres,  savants,  artistes  dramatiques  et  mélanges. 

Notice  sur  Jehan  Molinet 429 

Les  Sanlecque 449 

Lesage  à  Bou!ogne-sur-Mer 457 

Eloge  historique  du  baron  de  Courset 467 

Michaud,  de  l'Académie  Française 483 

Talma 50 

Marie  Dorval  et  Merle 525 

Ferare 543 

Le  fantôme  du  Tasse 550 

Mademoiselle  Navarre 555 

Le  poignard  de  Doira  Dolorès 593 


ElUlAl  A 


PAGKS         LIGNES 

49.   —  23.   —  Au  lieu  lie. 

0  Au  talent  vaincu  de  sort.   i> 
Lisez  : 
«  Au  talent  vaincu  du  sort.  »• 
67.  —  13.  —  Au  lieu  de  :  comme  fêtasse,  lisez  :  comme  le 

Tasse. 
94.  —  tO.  —  Au  lieu  de  :  Siroin,  lisez  :  Sirois. 
128.  —    2.  —  Au  lieu  de  :  était;  lisez  :  était, 
<5<.  —  15.  —  Au  lieu  de:  vivement  touché  de  ces  avances, 

lisez  :  des  avances. 
154.  —     6.  —  Au  lieu  de  :  porte  son  nom,  lisez  :    porte  son 

nom. 
243.  —  23.  —  Au  lieu  de  :  de  ses  pane'giristes,   lisez  ;   dr  ses 

panegiristcs . 
251.  —  li.  —  Au  lieu  de:  po^ili,  lisez;  positif 


—  G02   — 

256.     -  JO    —  XuWqu  de  :  joue  Mirope^  Usez:  joue  Mc'rope. 
256.  —  IS,  —  Au  lieu  de:  commenctnt  donc  à  baisser,  Wsez 

commence  à  baisser. 
262.   —  10.  —  Au  lieu  de  :  afin  de  la  cul ..  lisez  :  afin  de  la 
•         cul- 

—  Au  lieu  de  :  a  salle,  lisez  :  la  salle. 

—  Au  lieu  de  :  composés  par  lui,  lisez  :  composés 
par  lui.  — 

—  Au  lieu  de  :   il  travaillé  encore,  lisez  :  il  tra- 
vaillait encore. 

—  Au  lieu  de  :  doublées  de  cornes,  lisez  :  doublées 
de  corne. 

—  Au  lieu  de  :   l'habile  Tallemanl,  lisez  :  l'habile 
Tillemant. 

—  Au  lieu  de  ;  apporta,  lisez  :  apporta  un. . . 

—  Au  lieu  de  :  c'élai. .  lisez  :  c'était. 

—  Au  lieu  de:  les  frères  Taubin,  lisez  ;    Baukin. 

—  Au  lieu  de  :   rôles  qu'on  l.  .  lisez  :    rôles  qu'on 

lui. . . 
504.  —  23.  —  Au  lieu  de  quoiqu'en  génér . .  Visez:  quoiqu'en 
général. 

Je  laisse  à  mes  lecteurs  le  soin  de  corriger  les  fautes  qui 
peuvent  encore  exister  dans  ce  volume. 


NOTE    ESSENTIELLE. 

Le  portrait  en  tête  de  cet  ouvrage  est  celui  de  la  célèbre 
danseuse  Cupis  de  Camargo,  dont  il  est  question  dans  l'étude 
sur  Natier,  page  135,  et  dans  Mademoiselle  Navarre,  p.  555.  — 
C'est  une  eau-forto  faite  par  Edmond  Hédouin. 

La  musique  de  la  Pastorale  d'Albanesi  doit  être  placée  entre 
les  pages  584  et  585. 


279. 

—  10. 

291. 

—  12. 

318. 

—     7. 

361. 

—     5. 

376. 

—  11. 

423. 

—  27. 

442. 

-  15. 

473. 

—     8 

504. 

—  22. 

^,^ 


K      Hedouin,  Pierre 
1LM5  Mosaïque 

H5 


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