mosaïque.
TYF DE E. l'RlGNET, KUE DE MONS , 9. A VALENCIENNES.
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University of Toronto
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mosaïque.
PEINTRES — MUSICIENS — LITTÉRATEURS
ARTISTES DRAMATIQUES,
A PARTIR DU 15'^ SIÈCLE JUSQu'a NOS JOURS,
PAR P. HÉDOmiV,
MEMBRE DES SOCIÉTÉS ACADÉMIQUES DES ENFANTS d'aPOLLON,
DE S7-CÉCILE ET DE LINSTITUT HISTNIUQUE DE PARIS;
HONORAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES DE LA
MORINIE, ET DES ACADÉMIES DE VALENCIENNES,
ANVERS — ARRAS — DOUAI — CALAIS
DUNKERQUE — BOULOGNE.
PARIS,
H;açel, éditear rue Vivicnaî, n" 2 bis Lcdoyen , palais royal
FEB 61970 '
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Mr
A MES AMIS.
Vous aimez les ans, les lelires , et plusieurs de vous
les cultivent , et leur doivent une célébrité qui ne périra
pas".
Recevez avec indulgence ce volume , faible témoignage
de mon estime et de mon affection.
Je le voudrais plus digne de vous être ofFeri.
AVANT -PROPOS.
Des amis très iadulgenls, mont manifesté le désir de voir
réunis les essais écrits par moi, à diverses époques, sur les
aits et la littéiature. — Je leur offre ce volume qui , à défaut
d'autre mérite, a du moins celui d'une assez grande variété.
Les articles qu'il contient ont été publiés dans des revues et
journaux parisiens, tels que l'Artiste , le Bulletin des arts, les
Annales archéologiques , le Ménestrel , etc., et dans des recueils
de province , entr'autres les Archives du Nord de mon aimable
et savant ami A. Dinaux. — Ils m'ont souvent été demandés
par des amateurs et collectionneurs d'ouvrages sur la peinture
et la musique , surtout à cause des catalogues qu'ils renfer-
ment. Pour satisfaire à leur demande, il eut fallu les détacher
des recueils qui leur avaient donné asile, et cela n'était pas
possible. Maintenant il sera facile à ces amateurs de se les
procurer , s'ils continuent à penser qu'ils sont dignes de fixer
tant soit peu leur attention.
J'ai conservé le texte de ces articles tel qu'il existait, lors-
qu'il a été primitivement publie. Pourquoi ne serais-jc pas
resté fidèle à l'inspiration qui m'avait guidé, quoique mes.
opinions sur certaines œuvres d'art soient en opposition avec
le goût et la mode de nos jours de décadence?. Je n'ai poin'
changé; pour moi ce qui était beau il y a 50 ans n'a pas cessé
de l'être aujourd'hui. J'ai toujours dit ce que je sentais, ce
que je croyais vrai ; et jamais je n'ai appartenu à aucune de
ces honteuses coteries, faisant métier et marchandise de ren-
verser de leur piédestal les hommes de génie, pour y hucher
les nains. En fait de critique d'art j'appartiens, mais de
bien loin, sans doute, quant au talent, à l'école de Gustave
Planche, de Berlioz et de Scudo. Ils peuvent se tromper quel-
quefois, je puis me tromper souvent; mais la mauvaise foi, la
camaraderie, la vénalité ne dirigent jamais notre plume.
J'ai revu seulement avec soin, et augmenté de tous les docu-
ments nouveaux que j'ai pu me procurer, la partie érudite
des biographies d'artistes, formant la base principale de ce
volume. Qu'il me soit permis d'en citer un exemple. A tou-
tes les preuves rassemblées pour établir que le fameux
peintre de la chasse de Ste. -Ursule , devait se nommer Mem-
mcling, et non pas Eemmeling, j'en ai ajouté une que je re-
garde comme irréfragable. Je la dois à la découverte d'une
inscription entourant un tableau gothique , faisant partie de lu
collection de mon spirituel ami, le docteur Escalier de Douai.
Au surplus, mon opinion sur ce point est aujourd'hui géné-
ralement adoptée. Le dernier catalogue des tableaux flamands
du Musée du Louvre , donne au peintre brugeois le nom de
Mcmling ; et afin de justifier ce nom, il se base, en suivant
l'ordre tracé dans la première édition de ma biographie, sur
toutes les raisons que j'y avais exposées. Il est vrai que le
rédacteur de ce catalogue, du reste fort bien élaboré, ne méfait
pas l'honneur de dire oii il les a puisées : mais, qu'importe,
pourvu que la vérité triomphe!! Ne vivons-nous pas dans un
siècle où le Sic vos non vobis de Virgile, peut être justement
appliqué à une foule de gens s'eraparant des idées, des œuvres
d'autrui, avec un sang-froid vraiment admirable?., En mu-
vit
sique, en peinture, en littérature ce genre de braconnage est
tout à fait de mode. On travaille en marqueterie, avec des
matériaux de toutes couleurs, pris chez le voisin. Telle par-
tition, tel écrit que je pourrais citer^ ressemblent à cet habit
d'arlequin confectionné par le tailleur de Bergame, auquel
chacune de ses pratiques pouvait venir demander la restitu-
tion du morceau qui lui avait été volé. Faisons toutefois
observer qu'à cette manie peu délicate de se montrer savant
aux dépens d'autrui , il est de rares , et par cela même très-
honorables exceptions. Ainsi, dans son HiMoire des peintres,
ouvrage élégamment écrit, et parfaitement exécuté, i\l. Char-
les Blanc, en se servant de mon travail sur Chardin, s'est cru
obligé de rappeler mon nom de la manière la plus gracieuse et
la plus indulgente. Je l'en remercie cordialement.
Maintenant disons un mot de la pensée dominant, en géné-
ral, dans ces feuilles fort légères quant au talent, mais tout à
fait consciencieuses quant au sentiment qui les a dictées.
Cette pensée la voici : « dans les arts, dans la littérature, nous
» marchons vers la décadence, bien plus que vers le progrès;
» et la véritable puissance, la reine de notre siècle, c'est l'in-
» dustrie. » Qu'on n'aille point prendre acte de cette franche
déclaration pour me qualifier du titre de louangeur quand
même du temps passé, accompagné des charmantes épithètes
que les fantaisistes de l'époque distribuent si généreusement
aux admirateurs de l'art sérieux, et de la littérature de bon
aloi. Certes, il est encore parmi nous un petit nombre de
noms illustres : je me plais à le reconnaître, et personne plus
que moi n'accorde aux fruits de leurs veilles une haute estime.
Cependant, ces noms eux-mêmes ne sont pas sans tâches, el
ces lâches proviennent d'une tendance continuelle à exagérer
les effets, à faire du neuf, afin de satisfaire un public que tous
les jours on blase davantage. Ainsi, en peinture, on se lance
dans l'abus de la couleur, en lui sacrifiant le dessin, la com-
position, 1 expression noi)le ol morale. Pour arriver au réa-
lisme, ce grand cheval de bataille des prétendus novateurs, on
s'attache à reproduire des détails étranges, discordants, ne se
rencontrant que bien rarement dans la nature ; comme si le
réalisme interprété d'une façon aussi fantasque, aussi biscor-
nue n'était pas l'absence complète de l'art. En musique, afin
d'obtenir un brevet d'originalité, beaucoup de lauréats du con-
servatoire cherchent la mélodie par les moyens qu'on em-
ployerait pour résoudre une équation algébrique. Et quand
par hasard, le chant, sans lequel il n'y a pas plus de musique
qu'il n'y a de peinture sans dessin, essaie à faire acte d'exis-
tence, ces savantasses l'étouffent sous une instrumentation for-
midable!! Enfin, en littérature, pour amener la fantaisie, on
tombe dans le bizarre, le trivial, le faux du sentiment, des ca-
ractères, l'étalage repoussant des plaies d'une bohème de con-
vention, le tout revêtu d'un style où le néologisme se pré-
lasse avec une impudeur à nulle autre pareille!... Si cela
continue, il est certain que dans cent ans il n'y aura plus trace
de cette belle et chaste langue française, immortalisée par les
écrits des Pascal, des Fénélon, des Bossuet, des Molière, des
J. J. Rousseau.
Le dirai-je ensuite?. Eh! pourquoi pas! L'une des causes
principales de notre décadence dans le domaine des œuvres
de l'intelligence, provient aussi de la monomanie d'imitation
de tout ce qui appartient aux nations étrangères. Nos pein-
tres tendent à faire de la couleur comme le Titien, Rembrandt,
liubens, Murillo; nos musiciens du chant et des finals comme
les Italiens. Nos auteurs de drames^ de poésies, de ro-
mans, nous donnent la contre-épreuve très-elfacée des inspi-
rations de Shakespear, de Byron, de Walter-Scott et de Dic-
kens. En ce moment leur verve s'exerce à pasticher les Grecs.
On nous f.ibriquede l'Homère, dcrEschyle,duThéocrite habillés
à la française : en un mot nous nous efforçons de ressembler
à tout le n)onde, de ne pas être ce que la nature nous a faits,
et cela en nlfichant la prétention de nous montrer originaux
Où nous mène, grand Dieu, cette singerie qui n'a pas de fin!
à la bâtardise la plus complète, au néant. Depuis notre pre-
mière révolution les effets de cette déplorable monomanic se
sont étendus sur toutes choses. Que sont devenus nos cos-
tumes élégants, nos soirées et notre conversation si aimables;
nos gouvernements , à partir de l'importation des modes an-
glaises, américaines, des chartes de la Grande-Bretagne et des
États-Unis, des pipes et des cigares de l'Allemagne, des galops
et des danses russes?. . . Hélas ! tout cela s'est évanoui sous
les plis disgracieux des carricks , des paletots; sous la roide
enveloppe du frac puritain, au milieu de la fumée du tabac, de
la lecture des journaux, du piétinement des polkeurs. du
biuit des émeutes populaires, et des pavés des barricades!
Soyons donc français, ainsi que le dit la chanson, dans nos
mœurs, dans nos œuvres, et ce sera alors que nous redevien-
drons dignes d'être enviés par tous les peuples qui nous en-
tourent. Un des poètes de cet ancien régime si sottement
décrié, a écrit quelque part :
« Plus je vis l'étranger, plus j'aimai ma patrie ! »
Ce vers ne m'est jamais revenu à la mémoire, sans faire bat-
tre vivement mon cœur!.. En le répétant je songeais à notre
belle et noble France qui sera encore, lorsqu'elle le voudra, la
première nation du monde !
C'est là mon vœu le plus cher, et c est par lui que je termi-
nerai cet avant-propos.
MEHLIÎVG.
ÉTUDE SIU LA VIE ET LES OUVRAGES DE CE PEINTRE
SUIVIE DU CATALOGUE DE SES TABLEAUX.
« 11 est presque toujours dans
» la destinée du génie de voir
» couvert d'un nuage ses langes ,
» et son lincËul. »
G. Olivier, Christine de Pisan .
MEMLI\G<
Une erreur grave, ei assez généralement répandue,
tend à établir que ritalL', vers la fin du moyen-àge elle
commencement de la renaissance, possédait seule des
peintres dignes de fixer l'aiteniion. A ces deux époques,
sans doute , la patrie de Cimabuë et du Giotto réunissait
déjà un assez grand nombre d'artistes ayant, dès le XIII«
siècle, couvert beaucoup de monuments religieux de ces
peintures murales, conservées avec soin et avec orgueil
par les italiens ; mais plusieurs de nos églises, à partir
de 1200 , offraient ce système d'ornementation , et comme
l'a très bien fait observer M. de Guilhermy, dans les notes
de son voyage en Italie, les fresques de Tabbaye de saint
Savin, en Poitou, sont d'une époque plus reculée que
tout ce qu'on possède mainlonaiit en ce genre de l'autre
côté des Alpes.
Malheureusement l'esprit d'inconstance et d'indifférence
qui, dans tous les temps, en fait d'art surtout, a été la
base du caractère français, a anéanti, sous le badigeon
et sous les coups de marteau des démolisseurs, la plus
grande partie de ces trésors du passé. Nous disons tré-
sors, parce qu'il n'y a point à douior que lorsque nos ar-
listes faisaient déjà sortir de la pierre ces naïves et nobles
figures, décorant les portails des cathédrales de Rheims
et de Paris, des peintres, marchant sur leurs traces, exé-
cutaient alors des fresques nombreuses et pouvant être
mises, sans trop de désavantage, en regard des œuvres
les plus célèbres de l'Italie au moyen âge.
Si celle opinion toutefois rencontre quelques contra-
dicteurs, il n'en saurait être de même pour certains ar-
tistes flamands du xv« siècle : qu'il nous soit donc permis
de dire, avec assurance, que les tableaux des frères Van
Eyck et de leur rival Memling n'ont rien à envier à ceux
de Mantegna et du Pérugin.
Nous venons de nommer Memling, ce grand artiste, en
général si peu connu en France : c'est à lui, à ses ou-
vrages, que nous consacrons l'élude suivante. A défaut du
talent qui nous manque, pour faire sentir toute la subli-
miié de ses productions, celle élude ne sera pas sans in-
térêt aux yeux des abonnés des « Annales archéologiques» ;
car le peintre dont elle les enlreiienl se rattache, par ses
inspirations el ses travaux, à tous ces beaux monuments
gothiques, objets de leur amour el de leur admiration.
Hans ou Jean Memling a eu le sort de beaucoup d'hom-
mes célèbres, en ce que la date précise de sa naissance
cl de sa mort, ainsi que beaucoup de particularités de sa
vie, ne sont point parvenues jusqu'à nous. On n'est pas
môme d'accord sur le lieu où il a reçu le jour. Les opi-
nions les plus probables se réunissent cependant pour
établir qu'il naquit en l-iSO, à Bruges, ville si longtemps
habitée par lui, et où se trouvent le plus grand nombre et
quelques-uns des plus parfaits de ses ouvrages.
Une faille grave, fruil de rinatlenlion ou de rii»norance
de Descamps, auteur de quatre volumes sur les peintres
flamands, fait que, depuis la publication de ce livre, Mem-
ling est presque toujours appelé Hemlinck or Henime-
ling (1). 11 importe de relever celte faute, «l c'est ce que
nous allons entreprendre, en nous appuyant sur des do-
cuments irrécusables
Le nom de ce grand peintre se trouve indiqué sur ses
tableaux par un M majuscule, employé alors en Flan-
dre, et dont voici à peu près la forme jt| . La ressem-
blance de cette lettre et de l'H a conduit Descamps à pen-
ser qu il fallait lire et écrire Hemlinck ou Hemmeling, au
lieu de Memling. Or, tous les documents, touies les pièces
autographes du temps où Memling a vécu, prouvent que
cette lettre |tI a toujours servi à représenter un M.
C'est ainsi que dans un registre du xv* siècle, se trouvant
aux archives de l'hôpital Saint-Jean de Bruges, et concer-
nant des terres situées à Maldeghem, on voit la lettre M
qui commence ce mot, offrant une configuration parfaite
avec celle |-' , placée sur les tableaux du peintre. C'est
encore ainsi que les médailles et monnaies, frappées à
Bruges du vivant de Memling, sous le règne de Marie de
Bourgogne, piésenteni à la vue la lettre majuscule It|,
occupant le centre du revers, avec la légende Maria co-
MiTissA FLANDRi.t Oii ue poui d'aillcurs couscrver aucun
doute sur ce point, lorsque Carie Van Mander, habitant
Bruges cent ans après Memling, lui donne ce nom ; que
depuis et sous Louis XIII, Sanderus, dans sa Flandria
(1) Ce qu'il y a de remarquable, c'esl que dans son averlissement,
pages 14 el 15, Descamps le nomme Meinmelinck, adoplont ainsi la
lellre M, qu'il rcjelle dans le corps de son ouvrage.
— ti
ILLUSTRATA, adoptc lu même orthographe, et qu'en Italie,
où se irouvaient phisieurs de ses productions, on l'a tou-
jours appelé Memmeling (1).
La tradition et les chroniques ne nous ont rien transmis
sur rorigine, l'enfance, et la première jeunesse de Mem-
ling. Selon plusieurs il eut pour maître le fameux Ro-
gier Vander Weyden, de Bruges. Il y a tout lieu de pen-
ser que les œuvres d Hubert et de Jean Van Eyck, ses
prédécesseurs dans un an où il s'est aussi illustré, con-
tribuèrent puissamment à faire éclore et à diriger son
talent. Toutefois une circonstance remarquable se ren-
contre dans l'influence que ces maîtres ont pu exercer sur
lui. Tout le moude sait que Jean Van Eyck est regardé
comme étant l'inventeur de la peinture à l'huile (2).
(1) V. Van Mander ; Sanderus , Flandria illustrata; Notice sur les
lableaux de l'hôpital Saint-Jean de Bruges, et surtout la disserialion
du savant M. de Bast de Gand.
Ainsi, Van Mander et Sanderus autrefois, et, de nos jours, M. de
Bast, le docteur Waagon, directeur de la galerie des tableaux de Ber-
lin, M. Passavant de Francfort, dans son excellent a Voyage artistique
en Angleterre cl en Belgique j, sont complètement de notre avis. —
D'autre part, M. Kugler penche pour le mol Meniling, sans se pronon-
cer aussi ouverlenienl que les savants ci-dessus cités. — L'opinion
contraire est soutenue par .MM. Schaan, Schorn, Nieuwenhuys, dans
sa description de la galerie du roi des Pays-Bas et par M. Mundlcr,
auquel nous sommes redevables de renseignements d'un haut intérêt.
(Voir sur celte controverse l'appendice qui suit le catalogue.)
(2) Celte découverte lui a été conleslée, non sans qui Ique raison;
l'ouvrage do Théopliilo, prêtre et moine, ouvrage reraonianl au xi^
et xiip siècle, décrit formellement la peinture â 1 huile et en explique
les procédés. Tout porte à croire que celte découverte avait été ou-
bliée, et que Jean Van Eyck la retrouva et la perfectionna. Le per-
fectionnement consista surtout dans la composition du vernis, qui.
Avaiil celte décoiiveilo, les artistes, en Italie, eu Alle-
magne, en Flandre, employaient une espèce de prépara-
tion offrant un mélange d'eau d œuf, de miel et de gomme
arabique. Rien de plus frais, de plus vif, de plus harmo-
nieux que l'effet produit par cette préparation. On peut
s'en assurer en revoyant les œuvres bien conservées dans
lesquelles on en a fait usage. Aussi devons-nous avouer
que souvent nous nous sommes surpris à en regretter
l'abandon. Sans doute, sous le rapport des procédés
matériels, de la promptitude, delà facilité du faire, la
peinture à l'huile a de nombreux et sérieux avantages :
mais, dauire part, quels inconvénients ne présente-t-elle
pas? Après un siècle, souvent même bien plus tôt, peu
de tableaux à l'huile conservent le coloris que l'artiste
leur avait donné. Ils jaunissent, noircissent, se gercent,
deviennent trézalès. Ils n'offrent plus enfin que le sou-
venir de cette vie éclatante qu'ils avaient à leur aurore.
Voyez, en fait de couleur, ce que sont maintenant les
Léonard de Vinci, beaucoup de Raphaël, et presque tou-
tes les productions du Poussin ? Tandis que, si vous allez
visiter l'hôpital de Saint-Jean de Bruges, vous y trouverez
lesœuvres de Memling resplendissantes encore de fraîcheur
et de transparence ! Quatre cents ans ont passé sur ces
belles créations sans en altérer la jeunesse : c'est là ce
qui, selon nous, a amené la circonstance remarquable
signalée plus haut, et de laquelle il résulte que Memling
n'a jamais voulu se servir de la découverte de Van Eyck.
En réfléchissant à l'emploi de l'huile, en s'assurant de
comrae le fait remarquer Vasari, une fois sec ne craint plus l'eau,
dunue de la vivacité aux couleurs, les rend plus claires cl les harmo-
nise d une manière admirable.
l'effet que cet emploi avait piuduii, il aura été tout naturel-
lement conduit, après quelques essais, à ne point changer
sa manière de peindre. Mais si Memling ne suivit pas, à
cet égard, l'exemple des Van Eyck, il s'empressa d'adopter
l'heureuse révolution qu'ils introduisirent dans les fonds
de leurs tableaux.
Avant eux, en général, les peintres de la primitive
école italienne, imitateurs des Grecs byzantins, déta-
chaient les figures graves et symétriquement rangées de
leurs compositions sur des fonds obscurs, et particulière-
ment sur des fonds d'or. Cimabuë, Guido de Sienne
procédaient ainsi. On en aura la preuve en voyant le
grand tableau de ce dernier, daté de i22i, qui se trouve
dans l'église Saint-Dominique de sa ville natale, et quel-
ques-unes des productions de celte époque placées dans
la salle d'entrée du musée du Louvre. Memling, en cela,
se montra l'ingénieux disciple des Van Eyck. Ces fonds
monotones dont le défaut, en accusant trop fortement le
dessin des personnages, est de leur prêter une sécheresse
peu agréable à l'œil, il les remplaça par de riches paysa-
ges, éclatants sous la lumière ardente et magique des
rayons du soleil, et que traversent des rivières et des
fleuves mollement ondulés, ou par des édifices religieux,
étalant tout le luxe, toute la finesse du cycle de l'archi-
tecture gothique fleurie, et dont les flèches élégantes vont
se perdre dans un ciel d'azur.
II.
Il n'y a point à douter que Memling, aux jours de sa
jeunesse, a visité ritalie. La tradition raconie même
— 9 —
qu'il eniieprit ce voyage avec son maure, Rogier de Bru-
ges. Ses prodnciions porlem, en effel, l'empreinle d'é-
tudes faites dans les écoles llorenline el vénitienne, alors
que Verocchio et le Pérugin se montraient les dignes
précurseurs de Léonard de Vinci et de Raphaël. Les
chevaux à la tournure antique, figurant dans son a Mar-
tyre de saint Hippolyte », ne sont autres que ceux dont
Venise lui a offert le modèle. Plusieui's de ses tableaux
existaient en ce pays, principalement à Padoue et dans
la ville des doges, où l'on voyait autrefois le portrait d'I-
sabelle d'Aragon, sous la date de 1450. Ce portrait est
certainement une de ses premières œuvres.
Il est incontestable aussi qu'il a voyagé en Allemagne.
C'est dans ce pays qu'il a puisé quant à l'architecture, et
ses paysages rappelent souvent les merveilleux bords du
Rhin. Les types, les physionomies et les costumes de
ses personnages sont pris à la riche école rhénane, mais
modifiés par son génie souple et puissant ; ce qui
a fait dire à M. Viardol, qui s'obstine à le nommer Hem-
ling, qu'il était allemand d'origine {i ) . La conséquence nous
païaît forcée ; car, s'il fallait, à cause des points de res-
semblance existant entre ses tableaux et ceux des anciens
maîtres de Cologne, le déclarer allemand, il faudrait agir
ainsi pour les Van Eyck, dont les œuvres ont le même
caractère.
Memling vivait dans un temps de guerres et de troubles
continuels. Chailes-le-Téméraire, conduit à sa perte plus
(1) V. Les Musées de Belgique, par M. Viardol, p. 507, édilioii do
Paulin, i84ô.
— 10 —
«ncore par l'esprit d'aventure que par l'ambition, l'avait
nommé son premier peintre. Près de ce prince, ardent
et batailleur, il tenait la place occupée par Jean Van Eyck
près de Philippe-le-Bon. Si ce fait n'était pas reconnu
par plusieurs auteurs ayant écrit sur la peinture flamande,
une circonstance, toujours présente à notre mémoire,
viendrait fortement l'appuyer. Charles-le-Téméraire, pos -
sesseur, ainsi que son père, de la ville et du comté de
Boulogne pendant soixante années, vint visiter la chapelle
de la Vierge miraculeuse, objet, alors, des hommages et
de la vénération de tous les princes de la chrétienté. Il
laissa à la trésorerie des présents d'une grande richesse.
Parmi ces présents, on remarquait sa statuette en or
massif, à cheval, et son anneau seigneurial, à quatre
tables de diamants, posé, avec son écusson et sa devise,
au pied de la croix d'or appelée la belle croix. Une cé-
rémonie pompeuse eut lieu à cette occasion, et, parmi
les personnes entourant Charles-le-Téméraire, on distin-
guait le chroniqueur Olivier de la Marche, et le célèbre
Jacques de Lallain, chevalier de la Toison-d'Or (1).
Memling accompagnait, lors de celle cérémonie, le duc
de Bout gogne, dont la dévotion particulière pour la Vierge
a été signalée par tous les historiens. Il fut chargé de
faire un tableau représentant le moment où ce prince ac-
complissait l'acte de « foi et hommage « à Notre-Dame-
de-Boulogne. Ce tableau, de moyenne proportion, était
appendu dans l'une des chapelles latérales de l'église ca
(l) V. Histoire de N.-D. de Boulogne, par lauicurde ceUe étude,
éd. de 1839. — Olivier de la Marclie en ses Mémoires. — Meyers ,
Annales de la Flandre. — Paradis, Annales de Dourgogue.
— Il —
Ihcdrale de cette ville. Quand arriva l'i-poquc la plus
désastreuse de la révolulion, le proconsul André Dûment
fit détruire, dans une espèce d'auto-da-fé, les images
sculptées des saints et les peintures ornant cette église.
Une fort belle sainte Thérèse, de Murillo, dut son salut a
M. Wyaut, ancien sous-précepteur de la famille d'Orléans,
et l'œuvre de Memling échappa aux flammes par les soins
de M. Guerlain des Sablons, ancien procureur du roi de
l'amirauté. Vingt fois, dans ma première jeunesse, j'ai
admiré chez lui ce tableau, dans lequel brillaient à un
haut degré toutes les qualités du talent de Memling. De-
puis la mort de M. Guerlain, arrivée il y a quarante ans,
je n'ai pu, malgré mes recherches, découvrir ce qu'il était
devenu.
C'est comme peintre et comme guerrier que Memling
suivit encore le duc Charles dans sa fatale expédition
contre les Suisses. En ces temps de valeur et de foi,
même à des époques plus rapprochées de nos jours, les
artistes et les poêles se servaient également bien du pin-
ceau, du ciseau, de la plume et de l'épée. Benvenuto
Cellini, le Camoëns, le Tasse et Miguel Cervantes nous
en fournissent la preuve. Blessé dangereusement aux
batailles de Granson et de Moral, Memling. au milieu d'un
hiver rigoureux, ayant tout perdu, arriva à Bruges dans
le mois de janvier 1477. Admis à l'hôpital Saint-Jean,
il sut, par ses manières distinguées et la douceur de son
caractère, exciter le plus vif intérêt, se concilier l'estime
de tous, et principalement du frère Jean Floreins, tréso-
rier de cet établissement. C'est l'époque la mieux connue
de sa vie; celle où il entreprit et termina les chefs-
d'œuvre éteinisant sa gloire et donnant tant de re-
nom et de visiteurs au modeste hôpital Saint-Jean de Bru-
— 12 —
ges. Les soins qui hii furent prodigués, le régime satu-
laire et doux de cet asile de paix, hâtèrent sa convales-
cence, et, avec la santé, l'amour de son an lui revuil plus
cher, plus impérieux que jamais.
Avant d'entrer dans les détails concernant les ouvrages
échappés à son pinceau, pendant un séjour de plusieurs
années à l'hôpital Saint- Jean, nous devons examiner deux
faits, recueillis nous ne savons où, appartenant, selon le*
uns à la tradition, selon les autres aune légende, faits aux-
quels nous sommes loin d'attacher la moindre croyance.
Descamps, d'abord, prétend que Memling fut amené à
rhôpital par suite du dérèglement de ses mœurs, et qu'il
y fut reçu par chanté. Ainsi il le pose en soldat vulgaire,
dont le libertinage avait flétri l'âme et usé le corps. Rien,
dans tout ce que l'on sait de la vie de ce peintre, ne mo-
tive un conte aussi absurde. Son caractère, la nature de
ses goûts le repoussant même complètement. Est-ce que
l'onction ineffable, la délicatesse, la foi naïve et profonde,
et cette fraîcheur céleste, ce sentiment pudique empreints
dans ses productions, pouvaient s'allier avec une imagi-
nation souillée, avec les vices honteux et les maux que la
débauche entraîne à sa suite? Est-ce que, si Memling s'é-
tait présenté à l'hôpital Saint-Jean dans l'état où Descamps
le dépeint, les personnes pieuses administrant cette sainte
maison lui eussent témoigné le vif intérêt, l'estime, et
prodigué les soins empressés et touchants dont le souve-
nir est venu Jusqu'à nous d'une manière certaine? N'ou-
blions pas d'ailleurs que les règles très-sévères de la
fondation de cet hospice ne permettaient d'y admettre
que les seuls bourgeois malades, habitants de Bruges et
de Maldeghem : l'excepliou faite en l\tvcur de Memling
— 1
suffirait donc seule pour proaver à quel point il en était
digne.
Le second fait est rapporté par M. Viardot : s'il est
{dus inléressanl pour ceux qui veulent voir de l'amour en
toulet partout, il ne nous paraît pas plus vraisemblable.
• Selon la légende, dit l'auteur (le moi légende est ici fori
étrangemeni employé) , Memling fut retenu à l'hôpital
Saint-Jean par sa passion pour une jeune sœur hospita-
lière. » Or, noire peintre, né eu 1430, avait en 1477,.
époque de son entrée dans cet hospice, quaranie-sepi ans;
il n'était plus dans l'âge des illusions romanesques, des
folles amours. Blessé, fatigué, les forces qui lui restaient,
sa pensée tout entière, étaient consacrées à l'exercice de
son art ; la perfection de ses ouvrages eu offre la preuve.
Le moyen de penser que dans de telles conditions, s'occu-
pant constamment de sujets de haute piété, il se fût livré
à un attachement alors considéré comme un véritable in-
ceste ! comment croire aussi que, si cet amour eût existé,
le respectable frère Jean Floieins, les dignes sœurs de
Sainl-Jean, eussent accordé leur esiime, prodigué leurs
soins au coupable artiste, ei l'eussent conservé parmi eux .'
Celle circonstance est donc aussi ridicule, aussi apocryphe
que celle faisant de Memling un vil débauché. Elle peut
plaire aux amateurs de romans quand même, ci aux per-
sonnes qui, disposées à prêter aux hommes de génie les
penchants les plus excentriques, ressemblent à celles dont
la vue malade aperc^oit toujours des taches dans le soleil
le plus pur. Mais la raison et les convenances ne sau-
raient l'admeiire.
14
m
Tout nous porte à penser que le premier tableau peini
par Memling, au commencement de sa convalescence, esl
la •- Sibylle persiqiie », à laquelle une inscription latine,
écrite vers le côté droit de la partie supérieure du pan-
neau, donne le nom de sambetha (1). Inférieure à ses
autres œuvres, en ce qu'elle manque de profondeur de
sentiment et de force de coloris, cette sibylle, accusant
toutes les apparences d'un portrait, n'eu est pas moins
très-finement touchée. Nous avons surtout admiré la
transparence délicate et vaporeuse du voile jeté sur sa
tête. Elle est coiffée du haut bonnet et son corps est
couvert du costume des Flandres.
Immédiatement après, selon l'ordre des dates, arrive
une œuvre capitale, au-dessus de tous les éloges qu'on
pourra lui décerner : c'est le triptyque dont le panneau
principal représente le « Mariage de sainte Catherine ».
La Vierge,, assise sur un trône à baldaquin, d'une magni-
fique ornementation, occupe le centre de cette composi-
tion, et lient l'enfant Jésus sur ses genoux. Il est impos-
sible de donner une idée de l'effet magique, comme
couleur et comme perspective, ressortant du tapis sur
lequel ses pieds délicats sont posés ! La sainte Catherine,
dans le plus riche habilement, dont les traits sont adorables
de grâce, de candeur, et qui reçoit l'anneau nuptial des
mains du divin enfant ; les anges, revêtus d'habits sacer-
(1) a Sambetha, quac et Persini. an. ante Cbrisl. nal. 2040 >
— 15 -
doiaux, lui servant d'acolyles; la sainte Vierge, le saint
Jean évangëlisle, assistant à cette cérémonie symbolique,
forment un ensemble où brillent à la fois la lumière la
plus éclatante, la perspective la plus inouïe, et un senti-
ment de mysticité qu'aucune parole humaine ne saurait
exprimer 1 Or, perles, pierres précieuses, dessins variés
des tapisseries reproduisant les tissus anciens de l'Orient,
architecture ogivale de la plus somptueuse ordonnance,
tout a été rendu par le peintre, de manière à frapper à la
fois les yeux et l'imagination, à transporter les spectateurs
de tant de merveilles dans ces régions célestes qui font
rêver le bonheur des élus ! Et que dire du délicieux pay-
sage se développant à travers les ogives placées de chaque
côté de ce panneau principal ? des collines, des plaines
verdoyantes et fleuries où serpente mollement le Jour-
dain? de cette ville, de cet amphithéâtre romain, se déta-
chant en miniatures ciselées sur cet horizon lointain, sur
ce ciel doni la vivacité a l'éclat du diamant? — Les deux
volets représentant la « Décollation de saint Jean-Bap-
tiste • et « saint Jean à Pathmos •; leurs faces exté-
rieures, oîi se voient les portraits de Jean Floreins et
d'un autre frère, ainsi que ceux de deux religieuses,
qu'accompagnent saint Jacques, saint Antoine, sainte
Agnès et sainte Glaire, ne sont pas moins beaux, moins
admirables d'exécution ! Oui, dans son genre, le triptyque
du « 3Iariage de sainte Catherine » est un de ces chefs-
d'œuvre n'apparaissant qu'à de longs intervalles dans
l'histoire de l'art, et réunissant la vigueur brillante de
Van Eyck à la sévéi ité de pensée de Fra Angclico cl à la
'ouche délicate de Gérard Dow, avec bien plus de relief ei
d'ampleur.
Parmi les ouvrages de Memling enrichissant l'hùpilal
— 16 —
Saint-Jean, la ■ Châsse de sainte Ursule " est celui qui.
généralement, a le plus de célébiité. Celle châsse a la
forme d'un grand reliquaire , offrant l'aspect d'un édifice
gothique rectangulaire. Elle a 86 ceniimèlres de hau-
teur, sur 91 centimètres de largeur. C'est un spécimen
curieux d'archéologie chrétienne, joignant, au choix des
matériaux qui le composent, la délicatesse et l'élégance
des détails. L'histoire complète de sainte Ursule, de son
martyre et de sa glorification, a été retracée par le peintre
dans les petits tableaux, médaillons et arceaux en ogive
placés sur les foces, les extrémités et même le toit de cette
chapelle en miniature. Toute la légende des vierges de
Cologne, depuis leur départ de celte ville jusqu'au nîo-
ment où, à leur retour, des soldats, faisant office de bour-
reaux, les tuent à coups de flèches, d'épées et de lances,
est là, vivante, animée. Seulement, Memling a transpoi'lé
celte légende, des premiers temps du christianisme a»
xv" siècle, en ce que les costumes, les armures, les per-
sonnages, les monuments, les paysages de son œuvre,
appariiennenl à celle époque.
Il serait trop long d'exposer l'ordonnance et d'entrer
dans les particularités de celle vasle composition, conte-
nant plus de deux cents petites figures en action, dont la
plus grande, une madone, a un pied, celles intermédiaires
6 pouces, beaucoup d'autres 4 pouces, et les plus éloi-
gnées à peine 6 lignes de hauteur. Ce qu'il a fiillu de
patience, pour arriver à la terminaison d luie œuvre aussi
compliquée, est incalculable. Toutes les parties en ont
été minuiieusemenl décrites dans des livrels et brochures
qui se \endeni en Belgique, et MM. Manche et Ghémart,
jeunes artistes distingués, les ont reproduites dans des
— 17 —
lithographies coloriées, d'une précision el d'une fidélilé
assez remarquables.
Terminons ce qui concerne la ■ Châsse de sainte Ur-
sule » par une observation imporlanle, déjà faite à l'oc-
casion du « Mariage de sainte Catherine. » On tomberait
dans une grave erreur, si l'on pensait qu'en parlant de la
patience mise par Memling à exécuter cette châsse, nous
avons voulu dire que celte qualité constituait le mérite
principal de son œuvre Parfaite et délicate au plus haut
degré dans tous ses détails, cette œuvre est grande, no-
ble, vigoureuse, expressive dans son ensemble. En un
mot, la légende peinte de sainte Ursule, marquée d'une
ineffable mélancolie, et où se meuvent, exaltées par l'a-
mour divin, ces belles jeunes vierges des Flandres, blon-
des, fraîches, parées avec un goût exquis, est, comme l'a
dit M. Michelet, « la véritable transfiguration de la femme
du Nord » (1).
Trois autres tableaux, un diptyque contenant le portrait
d'un jeune homme (Martin de Newenhoven, adorant la
Madone), un triptique représentant « la Déposition de la
croix », et un autre triptyque (l'Adoration des mages)
complètent la collection des ouvrages de Memling que
renferme l'hôpital Saint-Jean. C'est dans cette « Adora-
lion des mages », production égalant, pour la perfection,
le « Mariage de sainte Catherine », que se liouve une
figure de paysan, regardant par une embrasure, derrière
le roi mage, au leint éthiopien. La tradition, perp(''iiu'e
(I) Michcloi, Histoire de France, vol. VI, p. Ô99 el 400
— 18 —
jusqu'à nos jours, affirme que celle figure est le poilrait
du peinlre.
Voilà la liste des chefs-d'œuvre les plus connus de Mem-
ling. C'est an sein d'un pauvre cl modeste hôpital, que
depuis quatre cents ans ils ont été gardés, dans un état de
conservation ne laissant rien à désirer. En vain, au xv*
siècle, le prolestaniisme a-t-il fait une guerre acharnée
au culte des images ; en vain la révolution française a-t-
elle spolié, détruit tant de trésors nés sons le souffle de
l'inspiration catholique : les modernes vandales n'ont pu
pénétrer dans ce sanctuaire de l'art religieux. Peu s'en
fallut, raconle-t-on, que les commissaires de la Conven-
tion ne vinssent enlever les productions de Memling. On
ajoute qu'ils en furent empêchés, malgré leur puissance,
par la présence d'esprit et le courage d'une religieuse
nommée Benoîte Smet- Depuis, des offres vraiment
royales ont été faites à l'administration de l'hôpital Saint-
Jean, pour quelle consenlît à se dessaisir de ses chefs-
d'œuvre : ces offres ont été noblement repoussées, et il y
a tout lieu de croire que Bruges conservera intact ce
palladium de sa renommée et de sa gloire artistiques !
Cette ville, dont l'aspect moyen àg\î et renaissance a
tant de charmes pour les amis des arts, possédait encore
autrefois plusieurs tableaux de Memling. Ainsi, dans la
chapelle des corroyeurs de l'église Noire-Dame, l'on en
voyait un représentant « l'Étable de Bethléem », avec les
rois mages offrant l'or, la myrrhe et l'encens à l'enfant
Jésus. Les donateurs, Pierre Bultinck, échevin, et sa
femme, étaient peints sur les côtés de cet ouvrage, dont
le bord du cadre portail le millésime de 1480. Vendu
par la confrérie, il apparienaii, en 1782, à un M. de Cock,
— 19 —
marcliand à Anvers. Un habitant de Diuges, M. le Bou-
ton, montrait aussi aux curieux, en 1786, un « Christ en
croix », accompagné de la Vierge et de saint Joseph,
Malheureusement, on ne sait aujourd'hui dans quelles
mains ces deux tableaux ont passé.
Hors deThôpiial, on retrouve encore Memling, d'abord
dans l'église de Saint-Sauveur, où l'on voit le « Martyre
de saint Hippolyte », et ensuite dans le Musée, où se
trouvent le « Baptême du Christ » et un « Saint Chris-
tophe ». Le t^ Baptême ' est aussi beau que le plus beau
des tableaux de l'hôpital. Quant au « Saint Christophe »
ei surtout aux volets qui en font partie, c'est sans nul
doute de la bonne et précieuse peinture, mais nous n'ose-
rions attester que Memling en soft l'auteur. D'excellentes
raisons, ont été données pour et contre son authenticité,
par plusieurs critiques distingués : c'est donc un point
contestable.
IV.
Une (XHivre (]ui ne l'est pas, œuvre la plus colossale, la
plus extraordinaire du peintre, c'est une espèce « d'His-
toire générale de la religion chrétienne », qu'il peignit
pour la célèbre abbaye d'Anchin, près de Douai, et donl
M. le docteur Escalier est mainienani le possesseur (1).
Ce magnifique morceau, digne des plus riches galeries
(1) Voir l'excellenle histoire de ceUc abbaye, par le docteur Es-
calier, un fort volume grand in-8", illustré.
— 20 —
de l'Europe, se compose d'un panneau principal formant
centre, et de quatre doubles volets : en tout neuf parties,
d'une dimension telle, que c'est un vrai musée de peinture
du xv^ siècle
Sur un trône éblouissant d'or, au milieu d'un superbe
palais, on voit la sainte Trinité entourée de groupes d'an-
ges, faisant entendre de célestes concerts La person-
nification des Mystères et des Sacrements, les traiis les
plus saillants de la vie de la Vierge, de saint Jean-Bap-
tiste, des apôtres et des prophètes, remplissent les autres
panneaux, et font de celte œuvre un prodige excitant au
plus haut degié l'admiration de ceux qui le contemplent.
C'est le sentiment que nous avons éprouvé, toutes les fois
que nous l'avons visitée dans le cabinet de notre ami ;
et ce sentiment ne s'est jamais affaibli, parce qu'à chaque
visite nous découvrions, dans celte merveille de l'an, des
beautés nouvelles. N'est-il pas à craindre qu'un jour
l'étranger, qui nous a déjà tant appauvris, no nous enlève
ce trésor? Ah! si nous avions richesse et pouvoir, nous
supplierions son possesseur de s'en priver en faveur de
la France, et^ avant six mois peut-être., il ferait son
entrée triomphale dans la grande galerie du Louvre.
V..
Une circonstance assez curieuse, se rattachant au sé-
jour et aux travaux de Momling à l'hôpital Saint-Jean de
Bruges, c'est qu'il paraît certain qu'on ne lui paya point
d'honoraires pour les belles pages que sa main y laissa.
Les comptes de cet ('lablissemeut ne mcnlionneul, en
— 21 —
effet, que les dépenses occasionnées par les frais maié-
riels de ces pages. Dans ces frais, se uouvcnt compris
ceux de diveis voyages en Allemagne, el principalement
à Cologne, où Memling alla s'inspirer en voyant le célèbre
tableau de ■ l'Adoration des Mages », peint eu lilO, et
recueillir, en étudiant d'anciens panneaux, les traditions
de la légende de sainte Ursule. C'est à ces excursions
dans les provinces rhénanes qu'il convient surtout d'attri-
buer le sentiment allemand, le genre d'architecture, et le
type des physionomies et des costumes régnant dans ces
productions. Ainsi, désintéressé comme la plupart des
hommes ayant un véritable génie, ce peintre ne visait
point à la fortune. Satisfait de trouver une existence
douce et poétique dans l'hospice dont il avait fait son
quartier général, heureux de pouvoir aller, de temps en
temps, admirer la nature et promener ses j'èveries sur les
bords du Rhin, il n'enviait point les richesses. Ne pos-
sédait-il pas la paix, l'indépendance, et cette bonne re-
nommée qui sont les biens les plus précieux pour les
âmes honnêtes et élevées ?
Cette renommée s'était accrue, en effet, à mesure que
son pinceau avait produit quelque œuvre nouvelle ; elle
le fit mander dans le célèbre abbaye de Saint-Bertin, à
Saint-Omer. Nous avons ailleurs déploré la destruction
de ce magnifique monument, dont les ruines étaient en-
core si imposantes en 1827, el qui reçut en 1830 les der-
niers coups de marteau du vandalisme (1). Memling eut
(1) V. les Souvenirs historiques et pittoresques du Pas-de-Calais,
donl nous n'avons pu achever la publicalion, el la gravure acconipa-
gnanl la lelirc sur Sainl-Berlii».
-Sa-
la mission de décorer l'aulel principal du monastère de
Silhieu, ei peignit la vie de son saint fondateur dans dix
panneaux d'une beauté merveilleuse. Ces dix panneaux
appartiennent maintenant au roi de Hollande, prince qui
honore le trône par son goi^it éclairé pour les beaux-arts.
Memling, dans un voyage à Louvain, avait entrepris
trois grands tableaux, lorsque, d'après une tradition con-
testée par quelques personnes, il partit pour l'Espagne
en 1495. Ce fut, dit-on, l'architecte Simon do Cologne
qui l'engagea à faire avec lui ce pèlerinage, afin de con-
courir à l'ornemeniaiion de la superbe chartreuse de Mira-
florès (2). C'est en 1496 qu'il commença les œuvres
destinées à décorer ce monastère ; il les termina en 1499.
Ce furent ses dernières productions, parmi lesquelles on
remarquait la vie et le martyre de saint Jean-Baptiste : on
pense qu'il n'en reste plus rien. La chartreuse de Mira-
florès a, en efl'et, été plusieurs fois pillée, saccagée; de
nos jours, en 1812, l'incendie la dévora, par suite de la
résistance désespérée des insurgés espagnols contre l'ar-
mée française
L'opinion la plus accréditée fait mourir Memling en
Espagne ; cependant le doute surgit encore, de plusieurs
côtés, sur ce point impoiiani Les tiibleaux de la char-
treuse étaient bien de lui ; mais il les peignit, dit-on, en
Belgique. Ce qui le prouve matériellement, ajoute-t on,
c'est le charmant diptyque du Musée d'Anvers, portant la
(2) V. le Diclionnnire historique de Céan Bermudez ; le Voyage en
Espagne de don Poiii, scciélaire de làcadémio de San-Fornando. et
plusieurs notices publiées en B,l.;iqiio.
— 23 -
date de [199, et dont le revers offre le porirait de l'abbé
du couvent des Dunes, à Bruges. A cela, nous répon-
drons qu'il n'est point impossible que Memling ait peint
ce diptyque en Espagne, où il pouvait avoir transporté un
dessin, une esquisse des traits de Tabbé des Dunes,, et que
de là il l'ail envoyé en Flandre. Nous ne voulons rien
affirmer ; toutefois il nous paraîtrait bien extraordinaire
qu'avec la renommée qu'il avait acquise dans son pays, si
ce grand peintre y fût mort, ses funérailles, le lieu où Ton
déposa ses restes, n'y eussent laissé aucune trace. La
Belgique entourait alors d'honneurs bien mérités le cer-
cueil de ses grands artistes, et une tradition certaine nous
a transmis tous les détails de l'enterrement de Jean Van
Eyck, à Saint-Donat de Bruges, en l'année 1445, plus
d'un demi-siècle avant que Memling eùi disparu de la
terre.
VI.
Résumons maintenant toutes les parties de l'élude que
nous avons faite du talent de Memling. Ce qui le distingue
surtout, c'est la noblesse du style, unie à une délicatesse
de touche n'ayant point d'égale ; c'est encore une naïveté
de sentiment s'alliant à une expression religieuse, dont la
gravité est tempérée par une grâce infinie Jamais la
perfection des détails ne nuit, dans ses compositions, à
l'effet grandiose de l'ensemble, et n'arrive à la sécheresse
et à la minutie. Qu'il fasse de la miniature, comme dans
la «i Châsse de sainte Ursule «, ou des figures atteignant
— 24 —
la proportion demi-nature, comme dans le « Mariage de
sainte Catherine », toujours sa manière est large, élevée
dans ses enchantements. Son coloris est d'une fraîcheur,
d'une transparence rappelant les toiles les plus brillantes
des Vénitiens. Il dore les étoffes et les gazons, diamanle
les ciels, vaporise l'air, harmonise toutes les teintes, et
flatte Fœil, comme aucun peintre ne l'a flatté. Son adresse,
principalement dans les petites figures, est merveilleuse,
en ce que tout y est facile, sans nul effort, d'une netteté
de trait qui cependant n'a point, ainsi que dans Gérard
Dow, l'inconvénient de laisser apercevoir les traces labo-
rieuses du pinceau. Qui jamais a rendu toutes les nuances
des eaux, de la lumière, du feuillage, des fruits, comme
ce grand artiste ? qui a élevé sur de simples panneaux
des monuments plus élégants et plus sveltes? En un mot,
il est pour nous, dans son genre, le plus grand, le plus
complet de tous les peintres : si sa manière n'a pas toute
la fierté de celle de Van Eyck, elle nous paraît plus gra-
cieuse, plus attrayante et plus poétique.
Memling n'a pas fait que des tableaux : comme tous les
artistes de son temps, il a plié sa main puissante, soumis
son génie à composer, à enluminer des vignettes et des
arabesques admirables pour des bréviaires et des manus-
crits, en Flandre, eu Italie et en Allemagne. On cite,
entre autres, un riche missel, appartenant à l'église Saint-
Marc de Venise ; un livre d'heures qui, de la succession
de Philippe II, roi d'Espagne, a passé dans la famille de
Pulzbus, en Prusse ; et un livre de prièies, format in-^",
provenant de Marie de Médicis, morte à Cologne, et se
trouvant maintenant chez le pasteur Fochem de cette ville.
On croit, en outre, qu'un manuscrit faisant partie de la
bibliothèque de l'Arsenal a été illustré par lui. A notre
— 9. s
avis, ce iravail, du resie fort beau, est plutôt des frères
Van Eyck. Les draperies en sont souvent sèches, lour-
des, avec profusion de plis, rappelant la sculpture de
l'époque, défaut que Meraling a toujours évité.
VIL
Ainsi que la tradition l'indique et que l'usage suivi par
plusieurs peintres anciens le confirme, si la figure du vil-
lageois, dans le tableau de « l'Adoration des Mages «, est
celle de Memling, nous devons convenir qu'en lui don-
nant le talent, la nature ne lui avait pas refusé quelques
agiéments extérieurs. Dans ce portrait, il a des cheveux
épais, une petite barbe, et ses traits, quoique fatigués,
ont un caractère d'intelligence, de douceur et de mélan-
colie qui n'est pas sans charme. M. Aders possède un
tableau de Memling, daté de 1462, qu'on prétend aussi
être son portrait : ne l'ayant pas vu, nous ignorons jus-
qu'à quel point cette prétention peut être fondée. Dans la
tête rêveuse et pâle du paysan de « l'Adoration des Ma-
ges », il y a, selon nous, quelque chose de l'expression
de celle d'Antoine Vandyck.
Nous arrivons au terme de cette étude, après avoir re-
cueilli avec soin tout ce que la tradition et les renseigne-
ments les plus probables nous ont transmis sur la vie et
les ouvrages de Memling Chose à la fois étrange et triste
à penser! un artiste d'un si grand talent n'a laissé, dans
les écrits et la mémoire des hommes, aucune trace bien
certaine de> principaux événements de son existence, sur
— 26 —
cette terre des Flandres qu'il a enrichie de tant de produc.
lions sublimes ! Quatre siècles seulement le séparent de
nous, et, comme cela estanivé pour le poêle de la guerre
de Troie, le chantre de l'Odyssée, on ne sait pas positi-
vement où il est né, où il est mort. Son nom même, qui
n'est jamais devenu populaire parmi les noms des grands
artistes de son pays, est l'objet de contestations dans les-
quelles, jusqu'à ce moment, personne n'a voulu céder.
Ainsi, I épigraphe que nous avons mise en léle de celle
étude se trouve justifiée :
« Il est presque toujours dans la destinée du génie de
voir couverts d'un nuage ses langes et sou linceul. »
CATALOGUE DE L'OEUVRE DE MEMLING.
Ce catalogue conlienl ceux des tableaux de Meniliiig
existant encore, avec, autant que cela a été possible,
leurs provenances, et la désignation des lieux où ils se
trouvent maintenant. J'y ai joint quelques uns de ceux
connus par la tradition, et dont la trace est perdue. J'ai
mentionné la date de Tannée où ces tableaux ont été
peints, toutes les fois que j'ai pu la rencontrer, ainsi que
les doutes qui se sont élevés sur leur authenticité ; mais
je dois faire observer que je n'ai agi ainsi que pour des
œuvres que ce grand peintre aurait pu lui-même avouer.
S'il m'avait fallu grossir ce catalogue de toutes les produc-
tions misérables, faussement attribuées à Memling, un
volume n'eût pas suffi, et je me fusse totalement éloigné
du but que je me suis proposé.
AU MUSÉE DE BRUGES.
Date incertaine. « Saint Christophe. » — Je regarde la
date de ce tableau comme tout à fait incertaine. Le cata-
logue du musée de Bruges prétend, je ne sais sur quelles
données, qu'il est de 1484. De son côté, M. Viardol croit
avoir lu, au bas du panneau, le millésime 1434. Or, celle
date est impossible, car Memling, alors, était à peine né.
Ainsi que je l'ai dit dans « l'Élude », des doutes existent
sur ce tableau, que plusieurs critiques attiibueni, non pas
à Memling, mais à quelque maître de son école.
— 28 —
" Date incertaine. Le Baptême du Christ. »
liSO. « L'Èiable de Bethléem, ► — Ce tableau était
autrefois dans la chapelle des Corroyeurs de l'église
Notre-Dame de Bruges. Il a été vendu, et je ne sais ce
qu'il est devenu.
Date incertaine « Le Christ en croix. » — Même
observation.
Date incertaine. « Le Martyre de saint Hippolyte. » —
Se trouve dans l'église de Saint-Sauveur, à Bruges.
A L'HOPITAL SAINT-JEAN DE BRUGES.
1477 ou 1478. <• La Sibylle Persique. »
4479. « Le Mariage de sainte Catherine. »
1479. « L'Adoration des Mages. »
1480. « La Châsse de sainte Ursule. •
1480. * La Déposition de la Croix. »
1485. « Martin de Newenhoven adorant la Madone. » —
Voir <• l'Étude », pour la description et l'historique de ces
tableaux.
Date incertaine. " La Présentation au temple. • — Ce
tableau appartenait à M. Imbert de Motelettes, à Bruges.
On ne sait ce qu'il est devenu.
A BRUXELLES.
Date incertaine. « Descente de croix »— Se trouve au
musée.
— 29 —
A LOUVAIN.
Date incertaine. « La Mon de saint Erasme. • — On
voit ce tableau dans une cliapelle de l'église Saint-Pierre.
Date incertaine. « La Cène. •' — Dans la même église.
Date incertaine. « Portrait d'homme. •> — Dans le ca-
binet de M. Van den Schrieck.
Date incertaine. « Portrait de femme. •» — Dans le
même cabinet.
A LA HAYE,
COLLECTION DU ROI DE HOLL.\NDE.
Cette collection, l'une des plus belles de l'Europe, a été
vendue au mois d'août 1850. Je vais donner non-seule-
ment i'énumération des tableaux de Memling qui en fai-
saient partie, mais encore les prix d'acquisition et les
noms des possesseurs actuels.
« Saint Jean-Baptiste et Marie-Madelaine. «
Ces deux tableaux, peints sur bois, ont été vendus
4,900 florins (1), à M. Brondgeest. — Acquis depuis pour
le musée du Louvre, où ils sont maintenant.
• Saint Etienne et saint Christophe. •
Vendus 4,700 florins, à M. Roos.
« Repos en Ègjpte. »
Provenant de la collection de M. Aders, de Londres.—
(1) Lo florin valail 2 fr. 15 c, argent de France.
— 30 —
Vendu 2,600 florins, à M. Héris, expert à Bruxelles pour
le baron de Rodschild.
<• Portrait d'une jeune dame. »
Provenant de l'église de Saint-Donat de Bruges. On lit
sur le fond : « Obyt. An°. DNl. 1479. ~ Vendu 430
florins, à M. Brondgeest.
« Saint-Luc. »
Ce tableau est un volet d'autel. - Vendu 850 florins,
à M. Bruni.
« Autel portatif. •>
Un panneau central représentant l'adoration des ma-
ges, et deux volets dont les sujets sont les saintes femmes,
et des religieux en prière. — Vendu 6,450 florins, à
M. Roos.
« Saint- Luc. »
Diff'érent du premier en ce que celui-ci représente le
saint peignant la Vierge, tandis que dans le second il
écrit son évangile. — Vendu 550 florins, à M. Brond-
geest.
« La vie de Saint-Bertin. »
Dix compartimenis, œuvre admirable du peintre, qui
formaient le retable du maître Autel de l'abbaye de Sitbiu,
à St-Omer, et étaient enchâssés dans des cadres d'ar-
gent (1). - Vendus 23,000 florins, à M. Roos.
(2) Ce retable était l'œuvre d'un artiste de Valenoiennes, il portait
les vers suivants :
« Guillelmus Prœses, tullensis, et islius abbas,
» Gonvenlus, opus hoc tibi irino. sauxil et uni. »
« Il était en or, enrichi de flgures de vermeil, et de pierres pré-
— 31 —
Le hasard m'a fait retrouver deux fragments de cette
œuvre, ayant échappé, jusqu'à ce jour, à la connaissance
des biographes qui ont écrit sur les productions de Mem-
ling
il existe à Paris quelques collections de tableaux vrai-
ment remarquables , appartenant à des particuliers -,
parmi ces collections je me plais à citer celle de M. de
Beaucousin, amateur aussi zélé qu'éclairé. Guidé par un
goût sur et délicat, il s'est surtout attaché à réunir en
ivoires, bronzes, émaux et ial)leaux, les œuvres les plus
pures et les mieux choisies du xvi« siècle. Il y a peu
dans son cabinet, mais tout y est distingué. Dans un
voyage qu'il vient de faire en Hollande, il a acquis, de la
famille Nieuwenhuys, les deux fragments que je viens de
signaler ; sachant que je m'occupais d'un travail sur
Memling, il s'est empressé de me les montrer.
En voyant ces peintures, il m'a été impossible de ne pas
élre intimement persuadé qu'elles étaient de la main de
Memling. Les détails dans lesquels je vais entrer ne
laisseront d'ailleurs aucun doute sur leur authenticité.
Le premier de ces fragments représente des anges
Jouant de divers insirunienls et chantant des cantiques.
On retrouve dans le type religieux et inspiré des physio-
» cieuses, placées par Guillaume Fillaslre. Son fonds, dit Dom. de
» Witte, était d'or de ducats. Il avait 7 pieds de longueur, et 2 pieds
» 6 pouces de hauteur On l'avait formé avec les volets représentant
» la vie de St-Berlin, dus au pinceau du célébro Jean Memmeiing. »
(Extrait du grand carlulaire de Sl-Beriin, et de l'excellent travail
sur celle abbaye, par M. Henri de la Piano dans le T^ volume des
Mémoires des antiquaires do la Moriiiie).
— 32 —
nomies, dans le bel agencement des draperies, dans la
finesse des détails, dans le déploiement et la couleur des
ailes de ces anges, la ressemblance la plus identique avec
toutes ces parties du travail de ceux placés sur la toiture
de la • Châsse de sainte Ursule ». Ce premier fragment
forme un montant ayant 56 centimètres de hauteur, et 21
centimètres de largeur. Il s'élevait au-dessus du premier
des compartiments qui appartiennent au roi de Hollande ;
compartiment représentant la naissance de saint Berlin
dans l'intéi'ieur d'un édifice gothique. La sommité du
toit de cet édifice existe dans le bas de ce fragment et se
perd au milieu des nues, où des anges célèbrent par leurs
concerts la venue au monde du saint fondateur du monas-
tère de Silhin.
Dans le second fragment, on voit deux anges emportant
saint Bcrtin au ciel, où trône Dieu le père. Sa dimension
est la même que celle du premier. Il surmontait le der-
nier compartiment de l'œuvre de Memling, représentant
la mort du saint dans un bâtiment gothique qui dépendait
du monastère. La sommité de ce bâtiment existe aussi
à la partie inférieure de ce fragment.
Pour tous ceux qui ont vu les dix compartiments de la
collection du roi de Hollande, il est incontestable que les
deux fragments, maintenant en la possession de M. de
Beaucousin, s'adaptent, se rapportent parfaitement avec
ceux de ces compartiments offrant la représentation de
la naissance et de la mort de saint Bertin. A cet égard,
il ne peut y avoir l'ombre d'un doute.
Ajoutons à ces détails matériels, qu'il y a vingt-huit
ans, lorsque M. Nieuwenhuys le père, propriétaire des
— 33 ~
tableaux de Memling représenlanl la vie de sainl Berlin,
les vendit au prince d'Orange, aujourd'hui roi de Hol-
lande, il crut devoir couper ces deux fragments formant
une saillie désagréable pour le placement de l'œuvre prin-
cipale dans une galerie. Sans nuire essentiellement à
celte œuvre, elle acquérait ainsi une forme beaucoup plus
régulière que celle résultant de l'addition des deux mon-
tants, convenables seulement pour l'endroit oîi ils étaient
primiiivement posés. On sait que le tout décorait le riche
autel de l'église de Saint-Berlin.
Ce fait irrécusable a été rapporté à M. de Beaucousiu
par les héritiers de M. NieuAvenhuys, au moment où ces
deux fragments lui ont été cédés j il complète la preuve
de leur authenticité (1).
A MUNICH, DANS LA PINACOTHÈQUE.
Date inconnue. « Grand triptyque de l'Adoration des
Mages. »
Date inconnue. <■ Petite Adoration des Mages. »
Date inconnue. « Autre Adoration des Mages. »— Très-
vaste composition comprenant : les Sept Joies et les Sept
Douleurs de la Vierge, — La Manne dans le Désert, —
Abraham devant Melchisedech, — La Prise de Jésus au
Jardin des Oliviers.
Date incertaine. ■ La Tète du Christ. ■>
Ces ouvrages, remarquables de beauté, ont toujours été
donnés à Memling. M. Viardot, seul, s'élève contre celte
(i) Note éerile en fovricr 18*1.
— 34 —
attribuiion, el soutient qu'ils ne peuvent pas être de lui.
Le point principal de son argumentation, c'est que Mem-
ling, fidèle aux vieux procédés byzantins, n'a jamais
peint qu'à la détrempe, et que les tableaux de la Pinaco-
thèque sont peints à l'huile. Celle raison est, à mes yeux,
d'une grande valeui' ; elle équivaut à une preuve péremp-
loire, si, toutefois, M. Viardot est sûr de son fait. Mais
il doit savoir, qu'à moins d'un examen excessivement mi-
nutieux, il est souvent très-difficile, quelquefois même
impossible de décidei., d'une manière positive, que cer-
tains tableaux anciens sont peints à la détrempe ou à
l'huile. S'est-ii livré à cet examen, pour ceux dont il
s'agit? J'en doute, et, par suite de ce doute, j'incline à
penser que ces magnifiques tableaux sont de Memling.
Daîe inconnue. « Descente du Saint-Esprit. •> Dans la
colleciion du roi de Bavière.
Date inconnue. « La Naissance du Christ. " Collection
du professeur Hauber, de Munich.
Date inconnue. « Saint Jean-Baptiste debout. « - Col-
lection Boisserée, à Munich.
Date inconnue. « Triptyque, dont le milieu représente
l'Adoration des Mages. » — Même collection.
Date inconnue. <• Saint Jean-Baptiste montrant le Sau-
veur à un homme qui se met à genoux. »— Collection du
prince Eugène de Leuchtenberg
A ANVERS.
Date inconnue. « Portrait de religieux, demi-nature. »
— « Une Annonciation. -> — <• Un Évêque en prière. •
— 35 —
— « Marie au milieu d'un lemple. » — Autrefois dans la
collection Vau-Ert-Born.
Tous ces tableaux sont au musée.
A GAND.
Date inconnue. « La Vierge, l'enfant Jésus et sainte
Anne. » — Admirable morceau, faisant partie du cabinet
du comte de Tliiennes.
A DOUAI.
Date inconnue. « L'Histoire générale de la religion
chrétienne, en neuf parties. » — Appartenant à M. le
docteur Escalier. Voir - l'Ktude ».
Date inconnue. <■ Triptyque. » — Ce morceau, fort
délabré, est dans le musée de Douai. On l'attribue à
3Icniling. La grisaille qui en fait partie a seule quelque
rapport avec la nianière de ce maître.
A VIENNE.
Date inconnue « Saint Jean-Baptiste, volet d'autel. »
Date inconnue <• Le Sacrifice d'Abraham. •> — Grisaille
qui se trouve dans le musée.
Date inconnue < La Vierge cl l'enfant Jésus sous un
dais. »
Date inconnue « Jésus portant sa croix. »
Date inconnue. •- Dieu le père et Jésus couronnant la
Vierge. » — Dans l'académie des Beaux-Arts.
Date inconnue. « Résurrection du Christ »
— 3d —
A BERLIN.
Dale inconnue « Partie de retable représenlanl l'An-
nonciaiion. »
Date inconnue. « Jésus sur la croix. »
A NUREMBERG.
Date inconnue. « Résurrection du Christ. » — Dans la
chapelle de Saint- Maurice.
A AIX-LA-CHAPELLE.
Date inconnue. « Un Ange éveillant le prophète Èlie,
pour qu'il prenne de la nourriture. » — Appartenant aux
héritiers Bettendorf.
A STRASBOURG.
Daie inconnue. « Un Buveur. »
A BOULOGNE-SUR-MER.
De 1462 à 1467. « Tableau représentant l'Hommage de
Charles-le-Téméraire à Notre-Dame de Boulogne. » —
J'ignore où est maintenant ce tableau. On peut voir ce
que j'en ai dit dans « l'Étude ».
EN ANGLETERRE.
1462. « Portrait qu'on dit être celui de Memling. » —
Collection do M. Aders, à Londres.
— 37 —
Daie inconnue. « Marie, reine du ciel, avec l'Enfant
rédenipieur sur ses genoux. » — Prophètes, bas-reliefs
représentant les Sept Joies de Marie. — Fonds d'architec-
ture. - Même collection. — Ce tableau a appartenu d'a-
bord à Guillaume II, roi de Prusse ; il est ensuite venu à
Paris et a été porté à Londres.
Date inconnue « Buste d'Homme joignant les mains et
levant les yeux au ciel. » — Même collection.
A CHISWICK.
Date inconnue. <^ Vierge et enfant Jésus, avec volets. »
— Dans le château du duc de Devonshire.
A ALTON-TOWERS.
Date inconnue. • Marie avec son divin Fils dans une
chambre. > A appartenu à la famille Campe, de Nurem-
berg ; il se trouve maintenant dans le château de lord
Shrevvsbury.
EN ITALIE.
145-2. « Le portrait d'Isabelle d'Aragon » — Était à
Venise. J'ignore s'il existe encore.
A MILAN.
Date inconnue. « La Vierge assise avec l'enfant Jésus.
Au fond, de nombreux monuments. •> - Dans la biblio-
thèque Ambrosienne
A FLORENCE.
Daie inconnue. « Marie sur un nùuc, Iciiani Jésus en-
— 38 —
fant dans ses bras. Anges jouant d'inslruments de mu-
sique, avec fond de paysage. » — Dans une des salles
particulières de la galerie degl' Uffisi.
Date inconnue. « Saint Benoit. »
1487. Portrait d'Homme qui prie devant un livre d'heu-
res. — Galerie des Offices.
Date inconnue. • La Passion du Christ. » - Vasari parle,
dans son grand ouvrage, de ce tableau que Memling avait
peint pour l'église Santa- Maria-Nuova , et qui depuis
était devenu la propriété du duc de Cosimo. La trace en
est perdue.
A MADRID.
Date inconnue. <- Une Adoration des Mages. »— Ce ta-
bleau est porté sous le n° 467 dans le catalogue du musée
de Madrid, rédigé avec beaucoup de soin par don Pedro
de Madrazo.
Date inconnue. « Un Prêtre célébrant la messe. » — Le
même catalogue, n" 463, signale ce tableau comme étant
dans le style de Memling (estilo de Memling).
CHARTREUSE DE MIRAFLORÈS.
De 1496 à 1499. Plusieurs tableaux, entre autres la vie
et le martyre de saint Jean-Baptiste. — Ces tableaux
n'existent plus. Voir • l'Étude -.
Date inconnue." Jésus entre les deux larrons. «—L'exis-
tence de ce tableau ne nous a été révélée que par la gra-
vure qui en a été faite, en 1386, par Jules Gollzius.
MINIATURES ET ARABESQUES SUR VÉLIN.
Plusieurs manuscrits, répandus dans diverses parties
— so-
dé l'Europe , coniienneni d'admirables miniatures de
Memling. Nous eu avons parlé dans « l'Ëlude ». Nous
rappellerons ici le livre de prières ayant appartenu au
duc de Bourgogne , les deux superbes bréviaires du cabi-
net des ivoires de Munich, et le manuscrit de la biblio-
thèque Saint-Marc, à Venise. Des doutes peuvent s'élever
sur la question de savoir si quelques unes de ces minia-
tures sont bien de Memling, les frères Van Eyck en ayant
fait un grand nombre qui, au premier aspect, peuvent
être confondues avec celle du peintre de la « Châsse de
sainte Ursule ». Le moyen de les distinguer est dans
l'examen attentif du dessin, qui est plus fin, plus délicat ;
des draperies, qui sont plus légères et moins tourmen-
tées dans Memling que dans les Van Eyck.
CONCLUSION.
Le musée du Louvre, si complet en ce qui touche aux
écoles flamande et hollandaise possédait un Van Eyck
d'une très-belle qualité, mais il n'avait point un seul ta-
bleau de Memmeling. Il est vrai que, sous ce nom, écrit
sur le bord d'un cadre, on avait exposé un panneau dans
la salle précédant le sallon carré, avant février 184.S.
Mais aucun amateur, ayant tant soit peu de goût et de
connaissances, ne voulait consentir à accepter celle pi-o-
duction bâtarde, comme étant l'œuvre du peintre de Bru-
ges. L'adminislraiion nouvelle s'est empressée de faire
disparaître ce mauvais gothique et elle a acquis de
M. Brondgeest le Saint Jean-Baptiste et la Marie- Made-
laine qui avaient appartenu au roi de Hollande. Ces deux
volets d'un tryptique sont bien dans leur genre ; mais ils
sont plus secs, et ont moins de largeur que les belles
4
— 40 —
productions inconteslées de Memling. Beaucoup de con-
naisseurs hésiienl a les lui donner, et nous devons avouer
que nous partageons leur incertitude.
Je crois devoir répéter, en terminant ce catalogue, que
j'eusse pu considérablement l'étendre, en y mentionnant
tous les tableaux qu'on attribue à 3Iemling. Il n'y a point
d'année où, dans les ventes faites à Paris, par exemple,
on n'offre aux amateurs des panneaux, diptyques et tripty-
ques que l'on affirme avoir été peints par ce grand artiste.
C'est de la spéculation basée sur le plus grossier men-
songe, et qui ne laisse pas que de faire des dupes. Il est
malheureusement trop vrai que la fraude la plus honteuse
dirige maintenant en général le commerce des objets
d'art, et en particulier celui des tableaux. A cet égard, il
faudrait que l'institution, a la fois utile et honorable, des
commissaires-priseurs fût régie par des règlements très-
sévères, et qu'on n'employât, comme experts dans les
ventes, que des hommes instruits et consciencieux. Il y
aurait un volume à écrire sur les anachronismes, les attri-
butions erronées, les inepties que contiennent la plupart
des catalogues publiés chaque jour ; et sur les manœuvres
de charlatanisme et de compérage employées par certains
individus pour faire des victimes.
APPEXDICE
A L ETUDE Si;n LA VIE ET LES OLVBAGES DE MEMLI>G.
Dans l'avertissement mis en lête de ce volume, j'ai
parlé d'une nouvelle pi'euve à ajouter, à toutes celles que
j'avais déjà données, pour établir que le peintre de la
Châsse de sainte Ursule s'appelait Memling et non pas
Hemmeling.
Avant d'administrer cette preuve je crois devoir rap-
peler ce qu'à cette occasion disait M. Didron, archéologue
distingué, à la suite de mon Etude, imprimée pour la
première fois dans le n° de mai 1847 des Annales archéo-
logiques, dont il est le directeur ;
« Nous n'avons pas voulu interrompre, par nos remar-
• ques personnelles, cette consciencieuse Etude de M. P.
» Hédouin, sur l'un des plus grands peintres qui aient
• jamais existé. Toutefois notre savant ami nous permet-
•' ira d'ajouter quelques lignes à la fin de son travail. »
« Quant au nom du peintre, nous tenons pour Hemling.
» Vers cette fin du moyen âge, l'H majuscule affecte trois
» ou quatre formes différentes, à Bruges même, tandis
» que l'M ne nous a paru en avoir qu'une, celle d'aiijour-
» d'hni. Sur le tableau de l'hôpital Saint-Jean de Bruges,
— 42 —
» l'Adoration des Mages, est peinte la signature sui-
» vante :
OPVS-IOHANIS-HEMLING
» nous y lisons donc Hemliug et non Memling. »
A notre tour, M. Didron nous permettra de n'être point
de son avis^ et de trouver fort peu concluante la manière
dont il interprète la signature placée sur le tableau de
Bruges.
C'est tomber dans l'erreur la plus complète que de
croire qu'à cette époque fM majuscule n'avait qu'une
forme, celle d'aujourd'hui. En effet, ainsi que nous l'a-
vons dit dans l'étude, l'M du mot Maldeghem, dans les
registres de l'hôpital Saint-Jean, et l'M du nom Maria sur
la médaille de Marie de Bourgogne, comtesse de Flandres,
sont identiquement les mêmes que celle commençant le
nom du peintre sur le tableau de VAdoration des Mages.
Dès lors, il est certain qu'à la fin du moyen âge l'M majus-
cule prenait au moins deux formes. M. Didron avait sans
doute, oublié cette partie de noire dissertation, en écri-
vant la note que nous venons de citer , car, sans cet ou-
bli, pour soutenir l'opinion contraire, il eût cherché à
détruire, par des raisons plus ou moins spécieuses, cetîe
base déjà si solide de notre argumentation (i).
(l) Le catalogue du Louvre, année 1833, article Memliug, pag«
151, en partageant notre opinion, a groiippé tous les motifs sur les-
quels nous l'avions basée. Do pliir^. M. Dinaux vient de trouver dans
son excellente bibliothèque, une notice sur les tableaux de l'hôpital
Saint-Jean, imprimée on I84''2, do nous inconnue jusqu'à ce jour et
dont nous extrayons ce passage : « Son nom doit s'écrne avec un M
— i3 —
Venons-en niainienani à la nouvelle preuve que nous
avons annoncée. Celte preuve nous paraîi de nature à
convaincre les esprits les plus rébelles.
Le cabinet du docteur Escalier, à Douai, renferme un
petit tableau gothique représentant Jésus portant sa croix,
et arrivant à la porte d'une ville paraissant gardée par
saint Pierre. Â.utour du cadre vermoulu de ce tableau,
on lit l'inscripiion suivante :
« Domine qu6 vadi.s ? Venio romam
» Iteruni crucifigi, darap Pierre. «
« Che tabelet fust donné à madame humble et abbesse
» de Flioes, dame Jacqueline deLalaing, enl'anlSSO (l).»
D majuscule et non avec un H, comme l'a fait par erreur Descamps
» et d'autres écrivains après lui. j>
Ainsi Bruges, la patrie du peintre a définitivement adopté la leçon
de Memling.
(I) Notre ami M. Diuaux, qui a examiné ce tableau avec soin,
nous remet une note que nous nous empressons de consigner ici ;
0 II semble que le peintre ait voulu représenter une rencontre
» entre le Sauveur portant sa croix, et l'apôlre Saint-Pierre s'age-
» nouillant devant lui à la porte de la ville de Rome. L'apôtre dit au
» Christ : Seigneur, où allez-vous?.. « Je vais à Rome, subir de
» nouveau le crucifiement, damp Pierre. » En effet le Christ quoique
j> portant sa croix, présente déjà aux mains et aux pieds les stig-
» mates des clous qui l'ouï attaché une première fois à l'arbre de la
» rédemption. Au premier plan, à droite, on voit la figure d'une
» religieuse en prières.
» Cette religieuse ne peut être que Jacquette ou Jacqueline de
> Lalaing, 23« abbesse du monastère do Flines, près Douay, qui
» compta, dans son sein, trois autres abbesses de son nom et de sa
» famille . Elle y entra en 135* , et y mourut le !26 février 1560. »
— 44 —
Or, voici la partie de celle inscription ayant trait à la
question qui nous occupe :
VENIO ROMAH.
On voit que la forme de la dernière lettre du mot
romam est identiquement la même que celle de la pre-
mière lettre de la signature du peintre sur le tableau de
l'hôpital Saint-Jean de Bruges, et que dès lors celte lettre
est un M majuscule, et non pas un H. On voit de plus
que l'm se trouvant la première dans le mot romam à la
même forme que celle d'aujourd'hui, ce qui prouve que
vers la fin du moyen âge, et au commencement de la re-
naissance cette lettre avait deux formes différentes. Rien
de plus clair, de plus concluant, selon moi, que la preuve
fournie par cette inscription, et M. Didron est un homme
de trop bonne foi pour ne pas en convenir.
A l'avenir donc, le grand artiste brugeois, si mal à pro-
jyos débaptisé par Descamps, s'appellera Memling, et son
nom ne pourra plus, selon le vers de Boileau :
» Aux saumaises futurs préparer des tortures. »
BRUGES.
« Celte ville brillait d'une telle
» splendeur que, pendant le xv™'=
» siècle, OEneas Sylvius la mettait
» parmi les trois plus belles du
» monde. »
Alfred Mitchiel, f histoire de
la peinture flamande).
BRK.ES.
Salut, Briige,
Doux refuge,
Où des siècles d'autrefois
La peinture,
La sculpture
Al'apparaissent à la fois 1 .
Ville encor toute espagnole,
Mon caprice, mon idole.
Dans tes vieux murs le temps vole
Comme l'oiseau dans les bois (1).
Là l'ogive
Svelte et vive.
Et les treffles des balcons
Se dessinent,
Et lutinent
Sur de gothiques maisons ;
Des Halles la tour s'élance
Dans les airs ! . faisons silence
Un joyeux concert commence
C'est la voix des carillons.
(1) De toutes les villes de Belgique, Bruges est celle qui a le plus,
conservé la physionomie du moyen-âge, des premières années de la
renaissance, et de l'occupation espagnole. J'y ai passé en 1841 dix
jours dans un ravissement continuel, ut c'est dans la nuit précédant
mon départ, au son des carillons de la lour des Halles, (|up j'ai fait
ces vers.
_ 48 -
Danioisellcs
Chastes, belles,
Pages au si doux paiiei-,
Sur les dalles
De ces salles
On croirait vous voir errer ;
Charles-Quint vers moi s'avance,
Rêvant aux lys de la France,
Que son aigle, en sa vengeance,
Voudrait pouvoir dévorer (1)'
Ces antiques
Basiliques,
Véritables diamants,
Dont la pierre
Statuaire
Offre à l'œil mille ornements ;
Leur orgue à la voix puissante,
Comme un torrent menaçante.
Comme un soupir caressante,
Ont charmé, ravi mes sens ! . . .
(1) La salle du Franc, mainlenani le palais de justice, renferme
une iramense cheminée en bois el marbre, chef-d'œuvre de sculpture.
Elle est ornée des statuettes de Charles-Quint, Maximilien et Marie
de Bourgogne, entourés des personnages les plus célèbres de leur
cour. On a fait le moulage en plâtre de cette cheminée pour la
France, et ce moulage rst monté dans une salle du rez-de-chaussée
du Louvre.
— 49 —
Vrai poëte,
Inlerprèie
Des légendes de la foi ;
Créalure,
Noble el pure,
Ariisie plus grand qu'un roi,
Van-Eyck, au pinceau sublime,
Dans le transport qui m'anime
Des :;ieux je gravis la cime
Pour m'incliner devant toi ! (1)
D'un mystère
Qu'a la terre
Dieu jusqu'alors dérobait,
Perçant l'ombre
Froide el sombre
Van-Eyck ravit le secret ;
0 miracle du génie,
L'huile à la couleur unie
Donna la force ei la vie
Aux chefs-d'œuvre qu'il traçail !.. (2)
Hunjble hospice,
Lieu propice
Au laleui vaincu de son,
Ta chapelle
Nous révèle
Un admirable trésor 1 .
(1) Van-Eyck, peinirp admirable né à Bruges, donl le musée
possède plusieurs ouvrages Son chef-d'œuvre, le tableau de l'A-
gneau, esl dans l'église de Sainl-Bavon, à Gand
(2) Van-Eyck passe généralement pour l'inventeur de la peinture
à l'huile.
— 50 -
Pour le fini, pour la grâce,
Memling, oh ! non rien n'efface
De sainte Ursule la Châsse ....
Elle vaut son pesani d'or 11 . . .
Quand l'étoile
Luit, se voile,
Ou quand brille le soleil ;
Quand l'orage
D'un nuage
Couvre l'horizon vermeil,
Comme à Venise, à Séville,
Ton aspect, coquette ville,
ïe distinguant entre mille,
Pour moi, n'a point son pareil ;
Adieu Bruge,
Doux refuge.
Où des siècles d'autrefois,
La peinture,
La sculpture
M'apparaissent à la fois ;
Ville encor toute espagnole.
Mon caprice, mon idole,
Dans tes vieux murs le temps vole,
Comme l'oiseau dans les bois.
BEWEXUTO CELLIOT.
« Il était de l'espèce de ces
» heurewx génies qui vont droit
» au fait, sans rechercher l'effet
» et ["esprit. »
Er.aène Delacroix.
lîKAVEMTO CELLLM.
Si le XVI' siècle a produit un artisie vraimenl remar-
quable, sous le double rapport du laleni et du caraclère,
c'est cplui dont je m'occupe en ce moment. Orfèvre,
sculpteur, graveur, monétaire, écrivain, Cellini, qui vit
le jour à Florence, a développé d'immenses facultés dans
tout ce qu'il a enti-epris. Sa vie elle-même est la plus
aventureuse, la plus contrastée, la plus extraordinaire
dont un biographe puisse s'emparer. Elle a tout l'attrait,
tout l'imprévu du loman le plus compliqué, et fait puis-
samment ressortir cette richesse d'imagination, celte vio-
lence passionnée, cette soif inextinguible de célébrité qui
firent à la fois la gloire, la honte et le malheur de ce grand
artiste. A de telles natures, sortant entièrement des
règles ordinaires, on pardonne sans doute beaucoup de
fautes; mais Benvenuto ne se borna point à faillir; il fut
souvent criminel, et à cet égard, loin de moi l'idée de
vouloir qu'on lui accorde un bill d'absolution totale, qu'il
n'a certes pas mérité.
Son père, d'après les témoignages des contemporains,
n'était pas moins vaniteux que lui. Il voulut, en com-
muniquant au pape certains titres apocriphes, prendre
rang parmi la noblesse romaine, et ses efforts n'aboutirent
qu'à le faire nommer joueur de flûte de Sa Sainteté. Son
désir était que son fils suivit aussi la carrière musicale,
mais son désir fut trompé : cet enfant indomptable échap-
l)aii à toutes les leçons, fuyait tous les jougs, et, poussé
54
par une vocation aidenie, courait les champs, visitait les
palais, les temples, les ruines, remplissant sa mémoire et
son portefeuille de souvenirs et de croquis empruntés à
tous les chefs-d'œuvre de la sculpture et de l'architecture.
Force fut donc de céder à son entraînement vers l'art du
dessin ; on le plaça chez un orfèvre. Ses progrès furent
rapides ; en peu de temps il devint le plus habile ouvrier
de Florence, pour l'exécution des ouvrages d'or, et d'ar-
gent, comme pour la composition des sujets. A peine
adolescent, son talent en ce genre était tel, que lorsqu'un
grand seigneur s'adressait à Michel Ange afin d'obtenir
un projet de pièce d'orfèvrerie, cet homme célèbre le ren-
voyait de suite à son petit Benvenuto.
A celte àme sans repos le travail, accompagné du calme
et de l'assiduité dans sa ville natale, ne pouvait convenir
longtemps : aussi s'enfuit-il avec un de ses camarades,
pour aller à Rome, où on le reçut à merveille, car déjà «a
réputation était parvenue à un haut degré d'estime dans
celte capitale du monde chrétien. Il eut des travaux tant
qu'il en voulut ; mais il les mit, par orgueil, à un prix irès-
élevé Quand on discutait avec lui sur ce point, c'était
en invoquant sa dignité blessée, et i'épée à la main qu'il
demandait raison de ce qu'il appelait une injure aux récal-
cilraus, quels que fussent leur âge, leur litre et leur rang.
Condamné par un tribunal à payer une amende, pour
avoir provoqué un de ses clients, il se jelta sur ce dernier
en sortant de la salle d\mdience, et Téiendit presque
mort sur le carreau. Il fallut se cacher. Bientôt il ap-
prend que son frère a été tué, dans une de ces querelles
d'opinion si fréquentes au xvi" siècle; il sort vers la nuit
de sa retraite, épie le meurtrier, le rencontre et lui en-
— 55 —
lève la vie d'un coup de stylet. Vingt fois, en pareilles
circonstances, il demanda sa grâce, l'obtint, et se mit, le
lendemain, dans le cas de la demander encore.
Son immense talent lui valait un brevet d'impunité.
Ces adorables fantaisies en or, et en argent, ornées de
pierres précieuses , enrichies de figurines , ciselées avec
tant de goût et de délicatesse, fascinaient les yeux, les es-
prits des juges les plus sévères, lui trouvaient des appuis,
des prolecteurs dans ce que l'aristocratie et l'église ro-
maine avaient de plus élevé. L'amour des arts était alors
poussé jusqu'à la folie par une société livrée au luxe le
plus effréné et aux passions les plus vives ! J'amais on n'a
fait, on ne fera des coupes, des calices d'or, des pièces de
vaisselle, des surtouts de dessert, des cadres de miroir,
des bijoux de toute espèce plus beaux, plus fins, plus cha-
toyans que ceux de Benvenuto ! Veut on se faire une idée
des merveilles que son imagination et sa main enfan-
taient?. . 11 ne s'agit que de visiter les vitrines de la salle
de notre Louvre, renfermant quelques-unes de ses œu-
vres. Il excellait aussi dans la gravure des médailles,
des monnaies, et le pape l'avait mis, dans ses étals, à la
lêle de leur fabrication.
Ici commence une nouvelle carrière pour Benvenuto
Cellini. Un homme traître à la France, et contre lequel
Bayard mourant a lancé l'anathème qui déshonore à ja-
mais sa mémoire, le connétable de Bourbon, arrive avec
s s soldats devant Borne. Accompagné de quelques jeunes
artistes, Cellini se retranche avec des canons au campo
sancio, dirige le feu, ei frappe à mon, d un de ses boulets,
l'i connétable qui monlaii sur la brèche. Oblij;é d aban-
donner la position qu'il avaii prise, Cellini fait retraite tout
— o6 —
en combatianl, el va se renfermer, avec ses amis, au châ-
teau Saint-Ange. Alors la poudre, les munitions de
guerre deviennent sa passion, occupent jour et nuit son
génie ardent. Il trouve le moyen d'imprimer aux projec-
tiles une plus forte portée, et, à défaut de boulets, fait
rougir des pierres qu'il lance dans les rangs des impé-
riaux. Un grand nombre d'ennemis resta sur la place,
et le prince d'Orange fut grièvement blessé. Un coniem-
porain dit qu'au milieu de ses canons. Benvenuio ressem-
blait au Dieu-Mars.
Qand la paix fut faite, il réalisa un projet qui depuis
longtemps s'était emparé de sa pensée. La renommée
lui avait appris quelle était la générosité, la magniticeuce
de François P"" envers les artistes de tous les pays, qu'il
se plaisait à réunir autour de son trône. Son imagination
s'exalte !.. il a trouvé son mécène !.. il n'hésite donc pas,
se met en rouie, et arrive à Saint-Germain, non sans
avoir couru bien des aventures bizarres et galantes. Le
roi chevalier lui fait le plus bel accueil, veut se l'attacher;
mais l'étiquette fatigue, ennuie l'artiste florentin, et sans
mot dire à personne, il reprend le chemin de l'Italie.
Eu son absence, le pape qui pour lui s'était montré si
bon , si clément, avait cessé de vivre. La ligue des enne-
mis de Cellini, jusqu'alors impuissante, entourait Paul III,
le nouveau pontife, et jura la perte de l'audacieux dont
la conduite indépendante et souvent coupable avait amas-
sé tant de haines. Une accusation capitale, celle d'avoir
volé, pendant le sac de Rome, une partie du trésor papal,
le fit jelter en prison. Devant la commission chaigée de
1 interrogei', il se défendit avec l'indignation dun grand
artiste blessé dans ce qu'il a de plus cher, sa probité mé-
connue. Il rappela les services qu'il avait rendus, les
dangers bravés par lui ; son innocence sortit de celte
épreuve, pure de toute tache flétrissante, et cependant ses
accusateurs eurent le crédit de le faire retenir dans les
fers. En vain François I'^'^ sollicita, par son ambassa-
deur, sa mise en liberté : il ne put l'obtenir. Alors Cel-
lini chercha à s'échapper du château Saint-Ange, au
moyen d'une corde fabriquée avec du linge. Près de
loucher terre il tomba , se cassa la jambe , fut repris et
enfermé dans un sombre cachot. Qu'on se figure l'efTet
produit par l'isolement, la captivité, l'injustice sur celte
imagination fiévreuse, en proie à tous les rêves de la li-
berté!! Comme le tasse à Saint-Onuphre, sa raison eut
succombé sous le poids du désespoir, si la force de son
caraclère. et la religion, qu'au milieu de ses plus grands
écarts il n'avait jamais abandonnée, ne fussent venues à
son secours. Il eut cependant des visions, des extases
et ses nuits se peuplèrent d'images fantastiques. Un Christ
mourant, d'une beauté céleste, lui apparut : depuis il
réalisa de souvenir, sous une forme matérielle, cette ap-
parition, en exécutant ce Christ en marbre blanc, sur une
croix noire Sa main couvrit aussi les murs de sa prison de
dessins au charbon empruntés à la bible et aux légendaires.
Enfin il arriva un moment où le roi de Fiance ,
unissant ses instances à celles d'un prince de la maison
d'Est, le cardinal de Férare, parvint à faire cesser la cap-
tivité de Cellini. Ce cardinal était un de ses admirateurs
les plus zélés; c'était lui qui lui avnit commandé, parmi
plusieurs autres travaux impuriants, la fameuse salière en
or ciselé et émail, ayant appartenu longtemps à la cour
de France, ensuite à Ferdinand d'Autriche, auquel Char-
— 58 —
les IX en avaii (iaii don, cl qu'on volt de nos jours au pa-
lais du Belvédère, à Vienne.
La reconnaissance que Cellini devait à François P"", le
désir, manifesté par ce prince, de le charger des embellis-
sements du château de Fontainebleau, l'engagèrent à re-
tourner en France. La leçon si dure qu'il venait de
recevoir aurait dû le porter à modifier son caractère, à
calmer ses passions, à ménager surtout l'amour propre
d'autrui : malheureusement il était incorrigible. Une
pension de 300 écus lui ayant été proposée; on le vit s'of-
fenser de cette rémunération beaucoup trop modique
selon lui. Puis se livrant à un injuste capiice, il acheta
un cheval et partit tout-à-coup, afin d'accomplir un pèle-
rinage à Jérusalem. Instruit à temps de cotte inconve-
nante escapade, le roi fit courir après le pèlerin, et ce ne
fut pas sans peine qu'on le lui ramena- Un traitement
anûuel de 700 écus, le don de l'hôtel du Peiit-Nesles à
Paris, qui devint sa résidence, les paroles les plus flat-
teuses parvinrent enfin à vaincre sa mauvaise humeur et
son obstination. Il déploya d'abord le plus grand zèle
à décorer Fontainebleau ; plusieurs ouvrages d'une beauté
merveilleuse, entre autres le grouppe d'Apollon et Hya-
cinthe, devinrent les fruits de ce retour vers l'ordre et
la sagesse. Cet heureux changement ne pouvait pas être
de longue durée : bientôt son naturel capricieux, indomp-
table reprit le dessus. Substituant sa volonté à celle du
roi, faisant un vase d'argent lorsqu'il lui demandait une
statue, il finit par lasser ce prince. Disons qu'il était
à peu près impossible de vivre en paix avec un tel
honnne, ei qu'une iriilaiion maladive, une inconstance
perpétuelle ont plané sur toute son existence. Nous n'en
citerons qu'un exemple : pour acquérir les bonnes grâces
— so-
dé la duchesse d'Élainpos, Cellini cisèle une magnifique
coupe, qu'il lui porle à Saiul-Gerniain. On le lait al ten-
dre pendani quelques instants, lui, le giaud Benvenulo,
devant lequel tous les appartements devaient s'ouvrira la
minute!. . il se courrouce, se répand en propos d'une
hardiesse insultante contre la haute dame, la favorite du
roi, et court offrir cette coupe au cardinal de Lorraine.
Enfin, jaloux du Primatice, mal avec la duchesse, aban-
donné de ses protecteurs et de François 1^', il perdit par
sa faute la plus belle situation qu'un artiste ail jamais ac-
quise, et quitta pour toujours la France.
De retour dans sa patrie, Cèllini reçut l'accueil le plus
bienveillant du grand duc de Florence, et son sort eut été
très-heureux, s'il n'avait pas détruit, comme à plaisir,
toutes les sources de considération, de prospérité jaillis-
sant sous ses pieds. Il se montra bientôt en proie à une
jalousie furieuse, surtout envers le fils de son premier
maître, Baccio Bandinelli, qu'il eût l'intention d'assassi-
ner. Chaque jour sa hauteur et ses caprices lui attiraient
de nouvelles querelles, de nouvelles disgrâces Des accès
d'une dévotion ascétique, il passait à ceux de la débauche
la plus ratiince, semant l'or à profusion pour satisfaire à
de dangereuses et honteuses fantaisies. Les viiigi-six
dernières années de son existence s'écoulèrent dans des
alternatives de bonne, de mauvaise fortune, et quelque-
fois de gêne touchant à l'indigence. C'est dans cette pé-
riode de temps, et lorsqu'il était encore plein de force et
de génie, qu'il exécuta le fameux groupe en bronze, re-
présentant Persée et Andromède. Lui-même a raconté
la manière dont la fonte de ce morceau capital avait eu
lieu. 11 s'était couché, dévoré par une fièvre ardente,
quand on vint lui dire que le succès de celte opération
— liO —
était fortement compromis Sans prendre le lenips de
se couvrir, il se jette en bas de son lit, court au fourneau,
le remplit de deux cents plats et assiettes en eiaiu, com-
posant toute sa vaisselle : le résultai le plus heureux cou-
ronne sa hardiesse, et lui rend la santé. Cet épisode de
la vie de Cellini a été transporté sur la scène de notre
Grand-Opéra; mais il n'a point réussi, malgré la peine
que s'est donnée M. Berlioz pour y adapter de la musique
ayant un véritable cachet d'originalité.
Après avoir essayé de la magie, encore fort en renom
au xvi« siècle, Cellini se livra à de profondes études reli-
gieuses, voulut approfondir les livres saints, reçut les
premiers ordres de la prêtrise, et se fil tonsurer. Il avait
alors cinquante-huit ans. Deux années après il se maria,
sans trouver ni le repos, ni le bonheur, car son âme in-
domptable et sans cesse troublée, ne pouvait supporter
aucun joug raisonnable^
Sa mon arriva en 1551. Llsolemenl le plus complet
environna sa couche funèbre, et pas une main amie ne
ferma la paupière du grand artiste dont la renommée
remplissait l'Europe. Cette fin délaissée est bien triste,
sans doute:.. Mais pourquoi n'y verrait-on pas un en-
seignement salutaire, donné par la Justice éternelle aux
hommes supérieurs, érigeant en principe que, dans la
société, le génie, le talent sont au-dessus de toutes les
règles, se suflisent seuls, et qu'il est inutile d'y joindre
les vertus?. . . .
Les passions les plus nobles et les plus basses se dispu-
taient le cœur de Cellini. Ce cœur était un cratère en-
flammé, dans lequel bouillonnaient le courage, la gêné-
— 61 —
rosité , la haine, la vengeance, la luxure, et surtout
l'orgueil.
II a écrit ses mémoires avec une chaleur, une naïveté,
une vigueur de style vraiment remarquables ! . Le manus-
crit en est resté longtemps ignoré ; sa première publica-
tion ne date que de 1728. Il existe trois traductions
françaises de cet ouvrage. La meilleure est, sans contre-
dit, celle de M. Léclanché, traducteur aussi de la vie des
peintres de Vasari, avec des notes et commentaires rem-
plis d'intérêt, par mon compatriote Jeanron, artiste très-
distinffué.
WATTEAU.
ESSAI SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE CE PEINTRE,
SLiVl Dl' CATALOGUE DE SES OECVRES.
» Parée à la française , un jour dame Nature
» Eut le désir coquet de voir sa portraiture :
)■> Que fit la bonne mère ?. Elle enfanta Watlcau. »
Lahotbe-Houdar
WATTEAU.
Les œuvres du peinire, dont nous allons raconter soni-
niairemenl la vie, sont en ce moment l'objet d'une espèce
de fanatisme base, en grande partie, sur deux puissances
qui ont régné, et régneront toujours en France, la fantai-
sie et la mode. De ce que nous venons de dire il ne
faudrait pas conclure que nous blâmons la haute estime
accordée au talent de Watieau, et que nous le considé-
rons comme un peintre médiocre : telle n'est certes pas
notre pensée! Mais, en toutes choses l'exagération est
dommageable, et quand tous les jours nous voyons mettre
un prix excessif à la moindre esquisse de ce créateur des
fêtes galantes, au détriment d'artistes plus sérieux, plus
complets que lui, nous ne saurions nous empêcher de
déplorer un engouement nuisible aux progrès de l'art, et
à la juste appréciation de ceux qui l'ont cultivé.
Chez nous, en politique comme en littérature, en mu-
sique comme en peinture, l'objet du dédain, du mépris de
la veille, devient souvent l'idole du lendemain. Il y a
quarante ans, on n'accordait, en général, aucune estime
à Watteau ; c'était lui qu'on nommait toujours, lorsqu'il
sagissait de signaler le genre faux et manière des ar-
tistes du commencement du xyiii*^ siècle. Les magasins
6(;
(le mai'chands do tableaux, les bouiiciiies de collec-
leiirs de bric à bvac , renferniaieni beaucoup de ses
produciions, doui les meilleures se vendaient, au plus
haut prix, 200 francs! Encore n'élaienl-ellos achetées
que par des étrangers, ou par quelques rares amateurs
s'élonnant, à bon droit, de l'arrêt de proscription pro-
noncé contre le pinceau d'un homme qui était loin de mé-
riter cet excès d'indifférence. On élève aux nues aujour-
d'hui ses esquisses les moins achevées ; on se pâme devant
ses moindres pochades! . . Cela me fait craindre que dans
quelques années, par suite de l'une de ces réactions en-
fantées par le caprice, Waiieau ne. retombe, pour ses
admirateurs exclusifs, plus bas qu'il n'était tombé sous
l'empire. Déjà Boucher, artiste d'une facilité et d'une
verve incontestables, dont l'école de David s'était tant
moqué, et qui depuis avait reconquis une assez haute fa-
veur, perd tous les jours de ses partisans, et commence à
se vendre assez mal. Il en sera de même, je le crois,
du peintre de V embarquement pour Vile de Cythère, quoi-
qu'il ait une valeur bien plus grande que Boucher, et
figure, en son genre, avec éclat, dans le cabinet de tout
homme de goût.
C'est parceque nous ne partageons, pour toutesles pro-
ductions de Watteau, ni le délirant enthousiasme, ni
l'injuste dédain de ceux qui fuient tour à tour ses pané-
gyristes et ses détracteurs outrés, que nous avons voulu
retracer les circonstances de sa vie, si peu connue, e'
nous livrer à quelques considérations sur son talent. En
prenant pour guide la modération, nous ne nous dissi-
mulons pas que ce sera le moyen de ne satisfaire que^peu
de personnes ; mais nous nous consolerons de ce résultat.
()7 —
vn nous roliigiam ihins l'iniparlialiK'. ila bonne foi, ol le
désir clV'iiv ulile, qui vonl dirigor noire plume.
II.
La naissance de Watteau ftit obscure. Celle circon-
stance ajoute à son mérite; car pour parvenir au tident
qu'il a possédé, dans une position sociale où tous les moyens
d'éducation lui manquaient, il a fallu que la nature l'eut
véritablement créé peintre. Son père était maître cou-
vreur à Valenciennes, ville du Hainaut, où notre artiste
naquit en 1684 (1). Son enfance fut malheureuse et
maladive ; toutes fois, dès l'âge de 5 à 6 ans, le goût de
la peinture se déclara en lui, et devint bientôt une passion.
Lorsqu'il avait un instant de liberté, il s'échappait de la
maison paternelle pour aller dessiner sur la place les
scènes comiques jouées par les charlatans et les batte-
leui's parcourant les provinces. On riait alors en France,
et c'était encore le bon temps. Le peuple ne s'occupait
pas de politique ; l'arrivée dans une ville de pierrot, de
cassandre, de coiombine, et d'arlequin, était un événe-
(t) C'est avec beaucoup rie peine que nous avons pu trouver l'ex-
Irail d'acte de baplénae de Walteau, né paroisse Sainl-Jacques. Le
voici lextuellemenl : a Le 20 d'octobre 1684, fut baptisé Jean-
!> Antoine fils légitime de Jean Walleau et de Mictiello Lardonois, sa
» femme. Signé le parain Joan-Antoine Baiclie, la marène Anne
> Maillion. &
Note fournie pai M. A. Diiiaus,
— 08 —
ment donnani des jouissances que la lecinre »le loiiles les
gazelles du monde ne vaudra jamais. Ces premières im-
pressions de la vie de Walleau, ces premiers modèles
d'imiialion, dccidèrenl du genre que depuis il a, en grande
partie, adopié. Le théàire de la foire, les parades en
plein venl, furent pour lui ce que les bohémiens et les
grotesques avaient été pour Callot. En effet, il esi peu de
ses toiles, de ses dessins où l'on ne rencontre un Gile, an
Scaramouche, une Isabelle. Il a placé de ces person-
nages vénitiens et bergamasques au milieu des paysages
les plus frais, des parcs les plus élégants; et comme il
était faiiiasque, il a quelquefois choisi pour théâtre de
leurs ébats un cimetière.
Au premier abord, ce qui pourrait paraître étonnant
dans le choix de semblables héros donl la présence n'ins-
pire ordinairement que le gros rire et la gaieté, c'est que
Walleau éiait d'un caractère morose et atrabilaire. 3Iais
quand on vient à réfléchir sur les mystères de l'àme, on
demeure persuadé de cette vérité, (|ue les hommes d'élite
se plaisent à tout ce qui contraste avec leur organisation.
C'est ainsi que Molière si grave, si triste, se montra le
plus plaisant des auteurs dramatiques dans ses immortels
écrits , et joua avec succès les rôles comiques ; que Cré-
billon, donl l'amusement journalier éiait de badiner avec
de petits chats, et donl les habitudes étaient celles d'un
grand enfant, déployait dans ses noires tragédies toutes
les nuances de la terreur; que Carlin Bcrlinazzi, atteint
du spleen au plus haut degré, faisait pouffer de rire, par
ses lazzi , les habitués du théâtre des iialiens. Il y a
d'ailleurs une énorme différence entre celte hilarité de
caractère douce, naïuielle, coustanif, (jne certaines per-
sonnes portent toujours dans le monde, et cette disposi-
— 69 —
lion que les anglais appellent humour, originaliié : la
première tient au lempéramment, la seconde à l'esprit.
On peut donc avoir l'àme fort mélancolique, et dire, faire
les choses les plus plaisantes. Ces choses auront un effet
d'autant plus saississani que personne ne s'y sera attendu •,
elles frapperont l'imagination comme ces lumières vives,
transparentes qui, s'échappant des fonds obscurs des ta-
bleaux de Rembrandt, viennent tout à coup éblouir les
yeux.
Le père de Watteau s'appercevant du goût qui l'entraî-
nait vers le dessin, le plaça, à l'âge de quatorze ans chez
un peintre de Valenciennes de fort peu de talent. On a
l^ensé, mais à tort, que ce peintre était Gérin, auteur de
quelques toiles ayant autrefois décoré les églises du Hai-
naut. Watteau ne resta que peu de temps dans l'atelier
de ce premier maître. Mécontent d'une conduite qu'il
attribuait à l'inconstance, son père le traita durement, et
lui déclara que l'état de gène dans lequel il se trouvait le
mettait dans l'impossibilité de continuer à lui venir en
aide
Watteau faiigué d'une domination blessante pour la
fierté de son caractère, et animé du désir d'avancer dans
un art qui s'était emparé de toutes ses facultés, quitta la
maison paternelle. Il se dirigea vers Paris, où il arriva
dans un dénumeul complet, sans linge, sans argent, perdu
dans ce vaste désert d'hommes, et ne sachant où trouver
un asile.
Après avoir passé quelque.-» jours en proie à la misère
la plus profonde, el ne mangeant qu'un morceau de pain
acheté du produit de la vente de son ciiapeau, le hazard
— 70 -
lui fil rencontrer Meteyer, arlisie médiocre, peignant le
décor, qui consentit à le recevoir dans son atelier. Bien-
tôt il fallut ne plus compter sur cette faible ressource, car
l'ouvrage vint à manquer Alors Walteau entra chez un
autre peintre, vrai barbouilleur d'enseignes, lequel faisait
exécuter par de jeunes élèves des tableaux de pacotille,
afin de les vendre en gros à des spéculateurs.
En ce temps là, comme de nos jours, l'un des plus no-
bles de tous les arts était souvent une affaire de métier et
de marchandise. De petits portraits ovales de person-
nages célèbres à la cour, des sujets de dévotion, se ven-
daient à la douzaine à des juifs brocanteurs, qui les pla-
çaient en province à des bénéfices peu élevés. Les
églises de Bourgades, les gentilhommières, les maisons
des particuliers un peu aisés, étaient couvertes de ces
déplorables productions dont on rencontre encore le spé-
cimen dans toutes les parties de la France. Le nouveau
maître de Watteau tenait le premier rang parmi les indus,
triels s'occupant de ce triste commerce. Souvent il avait
sous ses ordres une vingtaine de rapins barbouillant du
malin au soir des toiles, des panneaux, et n'appréciait
leur mérite que suivant le plus ou moins de promptitude
qu'ils mettaient à achever le travail qui leur était confié.
Chacun d eux avait sa tâche : les uns peignaient les fonds,
d'autres les ciels ; ceux-ci faisaient les tètes, ceux-là les
draperies. Enfin il y en avait dont l'occupation princi-
pale consistait à accuser les ombres, et à poser les blancs.
On conçoit le désappointement du pauvre Walteau
tombant au milieu de celle ignoble fabrique!.. Mais il
fallait vivie : la nécessité le força de dévorer les ennuis,
les dégoûts de ce houleux a|)prentissage. Les artistes de
— 71 —
notre siècle d'ambition, d'exigence et de luxe, ne devine-
raient jamais k quelles privations notre malheureux pein-
tre se trouvait alors réduit ! pour le travail constant d'une
semaine, il ne louchait que trois livres tournois le samedi.
Il est vrai que par une faveur particulière ^on maître vou-
lait bien le gratifier d'une éccuclée de soupe chaque jour.
Celte faveur, il la devait à la prestesse, à la facilité de son
pinceau qu'il appliquait à tous les genres. A cette époque
de sa carrière, son véritable triomphe était toutes fois la
représeniaiion de l'image du bon saint Nicolas, ce pro-
tecteur de l'enfance, dont le créilil, parmi le peuple, était
alors sans pareil 1 Aussi ses camarades l'avaient-ils nom-
mé premier peintre de l'évêque de Myre. De son côté
Waiteau répétait souvent avec un sourire, à la fois triste
et sarcastique : « Je sais mon saint Nicolas par cœur, el
)) pour le reproduite je n'ai pas besoin de modèle. »
Quel bonheur pour lui lorsqu'arrivait le dimanche ou
un jour de fètel lorsqu'il lui était permis de secouer le
pesant fardeau auquel la misèie l'avait soumis, et de mar-
cher dans sa force, et dans sa liberté !.. Armé de crayons
et de papier, il allait au hazard dans les rues et les envi-
rons de Paris, saissanl et dessinant sur son passage tout
ce qui lui offrait un cachet d'élégance, de pittoresque et
d'originalité. Femmes du monde, villageoises, militaires,
abbés, robins, savoyards, musiciens et acteurs ambuians
se fixaient tour à tour dans des esquisses faites avec une
finesse et une facilité merveilleuses. Par un beau soleil
d'été, une nébuleuse matinée d'automne, il se plaisait à
errer à travers les champs et les bois, à éiudier les effets
de la lumière el des ombres, les accidents de terrain, le
mouvement onduleux des cieux, le f» uillé des arbres; il
s'enivrait du parfum des lleurs, de la senteur des herbes,
(i
— 72 —
el surtout des coulouis si fiches, si variées dont Dieu a
paré la nature. C'est à ces promenades solitaires, à cette
observation profonde de tout ce qui frappait ses yeux,
qu'il doit celte étonnante prestesse de dessin, cette vérité
de détails, celte fécondité, et principalement ce coloris
solide et brillant, qualités dislinclives de son pinceau.
Ces études ne tardèrent pas à lui révéler ses forces, et
à lui faire sentir combien était déplorable l'emploi de sou
talent au profit du propriétaire de la fabrique de tableaux
dans laquelle il travaillait.
Quelques ouvrages de Gillot étant tombés sous ses re-
gards, il se présenta chez lui, sollicitant la faveur de
s'adjoindre à ses travaux, et de profiter de ses conseils.
Gillot l'acceuillit avec bienveillance. L'ayant mis à l'é-
preuve^ il parut enchanté de ses dispositions et lui ouvrit
la porte de son atelier.
Ce fut alors que Watteau commença à donner des gages
certains du talent que depuis il a déployé. Disons toute-
fois que la fréquentation el les enseignements de Gillot,
peintre de mode et de fantaisie, ne lui furent utiles que
pour acquérir les procédés matériels de l'art. En effet,
que pouvait-il puiser à l'école d'un tel maître, quant à
la partie morale et poétique de la peinture? seulement
un certain goût pour les scènes familières d'une société
d'exception, étudiée au point de vue des mœurs de la
comédie italienne, dont il a empreint un grand nombre
de ses tableaux. S'il avait été dans d'autres conditions
d'existence, et recevant les Ie<,ons d'un artiste sérieux,
nous ne doutons pas qu'avec les trésors d'intelligence
dont la nature l'avait comblé, il n'eut abordé avec succès
le genre élevé, et les compositions historiques.
— 73 —
Cependanl 1;> paix ne dura pas longtemps cnlre l'élève
el le maître. En fail de caractères, les moralistes l'ont
avec raison répcié : « il n'y a que les contrastes qui pro-
duisent l'harmonie. > Or, Gillol et Walteau se ressem-
blaient par une foule de points. Tous deux élaienl bizar-
res, fantasques, susceptibles à l'excès. De là il résultait,
qu'à cause même de ce rapport dans leurs humeurs, il y
avait entre eux incompatibilité. L'amour propre qui nous
ferme presque toujuuis les yeux sur nos défauts, nous les
ouvre sur ceux des autres, el nous les rendent insuppor-
tables. L'homme colère ne s'entendra jamais avec un
antagoniste colère comme lui : il sera d'autantphis disposé
à lui imputer à faute ce délire momentané, que lui-même
l'aura ressenti.
Gillot et Watleau ne tardèrent pas à offrir une nouvelle
preuve de celte triste vériié. L'aigreur, la défiance s'em-
parèrent de leurs âmes, à ce point qu'ils ne pouvaient
passer quelques instants ensemble sans se quereller.
Plusieurs de leurs contemporains ont prétendu que dans
leur mésinlelligence, Gillol avait eu le plus de torts.
'< Il était devenu, disenl-ils, enlièremenl jaloux de son
» élève, et celle jalousie fut la principale cause de leur
» séparation. » Quoiqu'il en soit Walteau quitta son ate-
lier avec une gi-ande satisfaction, pour entrer dans celui
d'Audian, au Luxembourg.
Les camayeux, tableaux peints d'une seule couleur, et
les arabesques avaient alors la vogue. Peu de personnes
riches se dispensaient d'en faire décorer les plafonds et
les boiseries de leuis appartements. Dans ce genre,
Audran était un homme habile. Tiouvant en Walteau
un jeune peintre dont l'exécution promple, el féconde,
— 74 —
lui procurait de nomtreux avaniages, il se plul à lui
rendre l'existence douce et agiéable.
Pendant un certain temps Watteau prit du goût pour
ces ornements ; il en décora un assez grand nombre
d'Uôtels de Paris et de châteaux de ses environs. On voit
encore reparaître, dans les ventes publiques, des pan-
neaux peints par lui, à la manière d'Audran, et les ama-
teurs les achètent à des prix assez élevés. Pourquoi
dissimulerions-nous à cet égard notre pensée? Ici, c'est
le nom de l'artiste en faveur que l'on paye, c'est la fantai-
sie qui crée la valeur; car ces caprices, mélange de
feuillages contournés, de figures pastorales ou grotesques,
de personnages à têtes de singe, ne seront jamais recher-
chés par les hommes d'un goût pur et délicat. Si Watteau
n'avait occupé son pinceau qu'à produire de telles bam-
bochades, il y a longtemps qu'il serait oublié.
Faisons toutefois une exception pour les peintures du
cabinet de Chantilly, parce que ces peintures destinées à
stygmaiiser les désordres, les débauches élégantes de la
cour, présentent une satyre vraie, animée, appartenant à
la chronique intime d'une époque de scandale et de dépra-
vation.
Au surplus Watteau ne tarda pas à se dégoûter de pein-
dre le décor, et de travailler toujours à la remorque des
idées d'autrui II avait le presseniiinent de son génie, et
le moment était arrivé de montrer enfin ce qu'il était ca-
pable de faire.
Ses travaux pour Audrau lui laissant quelques loisirs,
il peignit, en cachette, un départ de troupes. Qu'on juge
de l'étonnenieni d'Audran à ^aspo^•l do celte composition,
- 75 -
l'iioe des plus originales, des plus remarquables de Wai-
leau! . . . Dans le premier moment, il ne put cacher l'ad-
miration qu'il ressentait ; mais bientôt, craignant de perdre
un collaborateur dont le talent lui était de la plus grande
utilité, il modéra son enthousiasme : « C'est bien, lui
>• dit-il, et cependant je vous conseille de ne pas perdre
» votre temps à faire de ces pièces peu goûtées aujoui'-
» d'hui, irès-difliciles à placer, et de vous attacher plus
•> que jamais au genre pioductif exploité par nous en
» commun. »
Watteau ne fut pas dupe de cet avis intéressé. Ce qui
venait de se passer, entre son maître et lui, augmenta son
désir de se rendre indépendant. Il prétexta donc la né-
cessité de se rendre à Valenciennes, afin de revoir ses
parents, de régler quelques affaires, et il sortit de chez
Audran.
On ne voyage point sans argenl : Watteau n'en avait
pas, et son unique ressource était son tableau, dont il ne
savait comment tirer partie. Il eut recours à Spoude son
compatriote, son ami qui faisait aussi de la peinture à
Paris. Spoude montra le tableau à un sieur Sirois, et
celui-ci l'acheta de suite soixante livres, prix demandé
par l'artiste. Rappelons, en passant que celle œuvre ca-
pitale, ornant aujourd'hui l'un des plus beaux cabinets
d'Angleterre, a depuis été vendue successivement jusqu'à
12,000 flancs.
Le pauvre Watteau, eiM-hanté de sa bonne fortune,
partit gaiement pour Valenciennes, persuadé que soixante
livres constituaient un trésor inépuisable.
De son côté Sirois lut tellement satisfait du marché
— 76 —
qu'il venait de conclure, que, dans sa magnificence, il lui
commanda un second tableau, de même genre, dont U
fixa le prix à deux cents livres. Ce tableau, peint en peu
de jours, représente wie halte cïarmée, et fut, ainsi que
le départ de troupes,, gravé par le célèbre Cochin.
Les premiers instants passés à Valenciennes ne furent
pas sans charmes pour Waiteau. Au milieu de ses bizar-
reries il avait le cœur bien placé, et le souvenir de son
père, de sa mère, de» lieux où il avait pris naissance, ne
s'était jamais effacé de sa mémoire. Quoique modeste,
il était doucement flatté des éloges donnés par ses com-
patriotes à ses progrès. Cependant l'inconstance de son
esprit, le peu de mouvement et de distraction que lui of-
frait une ville de province, où il ne rencontrait rien, sous
le rapport de l'art, pouvant l'animer, lui servir de point
de comparaison, le déterminèrent à revenir à Paris. Sa
réputation d'ailleurs commençait à s'y établir ; les deux
tableaux dont nous venons de parler avaient fixé l'atten-
tion des connaisseurs. A peine de retour, les commandes
lui arrivèrent de plusieurs côtés à la fois.
Parmi les amateurs distingués habitant alors la capitale,
on remarquait surtout M. de Crozatqui, en fuit de dessins,
de tableaux rares, possédait de véritables trésors. Cet
homme aimable, spirituel, affectionnait les artistes, se
faisait un plaisir de les encourager, de les aider de sa
bourse, de ses conseils, et de leur communiquer, avec
une grâce parfaite, les chefs-d'œuvre renfermés dans son
cabinet. De nos jours, on rencontre bien peu de ces
mécènes éclairés et désintéressés. Le nombre fort res-
treint de nos amateurs, ou soit disant tels, appartenant à
l'aristocratie bourgeoise, en offre plusieurs ne s'adressani
aux pinceaux de nos jeunes artistes que par un seniimeni
de vanité, et marchandant les fiuits de leurs veilles, aûn
de se les procurer au plus bas prix. Ce n'est pas de la
noble et généreuse protection (ju ils font, mais du com-
merce. En effet, combien n'en a-l-on pas vu, après une
ou deux années de possession, revendre les œuvres qu'ils
avaient acquises, le double elle triple de la somme qu'elles
leur avaient coûtées?. . presque tous n'ont aucun goût,
aucune connaissance de l'art auquel ils veulent bien ac-
corder un azile dans leurs somptueux hôtels. Nous pour-
rions citer un de ces hauts et puissants seigneurs de la
finance, n'ayant de l'intelligent Samuel Bernard que son
origine, et qui, sans l'aide de l'un de ses secrétaires, ne
pourrait nommer le peintre bien connu de tel ou tel ta-
bleau enrichissant ses vastes salons.
M. de Crozat ayant justement apprécié les premiers
ouvrages de Watteau, l'engagea à prendre un apparte-
ment dans sa maison, et à faire des études sur les excel-
lents morceaux de grands maîtres qu'elle renfermait. Ce
fut avec joie que notre artiste profita de cette offre bien-
veillante.
Avec quelle avidité, quel sentiment d'admiration ne se
Uvra-t-il pas alors à l'examen minutieux, réfléchi, et
même à la copie des œuvres les plus belles du cabinet de
M. de Crozat !.. Il vivait là au centre d'un monde selon
son imagination et son goiît, passant de la fréquentation
des peintres italiens, à celle des peintres flamands ou
français; les interrogeant sur les procédés les plus mys-
térieux de leur art, se pénétrant de leur substance, et
acquérant chaque jour des qualités nouvelles
Pourquoi faut-il (pie le caractère de Watteau ne hii ait
78
pas permis de profiler longtemps d'une situation aussi
agréable, aussi avaniageuse ?. . Ici vraiment son t*xcen-
tricilé ne saurait avoir d'excuse, car, au dire de tous ses
contemporains, M. de Crozat lui laissait une entière li-
berté. Il y a plus, on le voyait supporter avec une
patience, une douceur pleines de délicatesse, les accès
de morosité de son protégé
Le besoin maladif de changer de place, l'amour de l'in-
dépendance élevé jusqu'à la manie, entraînèrent Walteau
loin d'une maison où il pouvait vivre si heureux. Il voulut
végéter obscurément, au gré de son caprice, et se retira
dans un petit appartement, chez Sirois, acquéreur de ses
deux premiers tableaux, lui annonçant qu'il ne recevrait
personne, et lui défendant de donner son adresse à ceux
qui la lui demanderaient.
Les circonstances, assez singulières, qui amenèrent sa
réception à l'académie royale de peinture et de sculpture,
se rattachent à cette époque de son existence. Depuis
qu'il avait vu et étudié les œuvres des grands maîtrts, le
désir de visiter l'Italie s'était fortement emparé de sa
pensée. Admirant surtout les peintres vénitiens, dont le
coloris rempli de chaleur, d'éclat, sympathisait avec son
organisation, il voulait s'identifier à leur manière sous le
beau ciel où ils avaient enfanté tant de chefs-d'œuvre.
Venise, Rome et Florence occupaient ses rêves ; mais
pour pénétrer dans cette terre promise, ce paradis de son
imagination, il fallait des ressources pécuniaires, dont il
était entièrement dépourvu.
Un seul moyen d'y suppléer était offert à Watteau,
celui de solliciter et d'obtenir la pension du roi. Afin
d'atteindre ce but, il prit la résolution de faire transporter
~ 79 —
les deux tableaux vendus à Sirois daus la salle d'exposi-
lion de racadéniie. Il clioisil le jour où les membres
tenaieni séance, et sans proneurs, sans amis, sans autre
recommandation que ses ouvrages, il altentit, dans cette
salle, le cœur palpitant de crainte et d'espoir, l'arrivée
de ses juges.
Son attente ne fut pas de longue durée : les artistes se
rendant à la séance remarquèrent ses deux tableaux, et
se monirèrenl justement étonnés de la révélation d'un
talent dont le nom leur était tout-a-lait inconnu.
De Lafosse, jouissant alors d'une grande réputation ,
donna, plus qu'aucun autre, une attention sérieuse à ces
productions, rappelant, par la vigueur du coloris, Tbar-
monie de l'ensemble, les œuvres des vieux peintres fla-
mands. « De qui sont ces tableaux, dit-il, au gardien de
■• la salle d'exposition? >' — « D'un jeune homme, répon-
» dit celui-ci, qui prie MM. de l'académie de vouloir bien
» intercéder auprès du roi, et de lui faire obtenir la pen-
j) sion, afin qu'il puisse aller étudier en Italie. " —
« Faites entrer ce jeune homme répliqua De Lafosse. »
Waileau s'avance, sa figure timide, son maintien modeste
préviennent en sa faveur. D'une voix entrecoupée il ex-
pose sa demande, en déclarant qu'il serait le plus heureux
des hommes, si on le jugeait digne de la grâce qu'il sol-
licitait. « Eu vérité, mon ami, lui répond De lafosse,
• avec raccenl de la bienveillance, vous ignorez votre
» talent, et vous vous défiez de vos foices . . . Croyez-
» moi, par Dieu, vous en savez plus que nous!... Il
» n'est personne ici ne vous trouvant fait pour honorer
» notre académie. Soumettez-vous a nos règlements, eu
» effectuant les démarches d'usage : déjà nous vous re-
— 80 —
» gardons comme étant un des noires. » Waileau se
relira comblé de joie, fit ses visites, et ne tarda pas à
être agréé, sous le litre de peintre des fêtes galantes.
Il est d'autant plus doux de reposer sa pensée sur celte
conduite noble, généreuse, des anciens membres de
l'académie royale, que Walieau devait être à leurs yeux
un novateur, un rival dont les succès pouvaient leur êlre
très-nuisibles. . . qu'il y a loin de cette protection désin-
téressée, accordée au talent sortant des sentiers battus,
s'avançant dans un nouveau monde, à ce dénigrement
systématique dont certains lauréats immobiles de la pein-
ture empire ont usé, de nos jours, envers de jeunes
athlètes pleins d'avenir? Le libéralisme de ces vétérans
de l'école gréco-romaine, ne ressemble-l-il pas à celui de
ces soit-disant constitutionnels ne voulant de l'indépen-
dance et de la gloire que pour eux, leurs amis, et leurs
imitateurs?. . .
II.
Cependant, la nouvelle dignité que Walteau venait d'ob-
tenir ne lui donna pas plus d'orgueil. Sa vie n'en fut
pas moins retirée. Il est même à remarquer qu'à partir
de ce moment, il se monlra plus mécontent que jamais de
ses productions. Les éloges qu'on leur donnait excitaient
son dégoût, son impatience, et ces sentiments étaient chez
lui d'une sincérité qu'on ne saurait croire affeclée. En
effet, tantôt il effaçait des toiles achevées et très-jolies,
dans lesquelles il lui paraissait lout-à-coup y avoir mille
--SI -
dcfauls ; laïUùt aussi il refusait de vendre à des prix
avaniageux, des œuvres fort gracieuses, soulenani avec
lenacilé qu'elles n'avaieni aucune valeur. Rien de co-
mique comme sa querelle avec un riche anglais, qui lui
arracha des mains un pelii tableau et se sauva, laissant
sur sa cheminée vingt-cinq guinées. Watteau qui s'obs-
tinait à détruire cet ouvrage, poursuivit l'anglais jusqucs
dans la rue, jurant et maugréant, comme s'il eût eu affaire
à un voleur. Enfin, de guérie las, il remonta chez lui,
et se mit au lit, tellement irrité, qu'il fut malade pendant
plusieurs jours.
Watteau ne fit point le voyage de Rome malgré son
désir d'abord si ardent de visiter 1 Italie. Peut-être fut-ce
un bonheur pour lui. N'est-il pas à peu près démontré
par l'expérience que les artistes, allant étudier en ce pays,
se livrent à l'imitation scolasiique des peintres ultramon-
tains, et perdent ce cachet de personnalité, qualité si pré-
cieuse dans tous les arts?. . Poussin et Claude Lorrain
ont seuls résisté à celte épreuve, parce qu'ils devaient à
la nature une force de création que le contact des œuvres
d'autrui ne pouvait altérer. Pour enfanter d'admirables
ouvrages, le peintre, homme de génie, n'a pas besoin de
quitter la France. Lesueur et Prudhon nous en offrent
la preuve.
Le changement de résolution de Watteau tenait à la
fois à sa mauvaise santé, et à son caractère variable et
inconstant. 11 ne pouvait habiter longtemps la même
demeure ; du jour au lendemain on le voyait prendre en
dégoût l'idée qu'il avait caressée avec le plus de passion.
Au lieu de se rendre en Italie, il se décida toui-à-coup à
s'embarquer pour l'Angleterre.
— 82 —
A Londres, où ses tableaux ëtaienl déjà irès-recher-
chés, la vogue ne tarda pas à le combler de ses faveurs.
La haute aristocratie lui fit de nombreuses commandes,
qui l'eussent conduit à la fortune, s'il n'avait point com-
mencé à ressentir les premières atteintes du mal devant
l'enlever plus tard à ses admirateurs. Arrivé en Angle-
terre en 1720, le climat chargé de brouillards et d'humi-
dité, la vapeur du charbon, hâtèrent en lui le développe-
ment d'une affection de poitrine qui le força de revenir à
Paris en 1721.
A partir de ce moment son existence ne fut qu'une
longue maladie de langueur ; ses forces diminuèrent
chaque jour. Mécontent de lui-même el des autres, ne se
trouvant bien nulle part, coniinuellement il changeait de
lieu, formait de nouveaux projets, traînant partout l'ennui,
le mal qui le dévorait, et livré à mille résolutions con-
tradictoires, sujets d'affliction et de tourment pour ses
amis les plus dévoués. Jamais cependant il n'abandonna
ses pinceaux. Plusieurs toiles remarquables sortirent
alors de ses mains pour aller enrichir les cabinets des
connaisseurs. Nous citerons entre autres ce fameux pla-
fond, qui fut d'abord une enseigne faite pour Gersaint,
dont l'ordonnance était si élégante, les groupes si bien
entendus, la couleur si harmonieuse, si chaude, et que
tout le monde se plaisait, après sa mort, à admirer dans
la galerie de M. de Julienne.
Watteau pensa que le séjour de la campagne lui serait
favorable : le désir de l'habiter devint son idée fixe. Dans
tous ses projets il se mêlait de la passion et de l'irritabi-
lité ; aussi ne retrouva-t-il un peu de calme que lorsque
M. Lefebvre, intendant des menus, lui eut offert une re-
— 83 —
traiie dans sa jolie maison de Nogeni sous Vincennes. Il
dm ce bienfaii aux solliciiaiious d'un ami des arts,
M. l'abbé Haranger, qui lui lémoigna toujours l'atfeciion
la plus sincère.
III.
C'est ici le lieu de parler des élèves de Watteau, Lancrel
et Pater, devenus ses imitateurs. Le premier né à Paris,
homme aimable et de bon ton qui fit son chemin dans la
plus haute société , avait commencé par recevoir des
leçons de Gillot. Il s'attacha ensuite à Watteau, dont il
étudia et reproduisit la manière et le genre avec tant de
succès, que ses ouvrages font illusion aux yeux de cer-
tains amateurs les prenant pour ceux du maître. Lancret
est un peintre agréable , d'un coloris flatteur quoiqu'un
peu gris, et dont quelques compositions, (de ce nombre
est le repas italien), sont riantes, adroites, assez spiri-
tuelles; mais il n'a ni cette finesse de touche, ni la facilité
de dessin, ni la couleur éiincelanie et vigoureuse de l'ar-
tiste Valenciennois. On a prétendu que ses succès avaient
excité la jalousie de Watteau qui, quand on lui parlait de
Lancret, répondait en faisant la moue : " Oui, c'est le
» plus parfait de mes singes ! »
Nous éprouvons de la répugnance à admettre celte épi-
gramme, de la part d'un artiste, très-morose, très-bizarre
sans doute, mais en général juste envers ses rivaux, et
modeste à l'excès, en ce qui concernait ses ouvrages.
Que Lancret se soit brouillé avec Watteau, c'est un fait
— 84 —
avéré, iic clevaiil pas surprendre, lorsqu'on vient à r(';llé-
ehir sur la diflîcullé qu'il y avait de vivre longlemps en
|)aix dans l'inlimilé de ce dernier; (andis que prêter à
cette brouille le motif d'une basse envie, c'est, selon nous,
calomnier à la fois le talent et le caractère de Watieau.
Pater, sou second élève, était originaire comme lui de
Valenciennes. Médiocre sculpteur, son père l'envoya
fort jeune à Pari^, et le confia à Waiieau, dans l'espoir
qu'en qualité de compatriote, il lui donnerait des soins
particuliers, et développerait les facultés qu'il avait reçues
de la nature. Or, Pater ne pouvant supporter l'humeur
dure et impatiente de son maître, le quitta au bout de
quelques mois.
Né avec le sentiment de la couleur propre aux artistes
flamands, plus varié dans ses compositions, et moins sec
dans le irait que Lancrel, Pater avait tout ce qu'il fallait
pour devenir un excellent peintre. 3Ialheureusement
l'absence d'études sérieuses quant au dessin, le désir de
gagner beaucoup d'argent en peu de temps, ont imprimé
au plus grand nombre de ses tableaux un cachet de négli-
gence et de hâte nuisant essentiellement à leur perfection.
Aussi, étaient-ils tombés après sa mon, à des prix fort
bas. Watteau avait rendu justice à ses qualités : ce qui le
prouve, c'est que dans les derniers jours de son existence,
se reprochant de l'avoir, par ses procédés désagréables,
éloigné de son atelier, il lui écrivit afin de l'engager à
venir le trouver Nogent. Pater se hâta de répondre à
l'appel du maître, travailla sous ses yeux, et reçut des
conseils précieux dont il conserva le plus reconnaissant
souvenir.
— 85 —
Cependani la maladie de Waiteau deveiiaii de moinem
en moment plus sérieuse. Il crul que l'unique moyen
d'en ai rèier le cours éiail d'aller respirer l'air nalal. Pour
y parvenir il fit inventorier et vendre son mobilier, dont
le produit s'éleva à 3,000 livres. Il y joignit 6,000 livres
gagnées en Angleterre, placées par son ami M. de Ju-
lienne, et se disposa à partir, aussitôt que ses forces le
lui permettraient. Ses espérances furent trompées, car
chaque jour il s'affaiblit d'avantage.
Lié d'amitié avec le curé de Nogent, excellent homme,
dont la figure agréable, naïve et joviale, avait un certain
type de niaiserie tout-à-i"ait comique, Waiteau s'était plu
à reproduire ses traits dans plusieurs de ses tableaux, en
lui donnant le costume de Gilles. Lorsque ce bon curé
vint lui administrer les derniers sacrements, noire pauvre
peintre regarda comme un devoir de s'accuser de cette
innocente malice. A la suite d'un évanouissement assez
long, il rouvrit un instant les yeux, et repoussa le cruci-
fix que son ami avait approché de ses lèvres : « Comment,
» dit-il, d'une voix défaillante, a-t-on pu représenter
» aussi mal l'image d'un Dieu. > Ce furent ses dernières
paroles, et elles révèlent tout entier le sentiment de fart
qui ne s'éteignit qu'avec lui.
Quelques heures avant sa mort, il voulut laisser un té-
moignage de son affection à ceux qui, malgré ses bizar-
reries, n'avaient cessé de cultiver sa société, et de lui
donner des preuves d'un tendre intérêt. Afin d'accomplir
cette intention, il réunit ses dessins, esquisses et projets
de tableaux, en exprimant la volonté qu'ils fussent par-
tagés entre MM. de Julienne, Haranger, Hénin et Gersainl.
Ce dernier vœu d'un mourant reçut une fidèle exécution.
— 8(i —
IV.
Walieau était de taille moyenne, et d'une sanlé très-
délicate. Ses traits, assez agréables dans leur irrégula-
rité, décelaient une àme mélancolique et un esprit fin et
frondeur.
Il existe de lui trois porirails faits de sa main, qui ont
été gravés, et dont l'un est en pied, le second a nii-corps,
et le troisième en buste. Le premier est inconleslab\e-
ment le plus remarquable ; c'est un véritable tableau de
genre. Il appartenait à M. de Julienne, et l'on assure
que maintenant il est dans un riche cabinet d'Angleterre.
Le peintre s'est représenté la tête un peu penchée tenant
de la main gauche une palette et des pinceaux. Au-
dessous se trouve M. de Julienne, assis et jouant du
violoncelle. Le lieu de la scène est une partie de parc
ou de jardin on ne saurait plus agréable. Un cahier de
musique entr'ouvert, un chapeau reposent sur le gazon.
A quelques pas de ces accessoires est placé un chevalet,
sur lequel se développe l'esquisse à peine indiquée, du
tableau en projet. Tardien en a fait la gravure, et tout
le monde peut la voir au cabinet des estampes de la bi-
bliothèque royale. Elle est exécutée avec beaucoup de
soins, et donne l'idée la plus avantageuse de l'œuvre
qu'elle reproduit. Au bas on lit ces vers de M. de Ju-
lienne qui, s'ils ne font pas l'éloge de son talent poétique,
témoignent du moins de ses sentiments d'estime, d'affec-
tion pour l'artiste :
— 87 —
-' Assis auprès de loi, sous ces charmants ombrages,
• Du temps, mon cher Waiieau, je crains peu les outrages}
» Trop heureux, si les irails d'un fidèle burin,
» En multipliant tes ouvrages,
» Instruisent l'univers des sincères hommages
» Que je rends à ton art divin ! »
Quant au caractère de Walteau, nous ne pouvons que
résumer ici ce que nous avons déjà dit. La tristesse, le
besoin de changer de lieu, l'inquiétude, le caprice en for-
maient les bases. Entier dans ses volontés, libertin
d'esprit, mais assez sage dans ses mœurs, son état habi-
tuel participait de l'impatience, poussée souvent jusqu'à
la rudesse, et de la timidité. Son abord froid, embar-
rassé, prenait l'aspect de la sauvagerie, avec les per-
sonnes qu'il ne connaissait pas. C'était un ami difficile,
quinteux, mais au fond bon, sincère. Lorsqu'il éprouvait
un de ses accès de mysanthropie, il devenait acre, mor-
dant, mécontent des autres, et plus encore de lui-même.
Pardoimanl difficilement jusqu'à l'apparence d'un mauvais
procédé, mais en même temps ne pouvant souffrir la louan-
ge, ce n'était qu'en employant un tact infini qu'on lui faisait
accepter l'éloge de ses meilleurs ouvrages, qu'il critiquait
souvent avec une verve acérée. Sobre de paroles, sa ma-
nière de s'exprimer était nette, concise , parfois aussi pas-
sionnée. Jamais il ne revenait sur ses décisions, ce qui
l'exposait, sans levouloir, à commettre des injustices. Ses
plaisirs les plus chers consistaient dans la solitude et la
lecture. Il ne manquait ni de goût, ni d'instructiou, e^
jugeait assez sainement les auteurs de son temps La tra-
gédie française l'ennuyait à la mort! il la trouvait guin-
dée, froide, hors nature. En revanche Molière était son
— ss —
idole, et les parades du théâtre des italiens, où il avait
ses entrées, l'amusaient beaucoup. Afin d'achever de le
peindre, nous ne devons pas oublier de dire qu'il était
sujet à des distractions donnant lieu parfois aux scènes
les plus comiques.
Dans ce portrait moral de Watleau, qui ne reconnaîtrait
une foule de nuances appartenant au caractère de Rous-
seau de Genève? La même similitude existe pour une
partie essentielle de leur talent, car tous deux ont brillé
par le coloris enchanteur qu'ils ont répandu sur leurs
productions.
Déjà nous l'avons fait observer, il est à déplorer que
les premières études de Watteau n'ayent pas été dirigées
vers un genre plus grave, plus élevé. Si, au lieu de tom-
ber sous la tutelle de Gillot, d'Audran, il eut eu pour
guide un homme tel que Le Poussin, peut-être serait-il
devenu l'un de nos plus grands peintres. En effet, une
Vierge et quelques pièces historiques , échappées à son
pinceau, laissent entrevoir qu'il eut réussi dans la peinture
sérieuse, s'il s'y était appliqué.
Ses tableaux se ressentent presque toujours de la fan-
taisie, du caprice, ces puissances souveraines du temps
où il a vécu. Il y a quelquefois de la négligence dans
son dessin, et de la monotonie dans ses sujets, offrant
presque tous, à ses scènes militaires près, la même or-
donnance, les mêmes figures, les mêmes accessoires, et
les mêmes costumes. Ce sout des fêtes, des repas, des
pastiches empruntés au théâtre des italiens ; de la grâce,
un peu fardée, de la vérité de boudoir et de pastorale
régence. Ses femmes sont élégantes, jolies, elles ont une
— 89 —
certaine désinvolture qui charme : mais elles se ressem-
blent toutes. Sa servaute, belle flamande, dont les traits
ne manquaient pas de dislinciiou , lui servait souvent
de modèle ; il l'a posée, en danseuse, dans un de ses pay-
sages les plus coquets.
Ayons le courage de le dire, dussions-nous encourir
raoathème de ses partisans exaltés, il nous a toujours
paru étonnant que dans l'école française, on ne lui préfé-
rât pas Sébastien Bourdon. Les adorables petits tableaux
de genre de ce dernier, ses scènes si lumineuses et si pit-
toresques de bohémiens et de lansquenets, ne rivalisent-
ils pas avec les productions des meilleurs peintres fla-
mands?.. Ne s'est-il point montré plus dessinateur, plus
spirituel, plus distingué que la plupart d'entre eux, et
cela dans une juste proportion, ne nuisant en rien à la
nature familière prise sur le fait?..
Aussi pensons-nous, que le succès extraordinaire, le
prix, en ce moment énorme, des œuvres les plus infimes
de rarlisie Valenciennois, sont dûs à une véritable manie!
Sous Tempire on ne voulait pas en entendre parler; c'é-
tait à la fois de l'injustice et de la sottise. Aujourd'hui
on ne veut, on ne rêve que lui! Un temps viendra, nous
l'espérons, où la raison, le goût lui assigneront sa place,
et certes elle sera très-belle encore 1 En effet, quant à
la facilité, à une certaine grâce indéfinissable, et surtout
à la couleur, dans ses toiles bien conservées, il est on ne
saurait plus aimable, plus attrayant, et mérite l'estime
des amateurs
Waiieau a fait plusieurs portraits devenus mainiciiant
très-rares; nous en avons rencontré deux lepréseniant
— go-
des actrices célèbres du ihéâlre des italiens L'animation
la plus vive, l'élégance, et un ton chaud, harmonieux,
distinguent ces productions.
Les dessins de son bon temps, c'est-à-dire à compter
du moment où il quitta le cabinet de M. Crozat, sont
presque tous des petits chefs-d'œuvre de finesse, de légè-
reté et d'expression pittoresque. Pour les faire il se ser-
vait, le plus souvent, de la sanguine sur papier blanc,
afin de pouvoir en tirer des contre-épreuves. Beaucoup
aussi sont à la mine de plomb, et à la pierre noire, mé-
langées de crayon rouge, qu'il employait dans les figures,
les mains et les chairs. Quelquefois , mais rarement , il
les traçait à la pierre noire, les rehaussait de blanc et les
estompait légèrement. Ils se distinguent par des hachu-
res , presque perpendiculaires , et couchées parfois de
droite à gauche. La liberté de main, la finesse de touche,
lo manière délicate de profiler les têtes , de les coiffer, le
type particulier des physionomies , sont autant de signes
caractéristiques qui, joints à ceux que nous venons d'in-
diquer, les font reconnaître par les amateurs exercés.
Nous avons parlé des tableaux de Watteau bien conser-
vés, parce que malheureusement il en est beaucoup qui
ne sont pas ainsi. Son impatience, sa mauvaise santé, et
le désir de terminer plus promptement, le conduisaient à
employer, en trop grande quantité, l'huile grasse, afin
d'étendre plus facilement les couleurs. C'est par là, qu'en
général, ses tableaux se détériorent ; ils deviennent hâlés,
gris, noirs, et changent totalement d'aspect.
Watteau est un des peintres qu'on a gravés le plus.
Son œuvre, d'après les recherches que nous avons faites
- 91 -
n'a pas moins de 621 pièces, en y comprenant deux vo-
lumes d'éludés. Lui-même faisait l'eau forte avec esprit
et facilité Parmi les artistes l'ayant reproduit, on re-
marque principalement Cochin, Lebas, Tardien, Cars,
Boucher, Aveline, Crépy, Joullain et Audran.
Son talent a été célébré par les poètes de son temps,
entre autres par Voltaire, Gentil-Bernard, et Lamothe-
Hoiidart. Ce dernier lui a adressé ces vers, donnant une
idée assez juste de son pinceau :
« Parée à la française, un jour dame Nature
» Eut le désir coquet de voir sa portraiture :
» Que fit la bonne mère? Elle enfanta Watteau !..
» Pour elle ce cher fils, plein de reconnaissance,
» Non content de tracer partout sa ressemblance,
>' Fit tant, et fit si bien qu'il la peignit en beau. »
Il est certain que ses paysages si brillants, si jolis de
détails, si luxueux d'accessoires, sont plutôt d'élégants
décors d'opéras-comiques que des sites vrais, agrestes,
comme les traduisaient sur la toile les Ruisdaël, les Huis-
mans de Malincs, les Winanis et les Hobbéma. En les
examinant tout amateur, ayant visité le Hainaut, voit qu'il
avait gardé un vif et profond souvenir des campagnes de
son pays natal, et en particulier des arbres ornant les
remparts de Valencieunes. Seulement, il a presque tou-
jours embelli la nature, et lui a donné une teinte féerique,
s'harmonisani parfaitement bien avec les personnages
élégants, enrubannés qu'il mettait en scène. Rien de plus
délicieux, en ce genre, (lue sa perspecHve, et son île en-
chantée gravées par Crépy et Lebas ! Ce dernier tableau,
ou le pittoresque des plans, le mélange des eaux et du
feuillage, la distiibuiion de la lumière font rêver au para-
— 92 —
dis terrestre, esi en outre empreint d'un sentiment mé-
lancolique on ne saurait plus touchant. C'est que VVatteau,
comme Sterne, avait aussi ses instants de douce tristesse»
ses aspirations vers l'infini, et qu'en un mot chez le peintre
des fêtes galantes, le sourire était quelquefois bien près
des larmes.
La plus grande partie de ses ouvrages les meilleurs se
trouve maintenant en Angleterre (1). Dans ce pays, t)ù
l'on a toujours su receuillir et conserver, même aux dé-
pends des nations voisines, sa réputation n'a pas cessé
d'être portée au degré le plus élevé. A la paix. d'Amiens,
à celle de 4814^, lorsque, fanatisés par l'école de David,
nous professions la plus profonde indifférence pour les
œuvres de Waiteau, les spéculateurs et amateurs de la
Grande-Bretagne sont venus nous les enlever a de très-
bas prix.
Pour terminer nous devons dire, en maintenant toule-
(l) Longtemps il n'a existé au musée du Louvre, où, par une
bizarrerie fort peu nationale, la peinture française n'est nullement
complétée, qu'un seul tableau de ce maître, l'embarquement pour l'île
de Cythère. Lors de l'ouverture de la galerie Standish, un autre ta-
bleau, d'un assez belle qualité, fut oiTerl à l'empressement des amis
de son talent, comme étant de lui. Nous ne partageons nullemenl
cetto opinion, et cette œuvre nous parait évidemment appartenir à
Lancret.
Dans les ventes de l'hôtol des commissaires priseurs, on met sou-
vent aux enchères des toiles attribuées à Watieau, et qui, grâce à ce
faux passeport, sont payées cent fois plus qu'elles ne valent. Ce sont
de détestables dessus de portes ou de glaces, imitations grossières et
grotesques du genre mis à la mode par lui. Il est curieux d'entendre
les possesseurs de ces croules informes, se gloriOer d'avoir pu se
procurer, moyennant une centaine de francs, un chef-d'œuvre de
l'illustre Watteau I . .
— 93 —
fois les réserves faites dans le cours de cet essai, que
nous considérons Watteau comme un artiste d'un talent
plein de charme, vraiment original, et nous employons
cette dernière épithète dans l'acception la plus favorable
qu'on puisse lui donner.
CATALOGUE OE L'OEUVRE DE WATTE AU
1. « Portrait en pied deWatteau, dans un jardin. -
—Gravé par Tardieu , il faisait partie du cabinet de M.
de Julienne.
Nous l'avons décrit dans l'Essai qui précède.
2. « Autre portrait de Watteau, peint à mi-corps dans
son atelier. — Gravé par l'Epicié.
3. « Autre portrait, en buste. » — Dessin gravé par
Crépy fils.
Le second de ces portraits a été reproduit par le
journal V Artiste. Le troisième, représentant Watteau au
sortir de l'enfance , a été placé, gravé au trait, par M. Di-
naux, en tête de la Notice sur ce peintre qu'il a publiée ea
1834.
5. « Départ de garnison. » — Gravé par Cochin.
6. « Détachement faisant halte. » — Idem.
Ce sont les deux tableaux achetés par Siroin , et dont
l'un se trouve maintenant en Angleterre. Nous avons
raconté dans YEssai les circonstances se rattachant à ces
deux tableaux. Ils avaient été achetés par le prince de
Conty et furent adjugés à sa vente, en 1777, au peintre
Ménageol , qui les paya 1026 f.
6. « La Sainte-Famille. » - Gravé à Paris par Dubos
(1) Ce travail fruit d'incessantes recherches, est le plus complet
et le plus détaillé qui ait été publié sur l'œuvre de Watteau.
— 95 —
et à Londres par Waft. - Appartenait à M. de Julienne,
el depuis avait fait partie de la galerie du comte de Bruhl.
— Se trouve maintenant au palais de l'Ermitage , à Saint-
Pétersbourg.
7. <• Embarquement pour l'ile de Cylhère. » Gravé par
Tardieu.
Ce tableau, à l'état d'esquisse 1res avancée , a été peint
par Watteau pour sa réception à l'Académie de peinture,
et se trouve dans la galerie du Louvre. Ce peintre en
avait fait une réduction, avec quelques changements,
pour son ami M. de Julienne.
8. « Bon voyage » — gravé par Audran — petit
tableau, réduction avec moins de détail, des précédents.
9. « Un Saint au désert •' — gravé par Filleul.
Appartenait à M. de Julienne.
40. a Cinq personnages delà Comédie-Italienne, en
danse " — gravé à 1 eau-forte par Watteau.
11. « Pomone » — gravé à l'eau-forte par Boucher.
4 2. c Le Bendez-vous •>- deux personnages dans un
jardin , gravé par Audran.
13. « Le Tète-à-iéie » — idem.
14. « La Pileuse > — idem.
Appartenaient à Audran du Luxembourg.
*5. « L'Amour désarmé ■> — idem.
Vendu en 1778 499 livres.
— 9Q -
16. « Le Piinienips » — tableau ovale, gravé par
Desplaces.
Faisait partie du cabinet de M. de Crozat.
17. « L'Eté " — tableau ovale , gravé par Dubos.
Cabinet Crozat. — Ce tableau , après avoir été vendu
plusieurs fois à la salle des commissaires-priseurô 10 et
12 francs, a été acheté 200 francs par M. Roëhn. — Ce
connaisseur distingué l'a revendu 2,000 francs pour une
collection de Londres.
18. <• L'Automne » — ovale, gravé par Feissard.
19. « L'Hiver » — idem, gravé par Audran.
M. de Crozat avait commandé ces quatre Saisons à
Watteau, pour la décoration de son cabinet.
20. « L'Enchanteur » gravé par Audran.
21. • L'Aventurière » — idem.
Ces deux tableaux appartiennent maintenant à M. La-
cazes, rue de la Ferme, à Paris, dont la galerie est
riche en oeuvres excellentes de toutes les écoles , princi-
palement de celle française.
22. <• La Danse » gravé par Audran.
Frais paysage, au milieu duquel on voit une danseuse,
qui est la servante de Walteau. A été acheté pour la
Russie et se trouve à l'Ermitage.
23. « Les Champs-Elysées » — gravé par Tardieu.
Appartenait à M. de Julienne , et a été acheté à sa vente,
par M. de Gagny, 6,505 livres. — M. de Morny en est
— 07 —
devenu depuis le possesseur. C'est une des œuvres ca-
pitales du maître.
24 » L'Occupation selon l'âge • — gravé par Dupuis.
— Cabinet de M. Halle, acheté à sa vente, par M. de
Gagny, 3,000 livres.
2o. « Fête Vénitienne » — gravé par Cars. ~ Appar-
tenait à M. de Julienne, et a été acheté à sa vente 2,615 1. ;
à celle de M. Randon de Boisset , en 1777, 2,999 1. 10 s,
26 <■ Jeu d'Enfants -> — gravé par Tardieu.— Cabinet
Quentin de Lorangère.
27. " La Jalousie > — gravé par Cochin.
28. « Même sujet ' — gravé par le même.
29. <■ Un Concert dans un apppartement » gravé par
Moyreau. — Cabinet Quentin de Lorangère.
30. - Le Rendez-vous au bal masqué » — gravé par
Thomassin.
31. a Les Entretiens badins » — gravé par Audran.
32. - Concert de famille » gravé par Surrugue fils.
33. <• La Déclaration " — gravé à l'eau -forte par
Walleau.
34. « Le Marais •> paysage gravé par Louis Jacob.
35. '< La Sculpture » un singe travaille à un buste. —
Tableau ovale , gravé par Desplaces.
3H. « L'Abreuvoir • — gravé par Jacob.
— 9S —
37. « La Peinlure » — un singe à son chevalet. —
Ovale, gravé par Desplaces.
38. " Catln » — gravé par Léotard.
39. " Le Chat malade » — gravé par le même.
40. « La Marmotte » — gravé par Audran.
Cabinet Audran du Luxembourg.
4i. <■ L'Indifférent » - gravé par Scotlin. — Cabinet
Massé.
42. « Le Docteur » — gravé par Audran - Cabiuet
Julienne.
43. « Mézéiin " — gravé par Audran. - Cabinet
Julienne.
C'est le portrait de l'ancien acteur de la Comédie-Ita-
lienne , qui a été quelque temps en vente, en 1845 , dans
le cabinet de lecture de M. Brauger, rue Laffiie.
44. <• La Sultane » — gravé par Audran. — Cabinet
Julienne.
45. <« La Rêveuse ■> — gravé par Aveline.
46. . Scène de Tragédie. -' — Petit tableau sur bois,
mentionné dans le catalogue Quentin de Lorangère.— N'a
point été gravé.
47. <- La Finette » — gravé par Audran. — Cabinet
Massé.
48. « La Villageoise » — gravé par Aveline. — Ca-
binet du comte de Mervillc.
— 99 —
49. « L'Amante inquiète » — gravé par le même.
50. « Médecins et Apothicaires , poursuivant un malade
dans un cimetière » — gravé par Joullain. — Cabinet
du comte de Bruhl.
Ce petit tableau , dans un état d'altération très avancé,
a été vendu en mars l84i, salle des commissaires-pri-
seurs, à Paris, la somme de 400 fr.
51. « Vue de Vincennes •> — paysage gravé à l'eau-
forte par Boucher .
52. « Retour de Guinguette • — gravé ppr Chodel.
— Cabinet de M. Courdoumer, à Toulouse.
53. « Les Agréments de l'Eté • — gravé par Jacques
de Favanne.
54. « La Ruine » — gravé par Buquoy. — Cabinet
Julienne.
55. « Recrues allant joindre le régiment » — gravé
par Thomassin.
56. « Les fatigues de la Guerre o — gravé par
Scottin
57. « Les délassements de la Guerre » — gravé par
Crépy fils
58. « La Surprise » - gravé par Audran. — Cabinel
Julienne.
Ce tableau a depuis appartenu à M. de Presles , et a
passé, à sa mort, dans la galerie de M. Robit, où se
trouvait uiip coilcclion nombreuse et choisie des œuvres
— 100 —
des peintres flamands En 1801 il fut vendu à M. Àn-
daval 411 fr.
59. « La Brouille •> — gravé à l'eau-forle par Ma-
riette.
60. « La Famille » - gravé par Aveline. Cabinet
Titon du Tillet.
61. « Le Lorgneur • — gravé par Scoliin.
62. o La Sérénade italienne -> - gravé par le même.
— Cabinet Titon du Tillet. Acheté à sa vente 1051 liv.
par M. de Julienne; à celle de ce dernier 2,600 livres
par Boisset ; par M. Lebrun, vente Boisset , en 1778,
2,100 livres ; par M. Payer, à cette dernière, 1,200 liv.
en 1795.
63. « La Lorgneuse » — gravé par Scoitin. — Cabinet
Julienne.
64. « [/Accord parfait » ~ gravé par Baron. —
Cabinet Julienne.
65. • La Bohémienne • — gravé par Cars.
Ce tableau, de très petite dimension , a été acheté en
1845, dans une campagne près de Paris , 25 francs par
M. Malinetqui l'a de suite revendu 1,500 francs.
66. « Pierrot. • — Nous ne connaissons pas de gra-
vures de ce tableau.
C'fst peut-être la plus grande toile de Walleau , abs-
traction faite de ses peintures-décors. Pierrot est de
grandeur na'.ure , et accompagné de pLisonn-iges de plus
— 101 —
petite dimension. Il appartenait, il y a quarante ans,
à M. Meuniez , marchand de tableaux, qui l'a gardé
pendant plusieurs années , sans pouvoir parvenir à le
placer. Pour attirer les yeux et flatter les chalands, ij
avait écrit, au crayon blanc , sur le fonds de ce tableau,
ces deux vers d'une chanson jadis très populaire :
« Que Pierrot serait content
» S'il avait l'art de vous plaire ! »
Enfin M. Denon , directeur du Musée sous l'Empire, l'a-
cheta 150 Ir. A sa vente, M. Brunet , son parent, le
paya 600 fr. et consentit à le céder à M. de Cypierre
pour 1,200 fr. Il appartient maintenant à M. de Lacaze,
qui l'a payé un prix très élevé.
67. « Arlequin Jaloux » - gravé par Chodel.
68. « Le Sommeil dangereux » — gravé par Lio-
lard et ayant fait partie du cabinet de cet artiste.
69. « La Danse paysanne » - gravé par Audran. — •
Cabinet de M. de Monmerqué.
70. « Le Concert champêtre » — gravé par Audran.
71. « Retour de Chasse » — gravé par le même.
C'est un portrait de femme eu costume de chasseresse,
et qu'on croit être une princesse de Conti.
72. « Le Repas de campagne >> — gravé par Des-
places. — Cabinet Julienne.
Se trouve maintenant dans la galerie de l'Ermitage.
73. <• Louis XIV mettant le cordon bleu au duc de
Bourgogne - — giavé pai- Larmessin.
— lOâ —
Tableau important, en ce qu'il contient un ceriain nom-
bre de grands personnages en costumes de cour, qui sont
des portraits, et en ce qu'il sort du genre habituel de
Watteau. La gravure indique qu'il appartenait à M. de
Julienne.
74. « Comédiens français » — gravé par Liotard. —
Cabinet Julienne.
75. « Comédiens italiens » — gravé par Baron. —
Cabinet du docteur Mead, médecin du roi d'Angleterre.
Une copie réduite de ce tableau appartient à M. Ries,
employé au ministère du commerce, à Paris.
76. « Départ des Comédiens italiens, en 1697 » —
gravé par Jacob. — Cabinet de l'abbé Pousty .
77. « L'Amour au Théâtre-Italien » - gravé par
Cochin. — Cabinet de M. de Rosnei
78. « L'Amour au Théâtre -Français » — gravé par
le même. — Même cabinet.
79. • Escortes d'équipages » — gravé par Cars. —
Cabinet Julienne.
80. « Défilé " — gravé par Moyreau. — Cabinet
Julienne .
81 « Retour de campagne » — gravé par Cochin.
82. « Camp volant « — gravé par le même.
83. « Rendez vous de Chasse •> gravé par Aubert.
— Cabinet Racine du Jonquoy.
— 103 —
8i. « Assemblée galante » — gravé par Lebas. —
Cabinet de la comiesse de Verne.
85. - La Partie carrée » — gravé par Moyreau.
86. '. Fête au dieu Pan » — gravé par Aubert.
87. « Les Jaloux » — gravé par Scotlin. — Cabinet
Julienne.
88. « Le Colin-Maillard » — gravé par Porion. —
Même cabinet.
89. " La Musette )> — gravé par Moyreau.
90. « Entretiens amoureux » — gravé par Liotard.
91. « Amusements champêtres » — Gravé par Au-
dran. — Cabinet de M. de Vandreuil.
92. «• Le Passetemps » — gravé par le même. —
Cabinet de M. Du Pil.
93. « Les deux Cousines » — gravé par Baron . —
Cabinet Bacon, en Angleterre.
94 « L'Ile de Cythère » — gravé par Larmessin. —
Cabinet Julienne.
95. « Le Printemps » — gravé par Brillon. — Même
cabinet.
96. « L'Eté » gravé par Moyreau. j- Même cabinet.
97. « L'Automne » — gravé par Audran. — Idem.
98. (( L'Hiver » — gravé par Larmessin. — Idem.
8
— 104 —
99. « Leçon d'amour >. — gravé par Dupuis. — îd.
Mariette, célèbre amateur, a gravé ce tableau à l'eau-
forte, et a fait la dédicace de son travail au comte de
Caylus. Sa gravure est d'une dimension plus grande que
celle de Dupuis.
100. « Récréation italienne » — gravé par Aveline.
Cabinet Julienne.
101. « La Perspective • — gravé par Crépy. — Ca-
binet Guenon (l).
102. « L'Ile enchantée » — gravé par Lebas. — Ca-
binet Car laud.
D'après la gravure , qui est charmante , ce tableau
devait être l'un des plus remarquables de Watleau.
103. « L'Indiscret » — gravé par Aubert.
104 « La Danse « gravé par Brion. — Cabinet
Montulé.
105. " Les Charmes de la vie » — gravé par Aveline.
— Cabinet de M. de Glucq.
106. ce Les Amusements de Cylhère » — gravé par
Surrugues. — Cabinet Julienne.
107. « Danse au.v castagnettes * — gravé par Mariette
à l'eau-forte.
(1) Voir, pour ce tableau el plusieurs autres ayant, de nos jours,
appartenu au miniaturiste Saint, la noie à la fin de ce catalogue.
— 105 —
108. <• La Gamme d'amour » — gravé par Lebas. — ^
Cabinei Marieile.
109. a Dépari pour les Iles » — gravé par Dupuis.
110. " L'Amour paisible » — gravé par Baron. —
Cabinet Meade , en Angleterre
111. « La Chute d'eau » — gravé par Moyreau. —
Cabinet Julienne.
112. « L'ile de Cyihère « — gravé à Londres par
Picot. — Cabinet du révérend Domsdale.
113. « Portrait de Rebel » compositeur de la Chambre
du Roi , qui fut avec Fruncœur directeur de l'Académie
royale de musique. — Graveur inconnu.
Waiieau fil aussi un dessin de ce portrait qui a appar-
tenu à Grétry.
114. « Portrait d'Antoine de la Roque » chevalier de
Saint-Louis , alors propriétaire du Mercwe de France.
— Gravé par l'Epicié.
Ce portrait est un tableau de genre pour les accessoires.
La figure en pied se trouve placée dans un joli paysage,
avec divinités champêtres. Vendu en 1770 à un sieur
Rémy 735 fr. — Ayant apppartenu en dernier lieu au
général Despinois , ce portrait a été adjugé, à la vente
après son décès , rue du Regard , dans l'hiver de 1850,
la somme de 1,700 fr.
115. «• La Cascade »> — gravé par Scoiiin. — Cabi-
net Monmerqué.
— 106 —
116. « La Collation » — gravé par Moyreau.
117. n Les agrémens de l'Eté « — gravé par Joulin.
— Cabinet de Glucq.
118. ce L'Amour mal accompagné » — gravé par
Dupin.
H9. « Les Enfants de Bacchus » — gravé par Feis-
sard. — Cabinet Morel
120. «• Le Bosquet de Bacchus » — gravé par Cochin.
121. « Le Plaisir pastoral » — gravé par Tardieu. —
Cabinet Mariette.
122. « L'Enlèvement d'Europe » — gravé par Ave-
line. — Vendu en 1777, chez le prince de Conty, à un
sieur Godefroid , 311 livres.
123. « Le Triomphe de Cérès » — gravé par Crépy.
— Cabinet de M. de Poni oy,
124. « Promenade sur les Remparts » — gravé par
Aveline. — Cabinet Julienne.
125. « Les Plaisirs du Bal )) — gravé par Ravenet et
Scottin. — Cabinet Glucq.
Se trouve mainienanl dans la galerie du comte Rasiap-
chine, à Saint-Pétersbourg.
126 « L'Enseigne * — gravé par Aveline.
Ce tableau est le beau plafond représentant l'intérieur
d'un magasin de tableaux (jiie Waiteau peignit en huit
jours, peu de temps avant sa uiurt, pour son ami Ger-
\ irr '^vu^vV ij^vh» ifju^i, Vil»/» ^'^ A,
\j
— 107 —
saint, demeurant alors sur le pont Notre-Dame. Il fut
cédé par ce dernier à M. de Julienne Qu'est-il devenu ?
Plusieurs dessins de l'Enseigne , provenant de la vente de
Saint, entre autres la femme en capuche vue de dos , ap
partiennent au comte Clément de Ris.
127. « L'Accordée de Village » — gravé par Larmes
sin. — Cabinet Julienne.
128. « La Mariée de Village » — gravé par Cochin.
— Cabinet de Lafaye.
129. « Pillage d'un Village par l'ennemi » — gravé
par Baron et publié en Angleterre.
130. « La Revanche des Paysans •> — gravé par le
même, — Aussi publié en Angleterre.
131. « Diane au Bain » — gravé par Aveline.
132. « La Proposition embarrassante » — gravé par
Reyl. — Cabinet du comte de Bruhl.
133. « Scène de Famille. >> — A appartenu à M.
Collot , marchand de nouveautés à Paris , et se trouve
mainicnant en la possession de M. de Morny.
434. « Scène galaïue dans un parc. •> — Apparte-
nant à M. le président Bigant, à Douai
Sept personnages, dont deux enfants, composent
cette scène. Les costumes sont mi-espagnols et italiens.
Le personnage principal est debout, jouant de la mando-
line. Le paysage , représentant une partie de parc, est
orné d'un groupe d'amours on marbre blanc, sur pié-
destal
— 108 —
Ce tableau est sur toile. Hauteur, 19 c. Ii2 ; larg. 23 c.
135. « Concert de Famille » — appartenant à M.
Piérard, à Valenciennes.
Ce tableau est charmant et admirablement conservé.
11 se compose de neuf personnages dans diverses atti-
tudes, et jouant de divers instruments. Le lieu de la
scène est un riche appartement du temps, orné de ta-
bleaux. Des draperies de la plus belle exécution occu-
pent un des côtés, et donnent aux figures un relief très
remarquable.
Bois de 45 c de hauteur sur 56 c. de largeur.
136. « La Signature du Contrat de mariage au village.»
Gravé par Audran. — Faisant partie de la belle galerie
du duc d'Aremberg, à Bruxelles.
Une très bonne copie ancienne de ce tableau est en la
possession de M. le comte d'Espugnac, à Paris.
137. • Conversation galante sous un arbre. »
Ce petit tableau , tiès agréable d'aspect, m'appartient.
Je doute de son authenticité.
138. « Orgie d'Officiers dans un corps-de-garde. •>
Je n'eu connais pas la gravure. — Appartient à M. le
major Deschamps, à Saint-Omer.
C'est une des œuvres les plus charmantes , les plus ca-
pitales , les mieux conservées de Watteau. Celte orgie
est sur une toile de 20 c. de hauteur sur 26 de largeur, et
je m'empresse d'ajouter qu'elle est très décente, quoique
fort animée. Cela n'a rien d'étonnant , car il est à re-
marquer que dans ses sujets les plus décolletés, le mé-
— 109 —
lâncolique Waiieau n'a jamais effarouché la pudeur ni les
grâces. Sous ce l'apport surioul, il est bien préférable
au peintre bumoriste et moraliste Hogarth. Huit per-
sonnages principaux, très contrastés de physionomies,
d'altitudes et de costumes , qui , dans leur désinvolture,
sont d'une exquise élégance, occupent la scène. Deux
d'entre eux jouent aux dés sur un tambour dont la caisse
porte la signature du grand artiste. Un autre , à la che-
velure en désordre, aux traits altérés sans doute par la
perle qu'il vient d'essuyer, tend son verre à une courti-
sane , lui versant à grands flots du Champagne. Cette
courtisane est ce que Walleau a peint de plus fin , de
plus gracieux, de plus séduisant ! . . . . Tout en remplis-
sant son rôle d'Erigone de la Régence , elle écoute les
tendres propos d'un oflîcier entre deux vins, qui lui parle
à l'oreille, tandis qu'un rival mécontent et jaloux paraît
craindL'e de se voir enlever le cœur de la coquette. Les
autres militaires forment groupes jusqu'à la porte d'en-
trée, où l'on voit des soldats en faction. Les accessoires
de celle scène si animée sont touchés avec une adresse,
un relief, un i^agout, comme disaient les anciens ama-
teurs , au-dessus de tout éloge '
Je ne saurais , avec ma pauvre plume , donner une
idée exacte de l'effet que m'a produit ce tableau . J'étais
enchanté , possédé par cette ivresse , à la fois chaste et
brûlante, que l'imagination resssent à la vue des mer-
veilles de l'art. Composition aussi heureuse que pitto-
resque, offrant un mouvement, un entrain vraiment
étourdissant; figures pétillantes d'esprit, d'originalité,
sans rien de forcé ni de chargé ; couleur aussi chaude
qu'harmonieuse , rappelant l'éclat , la transparence du
Tiiien , de Paul Véronèse, fV Rubens fondus ensemble ;
— 110 —
dégradations de ions et finesses de lumière admirables :
tel est ce chef-d'œuvre , d'autant plus rare qu'il n'a point
été gravé ; et ne se trouve mentionné nulle part. C'est
pourquoi je me suis étendu sur sa description et son ap-
préciation , dans l'espoir que nos graveurs au burin ou
eaux-fortistes essaieront de le reproduire.
139 et 140. « Deux petits tableaux » — chez M. de
Guerne, à Douai.
141. <■ Quatre panneaux sur bois » — représentant
des personnages delà Comédie-Italienne.
Ces panneaux , fort légèrement peints , ont été vendus
par M. Meurice , de Valenciennes , à un marchand ambu-
lant qui, pour garantie defpaiement, lui a laissé quel-
ques croûtes qu'il s'est bien gardé de venir reprendre
contre des écus. Depuis , ils ont appartenu à M. Ferdi-
nand de La Neuville , et on m'a assuré qu'il les avait ven-
dus 7,000 fr.
OEUVRES DIVERSES.
142. « Figures chinoises et tartares » — peintes pour
le cabinet du Roi à la Muette et dans différents châteaux.
Elles ont été gravées par plusieurs artistes.
143. « Figures de Modes » — dessinées par Waiteau
qui les a , ainsi que Filleul , 'gravées à l'eau-forie.
444. « Figures françaises et comiques » — idem.
145. « Boîtes de clavecins, d'épinettes et meubles
peints , et dont les sujets sont des pastorales, scènes ita-
liennes , arabesques et trophées d'armes , de musique et
de chasse.
— 111 -
1-46. « Panueaux de lous genres, enlre autres ceux
ornaul le cabinet de Chantilly. — Paravents, plafonds,
éventails et devants de cheminée.
A PPEJVDICE
A l'essai sur la vie et les ouvrages de watteau (1).
Daus la première édition de cet Essai, qui a été publiée
par le journal V Artiste, en 18.45, je disais « qu'une men-
» lion particulière était due à la coUeclion aussi variée
» que choisie formée par M. Saint. » Ce miniaturiste
distingué, mort depuis, était un des amateurs les plus
consciencieux de la capitale. Il possédait surtout de
délicieux portraits peints par le suédois Hall , de petits
tableaux de Greuze, Prud'hon, Taunay, Fragonard et
autres artistes de l*école française. Lancret , Pater,
Chardin étaient représentés dans son cabinet, et Walteau
principalement y brillait au premier rang.
"Voici la nomenclature des compositions de ce maître
que M. Saint avait recueillies :
N°147. « L'Alliance de la Musique et de la Comédie »
— gravé par Moyreau.
Ce tableau est allégorique et a, sans doute, été peint
pour le théâtre des Italiens, devenu depuis l'Opéra-Co-
mique.
(1] Gel Essai a élé inséré dans la Revue de Paris, édition belge,
volume de novembre 1843.
- 113 —
Vendu 501» fr. à la venle Sainl , en 1846.
No 148. « Un Concert dans une campagne. »
Dix-neuf personnages diversement groupés animent
celte charmante composition. C'est une des œuvres les
plus remarquables du maître pour le dessin , la grâce, la
couleur, la finesse et le choix des accessoires. La tra-
dition nous apprend que ce tableau a été peint à Nogent-
sur-Marne, et que. sous le costume de Gille, Watleau a
reproduit les traits du curé de ce village.
A la venle Saint, on 1846, un M. Mennechet l'a acheté
4,900 fr.
N° 149. <. La Fêle de Village. »
Un grand nombre de personnages , une table servie,
des Turcs , un Arlequin , des hommes et des femmes en
costumes très riches. Le menuet dansé par Gile et Co-
lombine. Vers la gauche , une calèche attelée de quatre
chevaux blancs , et un cavalier suivi de son chien. Vaste
composition à l'état d"ébauche très soignée.
Vendu à la même venle 1140 fr.
N» 150. « Les Agréments de l'Eté. » — La Perspec-
tive, — la Danse, — jeux d'enfants — que nous avons
mentionnés dans le catalogue , appartenaient aussi à
M. Saint
N°151. « L'Amour aiguisant ses irails. •
N° lo'-2. « La Moisson. »
N° 153. V Caisse ou boîte complète d'un clavecin. «
Le sujet principal est un menuet. Arabesques char-
— 114 —
manies, pastorales, scènes chinoises, exécutées sur
fond d'or pour le prince de Conii.
Ce morceau rare avait été cédé à M. Saint , au prix de
1,500 fr. par M. David, marchand de tableaux , qui ma
fait faire sa connaissance.
M. Saint avait réuni un grand nombre de dessins de
Waiieau et la collection presque complète des gravures
faites d'après ses ouvrages. Ce que je ne saurais trop
louer dans le cabinet de cet artiste amateur, c'est qu'il
était principalement occupé par les productions des pein-
tres et dessinateurs français. Si cet exemple avait eu
plus d'imitateurs , si nous n'avions pas été toujours sous
le joug de l'engouement le plus inouï poui' les productions
venant du dehors , nous ne serions pas privés d'une foule
d'œuvres remarquables, ornant maintenant les galeries
étrangères. Nos artistes, d'ailleurs, auraient reçu et
recevraient des encouragements qui , en donnant l'essor
à leurs talents , tourneraient au profit de notre gloire na-
tionale.
Nous avons mentionné dans le catalogue deux tableaux:
Amusements Champêtres et Le Rendez-vous de Chasse,
appartenant primiti^ement à 3IM. de Vaudreuil et Racine
du Jonquoy ; ils avaient passé de la galerie de M. de Mon-
talot dans celle du cardinal Fesh. Achetés à la vente de
ce dernier, par M Horsin d'Eon, la somme de 35,000 fr.,
ils ont été revendus 60,000 ir. à M. de Morny qui, je
crois , n'en possède plus qu'un seul.
— 115 —
Parmi les ariisles du siècle actuel , celui qui nous pa-
raît avoir le plus approché de la manière de Watteau,
quant à la couleur et à lu grâce , est M. Roqueplan. Sans
être aucunement son imitateur, il a , dans ses tableaux,
cette finesse, cet éclat, cette harmonie faisant le charme
de ceux du peintre de Valenciennes.
Mon fils, Edmond Bédouin , vient de faire trois éven-
tails genre >yatteau , le premier pour madame la com-
tesse deSamt-Mars, les deux autres pour Sa Majesté
l'Impératrice Eugénie. Il ne m'est point permis de les
louer, mais je peux dire qu'ils ont obtenu l'assentiment
des connaisseurs les plus fins. (Note de 1854.)
IVATIER.
ETUDE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE CE PEINTRE.
» Et Natier, l'élève des grâces,
» El le peintre de la beauté. »
Gresset.
IXATTIEK.
Ce fui une époque bien remarquable et bien coniraslée
que le dix-huiiième siècle ' . . . Dans les sciences, les
lelires, les arts, celle époque se présente sous vingi as-
pects différcnls, offrant à l'observateur tout ce que l'in-
constance, la légèreté de mœurs, la fantaisie peuvent
avoir de plus relâché, et tout ce que la pensée, la philo-
sophie, la soif des innovations peuvent réunir de plus
hardi, de plus profond et de plus grave ! . . . Quel sin-
gulier temps que celui où les écrits de Rousseau de
Genève, de Montesquieu, de Diderot, de Lavoisier,
d'Helvéïius, de Bailly, ces précurseurs d'une révolution
complète dans les gouvernements et les sciences, se dis-
putaient la curiosité des lecteurs, avec les romans de
Crébillon fils, de l'abbé Prévost, de Laclos, et les poésies
de Colardeau et de Dorât ! . . . — Si, d'une pan, La Cha-
lotais, Servan, Beccaria, hommes de mœurs antiques et
pures, bravaient la persécution dans l'intérêt de l'huma-
nité ; d'autre part, le maréchal de Richelieu et les grands
seigneurs, ses émules et ses complices en fait de corrup_
tion, scandalisaient la société par leurs débauches élé-
gantes, insoucieux qu'ils étaient de l'orage grondant sur
leurs tètes, et ne devant pas larder à bouleverser le
monde. Les ans, dont la mission devrait toujours avoir
pour but de plaire à la fois aux honnnes, de les civiliser,
de les touchir, et de les instruire, suivirent alors les idées
des corrupteurs, clcaressèrent tous leurs goûts. Le grand,
9
— 1-20 —
le beau, le sévère fuiciii remplaces parle jolijemignard
et souvent même par l'afféterie. Les Coisevox et les
Cousiou détrônèrent Puget ; Watteau, Lancret et Boucher
reçurent les éloges qu'on donnait autrefois au Poussin et
à Le Sueur: enfin, les portraits de Sébastien Bourdon,
de Lefèvre et de Rigaud s'elîacèrenl devant les portraits
de Nattier .
Ce peintre aussi célèbre dans les palais et les hôtels de
son temps que sa vie est aujourd'hui peu connue, n'a
presque point occupé les biographes des artistes au
XTiii^ siècle. — Cependant il lui appartient plus qu'au-
cun autre, dans le genre qu'il a cultivé, — Sans ses
portraits nous ferions-nous une idée exacte des figures
blanches et roses, des joues veloutées et mouchetées, de
l'œil assassin, et des costumes si variés, si coquets des
duchesses, des comtesses et des marquises, ces enchan-
teresses du règne de Louis XV?. . . Non ; pas plus que
410US ne retrouverions le langage cl le ton de la société
d'alors, sans les lonians de Crébillon, de Duclos, et les
comédies de Marivaux.
J'ai donc feuilleté un grand nombre de brochures, mé-
moires, lettres autographes cl catalogues de celte époque,
pour découvrir les traces du passage de Nailier dans ce
monde biiilant dont son talent était Yidole. — Cette épi-
thète n'est certes pas trop forte ; car les femmes, qu'elles
fussent belles, jolies ou laides, l'avaient surnommé ïen-
chanteur. — Cela se conçoit : jamais peintre ne parvint si
habilement que lui à dissimuler les défauts, à les changer
même en agréments. — Il savait prêtera une physionomie
insignifiante un air iiiiéressani, à v\\\ œil bleu sans ex-
pression une vivacité langoureuse, à un œil noir, dur et
121
"hardi une finesse spirituelle qui charmait les plus timides.
Son pinceau pouvait être compare à la baguette d'Armide
distribuant la beauté, la grâce, le piquant à toutes les
figures soumises à ses enchantements; et ce qu'il y a de
plus miraculeux, c'est que la ressemblance la plus parfaite
résistait à toutes les heureuses iransformaiions qu'il faisait
subir à ses modèles ! . . .
Jean-Marc Naltier vint au monde à Paris en 1685. —
Peintre de portraits, son père faisailparlie de l'Académie
royale, et sa mère, Marie Courtois, appartenait à la fa-
mille de Courtois, dit Bourguignon, célèbre par ses ta-
bleaux de baiaille. Madame Naltier se distinguait par
un talent remarqualle pour la miniature. — Lebrun lui
avait donné des leçons de dessin, et elle serait arrivée à
la fortune si une paralysie, qui l'atteignit à l'âge de vingt-
deux ans, et dont le traitement interrompit ses travaux
et exigea de grandes dépenses, n'eût consumé le peu d'ar-
gent que son mari possédait. Aussi mourut-t-elle laissant
sa famille dans un état de médiocrité approchant de la
gêne.
Heureusement pour son fils, Jean Jouvenet, un des
grands peintres de cette époque, était son parrain, et lui
portail une véritable affection. Ce fut lui qui le fit entrer
tout jeune à l'école de rAcadémic, où il ne tarda pas à
être remarqué, et où il obtint, à peine âgé de quinze ans,
le premier prix de dessin.
Mansard régnait alors dans le royaume des arts, et une
grande partie du pouvoir que Lebrun avait eu reposait sur
sa tête. Les caractères de ces deux hommes différaient
entièrement. Le second, plt;in d'orgueil, jouant le petit
despote, jaloux de son aulniiK', saduianl lui-même dans
— 1^2r> —
ses ouvrages, éiaii forl peu obligeant pour les autres ar-
tistes. Envieux de ceux dont le talent pouvait l'éclipser,
on se rappelle de quels dégoûts il abreuva le pauvre
Lesueur 1 . . . Le premier, au contraire, bon, franc,
généreux, accueillant le mérite partout où il le trouvait,
se montrait toujours chaleureusement enclin à lui être
mile. Mansard vit les dessins du jeune Natlier; il les
trouva fort beaux, et donna de suite à leur auteur la
petite pension dont on disposait à l'Académie en faveur
des élèves lauréats. Faisant plus encore, il oblint du
grand roi, alors dans sa vieillesse, queNailier fut admis
â l'honneur de lui présenter ces dessins qui étaient ceux
des tableaux de la galerie du Luxembourg. Louis XIV
en parut très satisfait, accorda à Natlier le privilège de
les faire graver, et louant, de la manière la plus délicate,
ses dispositions, il lui dit : « Continuez, et vous de-
viendrez un grand peintre. »
Où sont, de nos jours, les académies faisant une pen-
sion à un jeune artiste sans fortune, et ne donnant encore
que des espérances? Où sont les princes laissant tomber
de leur bouche de ces paroles d'encouragement qui dou-
blent le zèle, compensent les peines, les travaux du no-
viciat, et bercent son incertain avenir des rêves du succès
et de la fortune?. . . Maintenant, si des médailles d'ex-
position sont accordées à quelques artistes que pousse le
vent de la faveur, il n'y a plus de distribution solennelle,
plus de louanges données au vrai talent, plus de publicité.
Ces médailles, il faut aller les chercher dans les bureaux
du Louvre, et les recevoir de la main d'un commis de M.
le directeur des musées royaux. Convenons-en : nous
avons fait des progrès en industrie, en machines à va-
peur ; mais nous sommes bien déclins dans la manière de
- 1-23 —
récompenser les ans, qui, eux aussi, sont une des gloires
de la France (0-
Natlier termina les dessins de la galerie du Luxembourg
el en publia un volume en 1710. Il avait perdu son père
cinq ans avant, el ses progrès engagèrent M. le duc d'An-
lin à lui faire proposer par Jouvenet d'aller, comme pen-
sionnaire, prendre une place vacante à l'Académie de
France à Rome. Mais déjà la vogue lui souriait à Paris,
où ses ouvrages lui procuraient une existence aisée el
honorable : il refusa, — On prétend que plus tard ce
refus devint pour lui un véritable sujet de regret. Si ce
fait est vrai, je pense qu'en cette circonstance il se trom-
pait sur la nature el la portée de son talent. Sa vocation
ne l'appelait pas, comme le Poussin, à faire de la grande
el sévère peinture. Il eùi perdu son temps à étudier et
à imiter les modèles en ce genre, et serait revenu parmi
nous médiocre peintre d'histoire ; tandis qu'en se livrant
à ses inspirations il se trouva un jour ce délicieux por-
traitiste que nous connaissons.
Une circonstance de la vie de Naiiier, appartenant à
l'histoire de l'art, et se rattachant à ses premiers travaux,
prouve à combien d'entraves le talent en France a tou-
jours été soumis. Il me paraît utile et curieux de la con-
signer ici.
Depuis le 12 août 1591, une maîtrise des peintres de
Paris, sous le litre d'Académie de Saint-Luc, avait été
fondée. Son but, selon les expressions de Piganiol de
(1) Celle élude surNallicr clait terminée quelques jours avant lu
révolution do Février 1848.
— 124 -
La Force, était de relever Vart de peinture, et de corrigei:
les abus qui s y étaient introduits. Le prévôt de Paris
avait d'abord réuni en assemblée les peintres de celte
ville.. Puis, avec leur consentement, et d'après leurs ob-
servations, furent dressés des règlements, des statuts»
comme pour les corps de métier, assimilant ainsi l'art à
l'industrie, en établissant des jurés, des gardes, afiu
d'examiner la matière des ouvrages. Ces jurés et ces
gardes étaient investis du privilège le plus arbitraire et
le plus absolu, car on leur donnait pouvoir d'empêcher
de travailler tous ceux qui ne seraient pas de leur com-
munauté.
Il est facile de concevoir combien d'injustices mar-
chèrent à la suite de ce véritable code draconien, qui
resta en vigueur jusqu'en 1776 ! Dès 1648, toutefois, on
l'avait attaqué, miné, à la demande de tous les peintres
de talent que possédait alors la France. Un arrêt du
conseil, faisant droit à leurs réclamatioixs, autorisa, par
un nouveau privilège , la création d'une académie
royale de peinture. Il n'entre point dans les bornes que
je me suis prescrites, en écrivant la vie de Nattier, de
prouver que cette académie, se montrant d'abord la pro-
lectrice des artistes en inscrivant sur son sceau la de-
vise , Libertas artibus restituta, devint persécutrice à
son tour : je devais seulement expliquer la situation dans
laquelle notre peintre se trouvait en 1713 vis-à-vis de la
maîtrise dont il avait refusé de faire partie (i).
Jaloux de ses succès, les maîtres peintres voulurent
(1) Voir Piganiol de la Force, el une brochure ayant pour tilte
A})pel aux ai listes^ publiée en 1847 par M. Cléniem de RU.
— 425 -
faire saisir ses ouvrages, l'empêcher de travailler soit
pour les églises^ soit jwiir les particuliers, et de vendre
aucun de ses tableaux. En d'autres termes, celte ab-
surde et révoltante prétention ressemblait à une espèce
d'excommunication lancée contre le talent de Naitier, et
tendait à le réduire à l'inaction et à la misère.
Ce fut alors qu'appuyé de Jouvenet il se présenta à
l'Académie royale, dont il devint l'un des agréés. Dans
ce port de refuge, ses ennemis ne pouvaient plus l'at-
teindre.
Cependant, la mort de Louis XIV, arrivée en 1715,
avait contribué, autant que les malheurs de la fin de son
règne, à exercer sur les arts une influence funeste. Les
travaux manquèrent à beaucoup de peintres et d'hommes
de talent, parce que le commerce et les finances étaient
dans un état déplorable. Les suites de la révocation de
redit de Nantes, une sourde inquiétude, motivée par une
régence, par les dissentiments de cour, occupaient d'ail-
leurs tous les esprits. Sous une monarchie, la peinture,
la sculpture, l'architecture et la musique ont besoin pour
prospérer de \ivre dans une atmosphère calme, riante,
et d'être entourées des favoris de la fortune. Beaucoup
d'artistes quittèrent alors la France , parce qu'ils ne
trouvaient plus à y vivre, et se répandirent dans diverses
contrées de l'Europe.
Le célèbre Lefort, premier ministre du czar Pierre,
ayant déterminé LebJond, architecte distingué, à venir
s'établir en Russie, engagea Nattier à suivre cet exemple,
en allant d'abord visiter le czar à Amsterdam. Notre
peintre consentit à le suivre dans cette ville. Pierre,
l'ayant bien accueilli, lui procura la commande des por-
— 1^26 —
traits de plusieurs seigneurs russes qui raccompagnaient
lors de son séjour en Hollande. Ensuite il lui ordonna
de faire le tableau de la bataille de Puliava, et le portrait
de l'impératrice Catherine, qui était à La Haye. Le czar
ne tarda pas à venir à Paris, où l'impératrice lui écrivit,
en donnant de si grands éloges à la manière dont Nattier
l'avait peinte, que ce prince témoigna le désir le plus vif
déjuger par lui-même cet ouvrage tant vanté. Nattier
apporta donc le portrait à Paris, et, quoiqu'il ne fût pas
entièrement achevé, Pierre le trouva tellement de son
goût qu'il le fit remettre à l'artiste Boitte, alors en grande
réputation, pour qu'il l'exécutât en émail.
Le Siècle de LouisXIV, de Voltaire, et tous les journaux
et Mémoires du temps ont décrit les honneurs rendus au
czar et les fêtes dont il fut l'objet. M. le duc d'Antin, protec-
teur éclairé des arts, connu par sa munificence, avait
reçu la mission de l'accompagner pendant son séjour dans
la capitale, et de lui faire voir ce qu'elle renfermait d'in-
téressant et de curieux. A un souper splendide qu'il lui
donna, le portrait de l'impératrice fut placé sous un dais,
et excita l'admiration de tous les convives. Le lendemain
le grand maréchal Aloffiof alla, de la part de Pierre, de-
mander à Nattier de commencer son portrait, dont il ne
se montra pas moins content qu'il l'avait été de celui de
Catherine. Ce tableau a figuré jadis dans une des expo-
sitions du Louvre. Il a appartenu depuis au duc de
Grammont et se trouve maintenant en Allemagne.
Le czar, se disposant à retourner en Russie, chargea
Lefort de demander à Nattier quand il se proposait de l'y
rejoindre. On exigeait de lui une réponse décisive, et,
au moment de prendre une résolution aussi grave, mille
- 1^27 -
îiiqiiiéliidcs el rainuur de la patrie vinrent tourmenter
son esprit el son cœur. Heureusement, un ami qu'il
courut consulter, fixa ses idées. — « Pierre est un
» homme de génie, lui dit-il, mais ses mœurs sont celles
•> d'un barbare. Il est quelquefois noble, généreux ;
• souvent aussi, dominé par ses passions et ses caprices,
» il est injuste et use de procédés lyrauniques envers
» ceux qui le serveat. Qui peut vous répoudre qu'après
» lui avoir plu, vous ne lui déplairez pas ? Comment vous
» trouverez -vous ensuite de ce climat glacé, de ces
» habitudes tariares qui sont en opposition totale avec
» l'existence que vous avez menée jusqu'à présent ?. —
» Croyez-moi» mon ami, restez en France. — « Ces sages
observations entraînèrent Naiiier à refuser de s'expatrier.
Blessé dans son orgueil, le czar ne lui pardonna point
d'avoir résisté à une volonté accoutumée à ne pas rencon-
trer d'obstacles. Il partit, et pour se venger, fit enlever
de chez l'émailleur Boitte le portrait de la czarine, sans
en payer le prix. Quelle triste et mesquine vengeance
de la pari d'un grand souverain, du vainqueur de Char-
les XII !
Peu de temps après ce départ, Naitier, devenu le pein-
tre à la mode dans le grand monde, termina le portrait
d'Anne- Louise -Bénédicte de Bourbon, petite fille du
grand Condé et duchesse du Maine. Celle princesse,
d'une taille au-dessous de la moyenne, avait une tête
charmante, beaucoup de grâce el de dignité. Sainl-
Simon, dont les .Mémoires sont fort curieux, mais man-
quent quelquefois d'impartialité, l'a jugée avec une sévé-
rité qui touche de près à l'injustice. Aussi n'est ce pas
lui qu'il faut consulter pour bien apprécier la duchesse
du Maine. On sait d'ailleurs que Saint-Simon, ami du;
— 128 —
régent, sans partager les scandales de sa vie si souvent
honteuse, élaiti comme presque toute la haute noblesse
de son temps, l'ennemi déclaré des princes légitimés.
Voltaire, le cardinal de Polignac et la plupart des hommes
célèbres fréquentant la petite cour d'Anne-Bénédicie de
Bourbon ont fait l'éloge le plus complet de son esprit et
de son amour pour les sciences, les lettres et les arls.
Mademoiselle de Launay (depuis madame de Staal),
quoiqu'elle ait eu quelquefois, lorsqu'elle servfjit celte
princesse, à se plaindre de son caractèi'e, la peint ainsi :
« Personne n'a jamais parlé avec plus de justesse, de
» netteté, de rapidité, ni d'une manière plus noble et
» plus naturelle. Son esprit n'emploie ni tours ni fi-
» gures, ni rien de tout ce qui s'appelle invention. Frappé
» vivement des objets, il les rend, comme la glace d'un
•> miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans
» rien changer. « Voilà un témoignage intime, désinté-
ressé, et qui certes répond sufiisamment a là satire du
duc de Saint-Simon !
La duchesse du Maine habitait presque toujours le châ-
teau de Sceaux C'était alors un lieu de réunions, de
fêtes les plus ingénieuses et les plus brillantes I (i^
Suivant l'heureuse expression de Fontenelle ; La prin-
cesse voulait que dans ces fêtes la galle eût de l'esprit. M.
de Malézieu, l'universel, à la fois poète, géomètre, hellé-
niste, traduisant à livre ouvert Sophocle et Eurypide, se
montrait l'ordonnateur et l'àme des plaisirs de ce séjour
charmant. Maintenant, quel contraste, grand Dieu ! et
(!) On retrouve le récil des fêles de Sceaux dans le Mercure ga-
lant, et principalement dans le N" d'aoùl 1705.
— liro —
que les temps soiil changés ! Il y a deux mois, le chemin:
de fer de la barrière du Maine m'a conduit à Sceaux. Les
ruines mélancoliques du château, dont il ne reste plus
que quelques pierres moussues ; les débris de charmilles
appartenant à ces jardins délicieux, tracés par Le Nôtre^
ont d'autant plus attristé mes regards, que là où on voyait
tout ce que la cour, les lettres et les arts avaient de pins
distingué, je n'ai rencontré que des grisetles de bas-
étage el des commis marchands se trémoussant aux sons
aigres et faux d'une polka de cabaret.
Naitier devint Tun des habitués de la petite cour de
Sceaux, et à propos de son portrait de la duchesse du
Maine, il nous est restée une lettre qu'elle lui avait adres-
sée, et que je me fais un véritable plaisir de citer (1) :
« Nous vous attendons dimanche prochain à Sceaux..
» Une voiture de M. le duc ira vous prendre à votre lo-
« gis, et vous aurez pour compagnon de route M. de
» Mathant, ordinaire de la musique du roi, qui doit con-
» duire la symphonie. Le bon M. de Malézieu, que nous
» sommes si heureux d'avoir fixé près de nous, dans la
» jolie maison de Chàtenay, nous prépare, dans le mys-
» tère, une fête qui sera une merveille, comme tout ce
» qu'il invente ! M. et mademoiselle de Nevers, madame
» la marquise d'Anlin, madame el mademoiselle de Ro-
» ban, M. de Dampierre, qui joue si bien de la flûte
» d'Allemagne et du violon, MM de Voltaire, Fontcnelle
» et l'abbé Genest en seront. Jugez par cet échantillon
» du reste des conviés. M. de Malézicu soutient que vous-
(1) Celle leUre apparlienl à la collection daulographes du cheva-
lier Francis Philips.
— 130 —
» lui serez furl uiilc, avec voire grand goût pour l'ar-
» rangement des décorations et des costumes. Il n'a pas
• oublié les jolis dessins que vous avez faits pour Yordre
• de la Mouche à Miel, dont je m'honore d'être la grande
» maîtresse.
» Sur ce, je prie Dieu, monsieur l'enchanteur, qu'il
» vous garde en talent, joie, prospérité et santé. »
La conspiration de Cellamare et Tarrestaiion de la du-
chesse ne tardèrent pas à changer en deuil les joies de la
petite cour de Sceaux. Ce fut le premier coup de foudre
qui vint frapper les enchantements de cette délicieuse
retraite.
II.
C'est en 1718 qu'eut lieu la réception de Naitier en
qualité de membre de l'Académie. 11 peignit à cette oc-
casion un tableau, les noces de Pfiinée (au moment où
Persée présente la tête de Méduse), que l'on voit aujour-
d'hui dans le musée de Tours.
Les désastres qui furent la suite du système de Law
atteignirent Nattier. Ayant partagé l'engouement général
produit par les opérations financières de ce célèbre aven-
turier, il convertit en actions du Mississipi une somme
assez considérable, et se trouva à peu près ruiné lors ■
qu'arriva la banqueroute. Ce revers de fortune ne l'abat-
tit point, et plus que jamais il se livra au travail, adoptant
décidément le genre du portrait, (pii lui olîrait, plus qu'au-
— 131 —
cun autre, le moyen de réparer ses perles. Le maréchal
de Saxe ei le duc de Richelieu voulurent alors être peints
en pied par lui ; et, d'après les contemporains, ces deux
ouvrages lui firent un grand honneur (1).
Depuis longtemps Nattier avait l'intention de se marier;
son caractère le portait vers cette tranquillité, ces plaisirs
de la famille si nécessaires à l'homme dont l'existence est
en grande partie consacrée au travail. Son choix se fixa
sur mademoiselle de La Roche, fdle d'un mousquetaire
du roi, ayant, ainsi que lui, perdu tout ce qu'il possédait,
dans le système de Law. Celte union totalement désin-
téressée lui eût offert le bonheur le plus complet, car
mademoiselle de La Roche était jeune, belle, remplie de
vertu, de talents et de grâces; mais malheureusement sa
santé était si faible qu'à chaque instant son mari craignait
de la perdre. Ils vécurent toutefois ensemble pendant
dix-huit ans, et lorsqu'elle mourut, en 1742, Nattier, qui
en ressentit le plus\iulcnl chagrin, venait d'atteindre à
l'apogée de sa réputation et de ses succès. Il se re_
mit difficilement d'un coup aussi fatal, et ne retrouva
le courage que pour veiller à l'éducation de quatre enfans
que sa femme lui avait laissés.
Parmi les ouvrages échappés à son pinceau on distin-
(1) Non-seulemenl Natlier achcla, avec le produit de ses épar-
gnes, des aclions du Mississipi, mais encore il échangea contre
18,000 livres de ces actions ses dessins de la galerie du Luxem-
bours, qui di.vinrei)t la propriété de M. Law. — Dans sa fuite, Law
les emporta avec lui, et vraisemblablement ils périrent sur mer, car
depuis ce temps, on n'en a jamais enlendu parler.
(Note prise dans l'abrégé de la vie de NaUier, par M'"" Tocqué. —
2" volume, pago 71o5 des mémoires de l'Académie do peinture.)
— 132 —
guaii surioui deux poriraiis de mademoiselle de Cler-
mont, peinte, suivant la mode du temps, sous divers at-
tributs. Le château de Chantilly gardait encore, avant la
Révolution, l'un de c<^s portraits, et l'autre se voyait chez
le duc de Saint-Aignan.
Les princes de la maison de Lorraine se firent peindre
par lui, el figurèrent à l'une des expositions du Salon :
Madame la princesse de Lambesc, reprcscnlce en Pallas
et armant son frère M. le comte de Bripnise, était le plus
remarquable de ces tableaux. C'est à cette occasion que
Gresset fit ces deux vers :
Et Naltier l'élève des Grûces (t)
El le peintre de la beîtulé.
Le chevalier d'Orléans, grand prieur de France, habi-
tant le Temple, y avait une belle galerie dont Raoux avait
commencé la décoration. Ce pciiitre étant mort, Noël
Coypel et Natlier se présentèrent pour achever celte ga-
lerie.Il fallait choisirenlre ces deux concurrents, et le grand
prieur donna la préférence au second, en lui accordant un
fort beau logement dont il jouit jusqu'à la fin de la vie
de ce protecicuf éclairé des beaux-arts. La galerie du
Temple était consacrée aux Muses. Six de ces vierges
immortelles, ainsi que le portrait en pied du prince
en costume de généralissime des galères, restaient à
peindre; Nattier s'acquitta de cette tâche avec autant de
zélé que de talent. A la mort du grand prieur, que rem-
plaça le prince de Conii, l'artiste n'avait reçu que de lé-
(1) Vers sur le? tableaux exposés à l'AcaJéniio royale de peinture
en 175".
— 133 —
gcrs à-comptcs sur ces ouvrages ; il les relira de la gale-
rie, préférant rendre â l'ordre de Malle, qui refusa d'en
compléler le paiemenl, ce qui lui avaii élé remis plutôt
que de les lui abandonner à un prix aussi minime.
La cour de Louis XV se distinguait en ce moment par
des femmes de la plus grande beauté. Parmi ces femmes
on remarquait principalement mesdames de Flavacour
et de Cliàieauroux, nièces de la duchesse de Mazarin.
Xattier les peignit louies deux, la première sous la figure
allégorique du silence, et la seconde sous celle du point
du jour. La reine ayant vu ces portraits en fut dans
renchaniem«eni. Elle voulut qu'il peignit de suite ma-
dame Henrieiie de France, sa seconde fdle, pour orner
la cheminée de son cabinet à Versailles. Naltier répéta
ce portrait jusqu'à trois fois, et fit aussi celui de madame
Adélaïde : deux de ces tableaux décoraient la chambre
à coucher du roi au château de Choisy.
Peu de temps après le duc de Villeroi lui donna l'ordre
de peindre Louis XV en buste, et ce monarque, on ne
peut plus satisfait, l'envoya secrètement à Fonirevault
pour y faire les portraits de trois de ses filles retirées dans
ce monastère. Afin de causer une surprise agréable à la
reine, il les lui fil présenier à l'improvislc lors d'un voyage
à Choisy. A peine lus eut-elle vus, qu'elle demanda à
Nattier de la peindre â son tour, en mettant toutefois pour
condition à celle faveur qu'il la représenterait en simple
négligé du malin. Les goùls modestes de Marie Leck-
zinska forniuicnt le conlraslre le plus tranché avec les ha-
bitudes, le luxe de la cour, et ses sentiments religieux ne
pouvaient pdmelire les allégories et les costumes souvent
fort décollcli's des peintures de celte époque. Cet ou-
— 134 —
vrage, el la plupart de ceux que je viens de rappeler,
sont en ce moment au musée historique de Versailles,
dans la galerie des portraits, aîle du nord, second étage,
et dans la chambre à coucher de Louis XV.
Le dauphin, la dauphine, l'infante, duchesse de Parme,
madame Isabelle, sa lille, le duc de Bourgogne, le duc et
la duchesse d'Orléans, le prince el la princesse de Condé,
presque toute la cour enfin posa devant Naiiier, qui avait
de la peine à satisfaire à l'empressement qu'on lui témoi-
gnait d'occuper ses pinceaux . On voyait autrefois, de sa
main, dans le cabinet du dauphin , quatre dessus de
portes représentant mesdames de France sous la figure
des quatre éléments. Ils ont été gravés, et l'un d'eux,
offrant les traits de madame Victoire, tenant une urne
renversée et une branche de corail, a été vendu chez M,
de Cipierre en 1846.
Naltier, constamment au service des grands, fit peu de
portraits pour la ville. Je dois cependant citer celui de
la célèbre danseuse Cupis de Camargo, que Voltaire a
immortalisée dans ces vers ;
Ah ! Camargo, que vous êtes brillanle !
Mais que Salle, grands dieuX; esl ravissante !
Que vos pas sont légers, el que les siens sont doux ;
Elle est inimitable, et vous toujours nouvelle :
Les nymphes sautent comme vous ;
El les Grùces dansent comme elle (1).
(1) C est à tort qu'au bas d'une eau-forle publiée par l'AnxiSTE et
failc par Edmond Bédouin, d'après le lableou de Lancrcl, on lit :
La Camargo dansant la gargouiUade. — Le nécrologo qui a paru
l'année de la mort de cette danseuse dit po.-ilivemcnl qu'elle ne fit
jamais la gargouUhvJe, quelle avait jugée peu décente, et quelle rem-
plaçait par le pas de Basque, dont elle et fhimoulin oui fait l usage le
plus heureux. (Page 141.)
— 135 —
Ce porirait est en ma possession, et ou y retrouve (oui
lé brillani, toute la fraîcheur, toute la grâce du i;iieni de
cet artiste.
De temps à autre il reprenait la peinture historique ;
mais ce qu'il a laissé d'achevé en ce genre n'a rien de re-
marquable. La hardiesse, la force, ce sentiment noble
et sévère, qui doivent caractériser les tableaux d'histoire,
lui manquaient entièrement; il les peignait avec délica-
tesse, avec une fantaisie un peu fardée, comme il peignait
les portraits des jolies femmes de la cour, et ce qui ren-
dait ceux-ci on ne saurait plus séduisants devenait un
grave défaut dans ceux-là. Aussi ses esquisses sont-elles
meilleures que ses tableaux terminés. Il avait l'entente
de la composition à un assez haut degré, et il l'a bien
prouvé dans une grande toile ayant pour sujet un épisode
du Paradis perdu.
A la mort de sa femme on le vit se livrer tout entier à
l'éducation de ses enfants. Il lui en était resté quatre,
trois filles et un garçon ayant les plus heureuses disposi-
tions pour la peinture. Ce fils étant allé à Rome pour
étudier les chefs-d'œuvre de l'anliquiié , se noya à l'âge
de 23 ans , en se baignant dans le Tibre (1). Ses trois
filles furent avantageusement mariées , la première avec
Tocqué, son élève , la seconde avec Challe , peintre du
roi , et la troisième avec M. de Brochier, secrétaire de
l'infant duc de Parme.
(1j II y avBil liiihs la collcclion Paignon Dijoiival un paslel du fils
de NaUier, représenlanl uiio femme, en bu^le, coiffve à la turque, et
rue de face. (Voy. ce Catalogue.)
— 136 —
I/Acadëmie de Danemark l'avait inscrit, en 1759, au
nombre de ses membres. Son tableau de réception lut le
portrait de son gendre Tocqué.
Cependant la vieillesse arrivait poHr Nallier, et sa sanl«î,
ses facultés s'altéraient tous les jours davantage. Le roi,
qui s'en était apperçu, avait, en 1760, ajouté une pension
de 500 livres aux immunités attachés à sa position de pein-
tre de la cour. Dans l'année 1762 il fut atteint d'une liy-
dropisie, tomba dangereusement malade, et perdit tout es-
poir de guérison, malgré les assurances contraires que
lui donnaient ses médecins. A dater de ce moment, il
s'alita pour ne plus se relever. Ayant été transporté,
selon ses désirs, dans la maison de madame Challe, l'une
de ses filles, il reçut d'elle et de sa famille les soins les
plus empressés et les plus touchants. Quatre ans
s'écoulèrent pour lui au milieu de douleurs continuelles
supportées avec un rare courage , et on le vit s'éteindre
le 7 novembre 1766, dans sa quatre-vingt-deuxième année
Tous les contemporains de Nallier rendent justice à la
douceur de ses mœurs, a l'élégance de ses manières et à
la bonté de son cœur. Il était bienfaisant, père tendre,
et excellent ami. Sa sincérité, qui n'avait rien d'âpre,
son iniégrilé parfaite lui concilieient l'estime et l'aflec-
tion générale. Exempt d'envie, il louait avec chaleur les
ouvrages distingués des autres artistes, et principalement
(le ses rivaux. Ce qui le piouve, c'est qu'ayant apprécié*
le beau talent de Tocqué, qui travaillait dans <on atelier,
il l'entoura de la bienveillance la plus empressée, et finit
par lui donner en mariage l'une de ses filles.
Malgré l'accueil qu'il recevait du grand monde, sa mo
— 1.17 —
dt'Mio v\ uiir 0('il;iiiit> iiMiulii(>, joiiKi- :i iiiuMtigniU' do en
rancir |)roiiani sa somoc dans la noblesse do son ;\nio,
ron>pô( hôron» dolro ooiniisan, el danivor à la foriuiie
par la llailorio cl l'inipoi-innilo. N(^ spiiiluol el sludieur,
îlétnU tout à son an el à la leotnre, qni, en lui doiuiant
lU^s eonnaissanres ('leJidnos, l'avaiein rendn l'un des ar-
Usies les pins insUnils, les pins lelln ,^ tle son si«»ele.
Si je viens niaintriiani ;\ le jn^er «omine peinin', je dois
avouer iVanelK ment cpit^ je le plaee an -dessons de
Rignud el n)«>tne d(> Lac^illière. Jamais il n'a en la Con'^.
l'aniplenr, le ^rand ^oni dn pronÙjT de »<'s poriiailisles,
ni la lai'genr dn faire ni Vourlitositi' de coloris, (pi'on me
pardonne *'<' mol , dn secimd. Au i>rcmier aspect , sa
manière de peindre csi d'nnes('dnction,d'nn charme ado-
rable ! Sa loi.clie «>sl Une, légère, sa conlenr esl eiince-
lanie, ses draperies, (pioiipu' manpiani avec oxaelilude.le
<ui, vollijïcnl fav«>c nne}j[r;U'e, nne h'gèrel»* sans par<Mlles,
et sonl ionclu>es trnne l;n,-on (pii Int esl propre Knlîn ses
compositions onl de la convcnant'c «'i »le l'espril. Tonlcn)is
CCS qualités marchent presque lonjours acc.om))agnccs
d'un c<M'lain appriM.tl'nne certaine preieniionan Mignard,
au joli, an mnscpie, enle\anl à ses porirails ce sentiment
tuUttrc, «M'tte franchisoqui seuls font les grauds peintres.
Il peignait très ressend)tanl, mais il (>inbclli>sail lucme
la bcaiile ( 1"^. ('.cl ari, «pii iii son succès, sniloul anprès
(1) l.'linlion Custuiovii, «Iniin kok Moin«)tioi«, donl on no saurait trop
blAmor la llconro, mai» qui ronfiMnicitl ilrn falls ol «les anocilolnn
lr*«-ouruM»\ "iiir le» n«iiur'« cl 1rs |>('r'*oni» ik"!> di^lingui^» du XVtll,
•lAolo, *i KpInUiolUMucnl jiigtv ||< lnlcnt do Nullior. Voivi co qu'il dil
di> 00 pciniii', pago I\'>ri, voliHuo Vl" do I l'diiliin in 8", publlt^n en
IHr>5 piir roiil n « Toi » »v,s |o o<SIMno NitUii-r do Tmin , quo J'ni
- 138 -
des dames delà cour, cesse pour moi d'être de l'an comme
je le comprends. Au surplus son talent, comme celui de
Waiieau, artiste d'un mérite bien plus élevé, fut en par-
faite harmonie avec le goût du temps où il vécut. La vé-
rité alors tt'était pas cette belle femme nue et cependant
décente , ou habillée richement et cependant noble que
nous ont montrée le Titien, Van Dyck, Rigaud, mais celle
que les mœurs de la Régence et du règne de Louis XV
avaient couverte de pompons, de dentelles plus que
transparentes, de fleurs, de fard , de mouches, et dont le
regard coquet et animé semblait dire : « Admirez mes
» prétintailles et aimez-moi ! ->
Natlier dessinait au crayon noir, rehaussé de blanc,
avec une délicatesse, un esprit très remarquables, et un
n connu dans ceUe capitale en 1730. — Ce grand arlisle avait alors
> quatre- vingt ans, et malgré son âge avancé, son beau talent semblait
» être encore dans toute sa fraîcheur. Il faisait le portraild'une femme
» laide, il la peignait avec une ressemblance parfaite, et, malgré cela,
> les personnes qui ne voyaient que son portrait la trouvaient belle.
» Cependant l'examen le plus scrupuleux ne laissait découvrir dans
» le portrait aucune infidélité. Mais quelque chose d'imperceptible
» donnait à l'ensemble une beauté réelle et indéfinissable. D'où lui
B venait celle magie?... — Un jour, qu'il venait de peindre les
» laides mesdames de France, qui sur la toile avaient l'air de deux
B Aspasies, je lui fis celle question. — 11 me répondit : C'est une
» magie que le dieu du goùl fait passer de mon esprit dans mes
» pinceaux. C'esit la divinité de la beauté que tout le monde adore,
» et que personne no peiil définir, parce que nul ne sait en quoi elle
» consiste. Gela démontre combien est fugitive Ij nuance existant
» entre la laideur et la beauté. Celle nuance cependant est immense
') et frappante pour ceux qui n'ont aucune connaissance de noire
» art. »
— 139 —
fini qui n'a été égalé par aucun des artistes ses conlcni-
porains. Souvent il faisait les esquisses de ses portraits
au pastel, et d'une façon si harmonieuse et si légère qu'i'
semble, en les regardant, apercevoir à travers un nuage
irisé quelques-unes de ces apparitions fantastiques em-
pruntées à la mythologie des ondins. Au premier rang
des graveurs ayant reproduit ses ouvrages on doit placer
le célèbre Drevet (l).
Un préjugé déploinbîe, fruit de l'ignorance du public
et du peu de travail ei de soins des artistes de nos jours,
fait que maintenant on considère le portrait comme le
plus minime de tous les genres en peinture. L'opinion
contraire est la mienne, et je pense que le portrait est à
la fois l'une des œuvres les plus difficiles et les plus im-
portantes de l'art : mais il faut, j'en conviens, qu'il soit
traité avec une grande supériorité. Est-ce que la repré-
sentation de la figure humaine, des sentiments et des pas-
sions qui l'agitent, n'est pas plus intéressante et n'exige
pas plus de savoir, de génie observateur, que celle des
objets matériels, inanimés, composant un paysage ou tout
autre tableau de genre dans lesquels les personnages ne
sont la plupart du temps que des accessoires? N'est-ce
pas là qu'il faut faire briller ce rayonnement de l'ànie si
nuancé, si fugitif, qu'on a tant de peine à saisir ? Certes,
'es portraits du Titien, de Paul Véronèse, du Bronzino,
de Van Dyck, de Rubens, de Rigaud, do Largillière, va-
lent autant, à la composition près, que les grandes pages
(1) M avait laissé à ses cnfanu- un de ses plus beaux dessins,
dont lu sujet étail la ( hute des Anges, lire du Paradis perdu de
Millon.
Abréyé delà viedeNalliiT {)iir M"" Tocquo
-^ JIO —
de ces maîtres, car au talent ilsjoign«^nt rallraii de nous
faire eonnahre les hommes ou les femmes distingués que
leurs pinceaux ont transmis à la postérité. Sans nul doute
maintenant le portrait est devenu chose fort déplaisante
et fort ennuyeuse; mais à qui la faute? A nos peintres
du jour, à ceux même qui ont le plus de réputation. En
ce genre ils n'ont rien fait qui approche des anciens.
Cela est mort, sec, froid, inélégant ; cela ressemble la plu-
part du temps à des images mal coloriées que l'on a dé-
coupées pour les coller sur la toile. Le dessin surtout est
on ne saurait plus négligé : sous la chair il n'y a pas de
muscles, sous la peau il n'y a pas de vaisseaux, de sang.
Les mains en particulier sont de bois, de carton, et n'ont
pas de forme appréciable. En remoniani aune époque
peu éloignée, au règne de Louis XV, on trouve Natlier,
les Vanloo, Tocqué, Chardin, Aved, Drouais, Greuze,
madame Lebrun et autres artistes qui nous ont laissé de
bons et de jolis portraits. Sous l'Empire, Prudhon et
Gros ont continué la renommée qu'à cet égard notre
école s'était justement acquise. Mais la Restauiation a
vu s'éteindre le portrait, et il a fallu qu'elle s'adressât à
un Anglais, Lawrence, pour avoir un spécimen présen-
table de ses personnages officiels. Depuis, c'est M. Win-
terhalter, un Allemand, qui a eu toutes les commandes
aristocratiques. Or, le talent de ce peintre est à celui de
Lawrence ce que Wattcau de Lille est à Waiieau de Va-
lenciennes, ce que le crépuscule produit par la lueur d'un
lampion est au soir d'un beau jour.
Il est grand temps que nos jeunes artistes se piquent
d'honneur et s'efforcent de retrouver le portrait et de
nous l'offrir tel que les maîtres le faisaient jadis. Qu'ils ne
disent pas comme Pieri e, le recteur de l'ancienne aca-
— lil -
demie : <■ Cela esl trop difficile ! » Pierre avait raison,
mais c'est surloul ce qui est trop difficile qu'il faut tâcher
d'atteindre, car c'est là qu'est le mérite, et c'est là ce qui
mène à la gloire (i).
(1) Le portrait de Natlier, peini par son gendre Tocqué, se trouve
dans la salle des délibérations de l'Ecole des Beaux-Arts. Il n'a point
été gravé.
APPENDICE
A l'Étude sur i.a vit; kt lks ouvuaces de nattier.
Mes amis Matilz, Philippe de ChéDovièies el Eiidore
Soulié, qui s'occupent avec autant de zèle que de succès
de l'histoire de la peinture en France, vont mettre au
jour deux volumes très curieux des <• Mémoires sur les
» Académiciens » contenant une biographie de Nattier,
écrite par sa fille, madame Tocqué.
Hiei', il m'est aiiivë, de la part de Maniz, les épreuves
de celle biographie, dont je me suis empressé de prendre
lecture. Elle ne renferme, quant aux faits importants,
rien qui ne se tiouvc dans l'élude sur la vie elles ouvrages
de ce peintre, publiée par moi en avril 1850, et réimpri-
mée ici. Seulement j'y ai remarqué l'indicaiion de quel-
ques portraits à ajouter à ceux que j'av lis mentionnés, el
une note iniéressarae, puisée dans un manuscrit de la
main de Naltier.
En remerciant Manlz de son obligcanle communication,
je m'empresse d'ajouter à mon travail primitif les docu
menls qu't^lle me fouriiit.
143
PORTRAITS.
1" Grand (ableau allégorique de la famille de M. de
Lamotle, iiésorier de France.
2" Porlrails de M"' de Baiijoulais.
3" . — de Mi'-^ de Cliarlres. .
■i" — de la pi-iiicesse de Conti
0° ei 6° Porirails de MM. CouUuier et Desvieux, direc-
teurs de la Compagnie des Indes
7" Portrait du maréclial de Bouftlers, en ce moment au
musée de Valenciennes.
NOTE DE NATTIER.
Dans celle note, Natier expose les principaux obstacles
qui l'ont empêché d'acquérir la fortune que son talent et
ses tiavaux lui donnaient le droit d'espérer. Ainsi, il se
reproche naïvement :
1" Tons les mauvais marchés qu'il a faiis dans sa vie,
notamment celui de la vente des dessins de la galerie de
Kubensà M. Law.
2° Son peu de soin à placer et à faire valoir son argent,
et sa trop grande facilité à prêter à des gens qui, pour la
plnpari, neroni janiais lemboursé.
3» Sa négligence à se faire payer de ses ouvrages qui,
jointes aux perles fréquentes essuyées parles banque-
roules ou par la inorl des personnes dont il avait fini les
portraits, doit nécessairement avoir beaucoup nui à l'ar-
rangement de ses affaires.
i" La quantité infinie de portraits qu'il a faits pour ses
amis et même pour de simples connaissances, sans en
vouloir recevoir aucun payement.
5° Son goût extrême pour les curiosités de cabinet qui,
ajoute-t-il, l'a mené beaucoup plus loin que l'état de sa
fortune ne lui aurait dû permettre.
Il allègue enfin « les fortes dépenses qu'il a été obligé
» de faire pour soutenir sa maison, ayant eu à élever
» neuf enfants, dont l'éducation lui a été fort coûteuse, et
•» ayant épousé une femme valétudinaire, dont les mala-
» dies violentes et piesque continuelles lui avaient fait
• dépenser des sommes considérables. »
« De tous ces obstacles réunis, ajoute le commentateur
» de celle note, on peut conclure qu'ileutétéaussi difficile
» à M Naiiier de pouvoir beaucoup amasser, qu'il lui avait
w été facile d'acquérir. — Mais ne se traile-t-il pas avec
» trop de rigueur?... Quoiqu'il en soit, heureux l'homme
» qui, à la fin d'une longue carrière, n'a d'autres torts à
» s'impuier que ceux dont toute àme généreuse et bien
» née peut aisément faire l'apologie ! »
Je n'ai pas besoin de dire à ceux qui me connaissent
que cette dernière observation me console d'avoir, dans
tout le cours de ma vie, et principalement à l'époque où
la fortune me souriait, eu à me reprocher, en grande par-
tie, ce que se reproche Naitier. -- Sic voluere fata !
9 juillet 1854.
PATER.
« La peinture du 18" siècle ,
est comme loiis les essors
colleciifs de l'aclivilé hu-
maine , 1res complexe.
Paul Manty, salon de 1847,
PATER.
Dans un article coloré et spirituel sur Watleau et Lan-
crei, article publié dans la Revue de Paris en 1841,
M. Arsène Houssaye paraît ne point se douter que Pater
ait été l'élève et l'imitateur du peintre des fêtes galantes,
car il n'en dit pas un mot. C'est bien certainement une dis-
traction de i:ct ami des arts, qui lui a fait passer sous
silence le nom d'un artiste dont le pinceau , bien mieux
que celui de Lancret, a approché du talent, de la grâce
de Watleau.
Une circonstance asstz remarquable, c'est que Pater
était né, comme son maître, son modèle, à Valenciennes,
qui, à diverses époques , a produit , dans les lettres et
dans les arts, des sujets vraiment distingués. Ville heu-
reuse entre toutes les villes, na-t-elle pas donné le jour
àFroissart, le naïf et charmant chroniqueur? à Rosalie
Levasseur, cette belle et puissante cantatrice , à laquelle
le chevalier Gluck confia le voile blanc d'Euridice et
la baguette d'Armide ? (l) à Saly et Dumont, les sculp-
teurs? à Eisen , le dessinateur, qui a illustré avec tant
d'esprit, de délicatesse , tous les jolis livres du dix-hui-
tième siècle ? à Joséphine Duchesnois, si tendre, si pas-
(li M. ArihurJDinaux a publii'^ dun^ les Archives historiques du
\ord une noticoirès intérf-ssmiln sur Rosalie (.evas<oiir.
— 148 —
sionnée dans les rôles de Phèdre et de Marie Stuart ?
De nos jours, et malgré le biuil, la fumée, et les préoc-
cupalions intéressées de Pindustrie, celle reine un peu
juive de notre âge, Valencienncs n'a pas moins coniinué
à enfanter des ariisles distingués, et, si je ne les nomme
pas, c'est parce que je crains d'alarmer leur modestie, et
qu'il y a toujours quelque embarras à s'entretenir des ta-
lents vivants, fût-ce même pour les louer.
Quoi qu'il en soit, Pater est né aussi à Valenciennes,
sur la fin du règne de Louis XIV, en 1695, et c'esi lui,
oublié, je ne sais trop pourquoi, par presque toutes nos
biographies, en y comprenant celle dite universelle, que
je vais tâcher de faire connaître à mes lecteurs.
Son père, Antoine-Joseph Pater, appartenait à une fa-
mille honnête de la bourgeoisie, et était un sculpteur d'un
.certain mérile. On lui doit tous les ornements de la
porte de Famars, travail dans lequel il fut aidé par l'aîné
de ses fils, Jean-François Pater.
Ainsi que Walleau, Jean-Baplisle Pater, notre peintre,
montra dès l'enfance, un goût irrésistible pour le dessin
Loin de le contrarier, son père, charmé de voii- se déve-
lopper en lui les qualités qui conduisent à devenir un ar-
tiste de mérite, l'encouragea dans ses premiers essais,
en lui donnant pour maître Gérin, peintre maintenant in-
connu, qui habitait alors Valenciennes. Lorsqu'il fut
devenu d'une certaine force, il résolut de l'envoyer à
Paris. Jean Bapiiste Pater sortait à peine de l'enfance j
non-seulement ilavaitbesoin d'être placé sous l'égide d'un
bon raaître, mais encore de trouver dans ce maître un
ami, un protecteur qui le dirigeât dans le monde et lui fît
— 149 —
éviter les écueilsqne présenie la capitale aux jeunes pro-
vinciaux venant l'habiter. Son père crut avoir rencontré
l'homnie qu'il lui fallait dans son compatriote, Antoine
Waileau, âgé de quelques années de plus que son fils,
et en possession déjà d'un talent renommé : il se trom-
pait. Il est raie d'abord que celui à qui le ciel a départi
le génie et roriginal té puisse s'astreindre à donner des
leçons La patience est une des premières qualités des
hommes qui se vouent au professorat, et cette qualité
manque souveni à ceux que l'esprit de création etlafou-
gue exaltée, cette compagne ordinaire d'un sentiment vif
et profond, enii aînent constamment vers le beau idéal et
la recherche de routes jusqu'alors infréquentées. Le
Poussin, Lesueur, Gluck, Mozart, Gréiry, n'ont point eu
d'élèves ; ils ont donné des conseils, mais ne se sont ja-
mais plies froidement à enseigner chaque jour les règles
de l'art dont ils ont été les modèles. En second lieu, An-
toine Waiteau était d'une humeur morose, atrabilaire,
d'un caractère difficile, rempli de contrastes heurtés, ne
pouvant s'allier avec la faiblesse, léiourderied'un pupille,
et les soins minutieux, persévérants, qu'exigent son ins-;
truciion et son avancement.
J'ai raconté, dans VEssai sur la vie de Watteau, que
V Artiste a publié, les démêlés qui eurent lieu entre lui et
Pater. Ils furent tels que ce dernier fut obligé de quitter
ce maître, avec d'autant plus de regrets que la nature
l'avait créé pour peindre dans son genre et, si ce n'était
pour l'égaler, du moins pour le suivre de très près.
Le voilà donc sl'uI à Paris, abandonné à ses inspira-
tions, et n'ayant pas une main amie pour le soutenir, une
voix dont la bi<'nvt.illanc(' et l'autorité pusseni le guider
— 150 —
xlansla carrière qui s'ouvrait devant lui. Combien déjeunes
gens, dans une semblable situation, n'eussent point lardé
à perdre courage ! Mais Pater qui possédait à la lois de
l'énergie et l'amour de son art , se livra avec ardeur à l'é-
lude, qui bientôt le récompensa de son zèle et de ses efforts.
La capitale renfermait alors des amateurs riches, dis-
tingués, se plaisant à réunir dans leurs cabinets les œu-
vres des peint'res anciens et modernes, et à venir en aide
aux artistes vivants dont les heureuses dispositions an-
nonçaient un avenir de succès et de gloire. Parmi ceux
qui marchaient sur les traces des Maiietle, des Julienne,
des àe Lalive, je dois sign iler M. Blondel de Gagny.
Quelques petites toiles de Pater tombèrent sous ses yeux,
et, à dater de ce moment, il devint son protecteur et lui
commanda des tableaux. C'est pour lui que Pater fuie Bal^
l'un de ses meilleurs ouvrages, dont la valeur atteignit
2,000 livres, lors de la vente après décès de cet amateur.
La littérature galante, et en particulier les Contes de
La Fontaine, éprouvaient en ce moment une recrudes-
cence de succès, due aux mœurs plus que faciles de la
Régence et du siècle de Louis XV, quoiqu'il y ait dans le
talent et la manière de narrer de l'immortel bonhomme
plus de naïveté erotique que de libertinage dévergondé.
Tous les bibliophiles connaissent la magnifique édition de
cet ouvrage, faite par les soins des fermiers généraux,
et ornée des délicieux dessins d'Eisen. Pater fut chargé,
ainsi que Lancret, d'exécuter plusieurs tableaux d'après
ces contes, el peignit ensuite ceux qui composent la col-
lection des principales scènes du Roman Comique de
Scarron.
Cependant Watteau, retiré à Nogcnt, près de Paris,
- 151 —
allait s'éteindre, frappé d'une maladie de poitrine que le
séjour de rAngielcrre avait portée à sa dernière période.
Le souvenir de son ancien élève ne s'était pas effacé de sa
mémoire. Il se reprochait de n'avoir pas lendu à ses
dispositions la justice qu'elles méritaient, et d'avoir usé
envers lui de mauvais procédés. Il allait même jusqu'à
avouer qu'ill'avait redouté ^ aveu honorant à la fois sa
franchise et le talent de Pater. Gersaint, célèbre mar-
chand de tableaux, ami intime de Waiteau, en racontant
ces faits, ajoute qu'il fut invité par ce dernier à voir Pater,
à lui exprimer ses regrets, et à le lui amener à Nogent :
« pour qu'il pût , ce sont les termes dont il se servit,
« réparer en quelque sorte le tort qu'il lui avait fait, en
» le faisant profiter des instructions qu'il était encore en
• état de lui donner. » Vivement touché de ces avances
de son ancien maître, Pater s'empressa de se rendre près
de lui ; mais il ne reçut ses leçons et ses conseils que pen-
dant un mois : la mort vint frapper Walicau au moment
où sa réputation brillait déjà du plus grand éclat. Mort
à jamais regrettable, car qui sait jusqu'où serait allé l'ar-
tiste qui, à trente-sept ans, nous a légué tant d'œuvres
charmantes? Pater sentit profondément la perte qu'il
venait de faire : « Je devais tout, disait-il à Gersaint, au
• peu de leçons qu'il m'aavait données ! » Et depuis,
oubliant les moments pénibles passés près de lui ,
en arrivant à Paris, en maintes circonstances, il témoi-
gna la reconnaissance la plus tendre pour sa mémoire,
se montrant heureux de rendre justice à son mérite tou-
tes les fois que l'occasion s'en présentait.
Avec des sentiments aussi nobles aussi généreux, il se-
rait inconcevable que Pater eût été en proie à un vice dont
n
— 152 —
les résultais onl élé funestes à son laienl et à son «exis-
tence, si la nature humaine ne nous offrait pas tous les
jours des contrastes qui échappent à toute explication
raisonnable ; ce vice, c'était une avarice sordide, et, pour
y croire, nous avons besoin de l'attestation de ses con-
temporains, de gens d'honneur, de probité, tels que
Gersaini et Mariette. Le premier était son ami, et entre,
a cet égard, dans des détails qu'il semble rappeler avec
peine, tant ils affligent son cœur! Le second, dans les
notes manuscrites et précieuses jointes par lui à un
exemplaire de VAbececla7^io pittorico du père Orlandi,
conservé au cabinet des Estampes de Paiis, s'exprime
ainsi : « Pater n'était occupé qu'à gagner de l'argent et
» à l'entasser ; il se refusait le nécessaire et ne prenait
« de plaisir qu'à compter son or ; je n'ai rien vu de si mi-
» sérable que ce pauvre homme ! ■>
Je me ferais un reproche dépasser sous silence ce qu
peut tendre à amoindrir l'impression défavorable pour le
caractère de Pater que cette soif extrême du gain pour-
rail donner à mes lecteurs. Il résulte, en effet, de ce que
dit Gersaini, qu'une véritable monomanie s'était emparée
de son cerveau, et que sans cesse il était poursuivi par la
crainte d'arriver à la vieillesse avec des infirmités, sans
avoir les ressources nécessaires pour exister, même mo-
deslenieni. A chaque instant, le fantôme de la misère se
dressail pâle et menaçant devant lui ; et, afin de se trou-
ver dans une position aisée sur la fin de sa carrière, il
vivait pauvrement dans sa jeunesse, ne s'accordant au-
cune distraction, aucun plaisir. Dès le lever du jour,
son atelier le recevait, et il n'en sortait que lorsqu'il y
était forcé. On conçoit quelle influence fatale celle triste
monomanie a dû exercer sur son talent et sur sa santé !
— 133 —
Ne clicrchani qu'un prompt débit de ses tableaux, sou-
vent il en négligeait quelques parties, afin d<; les termi-
ner plus vite. Il ne se servait point de modèles, parce
que cela eut occasionné de la dépense. Les rues de
Paris, les théàlres, la campagne, ne le voyaient point,
comme Waiteau, le crayon à la main, saisissant sur le fait
les allures, les costumes de chaque profession, les aspects
si variés de la nature, pour les fixer sur ses toiles, qui en
seraient devenues le miroir animé. Affaibli par un tra-
vail sans relâche, par les terreurs d'un avenir malheu-
reux, son sang s'alluma, une fièvre ardente vint le saisir,
€1 il succomba ^n 1736, à peine âgé de quarante et un
ans (1).
Lancret vivait encore, et avec Pater disparut du monde
le second des artistes formant la triade des peinlres des
fêtes galantes, dont Waiteau avait été le prince. Pater,
après la mort de ce dernier, avait, lui aussi, été admis
sous ce titre à l'Académie royale de peinture, et l'on peut
voir au Louvre son tableau de réception, l'une des œu-
vres les plus remarquables échappées à son pinceau.
Habitant depuis ([uelque temps Valenciennes, où j'ai
trouvé l'accueil le plus honorable et le plus bienveillant,
j'ai dû rechercher si Pater y avait laissé quelques traces
de son existence. Mes recherches, à cet égard, ont été
à^îeu près vaines; mon ami, M. Dinaux, que son esprit
aimable et fin, ses connaissances variées et profondes, sur-
tout en ce qui concerne l'histoire du Hainaut, ont placé à
la léle du mouvement littéraire et artistique dans cette
(!) Voirlocolalogue raisonné du cabinel Quenliii de Lorangère,
par Gersaint. — Paris, J. Barrois, 1744.
— I3i —
ville, n'a pu, malgré ses recherches, me fournir sur ce
poiiil aucun document imporianl. Cela s'explique facile-
ment : Paler a quitté très-jeune la ciié qui la vu naître,
A partir de ce moment, il n'\ a fait que de rares appari-
tions, et il n'y existe plus personne de sa famille qui
porte son nom , toutefois, sur l'indication de M. Dinaux,
j'ai visité M. Berlin, pharmacien, rue de Famars, dont
Antoine Paler était le trisaïeul, et qui m'a reçu avec une
extrême obligeance. M. Berlin possède deux portraits
de la famille, celui d'Antoine, que Walleau peignit, dans
l'unique voyage qu'il fil à Valenciennes depuis son établis-
sement à Paris, et celui de mademoiselle Paler, peint
par son frère, œuvre maniérée, léchée et sans correc-
tion. Le portrait de la main de Waiteau est, au con-
traire, une production sérieuse, réussie du premier coup
et accusant un véritable artiste. Antoine Pater a une
physionomie très expressive, mais dure et hautaine, et,
d'après ce que m'a dit M. Berlin, en rapport parfait avec
son caractère- C'était un père difficile, inflexible dans
ses résolutions et outrant le seniimenl de dignité, de fierté
que son art lui inspirait. En voici un exemple : il ne
pardonna point à celui de ses fils qui suivait sa profession
d'avoir épousé la fille d'un perruquier et ne voulut jamais
le revoir (i). Seulement, chaque année, dans les cir-
constances solennelles, telles que le jour de l'an, on lui
amenait ses pelils-enfants, qu'il embrassait, et auxquels
il faisait quelques cadeaux. Que penseraient les coiffeurs
de nos jours, en lisant cette anecdote, eux. qui ont la pré-
tention d'êlre aussi des artistes dans leur genre ?... ils
[\) Ariloine Palor avait un Iroisicme fils qui, sous le lilre de dom
Miclici, fui priinir du couvonl des Churlreux de MoiiIrcuil-sur-Mcr.
— 155 —
ii-aiieiaieiil sans douie Antoine Pater d'homme à préju-
gés ! le siècle actuel leur donnerait raison; mais, de sou
lemps, le sculpteur valenciennois n'avait pas tort. Il fui
enterré, ainsi que sa femme, dans l'église de Saint-Nico-
las, située sur la place Verte, incendiée lors du siège de
Valenciennes, en 1793, et depuis entièrement détruite.
M, Berlin a recueilli religieusement la table de marbre
blanc qui recouvrait leurs restes, el j'y ai lu l'inscription
suivante ;
Ici reposent les corps du sieur Antoine-Jo-
seph Pater, marchand sculpteur, bourgeois de
cette vilkt décédé le 24 feburier il il, âgé de 77
ans ; et de Jeanne-Elisabeth de Fontaine, son
épouse, native de Druaij, décédée le A feburier
<746, âgée de SO ans. — Priez Dieu pour leurs
âmes.
L'orgueilleux Antoine Paler n'a-t-il pas dû frémir, dans
sa tombe, du tilre de marchand sculpteur, inscrit sur son
épitaplie ?...
Peu de lemps avant sa mort, sou compatriote el
élève, Saly, auteur du Faune portant iin chevreau, qu'on
admire encore dans le jardin des Tuileries, fil son buste
en terre cuite, donné il y a quelques années au musée de
Valenciennes par M. Soliier-Chotteau.
On voit que dans tout cela il est peu questiou de notre
peintre; mais je n'ai pas cru devoir négliger ces détails
d'intérieur. La vie d'un homme distingué se compose,
selon moi, non-sculomcnl de ce qui lui est personnel,
mais encore de ce qui concerne sa famille ; sirrtoul lor's-
que celle famille est vouée aux arts. Toutes ces parties,
— 156 —
se gi'oupanl autour du sujei principal, fui ment un tableau
qui n'est pas sans intérêt, et servent à expliquer et à com-
pléter ce sujet. Je terminerai par rappeler une circons-
lance que je tiens aussi de M. Berlin : api^ès le décès de
Jean-Baptiste Pater, son frère le sculpteur fit le voyage
de Paris, croyant recueillir quelque chose de sa succes-
sion ; mais il revint comme il était parti. Le peintre avait
tout laissé à une femme avec laquelle il vivait, et qui
l'avait soigné dans sa dernière maladie
Je vais maintenant chercher à apprécier îe talent de
Pater. J'ai déjà dit qu'il me paraisaii devoir mériter le
second rang dans la triade des peintres des fêtes galantes.
La prééminence de Waileau est d'abord incontestable, et
ses deux élèves n'ont fait que glaner à sa suite dans le
champ où il a moissonné les fleurs les plus jolies, les plus
suaves, les plus brillantes. Quant à Lancrel, dont le des-
sin est, en général, plus correct que celui de Pater, il y a
toutefois dans ses figures, celles de femmes surtout, une
lourdeur, un défaut de goût, et souvent une maladresse
qu'on ne saurait reprocher au premier, heureux posses-
seur de la légèreté, de l'élégance, et de la distinction tant
admirées dans son maître. Sous le rapport de la couleur,
sa partie la plus forte, il se montre de beaucoup supérieur
à Lancret, et ainsi que l'a très bien fait observer Gauli de
Saint-Germain, « avec moins de finesse dans la touche,
" il a peut être plus de solidité que Watteau (i). » C'est
(1) Los Trois siècles de la peinture en France. — Paii«. 180.**,
jn-S". — L'opinion des critiques anciens est unanime sur i'allcralion
delà couleur danslcs lableauxde Watteau. Voici ce que dit, à cet
égnrJ, Lafont de Sainl-Yenne, 'lans sfs Réjlexlons sur la peinture :
« Tels sont les tableaux du charmant Watteau. fi (jui il n'a manque
— 157 —
donc avec raison que Gersainl a dit : « Il ékiii né avec ce
» coloris si naiurel aux Flamands (!2). ■>
Qu'on jelle en effet les yeux sur la plupart de ses ta-
bleaux, et l'on est frappé, ébloui de l'éclat harmonieux, de
la magie, de la transparence dont ils sont empreints I
Cela ne ressemble-t-il pas à une douce et mélodieuse mu-
sique qu'on entendrait sous le feuillage à travers lequel
viendraient percer quelques rayons d'un beau soleil de
printemps ? Oui, j'aime à l'avouer, j'ai toujours éprouvé
un charme indicible à regarder une toile de Pater ! En
fait de couleur, rien n'est discordant, rien ne crie ; tout,
au contraire, se fond, s'harmonise, tout vous inonde d'une
lumière qui n'a pas un rellei qui blesse, et porte à l'àme
la sensaiion d'une jouissance délicate, d'un bonheni lem-
pli d'une volupiueuse placidité !
Ses compositions, si l'on vient ensuite à les examiner
dans leur ensemble, sont plus variées que celles de Wat-
teau, et M. Houssaye me paraît n'avoir été que juste en
disant de ce dernier : « Ce qui lui a le plus manqué,
•• c'est peut-être la pensée (3). » 11 n'a, il faut bien eu
convenir, que deux thèmes qu'il brode d'une manière la-
vissante, les scènes militaires, (elles que Campements,
Haltes de troupes^ et les Fêtes et Conversations galantes
dans de charmants jardins, de riants et fantastiques paysa-
11 que celle partie pour élrc le peiiilie le plu? séduisanl el le plus pi-
■ qmnl de lous nos modernes. — Quels soiil aujourd'Iuiy la plupart
I) de sts ouvrages ? Uu assemblage informe do couleurs qui délo-
« nenl toutes, el ne laissent aux figuras ni vie ni ressemblance. »
(2) Catalogue Quentin de l.orangère.
[i] Walleau cl Lancrct, licvue de l\ihs du ôl octobre 1841
— 138 -
ges. Riais les contrastes, les idées sérieuses, en opposi-
tion avec le plaisir, la science de la vie, manquent pres-
que entièrement dans son œuvre. Pater, lui, est sorti
plusieurs fois des deux thèmes dont je viens de parler. Je
n'en veux pour preuves que les tableaux qu'il a composé
sur les contes de La Fontaine, et le Roman comique de
Scarron, tableaux dans lesquels il y a souvent de la pen-
sée, de l'espiil, à la manière d'Hogarih, et toujours de la
variété unie à une action dramatique, à la fois récréative
et piquante.
Chaque médaille a son revers ; c'est une affligeante vé-
rité, applicable à toutes les choses de ce monde, où la per-
fection est à peu près une chimère. Le côté faible, très-
iaible de Pater, c'est le dessin. Ici, je le sens, j'aborde
une question brûlante, en ce que de nos jours elle est fort
controversée parmi certains artistes et certains amateurs.
Que doit-on entendre par le dessin ? J'ai toujours pensé
qu'il résidait dans la correction et la pureté de la ligne.
Ainsi, pour moi, Raphaël, Lesueur et David sont des des-
sinateurs corrects, tandis que Rembrandt, que j'admire
sous tant d'autres rapports, laisse à cet égard beaucoup
à désirer. L'opinion que je viens d'émetue était jadis
généralement adoptée, et me paraît encore inconiesiable.
Cependant, il n'en est pas ainsi, et aujourd'hui pour ceux
dont je viens de parler, ce qui constitue le dessin est la
vérité du mouvement. Ces novateurs ont été même plus
loin, et j'ai en ce moment sous les yeux une brochure,
spirituelle du reste, dans laquelle, à propos d'un grand
peintre de notre siècle, que je regrette amèrement de ne
pas voir n)icux dessiner, l'un d'eux invente un genre de
dessin qu'il appelle de création, et qu'il affirme être lepri-
- 139 —
vitège du génie (i). Or, j'avoue iiaïvemenl que je ue
comprends pas plus ce langage que je ne comprends cer-
taines ihéories politiques prèchées niainlenant avec une
ardeur, un sang froid imperturbables 1 Le mouvement,
sans nul doute, se traduit par le dessin, mais il n'est pas
le dessin ; il appartient essenliellemeni à l'expression, et
naît du sentiment, de la passion qui anime une figure. En
supposant donc, par exemple, que, s'il s'agit d'un person-
nage donnant des ordres à ses subordonnés, on ait impri-
mé à sou bras, à sa main, le mouvement, le geste le plus
naturel du commandement; si ce bras, cette main sont
incorrects, vainement on viendrait soutenir qu'ils sont
bien dessinés. L'expression peut être vraie, animée,
mais la correction manque, et, si c'est là ce qu'on appelle
dessin de création, je trouve que c'est une création très
malheureuse, et jamais les gens de goût ne s'aviseront
de l'attribuer au génie. Convenons-en de bonne foi :
toutes ces nouvelles théories sur les arts sont de vérita-
bles paradoxes, auxquels de jeunes amateurs se laissent
prendre, sans pouvoir en donner une explication raison-
nable ; tandis que certains artistes ne les soutiennent,
quoiqu'ils en sentent le vide, que pour masquer leur im -
puissance.
Je reviens à Pater, dont le dessin est en général mau-
vais. Ce défaut grave résulte chez lui du manque de-
tudes sérieuses, faites d'après nature, et de la pi-ompiitude
avec laquelle il peignait, afin de gagner, en peu de temps,
le plus d'argent possible.
En terminant cette appréciation de son talent, il ne me
(I) Salon de ISiii, par .M. B.uiik'luiio Dufays.
— tou —
paraît pas inuiile d'enlicr dans quelques consiJéialioiis
sur le genre qu'il avait ad-jplé. J'entends principalcmenl
parler ici de ceux de ses tableaux peints à riiiiiiaiion de
ceux de Walteau II faut l'avouer, ce genre, tel aimable,
tel séduisant qu'il soit, est tout à l'ait de convention, de
fantaisie. A deux époques différentes, son immense suc-
cès a été le résultat de la mode et du talent incontestable
des trois peintres qui l'ont exploité. En effet, le sermim
pecus des imitateurs a vainement cherché à suivre leurs
traces. Ils avaient emporté dans la tombe le secret de
cette magie, de cette féerie qui animent les toiles qu'ils
nous ont laissées. La Motte a dit, en parlant des œuvres
littéraires :
Tous les genrt's sotil bons, hors le genre ennuyeux.
Je suis parfaitement de son avis^ et je trouve cette maxi -
me applicable aux arts comme aux lettres ; mais c'est à la
condition que tous les genres soient traités d'une manière
supérieure. Pour moi, certaine chanson de Déranger
vaut, à son point de vue, la plus belle ode de Pindare, et
un paysage de Ruysdaël égale, en valeur de sentiment, un
tableau de Raphaël. Watteau, à cet égard, l'emporte de
l^eaucoup sur ses deux émules, et son pinceau, dans les
sujets de fantaisie, a un côté de vérité, de profondeur,
quant à l'art que l'on rencontre, sans aucun mélange de
mensonge, dans les rares porliaits qui complètent son
œuvre. Toutefois, proclamons-le bien haut, Userait irès-
fàcheux, ainsi que l'ont essayé depuis quelque temps plu-
sieurs de nos jeunes artistes, que l'on cherchât à ressusci-
ter cette école du dix-huitième siècle, enfant charmant,
mais gâté, de la régence, et tombé dans la décrépitude
lorsque vint la révolution de 1789. Les coquetteries de
la palette ne vaudront jamais sa franchise et sa réalité.
CATALOGUE DE L^OEUVRE DE PATEU.
En donnant un catalogue des ouvrages de Paier, je no
me dissimule pas que malgré mes soins et mes recher-
ches, ce travail sera peut-être très incomplet. Ses ta-
bleaux sont dispersés, en France, dans plusieurs maisons
et cabinets qui ne sont pas ouverts au public. En Angle-
terre surtout, il y en a un assez grand nombre, enlevés à
noire pays, à dater de la paix de 1814. A celte époque,
les^lradiiionsîde l'école de David étaient dans toule leur
force, et Watteau, Pater et Lancret, mis à l'index, vendus
à des piix très-minimes, devenaient l'heureuse conquête
des éiiangei's qui visitaient Paris. Il ma donc fallu pren-
dre des informations partout, feuilleter beaucoup d'inven-
taires el de brochures sur les ans, rechercher les gravu-
res faites d'après notre peintre, afin de parvenir à compo-
ser la nomenclature qui va suivre :
1 . — « Une Fête galante, avec repas, dans une cam-
pagne. »
Ce tableau, morceau de réception de Pater à l'Acadé-
mie, est au Musée du Louvre.
2. — a Une belle Galerie, ornée de figures et de pein-
tures. » — On y remarque différentes personnes à table,
et quatre autres des deux sexes, chanlani etjouant de di-
vers instruments. L'aichileclure est de Boyer. — Toile
de 22 pouces de haut sur 17 de large.
(Le catalogue .lulienne mrniionnc ce tableau sous le
— lG-2 -
11° 245. 11 a été vendu, en 1747, à M. de Monloclair, la
somme de 1,000 livres.)
3. — « Un Sujet de récréation. » - Peint sur toile, de
28 pouces de haut sur 38 de large.
(N" 254 du même catalogue. — Vendu à M. de Monia-
lei 450 livres )
4. — « Un Sujet de conversation champêtre. » — D
15 pouces de haut sur 11 pouces 1|4 de large.
(N° 52 du cabinet Quentin de Lorangère, par Gersaint.
Paris, 1744.)
5. — « Une Chasse chinoise. • — De 5 pieds 10 pouces
de hauteur, sur 3 pieds il pouces de largeur.
Ce tableau était placé, sous Louis XV, à Versailles,
dans une galerie faisant aujourd'hui partie des petits ap-
partements. Maintenant on l'a mis en dessus de porte,
dans une salle de billard du palais de Fontainebleau.
G. — c( Le Bain. »
7. — « La Pêche. ■•
8. — « La Balançoire. »
9. — « La Danse. »
10. - « Une Fêle champêtre. »
11. — - Un Repas champêtre. »
Ce sont six dessus de porte placés au polit Trianon,
et longtemps attribués à Watleau. Des connaisseurs
distingués, qui les ont examinés dernièrement, n'ont pas
— 163 —
hésite à les reconnaître pour desPaier, malheureusement
très endommagés et très repeints
12. — " Une Halte d'armée. •>
Tableau mentionné dans la Description des ouvrages
de peinture exposés dans les salles de l'Académie royale,
par d'Argenville, 1 vol. in-l2 ; Paris, Debure père, 1781.
13. — « Le Bal. •• — Hauteur, 1 pied 10 pouces ; lar-
geur, -2 pieds 1 pouce.
(N° 223 du catalogue de M. Blondel de Gagny. Ce ta-
bleau a été vendu 2,000 livres à M. de Nogaret, et, au dé-
cès de ce dernier, il a été porté dans son catalogue sous
le n" 95, et a été acheté 1,500 livres.)
14. — " Jeux d Enfants. > — Tableau sur bois, de G
pouces de haut sur 8 pouces li2 de large. H représente
un enfant dans un chariot traîné par deux chiens, et cinq
autres enfants, dont un le conduit.
15. — " Jeux d'Enfants. •> — Pendant dujîrécédent,
aussi sur bois et de même dimension. Sept enfants jouent
ensemble, et deux d'entre eux sont à cheval sur des bà-
lODS.
Ces deux tableaux sont mentionnés dans le catalogue do
M. de Lalive; Paris, Le Prieur, 176-i. Le catalogue, ré-
digé parce seigneur, est un des plus curieux que je con-
naisse. H renferme des notes succinctes sur tous les pein-
tres dont les œuvres y sont comprises. Ces œuvres ap_
partienncnt toutes à l'école française, et, dans une pré-
face remarquable, M. de Lalive explique les motifs qui
l'ont porté à faire cette collection : « Mes guides, dit-il,
ont été mon amour pour ma patrie, et pour les talents
qu'elle a produits. »
— 164 —
A 1:» inoil (le M. de Lalive, Remy a rédigé un nouve.in
catalogue, en l'année 1769, dans lequel ces deux tableaux
iigureiit sous le n^ 73. M. de Lalive les a gravés avec le
litre de YAgecTo)'.
16. — <' Sujet de conversation, où l'on voit des hom-
mes et des femmes dansant sous un arbre. » — Sur toile,
de 2 pieds de large sur 1 pied 6 pouces de haut.
17. — » Un homme et une femme dansant au son de
la lyre, tandis que d'autres, assis à terre, les regardent. »
-- Même dimension.
(N°* 101 et 102 de la Galerie électorale de Dresde,
année 1765.)
18. — « Un défilé de troupes escortant des bagages. »
— Toile de 48 pouces de haut sur 21 de large.
(N° 147 du catalogue raisonné des tableaux des Pays-
Bas, d'Allemagne et de France, par Remy, in-l2, Didot,
1757.)
^\. ' -
19. — <• Portrait de mademoiselle d'Angeville, repré-
sentée en Thalie, entourée de génies sous différents cos-
tumes comiques. » — Ce portrait, l'ait à l'imitation de
ceux de laCamargo et de mademoiselle Salle, par Lan-
cret, appartenait sans doute à la jolie actrice qu'il repré-
sente. J'ignore ce qu'il est devenu. Il se trouve men-
tionné dans les catalogues Quentin de Lorangère et de la
Roque, par Gersaint, 1744 et 1745. — A été gravé par
Lebas.
20 - « Le Colin-Maillard. »
21. — '. Le Concert amoureux. »
— 165 —
22. - " La Conversation inléressanle. »
23. - « La Danse au village. »
Ces quatre tableaux ont été gravés par Fillœul, et rap-
pelés dans le catalogue du cabinet de M. Paignon-Dijon-
val par Bénard; Paris, 1810, n" 8,257.
24 — • L'Amour et le badinage. »
25. — » Les Amants heureux. •
(Même catalogue, n° 8258, et même graveur.)
26. — (c Le Désir|de plaire. »
27. — ■■ Les Plaisirs de l'Eté. »
(Même catalogue, n" 8,259, gravés par Surugue.)
28 — « L'Orchestre de village. »
29. — « La Marche comique- »
(Même catalogue, même numéro, gravés par Ravenei.)
30. — • La Fêle de Saturne. >>
31. — • Le Bain. •
(Idem, gravés par Duflos et Surugue. »
32. — <• Les Vivandières de Brest. »
33. -- . L'Officier galant. »
34. — « Le petit Poinçon. •
(Même catalogue, n" 8,260. Les deux premiers gravés
par Lebas, et le troisième par Scoltin.)
35. — « Le Printemps. »
36. - « L'Eté. .
— 166 —
37. — - L'Automne. •'
38. — '. L'Hiver. >>
Ces quatre lableaux, du meilleur temps de Pater, ap-
parlenaieiii à M. le marquis de Cliabrillant. Ils oui été
aclieiés à sa vente, en 1848, par un Anglais, qui les a
payes 16,000 fr.
39. — « Sujet galant, hommes et dames dans un jardin
très orné. »
Charmant petit tableau, appartenant à M. Lacaze, l'un
de nos amateurs les plus distingués, et qu'il a payé, je
crois, 1 ,000 fr.
iO. — <• Fêle au village. <>
(N" 133 du catalogue Tardieu, imprimerie Maulde et
Benou, année 1843.)
41. — « Bergère endormie ; derrière elle un berger
orne sa houlette de fleurs. » — Sur bois,
(No 213 du catalogue Brunet-Denon, 1846.)
42. — « Conversation galante, dans un joli paysage. «
Vente Aguado, en 1843. Ce tableau, très-bien restauré
par M. Roëhn, a été retiré.
43. — Il y a plusieurs tableaux de Pater à l'Ermitage,
en Russie. N'ayant point le catalogue de cette collection,
où figurent beaucoup de peintres français du dix-huitième
siècle, je ne peux en indiquer le nombre et les sujets.
M. Viardot rappelle le nom de Pater dans son livre des
Mjiscps, d'Allemagne et de Russie ,'~ Paris, 1844, p. 433,
pour lancer Tanathème contre lui, Raoux, Lenain, Des
portes et Chardin. Dans la biographie que j'ai publiée
— 167 —
de ce dernier, j'ai déjà fait remarquer que M. Viardol
traitait tous ces peintres de gejis morfs de toutes façons,
dont personne ne parle plus, dont personne n'avait
peut-être jamais parlé, en terminant par celte boutade
très -peu poétique :
« Si j'en connais pas un, je veux être pendu ! »
Je ne peux que plaindre M. Viardot, lui qui écrit sur
les arts, de n'avoir pas connu ces artistes avant d'aller
en Russie, et de les apprécier si mal depuis son retour.
Chardin, si justement vanté par Diderot, Desportes, Pater
et Raoux, si recherchés tous les jours par les amateurs
de bonne et agréable peinture, n'ont rien à craindre du
JLgement rendu par M. Viardol. Quant à Lenain, son
tableau représentant une Forge, qui est un des orne-
ments de l'école française au musée du Louvre, est la
réponse la plus forte que je puisse faire à la critique de
cet Aristarque.
44. — « Le Nid de Tourterelles. » — Le musée de Va-
lenciennes possède ce tableau, et, dans le curieux cata-
logue fait par M. Potier, professeur à l'Académie de cette
ville, il est mentionné sous le n" 134, et attribué à Lan
crel. Il m'a paru, et plusieurs connaisseurs partagent
mon opinion, être évidemment l'œuvre de Pater.
4.T. — - Un Campement de troupes. » — Sur toile,
60 centimètres de largeur sur 47 de hauteur.
Ce tableau, d'une conservation parfaite, est l'un des
plus agréables «U des plus capitaux d»; Pater que j'aie ren-
contrés. Il se compose de quarante deux personnages,
militaires de tous grades, grisettes, femmes élégantes,
vivandières, dans «les occupations et des altitudes on ne
t'2
— 168 —
saurait plus variées. Des lenies, et tout Tattirail d'un
camp en foimenl les accessoires . Le paysage est plein
de fraîcheur, et, dans un fond vaporeux, on aperçoit de
petits groupes, placés dans la demi-teinte, touchés avec
une facilité merveilleuse. Un village borne l'horizon. —
Watteau n'a rien fait de plus spirituel, de plus coquet, et
ce qui double le mérite de cette œuvre, c'est qu'à la viva-
cité, ù l'harmonie, à la transparence de la couleur, elle
joint un dessin beaucoup plus soigné que ne l'est ordi-
nairement celui de Pater.
46. — « Assemblée galante dans une campagne. » —
Sur toile, 54 centimètres de largeur sui- 45 de hauteur.
Sept personnages principaux, en y comprenant deux
enfants, occupent le centre de cette agréable production.
Là, le dessin laisse à désirer, mais le coloris est aussi
frais qu'harmonieux.
Ces deux tableaux appartiennent à M. P., amateur à
Valenciennes, dont le goùi fin et les connaissances en
peinture sont appréciés de tous ceux qui aiment les arts.
En maîtres flamands de premier ordre, M. P. a le cabinet
le plus nombreux, le plus varié, le mieux choisi qui
existe dans la province.
Je dois faire observer qu'il existe une gravure du n" 45,
sous le titre de la Tente de vivandières du quartier-gé-
ral, dédiée à M. le maréchal de Biron, pair de France j
cette gravure est de Baudouin, capitaine d'une compagnie
au régiment des gardes françaises en 1762, auquel le ta-
bleau original appartenait.
M. P. a, depuis la publication de celte biographie dans
les Archives du Nord et dans \'Ariis(e, cédé le Campe-
— 169 —
ment de troupes à M. Roney, qui habite Paris. Ce der-
nier tiendra, sans doute, à conserver celle production
capitale d'un peintre né, comme lui, à Valenciennes.
CONTES DE LA FONTAINE,
47. — « Les Aveux indiscrets. » — Gravé par Fillœul.
48» — «. Le Baiser donné. » - Idem.
49. — " Le Baiser rendu. » — Idem.
60. — « Le Glouton. — Idem.
51. — «La Matrone d'Ephèse. » — Idem.
52. - " Le Cocu battu et content. » — Idem.
53 et 34. — Deux auires tableaux d'après ces contes,
dont je n'ai pu retrouver les litres
La coUeciion complète s'élève à vingt-huit, dont huit de
Pater, onze de Lancret, deux de Boucher, trois de Weu-
ghels, deux de Lemesie et deux de Lorrain. — Toutes
ces gravures, très-belles épreuves, existaient dans le ca-
binet Quentin de Lorangère, tandis que le cabinet des
Estampes de Paris n'en a qu'une seule d'après Pater, le
Cocu battu et content.
ROMAN COMIQUE DE SCARRON.
65 — << Arrivée des Comédiens dans la ville du Mans. ^
— Gravure de L Surugue, 172P.
— 170 —
56. — '• Bataille arrivée dans le iripot, qui trouble ht
comédie. » — Gravure de Jeaurat.
57. — " La Rapinière tombe sur la chèvre. » - Gra-
vure de Louis Surugue.
58. — « Arrivée de l'opérateur à l'hôtellerie. • — Gia-
vure de Scotin,
59. — » Le poète Roquebrune rompt la ceinture de sa
culotte en voulant monter à cheval à la place de Ragotin.
— Gravure de Jeaurat.
60. — '• Ragotin déclamant ses vers, des paysans
croient qu'il prêche. » — Gravure de B. Audran.
61. — « Pyramyded'aîleseide cuisses de poulet, élevée
sur Tassielte du Destin par madame Bouvillon. » — Gra-
vure de Lépicié.
62. — « Madame Bouvillon ouvre la porte à Ragotin,
qui lui fait une bosse au front » - Gravure de Surugue
fils.
63 — « Madame Bouvillon, pour tenter le Destin, le
prie de lui chercher une puce. « - Gravure par L. Su-
rugue.
6-4. — « Ragotin à cheval, sa carabine lui tire entre
les jambes. — Même graveur.
65, 66, 67 et 68. — Quatre autres sujets, tirés du Ro-
man comique, et que je n'ai pu retrouver.
La collection complète est de seize pièces, dont qua-
torze par Pater et deux par Dumont.
— 171 —
Dans un voyage qu'il a fait au Mans, ville où Scarron a
placé les principales scènes du Roman comique, M. Di-
naux a vu dans la bibliothèque les tableaux que je viens
de mcnlionner.
DESSI.XS D£ PATER.
Les dessins de ce peintre sont rares. Il les exécutait
à la sanguine sur papier blanc, et quelquefois il les soi-
gnait beaucoup.
Le catalogue Paignon - Dijonval mentionne, sous le
n" 3292, quatre études de figures de femmes, vêtues dans
le goût de Waileau, et dessinées sur une feuille de papier
blanc de dix pouces sur sept pouces.
Le Musée de Valenciennes en possède deux de peu
d'importance.
Enfin, j'ai en ma possession deux jolis dessins de
Pater louches avec beaucoup d'esprit et de finesse. Long-
temps, on les a aiiribués à Aveline; mais j'en ai reiiouvé
les gravures avec le nom de Paier comme dessinateur et
d'Aveline comme graveur.
Les estampes d'après Pater sont de M. de Lalive, Fil-
lœui, Surugue père et fils, Ravenei, Lebas, Scotin, de
Baudoin, Jeaurat, lî. Audran, Lepicié, Dumont et Ave-
line.
NOTICE BIOGRAPHIQUE
SUR
JEAIV - BAPTISTE - SIIIÉON CHARDIiX
SUIVIE DU CATALOGUE DE SES OUVRAGES,
ET DES GRAVURES FUTES d'APRÈS SES TABLEAUX.
« Le genre des peinlures de
« Chardin parait ôlre , à la vérité,
B le plus facile, mais aucun pein-
» tre n'est aussi parfait dans le
« sien. »
Diderot, salon da l7<'>o.
CHARDIX
I.
Chardin est du nombre de ces artistes distingues, que
la légèreté de notre nation et un préjugé déplorable ont
pendant longtemps plongé dans l'oubli. Sans doute, il
est pénible d'en faire l'aveu, mais nous sommes ainsi faits,
et c'est pour les français surtout que le proverbe « Nul
» n^est prophète dans son pays » est d'une vérité incon-
testable. Si le peintre du Denedicite, de la Mère labo-
rieuse, avait pris naissance en Belgique ou en Hollande,
on le porterait aux nues dans ce bon royaume des Gaules,
où ce qui vient de l'étranger a toujours été accueilli
avec la plus grande faveur. En le comparant à beaucoup
d'autres maîtres des Pays-Bas, ou dirait : « Celui-là, en
» prenant la natuiesur le fait, n'est jamais trivial ; s'il est
» grand coloriste, il n'est pas moins bon dessinateur :
» en un mot, il réunit tout ce que doit posséder un excel-
» lent peintre de genre. • — Mais, hélas 1 Chardin était
français, et c'est une lâche que ses éminentes qualités
n'effaceront jamais aux yeux de ses compatriotes !
Sa vie fut simple, comme son caractère, comme son
lalfMii... Qiioiqd'i'llc ail éié longue, les mémoires, les bio-
— 176 —
graphies de son temps gardent à peu près le silence le
plus complet sur les actes qui l'ont remplie, parce que ces
actes n'ont eu sans doute aucun éclat. C'est un cercle
monotone, dont le centre est rempli par ses ouvrages, et
dont la circonférence n'a que deux points faisant saillie,
Ja date de sa naissance et celle de sa mort.
Jean-Baptisie-Siméon Chardin reçut le jour à Paris,
dans l'annét; 1699. Son père, honnèle tapissier, dont
toute l'ambition pour ce fils unique était de lui donner sa
profession, eut l'idée de le faire initier à l'art du dessin,
dans le but de lui rendre plus faciles les travaux de dé-
cors que l'on exécutait alors dans les hôtels de la capitale.
Les premiers essais de Chardin déterminèrent sa voca-
tion, et il entra en qualité d'élève, dans l'atelier de Pierre-
Jacques Cazes, peintre d'histoire, de nos jours à peu
près ignoré. On sait ce qu'était alors la peinture histo-
rique qui, s'étant éloignée des principes des grandes éco-
les d'Italie, se résumait, quant à son plus haut point de
perfection, dans les toiles lourdes et froides de Lebrun.
Ce système ne pouvait convenir ni à l'organisation ni au
goût de Chardin. Aussi laissa-t il complètement de coté la
manière de son maître et se borna-t-il à faire des tableaux
de genre, de nature morte, et des poriraits. Il fut nommé
à l'Acadéniie royale le 25 septembre 1728, et lui offrit,
pour sa réception, la toile représentant une raie ouverte,
des huilres et quelques accessoires, qu'on voit au musée
du Louvre, dans l'une des nouvelles salles de l'école fran-
çaise. C'est une de ses productions les moins remarqua-
bles, quoiqu'elle soit empreinte d'un naturel et d'un colo-
ris annonçant tout ce qu'il pouvait devenir un joui'. De-
puis, il a porté bien plus loin la vérité et le talent du
modelé cl de la composition.
— 177 —
Elu conseillei' en 1743, il ne larda pas à aller habiter
[avilie de Rouen, où il exerça pcndanl plusieurs années
les foneiions de trésorier de l'Académie des sciences,
belles-lelires eiarts. L'époque où il se maria avec une
demoiselle Françoise-Margueriie Pouget, née sans doule
dans celle ville, et dont il a fait le porirail au pasiei, en
1775, esi inconnue. De celle union, qui fut nés heureuse,
il ne naquit qu'un fds. Son père disait, en parlant de la
difflcullé de parvenir dans l'art de la peinture, que ce fds
l'ayant sentie trop tôt, tomba dans le découragement et
ne fit rien. Il parait cependant certain qu'il avait obtenu
le grand prix de peinture en 1754.
Chardin était spirituel et d'un excellent jugement. Ces
qualités sont prouvées par les conversations sur les ex-
positions qu'il eût souvent avec Diderot, son plus sincère
admirateur, et dont ce philosophe s'est plu à donner des
liagmenls dans ses brochures sur les salons. Son carac
tère égal et franc le portait à une bienveillance raisonnée
et à une indulgence exemple de flatterie et de faiblesse
envers tous ses confrères. Un jour, il répondit au fonda •
tour de l'Encyclopédie et à quelques hommes de lettres
l'accompagnant à l'exposition et rendant des arrêts de
proscription contre une foule d'artistes : « Messieurs,
» messieurs, plus de douceur ?.. Entre tous les tableaux
» qui sont ici, cherchez le plus mauvais, et sachez que
>' deux mille malheureux, désespérant de faire jamais,
>• môme aussi mal, ont brisé le pinceau entre leurs dents.
« Ce Parrocel, que vous appelez un barbouilleur, et qui
w l'est, en efl'et, si vous le comparez à Vernet, ce Parro-
• cel est pourtant un homme raro, relativement à la mul-
■> tiiude de ceux ayant abandonné la carrière dans la-
« quelle ils sont entrés avec lui. Lemoine disait qu'il
- 17R —
• fallait trente ans de méiior pour conserver son esquisse,
•> et Lemoine savait ce qu'il disait. Si vous voulez m'é-
• couler, vous apprendrez peut-êlre à être moins sé-
» vères. »
S'il fallait en croire (juelques brochures du temps,
Chardin était adonné à la paresse, ne produisant que ra-
rement, et laissant passer les années d'exposition sans
faire jouir le public des fruits de son pinceau. Il existe
même un petit ouvrage anonyme, très rare aujourd'hui,
intitulé : « Eloge funèbre de M. C..., conseiller de l'Aca-
j) demie royale de peinture » dans lequel, en reconnais-
sant la naïveté spirituelle et la vérité de ses tableaux, on
lui reproche d'en faiie trop peu. Ce pamphle*, partici-
pant a la fois de l'éloge et du blâme, est signé F., et, dans
finlenlion de fustiger la paresse de Chardin, son auteur
suppose que ce peintre s'occupe du soin de faire un ta-
bleau dont le sujet est d'une piquante singularité :
« Il s'y est peint, dit-il, avec une toile posée devant lui
•> sur un chevalet. Un petit génie, qui représente la Na-
» lure, lui apporte des pinceaux. Il les prend, mais en
» même temps la Fortune lui en ôle une partie, et tandis
» qu'il regarde la Paresse, lui souriant d'un air d'indo-
» lence, l'autre tombe de ses mains. »
Celle opinion, présentée sous une forme allégorique,
que l'anonyme a sans doute tiouvée très piquante, est
exagérée. Chardin, que sa fortune personnelle et ses
places faisaient vivre dans une douce aisance, ne travail-
lait point pour l'argent, et ne se menait à son chevalet
que lorsque le momenl de rinsplralion ariivail. L'essen-
liel, dans tous les arls, est de bien faire ; !e talent, non
— 179 —
plus que l'aciivité d'esprit d'uuariisle, ne secalculeni pas
d'après la quaniiié, mais d'après la valeur de ses produc-
lions Le catalogue de l'œuvre de Chardin, que nous
avons rendu complet, autant que possible, prouvera
d'ailleurs que le nombre de ses tableaux, est loin d'être
restreint. Il aimait son art, en parlait avec science, avec
ardeur, et l'a exercé jusqu'aux derniers jours de son exis-
tence. En effet, en 1779, plusieurs têtes d étude au pas-
tel avaient été envoyées par îui au Salon, et ce fut le 6
décembre de celte année qu'il mourut, âgé de 81 ans.
II.
En nous livrant maintenant à l'examen du talent de
Chardin, de sa manière de peindre, nous devons dire que
dans la presque loialiié des sujets fort simples qu'il a iini-
tés, personne ne l'a surpassé, et bien peu l'ont égalé,
quant à la vérité matérielle, à l'harmonie des couleurs,
à l'accord des accessoires et à l'effet général Unique
dans ses compositions pour l'esprit , le seniimeni, cl
même la malice n'excluant jamais la bonhomie et la fran-
chise, il est fort au-dessus des plus célèbres peintres fla-
mands et hollandais. Le dessin de ses figures, sans être
minutieusement étudié, est presque toujours ferme, coi-
recl et plein de mouvement. La lumière, ses dégrada-
dations les plus délicates, ne lui échappent jamais ; elles
donnent à tous les objets qu'il a peinis un relief sui pre-
nant. Ce relief est surtout remarquable et a quelque
chose de magique dans le groupe de marbre d'après
— !8<j —
Pigal, placé par lui sur la toile où il a repr<'>senlé un éco-
lier qiii dessine. Aucun iraii distinct ne signale ce groupe,
quoi([ue la forme en soit inattaquable, et le contour,
perdu dans la vérité de la couleur, fait que l'œil suit cha-
cune des circonvolutions du marbre, avec la conviction
qu'il est détaché du fond. C'est à propos de cette œuvre,
si puissante dans sa simplicité, qu'un anonyme a consi-
gné, dans une Lrochure sur le Salon de 1753, les obser-
vations suivantes : « M. Chaidin embrasse peu, mais il
» achève tout ce qu'il entreprend. Pourquoi n'est-il pas
" toujours également heureux dans le choix de ses su-
•> jets ? . . . D'aussi grands talents devraient-ils être cm
•> ployés à peindre une nature peu agréable ?.. Peut on
» lui pardonner d'avoir fait un très-beau tableau d'unéco-
»> lier dessinant d'après le Mercure, de M. Pigal?. . . Le
»■ lieu de la scène est un mauvais grenier rendu avec
« beaucoup de vérité. C'est bien peu connaître ses avan-
» tages que de ne pas choisir ce qui peut flatter les sens
» et rire à l'imagination. »
Il nous a paru curieux de reproduire ce passage, où,
louten rendantjustice au talent incontestable de Chardni,
l'anonyme le blâme sur le choix des sujets qu'il a traités,
et voudrait qu'il n'eût employé ses pinceaux qu'à retracer
des images flattant les sens et souriant à l imagination.
Cela ne rappelle-t-il pas ce mot de Louis XIV, à l'occa-
sion de quelques tableaux de Téniers, placés dans les pe-
tits appartements de Versailles : « Qu'on éloigne de mes
» yeux ces vilains magots là ! » — Esl-cç que la pein
lure n'est destinée qu'à s'emparer des scènes riches, bril-
lantes, volupiueuses de la vie humaine?... des personna-
ges dont la figure est noble, gracieuse , et dont les
formes élégaules sont recouvertes de velours, de soie et
— 181 —
d'or ?... Le pauvre bûcheron dans sa chaumière, entouré
de sa femme, de ses enfants, que de grossiers vêlements
défendent contre les rigueurs de l'hiver, n'offre-t-il pas
autant d'ailrait à l'àme, de ressources au talent de l'ariisie
qu'un grand seigneur, un opulent banquier dans leurs
salons, ou une pimpante petite-maîtresse dans son bou-
doir? Si l'opinion de l'anonyme était vraie, il faudrait
condamner Murillo pour ses admirables mendiants, Van-
Osiade pour son Maître d'école de village, Brauwer pour
ses tabagies, où éclatent avec tant de verve et de chaleur
le délire bachique et les mœurs débraillées du peuple
flamand. Chardin aimait la vie intime, familière ; la
classe moyenne, laborieuse de la société l'intéressait,
touchait son cœur ; il se plaisait à en consigner sur la
toile toutes les. habitudes, et sa Pourvoyeuse, sa Rêcureu-
se, son Garçon marchand de vin ont, aux yeux de tout
homme de goût, une valeur bien au-dessus de celle des
nymphes boursoufllées , des bergères enrubannées de
Boucher, et des tableaux mythologiques et héroïques de
M. Natoire et compagnie.
Mais nous irons plus loin en soutenant que Chardin a,
lorsqu'il le faut, toutes les qualités que semble lui refuser
le malencontreux anonyme. Dans ses tableaux avant
pour titres : la Gouvernante, la Mère laborieuse, le He-
nedicite, les Amusements delà vie privée, le Négligé, ou
la toilelte du matin, la jeune femme jouant de la serinette,
il y a une grâce naturelle, une élégance sans afféterie,
qui charment l'œil, et n-posent délicieusement la pensée
sur tous les détails des drames iniinies qu'il a mis en
scène. Pour moi, je Je déclarée, en dépit de la luodc.
dont les oracles ne vivent qu'un jour, je place Chardin
bien au-dessu*^ do (ireuze, homme de beaucoup de la-
— 1S2 —
loin, sansfloiilc, mais maniéré, peiné, souvent d'un Ion
violàiro, dont les personnages paraissent appartenir ù
l'ancien théâtre de l'Opéra-Comique, et qui n'a jamais at-
teint la vérité de formes, de sentiment, la variété d'ex-
presssion, l'harmonie et la fermeté de couleur de notre
|)einire.
'< Le faire de Chardin, 'comme dit Diderot, est particu-
» her ; il a de commun avec la manière heurlée, dans ses
» compositions de nature morte, que de près on ne sait
» pas bien ce que c'est, et qu'à mesure qu'on s'éloigne,
» l'objet se crée, et finit par être celui de la nature même.
" Souvent aussi, il plaît également dépités et de loin. »
Ajoutons à ce jugement qu'il peignait, autant que pos-
sible du premier coup et en pleine paie. C'était surtout
dans les aspérités de la couleur, dans les accidents de la
lumière que consistaient ses moyens d'illusion. Ils
étaient tels, que jamais aucun artiste n'est arrivé à une si
parfaite imitation de la nature !...
C'est ici le lieu de défendie Chardin contre l'espèce de
mépris que certaines personnes, s'occupanl très légère-
ment de critique en fait d'art, déversent sur son talent et
ses ouvrages. A nous, qui l'aimons et l'admirons, cela
paraît à la fois une mission de justice et d'utilité, en ce
que ce grand peintie doit enfin occuper la place qu'il mé-
liie parmi les premiers artistes de l'école française.
Peui-ètie sufiîra-t-il d'éclairer le public sur le peu de va-
leur des coups qui lui ont été portés pour le ramènera
lui. Dans le nombre de ces critiques, nous choisirons
celui dont les brochures sont, depuis quelque temps,
entre les mains de beaucoup d'amateurs de peinture.
— 1S3 —
M. Viardol a publiô la vie des peiiilres espagnols, pour
servir d'inlioduclio.i à la coUeciioii gravée de la galerie
beaucoup irop vauiée de M. Aguado. Il a fait suivre cet
ouvrage do volumes conteiianl de curieux renseignements
sur les musées d'Italie, d'Angleicrre, de Belgique, d'Al-
lemagne et de Russie. Dans ce dernier travail, à l'oc-
casion de la galerie de l'Ermitage, voici ce que M. Viar-
dot dit de Chardin :
« L'on ne trouve pas seulement dans les salons et bou-
» doirs de Catherine II les quelques noms illustres de
■ notre ancienne école, ni même ceux des artistes se-
» condaires qui ont laissé, sinon de la renommée, au
)) moins quelque réputation, tels que Vouët, Lafosse,
» Sanierre, Lahyre, lesVanloo. . . . C'est encore une foule
» absolument nouvelle, des gens morts de toutes façons,
' dont personne ne parle plus, dont personne n'avait
» pcut-êlre parlé... Lenain, Lemoine. Desportes, Pater,
» Chardin. — Si feri connais pas un, je veux être pen-
• du !.. . Il faut aller en Russie pour apprendre seule-
» 7nent leurs noms, n
Quel brevet d'érudition et de saine critique se donne-
là M. Viardot!.. Certes, il n'y va pas de main morte
pour jeter sur le carreau et enterrer des artistes fran-
çais qui ont laissé des œuvres très recommandables, tous
les jours recherchées par les vrais amateurs ; œuvres se
ponant à merveille, malgré l'arrêt suprême qu'il prononce
contre elles ! ! Voilà donc Chardin placé d'un trait delà
plume qui a vanté tant de croules de la galerie Aguado,
au nombre des peintres n'ayant laissé aucune réputation ,
dont personne ne parle plus, dont personne n avait peut-
13
— I8i —
être jamais parlé, et il fallait allei' en Russie pour ap-
prendre son nom.
Nous ravouoiis , c'est avec le plus grand élonnement
que nous voyons un homme d'esprit, s'occupant de Ihis-
lolre de l'art, traiter avec un tel dédain un artiste de la
force de Chardin ! A Dieu ne plaise que nous regardions
M. Viardot comme manquant absolument de goût en
peinture. Mais nous pensons que, dans son enthousiasme
pour les artistes italiens, espagnols, flamands et allemands,
il ne s'est pas donné la peine de jeter les yeux sur les
œuvres du pauvre peintre français qui a nom Chardin.
Nous ne supposons pas, non plus, qu'il n'ait point Iules
articles de Diderot sur les expositions de son temps,
mais nous croyons qu'il les a oubliés. Ces articles si vi-
goureux de style, si justes, en généi'al, d'appréciations,
échappés du cerveau d'un homme auquel il est impossi-
ble de refuser le sentiment de tous les arts, et que Gréiry,
Greuze, Vernet, Falconnet, Bouchardon se plaisaient
constamment à consulter, parlent ainsi de ce peintre
tout-à-fait inconnu, dont personne n'a jamais parlé :
« Vous venez à temps, Chardin, pour charmer mes yeux
» que plusieurs de vos confrères avaient mortellement
» affligés. — Vous revoilà donc, grand magicien, avec
• vos compositions muettes ' Qu'elles parlent éloquem-
» ment à l'artiste ! Que de choses elles lui disent sur
» l'imitation delà nature, la science du coloris et de
» l'harmonie ! Comme l'air circule autour de ces objets !
•> la lumière du soleil ne sauve pas mieux les disparates
» des êtres qu'elle éclaire C'est vous qui ne connaissez
» ni couleurs amies, ni couleurs ennemies.
» Chardin est si vrai, si harmonieux, que lors même
— isn —
» qu'il ne place sur la ioWe que la nature inanimée, des
» vases, des jalles, desbouleillcs de vin, de l'eau, des
■ raisins, des fruits, il se soutient et vous arrête, à côté
» de deux des plus beaux Vernel, auprès de qui il n'a pas
» balancé de se mettre;
» Il apeint celte année les attributs des sciences, les
» attributs des arts, des rafraîchissements, des fruits,
» des animaux. Il n'y a presque point à choisir ; tous
» ces tableaux sonl delà même pcifection.
» Cet homme est le premier coiorisle du Salon, el
»> peut-être un des premiers coloristes de la peinture. —
» Je ne pardonne pas à cet impertinent Webb d'avoir
•j écrit un traité de l'art, sans citer un seul français
» Je ne pardonne pas davantage à Hogarih d'avoir dit
)) qucrécole française n'avait pas même un coloriste n)é-
» diocrc. Vous en avez menti, monsieur Hogarth ! . . . .
» C'est de votre part plaiitude ou ignorance. Je sais bien
» que votre nation a le tic de dédaignei' un auteur im-
» partial qui ose parler de nous avec éloge ; mais faut-
• il que vous fassiez bassement la cour à vos concitoyens
» aux dépens de la vérité ?. . . P<Mgnez, peignez mieux
■ si vous pouvez. — Apprenez a dessiner, el n'écrivez
• pas. — Nous avons, les Anglais et nous, deux manié
■ res bien diverses : la notre est de surfaire les produc-
o tions anglaises, étrangères ; la leur est de déprimer les
» nôtres. Ilogarih vivait encore il y a deux ans ; il avait
» été en France, et il y a (renie ans que Chardin est un
• gr-and coloriste.
- Cei homme est au-dessus de Greuze de toute la dis-
» tance de la tcne au ciel. Il n'a point de manière , je
— i8() —
• me iiuinpe, il a la sienne. Mais, puisqu'il a une ma_
» nière sienne, il devrait être faux dans quelques cir-
» coiisiances, et il ne l'est jamais. Le genre des pein-
» tures de Chardin paraît être, à la vérité, le plus facile,
» mais aucun peintre vivant n'est aussi parfait dans le
» sien. »
Ces citations, extraites du compte-rendu d'un seul Sa-
lon, et que nous eussions pu lendre bien plus nombreu-
ses, suffisent pour répondre aux dédains de M. Viardot.
S'il avait pris la peine de faire pour les cabinets de pein-
ture de Paris ce qu'il a fait pour ceux d'Angleterre, de
Belgique et d'Allemagne ; s'il assistait quelquefois aux
ventes importantes des commissaires-priseurs, il acquer-
rait la conviction du degré d'estime que portent les
connaisseurs aux ouvrages de Chardin. Ils se sont dispu-
té ses tableaux aux ventes des collections de MM de Ci-
pierre et Saint, à des prix élevés. C'est à la dernière dg
ces ventes que M. Maicille a payé 7:^5 fr. le dessinateur
assis et vu de dos, petit bois de 9 pouces 6 lignes de hau-
{Cur sur 7 pouces de largeur ; et 610 fr . la femme assise
se disposant à faire de la tapisserie, de même proportion.
Il est vrai de dire que ces deux petits tableaux sont
tout simplement des chefs-d'œuvre ! !
Chardin a été gravé par les artistes de son temps. Par-
mi ces artistes, nous citerons Laurent Cars, Cochin père,
Fillœul, Fiipart, Lebas, Lépicié et sa femme, etSurrugue.
De nos jours, MM. Jacques, Marvy et mon fils, Edmond
Hédouin, ont fait des eaux-fortes d'après les tableaux de
ce maître et ses dessins qui sont très rares. Son œuvre
et fort recherchée depuis quelques années ; j'en possède
- 187 -
une partie , mais la coleclioii de ses graMires la plus
complèie que je connaissse appartient au comte Clément
de Ris.
ADDITION A LA NOTICE SUR CHARDIN.
Au momenl où paraissait dans le Bulletin des Arts la
notice sur Chardin, on nous a communiqué quelques ren-
seignements nouveaux sur la vie de ce peintre distingué.
Ils se trouvent consignés dans le Nécrologe des hommes
eélèbres de France, tome XV, année 1780. — Nous allons
extraire de cet ouvrage, dont la collection est devenue
fort rare, ce qui complète notre travail.
— • Chardin fut reçu membre de l'Académie de pein-
» ture dans sa trentième année. Sa modestie ne lui per-
» mettait pas de songer à une place dont il ne se croyait
» point digne. Il est d'usage que le jour de la petite Fête-
•> Dieu les peintres qui ne sont pas de l'Académie expo-
» sent leurs tableaux place Dauphine. En 1728, Chardin
» y exposa quelques-uns des siens. Des académiciens;
» que le hasard ou la curiosité y avait attirés, furent
» frappés du talent de cet artiste. Un tableau enlr'au-
» très, représentant une raie ouverte, les étonna par sa
o vérité. Ils allèrent visiter Chardin, l'engagèrent à se
• présenter; il fut unanimement agréé, et avec les plus
■ grands éloges Ce tableau fui son morceau de réccp-
» lion.
— 185 —
w lia élé marié deux fuis. Il n'avait point choisi sa
)' pi'cmière femme. Son père, consulianl plutôt sa pro-
» pre ambition que l'inclination de son fils, disposa de sa
» main et le présenta, à l'àgc de 21 ans, à l'épouse qu'il
» lui destinait. Elle était vertueuse, et d'une figure inté-
» fessante ; le jeune Chardin s'attacha d'abord à elle,
» plus par devoir que par amour. Il était près de l'épou-
» ser, lorsqu'elle se trouva réduite, par les mauvaises
■ affaires de sa famille, à un étal voisin de l'indigence.
0 Le père de Chardin voulait rompre ce mariage ; mais
» l'autorité paternelle ne put rien contre la sévère pro-
» bile du jeune artiste qui, dans le temps où cette ver-
» tueuse flUe était riche, n'eut peut-être jamais songea
» elle, mais envers laquelle, dans sa disgrâce, il se fit un
» devoir de remplir ses engagements. Il eut toujours
» pour elle les procédés les plus tendres, et lorsqu'il eut
» le malheur de la perdre, à peine les dispositions heii-
» reuses du seul enfant qu'il en avait eu purent-elles lui
» faire supporter le chagrin qu'il ressentit.
» Son fils lui fut aussi enlevé par une mort prémaïu-
o fée. Il ne retrouva, après plusieurs années, un peu de
» repos et de consolation que dans son union avec Mar-
» guérite Pouget, qui lui survécut.
» Aimé, estimé de ses compatriotes, les étrangers et
» surtout le roi de Suède et Catherine II, héritière du
» trône et du génie du czar Pierre, se sont empressés de
» se procurer ses ouvrages.
» Chardin était plus flatté d'un éloge surpris à un
» homme de goût que des largesses fastueuses d'un riche
» sans talents. On a beaucoup parlé du dernier Salon,
- 189 —
» en 1779, et la reine, ainsi que toiile la famille royale,
» voulurent le voir, et en témoignèrent leur satisfaction,
» Un des morceaux qui firent le plus de plaisir à ma-
» dame Victoire, dont le suffrage éclaire fait l'ambition
» des meilleurs artistes, fut un tableau de Chardin repré-
• sentant un petit Jac^uef (petit laquais). Elle fut frap-
■ pée du naturel de cette figure, et dès le lendemain cette
» princesse envoya au peintre, par M. le comte d'Affry,
» une boîte en or, comme témoignage du cas qu'elle fai-
» sait de ses talents. Ce tableau, le dernier que Chardin
» ait peint, fait partie du cabinet de madame Victoire.
» Chardin vit le terme de sa vie avec la fermeté qu'il
» opposa toujours à l'une et à l'autre fortune. La postérité
» lui assignera un rang distingué parmi les artistes cé-
» lèbres dont le goût et les talents ont illustré la France.»
CATALOGUE DES TABLEAUX DE CHARDIN,
PAR ORDRE DE DATEf.
1737.
1. — « Une Fille tirant de l'eau à une fontaine. » —
Cabinet de la reine de Suède.
2. — " Une FeiTime s'occupant à savonner. »
3. — « Un jeune Homme s'amusant avec des cartes. »
4. — « Un Chimiste dans son laboratoire. »
5. — « Un petit Enfant avec des jouets. »
6. — « Une petite Fille assise, déjeûnant. »
7. — « Petite Fille jouant au volant. »
8. — « Un Bas-Relief peint en bronze. »
1738.
9. — « Garçon cabaretier nettoyant son broc. »
Ce tableau a appartenu d'abord au comte de 3ïénars
ensuite au président Handry, et depuis à M. Sylvestre. —
11 est maintenant en la possession de M. Marcille, rue de
Tournon.
— UH —
10. — « Une jeune Uuvrièie en lapisserie. » — Calii-
nel Saint , acheté à sa vente en IHiG, 610 fr., par M. Mar-
cille
11. — - La Récnreuse. » — Cabinet Sylvestre. —
Apparfenani aujourd'hui à M. MarciUe.
12. — «. Une Ouvrière en tapisserie. •'
13. — ■< Un Ecolier qui dessine. »
14. — ■' Femme occupée à cacheter une lettre. »
15. — « Le Tûton. »
C'est le portrait du fils de M. Godefroid, joaillier de la
cour. — A été vendu 605 fr. chez M. de Cipierre, en
1845.
16. — • Jeune Dessinateur taillant son crayon. »
17. — '< L'inclination suivant l'âge. •»
Portrait de la petite fiUt d'un M. Mathon, jouant avec
sa poupée.
1739.
18. — « Une Dame prenant du thé. »
19. — « Jeune Homme faisant des bulles de savon.» —
Appartenant à M. Roehn père.
20. — • La Gouvernante. »— Dil cabinet de M. Des-
pueche.
21. — « La Pourvoyeuse. »
— i92 —
22. — • Les Tours de cartes. »
23. — « La Ratisseuse de navels. •>
1740.
'24,. — «Un Singe peignant. »
25. — - Le Singe de la philosophie. »
26. — « La Mère laborieuse. •»
Acheté pour le roi. — Se trouve maintenant dans une
des salles de l'École française, au Louvre.
27. — <• Le Bénédicité. »
Acheté pour le roi. — Même salle au Louvre.
28. — » La petite Maîtresse d'école. »
Vendu en 1845, chez M. de Cipierre, la somme de 486
francs.
1741.
29. - Le Négligé, ou la Toilette du matin. » — Cabi-
net du comte de Tessin.
30. — « Portrait du fils de M. Lenoir, lieutenant de
police, s'aniusant à faire un château de cartes.
- 195 —
174-2.
31. — « Poitrail de M. Leuoir tenant une brocliiire. •
— Gravé sous le litre de l'Instant de la Méditation.
32. — '< Enfants s'amusani au jeu de l'oie. •>
33. — <• Enfants faisant des tours de cartes. »
1746.
34. — <- Répétition du Bénédicité, avec une addition,
pour faire pendant à un téniers dans le cabinet de M. de
Lalive. »
35. — « Amusements de la vie privée. » ~ Cabinet
du roi de Suède.
36. — « Portrait de M. ***, ayant les mains dans son
manchon. •>
37. — « Portrait de M. Levret, de TAcadémie de chi-
rurgie. »
1747.
38. — « La Garde attentive, ou les Aliments de la con-
valescence. » — Pendant d'un autre tableau du cabinet
du prince de Lecheinsten, et que Chardin n'a point ex-
posé, ainsi que deux autres envoyés à la cour de Suède
— \9i —
1748.
39. — « L'élève studieux. > — Faisant suite aux deux
tableaux envo^és en Suède.
1751.
40. — « Une Dame variant ses amusements. »— Con-
nu sous le nom de lÊducation d'un Serin. — Cabinet de
M. de Vandières.
41. - « Un Dessinateur, reproduisant le mercure de
Pigalle. » — Cabinet de la reine de Suède.
42. — a Une jeune Fille récitant son Kvangile. » - Ca-
binet de la reine de Suède. — Ces deux tableaux ont été
répétés, avec quelques changements pour M. de Lalive.
43. — « Philosophe occupé à lire. » — Cabinet de
M. Bosery, architecte.
44. — « Un Aveugle. » — Très-petit tableau.
43. — « Un Chien, un Singe et un Chat, peints d'aprè»
nature. » — Appartenant à M. de Bombarde.
46. — « Une Perdrix et des Fruits. »— Du cabinet de
M. de St-Germain.
47. — Deux tableaux représentant des Fruits. —
Cabinet de M, de Chassé, chanteur de lAcadémie royale
de musique.
48. — « Gibier. » — Cabinet de M. Aved , peintre
de portraits né à Douai.
— 195 —
1755.
49. — « Enfants jouont avec une chèvre. « — Imita-
lion d'un bas-relief en bronze.
50. — « Des Animaux. »
1757.
51. — « Des Fruits et des Animaux. »
52. — « Préparatifs de quelques mets sur une table
de cuisine. •>
33. — « Une partie de dessert, sur une table d'office.»
— Formant deux tableaux, dans le cabinet de M. de La-
live.
54. — 0 Une Femme qui écure. » — Cabinet du
comte de Vence. — Ayant appartenu à M. Sylvestre, et
vendu en 1811, avec le Retour du marché, 121 francs.
Nota. Sous l'école greco-romaine de David, Watteau et
Chardin n'avaient aucune valeur commerciale,
55. — « Portrait en médaillon de M. Lorin, profes-
seur de chirurgie. »
56. — « Une pièce de Gibier oi une poire à poudre. >>
— Cabinet de ^l. de Damcrv.
— 196 —
1759.
57. — ■ Un retour de Chasse. - — Cabinei du comle
du Luc.
38. — Deux tableaux rcpréseutant des pièces de
gibier, avec fourniment et gibecière. — A M. Trouard,
architecte.
59. — Deux tableaux de Fruits. -- A M. l'abbé
Trublet.
60. — Deux, idem. — A M. Sylvestre.
61. - « Un jeune Dessinateur, peint sur bois. »
62. — « Une Fille travaillant en tapisserie. •>
Ces deux petits tableaux avaient été donnés par Char-
din à Cars, graveur du roi. — Le jeunii Dessinateur ap-
partient aujourd'hui à M. Sauret, ancien administrateur
de la Banque.
1764.
63. — • Le Bénédicité. » — Répétition du tableau du
Louvre, avec des changements, pour M.Foriier, notaire.
64. — Plusieurs tableaux d'animaux. - A M Aved,
peintre.
65. _ « Des Vanneaux. » — Cabinet Sylvestre.
66. — Deux tableaux de forme ovale. - A M. Pioci-
licrs, orfèvre du roi.
67. — Deux autres du même genre
— 197 —
1763.
68. - « Des Fruits. •
69. — a Le Bouquet. » — Cabinet de M. de Saint-
Florentin. — Appartient aujourd'hui à M. Marcille.
70. — « Des Fruits. » — A M. l'abbé Pommier, con-
seiller au Parlement.
71. — « Débris d'un D(5jeùner. <•
72. — « Des Fruits. » — Cabinet Sylvestre.
73. — Un petit tableau. — A M. Lemoine, sculp-
teur.
74. — Plusieurs autres tableaux.
I76è
75. — <• Les Attributs des Sciences et des Arts. •> —
Trois tableaux.
76. — Trois autres tableaux, dont un ovale, repré-
sentant des rafraîchissemenls, fruits et animaux.
Ces six tableaux ont été peints pour le château de
Choisy-le-roi. Diderot en a f.iit le plus grand éloge dans
son salon de 1765.
77. — Plusieurs tableaux, dont un représente une
corbeille de raisin.
— 19S —
1767.
78. — Deux tableaux cintrés. - Instruments de mu-
sique. — Au roi, pour le château de Belle-Vue.
4769.
79. — « Les Attributs des Arts, et les récom penses
qui leur sont accordées. » — Appartient à l'abbé Pom-
mier. — C'est une répétition, avec changements, du ta-
bleau que rimpéralrice de Russie a fait placer à l'Ermi-
tage.
80. — a Femme revenant du marché. » — Répétition
avec changements, pour M. Sylvestre. — Vendu en 18i1,
avec la Récureuse, 121 francs.
81. — ce Une Hure de Sangiiei'. » — Au chancelier
de France.
82. — Deux tableaux de Bas-Reliefs. - Cabinet Ran-
don de Boisset. — Ils sont décrits dans le catalogue de sa
vente.
83. — Deux tableaux de Fruits.
84. — Deux tableaux de Gibier.
1771.
85. — Imitation d'un Bas-Relief.
86. — Trois Tèles d'étude au pastel.
- 199 —
1773.
87. — « Femme tirant de l'eau à une fontaine. » —
A M. Sylvestre, vendu en 1814 la somme de 100 francs,
et acheté depuis 501 francs par M. Marcille. — C'est une
répétition du même sujet peint pour la reine de Suède.
88. — Tête d'étude au pastel.
1775.
89. — Trois Têtes d'étude au pastel.
1777.
90. - Imitation de Bas-Relief.
91 . — Trois Tètes d'étude au pastel.
1779. — (Année de la mort de Chardin).
92. — Plusieurs Têtes d'étude au pastel.
92 6ks. — « Un Jacquet,, petit laquais. » — Ayant
appartenu à M'"« Victoire, fdle de Louis XV.
14
— 200 —
TABLEAUX SANS DATES PRECISES.
93. — « Une Raie, un Chai et des Poissons. » — Se
trouve au Louvre, galerie des Peintres français.
94. -- « Portrait de Chardin en bonnet de nuit. • —
Pastel. — Au Louvre.
95. — « Portrait de sa femme. « — Pastel. — Ces
deux portraits ont été vendus en 18H, chez M. Sylvestre,
la somme de 24 francs.
96. — « Petit Garçon se servant de la paiie du chat,
pour retirer des marrons du feu. •> — Devant de chemi-
née, ayant appartenu à M. Malinet, marchand de tableaux.
97. — Nature morte.
Ce tableau appartenait à M. Crosnier, qui l'a vendu en
1845 au comte de Clément de Ris — Je doute de son au-
thenticité.
98. — « Une Table de cuisine, avec légumes et usten-
siles de ménage* Dans le fond une pièce de bœuf accro-
chée à la muraille. •>
Ce tableau signé et daté de 1740, m'appartenait. Je l'ai
cédé à M. Clément de Ris.
99. — Deux petits tableaux faisant pcndanf. - Usien
siles de ménage, fruits eic
Achetés à la venie Saint eu 1840, pai' M. Clément de
Ris, pour la somme de 80 francs.
— 301 —
100. — Esquisse du Bénédicité, avec de notables
changements. — Apparienanl à M. Marcille.
101. — " Un Dessinateur, vu de dos. »
Petit tableau sur bois, acheté par M. Marcille à la vente
Saint, pour la somme de 800 francs.
102. ~ Nature morte, tableau oblong représentant
des perdrix attachées à un mur, deux coqs sur une table,
el des ustensiles de cuisine.
Ce tableau appartenait à la direction de l'Alliance des
Arts.
103. — Deux petits tableaux de nature morte, signés
el datés. - Appartenant à M. Baroilhci, ancien artiste de
l'Opéia
loi. — . Le Singe antiquaire. •— Appartenant au
mêire.
iOj. — Un beau portrait d'homme de grandeur na-
ture. — Au musée de Niort.
106. — Nature morte. — « Un Lièvre. « — A M. Jules
Boilly, fds du peintre de ce nom, el artiste amateur.
107. — Différentes espèces de légumes, un fromage,
une cruche, un couteau, sur une table. — Au musée de
Rouen.
lOS. — Le portrait de M. Geoffrin, mari de la cé-
lèbre M'"'' Geoffrin — Au musée Fabre, à Montpellier.
109. — Un tableau représentant une cruche, un pain,
un verre, quelques livres posés sur une table.
— ^202 -
Ce tableau, ainsi que le dit forl jusiement le Catalogue
des œuvres de Chardin, dans THisioire des Peintres de
M. Charles Blanc, est d'un relief et d'une vérité remar-
quable!
Il a été acheté à la vente Saint par M. Lacaze, la somme
de 301 francs. — Toutefois il n'est pas de Chardin, mais a
été peint par Roland de la Porte, artiste de talent, qui a
le plus approché de la manière et de l'effet du peintre du
Bénédicité. — Il appartenait à M. de Marigny, frère de
M™" de Pompadour, et se trouve di-crit dans le Catalogue
de sa vente, fait par Basan et Joullain, en 1782, page 30,
n° 95. L'exemplaire que j'ai de ce Catalogue porte, en
marge, et écrit à la main que ce tableau a été vendu la
somme de 160 livres, à M. de la Briche.
NOTE ESSENTIKI.LE.
La liste de ces tableaux, est, en grande partie^ extraite,
année par année, des Catalogues d'( xposilion du Louvre,
depuis 1737 jusqu'en 1777. Plusieurs ouvrages se trou-
vant indiqués sous le même numéro, on peut en porler le
nombre à 120 ou 130. — Chardin a fait aussi beaucoup de
tableaux ciiii nom point été exposés, et des dessins, mais
peu nombreux, dont quelques-uns sont en la possession
de -,i Mayor, anglais, fuii des premiers colL-cleurs de
l'Europe, et de M Cléiiiem de Ris
0!:UVRE GRAVÉE DE CHARDIN.
1. — .< Périrait de Chaidin, les lunettes sur le iiez,
peint par lui-même en 1771 . » — Gravé par Gaspard Che-
villet.
Cars, (Laurent).
2. — « Le Serin. • — (En hauieur).
Cochin père, (Charles-Nicolas).
3. — " La Blanchisseuse. » — (En largeur^.
i. — « La Fontaine. «> — (En largeur).
5. — « La Récureubc. •' — (En hauteur).
6. — « Le Garçon cabaretier. «* — (En hauteur).
7. — « Jeune Fille avec des joujoux. •>— (En hauteur).
8. — « Jeune Fille tenant des cerises. > (Idem).
9. — « Deux Enfants jouant ensemble. •>
Charpentier.
10. — « La Mère trop rcigidc. «
— 20 i —
11. — • La Souricière. ■>
12. — « La Ménagère, n
13. — " L'Enfant gàtc. »
14. _ <■ La bonne Mère. »
Plusieurs de ces gravures nous paraissent évidemment
avoir été faites d'après d'assez mauvaises imilaiions du
genre de Chardin.
Dagoii, (Jean-Fabien-Gaulhier).
15. — " Le Dessinateur. » — Manière de lavis. —
(En hauteur).
Dupin.
16. — « La Ménagère. »
17. — '< Le Pardon. »
Même pièce que celle gravée par Charpentier, sous ic
litre de la Mère régide.
Faber, (le jeune).
18. — « Le Dessinateur. ■> — Gravé à la manière
noire.
Fessard, (Etienne).
19. — « Damedécachetantuneletire.»— (En largeur).
— 205 —
50. - <■ L'InslaiU de la Médiiaiion »
21. — " La Caqueleusc »
Fillœul, (P.).
22. — a Les Osseleis. « — (En hauteur).
23. — « Les Bulles de savon. • — (En hauteur).
24. — <• Le Faiseur de châteaux de cartes. » — (Eu
largeur).
25. — « Dame prenant du thé. » — (En largeur).
Flipart fils, (Jean-Jacques).
26. — « Le Garçon qui dessine. • —(En hauteur).
"21. — • La Tricoteuse, » — (En hauteur).
^2B. -- « L'Oiivricre en lapisserie. "
Houston, (Richard).
29. — « L'Instant de la Méditation, » — Manière
noire ; même pièce que celle de Fessard, avec change-
ment au fond.
Lebas, (Jacques-Philippe).
'30. — " Le Néglige, ou la Toilette du matin. • —(En
hauteur).
— 2<i6 —
31. — w L'Elude du dessin. » — (En largeur'.
32. — « La bonne Education. » (Idem).
33. — « L'Econome. » — t^En hauteur).
Legrand, (Auguste).
34; — • Portrait d André Levret, chirurgien. w-In-S°
Lemodno.
35. — a La Gouvernante. »
Lépicié, (Bernard).
36. — « Le Bénédicité. » — (En hauteur).
37. — « La Mère laborieuse. • — (De même).
38. — « La Gouvernante. » — (De même).
39. — « La Ralisseuse. » — (De même).
40. — « La Souricière. »
41. — « La Pourvoyeuse. »> — (En hauteur),
42 — « Le Château de cartes. « — (En largeur).
Autre composition que celle gravée par Fillœul.
43. — « Le Souffleur. » — (En hauteur).
44. — « Le Tolon. » — (En largeur).
45. — « La Maîtresse d'école. • — (En largeur).
— -201 —
M"'^ Lôpicic.
46. — « Le Béiiédicilé. » — (En Iiauleur).
47. — ■ La Mère laborieuse. » — (De même).
Maginol, (E. Cécile).
48. — « Les Principes des Arts. » — Jeune Garçon
qui dessine.
49. — « L'Amusemenl. •
Marcenay, (Deghu} Anioine).
50. — « Le Château de cartes. » — Très-petite es-
tampe. — (En largeur).
Miger, (Simon Charles).
51. _ « Portrait d'Antoine-Louis, chirurgien. »
In-S".
Simon, (J.\
.52. — « Le Négligé. •> — 'En hauteur).
53. — » La Mère laborieuse. » (Idem).
54. — <- La Gouvernante. » (Idem).
— 20S —
Siinigue père, (Louis).
55. _ . L'Économe. » — (En largeur).
56. — • L'insiant de la Méditaiion. » — (Eu largeur).
Surugue fils, (Pierre-Louis).
57. — • Le Singe peintre. ■•— (^En hauteur).
58. — « Le Singe antiquaiie. » (Idem).
59. — « L'Aveugle. » (Idem).
Surugue père ou fils.
60. — « Le Jeu de l'oie. » — (En largeur).
61 . — « Les Tours de cartes. »
62. — « Les Amusements de la vie privée. • — (En
hauteur).
63. — « L'Inclination suivant l'âge. » — (En hauteur).
Pièces anonymes.
64. — n Le Faiseur de châteaux de caries. »
65. — <■ La Ménagère. »
— :>u9 —
Addiliod.
66. — « Portrait de Chardin. » — Dessiné par Cochin
fils en 1755, gravé par Cars.— Médaillon in -8". — Le
dessin, au crayon rouge, appartient à M. Clément de Ris.
67. — m Portrait de M"« Chardin (Françoise-Marie
Pougei). » — Même dessinateur et même graveur.
HUBERT ROBERT.
A ADOLl'HK l.KLEUX, PKINTRE.
A ADOLPHK LELEUX,
QUI m'a fait dox d'un tableau représentant
UN PATRE RRETON.
Ami, toi que mon cœur en tous lieux accompagne,
Je te vois, dans les champs de l'antique Bretagne,
Déposant le bâton, appui du pèlerin,
Chercher mille sujets d'une agreste peinture,
Et t'armant du crayon, surprendre la nature.
Assis à l'angle d'un chemin.
Tour à tour les^étangs, les landes, les bruyères,
Ce ciel mélancolique, et ces pauvres chaumières
Où résident la foi, l'innocence et ht paix,
Sont fixés par tes soins sur le papier mobile,
Et vivants souvenirs dus à la main habile
Des rois vont orner les palais.
La Bretagne, pays si digne de mc'moire !
Terre à jamais sacrée, et chère à noire histoire,
Où naquit Duguesclin, où de Chateaubriand
Le berceau balancé par les vcnis d'Armorique,
Vit éclore en René ce livre poétique.
De notre siècle le plus grand :
— '214 —
La Breiagne à les yeux doit avoir bien des charmes ! .
Ces chàleaux où jadis veillaient les hommes d'armes.
Ces vieux clochers moussus où s'abat l'alcyon,
Celle mer orageuse, et qui par inlervalles,
Des celtiques rochers vient inonder les dalles,
Sont faits pour l'inspiration !
Que ton Paire me plaît !.. il respire la vie !..
Son costume grossier, sa lèie rembrunie,
Ses pieds nus accusant une agile vigueur ;
Ses doigis nerveux iressant une paille légère
Devant voiler le front d'une jeune bergère.
C'est la vériiô dans sa fleur !
Auprès de lui le chien, compagnon de ses veilles,
Regarde ses moulons, et dresse les oreilles
Au moindre bruit laissant soupçonner le danger :
Fidèle serviteur que le pain noir conienie,
Il n'est point couriisan, aussi dans la lourmente
On ne le verra pas changer !
Le dessin, la couleur, les ombres, la lumière,
Ce type original qu'avant tout je préfère,
Dans ce joli tableau brillent à l'unisson ;
Je voudrais, cher Leleux, posséder la palcile.
Ou celle lyre d'or qui fail le vrai poète.
Pour le remercier de ce don.
HIBERT ROBERT.
Tandis que vous parcourez l'Afrique avec mon fils
Edmond, demandant tous deux à ce ciel brûlant, aux
hommes et aux femmes dont il bistre le teint, de nou-
velles inspirations, je remue chaque jour les milliers de
feuilles détachées remplissant mes cartons, et j'évoque
le souvenir des artistes peintres, dessinateurs, musiciens
dont les talents ont honoré la France. Il en est un, qui
n'est point à la mode en ce moment ; à mes yeux cepen-
dant il a bien son mérite. Il ne faisait pas son siège dans
son cabinet, comme le bon abbé de Vertot; ainsi que
vous, il voulait voir, examiner scrupuleusement les lieux,
les hommes et se rendre compte des obstacles, des diffi-
cultés, avant de commencer l'atlaque. Cet artiste, c'était
Hub.rt Robert. Je vais aujourd'hui vous parler de lui, en
mettant en ordre, et en vous communiquant les curieux
renseignements que, depuis trente ans, j'ai receuillis sur
sa vie et ses ouvrages.
Hubert Robert est né à Paris en 1733, c'est à-dire à
une époque oîi notre école française voguait en pleine
fantaisie, sacrifiait beaucoup au caprice, et reflétait un
peu trop le fard, les mouches, les pompons, les rubans et
les dentelles régnant alors souverainement dans la haute
société. Qu'elle était charmante, éblouissante cette école,
dans laquelle les Boucher, les Natier, les Raoux, les Fra-
is
-216
gonard tenaient le sceptre ! Au point de vue de la désin-
volture du xviii« siècle, est-il possible d'être plus spiri-
tuel, plus coquet, plus harmonieux que ces peintres l'ont
été dans une foule de leurs productions? Mais la nature,
ce sentiment grave et mélancolique que vous aimez com-
me moi, tout cela est absent de leurs tableaux, de leurs
dessins. A force de talent, d'originalité, de magie, de
coideur, souvent Waileau, leur maître à tous, nous fait
rêver ; tandis qu'eux n'attirent sur nos lèvres que le sou-
rire. Leurs paysages surtout, j'en excepte quelques toiles
de Fragonard, sont des féeries d'opéra, entrevues dans
un boudoir, à travers le prisme brillant du regard des
jolies femmes. N'est-ce pas déjà chose tout à-fait éton-
nante et remarquable dans le talent de Robert, qu'il ait,
ainsi que je l'établirai bientôt, fait divorce total, avec la
manière de ses contemporains, en abordant de front la
réalité, dont jamais il ne s'est écarté, pendant le cours de
la longue carrière qu'il a parcourue ?. .
Sa famille,! honnête et distinguée, était sincèrement
religieuse, et le destinait à l'état ecclésiastique. Dans les
bonnes maisons de la bourgeoisie, il y avait honneur
alors à compter un fils portant le petit collet, Taumusse
du chanoine, ou administrant une paroisse. C'est dans
cette intention qu'on fit faire à Robert ses études au col-
lège de Navarre. Il y obtint des succès, et remporta
même des prix aux différents concours, parce que son
intelligence vive et juste le rendait propre à tous les tra-
vaux de la pensée : mais sa véritable vocation l'entraînait
impérieusement vers les beaux arts. Je vais en citer un
exemple : tout le papier qu'il pouvait se procurer lui ser-
vait à tracer des dessins que se disputaient ses camarades-
— -217 —
Un jour, ruii de ces dessins, fait sur le revers d'un devoir
grec tomba entre les mains de son professeur, l'abbé
Lebatleux, connaisseur et homme de goiit : « Robert,
» lui dit-il, lu seras peintre! » ot celte prédiction s'ac-
complit^ malgré les succès distingués obtenus par Robert
dans ses études classiques, et malgré le vœu de sa fa-
mille.
A peine sorti du collège, il se rendit à Rome. Sa
vingtième année venait de s'accomplir, et la vue des
chefs-d'œuvre de l'antiquité, des tableaux de l'école de
Raphaël, le remplit d'admiration. Plusieurs français, gens
d'esprit et de talent, habitaient à cette époque, la ville
des Césars, entre autres l'abbé de Saint-Non, pour lequel
il fit un grand dessin, ayant servi depuis à l'illustration
du voyage pittoresque de Net pies et de Sicile. Pendant un
séjour de douze années, Robert parcourut la campagne
romaine, alla s'asseoir sur tous les débris de ce grand
empire déchu, et dessina, peignit sous tous les aspects
les monuments couvrant son sol. Il connut alors Grélry,
envoyé comme élève-compositeur au collège situé in
piazza monte doro , par le prince-évèque de Liège.
Dans sa vieillesse, ce charmant musicien, que je visitais
souvent, Roulevard des Italiens, n° 7, et à son ermitage
dEmile Montmorency, se plaisait à me raconter les ex-
cursions qu'il avait faites avec le jeune peintre, à me
vanter l'originalité de son esprit, sa joyeuse humeur et
l'obligeance de son caractère. Robert s'était déjii fait une
réputation auprès de quelques riches amateurs italiens,
et en pariiculier de deux princes de l'église; il gagnait
de l'argent, et se montrait toujours prêt à ouvrir sa
bourse à un camarade, à un ami dans l'embarras. Son
goût pour la musique était très- prononcé. Il passait des
- 218 —
heures entières à entendre Giétry préluder sur une mau-
vaise épinelte à ces chants si vrais, si louchanls qui
depuis ont fait l'admiration et les délices de toute l'Euiope.
On ne saurait nier l'affinité existant entre la musique et
la pointure : ce sont deux arts se tenant par la main et
unissant, dans un chaste embiassenK-nt, leurs palmes
fraternelles. Paul Véronèse jouait de la basse, Salvator
Rosa du Luth ; Vernet le père jugeait admirablement les
partitions de ses contemporains. De notie temps David
ne quittait pas le théâtre et le foyer des boufTes, où j'ai
fait sa connaissance en l8H, et où il analisait avec un
tact, une délicatesse extrêmes, sans savoir une note, et
en employant des termes puisés dans la langue de la
peinture, les beaux opéras de Mozart, de Paësiello, de
Cimai'osa. Pierre Guérin jouait du violon ; Panseron
avait commencé par brosser des toiles ; Norblin, le vio-
loncelliste faisait de jolies eaux fortes, et possédait un
cabinet de tableaux très-remarquables. M. Ingres n'éiait-
il pas l'ami intime, l'admirateur de Chérubini, et M. Eu-
gène Delacroix ne quitte-t-il pas souvent ses pinceaux
pour assister à des réunions musicales, où il se montre
excellent connaisseur?. . Enfin, combien de fois, vous et
votre frère Armand, mon cher Leleux, lorsque le soir je
suis à mon piano, ne m'avez-vous point fait entendre deux
très-belles voix, dirigées par le goût, la première de
toutes les sciences, dans ces chœurs de l'Armide de
Gluck, et de l'Ossian de Lesueur, que nous aimons tant
à répéter?.. — Vous me pardonnerez celle digression,
car elle ne me semble pas étrangère au sujet que je traite.
Je reviens à Robert pour ne plus le quitter.
Le désir de revoir sa famille le ramena à Paris en 1767.
Alors on le pressa de se faire i ecevoir, comme agrégé, à
— 219 —
l'Académie de peiniure. Il céda aux sollicitations de ses
amis, et fil un tableau que sa modestie crut fort peu digne
de lui valoir les honneurs du fauteuil. Les académiciens
appelés à juger cette œuvre ne partagèrent pas son avis,
et la trouvèrent si remarquable que, par une exception
jusqu'alors sans exemple, ils reçurent Robert avec la
qualité de membre titulaire.
A dater de ce moment sa position fut fixée. Sa réputa-
tion s'accrut chaque jour dans un genre où il n'avait eu
pour prédécesseur que Jean-Paul Panini, et les comman-
des lui arrivèrent de tous cotés. Disons cependant qu'il
n'a jamais égalé le peintre de l'intérieur de Saint-Pieire
de Rome (1).
En 1782, l'impératrice Catherine, véritable mécène
des hommes de lettres, des artistes français, constamment
sollicités par elle d'aller se fixer dans ses Etats, conçut
le projet d'attirer à Saint-Pétersbourg Robert, dont elle
aimait beaucoup les ouvrages. On lui offrit, au nom de
cette souveraine., un traitement considérable, avec le titre
de premier peintre de sa cour, et les nombreux avan-
tages qui y étaient attachés. L'amour de la patrie, le
sentiment, inné chez lui, de l'indépendance, le portèrent
à refuser cette honorable et brillante position. Il préféra
le ciel de son pays, cette existence d'artiste libre de toute
entrave, accidentée, ces travaux de tous les instants, suffi-
sant à ses besoins, aux chaînes dorées de la Sémiramis du
(<) Ce beau tableau, ayant appartenu à Hubert Robert, a été
acheté 5,000 francs, en l'année 18Ô3, par l'adminislrntion de notre
nausée
— 220 —
k
Nord. Le§ célèbre d'Alembert, en pareille circonstance,
avait agi de même quelques années auparavant.
Nommé garde des tableaux du roi, dessinateur des
jardins de la couronne, il exécuta un grand nombre de
compositions, dans le style du décor, pour les palais, les
hôtels et les châteaux de Paris et de ses environs. On en
retrouve de temps en temps, lors des ventes publiques
d'objets d'art. A celle de la collection de M. de Cipierre,
qui eut lieu en mars ISio, j'en ai vu quatre fort distin-
gués , parmi lesquelles on remarquait la Cascade de
Saint-Cloud et le Moulin de Charenton. Deux grandes
toiles de Robert, dont l'une représente le parc de Ver-
sailles^ au moment où Louis XVI regarde des ouvriers
occupés à travailler, ornaient encore sous le règne de
Louis-Philippe la salle d'attente conduisant au cabinet
d'hiver du ministre de la justice, place Vendôme.
Au milieu de cette vie consacrée à l'exercice de son
art, Robert n'oubliait pas sa chère ville de Rome. Ne lui
devait-il pas, en effet, une foule d'heureuses inspirations?
ses ruines poétiques ne l'avaient-elles point conduit à
adopter le genre qui lui a valu le plus de succès ?.. Aussi
tous les deux ans retournait-il la visiter.
La manière dont il entreprenait ce voyage transalpin a
quelque chose de vraiment original. Sa famille, ses amis
ignoraient jusqu'au dernier moment le jour fixé pour le
départ. Il les réunissait autour de la table d'un joyeux
déjeûner, puis se mettait en roule, non point assis dans
une bonne voiture, mais à pied, le bâton du pèlerin à la
main, le parapluie sous le bras, et portant sur le dos un
havresac contenant un peu de linge, et tout ce qui lui
221
éiaii nécessaire pour dessiner. En quittant son atelier, sa
bourse était légèrement garnie. Jusqu'à Rome, il avait
ses étapes où il se reposait, lerminanl des croquis re-
ceuillis sur son chemin, et cédés à de riches amateurs
qui se les disputaient. Ainsi, battant monnaie en plein
air, suffisant à ses dépenses de route, il arrivait, sans nul
embarras financier, dans la capitale du monde chrétien.
Est-ce que cette façon de voyager n'est pas la meilleure,
la plus pittoresque, la plus fructueuse pour l'observateur
et pour Tariiste ? Cent fois, moi-même, j'ai éprouvé com-
bien on profile dans ces excursions pédestres ; combien
la pensée, l'imagination acquièrent de développement, de
vivacité par l'exercice du corps. Mille trésors cachés
dans les champs, dans les bois, dans renceinle des plus
obscures bourgades, mille accidents de la nature viennent
se dévoiler à la vue du voyageur. Aussi suis-je complète-
ment de l'avis de Montaigne, lorsque dans ses immortels
essais il dit : « Le voyager me semble chose profitable.
» L'âme y a une continuelle exerciiaiion à remarquer des
» choses inconnues et nouvelles (1). »
En 1791, l'impératrice de Russie renouvella ses offres
près de Robert : il refusa, pour la seconde fois, de les
accepter. Cependant la révolution arrivait à grands pas
vers une époque que nous voudrions pouvoir effacer de
los annales. Notre peintre venait de perdre toutes ses
places; son talent seul lui restait pour exister, cl la fièvre
)olitique envahissant tous les esprits était loin d'être fa-
vorable à la culture de l'art, et à la vente de ses produc-
tions. Robert, en homme sage, crut se dérober aux coups
(i) Essah, livre ' ch.npiiro P
- 222 -
de la tempête, en ne sortant presque plus de son atelier^
et en ne prenant aucune part aux affaires du momeni.
Cette prudente neutralité ne lui fit point éviter la pros-
cription. N'avait-il pas travaillé pour les rois, les prin-
ces, les grands seigneurs? n'avait-il pas orné, embelli
leurs habitations? C'en était assez pour qu'il devint sus-
pect, coupable même, aux yeux de certains de ces farou-
ches républicains, démolisseurs des églises et des palais,
voulant alors qu'on brulàt l'œuvre capitale de Rubens, la
galerie du Luxembourg, parce qu'elle représentait les
principaux événements de la vie d'un monarque dont le
pauvre a gardé la mémoire.
Robert fut donc arrêté, sous le régime de la terreur, et
d'abord incarcéré pendant dix mois à Sainte-Pélagie.
Heureusement la force, la gaieté de son caractère ne
l'abandonnèrent pas sous des verroux qui, en général, ne
s'ouvraient que pour les prisonniers conduits au tribunal
révolutionnaire, et de là à l'écbafaud. L'aimable et bon
Roucher, l'auteur du poème des mois, partageait sa cap-
tivité. La veille de son supplice Robert fil son portrait,
et l'infortuné poète l'envoya à sa femme, à sa fille, avec
ces vers touchants :
« Ne vous étonnez pas, objets si chers, si doux,
» De cet air de tristesse empreint sur mon visage :
» Alors que l'amitié retraçait cette image
» L'échafaud m'attendait, et je pensais à vous!... »
De Sainte-Pélagie on transféra Robert à Saint-Lazare,
pendant une nuit froide et pluvieuse, à la lueur des tor-
ches, dans une voiture découverte, suivie d'autres voitures
renfermant ses compagnons de captivité. Au milieu des
— 2-23 —
cris de mort, des vociférations d'une popuhice en délire,
il ne songeaii qu'à son art, et dessina avec une effrayante
vérité celle scène de cannibales, dont il fil un fort beau
tableau.
Que d'heures d'angoisses et de mélancolie il eut pas-
sées dans sa prison, si son amour pour la peinture, le
besoin continuel de créer, ne l'avaient distrait et consolé!
ne pouvant se procurer tout ce qu'il lui fallait pour pein-
dre, réduit à ne posséder 'que sa boîle de couleurs, il
employait les assieiies servies sur la table de la géole, et
quelques débris de vieilles cloisons à reproduire les sou-
veniis de son existence et de ses voyages. Une de ces
assiettes m'apparlieni : je la regarde comme doublement
précieuse, en ce qu'elle se rattache à la chronique du
temps, et offre une idée exacte du talent et du caractère
de l'artiste. Elle est en faïence grossière, taillé à pans
formant un octogone, et son bord encadre le sujet con-
tenu dans un fond très-concave. Ce sujet représente un
magnifique jardin de couvent à Rome. Au-dessus d'ar-
bres épais se dessinent la colonne trajane, et le dôme du
Panthéon. Des caisses de lauriers rose, des fleurs de
diverses espèces, ornent ce lieu enchanté, dans lequel
une jeune fille, en costume de novice, court pour saisir
un papier que lui a jelé un jeune homme, peut-être Ro-
bert lui-même, du haut de la colonne. Derrière celte
assiette on lit :
« Un baiser envoyé sur l'aile des vents à la plus belle ,
» à la plus volage des novices de Rome. Peint dans la
• maison d'arrêt de Saint-Lazare par le citoyen Robert,
y> et adressé à une de ses compagnes d'infortune, en
» 1794. "
224
La signature de l'anisie se trouve sur le côté gauche du
fond, et au bas, sur le bord, il a écrit la maxime latine
si connue, devenant un jeu-de-mots à cause de son nom :
« Experto crede Roberto. »
Des temps meilleurs arrivèrent enfin, et la liberté lui fut
rendue.
Son ardeur pour le travail, ce désir insatiable de voir,
d'observer pour mieux rendre la nature, le mirent sou-
vent dans des situations fort dangereuses. On connaît sa
visite dans les catacombes de Rome, où il pénétra seul
tenant le fil d'Ariane, et un bout de bougie à la main.
Tout-à-coup cette bougie s'éteint, le fil échappe à ses
doigts tremblants, et le voilà errant dans ce dédale sou
terrain, dont i! pense qu'il ne sortira pas vivant. Après
un intervalle de temps qu'il ne peut apprécier, mais qui
lui paraît avoir la durée d'un siècle, il retrouve le fil libé-
rateur... Avec quel transport de joie il le presse sur son
sein, le couvre de baisers !.. Enfin il revoit la lumière du
jour, et bénit le ciel |de sa délivrance!.. Delille a fait de
cet événement l'un des épisodes les plus intéressants de
son poème de l'imagination. C'est du style descriptif,
avec toute la pompe, toute la manière de la littérature
empire ; mais cela bien récité, ne manque ni de mouve-
ment, ni d'effet. Deux de mes amis, le comte de Casleja,
préfet sous la Restauration, et Lafon, sociétaire du Théâ-
tre-Français, obtenaient un immense succès dans les soi-
rées où ils déclamaient cet épisode. C'est au premier que
Delille avait dit, après l'avoir entendu : « Vous êtes la
» meilleure édition de mes ouvrages. » L'un des vers les
plus applaudis était celui-ci :
« Il ne voit que la nuit, n'entend que le silence ! »
— 225 —
J'avoue, en loute huniililé, que je n'ai jamais bien com-
pris ce vers-là.
Sous l'empire, Roberl fui nommé conservateur du mu-
sée Napoléon. Il continua, jusqu'au dernier de ses jours,
à peindre, à dessiner, et mourut presque subitement à
Paris, en avril 1808, âgé de 75 ans.
Son portrait, de la plus parfaite ressemblance, et qu'on
doit au talent de son amie M'"^ Lebrun, née Vigée, existe
dans l'une des salles de l'école française, au Louvre. Ses
traits n'étaient pas distingués, mais la sérénité d'âme, la
rondeur et la franchise en formaient le principal carac-
tère. Il y avait à la fois de la bonté, de l'énergie, de la
finesse dans l'expression de sa physionomie, et son œil
animé, spirituel, annonçait un esprit et une intelligence
remarquables. Sa taille au-dessus de la moyenne, quoi-
qu'un peu forte ne l'empêchait point d'être très-leste, et
très-adroit dans tous les exercices du corps. C'était un
grand joueur de ballon ; de vieux amateurs se rappèlent
encore l'avoir vu, dans un âge avancé, aux Champs-Ely-
sées, se livrer avec une ardeur juvénile à ce genre d'amu-
sement. Un jour, au moment où un ballon venait de cre-
ver sous sa main, Carie Vernet lui dit : « Mon cher Robert,
» voilà ce que c'est que la gloire !» — « Oui, lui répli-
» qua-t-il , mais lorsqu'elle n'est soutenue que par le
» vent. »
Ainsi que je l'ai déjà fait observer, il faut chercher son
principal talent dans la représentation des anciens monu-
ments, et des ruines. Moins brillant de couleur, moins
ferme, moins hardi de dessin que Panini, surtout dans les
figures, il savait pourtant donner à ses compositions imp
— 226 —
physionomie si neuve, si particulière, qu'elles plaisent et
ailaclieni, sansjamais tomber dans la monotonie. C'était
l'éceuil à éviter dans ce genre, où sans cesse on est obligé
de reproduire des murs délabrés et couAcrts de mousse,
des colonnes tronquées, brisées, des chapiteaux mutilés
où jonchant le sol, des statues en débris ou renversées.
Robert avait l'art d'animer ces restes mélancoliques des
palais et des temples du peuple-roi ; de leur prêter une
valeur morale, en évoquant dans la mémoire de ceux qui
les regardaient tous les souvenirs de la grandeur déchue,
de la puissance vaincue par les révolutions et le temps.
Son pinceau est facile, spirituel ; sa touche légère et
agréable. Dans ses sites, ses paysages, il y a de l'abon-
dance, de la finesse de détails, mais un ton souvent bla-
fard, et l'on regrette que le soleil n'ait pas assez illuminé
sa palette. Comme cela est arrivé à presque tous les
peintres de son école, l'encyclopédie avait un peu déteint
sur lui, et dans la plupart des groupes de figures ornant
ses tableaux, une recherche de pensée, une empreinte
de philosophie, nuisant à la franchise et à l'unité de l'effet,
se font trop remarquer. Plusieurs de ses productions sont
toutefois exemples de ces défauts : je citerai, entre autres,
la Porte de ville et la Statue en bronze, sous un portique,
que possède le musée du Louvre.
Le nombre des tableaux peints par Robert est considé-
rable. Parmi les plus estimés sont les deux que je viens
de citer, et le tombeau de Marius, les ruines du château
de Meudon, les Bains publics, les catacombes de Rome,
l'escalier du Bernin, au Vatican, Vincendie de l'Hôtel-
Dieu de Paris, la maison carrée de Nismes, le temple de
Venus, et le pont du Gard. Plusieurs hôtels à Paris, ainsi
que les châteaux royaux , principalement Saint-Cloud •
— 227 —
soDl ornés de ses œuvres. Il n'y a point de coUeciions
d'aniaieurs un peu importantes, où Ton ne rencontre de
ses toiles, et surtout de ses aquarelles, de ses dessins,
qu'il a multipliés à l'infini. Outre l'assiette dont j'ai parlé
plus haut, je possède de lui un petit paysage avec ruines
d'un temple provenant de la galerie du comte de Loug-
villers. Sain, le célèbi^e miniaturiste, partisan déclaré de
l'école française, au xviii^ siècle, que la mort vient de
frapper, avait réuni une grande quantité de ses œuvres.
Robert a gravé lui-même, sous le titre de Soirées, un
receuil de vues enrichies de monuments antiques, d'un
burin léger, spirituel, et d'un excellent effet. Peu d'élèves
sont sortis de son atelier. Demachy avait reçu ses con-
seils, dont il a peu profité : les tableaux laissés par lui
n'en offrent que trop la preuve. M. Vauzèle, que 31. de
Laborde chargea d'aller faire sur les lieux les dessins des
monuments illustrant son voyage d'Espagne, a rappelé le
talent de Robert qui fut son maître.
Voilà, mon cher Leleux, tout ce que j'ai pu receuillir
sur un peintre ayant eu de son temps, si rapproché du
notre, une grande réputation, et dont les œuvres de choix
sont encore en haute estime auprès des amateurs. Parmi
nos artistes nationaux, il est le seul qui ail véritablement
réussi dans le genre des ruines monumentales. Aujour-
d'hui ce genre est à peu près totalement abandonné. La
sculpture, l'architecture, la tragédie grecques, et romai-
nes, les fables riantes, ingénieuses du paganisme, sont
tombées en grand discrédit ; il semble que nous ayons
voulu prendre à la lettre ce vers si connu de Berchoux :
• Qui nous délivrera des Grecs et des Romains? •
— 228 —
La multitude sacrifie à la fantasia, à la mode dont le
despotisme étroit n'admet rien de sévère, de régulier,
même en fait de dessin. Raphaël est devenu embêtant, le
Poussin et le Guaspre sont aux antipodes de la vérité.
Les uns ne voyent que la couleur, et se pâment devant
une toile, ressemblant à une riche palette sur laquelle,
au milieu de toutes les nuances de l'arc-cn-ciel, il est
impossible de saisir une ligne, une forme arrêtée. D'au-
tres ne trouvent de perfection, de beauté que dans le
gothique. Il en est, enfin, s'imaginant avoir crée, inventé
le paysage vrai, oublieux qu'ds sont des chefs-d'œuvre de
Ruisdaël, d'Hobbéma, de Huismans, qui l'avaient crée,
inventé bien avant eux, et ne s'en vantaient pas.
En dépit de ce dévergondage, mon ami, l'essentiel pour
l'artiste digne de ce litre, c'est de ne pas se parquer dans
l'horizon borné des lions du jour; d'admirer le beau par-
tout où il se rencontre, de rendre justice à chacun, et de
marcher, avec courage, dans les sentiers de la vérité-
C'est ce que vous avez fait, ce que vous faites constam-
ment et ce dont je vous loue. Ne craignez pas de bien
dessiner, car cela ne nuit jamais, et quand il s'agira sur-
tout du dessin, répétez-vous sans cesse celte maxime,
avec variante du texte primitif, lequel m'a toujours paru
d'une étrangeté inouie : le laid ne sera jamais le beau (1).
La nature vous a crée coloriste : ne vous croyez pas
obligé, en abusant de ce don admirable, de forcer la
gamme de vos tons, de la diamanter à ce point que l'œil
(1) Voici C6 texte primitif, dans toute sa crudité
8 Le laid, c'est le beau! »
— 229 —
ébloui ne puisse supporter la vue de voire peinture
Vous êtes sérieux, original, puissant quelquefois : conti-
nuez à être tout cela, c'est le vœu le plus cher d'un ami
qui a encouragé vos débuts, applaudi à vos progrès, et
qui est heureux de vos succès.
LE CHAXT DE LÉONARD DE VINCî,
A MONA USA, COMTESSE DEL GIOCONDO.
u Oggi è sempre ! 1 )i
IG
LE CHANT DF/ LÉONARD DK VINCI,
A USA MONA*
Je l'aime, comme uii ange aime la mélodie j
Qui s'exhale si douce aux pieds de Télernel !
Comme la fleur, croissant dans la vcrie prairie,
Aime la goulle d'eau que lui verse le ciel !
Je l'aime, comme aux champs l'ami de la nature
Aime la violelie au parfum virginal,
Comme le voyageur aime la source pure,
Qui serpente ignorée, en son pays naial.
Je l'aime, comme l'astre et rêveur et magique
Dont les pâles reflets argenleni l'univers.
Et comme l'oraison sainte et mélancolique
Que la cloche du soir annonce dans les airs.
Lu I. ouvre possède le (lorlrait de JVIona Lisa connue sous le
nom de la Joconde. « Celle peinluro do Léonard esi, suivaiil l'o.-
V pression do Vasari, plulôl une «ruvre divine qu'humaiiie ! »
— 234 —
Je l'aime !.. tu le sais?., que servirait de feindre?..
Ton sourire divin a vaincu ma froideur,
Lisa : lorsque ma main s'efforce de le peindre
Il fuit!., mais son image est vivante en mon cœur!
Je l'aime, comme un être au-dessus du vulgaire,
Comme la destinée arbitre de mes jours !
Comme une tendre amie, une sœur, une mère...
Comme!,., mais ton regard interrompt ce discours.
J'ai fini, ne crains pas que d'un sombre nuage
Je voile encor pour toi les roses du plaisir ;
Garde ta douce paix, je garderai l'orage !
L'orage est fait pour moi qui ii'ui plus d'avenir...
ART MUSICAL.
DE L'ABAlNDOiM DES AiNCIEKS COMPOSITEURS.
< On crut lui plaire en immolant
» des grands hommes qu'il véné-
;) rait, et on le mit dans le cas de
» renier quelques-uns de ses apo-
9 logistes. »
Jal, article Rossini.
LA MUSIQUE EST- ELLE UN ART
OUI DOIVE ÊTRE SOUMIS A L'EiMPIRE DE LA MODE? *
I
La question se trouvant en tète de cet article esi d un
assez haut intérêt dans riiistoire de la musique, et je
m'éioune tous les jours du silence que de plus habiles
que moi gardent sur sa solution. En effet, depuis vingt
années, on parle avec tant d'engouement, d'exaltation de
certaines œuvres musicales nouvelles ; on repousse avec
tant de dégoût et de mépris des compositions jadis ad-
mirées, et qui sont encore les objets de l'estime, et du
culte fervent des vrais amateurs, qu'il me paraît à la fois
curieux et nécessaire de rechercher les causes de celte
contradiction.
D'abord que la musique soit un an, et même le plus
impressif de tous, ('csi ce qui ne peut faire l'ombre d'une
* Cet arlicle a été écril en lUTttt, et a paru Jans le Monde dra-
matique, journal alors fort curieux, donl la colleclion esl devenue
rare, el qui avait pour rédaclour en ciief M. Gérard de Nerval.
— 240 —
diflkulté. En pariaiii de ce poiiil il esi donc cerlaiu,
qu'à dater de l'époque où cet art a été coniplèiement
formé, où les dessins mélodiques exprimant les senll-
menis et les passions, les règles constituant une bonne
et pure harmonie, ont été trouvés, les œuvres des hom-
mes de génie, de science, d'inspiration, n'ont pu, sans
injustice, déchoir du mérite dont ils les avaient emprein-
tes. De là il résulte que ces œuvres sont aussi dignes d'ap-
plaudissements en 1835, qu'elles en étaient dignes autre-
fois. Ainsi, selon moi, Gluck et Piccinni, Salièri, Spon-
tiny et MéhuI, valent de nos jours ce qu'ils valaient
quand ils ont écrit les partitions dOrphée, de Bidon,
d'Iphigénie en Tauride, des Danaïdes, de la Vestale, et
de Joseph.
Cependant nous lisons dans les journaux, nous enten-
dons répéter constamment dans les cercles fashionables,
que ces auteurs ont vieilli, que la mode a changé ; et
pour se mettre d'accord avec ces arrêts de réprobation,
les directeurs des théâtres et des concerts les exilent de
la scène et des soirées musicales.
Je ne connais, je l'avoue, ni âge, ni modes qui puis-
sent altérer, détruire les œuvres du génie. En littérature
la Bible, Homère, Virgile, Shakespeare, Corneille, La-
fontaine et Molière; en sculpture le Laocoon, l'Apollon,
la Diane ; en architecture le Panthéon de Rome, les Pro-
pylées, la colonnade du Louvre ; en peinture les tableaux
de Raphaël , Léonard de Vinci , Lesueur et Poussin,
sont toujouis aussi jeunes de beauté, de vigueur et de
grâces que lorsqu'ils ont été créés 1 — Pourquoi en serait-
il autrement quand il s'agit de musique? pourquoi les
productions lyriques coulées en bronze, seraient elles
— 241 —
soumises à la mode? parahraieni-elles suivra les influen-
ces du (hermomèlre de celle capricieuse déesse; et cela,
de telle soile, qu'on dii géiiéialemenl aujourd'hui d'un
opéra de Gluck, de Spouliny, ce qu'on dil d'un liabil,
d'un chapeau, doni la coupe, la forme ont deux ans de
daie?.. Je vais en révéler les causes à mes lecteurs, et
je crois, qu'avec un peu de réflexion, ils seront de mon
avis.
Proclamons-le d'abord Iranchemeni : « Dans celle ma-
» nière de voir, il y a erreur lolale de la part de la géné-
» ralité, qui suii l'impulsion donnée par quelques intéres-
» ses, el par des gens qui ne connaissant, ni ne sentant
» la musique, décident de son sort sui* nos ihéàties, où
» ils ont la haute main, à peu près comme les aveugles
•> décideraient des couleurs ••
Je m'explique. A l'époque, et il y a de cela peu d'an-
nées, où les composiiions de Rossiui commencèrent à
passer les Alpes, ce que depuis on a bien voulu appeler
une rcvoluiion en musique, commença à fermenter dans
la tète de la multitude. « Il nous faut du nouveau, n'en
• fut-il plus au monde! •' Tel est, dans lous les temps,
le cri des êtres blasés, désœuvrés, et notre nation compte
malheureusement un grand nombre de ces êtres-là. Au'.ant
que personne, peut-être, j'admire Rossiui, et rends jus-
tice à sou génie flexible, à l'élasticité de son talent qui le
rend propre, et vingt fois il l'a prouvé, à employer toutes
les couleurs, à se seivir de toutes les formes, à être tour
à lour |)lein de vigueui', d'éclat et de charnie ! . Mais,
a-t-il (ail une révolution, en ce sens qu il aurait fondé un
système musical nouveau, el meilleur que celui (jui exis-
tait avant lui'.' Je ne le pense pas. Voyez la plupart de
— 242 —
ses panilions italiennes: l'or ei les pierreries y étincellent,
comme dans le palais d'Alcine. Ce en quoi elles diffèrent
de la musique de Gluck et de Mozaii, c'est que d'abord
ces richesses ne sont point souvent à leur place et qu'en
dépil de la situation et des paroles, les airs les morceaux
d'ensemble sont écrits sur un rhyihme, une mesure de
contredanse. Certes je m'humilie devant la puissance du
rhythme, el je conçois que lorsqu'il est vif, pressé, sautil-
lant, il entraîne les masses qui se mettent en mouvement,
sans plus y réfléchir. Ce n'est point toutefois dans l'abus
d'une telle ressource que je trouverai une heureuse inno-
vation. Je ne la reconnaîtrai pas davantage dans la géné-
ralité des mélodies de Rossini qui, si elles offrent des
dessins irès-agréables, des phrases d'une expression vrai-
ment sublime, ont souvent entre elles un grand air de
ressemblance, surtout dans les cavaiines, les caniilènes,
et sont ensuite défigurées par des roulades continuelles,
faisant rossignoler la voix sur les syllabes d'un mot de-
vant servir à exprimer une pensée grave, mélancolique
ou tragique. Des mélodies de Rossini passant à son or-
chestre, je remarque qu'il l'a rendu aussi fort, aussi
bruyant que possible. Je remarque encore que très-
souvent il le fait chanter, lorsqu'il devrait être le très-
humble serviteur du chant exécuté par les artistes qui
sont en scène. Il faut toutefois l'avouer, il a ajouté à
l'orchestre plusieurs instruments qui n'étaient pas en
usage au théâtre : mais a cet égard, il a, dans beaucoup
de circonstances, tellement forcé la mesure, que ses mor-
ceaux d'ensemble surtout réalisent souvent le mol de
Grétry, annonçant qu'après la prise de la Bastille, il nous
faudrait de la musique à coups de i-anon. Or, avec une
semblable exagération, le sens musical des auditeurs s'est
— -24;^ —
blasé, pour arriver ù ce point de déprav:ition où arrivent
les estomacs, habitués au poivre de Cayenne, et aux li-
queurs fortes. Comment voulez-vous t!ès lors que de
belles et pures mélodies, accompagnées avec cette so-
briété de richesses, si bien calculée par Gluck et Mozart,
puissent produire de l'effet ?.. Un débauché ne préférera-
l-il pas à une vierge de Raphaël ou du Corrége, une de
ces femmes débraillées, aux appas robustes et hauts en
couleur, dont Rubens et Jordaens trouvaient les modèles
dar)s les casino d'Anvers et d'Amsterdam ?..
Je nie donc que Rossini ait révolutionné l'art musical,
car après les deux grands hommes que je viens de citer,
une révolution dans cet art était impossible, la musique
ayant atteint son apogée sous leur inspiration vigoureuse,
passionnée, et leur savante instrumentation Ils avaient
conquis les colonnes d'Hercule, et Rossini, en voulant
les oulre-passer, s'est parfois livré à un dérèglement, qui
n'est pas plus de la saine musique, que les essais de cer-
tains auteurs sur le Théâtre-Français, et ceux de certains
peintres excentriques au salon, ne sont de la saine litlé
rature et de la saine peinture.
Rossini le sait mieux que personne, et doit souvent rire
de l'enthousiasme aveugle de ses panégyristes, qui, plus
que lui vénère Gluck et Mozait? Artiste de génie et d'es-
prit, s'il a fait de l'exagération, conduit ses personnages à
la mort sur un temps de valse, entonné un serment reli-
gieux sur un air de quadiiile, assourdi les oreilles, en
multipliant dans ses accompagnements les ophicléïdes,
les serpents, les tromboniu s. les petites flûtes, les tam-
bours, c'est qu'il a jugé que cela réussirait et lui ferait
gagner de l'argent. Après trente années de guerre, après
— 244 —
des changements politiques ayant ébranlé toutes les ima-
ginations, il a pensé qu'il fallait iransporlor la tempête
dans le temple de Polymnic. Son historien Beyle, connu
sous le pseudonyme de Siendhall, ne l'a-t-il pas décoré du
titre de Napoléon de la musique ; et cette spirituelle plai-
santerie n'a-t-elle pas été prise au sérieux par la foule des
badauds? Ce qui prouve que Rossini n'a point cru lui-
même à la prétendue révolution musicale dont on l'a
gratifié, c'est que, pour son plaisir, et celui des véritables
adeptes, il a été vrai, pur, dramatique quand il l'a voulu,
et s'est montré le digue rival de Gluck et de Mozart.
Ecoutez son Guillaume-Tell, et en particulier le duo du
premier acte, le Seiment des trois Suisses, le chant ad-
mirable sur ces paroles :
« Sois immobile, et vers la terre
» Incline un genou suppliant! »
Voilà de la musique qui diffère autant de beaucoup de
ses compositions publiées en Italie, que la lumière de
l'aurore diffère de celle d'un incendie.
Sous ce premier rapport, il faut le dire, le mauvais
goût seul a fait disparaître de la scène, et reléguer dans
les cartons poudreux de nos théâtres lyriques, les œuvres
des anciens. Ensuite l'intérêt et l'intrigue ont poussé à la
roue, afin de lancer dans la carrière iiàole du moment,
et les moutons de Panuige, toujours en majorité dans
cette bonne capitale du loyaume de France, se sont pré-
cipités sur ses traces, en chantant de toute la force de
leurs poumons le glorUi in excelsisf
Je vais le prouver.
945 -
II.
Il existe un homme connaissanl à merveille l'histoire
de la musique, et ayant assez de science théorique pour
analyser parfaitement une partition. A ces qualités cet
homme réunit de l'esprit un peu systématique, paradoxal,
de la verve, et cette chaleur de style qui fait rarement
faute à un enfant du Midi. Je ne nommerais pas M. Casiil-
Blaze, que tous les amateurs de la polémique musicale le
reconnaîtraient au portrait que je viens d'en tracer. Cer-
tainement il est un des critiques les plus habiles, et les
plus amusants que nous ayons eu en ce genre. Si son in-
térêt ne l'avait pas porté à embrasser, à soutenir quand
même la musique de Rossini, pcisonne plus que lui n'était
capable de guider le goût du public, et de faiie rendre
aux anciens la justice qu'ils méritent. Mais il vil, dans
l'adoption exclusive des paiiilions et de la piétendue
école du nouveau maestro, sur notre scène, une mine
large et féconde à exploiter. Dès lors tous ses efforts
tendirent à détrôner l'ancienne musique. Il traduisit, ou
plutôt il parodia les œuvres du maestro, encore inconnues
en France, et afin de les vendre, de les faire exécuter,
une guerre d'extermination fut déclarée par lui aux com-
positeurs qui, jusqu'alors avaient charmé notre nation, et
l'Europe. Dans des brochures piquantes, dans les feuille-
ions du Journal des Débuts Gréiry devint un homme
ayant créé quelques belles mélodies, étouffées par son
ignorance, et le peu de développement qu'il leur avait
— 24G —
donné D'Alayrac, l'auleur de Camille, du Château de
Monténéro^ de Gulistan, ne fut plus qu'un faiseur d'opé-
rettes. Quant à Gluck et 31ozart, il ne les traita pas avec
ce ton cavalier ; adroitement même il leur distribua de
magnifiques éloges ; mais cependant il fit entendre que
beaucoup de ressources leur avaient manqué, et qu'ils
n'avaient pas abordé le final comme le cygne de Pezzaro
Qu'arriva-l-il à la suite de ces manifestes^ foi mules cha-
que jour d'une manière tantôt grave, tantôt plaisante? ce
qui, en pareille circonstance arrivt toujours en France.
La majorité qui aime le sophisme, l'étrangeté, et les opi-
nions toutes faites, chanta chorus avec M. Castil Blaze.
On ne jura bientôt plus que par Rossini, on ne voulut plus
que du Rossini. Nos jeunes conservatoiriens l'imitèrent,
et presque tous reproduisirent ses défauts, sans y allier
aucune des beautés qui le distinguent. Il en fut de cette
imitation comme de celle de Chateaubriand et de M.Victor
Hugo. Boyeldieu, Aubcr, et Hérold seuls, parce que leur
natuie musicale était assez vigoureuse pour résister à
celte pitoyable singerie, surnagèrent dans la foule des
noyés. Faire régner Rossini despotiquement, devint une
affaire de parti : la bonne compagnie ne vit plus de salut
pour l'art en France que dans le triomphe de ce maestro !
Or, cette bonne compagnie, est la plupart du temps d'une
suprême ignorance dans les questions de ce genre. Elle
se passionne tour à tour pour les chiiioisei'ies,%s magots
de rinde, les bergères à la Boucher, les singes de De
camp, et les ours de Barye (i). Elle juge un tableau
(1) Je suis loin de penser que Decamp el Barye ne soient pas des
artistes de beaucoup de talent ; je ne blâme ici qui' la manie des
belles dames el des beaux naessieurs qui eussent sacrilié aux singes
et aux ours tous les chefs-d'œuvre de la peinture et de la sculpture.
— 247 -
une œuvre musicale, avec la profondeur qu'elle met à
juger un homme d'éiai Sur l'éiiquelie du sac Gluck,
Piccinni, Grétry reçurent donc les épilhèles de perruques,
rococos, fossiles, et ce qu'il y avait de curieux dans ces
baroques anaihènies des dilettanti, c'est que beaucoup
de ceux qui se les permettaient, ne connaissaient point
les ouvrages de ces compositeurs.
Je me rappelle à cet égard une anecdote qui amusa
Boyeldieu, lorsque je la lui racontai. J'assistais à une
représentation du ballet de Mars et Vénus, musique de
SchneilzoéCfer. Deux merveilleux, aux ganls jaunes, se
trouvaient placés à mes côtés. C'était avec les plus belles
dents du monde qu'ils déchiraient l'ancienne musique :
l'on pense bien que Gréiry n'éiait pas épargné. Je leur
adressai quelques mois annonçant que j'étais loin de par
lager leur opinion Ai riva l'instant où l'orchestre exécuta
deux airs parfaitement adaptés à la situation, et puisés
dans la fausse magie. — « Comment trouvez-vous ces
• mélodies, leur dis-je? — C'est charmani, délicieux, me
» répondirent-ils! Votre Grétry a-i-il jamais rien fait
u qui approche de cela? » J'avoue que le fou rire s'em-
para de moi ! — <• Messieurs, leur repliquai-je, dans le
» jugement que vous venez de porter, il n'y a qu'un léger
» inconvénient, c'est que les airs que vous venez d'enten-
• dre sont de Grétry. » Cet exemple, entre mille, résume
une partie des causes du discrédit dans lequel l'ancienne
musique est tombée.
Aux efforts intéressés de M. Casiil-Blaze qui, après
avoir tiré des partitions de Rossini tout le suc métallique
qu'il pouvait en tirer, s'est mis de bonne foi à le critiquer,
n
-=- 248 —
ii faut ajoiiler l'influence puissanle alors du grand seigneur
dirigeant le déparlemeni des beaiix-aris.
Ceriaiuenient M Sosdiènes de la Rochefoncault est un
brave et digne geniilliomme. On l'a ridiculisé, et l'idée
qu'il a eue, dans l'intérêt des mœurs, de faire allonger les
jupes des danseuses, prêtait assez à l'atticisnie des mo-
dernes athéniens Cependant M. de la Rochefoncault est
plutôt un homme d'esprit qu'un sot. Or, cet homme d'es-
prit, non-seulement n'avait pas le sens commun en mu-
sique, mais encore il administrait de manière à blesser
les intérêts des arts et des artistes nationaux.
Sous son administration une conspiration flagrante
éclata contre le grand-opéia fiançais, et les chefs du
complot usèrent de tous les moyens pour parvenir à leur
but, en italianisant et musique et poèmes à l'Académie
royale. Au lieu des drames de Quinauli, Marmoniel, Guil-
lard et leurs successeurs, on implanta sur la scène les
parodies des libretti transalpins, canevas indigestes, sans
mouvement, sans intérêt ; véritables programmes à ai'ta,
reproduisant jusqu'à satiété les mois : il mio ben, idol
mio, cara, caro, anima mia, adio etc., le tout pour la
plus grande variété de la pensée. M. de Jony qui avait fait
ses preuves en écrivant la vestale et Fernand Corlez, dut
céder le pas au génie syllabique de M. Balocchi. Le plus
grand nombre des compositeurs, en y comprenant Pic-
cinni, Salieri, Sacchini et Spontiny, a toujours pensé que
de tous les genres de littérature, le poème d'un opéra ita-
lien est le plus médiocre. Ces illusnes maîtres n'ont cru
faire de véritables drames lyriques qu'en travaillant sur
des poèmes fiançais. Je trouve curieux de rappeler, à
cette occasion, l'opinion émise par le plus dramatique des
— 5 j() —
musiciens, dans la dédicace de son alcesle : — « Les abus;
» que la vanité 7nal entendue des chanteurs, et l'excessive
» complaisance des compositeui's, ont introduit dans lo-
• péra italien, ont fait du pAispompeuœ et du plus beau
» spectacle^ le plus ennuyeux et le plus ridicule. «—Voila
l'arrêt prononcé par Gluck : mais qu'importait cet arrêt
à M. de la Rocbefoticaull !.. entouré de conseillers flagor-
neurs et maladroits, fasciné par le Brio de Rossini, par
son talent qui donne l'ivresse du vin de Champagne, il
se laissa entraîner dans un cercle de perdition et de ruine
pour notre premier théâtre lyrique. Pris toul-à-coup
d'une belle passion pour le genre italien, pour les artistes
italiens, il voulut faire de notre Académie royale de mu-
sique une succursale de la Scala et de San Carlo. Ou-
vrages, chanteurs, exécnlanis, il n'y avait de bon pour
M. le vicomte que ce qui arrivait d'Italie, que ce qui éiaii
calqué sur les patrons italiens. A dater de ce moment
les compositions sublimes de Gluck disparurent presque
totalement du répertoire. C'est 1 époque de l'apparition
sur un Ihéàlre où il faut à la fois bien jouer, et bien
chanter de M™« Mori, et de M"'= D.inoreau Cinil qui, avec
un organe flexible, séduisant, n"a jamais eu une parcelle
des autres qualités nécessaires à l'exécution du drame
lyrique. Charmant rossignol, gazouillant avec une cer-
taine grâce, et ce qu'on est convenu d'appeler méthode,
luttant de pair avec la flûte de Tulou, mais coupant les
mots en deux, en trois, et n'en faisant presque jamais
parvenir une seule syllabe à l'oreille de ses auditeurs
Jolie femme, tragique comme la phylis de l'insipide pas
torale du père Lebrun, expressive comme une automate
de Vaucansou !.. Combien de recrues de ce genre, enré-
gimentées sous la bannière du généial Sosthènes, et du
— 250 —
fournisseur P.ossini, ne pourrais-je pas citer!.. Nos maî-
tres du chanl et de la scène furent remplacés par les
Bordogni, les Banderall ; Kreutzer, l'auteur de Paul et
Virginie, de la mort d'Ahsl dut résigner son bâton de
commandement aux mains de M. Valentino. Cependani , au
milieu de toutes ces belles réformes, le grand maestro,
profitant des folies de ses admirateurs, touchait du gou-
vernement quatre mille francs par mois, et s'écriait, avec
ce ion plaisant qui ne l'abandonne jamais ; gran trionfo
délia musica II
Les choses allèrent ainsi jusqu'à la nomination de
M. Véron, à la direction de l'Opéra. Alors le coup de
grâce fut porté à cet établissement national, et de long-
temps il ne s'en relèvera.
III
M. Véron est un homme spirituel, ne manquant point
de finesse, ayant de la probité, mais dont toutes les fa-
cultés sont dirigées vers les spéculations pouvant lui faire
acquérir en peu de temps une large fortune. On assure
qu'il a commencé cette fortune, en inventant, et en re-
commandant avec beaucoup d'adresse, la pâte dite de
Regnaud. Élève de l'école de médecin, reçu docteur à la
acuité de Paris, et ne voyant point arriver la clientelle
au gré de ses désirs, il trouva dans la composition d'un
béchique qui en vaut bien un autre, une première source
- 251 —
d'aisance si de succès. Aussi Daman, le prince de la
sculpture grotesque, dans la statuette-caricature en pied
qu'il a exécutée de M. Véron, le représenie-l-il avec
quelques-uns des attributs d'un médecin de place, la
trompette y comprise. Déposant ensuite la lancette et le
vulnéraire, M. Véron devint le fondateur de la Revue de
Paris, journal d'abord rédigé avec soin, et qui eut beau-
coup de vogue. Puis cette vogne venant à pâlir, il céda
la propriété delallevue, se dirigea vers l'Académie royale
de musique, qui lui pamt pouvoir être administrée fort
avantageusement, et en devint le chef suprême.
II était facile de concevoir qu'avec lui l'art tomberait
dans l'industrialisme, et que tout serait sacrifié à la re-
cette. En cela il est bien l'homme de son siècle : posili
comme une table de numération, apte à saisir l'occasion -
aux cheveux, il n'a point amassé quelques centaines de
mille francs, en s'occupant du noble soin de relever les
autels des dieux abandonnés Laissant de côté les beaux
ouvrages de l'ancien répeitoire, il fil tout pour piquer h
curiosité, caresser la manie du moment, pour le quadrille
et la galope, et pour en'sivrer l'amour-propre des hautes
dames et des hauts seigneurs de la banque.
C'est alors que nous avons vu l'Académie royale de mu-
sique devenir une académie de danse. Les ballets de la
Tentation, avec des chœurs, conception bâtarde s'il en
fut jamais, de la Sylphide, devant principalement son
succès à l'aérienne Taglioni, de l'insipide Brézilia, de la
soporifique Tempête, usurpèrent la scène. Dans Gustave'
partition qui eut annoncé la décadence du talent fécond»
et brillant d'Auber, si depuis il ne s'était relevé avec
Lestocq et le Cheval de bronze, tous les honneurs furent
— 253 —
pour le galop. Ce qu'on est convenu d'appeler mainlenant
la bonne sociëié, quelques-unes des puissances irès-
bourgeoises du jour, oblinronl l'insigne faveur d'être
ajjmises à figurer au bal masqué, irisle souvenir des sa-
turnales de la légence... Esl-ce qu'il n'y avait pas la pour
les initiés au règne de l'entrechat, de quoi perdre la tète,
et pour le directeur tout ce qui devait conduire les flots
du pactole dans sa caisse?
Ce n'est pas tout, car M V'éron n'était pas homme à
s'arrêter en si beau chemin. Il organisa des fêtes, véri-
tables salmigondis, où le Fandango, le Boléro furent dan
ses par des espagnols, afin d'offrir sans doute à nos
chorégraphes français des modèles de décence. Dans ces
fêles on présentait de beaux et suaves bouquets aux
dames, de la part du galant directeur; des loteries étaient
tirées sur l'emplacement du temple de Vesta et du Palais
du Roi des Rois, tranformés en bazars.
Ce n'est pas tout encore !.. pour effacer jusqu'à la trace
du souvenir des créateurs du drame lyrique, M. Véron
fil enlever du foyer de l'Opéra, et meltre en magasin leurs
buslcs ; belle et noble décoration qui s'était successive-
ment accrue depuis le siècle de Louis XIV, et que notre
première république même avait respectée ! Musée na-
tional reproduisant les traits des plus grands composi-
teurs, cl devant exciter l'émulation de leurs descendants!
Lulli, Philidor, Gluck, Piccinni, Sacchini, fruits du ci-
seau des Cafiieri, des Pigal, des Hondon, descendirent
forcément de leurs piédestaux, afin de céder la place à
des vases de fleurs. Cette profanation parut si étrange à
un artiste provincial s il en fut jamais, qu'il me demanda
un soir, si le directeur de l'Opéra était un ancien jardi-
— 253 —
nier. — « Je l'ignore, lui répondis-je, mais cei lainemeni
» dans le cas où ce directeur aurait ainsi commencé, ce
» jarditiier-là ne serait pas le jwtre. »
Après de tels actes, qu'on s'étonne de l'état actuel de la
musique en France, du mauvais goût surgissant de toutes
parts, et de l'oubli dans lequel les chefs-d'œuvre S-Ut
tombés !.. Ah 1 j'en veux bien moins à M. Véron, qui a
fait avec adresse, avec esprit son métier de spéculateur,
qu'à une haute administration, assez peu soucieuse de
notre gloire nationale, de l'influence qu'elle exerce sur les
habitudes et les mœurs, pour permettre qu'on les dé-
grade, qu'on les étoufle à ce point! La manie de la mu-
sique dansante a gagné du ci devant Grand-Opéra, dans
toutes les réunions de la capitale. Le fils d'un maréchal
de France, du brave des braves, compose des galops, an
nonces sur le programme. Quand le très-libéral empe-
reur Don Pédio, fit exécutci- à l'Opéra-Italien un morceau
de sa façon, du moins eleva-l-il ses prétentions jusqu'à la
majestueuse ouverture. On donne des concerts au Tivoli
d'hiver, à l'hôtel Lafitie , aux Champs-Elysées : vous
croyez y entendre des ouvrages classiques tels que ceux
d'Haydn, Belhoven, Ghérabini, Gluck, Lesueur?.. Dé-
irompez-vous!.. Walses, quadrilles, galops de toutes les
couleurs, avec l'accompagnemenr chéri dn cornel-à-pis-
ton, voilà la pâture que vous livrent jusqu'à satiété,
M. Masson de Puit-Neuf et ses émules. Enfin, M. Musart
aspire à détrôner Mozart, et nos instrumentistes des ihcâ
1res et du conservatoire, proslilueni leurs talents en ac-
ceptant les rôles de ménétriers, parce qu'il n'y a que ce
moyen de gagner de l'argent.
Il faut être juste : d n^s^ le cours de sa direction M. Vé-
— 254 —
roii a donné un grand, cl bel ouvrage, Robert le Diable^
et il a repris rimnioriel Don Juan de Mozart. Quant à
Robert, il paraît que ce n'est qu'avec peine qu'il a consenti
à le nionler ; on dil qu il ne comptait nullement sur le
succès. On assure de plus quii a fallu, pour que celte
magnifique parlilion obtînt tout l'efTel désirable, que
Meyeibeer achelàt un orgue à ses frais (1) Dcn Juan a
élé mis en ^cène avec de beaux décors, de brillants cos-
tumes, soil : mais son unilé, sa grandiose simplicilé ont
disparu sous la serpe insirumeui de dommage, et soua le
remplissage des arrangeurs. On a fait un enlr'acle de l'air
divin d'Octavio. Eut-on jamais ensuite une idée plus ba-
roque que celle du cimetière placé à la fin de ce drame,
avec un de profuncUs de la messe des moits ? Est-ce que
Mozart ne savait pas mieux calculer que M. Véron et ses
arrangeurs, les dimensions que, pour l'effet, son œuvre
devaii avoir? Autant vaudrait ajoutera la plièdre de Ra-
cine, un sixième acte, en style d'enterrement, pour les
funérailles d'Hypoliie. Par une bouffonne compensation,
combien de fois M. Véron n'a-t-il pas organisé des repré-
sentations avec les fragments de grands ouvrages ! Un
acte d'Orphée, ou de la Vestale, ou bien encore de Guil-
laume Tell, servait de supplément à un ballet. Ce genre
de mutilation, qu'il faut laisser aux pauvres directeurs de
province, revient à ce que serait une exhibition de sculp-
ture, dans laquelle on offrirait aux amateurs la vue d.'une
jambe du gladiateur combattant, de la gorge de la venus
de Médicis, et du nez et de la barbe de l'hercule Farnése.
(1) Dans ses mémoires, M. Véron a affirmé que ce fait éiail erro-
né. Tant mieux, cl je m'empresse de consigner ici sa dénésalion,
car, d'une pari la vérilé l'exige, et d'autre pcrl je n'ai nul moiif pour
prêter à M. Véron, que je crois homme d'tionneur. un lorl qu'il ne»
point eu.
— 555 —
De telles arlequinades ne pouvaient avoir de durée II
y a dans les gouvernemcnis. comme dans les lelires et les
arts des époques de iransilion, funestes aux principes et
au goûl, mais la raison et le beau finissent toujours par
reconquérir leurs droits (1).
Au moment où j'écris cet article, on assure que M Vé-
ron vient de quitter la direction de l'Opéra, remise aux
mains de M. Duponchel. Ce dernier est artiste ; il a des
antécédents avantageux, quant à la mise en scène : pour-
tant le mal a fait tant de progrès que je tremble pour
lui ; car de quel courage ne faudra-t-il pas qu'il s'arme,
pour ramener à la fois et le théâtre et le public aux vé-
ritables traditions, en nous restituant, dans leur intégrité,
et avec tout le soin qu'ils exigent, les chefs-d'œuvi e dé-
laissés ou mutilés par ses prédécesseurs 1
Cela n'est cependant pas impossible, et la seule idée de
remporter une si grande victoire, doit doubler les forces
de M. Duponchel.
Deux sujets précieux sont là : Adolphe Nourrit, et
(I) Le gouvernemenl vient de reprendre la direition suprême de
notre Académie Impériale de musique. J'applaudis de toutes mes
forces à cet acte d'excelleiile administration! Seulement j'avoue que
je m'éloune de la manière dont est composé le comité, el surtout de
la persislance que l'on met à engager des artistes italiens ne sachan'
qu'imparfaitement notre langue, et n'ayant point de talent dramatique,
pour chanter les airs el les récitatifs des drames lyriques français. La
reprise de la Vestale, el la façon dont M""-" Cruvelli a gargouilladé le
rôle de Julia^ a dû cependant ouvrir les yeux à loul le monde sur ce
roinl très-imporianl, quant à l'avenir el aux succès de notre première
«cène lyrique.
Septembre 18o4].
— 256 —
M"» Falcon. 11 me semble ensuite que Dahadie ei sa fem-
me peuvent encore rendre de notables services. Voilà de
dignes représentants de la tragédie lyrique, et avec eux
Gluck, Piccinni, Salieii, Sponiiny, ne perdioni aucun
fleuron de leurs couronnes d'immortelles !
Une réaction d'ailleurs assez remarquable s'empare des
imaginations, et des esprits. On remet Jlolière et Regnard
au Théâtre-Français, et un public nombreux les couvre
d'applaudissements,
M^^" Georges joue Mirope à la porte St-Martin, et cha-
que fois qu'elle est annoncée la salle est comble. Enfin,
Zémire et Azor de ce pauvre petit Grétry, vient d'attirer
la foule à l'Opéra-Comique, et à l'Académie royale de
musique, dit la France littéraire, dans son numéro de
juin dernier, elle s'est portée deux fois de suite à la re-
prise de Don Juan. Le règne des niaiseries horribles,
délayées en six ou huit tableaux, dans un langage anti-
français, la puissance de la sempiternelle roulade, et du
quadrille, commencent donc à baisser... Dieu veuille que
ce retour vers le bien soit durable 1 La cour d'assises,
nos cœurs, nos intelligences et nos oreilles en éprouve-
ront un notable soulagement.
Avouons-le toutefois : il n'y a point de cahos, si désor-
donné et si obscur qu'il soit, d'où il ne s'échappe quelques
jumineux éclairs. Ainsi, les tentatives des romantiques,
ont produit quelques hardiesses de style, quelques for-
mes rapides, originales, dont les hommes de talent de-
vront profiter. Le danger à fuir, c'est de se laisser traîner
à la remorque de génies spéciaux, tels que Shakespeare,
Schiller, Byron, et Rossini.
— 257 —
En poliiique, comme dans la liliérature et les ans, ce
qui éliûle, ce qui ëiouffe les cspiiis en France, c est l'imi-
laiion servile de léuanger. Au moyen-âge, nous possé-
dions des institutions, une architeclure, une poésie, une
musique nationales. Que tout cela ail subi des améliora-
lions avec le itmps, et les progi'ès, je le conçois et j'y
applaudis : mais il lallait conserver le type, le cachet pri-
mitifs. Il en a été tout autrement, et des lors nous avons
dit adieu à la naïveté, à l'originalité, La renaissance est
venue, et nous nous sommes faits italiens ; plus lard nous
avons été romains du temps de leur république ; italiens
encore, puis américains, allemands, et surtout anglais,
en ce qui tenait aux formes gouvernementales, et à la vie
d'intérieur. Quelle gloire, quel bien en est-il résulté pour
notre chère patrie ? L'expérience est là pour répondre à
cette question dans un sens qui est loin d'être favorable
au troupeau des imitateurs. Rendons justice aux peuples
qui nous entourent, mais en tout et avant tout soyons
français,
J'ai exposé, aussi succinctement que possible, les cau-
ses du délaissement de l'ancienne musique, la nécessité
de les détruire, en établissant que l'art à partir de Gluck
et de Mozart avait atteint sa peifeciion, et qu'il n'y avait
qu'à suivre les voies ouvertes par ces grands hommes.
Ce que j'ai dit trouvera, sans doute, de nombreux contra-
dicteurs; mais ces contradicteurs, j'en ai l'intime convie-
lion, on les chercherait vainement dans les rangs des
artistes et des amateurs instruits, désintéressés, el amis
de noire gloire nationale.
Le remède au mal, que j'ai (ranchement attaqué, est
dans l'abaudon du système qui l'a i)i'oduil.
— 258 —
Courage donc, M. Diiponchel 1 relevez les slaïues de*
dieux abandonnés, entourez-vous des hommes d'inspira^
lion et de bonne foi Voyez enfin dans la mission que vous
avez à remplir autre chose que l'argent , et gardez-vous
surtout de l'influence de coterie des dilettanti.
Il vous appartient de rendre à l'Académie royale de
musique cet éclat, cette grandeur, qui en ont fait pendant
longtemps un objet d'admiration et d'envie pour toute
l'Europe.
ÉLOGE HISTORIQUE
DE
P-A. DE MOI\SIGI\Y.
t Ami de la nalure et de la vérité,
, Par les chants de son âme électrisaul la noire.
» Il n'est plus l'amphion que la postérité
, Nommera du bon goût le modèle et l'apùire ! »
De la Chabeaissiêre, hommage à Mon:^igny.
ÉLOGE HISTORIQUh
DE MO.\SlGI\l\.
S'il esl beau troblenir dos succès dans un an qui fait
les délice^ des hommes de goût cl des âmes sensibles,
ces succès oui bien plus de prix encore, lorsque celui
qui les a mérilés peui èlre regardé comme ayanl contri-
bué puissamment à produire une révoluiion dans cet
même art par rapport au pays où il la exercé. C'est en
ce sens que Monsigny se présente comme doublement
célèbre, et que la nation française, ordinairement juste
et reconnaissante envers ceux dont les talents l'honorent
et contribuent à ses plaisirs, le comptera toujours avec
orgueuil parmi ses compositeurs les plus distingués (1).
Pierre-Alexandre de Monsigny naquit, en 1729, à Fau.
quemberg, en Artois. Ses ancêtres étaient originaires de
la Sardaigne, qu'ils avaient quittée pour venir s'établir
(1) Celle notice a été publiée on 1821 . Elle élail offerle à la société
pcadémiquo des enfunts d'Apollon, qui m'adinil alors au nombre de
ses membres. Je la réimprime sans d'aulres changemcnls que l'addi ■
tion d'une anecdolc se rallachant à l'opéra de Félix, ou l'Enfant
trouvé.
— 263 —
en l'an 1500 dans les Pays-Bas, où, pendant longtemps,
ils avaient joni d'une fortune considérable. Son père,
Nicolas de Monsigny, était né en 1697, à Desvres, petite
ville du Boulonnais, et à l'époque où Alexandre vit le
jour, la fortune de sa famille était presque entièrement
perdue. C'est peut-être à la situation précaire dans la-
quelle il se trouva, qu'il dut cet amour pour le travail qui
contribua à développer son génie.
Dès son enfance, ses parents avaient remarqué en lui
le germe d'une inlelligence peu ordinaire. Afin de la cuit
tiver ils résolurent de tout sacrifier, et pensèrent avec
raison, que le don le plus précieux à lui faire était celui
d'une bonne éducation. Son père, étant venu prendre un
emploi à Saint Omer, le plaça au collège des Jésuites, où
il fit d'excellentes études. C'est une erreur, depuis long-
temps mal à propos accréditée, que de croire l'enseigne-
ment des collèges nuisible à celui que la nature a crée
pour les arts, en ce qu'il le renferme dans un cercle d'oc-
cupaiions uniformes et banales. Toutes les muses sont
sœurs; les sciences et les arts se liennent par la main,
se pi'êtent de mutuels secours. L'homme naissant peintre
ou musicien, loin de perdre son temps en étudiant les
langues, la poésie, l'histoire, et les mathématiques,
amasse des trésors pour l'avenir ; et développant chaque
jour son esprit, enrichissant sa mémoire, parvient à sai-
sir avec bien plus de facilité l'objet qui lui est propre,
lorsque cet objet lui est oflèri. Porté vers la musique par
un attrait invincible, le jeune Monsigny la cultivait dans
tous les instants que lui laissaient des éludes plus sé-
rieuses. Possesseur, dès l'âge de six ans, d'un violon,
instrument sur lequel il a depuis excellé, et dont il s'est
toujours servi pour composer ; recevant des leçons du
— 5G3 —
carillonncur rie l'abbaye de Sainl-Beriiii, homme beau-
coup trop habile pour une semblable profession, il pré-^
Itidait, dans son coUége, à ees beaux chants qui ont éié
applaudis par icule l'Europe. Les compagnons de ses
travaux admiraient ce nouvel orphée à son aurore, et
souvent on les voyait quitter leurs jen\ favoris pour jouir
du plaisir de l'entendre.
Il perdit son père peu de temps après avoir lermiué
son éducation, et celle perte si funeste pour un jeune
homme ne connaissant pas le monde, et ayant besoin
d'un guide, à la fois indulgent et sévère, pour l'éclairer
sur les premiers dangers qu'offre la société, fut ressenlie
amèrement par Monsigny. De nouveaux devoirs se pré-
sentèrent à son âme bien née, et lui imposèrent l'obli-
galion de remplacer celui qui lui avait donné le jour,
aupiès d'une mère, d'une sœur, et de jeunes frères dont
il devenait l'unique appui. Ce fut pour remplir ces de-
voirs qu'il se décida à embrasser une carrière qui put le
mener à la fortune, el qu'en 1749 il vint s'établir à Paris,
avec l'intention de se placer dans la finance. Celte pro-
fession s'éloignait sans doute beaucoup de ses goûts et de
son caractère, car s'il est une vérité reconnue^ c'est qu'en
général l'homme né pour les beaux-arls est le moins cal-
culateur de tous les hommes. Mais la ûnance jetait alors
un grand éclat; elle offrait des succès prompis, et Mon-
signy, en sacrifiant ses inclinations à sa famil.e, s'acquit
de nouveaux droits à l'estime des honnêtes gens. Il ob-
tint successivement, dans celte partie, plusieurs emplois
lucratifs et honorables. Son amabilité, ses lalenls le fiient
accueillir avec bienveillance dans les .lociélés les plus
brillantes de la capitale, et il eut bieniùi de nombreux et
ib
— 2Gi —
puissanls amis qui raidèrenl à placer ses frères, el à pro-
curer à sa mère et à sa sœur une douce existence.
Au milieu des travaux qu'exigeait son état, Monsigny
se sentait entraîné plus impérieusement que jamais vers
la musique. Si des mœurs simples, une active sensibilité;
si l'amour du beau dans toutes les choses de la vie sont
les dispositions décelant le véritable artiste qui, plus que
le chantre de Félix, avait reçu de la nature ces disposi-
tions précieuses ? Aussi , n'élait-il pas possible qu'il
échappât à sa vocaiion, et ne fut-il pas tranquille, jusqu'à
ce qu'il eut acquis les règles d'un art dont son âme brû-
lante recelait tout le génie! Peu de temps après son arri-
vée à Paris, il avait choisi pour maître de composition
Gianotli, contre bassiste de l'opéra, qui n'a d'autre titre
à la célébrité que d'avoir donné des leçons à un homme
dont les ouvrages ne périront pas.
A celte époque notre musique dramatique sortait de
l'enfance. LuUi qui, le premier, avait adapté avec succès
l'art musical à des poèmes réguliers, qui sont encore les
chefs-d'œuvre de la scène lyrique, avait sans doute beau-
coup de talent pour le temps où il vivait : mais sa musique
n'était en général, qu'une espèce de déclamation notée ;
ses airs se traînaient sur la trace de l'ancien chant fran-
çais, véritable psalmodie, sans rondeur et sans grâces,
ne pouvant plaire que par le pouvoir de l'habitude, et
parce qu'on n'avait, jusqu'alors, entendu rien de mieux.
Ce qu'on ne saurait cependant nier, c'est qu'il a fait de
beaux récitatifs, quel:iues cantilènes irès-agréables, et
rendu de grands services, en fait de composition, d'exé-
cution, el même de mise en scène ; c'est qu'enfin il a
— 2C5 -
ouvert le champ que plusieurs arlisles célèbres ont ex-
ploité depuis avec tant de bonheur. Rameau^ qui lui suc-
céda, profita de ses travaux, et sut donner à son harmonie
plus de science, de richesse et de force. Son chant ne
fut cependant pas meilleur, et quoiqu'il connut la mu-
sique des Vinci, des Léo, des Pergolèse, on ne retrouve
dans la plupart de ses airs aucune des formes italiennes.
C'est toujours fancienne mélodie française, dépourvue,
excepté toutefois dans quelques-uns de ses chœurs, de
celte vérité de Siie, de ce charme que le compositeur
doit constamment prendre pour guides.
Monsigny sut apprécier l'état où se trouvait l'art mu-
sical sur nos théâtres, malgré les efforts qu'avaient faits
Philidor et Diini pour avancer ses progrès. L'opéra-
comique naissait alors , et commençait à emprunter à
i'opéra-iialien , que les Bouffes avaient fait connaître à
Paris, en 1751, cette mélodie vraie el pure avec laquelle
les Jomelli, et les Pergolèse ont si bien peint les passions.
Monsigny sentit, en écoutant les ouvrages de ces grands
maîtres, que c'était là le style qu'on devait transporter
sur notre scène lyrique : « Je veux, disait-il à ses amis,
» essayer un autre genre de musique que celui qu'on
)i nous a donné jusqu'à présent. ■> Et cette résolution
secondée par le plus heureux instinct et par le goût que
la nature lui avaient départis, fut couronnée d'un plein
succès. Plus que personne il conliibua donc à hàlcr la
révolution qui devait s'opérer dans notre musique di-a-
matique, et son talent original enrichit dès ce moment
notre théâtre de plusieurs chefs-d'œuvre de grâce et de
sentiment.
— Î<JG —
Il composa son premier opéra-comique en secrec, cl
ce ne fui que lorsqu'il l'eui achevé qu'il le communiqua à
quelques amis, el à son maître Gianotti. Gel essai de sa
lyre éiail les A ceux indiscrets. On le pressa de donner
cet ouvrage à la scène, el, caché sous le voile de l'ano-
nyme, il obiinl en 17oS, sur le théàlre de la Foire, un
triomphe d'autant plus flatteur, qu'il venait de faire faire
un pas immense à la musique fiançaise. Le Maître en
droit, et le Cadi dupé suivirent de près les Aveux in-
discrets, et ne furent pas moins bien reçus du public,
enchanté d'avoir à applaudir des chants aussi suaves
qu'expressifs.
Ces compositions étaient loin cependant d'avoir l'en-
semble el le mérite de celles que Monsigny fit depuis.
Quelque talent qu'ail un musicien il faut qu'il sjil aidé,
inspiré par l'auteur du drame; il faut surtout qu'il y ail
entre eux cet accord d'âme, celte harmonie d'intelligence
devant donner à leur ouvrage l'unité d'intention, vérita-
ble type de la perfection dans les arts.
Paris alors possédait un hon)me que la nature avait
créé pour faire des drames lyriques, comme elle avait
créé Monsigny pour faire des chants vrais el mélodieux :
cet homme était Sedaine. Sans études classiques, sans
talent pour écrire, mais né observateur, enthousiaste du
beau, et ayant quelque chose de ce génie prime-saulier
qu'on admire dans le grand Shakespeare, personne n'a
su chez nous à un plus haut degré que lui, tracer des si-
luations intéressantes, convenant parfaitement à la mu-
sique ; employer un dialogue franc et toujours en har-
monie, avec le caractère et le rang de ses personnages;
amener des péripéties émouvantes, présenter des images,
— -lai —
s'cmparaiii lIu speciateur à sou insu, el produire enfin
des eflels qui seul, le résuUat, non des combinaisons de
l'espril, mais d'une connaissance du cœur humain, fruil
de la plus précieuse organisaiion.
Sedaine entendit la musique de Monsigny en assistant
■A une représenialion du Cadi dupé, el lorsque le duo :
est-il îin destin plus dovx! lui terminé, il s'écria, avec
une espèce de ravissemeni : « Voilà mon homme! « El
bientôt il se lia avec lui de la plus tendre amitié. Ils
tirent ensemble, el en peu d'années : On ne s'avise jamais
de tout, le Roi et le Fermier., Rose et Colas, et Aline,
reine de Golconde. La vérité d'expression, el une mélodie
charmanle distinguent chacun de ces ouvrages.
En efi'et, quel chant est plus pur, plus suave que celui
de la lomance : Jusques dans la moindre chose'!.. Quel
morceau d'opéra-comique a un caractère plus éminem-
ment dramatique, offre des accents plus naturels que le
trio delà même pièce : Laissez-nous donc en liberté'!.. Dans
Rose et Colas, dont le poème est considéré, avec raison,
comme le modèle des comédies villageoises, il y a un tel
accord entre le dialogue, l'aciion et la musique, qu'on
serait tentii de croire qu'un seul auleur y a travaillé. Le
Roi et le Fermier ju'ésenie entin une réunion d'airs qu'on
ne se lasse jamais d'entendre, el qui ne vieilliront jamais.
Ce dei-nier ouvrage avait ('lé totalement oublié dans les
premières années de la révolution, à cette époque où,
comme l'a dit spirituellement Grétry : on ne voulait que
de la musique à coups de canon. Les comédiens l'oni
repris depuis, et il a atlii'é autant de monde, proiinii un
aussi grand eiïel que lorscpi'il lut mis an théâtre en 176:2,
— 268 —
Caillot n'éiait plus là pour louer Richard, mais un acleur
jeune encore, Ellevion, réunissant des qualilés que peut-
être on ne retrouvera jamais dans le même homme, ob-
tint dans ce rôle un succès prodigieux ! On n'oubliera
point la manière dont il chantait cet air délicieux ;
« D'elle-même, el sans effort,
« Elle va chez ce milortl... d
Quand ce charmant acleur, dont la voix si pure, si
bien timbrée, allait à l'âme, disait -.
« Dieu, se peut-il que je l'aime,
,; Se peut-il que je l'aime encor 1 ! »
il n'y avait presque personne dans la salle qui ne répan-
dit des larmes, el n'offiil à Muiisigny, et à son digne in-
terprête le tribut d'éloges le plus doux, qu'ils pussent
ambitionner.
Jusqu'alors Monsigny avait gardé l'anonyme. Cepen-
dant son nom, qu'on italianisail en l'appelant Moncini,
était à peu près connu du public, et des succès nombreux
ayant éveillé la curiosité, trahireni le secret de sa mo-
destie : l'on sut enfin qu'il était fiançais. A chaque pre-
mière représentation de ses opéras les spectateurs le
nommaient avec acclamations ! Dès qu'il s'apperçul que
sa musique était goùiee, il désira s'affranchir d'occupa-
lions ne lui permellant pas de se livrer, autant qu'il l'eut
désiré, à l'art qu'il idolâtrait, et voulut répondre par des
ouvrages plus marquants encore, à la bienveillance qu'on
lui témoignait
11 quitta donc eu 17GS la place (pi'il occupait dans le
bureau des comptes du clergé de Fiance, et aclicia !a
— 269 —
charge de maître cl'liùltl de M. le due d'Orléans. Ce
prince aimait les arts, et protégeait ceux qui les culti-
vaient. Jlonsiguy, qu'il avait su distinguer, gagna sa
confiance, et iro uva le moyen, dans des fonctions lui
laissant le plus honorable loisir, de rendre d'importants
services, en obtenant beaucoup de grâces pour les autres,
61 en n'en demandant jamais pour lui. Celte époque fut
la plus heureuse, la plus brillante de son existence. Dé-
gagé de toute inquiétude, vivant au sein d'une société
choisie, qui lui témoignait la plus douce affection, en
rendant hommage à ses talents, son imagination prit tout
son essor et enfanta ceux de ses ouvrages qui ont été les
objets constants de la faveur publique. Ce fut en effet
dans l'espace de huit années qu'il enrichit notre second
ihéàti-e lyrique des partitions du Déseiieur, de la belle
Arsène, et de Félix.
Il est de ces choses qui ne sauraient être trop louées,
et pour l'éloge desquelles on ne ti'ouve poiiit d'expres-
sions assez fortes dans les langues connues. C'est en ren
dant compte des merveilles des ails qu'on é[)rûuve, sur-
loul en cheichanl à les décriie, ce sentiment d'insunî-
sance qui avertit l'homme de la différence essentielle
existant entre les élans de l'àme, et les facultés de l'esprit.
Qu'on lise en effet ce que les auleuis les plus célèbres ont
écrit de plus beau, de plus éloquent sur les chefs-d'œuvre
de la peinture, de la sculpture, el de la musique... Com-
bien cela est fioid auprès de l'impression profonde el
brûlante que leur vue ou leur exécution font lessenlir !
Aussi, l'italien qui, en regardant un tableau de Raphaël,
de Léonard de Vinci, une statue de (^anova, ou en enien-
daui les airs de Pergolise et de Cimarosu, s'écri<;, en po-
sant la main sur son cœur : 0 dio 1! .. F.n dit-il beaucouj)
— 270 —
plus, par celte exclamaiion involonlaire, que lui arrache
l'admiralion, qu'un écrivain qui, dans des phrases correc-
lemeul (racées, analyse le plaisir que ces chefs-d'œuvre
lui oni causé.
Nous n'entreprendrons donc point de louer pariiculiè-
renient les beautés renfermées dans les trois ouvrages de
Monsigny que nous venons de citer. Quel est celui de
nos lecteurs ue les ayant pas, remarquées? Quel est
l'homme assez dépourvu de sensibilité pour n'avoir point
été vivement ému en entendant la musique mélodieuse,
naïve, passionnée dn Déserteur et de Félixl.. Ce dernier
opéra est regardé comme le chef-d'œuvre de son auteur.
Jamais la vertu n'a rencontré dans les arts un interprète
plus touchant, plus sublime que celui dont le génie a
produit cet admirable trio :
« Nous travaillerons,
» Nous vous nourrirons... »
Oui, ce sont bien là les accents de la tendresse fdiale,
de l'amour paternel, et de l'honneur!.. Dans tous les
âges, ce bel hymne sera consacré à célébrer les affec-
tions les plus nobles de la natuie 1
Ce trio nous rappelé une anecdote que Monsigny, alors
âgé de près de quatre-vingt ans, racontait encore avec
une chaleur entraînante. Cette anecdote, intéressante par
elle-même, offre une nouvelle preuve de rinfluence que
les lieux, exercent sur les souvenirs, en les réveillant
dans noire âme par un mouvement, une force instanta-
nés, aussi extraordinaires qu'ils sont inconle.siables 1
— 271 —
« J'avais achevé, disait rillustre vieillard, la pariiiioii
de Félix, et j'en étais satisfait. Seulement le iiio me pa-
raissait faible d'expression, tandis que j'eusse voulu qu'il
devint le morceau capital de cet ouvrage. Cent fois j'avais
essayé de le changer, sans pouvoir arriver à ce que je
désirais. Une circonstance toute pariiculière me servit
à souhait, en faisant naître l'inspiration qui, jusqu'alors,
m'avait toujours fui. Attaché à la maison de M. le duc
d'Orléans, je m'étais mêlé à une chasse organisée dans
la forêt de Neuilly. Après avoir battu les sentiers et les
taillis pendant un assez long temjjs, la faiigue, la chaleur
me firent retournci* sur mes pas, et chercher le repos.
Un petit salon du château fut le lieu qui me servit d'asile,
et je me jeltai sur un sopha, placé près d'une fenéire don-
nant sur les jardins. La pureté du ciel, le parfum si
suave des jasmins grimpant le long des murs, me plon-
gèrent dans une vague et douce extase. Bientôt revenant
à la vie réelle, mes yeux se fixèrent avec délices sur un
charmant tableau de Grcuze, représentant la Bénédiction
du père de famille. En le contemplant ma téie sexalle,
les paroles de mon trio se présentent à ma mémoire, et
le frisson de rinspiraiion se fait sentir, à travers les lar-
mes mouillant mes paupières. Je saisis un violon. Au
milieu des accords que j'en fais jaillir ma voix s'élève, et
je trouve la mélodie, que j'avais si longlemj)s poursuivie,
sans pouvoir l'atteindre ! Jugez quels furent mou bonheui-
et ma joie! A l'instant où j'allais quitter ce salon pour
écrire celle mélodie, on m'annonça qu'une voilure se
rendait à Paiis. J'y étais ailtndu, afin de faire répéter
mon opéra. Je me mets en route, et j'arrive, à l'heure
convenue, au ihéàtie des Italiens. Bientôt j'annonce à
mes acleurs ma découverte, et m'enq)are d'un violon pour
— 272 —
la leui- communiquer. 0 surprise ! 6 désespoir ! L'inslru-
menl resle muet sous mes doigts tremblants ; la nuit la
plus profonde me dérobe ma nouvelle composition : elle
m'a entièrement échappé! Il rallul redire l'ancien trio, et
je sortis du théâtre maudissant le sort, et en proie au
plus profond chagi'in. Un mois s'écoula dans le découra-
gement. Je fuyais le monde, et l'état de ma santé inquié-
tait mes amis, sans qu'ils devinassent la cause de la
mélancolie qui me minail. Une seconde chasse fut déci-
dée; le lieu choisi fut le même que pour la première, el
l'on m'y entraîna. Après avoir parcouru leniement les
jardins, j entrai machinalement dans le petit salon dont
je vous ai déjà parlé. A peine y élais-je assis, qu'une
révolution subite se fit en moi, et me plongea dans le
ravissement ! Mon regard s'était fixé sur le tableau de
Greuze, je reconnaissais les objets qui m'avaient inspiré,
et mon trio perdu se retraçait à ma mémoire, dans toutes
ses parties, avec une lucidité, une vivacité merveilleuses!
Redoutant cette fois qu'un instant de retard fit évanouir
le retour, aussi heureux qu'inespéré, d'une mélodie dont
la perle m'avait causé tant de chagrin, je m'empressai
de l'écrire. Depuis ce moment je n'ai cessé d'iadmirer et
d'aimer la toute puissante influence des lieux el des ob-
jets extérieurs sur les souvenirs. »
Celte anecdote nous porte à penser que Monsigny sen-
tait trop vivement pour fournir une longue carrière
comme compositeur. Une fièvre ardente le saisissait aus-
sitôt que son imagination, ébranlée par la lecture du
poème qu'il devait mettre en musique, commençait à
créer les chants qui l'ont immortalisé. L'enthousiasme
exerçait sur lui toute sa puissance ; el qui l'aurait vu
dans le moment du travail, aurait pu sécrier, en em-
— 273 —
ployant l'expression des grecs : le Dieu est en lui!..
Aussi, fiU-on obligé de lui enlever plusieurs fois les
poèmes qui lui élaient confiés. C'est ce qui arriva pour
le Déserteur ; et on conçoit l'effet extraordinaire que cet
ouvrage avait produit sur lui, lorsqu'on se rappelé que,
dans un âge déjà avancé, en racontant la manière dont il
avait composé la scène où Louise revient de son éva-
nouissement, il se prit à fondre en larmes, et tomba
dans un accablement dont il fut difficile de le faire sortir.
Une organisation aussi brûlante devait épuiser de bonne
heure ses facultés. Semblable à ces plantes qu'un soleil
ardent fait croilie prématurément, et qui donnant des
fleurs avant le temps, languissent bientôt dans la stéri-
lité, Monsigny, parvenu à sa quaranle-huitième année,
vil s'éteindre le feu de l'inspiration dans son âme fatiguée
par le trop grand éclat que ce feu avait jeté. Il cessa de
composer, et parut même devenir presqu'indiffércnt pour
un art qu'il avait aimé avec passion.
Son existence était assurée par les bienfaits du duc
d'Orléans, qui l'avait nommé administrateur de ses do-
maines, et inspecteur général des canaux. En 1781, il
s'était marié avec une femme qui le rendit constammeni
heureux : le ciel bénit celle union, en accordant à ses
vœux un fds devant être un jour l'appui de sa vieillesse.
La l'évolution si; déclara, t;t lui enleva ses places, ses
pensions, ainsi que la presque totalité de sa loiiune. A
l'époque désastreuse de 1793, ou une fausse philosophie
servait de préiexie à tous les crimes, Monsigny, vivant
dans la leiraitc, fut oublié, et dut sans doute à cet oubli
la conscivatiou de ses jours. Ses ouvrages avaient dis-
paru de la scène. Ils ^.'éloignaient trop du fracas, et des
— 274 ~
idées rcYululionDaires, pour plaire ù un gouverneiiienl
auarchique, faisant proclamer dans ses acies les droits de
la nature, dont il froissait continuellement les devoirs les
plus sacrés!.. Un ordre de choses plus régulier fil que
l'on pensa à un homme qui ne demandait qu'à vivre
ignoré. Il fut nommé inspecteur du Conservatoire, et
membre de la Légion-d'Honneur. Le public se porta en
foule à la reprise de ses opéras, joués par l'élite des ac-
teurs du Théâtre-Faydeau ; et malgré les principes d'une
école moderne, à laquelle l'ail musical doit beaucoup,
surtout quant à l'exécution instrumentale, mais qui sou-
vent n'a fait de ses élèves que des compositeurs savants,
on applaudit avec transpoi't les chants de Monsigny.
Nous sommes loin de penser que l'artiste compositeur
doive ignorer les règles de son art, à ce point de faire
des fautes grossières ; il est même à désirer qu'il les
connaisse parfaitement. Cependant l'abus de la science,
le vain étalage d'accords péniblement combinés, l'emploi
presque continuel de tous les instruments dans l'orches-
tre, qui doit être le très-humble serviteur du chani, l'ac-
compagner, le soutenir, et non l'éclipser, ne conduiront
jamais un ouvrage à la postérité. Voilà ce qu'au défaut
de génie et d'inspiration on trouve dans un grand nom-
bre de nouvelles partitions. On peut reprocher à 3Ionsi-
gny des négligences; tranchons le mol, il a même commis
des fautes : mais il est toujours vrai, suave, entraînant.
L'arrêt que Grimm a rendu contre lui, en se permettant
de dire quil n'était pas musicien, sera réprouvé, cassé,
par tous les artistes impartiaux, par tous les amateurs du
vrai beau. Le froid et pédant baron allemand n'avait
donc qu'à prétendre aussi que Bubens et Rembrandt
n'étaient pas peintres, parce que leur dessin manque
— 375 —
quelquefois de eorreclion ? C'clail le cas tle lui ri'poudre.
ce que Sacchiui répondait à la reine Marie-Aiiloinelte qui
luidisail : « On assure que M. Garai u'esl pas musicien?»
« Cela est vrai, majesté, car Garai, c'est la musique en
» personnel » Peindre les senlimenls, les passions,
émouvoir, charmer, voilà le bul que le musicien doit se
proposer : quand il l'a atteint, son œuvre est bien préfé-
rable à celle d'un savant calculateur de notes, dont les
chants ne disent rien à l'àme, font éprouver un ennui
glacial à ceux qui les écoutent, et dont l'harmonie, même
pour accompagner une romance, est renforcée par tout
le bacchanal des cuivres de l'orclieslre. Quoique l'opinion
de Grimm ait été adoptée par certaines coteries de tapa-
geurs émérilcs, Monsiguy en a été constamment vengé
par les suffrages du public, et des talents au-dessus de
l'envie dont s'honore maintenant encore l'école française.
Ce fut dans l'intention de lui prouver son admiration et
son estime, qu'une société aussi utile que célèbre, celle
des enfants d'Apollon, le reçut au nombre de ses mem-
bres, le 23 mai 1811. La séance qui eut lieu pour son
admission, a laissé des souvenirs inuefaçables dans l'ànie
de ceux y ayant assisté. Qu'on se représente le ncstor
des compositeurs français, au milieu de nos littérateurs
et de nos artistes les plus distingués, voyant tout ce qui
l'entourait applaudir avec ivresse le beau trio de Félix,
chanté avec une rare perfection par M"" Branchu, Nour-
rit, et Chénard, et entendant le chancelier de la société
le surnommer, si justement, le Lafontaine de la musique !
L'intérêt de cette touchante solcmuité était doublé par la
réception de Lanjon, L'Anacrion du dix-huitième siècle,
et la vue de ces deux vénérables vieillards assistant aux
- 27G —
jeux d'Enterpe, ei recevani les hommages de leurs suc-
cesseurs, excuait i'émolion la plus vive, el faisait couler
de tous les yeux les plus douces larmes.
Monsigny ne prit place à l'institut, qu'après la mort de
Grélry. Sou caractère modeste et timide l'avait pour ainsi
dire dérobé à ce genre de monde qui, pour songer à un
homme de talent, enseveli dans la retraite, a souvent be-
soin qu'il lui rappelé ses litres et son existence. Il n'avait
fait aucune démarche pour obtenir l'honneur d'être élu
membre de l'Académie des beaux-arts ; mais cet honneur
vint le chercher, et pour cette fois l'institut fut l'interprète
de la voix publique qui, dès longtemps, lui avait désigné
ce charmant compositeur.
Il ne survécut que trois années à cet acte de justice :
la mort le frappa le 14 janvier 1817, à l'âge de quatre-
vingt-sept ans.
Monsigny était de taille moyenne, sa figure était noble,
bienveillante et ses manières à la fois simples et élégan-
tes. Il avait conser\é jusques dans l'extrême vieillesse
tout ce qui dislingue Thomme ayant vécu dans la meil-
leure société. Un beau portrait de lui, peint sous l'em-
pire, existait autrefois, et existe sans doute encore, au
foyer de l'Opéra-Comique. Son caractère plein de dou-
ceur et d'obligeance, exempt de petitesse el d'envie lui
avait concilié l'affection et l'estime de tous ceux qui le
connaissaient. Le trait saillant de son organisation morale
étail la sensibilité la plus exquise : est-ce que ses ouvra •
ges n'en offrent pas la preuve la plus complète?..
Quels que soyenl les changements que la mode el l'es-
277
piil de système amènent dans noire musique, le laurier
de Monsigny ne se flélrira point. Corneille a dans ses
tragédies des tournures de phrase, dts mots qui ont
vieilli; il n'est pas toujours correct, mais on l'admirera
dans tous les siècles. L'auteur du Déserteur a des traits
de chant un peu surannés; son orchestration n'est point tra-
vaillée comnie celle d'un élève du conservatoire : mais il
plaira toujours aux âmes sensibles, passionnées, à ceux
qui vont chercher au théâtre les accents de la nature cl
de la vérité. Tel est le propre du génie : son empire est
éternel ! Semblable à ces monuments de la Grèce dont le
temps a un peu altéré les formes, mais qui conservent
toujours ce type de noblesse, de grandeur et de grâce
qu'ils reçurent en naissant, ses œuvres traverseront le lor_
rent des âges, en ne cessant pas d'être un objet de véné-
ration pour les peuples, et d'admiration pour les amis
des ans.
APPENDICE.
Deux moiifs m'ont guidé, en écrivant l'éloge de iMon-
signy : l'admiration que ses ouvrages m'ont toujours in-
spirée, et les liens de famille qui m'unissaient a ce
charmant compositeur. Ma mère était en effet sa nièce,
à la mode de Bretagne, et la nature l'avait douée d'une
très-belle voix. Mon enfance s'est écoulée en l'entendant
répeter la musique du Déserteur, de la belle Arsène et de
Félix. Elle prononçait admirablement les paroles, qua-
lité si rare de nos jours parmi les femmes cultivant le
chant, et je n'oublierai jamais l'expression ravissante
qu'elle mettait dans le bel air de Louise :
« Dans quel irouble le plonge
» Ce que je le dis là !.. »
Lorsque j'allai habiter Paris, pour y faire mon droit,
elle me remit une lettre pour 3Ionsigny, qui m'accueillit
avec la plus grande bonté. Pendant trois années je n'ai
pas cessé de le visiter. J'assistais à sa réception à l'Aca-
démie des enfants d'Apollon, quand la célèbre M™« Bran-
chn, après l'exécution du beau trio de Félix, plaça sur
ses cheveux blancs une couronne de lauriers.
— 279 —
Colle sociolé a plus de 150 ans d'existence. Elle a
eomplé au nombre de ses membres J.-J. Rousseau,
Gluck, Picclnni, Sacchini, Gréiry, Chérubini , Méliul , ei
lous les grands arlisies musiciens et peiiures , ainsi que
les auteurs de drames lyriques d'une pariie du 18""" siè-
cle, ei du commencement du 19™^. A l'époque où j y fus
reçu Wogl, le fameux Hautbois , en éiaii le président,
Bouilly le chancelier et Emmanuel Dupaiy le secrétaire
perpétuel. Le buste et le portrait de Monsigny ornaient
a salle de ses séances.
19
CATALOGUE DES OUVÎÎAGES HE MONSIGNY
Monsigny avait plus de irenle ans, quand il a commencé
à travailler pour le théâtre, et c'est à quaranle-huit ans
qu'il a terminé sa carrière d'artiste. Celte carrière a été
bien remplie par les ouvrages suivants :
1° Les Aveux indiscrets. Donnés au théâtre de la Foire-
Saint-Laurent en 1739.
T Le Maître en droit. Au même théâtre en 1760.
3" Le Cadi dupé. Idem.
4" On ne s'avise jamais de tout. Idem en 1761.
.^" Le Roi et le Fermier. Aux Italiens en 17G3.
6" Rose et Colas. Idem en 4764.
7° Aline reine de Gokondc. Au Grand-Opéra en 17 6b
8' L/ Ile sonnante. Aux Italiens en 176B.
9° Le Déserteur. Idem en i769,
10° Le Faucon. Idem en 1772,
{[" Lahelle A7'sène. Idem en 1775.
12'^ Le Rendez-vous bien employé. Aux Italiens en 1776.
i S" Félix ou V Enfant trouvé. Idem en 1777.
— 281 —
Il a gardé en poiiefcuille irois autres parlilions qu'il
n'a pas jugées dignes de voir le jour.
Un assez grand nombre de romances, ariettes et chan-
sons ont clé composées par lui Parmi ces pièces déta-
chées nous citerons :
0 ma tendre musette! Paroles de Laharpe. Cet air
dont la mélodie est délicieuse, a été employé par Boyel-
dieu dans un de ses plus jolis opéras.
Je suis Lindor, que Beaumarchais le pria de composer
pour le Barbier de Séville, cl qui, comme sérénade est,
scl(jn nous, fort au-dessus de la musique de Paisiello sur
les mêmes paroles, et de la cavaiine à roulades du divin
Rossini.
Je suis la folâtre ariette, morceau comique, pour voix
de basse intercalé dans le Bouquet de Thalie. prologue
donné avant la représentation de la partie de chasse de
Henri IV, par Collé.
On sait que Collé était comme Monsigny, et, en qualité
de lecteur, attaché à la maison du duc d'Orléans. L'air
que nous rappelons ici, est une parodie de l'abus qu'on
faisait alors, et qu'on fait aujourd'hui, des roulades et du
siyle iraiiaiif.
Collé a laissé des Mémoires, pleins d'intérêt sur l'an
dramatique et les mœurs de son temps. Les exemplaires
de cet ouvrage sont devenus rares, et l'on devrait Je
réimprimer.
GOSSEC.
SA VIK ET SES OUVRAGES.
a Ce qui surtout le recommande
» et fait sa gloire auprès des ama-
1» leurs de l'art musical, c'est d a-
» voir régénéré la musique française.
» en rompant avec les vieux sys-
» tèmes, les préjugés, et en la pla-
» çant sur la route qui devait la
1) conduire à l'état de supériorité et
B d'éclat où elle est arrivée. »
P. H.
GOSSE<:.
SA VIE ET SES OUVRAGES.
Peu soucieuse du laleni cl de la gloire do ijos anciens
maîires, la génération actuelle a abandonné leurs ouvia-
gos. Dédaignés par les romantiques en musique, ils rcs-
lenl ensevelis dans la poussière des bibliothèques, ou sont
exposés aux injures du temps sur les étalages des bou-
quinistes des quais de Paris. Personne , en (>xcepiant
toutefois de cette négation quelques rares amateurs d<;
ce qui est éternellcmeni beau, ne paraît se douter des
trésors de mélodie, d'expression, et des combinaisons
liarmoniques à la fois pures et savantes renfermés dans
ces ouvrages, préféiables de beaucoup au galimaihias
prétentieux et au bruit assourdissant que font les lauréats
de notre époque de tintamarre et de fumée. La faute en
est-elle au public? Non. certainement, car depuis
Jongtemps il n'est jjIus apitclé à entendre les anciens.
— 280 —
coiiipusiiéiirs. Les diiecleuis de spectacles et de concerts,
soumis au\ exigences des artistes de nos joui's, sont
obligés d'éioufl'er la lumière sous le boisseau, et si, de
loin en loin, ils en laissent échapper quelques étincelles,
l'éteignoir des arrangeurs, race à jamais maudite, et une
déplorable exécution, ne tardent pas à replonger ces
étincelles dans la nuit la plus profonde. C'est à Paris
surtout que cette profanation a lieu. Dans ce royaume de
l'intrigue et de la mode, les morts illustres sont sacrifiés
à Tamour-propre et à la rapacité des vivants — Gluck,
Piccini, Sponlini, Grélry, Dalayrac, Méliul, ont dispar;:
de la scène. La tradition se perd ainsi, et le monde, qui
juge sans savoir ei sans connaître les œuvres du génie,
poursuit les noms vénérables que je viens de citer, lors-
qu'ils viennent à être proférés, d'épiilièles aussi ridicules
que méprisantes. Cependant, il arrive quelquefois que le
jour de la justice se lève pour de grandes ombres. Cela a
eu lieu dans l'été de 1831, au festival de Lille, où une
pavane du 10^ siècle, par Jehan Tabourot i^Arbaud), et
un chœui- de l'opéra de Castor et Pollucc, de Rameau,
ont eu tous les honneurs de celte magnifique solennité
musicale, et ont été salués par les plus vifs applaudisse-
ments!. .. Il est vrai de dire que l'exécution en a été
grandiose, et qu'aucune rivalité envieuse el mesquine ne
s'est inierposée dans l'arrêt rendu par huit mille audi-
icuis.
Ces réflexions se sont présentées tout naturellement à
ma pensée en songeant à entretenir les lecteurs des Ar-
cliives de Gossec, cet enlant du Hainaut (P. Personne,
(t) Celle biographie de Go.ssec a paru, pour la première foi:; dans
te lotpe 5, troiàiéine série des Archires du Nord, el a élé reproduite,
avec quelques supprcs-ions, par le Ménestrel.
— 287 —
plus que lui, n'a le druil de prendre place dans une revue
consacrée par son estimable et savant directeur à perpé-
tuer le souvenir des célébrités artistiques du Nord, et je
vais essayer de rclr£cer sa vie, de rappeler ses ouvrages
et les services immenses qu'il a rendus à la musique
IT,
Gossec (François-Joseph), reçut le jour le 17 janvier
1734, dans le village de Vergnies, qui ressoriissait de la
prévoie de Maubeuge. Depuis les conquêtes de Louis
\IV, cette partie du Hainaul avait été réunie à la France :
elle ne fut rendue à la Belgique que par les traités de
1815, et ceiTendanl elle dépend encore aujourd'hui de
l'archevêché de Cambrai. Ainsi Gossec était né Français,
quoiqu'en disent les biographies belges, en général si
peu scrupuleuses lorsqu'il s'agit d'enrichir leur pays d'un
homme célèbre de plus. — Il est certain ensuite, d'ai)rès
son acte de naissance, qu'il ne s'appelait point Gossec,
mais Gossé. C'est en effet sous ce dernier nom que lui et
son père figurent dans cet acte, où sa mère est rtnsei-
gnce sous celui de Marguerite Brasseur. Cela pourrait
sembler assez étrange, si l'on ne savait pas qu'à l'époque
où notre compositeur débuta dans le monde musical,
tout artiste aspirant au succès, avait intéièi à se donner
une origine italienne ou allemande. Je pourrais facile-
ment citer plusieurs exemples de cette transformation de
nom : il me sullira de rappeler que iMonsigny, né à Fan-
— 288 —
quembergue en Ailois, cl donl la famille élail originaire
du Boulonnais, a signé ses premières parlilions du nom
de Moncini, el a passé pendant longtemps, à cause de
celte petite supercherie, pour un compositeur ultramon-
lain. La mo^e acclamait alors, comme elle l'a souvent
fait depuis, les musiciens ilaliens el allemands ; el la mode
est chez nous une puissance tellement despotique, que
pour réussir il faut se soumettre à ses lois, toutes bizarres
qu'elles soient.
Les parenis de Gossec étaient dans un état voisin de
l'indigence : aussi ne put-il, dans les premières années
de sa vie, recevoir aucune éducation, et garda-t-il les
vaches sur les chemins et les terrains communaux. Mais
la nature l'avait doté d'une organisation supérieure, el il
avait reçu du ciel cette flamme secrèle qui, malgré les
obstacles, el en dépit de la misère, fait éclore le talent.
Comme le Giolio, la vue des spectacles variés que la cam-
pagne lui offrait, les accidents de la lumière, le chaut des
oiseaux, le bruit d'une pluie d'orage tombant à flots pres-
sés sur les feuilles des arbres, les éclats de la foudre, les
mystères de la solitude parlèrent à son cœur, car lui aussi
devait un jour devenir peintre. Doué d'une jolie voix, il
se plaisait à la faire entendre au milieu des champs, oîi
l'inspiration se développait en lui. Sans aucune connais-
sance de l'art, il inventait des airs qu'il accompagnait au
moyen d'instruments fabiiqiiés de sa main. Ce fut ainsi
qu'il confectionna avec un sabot une espèce de violon dont
il parvint à tirer des sons, et donl l'harmonie grossière
charmait son oreille en l'iniliant à la science des accords.
Cet inslincl musical, qui le suivait partout, fui remarqué
des habitants de son village. Un de ses oncles, en même
temps son parrain, homme de cœur et d'intelligence, ne
— 2S9 —
fui pas des derniers à s'en apercevoir. Cei oncle ëiaii
dans une posiiion beaucoup plus aisée que celle des pa-
rents de Gossec ; il s'intéressaii à son filleul , el employa
ses soins à utiliser la vocation que ce dernier manifestait.
D'abord, il le mit à même de fréquenter l'école du villa-
ge , le fil chanter au lutrin, el parvint ensuite à obtenir
qu'il entrât comme enfant de chœur à réglisc de Wal-
court, bourg voisin, célèbre par un pèlerinage 1res suivi
en l'honneur de Notre-Dame. On sait que de temps im-
mémorial il existait à Maubeuge , avant la révolution , un
chapitre de chanoinesses sous l'invocation de Sainte-AI-
degonde Ce chapitre possédait à Vergnies un droit de
terrage, dont la perception établissait des relations entie
ce village et Maubeuge. Des renseignements pris dans
celte ville il parail résulter que de Walcouri Gossec passa,
toujours en qualité d'enfant de chœur, en l'église de
Sainte- Aldegonde , et reçut des leçons de Jean Vander-
belen, écolàtrc du chapitre. Gel écolâtre avait été nom-
mé à ce bénéfice en 1722, el l'occupa jusqu'à sa mort ,
arrivée en 1755. La partie la plus importante de ses
fonctions était d'enseigner le chant aiix jeunes chanoines-
ses. On ignore les motifs qui engagèrent Gossec à quitter
le chapitre de Sainte- Aldegonde pour retourner chez ses
parents, il n'y resta que peu d'instants, cl son oncle,
ayant su intéresser à son sort plusieurs personnes haut
placées, parvint à le faii'e admettre comme picmier chan-
tre à la cathédrale dAnvers. De ce moment datent ses
essais dans la composition musicale. Ainsi que Monsigny,
il jouait fort bien du violon, et c'est en se servant de cet
insirument qu'il préludait aux œuvres qui depuis l'on
rendu célèbre. Tout porte à croire (ju'il avait trouvé à
Anvers quehiue viel artiste alle.mand de la descendance
— 29) —
de Handel, ferré sur le conUe-poinl el la fugue , car ses
progrès fureni tels que de riches amateurs des arts le
prirent sous leur protection el lui fournirent les moyens
de se rendre à Paris, en l'y recommandant d'une manière
toute spéciale.
III.
Gossec arriva dans la capitale en 1751. La France
jouissait alors d'une profonde tranquillilé, et les lettres,
les arts et ce qu'on était convenu d'appeler la philosophie
y étaient cultivés avec ardeur. Legoiit du beau, l'amour
du progrès s'étaient introduits dans toutes les classes de
la société, avide d'innovations dont l'abus devait un jour
révolutionner et ébranler la vielle Europe. La finance
elle-même qui, quelques années auparavant, avait donné
lieu aux sarcasmes mordants de Le Sage, dans son tex-
cellenle comédie de Turcaret, sentourait de tous les
hommes distingués du temps et employait son luxe el ses
richesses à encourager les productions de l'imagination
et de la pensée.
Parmi les fermiers-généraux existant à cette époque ,
on distinguait M. de la Popelinière. C'était un homme
spirituel, mais un peu vain, quoique poli, ce qui est rare,
surtout de nos jours, dans les gens d'aigent — aimable
lorsqu'il voulait plaire , il causait de toutes choses avec
convenance, quoiqu'il n'eiitfaii aucune élude approfondie,
il versifiait avec facilité, avec une certaine grâce, et com-
— 29( —
posait lIos comédies assez iinkliocros ([iroii jouaii sur le
ihéàlre élevé dans sa cliarmaiile maison de Passy, comé-
dies qu'applaudissaienl avec enihousiasme les flâneurs
formant sa petite cour. Du resle, il recevait l'élite de la
société , les ambassadeurs , la noblesse , les femmes les
plus à la mode de Paris, el parliculièremenl les écrivains
el les artistes en renom
Au nombre des plaisirs faisant le charme des fêles
données par M. de la Popelinière , la musique tenait le
premier rang. Rameau, son ami intime , avait son loge-
ment à Passy, ainsi que les exécutants nécessaires pour
y répéter les opéras composés par lui, Rameau portait le
sceptre de l'empire musical , les dileltanti du temps ne
juraient que par sa science , et tous les artistes français
se faisaient un honneur de se ranger sous sa banière.
Gossec lui fut recommandé : Rameau ne larda pas à ap-
précier le parli qu'il pourrait tirer de ses lalenls. Il le fit
agréer comme chef d'orchestre des concerls de M. de la
Popelinière, qui lui donna un appartement dans sa mai-
son et des appoilemenls très convenables.
la musique française était alors, à peu de choses près,
ce qu'elle avait était sous Lous XIV , c'est-à-dire lenle ,
lourde, offrant par intervalles quelques jolies mélodies,
mais presque nulle sous le rapport inslrumenlal. — un
récitatif vrai de déclamation , suriout dans les partitions
de Lulli , des airs de danse dans lesquels Rameau excel-
lait, quelques sonaiesde violon, quelques pièces de clave-
cin, voila la quintessence du bagage qu'elle pouvait olTrir
auxamateurs.il est vraide.dire que dans le genre instru-
mental , le resle de l'Europe n'était pas beaucoup plus
riche que nous, Gossec eui dès lors l'idée d'une réforme
— 291 —
ftl d'innovations qui, poursuivies par lui , avec autant do
fermeté que d'intelligence , sont devenues ses plus beaux
litres de gloire. Lasymphonie, l'ouverture étaient à créer,
car Userait dérisoire d'appliquer ce nom aux introductions
servant de préfaces aux opéras de LuUi , de Campra , de
Colasse et même de Rameau. Un fait assez curieux à
consigner dans l'histoire des progrès de fart , c'est qu'au
moment ou Gossec publiait en France ses premières
œuvres en ce genre , Haydn écrivait en Allemagne sa
première symphonie. On peut se faire une idée de l'élon-
ncment que produisirent ces formes nouvelles d'harmo •
nie, celte vigueur d'instrumentation dont, jusqu'alors, on
n'avait eu nul exemple !... L'auditeur fut d'abord frappé,
comme peut l'être l'aveugle dont la paupière , sortant
d'une nuit obscure , est tout-à-coup inondée par les
rayons du soleil ! Toutefois, on ne tarda pas , non-seule-
ment à s'accoutumer à cette innovation , mais encore à
en sentir tout le prix, et à y applaudir avec transport!....
N'était ce pas le prélude , l'aurore du jour brillant que
Gluck devait, quelques années après, faire jaillir de sa
magnifique ouverture de Ylphigénie en Aulidel C^)
(1) Pour moi le génie de Gluck, rooti idole, procède d'un homme
dont les veines recelaient le feu des volcans , el les os la moelle du
lion. El cependant,, soit dit en passant, on laisse dans la poussière de
l'oubli les œuvres de ce Michel -Ange de la musique . Quel stupide
dédain !... En vérité, il faut avouer que depuis 18ôO nos législateurs
se sont mon'rés , quant aux arts , bien intelligents el bien habiles , en
donnant une subvention énorme à l'adminislralion de l'Opéra, qui fait
ainsi litière du talent el de la gloire!.... Parmi les directeurs des
théâtres lyriques de Paris, un seul , M, Parrin , s'occupe encore de
nos anciens chefs-d'œuvre, et offre, de temps en temps, à la
génération actuelle, l'occasion d'applaudir Grétry, IMchul, Boïeldieu
et D'Alayrac.
— 292 —
Des chagrins domestiques ayant pour cause la mauvaise
conduite d'une femme qui devait à M. de Popelinière le
titre d'épouse, la fortune et une situation liouorable dans
le monde , engagèrent celui-ci à supprimer les fêles qu'il
donnait à Passy. Tout le monde sait l'anecdote de la
cheminée à plaque tournante , si bien racoutée par Mar-
monlel dans ses mémoires , et comment Vancanson , en
examinant cette plaque , découvrit à l'époux outragé les
moyens employés par le maréchal de Richelieu pour s'in-
troduire dans l'appartement de sa femme infidèle. L'or-
chestre dirigé par Gossec fut dissous , et ce dernier
perdit avec sa place tous les avantages qui y étaient
attachés. M. leprince de Conty, qui le connaissait et
l'estimait, lui proposa alors de devenir le directeur de
sa musique. Gossec accepta d'autant plus volontiers la
position qui lui était offerte que, sous le rapport pécu-
niaire , elle le dédommageait avec usure de celle qui
venait de lui être enlevée, et lui donnait en outre de
doux loisirs. Il en profita pour mettre au jour un grand
nombre de compositions, parmi lesquelles ont doit com-
pter des quatuors pour deux violons , alto et basse ,
qui eurent un grand succès. En 1760, il publia sa messe
des morts, et cet ouvrage accueilli avec enthousiasme ,
le plaça au premier rang des compositeurs français.
Maintenant même, celte messe, dont les chants sont no-
bles, expressifs, dans leur couleui- religieuse, et dont
l'harmonie est à la fois simple et distinguée, peut encore
être classée parmi les chefs-d'œuvre de musique sacrée.
Le morceau pour voix de basse sur ces belles paroles :
Tuba mirum
Spargcns sonum
Per sepulcra regionum î
— 294 —
est de l'effel le plus large, le pics solennel, et je me rap
pellerai toujours de l'impression de terreur qu'il produisit
sur mon imagination (j'avais alors 13 ans), lorsqu'on
l'exécuta à Boulogne-sur-Mer, en mars 1805, au service
de l'amiral Bruix, commandant en chef la flotille devant
opérer la descente en Angleterre. Depuis, de grands
maîtres ont fait de la musique d'église , mais , oserai-je
l'avouer, plusieurs d'entre eux ont eu pour moi le tort de
transporter le chant théâtral dans le sanctuaire, et je me
suis souvent surpris, en écoutant leurs œuvres, à répéter
avec le poêle latin : Non erat hic locus.
C'est seulement en 1764. que Gossec commença à se
faire connaître en qualité de musicien dramatique, en
donnant le Faux Lord au théâtre de la Comédie Italienne.
Le succès qu'il obtint l'encouragea à travailler pour la
scène, et ce premier ouvrage fut suivi des Pêcheurs , de
Toinon et Toinette et du Double déguisement, comédies à
ariettes qui attirèrent long-temps le public et furent très
applaudies. Au Grand-Opéra il fit successivement exécu-
ter Sa6in«s, Baucis et Phylémon, Hijlas et Sylvie, Alexis
et Daphnée , Piosineet Tisbée. Il y a dans ces diverses
partitions du métier et une correction de style alors on ne
saurait plus rare , mais quant au charme , à l'originalité,
elles sont fort éloignées de celles de Monsigny et de Gré-
try. Gossec au théâtre est, avant toutes choses, régulier,
classique. Son chant est souvent un peu lourd et manque
de grâce et d'inspiration dramatique Ce qui le prouve,
c'est que ses essais en ce genre n'ont vécu que quelques
années, tandis que les compositions des maîtres dont je
viens de parler, n'ont point cessé de faire les délices de
ceux qui savent sentir la mélodie aimable, vraie de décla-
mation, et apprécier le génie, lors même, selon l'heureuse
— 295 -
expression de Panseron, qu'il se traduit à nos yeux ei à
nos oreilles avec quelques fautes dorthograplie.
C'est à Gossec qu'on doil rétablissement du concert des
amateurs ouvert en 1770, et dont le célèbre chevalier de
Saint-Georges fut le chef d'orchestre. Lorsqu'il n'aurait à
revendiquer dans les progrès de l'art musical que la fon-
dation de cet établissement , sa part serait déjà fori
belle ! En effet , avant lui , la composition ci l'exécu-
tion instrumentale étaient d'une nullité complète. La
symphonie la plus compliquée en fait d'instruments ne
renfermait qu'un premier et un second violon , un alto
jouant presque toujours la même partie que la basse, une
basse et deux parties de hautbois et de cors A ce mince
actif il ajouta la contre-basse, les clarinettes, la flûte, les
trompettes , les bassons et les timballes. Ce surcroit de
puissance, du à l'emploi d'instruments nouveaux, pro-
duisit un effet immense dans les symphonies qu'il com
posa pour le concert des amateurs!... On fut d'abord
étonné, et l'on ne larda pas ensuite à être ravi.
Les concerts dits spirituels, parce qu'ils étaient princi-
palement donnés en temps de Carême , et n'admettaient
dans leur répertoire que des morceaux de musique
sacrée, existaient depuis longtemps. On sentit le besoin
de leur imprimer le mouvement novateur que l'art venait
de prendre, et leur direction fut confiée en 1773 à Gossec
qui s'adjoignit Gaviniès , le plus remarquable des violons
du temps, et Leduc aîné. Sous ces hommes habiles, ces
concerts arrivèrent à un haut degré de prospérité. Les
artistes étrangers les plus distingués tinrent à honneur de
s'y faire entendre , et les ouvrages qui y furent exécutés,
choisis avec un soin tout particulier, contribuèrent beau-
iO
— 20G —
coup à former le goûl oi à fiiirc marcher l'école française
vers celle suprémaiie qui devait un jour la placer sur la
ligne des écoles d'Italie et d'Allemagne.
Une création d'une grande importance devait plus
sûrement encore atteindre ce but , et recommander le
nom de Gossec : ce fut celle de l'école royale de chant,
fondée sur ses plans en 1784, et à la tête de laquelle le
plaça le ministre baron de Breteuil. Aux leçons de solfège
oi de vocalisation, il joignit une classe d'harmonie et de
contrepoint dont il se réserva le professorat. Des chan-
teurs, des compositeurs de mérite sortirent de cette école,
véritable germe d'où devait éclore un jour le Conserva-
toire , et les théâtres lyriques de Paris et de la province,
les maîtrises des cathédrales se peuplèrent alors d'arlisles
qui en fuient l'ornemenl.
Gcsi à celle époque de la vie de Gossec qu'il faut
reporter la composition d'un morceau religieux devenu
célèbre depuis , et se rattachant à une anecdote dont les
délails ne manquent point d'intérêt. Partout, à la cour, à
la ville , au théâtre comme à l'église , l'enfant du Hainaut
s'était fait des amis qu'il devait à son caractère doux,
bienveillant, à sa gaieté, à la grâce et à l'amabilité de son
esprit. Lié particulièrement avec iU. de la Salle , secré-
taire de l'Opéra, possesseur d'une jolie maison de campa-
gne, située à Chénevières , près de Sceaux , il s'y rendit
un jour de grand matin, avec Lays, Chéron et Rousseau,
chanteurs célèbres, alors dans toute la force et la fraî-
cheur de leur talent. A peine étaient-ils arrivés que le
curé du lieu vint visiter leur hôte et lui faire part de
l'embarras dans lequel il se trouvait : ■ C'est aujourd'hui
"» la fête patronale du village, dit-il; des chanieurs de
— 297 -
• Notie-Dame avaienl pris envers mois l'engagenienl de
» venir exécuter dans ma petite église une messe en
» musique. J'ai annoncé celle messe au prône, dans tous
" les châteaux voisins, et voilà qu'une lettre de Paris me
'• fait savoir que monseigneur défend à ces chanteurs
• d'accomplir leur promesse. Que vais-je faire , grand
• Dieu!... et que pensera de moi la brillante société qui
» va m'arriver, et à laquelle je ne pourrai offiir qu'un
» service en faux bourdon?... Ah! c'est vraiment jouer
» de malheur ! ! » Touchés de la peine de ce bon curé,
Gossec et les artistes qui l'accompagnaient s'entendirent
pour la faire cesser. Le premier demanda à M. de la Salle
du papier réglé sur lequel il traça d'inspiration son fameux
0 salularis fiostia ! à trois voix , sans accompagnement,
et les trois autres le chantèrent à l'église de manière à
charmer la foule qui y était rassemblée Huit jours après
ce motet eut un succès immense au concert spirituel où il
fut bissé ; depuis il a été placé dans YOi'atorio de Saiil, et
est resté l'un des chefs-d'œuvre du genre.
IV.
La révolution de 1789 arriva, et tout en détruisant,
dans les années qui suivirent celle date, des établisse-
ments favorables à l'art musical , elle donna cependant à
cet art une énergie qu'il n'avait que rarement déployée ,
et dont de nos jours les sectateurs de la musique à coups
de canon, comme disait Grélry, ont fait un élrange abus.
- 298 —
Ce fui alors que Chérubini el Mébul imptimèrent aux
effets d'orchestre une vigueur qui n'excluait pas l'élé-
gance. Gossec avait préludé à cet heureux changement,
mais depuis ou l'a souvent entendu dire qiC il n'aurait pas
fa Uu aller plus loin. Que dirait-il aujourd'hui de lemploi
malheureux des instruments de Sax au théâtre et dans
nos musiques militaires? emploi étouffant continuelle-
ment la mélodie, el lympanisani les oreilles les plus
vigoureusemenl organisées? Espérons que cette manie
du bruit aura un terme, et que les tapageurs cesseront
enfin leur sabbat 1...
Gossec n'entendait rien à la politique; il avait soixan-
te ans lorsque la révolution éclata , et son esprit éiaii
encore plein d'enthousiasme cl de jeunesse. Les principes
d'une réforme et les idées d'une liberté sage fnrent adop-
tés par lui: mais les excès de 1793, jellèrent le deuil
dans son ame, el ainsi que Ducis, qui fut son ami. lu
tragédie jouée dans les rues lui fit horreur ! 11 rencontra
cependant l'occasion d'exercer son talent, et d'abord il
composa la musique pour les funérailles de Mirabeau,
où Ton se servit pour la première fois du tam-tam , dont
les sons éclatants et lugubres produisirent sur la foule
accompagnant les restes du grand orateur, un effet extra-
ordinaire ! Celte musique fut exécutée de nouveau, sous
l'Empire, aux obsèques du maréchal Lannes, duc de
Montebello.
Les fêles nationales, véritables parodies des solennités
républicaines de la Grèce el de Rome , frappèrent l'ima-
gination de Gossec, el il fil pour elles en musique ce que
David fit en peinture. Ces fêtes se donnant en plein air,
l'idée lui vinl d'accompagner les hymnes et les chœurs
— 299 —
par des orchestres composés uiiiqiienieni d'iiislrumenis
à vent. Les morceaux qu'il fit alors sur les paroles de
Chénier, de Coupigny, de Lebrun eurent le plus grand
succès. Il en est un surtout, admirable de noblesse
et d'expression religieuse ; c'est l'hymne à l'Elre-Suprê-
me conimençaut par celle strophe :
« Père de l'univers, suprême intelligence,
B Bienfaiteur ignorô des aveugles mortels .
» Tu révélas ton èlre à la reconnaissance ,
)i Qui seule éleva les autels ! s
Signalons en passant , une erreur commise par plu-
sieurs biographes de Marie-Joseph Chénier, et entre au-
tres par l'esiinuble et regrettable Charles Labiite. C'est à
tort qu'ils ont allribué à l'auteur de CharlesIX les paroles
de cet hymne, dont ilsonl fait un éloge mérité: ces paro-
les sont de Théodore Desoigues , petit bossu , jusqu'aloi s
à peu près inconnu dans la littérature, souvent animé
depuis par la verve de Tyrlée , et mort fou à l'hospice de
Charenion. Une explication toute simple de celte erreur
commise par les biographes ressort de détails que je dois
à l'amitié de Panseron, élève chéri de Gossec, et ces dé-
tails sont assez curieux pour que je les rappelle.
L'incorruptible et sévère Robespierre n'était pas facile
sur le choix des paroles à chanter dans les fêtes publi-
ques. Celle à V Etre-Suprême, décrtkée sur sa proposition,
allait avoir lieu, et Gossec, ainsi que Chénier, avaient été
mis en réquisition pour composer l'hymne de rigueur en
ces sortes de solennités. Quatre jour avant la cérémonie,
Robespierre fit appelei- près de lui Sarreite, le grand-
directeur- de la partie musicale des ftHes nationales, et lui
demanda si loul élaii pi<"i. - » Oui , citoyen représeii-
— 300 —
» larit, lui répondit Sarrette. - Voici les paroles de
» l'hymne mis en musique par Gossec, et qui sera exé-
• cuié par tous les artistes de l'Opéra. » Il convient de
faire observer qu'à celle époque il existait entre le pro-
consul et Chernîer, sinon une guerre déclarée , du moins
une guerre soui'de , et que ce dernier, en enveloppant sa
pensée des formes poétiques, avait laissé percer sa haine
contre la puissance criminelle , sa pitié pour l'innocence
malheureuse et proscrite, dans l'avant dernière strophe
de son hymne, ainsi conçue :
« Grand Dieu, qui sous le dais fais pâlir la puissance ,
» Qui sous le chaume obcur visite la douleur,
» Tourmeal du crime heureux , besoin de l'innocence .
» El dernier ami du malheur ! »
A peine Robespierre eut- il lu ces vers qu'il dit à Sar-
rolte, avec l'accent d'une profonde colère : « Je ne veux
« pas de cela!.... Comprends-tu citoyen ? fais faire d'au-
» très paroles, et quant à l'exécution, elle doit avoir lieu,
" non par les artistes des théâtres, mais par les masses
" populaires, Vas, et obéis, ■» Il n'y avait point à répli-
quer à un tel homme , et cependant une double difficulté
résultait de la volonté qu'il venait d'exprimer. Quatre
jours seulement séparaient cette volonté du jour de la
fête: où trouver un poêle pour remplacer Chénier?....
Gomment apprendre à un grand nombre de gens du
peuple le chaut de Gossec?... La providence vint au se-
cours de Sarrette éperdu. Le lendemain à six heures du
matin , Théodore Desorgues ari-iva , conduit par le ha-
sard, chez Gossec , et lui proposa de mettre en musique
des paroles qu'il avait faites sur le sujet à l'ordre du jour.
Or, il se trouva qu'elles allaient parfaiiement sur l'air déjà
composé. De nombreuses copies du tout furent remises
— 301 —
aux artistes, parmi lesquels se trouvaient Chérubini,
MéhuI, Berion, avec ordre de se rendre dans les mairies,
sur toutes les places publiques , dans les marchés , dans
les halles, accompagués d'un renfort de violons, flûtes ,
clarinettes , et d'apprendre l'hymne à l'Etre suprême au
peuple souverain. Cela réussit à merveille , et le jour de
la fête plus de 100,000 personnes entonnèrent à l'unis-
son le chant de Gossec, avec un sentiment religieux , un
élan pairiolique qui ont laissé un profond souvenir parmi
les contemporains assistant à cette solennité.
Gossec fit en outre pour le gran 1 0|)(''ra la musique
du Camp de Grandpré et du Siège de Toulon, ouvrages de
circonstance, inlerressant notre gloire rnihiaire , et qui
turent accueillis avec enthousiasme! C'est dans le premier
de ces drames lyriques qu'un personnage s'adressanl aux
Prussiens, chanta cette ronde devenue si populaire •
a Si VOUS aimez la danse
» Venez, accourez tous ,
» Boire du vin do France ,
» El danser avec nous. »
et qu'on entendit pour la première fois, avec une mise
en scène due aux soins du célèbre chorégraphe Gardel ,
la Marseillaii^e , admirablement orchestrée par notre
compositeur. Rien ne pouvait égaler l'effet saisissant de
la dernière stuophe, que les soldalsel le peuble chantaient
a genoux, en élevant leurs bras vers le ciel "... Ce spec-
tacle se conçoit, au moment où la France était envahie de
toutes parts , autant (pion conçoit peu l'étrange idée de
]\jeiic Ryehel, qui se plaît tant à jouer à la leine dans ses
salons, venant vociférer bin- le ihéàlrc delà rue de Ri-
chelieu , en tSiS , une hymne de guerre et d'exécration
— 302 —
cûiilre l'étranger , quand nous étions et voulions cleineu-
ler en paix avec toute l'Europe.
J'ai déjà raconté qu'en 1784 Gossec avait créé une école
royale de chant, dans laquelle il donnait des leçons d'har-
monie. U est certain que celle école fut la source d'où
jaillit, en 1795, l'éiablissement du Conservatoire de
musique, devenu depuis si célèbre. Plus que personne
il concourut à son organisation , d'accord avec Sarrelle ,
excellent administrateur, et en fut nommé l'un des pre-
miers inspecteurs Sa part fut grande dans la rédaction
des traités élémentaires a l'usage de cet établissement-,
et principalement de son solfège, si justement estimé.
Lorsqu'il s'agissaii de son art , Gossec était infatigable !
Il se chargea bientôt des fonctions de professeur , quand
une classe de composition fut ajoutée à celles primitive-
ment ouvertes pour les autres parties de l'enseignement,
et exerça ces fonctions avec un zèle , une ardeur remar-
quables, jusqu'en 1814; il avait alors 81 ans. Ce fut peu
de temps après que M. Papillon de la Ferté, intendant
des menus plaisirs, le priva du petit logement qu'il tenait
du gouvernement. Il s'était figuré que le bon vieux pro-
fesseur était un grand révolutionnaire , parce qu'il avait
mis en musique quelques chants républicains. Cet inten-
dant avait des idées fort étroites, et cela me rappelle un
joli mot de M«'^« Mars, à l'époque où Louis XVIII, prince
adroit et spirituel, venait, à l'occasion de cette charmande
actrice, d'amnistier les violettes, fleur de ralliement des
impérialistes. — « Mademoiselle, lui dit un jour M.
■> Papillon de la Ferté, quand les violettes deviendront-
» elles pour vous des lys? — Ce sera , lui répondit la
" malicieuse comédienne, lorsque les papillons devien-
" dront des aisles. »
— 303 —
Quoiqu'il eût quille renseignemeui, (jossec ne couiiin;;»
pas moins d'avoir des rapporls avec ses collègues el avec
ses élèves. Parmi ces derniers je dois ciier Caiel, Gasse,
Dourlen , né à Dunkerque , Androt , mon à Rome , Dau-
prat, Cazoï et Panseron, compositeur aimable, professeur
distingué, qui a suivi les traces de son excellent maître
en publiant sur l'enseignement des ouvrages d'un haut
mérite.
Gossec avait été nommé membre de l'instilut, classe
des beaux ai is, dès l'origine de ce corps savant , et avait
reçut de Napoléon la décoration de la Légion-d'Honneur,
dans la superbe fête qui eût lieu au camp de Boulogne,
en 180i. H vint en aide, en cette circonstance, à son
collègue el ami ftléhul, pour faire exécuter le beau Chant
dit Déparc dû à l'inspiration énergique el noble de ce
dernier. Le projet de descente en Angleiene était alors
à l'ordre du jour, el ce chant , entonné par douze cents
instrumentistes, el faisant retentir dans le val de Terliuc-
thnu , tous les échos de la côte, produisit une impression
impossible à décrire!.... Le César des temps modernes
venait de monter au capitole !
Sous la restauration , Gossec, entouré de l'estime , de
l'affection des artistes et des amateurs, les voyait saisir
avec empressement toutes les occasions de louer S(tn
caractère et ses travaux. C'est dans ce but qur mon ami.
— 3114 —
M. Cliarles LaftilU; , hoiiimo d'espiit el bon musicien,
propriéiaiie du recueil annuel ayanl poui' litre : Le Sou-
venir de Ménestrels , dont je fus l'un des fondateurs, lui
présenta le volume de 1816, en tète duquel on lit ces vers:
« Toi, qu'on %anle en tous lieux , qu'on aime et qu'on admire !
» Toi. qui pour l'Elernel fis résonner ta lyre ;
» Dont les hymnes sacrés el les brûlants accords ,
» Dès loi) printemps excitaient nos transports !
); Qui par le goût réglant l'essor de Ion génie ,
» Fis d'un nouvel éclat briller la symphonie ,
» Et qui susréunir, ce;nt d'un double laurier.
V La douce voix d'Eucerpe et les chants du guerrier,
u De nos faibles tributs nous t'apportons le gage :
') Accueille nos essais, souris à notre hommage !
» Pour nous loin de prétendre aux sublimes concerls,
» Notre timide luth ne célèbre en ses vers
B Que les tendres amours , les bergères naïves :
» Anime d'un coup-d'œil nos chansons fugitives ,
» Et que d'un noble appui daignant nous soutenir ,
p Ton nom, des ménestrels orne le souvenir ! »
J'assistais au diner où ces vers, qui n'ont de valeur que
par l'inieniion , furent lus à ce vieillard vénérable , el je
le vois encore loul ému , et repondant par des larmes à
l'hommage que ses admirateurs , ses amis chci'chaient à
rendre à son talent.
En 1823 les facultés de Gossec s'affaiblirent peu à
peu , el la mémoire lui fit faute. De temps en temps
copendaul un (rail spirituel , une lueur d'imagination
iraversaioul son cerveau ; c'était l'éclair sillonnant par
intervalles une nuit obscure. Comme toutes les personnes
âgées, il gardait piincipalcmeiit le souvenir des chosses
«!t des lioiiunes qui l'avaient frappé dans sa jeunesse. Ce
souvenir èiaii quelquefois si vif, qu'il oubliait loialemenl
— 305 —
que le leiiips uvaii maiclié. A la suhe d'un voyage en
Allemagne, Panseioii éiani allé le voir, il lui demanda de^
nouvelles de la saule de Gluck qui depuis longiemps
avait disparu de la leire. Resté fidèle à ses goùls , à ses
plaisirs d'autrefois, il se rendait tous les soirs à l'Opéra-
Comique, accompagné de sa bonne Catherine , et se pla-
çait au bout du balcon, à guuclie des spectateurs. Jamais
cette place ne lui fut disputée , et quand , par hazard , un
étranger l'avait prise, il suffisait au vieux compositeur de
se nommer poui- qu'aussitôt elle lui fut lendue Un jour ,
on donnait La Fête du Village voisin et le Calife de Rad-
gad, de Boieldieu ; au second acte de la première de ces
pièces, Gossec s'endormit et ne se réveilla qu'au moment
où l'on jouait le Calife: Ah! bon Dieu, s'éciia-t- il 1....
» que font-il donc ? les voilà représentant La Vête du
» Village voisin en costumes turcs !. .. •>
Cependant son existence devenait à peu prés végéta-
tive Cl il ne la prolongea aussi loin que par les soins
attentifs, délicats que lui prodigua Catherine, aujourd'hui
]\|me Anseaume, femme de sens et de cœur, dans laquelle
il avait i^lacé toute sa confiance. Elle fut en même temps
pour lui une intendante de sa petite fortune , et une fille
tendre et dévouée. D'accoid en cela avec ses amis les
plus intimes, et en particulier avec Sarrelie,ellc pensa que
le séjourde Passy lui serait plus avantageux que celui de
la capitale, et c'est là qu'il coula ses dernieis instants
dans le calme le plus parfait. Sa santé se soutint jusqu'à
la fin ; tous les soirs il disait à sa bonne : <• allons à
» rOpf'ra-Comique, » Lorsque le temps ('taii beau , elle
lui fesail faiie une assez longue promenaLie, el il se figu-
rait avoii' été au ihéâtre ([u'il avait toujours tant aimé.
Il s'éteignit à Passy le 9 fi'vrier iSiî!» , à l'âge de '.)(i ans
— 30^; —
Ses amis, ses élèves fuient aussilôl prévenus de la per-
le douloureuse qu'ils venaient de faire. Caiherine (M""=
Anseaume) pria Panseron de composer un morceau reli-
gieux pour les funérailles de son vieux maiire , mais
celui-ci , par un senlimenl de modestie qui l'honore, lui
répondit que ce soin appartenait à Catel , le plus ancien
dissiple de Gossec, Caiel aloi-s était malade: il insista
pour que Panseron se mit au travail , et ce dernier im-
provisa pour le lendemain un PieJésu à quatre voix, qui
fut chanté par lui, Wartel, Canaple et Dérivis le fils.
Cette composition est remarquable de noblesse , de sen-
timent et d'une grande pureté de facture. Elle obtint
beaucoup de succès , et depuis elle a été exécutée aux
obsèques d'un grand nombre de musiciens , et entr'autres
à celles de Catel, Nourrit, Martin, Plantade, Boieldieu
et Bellini.
Je n'ai pas besoin de dire que le Conservatoire, l'Ins-
lilul et un giand concours d'artistes et d'hommes de
lettres assistèrent à l'enterrement de Gossec. Ses restes
furent conduits au cimetière de l'est (le Père-Lachaise).
Ils reposent dans un enclos où l'on voit les tombes de
Grétry. de Monsigny. de Berton, deMéhul et de beaucoup
d'autres compositeurs célèbres.
Je dois maintenant essayer d'apprécier le talent de
Gossec , entrer dans quelques détails intimes qui feront
mieux connaîiie sa personne, son caractère, et donner
le catalogue aussi complet que possible de ses ouvrages.
— 307 —
VI.
Gossec , on peul le dire avec vérité , à joué de malheur
quant aux œuvres qti'il a produites , en ce que telles
estimables qu'elles soient, elles ont été surpassées dès
leur apparition. Ainsi, il est le créateur de la symphonie
en France, et dans l'année même où il consacrait celle
innovation progressive , Haydn publiait en Allemagne sa
première symphonie. Ses opéras-comiques durent cédei-
le pas à l'inimitable Grélry , et Gluck avec son granti
génie dramatique et l'énergie de son orchestration , vint
condamner à l'oubli les productions que le fils du Hainaui
avait fait entendre sur le théâtre de l'Académie royale de
musique. Ce qui surtout recommande ce dernier et fait
sa gloire auprès des amateurs de l'art, c'est d'avoir régé-
néré la musique française , en rompant avec les vieux
systèmes , les préjugés, et en la plaçant sur la route qui
devait la conduire à l'état de supériorité et d'éclat où elle
est arrivée. Celle gloire est d'autant plus grande qu'aux
difficultés d'atteindre le but qu'il s'était proposé , se join-
gnail la situation obscure el précaire dans laquelle le sort
l'avait fait naître. Quel excellent espril, quelle constance,
quelle fermeté de volonté ne fallui-il pas à ce jeune villa-
geois , gardcur de vaches, sans ressources aucunes , sans
maîtres, pour dépouiller le cahos des doctrines surannées,
en faire jaillir la lumière , et marcher à force d'études ,
vers la science , en posant les bases de ces principes purs
— 30S —
Cl classiques qui ont fiiilde noire école une école modèle!
Comme organisateur, comme professeur, il occupe donc
le premier rang , el jusque dans 1 âge le plus avancé son
amour de l'art lui a fait transmeure à ses élèves les heu-
reux fruits de l'instruction profonde qu'il devait aux
travaux de toute son existence. Parmi ses œuvres il eu
est d'ailleurs qui ne mourront pas, el de ce nombre sont
sa belle Messe des morts , le Salutaris liostia qu'il im -
provisa à la campagne, el plusieurs de ses chants patrio-
tiques , enlr'auires l'hymne à l'Etre suprême C'est bien
d'une semlîlable inspiration que l'enthousiaste abbé
Arnaud , admirateur passionné de Gluck , aurait pu dire :
" Avec une telle musique , on fonderait une religion. »
Dans tout cela il y a du chant noble, expressif, et de celte
flamme prouvant que Gossec avall dans l'àme ce feu sa-
cré qui, selon les Grecs, annonçait que le dieu éiait en
lui! Au talent musical il -«nissait, ce qui se rencontre
rarement, de la littérature. Ses rapports à l'instilui, le
texte des méthodes à la rédaction desquelles il a pris
part , sont écrit avec élégance , avec clarié et pureté. J<«
citerai ici, comme échantillon de son style , une lellre peu
connue adressée par lui en 1810 aux propriétaires du
journal musical ayant pour tiire Les Tablettes de Polym-
nie. Ce journal avait été fondé par M. Garaudé , fort hon-
nête homme sans nul doute, mais dont les idées en musi-
que n'ont pas toujours été dirigées par le goût le plus pur.
M. Garaudé était alors tout italien; il faisait une guerre
acharnée au Conservatoire de Paris , et dans un article
aussi injuste que maladroit , il s'élail avisé de prétendre
que le magnifique opéra de Joseph par Méhul , était une
des plus faibles productions de ce maître, en accompa-
gnant cet arrêt d'une analyse critique pleine de déraison.
— 309 —
Voici ce que C.ossec lui répoiidil : « Depuis le <î m;ii
» dei-nier, époque de mon abomienieui à vos Tablelles
» de Polymnie , j'ai reçu trois mmiéros de celle feuille
» (mai , juin et juillet). Je vous renvoie ceux de mai
» et juin, et je garde celui de juillet comme un monument
>' curieux d'injustice , ou d'impériiie ou de délire. Je
» m'étais inscrit avec plaisir sur la liste de vos abonnés ,
» dans l'espoir de ne trouver dans votre journal que des
» choses instructives, dictées par l'impartialité. Aujour-
» d'hui j'y rencontre des articles diffamatoires, dirigés
» contre des ouvrages admirés de toute l'Europe, et dé-
» prisés ici par quelques misérables pjgmées en fait de
•• musique; des articles dis- je, enfantés sans doute par
» l'ignorance ou par un esprit de parti , et peut-être par
» un motif plus puissant que je n'ose interpréter. Je vous
» priç de faire disparaître mon nom de celui de vos
» abonnés , et de vous dispenser de m'envoyer vos Ta-
» blettes t que je ne veux, plus recevoir. Disposez en
» faveur de quelque malheureux , ou comme il vous
» plaira du reste de l'argent de mon abonnement ; j'en
» fais absolument l'abandon. Je suis votre serviteur,
» Gossec, un des inspecteurs du Conservatoire. — Paris,
» aoiât 1810. »
Ou aime à voir le vénérable professeur défendre ainsi
des hommes d'un talent universellement reconnu des
[)iqùres d'un Aristarque dont le seul litre à la renommée;
en qualité de compositeur, est d'a\oir fait l'air trivial, tant
répété à une certaine époque par les orgues de Barbarie,
sur la chanson du Ménage de Garçon (1).
(1; Ce même M.Garaudé, tout enthousiaste qu'il était alors de la
— 310 —
Je cilorai encore, dnns un genre différent une lellre
ailressée le 14 septembre !808, à M"''" Laure Créiu, dont
le nom a brillé pendant plusieurs années parmi ceux des
actiices faisant partie de rOpéra-Comique :
» Mademoiselle, ayant appris par M™^ Moreau que vous
" vouliez bien me permettre de vous faire hommage de
» deux scènes de mon opéra de Thésée, je m'empresse de
» vous en faire parvenirune copie. Combien je serais glo-
» rifiux, mademoiselle, d'avoir produit ces deux morceaux
» de musique, si vous les jugiez dignes de faire partie
mu.-îiqiic ullramonlaine, avait copetidanl déjà fort mallraité la Vestale
de^ponlini, que, dans sa phiaséologi-i . il Irouvail en ^fénera/ impti-
rement écrite elTemp\ie ùe barbarismes.. Hélas! je n'ai point oublié
les misérables intrigues et les pamphlets de toute couleur qui se ruè-
rent sur les ouvrages de Sponlini, lorsqu'ils parurent sur notre pre-
mière scène lyrique. Il n'y avait pas en ce moment de croque note
qui se constituant savant en us , ne lançât sa critique nauséabonde sur
ce maître, et ne lui donnât le coup de pied de l'âne. Unpublic idolâtre,
applaudissant chaque soir la Vestale ou Fernand Ct.rtès , répondait
triomphalement aux attaques impuissantes des mirmidons contre nn
homme d'un talent colossal. Sans doute il eut été à désirer que
Spontini ne fit pas, dans l'harmonie de ses partitions, certaines fautes
qu'un simple et vulgaire grammairien en musique eut évitées : mais
ces fautes appréciables seulement par les peseurs d'accords , les cal-
culateurs de septième diminuées et de modulations plus ou moins
bien préparées, que sont-elles en présence de tant de vérité, d'effet
tragique et de génie?.. . ce que sont de légères taches dans des dia-
mants et des perles. J'ai connu daus le monde des gens s'amusanl
à rechercher froidement les solécismes pouvant se trouver dans
Corneille, dans Racine, et je les ai toujours grandement pris en pitié.
Avec un peu de travail la science s'acquiert ; mais ce qui ne s'ac-
quiert pas, c'est l'inspiration, ce présent céleste qu'on reçoit en
naissant! C'est l'invenliui» poétique et dramatique, qui seule donne
la vie et l'immortalité aux œuvre? de l'art ! —
— 311 —
• de voire collection ! Rajeunis, embellis par les accents
» enchanteurs de votre voix et par cet uri du chant que
" vous possédez si éminemment , ces morceaux acquer-
•• raient sans doute une fiaîcheur, un lustre que n'a pu leur
' donner ma muse, qui déjà louchait à son déclin quand
» elle les créa. Enfin, si ces deux faibles productions
» oblenaieni votre suffrage el mérilaienl d'occuper par-
» lois un moment vos loisirs , elles seraient du plus
» grand prix à mes yeux et deviendraient pour niui un
» juste sujet de fierté. — Je suis , avec un profond res-
« pect, Madenioiselle, votre très humble et obéissant
» serviteur, Gossec. •
Celte charmante lettre n'exhale-l-elle pas ce parfum
de galanterie respecincuse , de grâce che\aleresqne que
le compositeur avaii respiré, aux plus belles années de
sa vie, dans les salons de M. do la Popelinière el de
Monseisrneur le Prince de Conti ?..
vir.
Gossec était de petite taille , gras , d'apparence un peu
lourde, et toute sa peisonne offrait le spécimen de cer-
tains personnages flamands des tableaux de Meizu et
d'Oslade Sa figure régulière , blanche et rosée respirait
la bonté. Dans son œil d'un bleu gris . il y avait de l'aui-'
mation quand il parlait de son an , et de la finesse lors-
qu'il appréciait les artistes ses contemporains» Il portail
\.\ lète un peu penchée vers le côté gauche , cl était resté
il
- 312 —
fiJele au cobliune el aux liabiliidcs il'auîrofuis. Je If vois
encore en ISOS, lors de n)oii premier voyage à Paris,
avec mon peie, son cumpairioie el son ami, s'acheminer,
en dounanl le bras a ce dernier, vers l'esianiinel hollan-
dais existant a celle époque près du perron du Palais
Royal (i). Il portail la poudre el la queue, un pelil
chapeau a iiois cornes couvrait sa tète , el il élait vêtu
d'un large habit gris, d'an gilel de piqué blanc, d'une
culotte et de bas de soie noire. De grandes boucles
d'argent attachaient ses souliers , et il tenait a la main un
gros jonc à pomme d'ivoire. Arrivés a l'estaminet , les
deux amis, en fidèles enfants du Kainaut , se mirent à
fumer leur' pipe el à boii e de la bière , s'entr eteiianl des
campagnes de leur- pays , des courses en patins sur la
Sanibi'e et des belles chanoinesses du cha()îti'e de ilau-
beiige. Puis nous iioijs rendîaies au ihéàtreFeydeau , ou
l'on donnait ce soir-la la Fau,->se Magie et Richard Cœur-
dc-Lion , ce chei'-d'œuvie de naturel el de grâce dans
lequel Ellevioi! enchantait toute la capitale. C'est lors
(1) Mon père, 1%'icolas-Joseph Hédouiii , étûil né à Xlaubeuge le
•28 janvier l"6o, et avait élait baptisé à la paroisse de Sainl-Pierre.
,1 ai sous les yeux l'extrait de son acte de baplénie . légalisé en
nSS, par M. Auguslin-Pompée Henuet , conseiller du Roi , prévôt,
juge royal , civil et criminel des ville el prévôté de Maubeuge. Mon
père a successivement occupé les places de contrôleur, directeur,
(ïontrôiuur - général el directeur- général des postes el relais de
France. En 1795. lors du procès de Louis XVI, il donna sa démission
(le dirocieiir-général des postes de.-» armées de la Re|)ublique , el fut
obligé de fuir pour ne pas élre guillotiné. Il reprit du service après
1 1 Terri'ur e. nmurul inspecteur-général, (Uuis une de ses tournées,
;i Poiizaiigps , dé|)arlement de la Vendée, le 2 octobre 1808. fi l'âge
de 45 ans. Il avait fait la connaissance de Gossec ctiez M. Rigolel de
Javigriy, in;endanl gi'iiéral des po>tes.
- 313 —
d'iin autre de ces séjours à Piiris que je fis avec mon père
ijii diuer chez Gosseo , place des Italiens , dîner qui a
laissé dans ma mémoire des traces ineffaçables ! En sor-
taiii de table , on passa au salon , et MehuI , l'un des
c;.nvives , m'accompagna au piano l'air du médecin de
son opéia d'Euphrosine et Coradin, et les trois premières
strophes de VHymne à l'Etre Suprême. J'avais alors ime
bi lie voix de baryton, et je sentais vivemenl la musique,
pour moi le plus impressif et le plus cher de tous les arts!
Gossec parut fort content , pressa mon pèi'e de me confier
à ses soins, el de me laisser entrer au Conservatoire :
m,:is celui-ci répondit qu'il m'avail destiné au barreau, et
<i;îe rien ne pouvait changer celle détermination prise en
famille Gossec alla chercher quatre pailitions provenant
du dépôt des fêles nationales, Ylphigéme en Aulide da
Gluck, les Dana'ides de Saliéri, VOEdipe et laCliimène, de
Sacchini, doul il ma fit cadeau. La dernière de ces
œuvres est encore en ma possession , el porte, sur sa
couverture , ce titre en lettres d'or • Directoire. On me
pardonnera , je l'espère , ces fails un peu personnels,
parce qu'ils aidenl à peindre Gossec dans son intérieur,
et sont une pieuve de sa bienveillance envers la jeunesse
Cette bienveillance était extrême 1 Ses nombreux élèves
l'onl surtout ressentie ; chaque jour il leur en donnait
de nouveaux témoignages. Biendifféieni, sous ce rapport,
du grand maître Chérubini , si sévère , et l'on pourrait
même dire (pielquefois si bourru dans son enseignement,
Gi>ssec craignait toujours de blesser, de décourager les
jeunes gens suivant sa classe. Ainsi , quand on lui pré-
sentait un travail ne le saiislaisani pas eutièremeul , il
avait poui' habitude conslanie d'employer cotte locution
oiiginale; •< Mon ami , c'cii bien cela ; mas cependant
» ce n'ebt pas ça. -
— 314 —
Dans le monde, il éiaii aimable, spirituel ei conteur
fort amusant. Tous les événements de la vie, tels pénibles
qu'ils fussent, étaient acceptés par lui a\ ec une philosophie
pratique qu'il devait , sans doute , non-seulement à son
caractère , mais encoie aux rudes épreuves de ses pre-
mières années. J'en citerai un exemple. Le jour de l'en-
terrement de Grétry, en septembre 1813, il était dans la
première voilure du convoi , défilant sur le boulevard
Poissonnièie. On fit arrêter, afin qu'il rentrât chez lui,
aux Menus Plaisirs; mais personne n'eût la pensée de lui
offrir la main pour descendre. Le pauvre vieillard tomba,
la tèie sous les roues de la voiture , et fut recueilli dans
un magasin, à deux pas de l'endroit de sa chute. Heureu-
sement il ne fut point blessé. Il racontait en riant et d'une
façon toul-à-fait drôle sa mésaventure : « Les basques
» de mon habit , la queue de ma perruque, disait-il , ont
- fait tampons, et m'ont préservé de tout mal Ne dois-je
■ pas, d'ailleurs, èiie charmé de cet accident, puisqu'il
• m'a valu les secours et les soins de dames aussi belles
• que bonnes?... »
Quelques personnes pourront trouver frivoles les
détails dans lesquels je vien.s d'entrer, mais ces détails
m'ont pai'u ne pas manquer d'iniérè!, parce qu'ils concer-
nent un homme célèbre. Pourquoi n'aimerail-on point à
savoir ce que cet homme était dans l'intimité ? Comme je
l'di dit à l'occasion de Tabua , dans un écrit qui n'a été
connu que de quelques amis : <■ J'ai toujours aime à voir
» de près les hommes distingués , à les surprendre, pour
■> ainsi dire , hois du rôle que par état ils sont appelés à
*• jouer sur la scène du monde. Aussi avouerai-je que c'est
•■ avec un vif sentiment de plaisir que j'ai lu tout ce que
«. Bernai din de Sainl-Pierie a écrit sur la vie intérieure
— 315 —
• de J. J Rousseau. Il raeonle des parlicularités bien
• plus puériles que celles leiracées dans celle biographie:
» mais il est vrai d'ajouter qu'il les a revêtues du coloris
• de son style admirable , et que malheureusement pour
» moi et pour mes lecteurs, je suis loin de pouvoir pré-
• senler la même excuse. »
Je finis en adressant mes remerciements aux amis
des arts qui m'ont aidé à accomplir ce travail , en me
fournissant des renseignements en grande partie inédits.
Parmi eux je nommerai principalement MM. Panseron,
Dinaux , Michaux aîné d'Avesnes, el Eslienne de Mau-
beuge. Je ne dois pas non plus laisser ignorer que j'ai
largement puisé dans rcxcellente Biographiedes Musiciens
du savant M. Fétis, pour établir le catalogue, aussi coin
plel que possible, des ouvrages de Gossec.
catalocuf: des ouvra(,es de gossec.
HUSIQI'E D EGLISE.
i. — Plusieurs messep, avec oschestre.
2. — Un assez grand nombiede molel s composés pour
l'église el le conceri spirituel , parmi lesquels se trouve
un Exaudiat redemandé plusieurs fois.
3. — La Messe des Woris, gi'uvée en ITfiO. — Les
planches de celle messe n'existent plus.
4. — Un Te Dcum très goùié.
5. — 0 Siduiaris Hostia I à 3 voix, sans accompagne
ment, improvisé chez M. de La Salle.
J'ai laconié les circonstances dans lesquelles ce morce;in
fut composé.
fi. — Plusieurs oratorios, entre autres celui de la
Nnticité. — M. Fétis rappelle qu'il y avait dans cet
ouvrage un chœui d'anges très remarquable, ijui se chau-
lait au-dessus de la voûte de la salle du concert spirituel.
— 3î7 —
MISIQLK DE THF.ATIiE. Au Graul OpS'fl .
7 — Eii 1773, Sabinus, eu 3 actcï.
8. — 1775 Alexis el Dapliiiée, [ i\c[e.
9. — Même aiuioe, PliUemon et liauciy, I acte.
](). — 1776. Hijla.'iel Sy de, I acie.
il. — 1778, L(i rêleJn village, { aclc.
\-2 — \~i>-2. Théiiée, paioies de Quinaiili, 3 acies.
13 — [~9'^. Ld iTjjrue de Tuulon.
14. — M. Le camp de G ranci j ré.
A LA COMÉDIE nALiE.N>E f Opéra-Comiquc J .
15 — 1764. Le faux Lord, 1 acle.
16. — 1766 Les Pêcheurs, 1 acle. — C'e^l l'opt'ra l'e
Gossec qui a suivéeu le plus longtemps. On le dumiail
encore en province il y a 30 ans-.
17. — 1767. Toinon et Toinette, 1 acle.
48. — Même iiiméc , \e Double Déguisement , 1 acle,
n'ayant eu qu'une seule repiéseniaiion.
19. — Le^ Chœurs dWthalie, pour la Cuniédie-Fran-
çaise. — CcscIkimus fureiil repris pour une représenlalion
a bi'néfice donnée a rOp(''ra, el conduilspai' l*ersuis. .\u
dernier, on avaii subslilué le grand chœur fugué en ut ,
de la cr('alion d'IIayd . Gussec n'avait pas éU' prc'vemi
— 31 8 —
de celle subtiuulou , et dii en ce momeul à Persuis :
•- Mon ami, les chœuis d'Alhalie sonl bien de moi, n'est
" ce pas? Eh bien 1 <;n voilà un fort beau, mais que je ne
• reconnais nuUemeni 1 » Il avait alors 90 ans.
il a laissé en portefeuille quelques opéras inachevés,
entre aultes une Nilocris à laquelle, suivant M. Fétis,
il travaillé encore à l'âge de 79 ans.
MUSIQLE POUR LES FÊTES N.'kTIOKALEï
20. — Chant du U juillet (J)ieii du peuple et des rois\
21. — Hymne pour la fête funèbre eu l'honneur de
Marat et Lep(,'lletier, (S'i7 est mai que de iious quelque
chose survive), paioles de Mei'cier de Compiogne.
22. — Chant martial (Si vous voulez trouver la gloire^.
23. — Ode sur l'enfance {Age de l'aimable innocence),
paroles de Paulin Crassous.
24. — Chant patriotique pour l'inauguration des bustes
de Marat et Lcpellctier {Ciloijens dont Rome antique),
paroles de Coupiguy.
25. — Chant patriotique sur le succès de nos armes
{Triomphe, éternelle gloire), paroles du même.
26. — Tiio pour la fêle de l'hymen {Fuyez d'ici,
chœurs insensibles), paroles de Lebrun.
— 319 —
27. — Chœur pour lu fêle de l'Elre-Supréme {Peu} !e>
éveille-toi, romps tes fers).
t>H. — Hymne à VEhe-^upvème (Père de l'univers),
pai'oles de Tlidodore Desorgues.
29. — Hymne à la libené ÇVive d jamais la liberté).
30. — Aulre {Auguste et constante image).
31. — Hymne à riuinianiic (0 mère f/es yer/w.s .^
32. — Uynmc à VE§:ûi[t' {Divinité tutélaire^.
33. — Hymne lunèbre au màues des dépulcb de la
Gironde.
34. — Hymne patriotique (PeM/)/e, réveille toi!)
35. — Hymne à 3 voix, pour la fêle de la Réunion.
36. — Clianl funèbre pour la mort du repiésenianl
Féraud.
37. — Serment républicain {Dieu puissant.')
38. — Chœurs et chants pour l'apothéose de Voltaire,
paroles de Chénier.
3D — Idem pour l'apothéose de Rousseau.
iO. — Musique pour l'enterrement de Mirabeau.
41. — Diverses marches.
4,2. — Orchestration de l'hymne des Marseillais.
Tous ces morceaux étaient gia\ es en petites feuilles,
avec la basse et en paitiiion. Hs se vendaient au 77Jag'(ism
— 320
de tn nsique à l'usage dea fêlet) nationales, rue Jose/jh , n" 1 6.
J'en ai réuîii im ceriain noiubie iroiivés sur les quais de
Paris, sons l'Einpiro.
MUSIQUIÎ INSTRUMKMALK.
43. — 29 symphonies à grand oichesire, dont 3 pour
inslrumenis à venl.
4i. — 3 œuvres de 6 quatuors pour 2 violons, alto et
basse.
45. — - œuvres de (rios pour 2 violons et basse.
46. - 2 œuvres de duos pour 2 violons.
47. — Six sérénades pour violon , flùie, cor, basson
alto et basse.
48. — Une harmonie coucerlante pour onze inslru-
menis obligés.
49. — Plusieurs ouvertures détachées dont une de
chasse , qui eût un grand succès, et donna sans doute à
Méhul ridée de sa Chasse du jeune Henri
Toutes ces pièces furent gravées à Paris , et publiées
chez Vernier, Bailleux, Siéber. Lachevardièie et Leduc.
— 321 —
LITTERATURE MUSICALE.
t>0. — Kxposilion des principes de la musique , sci-
vaul d'introduclion aux solfèges du Conseivaioire.
51 — Rapporis à l'Inslilul suiles progrès des études
musicales , el sur les (ravaux des élevés de l'école de
Rome.
55. — Rapporis divers sur des iiislrumeuls ou des
mélliodes soumis à l'examen de l'Inslilul ou du Conser-
vaîoii'c.
MUSIQUE ELEMENTAIRE.
53. — \jn grand nombre de morceaux à deux, irois
ou quatre parties, dans les solfège du Conservatoire.
'"<> h'psî pMs sans raison que M Féiis a fait les observa-
tions suivantes : « Une récapitulation si considérable,
• bien qu'abr('>gée , doit frapper délonnement , si l'on
• fixe son aiieniion sur les nombreuses occupations qui
» oui lenqtli la vie de Gossec , soit comme professeur,
• soit comme Jirecieurde divers élablissemenis de mu-
» siquc , soit enfin comme inspecteur du Conseï va-
» loiie "
MA PREMIÈRE VISITE
GKETRY,
« Si co n'esi pas là du génie
B inconnu à notre siècle, qu'est-ce
» donc que celle faLulle >i pré-
t) rieuse et si riire , d ntlendrir les
1) Aines les pins froides ?. . . »
Diderot.
MA PREMIÈUK VISITK A r.HÉTRY.
C'était en 1811, et je comiuençais mon droit à Paiis .
une mélancolie profonde, causée parla mort de mon père
et par un de ces chagrins qui s'atiachenî a la jounesse, et
qui ne veulent pas de contideiis, me rendait insensible à
tous les plaisirs. La musique S'ule avait le pouvoir de me
distraire et de faire couler de mes yeux ces larmes qui,
comme une douce rosée, rafraîchissent I ame. La musi-
que... ah I je l'aimais dès mon berceau ; elle fut la conso-
latrice de bien des chagrins, et je sens encore que dans
l'infortune elle me sera toujouis fidèle. — Les opéras de
Gréiry, ses airs pleins de mcHodie, de fraîcheur et d'ex-
pression^ que ma mère me chantait encore enfant , en me
balançant sui- ses genoux, avaient excité mon admiration !
Ce sentiment s'était accru pai' la lecture des mémoiies de
ce chanlre ch ia nature et des passions : j'aime mieux lui
donner ce litre (pie cehîi dii compositeur que l^ Journal
des Débats même lui refuse maiiiienant. Personne plus
que moi ne sait que fauteur de Richard ne fui jamais un
* Cet ariicle a olô ocril i-i» 18-29.
— 32') —
suvanl calculateur de notes . et , cA'sl à mes yeux , le plus
bel éloge qu'on puisse faire de son lalenl. J'avais écrit à
Grélry, six mois avanl de quitter la pi'ovince ; je lui par-
lais avec enthousiasme de ses ouvrages, de Téiat de souf-
france, de langueur dans lequt l me jetait une maladie
nerveuse qui durait depuis deux ans ; la réponse qu'il me
fit, et que je conserverai toujours, était adorable de grâce
et de bonté. « Ce que vous me dites de votre âge et devotre
» santé, m'écrivait ce grand artiste, m'afflige d'autant
« plus , que je perdrais en vous un ami de mes faibles
•■ productions, et, ce qui vaut mieux , une âme sensible
■• dont la nature est avare. Mais à votre âge il y a beau -
•' coup de ressources pour prolonger une vie qui commen-
■> ce.. .. » Il finissait par me témoigner le désir de me
connaître et de me recevoir chez lui , lorsque j'ira's à
Paris. On pense bien qu'à mon arrivée dans la capitale je
n'oubliai pas une invitation qui comblait mes vœux.
Pendant deux mois l'idée de visiter Grétry me troubla. Je
ne crains pas de l'avouer, la vue d'un homme célèbre m'a
toujours causé de l'émotion , et cette émotion a été très-
vive, surtout aux jours de ma jeunesse. Par une belle
matinée d'octobre je quittai le faubourg St. Jacques , et
m acheminai vers le boulevard des Italien'*. Me voilà près
de la porte du n° 7; je franchis le seuil, et le cœur palpi-
tant, la vue troublée, je monte l'escalier qui doit me con-
duire aux appartements d'un second étage. Pour l'être
sensible et appréciateur du génie, la demeure d'un grand
homme ressemble au temple dont un vrai dévot n'approche
q l'en tremblant : le Dieu n'est-il pas là , et n'est-on pas
sous le charme de son influence?... Me voilà dans la
chambre de Grétry, et je n'en épargnerai pas la descrip-
tion à mes lecteurs. Rien n'était plus simple que l'ameu-
— 327 —
blemem de celle pièce. Un grand lit en moire de laine
ronge, une épinellc, qui depuis a appartenu à Nico!o, un
secrétaire antique, une table, quelques chaises et un grand
fauteuil formaient tout son mobilier. Je n'oublierai point
un beau portrait de l'auteur de Sylvain, peint par M""' Le-
brun en 1785, dont il m'adonne la gravure, et un joli
dessin d'Isabey. Il y avait dans celle niodesle retraite
un air de paix, de simplicité qui allait au cœur. Gréiry se
leva de sou fauteuil , placé au coin de la cheminée ^ pout'
venir au devaill de moi. Il élail assez grand , maigre, un
peu voûté , et d'ailleurs d'un abord noble , gracieux et
plein d'aisance. Son front était large et sillonné , comme
(*elui de Gluck, par de légères rides indicatrices de l'acti-
vité de la pensée. La flamme de Tinspiraiiou respirait
dans ses yeux un peu voilés , ce qui leur donnait une
expression de mélancolie charmante. Il avait le nez bien
fait, la bouche un peu enlr'ouvcrle dans le repos, et de
petits plis au coin de la lèvre supérieure qui , lorsque la
conversation ne lui plaisait pas, auraient eu quelque chose
de la malice rabelaisienne , si tout l'ensemble de sa
physionomie n'avait pas été empreinte du caractère de la
bonté et de l'habitude de la souffrance; Ses cheveux longs
tombaient en boucles, blanches comme la neige , sur une
redingote noire à laquelle était attaché le luban de la
Légion-d'PIonneur : tout son aspect offrait à-la-fois je
ne sais quoi de touchant et de vénérable. Il remarqua
mon trouble et ne tarda pas à me lassurer. « J'aime les
•> jeunes gens, me dit-il , et je les aime surtout quand ils
•' cultivent les arts : pourquoi ne seriez-vous pas à votre
1) aise avec moi ? Je n'ai i ien qui doive vous imposer, el
" tout mou mérite c'est d'avoir pris pour guides la nature
e et la vérité — Ah ! lui l'époudis-je , ces guides là ont
358
» VU que vous les suiviez avec ardeur, car ils ne vous oiH
>i jamais abandonné ! »
Nous parlâmes longuement de ses ouvrages , et il me
raconta une foule d'anecdotes qui s'y rattachaient et qui
se liaient à tous les personnages célèbres de son temps.
Diderot, d'Alembert, le comte de Creuiz, Vernet, Greuze,
avaient été ses amis , et il me les dépeignait avec tant
d'esprit , avec une vérité de couleur si piquante , que je
croyais les voir et les entendre. — L'humeur ombrageuse
(le Rousseau avait empêché qu'ils se liass-ent intimement.
M ne l'accusait point, il le plaignait, en l'admirant. « Les
•> âmes froides , s'écria-t-il tout-à-coup, et qui vont por-
" tant le compas de la raison sur les écarts de la sensibi-
» lité, ont beau dire : celui qui fil Emile et le Devin du
» mllùge ne fut jamais un méchant homme !» — Ce n'est
" pas sans motifs , ajouia-t-il quelques instanis après,
•' qu'on prétend que je ne suis pas savant ; je n'ai jamais
» cherché à le devenir, car la science étouffe le nalureL
» De mon temps d'ailleurs (et ici sa lèvre prit cette
•> expression malicieuse que j'ai déjà signalée) le conser-
» vatoire n'exisuilpas, et nous tenions à chanter et à être
» chantés. » — Mon instrumentation est faible, j'en con-
« viens : mais en revanche celle d'aujourd'hui est trop
» forte. Depuis la prise de la Bastille, il faut, à nos oreilles
» blasées, de la musique à coups de canon ; on commence
» par la mousqueterie, soyez bien sûr qu'on ne s'arrêtera
- pas en si beau chemin. » -• Ceci n'at-t-il pas l'air d'une
prédiction , quand ou songe au fracas que Rossini et ses
imitateurs ont introduit dans l'orchestre? — « Vous avez
>■ composé des romances , me dit Gréiry ; il en est une
f que mon neveu m'a fait entendre, et qui m'a fait plaisir:
= 3^23 —
t» c'est la Nouvelle Nina. » — Alors je soi lis de ma poche
une dizaine de morceaux qui n'avalent pas encore été
publiés, et, en balbuiiani : • Je serais trop heureux si^
» parmi ces essais, il s'en trouvait un qui vous parût digne
» de vous être offert. » — Il examina mes manuscrits
avec une inieniion pleine de bienveillance, solfiant à demi-
voix, et battant la mesure avec l'index sur le bras de son
lauleuil. De temps en temps il s'écriait : <■ Cela est bien^
" cela est mail... » Les conseils qu'il me donnait alors
sur la prosodie et sur l'expression étaient remarquables
de justesse, et fixaient toute mon ailenlion. « Ah! voilà
»> le sujet de Velléda , me dit-il : vos vers sont moins
)' poétiques que la prose de Chateaubriand ; mais votre
» musique est bien, elle a du site, la phrase :
I Je descends dans la tombe où dorment mes aïeux
• Me fait songer aux catacombes de Rome. J'accepte la
» dédicace de ce c/tani gfaZ/«^ue. » Ce morceau fut gravé
quelques jours après et dut, sans doute, une partie de son
succès au grand nom de Grétry.
Parmi les compositeurs anciens , il distinguait surtout
Monsigny qu'il appelait le Racine de la musique. « Je
» donnerais, me dit-il , un opéra tout entier, pour les
• quatre notes placées sous ces paroles du duo de Félix :
'- N'y pensons pliis\... » — Dans l'école moderne, il
citait avec un sentiment de prédilection Méliul et Boyeldieu.
(>e dernier venait de publier Jean de Paris. « Connaissez-^
0 vous, me dit Grétry, un air plus vrai , mieux déclamé
') (pie celui du page, dans cet opéra?... — Vous oubliez,
)> lui répnndis-je , le duo des deux vieillards dans la
i: Fausse Magie. •> — L'heure s'avançait , et j'allais le
— 330 —
qiiiUer, lorsque je vis entrer une jeune personne dont la
figure naïve, spiiiluelle et pleine de sensibililé me frappa.
Son leini un peu basané, la finesse de ses irails, sa pelile
laille ei les éelairs qui s'échappaieni de ses yeux noiis,
me la firent prendre pour une créole ou une Portugaise.
C'était AP*^ Marceline Desbordes qui depuis , et sous le
nom de Valmore , a publié des élégies et des romances
délicieuses. Elle avait débuté à Feydeau dans le rôle
d'Elisca ; Grélry l'appelait sa fille , et son âme brûlante,
ses talents la rendaient digne de ce litre. Après quelques
instants de conversation , je soi lis enfin , l'imagination
remplie de ce que je venais de voir, d'entendre, et me
promettant de nouveaux [)laisirs , en me rendant à une
invitation à dîner que m'avait faite Grétiy pour le mercredi
suivant. Caillot , l'ancien acteur de la comédie italienne,
devait faire partie des convives, et j'étais curieux de con-
naître celui qui créa avec tant de succès les rôles de
Sylvain , du père de Lucile , et qui avait laissé au théâtre
et dans le monde la réputation d'un grand artiste et d'un
homme de bien — C'est sur les notes jetées sur le papier,
en sortant de cette première visite , que j'ai rédigé cet
article. Il aura peut-être quelque prix, pour les admira-
teurs d'un homme dont le génie, en dépit de la mode, ne
saurait être oublié !
RICHARD C0EUR-DE-L10.\
DR
GRÉTRY.
DÉTAILS HISTORIQUES ET ANECDOTIQUES
SUR CET OUVRAGE.
« La sensibilité est l'âme du chant,
t' et pour peu que l'on ail de goût,
" on la piéférera toujours à la plus
!• savante exécution , puisque cclie-
» ci ne flatte que l'oreille. «
NisoN DE i,'Ekclo.-.
A MADEMOISELLE ADELINE CHARPENTIER,
DONT LE BEAU TALENT SUR LE PL\NO, INTEBPBÈTE AVEC AUTANT
d'eXPUE-SIOiN Ql'E LE STYLE LES OEUVRES DE GRETBY.
P. H.
RICHARD COEIR-DE'LIOX,
Il est une vériiô que malheureusemenl on est forcé
d'admeilre el de répéier : « c'est qu'en général les œuvres
- d'art sont mal compiises el mal appréciées en France. "
— Il nous faut du nouveau, loujouis du nouveau, n'en fùt-il
plus au monde. — Lorsque quelques années ont passé
sur les productions d'un homme de génie, l'oubli pèse
sur elles de tout son poids , et si l'on vient à en parler,
c'est avec l'accent de l'indifférence ou du dédain. Toute-
fois, il est nécessaire de faire observer que plusieurs des
doc'curs condamnant au néant les chefs-d'œuvre de nos
grands maîtres, ne les connaissent pas, ou ne les ont point
étudiés. — • C'est de la vieille musique, disent-ils; cela
>' est rococo, détestable , et n'est plus à la hauteur des
• progrès du siècle 1... ■' — Grands mots vides de sens,
en vertu desquels ces aristarques imberbes, contempteurs
de Gluck etdeGrétry, admirent comme musique progres-
sive tant de composilions vraiment pitoyables dont les
— X\6 —
ailleurs, que je ne veux pas nommer, usenl el blasciil
nos oreilles, en faisant un lapage irifernal , ainsi que cer-
tains Anglais usenl et blasenl leur estomac, en le remplis-
sant de poivre de Cayenne !
J'ai publie , il y a dix-huit ans , dans le Monde drama-
tique, journal d'art, alors fort répandu à Paris, une série
d'articles sur l'abandon des anciens compositeurs. — Ces
articles furent assez heureux poui- obtenir l'assentiment
de l'illustre Meycrbeer, de Sponiini et de plusieurs ama-
teurs distingués. — Ils contenaient l'histoire de notre
musique dramatique, depuis la prétendue révolution faite
par Rossini, talent admirable, sublime, qui n'a fait parfois
beaucoup de bruit dans l'orchestre que parce que le siècle
voulait de la musique à coups de canon.— Je vengeais les
anciens , à partir de Gluck surtout , de leur exil de la
scène, et je disais que le jour n'était pas loin peut-être,
où on les rappelerait , et où leurs ouvrages seraient de
nouveau justement applaudis. — Je ne m'étais pas trompé,
car ce jour ne tarda point à arriver. — Grétry, Monsigny,
d'Alayrae, Chérubini, Boieldieu, furent tour à tour nom-
més sur les affiches de l'Opéra-Comique. Gluck fut chanté
dans les concerts, dans les salons fashionables, à la cour,
comme à la ville ; el si l'Académie royale et maintenant
impériale de musique ne remit pas au théâtre, Orphée,
Armide , les deux Iphigénie , c'est que, grâce à l'intelli-
gence de son administration , elle n'a pas eu , surtout en
femmes, trois sujets ayant le talent et les tiaditions indis-
pensables pour interpréter ces grandes compositions. Au
demeurant qu'on n'aille pas croire que j'attribue au bon
goût des soit disant diletianii lianrais les hommages qu'ils
ont paru rendre momentanémenl a des hommes de génie,
dont la veille ils foulaient aux pieds le laurier cependant
— 3.37 —
toujours vert : non , et mille fois non 1 ! I Je les cumuiis
assez pour affirmer que ce lelour apparent vers le beau
n'est qu'une affaire de mode ei d'ongoueuicnl , — ils se
pâment encore aujourdliui lorsqu'ils entendent chanter
une fièvre brûlante , comme ils se pâmaient naguère en
entendant ces pâles et triviales romances, ces cavatines à
coups de gosier, à gammes chromatiques montantes et
descendantes, qui ne sont réellement que des gargarismes
et des smor fies.— Pour ces gens-là, l'expression, la puieté,
le sentiment profond, la simplicité seront toujours lettres
mortes. — Enfin il ne comprendront j'amais cette maxime
si vraie de l'un de nos poètes :
a Eu fait de chant , ah ! rien n'est plus facile ,
» Que la difficulté ! <>
Parmi les ouvrages remis à la scène , il faut placer en
première ligne le Hichard Cœur de-Lion deGréiry : —
pour moi c'est le chef-d'œuvre d'un composiieur qui n'a
fait en général que des chefs-d'œuvre. — Peut-être les
abonnés du Ménestrel liront-ils avec quelque intérêt ce
qui se rattache historiquement, anecdoliquement el artis-
tiquement à l'opéra de Richard ; — on aime de nos
jours à connaître les détails intimes concernant un homme
ou une production célèbres.
Depuis longtemps Grétry désirait mettre en musique
un poème sérieux de Sedaine. — Il nous a dit lui-même,
plusieuis fois, que cet auteur lui semblait l'homme par-
excellence, soit pour l'invention des caractères, soit pour
le mérite si rare d'amener les situations de manière à
produire des effets neufs , et cependant toujours dans la
nature. — Kn 1773, Sedaine lui a\ai{ conÇié \c Magnifique;
mais dans cet opéra il n'y avait qu'une scène reniai quable
~ ;w8 —
colle delà lose. — Lié avec Moiis'gny, d'afîeclion, d'inlé-
rèlset de reconnaissance, Sedaine avait remis à ce com-
posiieur le manuscrit de Richard. Monsigny, quel que (ïil
encore son talent , commençait à se fatiguer. — Son bel
opéra de Félix venait d elre critiqué de la manière la plus
acerbe et la plus ridicule par M. le baron de Grimm,
véritable grimaud en musique ; son àme était blessée,
abattue; il craignit de compromettre le succès du drame
de son ami , et surtout de ne point faire assez bien la
fameuse romance du second acte. . . Ce sentiment de mo-
destie, de défiance de la part du chantre du Dései'teur,
n'esl-il pas aussi remarquable que digne d'éloges?... Ne
peut- il pas servir d'exemple et de leçon à certains jeunes
calculateurs de notes qui, de nos jours, ne doutent de rien,
el lèvent les épaules de pitié quand on leur parle de nos
vieux el illustres maîtres !... Ce qu'il y eut de plus déli-
cat encore dans la conduite de Monsigny, c'esi que lui-
même demanda à Sedaine de confier le poème de Richard
a Grétry, alors son rival, dans une lettre ayant fait partie
de ma collection d'autographes el que je me plais à citer :
" Saint-Cloud , ce 2 octobre. — Voilà mon ami , votre
- manuscrit de Richard Cœur-de-Lion. Ne douiez pas
•' que Grétry fasse la musique de celte pièce... à l'égard
^ de votre premier refus , il aurait lori de se fâcher de la
» préférence que vous m'aviez accordée ; si elle ne m'é-
'» tailpas due pour le talent, je la méritais à un autre
-• litre... dans ce moment ce n'esl pas à mon refus que
■ vous la lui offrez ; c'est au contraire moi-même qui
» vous dis : je ne puis faire votre pièce, prenez Grclry.
« Bonjour, mon ami, etc..
Grétry, mù par lo double motif do soutenir sa répuia-
— 339 —
lion el de répondre à la confiance de Monsigny, commença
donc à écrire la musiqne de Richard. - Elle fut achevée
dans les dermiers mois de Tannée 1785, el la premieie
représenlaiion de ce bel ouvrage eul lieu sur le ihéàlre
de rOpéi-a-Comique, dit alors dos Italiens , le 25 oclobrc.
On se ferail difficilement une idée de l'enthousiasme qu'il
excita !... je parle surtout de la musique, car le troisième
acte du poème subit plusieurs changements avant d'être
adopté par le public. — Cent représentations données de
suite suffirent à peine à l'empressemeni de la foule ; par
toute la France on chanta les airs de Richard , dont le
succès ne fut pas moiijs grand à l'étranger. — Au dire des
contemporains, Clairvai jouait admirablement Blondel, cl
M'"^ Larueiie était charmante dans le rôle de Laurette.—
Philippe , dont le nom sert encore à désigner dans les
ouvrages modernes les rôles de son emploi , représentait
le roi. — Voici ce que Giélry, dans ses Essais, dit de cet
artiste : <( A plusieurs répétitions, la beauté de la situa-
» lion, la sensibilité de l'acieui', jointes au désir de bien
" remplir son rôle, exaltaient son imagination au point
» que ses larmes rétouffaient lorsqu'il voulait répoudre à
« Blondel ;
'< Vn rpgard de ma belle, etc. »
• Le joui- de la premièic représentation, cet acteur plein
" de zèle et d'aideur, fut subitement attaqué d'une exiinc-
■> lion de voix ; il n'était plus temps de changer le spec
• tacle : la salle était pleine. Il me fit appeler dans sa
» loge : Voyons , lui dis-je , chanlcz-moi votre romance j
» il articula quelques sons avec peine. C'est bien là la
•' voix d'un prisonnier; vous produirez l'effet (jne je dé-
» sire : chantez et soyez sans inquiétude. »
— 340
II.
La vogue de l'opéra de Richard ne disconlinua pas
jusqu'aux premières années de la révolution ; elle s'accrut
même d'abord, à cause de la situation de l'infortuné
Louis XVI qui, en but aux efforts des factieux, se trouva
bienlôt livré à leurs coups. — C'était avec enthousiasme
'|ue les partisans delà monarchie, les sujets restés fidèles
à ce bon prince, répétaient l'air magnifique de Blondel :
ô mon roi, l'univers l'abandonne '. »
La mode s'était dès longtemps eriiparée des principaux
Incidents de ce beau drame , et l'on voyait la scène de la
reconnaissance entre le monarque anglais et son féal
ménestrel reproduite sur les tapisseries, les tabatières et
les éventails du temps. — Semblables aux Âihéniens par
la vivacité, la légèreté de leur esprit, les Français, à tou-
tes les époques de leur histoire , ont appliqué souvent les
(circonstances les plus graves aux objets les plus futiles,
et fait un sujet d'amusement de ce qui les conduisait à la
mort !...
Le moment arrivait où l'opéia de Richard allait être
frappé de proscription. ^ Le 2 octobre 1789, les gardes-
dii-corps ayant donné un banquet dans la salle de specia-
<le du château de Versailles, aux oiïiciers de la garnison,
entonnèrent, avec l'ardeur la plus chevaleresque, le chani-
D Richard, d mon roi ! en jiiiant de mourir aux pieds du
— 341 —
trône.— Cei élan de fidélité, celte fêle furent transformés
par les révolutionnaires en menaces , en conspiration
«outre la nation , et à dater de cet instant l'œuvre de
Sedaine et de Grétry disparut des théâtres. — Il y a plus,
il eût été dangereux d'en rappeler le souvenir. Notre
«élèbre chanteur Garai en fit l'expérience, et elle manqua,
dans les premiers mois du régime républicain , de lui
coùltr la vie. Jadis attaché à tous les concfiMs de la
cour, niaîlre de chant delà malheureuse et si atrocement
calomniée Marie-Antoiuelte, il était plein de dévouement
cl de reconnaissance pour Louis XVI el toute sa famille.
— Déjà plusieurs fois il s'était compromis par ses discours
a l'époque où ce vertueux monarque étaii prisonnier au
Temple. — Un suir, au foyer de l'Opéra, dit alors Théâtre
n'es arts , il s'avisa dans un moment d'enthousiasme de
chanter ce couplet de la fameuse romance de Richard :
" Dans une leur obscure
« Un roi puissant languit;
« Son servileur gémit
a De sa triste aventure !.. etc. »
aiissitôi il fut arrètt', et il allait être conduit dans l'une de ces
|ti isons d'où l'on ne sortait que pour aller à la guillotine,
li!isque Danton, qui parfois avait de bons moments, inler-
viiil, el s'écria : — • Citoyens, laissez donc libre le citoyen
» Garai I... C'est un imbécille, mais il chante à merveille.
» Quand vous le voudrez , il vous entonnera Ah! ça ira,
» ça ira! avec autant de chaleur qu'il en a mis dans le
» couplet que vous venez d'entendre » — Le tribun du
peuple, Danton, était alors tout puissant, et Garai fut mis
en liberté.
Plusieurs années s'écoulèrent , et quand Xapoléon eul
ceint la couronne impériale, il donna l'ordre de reprendre
— 342 —
hichard. — Oulre sa préclilecliuu pum- cel ouvrage, le
grand homme mellaii une inieuiiou poliiique dans sa
reprise ; il voulait prouver que loin de craindre ce qui
se raiiachait au cuile politique de la vieille monarchie, il
honorait dans Blondel , la fidélité, le dévouement à un
prince malheureux. — Richard fut monté à Saini-Cloud,
avec autant de soin que de luxe , et je tiens de Grétry
quelques détails intéressants sur cette représentation
solennelle. — Les décors furent peints sur des dessins
envoyés d'Allemagne , et offrant la vue exacte de la forle-
I esse où le monarque anglais avait été renfernjé. — Les
costumes des moindres comparses étaient d'une rigou-
reuse vérité. — Le célèbie Gardel avait été chargé de
régler le petit ballet pour la fête qui se passe chez sir
William au troisième acte. —A celte occasion, il advint un
incident qui prouve la justesse d'esprit et de goût de Napo-
léon, même lorsqu'il s'agissait des ai'is. — Aux airs de danse
si naïfs et si bien en situation ducomposiieur, Gardel avait
cru devoir ajouter des airs nouveaux, et d'une couleur tout
à fait différente. — Cela allongeait l'action en diminuant l'in-
térêt, et produisait un contraste choquant.— L'empereui'
ne s'y trompa point ; Grétry ayant été appelé dans sa logei
reçut de la bouche de Sa Majesté les compliments les plus
llatteurs, et le don d'une pension viagère de 6,000 fr.,
iiu'elle accompagna de ces paroles : « Jouissez de votre
" triomphe !.. il n'est pas toutefois sans un légei" nuage ;
* pourquoi avez-vous ajouté à voire tioisième acie des
' airs de danse nouveaux?... ■ — Gréiry se défendii
d'avoir eu part à Celte addition faite à son travail primitif,
et s'en montra même assez mécontent. — « C'est donc
" Gardel qui a imaginé cette soliise , dit l'Empereui I...
" qu'on le fasse venir!... > et Gardel étant arrivé : -^
— 3»3 —
« Monsieur le inaîire des ballcls, croyez vous qu'avec
» mon coslume miliiaire , le chapeau de François I"
• iraii bien sur ma lête?... Non, n'est-ce pas?... dès lors
» ne vous avisez plus de coudre des airs modernes aux
« airs anciens deGrélry. — \ln adminislraiion , en poli
» tique , et même en musique , il n'y a de salut que dans
o l'unité. » — Il serait bien à désirer que cet avis plein
de sens fût suivi par les directeurs et administrateurs de
nos grands théâtres qui , tous les jours , se permettent
d'arranger à leur guise , de mutiler les œuvres des plus
beaux génies. — Est-ce qu'à l'Opéra on ne s'est pas avisé
dernièrement d'ajouter aussi de nouveaux airs de ballet ,
aux airs chaimants , gracieux , et d'un coloris si frais, si
brillant que Rossini a composés pour son 3ioÏ5e français ?
C'est là une véritable profanation , commise dans un but
intéressé!... profanation absurde, du reste, car elle ne
produit que le dégoût et l'ennui , au lieu de l'effet pyra-
midal, fructueux que ses auteurs en attendent. — N'en
déplaise à M. Roqueplan et C% si la critique faisait son
devoir, elle lancerait de toutes p^rls l'anathème contre un
tel vandalisme !
A Paris, sur le théâtre de l'Opéra-Comique, la reprisé
de Richard eut le même succès qu'à Saint-Cloud. — Il y
avait alors des acteurs et des chanteurs réunissant l'ex-
pression dramatique à la voix, l'élégance des manières et
du jeu à toutes les nuances du sentiment scéniquc. —
Elleviou , le plus admirable , le plus parfait ténor, le plus
vrai comédien que j'ai jamais vu sur notre second théâtre
lyrique , jouait le rôle de Blondel. C'était bien lavcugle
clairvoyant conduisant une grande intrigue, pour retrou-
ver le prince auquel il avait voué sa vie. Qu'il était beau
lorsque , resté seul sur la scène, aux premières mesures
■r.i
— 34» —
tif la 1 iiuii! iiL'Uc du yiand air, J('puinllaiil ses irails de la
barbu du vieillard, et se redressant de louiesa hauteur,
il examinait la fortesse , et s'écriait enfin :
a 0 Richard ! i'> mon roi !.. .
a L univers l'abandonne !.. .
avec quelle àme il disait :
c Et sa noble amie ,
« Hélas ! son cœur
8 Doil être navré de douleur!... »
Oui, cet arûsle inimitable m'a laissé des souvenirs qui ne
s'effaceront jamais! Et je suis heureux de trouver de
nouveau l'occasion de payer un tribut d'csiime, de regret
et d'admiraiiou a sa mémoire. — M"'*" Gavaudan , si
espiègle et si expressive à la fois, n'a point été remplacée
dans le rôle du petit Antonio, et Chenard jouait et chantait
sir \Yil!iani avec une rondeur, une intelligence on ne
saurait plus rares. — Comme l'Opéra Comif[Ue a changé
depuis ! L'ambition ridicule d'imiter les Italiens s'esf
emparée des auteurs, des acteurs et des compositeurs.
On fabrique maintenant des espèces de pastiches , des
canevas sans caractère , blessant toutes les vraisemblan-
ces, et dont le but est d'amener des cavatines criblées
dappogiatures , de points d'orgue , des finals à grands
fracas, d'une longueur démesurée, et dans lesquels faction
devient ininU'Uigiîjle. — hiiérèt , espiit , pission, inien-
liùn^ draniaiiques de bon aloi , tout cela a disparu dans
la plupart des ouvrages qu'on nous donne : aussi ces
ouvrages ne vivent-ils qu'un jour. Si l'on reprend parfois
quelques comédies, quelques drames lyriques de l'ancien
répertoire, la serpe des arrangeurs, instrument de dom-
mage s'il en fut jamais , les mutile ; il n'y a plus trace des
mouvements et des traditions qui contribuaient à leur
inijuimei lani.de chaiiiK^s. — En un mui, à quelques rares
exceplious près , rOpéra-Comique, depuis vingt ans, a vu
peiii à pelit s'effacer le cachet d'originalité, de naiionalilé
qui en faisait un spectacle unique en Europe.
La chute de l'empire arriva en 1814. — Richard
n'avait pas cessé d'être joué , et les chroniques du temps
ont raconté, que dans le douloureux trajet de Fontaine-
bleau à l'île d'Elbe, Napoléon fredonnait quelquefois, avec
l'accent de la tristesse, le passage de l'air de Blondel •
B L univers t'abandonne ! »
m.
Les premiers mois de la Restauration donnèrent un
nouveau lustre à l'opéra de Sedaine et de Grétry. — La
pensée si éminemment monarchique de cette oeuvre lui
valut alors sur tous les théâtres , des applaudissements
unanimes. — Il est par le monde des gens ayant ie laleni
de rendre ridicules les plus belles choses. — Je vais en
citer un exemple remarquable. Jausserand ténor qui jadis
avait débuté au théâtre Feydeau, jouant dans une ville de
province le rôle de Blondel , s'avisa de parodier le grand
air, de l'adapter, selon lui , aux circonstances , en chai.-
tanl :
« Louis dix-huil, ù mon rui !
« L'univers le couronne !...
« Tu triomphes par la loi ,
« El nous adorons ta personne!
— 34G —
Je n'ai pas besoin iU: dire que leflel ubienu par lui, fui
dianiélralcmeni opposé à celui qu'il s'éiail promis. Ce
qu'il y eut de plus drôle , c'est qu'un auditeur, fort bon
loyaliste , faillit aller coucher eu prison , parce qu'il siffla
à Joute outrance celle absurde variante. 11 s'expliqua, ei
l'autorité finit par reconnaître qu'il n'était nullement cou
pable du crime de lèse-majesté , et que le pauvre Jaus-
serand , était lui coupable , au premierchef , du crime de
lèse-sens-commun.
J'arrive a une époque qui a laissé des traces viaimenl
douloureuses dans mon âme toute dévouée à l'art fran-
çais. A paitir de 18^5, l'engouement pour la musique
italienne , la retraite des véritables interprètes de nos
anciens opéras , cette manie parisienne d'attaquer les
ouvrages et les hommes de talent de la veille , de mépri-
ser, de dédaigner le lendemain ce qu'on avait d'abord
porté aux nues, interrompirent les représentations de
fi ic'/iarrt. —Voltaire, cet esprit si juste et si fin, a fustigé
cette déplorable n>anie,avecautant de raison que de verve,
dans ces vers :
a Noire public, ce fanlôme inconslant,
« Monstre à cenl voix, cerbère dévorant,
« Qui flatte el inord, qui dresse par sottiso
« Une sialue, et par dégoùl la brise !.. . »
J'ai dit ailleurs ce que je pensais de l'abandon de tant
de chefs-d'œuvre faisant notre gloire, et du dommage que
l'art musical et l'art dramatique en avaient ressenti Cho-
se étonnante ! c'est que dans le paroxismc le plus fort de
la fièvre romantique , on n'ait pas lessusciié le drame de
Sedaine et de Grélry I... Ces messieurs ne parlaient que
de couleur locale, et des croyances et récits du moyen
— "-47 —
îige. — Est-ce que|le poème de Richard nVsl pas une
vieille ballade dialoguée, un auliquo fabliau mis en scène
par un homme que quelques-uns des disciples du grand
Victor oni décoré du litre de Shakespeare en miniature?
Est-ce que la musique de Grétiy, n'exhale pas un vrai
parfum de naïveté gothique?... Cet oubli , ou plutôt ce
dédain , ne peut s'expliquer qu'en se rappelant que le
romantisme , alors applaudi sur les théâtres , devait oflVii"
la personnification du laid physique et moral , et qu'en
fait de musique, sans toutes les forces de l'orchestre, les
trombones et les ophicleides , accompagnant même une
simple romance, il n'y avait pas de salut pour une parti-
tion.
Enfin, en 1840, on reprit quelques anciens ouvrages,
et Richard eut son tour. — Les journaux du temps ont
rendu compte de l'impression produite par cette repi'ise,
impression que je suis loin de croire avoir été tout à fait
franche de la part de plusieurs, mais qui alla jusqu'à l'en-
thousiasme. En effet, pour(iuoi le dissimulerions-nous?
L'affluence qui se porta aux premièies représentations de
Richard n'était pas sans être mise un peu en mouvement
par l'esprit de parti. A diverses époques on a fait de cet
ouvrage une espèce de drapeau , de signe de ralliement
aux principes de la vieille monarchie , et les royalistes
attachés à la branche aînée , imitèrent en celle circons-
tance les impérialistes qui, dans les premières années
de la Restauration , allèrent en masse applaudir Talma
jouant Germanicus ou Sylla et M'^* Mars véiue d'une robe
ornée de violettes : innocente manifestation , consolalion
laissée aux vaincus, et n'offrant aucun danger, quand un
gouvernement a assez d'esprit pour en paralyser relîel. —
Les sots , et ils sont en majorilé dans loiiles les opinions.
— 348 —
loarmeolcreni Talma et M'^'= Mars. — Louis XVIII, priiic*
habile el Icilré , les combla d'éloges. — 11 ordonna qu'on
plaràl des violeiles sur toutes les cheminées du chàleau,
dit à la grande aclrice que la violette était une fleui" trop
jolie pour ue pas la comprendre dans l'amnistie, et lui fil
présent d'une parure en améthystes. — A son tour, Louis-
Philippe , monarque non moins adroit que l'auteur de la
Charte de 18 U , et qui puis'>ii dans ses souvenirs de jeu-
nesse un véi'iiable culte pour la musique de Monsigny et
de Gréiry, fil représenter solennellement l'opéra de Ri-
chard. Ce fut de l'excellenle guerre, en ce qu elle amena
de suite un tiaiu'; de paix. — Il est certain que la pros-
cription d'une œuvre d'art o.i de liltéraîure, qui n'en peul
mais des allusions qu'on en fait jaiilii", n'est pi'.pre qu'a
irriter les esprits , à fomenter le trouble et la sédition :
nous pouriions en citer mille exemples.
IV.
Donnons mainîeiîant un^ analyse aussi rapide que {X»s-.
sible des morceaux composant la partition de Richard.
L'ouveriure , ainsi que l'a dit Gréiry dans ses mémoires,
indique assez que l'action de ce beau di-ame n'est pas
moderne. Le largheUo, suivant l'allégretto d'une facture
tout à fait antique, est d'une grâce el d'un sentiment admi-
rables 1 Ce chant mélancolique peint bien la marche d'un
pauvre aveugle, conduit par un adolescent, el il se repi'o-.
— 340 —
diiil ou ffTel, à la fin (le ruiiveiluro, au niumeiildcronliéo
en scène de Blundel el du pelii Anluiiio. — Le chœur des
villageois, coupaui celle iuiroduciion, est plein de véiilé,
el d'un acceni syllabique loui à faii enlrainanl.
Je ne connais pas de couplels plus jolis , plus naifs que
ceux d'Anlonio :
« La danse ii'esl pas ce que j'aime «
la basse de ce passage :
« El puis nous nous parlons (oui bas »
csl eharmauie , el il y a dans raccouipagnemenl un sol
foniianl pédale, lenu pai- la qiiinle, qui est d'une merveil-
leuse expression.
Souvent, dans la province surloui, ou aiiaque le niou-
vemenl d'un morceau suivanl l'indication banale écriic sur
lu parlilion , sans faire aiienlion au senlinienl du person-
nage qui chaule. — Ainsi en lèle des couplets du pelil
AiUoi}io, il y a le mot allegro, signifiant en général gai,
vif; mais ou se trompe éirangement , en prenant ce mol
à la lettre, comme cela , à ma connaissance , est arrivé à
plusieu!S chefs d'orchestre, car alors on défigure tota-
lement celle délicieuse mélodie. —Il y a de la mélancolie,
de l'amour, du regret, et une admirable naïveté dans ce
que chante Antonio — C'est donc le mouvement allegro
giusio, expressivo, qui est presque aussi lent que Yan-
dante, qu'il faut employer. M'"*' Gavaudan (pii avait reçu
les conseils de Grétry, disait ainsi ces couplet!^ dont
l'effet élait alors euchanteur 1
Le grand air de Hlondcl , depuis la lilouiuelU» jusiiu'à
— ;<50 —
la &^/<?</e si animée qui le termine, esl un poème- Jamais
la musique n'a pièië plus de noblesse , plus de pureté au
dévouement, à l'amitié. — Beaucoup de savants, ou soit
disant tels, ont chicané Giétry sur son orcheslraiion , el
n'en déplaise à leurs excellences , je suis en admiration
devant les dessins d'accompagnement de ce grand air. —
Dans le trio :
a Quoi ! de la pari du gouverneur! »
Grétry a pris une forme de contrepoint, convenant par-
faitement à sir Williams, ç\ la phrase de Blondel :
« La pais , la paix , mes bons amis »
jetlée au milieu des débats , entre le père , et la fille , esl
d'une vérité, d'une puissance étonnantes.
Existe-l-il un chant, plus expressif à la fois, et plus
pudique que celui de l'air de Lauretle :
0 Je crains de lui parler la nuil?... »
quelle fraîcheur dans ce passage :
a 11 me dit je vous aime !... »
quel trouble délicieux dans ces accents :
« El je sens malgré moi ,
< Je sens mon cœur qui bat ,
« El ne sais pas pourquoi ! »
la seconde partie de cette jolie cantilene :
« Puis il prend ma main, »
est pour la passion , l'amour contenus , au dessus de tout
éloge !
— 351 —
Quaiil à la charmanle leçon donnée par l'aveugie à
Laurelle, dans la chansonnelle :
« Un bandeau couvre les yeux
« Du dieu qui rend amoureux. »
on n'a peut êlre pas remarqué ce qu'il y avait de neuf,
d'original , dans la reprise à deux voix , à l'unisson , et à
tour de rôle, du thème ; c'est là de l'invention, de l'esprit,
comme le génie sait en trouver. — Le premier acte est
terminé par la chanson :
a Que le Sultan Saladin ,
a Rassemble dans son jardin , s
dont le cachet antique et populaire , le refiain plein de
franchise vont supérieurement au viel aveugle, qui a fait
partie, en qualité de soldat , des guerres saintes. — La
ritournelle de violon complelte l'effet, et le motif princi-
pal de la chanson, ramené tour à tour dans l'entr'acte ,
par différents instrumenls, achève de donner à la situation
(0 caractère d'unité, si désirable dans toutes les produc-
tions des arts.
Une marche remarquable de chant et de couleur,
ouvre le second acte. Les savants ont reproché à Grétry
d'avoir employé , dans un passage de ce morceau , deux
octaves de suite. Il savait aussi bien qu'eux la règle
défendant la succession de deux consonances parfaites par
mouvement direct, et s'il a agi aiusi, c'est que, comme
dans le bel air de Raoul Barbe Bleue :
n Venez régner en souvcroine »
il avait des raisons pour le faire.
I
Le grand air cliaiiié par Richard a de furi belles pariies;
mais quelques passages , apparlenani à ce (luoii appelait
alors l'air de bravoure, aria di bravura, oui vieilli, sur-
tout celui sur ces paroles :
0 SuspenJs ma douleur ! »
Grélry a fait remarquer, avec raison , que l'emploi des
trompettes et timbales voilées, rappelant dans ce morceau
la gloire du héros chargé de fers, était une innovation,
cl il ajoute qu'elle fut justement sentie.
Nous arrivons à la fameuse romance dont Grélry disait
que c'était le pivot sur lequel devait tourner toute la
pièce :
« Une fièvre brûlante ! »
<!! effet le sujet de cette pièce, c'est un ménestrel parcou-
rant l'Europe pour retrouver et délivrer son prince, el
(|ui cherche, en tous lieux, à se faire reconnaître de lui en
(hantant un air que ce dernier avait fait pot<r sa mie Mar-
guerite , comtesse de Flandres. L'intérêt, la péripétie
(in drame sont là. — x^Ionsigny avait refusé de mettre en
n)usique ce morceau, parce qu'il croyait ne pas pouvoir I(î
(lin; assez bien. — Pour donner une idée des dilïicullés
(|u'ii présentait , et de la manière dont il fut composé, je
citerai les paroles de Grétry :
<■ Si j'acceptai ce bel œuvre dramatique , disait-il ,
" j'avoue que la romance m'inquiétait ainsi que mon con-
•' IVcre. — Je la lis de plusieurs manières, sans liouver ce
•' (jue je cherchais , c'est-à-dire le vieux style , capable
" de plaire aux modernes. — La re( herche que je fis,
» [Mjur choisir paruïi toutes mes idées le chanl «pii existe;
— 353 —
•> se prolongea depuis onze heures du soir jusqu'à quairc
» heures du miuin. — Je me lappelle qu'ayanl soiuié la
•' nuit pour demander du feu : — Vous devez avoir lioid,
•> me dit mon domestique , car vous êtes toujours là à ne
• rien faire. » Ces circonslances de la vie iniime du com-
positeur sont remplies dintérèt; elles peuvent être utiles,
en servant à repousser une erreur assez généralement
répandue : celte erreur est de penser que les choses ayant
le cachet de l'inspiration sont le fruit de l'exaltation du
moment, lejetdUuie flamme s'emparant lotit à coup du
cerveau. — Il n'en est rien , car ce qui esl vraiment beau
dans les ans a toujouis été longuement médité , réfléchi.
Il vient une heure où l'éclair brille, où Minerve loul
armée s'échappe de l'imagination ; mais que de leoiaiivcs
laborieuses il faut faire avant que cette heure sonne !...—
Je me suis toujours défié des aiiistes se vantant de tra-
vailler très-vite , ei menant la composition d'un opéra
(qu'où nie pardonne cette iniage), à toute vapeur. Il est
irès-rare que leurs productions ne déraillent pas , en C(!
sens que ce. sont de tristes avortons , ne donnant signe
d'existence que pendant l'espace de quelquesi soirées. —
Les grands maîtres leur ont cependant à cet égard trans-
mis des leçons qu'ils devi-aienl suivie. — La correspon-
dance de l'immortel Gluck nous apprend qu'il retournait
p.'udant plus d'une année dans sa tète les motifs, les situ-
ations du poème lyrique quon lui avait confié, avant
d'éîcrire une seule note de sa partition. — Boïeldieu a mis
un temps considérable à produire sou admirable Dame
blanche , et l'illustre 3Ieyerbeer ue tiouve jamais qu'il a
a-i.^ez travaillé les clufi-d'œavre dont il enrichit noire
srène.
La romance l'ne fièvre brûlante est sublime de siujpli-
— 354 —
cilé et d'expression ! — base essenlielle de l'opéi'a de
Richard, le molifeii est rëpclé un grand nombre de fois,
dans le cours de la parliiion ; laniôt sans accompagne-
ment , puis avec variations , avec accompagnemenis ,
ensuite avec les paroles, avec nouvelles variations à dou-
ble corde ; dans le morceau d'ensemble où Blondel se fait
reconnaître , et enfin dans le dernier chœur où Richard,
Blondel et Marguei ite le chantent en trio. Grâce à la
beauté incomparable de la mélodie et à ces diverses
transformations , jamais personne ne s'est plaint d'avoir
entendu trop souvent ce morceau. — Comme cela est sou-
vent arrivé pour des productions de haute valeur, l'envie
a cherché à ravir à Grétry cette perle de sa couronne. —
D'abord on a prétendu qu'il l'avait trouvée dans un
manuscrit de la blibliolhèque royale , et ensuite qu'il la
(levait à d'Alayrae.— Ces deux assertions sont aussi men-
songères qu'absurdes. —Jamais on n'a pu citer le numéro,
le litre du manuscrit contenant le texte musical sur lequel
Grétry aurait transporté les paroles de Sedaine.— On n'a
pas d'ailleurs remarqué une chose toute simple et qui
détruit totalement le dire des envieux : c'est que le chant
du compositeur a bien la couleur du vieux style des lais de
Thibault, roi de Navarre, et de Raoul, comte de Soissons,
niais tout à fait modernisée. — Quant au cadeau fait par
d'Alayrae à Grétry, je vais rappeler une circonstance qui
m'est personnelle, afin de prouver que ce fait est de toute
fausseté. En 1808, à Fontenay-sous-Bois, dans un dé-
ji'ùner chez Guilbert Pixérecourt, j'interrogeai l'auteur
(le Camille sur la paternité qui lui était attribuée, et voici
ce qu'il me répondit : « Malgré mon estime , mon aiïec-
• tion , mon admiration pour Gr('>iry, je vous jure que
•' si j'avais eu le bonheur de trouver ce beau chaut, je
" l'eusse gardé pour moi ! •
— ;<55 —
Le chœur des soldats qui vienncni arrètei- Bloiidel :
« Sai3 lu , connois tu ,
« Qui peut l'avoir répondu? s
est d'une allure aussi franche que vigoureuse, ei dans la
couleur el le genre du vieux contre point. — « Les guer-
» riers de ce temps, dit Grétry, les idées qu'on se fait do
» ce siècle religieux, m'ont suggéré cette espèce de mu-
» sique. d — Dans la réponse de Blondel :
« Ah ! sans doute, quelque passant
« Que diverlissail mon chant !... »
il y a la frayeur feinte , le ton naïf el nasillard d'un pauvre
aveugle qu'on veut mettre en prison. — Peu à peu il se
rassure, el c'est avec plus de fermeté qu'il demande à par-
ier au gouverneur :
« Pour un avis important
« Qu'il doit savoir à l'instant. »
le gouverneur arrive, le chani esl suspendu ; Blondel se
sert avec adresse de la confidence que Laurette lui a faite,
afin d'expliquer son chant au pied de la tour, et dit a
parte h Floresian : — « Pour qu'on ne soupçonne rien de
•> ma mission, grondez-moi bien fort, et renvoyez-moi. »
— « Tu as raison , répond celui-ci , en ajoutant : « Ce
n drôle a vraiment de l'esprit !... » — Alors le chœur re-
prend et se trouve coupé par les supplications, les prières
du petit Antonio, accouru au bruit que font les soldats,
et craignant qu'on emprisonne son vieil ami, le père
Blondel. — Ce qu'il chante est délicieux de sentiment, de
grâce, et forme contraste avec les accents rudes, sévè-
res des gardes du château. En son entier ce final esl de
l'effet le plus dramatique, cl dot dignement le second
acte.
— oôG —
Deuxuios font paiiie du iroisième acle.— Le premier,
entre Blondel et deux valets de la comtesse, est plein de
iKUurel, et le second est d'une mélodie et d'un charme
remarquables 1
Le morceau d'ensemble, dans lequel Blonde l se fuit
reconnaître, est une de ces créations dramatiques inhé-
rentes au talent de Grétrj , où la vérité , l'expression , la
finesse des détails abondent.
« Oui, chevaliers, oui, ce rempart
a Tient prisonnier le roi Rictiord !
chante le ménestrel.
« Qui vous l'a dit!... par quel hazarJ?...
réjpond le chœur ; et alois Blondel explique comment,
sous le costume d'un vieil aveugle, il a pu s'approcher du
roi. Puis , s'adressant à la comtesse , il ajoute :
« Sa voix a pénétré mon âme,
« Je la connais, oui, oui, madame!.. »
Et la phrase musicale placée sur ces paroles, rappelé en-
tièrement le thème de la romance Une fièvre brûlanle,
sur une mesure différente ; intention éminemment hei-
reuse , qui ne pouvait venir qu'à un compositeur aus>i
spirituel que Grétry. — Comme le plaisir et les larmes
brillent dans ce passage chanté par la comtesse :
I.! Ah! s il est vrai, quel jour prospère !...
« Ah ! grand Dieu, mon cœur se serre
« De joie et de saisissement ! 1 »
quelle vigueur et quelle franchise dans cet ensemble :
« Traviiillons, travaillons
« A sa délivrance ! !
— 357 —
la fin de co morceau, allegrello nniniato, en six liiiii,
peiiil admirablcmem la joie, l'ëtoiincmeiit des chevaliers :
« Oui, c'est BlonJel,
a Quel coup du ciel '.
« C'est noire ami Blondel ! ! m
couleur antique, simplicité villageoise, tout cela se trouve
dans les couplets précédant la fête , et dans les airs de
danse qui les suivent.
Le gouverneur est arrèlé, et alors se développe le final,
commençant par ce chœur :
« Que Richard à l'instant
« Soit remis duns nos mains!... »
le théâtre change , ou se bat, on escalade les remparts du
château , et Richard est délivré. — La belle marche tri-
omphnle servant au défilé des vainqueui^s , appartenait
primitivement à la partition des Mariages Samnites. —
Le chant dialogué reprend ensuite, el se termine par un
chœur, au milieu duquel se trouve, en trio, l'air unefièvie
brûlante , pierre fondamentale de ce beau monumci't
lyriipie.
V.
On a refait la musique de plusieurs opéras anciens,
mais je suis persuadé (|u'on ne refera jamais celle de
— 358 —
Richard. Qui oserait loucher à celle œuvre empreinle
d'une couleur locale admirable , et dont chaque partie si
belle , si pure de senlimenl , concourt à produire un loui
vraiment parfait!... je sais que Gréiry lui-même avait
presque exprimé le désir qu'un jour on donnât plus de
force à son orchestration. — C'est ce qu'a fait M Adam
pour Richard, et je suis loin de l'eu blâmer. Toutefois,
un semblable travail , quoiqu'il ne soit en général que de
remplissage , exige du goût , du tact , et ce compositeur
me paraît ne les avoir pas toujours employés en celle cir-
constance. Je n'en citerai qu'un exemple, c'est le malen-
contreux trémolo ajouté par lui dans l'accompaguement
de la seconde stance A' Une fièvre brûlante. Qu'est-ce que
cela signifie?... M.Adam a-t-il voulu, en faisant delà
musique imiiative , peindre dans l'orchestre le trouble,
l'agitaiion s'emparant des personnages au moment où ils
se reconnaissent? Eh bien I s'il en est ainsi, il s'est, selon
moi, eniièrement fourvoyé, en sacrifiant à un effet pure-
ment matériel, le sentiment, la vérité de site de cette belle
romance, et la pensée du compositeur. — Blondel est
censé s'accompagner avec une simple viole, et l'orchestre
qui soutient sa vuix ne doit pas sortir des notes tenues
que Gréiry lui a données. — Seulement, cette seconde
stance exige une exécution plus pressée, plus animée. —
Ce n'est pas d'ailleurs dans l'accompagnement que le
«rouble, l'agitation doivent se fair(! sentir, mais dans l'ac-
cent des acteurs qui, lorsqu'ils ont de l'intelligence et de
l'âme, arrive à l'exaliation la plus vive.... C'était ainsi
qu'Elleviou et Gavaudan inlerprélaient ce passage de leur
rôle, et l'orchestre se bornait à être leur très humble
serviteur, sans s'aviser de se livrer à un tremblement,
souvent liès-bien plac(' dans une iragi'die lyrique, cl
— 359 —
dans tous les morceaux de force, mais très-ridicule pour
accompagner une naïve romance du temps de la seconde
croisade. — M. Adam me pardonnera , je l'espère, celle
observation que je soumets à son talent, à son goût
qu'il devrait affranchir des exigences de celle portion
du public aimant l'exagération et le bruit.— Qu'on donne
un peu plus d'éloffe aux accompagnements des opéras de
Gréiry, qu'on en double les parties , je conçois et j'ap-
prouve cela : mais qu'on n'altère jamais ses intentions.
C'est un de ces hommes dont, ainsi que le disait un ancien:
• Il faut suivre les traces à genoux, et respecter toujours
« la pensée ' »
Peut-être quelques fâcheux, appartenant à la secte des
dénigrants en fait d'ancienne musique, trouveront-ils que
j'ai donné trop d'étendue à ce travail sur l'opéra de
Richard ? ... leur opinion me louche fort peu , et si elle a
quelque chose de fondé, beaucoup de lecteurs me pardon-
neront, en faveur de la vénération que m'inspire la mé-
moire de Gréiry, vénération qu'ils approuvent et parta-
gent. — Jamais je n'oublierai l'intérêt , l'affeciion que ce
grand artiste m'a témoignés. J'en ai déjà consigné de
précieux souvenirs dans un opuscule ayant pour titre :
Ma première, visite , cl qui a été reproduit dans plusieurs
recueils et journaux. — Peu d'instants avant sa mort,
(j'avais alors quitté Paris), il remit à Bouilly une boucle
de ses cheveux pour la partager avec moi. Je reçus cette
relique, ornant une tabatière sur le couvercle de laquelle
est une miniature d'après une sainte Cécile du Domini-
quin , avec ces vers :
a Du plus lionorable héritage
« Je fais avec toi le partage ;
B Ami, garde toujours li's cheveux de celui
24
— :u,o —
« Donl les divins accents vivront dans tous les />ges !
a Qui comme toi chante et sent ses ouvrages,
a Mérite bien d'avoir quelque cbose de lui. »
Ces témoignages d'amitié, d'eslime, de la part d'hommes
distingués, qui encouragèrent ma jeunesse, composent à
mes yeux un véritable trésor, et font ma joie et mes re-
grets. — Je commence à entrer dans cet âge où Ton n'a
plus d'illusions quant à l'avenir, et où le reflet des beaux
jours écoulés colore seul les instants d'existence qui nous
resteut. — Sans doute les souvenirs de bonheur sont des
songes , mais ces songes nous consolent et nous bercent
jusqu'au moment où ils s'éteignent avec nous dans l'éler-
nelle nuit. — Presque tous ceux que jai nommés, en
retraçant l'histoire de l'opéra de Richard, ont disparu de
la vie, depuis Grétry, mort en 1813, jusqu'à Bouilly et
EUeviou que l'année 184!2 a vus descendre dans la tombe.
— Ah ! ce n'est pas sans raison qu'une femme , célèbre
par la délicatesse de son esprit et la noblesse de son ca-
ractère , a laissé s'échapper de sa plume ces simples et
mélancoliques paroles : « A mesure qu'on avance , les
» espérances s'évanouissent ; on se voit successivement
» enlever tous les objets de son affection ; et l'attrait
» d'un intérêt nouveau , le changement des cœurs , l'in-
» constance, l'ingratitude, la mort dépeuplent peu à peu
» ce monde enchanté, dont, jeune, on faisait son idole! »
APPENDICE.
Pendant plusieurs années, et à partir du moment où
un artiste d'un talent remarquable, Rossini , a abusé du
crescendo, les gens qui n'ont point de goût, et dont les
oreilles, comme disait le vieux Tarchi , sont doublées de
cornes, se sont mis à déblatérer sur la faiblesse d'orches-
tration de nos anciens opéras , et sur le défaut de science
de nos aimables et vénérables maîtres. — Ils ignoraient
que Rossini admirait ces maîtres autant que personne ;
que s'il faisait plus de bruil qu'eux, c'était pour complaire
à la généralité blasée par les révolutions, et les coups de
canon des victoires de l'empire. — En effet, depuis 1789,
le cresce/if/j s'était développé en toutes clioses, et dans
les arts, en littérature, en politique, en morale, et jusque
dans les tubitudes de la vie intime, il était devenu le
principal élément de succès, le favori et la folie du siècle.
Mais aujourd'hui l'on commence à se guérir de celte
monomanic pour le tapage , pour les effets forcés , et à
rendre justice au génie d'abord dclais?sé. — Nos meilleurs
critiques en musique, ne craignent plus d'exprimer leur
sympathie pour Grélry. — D<'rnièremont encore (7 ocio-
— 3G> —
bre 1854), dans un feuilleton du journal le Pays, M. Es-
cudier a dit, en parlant de l'auteur ôehichard, de yAmanf
jaloux, et de Zémire et Azo7' :
« Nul homme n'a été doué plus heureusement par la
» nature du génie mélodique. — C'est ce dont ne veuillent
" pas convenir les connaisseurs à la douzaine , pauvres
" hères souriant d'un œil humide au spectacle de toutes
» les infirmités étalées sous nos yeux par les imitateurs
» de Rossini. — Grétry a produit un nombre infini de
• mélodies, Toutes également neuves et originales. Sa
» carrière lut merveilleusement remplie jusqu'au bout. »
Mais, ne cessent de répéter les pédants, les mathémati-
ciens en musique : « Il n'avait pas de science, savait mé-
•• diocrement le contre point, et écrivait avec embarras
» un morceau à plus de deux parties. ■ — Je cite textu-
ellement un critique de Grétry, qui s'est exprimé ainsi
dans le feuilleton d'un journal de Paris , sous la date du
7 juin 1853, afin qu'on ne m'accuse pas de prêter aux dé-
tracteurs de ce grand artiste, les sottises que je viens de
rappeler et que je vais combattre.
Il faudrait d'abord savoir ce que ce critique entend par
la science en musique. Est-ce l'observation miimiieuse
des règles établies par les calculateurs de notes? Sous ce
rapport, j'en conviens, Grétry est peccable, comme l'ont
été depuis Spuntiny et même Rossini. Il a fait des fautes
d'orthographe , ainsi que Corneille a fait quelquefois des
fautes de français ; mais il est toujours vrai, gracieux,
louchant, dramatique, spirituel, plein de couleur, de
înouvement : et dans les arts n'est-ce pas posséder l'essen-
tiel que de posséder ces qualités?... Est-ce que la missiou
— 3G3 —
de celui qui les cullivc n'esi pas, avant loiites choses, de
plaire, d'émouvoir, de charmer?... «juaiid nous allons en-
tendre un opéra , ce n'est point pour assister à une leçon
d'algèbre. — Que m'importe ce que vous appelez votre
science, si elle m'ennuie, si elle me glace ! A ce compte,
Rembrandt dont le dessin est loin d'être toujours correct,
dont la perspective est souvent maladroite, serait au-des-
sous du plus froid élève de l'école de David. — Quant à
oser dire que Grétry ne pouvait écrire un morceau à plus
de deux parties , c'est le comble de l'absurdité 1 la belle
scène d'explication du troisième acte de Y A ma ni jaloux,
l'évocation de la Fausee Magie, le chœur des femmes dans
Guillaume Tell , celui des jaunissaires dans les Deux
Avares, le trio du miroir enchanté dans Zèmireet Azor,
le quatuor fugué de l'épreuve villageoise, et vingt autres
morceaux de ses ouvrages, répondent suffisamment à
cette accusation d'ignorance. L'ouverture de Panurge,
dont le sujet et si richement développé , celle d'Elisca,
si originale , si pittoresque , prouvent qu'il entendait
assez la composition d'une œuvre à plusieurs parties ,
pour la traiter en maître , et pour plaire aux vrais
connaisseurs.
Je viens de parler de YEpreuve villageoise ce chef-
d'œuvre de grâce, de naturel, que Garât appelait un jour
devant moi le diamant des diamants. L'heureux et habile
directeur de l'Opéra-Comique , M. Perrin , a remis à la
scène , il y a quelques mois , ce délicieux ouvrage , avec
un soin honorant son intelligence et son bon goût. Le
public s'est porté en foule à cette reprise , et a applaudi
avec ivresse les chansons, (le critique que je combats a le
malheur de ne voir dans Grétry qu'un chansonnier ju'il
— 3G4 —
compare à Désaugiers el à Armand Gouffé) du maladroit
lif'geois auteur du final :
« André , André, lu me l'pairas, j'en jure !! »
e( de cette admirable cavatine :
(t Adieu Marton, adieu Lisette ! >
le critique convient toutefois' du succès de cette reprise ;
il va même jusqu'à rappeler en prose , à propos du vieux
Grétry, ce joli vers de Vigée sur la Fontaine :
a Le bon homme, entre nous, n'avait que du génie. »
mais, comme le génie ne suffit pas à ce monsieur qui
appartient , selon l'immortel fabuliste , à la secte de ceux
ayant le goût difficile, afin de se donner raison, il pré-
tend, (je cite toujours textuellement) : « Que M. Auber
» sest permis de faire un peu la toilette au bonhomme,
» de friser sa perruque , de boucher les trous de sa robe
» de chambre; de remettre en ordre sa partition déla-
» brée , el qu'il a fait plus pour l'épreuve villageoise que
» Grétry lui-même. »
Ici j'avoue que je suis indigné de l'excès d'outre-cui-
dance et de mauvaise foi du critique ! — Il est vrai que
M. Auber a été prié de donner un peu plus d'ampleur à
l'instrumentation de l'opéra de Grétry : mais en homme
d'un grand talent, et plein de lespect, d'admiration pour
le maître dont, mieux que personne, il a suivi les traces,
il n'a pas ajouté une pensée, pas changé un motif à cette
œuvre charmante. Après s'être longtemps df'fendu d'y
toucher, il a borné son travail à quelques détails d'or-
chestration, devant répondre aux exigences du goût actuel
en fait d'accompagnement. Cependant, s'il fallait en croire
— 305 —
le savant ci itique : « le vieuK Gi'ëlry, (s'il reveiiaii en ce
» monde) ne reconnaîtrait pas son ouvrage. » — Or, j'ai
assisté deux fois à celte reprise, j ai sous les yeux la par-
tition pour le piano , conforme à la représentation , et
en la comparant avec la partition ancienne , j'affirme
que rien n'est plus faux que les assertions de l'Aristar-
que voulant ravir à Grétry tout le mérite de sa compo-
sition.
Au surplus, je vais donner un exemple de l'ineptie de
cet Aristarque. — Peu de personnes , s'occupant de mu-
sique dramatique, ignorent que VEpi'euve villageoise est
terminée par des couplets sur un joli air de vaudeville,
composé par Grétry. — Autrefois ces couplets étaient
chantés, à tour de rùle, par tous les personnages de la
pièce. A la reprise, on n'a conservé, je ne sais pourquoi,
que celui de Denise ;
« On dit que l'mariage
« Est un long pel'rinage
et sur le même air, l'air de Grétnj, Denise, après le
refrain répété en chœur, chante les paroles suivantes :
« Jadis au parterre
« Grétry savait plaire ,
« Sa muse légère
« Lui dictait ses chants ;
0 Heureux si ses doux acoenls
'< Peuvent conr.me au bon vieux temps
a Emouvoir la salle entière. »
Voilà , c'est à ne pas y croire , ce que dit à celte occa-
sion l'illustre critique : « Le couplet final a été changé,
» c'est maintenant un hommage à Grétry sur des vers,
» (quel français) 1 de qui? je lignore. M. Auber aura
— 366 —
» retrouvé dans ses vieux carions un petit pont neuf, qui
» a servi d'accompagnemeni à ce vaudeville. »
Eh bien ! ce petit pont neuf, attribué au compositeur de
la Muette , est de Grétry. Ayez donc confiance dans les
gens qui connaissent si bien le sujet qu'ils traitent I ins-
truisez-vous chaque matin , eu dévorant, avec les yeux de
la foi, les diatribes de ces nains, contempteurs du talent,
du génie, qui cherchent, avec leur petite piume, à bar-
bouiller les statues de nos grands artistes ! . . . Si le hazard
a fait tomber ce malencontreux feuilleton entre les mains
de M. Auber, ce compositeur que j'estime , et que j'ad-
mire, a du lever les épaules de pitié ! — Surtout en lisant
le passage dans lequel l'Aristarque déclare sérieusement
que Grétry avait l'oreille très 7nal construite et fort rebelle.
Après un tel arrêt qui fait pâlir tous ceux rendus par le
roi Midas, et par le brid'oison de Beaumarchais, il ne me
reste qu'à poser la plume.
LESUEUR.
« Plein de l'idée d'ennoblir et d'utiliser
M son art, il s'est particulièrement attaché
» à lui découvrir des faces augustes et
» imposantes , de vastes et profondes
i) perspectives, et un plus grand accrois-
)j sèment de puissance. «
DiCASCEi. , mémoire pour Lesueur,
page 33.
rtSLElR.
L'auteur de la musique des bardes , et de tant de com-
positions qui ont fiiit l'admiraiion de l'Europe, vient de
mourir! C'est à la fois un devoir et un besoin pour moi
d'exprimer les regrets que sa perte m'inspire, et de join-
dre ma faible part d'hommages pour sa mémoire vénérée,
à celle qui lui sera faite par tous les organes de la presse.
— Il daignait, depuis les premiers jours de ma jeunesse,
m'iîonorer de son amitié ; je l'ai connu dans l'intimité du
foyer domestique ; j'ai reçu de sa bouche une foule de
renseignements pleins d'iniéièt, touchaut sa carrière d'ar-
tiste : que de motifs pour ne point garder le silence au
moment où la tombe se ferme sur lui 1...
Lesueur appartenait à une ancienne famille de Picardie
ayant , à diverses époques , produit des hommes distin-
gués. — Le peintre de la vie de St.-Biuno, le Raphaël de
la France, était un de ses ancêtres , et son portrait ornait
le salon du compositeur qui , dans ses ouvrages , a été»
comme lui , si pur et si élevé , si sévère et si gracieux !
Tout enfant, la musique même la [)lus simple exerçait sur
son âme et sur ses oiganes un effet étonnant. Il habitait
la campagne et n'avait jamais eiUendu d'harmonie, lorsque
se trouvant un jour sur le bord de la roule conduisant à
- 370 —
Abbeville , il apperçul un régiment faisant halle pour se
reposer. — Bientôt l'orchestre militaire frappa ses oreilles
en exécutant des morceaux à plusieurs parties : « Oh !
» mon Dieu ! s'écria le petit Lesueur étonné et ravi!...
» plusieurs airs à la fois! » Cet instant décida de sa
vocation , ainsi que la vue d'un tableau de Cimabuë, la
lecture d'une ode de Malherbe , décidèrent de celles du
Giolto et de la Fontaine , comme peintre et comme poète.
Ce fut peu de temps après qu'un ecclésiastique, ami de
sa famille, le fit entrer à l'école de musique de la cathédrale
d'Amiens. Il commença en même temps ses études au
collège de cette ville, avec une véritable distinction : aussi
peu d'artistes ont possédé à un aussi haut degré que lui
la connaissance des langues mortes et des auteurs de
l'antiquité. — Très jeune encore il devint tour à tour maî-
tre de musique des cathédrales de Sens , de Dijon , et fut
ensuite nommé à la maîtrise des Saints-Innocents de
Paris. — Lié dès lors avec Philidor, Grétry, Gossec et
surtout Sacchini , qui lui avait voué la plus tendre affec-
tion, à 22 ans et quelques mois il sortit vainqueur du
grand concours ayant eu lieu pour la maîtrise de Notre-
Dame. Après sa réception il écrivit des motets qui , de
prime abord , le placèrent au premier rang parmi les
compositeurs de musique religieuse.
La révolution étantarrivé, Lesueur composa son premier
ouvrage dramatique, la Caverne, et ce début fut un chef-
d'œuvre. Cette partition unit à des chants d'une mélodie
vive, naturelle, inspirée, une énergie digne de Gluck, et
un travail d'orchestre aussi pur, aussi savant qu'il soit
possible de l'établii-, quand on ne veut pas, comme on l'a
lenlé de nos jours, faire de la niusuiue un conlinuel pro-
blême de maihémaiiques. — Les couplets de Léonarde,
le beau irio du premier acte, l'air de Séraphine , celui de
Rolaiido , les chœurs syllabiques des voleurs , dans les-
quels Lesueur a introduit des silences à la suite des cres-
cendos , de l'effet le plus saisissant , sont des modèles de
grâce, d'expression, de vigueur! Paul et Virginie, où se
trouve un hymne au soleil ayant tout l'éclat , toute la cha-
leur de cet astre vivifiant , et Télemaque , ajoutèrent à sa
réputation et lui valurent d'être nommé l'un des inspec-
teurs généraux du Conservatoire, à la création de cet éta-
blissement. Bientôt l'envie fit siffler sur lui ses serpents,
et il se défendit de leurs morsures avec une noblesse, une
modération dignes d'une aussi belle cause que la sienne.
— Il faut lire les mémoires publiés alors par lui , par son
ami l'avocat Ducancel, mémoires que je conserve précieu-
sement , pour se faire une idée de la portée de l'esprit, et
de l'élévation du caractère de ce grand artiste 1 Etranger
à l'intrigue , aux passions viles et haineuses , afin de les
combattre , il n'a besoin que de leur exposer sa vie dans
toute sa simplicité. — Les hommes les plus honorables se
groupèrent à cette époque autour de lui ; ce fut l'un d'eux
qui, prophétisant le succès (\^?> Bardes , lui disait dans
une épîlre en vers, ù propos des ennemis qui l'assaillaient :
a Agile les lauriers... lu triompheras d'eux
a Comme Ossiaii des Scandinaves !... »
toutefois leur méchanceté , leur bassesse allèrent trop
loin, et le chef du gouvernement d'alors , Napoléon F"",
qui veillait sur Lesueur, dont il estimait la personne et
admirait les ouvrages , sut interposer sa main puissante
pour faire rentrer dans le néant la tourbe de ses détrac-
teurs. — Malgré leurs efforts pour empêcher la n)ise en
— 372 —
scène d'Ossian, il ordonna que cet ouvrage fui monté avec
soin, magnificence, et se rendit à la première représen-
tation , avec l'impératrice et les principaux personnages
de sa cour. Trois actes sont joués et sont vivement
applaudis. — <> Allez dire à Lesueur que je veux le
» voir, lui parler, (dit l'empereur à l'un de ses grands
» officiers). » — On le cherche partout : depuis deux
jours et deux nuits le compositeur n'avait pas pris un ins-
tant de repos , et on le trouve enfin , dans le costume le
plus négligé , sur le théâtre de l'Opéra , conduisant , et
guidant de la coulisse, les chœurs occupant la scène. —
Il s'excuse de ne pouvoir répondre à l'invitation qui lui
est faite; mais bientôt cette invitation devient un ordre, et
l'empereur ajoute : — «Je sais ce que c'est qu'un jour de
» bataille, et je ne regarderai pas plus à son habit, que je
» ne regarde en pareille circonstance à ceux que portent
« mes généraux ; qu'il vienne 1... » Résister plus long-
temps était impossible ; Lesueur s'achemine vers la loge
impériale. Cette loge s'ouvre, l'empereur se lève, prend
son petit chapeau à la main, en fait un geste qu'il accom-
pagne de son plus doux sourire : <■ Lesueur, je vous
» salue 1... venez assister à votre triomphe Vos deux
» premiers actes sont beaux , mais le troisième est incal-
• culahle!... » — En ce moment le public qui s'apercoiit
de ce qui se passe, crie avec enthousiasme : « Vive Napo-
■> léon ! vive Lesueur! «« Celte scène, ces paroles pleines
de justesse et d'originalité m'ont été racontées vingt fois
par ses amis , ses élèves ; pour lui , il se bornait à dire :
<. Ce fut l'un des plus beaux jours de ma vie ! • — Le
lendemain matin le général Duroc se rendit chez Lesueur,
et lui remit , de la part de Napoléon , la décoration de la
Légion-dHonneur, le brevet de directeur de sa chapelle,
et une superbe labalière on or, oniichie de son chilîie eu
— 373 —
diamants, et portant celle insciipiion : " VemperPAtr des
» Français à Vaiiteur des Bardes. » — <ï En vous don-
» nant ces marques de sa saiisfaciion , dit le général, il
» veut que vous sachiez que dans son opinion , ce n'est
• point avec de l'argent qu'on récompense un homme lel
" que vous ; mais vous devez faire une grande dépense
• en papier de musique, et il doit vous la rembourser. •
— La tabatière contenait plusieurs billets de la Banque
de France.— Il y a dans tous les détails de cette anecdote,
que je n'ai lue nulle part, de la grandeur, de la générosité,
et elle honore trop le souverain et l'artiste , pour que le
souvenir n'en soit pas conservé.
Je n'entreprendrai pas l'analyse de l'opéra des Bardes,
qui conlient des beautés de premier ordre 1 je me borne-
rai seulement à rappeler l'air dHidala chanté par Lays :
< Suivez sans craindre les obstacles, . ,
Celui que M"« Armand interprêtait avec tant de charme :
« Ah 1 pour moi ce jour est prospère ! . . . >
le Songe d'Ossian , dans lequel les harpes produisent uu
magnifique effet ; les airs de danse et surtout le chœur ;
« Oui; que le chant vienne embellir nos jeux,
« Que du chasseur il anime l'adresse ! »
que Lesueur m'a donné enlièrement écrit de sa main,
et dont la suavité, l'originalité sont si remarquables.
L'empereur, et depuis le roi Charles X, demandaient
toujours qu'on l'exécutai à leurs dîners du grand couvei t.
Ce bel opéra, comme tant d'auties de l'immortel
Gluck, de Piccinni, de Salieri, de Sponliny, est abandonné.
— 374 -
— En vérité cet abandon est loin de faire l'éloge d'une
administration qui , au lieu de varier son répertoire ,
d'entretenir le goût et les tiadilions du beau, par la repré-
sentation des anciens chefs-d'œuvre , se borne à jouer
sempiternellement 4 ou 5 ouvrages nouveaux I
Lesueur composa successivement Vlnauguration du
Temple de la Victoire, le Triomphe de Trajan , en colla-
boration avec son élève Persuis , et la mort dAdam,
grands opéras, ainsi que des messes et des motets pour
la chapelle impériale. — Ses Bardes avaient été désignés
comme devant obtenir le prix décennal. — La Restaura-
tion fut juste et libérale envers lui. Louis XVIII respec-
tant ses sentiments de reconnaissance pour Napoléon , et
appréciant son mérite, le nomma surintendant de sa mu-
sique. Il reçut le cordon de Sl-Âlichel, et l'ordre de Louis
d'Armstadt lui fut conféré par le roi de Pi usse , grand
aduiirateur de ses compositions.
Plusieurs messes nouvelles, Yoratorio de Noël, ceux de
Ruth et Noemi, de Debbora, des hymnes, des psaumes, la
musique du sacre de Charles X dont je dois la collection
à sa généreuse amitié, mirent le sceau à sa réputation. —
Personne n'a plus que lui travaillé la musique religieuse,
en faisant les recherches les plus profondes sur les airs
transmis par l'église primitive d'orient à l'église gallicane,
airs qu'avaient recueillis les troubadours provneçaux. --
Les notes de son oratorio de Noël, et le volume qu'il com-
posa sur la Mélopée , la Rlujtmopée, et les grands carac-
tères de la musique ancienne , font foi de son goût et de
sa science. — Il écrivait avec élégance , avec chaleur,
avec une franchise tout à fait picarde ; sa lettre à Guillard
qui était l'auteur du poème de la mort dWdam, en ulVre Ja
— 375 —
preuve , et vint, selon l'expression originale d'un journal,
crever comme une bombe dans le camp ennemi. Il a laissé
en porlefeuille beaucoup de manuscrits , parmi lesquels
se trouvent un opéra d'Alexandre à Babylone, paroles de
Baour Lormian , et une histoire générale de la musique,
que met en ordre sa \e\\\e , femme si distinguée par le
cœur et l'esprit , si dévouée à sa mémoire ! ! — Membre
de l'Institut , professeur de composition au Conservatoire,
Lesueur a fait une foule d'élèves , enir'auires Berliozi
Ehvart, et Boisselot son gendre, qui ont obtenu le prix
de Rome. Alexandre Piccini, à la mort de son grand
père , reçut ses leçons et avait conquis par l'amabilité de
son caractère , par sa merveilleuse facilité , toute son
afTeciion. C'est de lui que Lesueur me disait un jour :
« Notre ami Alexandre porte de la musique comme le
• poirier porte des poires. »
Lesueur était le modèle de toutesles vertus. Sa femme,
ses filles si aimables et si bonnes, avaient en lui le meil-
leur des époux , le plus tendre des pères. On se ferail
difficilement une idée du charme, de la bienveillante
hospitalité qu'on rencontrait dans celte famille patriar-
«Siale.i. et la mort vient d'en retrancher l'àme, la vie;
celui qui faisait son bonheur et sa gloire !...
Deux lignes reçues le 10 oclobi'e, m'ont appiis cette
triste nouvelle :
«■ J'ai la douleur de vous apprendre la mort de notre
- ami. — Plaignez-moi , je suis bien malheureuise I »
Adeline Lesueur.
A ces deux lignes si déchirantes, si expressives dans leur
brièveté, on ne peut répondre que par des larmes.
25 octobre 1837.
3«
APPEIVDICE,
En 1842 , j'allai liabiicr Paris , ei jusqu'en 1850 je ne
cessai point de fréquenter M'"^ Lesueur, d'admirer l'affec-
tion profonde qu'elle portait à la mémoire de son époux,
et le soin qu'elle prenait d'entretenir le souvenir de ses
œuvres et de sa gloire.
C'est dans ce but qu'en 18i7, elle fil exécuter dans la
gi'ande salle du mobilier de la couronne, quatorze mor-
ceaux choisis , parmi les compositions de cet illustre
maître. Un dimanche avait été choisi pour donner ce
concert. Je m'y rendis, sur une invitation de M"* Lesueur,
avec le plus grand empressement. L'habile Tallemani
conduisait l'orchestre , et les chœurs étaient dirigés par
Tariot. — Quelle ne fut pas ma surprise de ne rencontrer
que fort peu de monde à cette solennité musicale !...— Les
membre du Conservatoire, dont Lesueur a été pendant si
longtemps l'un des inspecteurs , et des professeurs les
plus distingués, n'éiaienl point là. Je n'y vis pas l'Aca-
démie des Beaux-Ans, dont il avait fait partie , ni même
le directeur des Beaux-Arts qui , en semblable circons-
tance, devait donner l'exemple du zèle et des convenan-
ces. J'y cherchai vainement les compositeurs dramatiques:
— 377 -*
pas un de ceux les plus connus ne s'y liouvait. Quand ail
beau monde , il avait bien auli'e chose à faire ' — On sait
du reste comme la société dite fashionable apprécie la
belle et sérieuse musique. — Les courses de Clianiilly (1).
le cheval d'un juif millionnaire , engagé dans un pari;
quelques malheureux. jockeys désarçonnés, se rompant
un bras ou une jambe dans rinlérèl de leurs maîtres; les
charmes de l'ignoble lansquenet, qui dévore la fortune,
l'honneur et le repos des familles ; enfin, les chansonnettes
de Levassor, les quadrilles de Musard, ou les gentillesses
(1) A propos de ces courses , le Journal des Arts dirigé par lo
bibliophile Jacob, el donl j'étais un des collaborateurs, a publié dans
lo t. VI de sa sixième année, n> 4 du 10 octobre 1847, page 1 18, les
réflexions suivantes :
" Un coup d'œil jette sur l'élite des chevaux engagés pour les
« courses de Chantilly peut donner une idée du bon goût de MM.
» du iurf. — Au milieu de la nomenclature des célébrités chevalines,
)/ nous avons remarqué, en effet, les noms suivants : Couche-tout ml,
» Va-nu-pieds . Chourineur, Bataclan , Lansquenet , Morok , Tron-
I) guette; la liste entière est de celle force. On sérail d'ailleurs fort
« embarrassé de nous dire à quoi ces courses sont utiles. — On les
» donne comme devant améliorer la race chevaline — tout le monde
» sait à quoi s'en tenir sur ce point. — Ces courses sont la grande
1) affaire des princes el des riches qui ne regardent pas ù l'argent
» pour y ûgurer avec honneur dans la personne de leurs jockeys. —
>' Ne craignons pas de le dire 1res haut , c'est un ridicule f[ue notre
!) époque se donne , au détriment de l'espril français , el de la société
» française. — Mieux valaient les jeux florauv, les palinods, les puys
» de réthorique de nos aveux , les ruelles el les salons de nos pères
I) que ces passe-temps de palfreniers el de garçuus d'écurie. — Les
n noms donnés aux chevaux qu'on fait paraître en public téreoigne-
» raient seuls de la grossièreté des mœnrs du beau monde ; on recher-
■) che mamtenant le laid el le Irivial, comme autrefois on recherchait
» le beau et le noble. Les anciens chevaliers qui aimaient leurs chd^
» vaux pour s'en servir à la guerre , ou dans les tournois , leur don-
ij naiont de glorieux noms de batailles , ainsi qu'à leurs épée* -
— 378 —
du général Tom-Poucc , luui cela sel bien autreineitl.
alli'ayaiit '^ue l'audiiion de chefs-d'œuvre, el l'accomplis-
senieni d'un devoir ayanl pour résultai de reiidie hommage
à un grand artiste français!... — Parmi les hommes dis-
tingués dans l'an musical, je retrouvai, en petit nombre,
dans ce concert, quelques anciens amis, enir'autres Casiil
Blaze, Rigel et Sina. — Ainsi que moi , ils applaudirent
avec enthousiasme Vhymne an Soleil , le Salutaris de la
première messe solennelle , deux chœurs de la Caverne,
dont le second fui bissé , el le morceau de chasse à plu-
sieurs voix de l'opéra des Bardes. — Je dois l'avouer
cependant, malgré le plaisir ([ue je venais d'épi'ouver, un
inexprimable sentiment de liislcsse me saisit en sortant
de celle réunion. — je me demandai ce que c'était que le
génie , s'cffaçant de la mémoire des hommes, dix années
seulement après la mort de celui qui l'a possédé?... —
Grande et terrible question dotit la réponse est dans ces
mots : l'oubli , le néant 1 ! 1 !
Les quelques écrits publiés par railleur des Bardes , et
qui servirent de prétexte aux persécutions igi.obles, diii-
gées contre lui en 180!2, sont devenus très rares. AI"'^
Lesueur m'en a donné la collection , avec ces mots écrits
de sa main sur la première page : « Offert au véritable
ami de Lesueur. » Pour donner une idée du style de ce
dernier, je reproduis ici un pi\ssi\ge de sa lettre à Guillard,
répondant à Sarrelte , Vinil , Catel et compagnie , qu'
l'accusaient sans cesse d'être ['ennemi de ï école italienne :
• L'école italienne ! l'école italienne ! . . . Gluck hii-même
— 379 -
a le plus soLivenl ccrii ses tiagédles si forieiDent dra-
matiques, avec l'ordre cl l'aurait de celte école... L'école
iialienne!... elle répandra sa mélodie, son charme irré-
sistible , son attrait loul puissant sur 1<; nerf et l'énergie
de la musique allemande, sur la majesté solennelle des
morceaux d'ensemble français. — L'école italienne ! des
trois écoles , elle n'en fera qu'une , peut être la plus
étonnante qui ail jamais existé... El s'il se irouvail
dans l'étal de nouveaux Mécènes , s'il se irouvail un
nouvel Auguste, qui connut tout le prix de l'école ita-
lienne, susceptible d'être un jour ainsi modifiée par les
Fi'ançais , qui ai:iiài celle mère et magnifique école,
comme Auguste aimait la poésie mélodieuse de Virgile ;
je répondrais par cela mcnic.... qu'à sou influence,
l'émulation des jeunes compositeurs se réveillerait d'au-
tant plus, que le sol des héros, que la terre des Francs,
fut aussi la leire qui répondit la première aux accords
du barde antique. «
Une statue a été élevée à Lesueur sur une des princi-
pales places d'Abbeville , et un buste , dont je dois un
exemplaire h la généreuse bienveillance de M. Auvray,
sculpteur né à Valenciennes , reproduit , avec une grande
vérité, les Iraiis pleins de douceur, de noblesse et de sen-
limenl de cet illustre composileur.
MEYER BEER
4 El lui préfère aussi les Muses aux Syrènes. »
Paraphrase d'un vers Je l'abbé
Arnauld sur Gluck.
A MA CHÈRE NIÈCE EMMA SAUVAGE.
Bien jeune encore tu sais, aulant que personne , apprécier
13 génie des grands maîtres allemands, et les œuvres de Gluck,
de Mozart, Haydn , Bethowen , Weber et Meyerbeer, revivent
sous tes doigts agiles et inspirés !
Bcçois ces quelques pages sur le compositeur de Robert, et
des Huguenots, comme un témoignage de mon affection , et du
plaisir que ton talent si distingué m'a souvent fait éprouver
P. H.
MEYER BEEU.
Boulogne esi une ville de province heureuse entre
toutes les villes de province de France. — Quand le soleil
d'août darde ses rayons sur les remparts entourant la
vieille cité des Romains , sur le sable de sa côte si favo-
rable auK baigneurs , les hommes de lettres , les artistes
les plus distingués de l'Europe y ai livent de toutes pans.
Parmi ces artistes , nous comptons en ce moment le célè-
bre aulear de la musique du Crociato , de Marguerite,
d Anjou, de Robert le Diable , et des Huguenots.— Digne
successeur de Gluck , et réunissant, comme lui, la force,
l'expression dramatique , l'entente parfaite des passions,
aux chants les plus colorés , les plus beaux de dessin,
Meyerbeer est la gloire de notre scène lyrique , depuis
que le seul homme pouvant lutter avec lui s'est , par suite
de fàcheiies avec notre administration des Beaux-Arts,
retiré, ainsi qu'Achille, sous sa tente. — On ne sait en
vérité ce que l'on doit le plus admirer dans le talent de
Meyerbeer, soit qu'on s'arrête à l'effet général de ses par-
titions , soit qu'on étudie les détails particuliers de leui-
orchestration. Cette orchestration, est d'une profondeur,
quant à la science des accoids , à l'enchaînement des
modulations, à l'imprévu des nuances, qui, jusqu'à lui,
n'a point été égalée. Et qu'on ne s'y trompe pas, sa science
n'est ni abusive , ni fausse , comme celle de la plupart de
— 386 —
ses imiiateurs , car loin de nuire à la mélodie , elle la faii
ressortir avec un éclai, une puissance admirables! Ses
productions rappellent à la fois le génie de Michel-Ange
et de Raphaël, de Corneille et de Racine ; il est, en un
mot , en musique , la merveille de l'àme et de l'esprit
humain !
Dans les morceaux d'ensemble, 3Ieyerbeer est au-dessus
de tous les éloges!... Rappelons ce passage d'un article,
inséré en 1837 dans le Monde dramatique, et essayant de
caractériser l'effet du ohœur des moines , au quatrième
acte des Huguenots :
« Comme le fanatisme , la vengeance et la soif du sang
sont bien peints dans la musique sur ces paroles :
« Ni grâce , ni piliô , frappez lous sans relâciie
« L'ennemi qui s'enfuit , l'ennemi qui se cache. . . .
« Que le fer el la flamme
« Attaquent le vieillard , et l'enfant et la femme :
« Analhème sur eux ! Dieu ne les connaît pas ! ! . . . »
« Ce rhyihme eu quelque sorte étrange , ce roulement
de tambour renforçant celui des timbales, et qui produit
un effet inoui , renversant ; ces voix rauques et sangui-
naires, rendues plus âpres encore par celle succession de
secondes qui se résolvent en harmonie pleine , entière
foudroyante , harmonie de meurtre , tout cela forme un
tableau tel qu'il n'en est jamais sorti du pinceau d'aucun
peintre, d'aucun poète, d'aucun auteur ou compositeur
dramatique. — La tragédie effrayante de la Saint-Barthé-
lémy disparaît devant le drame effrayant de Meyerbeer :
c'est de l'histoire idéalisée, c'est Homère élevant la guerre
de Troie à la hauteur de son génie. >»
— 387 —
C'est ainsi que nous avons scnli, compris ce magnifique
poème musical à la première audition des Huguenots , et
qu'il a été compris, senti, par une actrice célèbre, Marie
Dorval , et par l'auteur de Cinq Mars , qui se trouvaient
avecnousau théâtre. — Que l'on rapproche ce morceau
plein de profondeur et d'énergie de la charmante et mé-
lancolique romance du premier acte, et des chœurs suaves
du second; surtout de cette cavaiine délirante d'amour:
a Tu 1 as dit , oui lu m aimes ! »
ei l'on embrassera l'immensité du talent de l'homme qui
s'est élevé à une telle hauteur d'inspiration.
Ce grand artiste est à Boulogne; il s'y plail, il com-
mence à y éprouver les effets salutaires de nos bains de
mer, el s'y repose des fatigues de son aiH, en songeant,
sans efforts, à un ouvrage presqu'achevé, el qu'il destine
à notre première scène lyiique.
L'auteur des Huguenots est non seulement un artiste
de génie, mais c'est encore un homme spirituel, aimable,
érudil, d'une bonté parfaite ei d'un excellent ion. — Sa
conversation est simple , quoique vivement colorée. C'est
avec une grâce piquante qu'il lacoiite , et chose fort rare
dans notre siècle, il ne parle que très peu de lui, et seule
nieiii lorsque son interlocutiuir l'y oblige. — Ses juge-
ments sur les autres compositeurs sont empreints d'une
grande bienveillance, et l'on voit que l'envie u'a jamais
pénétré dans cette âme élevt'e et pure. — Lien différent
de ces demi talents , contempteurs des œuvres du passé,
ennemis acharnés des œuvres contemporaines , il faut
l'entendre exprimer son admiration pour Gluck, Piccinni,
Mozart, Ilandel, Gréiry, Méhul et Rossini. Il me disait
— 388 —
lin jour, à pi'opos du llichard Cœur-de Lion -. <■ C'est
'■ un chef-d'œuvre de mélodie, d'expressiuii diamaiiqrie,
" ei tous ceux qui tenteraient de refaire celle pariitiony
« échoueraient complèlemeni. « — On a écrit quelque
part qu'il élail jaloux de l'auteur de Guillaume Tell, et on
lui a prêté à cet égard de prétendue» finesses diplomati-
ques, qui seraient le comble delà sottise, et dont je n'ai
jamais saisi la moindre irace dans sa conduite et dans son
cai'actèie. Aux épigrammes souvent acérées du cygne de
Pesaro , dont le talent merveilleux s'allie à la malice la
plus originale (i), il a toujours répondu par des éloges.—
Au surplus si un peu de jalousis traversait son âme, quand
il entend applaudir avec enthousiasme les œuvres de
Rossini, il n'y aurait là que l'éclosion d'un sentiment bien
naturel, et qui ne serait reprochable, que s'il se ira(!uisait
en paioles amci'^es, dénigrantes, La muse n'est-elle point
une femme, et l'artiste qui l'adore ne peut-il pas un instant
être jaloux de voir qu'elle ne lui réserve pas loules ses
faveurs? Mais si Meyerbeer éprouve quelquefois ce sen-
timent , il sait s'en rendre maître : il faii plus , car il s'ex-
prime sur les œuvres de son lival avec une estime aussi
vraie que profonde.
Ses appréciations sur les qualités naturelles qui consti-
tuent Tariiste mu^icien sont d'une justesse et dun ia(;i
remarquables : « Pour faire de la belle muj^ique, ma-t-il
« dit encore , il faut un sens droit , et une organisation
(1) Parmi taiil île mois fortomeiU ôpicés do Rossini , on a suiloul
retenu celui-ci :
a Je relourne en Italie , v\ je ne reviendrui que qiuiiij les Juifs
« auront finil leur Sablial »
— 389 —
fc mélancoli(|iie. » Les idées religieuses, et d'ordre social
prédomineiu dans la conversaiiou de Meycrbeer, et lui
donncnl celle sorte de gravité qui sied a un talent élevé, et
commande le respect et l'estime. — Excellent fils , il a
pour sa mère les soins les plus louchants , et c'est avec
des larmes dans la voix qu'il parle de la perte prématurée
de son frère Michaël Berr, auteur des tragédies du Paria
et de Struensée qui, comme lui, tenait en ses mains une
lyre d'or que la mort vint lui arracher. — Aussi soucieux
qu'un Français de la gloire de cette belle France , sa
patrie d'adoption , il s'inquiète beaucoup en co moment,
delà réunion, souvent mise sur le lapis, de l'Opéra et du
Théâtre Italien. Sa raison lui fait sentir que ce projet de
spéculateurs foulant l'art aux pieds pour ne songer quau
lucre, en dénaturant une des plus belles créations du siècle
de Louis XIV, serait la ruine de Tun et l'aulre théâtre.
Elle lui fait entrevoir qu'il serait la source de rivalités
destructives , donnant gain de cause à ce faux dilleltan-
lisme qui déjà, sous la Restauration , ayant pour chef un
directeur des Beaux-Arts à gants jaunes, avait juré l'anné-
anlissemeni de notre première scène lyrique. — A cel
égard, son opinion est partagée à Paris par tous les hom-
mes de talent, Auber, Chérubini, Berion, Berlioz; par les
critiques les plus distingués (1), et dans la province, les
vrais amateurs n'ont qu'une voix sur ce point. —Espérons
que le ministre de l'inlérieur ne se laissera pas circonve-
nir, et qu'il conservera, dans tousses dioils, un théâlrc
qui n'eut jamais du soilir des mains du gouvernement.
(1) Mon ami Mcile a publié sur cette quesliori , en 1S37 chez
Barbu , deux leltres très ùlenduos qu'il m'a adressées. — Elles son'
t)étillantes d'e-^prit , do verve et de raison.
— 390 —
pour passer en celles des banquiers aclniinislrani de nia-
nière à le conduire à sa perle.
J'avoue que Famiiiéde Meyerbeer m'est précieuse, fluue
mon cœur, et que les instants que j'ai passés avec lui,
chez moi, dans ces douces soirées, ces petits dîners, dont
il faisait le charme , sont au nombre des souvenirs les
plus agréables de mon existence. — C'est dans un de ces
dîners que s'est produit un incident prouvant , pour la
millième fois , que les plus grands hommes ont leurs fai-
blesses. — Meyerbeer a, je ne dirai pas une haine, mais
une antipathie prononcée pour les chais, dont il ne peut
suppoi'ier la présence. Serait-ce que l'insipide miaulement
de ces petits ligres domestiques aurait, dès son enfance,
blessé son oreille si musicale? je l'ignore : mais quel que
soit la cause de celle répulsion , elle exisl*^ pour lui à un
degré on ne saurait plus élevé. — Or, un de ces animaux
s'élant glissé dans la salle à manger, sans que personne
s'en fut aperçu , parvint à grimper derrière la chaise du
compositeur. — L'effroi de ce dernier, me fut révêlé par
la pâleur qui couvrit toul-à-coup son visage ! le malheu-
reux chat fut chassé avec assez de violence, et peu accou-
tumé à un semblable iraiiement, il disparut de la maison,
où il ne revint jamais. Quant à Meyerbeer il ne recouvra
son calme et sa sérénité qu'après un assez long inlervalle
de temps.
D'un tempérammenl éminemment nerveux, ce qui lui
fait percevoir toutes les impressions avec une extrême
vivacité, ce grand artiste est d'une apparence frêle, déli-
cate, et subit cependant, sans dangers pour sa santé,
lorsqu'il s'agit de son art, les fatigues les plus grandes.
Jamais compositeur n'a mis plus de soins dans les répéii-
- 391 —
lions de ses ouvrages, et ne s'est moniré plus soucieux de
sa gloire, ei plus respectueux envers son souverain juge,
le public ! Sa laille esi peu élevée , mais bien prise ; tous
ses mouvements ont de la grâce, et de l'aisance. Lorsqu'il
s'anime , sa tète est expressive , spirituelle , et il y a dans
sa bouche une finesse , une douceur qui , dans certains
moments, font place à la plus notable énergie. — J'ai vu
peu de fronts plus distingués de forme , plus révélateurs
d'une haute intelligence , que le sien. Lorsqu'il parle,
cette partie de sa figure s'anime, semble rayonner, et offre
de ces lignes mouvementées qu'on rencontre dans les
bustes d'Homère et de Walter Scott. — C'est après avoir
saisi ces nuances par une observation minutieuse, et pour
moi remplie d'intérêt, que j'ai écrit sous son portrait placé
en tète d'un recueil de pièces détachées qu'il m'a donnéi
ces quatre vers que je voudrais meilleurs :
« Dieu , dans sa puissance infinie
« Lui fit de tous les dons l'un des plus précieux,
« En imprimant sur son front glorieux
« Le type sacré du génie ! »
Son caractère est original, distrait, et souvent on le ren-
contre , au grand ébahissement des badauds , portant un
parapluie par le plus beau soleil du monde. C'est malheu-
reusement le seul point de ressemblance que j'aie avec
lui, parce que je crains l'eau autant qu'il craint les chats,
et que dans notre climat variable, inconstant, au (mcI le
plus pur succède souvent un affreux déluge.— Beaucoup
de gens en rient , et cela me rappelle que mou vieil ami
Duplessis Bertaux , \e charmam aqva-fortiste , m'avait,
un soir que je chantais au piano l'air de PUade dans
Ylphigènie en Tauride de Gluck , représenté le parapluie
sous le bras. — Enfin, Meyerbeer est généreux , comme
26
— 39-2 —
un grand seigneur de la Régence , obligeant envers toul
le monde , surloul envers les ariisles , ei s'il a fait des
ingrats , il s'est fait aussi beaucoup d'amis.
Sa présence à Boulogne a mis en émoi tout notre petit
monde musical. La Société philharmonique,; tenant à
grand honneur de le placer sur le tableau de ses mem-
bres, où figurent déjà Chérubini, Lesueur, Berton, Calel,
et autres illustres compositeurs, a fait auprès de lui une
démarche solennelle. — Son comité s'est présenté en corps,
ayant à sa tête son vénérable président , à l'hôtel de
Meyerbeer, et lui a offert le diplôme d'associé honoraire,
qu'il a reçu avec la plus gracieuse bienveillance. — Il est
entré dans des détails tout particuliers sur l'éducation
musicale à Boulogne, sur les avantages que l'art retirerait
de l'institution des sociétés philharmoniques , et a donné
les encouragements les plus flatteurs aux efforts des
hommes qui tendent à populariser parmi nous le culte de
l'art.
Terminons cet article ainsi que nous l'avons commencé:
<■ Oui , Boulogne est une ville de province heureuse^
'- entre toutes les villes de province de France 1 »
1838.
\i>i)nio\.
Dix-sept années se sont écoulées depuis que cet ariiele
a été écrit et publié par un journal de province. J'ai quitté
Boulogne, pour habiter tour à tour Paris et Valenciennes,
et dans ces deux résidences j'ai revu souvent Meyerbeer.
Il est resté pour moi toujours le même. Cette conduite
est assez rare, parmi les hommes que le succès et la for-
tune favorisent ; je me plais à l'en remercier, et ressens
une vive reconnaissance de l'affection qu'il m'a conservée!
En 1849, il m'a fait entendre son Prophète, dont je dirais
que l'instrumentation me semble trop bruyante, si j'osais
me permettre de jeter une ombre sur les beautés qui y
fourmillent. — Je ne connais son Etoile du Nord que par
la partition avec accompagnement de piano. — Lors des
voyages qu'il fait chaque année de Paris en Allemagne,
et d'Allemagne à Paris , il n'oublie jamais de venir me
serrer la main à Valenciennes où le sort m'a confiné. —
C'est là qu'il m'a remis un exemplaire de ses Quarante
mélodies , véritable écrin où brillent , comme des pierres
précieuses, tant dépensées musicales, revêtues de l'har-
monie la plus pure. Est-il rien de plus fiais , de plus
suave, de plus délicieusement passionné que le Chant de
Mai ouvrant ce (,'harmant recueil?... et le Moine, la Uicor-
danza , Nella . la Folle de St-Joseph, le Poète mourant ne
— 39i —
soni ils pas des petits chefs-d'œuvre de sciuiment cl de
vérilé?... — Je dois le dire . il me paraît iuconcexajjle que
cela ne se chante poinl dans tous les salons , que les pro-
fesseurs préfèrent enseigner à leurs élèves tant d'airs à
roulades, à goi'ghetti. à gazouillements, tant de romances
plates, qu'on déviait abandonne)' aux orgues de Barbarie!
Ah I je ne saurais trop le répéter, en France réducaiion
musicale est plus négligcîe que jamais 1 tout le monde
se mêle de lossignolcr, de rechercher de prétendues
difficultés de gosier, et sur cent personnes il n'y en a
souvent pas une qui sache déchiffre)', file)' un son, et pro-
))oncer les paroles avec netteté, avec intelligence. — Dans
aucun temps ce passage que j'emprunte à une vieille bi'o-
chure de Grimod de la Heynière, le Ilideau levé, dont le
succès a jadis été immense , n'a été plus applicable qu'à
not)e siècle :
'< Peut-être faites vous fi de ces airs d'expression, de
« ces airsdra)naiiques qui, pour allei'au cœur, ne demau-
« dent ni trilles ni coups de gosier, ni convulsions de
« mâchoires, ni ces assommantes gammes chi-o)natiques
" montantes et descendantes, qui ne sont réellement que
<■ des gargarismes et des amorfie. — Le difficile et le iri-
« vial ont seuls des attiails pour votre audace et votre
<- goût. Hélas ! oserais-je vous avouer que je suis de l'avis
" de l'un de nos poètes :
« En fait de chanl , non rien n'est plus facile
« Que la difficulté. »
" Au conliaire rien n'est plus difficile, rien ne demande
« plus d'art et de soin que les airs peignant un sentiment
« profond. Ils sont écrits avec peu de notes; il faut donc
« que la voix donne à chacune de ces notes sa valeur
— 395 —
<• léello , ei Sun acceiil propre. Ils iJoivenl eue chaulés
<• adagio ou hv go, ei raccompagnemeiit en osl peu chargé.
« Il faul que l'exécuiiou en soii d'une pureté parfaite, car
« la moindre faute devient sensible et détruit à la fois
<• l'effet et l'hai-nionie. »
A bon entendeur, salui 1111
Au surplus , c'est avec joie que , tous les jours , nous
voyons les meilleurs critiques s'élever, depuis quelque
temps , contre les excès qui menacent l'an musical d'une
ruine complète. — L'un d'eux , M. Léon Gatayes , don*^
nous estimons le lali'ulel le caiaclère, écrivait dernière-
ment les lignes suivantes , que nous nous plaisons à
répéter :
" Alors commença pour la musicpie une immense révo-
« lution , qui ne s'est plus arrêtée. — Les forces de l'or-
<• chestre s'accrurent en proportion de l'importance que
« prenait son rôle; d'autre part, ce rôle devenant toujouis
« plus important, à mesure que ces foices s'accroissaient,
" nous en sommes arrivés au point effrayant où nous
" sommes aujourd'hui. — L'art du chant s'en va, on ne
« chante plus , on crie , on hurle ; le tapage , le bruit ont
« remplacé la sérénité de la mélodie. — L'harmonie mu-
« sicale , (c'est à dire le doux concert des voix mêlées
<• aux sons des instruments) ; 1 accord des divers timbres
<■ équilibrés enir'eux , ont du céder la place au bruit
« assourdissant des triangles, cymbales, timbales, tam-
•' bours el grosses caisses, au fr-acas des cuivres où
<• semble s'engouffrer le souffle impétueux des tempêicsl . .
'- ei c'est avec cela maintenant qu'on accom|)agne les
'< voix. — Les chanteurs ont dii luitei' à force de poumons
" contre les formidables explosions de l'oi chestre ; de là
— 390 —
cetlc d(''[)loiablt' école du cri, où doivoiU disparaître les
derniers vestiges de l'art du chant, si la l'éaction n'ar-
rive ^l\ •>
(1) Le Mousfiuelaire, n ' du 5 juin 185j, arlÎL-le Causerie musicale.
PAGAÎ\Ii\I.
B Irritât, mulcel, falsis lerroribus implet
» Ut niagus B
(HORAT.).
i»a<;a\i\i.
J'ai connu assez particulièrement Paganini , et je peux
affirmer que, sous tous les rapports, il y avait en lui l'un
des hommes les plus extraordinaires que j'aie rencontrés !
Selon moi son talent était si complet, si élevé, que jamais
il ne s'en représentera de semblable. Ce talent sublime,
il le devait autant au travail qu'au génie dont la nature
l'avait doué.
Je vais d'abord essayer de donner une idée de ce qui
constituait son individualité artistique, et la révolution
qu'il avait opérée dans le domaine du violinisle. Ensuite,
j'esquisserai sa physionomie, comme homme pi-ivé, telle
qu'elle m'est apparue, en racontant quelques traits de son
caractère dont la bizarrerie, j'en ai la conviction , n'avait
rien de joué.
Tout le monde sait que le violon est, de tous les instru-
ments, le plus difficile à apprendre, de manière à arriver
à une certaine habilelé , et le plus insupportable à enten-
dre, lois même qu'il réalise une certaine perfection pure-
ment classique. — Dans ce dernier cas il n'a point de
charme, l'effet qu'il produit est uniquement matériel, et
agace, fatigue les nerfs de ceux dont l'organisation est
délicate , en leur faisant constamment percevoir la pré-
sence de la corde et du crin. — La prestidigitation du
— 400 —
doigié , la souplesse ei la vigueur de l'archei , la mesure
exactement observée , la justesse des sons, ne suffisent
donc pas au violinisie pour émouvoir les amateurs d'élite,
pour les transporter dans ce monde idéal de jouissances
pures, célestes, ou de terreur infernale qu'évoquait le
génie de Paganini.
Avant ce grand artiste Tarlini, Pugnani, d'après la tra-
dition, et Viotti, que j'ai eu le bonheur d'entendre àCalais
en 181i, étaient les seuls qui eussentfait oublier qu'ils jou-
aient du violon. — Leur âme avait passé dans leurs doigts
qui, par une communication électrique qu'on ne saurait
expliquer, imprimaient aux sons toutes les nuances des
passions et des sentiments. — Ces artistes étaient loin,
toutefois, d'avoir atteint le degré de perfection auquel
parvint Paganini , parcequ'ils n'avaient point cherché,
découvert les ressources immenses renfermées dans le
violon. — Ce dernier s'est en effet créé des moyens et une
puissance jusqu'alors inconnus.— Novateur heureux , il a
transformé l'art de telle sorte qu'il semble l'avoir refait
entièrement.
Je vais grouper quelques exemples destinés à faire
mieux saisir, et à justifier l'opinion que jejiens d'émettre.
L'archet de Paganini, placé dans une position plus per-
pendiculaire qu'on ne le place ordinairement, avait une
franchise d'attaque , une hardiesse , un essor plein d'élé-
gance et de grâce. — Jamais on n'avait donné au Pizzicato,
et au Slacato la force et les applications qu'il leur avait
données, même dans les mouvements les plus rapides.—
Les sons harmoniques, imitations du llageolet qui, jusqu'à
lui, étaient si pauvres d'effet, il leur avait imprimé tour à
.- 401 _
loiii' une vigueur, une expression, une douceur admira-
bles! — L'exécution à double corde n'était pour lui qu'un
jeu. — Ce qu'il y avait surtout de miraculeux , c'est que,
laissant de côté l'orchestre , il exécutait avec un seul
doigt un chant délicieux , tandis que les autres doigis fai-
saient entendre un accompagnement lent ou vif, formant
une harmonie qui ne laissait rien à désirer et qui renfer-
mait souvent des dissonances très conjpliquées , d'une
justesse incontestable. — Il en était arrivé à ce point'
qu'une seule corde, la quatrième, lui suffisait pour attein-
dre à une telle profondeur d'expression , que dans la
Itiière de Moïse, par exemple, il ravissait ses auditeurs,
et faisait couler les larmes des yeux des êtres les plus
insensibles! ~ Quant à la voix humaine , n'était-il point
parvenu, par un travail inoui, à l'imiter dans toutes ses
nuances, à la rendre tendre ou sévère, religieuse ou iro-
nique, terrible ou suppliante, gaie ou douloureuse?
— Les accents de la jeune fille , du vieillard , de
i'amant passionné, du prêtre inspiré, du guerrier volant
a la victoire, de tous les peisonnages comiques des para-
des italiennes, s'échappaient de son jeu magique avec une
vc'-rité, un brio, une mélancolie, une fierté, une amertume
ayant quelque chose de surhumain ! Ceux qui l'ont entendu
interpréter les différents caractères du Caj'nauaî f/e Kemsc,
me comprendront cent fois mieux par les souvenirs (|u'ils
en ont gardé , que par tout ce que je viens de dire , car,
outre mon inhabilité , il y a dans les arts des merveilles
(ju'on ne saurait rendre parla parole écrite ou parlée. —
L'organisation physique de Paganini venait encore en
aide à son génie , en lui offrant des ressources que nul
autre (pie lui n'aurait pu employer. Ainsi ses clavicules
étaient c(infoiin<'<'s de façon à ce que Sun violon, surle([uel
— 402 —
il appuyait alors avec toice le nienlun , y leuail aiiaclié,
sans qu'il fui obligé de le soulenir avec la maiu gauche, ce
qui lui permeiiait d'en faire tout ce qu'il voulait, en lui
donnant toutes les positions possibles.— Cette main L-lle-
inême avait une élasticité , une forme vraiment uniques,
puisque, sans nul effort, il arrivait à imprimer à son pouce
la courbe la plus arquée , dans un sens contraire à l'arti-
culation.— Longtemps on a pensé que les doigts de Paga-
nini étaient d'une longueur énorme , et à cet égard on se
trompait étrangement. — D'une dimension moyenne dans
le repos, mais secs et très effilés, ils acquéraient dans
l'action une extension que de savants anaiomisles pour-
raient seuls expliquer.
Je laisserai de côté une foule d'autres moyens techni-
ques trouvés, inventés par Paganini, et qui rendaient son
exécution prodigieuse. — Il me suffira de répéter ce que
les vrais connaisseurs ont si justement dit de son talent :
« Contrairement à certains chanteurs, qui font de leur
« organe un instrument, il avait fait de « son instrument
« un organe, rendant pleinement ses pensées musicales. •
D'une laille un peu au-dessus de la moyenne, excessi-
vement maigre , Paganini possédait une figure d'une
expression à la fois sardonique et fantastique.— Ses traits
rappelaient ceux du Dante. — De longs cheveux noirs tom-
bant en boucles sur ses épaules , ajoutaient à feffet plein
de mélancolie répandu sur toute sa personne. Lorsqu'il
s'animait ses yeux lançaient des éclairs et il était difficile
de soutenir son regard , sans éprouver un certain senti-
ment de malaise et d'effroi. -Incertain dans sa démarche,
paraissant prêt à succomber sous les atteintes d'une
maladie nerveuse , qui flnit par le conduire au tombeau.
— 403 —
quand il lenaii son violon, et levait son arcliei, une révo-
luiion subite s'opérait en lui : ce faible corps prenait en ce
moment la force , la puissance du bronze , el se dessinait
dans sa pose, comme l'Apollon pyihien.
Son esprit était fin , distingué. 11 connaissait bien la
littérature de son pays , et en parlait en homme de goût
et d'érudition. Dans un salon ses manières annonçaient
la fréquentation de la bonne société. — Quanta son carac-
tère, la bizarrerie , le caprice en formaient les bases. —
Lorsque je fis sa connaissance , il était déjà hypocondria-
que à un haut degré , vivant sous l'influence de manies,
résultant, sans nul doute , de l'affection nerveuse qui le
dominait. Poursuivi, à diverses époques par la calomnie, il
avait conservé, surles jugements des hommes, un scepti-
cisme amer, que souvent il laissait éclater dans la conver-
sation.— Jeune il s'était livré aux passions les plus vives.
On m'a assuré qu'alors sa prodigalité n'avait pas de bor-
nes. — Le croira-l-on? à 40 ans l'avarice la plus sordide
remplaça celte folle générosité. — Je vais en citer un
exemple pouvant servir à l'élude des maladies de l'esprit
humain.
Le lendemain d'un concert donné par lui dans la ville
que j'habitais, et dont la recette avait produit 1 0,000 fr.,
il me manifesta le désir d'acheter un gilet de casimir noir.
Je lui fis l'offre de le conduire chez mon tailleur : — « Non,
<• non, me dit-il, mio cai^o advocato, menez-moi dans la
" boutique dnn fripe (fripier). » —Nous allâmes trouver
un nommé Morel , unissant à l'état de fripier, le titre de
costumier du théâtre. — Pendant trois quarts d'heure
Paganini discuta avec ce marchand , pour obtenir une
diminution d'un franc sur le prix du gilet côté à 10 francs.
— 404 —
On se ferait diflîcilemeiU une idée de lonles les ressources
qu'il employa , afin de parvenir à ce but , qu'il ne put
atteindre!!... Ennuyé de ce débat , ayant quelque chose
de souverainement ridicule de la part d'un grand artiste,
je déclarai , pour en finir, que j'allais solder la différence
entre la somme demandée et celle offerte. — Il se résigna
alors à satisfaire le fripier, mais ce fut en faisant une gri-
mace vraiment diabolique. Puis en sortant du magasin,
il me dit : « Vous n'avez donc pas lu les mémoires du
'• signor Marmontel, puisque vous vous étonnez de ce que
'■ je viens de faire?... — (On sait que l'auteur des Incas
raconte dans ces mémoires que Voltaire étant à Ferney,
employa inutilement devant lui toute son éloquence , afin
qu'un juil'lui fit une remise de six livres, sur le prix d'un
couteau de chasse). — « J'ai lu Marmontel, lui répondis-
'« je, et je vois où vous voulez en venir: mais vous oubliez,
« mon cher maître , que V^oltaire se faisant une question
•• d'amour-propre de remporter une victoire sur un juif,
« lui offrit, en échange des six livres, les compensations
«- les plus larges , les plus généreuses, et alla jusqu'au
« point de lui promettre, très sérieusement, de doter une
« de ses filles? Est-ce ainsi que vous venez d'agir envers
« ce pauvre fripier?,..
En mille circonstance Paganini me montra cette extrê-
me avarice. Un matin je le vis s'habiller ; il portait sur la
peau un gilet de flanelle très vieux, et entièrement rapiécé
de sa main. Comme je le plaisantais sur cette étrange
économie : « Signor advocato, me dit-il, vous manquez
" de sentiment en ce point ; un viel habit, pour moi c'est
« un viel ami... je m'y attache , et je ne peux m'en sépa-
" rer!... »
— 405 —
Je l'avais adressé et fortemeni recommandé à Londres,
à un de mes bons amis M. Sniiih, secrétaire de l'amiraulé
déminant à Sommerset house, et qui le reçut avec les plus
grands égards. Tons les jours il refusait de prendre des
lettres d'invitation de la haut*? aristocratie , parcequ'elles
n'étaient point affranchies !
On m'a raconté qu'à une époque où Berlioz , dont le
talent original lui plaisait, était peu favorisé par la for-
tune, il lui envoya !20,000 francs. — Je doute de ce trait de
générosiié, mais il peut être vrai, car Paganini en était
arrivé à une telle bizarrerie de caractère, que sa conduite
offrait souvent les contrastes les plus marqués.
J'ai de lui des autographes d'autant plus cnrieux , qu'il
n'aimait pas à écrire , et ne consentait que rarement à
placer une ligne et son nom sur les albums des plus
nobles , des plus belles dames. Dans une de ses lettres
qui me sont restées, il m'a salué du litre excentrique de
Figlio di vesuvio nato à Boulogne-sur-Mer,
L'article qu'on va lire a été écrit à la suite du premier
concert dans lequel je l'ai entendu. Il rend , je le crois,
avec assez de vérité, l'impression profonde , fascinatrice
que me causa son admirable talent!
— 40(i
NE SERAIT-CE QU^UN SONGE?..
Et je me trouvai transporté dans une salle
immense où plus de mille personnes étaient réunies. —
La lumière que jettait un grand nombre de lustres sus-
pendus au plafond , l'éclat et la diversité de la parure des
femmes donnaient à cette réunion un airde fête. — Cepen-
dant au milieu du murmure des conversa'.ions, du bruit
des personnes cherchant à se rapprocher d'un vaste am-
philhéàire placé au fond de cette salle, je ne pus échapper
à une observation me paraissant caractériser le sentiment
qui occupait tous les esprits. — Sur chaque physionomie
je lisais tous les signes de l'attente, de l'impatience et
d'une vive curiosité. — Il fallait que ce sentiment fut porté
à un haut degré, puisque les accents énergiques, enchan-
teurs de l'ouverture (ïObéron, de Weber, qu'un orchestre
bien dirigé fit entendre, n'apportèrent aucune distraction
à cette soif d'avenir qui se peignait dans tous les yeux. —
Cet avenir ne devait pas larder à se réaliser : tout à coup
il se fit un grand silence , et puis des applaudissements
unanimes retentirent de toutes parts. — Quel est l'élre qui
motive à son seul aspect ces bruyants suffrages?... Appar-
tient-il à la terre , aux cieux , à des régions inconnues?...
Sur son front pâle est empreint le sceau du génie , et des
longues et laborieuses méditations ; son œil , à moitié
couvert , laisse échapper, quand il s'ouvre entièrement,
des rayons de flamme. — Sa chevelure noire et bouclée
— 407 —
oiidoye d'une manière pittoresque sur ses épaules ; il y a
à la fois gravité , nonchalance, fierté, inccrliiude dans
ses gestes et dans sa marche. — Tels le Guide et Morales
nous ont offert la physionomie noble, inspirée et souffrante
de l'homme-dieu ; tels Albert Durer et Salvator Uosa ont
évoqué sur le bois et la toile , animé de ce souffle qui n'a
rien de matériel, ces figures qu'on n'a point vues, rencon-
trées par le monde, mais qui apparaissent quelquefois dans
les songes de celui auquel la nature a donné celte puis-
sance créatrice qu'on appelé l'imagination. Revoyez en
effet les personnages cabalistiques empruntés aux légen-
des du moyeu-àge par le premier de ces artistes , les
Magiciens , la Pythonisse d'Endor du second , et vous y
retrouverez l'artiste que je cherche à peindre.
V enchanteur s'arrête, (car désormais c'est ainsi qu'il
faut le nommer), et accueilli par le plus profond silence il
lève avec force , avec grâce la baguette magique dont sa
main est aimée... — Comme il soumet à son art tout ce
que l'harmonie , la mélodie puisées dans les accents des
passions, dans les effets de la nature peuvent produire de
plus doux, de plus terrible, de plus riche et de plus sim-
ple!... — Les plaintes de l'amour malheureux , les élans
de la gaieté, les cris du désespoir; les sons peignant
l'ineffable quiétude d'une âme religieuse , l'ironie san-
glante se font entendre tour à tour; ils émeuvent , atten-
drissent, transportent les auditeurs, se demandant ce que
c'est que ce feu qui, selon la belle expression de Rous-
seau, brûle sans cesse, et ne se consume jamais!... (I).
(J , Article (jhùe musical du diclionniiire do Roiis^eau.
2?
— 4Q8 —
l*^si-ce assez ilc merveilles?... Mou, l'cnchauleur va
dérouler devant noire inielligence d'admiiables tableaux.
Nous sommes dans un riant bocage ; une double flûte
exécute l'un de ces airs rappelant les combats de la lyre
et du chanl dans les vallées poétiques de la Grèce : quelle
suavité, quel charme!!... Puis, tout à coup, les oiseaux,
cachés dans la feuillée, viennent mêler leur ramage à ce
concert pastoral. Voilà bien les longues et brillantes
cadences du rossignol , ses voluptueuses appogiatures,
ses points d'orgue dont le désordre est si bien ordonné,
qui sautent du grave à l'aigu , et qui laniùt vifs , tantôt
lents, d'abord mélancoliques, puis remplis de joie, res-
semblent aux improvisations d'un cœur, palpitant sous le
poids du bonheur ei de l'amour!...
Mais l'enchanteur a changé de forme ; il grandit , il s'é-
lève !!... C'est ce géant du cap des Tempêtes décrit par le
Camoëns !... De sa puissante baguette il frappe le rocher
et en fait jaillir des torrents d'étincelles. L'orage l'épond à
cet appel, et de sourds mugissements annoncent sa venue.
Entendez-vous la grêle, la pluie tombant à flots pressés?. . .
La foudre, se brisant avec fracas, et ces voix perçantes
se mêlant à l'agitation de la mer, aux convulsions de la
nature?... Tout se calme , s'apaise enfin , et transportés
sous un balcon d'une ville d'Italie , à la lueur incertaine
de la lune, nous ennivrantdu parfum qu'exhalent les frais
jasmins, les lilas en fleurs, nous écoulons une mandoline,
accompagnant celte jolie canzone de Paësiello:
« Nel cor più mi non sento 1 . . . . b
C'est le ciel qui, comme dans nos grands opéras, succède
à l'enfer ; c'est le plaisir, le dolce far niente des bords
d'Ischia, dans le golfe de Naples, qui remplacent le trouble
— 4oy —
ei la peine, cesl , en un mol , l'un des conlrasies les plus
délicieux qui pui=senl exister !...
Ne serail-ce qu'un songe?... Voilà ce que je me deman-
dais en commeuçani à écrire ces pages ; je me le demande
encore, et cependant je ne peux douter que ces miracles,
ces impressions, ces tableaux, ne soient réels, et n'aient
été produits que par le talent de Nicolo Paganini 1 !
Il m'a été impossible d'analyser froidement, et en ter-
mes techniques les efftts créés par un tel génie.... Ce que
j'ai senii , je viens de l'exprimer, bien faiblement sans
doute ; mais Paganini a eu la bonté de me dire que j'avais
saisi ses intentions musicales.
La réception qu'on lui a faite à Boulogne l'a beaucoup
flatté. II est parti pénétré de reconnaissance , et empor-
tant le désir de revoir la ville où une nouvelle couronne
lui a été décernée. — L'ensemble , l'aplomb de notre
orchestre l'ont étonné , et il en a exprimé sa satisfaction
au chef de la société phylharmonique, au bon et zélé Gode-
froid (1).
Est-il besoin de parler des bruits absurdes, des calom-
nies répandus sur ce grand artiste?... Les journaux de
Paris, et la lettre qu'il y a fait insérer, répondent suffisam-
ment à ces contes , misérables et basses inventions de
l'envie et de la jalousie. Paganini subit la loi à laquelle
toutes les supériorités intellectuelles sont soumises , sur-
tout dans la province : c'est le tribut que la sottise, et la
(I) E.ïLcellenl musicien, qui était le père de Jules el de Félix Godo-
froid.
— 410 —
malignité humaines (onlpayerà l'cspril cl au génie. —
Celle nécessilé est bien irisie , sans douie , mais elle
trouve sa compensation dans la gloire! ! — Au xip siècle
on eût fait un sorcier de l'homme réunissant à un aussi
haut degré le talent de Texécutant et du compositeur : de
nos jours on en fait un criminel: — Galilée expia dans les
cachots de l'inquisition la découverte de son système pla-
nétaire ; Colomb, génois comme Paganini , découvrit
l'Amérique et fut persécuté C'est un nouveau monde
aussi que ce dernier a trouvé sur son violon ! 1 . . . La pos-
térité seule lui pardonnera la révolution qu'il a opérée.
A M. HEUGEL. DIRECTEUR DU MENESTREL.
JOSEPH DESSAUER.
Son séjour à Paris. — Les ballades et les lieder de l'Allemagne.
— Différence entre les caractères des compositions lyriques de
ce pays, et de celles italiennes et françaises. — Les œuvres de
Dessauër. — Une de ses mélodies médite?. — Un vœu.
JOSKPII DESSAIKR.
Je vous ai parlé sonvenl , mon dior ami , de Joseph
Dessauër, el du désir que j'avais de faire connaître cei
artiste de talent et de cœur, aux abonnés de votre journal.
— J'accomplis aujourd'hui ce désir. — En Allemagne, le
nom de Dessauër est placé à côie du îioni justement célè-
bre de Schubert. Ku France, où vingt-six de ses mélodies
ont été publiées par Schlesinger, à l'exception d un article
gracieux et poétique de M. Henri Blaze, qui parut, il y a
dix ans dans la Revue des Deux-Mondes , le silence s'est
fait autour de ce compositeur. — La raison en est toute
simple : il n'a point été chanté par les rossignols à la
mode , ces appréciateurs si delicais des belles œuvres
musicales , et pour celle fois encore le dilettantisme des
chansonnettes et du (ra la la ont mis la lumière sous le
boisseau. — Cependant tout ce que nous connaissons de
Dessauër, porte l'empreinie du cachet le plus fin et le
plus original. Il n'imite personne ; il parcourt des sentieis
inconnus, cueillant çà et là mille fleurs mystérieuses, sans
(pril y ait dans ses compositions l'icn de bi/.arre, de gro-
lesquemeni innové.
Je dois la connaissance de Dessauër, son amitié , à
notre grand maître Meyerbccr, qui lui remit |)Our moi , il
V a quinze ans , une carte de visite sur Inrpiclle , en deux
— Ui —
coups de trayuu donnés d;ms ia cour des Messageries de
la rue Monlniartre, il me le reconimandail avec vivacilé.
— Le pauvre Dessaiiër quillail Paris , malade des nerfs,
découragé du peu de sitccès des démarclics faites , pour
oblcnir un poème de nos seigneurs les libretlisles , et
venait prendre les bains de mer à Boulogne. — Le lolui-
bohu de la capitale, ses inirigues tortueuses, allaient mal
à son âme noble, ardente, généreuse, et à son organisa-
lion impressionnable. Je liouvai en lui l'espiil le plus
cultivé, le plus aimal)le, joint à la naïveté d'un enfant. Au
milieu des désappointements qu'il avait épi'ouvés dans la
moderne Babylone , il se louait cepondani beaucoup de
ses rapports avec noire grand peintre Eugène Delacroix,
notre grande romancière M™^ George Saiid, et M. Halévy.
Ils lui avaient témoigné de l'intérêt, de l'alTectioii , parce
qu'ils étaient dignes de le comprendre. Que de délicieu-
ses journées j'ai passées alors avec luil... Non seulement
Dessauër est un compositeur hors ligne, mais c'est encore
un pianiste très-distingué. — Doué d'une mé-nioire éton-
nante, dun talent très-remarquable pour reproduire tous
les effets d'une partition , il m'a tour à tour exécuté les
plus beaux morceaux des plus c(''lebres opéras, <'t clianlé
en y comprenant les siennes, toutes les pièces fugitives,
qui ne cessent pas de charmer ia va|)oreuse cl faniasticiue
Allemagne.
A ce pays d'outre-Rhin, où les imaginations sont ten-
dres , vaporeuses , quelquefois terribles ; où la foi vil
encore pleine de sève et de fraîcheur dans les âmes-, où
les saintes et pittoresques traditions du passé conservent
leur antique puissance , à l'Allemagne nous devons ce
genre de petits poèmes lyriques que l'on appelle lieder,
et que \ainement nous avons cherché à imiter. — Disons-le
' 415 —
fraiichcmeni , le caracièrc de iiolic nalioii est en oppusi-
lioii iiiaiiifcsle avec ces inspiraiions , offrant à la fois un
mélange de mysticisme et de passion , d'ironie et de
naïveté, de leireur et de grâce , dont les ballades alle-
mandes sont empreintes. Si nous avons l'exaltaiioii du
moment , presque jamais nous n'éprouvons cet enthou-
siasme brûlant et [jiofond si bien dépeint par M™^ de Slaë'
dans son beau livre sui* l'Alleniagne.
Je n'ai guère connu qu'un homme dont le génie eût pu,
chez nous, s'il avait su faire des vers, lutter, dans de sem-
blal)les créations; avec Bïirger, Goëlhe, Schiller et Uhland:
cet homme était Chateaubriand. Certes, son René est une
admirable ballade en prose , et son épisode de Velléda
pour le mouvemeni , pour la chaleur de sentiment , me
paraît fort au-dessus de, ^a Fiancée de Corintke. On a
voulu plusieurs fois faire passer dans notre langue les
chefs-d'œuvre de ce genre : mais que cela est froid ,
guindé, auprès des poèmes originaux 1... Quelles épreu-
ves enac(''es de dessins (ailles dans l'aii'ain, avec la dclic:a-
lesse, la vigueur et le clair-obscur magique des eaux-
fories d'Albert Durer, de Lucas de Leyde et d'Henri
Goll7,ius 1...
A de telles poésies il faut des lyres allemandes.— Spon-
tini, llfjssini, BoJcIdieu, Auber, sont de grands, aimables
et spirituels compositeurs. Eh bien ! si ou leur eût donné
la ballade de Lénore , ou la cantilène de Mignon à mettre
en musique, 0!i eût constaté dans leur (ouvre l'absence de
la couleur locale , et de ce parfum féerique suigissant,
s'exhalani des chants ei de l'harmonie de Meyerbeer, de
Zumsieg, de Weber, de Schubert et de Dessauër ; un
seid inaîlie français, Uérold , l'aiileui' <Ie riUusion et do
Zampa . eût liiomphé dans cette épreuve.
— 410 —
Dcssauër, car il faui en revei)ii' à lui, siijei principal do.
ma lellre , n'a d'abord olé connu en France que par le
Retour des promis , espèce de sc'guédille aiulalouse que
la divine Malibran chaulait à ravir ! CVsi une jolie baga-
telle dont les paroles sont d'un homme de mérile, M. Emile
Barateau , mais qui n'est ni allemande , ni IVançaise , ni
tout à fait espagnole. Le vrai genre de Dessauër n'est
pas là. Bienlùl nous arrivèrent ses lieder, traduits sous
le titre de mélodies , et alors il fut pei'mis de juger
l'originalité , le charme; et la flexibililc rêveuse de son
talent. — Rien de plus louchant , par exemple, de plus
di'amaiique que son Wasserniann flliamme de l'eau , ou
rondin IJ — Au milieu d'une fête villageoise, d'une danse
pastorale , un jeune étianger se présente. Dans tout son
être il y a quelque chose d'étrange, de mystérieux.... il
invile une belle fille à danser ; elle accepte et s'élonne de
sentir une main humide et glacée s'unissanl à sa main.
Elle interroge l'éiranger qui en lui répondant l'entraîne
avec rapidité vers le fleuve , malgré ses plaintes , son
elTroi, ses appels à sa mère, dont elle invoque le secours.
Bientôt tous deux aiieignenl l'onde et disparaissent dans
l'abîme — La musique l'etrace toutes les nuances de
ce petit drame d'une manière admirable.... C'esi d'abord
une mélodie champêtre , pleine d'une ineffable douceui* ;
puis, celle mélodie prend un caractère surhumain quand
l'ondin arrive. 11 invite celte jeune lille à danser, et les
questions qu'elle lui adresse , les léjionses qu'il lui l'ait
excitent un seniimen! d'effroi vraiment indicible On
pressent la caïaslrophe dans ce chant i-écii<'' , sombre,
heurté , paraissant a|)|)ai'tenii' aux habitants de l'autre
monde. Cependant le mouvement s'accroît avec la marche
d(! l'aciion ; l'hai'monic (l(''|)loie loulcs ses richesses infer-
— 417 —
iiales, (.'l la paiivre jcimc fillo csi ciigloiilie dans le fleuvp,
en invoquani , d'un ion di'chirani , sa mère qu'elle ne
reverra plus!... Un trémolo myslérieux gronde jusqu'à
la fin du morceau qui a passé dans le mode mineur, et la
mélodie pastorale de l'inlroduclion renaît et se dessine
dans ce mode, sur ce trémolo funèbre, comme un hymne
des runérailles. — Le Wassermanii , quant au sujet , a
quelques rapports avec le Roi des aulnes ; mais nous
n hésitons pas à le lui préférer. Il y a bien plus de variété,
de passion dans la musique de Dessauër, et cette petite
pièce est pour nous un chef-d œuvre !
Les deux Cercueils , le Flot et l'Enfant , la Marguerite,
paroles de M. Blaze , et, dans un genre plus tempéré'
V Etoile , la Sérénade , le Fandango, à une fleur, et sur-
tout IWsile, sont de nobles et charmantes compositions.
Dessauër m'a laissé en manuscrit une ballade, le Som-
meil de Marie , dont je lui avais fait les paroles , cl que
notre amie, Marie Dorval aimait beaucoup. Le chani de
celte ballade est adorable de pureté , de mélancolie... il
conviendrait parfaitement à la voix si expressive de Poul-
lier. Quand vous voudrez publier ce morceau , tnon cher
Heugtl , il vous sera adressé , et l'auteur des i)arolcs en
fera hommage à l'artiste qui chante si délicieuscnjeni l'air
du songe de la Muette.
Qu'il me soit permis, en terminant celte lettre, de foi-
mer un vœu. Pourcpioi le directeur de l'Opéra-Comique
n'enverrail-il pas un joli poème à Dessauër? Je suis per-
suadé (pie la musique de co. dernier serait charmante et
ajou'.erail un nouveau lleuron à la couronne d intelligent
aduiinistrateui (m'on ne peut refiist r à M. Periin.
Valeiicienni's, "21 juillet 1853.
TROIS ANECDOTES MUSICALES.
« Le souvenir, présent céleste !
a Reste des biens qu'on a perdus »
Ancien poète.
LEStElR. :il"" DIGAZOIM.
L]\ CHOEUR DE GLICK.
Dans sa première jeunesse Lesueur, pendanl son
séjour chez M. de Champiguy, son proiecleur, passait
habiluellemeni une partie de ses nuiis au iravail. — Après
lui avoir fait de vaines remontrances à ce sujet, M. de
Champiguy finit par ordonner à ses domestiques de ne
lui laisser que ce qu'il fallait de lumière pour l'éclairer, au
plus tard , jusqu'à minuit.— Lesueur composait alors son
bel opéra de la Caverne.
Un certain soir, le iravail dura plus qu'à l'ordinaire.
C'étîiil l'hiver ; une heure du matin vint à sonner à
l'horloge du château , ei la bougie s'éteignit au moment
où Lesueur commençait à écrire le plus long des chœurs
de voleurs que renferme la Caverne. — Le plan de ce
morceau est dans sa tête , il ne reste qu'à le développer
sur le papier, et il craint de l'oublier, s'il se livre au
sommeil — Où trouver de la lumière .'.... Tout le
moude repose ; toutes les portes sont fermées. — En
proie à l'anxiété la plus vive, il jette les yeux sur le foyer
de sa cheminée où brûlent encore deux tisons ne laissant
plus échapper par intervalles qu'une lueur mourante. Oh!
bonheur!... Lesueur s'empare du soufflet , rapproche les
deux précieux débiis , les ranime, les couvre avec prc;-
cautiou du bois qui lui reste , e( parvient à faire un grand
feu. Au comble de la joie, il s'assied , lenaul son cahier
sur ses genoux .. mais la réflexion de la flamme n'arrive
pas jusqu'à sa plume. Que faire?... « Ce chœur n'esi pas
« écrit, dit-il avec douleur, ce chœur va m échapper! •>
Puis lout-à-coiip, écartant sa chaise , il se couche à plat
ventre, et le plancher devient sa table. Oh 1 pour lors la
lumière inonde sa parliiiou , à laquelle il travaille avec
une ardeur fiévreuse. Le temps s'écoule , et l'ariiste ne
s'en apperçoit nullement. M. de Champigny, qui avait
l'habitude de se lever avant le jour, traverse la cour sur
laquelle donnaient les fenêtres de l'appartement occupé
par Lesueur. La flamme rougealre qu'il apperçoit à tra-
vers les vitres lui cause la plus vive inquiétude. — Il monte,
accompagné d'un domestique , et ouvre brusquement la
porte — Soudain, envoyant Lesueur étendu sni- le
parquet , il s'écrie avec l'accent de l'effroi : « — Est-ce
qu'il s'est trouvé mal !... » Puis il ajoute , en remarquant
qu'il tenait la plume à la main : « — Que faites-vous donc
« là, mon ami?... » — « Je fais Za Caverne. ■•
A l'époque ou j'habitais Paris, lorsque mes occupations
me laissaient un moment de liberté, j'assistais aux ventes
assez nombreuses d'objets d'art qui ont lieu en hiver. —
Le 22 janvier 1848, je me trouvais à une de ces ventes,
rue des Jeimeurs, au moment où deux vieux amateurs se
— 423 —
dispulaieiil une miniature de M™^ Dugazou , peiiile par
Siccardi. — Le costume de la célèbre actrice , était celui
que poriaieni les femmes à la mode vers la fin du règne
de Louis XVL — M""« Dugazon devait avoir alors irenie-
six ans ; et ce périrait était d'une ressemblance parfaite,
au dire fies deux enchérisseurs. — Je lavais connue âgée
de près de soixante ans , et je retrouvai sur cet ivoire,
non seulement ses traits un peu chiffonnés, mais encore
l'expression de sa physionomie vive , gracieuse , et de ses
yeux pleins d'intelligence , de sentiment , et de feu. —
Toutes ces qualités ne devaient pas cependant conduire
l'appréciateur le plus fou à payer ce portrait six fois ce
qu'il valait : mais les deux amateurs, mus peut-être par de
doux souvenirs, se montèrent la tète ; l'amour propre s'en
mêla , et le plus âgé d'entre-eux remporta une victoire
qui lui coiîia 780 francs ! ! 1
Cela me rappela que dans les derniers jours de l'aulomne
de 181 1, me trouvant un soir au coin du foyer de M""* Du-
gazon avec Grélry, je parlais de l'impression profonde
qu'elle avait laissée dans l'àme de ceux l'ayant vu jouer
Nina ou la Folle par amour. <■ — Je regrette, disais-je
" alors à M""' Dugazon , de ne pas vous avoir aussi payé
«. mon tribut de larmes et d'applaudissements dans ce
" charmant opéra de d'Alayrac 1... - Le moyen qu'il
" en fut ainsi , ajouiais-je , puisque je n'étais pas encore
o né?... » — Sur CCS paroles elle se leva, et sortit.
Quelques instants après un domestique apporta
petit paravent qu il plaça de manière à n)asquer la porte
d'entrée de l'appartement ; puis il vint dire quelques mois
à l'oreille de Grélry. — Je ne savais ce ipie tout cela signi
fiait, lorsque le compositeur de Ihchard quitta son iau
~ 424 —
leuil, alla se placer au piano, au-dessus duquel se trouvait
un beau porlraii de le Kain , et fil entendre le prélude de
la délicieuse romance :
c Quand le bien-aimc reviendra !
Bientôt je vis M'"^ Dugazon sonir de la coulisse que for-
mait le paravent. — Le croira-t-on ?... cette femme alors
presque sexagénaire, apnt surla tête une perruque brune
à la Titus , dont la taille était devenue massive, me fil au
bout de quelques minutes une telle illusion , que je vis en
elle Nina à dix-huit ans, folle d'amour, adorable de grâce,
de sensibilité, et surtout de ce charme qui ne se décrit
pas, et que l'imagination la plus colorée peut seule se
figurer. — Ceci qr.e l'accent , le geste, la mobilité de la
physionomie, toutes les nuances d'une passion à la fois
pudique et brûlante, étaient, dans celte actrice admirable,
d'une vérité sans égale ! ! Quand elle chanta :
« Mais . . . mais ! . . , j'écoule ! . . .
1 Mais. .. je regarde !.. . »
l'ardeur, la fixité de ses yeux , et puis , après un repos
de quelques secondes , ce cri déchirant de l'espérance
irompée :
« Hélas ! hélas !. . .
« Le bien-aimé ne revient pas ! . . . »
me causèrent un mal , et un plaisir que je ne saurais
peindre. — Je crois, qu'excepté 31™"= Branchu, jamais
comédienne lyrique n'a porté le talent à cette hauteur.
Accablé sous le poids de l'impression que je venais
d'éprouver, ce fut à peine si j'entendis Grétry me dire :
« Eh bien ! qu'en pensez-vous ?. . . — Voilà comme de noire
« temps on nous jouait et on nous chantait !... » — Depuis
j'ai revu Nina dix fois au théâtre et ce n'était jamais ce
— 4-25 —
i[uo 31"'* Dugazon mavail lau voir, 1 1 cnlendie. — Une
seule femme, M'"' Huët, fille de rcxcellcnl Trial Lesage,
avait quelque chose de sa devancière dans ce rôle , et
M'=^'^ 3Jars, jouant Valérie, m'a rendu quelques-uns de ses
accents. — Essayez donc de donner mainlenanl Nina à
rOpéra-Comique?...
Lorsque l'impératrice Maiie- Louise vint à mourir,
(en 1S48) , il y avait longtemps que son souvenir s était
effacé du cœur et de la mémoire de ses contempo-
rains , et son nom n'apparaîtra dans Ihisloire (lu'à cause
de son alliance avec le plus grand homme des temps
modernes. — Sans esprit, sans caractère, sans dignilt-,
celte femme a laissé de côté le rôle le plus beau qu'une
femme ail été appelée à jouer dans le monde ! — Si, dans
le malheur, elle eût été d(''vou(;e au héros qui la fit asseoir
sur le irône ; si elle eut défendu ses droits auprès des
puissances coalisées qui avaient envahi la France; si elle
eut suivi sou époux captif, dans l'exil, elle se serait hono-
rée à jamais 1 on la placerait à cùié des Pauline , des
Éponine , des Arie. — Loin de là , sa conduite a encore
rehaussé le dévouement , la bonK'; de cette pauvre José-
phine , dont les facultés intellectuelles n'étaient pas ("mi-
ncntes, mais qui possédait le sentiment de tout ce qui
était noble, beau, et une àme vahmi inieiix que tout l'es-
prit du monde. — Un journal en pailant alors de la moi i
de Marie-F.ouise, rappelait l'incendie qui se déclara chez
le princede Schwai'lzemberg, lors des fêles du mariage de
la jeune ai'chiduchesse avec Napoléon ; il faisait observer
{(uc ce trisîe événement rappioché de celui qui eut lieu
lors de l'union de Louis XVI avec Marie-Aiiloinelte d'Au-
triche, avait inspiré les plus fâcheux |)ressenlimenls.
— 4i>G —
Il n'y mil pas que cei incendie qui , à celle époque,
m'impressionna vivemeni. — Je faisais alors mon droii à
Paris , et le soir du mariage impérial , je me rendis au
concert qu'on donnait aux Tuileries , dans le jardin, en
fîice du pavillon de l'horloge. — Au moment où Marie-
Louise parut au balcon, l'orcheslre et les chanteurs firent
entendre le magnifique chœur d'Iphigénie en Aulide :
« Qwe d'écldl , que de majesté,
« Que de grâce , que de beauté ! ! »
à l'instant il me revint à l'esprit que le chevalier Gluck
avait composé ce chœur en pensant à sa noble et belle
souveraine , et que lorsqu'elle entrait dans sa loge , au
Giand Opéra, on le recommençait toujours, aux applau-
dissemenls de louie la foule criant avec ivresse : Vive la
Reine ! ! Or, quelques années après, en face de ce balcon
des Tuileries , sur la place Louis XV, diie alors place de
la Révolution, la tête de celte infortunée princesse, que
la calomnie poursuit encore dans son cerceuil , tombait
aux clameurs de joie féroce , de ces nivcleurs préiendant
donner le bonheur et la gloire à la France. — Ce rappro-
chement entre Marie-Antoinette, et sa nièce Marie-Louise
me causa un douloureux effroi I je ne fus pas le maître
de chasser de ma pensée l'idée d'un avenir on ne saurait
plus sombre pour la jeune épouse de Napoléon. — Avoir
choisi ce morceau en pareille circonstance, ah! c'était
plus que de la maladresse!... — Quant à Marie-Louise il
est vrai de dire que bien certainement elle ignorait l'anec-
dote se rattachant au chœur de Gluck ; mais plusieurs des
auditeurs assistant à ce concert, firent la même remartjue
que moi.
Les événements de 1814 se chaigèreni de justifier, en
partie, nos presscniiments.
HOMMES DE LETTRES.
SAVANTS.
ARTISTES DRAMATIQUES.
MÉLANGES.
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LlTïÉUAIRE
SUR
JÉHAX MOLIiXET.
l'écho de la forôt
Répèle avec orgueil le nom do MoUiiel.
(Epilrc sur le Mont-Hulin , par le
baron d'Ordre).
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SIR
JKHAIV AIOLL"^KT.
Voici Liicoi 0 un de ces iiumnies que, par une négligence
dirticile a concevoir, les boulonnais en général oui laissé
dans l'oubli le plus profond. — D'autres parties de la Fiance
nous l'ont envié; elles ont cherché à s'approprier le l'ail de
sa naissance, à en tirer honneur et vanilé : Rendons enfin
à notre pays ce qui lui appartient, en dissipant les doutes
(|u'on a élevés sur le lieu où Jehan Molinel a reçu le jour,
et en le faisant connaître plus complètement qu'on ne l'a
l'ait jusqu'à présent.
C'est à Desvres (anciennen:ent Désuresnes), petite ville
située à quatre|lieues de Houlogne-sur-Mer, que naquit,
vers la moitié du xv*-" siècle, l'honinie distingué dont nous
nous occupons.— Aucuns détails particuliers ne nous sont
restés sur sa famille, et sur les piemières années de sa vie
Il y a toutefois lieu de penser que ses parents apparte-
naient à la haute bourgeoisie, peut-être même à la noblesse,
et qu'ils avaient de la fortune. En effc t, ils le firent étudier
à l'Université de Paris, et la tradition écrite nous apprend
que le 15 septembre 165(5, on vil figurer, dans l'assemblée
de la noblesse du Boulonnais, un sieur de Molinel. — .\u
surplus, entre Desvres et Samer, il existe un hameau du
— Î32 —
nom de nuire poète , qui avail litre tle lief avaiil la Révo-
liHloii , cl donl !e seigneui' était alors le baron dn Blaisel.
Au sortir de ses éludes , Molinel se maria el vinl s'éta-
blir à Valenciennes , où il passa une partie considérable
de son exisîence, el qu'il se plaisait à appeler dans ses
ouvrages le val doux et fleuri , le val des amours . vallis
amorum. — Un fils du nom d'Augustin , qui devint cha-
noine de Condé, dans le Hainaul, fui le seul fruit de l'union
qu'il avail conlraclée. — Ayant perdu sa femme, la douleur
qu'il ressentit , ses principes religieux le porlèrenl à em-
brasser l'éiat ecclésiaslique, el il obtint un canonicai dans
l'église collégiale de sa ville d'adoption.
Molinel avait toujours eu du goût pour les lettres : il
s'éiail attaché a une confrérie célèbre , le Puij de Rhéto-
rique, existant depuis un grand nombi'e d'années à Valen-
ciennes.— A ceiie époque, le flambeau des arts et de la
poésie commençait à jeier ses rayons éclaianis sur celte
belle Flandre, où régnait la maison de Bourgogne. Des
académies étaient établies dans plusieurs villes; des luttes
avaient lieu entre les poètes. Les plus habiles recevaient
des couronnes au milieu de fêles splendides , el les anna-
listes nous onl conservé plusieurs pièces ayant obtenu le
prix du bien dire et du gaï savoir dans ces solennités. —
C'est , sans nul douie, au sein de la confrérie du Puij de
Rhétorique que se développa le goût de Molinel pour la
versification.
Georges Chasiclain , aujoui'à'hui furî peu connu , jouis-
sait alors d'une grande renommée , comme chroniqueur,
orateur et poète. Céiaii , jusqu'à un certain point , 1(>
Froissari de répocjne , quoiqu'il n'y ail , en fait de talent,
— 433 —
aucune comparaison à élablir eiiirc lui ol hoii illuslre
devancifT. — MoHriet le prit pour modèle , devint son
disciple et son ami très alTeciionné. — Cliastclain étant
mort en 147i , il salliciia , ainsi qu'il le dit dans ses
Mémoires, de son très redouté prince , et le dépria en toute
humilité, qu'il lui plut lui donner licence de parachever ce
que son maître avait commencé. Il s'agit ici de l'œuvre
ayant pour titi-e : Recollection des merveilles advenues en
notre temps. — La requête de Molinet eut un plein succès,
et il devint indiciaire ou historiographe de la maison de
Bourgogne. — Depuis, Marguciiie d'Autriche, gouver-
nante des Pays-Bas , le nomma son bibliothécaire. —Celle
princesse aussi remarquable par sa haute raison que par
la vivacité de son esprii , cultivait elle-même la poésie, et
avait une rsiime touie j)articnlière pour les lalcsils el le
caractère de Molinei.
A la mort de Charles-le-Tciméraire, des calamii(''s sans
nombre, occasionnées pai- la guerre , la révolte et la tra-
hison , vinrent fondre sur la Belgique. 3Iolinct eut gran-
dement à souffrir dans ces temps de désastres, de luines,
et c'est ce dont on ne saurait douter en lisant ce passage
de son Temple de Mars, au livre de ses faicts et dits :
Pour co que su«rre m'a iiuvré ,
El que Mars me iravaiUe el blesse ,
Sans avoir mon bien recouvré
J'ai peint son temple
Dans La Hessource du petit Peuple, dialogue en vers et
en prose sur la misère du petit peuple , il a peint avec
autant de naïveté que de force le spectacle naviani que
lui offraient les infortunes de la classe inOMieure de la
sociélT'.
— 43i —
11 lui (''Iruiie/uciil Ik': avec le j)oéte (aiillaume Grelin,
et les coinposileiirs, alors célèbres, Aiiioine Buqiiois ei
Louis Compère. Lui-même étaii excellent musicien. —
Faisons observer, en passani , que Desvres , où naquit
Molinet , esi la partie du Boulonnais qui a produit , à
diverses époques , le plus d'organisations vraiment musi-
cales, car Monsigny, le fondaleur de l'opéra-comique en
France , et Albert Bonnel , l'émule de Lays , sur noire
première scène lyrique , étaient originaires de celle petite
ville. — Est-ce au hasard , ou à l'influence des beaux siles
avoisinanl ce lieu , à son air pur, qu'il faut attribuer celle
particularité? L'examen de celle question à la fois philo-
sophique et physiologique nous entraînerait trop loin :
nous laissons à de plus habiles le soin de la résoudre.
Molinel eut pour élève Jean Lemaire , son parent , qui
depuis donna des leçons de versificalion à Clément 3Iarot.
— C'est de ce Jean Lemaire , successeur de Molinet , en
qualité de bibliothécaire auprès de Maiguerile, que l'abbé
de Saini-Chéron a dit :
De Moulinet , Je Jean I.emaire el George
Ceux du Hainaut chantent à pleine gorge.
On ii'ouve un témoignage aussi vif que louchant de la
reconnaissance de Lemaire envers son vieux maîlie , dans
ces paroles . « Je , très incognu disciple , el loingiain
« imitateur, désirerais suivre les vestiges de monseigneur
< el indiciaire archiducal , maître Jehan Moulinet , mon
<■ précepteur el parenl. ■>
N(ai-e auicui' mourut en loOT, à Valeiiciennes, dans un
âge fort avancé. Sou corps reçut la sépulture en l'église
— i3j —
collégiale de la Salle-le-Comle , à peu de distance de la
lombe de George Chaslelain qu'il avait laui aimé, et tant
admiré!... — Marguerite fil graver celte épiiaphe sur la
pierre qui le recouviait :
Me Molinel peperit Divernia Bononiensis ,
F'arisius ducuil , aluil quoque vallis amorum ,
Et quamvis tnagna fueril mea fama per orbem ,
Hsec milii, pro cunclis fruclibus , aula fuil (1).
(1) Oa lit dans l'Hisloire ecclésiaslique de laville el comté deValeu-
ciennes , manuscril de Simon Leboucq , que M. A. Prignet a publié
en un beau volume iu-4°, avec nolice par M. A. Dinaux, el enrichi de
planches : « Au même lieu (l'église Salle-le-Comle) est aussi ensi -
« puUuré le disciple de George Chaslelain, Jean Molinel, boionois lie
« nation.et chanoine de la dicte église de la Salle, de son vivant grand
« poète el historiographe de la maison de Bouigogne el de celle
« d'Auslrice. — 11 composa quantité de vers facétieux, desquels partie
a ont été imprimésà Paris l'an 1537. — D'abondant il escrivil les his-
« loires de son temps, commenceant icelies en l'an 1474, el fluant au
a trépas du roi don Philippe de Castille , qui fut l'an 1506. — Il alla
« de vie à trespas l'an suivant qui esloil l'an 1507, el fut enterré en
« la dicte église où lui fut dresché celte ôpitaphc :
— a Me Molinel peperit elc
a — Dis-moi qui gisl icy, sans que point lu m'abuses !. . .
— Cy gisl l'ami privé d'Apolio el des Muses.
— Quelz choses avecq lui sont mortes el laeries?
— Dicls subtils , savoureux , jeux, ris el facéties.
— Qui est-ce qui pour lui de plorer continue ?
— C'est rélhorique en chef qui fort s'en diminue.
— Est-ce doncques celuy tant cognu , Molinel?
— C'est iiii seul qui moulait doux mots en moulin net.
— Mais qui fut l'homme heureux qui tant lui en apprit ?
— Des cieux vint 1 iuflucnce en son sublime esprit.
— N'eul-il nul précepteur, Grebaii ou maistro Alain ?
— Son maislre qui cy gist fut Georges Châtelain.
— 43G —
Cette épiîaplie e:jl uiil' iniilalion assez licuicusc de
Tinscription qui se Irouvail sur le monumciil funéraire de
Virgile, à Pouzzole , en ce (pie dans quatre vers on a
résumé la vie de Molincl depuis sa naissance jusqu'à sa
mort.
Longtemps on a vainement rechcrciié le portrait de cet
homme distingué.— Mou digne ami Jean-Baptiste Soulié,
l'un des conservateurs de la bibliothèque de l'Arsenal qui, à
plusieurs reprises, a formé des collections très complètes
des illustres français, m'a dit n'avoir jamais rencontré de
— L"ensuivit-il de près , esl-il pair ou s'il passe ?
— Tous deux on peut noler on règle et eu espace.
— Mais à qui comparer les peul-on saus mespris ?
— L'un pour Virgile el l'autre est pour Ovide pris.
— L'un doncques fut plus grave el l'autre plus facile?
— Plus tiumain fut Ovide , et plus divin Virgile.
— 0 vous deux bienheureux qui tels lilres méritent !
— Leurs engins , leurs vertus de gliore les héritent.
— Qui pourra plus jamais a-tel los par atteindre?
— Nul luy qui sçachont plume on nuir atramenl teindre.
— Combien donc a perdu la langue gullicano ?
— Par leur mort elle est mise en basse barbacane.
— En quels temps, soubs quels roys furent-ils florissants ?
■ — Va lire leurs labeurs partout resplendissants.
— Pourquoi se dirent-Us wdictaircs , lors?
— Pour ce qu'ils ont moustré d'histoires les trésors.
— Las , que peu do gens sont qu'on sçache avoir vescu :
— Ceux-cy font les gens vivre , el la mort onl vaincu.
— Comment a nom le lieu que tels gens a nourri ?
— Valentienne , val doux , val insigne et floury.
— Où sont leurs monuments , cl précieux tombeaux ?
— En la bouche dos bons , el en leurs escrils beaux.
0 Dieu , combien vaut mieux tels tombeaux que du cuivre ,
D'autant que plume voie ; où métal ne peut suivre.
Page 47.
— Kî?
gravures, dossiiis vi\ lableaux. rcproduisaui les ii ails dé
Molinet. — Aussi ful-ce avec un vil' souiimcnl do plaisir
que , dans le mois d octobre 1840, lors du voyage qu'il fit
à Boulogne, il vil le peiil porlrail bien aulhcnlique, que
renferme le musée de celle ville.— Ce porlrail , ([ue nous
devons à rainiable d ci ikiii Voisin . biblioihécaire de la
ville de Gand, enlevé si jeuue encore aux leiires et à
l'amilié , porte daie et inscripliou. — Il a été copié sur un
original peint dans les dernières années de l'existence de
Molinet et découvert dans le cabinet d'un amateur Belge.
— Mon fds en fit une seconde copie qu'il olïrit à Soulié,
et qui , depuis la mort de ce dernier, est dans la belle
collectiondeportraiis du musée de Versailles. — La physio-
nomie du poète-chroniqueur est empreinte de finesse , de
naïveté ; des i ides profondes sillonnant son front et ses
joues indiquent la maigreur 1 1 la vieillesse. Son buste fait
présumer qu'il éiaii d'une laille moyenne.
Eu commençant celle notice, j'ai dit qu'on avait cherché
à nous enlever 3îolinet . en plaçant son lieu de naissance
ailleurs que dans le Boulonnais. En clïei , Lacroix du
Maine, l'historien de Poligni , Chevalier, et M. Auguis
l'ont fait naître à Valenciennes. — C'est une grave erreur,
complètement repoussée parla tradition et l'épiiaphe citée
plus haut. Aussi les meilleures biographies , et beaucoup
d'auteurs accrédités, ont-ils, en dernier lien , donné le
démenti le plus formel à l'assertion des critiques peu soi-
gneux que je viens de rappeler.
Je dois maintenant essayer de faire connaître Molinet,
sous le rapport des écrits qu il a laissés, et des services
rendus par lui à la liiiéralure et à Ihisioire de notre pays.
Il fiit à la fois poète ol chrouiqueui'. Le grand nond>re de
— 438 —
pages sorties de sa plume pioiive son apiiiude au iiavail
el son élonnanle facililé. — Je lermincrai par la lisie de
ses ouvrages imprimés.
A l'époque où il composa ses poésies el ses mémoires,
la langue française, qui s'était formée avec tant de lenteur,
se sentait encore de ces idiomes barbares, mêlés avec la
langue latine qui , à son aurore, en faisait le plus fléies-
lable de tous les jargons. —Il y avait du celtique ou gau-
lois, du tudesque ou franc, et du latin mutilé dans cette
langue dite romane ou romance , véritable cahos d'où
devait sortir un jour la poésie de Racine , la prose de
Pascal el de Fénélon. — Le goût marchait de pair avec le
langage, hérissé de consonnes finales, de sons nazillaids,
et de monosyllabes insonores , c'est-à-dire que les plus
misérables jeux de mots , les images les plus bizarres
étaient employés par les écrivains. Qui croirait que cela
contribuait surtout à leur valoir les applaudissements
d'une nation devenue depuis la plus polie de l'Europe, si
de nos jours quelques novateurs, enrôlés sous la bannière
dite romantique , n'avaient pas, en ressucitani ce galiuja-
thias, obtenu les mêmes succès ! — Eu un mol la renais-
sance des lettres s'avançait, mais elle n'était pas arrivée.
— C'est à ce point de vue impartial qu'il faut se placer
pour apprécier le talent el les productions de Molinel.
Certes sa prose n'a pas le naturel de la piose du bon
Joinville ; ses vers n'ont pas la délicatesse des vers de
Thibaud, comte de Champagne, el du Châtelain de Couci,
mais il n'en est pas moins un des auteurs les plus clairs,
les plus châtiés , les plus raisonnables de son temps.
Quelques cilaiions vont venir en aide à l'opinion que
j'ai conçue de lui.
— 4:w —
Dans les faicts et dits de Molinel , il y a des pièces de
divers genres , el sur loule espèce de siijeis. — En >oici
une, ayanlpour liire rArnow satisfait , qui ne manque ni
d'Iiainionie, ni de grâce :
Amour me fisl son Bachelier,
Et me donna joyeux espoir,
Gracieuseté, bien celier,
Courtoisie , et force et pouvoir.
Loyauté, sens, santé, avoir,
Liesse , et ceux de sa bannière ,
Pour amoureuse dame avoir,
Génie de corps el de manière.
C'est un chef-d'œuvre de beauté ,
Un triomphe de noble arroy,
Sa prudence et naïveté
Vaknl l'avoir d'un petit roy ;
Ravi suis quand je l'apperçoy !
Tout œil amoureux qui l'advise
Rit de joie el chante à par soy ;
J'ai prins amour à ma devise.
Sun oraison à la Vierge, cominent^-anl par ces vers :
Le temps passé ne peut plus revenir,
Auquel estais en fleur de ma jeunesse,
Débile suis , elc
csl , en beaucoup d'endroils , digne des meilleurs poêles
de la renaissance , et bien préférable au jargon grœco
romain de terlaines poésies de Uonsard.
Dans un aiilre genre , il y a sans doule de ralTeclalion,
mais aussi de la vigueur el de la verve , en ce passage de
la description du temple de Mai s :
29
— 4iO —
Lu clianl de ce temple est alaniio,
La cloche une grosse bombarde ,
L'eau betioiste est sang et larme ,
L'aspergés un bout de guisarme :
Les chapes sont harnois et bardes,
Les processions avant-gardes ,
El l'encens poudre de canon :
A tel saint telle offre et tel don ! . . .
Eu un mol , Moliuel n'est pas un grand poêle , mais il a
souvenl du Irail , de l'aisance dans le mouvement de la
phrase. Ses mois sont liés aveo une curreclion rare de
sou lemps. — II a d'ailleurs conlribué puissamment à
amener la pureté du siyle poétique , quant aux règles. -
Dans le petit traictié , à binstrwÀion de ceux qui veulent
apprendre Varl de réthorique, c'est lui qui, le premier, a
établi la disiinciion entre les rimes imparfailes ou fémi-
nines, et les l'iines parfaites ou masculines. — C'est dans
cet ouvrage aussi qu'il a fait une loi très rigoureuse de
l'élision de l'E devant une voyelle. —On a encore remarqué
avec raison qu'il soignait ses rimes , et qu'il renfermait
avec bonheur, dans la mesure du vers , une foule de pro-
verbes dont la conservation intéresse à un haut degré
l'hisloiie de la langue française.
Comme chroniqueur ou historien , attaché à la maison
de Bourgogne, Molinet nous a transmis un giand nombre
de faits, compris dans une très longue période de lemps.
— Son siècle offrait le spectacle des scènes les plus dra-
matiques , les caractères les plus étranges et les mieux
colorés , enfui les événements les plus féconds en dénoue-
menls extraordinaires.— Époque de crise et de révolution
sociale, ce siècle assis'ait à la découverte de l'imprimerie,
et la réformation avc<; Luther, les sciences et la philoso-
— 441 —
pilie avec Bacon , allaieiu bicnlôl remuer le monde , et
donner une phase loule nouvelle à la politique, aux idées
religieuses, aux mœurs et aux ans. — Il faut l'avouer,
Molinet ne s'esi pas mis à la hauteur d'iine telle situation.
Les choses et les hommes , il ne les explique point , il ne
recherche pas les causes des évènemenis. — Il se borne à
narrer sans jamais commenter. — Cette manière d'écrire
Thisloire est loin d'avoir le mériie de celle employée de
nos jours ; mais elle pré&enic cependant des avaniages
qui ne sont pointa dédaigner.— Trop souvent maintenant
l'hisiorieu impose à ses lecteurs son opinion , presque
toujours empreinte de ses passions , et de ses principes
politiques, — il décerne l'éloge ou le blâme, la gloire ou
la honte, aux faits ou aux personnages dont il parle,
suivant qu'ils se rapprochent ou s'éloignent plus ou moins
de ses affections ou de ses antipathies. — Molinet, lui,
raconte , sans condamner, sans approuver, peignant les
faits et la vie humaine tels qu'ils sont, et laissant à ceux
qui le lisent le soin d'en tirer des conclusions morales.
Son style a beaucoup des défauts de son temps, et les
latinismes, les apostrophes, les phœbiis, les compai'ai -
sons ridicules, outrées, s'y renconlient fréquemment. —
Toutefois, il y a dans ses chroniques des morceaux reniplis
de chaleur, de naturel, et qu'Amyot et Montaigne, venus
après lui, n'eussent certainement pas désavoués. — Telle
est la harangue de l'archiduc Maximilien, avant la bataille
d'Esguinegatie : " Réjouissez-vous, mes enfants, dii-il à
* ses chevaliers, i('jouissez-vous de bon cœur!... Voici la
" journée vpiiue que long-temps avons désirée!... Nous
«< avons les Français en baibe, (jui tant de fois ont couru
« sur nos champs, destruicl vos biens, bruslé vos hostels,
" trav.iillé vos corps. — Employez vos sens et toutes vos
— 442 —
" ruict'S ; il est iHiiie, mes beaux enruiils, il esi lieiire de
<■ hesongiu'i". — Noire (juerelle est bonne el jusle. —
«' Requérez Dieu en voire aide, qui seul peui donner la
'. vicloire, el lui promenez de bon cœur que, en l'honneur
'. de sa passion , vous jeûnerez coniens de pain el d'eau
" par trois vendredys ensuivants ; el s'il nous veui sa
•• grâce ëlendie la journée seia pour nous. »
Voilà bien le langage que devait tenir un prince loyal,
vaillant el religieux , s'adressant , au moment de l'action,
a ses chevalier!... Concision, pensée, mouvement, tout
cela se rencontre dans celle harangue. — Aussi, malgié
l'esiime que mérilenl Térudilion et les travaux de M. Bu-
chou, il m'est impossible de ne pas taxer d'injustice ce
qu'il dit de Molinet dans la notice , d'ailleurs fcrt incom-
plète, qu'il a placé en tête de ses Chroniques. « C'étai
'■ bien , fait-il observer, le plus médiocre et le plus lourd
< poète , et le plus maniéré des beaux esprits de son
'■ siècle. » — On peut juger, par les ciialions qui pré-
cèdent, si ce rigoureux arrêt est fondé. Comment serai-iil
ensuite ari'ivé que Moiinel eût conquis au seizième siècle,
une renommée aussi Ijauie, aussi universelle, si, comme
écrivain , il eût été aussi méprisable que le prétend M.
Buchon? Clémeni .Marot, dont le goût devait correspondre
à la délicatesse des poésies qu'il nous a laissées, et dont
le témoignage n'est point sans prix, n'a-l-il pas écrit, dans
la complainte sur la nsort de Guillaume Preud'omme, ces
vers :
A doncqups Molinct
Aux vers fleuris , le grave châtelain. . .
et de nos jours, l'aimable et S[)iiiluel baron d'Ordre, dont,
plus que personne, je déplore la perle, el qui avait fait
— î i;î —
une c'Uulc paiiiciilicre des œuvres du Irouvère de Desu-
l'csnes, n'a-l-il pas dit, dans une épidc sur le monl Huliu :
l'écho do la forêt
Répèle avec orgueil le noiij de Moliiiei !
Je pense donc que M. Buchon, qui nie paraît avoii' mis une
grande négligence dans ie travail qu'il a écrit sur Molinel,
serait revenu du jugement qu'il en a poité , si la mort
n'était venue le surprendre. — Cet espoir était d'autant
plus fondé qtie , quelques lignes après celles que j'ai
citées, et par une contradiclion qu'il est dilïîcilc d'expli-
quer, il s'exprime ainsi : " Molinel est souvent un histo-
« rien et un écrivain remarquable. ■> Cette opinion est
la mienne , car loin d'être exclnsif dans mon esiime pour
iauleur des Faicts et dits , j'avoue franchement qu'il est
souvent bizarre , ampoulé , et que son styl»; a beaucoup
des défauts de la littéralure de son lemps. — Ainsi c<;
fut une malheureuse idée (jue celle de faire un livre de
piété du loman de la Rose par Jehan de Menu. — Jîo'inei
avait un goût tout particulier pour les Moralités allégo-
riques , et alin de répondre au vœu du duc de Clèves , il
entreprit la transformaiion de ce poème plus que profane
et galant , en une œuvre religieuse. — C'est ce (jn'il
annonce sur le lili'c , par ces (jualre vers burlesques :
C'osl le roman île lu [\ose
Moralisi'î clair tM iicl ,
Translaté de rime en prose
Par voire humble Molinel.
El qu'on n aille point croire qu il maïKpia de bonne foi eu
agissant ainsi 1... Sa persuasion iiuanl à ce ipi'il appelle
les allégories du poème de Meun était si forte , si candide,
quil loue le Stîigneur de lui avoir permis de mener celle
— ï'<4 —
œuvre à bonne fin . « Louange soii , s"écrie-t-i! , au Dieu
« (l'amour perdurable , et à sa mère irès sacrée Vierge,
« quand nous voyons ce roman réduii à sens moral, jus-
«' ques à ceuillir la rose ! ■>
Il me reste maintenant a donner la liste, aussi complète
qu'il m'a été possible de la recueillir, des ouvrages de
Jehan Molinet. La voici :
1° Les Faids et dits, de feu de bonne mémoire, maisire
Jélian Molinet. — Paris, Jehan Longis, 1531, in-folio goih.
Ce volume a eu plusieurs éditions, dont l'une, Paris, Jehan
Petit, 1537, in-S" golh., et l'autre , également de Paris,
in-8" de 1540 (lettres rondes).
2° Le Temple de Mars , Paris, le Petit Laurens , in-i",
caractères gothiques. — Le même, Paris, Gailliol-Dupré,
1525, in-8°.
3» La Ressource du petit Peuple, in-4'' gothique imprimé
séparément à Valenciennes , réimprimée dans les Faids
et dits (i).
(1) Tel est le titre de cet ouvrage , d'après une note extraite du
catalogue des livres du baron de Bancre. S'il fallait en croire , ou
contraire , le Bulletin du Bibliophile publié par Techener, n» 16 , 2^
série, 1857, jamais ce livre n'a porté de litre. V'oici au surplus l'ar-
licle qui le concerne dans ce Bulletin , sous le n° 1341 :
« Livre des plus curieux et des plus rares. Il ne porte aucun litre,
« mais on lui a donné celui de la Complainte du petit Peuple, parce
« qu'en efifet c'est une sorte de moralité où cinq personnages, savoir:
« l'Acteur, Vérité , Justice , Conseil et Petit Peuple , déplorent la
« misère de ce dernier, et les calamités d • celte époque. Sur celle
— 445 —
■4° Histoire du rond et du carré à cinq personnaiges,
imprime sans daie par Antoine Blanchard, très rare.
0° Les Vigiles des morts, par personnages. Paris, Jehan
Janot, in-16. Sans date.
6" Les neuf Preux de gourmandise. Paris, in4° eiin-S-',
7° Petit traictié compilé par maistre Jehan Molinet. à
l'usage de ceux qui veulent apprendre l'art de rélhorique.
Paris, m-i°.
« donnée , l'auteur a construit une fable où sont entreruêlés la prose
a et les vers , et dont le style souvent bizarre , selon la mode du
« temps , ne laisse pas d'être fort plaisant à lire. Les vers surtout
a sont remarquables par leur singularité ; ainsi Justice récite neuf
« couplets , dont voici l'un pour exemple :
Ma voix auoit la force de Sampson
P^ir son
Réson ,
Baritonnant lonnoye ;
Hélas . mon Dieu , sans tonner buslon
Par ton
Bâton
Les basteurs baslonnoye ,
Mutineurs muliuoye ,
Hulineurs hustinoyc ,
Haussairn haussagoye ;
A tout endroit
Oppresseurs oppressoye ,
Deffendcurs deffendoye.
El aux perdants rendoye
Raison et droit.
Ce livre presque inconnu doit être le premier imprimé à Valencien-
nes, honneur qu'il dispute aux chansons Georgines ; car d'après I iden~
lité parfaite de la forme cl des caractères, on ne peut douter que tous
— 445 —
8° Le Roman de la Rose. — In-fuliu, Lyon, 1503, et
Paris, 1521.
L'un de mes amis, M. Aboi de Bazinglieni, de Boulogne,
en possède un magnifique exemplaire.
9° Chronique Jehan M olinet . publiée pour la première
fois d'après les manuscrits de la Biblioihèque royale , —
par J. J. Buchon. — Paris, 3 volumes in-S°, 1828.
deux n'aienl été imprimés simullanémenl. La date est à peu près
fixée par ces vers :
Prenez pitié du sang humain ,
Noble roy Loys de Valois ;
Vous nous tourmentez soir et main
Par guerres et piteux exploits;
Souviegne nous que poure et nud
Bourgoigne nous a soustenu ,
Prenez pitié du sang humain ,
Noble Edouart , roy des Angloys.
Ce Loys de Valois et cet Edouard , roy des Angloys , ne peuvent
être qu'Edouart IV et Louis XI qui moururent tous deux en )48ô-
En outre , autant que l'obscurité des phrases mystiques de l'ouvrage
permet d'en interpréter le sens , il est fort probable que le petit peu-
ple . ce sont les Flamands , dont le pays fui dévasté de 1478 à 1482,
par les prétentions rivales de Louis X! et de Maximilien d'Autriche,
soutenu par Edouard à l'héritage des ducs de Bourgogne. Ce doit
être vers la un de ces quatre années désastreuses , où Valenciennes
joua souvent un rôle , que fut imprimée cette complainte . dont l'in-
térêt grandit sous ce point de vue historique.
Celle pièpe se trouve réimprimée dans Molinei, mais avec un grand
nombre de variantes a l'avantage de l'original. ( Aujourd hui dans la
bibliothèque de M. A. Dinaux, à Valenciennes.
— 447 "
10° La Robe de l Archiduc , nouvellement composée,
par messirc Jehan Molinel, peiii iii4", goihique, imprimé
à Valeiiciemies, par Jehan de Liège, demeurnnl devani lo
couvent de Saini-Pol (1).
11" La complainte de Consianiinople, composée par
Molinet et enuoyée aux nobles cresiiens. ~ In-'." goih.
Sans date , (réimpr. dans les l'aicis et dits sons le litre de
la Complainte de Grèce , avec trois stances ajoutées).
12° La ters (^très) désirée et proufiiable naissance de
1res illustre enfant Charles d'Auslrice, fdz de monseigneur
l'archiduc très redoubte prince et seigneur naturel. —
Impr. à Vallenchiennes, par Jehan de Liège, in-4. golh.
13° Devise de M*' Jean du Gaughet et sa réplique angé-
lique.
(1 ) Cette pièce dont je navals jarrais entendu parler, qui fut impri-
mée sous les yeux de Molinel , et sans doute à un très petit nombre
d'exemplaires, se trouve à la suite des Chansons georgines de Chaste"
lain. C est une véritable rareté bibliographique , bien digne d'être
appréciée par M. Arthur Dinaux , qui en est ie possesseur. En voici
la première strophe ou slance :
La ducesse d Austrice
A l'archiduc laissa
Une robe fort rice
Quand elle trépassa ;
Celte robe fourrée
Fui par gens agrippans
Dès son temps deschirée
Par pièces et par pans.
La Bobe de l'Archiduc a cio réimprimée dans les Archiies du Xord,
tome II, p. 128 nouvelle série;.
— 448 ~
\i° Didier sur le retour de Jelian de Tournay, rciilré
à Valencieiiiies , d'un voyage de Jérusalem.
Ces deux dernières pièces ont été publiées à la suile
d'une Notice sur Molinet , par feu Hécart , dans les
Mémoires de la Société d'Agriculture de Valeucienues,
1811, tome 3, pages Hl-141.
Il appartenait à un des membres de la Société des Anti-
quaires de la Morinie , société qui a déjà rendu tant de
services à l'histoire , à l'archéologie et à la biographie du
Pas-de-Calais , de donner sur Molinet une notice plus
étendue que celles qui ont paru jusqu'à ce jour. — J'ai
regardé comme un devoir de me charger de ce soin envers
un compatriote , qui fut le précurseur de Marot, et dont
!c nom mérite de vivre dans la mémoire des Boulonnais.
Valencienues , le 9 septembre 1850.
KIBLIOGRAPHIE BOILOWAISE.
LES SAI^LECQUE.
LES si:^lix:qii:.
ABoulogne-sur-Mer, comme dans beaucoup de villes de
province (j eu oxceple loulcfois la ville de Valeiicieniies),
on se moniro par irop peu soucieux des hommes célèbres
nés dans le pays. Celle indifférence esi non-seulcniciil
faiale à la renommée du Boulonnais, mais encore elle
nuit à rémulalioii , ce Uiobile puissant qui fait rêver,
accomplir de nobles aciions el de bons ouvrages. De nos
jours, des écrivains dislingues se sonl élevés parmi nous,
61 nous ne ciierons ici que Leuillelie , Daunou el Sainie-
Beuve : Eh bien ! c'est à peine si quelcjnes-uns de nos
compairioles savent que les auteurs du beau discours .sur
ïinfluence de la réforme de Liilher, de VEssai sur la puis-
aance temporelle des Papes, des Poésies de Joseph Delorme,
du Fioman de Volupté , sont des enlanis de Boulogne 1...
Jamais vous n'entendrez citer leurs noms, et je parierais
presque que leurs productions ne se trouvent que dans la
bibliothèque publique, el dans celle de deux ou trois ama-
teurs de littérature. Il en est de niéme poui* les artistes
boulonnais qui, à Paris, ont pris rang parmi les plus
distingués de l'époque actuelle : quand il s'agit d'acheter
un tableau , on préfère aux œuvies échappées à leurs
pinceaux , les œuvres les plus minimes des peintres
étrangers. Un proverbe, devenu trivial a force d'élre vrai
dit que « nul n'est propltète dans son pays <■ : c'est surtout
— 452 —
lorsqu'il s'agii de la ville de Boulogne que ce proverbe
doil reeevoir son applicaiion.
Parmi les familles donl l'illustraiion devrait nous êlie
précieuse , celle des Sanlecque ne saurait élre oubliée.
Henri , nolie savant annaliste , dont l'amitié me fut si
chère, et dont le souvenir, qui se rattache aux premiers
jouis de ma jeunesse , ne sortira jamais de ma mémoire,
lui qui certes n'était pas négligent lorsqu'il s'agissait de la
gloire de son pays, a consacré quelques lignes à la famille
des Sanlecque, dans un tableau synopticjue de son excel-
lent Essai siw V arrondissement de Boulogne. A mon tour
j'ai fait des recherches sur ce point de notre biographie
nationale, et c'est l .' résumé de ces rf chei'ches que j'offre
aux lecteurs des Archives du Nord.
Jacques de Sanlecque naquit , au xvi^ siècle (en 1573),
à Clenleu, dans le haut Boulonnais. Son père, messire de
Sanlecque, était seigneur de la terre de ce nom , située à
peu de dislance de Monîieuil-sur-Mer. A l'âge de qua-
torze ans, Jacques, cadet de plusieurs frères, prit le paiti
des armes, La Ligue déployait alors ses fureurs ; la France
était partagée en deux camps , et le jeune de Sanlecque,
qui s'était rangé sous l'étendaii royal , montra dans plu-
sieurs circonstances une intelligence et une bravoure
remarquables.
La guerre étant terminée , il quitta Teiat militaire pour
entrer dans la carrière qui l'a depuis illustré. Vivant a
Paris, il suivait avec le plus vif intérêt les cours de la
Sorbonne , fré([uentait tous les savants du siècle , ei s'oc-
cupaii , avec l'ardeur d'un véritable artiste, des progrès
d'une découverte qui a révolutionné le monde , et fait
— 453 —
éclore lanl de biens ei lani de maux, celle de l'impiimerie,
Ayant vu iiavailler à des caraeièrcs par les meilleurs
lypographes du tcmiis, il s'appliqua à leur an avec lanl de
soin , que bieniôr il y devint très habile, et y introduisit
des innovations qui lui valurent le surnom de prince des
graveurs en caractères.
C'est à lui que l'on fut redevable des caractères syriaques,
chaldéens et arabes, dont le fameux Antoine Vitré fit usage
pour publier la Bible polyglotte de messire Guy Michel
Le Jay, maître des requêtes et doyen de Vezelay. Deux
années après, et à la sollicitation du maître de chapelle du
Roi , son ami intime, il fondit les premiers caractères d,'
musique qui, à dater de ce moment , furent employés en
France. Jacques de Sanlecque mourut à quatre-vingt-dix
ans, jouissant de la réputation d'un grand artiste dans son
genre, d'un homme plein d'honneur, et ayant acquis par
ses travaux une honnête aisance.
Il s'était marié à Paris et laissa trois fils dignes de lui
pour le mérite : Henri , François et Jacques.
Henri , dont la figure et les manières étaient remplies
d'agrément et de grâce, oi dont l'esprit vif, original
obtenait de giands succès dans la société, passa en Angle-
terre à la suite de l'ambassadeur Irançais , et devint le
valet de chambre du nudh(>ureux Chailes I^"^. Au milieu
des orages qui assiégeaient le trône , il fut fort utile à son
maître, et lui Ichnoigna, jusqu'à l'horrible catastrophe qui
fil rouler sa tète sur Téchafaud , un dévouement et une
(idélité bien raies dans les temps de révolutions. Mallu!U-
reusement il ne persisia pas dans celle noble conduiie.
Homme d'imagination, l'amour s'empara de son cœur et le
— ia4 —
pciilii... V.[)v\s d'une violeiile jtussioii pour miss Hucquiu-
per, fille du capitaine des gardes du pioiecieur Olivier
Cromwell, il n'obiini la main de celle séduisanie personne
qu'à la condiiion d'embrasser le proiesianiisme. Après
son apostasie , il revint en France avec sa femme , fit
mille efforts pour rattacher sa famille au nouveau culte,
et parvint à gagner Jacques, son cadet , étudiant alors en
tlK'ùlogie.
Quant à François de Sanlecque, demeuré ferme dans le
cailiolicisme j il porta les armes en Italie, sous les ordres
du duc de Mantoue , et se trouva au siège de Gazai . La
paix ayant été signée, il revint à Paris, et, plein de dou-
leur du changement de religion de son frère Jacques, il lui
prêcha la controverse avec tant de chaleur et d'onction,
qu'il pai vint à le convertir.
Jacques avait comme son père et son frère Henri une
imagination tiès mobile et un esprit vraiment supérieur.
Versé en toute sorte de lilléi-aiure, il savait eu outre la
théologie, la médecine, la jtiiisprudence , l'aslronomie,
l'astrologie judiciaire, la musique et les maihémaliques.
Il possédait les langues orientales, le grec, le latin, l'an-
glais, l'espagnol. — Son cabinet, l'un des plus curieux de
la capitale, éiait orne des tableaux des meilleurs maîtres
du temps, de stalueites, de bas-reliefs, de médailles et de
toutes sortes d'insirumenls de musique. Ces instruments,
dont plusieurs remontaient à des époques très anciennes,
étaient enrichis de sculptures, de peintures, d'incrusta-
tions, et il en jouait avec une merveille.ise facilité. J'ai vu,
en 1812, en la possession de M. Davaux, amateur tt com-
positeur distingué , que M. de Lacépèdo , sou ami, avait
attaché comme chef à l'administraiion de la Légiou-d'Hon-^
— -loa —
neuv, un superbe ihéoibe, avoc des arabesques et oiiie-
nienls en ivoire el en argent, poriani le non) de Jac(|ucs
de Sanlecque. Son père lui avait liansmis tous les secrets
de la fonte des caiactères, el il donna ù Tari de graver en
ce genre un essor et un perfeclionnenieni extraordinaires.
Ses notes de plain cliani et de musique profane, qu'on
retrouve dans les belles partitions de Lully, éditées par
les Ballard , sont d'une ampleur et d'une pureté que rien
n'égale. Jean Jeannon , fondeur et imprimeur de Sedan,
ayant gravé un petit caractère nouv< au sous le nom de
Sedanoise , Jacques de Sanlecque ne piit pas de repos
jusqu'à ce qu'il en eut gravé un plus petit encore : c'est
celui appelé Parisienne.
On aime à voir cette émulation, ce désir enflammé de la
gloire, entre des artistes rivaux ; seuls ils les conduisent
à produire des œuvres commandait l'estime el l'admira-
tion ! De nos jours les arts et l'industrie surtout font
preuve d'une grande activé : mais celte activité qui voyage
en cheminde fern'a qu'un but, celui de gagner de l'argent.
Etudes profondes, bien public, espoir d'un glorieux ave-
nir, sacrifices d'argent et de santé, ce sont là des sottises,
des niaiseries que les juifs de notre époque (et ils sont
nombreux), que les hommes à soi-disant progrès, foulent
en ricanant sous leurs pieds. Poui- ne parler que de l'im-
primerie , jadis les Robert Etienne, les Petit, les Mabro
et Sébastien Cramoisy, les Muguet , les Barbin , les Didot
compromettaient souvent leur existence quotidienne pour
faire faire un pas de plus à leur art. Comme notre grand
Bernaid de Palissy, ils bravaient le froid et la faim,
réchauffés et nourris par ce rayon intérieur qui leur mon-
trait l'immorialité Ces imprimeurs, ces éditeurs des
30
— 45(; —
(cmps lî.'ubait'S , coniMîci diseni les rapiiis de nus jouis,
n'acquoraionl pas de biillaiiles fortunes en publiant d'im-
mondes romans sui'du papier de eolon, mais ils ont laissé
comme les deux Jacques de Sanlecque des travaux utiles,
glorieux |)our !eur pays, et des noms qui ne périront pas.
Consumé par le travail el de fréquentes maladies ,
Jacques second, c'esl ainsi qu'on le disiinguaii de son
père, mourut en novembre 1639, à l'âge de AU ans. Deux
de ses fds, Jean et Eustache, suivirent avec disiinclion la
même carrière que lui. Le troisième, Louis, mériterait
bien d'èlre mis au nombre des enfants célèbres : ainsi
qu'on le raconte du Tasse, à l'âge de 7 ans , il savait le
latin, le grec, l'hébreu, el soutint, avec honneur, une
thèse sur la philosophie. Il avait à peine atteint sa dixième
année lorsque la mon vint arrêter ses éludes et ses succès.
Le quatrième des enfants de Jacques fut le père de San-
lecque, chanoine régulier, qui eût une certaine réputation
en qualité de poète salyrique.
Voilà donc une famille d'origine toute boulonnaise ,
recommandable par de grands talents , et à peu près
inconnue parmi nous. Il en est bien d'autres que je me
propose d'enlever à la poussière de l'oubli. Me saura-l-on
gré de ce travail que j'accomplis avec conscience , avec
amour?... Quelques-uns de mes compatriotes y applau-
diront peut-être... Mais rondjien d'autres diront : <• A quoi
cela seri-il. »
LESAGE
^ ©*X>^;&a<£><SSÎS«^W3»i2^^.
oî<Kc
LETTRE mmil A M. F. GRILLE. RIBLIOTHÉCAIRE DE LA ULLE DANGERS
LESAGK
A BOULOGNE-SUR- MER.
Comme vous , mon excelleni ami , lorsque de sérieuit
travaux me laissent un moment de loisir., je vais , fouillant
dans ma mémoire , et dans mon portefeuille , reeherclicr
ce qui peut me mettre sur la trace de faits , d'événements
intéressant les lettres et les ans. - Je n'ai pas , pour les
coordonner, les rendre à la vie, celle méthode parfaile,
cette vivacité d'esprit et de style qui donnent lant de
valeur et de charme a vos brochures angevines (1) : mais
à voire exemple , je m'atlache à faire connaître ce qui est
ignoré, à expliquer ce qui est resté dans le doute, à ajouter
quelques feuillets à la biographie des hommes célèbres, à
l'hisloire d'un livre, d'une parlilion, d'une slalue, ou d'un
tableau.
Vous aimez l,esage, et vous a|)préciez autant (pie |)er-
sonne son laleni comme romancier, el comme auteur
diainalique ; à jusie liir(> il est pour vous une des gloires
de la Fi-ance. Elî bien 1 voici, sur les dernières années de
son existence , quelques ciiconsiances restées inconnues
(1) M. GriUo a publié nii yruml noml»rt> ilf .•liiuiiianl> iipu^t'iilcs,
riirmJiiU une colleclion aussi raio quii |ir<'ciiMiso. — Il u élo onicvo il \
a (Jeux ans a sa famille, a >i's aini'= .-jim un cossi'iii .!(> I(> ri>sîriMlrM-
N..|.< (le 185.^.
— 460 -
jusqu'à ce juuf ; je les lieus de lisou ayeul nialeruel,
M, Duierlre du Wasi , ancien noiaire du chapiire de la
cathédrale de Boulogne-sur-Mer, mon en J803, à l'âge
de 87 ans, et qui avait été intimement lié avec Lesage.
L'auieui- de Turcaret et de Crispin rival de so7i maître
a cultivé longtemps l'art dramatique. — Il aimait cet art
de passion , mais sa collaboration , en société avec
F'usèlier, Dorneval et Piron , dans les ouvrages donnés à
la foire St-Gei-main, lui avait attiré tant de désagréments,
que pendant les vingt dernières aimées de sa vie il avait
pris les comédiens en aversion : aussi éprouva-t-il un
profond chagrin lorsque l'aîné de ses fils , qu'il destinait
au barreau , se fit acteur, sous le nom de Montménil. A
dater de ce moment il ne voulut plus le voir. — Tous ses
sentiments de paternité s'étaient reportés sur Julien-
François Lesage , le second de ses enfants. Celui-ci avait
embrassé l'état ecclésiastique, et possédait un canonicat à
Boulogne-sur-Mei'. Lesage faisait de fréquents séjours
dans cette ville , et vainement le chanoine , qui aimait
beaucoup Montménil , avait cherché à le réconcilier avec
son père.
M. le comte de Tressan , membre de l'Académie fran-
çaise , auteur de traductions estimées , et de quelques
l'omans, était alors commandant de la ville de Boulogne.
Admirateur du talent de Lesage , il appréciait la noblesse
de son caractère , aimait à le visiter, et à jouii', dans la
conversation , des mots pleins de verve , des anecdotes
originales qui jaillissaient de Tesprit de ce grand peintre
du cœur humain , dont l'imagination avait conservé toute
sa chaleur, toute sa grâce.
— î'.l —
Duns un des voyages de Lesage à Boulogne, M. do
Tressan , sollicité pai' le chanoine cl pai- son IVère Moni-
ménil , crut enlin avoir tioiivé le niONt^n d'amener une
réconciliation enlie ce dernier et son père.
Les comédiens de province menaient alois une exis-
tence nomade . en transportant de ville en ville leuis
tentes dramatiques et en levant, partout ou ils s'airèiaienl,
des tributs d'argeui et d'applaudissements. — Parmi eux
se rencouiraieiu des sujets précieux qui, après un novi-
ciat plus ou moins long, allaient euiichir les théâtres de
la capitale. C'est à la province que nous avons dû Préville,
Larive et tant d'autres acteurs célèbres.— Alors un artiste
se livrait à de consciencieuses éludes ; il ne suffisait pas
pour aborder la scène, d'avoir deux ou trois rôles dans la
mémoire, quehpu's roulades dans lu gosier, et l'effet dra-
uîa'ique, lorsqu'on jouait Corneille, Molière et Regnard,
était ailleurs que dans le fracas des Piachines, le luxe des
décorations, et du costume. — On n'avait point encore eu
la merveilleuse idée de créer des directeurs privilégiés ;
iuslituiion absurde, et funeste aux progrés de l'art com-
>ne aux plaisirs du public , en ce qu'elle lue la concur-
rence , et livre souvent des brevets de faveur aux mains
de l'inlérèl personnel , et de l'incapacité. — Fruit du des-
potisme, celle insiilulion (pii suivit une révolulion dont le
but avait <''!é d'etoufrci' tous les privilèges , est , surtout
depuis l.S'30, une de ces anomalies monstrueuses se ren-
conirant a chaque pas dans notre siècle de lumières, et de
libellé raisonnable, encore à l'état d'avorlement. On peut
toutefois concevoir l'existence du privilège théâtral sous
une monai( hie absolue , mais on ne la conçoit pas sous
l'empire d'une charte conslitulionnelle. — Or, Monlménil,
auquel il nous faut revenir, appartenait à une troupe d'ac-
— 4t)2 —
fciJis qui vouait de donner plusieurs représeniaiions à
Amiens , el il y avait un mois qu'elle exploitait le iliéàtio
de Boulogne , lorsque le vieux Lesage y arriva.
Quelques jours s'écoulèrent el l'affiche annonça Crispin
rival de son Maître. M. de Tressan obtint, avec beaucoup
de peine , de l'auteur de cette spirituelle comédie, qu'il
consentît à piendre une place d'iionneur dans sa loge. —
Quel fui l'éionnenient de Lesage en reconnaissant son (ils
dans le comédien qui jouait le rôle de Crispin !... « Ali !
" monsieur le commandant , dit-il d'une voix émue , si
« vous n'étiez pas le meilleur de mes amis, je regarde-
« rais comme une perfidie de votre part de m'avoircon-
'< duit ici 1 . . . " Le bon M. de Tressan parvint à calmer le
vieillard, dont les traits cependant décélèrent l'abattement
el l'inquiéiudo pendant la première partie de la représen-
tation. Montménil joua d'une manière supérieure; peu à
peu l'intérêt gagna son père à un tel point , qu'il fut
entraîné et applaudit Crispin de toutes ses forces. — Lors-
({ue Montménil eut repris ses habits de ville, le comte de
Tressan le fit appeler dans sa loge pour le complimenter:
Embrassez votre père, lui dit-il, c'est à votre talent que
• vous devez d'avoir reconquis son amitié. •> — « Mont-
ménil, mon fds, je te pardonne, (balbutia Lesage en le
pressant sur son cœur). Je le voidais avocat , et me
voilà satisfait , car lu viens de gagner la plus diiïicile
de loules les causes. •
Deux ans après, Montménil mourut, el Lesage que cet
«'vènement accabla de douleur, quitta pour toujours Paris,
et vint chercher un asile el des consolations près de son
lils l<! chanoine. — M. de Tressan allail le visiter ions les
jours, et il a <'onsigii('', dans une lettre fort curieuse, une
— 403 —
observaiion physico-médicale d'un liaui iiUcièl. « Lesage,
dil-il, se réveilianl le malin, dès que le soleil paraissait
élevé de quelques degrés sur l'iiorizou, s'animait et pre-
nait du sentiment et de la force, à mesure que cet astre
approchait du méridien ; mais lorsqu'il commençait à
pencher vers son déclin , la sensibilité du vieillard , la
lumière de son esprit , et l'activité de ses sens dimi-
nuaient en pioportion ; et quand le soleil paraissait
plongé de quelques degrés sous l'hoiizon , il tombait
dans une espèce de léthargie dont on n'essayait pas
même de le lii(;r. J'eus raileulion de n'aller le visiter
qu'au moment de la journée oîi son esprit était le plus
lucide, et c'était à l'heure succédant à son dîner. — Je
ne pouvais voir sans attendrissement ce vieillard esti-
mable, qui conservait la gaieté, l'urbanité de ses beaux
ans, souvent même l'imagination du Diable boiteux et
de Turcarel. — Mais un Jour, où je me présentai plus
laid qu'à l'ordinaire , je m'apperçus avec douleur que
sa conversation commençait à ressembler à la dernière
« homélie de l'archevêque de Grenade. »
I! vécut encore quatre années et s'éieignU le 17 novem-
bre 1717, à l'âge d'environ quatre-vingts ans. — M. de
Tressaii assista a ses obsèques , avec les principaux
officiers sous ses oïdies , regai'dant comme un devoir de
rendre hommage à l'un d(îs meilleurs ei des plus ingé-
nieux écrivains de la France.
On voit encoie à Boulogne la petite maison qu'iiabitait
Lesage; elle est située rue du Chàieau , haute ville, et
porte le n" 3. — En 1820, sur ma proposition, la Société
des Sciences et Art^ . dont je suis encore mendire hono-
raire, a ari('l(' par une d(''libéraiinii en dnle du 1"' juillet :
_ 4G4 _
« Qu'une table de marbre noir sérail placée au-dessus
« delà porie de celle maison , avec celte simple inscrip-
« lion :
Ici mourut l'auleur de Gil-Blas,
en 1747.
« que derrière celle inscriplion on déposeiail une boîle
<• de plomb, conlenant un exemplaire, imprimé sur vélin,
« de la Notice sui' Lesage (I), ainsi que des pièces de
<■ monnaie, et l'extrait des pi-ocès-verbaux de la Société ;
« que celle pose serait effectuée le 17 juillet , ei que les
« autorités seiaienl particulièremenl invitées à y assister. »
Au jour indiqué, cette cérémonie eul lieu, sous la pré-
sidence de M. Heiman , alors sous-préfet de Boulogne,
maintenant conseiller d'éiat, en piésence d'un grand con-
cours d'habitants de la ville et d'étrangers.
J'avais en outre proposé l'acquisition de cette maison
de peu de valeur, dans la crainte qu'on n'en changeai la
dislribulion , et l'aspecl : une souscription fut essayée
pour atteindre ce but, et ne put réussir. — Mes craintes
étaient fondées; depuis on l'a élevée de deux étages et
badigeonnée : mais la lable de marbre noir a été conser-
vée, et j'ai fait faire dans le temps un dessin, et une
lithographie très exacts du dernier asile habité par Lesage.
De plus quelques bibliographes ayant prétendu qu'il
était mort à Paris, j'ai lait expédier son acte de décès,
dont voici le texte :
(I) J'nvais écrit oellc Nolico pour une jolie édilion du Diable
Itoiteux, pnl)liép cl lioulogne.
— iGj —
<■ Des registres de leiai-rivil de Boiilogiie-sur-Mer;
paroisse Si-Joseph pour l'anuée I7i7.
« Le 18 novembre a élé inhumé M. Alain-René Lesage,
époux d'Elisabeth Huyard, décédé la veille, sur les huit
heures du soir, âgé d'environ quatre-vingts ans. — Ont
assisté à son inhumation , M Julien-François Lesage,
son fils, chanoine de ceîle cathédrale, et M. Ducrocq,
doyen de la dite église , avec nous curé et vicaire. —
o Signé: Lesage, Ducrocq, Dubois et Dieuzet. »
C'est peu de temps après la cér-émonie de 1S!20, ([ue
mon ami Michaud, membre de l'Académie française, qui
y avait assisté , contribua à faire pr^oposer- l'éloge de
Lesage, dont le prix fut partagé entre MM. Malilourne et
Patin.
J'arrive à la fin de cette lettre, mon cher bibliothécaire,
et je désire que vous ne la trouviez pas trop longue.
A vous loujour's !...
ÉLOGE HISTOKIQLE
3E
m. LE BARON DE COURSET,
Membre correspondant de l'Institut.
« A tout âge, l'étude do la nature porte
« à l'âme une nourriture qui lui profile,
« en la remplissant du plus digue objet
« de ses contemplations . >
J.-J. ROCSSEAD.
KLOGR HISTORIOlîl-:
DE
H. LE BAROX DE COI RSET
Trop souvenl les sciences les plus miles au bonheur et
,à la conservation des hommes n'oblienneni du vulgaire
qu'une froide indilTérence. — Le savant, ragriculteui , le
botaniste , renfermés dans leurs cabinets , se livrant dans
leurs domaines à des expériences qui n ont presque pas
de témoins, et d'éclat, sont loin d'atteindre a celte renom-
mée universelle entourant les productions de l'aîiistc et
de l'homme de lettres. — Ils vivent , pour ainsi dire,
inconnus au milieu de leurs contemporains , et ne sont
appréciés que par ceux d'entr'eux qui cultivent les mêmes
travaux. — Ce défaut de publicité amène souvent le décou-
ragement ; il fait plus de mal encore en ce qu'il prive la
société d'exemples qui pourraient, en éveillant le goût et
le génie des sciences , augmenter le nombre de ceux y
consacrant leur vie , et les bienfaits qui en résultent pour
l'humanité.
C'est avec l'intention de parer à cet inconvénient que
j'ai esquissé le tableau de l'existence d'un boulonnais,
(*) Cet éloge a obtenu en 1828, au concours de la Sociélé royalo
d'Agriculture de Paris, la médaille d'or à l'efllgie d'Olivier de Serres.
— 470 —
aussi modesle que laboiieux , et essayé de payer à sa
mémoii'e le liibut de louanges dû à ses talents et à ses
vertus.
Ce que je vais dire de M. de Courseï sera |)uis('; à la (ois
dans mes souvenirs , dans eeux que m'a transmis sa
l'amille, et dans des notes manuscrites qu'il a laissées su»^'
les priucipaux événements de sa vie. — Je puis garantir
la véracité des faits que je vais retracer : ce sera le seul
mérite d'un éloge dont le style doit être simple comme les
mœurs de l'ami des champs , de l'Iiomme de bien qui en
est le sujet.
Ce fut en 1746, au château de Course en Boulonnais,
que naquit Georges-Louis-Marie Dumont, baron de Cour-
sel. — Son père, marié à mademoiselle d'Euvringhen,
dont la famille jouissait d'une juste considei-ation , avait
rempli pendant longtemps avec distinction la place de
subdélégué de la province. — Il voulut que son fils recul
une éducation soignée , et après lui avoir donné les pre-
miers éléments des sciences , il le plaça dans un collège
de la capitale , où il termina ses études d'une manière
brillanle.
A la culture des langues anciennes , et des mathéma-
tiques , le jeune de Coursel joignit celle des beaux-arls,
qui charment la vie, et serveni de délassement à de plus
importants travaux. — Les arts ont été souvent calomniés,
que de fois on a répété qu'ils éloiguaient de l'étude des
choses sérieuses ! Mais cette erreur qui prend sa source
dans le défaut de sensibilité chez les uns , et chez les
autres dans une jalouse médiocrité, najamais été partagée
par les bons esprits. — Il faut à Thomme des objets de
_ 471 _
dislraclioii ; sa pensée ne peut pas lonjours être reicnue
dans les légions ai ides des sciences exactes , ei des spé-
culations métaphysiques de la morale et de la philosophie:
ei quelle plus noble distraction peut-il éprouver que celle
naissant du commerce des muses?... Tous les arts , en
apparence même les plus frivoles, ont d'ailleurs leur degré
d'utilité, et des points de contact intimes avec les études
les plus graves. C'est ainsi que la connaissance du dessin,
acquise par M. de Courseï encore adolescent , lui fut du
plus grand secours lorsque plus tard , se li\rant à l'agri-
culture et à la botanique , il décrivit les plantes et les
fleurs , fit le tableau de leurs espèces , et de leur classifi-
cation. •
Destiné par ses parents à embrasser l'état militaire,
M. de Coursel, à l'âge de di.vsept ans, fui nommé sous-
lieutenant au régiment de Royal-Pologne. — Son excel-
lente conduite, les a>aniages de tous genres qu'il devait à
la nature cl à une bonne éducation , le firent remarquer
de ses chefs, et peu d'années après son entrée au service,
il obtint le grade de capitaine dans Bourgogne-Cavalerie.
Jusques-là, la science qu'il devait honorer par d'utiles
travaux n'avait point captivé son attention , et il devint
Botaniste par un de ces hasards dignes de fixer l'intérêt,
et qui plusieurs fois ont décidé la vocation d'hommes
véritablement distingués, dans les sciences, les lettres et
les arts.
Souvent, en effet, les circonstances les plus imprévues
éveillent le génie d'un poète, d'un artiste, d'un savant, et
leur révèlent la carrière pour laquelle la nature les a
crées. L'histoire du développement de l'intelligence hu-
31
— 472 —
maine n'en oiïVc-l-clle pas un grand nombre d'exem-
ples?..
M. de Coursel fui déiaclit' avec sa compagnie, ei reçut
l'ordre de se rendre an pied des Pyrénées pour s'opposer-
à l'invasion el aux progrès d'une épizootie qui ravageait
une pariie du Languedoc. Ces hautes montagnes, dont
l'aspect imposant , les défilés pittoresques produisent la
plus vive impression sur l'homme sensible aux beautés de
la nature , font éclore en M. de Cuurset un goût que jus-
qu'alors il n'avait pas pressenti. — La chaîne des Pyrénées
est couverte d'un grand nombre de plantes rares ; il les
voit , les observe , les admire ! . . . Pour la première fois ri
lui semble qu'il rencontre des êtres qui seront les amis de
tonte sa vie. — Et bientôt se livi-ant à l'herborisation,
s'entourant des ouvrages de Lynnée, de Jussieu, de Tour-
nefort, qu'il étudie avec ardeur, il devient lui-même Bota-
niste.
La Botanique, celte science si ulile, puisqu'elle fournit
à la médecine des moyens puissants pour guérir ou soula-
ger les maux qui nous assiègent, était resiée longtemps
dans l'enfance. — Avant la renaissance des lettres ceux
qui aflîchaienl le plus de prétention à connaître les plantes,
étaient fort éloignés de se douter de leur structure et de
leurs véritables propriétés. Tout était alors livré à l'arbi-
traire du premier empirique auquel il plaisait de donner
à certains végétaux des vertus et des noms connus seule-
ment dans les lieux qu'il habitait. — Lorsque le flambeau
de l'instruction commença à jeler (jnelques lueurs sur la
France, quant à l'élude de la nature, un nouvel inconvé-
nient arrêta les progrès de la bolanique. — Les anciens,
en toutes choses , étaient seuls consultés. C'était dans
leurs livres, el non dans les champs (lu'on observait les
— 473 —
piaules , celles donl ils n'avaient point parlé «îiaienl cen-
sées n'avoir jamais exisié ; et les disputes de mots, le
défaut de nomenclature , le mélange des espèces et des
genres , produisirent un calios tel que personne ne s'en-
tendait. — Peu à peu cependant ce cahos se débrouilla,
Tordre remplaça le désordre , et les frères Tauliin , Tour-
nefort , Lynnée et Jussieu opérèrent successivement la
réforme des pratiques vicieuses suivies jusqu'alors , et
posèrent les véritables principes de la plus riche, de la
plus aimable des sciences.
Les ouvrages de ces hommes illustres révélèrent à M.
de Courset les éléments de la botanique , et ce genre
d'étude, pour lequel il était né , exerça dès lors un si
grand empire sur son esprit, qu'il'résolut d'y sacrifier tous
ses instants. — Pour atteindre ce but , il quitta le service,
se maria à trente-un ans, et retiré dans le domaine de ses
pères, il joignit la pratique à la théorie, en composant
divers ouvrages justement estimés , et en formant de
superbes jardins, qui foet fadmiration de tous ceux qui
les ont parcourus.
Ces jardins sont un véritable monument de la nature et
de l'art pour le boulonnais , et une création faisant le plus
grand honneur à la mémoire de M. de Courset. — Plu-
sieurs écrits, parmi lesquels on distingue une brochure
publiée en 1814, par M. Lair de Caën , en ont donné la
description ; elle deviendrait donc inutile dans cet éloge
historique. Il sufiira de rappeler que ces Jardins immenses
sont tracés et plantés avec un goût , une élégance , une
richesse remarquables ; qu'ils contiennent dans le règne
végétal les objets les plus rares de tous les pays du monde
€1 que, « si , • comme l'a dit le savant que nous venons
— 474 —
de ci(er, - un liabilaiU de l'Aniéi iijuc, des Indes el de la
- Nouvelle-Hollande, visilailCourseï, il y iroiiverail avec
<- autanl de surprise que de plaisir les planles qui crois-
« sent dans sa patrie , et qui prospèrent là comme dans
<• leur pays natal. " — On y remarque principalement
une collection de bruyères , la plus importante qu'il y ail
en France, sans en excepter celle du jardin royal et de
la Malmaison.
C'est dans ce délicieux asile que , loin des tempêtes
politiques et des passions qui tourmentent les villes, M.
de Courset au milieu de ses planles, de ses livres et d'une
famille chérie , accueillait avec la plus aimable bienveil-
lance les étrangers qui le visitaient . — Il suffisait d'avoir
passé quelques instants avec lui pour connaître , appré-
cier l'éiendue de ses connaissances, el les qualités de son
cœur.
On lisait celte inscripiion sur les parois extérieures de
l'une des salles vertes de son jardin :
« In juventule impelus .
« lu seneclute pax ;
« Uni el alteri voluplas. »
<' Dans la jeunesse on aime l'agitation ; dans la vieillesse
« on soupire après le repos : c'est ainsi que chaque âge a
<« ses jouissances. » — Cette inscripiion est aussi tou-
chante que vraie ! Elle convenait parfaiiement à l'homme
qui, au déclin de ses jours, ressemblait à ce bon vieillard
de Galèse, dont Delille a dit, en traduisant les Georgiques
de Virgile :
a Un jardin , un verger, dociles à ses lois ,
« Lui donnaient le bonheur qui s'enfuil loin des rois ! »
Eu 1789 M. de Courscl lit U; voynge d'Angicicrre , afin
d'observer l'éial de rygiiciildiie dans ce pays. — On doit
à la vériié de convenir que les Anglais nous ont devancés
dans les expériences et les progrès que les sciences et la
civilisaiion ont successivement amenés pour l'an agricole.
Quelques grandes exploitations, parmi lesquelles on citera
toujours celles du savant Duhamel , existaient jadis en
France, et avaient donné naissance à des découvertes
aussi neuves qu'utiles : mais le goût de la culture était
loin d'être répandu chez nous , aussi généralement que
chez une nation où la division des propriétés, et le besoin
de s'affranchir, autant que possible, des productions de
l'étranger, avaient éveillé dans toutes les classes l'idée du
travail et de l'industrie. — M. de Couiset fit son piofit de
tout ce que nos voisins lui montrèrent de beau et de bien.
Il se mil en relation avec les savants les plus distingués
de Londres, assista à plusieurs réunions de la société
royale de celte ville , et revint en France avec des notes
précieuses, fondées sur l'observation , et qu'il sitt utiliser
dans ses domaines et dans ses ouvrages.
En 1784, il avait nris au jour un excellent mémoire sur
l'agriculture du Boulonnais, et des cantons maritimes voi-
siirs de celte province. — Ce fut alors qu'il éprouva ce
qu'éprouvent tous ceux qiri débutent dans une carrière oii
ils sont incorrnus. — On lui donna des éloges ; mais en
général l'envie et l'esprit de ciitiquc s'acharirèrent contre
ce premier ouvr-age , qui déplut à irn gr^and nombre de
cultivateurs, en ce qu'il enseignait de nouvelles méthodes,
cl s'(!'loignail ainsi de l'ancienne r outirre. — L'auteur de
ce mémoire s'affligea d'abord du prix que recevaient ses
travaux et ses soins. -- Il racontait Irri même , dans les
— 476 —
jours de {sa vieillesse, que pendant quelques inslanls, il
fui prêi à les abandonner : mais heureusement il relrouvu
le courage nécessotre pour chasser cette idée, La recti-
tude de sou jugement lui fit apprécier à leur juste valeur
les censures injustes dont il fut l'objet.
Nommé membre de l'ancienne Société d'Agriculture de
Paris, il publia en 1786, 87, ei 88, des observations géor-
gtco-météoralogiquesdau& les annales de cette Société. —
Ces observations semées de reflexions intéressantes sur
les végétaux et les récolles , prouvent que M. de Courset
savait prêter du charme aux plus arides tableaux.
Dans la situation la plus favorable pour goûter le bon-
heur, une douleur profonde , et dont le temps n'a jamais
effacé les traces, vint l'atteindre. — Il perdit une épouse
adorée : ce coup affreux altéra sa santé, et il n'eut poini
survécu à la compagne de son existence, si une fille née
de leur union, M"'^ la baronne de Coupigny, n'eut apporté
quelques consolations à son cœur df'chiré, — Il jura de
consacrer le reste de ses jours à son éducation, et jamais
père ne remplit avec plus de tendresse et de soins le&
devoirs qu'^impose un titre si doux !... Aussi l'amour, le
respect que lui portait sa fille , furent- ils extrêmes; et su
conduite envers lui est-elle citée , comme un modèle de
piété filiale.
Vivant au sein de la retraite ; uniquement occupé de
celle fille chérie, de ses jardins et des sciences, M. de
Courset paraissait devoir être à l'abri de l'orage qui vint
bouleverser la France ; il n'en fut rien cependant , et lors
qu'arrivèrent ces temps de larmes et de deuil , dont ou
Koudraii perdre le iiisle souvenir , il fui frappé, comme
— 477 —
tanl d'honorables viciimes, parle vaiulalisme révolulion-
naii-e. — Traîné dans les prisons d'Ai'ras, il ne devait pas
larder à péril" sur l'échafaud. Henreiisemenl la science
elTamilié veillaient à sa conservation. — M. Troussel qui,
à celle époque désastreuse, a rendu d'éminents services,
et plusieurs agriculteurs distingués, painii lesquels M. de
Courset se plaisait à citer M. Tliouin, représentèrent com-
bien il était utile à l'établissement qu'il avait formé , et
un ordre du comité de salut public le lendit à la libellé.
Avec quel plaisir ne revit-il pas l'asite qu'il avait créé,
ei ne se livra-l-il pas à ses occupations favor-iles !... Le
passage d'une prison à une habitation charmante , d'un
séjour d'esclavage el de douleur, à un séjour où la nature,
secondée pai" l'art, étalait ses plus riches présents; la vue
de la verdure, des (leurs, émurent délicieusement l'àme
de M. de Courset : il lui semblait qu'il venait de recevoir
une nouvelle vie 1...
Lors de la réorganisation des Académies , sous le litre
d'Instilul national de France, l'honneur d'être nommé
membre coirespondani de cette illustre compagnie , vint
chercher M. de Courset dans sa retraite ; et jamais hon-
neui- ne fui mieux mérité ! — Un grand nombre d'autres
corporations savantes se rattachèrent, el il fut l'un des
premiers el des plus actifs fondateurs de la Société d'agri-
culture, du commerce, et des arts de Boulogne.
Tous les ans il enrichissait les annales de l'agriculture
fiançaise, el la bibliothè(iue des piopriélaircs ruraux, de
mémoires intéressants. On y remarqua ses réponses à des
questions difficiles sur la science agricole, faites en 1793,^
par le minisire de l'inlérieur.
— 478 —
Mais l'ouvrage qui le recommande surloui à l'esiimcj
des savants, des amateurs de jardins, et qui fut le résultat
de profondes études , et de trente années d'expérience,
c'est le Botaniste-cuUivateur.
On venait de traduire le dictionnaire de Miller, célèbre
jardinier anglais , et ce livre, incomplet sous beaucoup de
rapports , était loin de satisfaire les botanistes. M. de
Coursct conçut une méthode toute différente, et qui avait
pour but , en rapprochant les genres et les espèces , de
conduire à la connaissance de la botanique par la recher-
che des plantes dans la classe , et dans l'ordre où elles
sont placées.
L'introduction de ce bel ouvrage peut être lue avec
autant de plaisir par le littérateur exercé que par le
savant. L'auteur trace, dans le discours qui la précède,
avec une élégance de style très rare pour un livre didac-
tique, un tableau de la marche de la nature, dans les trois
grandes divisions de l'histoire naturelle, « Cette marche,
<- dit-il, est simple comme la loi qui la régit. Ses moyens
« sont uniformes, constants, et communs à toutes ses pro-
« ductions. — L'homme ne lui coûte pas plus que l'ani-
« malcule, et le chêne que la mousse. Créature, comme
« tous ses développements, elle est soumise à un cours,
<• comme elle y soumet tous les êtres. — Impartiale, tous
« sont égaux devant elle, et les époques de leur carrière
« sont pour tous la naissance, l'accroissement et la lin. —
« Indifférente à l'égard du nombre , son objet principal
<■ est la conservation de l'espèce ; aussi a-t-elle donné tous
" ses soins à l'appareil des oiganes sexuels ; elle les a
- environnés dans les plantes des parties qui les proiè-
« gcnt, cl a enrichi leur lit nuptial de brillantes coulcu» s. >
— 479 —
On peul juger, par ce passage, du méi iie de celle inlro-
duclion, qui se continue dans tout le premier volume de
l'ouvrage , terminé par une idée heureuse , celle d'avoir,
par des tables comparatives, rapproché les genres décrits
d'après Jussiou, des divisions et classes correspondanles,
suivant le système de Lynnée. Ce premier volume con-
tient, en ouire, des déiails étendus sur la culture des
plantes, dont la série est éiablie dans les autres volumes.
13 à 1400 genres, et environ 8,700 espèces sont compris
dans l'ouvrage , et l'on y trouve sur les caractères des
divisions, les classes et les variétés, une foule d'aperçus
aussi exacts qu'inlérf^ssanls. — Le port el la hauteur des
plantes , la forme des feuilles et des fleurs , leurs couleurs
variables ou fixes, la description des graines et des fruits,
les pays originaires, les mois de floraison onlélé retracés
par l'auteur avec le plus grand soin. — Il indique si les
piaules sont annuelles, bisannuelles ou vivaces, el entre
dans (les détails étendus sur leur culture, K urs propriétés,
cl leurs usages, sans négliger les exceptions qu'elles peu-
vent présenter. — Quatre tableaux oûVent : 1" les noms
français des plantes par Jussieu ; i" la nomenclature de
Lynnée, qui a été adoptée par tous les savants de l'Europe;
3" les noms synonimes el particuliers à plusieurs cantons
de France ; i" les noms anglais les plus usités répondant
aux noms fiançais donnés aux mêmes planles. — Enfin,
dans le volume de supplément , M. de Courset a placé
une table alphabétique des noms français et laiins des
genres, cl un catalogue exact de toutes les plantes culti-
vées dans ses beaux jardins.
Le liolanisle-culliualeur a oblcnu le plus grand succès,
el esi il sa seconde édition. — C'cat le meilleur traité de
- 480 —
ce genre exislani, non seulcmenl en Fiaiice, mais encore
en Europe. Seul il siifriraii pour recommander le nom de
M. de Coursel , el cxciier la reconnaissance ei l'esiime
des agricullcurs, des bolanisles, ei des hommes du monde
qui désirent s'instruire.
Plein de candeur, d'amour du bien , el de modestie,
l'auteur de ce précieux traité , paraissait ignorer son
mérite. Il travaillait bien plus pour être utile que pour
acquérir de la réputation. — Son àme douce et bienfai-
sante trouvait dans l'élude de la botanique un alimenl qui
lui fournissait les plus aimables jouissances.
Tous les hommes sensibles ont aimé la nature.. Les
fleurs surtout , ont toujours excité dans leurs cœurs des
impressions innéCfaçabIcs, en leur retraçant les plus doux,
les plus chers souvenirs!.. « Ah ! voilà delà pervenche!..»
s'écriait l'auteur d'Emn'e , avec un ravissement inexpri-
mable, en retrouvant, après trente ans d'absence, cette
fleur qui lui rappelait sa jeunesse , el ses premières
amours !... — Lecomposiieui'deS/ra/on/ce, MéhuI, aileint
de la maladie qui le conduisit lentement au tombeau , se
faisait transporter, peu de temps avant sa mort , dans un
parterre de rosiers qu'il avait lui-même plantés , el doni
les émanaiions calmaient ses douleurs , et adoucissaient
sa profonde mélancolie. — Ainsi l'étude de la botanique,
est non-seulement utile à l'humanité, mais elle est encore
remplie d'intérêt et de charmes. Elle inspire des senli-
timenls religieux en rendant plus claires les preuves de
celle intelligence supiême qui créa la plante dont les
venus guérissent nos maux , el la fleur parant le sein de
la beauté , el embellisbanl nos fêles.— L'ouvrage le plus
parfait sorii de la main des hommes approcha-l-il jamais
— 481 —
de la plus humble fleur soilic de la loule-puissaucc de
Dieu?...
Pénélré de ces seiilimens, M. de Coiirsel aliadiail à ses
iravaux un pohil de vue moral qui les lui rendait encore
plus chei's. Le livre de la nature , qu'il feuilletait chaque
jour, lui parlait sans cesse de son sublime auteur, et
jamais les calculs d'une orgueilleuse incrédulité ne vinreni
un seul instant troubler la séiénité de son esprit.
Au milieu de ses recherches scientifiques, il avait trouvé
le temps de composer un ouvrage , dont le manuscrit est
entre les mains de sa fille, et qui a pour titre : Considéra-
tions sur V homme , relativement à son bonheur. Il est à
désirer que ce manuscrit soil publié.
Il a laissé plusieurs autres écrits parmi lesquels je dois
signaler un travail étendu sur les insectes , et des obser-
vations météorologiques, qui embrassent un grand nom-
bre d'années.
Les arts furent toujours cultivés par lui ; il dessinait
avec facilité , et l'on conçoit que , de préférence , il s'atta-
chait à retracer avec le pinceau les beautés fugitives des
fleurs. — Son portefeuille renferme plus de mille plantes
des Pyrénées, dont sa main a fixé sur le papier les formes
cl les couleurs si variées.
Amateur de la musique, M. de Coursel se plaisait à
accompagner sur la harpe les beaux chants de Grélry, ei
surtout de Monsiguy dont la famille était orisinaiie des
lieux qu'il habitait. — Oti le voyait , dans les derniers
moments de sa longue cl honorable existence , assister
avec assiduité aux couccris , applaudir aux talents des
aiiisles, des a mai ours boulonnais, el serrer avec affeclion
la main de ceux d'enlre-cux qui reproduisaient avec suc-
cès l'esprii de nos grands maîtres. —Le genre de musique
qu'il préférait était en harmonie parfaite avec ses goûts et
ses mœurs : une mélodie simple, naturelle , les airs pei-
gnant le calme et la douceur de la vie champêtre , lui
c:uisaient un vif plaisir. Il avait formé une collection
choisie de pastoiales suisses qu'il exécutait souvent au
milieu de ses plantes, et de ses fleurs. En l'écoutant on se
croyait transporté dans les paysages si pittoresques de
l'Helvélie, et ses cheveux blancs, sa figure pleine de
franchise et d'aménité , ajoutaient encore à l'illusion , en
offrant l'image d'un véritable descendant de Tell.
Après quelques jours de maladie, M. de Courset mou-
rul, en juin 18^24, à l'âge de soixante-dix-huit ans, entouré
des soins de sa famille, et des consolations de la religion.
Sa perte fut vivement sentie par tous ceux qui l'avaient
connu, et la douleur- de sa fille ne saurait être exprimée !
Homme savant et vertueux , puisse cet éloge , que le
cœur seul a diclé , faire mieux connaître , mieux appré-
cier- encore tes lalerris , et les services que tu as rendus à
la société !... Heirreux celui qui peut marcher sur les
traces, et acquérir, ainsi que toi, le droit de se dire en
mour-ant : « J'ai vécu , fai fourni la carrière que le sort
" m'avait ouverte. «
a Vixi, el quem dederat cursum forluna ptreyi ! >
IHor]
M. MICHAUD,
Dli: L'ACADÈiMIE FRANÇAISE.
Quelques particularités de sa vie, de son caractère,
et des séjours qu'il a laits, pendant plusieurs
étés, à Boulogne-sur-Mer.
« L'accord d'un beau latent el d'un beau caractère.»
(Andrieix , épilre à Ducis).
fi. IIICIIAID
Lorsque !a France viiil à perdre l'hislorieii des Croisades,
Tauleur du Prinlemps d'un Proscrit, je voidais payera sa
mémoire un juste iribul d'affeciion el de regret, dans un
des journaux de Boulogne. — A plus d'un tiire particulier
cet hommage eût clé là convenablement placé. — En €flel,
M. Micbaud a vécu parmi nous , écrit dans la ville de
Godefroid de Bouillon , une partie de son histoire des
guerres saintes ; il y était aimé , estimé de quelques per-
sonnes qui conseivent précieusement son souvenir, et il
appartenait, en qualité de membre honoraire , à notre
Société des Sciences el des Arts. — Ce projet ne reçut
point alors d'exécution , par des motifs indépendants de
ma volonté. — En outre, je pensai que dans le moment
où toutes les feuilles publiques s'occupaient de mon ami,
où toutes les célébrités littéraires retraçaient ses titres à
la renommée , je devais , moi chétif , garder le silence. —
Ma faible voix ne se serait-elle pas perdue , au milieu de
ces grandes voix , proclamant , sur une tombe venant à
peine de se fermer, l'arrèi de la postérité? —Aujourd'hui
que tout se tait , je vais parler ; non pour apprécier M.
(*) Publié en J841 Jans /a QuoUdknne.
— 486 —
Michaud comme hislorien , comme poêle , (celle lâche a
été dignement remplie) , mais pour le peindre; , comme
homme privé , pour munirei- que la vivacilé de son esprit,
l'amabiliié de son caractère , la bonté de son cœur, éga-
laient son talent.
M. Michaud aimait Paris, parceque Paris est le centre
du mouvement intellectuel en France , et qu'il y avait des
amis de choix : mais la province, comme lieu d'habitation,
lui plaisait bien d'avantage, convenait mieux à son éloi-
gnement pour le bruit , à la simplicité de ses goûts , et à
sa frêle santé. — Boulogne devint donc pour lui une rési-
dence d'élection , à partir de 1815, en ce qu'il y trouvait
un air excellent , de l'activité , de l'animaiion sans tumulte
et sans fatigue, des promenades agréables , la solitude,
quand il la voulait , et des bains de mer. — Tous les ans,
au mois de juin, il y établissait , comme il se plaisait â le
répéter, son quartier général des croisés , et celle image
acquérait de la vérité, de la ressemblance existant, selon
lui , entre la colline d'Outreau , et le mont des Oliviers à
Jérusalem.
Son existence à Boulogne était partagée entre l'étude,
l'exercice, et quelques visites chez deux ou trois amis. —
Son habitation se composait de trois pièces, située sur le
port, dans la petite maison d'Hénin père, ce brave pêcheur,
dont le nom a depuis jeté un certain éclat lors du terrible
naufrage de YAmpliytrite. — Un vieux domestique très
original , et très spirituel , Tellier, qui jadis avait servi
Turgot et Talleyrand, l'accompagnait dans tous ses voya-
ges. — C'était le Lafleur d'un maître qui a\ail plus d'un
rapport avec Sterne , et il était bien placé dans la cuisine,
dans l'antichambre , et parfois môme dans la salle où se
— 487 —
lenaii M. Micliaiid. — Ce dernier recevaii quelquefois à
sa lable deux ou trois convives : on d<îvine aisément
combien ces peiils repas devaient êli-e gais , aimables,
avec un hôle lel que lui !... — De temps à autre Tellier,
loui en faisant son service , laissait échapper quelques
réparties, lui valant , de la part de son patron , un rappel
à l'ordre , au milieu du fou-rire qu'elles avaient provoqué.
— Du reste, nouveau maître Jacques, il était le directeur
suprême du logis , cl n'employait Tenipire qu'il avait
obtenu que dans rinlérét de M. Michaud. — Toujours
occupé de ses travaux liiléiaires , celui-ci mettait une
négligence extrême dans tout ce qui tenait aux soins
maléiiels de l'existence , et avait besoin à cet égard ,
d'être conduit, dirigé comme un enfant. — C'était Tellier
qui lui rappelait qu'il fallait changer d'habit , de linge ,
pour aller en visite , se rendre à une invitation , et ce
n'était pas sans peine qti'il obtenait de son maître de
le faire beau. — Un jour, je l'ai vu le pouisuivant une
cravalle blanche à la main , et employant toutes les res-
sources de son imagination , afin de parveuii* à l'en parer.
— Je crus (pi'd ne réussirait pas : « Monsieur, lui dil-i[
" enfin , vous voulez donc me perdie de réputation?...
« Si vous êtes mal mis ce n'est pas vous qu'on accusera,
'• car on sait que vous avez autre chose à faire que de
« vous occuper de votre toilette ; mais ce sera moi , et
" l'on dira partout que je suis un mauvais domestique.»
A celte harangue M. Michaud ne trouva rien à répondre,
et Tellier, fier de son triomphe , fil son ofiice de valet de
chambre e;i fredonnant le refrain du chœur de la Cara-
vane (In Caire :
« La vicloire est à nous ! »
Rien n'était plus c(tnii(|ue (jue cette scène.
3S
— 4b8 —
M. Michaud élaii le causeur le plus amusant , le plus
malin que j'aie eniendu , oi il racontait avec une grâce ,
une finesse, un senlimenl des convenances, dont le
secret n'appartenait quà lui. — Railleur, sans jamais
aigrir ni blesser, simple avec une élégance , un choix
d'expressions , d'images on ne saurait plus remarquables,
sa physionomie spirituelle , la douceur et la vivacité de
son regaid , la boule de son sourire complétaient la
séduction qu'il exerçait sur tous ceux qui l'écoutaient.
Son maintien était timide , embarassé ; sa voix faible ,
souvent lente , et coupée par une petite toux sèche :
cependant il y avait une véritable puissance dans la parole
de cet homme , et pour les âmes et les esprits d'élite il
savait commander le silence le plus profond et le plus
flatteur. — Quant à la tourbe a-t-elle jamais su ce que
c'était que d'écouter un homme d'esprit ? — Laharpe
disait de M. Michaud : » C'est le Français qui cause le
« mieux » et il avait raison. — Que de mots heureux,
piquants, empreints d'une haute raison, d'une verve tem-
pérée par le goût , sont sortis de sa bouche 1 — Que
d'emprunts on lui a fait, en se glorifiant dans le monde
des richesses qu'il avait semées , sans y attacher plus
d'importance que le prodigue semant partout l'or et les
diamants. — Ainsi , c'est lui , et non Talleyrand, qui, en
voyant la Galatlue de Girodet , dit à ce peintre distingué :
« On n'a rien vu de plus beau depuis le Déluge ! » —
C'est encore lui , et non Esménard , qui , à propos d'un
poème fort médiocre de M. Saint Victor, édition dont on
avait rempli un bâtiment , lors du blocus continental, et
qu'on avait jetée à la mer pour la remplacer par des mar-
chandises anglaises , c'est encore lui , disons-nous , qui
fit observer, qu'elle aurait dû obtenir plus de succès,
puisqu'elle était ad usum delphini.
— 489 —
M. Michaud étaii royalisie , aitaclié à la branche aînée
des Bourbons , et c'était snttoul quand le malheur pesait
sur cette branche, que son dévouement se manifestait.
Dans leur prospérité, les princes n'ont jamais eu en lui un
flatteur, un courtisan quand même. S'il était homme de
conviction dans ses opinions , pour lesquelles sous la
République et le Consulat il avait bravé l'exil , la prison ,
et la mort, il était en môme temps plein d'indépen-
dance , de courage vis-à-vis du pouvoir qu'il aimait. —
Jamais il ne partagea les doctrines infectées d'obscuran-
tisme et les excès des ultras qui , à cause de sa modéra-
lion éclairée , lui ont maintes fois prodigué le blâme et
l'injure. — Il respectait les idées de chacun en politique,
quand elles n'allaient point jusqu'à troubler l'ordre ; il
vivait en bonne intelligence avec les hommes de tous les
partis , et j'ai souvent dîné chez lui , pendant le cours de
la Restauration , avec des libéraux prononcés, entre
autres le colonel Bory de Saint -Vincent. — Après avoir
employé tous ses efforts auprès de Charles X, afin d'em^
pécher la dissolution de la garde nationale , sans pouvoir
réussir, il me prédit , (car en matière de gouvernement
il avait le coup-d'œil de l'aigle), à la suite d'un conseil
privé aux Tuileries , que cette mesure funeste contribue-
rait un jour au renversement du trône.
En opposition avec le ministère Villèle, M. Michaud ne
larda pas à être en butte à des vexations de tous génies.
— D'abord ce ministère voulut s'emparer de lui , et pour
se rendra sa plume favorable , il lui avait fait faire les
offres les plus brillantes par un de ses membres : <• Vos
• soins sont inutiles (avait répondu l'homme de lettres),
« car je ressemble à ces oiseaux assez apprivoisés pour se
• laisser approcher, mais pas assez pour se laisser preu-^
— 490 -
« (Ire. Quant aux. offres que vous rne transnieilez , elles
<- ne peuvent me convenir. Il n'y a qu'une chose pour
<• laquelle je vous sacrifierais un peu de mon indépen-
'• dance. > — « Laquelle, reprit vivement le minisire?.,.»
— « Ce serait si vous pouviez me rendre la santé. •> —
Peu de temps après la liberté de la presse étant fortement
menacée, l'Académie française protesta auprès du Roi,
et M. 3]ichaud signa, l'un des premiers, cette protesta-
tion. — « Une prièie, (fit-il observer en s'cmparant de la
« plume), n'est pas une sédition I... •> Mol admirable, en
ce qu'il conciliait l'acte de respectueuse remontrance
auquel il s'associait , avec le sentiment et le devoir d'un
sujet fidèle. — Alors il perdit sa place de premier lecteur,
et le traitement de 3,000 fr. qu'elle lui valait. Charles X
qui Taimaii et l'estimait , mais qu'on entraînait dans une
voie devant le conduire à sa perte , lui reprocha avec
douceur sou opposition : « Sire, lui répondii-il , je n'ai
«' prononcé que trois paroles , et chacune m'a coijté
■■ 1000 fr. ; je ne suis pas assez riche pour continuer de
<■ parler à ce prix. »
Et il garda le silence.
Je viens de rappeler'qu'il avait été premier lecteur du
Roi, ei je dois ajouter que cette place était une véritable
sinécure , une récompense de sa fidélité , et des sacrifices
qu'il avait faits à la légitimité. — M. Michaud ne savait
pas lire , dans l'acception sérieuse du mol qui sert à dési-
gner ce genre de talent , et d'ailleurs ce qui était d'apparat
augmentait sa timidité , et le mettait fort mal à l'aise. —
Dans une lettre qu'il m'écrivit en 1822 , il a exprimé tout
cela d'une manière aussi naïve que spirituelle. — Comme
celte lettre se rattache aux beaux jours de notre Société
— 491 —
Bouloniiaise des Sciences ei des Ans , à répoque où des
lilléraleurs de la capitale , el des ëlraiigers disliiigiiés,
venaient accroître rinlérèl de ses séances publiques , je
me fais un plaisir de la transcrire ici. — Celle Société
m'avail prié d'inviier M. Michaud à venir faire une Icclure,
dans sa séance annuelle , el voici ce qu'il me répondît :
« Mon cher H ..,
" Je suis un bien mauvais académicien , puisque je suis
« presque toujours dans mon lit , et presque jamais au
« fauteuil. — Votre lettre m'a trouvé aux prises avec la
« fièvre : voilà pourquoi je ne vous ai pas écrit plus tôt.
« Dans l'étal de santé oii je suis , et avec les affaires que
« j'ai à Paris , je ne suis pas assez le maîire de disposer
« de mon avenir pour vous dire précisément si je serai à
« Boulogne le -i juillet. — Mais puisque vous tenez à faire
« quelque chose de moi, il faut bien que je réponde à
« votre intention amicale. — Si vous croyez que cela soit
« convenable , je vous enverrai à lire un morceau pour
« le 4 juillet. C'est là tout ce que je peux faire; el si
- j'étais sur les lieux , je n'en ferais pas d'avantage , car
« je ^ous dirai que quoique lecteur du roi , je ne sais pas
« lire, el que j'ai une t(.'lle ciaiuie du public, (|ue je
<• n'ai jamais pu prononcer un seul mol dans une asseni-
• blée. — Il y a tiois ans on voulut avoir uti n)orceau de
<• moi dans une séance publicpie de l'Académie française,
" el je partis bravement pour Boidogne , la veille de ma
« lecture qui fut faite par un tiers. — Je regretterai de ne
• pas assistei' à votre séance, parce que je serai privé du
- plaisir de vous entendre ; mais pour ce qui me regai de,
- je crois que les choses iront mieux en mon absence.—
» Si vous le voidez je vous enverrai un fragment île mon
— 492 —
« Histoire des Croisades, que j'ai écril h Boulogne : c'est
« la mort de Saiul-Louis. — Si vous aimez mieux des
« eousidéraiions sur la chevalerie , sur le clergé , sur
« l'ordre judiciaire au moyen-àge , je suis , mon cher
• interprète , à la disposition de mes confrères. -
Ce qu'on croira diflîcilemenl après avoir lu celle lettre,
c'est que cet être si timide , dont la santé était si fragile,
avait écrit et agi , au miUeu des orages les plus terribles
de notre première révolution , avec une fermeté , ane
énergie sans égales!... C'est qu'il avaU vu vingt fois la
proscription , la mort en face , sans dévier d'une ligne de
la roule qu'il s'(iiail tracée !...- Dans ces solennelles cir-
constances , son àme , et les sentiments d'un devoir
impérieux centuplaient ses forces. Alors , comme l'a dit
Virgile : « Da?ïs vn corps faible s'allumait un grand
• courage! » — Écrits politiques d'une noble vigueur,
(on peut en juger par les Adieux à Bonaparte , véritable
chef-d'œuvre) ; pamphlets , chansons , actes et paroles
d'une effrayante hardiesse , M. 3Iichaud a fait de tout cela
avec celte puissance de logique , d'espiii , de verve sar-
castique dont la nature l'avait doué. — Kien ne lui coûtait
pour batire en brèche la République, le Directoire , et
délivrer la France d'un régime de sang , de boue et de
servitude, qu'on lui imposait sous le masque de la liberté.
Quelques contemporains se rapp<;llenl peut être encore
ses couplets sur le conseil des cinq cents , qui siégcail
dans la demeure des rois , el dont le trait principal seule-
ment me revient :
« Dans un qnailior des Tuili-rics .
« Sont cinq rciils Ijùclies icunics.
— 493 —
« Quoi bon marché I misciicorJe 1
« Cinq cenis bûches pour un Louis.'...
a Mais , bien enlendu , mes amis ,
« Qu'on ne les livre qu'à la corde. »
Puis, quand arrivaii le momenl de la vieloire, quand les
oppresseurs étaieni renversés, cei homme, en apparence
si ardeni , si inflexible, devenait le plus calme , le plus
lolérani des hommes. — Il (rouvait une excuse partout où
il ne voyait pas un crime ; il poussait même l'indulgence à
l'extrême : je vais en citer un exemple. — A l'époque où,
avec le costume , et les formes les plus élégantes de Tan-
cien régime , Barrèi-e prétendait , que le massacre du 2
septembre était excusable aux yeux de lliomme d'état , et
que larbre de la liberté ne saurait croître , sHl nétait
arrosé de sang , W. Michaud l'avait surnommé VAnacréon
de la guilloiine. — En lui rappelant ce mot si juste et si
original , je faisais le procès , avec toute la vivacité que
donne l'indignation , au ci-devant marquis de Vieuzac :
<• — Eh ! bon Dieu , me dit-il , il n'est plus à la Conven-
" tion , et vous allez trop loin!!... Faites donc la part
« des circonstances , et de la peur qui a cxeicé un tel
<■ ascendant sur Bari'ère , qu'il avait fini par s'effrayer de
<• lui-même. — Dans des temps moins terribles , c'eiJt
« été un gentilhomme doux et aimable. »
Il fallait entendre M. Michaud raconter les épisodes de
sa vie, se rattachant à ses jours de dangers et de combats •
sa narration avait à la fois la vigueur de Tacite , la naïveté
de Lafonfiiue, et l'esprit de Voliairc. — Rien n'était,
tour à tour, ijUis tcnibie, plus louchant , et plus comique
(|ue le lécil de sa déltniion a Chartres , où la veille du
jour fixé pour son exécution , il exigea du chirurgien
Marie de Si-Ur^iii , ([u'il le saignât , alin de s'accoutumer
— iî)4 —
à la vue du sang , doi.l il airosa le drap et la couverture
de sou lit; que sa Tuile, lorsqu'on le menait au supplice;
riiospUalilé qui lui fui donnée par un républicain; sa ten-
tative pour sortir de la ville , sous le costume d'un Jacobin ;
sa nouvelle arresiation, et sa comparution devant Bourdon
de rOise qui , dans l'intérêt de la grmide justice nationale,
avait ordonné qu'on le iransféràt à Paris attaché à la
queue d'un cheval. — Les gendarmes furent plus humains
que le farouche représentant du peuple. — Avant son
jugement dansla capitale, le coupable parvintà s'échapper,
et caché pendant six semaines au fond de la soupente d'un
portier de la rue Haulefeuille , il ouït plusieurs fois des
cî'ieurs publics annoncer la condamnation à mort , par
contumace , du grand conspirateur Michaud ! — C'est en
quittant cette retraite forcée , que > sous un nouveau
déguisement, il se sauva dans le Jura , oii il écrivit une
grande partie des vers devenus depuis le poème du
Printemps d'un Proscrit. — C'est dans cet ouvrage qu'an
milieu des beautés delanalui-e, du calme et de la fraîcheur
des champs , on sent revivre , par intervalles , le souvenir
de la proscription qui frappait alois lant de victimes , et
la haine des révolutions.
Je reviens au séjour de M. Michaud à Boulogne , et je
me plais à reproduire une toute petite lettre de lui , parce
qu'elle me paraît un modèle de grâce , et d'élégant
alticisme.
Nous devions nous revoir à la table du bon président
W..., et l'on avait projeté d'employer la soirée liitéraire-
nuMit. — A celle occasion M. Michaud m'écrivait :
« Un dîner, cl une leclure académique pour lundi,
— 495 —
• c'est [rop df moilit', mon cher ami ; vous savez que les
« dîners du prc'sidenl ne sont pas courls, el que mes lec-
« luressonluii peu longues : "Transeat a me calix iste l •>
» A loul prendre j'aime mieux le président querAcadémi( ,
« fctle vin de Bordeaux plaît mieux à mon estomac, que
« l'encens académique ne plaît à mon espiii. Faites du
" reste que je n'en meure pas la semaine proeliaine ,
« avant le reloui" de Merle el d(; Versial (1).
P. S. — « J'irai demain dîneiiivee vous ; la Chronique
' d'Anchin soiitiendia mes forces , vous soutiendrez ma
■< gaîelé : je me moque du lesie. — Adieu. •>
Il faut , afin d'expliquer ce post scriplum , que je dise
pourquoi il y était question de la Chronique d'Anchin,
car cette explication me fournira une preuve de la pers-
picacité dont l'auteur des Croisades était doué. — Il devait
dîner chez moi avec lun de mes plus anciens amis de
collège , Martin , alors avocat très distingué près de la
cour l'oyale du dépaitement du Nord , qui remplit aujour-
d'hui l'une des fonctions les plus élevées du gouvernement.
M. Michaud était à la rechei'che de la Chronique d'Anchin,
ancienne abbaye célèbre, existant avant la révolution près
de Douai , et se proposait d'en causer avec cet ami , et de
le prier de l'aider dans ses recherches. — Le lepas fut
charnuinl , grâce à mes deux convives, qui suient mutuel-
lement s'appréciei'. — Le lendemain M. Michaud me dil :
« Votre ami me plaît ; c'est un homme desprit , adi'oit el
" dioil. — II est de l'étoffe dont on faisait jadis les pré-
" sidenls de parlement , el je crois (pi'il iia loin. >■
(1 Honin H il «liil \r cl (lir-iinyiie . ilonl l'iimiiii' l'.i ('.■<l clién;.
— 496 —
A vingt années de distance celle opinion a été justifiée :
Martin fut successivement minislre du commerce , et
garde des sceaux.
Des ariisles , des hommes de lettres, des personnages
remarquables venaient visiler3I. fliichaiid à Boulogne.
Souvent nous avons , dans son logement du port ou chez
moi , passé des heures bien agréables avec la spirituelle
M""^ Ripert , l'aimable comtesse d'iliers , Merle , le suc-
cesseur de Dufresny, en ce moment encore l'un de nos
meilleurs critiques , Marlet , Carie Vernel , Campenon ,
nielle Duchesnois , Lafon du Théâtre Français, Poiier et
l'abbé Démazures. — Ce dernier, pai' son amour pour les
lieux saints , la chaleur de sa tête , sa parole vive et
enliaînanle, était le véritable Pieri-e l'ermite du xix^ siècle.
Atuuhé au couvent des Pères latins de Jérusalem , il
prêchait et quêtait par toute la France , pour ce couveni ,
refuge hospitalier des voyageurs européens eu Orient. —
Dans un de ses discours parmi nous , il fut inspiré lorsque
déciivanl le saint Sépulcre , il rappela que Godefrjid ,
le héros du Tasse , était un Boulonnais. — Un jour i[
prêcha contre les mauvais livres et son sermon fut très
faible , car le talent de cet abbé résidait dans l'enthou-
siasme, et l'espi'it de controverse, les connaissances litié-
raires lui manquaient entièrement. — Voltaire fut longue-
ment et très mal attaqué dans ce sermon : aussi lorsque
l'oraicur s'approcha de 31. Michaud , au moment de la
quêie , celui-ci lui dit-il à voix basse , en lui remeiian^
son olîiande: - L'abbé , voilà cent sous pour acheter un
" volume de Vuliaire , car vous ne l'avez pas lu. « —
Le père Démazures était d'un désinléressemeiil inouï,
et d'une négligence extrême dans ses habillcmcnls. — Il
envoyait toul ce qu'il recevait d'argent à son couvent ;
— 497 —
M. Jlich.md leiiouvelaii souvent les pièces dt sa loilelle
qui tombaient quelquefois eu lambeaux. — Vivant de
pou et ne couchant jamais dans un lit , quand le som-
meil le prenait , il se jellait sur le plancher, enveloppé
dans iiu vieux manteau. — Il fallait l'entendre raconter
ses voyages en Palestine , et les rapports qu'il avait eus
avec la célèbre lady Eslher Stanhope. — M. de Lamartine
a poétisé cette dame, tandis que le bon abbé prétendait
que c'était une folle , se livrant souvent aux actes les plus
ridicules et les plus inconvenants. — Il est vrai que ,
comme les sorcières de Macbeth , elle ne lui avait pas
prédit qu'un jour il serai! roi (I).
L'auteur des Croisades était véritablement religieux,
mais religieux comme Fénélon , comme Pascal lorsqu'il
écrivait ses Provinciales. — Il ma raconté qu'une coterie
avait , à une certaine époque , fait des efforts pour qu'il
s'affîliàt aux Jésuites de robe courte, et qu'a ces instances
il avait répondu : « Comment voulez-vous que je sois de
« la petite église, moi qui ai tant de peine à me rendre
• digne d'être de la grande?... -
Un peu avant la révolution de Juillet, qu'il avait prévue,
M. Michaud partit , à Tàge de soixante-deux ans pour
Jérusalem , afin de parcourir les lieux qu'il avait célébrés
dans son Histoire des Croisades. — Il était accompagné
de son fidèle Achales , mon excellent ami Poujoulat , et ils
écrivirent ensemble ces Lettres sur l'Orioit qui , lors-
qu'elles parurent, excitèrent l'intérêt à un haut degré.
A son retour il ne revint |)lus l'i Boulogne , et je le
(I) Voir II' Voyngo on Oriciil ili- .M do I,atn;iri;no.
- 498 —
retrouvai tkiiis la reiraiie qu'il s'élait choisie , près de
Paris. — Que de momenls agréables, ei à jamais regrel-
lablesj'y ai eiicoie passés, avec (ei homme si bon , si
distingué !... Que de preuves d'intérêt et d'affection il m'y
a donnés!... Pour lui , ce qui est rare dans notre siècle,
l'amitié n'était pas un vain mot, et chaque jour il mettait
en action la pensée de ces vers de Lafontaine :
« Qu'un ami véritable est uiio douce chose !
« Il cherche vos besoins au fond de voire cœur,
« Il vous épargne la pudeur
« De les lui découvrir vous rriéine!... »
Six mois avant sa mort , je l'ai visité pour la dernière
fois, et dans celte visite il me sembla tellement affaibli ,
changé, que les larmes me vinrent aux yeux en le quittant,
api'ès le dîner, auquel il n'avait pu assister. — Cependant
son intelligence était toujours la ujème , et dans sa con-
versation il y avait autant de finesse , de verve et d'éclat,
qu'en ses meilleurs jours. — Il ne vivait plus que par la
lèie, et par l'àme!... — C'est alors que nie parlant de
jyjeiie i^aehel , et me demandant ce que je pensais de son
talent , il résuma son opinion sur celte jeune tragédienne
par ces mots : « C'est la Jeanne d'Arc du Théâtre Fran-
» çais ; elle sauvera le royaume de (Corneille et de
« Racine ! 1 -
En terminant il ne me paraît pas inutile de dire , que
M. Michaud m'a toujours paru unir beaucoup de gaîelé ,
d'originalité dans l'esprit , à beaucoup de noblesse et de
mélancolie dans le caiaclere. — Celle alliance de deux
choses si opposées, élaii une des causes de l'eiichantcnieni
que |)roduisai! sa conversation , et des nuances délicates
et voilées qui se mêlaient aux irails vils el coloiés de ses
I
— 499 ~
récils. — Il y avait , dans celle parole si conlraslée,
comme un écho de la pensée sublime du tableau du
Poussin , où les bergers de l'Arcadie , au milieu de la
danse et du chanl , découvrent sous leurs pas la pierre
d'une tombe. — Plus d'une fois le grave historien , le
piquant journaliste, l'incisif pamphlétaire , s'est essayé
dans l'élégie, et je possède de lui une pièce fort touchante,
dont j'ai fait la musique en 1813, et qui n'a point été
publiée dans le volume contenant ses œuvres poétiques.
En faveur de ces jolis vers , que je me plais à transcrire
ici, mes lecteurs me pardonneront peut-être l'ennui que
je viens de leur causer.
LA FEUILLE SÈCHE.
Toi, que les venir' onl (l(^larliéo
Des arbres du coteau voisin ,
0 feuille pâle el desséchée
Que viei)s-lu chercher sur mon sein?.
Ce sein , hélas ! où lu l'arréles
E?l plus agile mille fois
Que le Ciel où lu fus le jouet des tempêtes ,
Quand lu quittas les sœurs des bois!
Aux jours de la saison nouvelle
Tu ne connus pas les autans,
Comme loi jeune, fraîche el belle ,
J'ai vu les beaux jours du prinlems ;
Toute joie, hélas! m'est ravie,
Je sens ma beauté se flétrir ;
Le vent de l'infortune a soufflé sur ma vie,
Et comme toi je vais mourir I?
— 50() —
Mon sein n'est pas un sûr asile
Contre l'orage et son courroux .
Va chercher un lieu plus tranquille
Pour ôtre à l'abri de ses coups ;
Va sur ce tertre solitaire ,
Couvert de funèbres tombeaux :
C'est là , fille des bois, qu'est la paix de la terre,
C'est là qu'on trouve le repos !
Mais d'une vie infortunée
Si lu viens m'annoncer la Qii ,
Jusqu'à ma dernière journée
Ah ! reste , reste sur mon sein ! . . .
C'est alors que bravant l'injure
Des aquilons et du destin ,
Nous trouverons la paix , qu'à toute la nature
Hélas ! je demandais en vain ' !
ÏALMA.
ANECDOTES ET PARTICLLARITÉS CONCERNAM CET ACTEUR ,
ET LE VOYAGE Qu'iL FIT A BOULOGNE-SUR-MER EN 1817.
— UN MOT SUR l'État de l'art dramatique et de l'art
MUSICAL EN FRANCE A CETTE ÉPOQUE.
I
L
TALMA.
A }] . Camille Doucet, chef du bureau des Théâtres,
au Ministère d'Etat.
Mon cher Doucel ,
Au milieu de l'espèce d'exil auquel la révolution de
1848 m'a condamné, que de fois voire bon el aimable
souvenir se reirace a ma pensée ! ! — Pour charmer les
ennuis de rabsen<;e , je me rappelle , avec un souvenir
mêlé de regrets , les heures si agréables que nous avons
passées chez noire ami Merle ; nos discussions si animées,
si intéressantes sur les lettres , les arts , et en particulier
sur le théâtre , que vous avez enrichi de plus d'un ouvrage
charmant. — Aujourd'hui , je viens causer avec vous de
Talma , en vous offrant ce résumé de notes qui le concer-
nent. — Ces notes , puisées dans un vieux portefeuille,
ouvert depuis près de trente ans à tous les détails recueillis
par moi sur les artistes que j'ai connus , vous olïrironl
peut-être quelque intérêt.— Dans tous les cas, vous trou-
verez , je l'espère , que cet hommage est une preuve de
l'affection et de l'estime que je vous ai conservées.
Les faits les plus simpl(;s acquièrent de l'iinporiance
— 504 —
lorsqu'ils se rallachenl à la vie d'un homme célèbre. —
On aime à savoir ce que cet homme était dans les circons-
tances même les moins remarquables de sa carrière. —
C'est ce qui donne tant de charme aux narrations de
Pluiarque , ne craignant pas de présenter à ses lecteurs
les plus grands héros des temps antiques en déshabillé.
J'ai eu l'occasion de voir assez fréquemment dans l'inti-
mité l'admirable tiagédien dont la France n'a pas cessé
de déplorer la perte , et je me plais à consigner ici
quelques unes des anecdotes nées des rapports qu'il m'a
été permis d'avoir avec hii.
En mars 1811, (j'avais alors 18 ans), je rendis compte
dans le journal des Arts , devenu depuis le Nain jaune .
de la représentation du Mahomet II de M. Baour de Lor-
mian, — Talma portait , dans cette tragédie , un costume
aussi riche qu'élégant ; mais je crus y remarquer un
anachronisme, et j'en fis l'observation.— Trois jours après
la publication de cet article je reçus une lettre de lui : il
me prouvait que j'avais complètement tort , en entrant
dans des détails archéologiques ne me laissant aucun dou-
te sur ses connaissances et sur le soin qu'il donnait aux
moindres parties des accessoires des rôles qu'on ,,
confiait. — Il terminait sa lettre ainsi : « Quoiqu'en génér
« je ne voie point les journalistes , il me serait agréable
« de vous rencontrer, et de vous remercier de vive voix
" de l'opinion favorable que vous avez émise sur la
« manière dont j'ai joué Mahomet II. • — Je rétractai
l'erreur que j'avais commise , en plaçant une note à ce
sujet dans le plus prochain numéro du journal. — Cela me
valut un nouveau billet de Talma , m'inviianl à dîner
»
505
pour le mercredi suivant , eu m'annonçanl que je trou-
verais chez lui Ducis.
Je m'empressai de répondre à cette iuviiaiiou , et
pendant tout le dîner il fut question de tragédie. — Le
vénérable Ducis avait pour Talma la plus grande admi-
ration , la plus touchante estime. — Plusieurs fois il
répéta qu'il lui devait eu partie son succès , el qu'il lui
abandonnait la tâche de monter ses ouvrages , el d'en
couper les scènes el les vers de la manière la plus con-
venable à l'effel théâtral. — Depuis il a renouvelé celle
prière dans une lettre autographe que j'ai lue eu lêle d'un
exemplaire de ses œuvres , devant être en la possession
des héritiers de Talma.— Ce dernier le pressa de travailler
encore pour la scène. « Non , répondit Ducis , à partir
« de 1793 la tragédie ayani couru les lues , j'ai juré de
« ne plus en faire. — D'ailleurs je suis vieux , j'ai besoin
• de repos. — Après avoir agile pendant trente ans le
• poignard de Melpomèue, j'ai pris la houlette du pasteur:
0 Que le ciel me conserve Annclte!
a Je suis devenu Timarelle ,
a El je roe borne à mes moulons. . . »
J'avoue que l'idée de voir l'auteur d'Othello transformé
en berger me parut assez originale — Cependant il est
de toute vérité que le caractère de Ducis offrait les deux
extrêmes : il était à la fois plein de véhémence el de dou-
ceur.—Les épîtrcs pastorales qu'il a publiées, comparées
à ses ouvrages dramatiques, sa mansuétude habituelle el
ses éclats de vivacité lorsqu'il conversait avec ses amis en
sont la preuve. — Quant à Talma il parla peu, se montra
distrait, rêveur, et je remarquai qu'en disant les choses les
plus simples , il employait toujours ce ton de voix que
— 5IK) —
beaucoup de pcrsouucs oni cru faciice, éiudié, cl doiil le
timbre grave el concenirë causait au ihéâlre une si pro-
fonde émotion. Du reste, il n'y avait en lui rien de brillant,
rien surtout qui décelât cet amour-propre , partage assez
ordinaire des comédiens. — C'était le naturel , le laisser-
aller d'un honmie de g(''nie qui , hors du champ de ses
travaux , se délasse en rêvant aux moyens qui pourront
lui faire obtenir de nouvelles couronnes. — Il s'animait
toutefois lorsqu'il parlait de son art. — Alors, au milieu
des images colorant sa pensée, des éclairs s'échappanl de
son imagination , un goût exquis, et un suprême bon sens
dominaient toujours.
Quelque temps après ce dîner, je rencontrai Talma
chez M. Boileau , notaire du Théâtre-Français. — «• Ah !
« vous voilà, me dit-il, monsieur le bachelier !... je joue
<' ce soir un rôle nouveau , Tippoo-Saëb : venez donc
- m'enieudre. —Après la représentation vous demanderez
<■ à être conduit dans ma loge, el vous me rendrez compte
• des passages de la tragédie qui vous auront paru faire
• impression sur le public. — Je me trompe quelquefois,
« ajoula-i-il, quant au silence gardé par les spectateurs
• a la suite d'une tirade que j'avais cru devoir produire
« de reffcl, el cela me décourage. •
J'allai de bonne heure au ihéàtre ; la salle était comble,
pl Talma fut sublime !... — La toile étant baissée , je me
rendis dans sa loge. — « J'espère , lui dis-je, que vous ne
« vous plaindrez pas du silence de vos auditeurs , dans
• le moment où, interrompant la harangue de l'ambassa-
» deur anglais, cherchant à obtenir vos cnfiuits en otage,
« vous l'avez, sultan Tippoo, foudroyé par cet hémistiche:
a Auemls , iraiire ! ! '. »
— 507 —
El) eiïel , qu'on se figure une lionne couvrani ses lion-
ceaux de ses flancs pour les (Jéfendfe, lel élaii Talma,
s'élançant, le poignard à la main , c» agiiani ses bras
au-dessus de la tête de ses fils , auxquels il semblait vou-
loir faire un remparl de son corps contre les perfides
desseins du diplomate britannique. — La salle , en ce
moment , avait retenti d'applaudissemenis frénétiques et
de cris d'admiraiion 1...
• Jespère encore que vous ne me direz pas que c'est
« par le silence qu'on a accueilli l'expression de mépris
<• extrême et de noble fierté donnée par vous à ce vers :
4 On crainl vos envoyés el non pas vos soldais I »
— • Non , me répondit-il , mais je me suis sans doute
• trompé dans le troisième acte , lorsque je fais mes
• adieux à mes enfants, quand j'ai dit cet autre vers :
« En vous quiuanl , mes fîls , je commence a mourir ! »
• car il a été reçu avec une grande indifférence. » — «Vous
• êtes dans l'erreur, jamais peut-être vous n'avez été aussi
■■ louchant, aussi beau 1... mais, comment voulez-vous
<• qu'on applaudisse, lorsque l'émotion est si forte qu'elle
« paralyse toutes les facultés physiques?..." — A votre
« avis j'ai donc joué passablement ce rôle de Tippoo.
• Nous verrons ce qu'en diia le bon GeotTi'oy. •
Tippoo-Saëb était une tragédie foit médiocre : mais
quelques vers à effet , quelques situations intéressantes'
l'antipathie qu'on professait alors pour le système politique
de l'Anglelerre, et surtout le magnifique talent du Uoscius
lran(;ais , lui valuieul un siiccei de eircoiisiance.
— 5U8 —
II.
Je revis Talma en 1817, dans la province que j'habitais,
el où il éiail venu donner quelques représeniaiions, avant
de s'embarquer pour l'Angleterre. — I! occupait à Boulo-
gne-sur-Mer le rez-de-chaussée de l'hôtel de l'Europe, et
dans ma première visite je le trouvai jouant sur le tapis
avec ses deux enfants. — « Je connais votre ville , me
" dit-il , j'y ai passé à l'âge de douze ans avec mon père,
• alors dentiste de Sa Majesté britannique.— Nous logions
» chez un bien brave homme, M. Manneville, ami de ma
« famille et que j'aimerais à revoir. •
Je devinai que c'éiail de M. Menneville qu'il parlait, et
je lui donnai son adresse. — Talma paraissait inquiet de
l'effet qu'il pioduii'ait sur le ihéàlre de Boulogne, alors
fort petit , et sur un public qu'il ne connaissait pas. « Je
« ne suis à mon aise, me répélaii-il, que lorsque j'ai tâté
" mon parterre. » — J'ai fu l'occasion de remarquer, en
plusieurs circonstances , qu'un des traits distinctifs du
caractère de ce grand artiste, était une défiance de lui-
même et une déférence pour ses auditeurs portées souvent
jusqu'à l'extrême. — « Avant toutes choses, disait-il, je
" crains el je respecte Sa iMajesté le public. » — Son or-
ganisation , éminemment nerveuse, pouvait en être une
des causes principales ; elle lui faisait percevoir avec
force toutes les impressions ; et cet homme , qui sur la
scène déployait la vigueur d'un héros grec ou romain,
avait quelquefois, dans la vie privée, l'irrésolution el la
timidité d'un enUiitt.
— 509 —
En causant, je mis la main sur un exeniplaîie de la lia-
gédie de Manlius , couvert de noies de Talma, ei renfer-
niaui des vers de sa composition qu'un bon poète eût
volontiers avoués. « Je me permets quelquefois cela , nie
« dit-il , pour l'effet , avec Lafosse , parce que ses vers
« ue tirent pas à conséquence, et avec Ducis parce qu'il
• m'y a autorisé ; mais quant à Corneille et à Racine, ah 1
• c'est bien différent!... Je ne touche à leurs ouvrages
« que pour les adorer ! <>
Ses costumes venaient d'èire enlevés de ses malles de
voyage, et je pris beaucoup de plaisii' à les examiner. Ils
étaient de la plus rigoureuse exactitude , sans aucun de
ces ornements étrangers à la vérité de site et d'histoire
qu'employaient alors certains artistes , qui , dans leur
mauvais goût , auraient cru rendre la Terpsichore de
Canova plus belle en la couvrant d'une robe de velours
brodée d'or.— Les perruques de ses divers rôles étaient
étiquetées et iaillée:> suivant la forme qu'avait la cheve-
lure de chaque personnage , d'apiès les bustes et les
médailles antiques. — Plusieurs parties de ces costumes
lui avaient été données par Napoléon , entre autres un
superbe poignard auquel il attachait le plus grand prix
Le soir il joua Oreste avec son talent accoutumé , et
M. W..., amateur éclairé des arts, qui assistait à cette
représentation , en fut enchanté. — Il me Oi remarquer,
avec autant de goût que de vérité , les nuances existant
dans ce « Ole, ( ntre la manière de Talma et celle de Larive:
le premier, sombre, concentré, paraissant poursuivi par
la fatalité pendant toute l'exposition de cette admirable
tragédie d'Andromaque ; le second, plus brillant, plus en
dehors , plus égal , mais pruduisani un effet bien moins
— 510 —
profond sur les speciaieiirs.— Cependant Talma n'éiail pas
content. « La fatigue m'a rendu froid , et les Boulonnais
« m'ont reçu froidement. » Voilà ce qu'à diverses reprises
il répéta lorsque la toile fut baissée. Les applaudissements
ne tardèrent point à partir de tous les coins de la salle, et
de toutes parts on cria: Talma! Talma 1... « Le public
« vientde vous répondre, lui dis-je; etl'enlhousiasme qu'il
■ manifeste, après vous avoir écouté dans le plus profond
« recueillement , vous prouve que vous avez dignement
" représenté le fds de Clytemnestre. » — <• Vous avez
« beau dire , répliqua-t-il , je n'ai point été moi , et si je
« ne prends pas ma revanche dans Hamlet , j'emporterai
« de Boulogne l'idée que l'air du Pas-de-Calais ne vaut
• rien pour Melpomène. -•
Ce fut en exploitant le tliéàtie de Ducis que Talma
déploya toute sa supériorité et ne compta plus de rivaux.
L'alliance inattendue du génie britannique et du génie
fiançais, l'art d'exprimer, avec une vérité admiiable , les
passions concentrées, firent alors de cet acteur un homme
à part, et eniraînèreni tous les suffrages. — Depuis quel-
ques années il est de mode de déprécier Ducis, et cepen-
dant c'était un poète d'âme, de talent. — Son Abufar, où
les couleurs de l'Orient , la mélancolie rêveuse et les pas-
sions brûlantes du caractère arabe , brillent à un si haut
degré , est une œuvre très distinguée. — Je désirerais de
tout mon cœur que nos dramaturges actuels nous don-
nassent quelque chose approchant de la vérité de site, et
du sentiment profond qui régnent dans cette tragédie. —
Les pièces de Shakespeare que Ducis , sous le joug du
goût peut-être trop sévère imposé de son temps aux con-
ceptions diamaliques, a arrangées pour le Théàtrc-Fran-
(;:iis, offreni , sans nid doute , des fautes choquantes. —
- 511 —
Kilos ne sont parfois qu'une pâle copie d'un original
sublime , mcnic dans ses plus grands rcaris : mais de
combien de beaux vers , de scènes admirables ne sont-
elles pas aussi remplies!! L'engofimenl pour le genre
romantique le plus effréné nous a fait seul les dédaigner.
Patience , le lemps remet lou( à sa place, et le jour n'est
pas loin peul-èlre où justice leur ser-a rendue.
Le lendemain de la renrésenialion (YAndromaqiie . Tal-
ma vint déjeûner chez moi. — Je lui parlai des artistes
ses contemporains , et dans les i(!ponses qu'il me fit il
montra toujours autant d'équité que de modestie et de
réserve. — <■ Il ne m'appartient pas déjuger Larive, me
'• dit-il, mais je ne le vaudrai jamais dans le rôle d'Achille»
Je l'interrogeai sur M'="^' Georges et Duchesnois , en ne
lui cachant point le sentiment de prédilection que j'éprou-
vais pour cette dernière , et il me répondit : « M«''« Du-
<■ chesnoisdoit beaucoup à la nature; elle a des iuspira-
• lions sublimes , mais ses forces la trahissent souvent,
'• tandis que M^''^ Georges joint à toutes les ressources
" de l'art une charpente vraiment tragique. »
Je le suivis à une répétition d'Hamlet. M'"'= Moliny,
actrice faisant alors partie de la troupe de Boulogne, recul
de lui de grands éloges, et il trouva que l'acteur Mansart,
élève de Larive, le secondait bien. — Seulement , dans le
moment où ce dernier répétait la scène 5'"^ du second
acte d'Hamlet, et se tenait à une assez grande distance de
lui, en prononçant ces vers :
« Ouvrez les yeux. Seigneur, reconnaissez Norcosle,
« Que ja lendre umilié coniluil au{)iè.s de vous. »
Talma lui dit . avec le geste <H l'accenl de l'impatience :
— 515 —
Approchez donc ! Ne ci'aignez pas de me loucher. Je
suis votre ami d'enfance, je suis malheureux!.,. Vous
me revoyez après une longue absence , ei vous me
traitez comme si vous n'étiez qu'un courtisan. — C'est
dans vos bras que je dois m'écrier :
« Que pour moi , mon ami , ion retour a de charmes ! >
III.
A la suite de celle répéliiion nous fîmes une promenade
à la colonne de la grande armée, monument relraçani à
la fois le souvenir de la valeur française et de la paix.
J'avais depuis longtemps le désir de parler à Talma de ses
rapports avec Napoléon, mais je sentais combien , à cette
époque , ce sujet de conversation était délicat à aborder.
A la vue de la colonne , encore inachevée', il ne larda pas
à m'en fournir lui-même l'occasion , el tout ce qu'il me dit
me jiarul d'accord avec la raison el la reconnaissance
(ju'il devaii au grand homme qui l'avait comblé de faveurs.
• — Il m'a toujours lémoigné beaucoup de bienveillance,
« parce que j'ai constamment réglé ma conduite sur les
- progrès de sa foiiune. Je ne pouvais pas traiter d'égal
• à égal avec le premier magistral de la république et
• l'empeieur des Français, comme je l avais fait avec le
« lieulenanl d'ailillerie. ■>
Je demandai à Talma s'il éiaii vrai qu'il eùi donné des
avis à Napoléon pour porter le costume impérial. —
■ Rien n'est plus faux que celte assertion, me répondit-il,
— 513 —
• ceiaii bien un homme à s'nssiijt'ilir à de semblables
« veiilles!... Je suib fâche qu'un giaud eerivaiu (M. de
• Châieaubriand) ail pièie lauioiilé de sa plume à une
• fable aussi ridicule ! — Ce qui esl vrai, c'est que Napo-
» léon m'a quelquefois donné d'excellenis conseils, que
» j'ai iiiisà profit, siii" ceciaiues parties de mes rôles. —
« Il aimaii le ihéàlte , el eu raisonnait parfaitement. —
• Corneille était son auteur favori ; lorsque j'avais une
« lecture a faire il m'indiquait presque toujours l'une des
« tragédies de ce prince des poètes dramatiques : c'était
■ ainsi qui le nommait. ••
ïalma venait de quiiiei' Lille , où des troubles avaient
eu lieu au théâtre , à l'occasion de ce qui s'était passé à
Paris lors de la représentation du Germanicus d'Arnauli.
Il courut alors des dangers réels , et je savais qu'il avait
écouté les menaces qui lui furent adressées avec autant
de calme que sang-froid. — « Vous ne sauriez croire, me
• dil-il, combien cela m'a causé de peine !... Mon carac-
• 1ère, éloigné plus que jamais de tout esprit de parti,
• n'est donc pas connu?... Depuis les représentations si
• tumultueuses du Charles IX de Chéuier et la leçon
" qu'un enthousiasme irréfléchi m'a value , j'ai eu pour
• principe de nem'occuper de politique que sur la scène.
" J'aime, j'estime et j'honore M. ArnauU ; je désire autant
• que personne son retour de l'exil : mais il a toujours été
• loin de ma pensée de tracer à l'autorité la conduite qu'à
" cet égard çlle doit tenir. Le noble cœur, l'innocence de
• l'auteur des Vénitiens , son talent et la bonté du roi le
« rendront à la France. » — Arnauli obtint, en effet, en
i;o\enibre 1819, la peiini.sion de revoir sa patrie.
Il fui question de mouler sur l'échafaudage Irès-élevé
— 514 —
qui enlouraii alors la colonne , afin de mieux apercevoir
la campagne , la mer cl les côtes d'Angielerre. — M'="^
Féart, et Mainvielle , anciens élèves de la classe de décla-
mation du Conservatoire , que Talma menait à sa suite
pour le seconder, nous accompagnaient dans cette petite
ascension. A la vingtième marche , à peu près , Talma
s'arrêta: <■ — J éprouve des vertiges , dit-il, et je n'irai
« pas plus loin.» — Quelle faiblesse pour un Romain ! ré-
« pondis-je enplaisantani.)) — Quand les Romains avaient
« mal aux nerfs, répliqua-t-il , pensez-vous qu'ils fussent
• moins faibles que les autres hommes?... — Avez-vous
« oublié l'ombre de Rrutus avant la bataille de Philippes?»
Bientôt après , la chaleur nous força à chercher un
refuge dans le logement du gaidien de la colonne , qui
nous offrit de la bière. — Nous venions de parler de la
Partie de chasse d'Henri IV, par Collé. — » Sire, dis-je
« en riant à Talma , vous êtes encore ici chez Michaut. —
« Celte pièce, me répondit-il , m'a donné bien du mal 1...
« elle n'offre qu'une scène tout-à-fait à ma taille , c'est
• celle de la réconciliation du bon Henri avec Sully. —
« J'ai irop de mélancolie dans l'àme pour offrir l'image
« fidèle du plus gai, du plus aimable des rois. »
Il acheta ei fit porter dans sa voilure un grand nombre
de peiils objets en marbre du Boulonnais, et je remarquai
que son choix était tombé sur ceux se rapprochant le
plus des formes antiques
Nous retournâmes à l'hôtel de l'Europe , où le diner
éiait préparé : mais Talma n'y pi it aucune part. — « Plus
« le monieni de monter sur les planches approche , me
n dil-il , et plus je suis inquiet , mal à mon aise. — Je
— 5l5 —
« ressemble un peu au criminel qui aitend son anv( ;
• tout ce que je peux faire c'est de me préparer à bien
" mourir. — Ne faites nulle attention à ma personne :
• mangez, buvez, causez , riez,... j'ai besoin de mouve-
• ment autour de moi , tandis que je me recueille et vis
« dans un autre monde. •
Chacun de nous agit comme il le demandait , et à la fin
du dessert seulement il retrouva un instant la parole, pour
me prier de chanter la Romance du Saule, musique de
Grétry. — Je me rendis à son vœu. — A peine avais-je
terminé qu'il s'écria : « Voilà les romances que j'aime! . .
« quel sentiment et quelle distinction le compositeur a
• prêtés aux accents de la pauvre Joël !.. — Dites-moi
• donc pourquoi cela n'est chanté ni dans les salons , ni
• dans la rue tandis que tous les jours nos oreilles sont
• assourdies par des ponts-neufs d'une trivialité révol-
• tante?...)) — Je pense, lui répondis-je, que la faute en
» est à la plupart des chanteurs cl des éditeurs : en géné-
• rai les premiers ne savent pas choisir, et les seconds
• ne savent ni acheter, ni recommander ce qui est bon.
• — Il en résulte que leducation musicale des Français
• est encore à faire. — Comment voulez-vous qu'ils acquie-
• rent du goût , lorsqu'on leur fait presque toujours
■ entendre des rapsodies dignes des habitués de la Cour-
■ tille ? 0— Vous avez raison : c'est comme si, au lieu des
« ouvrages de Corneille et de Racine , je leur déclamais
« continuellement des tirades tudesques des tragédies de
« Danchct , de l'abbé Leblanc et de M. de Jouy. »
Je dois excepter du blâme formulé dans cette conveisa-
tion , quant aux compositions légères de cette époque.
— 51(5 —
Garai , Blangini, M""» Sophie Gail , d'Alvimare el Roma-
gnesi, qui obtinrent, dans la société d'alors, des succès
justement mérités.
IV.
Le soir il joua admirablement le rôle d'Hamlel. — Il
n'avait jamais été mieux inspiré : aussi excita-t-il le plus
vif enthousiasme I... Parmi les Anglais assistant à cette
représentation se trouvait le vieux chevalier Brock-
Boosby, ancien ami de Jean-Jacques Rousseau , qui me
dit plusieurs fois : « C'est Garrick ressuscité !... •
Lors de l'entrée en scène d'Hamlet', à ce vers :
Fuis , spectre épouvantable ! »
les gestes , les yeux du grand artiste rendaient palpable
la présence du fantôme qui le poursuivait. — Une dame se
mit à crier, avec l'accent de la terreur la plus profonde :
— « Ah 1 Dieul... Ah 1 Dieu!... » Talma me parla de cet
incident. — » C'est ma sœur, lui dis-je, qui s'est avisée de
« jouer aussi la tragédie. » — - Oh ! je suis enchanté de
« lui avoir fait peur I »
Jamais je n'avais aussi bien saisi la mobilité de sa phy-
sionomie, et toutes les nuances de son talent.— Il est vrai
quej'étais placé contre la rampe du théâtre, à deux pas
de lui, tandis que dans les grandes salles de Paris, l'eloi-
gnement fait perdre aux spectateurs l'expression du regard
et le mouvement dts muscles du visage d'un acteur. —
— 517 —
Aux tragédiens médiocres il faut la dislance et l'illusion
d'optique d'une vaste salle. Talma, lui, n'avait pas besoin
de cela. Dans un salon, en habit de ville, il lui suffisait de
se poser, de pencher la tête mélancoliquement , et de
commencer le fameux monologue :
a La mort, c'est le sommeil. . . c'est le réveil peut-être !
c Peut-être ! ! . . . —
pour glacer d'épouvante tou3 ceux qui le voyaient et l'en-
tendaient !
C'est ici le lieu de parler du système de débit qu'avait
imaginé Talma. — Il s'éloignait totalement de celui de ses
devanciers, et réunissait le naturel , la simplicité, à l'élé-
gance. Il faut l'avouer, notre poésie tragique , avec ses
éiernels alexandrins , amène toujours le retour de la rime
et de la division des hémistiches, ce qui produit l'eflelle
plus fatiguant pour une oreille délicate. — En se livrant à
de profondes études sur le style de Racine en particulier,
Talma parvint à rétablir la prosodie des vers de Britan-
nicus, d'Athalie, de manière à enlever à ces vers la mono-
tonie que leur donnait la déclamation lourdement réglée
et grotesquement cadencée de ses prédécesseurs. — Je
vais citer un exemple qui me fera parfaitement compren-
dre. Dans un exemplaire du Britanniciis . il avait ainsi
coupé, ce qui certainement était dans la pensée du poète,
ce passage du rôle de Néron :
— « N'en doutez pas Burrhus, — malgré ses injustices
« C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices ; — Mais
« je ne prétends plus ignorer ni souffrir Le minisire inso-
« lent qui les ose nourrir. — Pallas de ses conseils
« empoisonne ma mère. — Il séduit chaque jour Britan-
I
_ 518 _
« nicus mon frère ; Ils récoulenl tout seul, el qui suivrait
« leurs pas les trouverait peut-être assemblés chez Pallas.
« C'en est trop, — de tous deux il faut que je lecarle ; —
« Pour la dernière fois qu'il s'éloigne , qu'il parle : Je le
« veux, je l'ordonne ; — et que la fin du jour ne le retrouve
a pas dans Rome et dans ma cour. — Allez ' cet ordre
« importe au salut de l'empire. —Vous, Narcisse, appro-
<( chez ; — et vous, qu'on se retire »
On lui demanda Manlius pour le lendemain : il devait
partir, mais flatté de l'empressement qu'on lui témoignait,
il se rendit au vœu du public — 11 promit même de revenir
à Boulogne à son retour de Londres.
La déclamation de Talma était nuancée avec tant de
sentiment et de vérité, qu'à la représentation de Manlius^
je parvms à noter de la manière la plus exacte les diverses
inflexions de sa voix dans cette pariie de la fameuse scène
d'explication :
Conuais-lu bien la main de Rutile?
— Oui!.
— Tiens, lis: ....
— Qu'en dis-lu?. . . »
El cela me confirma plus que jamais dans celle opinion
émise par Grétry : — « Que le chant dramatique n'est
« qu'une déclamation fortement accentuée. » En repro-
duisant, dans une brochure publiée sous la Resiauraiion,
cette idée du musicien le plus lécond el le plus spirituel
qu'ail possédé la France , je m'exposai à toute l'animad-
version des dileltanti. — Cela se conçoit : depuis qu'un
homme de génie et de verve avait cru pouvoir, dans
beaucoup de ses partitions italiennes, sauter à pieds joints
- 519 —
par-dessus l'expression eila vérité dramaliques^qu'allait-
oij chercher au ihéàire? des sons, des difficultés propres
à faire briller le gosier des clianleurs, de brillantes fusées,
et rien déplus : « Verba, vocbs, prœtereaque nihill » —
Beaucoup de nos compositeurs se iraîuèrent alors à la
suite du cygne de Pezzaro, comme on vit beaucoup de nos
jeunes littérateurs chercher à imiter la prose de l'auteur
du Génie du Christianisme et la poésie d'Hugo et de
Byron : mais les uns cl les autres oubliaient quel'origina-
lilc n'admet pas de copies , et qu'il est des écarts qu'un
grand talent seul parvient à légitimer. — A cela on me
répondra, comme toujours, quant à la musique : « C'est
« une affaire de mode. »
Quelle étrange erreur ! penser ainsi, c'est vouloir que
la mode, abandonnant l'unique empire qu'il lui soit permis
d'exercer, celui de la fantaisie , dirige souverainement les
sentiments et les passions. C'est, en un mot, soumettre
un art divin aux révolutions que subissent chaque jour
les robes, les habits, les chapeaux, les coiffures de nos
lionnes et de nos dandys. Le vrai beau existe eu musique
comme pour la peinture et la sculpture : on le cherchait
encore du temps de Rameau : Gluck et Mozarr l'ont enfin
trouvé. — Le faire sortir des bornes que ces colosses on^
posées, c'est s'exposer à tomber dans le bizarre , dans la
preiiniaiilo, et à nous ramener dans le chaos. — Si cela
avait continué, si Rossini n'avait pas donné un éi'laianl
démenti à beaucoup de ses succès d'Italie , la musique
n eut pas lardé à avoir aussi son moycn-àge. Les excen-
triques, eussent, sans nul doute, éié chaiinésdece lésul-
lai. Combien n'en ai-je pas vus préférer les agréments
burlesques, les éternelles roulades, les assommants ports
34
— 520 —
de voix et les fioritures du nouveau genre italien , au
cantabile si large , si beau , de Gluck , de Mozart , de
Spontini ! Pour tous les arts il en a été de même : n'ai-je
pas entendu un partisan enthousiaste de l'arehéologie, me
dire un jour, avec le plus grand sérieux , que le plaio-
chant était la seule bonne musique , et qu'on devrait le
transporter au théâtre , dans les concerts , et même dans
nos régiments!... Le même homme trouvait que les
cryptes du ix"" siècles et les grossières figurines gothiques
de nos vieilles églises de campagne , avaient beaucoup
plus de valeur que le temple de Diane , les Propylées , le
Panthéon de Rome, l'Apollon du Belvédère et la Vénus de
Milo. — A de tels Visigoths il n'y a que cette réponse à
faire : — <- Les barbares sont à nos portes ! »
On me pardonnera , je l'espère , cette digression , qui
n'est passi'éloignée de mon sujet qu'on pourrait d'abord
le cioire. — En effet, notre système tragique, le plus
parfait de l'Europe , a eu aussi ses novateurs ; nos tragé-
diens des boulevards ont eu leurs singes, et nous ne sau-
rions trop nous élever contre de dangereuses innovations,
et contre le servum pecus des imitateurs , si justement
bafoué par Horace.
Deux années s'écoulèrent, et je revis Talma à Paris,
dans YOEdipe de Voltaire.— J'eus alors l'occasion de sentir
toute la justesse des observations que fait l'éloquente
M™^ de Staël , dans son livre de YAUemagne , sur la ma-
nière dont il disait le récit du quatrième acte de celte
pièce, comparée àcelle employée par Larive. Quelle pro -
fondeur de talent et d'études celle conception d'un rôle
ne prouve-l-elle pas?...
=^ 521 —
Après la iragédie , je me rendis dans sa loge, avec
Bouilly : ce dernier vouiaii lenirelenir du rôle de Cor-
neille , qu'il lui destinait, dans une comédie anecdoiique
ayant pour titre -. Une Matinée de Louis XIV. — Accablé
de fatigue , Talraa était couché sur un divan , il essuyait
son front couvert de sueur. — Le chevalier Dupuy des
Ilets assis près de lui , récitait un disîi(|ue , placé depuis
au bas de la gravure de l'un de ses portraits , et dont je
ne me rappelle que le second vers :
D'un poignard plus sanglant il arma Melpomène '
(c — Eh bien ! mon cher Boulonnais, n'ai-je pas poi'du
« depuis mon voyage en Angleterre?... » — Telle fut sa
première question , après les salutations d'usage , et les
nouvelles que je lui donnai delà santé de M. 3fenneviile,
dont les bontés pour lui ne sortaient pas de sa mémoire.
Ainsi , toujours occupé du soin de conserver sa grande
réputation, il s'inquiétait sans cesse des effets que le temps
destructeur pouvait avoir produits sur son talent.— Il y a
quelque chose de touchant dans ce genre de sollicitude
qui a contribué à lui faire conserver et perfectionner tous
les dons que la nature lui avait si libéralement départis.
En effet , semblable à ces flambeaux dont la lumière n'a
jamais eu plus d'éclat qu'au moment où elle est prête à
s'éteindre, Talma ne fut jamais plus admirable que dans
le rôle de Charles Vi , le dernier qu'il ait créé avant de
mourir !...
Ici se termine, mon cher Doucet , ce que j'avais à vous
dire de cet homme illustre. — Ne m'oubliez pas plus que
je ne vous oublie, cl mon cœur sera satisfait.
— 522 —
A TALMA,
qui venait de jouer le rôle d'Oreste, dans l'Andromaque de Racine.
Oui , c'est bien là ce malheureux Oresle,
Objet tout à la fois d'horreur et de pitié ,
Qui , poursuivi par le courroux céleste ,
Ne peut trouver de calme au sein de l'amitié!...
Oui, des filles d'enfer, des sombres Euméuides,
J'entends les serpents homicides ..
Ils sifflent! ils sont prêts à déchirer un cœur
Qui , né pour les vertus, est souillé par le crime,
Et, d'un destin affreux déplorable victime,
Doit épuiser un jour la coupe du malheur !
0 Talma, ton talent, guidé parla naiure,
Expose à nos regards , fait passer da:is nos sens
Des tragiques douleurs la sublime peinture :
Melpomene elle-même inspire tes accents !
Qand Lekain expira , pour porter sa couronne,
En vain ses successeurs tentèrent mille efforts;
Son génie, avec lui descendu chez les morts,
Paraissait ne devoir revivre dans personne.
Tu parus au théâtre , cl tes premiers essais ,
D'un maître de la scène annoncèrent l'aui'ore;
Ce n'était pas Lekain encore,
Mais dès lors on pouvait présager les succès.
Depuis abandonnant une roule commune.
Pour créer un genre nouveau ,
On te vil d'Albion chausser le noir collun-ne,
El de Cliekspire explorani le lonibeaii ^1),
Présenter à nos yeux ces sanglants personnages
Dont les forfaits iront épouvanter les âges;
Et d'un cœur enflammé, suivant l'heureux avis,
Loin des sentiers battus entraînant les esprits.
Sentencieux , brûlant , fier et mélancolique ,
Exercer un pouvoir qu'on peut dire magique !
Poursuis , mon clierTaima , Ion noble souvenir,
Respecté par le temps , vivra dans la mémoire ;
Vainement les rivaux aspirent à la gloire,
Ils sèment pour un jour, et toi pour l'avenir !...
fl] Shakespeare. — Pour faire entrer le nom de ce grand poêle
dans un vers , j'ai du l'écrire suivanl la prononciation anglaise. —
Duci* et Compenon ont fail de m<>me.
MARIE DORVÂL.— MERLE.
« La mort , en nous séparant d'eux ,
« les a réunis. — Leur souvenir ne sortira
« pas de nos cœurs ! e
Lettre à Caroline Ligoet, 1832.
^lARIF. DOUVAL.
Au docteur Boulanger.
Ainsi que moi , mon cher docteur, vous avez connu el
admiré cette femme , que l'art dramatique et l'amitié
viennent de perdre ; aussi tout ce qui se raltaclie à sa
carrière ne pourra-t-il que vous intéresser, el intéresser
les habitants de la bonne ville de Calais ; surtout ceux
d'enlre-eux qui sont nos amis intimes , et dont l'acceuil
si bienveillant, si gracieux pour la pauvre Marie Dorval,
avait laissé dans son cœur les traces de la plus vive , et
de la plus profonde reconnaissance.
Au milieu des temps difliciles où nous vivons , temps
de graves complications politiques , et de cet esprit
d'égoïsmc qui s'est emparé de la société , l'effet produit
par la mort de M""= Dorval est on ne peut plus remarqua-
ble. — Un trône vient de s'écrouler, et c'est avec la plus
grande indifférence (|ue l'on a vu la chute de celui qui
l'avait occupé. —Des hon)mcs d'un grand talent ont dispain
de la scène du monde ; une femme , M"'* Récamier, la
— 5^8 —
première entre toutes par la giàce, la beauté, par l'empire
qu'elle avait exercé sur la haute société, vient de les suivre
dans la tombe , et , au bout de vingt-qualre heures , le
silence s'est fait autour de ces renommées , dont le nom
ne se réveillera que dans un avenir plus ou moins éloigné,
et si le calme succède enfin aux tempêtes qui nous assiè-
gent et menacent de nous engloutir. — Par un privilège
ayant sa source dans les parties les plus délicates de l'àme,
le goût, la sympathie, la sensibilité, M'"^ Dorval a vaincu
nos inquiétudes, notre oubli , notre égoïsme. — A peine
avait-elle exhalé le dernier soupir, que de toutes parts
les regrets , les larmes , les éloges formaient autour de sa
couche funèbre an concert unanime qui , depuis quinze
jours, ne cesse pas , et donne à sa famille éplorée la seule
consolation qu'elle puisse recevoir. — Aii 1 c'est que
M™'= Dorval était vraiment populaire, dans le sens honnête
et sérieux , pouvant être attaché à celte qualification si
souvent mensongère !... — C'est que sur la scène, où l'on
ne retrouvera jamais sa pareille , elle a , pendant des
années , exercé l'empire le plus absolu sur toutes les
classes de la société , peint avec une poignante vérité
toutes les misères de la vie , révélé toutes les douleurs ,
tous les effets terribles , tout le néant des passions 1... —
C'est que , pour ceux qui l'ont connue , il y avait en elle
le génie et le cœur, l'esprit et l'oi'iginalilé. C'est qu'enfin
les poètes , les artistes lui devaient des inspirations , des
jouissances morales infinies , et savaient combien elle
était bonne envers les pauvres et les affligés : car le fond
de son caractère, mon cher docteur, c'était une immense
charité, et une profonde mélancolie.
Doux souvenirs , l'un heureux et l'autre bien triste,
trouveront ici h'iir place.
— r>29 —
En 1834, M'"' Donal vint passer quelques jours dans
la ville que j'habiiais. — J'organisai , dans ce salon où,
pendant vingt-cinq ans , j'ai reçu toutes les célébrités
liiiéraires et artistiques de l'Europe, une fête dont elle fut
la reine. — En écrivains, cette soirée réunissait Campenon,
Moreau , Coupigny, Merle, iîanim , le Waller-Scott de
l'Irlande ; en artistes , Cuvillon , Franclionime , Osborne,
Sagrini , Cramer, Jules Godefroid , et M™*^ Raimbaud,
Voisel , et Pagliardini. — La vicomtesse de Monibrun,
la baronne d'Ordre étaient au nombre des invités. —
Marie Dorval se montra eharmanie d'espi'it , d'à-propos,
et ce ne fut pas sans une vive «'motion qu'elle enlendii
ces vers , mis etj musique , avec tant de verve , pai- noire
ami VV. Nenland :
Sur la (erre .
Pour nous plaire ,
Dieu la m descendre un jour ;
Au théâtre ,
Idolclire
I,a foule attend son retour '
Celte femme
C'est le drame ,
Avec ses noires terreurs ;
C'est un ange ,
Qui se venge ,
En faisant couler nos pleurs !
C'est l'étoile ,
Qui se vode
La nuit , dans un ciel d'yzur,
De rosée
Arrosée
l.n marguerite au fron pur.
— 5:50 —
Etincelle,
Sa prunelle
Allume un feu dévorant ;
Sa parole
Vibre , vole ,
Comme le simoun brûlant !...
Oui , sans peine
Elle entraîne .
Elle enchante, elle fait mal :
Dois-je dire ,
Dois-je écrire
Qu'elle se nomme Dorval?...
Nous étions alors en plein mois de novembre , ei lorsque
toutes les dames qui l'eniouraienl lui offrirent des fleurs,
elle me dit , avec cet accent qui n'appartenait qu'à elle :
« — Eu vérité, mon ami , je retrouve chez vous le prin-
« temps, et ce soir, il me semble être encore dans ma
« vingtième année ! » — Hélas ! tout cela est bien loin de
moi, et la mort a couvert d'un voile de deuil ces souvenirs
enchantés qui, lorsqu'elle vivait, faisaient mes délices '...
La dernière lettre que je reçus d'elle fera mieux juger
celte excellente femme que tout ce que je pourrais vous
en dire.— Il y avait trois mois que son petit-lils était mon,
et sa douleur, son obstination à ne pas visiter ses amis,
à ne pas chercher à se distraire, étaient telles que je
craignais pour son existence. — D'accord avec son mari,
avec ses enfants, j'avais parlé, conseillé, prié, sans réussir
à la vaincre. — Alors je lui écrivis avec la sévérité , la
franchise d'un vieil ami , en insistant avec force snr les
devoirs qui lui restaient à remplir dans le monde, et voici
ce qu'elle me répondit :
~ 531 -
« Mon bon et cher H..., vous êtes bien injuste, et bien
« sévère envers moi !.. . Malheureusement je suis depuis
« trois mois , dans une disposition d'esprit qui ne me
a laisse pas la faculté d'aller voir mes meilleurs amis :
mieux que personne vous pouvez vous en apercevoir.
J'ai été , il est vrai , quelquefois chez M'="^ Georges,
non pour y faire ou y entendre de l'esprit, mais pour y
pleurer tout haut mon pauvre enfant... Ce que je feiais
chez la bonne M™"^ H..., devant votre chère fille , mais
ce que je ne ferais pas devant vous , qui êtes un homme
fort, raisonnable, et ce que je ne fais pas même devant
le père de mon petit garçon , ni devant mon mari, —
]\leUe Georges est seule avec sa sœur ; elles ont passé
toutes deux par les mêmes angoises que moi , et nous
ne parlons pas d autres choses que de ces chers enfants,
pendant des heures entières. — Vous avez le cœur trop
bien placé pour ne pas apprécier tous les genres de
douleurs. — La mienne tient à mon organisation, et je
'. vous assure qu'elle a droit à toutes sortes d'indulgences.
Chacun sent à sa manière , mon cher ami, et pour ma
pan je respecte pieusement chez les autres le chagrin,
• de quelque manière qu'il s'exprime.
<■ Je suis bien touchée, bien reconnaissante des conseils
« que votre amitié éprouvée me donne ; mais je n'ai
« besoin ni des distractions , ni surtout des consolations
<■ des indifférents. Ce qu'il me faut c'est de vivre, comme
« vous le dites si bien , le mieux possible pour ceux qui
« restent ; c'est de continuer à mériter l'aflection de bons
" amis tels que vous. — Cette aiïection , malgré mes torts
♦- apparents , je sens bien que vous ne me la refuserez
— 532 —
« pas, el qu'elle ne me sera pas refusée par lexcellenlc
<- M™'= H..., par la chère Amélie , par Alfred, et par ce
« bon el bien dévoué Edmond , à qui je dois le souvenir
« sacré de mon adoré Georges! (l).
" Bientôt, un soir j'irai vous voir tous, el réparer des
" loris doni vous me devez le pardon , parccqu'ils ne
'■ vicuneni pas de mon cœur.
« Marie Dorval. »
A cette lettre, mon cher docteur, véritable paraphrase
du mot sublime de Rachel dans la Bible : • Elle ne voulait
« pas être consolée , parce cfue son fils Ji'était plus. ■>
Je n'ai rien à ajouter. — C'est le cri de la maternité, dans
toute sa naïve et douloureuse éloquence ! Oui, cette lettre
prouve qu'à un grand talent, Marie Dorval unissait toutes
les qualités de l'espiil el de l'âme.
Juin Î849.
(1) Une esquisse de ce pauvre enfanl après sa mort.
533 —
JEAIX-TOISSAIIVT MERLE.
A François Morand, homme de lettres.
Je reçois à l'insiani , mon cher ami , une lellre de la
fille bien aimée de Marie Dorval , Caroline Luguet , m'an-
nonçani la mon de Merle , cet homme d'un esprit si fin,
si distingué , dont je vous ai souvent parlé , et que vous
saviez apprécier mieux que personne. — 3Ierle fut mon
ami pendant quarante ans ; il affectionnait la ville de Bou-
logne que, pendant quinze ans il s'est plu à visiter. —
Il laisse dans les rangs des critiques sur l'art dramatique,
une place qui ne sera remplie que bien difficilement ;
sa perte me cause une vive et profonde douleur!... — A
tous ces litres, je veux vous parler de lui, elle faire mieux
connaître aux Boulonnais qui , tant de fois, ont applaudi
ses ouvrages.
Merle était né à Montpellier, en 1785, d'une honorable
famille qui lui lit doinier la plus brillante éducation. —
Peu d'hommes ont possédé , à un si haut degré, la cou-
— 534 —
naissance des auieiii s classiques. — Ses iecuires, qu'une
ménjoiie élonnanle lui avaienl loutes appropriées, élaient
immenses! — Horace, Piaule el Térence; Amyol, Mon-
taine, Rabelais, Molière el Lafonlaine étaient ses favoris
el ses guides. — En érudition littéraire, c'était un savant
du xvii^ siècle, devant lequel Ménage eût baissé pavillon ;
en fait de style , il appartenait pour la clarté , pour la
finesse des aperçus , la délicatesse du goût et le trait, à
l'école de Voltaire. — Il arriva très jeune à Paris, à l'époque
du Consulat, fut placé sous la tutelle de M. Albisson, son
oncle, homme d'un viai mérite, d'abord tribun, puis con-
seiller d'état, et l'un des rédacteurs des Codes qui ont
contribué à immortaliser le règne de Napoléon. — Merle
avait reçu de la nature une figure charmante, à la fois
noble et pleine d'expression. — Ses manières étaient très
distinguées, son ton parfait, ce qui nous avait fait l'appeler
en plaisantant Mylorcl. A ces avantages il joignait l'esprit
le plus agréable , un cœur excellent , et le caractère le
plus heureux. — On conçoit les succès qu'il obtint dans
la société pai'isienne , à une époque où l'élégance des
formes , et le charme de la convei-salion , étaient encore
comptées pour quelque chose. — Ses succès furent d'autant
plus grands que simple, naturel, sans prétention aucune,
lui seul semblait ignorer ce qu'il valait.
Son oncle l'avait placé au ministère de l'intérieur,
mais les travaux bureaucratiques ne pouvaient convenir
à son organisation p/i?ne-saM/«èye, et qui, comme celle de
Montaigne, ne s'accommodait que d'un labeur de fantaisie,
et d'une existence libre de toute contrainte. — Aussi ne
tarda-t-il pas à déserter les sillons administratifs , et à se
lancer, sous l'égide de Jouy, d'Etienne el de Barré, devenus
ses amis, dans la carrière de la littérature dramatique,
— 535 —
qu'il parcouiut , pendant un quarl de siècle, avec un bon-
heur remarquable. — Seul, ou en coUaboratiou , il a fail
plus de cent pièces pour nos théâtres les plus populaires,
parmi lesquelles je citerai Préville et Taconnet , le Scme^-
lier et le Financier, le Ci-devant jeune homme , le Bour-
guemestre de Saardam, et la Carte à payer. — Potier,
l'un des meilleurs comédiens qui aient existé , était son
acteur de prédilection, et l'interprète le plus vrai, le plus
comique des jolis rôles qu'il a créés pour lui. — 11 y avait
dans le talent de Merle beaucoup de similitude avec celui
de Dufresny : c'était le même esprit d'observation , le
même naturel, la même verve dans le dialogue qui, toute-
fois, ne descendait jamais jusqu'à la trivialité. — L'inven-
tion , le plan, la conduite de ses vaudevilles, et les mots
heureux, qu'on peut dire trouvés, dont ils sont remplis,
jaillissaient sans nul effort de son cerveau, au milieu d'un
déjeûner au café de Foy, tout en causant avec Carie
Vernet, Nodier, et ce bon Brazier que nous avons aussi
tant regretté!...
En I8I0, Merle entra, comme rédacteur des feuilletons-
théâtre à la Quotidienne , devenue depuis VUmon Monar-
chique. — Jusque dans les dernières années de sa vie, il
y tint le sceptre de la critique avec une érudition , une
couvenance, une impartialité qui, en ce genre, l'ont géné-
ralement fait regarder comme un modèle. — C'est bien à
lui qu'appartient le titre de prince de la critique , si plai-
samment donné à M. Jules Janin. — Son aiticisme unissait
le bon sens à la grâce, à la pureté du style, et à l'urbanité.
Aussi était-il estimé, aimé même de tous ceux qui passè-
rent sous sa lérule , parce qu'il puisait dans son cœur,
dans la délicatesse de son esprit, l'art de panser les bks-
sures que sa mission d'Arisiarque lui imposait le devoir
35
_ 53G _
de faire à leur amour-propre.— La spirilutlle Miiieite du
Vaudeville , me disait un jour : • Je préfère la censure de
« Merle aux éloges de lous les autres journalistes. »
Un homme d'une haute valeur, notre ami commun, et qui
le traitait comme un fils chéri , M. Michaud , avait une
estime toute particulière poui' ses articles, et vingt fois je
J'ai entendu leur donner les plus justes louanges. — Sous
la Restauration Merle prit la direction du Théâtre de la
porte St-Martin, où son passage fut marqué par desinno-
vaiions, en fait de décors et de mise en scène qui, depuis,
ont puissamment contribué aux progrès de cette partie
de l'art dramatique. —Il eût certainement lait fortune, s'il
eût mieux entendu la science de gagner de l'argent , et
s'il avait eu plus d'ordre, et moins de générosité. — 11 y
avait toujours chez lui table ouverte ; les gens qui le ser-
vaient le volaient ; cent fois il en a eu la preuve , et il les
laissait faire, répondant à mes observations, à celles de
ses vrais amis , par ces mots : <= Trouvez-moi donc des
« domestiques qui ne volent pas? Je regarde cela comme
'• aussi difficile à découvrir que la quadrature du cercle! »
La race des Mascarille, des Scapin lui plaisait beau-
coup. J'ai connu , dans sa maison , un Jean et sui tout un
Garcia à l'esprit vif, original , et dignes par leur audace
de figurer dans une haute comédie de Regnard , ou dans
un imbroglio de Beaumarchais.
Merle avait un défaut capital , la paresse, et le lit était
son paradis ; aussi ne le quittait-il en général que fort
tard , et avait-il fini par ne plus le quitter du tout , ce qui
n'a pas peu contribué à hâter sa fin. — Aller de pied était
pour lui chose intolérable, et il a dû dépenser considéra-
blement d'argent en locations de voitures de toute espèce.
Un soir qu'on n'avait pu en trouver une pour nous mener
— 537 —
de la rue de Vareniies aux Français, nous nous achemi-
nâmes sur nos jambes jusqu'à la place du Carrousel. Un
fiacre passe et Merle l'appelle. En vain je lui fais observer
que nous sommes à deux pas du ihéàire , que la marche
lui fera du bien , que son bon ami Moniaigne recom-
mande , dans ses immortels Essais, l'exer citation : • Les
« voilures, me dit-il, ont été inventées pour le service de
• l'homme; permettez donc, mon cher, que je rende ce soir
«■ un nouvel hommage à cette sublime invention. J'aime
• beaucoup Montaigne , mais soyez persuadé que si , de
• son temps, les fiacres eussent existé, il eut fait ainsi que
« moi. » — Il monte alors dans son bien aimé sapin , et
je me place à ses côtés , ne pouvant m'empêcher de rire
de son horreur de la locomotion. — En toutes choses il
l'ccherchait ses aises ; écrire une lettre , faire la moindre
démarche, lors même qu'il s'agissait pour lui de l'intérêt
le plus grave , lui coûtait infiniment. — Sa maudite pares^sp
l'a souvent empêché de saisir l'occasion de rendre un ser-
vice promis. C'est à cause de cela, peui-êire, que M"= Sand
dans ses Mémoires, le dépeint comme un égoïste. — A cet
égard, elle est complètement dans l'erreur ! Si elle l'eiJi
mieux connu, elle eût vu en lui l'être le plus obligeant
du monde, car son cœur était animé par les sentiments
les plus dévoués, les plus généieux. — Jamais ce neiait
en vain que les artistes dans le maiheui" venaient frapper
à sa porte. — Cette porte s'ouvrait toujours pour eux; il
ne bougeait pas de son fauteuil, mais il vidait en leurs
mains sa bourse , et ses paioles consolantes et délicates
donnaient un double prix aux bienfails qu'il se plaisait à
répandre.
Il avait la manie des collections de tous genres, et sou=
vent ces collections étaient on ne saurait plus bizarres.
l
— 538 —
Ainsi, à une certaine épO(iue, on le vit réunir loules les
espèces de lampes possibles. Aussilôi qu'un journal en
annonçaii une d'un modèle nouveau , il s'empressait de
racheter. Pour surcroit d'originalité, pas une de ces lampes
n'allait, lorsqu'on voulait en faire usage, de sorte qu'avec
un immense matériel de lampiste, Merle était l'homme le
plus mal éclairé de Paris. — Après les lampes vinrent les
almauachs de tous les formais, de tous les pays, depuis
celui de Liège,, jusqu'à l'almanach royal et celui de Gotha.
Sa dernière fantaisie fut celle des livres de cuisine. Quand
j'allais le voir, son lit en était couvert, et il me dit un
matin , tenant à la main un manuel culinaire, qu'il venait
de paicourir : <■ Il y a plus d'intérêt et de bon sens dans
- ce volume que dans les vers et les romans, dont on
« nous inonde chaque jour. » — Possesseur d'une fort
belle bibliothèque , à l'époque brillante et aisée de son
existence, Merle finit par la vendre, lorsque la fortune lui
devint conli^aire. 3Iais , jusqu'à son dernier moment , il
conserva les nombreux ouvrages sur l'art et Ihisloire du
théâtre , qu'il s'était plu à rassembler, pendant quarante
années. — « Pour ceux-là , me dit-il , en me les montrant,
« quelques mois avant sa mort , on ne me les saisira pas :
• l'article 592 du code de procédure les protège, car ce
« sont mes outils , et je suis ouvrier en feuilletons dra-
• maliques. »
Outre un grand nombre d'ouvrages donnés sur les
scènes de la capitale, Merle a fait un abrégé des Mémoires
(Is Bachaumont , une Histoire illustrée du château de
Chambord , deux brochures , ayant pour titre : Lettres
sur rétat actuel de t'Opéra , qu'il ma adressées , et qui
frappent sur l'étrange manie de dénationaliser ce magni-
fique établissement tout français , pour en faire une suc-
— 539 —
cursale dos liiéàiics de la Scala de Milan, et de San Carlo
de Niiples. — Plusieurs noiices sur des chansonniers ei
ailleurs dramatiques furent écrites par lui , entre autres
celle sur notre ami commun Désaugiers, se trouvant en
tête de la jolie édition , grand in- 18 , des œuvres de cet
Anacréon de la salle à manger. — 11 a élé le rédacteur et
l'éditeur à\in chapitre de l'histoire de Charles V, le pi'é-
lendani d'Espagne, el d'un mémoire explicatif de la con-
duite tenue par M. le prince de Polignac en 1830. — Tout
cela est rempli d'esprit, de verve, el d'un style à la fois
pur el agréable. — Ses portefeuilles renfermaienl les élé-
ments d'une histoire complète de l'Académie royale de
mnsi(]ue, au point de vue de l'art , de l'administration , el
de la biographie des artistes distingués qui y oui figuré,
depuis le siècle de Louis XIV' ; puis une foule de noies sur
ses voyages , el sur les théâtres f/ançais et étrangers. —
Je ne sais ce que ces manuscrits sonl devenus.
On ferait dix volumes des feuillclons de Meile , et ces
dix volumes formeraient un cours de liitéraiure et de cri-
tique dramatiques, aussi savant que piquant. — En effel,
ne s'écai'tant jamais du sujet qu'il traite, y déployant une
érudition variée , le goût le plus fin , il fuit la prc'tiniaille
d'épithèles oiseuses , échelonnées les unes sur les autres,
el s'il est aussi , à juste titre, le prince de l:t critique , il
n'en est jamais le prince Mirliflore.
Merle ne savait point faire de vers ; il doiuiait l'idée,
le irait des couplets , des morceaux de chant i)lac<;s dans
ses vaudevilles, et ses collaborateurs , ses amis les niel-
laient en œuvre. — Je connais cependanl de lui un certain
nombre de petites pièces fugitives, faisant nombre dans
diflerents recueils. On se rappelle peut-être, parmi ces
— 540 —
petites pièces , un distique , basé sur un jeu de mot , qu'il
fit lorsque Campenon se présenta pour remplacer Ducis
à l'Académie française , et que l'auteur de la Maison des
champs, homme aussi aimable que distingué, applaudit
beaucoup :
a Au fauteuil de Ducii aspire Campenon ;
a Convienl-il qu'il s'y campe?... Non !
Merle était malin , et ce fut lui qui donna au bon et par
trop sensible Bouilly, l'un des meilleurs charpentiers dra-
matiques depuis Sédaine, le titre plaisant de Saule-Pleu-
reur de la lilléî'ature.
Merle n'était point un homme politique, mais ses prin-
cipes furent éminemment royalistes, à partir de 1815, et
il y resta fidèle jusqu'à son dernier jour. — Lois de
l'expédition d'Alger, le prince de Polignac, qui l'aimait
et l'estimait , le donna pour secrétaire au maréchal de
Bourmont. — II a écrit, en cette qualité, lors des premiers
inslanis de cette noble conquête, un volume on ne saurait
plus intéressant. — A son retour à Paris, où il rapporta
pour dépouilles opimes, l'une des clefs de la Kasbah, on
le vil reprendre ses occupations habituelles , auxquelles
il joignit une part de rédaclion dans le journal la Mode.
Ce journal contient de lui des articles et des proverbes
on ne sauraii plus piquants. A l'occasion de ces proverbes,
Martin du Nord m disait un jour : <- Ton ami Merle pince
« fort, mais on lui pardonne, parce ((u'il fait toujours
" rire. » C'est en vile prose la pensée du vers de Piron :
0 J'ai ri , me voila désarmé. »
Merle avait épousé la si regreitabic Marie Dorval, celle
— 541 —
exceUenie femino , celte grande actrice, que la France a
si longtemps applaudie. Il a vécu avec elle dans l'union la
plus parfaite. J en excepte toutefois un seul sujet de dis-
cussion , ayant pour objet un certain Perpignan , dont les
parades grotesques , l'esprit à la Tabarin , amusaient
Merle et que M"^ Dorval ne pouvait souffrir. — Leurs
salons étaient ouverts à tout ce que Paris remfermail alors
de talents dans la littérature et les arts. — Je n'oublierai
Jamais les moments agréables que j'ai passés dans ces
réunions , dont la perte est pour moi le sujet des plus vifs
regrets. — Mais ce que surtout je ne retrouverai pas, ce
sont ces petits dîners dans l'intimité, où nous passions en
revue les événements et les travers de ce monde , ses
vices, ses vertus; où nous discutions sur lesai'ls, la litté-
rature, moi donnant la palme à Rousseau , lui , Merle, à
Voltaire ; moi couronnant (lluck et Grc'lry, lui lîossiiii , et
où nous finissions par nous entendre à merveille , et nous
aimer de plus en plus 1...
La mort de Marie Durval porta à Merle un coup funeste,
cl SCS habitudes casanières , qui l'éloignaient de tout
exercice corporel , amenèrent le développement d'ur.e
affection apoplectique dont la force brisa son existence.
Il s'est éteint le 27 février 1832 , à deux heures après-
midi , à la suite d'une lon^^ue agonie , chez sa bonne et
respectable sœur, qui rav;:il recueilli dans sa maison. —
Maintenant, mon cher Morand, que vous dirais-je encore?
Mon ami a cessé de vivre , et en écrivant ces mots , je
pleure, je souffre et plus rien nome revient!
Puissent les enfants d'adoption de .Mciïc , cette excel-
lente Caroline Luguet , et son nuui qui a tant de cœur,
d'intelligence; puissent sa digne sœur, ses amis, et urin-
— 542 —
cipalement le noble cl généreux Poujoulai qui lui a tou-
jours élé fidèle , trouver dans ce que je viens d'écrire une
nouvelle preuve de la tendre affection que je lui avais
vouée , et du deuil éternel dont sa perle a pénétré mon
âme ! ! !
Valenciennes, -29 février 185^2,
FERRARE.
< 0 Ferrare! le gazon croit dans
( tes vastes rues , dont la «ymélrie
« indique qu'elles ne furent pas des-
« tinées à la solitude. »
Bvr.oN, Childe Harold , chant iv.
FEKRARE
A inon ami, le baron Seymour de Comstant,
auteur de la bataille de Crécy.
Voulez-vous assister au speclacle de la grandeur dé-
chue? inlerroger le silence de la soliiude aux lieux où le
mouvemenl avait ciabli son empire? vous asseoir sur
des ruines jonchant le sol qu'une cour brillante , animée
par la magnificence et le goût des ans , avait couvert de
monuments ?,.. venez , oh ! venez avec moi visiter l'anti-
que capitale du duché de Ferrare ! 3Ion àme est triste ,
désabusée des vaines et fugitives affections de ce monde :
elle a connu les espérances trompeuses, l'ingratitude aux
paroles froides et amères ; et dans celte Thébaïde de
pierres et de marbres , que parcourent lentement quel-
ques hommes qui me sont étrangers, je suis moins mal-
heureux que dans les rues popidcnscs de Naples, et au
milieu des joies letemissanles et fardées du carnaval de
Venise.
C'était cependant ici l'une des plus belles villes de
l'Italie. Les princes de la maison d'Kstc commencèrent à
y régner dès le XV*" siècle. Edifices publics, maisons par-
liculières, rues grandes et alignées avec la plus parfaite
— rj4r. —
exacihude, tout rappelle l'or el la puissance d'une hauie
aiislocralie , cl loul présente en même lemps raspecl de
la desiMicilon. Si l'Aiioslc rcvcnaiisui' icrre, el qu'il ira-
versàt de nouveau sa belle cl noble Ferra le , de la porte
Sainl-Benoîl à celle de Saint-Jean , il ne dirait plus dans
son Oiiamlo :
0 0 ciià bene avenlurosa, etc.. »
Voici bien le palais du n^aréchal PaUuvicini , celui des
ducs d'Esté; mais pour y parvenir, j'ai foulé sous mes
pieds et l'herbe et les décombres Où sont ces fresques
qui, dans l'intérieur de la maison ducale, faisaient l'admi-
ration des voyageurs?... C'est à peine s'il en reste la trace,
et cette trace n'est la que pour faire naître les regrets. On
montre encore la cour où Parisina et Hugo furent déca-
pités; mais vous ne trouverez personne qui vous décrive
ces calvacades, ces spectacles, ces tournois qui frappèrent
si vivement l'imagination chevaleresque du Tasse a son
arrivée à Ferrare. Pompes brillantes sous l'éclat desquel-
les un prince faible déguisait la servitude du joug espa-
gnol, vous vivrez bien moins dans la mémoire des hom-
mesque le supplice de deux amants incestueux !.. Serail-il
donc vrai que le malheur el le crime laissassent parmi
nous des souvenirs plus durables que le plaisir et la
venu?...
L'Ariosie passa une partie de sa vie à Ferrare , à la
cour de ces ducs lour à tour tyrans ou prolecteurs, selon
leurs caprices , et qui voulurent bien pourvoir à ses be-
soins, mais ne tirent rien pour la fortune du poète qui
leur donnait rimmorialilé. J'ai vainement cherché dans le
réfectoire des Bénédictins le tableau du Paradis, de Ben
Venuto da Garofolo, dans lequel ce peintre leprésente
— 5i7 —
Ludovico Ariosto , son ami , avec sa grande barbe noire,
enli-e sainte Catherine et saint Sébastien. L'Arioste Ini
avait dit en plaisantant : Dipingete me in cjuesto para-
diso, perché nel altro io non civô. Son tombeau décorait
autrefois l'église de ce couvent, et fut transporté, en 1801,
dans la bibliothèque de la ville , au milieu de l'une des
solennités les plus brillantes de la république éphémère
d'Italie. Un beau buste de marbre surmonte ce monu-
ment. Les Ferrarais possèdent les restes, le fauteuil,
récritoire el les manuscrits du chantre de Roland ; aussi
le réclament- ils comme leui' compatriote, quoiqu'il soit
né à Reggio : vanité la plus pardonnable de toutes; car
quelle ville ne devrait tenir à honneur d'avoir vu naître
dans ses murs un homme de génie !
Dans cette cité si triste, un lieu le plus iriste de tous
ceux que l'étranger peut visiter, le plus intéressant pour
qui n'est point piivé d'une âme impressioiuiable , ne sor-
tait pas de n)a pensée !.. Ici je me plais , avec une amer-
tume qui n'est pas sans charme, à faire un retour vers les
siècles passés.
Sous le règne de Henri III , un gentilhomme français,
de bonne race et d'excellent esprit . fit le voyage d'Italie.
Après avoir posé quelque temps dans cette Rome qu'il
appelle, selon son langage naïf et philosophique, la Rome
bâtarde, il arriva à Ferrare, fut présenté à la conr d'Al-
|)honse II , et comme il était de gracieuse société, il con-
tribua à rendre plus agréables les fêles qu'on y célébrait.
Déjà plusieurs jours s'étaient ('coulés, lorsfpi'il se rappela
qu'un genlilhomme ilalien , qu'il avait connu en France,
el dont il avait gardé d'ineffaçables souvenirs, habitait
Ferrare. <• Ou puis-je U trouver, demanda-l-il à son hûle?
— 5G8 —
• Je vais VOUS conduire à sa demeure, répondit celui-ci. »
Et, après avoir iravoisé plusieurs rues, ils arrivèrent à
un immense bâtiment , tout mélangé d'architecture gothi-
que eisarrazine, dont l'aspect inspirait des idées reli-
gieuses et mélancoliques. Il fallait parcourir de vastes
cloîtres voûtés en ogives, descendre un assez grand nom-
bre de marches moussues... et le Français se demandait
comment il était possible que l'homme brillant d'imagina-
tion, l'ami des Muses, dont il avait tant recherché la com-
pagnie , et que Charles IX avait décoré d'un beau collier
d'or, eût choisi une semblable habitation ?.., Bientôt une
porte loiienient verrouillée cria sur ses gonds, et le spec-
tacle le plus affligeant s'offrit à ses regards... Il était là
celui qu'il cherchait, pâle, les yeux hagards et éiincelanis
d'un feu sombre I... Il était là , couvert des vêtements de
l'indigence , froissant sous ses doigts amaigris quelques
feuilles manuscrites , qu'il cherchait à relire à la lueur
d'une lampe déposée sur une table du bois le plus gros-
sier I... Il se plaignait des rigueurs , de l'abandon d'une
femme adorée, et de l'ingratitude des pi'inces!...
Or, le gentilhomme français , c'était Michel de Montai-
gne ; le geniilhonmie italien, c'était Torquato Tasso ; et le
lieu qui les réunissait , après quelques années de sépara-
lion , l'hôpital de Sainte-Anne 1...
« J'eus plus de dépit encore que de compassion, dit
« l'auteur des Essais, de le voir à Feri-are en si pileux
« état, survivant à soi-même, mécoignaissant et soi el
w ses ouvrages. »
Honte éternelle au prince qui, pour venger son orgueil
blesse, fit renfermer dans un hospice? de fous le poète
— 569 —
qui, dans son immonellc Jérusalem, lui décerna ce magni-
fique éloge :
a Tu magiianimo Alfonso!... etc.. >
Honte éternelle au poète courtisan, Gvarini, qui se joi-
gnit à la tourbe obscure de ses persécuteurs !.. La maison
Gualengo, qui appartenait à l'auteur du Pastor Fido , et
où l'on donna la piemière i-epréseniaiion de ce drame ,
existe encore : je n'irai point la visiter.
L'hôpital Ste-Anne a été rebâti , mais Ton a conservé
religieusement la cellule où le Tasse fui renfermé. Deux
inscriptions, l'une extérieure, l'autre intérieure, y ont été
gravées. Byron a visité cette cellule, et y a puisé l'inspi-
ration qui brille dans le poëme des Lamentations du
Tasse.
Après de tels souvenirs, que dirais-je de Renée de
France, mariée à Hercule d'Esic, qui s'entourait à Fer-
rare de savants et d'hommes de lettres ; dont le palais
servait d'asile à Marol, persécuté comnif^ prolcstani, et
dont on conserve plusieurs autographes?. Que dirais-je
de la caihédialo , bàiie en croix grecque , oi'iiée de ta-
bleaux de grands maîircîs , et surtout du martyre de saint
Laurent, par le Gucrchin?... Le martyre du Tasse a ab-
sorbé toutes mes facultés... Je laisse tomber la plume.
LE FAI\T0S1E DU TASSE.
3 Pour exprimer l'amour mon langngo est la flamme ! »
Alfred de Vicnt.
3G
LE FAXTOME DU TASSE»
" De l'air, de l'air !.. ah ! fuyons de ma couche '..
Mon cœur se gonfle , el mon froni esi brûlant ! » -^
— Pauvre Tasse, un fantôme à l'œil sanglant, farouche >
Lève l-il sur ton sein un glaive éiincelant?. —
— Non, non, je ne vois rien qui ne charme ma vire...
Et cependant je tremble , et je me sens mourir !..
J'éprouve tour à tour et douleur, et plaisir !..
— La cause, mon ami, i-en est-elle inconnue?. —
— Inconnue!, oh ! jamais !.. liens, elle va venir !..,
Approche du balcon... là-haut... dans ce nuage ,
Vois-lu ce pâle el séduisant visage ,
Ces cheveux bruns qu'agite le zéphyr,
Ces yeux pleins de génie et d'âme,
Qui de l'astre des nuits remplaceraient la flamme
S'il venait à s'éteindre ou bien à s'obscurcii?...
Vois-la se balançant dans la rosée humide ,
D'uu jour pur et tranquille annonçant le matin....
C'est le fantôme ou la sylphide
Qui dispose à son gré de mon fatal destin !...
C'est un rêve enchanteur... c'est le plus mauvais songe !.•
— 554 —
Le sourire d'un ange. . . un regret trop amer '. .
C'esl la puissance qui me plonge
Dans les plaines du ciel , aux abymes d'enfer !..
— Insensé, je le plains !.. bannis de la mémoire
Un amour ravisseur de toute liberté ! .
— Qui, moi?., jamais!., tu peux m'en croire.
Pour chasser celle erreur, hélas ! j'ai tout tenté 1
Elle est là !. toujours là !. pensée ineffaçable 1
Oui, quand dans ma tombe , attristé
Par le remords qui naît d'un senliment coupable ,
J'invoquerai de Dieu la suprême bonté
Ce souvenir ardent, inexorable
Dira : pour toi je suis réternité!! •> —
Madeiioiselie 1\AVARRE,
ÉTUDE DE MOEURS DU XVIIP SIÈCLE
« Dans celle carrière toute doréo , dans
cette vie conlinuello de fêtes, do paru-
res, do guirlandes fleuries, il étail bien
difficile que le cœur de ces dùesses ter-
restres ne succombai point à toutes les
scduclions. »
ROCQUEFORT.
MADEMOISELLE !V\VARRE,
A mon ami, M. le docleur Escalier.
Combien de femmes spirituelles, aimables, charmâmes,
n'y a-l-il pas eu dans le xviif siècle!.. Ce siècle plus
que facile, à la fois élégant el frondeur, baiianl en brèche
ce qu'on appelait alors les préjugés , ce que maintenant
nous appelons raison et sagesse, m'a toujours produit
l'effet d'un brillant papillon voulant se servir de la massue
d'Hercule. — Que n*a-t-il pas détruit en dansant, en chan-
tant, en secouant sa robe légère, dont les paillettes ont
fini par tomber dans le sang et la boue !.. Quels orages
n'a-t-il pas amoncelés sur nos tètes! Eh bien! de toutes
ces femmes, reines de leur époque , dignes d'exercer les
pinceaux de Walteau , de Naiier, de Fragonard, d'inspi-
rer la muse fardée, pomponée des Bernis, des Boufllers,
des Dorât , il en est bien peu qu'on se rappelle de nos
jours, et dont il soit possible de leiiouver la trace. —
Parmi ces enchanteresses, il en est une pourtant qui m'a
toujours vivement intéresse: — son nom prononcé, lors-
(pie je n'avais que seize ans, par un vieux gentilhomme,
ancien page de Sa Majesté Louis le quinzième, n'a cessé
— 558 —
depuis de vibrer à mon oreille, d'occuper mon cœur (4).
Ce vieux gentilhomme avait connu la belle pécheresse au
temps le plus triomphant de sa carrière d'aventures et de
volupté. — Il racontait quelques particularités de sa vie
avec cette grâce, celte chaleur tempérée qui distinguaient
le langage des hommes de l'ancienne cour. Je vivrais mille
ans, que j eu garderais le souvenir, aussi vif, aussi co-
loré que s'il s'agissait d'hier. — Celle femme était made-
moiselle Navarre. — J'ai réuni, à diverses époques, ce que
je savais d'elle. — J'ai retrouvé plusieurs de ses lettres,
^<f-nn*^. écrites à un ami qui ne fut pas son amant , lettres dans
lesquelles, à cause de cela môme, elle dit la vérité, toute
la vérité, et se peint sans rélicences et sans voiles. —
Je vais, mon cher docteur, vous donner tout cela , per-
suadé que vous trouverez quelque plaisir à tâcher d'expli-
quer, s'il est possible, le caractère de mon héroïne. —
C'est une véiilable élude psychologique que vous allez
enti'oprendre , et si vous parvenez à deviner le mot de
l'énigme , j'espère bien que vous ne serez pas assez
égoïste pour le garder pour vous seul. —
Mademoiselle Navarre naquit à Paris en 1727. — Son
père, d'oiigine basque, ne manquait pas d'esprit, et
exerça d'abord un emploi dans les sous- fermes, ce qui le
mil en rapport avec les fmanciers les plus célèbres de
l'époque. — Il avait le goût des ans , et quitta cet emploi
pour se livrer au commerce des tableaux, des bijoux, et
aux entreprises théâtrales. — Il tenait maison à Paris , à
(1) Lo maréchal de camp baron d'Ordre , qui avail assisté à la
bataille de Fontenoy, el avail reçu Louis XV dans son château do
Mocquenghen, en Boulonnais.
— 559 —
Bruxelles, habiiant successivement ces deux capiiaU-s.
La grâce, la gentillesse, la singularité de la petite Navarre
se dessinèi'enldès les premières années de son existence,
et annoncèrent ce qu'elle serait un jour. — Elle avait so-u-
niis à l'empire de ses caprices enfantins, tout ce qui l'en-
tourait et particulièrement son père qui, resté veuf, re-
porta sur elle toute sa tendresse. — Il l'aimait à la folie !
Né dans un siècle peu scrupuleux, imbu de la philosophie
épicurienne, il la laissait entièrement maîtresse de ses
volontés. — Les professeurs les plus habiles lui apprirent
l'italien, l'anglais, le dessin, la musique, la danse, et même
l'équitaiion. — Pour l'éducation c'était une véritable mer-
veille. Elle cultivait la liiiérature, lisait avec fruit les
meilleurs auteurs, et ce qui ajoutait un prix infini à ses
connaissances, c'est qu'elle se montrait sans prétention,
sans l'ombre de pédanterie , et disait et faisait les choses
les plus drôles, les plus distinguées du monde , avec un
naturel adorable. —
Jolie comme un ange dans son enfance , à vingt ans
elle était belle comme une déesse ! avec une voix qui
allait au cœur, elle chantait, en s'accompagnant du
sistre, l'inslrument alors en i-enom , les canlalilles et les
pastorales de Mouret, de Mondonville, de Clérembaut , et
les airs les plus tendres d Albanèsi et de Rameau. —
3Iais c'était au bal qu'il fallait la voir déployer les grâces
que la nature lui avait prodiguées, et ces mines tour à
tour vives ou langoureuses, cjui entraînaient toutes les
âmes sur ses pas ! Intimement liée avec la Camargo, dont
la famille avait quitté l'Espagne pour venir se fixer à
Bruxelles, elle avait reçu des leçons de danse de M. de
Cupis, père de celte fameuse ballerine. — Le talent qu'elle
avait ac(|uis était tel , (jue les fins connaisseurs, en fait
— 5G0 —
d'enlreclials légers , cl de pointes exquises , d'atliliides
nobles et gracieuses, de mouvements mélangés de pudeur
et de coquetterie, la préféraient à sa célèbre amie, car la
verve audacieuse de celte dernière n'était pas toujours du
goût le plus délicat.
Ce fut dans une fèie donnée par le bourguemeslre de la
capitale des Flandres que mademoiselle Navarre fit la
conquéle du maréchal de Saxe. — Descendant d'Alcide ,
pour me servir des expressions mythologiques du temps,
le comie Maurice était constamment vainqueur dans les
boudoirs et sur les champs de bataille. Il menait l'amour
tambour battant, et fixait surtout son choix sur les femmes
(le théâtre. — S'il fallait faire la liste de toutes celles qu'il
soumit à ses lois, ce serait un catalogue aussi volumineux
que celui de don Giovanni, si admirablement mis en mu-
sique par le divin Mozart — Parmi ces belles je citerai,
la Beauménard, surnommée Gogo, qui eut la sottise, après
deux années d'iniimité, de lui préférer Bellecour, acteur
grand, bien fait, à l'air noble, à l'inielligence de feu, mais
véritable roué. — Abusant de la passion de la pauvre
Beauménard, ce mai'quisde coulisse la dépouilla des coii-
ti-als de renies, du riche mobilier , des bijoux qu'elle
avait amassés depuis dix ans, et la réduisit à la misère la
plus profonde. — Je ne dois pas oublier la Briant, se pré-
sentant pour jouer les amoureuses au théâtre Français, et
répondant aux gentilshommes de la chambre qui lui de-
mandaicnl : Qui éles-vous, et d'où venez-vous?., w — Je
« suis Bi'iaul, j'ariive de l'armée du maréchal de Saxe !.. »
— Et la belle Aurore de Verrière, dont la fille fut la mère
delà grand'inère de Georges Sand ; et la Désaigles, per-
lant le deuil de Maurice pendant vingt-six jours, en con-
sidération, disait-elle, de vingt-six épigrammes qu'il lui
— 501 —
avait faites dans l'espace de quarante huit heures ; et enfiu
la charmante M""= Favart, et l'adorable Lecouvreur, la
seule maîtresse de ce héros qui lui ait témoigné l'attache-
ment le plus vrai, le plus désintéressé. — Me voilà loin
de M""" Navarre, mais, cher docteur, vous me pardonne
rez celte digression, parce qu'elle rentre dans la couleur,
et les faits et gestes du siècle que je cherche à peindre.
Maurice fui donc vivement frappé des attraits de made-
moiselle Navarre, et comme il allait vile en amour comme
en guerre, le bal de M. le bourguemesire ne se termina
point, sans qu'il eût déclaré, au nouvel objet de saSflamme,
sa tendre admiration. — Dire que mademoiselle Navarre
ne fut point flattée d'enchaîner à son char le vainqueur de
Fontenoy, ce serait ne pas connaître le cœur des femmes :
mais dire aussi que la passion , l'amour entraient pour
quelque chose dans sa défaite, ce serait manquer à la
vérité. — Elle céda par vanité, par orgueil, pour déses-
pérer vingt beautés flamandes de haut lignage , envieuses
jusqu'à la haine des attentions (|ue Maurice lui lémoignaii.
— Elle céda enfin, par un de ces caprices qui traversaient
continuellement son imagination folle, vagabonde, et qui
firent tant de malheureux. — Au surplus le maréchal
n'était pas plus amoureux qu'elle , dans le sens épuré,
sentimental attaché à ce mot par les sectateurs du plato-
nisme. — Il voulut la posséder parce qu'elle était belle,
passer quelque instant avec elle, parce qu'elle était vive,
spirituelle, et qu'il éprouvait le besoin , selon le style de
l'époque, de se délasser des travaux de Mars, en folâtrant
sous les courtines de Venus.
Le lendemain de celle soirée, dans laquelle uKidcmoi-
scUe N;»varre it'pondii par un soupir de comédie, à la
— 5G2 -
déclaraiion de Maui icc, il lui envoya un collier de perles
iiiies et de diamants, valant au moins deux mille écus. —
Vous pensez, sans doute , qu'elle accepta ce brillant ca-
deau?.. C'est une erreur totale — elle le refusa tout net,
et le renvoya avec ce petit billet, que beaucoup de femmes
qualifieront du titre de sottise sur du papier parfumé , et
(pie je trouve moi très-digne, très-original :
• Monsieur le maréchal, quand on ne me convient pas
" on ne m'obtient à aucun prix ; et quand on me con-
<' vientjene me vendspas, je me donne. — Je vous fais
« donc remettre votre collier, et n'eu resterai pas moins
« votre Servante, tant que cela me plaira, car je ne peux
'^ vous promettre une constance qui n'est pas plus dans
« mon cœur que dans le vôtre. — A ce soir!... » —
Pendant trois grands mois les deux amants ne cessè-
rent pasde se voir, et de paraître charmés l'un de l'autre;
à quelques orages près, résultant des caprices de made-
moiselle Navarre, dont la mobilité d'imagination n'avait
pas sa pareille, et des habitudes despotiques de Maurice,
voulant commander à ses sultanes, comme il commandait
ù ses soldats. — Contre l'ordinaire ce dernier avait cepen-
dant trouvé son maître, et finissait toujours par céder. —
Aussi cette liaison commençait-elle à devenir de l'idylle,
a tourner au céladon , lorsque le père de mademoiselle
Navarre la pria d'aller régler à Paris et en Champagne,
où il posséJait des vignes, quelques intérêts en souf-
france. — A cet égard il ne pouvait mieux choisir que sa
lille , car, elle savait , au milieu de ses folies , mener de
front les affaires et les plaisirs. —
(^e fut lors de ce voyage, et à son ai'rivée dans la eapi-
— 563 —
laie qu'elle cniendit parler dcMarmonlel , en ce moineiii
1res h la mode, à cause du succès de sa tragédie de Denys
le-iyran — Toul le monde s'arracliaii le jeune auteur
qui, llallé e cet empressement, ne savait auquel enten-
dre, et mademoiselle Navarre désirait vivement le con-
naître , et l'enlever aux belles dames lui prodiguant de
douces œillades et des paroles de sucre et de miel.— Ici,
mon clier docteur, je pose pour quelques instants la
plume, afin de laisser raconter par Marmontel, l'histoire
des «apports intimes qu'il eut avec la charmante maîtresse
du maréchal de Saxe :
« Dans ce temps de dissipation et d'étourdissemeni, je
< vis un jour arriver chez moi un certain Monnet, qui fut
<( directeur de l'Opéra-Comique, et que je ne connaissais
" pas. — « Monsieur, me dit-il, je suis chargé auprès de
<' vous d'une commission, qui, je crois, ne vous déplaira
<i pas. N'avez-vous point entendu parler de M'"" Na-
« varrc? — » Je lui répondis que ce nom était nouveau
« pour moi : — C'est , poursuivit Monnet , le prodige de
'( notre siècle pour l'esprit et la beauté ; — elle vient de
<i Bruxelles, où elle faisait rornemeni et les délices de la
H cour du maréchal de Saxe : elle a vu Denys-le-tyran ;
(c elle brûle d'envie d'en connaître l'auteur, et m'envoie
« vous inviter à dîner aujourd'hui chez elle. — Je m'y
« engageai sans peine — , jamais je n'ai été plus ébloui
« qu'en la voyant 1 elle avait encore plus d'éclat que de
• beauté. — Vêtue en polonaise , de la manière la plus
« galante, deux longues tresses flottaient sur ses épaules .
« et sur sa tête des fleurs jonquilles , mêlées parmi ses
« cheveux, relevaieut merveilleusement l'éclat de ce beau
'< teint de brune qu'animaient de leurs feux deux yeux
« étincelanis. — L'accueil qu elle me lit redoubla le dan-
— 561 —
ger de voir de si près tant de charmes ; et son langage
eut bientôt confirmé l'éloge qu'on m'avait fait de son
esprit. — Ah ! si j'avais pu prévoir les chagrins que ce
jour devait me causer, avec quel mouvement d'effroi ne
me serais-je pas sauvé du péril que j'allais courir !. —
Parmi les convives que mon enchanteresse avait réunis
ce jour-là, je trouvai des gens instruits, des gens aima-
bles. — Le dîner fut brillant de galanterie et de gaieté,
mais avec bienséance. — M"*" Navarre savait tenir d'une
main légère les rênes de la liberté. — Elle savait aussi
mesurer ses anémions , et jusque vers la fin du dîner,
elle les distribua si bien que personne n'eut à se plain-
dre. Mais insensiblement elles se fixèrent sur moi d'une
manière si marquée, et à la promenade, dans son jar-
din , elle laissa si clairement apercevoir l'envie d'être
seule avec moi, que les convives, fun après l'autre, et
sans bruit, s'écoulèrent.— Tandis qu'ils défdaient, son
maître de danse arriva — je la vis prendre sa leçon. —
la danse qu'elle exécuta était connue alors sous le nom
de l'aimable vainqueur. Elle y déploya toutes les grâ-
ces d'une taille élégante, avec des mouvements, des pas,
des altitudes, tantôt fières et tantôt remplies de mollesse
et de volupté. — La leçon ne dura guère pins d'un
quart d'heure , et Lany fut congédié. — Alors en fre-
donnant fair qu'elle avait dansé , M^^" Navarre me de-
manda si j'en savais les paroles?.. Je les savais, eu
voici le début :
Aimable vainqueur,
Fier tyran d'un cœur,
Amour, dont l'empire
Et le martyre
Sont pleins de douceur !
- 565 —
« Si je ne savais pas ces paroles, je les inventerais,
« lui dis-je, lani le moment est propre à me les inspirer.
« — Une conversation qui commençait ainsi, ne devait
« pas silùl finir. - Nous passâmes la soirée ensemble ,
« el dans quelques moments tranquilles elle me demanda
<f quel était le nouvel ouvrage dont j'étais occupé. — Je
« lui en dis le titre , et ]f Jui en exposai le plan. — Mais
« je me plaignis de la dissipation involontaire à laquelle
M j'étais forcé. - « Voulez -vous , me dit-elle , travaille?-
« en paix, à votre aise, el sans distraction ? . venez-vous
« en passer quelques mois en Champagne , dans le vil-
« lage d'Avenay, où mon père a des vignes et une petite
« maison? — Mon père est à Bruxelles, à la tète d'un
« magasin qu'il ne peut quitter ; et c'est moi qui viens
« vaquer à ses affaires. — Je pars demain pour Avenay ;
« j'y serai seule jusques après le vendanges. Dès que j'au-
« rai tout arrangé pour vous y recevoir, venez tii'y join-
te dre. - Il y aura bien du malheur si avec moi et d'ex-
« cellenl vin de Champagne , vous ne faites pas de beaux
« vers. » — Quelle raison, quelle sagesse aurais-je opposé
« au charme irrésistible d'une pareille invitation?.. Je
« me promis de partir au premier signal qu'elle me don-
n nerait. — Elle exigea de moi ma parole la plus sacrée
« de n'avoir aucun confident. — Elle avait, disait-elle, les
« plus fortes raisons de cacher notre intelligence. — De-
« puis son départ jusqu'au mien pour Avenay, l'intervalle
« fui de deux mois ; el quoiqu'il fut rempli par une cor-
<• respondance assidue et très-animée, tout ce qui dans
« l'absence peut le plus vivemeni intéresser fespril et
a lame, ne me sauvait pas de l'ennui. Les lettres (pie je
a recevais, inspirées par une imagination vive et bril-
• lanle, en exaltant la mienne par les plus doux prestiges.
5G1>
« ne me faisaient que plus ardemment désirer de revoir
« celle qui, même en son absence , me causait ces ravis-
« sements.
« Elle arriva enfin cette lettre si désirée, si impaiiem-
" ment attendue, qui devait marquer mon départ. - Ce
•< fut à mon barbier que je confiai le soin de me trouver
• un courrier de la poste aux lettres, qui dans sa carriole
'< voulut me porter jusqu'il Rheims avec ma petite valise.
• — Il s'en offrit un à point nommé, et je partis. — De
'. Rheims A Avenay j'allai à franc étrier ; et quoiqu'on
'i dise que l'amour a des ailes, en vérité il n'en eut pas
► pour moi : j'étais brisé en arrivant. —
" - Mais les perfides douceurs dont je fus abreuvé,
'■ furent mêlées des plus affreuses amertumes ! La plus
" séduisante des femmes était en même temps la plus ca
■ pricieuse. — Parmi ses enchantements, sa coquetterie
« inventait à chaque instant quelque moyen nouveau
" d'exercer sur moi son empire; à tout moment sa vo-
" lonlé changeait, et à tout moment il fallait que la mienne
- lui fût soumise. — Elle semblait se faire un jeu d'avoir
en moi, tour à tour, presqu'en même temps, l'amant
K le plus heureux et le plus malheureux esclave. — Nous
u étions seuls , et elle avait l'art de troubler notre soli-
'< tude par des incidents imprévus. — La mobilité de ses
« nerfs, la vivacité singulière des esprits qui les ani-
" maienl , lui causaient des vapeurs, qui seuls auraient
" fait mon tourment. — Lorsqu'elle était la plus brillanir
« d'enjouement cl de santé, ses accès lui prenaient ymi
K. des éclats de rire involontaires; au rire succédait une
tension dans tous ses niembies, un tremblement et des
" mouvements convulsifs, qui se terminaioui par des lar-
— 5G7 _:_
« mes.— Ces accidents éiaieni plus douloureux pour mol
« que pour elle-même ; mais ils me la rendaient plus
« chère et plus intéressante encore : heureux si sescapri-
« ces n'avaient pas occupé l'intervalle de ses.vapeuis! . •
« tète-à-tête au milieu des vignes de la Champagne -,
• quels moyens d'affliger et de tourmenter un jeune
" homme?. C'était là son élude , c'était là son génie. —
« Tous les jours elle imaginait quelque nouvelle épreuve
" à faire sur mon àme. C'était comme un roman qu'elle
« composait en action , et dont elle anu nuit les scènes.
« Les religieuses du village lui refusaient-elles l'entrée
<( de leur jardin ; c'était ponr elle une privation odieuse
« et insoutenable : toute autre promenade lui était insi-
« pide. — Il fallait , avec elle, escalader les murs du jar.
<- din défendu — le garde venait avec s.m fusil nous prier
« d'en sortir ; elle n'en tenait compte— il me couchait en
« joue, elle observait ma contenance. — J'allais à lui , et
« fièrement je lui glissais un écu dans lu main, mais sans
« qu'elle sans aperçût, car elle eut pris cela pour un
- trait de faiblesse. — « Une autre fois elle venait avec
« l'air de l'inquiétude , tenant en main ime lettre ou véri-
« table , ou supposée , d'un amant mallieuieux , jaloux et
(( furieux de mon bonheur, qui nuMiaçait de venir se ven-
te ger sur moi de ses mépris. — En me communiquant
« cette lettre , elle regai-dait si je la lisais de sang-froid,
« car elle n'estimait rien tant que le ct^iirage , et si j'avais
« paru troublé, j'aurais été perdu dans son esprit. — »
• Dès que j'étais sorti d'une épreuve elle en inventait
a d'autres, et ne me laissait pas le temps de respirer.
<( Mais des situations par où elle me fit passer, la plus
37
— 568 —
<' criiiqiift fui celle-ci — Son père ayant appris qu'un
• jeune homme éiait avec elle, lui en avait fait quelque
« reproche. — Elle m'exagéra la colère où il en était . —
« A l'entendre, eîîe était perdue, son père allait venir me
« chasser de chez lui : il n'y avait, disait-elle, qu'un seul
« moyen de l'apaiser, et ce moyen dépendait de moi ;
« mais elle eut mieux aimé mourir que de me l'indiquer :
« c'était à mon amour pour elle à me rapprendre. — Je
« l'entendais très-bien ; mais l'amour qui près d'elle me
« faisait oublier le monde , ne me faisait pas m'oublier
<( moi-même. — Je l'adorais comme une maîtresse, mais
« je n'en voulais point pour femme. — J'écrivis à M. Na-
- varre, en lui faisiini l'éloge de sa fille, et en lui lémoi-
•' gnant pour elle l'esiime la plus puie, la plus innocenle
« amitié. — Je n'allai pas plus loin. — Il me répondit
« que si j'avais sur elle des vues légitimes (comme appa-
« remment elle le lui faisait entendre), il n'était point
<c de sacrifices qu'il ne fût disposé à faire pour notre bon-
« heur. Je répliquai, en appuyant sur l'estime, sur l'ami-
« lié, sur les louanges de sa lille. — Je glissai sur le reste.
(( — J'ai lieu de croire quelle en fut mécontente; et soit
rt pour se venger du refus de sa main , soit pour connaî-
« Ire quel serait , dans un accès de jalousie , le caractère
« de mon amour, elle choisit, pour me percer le cœur, le
« trait le plus aigu et le plus dfîchirant. — Dans un de
«. ces moments où je devais la croire tout occupée de
« moi, comme j'éiais occupé d'elle , le nom de mon rival,
•■ de mon rival jaloux dont elle m'avait menacé, fut celui
« qu'elle prononça. — J'entendis de sa bouche : Ah ! mon
»( cherBétisi! — Figurez-vous, s'il est possible, de quel
« transport je fus saisi ; je sortis éperdu , et à grands
« cris appelant ses valets , je demandai des chevaux de
— 569 —
<r posie. Mais à peine m*élais-je enfermé dans ma cliani-
<t bre pour nie préparer à parlir, qu'elle accourut éche-
« velée, et frappant à ma porte avec des cris perçants et
« une violence effroyable , elle me força de lui ouvrir. —
« Certes, si elle ne voulait voir en moi qu'un malheuieux
« hors de lui-même, elle dut liiomplier. — Mais effrayée
« de l'éiat où elle m'avait mis, je la vis à son tour désolée
« et désespérée , se jeter a mes pieds et me demander
« grâce pour une erreur dont, disait-elle, sa langue seule
" était coupable, et à laquelle ni sa pensée, ni son cœur
' n'avaient consenti. — Que cette scène fut jouée , c'est
« ce qui paraît incroyable , et alors j'étais loin moi-même
« de le penser. Mais plus j'ai réfléchi depuis à l'inconce-
« vable singularité de ce caractère romanesque , plus j'ai
« trouvé possible qu'elle eut voulu me voir dans cette
« situation nouvelle, et que touchée api'ès de la violence
« de nia douleur, elle eut voulu la modérer. -- Au moins
« est-il vrai que jamais je ne la vis si sensible et si belle
« que dans cet horrible moment. — Aussi après avoir été
c» longtemps inexorable , me laissai-jc à la fin persuader
• et fléchir. — Mais peu de jours après, il fallut nous
« quitter. — Nos adieux furent des serments de nous ai-
" mer toujours, et, avec l'espérance de la revoir bieniùt,
« je revins à Paris , où la cause de mon évasion n'était
« plus un mystère : un poêle chansonnier, l'abbé dfe
« Lattaignani , chanoine deliheims, où il était alors,
« ayant appris celle aventure, en avait fait le sujet d'une
« épître à mademoiselle Navarre, et celte épîire courait
Cl le monde. »
J'interromps 1"? récit de Marmontel, que je reprcndi'ai
plus tard, mon cher docteur, pour vous communiquer
quelques réflexions que ce ré<iim'a suggérées. - Va d'à-
— 570 —
bord esl-ce qu'on ne serait point tenté de croire made-
moiselle Navarre méchante, en songeant à quels tour-
ments elle condamnait l'amant qui lui témoignait la passion
la plus sincère et la plus vive?.. Ensuite est-il possible de
penser qu'elle avait véritablement de l'amour pour lui?..
Afin de répondre à ces deux questions, il me faut essayer
d'entrer à pleines voiles dans cet océan de mystères où se
meuvent le caractère el les sens d'une semblable femme:
or, j avoue qu'ici gouvernail et boussole me font défaut.
Je ne peux vous présenter que des conjectures, en aban-
donnant totalement à votre sagacité le soin de les rejeter
ou de les admettre.— Veuillez donc me prêter un moment
d'aileniioD.
Selon moi, mademoiselle Navarre n'était pasméchanle,
tant s'en faut : mais constamment soumise à l'empire
d'une organisation romanesque et maladive, le besoin
d'impressions fortes, de sil»aiions aventureuses, la je-
taient dans des écarts faisant le malheur de celui qui
l'aimait. Chez de tels êtres le rire est toujours près des
larmes, le caprice domine sans cesse la raison. Ce qui
leur est surtout antipathique, c'est le repos, c'est le bon-
heur sans accidents et sans oiages. Véritables enchante-
resses de la i-ace des Médées eldes Armides,dans l'espace
d'un quart d'heure, ces sortes de femmes vous Iranspor-^
tent des voûtes du ciel dans les profondeurs de l'enfer. —
Il leur faut chaque jour, ainsi que le disait M'"''deTencin,
un beau chagrin dans une belle prairie. — En second
lieu , je crois que mademoiselle Navarre , dupe d'elle-
même, a cru d'abord qu'elle aimait Marmontel, mais que,
dans la vérité, elle ne l'a jamais aimé. — C'est au surplus
ee qu'elle déclaie positivement dans les lettres que je vais
^ous faire connaître. — La réputation d'un jeune auteur,
— 571 —
que les belles dames se rlispuiaieiu, le bruit que son pre-
mier ouvrage dramatique faisait dans le monde, l'ont
séduite, ont excité sa vanité; son cerveau s'est exalté,
mais son cœur est resté insensible. Elle n'a point été long-
temps sans s'en apercevoir, sans se fatiguer, au milieu de
la solitude des vignes d'Avenay,du poids delà chaîne qu'el-
le s'était imposée; et celte situation à la fois fausse et péni-
ble n'a pas peu contribué à anjener les scènes déplorables
que raconte le pauvre Mai'moniel — Rien de plus affreux
que de s'attacher à une femme qui ne vous aime qu'avec
sa léte 1 J'ai connu quelques-unes de ces décevantes créa-
tures, à la parole brûlante et à l'àme de glace— avec elles
tout est déception, mensonge. — On se donne tout entier;
ie dévouement qu'on leur témoigne va jusqu'à la folie , et
en échange on n'obtient qu'une ombre — De leur pari
souvent il n'y a point mauvtsise foi, parti pris de ruser, de
tromper, car, dans cette soif d'émotions qui les dévore
sans cesse, elles finissent par se persuader qu'elles éprou-
vent ce qu'elles ne font qu'imiter. ~ Enfin elles s'identi-
fient tellement avec le sentiment dont leurs lèvres seules
laissent éciiapper la trace, qu elles en leproduiseni toutes
les nuances, et croyent pour quelques instants à sa réa-
lité. — Mais cela passe ainsi que l'éclair, et le malheu-
reux qui a suivi celle lumière fragile et trompeuse, ne
tarde pas à se trouver plongé dans la nuit la plus obscure
et dans le désespoir, triste frnii d'une passion qui n'est
pomt payée de retour.
Il y a, toutes fois, une race de femmes cent fois pire
que celle à laquelle M^'" Navarre appartenait. — Cette
dernière était un peu folle, avait une imaginai ion de feu.
Cl se trompait elle-même, en ironq)!ini lis autres — Mai,-»
— 571 —
un scnlimeiii v>';riiable pouvait un jour s'einpaier de son
âme : la fin de son hisloire en offrira la preuve.— Tout au
conlraire, eclles dont je parle eu ce moment, loialemenl
dépourvues de cœur de sensibilité, ne sont mues que par
lapins infernale, la plus dangereuse des co(iuelleries. —
Voulant plaire à tout le monde, ces femmes aspirant sans
cesse à faire des heureux, n'en font jamais un seul. —
C'est leur manie, leur marotte, et elle repose sur une va
uité insatiable, sur unégoïsme on ne saurait plusfëroce.
— Mettant en usage toutes les rusçs puisées dans l'arse-
^lal du moi féminin, elles vous enlacent , vous enchaînent
à leurs pieds. — Pour s'assurer de leur conquéle, ces mau-
vais anges vont jusqu'à accorder à celui qui paraît dou-
ter de leur bonne foi, toul ce qu'une femme honnête, dans
^a faiblesse, n'accorde qu'après mille combats, et lors-
qu'elle ressent à un haut degré ctit amour qui purifie tout,
quand il est sincère. — Dans certains instants elles vous
disent , en feignant un accent passionné : <• Je t'aime!. .
<• oui, je t'aime !.. » Puis elles éveillent les soupçons, ex-
cMenl la jalousie de leur amant, et lui imposent le supplice
des damnés. — Enfin, lorsque leur victoire est certaine,
il an ive un jour où , tout a-coup , sans préparation , sans
pitié, elles vous déclarent « qu'elles ne vous aiment pas,
« qu'elles ne vous ont jamais aimé; qu'elles n'ont cédé
« qu'a l'entraînement, et que c'est par pure bonté qu'elles
« se sont données à vous. •• — Est-il rieude plusétiange
que ce genre de bonté ?.. Est-ce qu'en avilissant la femme
qui l'exerce, il ne fait pas a la fois une dupe et une victime
de l'homme qui en est l'ubpit?.. Voilà cependant ce que de
pelles créatures osent dire, écrire, sans que la rougeur de
la honte leur moute au visage. Ah ! la vengeance, en ce
Çt^s, ne serait que trop légitime !.. Mais ( elui ([u'on sacri-
— 573 —
fie avec lunl d'impudeur, s'il a de la délicatesse, ne se
venge point. — Il sait trouver dans son âme la force, la
magnanimité nécessaire pour souflVir en silence. Il attend
que le mépris l'ail enfin affranchi d'un lien indigne de lui.
— Elles n'ignorent cependant pas , ces filles d'Eve dégé-
nérées, qu'on a entre les mains plus de preuves qu'il n'en
faut pour les perdre : mais elles aiment à jouer avec la
foudre... Et d'ailleurs , est-ce qu'elles ne compienl pas,
ce qui est le comble de l'audace , sur fimpunite , qu'un
cœur noble, généreux, regarde connue un devoir de leur
octroyer?.. Vous leur feriez entendre ces paroles de merci,
qu'elles les accueilleraient avec un riie plus glacé, plus
acéié qu'une lame d'acier, et avec ce mot : « Ah ! voilà
des phrases!.. - qui s'échappe de leur bouche pincée,
toutes les fois qu'un élan chaleureux , un cri d'indignation
bien mérité viennent frappci' leurs yeux et leurs oreilles.
Vous le savez comme moi , mon auiî , les annales du
t;œur humain fourmillent des faits et gestes de ces tigres-
ses à l'œil noir, au doux et perfide sourire. Si le premier
homme venu, eut-il la tournure et le langage du héros des
Rendez-vous bourgeois (1), est le point de mire de leurs
chateries, elles préfèrent pourtant s'attaquer à ceux ayant
(juehjue valeur. Alors leur triomphe est bien plus com-
plet, et leur orgueil satanique jouit doublement des larmes
qu'elles leur font répandre, elles qui ne pleurent jamais
que de dépit. — C'est ainsi que Molière a été lyiannisé
par celle Armande Béjart, type du rôle de Célimène dans
le Misanthrope. — Il est impossible de lire sans l'intérêt
le plus vif, le plus poignant, les détails de la conversation
I) .loli <>|icr<i l'oniiqn» il'IIcilVinaii, nnir<i<}no d' Nin)|.i l^ouiiid.
— 574 —
entre ce grand homme, el son ami Chapelle, sur les tour-
mensdont celle misérable coquette empoisonna sa vie (1).
C'est ainsi que Méhul, dont le caractère était si sensible,
le talent si élevé, si passionné, devint le jouet d'une des
lionnes du temps du Directoire, que je ne nommerai point,
parce qu'elle vit encore — Je l'ai beaucoup connue sous
l'Empire, el ce n'était jamais sans un frisson de répu-
gnance et d'effroi que je la rencontrais. —Jadis reine de
beauté, de grâce, de séduction , elle arrive mainionanl à
l'extrême vieillesse, et achève, au milieu du délaissement
le plus complet , une existence privée de tout souvenir
consolant.. Ah ! je n'en doute pas (car Dieu est juste), ses
froides nuits doivent être troublées par les apparitions
des malheureux que, dans ce qu'elle appelait jadis ses
beaux jours, elle éprouvait un plaisir extrême à écraser
sous son char de triomphe 1... Grétry qui l'avait prise en
haine, a cause de son indigue conduite envers Méhul,
m'a souvent répété qu'il pensait à cette Circée, lorsque,
dans ses mémoires , il a tracé , avec tant de chaleur et de
vérité , le portrait de la Coquette smis amour (2).
fl) Voyez une curieuse brochure du lemps , ayanl pour lilre :
la Fameuse Comédienne , page 18 , el /a Vie de Molière, par Tasche-
reau , paçe 128.
[2] V. Essais sur la musique , tome 2 , p. 173. — Je ne citerai
qu'un passage de ce morceau remarquable. — ''A quoi reconnatlrc,
« dit Grétry, le manège dont usent les femmes de ce caractère''. . .
M C'est un labyrinthe où la philosophie même va se perdre souvent.
« C'est un commerce dans lequel on ne paye les échanges qu'avec
* banqueroutes. — C'est un magasin du plus grand étalage , où tout
« vous est d'abord offert de bonne grâce . quoiqu'il n'y oit rien à
0 vendre, ni à acheter. — Cost enfin, i)our l'homme vrai, sensible,
« pour l'artiste, le supplice de Tanlaio. v
-> 575 —
Voici mainlenaiil, mon cher docteur, les leilres de made-
moiselle Navarre; tllos jeileront un nouveau jour sur
loul ce qu'il y a de bizarre dans le caracière de celle étran-
ge personne, en augmentant les perplexités de quiconque
voudra la juger. — Ces iellres ont été écrites immédiate-
ment après le départ de Marmoniel, et adressées à Mon-
net, alors directeur de TOpéra-Comique :
« D'Avenay, en Champagne.
•> Mon esprit est enfin moins noir, mon cher Monnet ;
« il faut que je vous conte tous mes plaisirs de Rheims.
« — Je passe les accidents du voyage, la peur que me fil
« un loup dont je triomphai , sans le secours de mes pis-
« tolels, puisque mes cris suffirent pour le mettre en
'< fuite. — Dans ce périlleux moment je n'aurais pas tro-
« que de voix avec Orphée ; j'aurais compté pour rien le
« pouvoir de pétrifier l'animal avec le charme de mes
« sons ; l'écarter me paraissait le plus sûr. — Aussi sans
'« m'en fiera l'harmonie, je ne varierai jamais sur le parti
« à prendre en pareille rencontre. — Jarrivai à Rheims
'■ au soleil couchant ; cette remarque n'est pas inutile. —
<■ Il y avait assemblée dans une maison devant laquelle je
« passais, et lei^ dames étaient aux fenêtres. — Vousvoyez
« que mon soleil n'est pas indifférent -, elles n'auraient
« pas exposé leur teint à ses ardeuis, et un historien
a fidèle ne doit rien oublier de ce qui appariienl à la vrai-
<(. semblance. — On m'aperçut : depuis longten>ps on
« avait de la curiosité sur mon compte; l'abbé Lattai-
<■ gnanl m'a chantée, on voulait juger son ouvrage d"a-
er près moi. — Deux femmes de ma connaissance arrèlc-
« renl ma chaise, et m'engagèrent à descendre. — Je
'S m'en défendis :^ur nmn ur glige ; <>n m'assuia (\i\\\ éiail
— 576 —
« charmatii , je le savais déjà. — Mais je me fis presser
« assez pour donner à mon amour-propre un air de
«i complaisance qui prévinl en ma laveur.— J'enlrai en
« scène - tout païut s'empresser d'abord à me voir; on
« me présenia à louies les femmes imposantes — le céré-
« monial finit, et on fit cercle autour de moi. —Je débu-
« lai par trois ou quatre plaisanteries; elles prirent assez
'< bien, sans doute, puisque je vis presque toutes les
« femmes se remettre froidement à leur jeu, et tous les
« hommes me rester : celait un triomphe complet —
• J'aperçus dans un coin du salon , une table où l'on
« avait fait peu d'attention à mon arrivée : vous connais-
« sez le cœur des femmes, voilà toute ma gloire évanouie.
« — Je demandai assez dédaigneusement qui l'occupait?
'( On me dit que c'était deux petites maîtresses qui ve-
<■■ naieni passer trois mois à Rheims, et qui, depuis quinze
« jours , fatiguaient la ville de leurs impertinences. —
« L'éloge me parut modeste. — Voyez-vous, me dit ma-
« demoiselle "* (à qui l'une d'elles avait enlevé son
« amant), voyez-vous ces deux hommes qui jouent avec
« elles? , ce soni les plus aimables d'ici et les plus sots
« cependant ; cai' ils se sont laissé subjuguer par les mi •
" nauderies de ces déesses. — Depuis qu'elles s'en sont
« emparé d'autorité, nous ne les voyons plus. — Encore
« si c'était vous qui nous les enlevassiez, on vous le par-
« domieiait ,• et à eux aussi : mais deux bégueules qui
« n'ont pas le sens commun 1 vous devriez bien nous ven-
u ger et leur ôlei' leurs conquêtes. — Je plaisantai beau-
■ coup sur la proposition qu'on me faisait; la conversation
« s'anima, et sur la fin, à l'air sérieux dont on m'en par-
« lait, je crus qu'on voulait m'en faire un point d'honneur.
-' — Celle punie inléressunle terminée, mademoiselle ***
— on —
" me [jréseiila ces deux merveilleux, que je l'eçus assez
« légèremenl. - Les deux femmes vinrent se meure vis-
" à-vis de moi. — Je voulus d'abord eonnaîlre leur ion, et
«^ louid'un coup j'élevai le mien jusqu'à elles. — Me voilà
( dans un fauteuil , d'un air tout anssi penché, à faire
« d'abord assaut de nœuds et de mines- —Elles parlèrent,
« je les décidai du Marais; et avec trois ou quatre mois
« (délicieux, supérieur, divin el persiffler^, je leur fis
« sentir la supériorité du faubourg Sl-Geimain. — Elles
« n'y tinrent pas, et elles sortirent pour la promenade. -
« J'assurai mademoiselle *'* que c'était un prétexte , et
« qu'elles auraient des vapeurs pour toute la soirée. —
« Je fus abordable après leur dépari, ot le mien laissa la
« liberté de méjuger a leur tour. — Je sus le lendemain
" que j'avais réussi ; mais comme il (allait me ti'ouver un
fv défaut, tout le monde convient (pio je semais l'andjre.
« — Voilà, mon cher Monnet, mon début à Rheims. —
« J'y ai été quatre jours environnés de tous les brillants
« de la ville. - De ces deux agréables, l'un m'est échappé
" et l'autre m'a fait une coui" ties-régulière. — Adieu, mon
" cher Monnet »
« A propos, vous avez toujours U; commandement
« aisé ; *ous voulez que je réponde à des gens qui ont
" plus d'esprit que moi. — Vous êtes comme ces goui-
« mands (la comparaison vous assomme), qui mangeni le
« miel qu'apprêtent les abeilles , sans songer aux peines
« qu'elles ont pour recueillir le suc des fleurs qui le com-
« pose. — Parce (|ue vous voila familiarisé avec l'esprit'
« et que vous passez vos jours avec des gens qui en ont
<' à souliail, vous ferez le merveilleux, el l'on ne pourra
<■ vous aborder fprave<' de l'espril ?.. il faut (jue vous vous
— 578 —
« accoulumiez aux caprices et au hasard du mieu. —
« Tenez, mon cher Monnet, je veux bien vous en faire
« l'aveu : je n'en ai jamais quand je m'ennuie.— Je végète
« ici avec une fourmillière de sois , et je mène une vie
« extraordinaire. - Je dors jusqu'à ce que le soleil se
« couche ; je cours ensuite à mon cheval; nous nous en
<■ allons tous deux sans mot dire, et sans en penser guère
« davantage. — Il me mène où il veut, et nous revenons
« sans savoir où nous avons été. —Je gronde en arrivant;
a on me sert à souper; je mange presque aussi vite que
« vous, mais pas si longtemps. —Je trouve mes villageois
" jouant à la main-chaude , aux barres , ou au corbillon.
« — On lire les gages, on se baise, et on se fait des con-
te fidences d'une fadeur'... Onze heures sonnent, mon
ce gentilhomme examine la batterie de son fusil, et déclare
« qu'il doit être le lendemain, au point du jour, à l'affût.
'• — On se lève, on part : voilà la fin de l'ennui pour tout
a le monde ; mais moi il faut que j'attrape quatre ou cinq
« heures du malin.— Je me promène, je lis, j'écris, et je
« pense que j'ai encore trois mois à rester ici. — Adieu,
•< mon cher Monnei ; si vous ne venez pas bientôt , jo
« mourrai de tristesse. »
D'Avenay, ce. .
• Je vous écrivis hier huit pages , et je ne me souviens
ff pas de vous avoir dit un mol de notre voyage —Je vous
<( assure, mon cher .^lonnei, que, si vous en eussiez été,
« j'aurais bien ri. — IVien n'était plus amusant que l'em-
« barras de l'abbé. — Déplus loin qu'il découvrait un clo-
<( cher, il moulait mon petit acajou, et passait fièrement
• le village; mais sa gloire durait peu, et je ne lui donnais
— 579 —
• pas le lemps de regarder derrière lui pour en desceii-
• dre. — Malgié tout mon chagiiii je ne pouvais ni'empè-
p cher de rire de la transition lapide de sa gloire à son
« humiliation. — Ce qu'il y avait de meilleur, c'était de
<« voir le combat de sa vanité avec sa paresse. — Un orage
« affreux les mit d'accord ; la pluie lui ôtail la force de
«• marcher, et le voilà , malgré l'indécence , grimpé sur
ce l'impériale de ma chaise, d'où il examinait la nue pour
«' m'en rendre compte. — J'étais saisie d'effroi ; chaque
<c éclair me faisait fermer les yeux. — Pfiamphalei^X) rai-
ft sonnant en physicienne sur railraclion de l'air, crai-
• gnail de l'agiter, et d'attiser le tonnerre, en se grattant
« le bout du nez. — Elle y avait une démangeaison qu'elle
" n'osait satisfaire, et me confiait sur cela ses besoins et
« ses frayeurs avec les expressions les plus comiques. —
« Elle prétendait que l'abbé, étendu sur notre impériale,
« tentait le céleste courroux, et nous amènerait quelque
« disgrâce. — Enfin, moi, qui suis la créature la plus peu-
« reuse, je ne pouvais retenir les éclats de rire que nos
M idées faisaient éclater.,. iS'otre voyage n'a pas été heu-
« reux, et pourtant on ne peut en faire un plus gai : nous
« n'avons pas eu le temps de nous ennuyer un moment.
« — Quant nous ne savions plus que nous dire, nous n'a-
« vions qu'à siffler; notre postillon nous versait tant que
<• nous voulions, et rien ne fournit autant que cela à la
- conversation. - On commence par se plaindre, on se
w croit roué ; puis insensiblement tous les membres se
« retrouvent à leur place. — On n a plus que son bonnet
n et ses mules à chercher, la voiture à lelever ; ce sont
<• des riens, mais cela nous amuse. — Cependant, comme
(t) Jeune négresse , appartenant au maréchal de Saxe.
— 580 —
« l'usage peu ménagé des plaisirs en (Mnousse le goût ^
« celui de vei'ser in'esl devenu insipide, et j'ui pris la
« poste à Soissons, pour me tirer des mains de mon pos-
« tillon, qui m'aurait tuée infailliblemeni par sa mala-
« dresse el sa lenteur. — Je suis enchanté, mon cher
<• Monnei, que mademoiselle V... vous fasse passer quel-
« ques moments agréables : je ne crois pourtant pas que
« cela dure longtemps (1). Les gens qui ne sont pas d'un
« commerce sûr perdent à être connus. —Je crois la fran-
« chise nécessaire à l'amitié — J'en ai trop vis-à-vis de
« vous pour ne pas vous avenir de vous défier de ses ca-
« resses ; et j'espère obtenir de la vôtre que vous évile-
' rez de la voir — Adieu, mon cher Monnet ; arrangez > os
<i affaires de façon que vous puissiez me venir visiter
• bientôt, et rester deux mois avec moi —A propos, il y
« a ici une comédie. — C'est le souffleur qui joue les
" grands rôles; Mérope est à faire pouffer de rire ! »
A Avenay, ce ..
(( Je vois , mon cher Monnet, que vous n'avez pas une
u foi bien vive en ma raison. Les fausses lueurs que vous
« avez vu tant de fois éclipsées par un caprice, par une
.. fantaisie, semblent justifier votre incrédulité. — Mais
. ces faibles claités n'étaient que des saillies de mon hu-
« meur, des boutades, l'ouvrage d'un dépit, plus souvent
a encore des projets de misanthropie et de singularité
« propres à conduire à la folie par un chemin détourné
«» —Aujourd'hui je cherche la raison.— Vos questions sur
« cette matière ne m'ont pas du tout offensée. — Je ne les
<( regarde point comme une critique des lidicules aux-
(I) Aurore Verrière, qui fvil aussi la mallrossc du maréchal et cl»
Murmonlel.
— 581 —
« quels je me suis livrée. — Vous connaissez la (lidrieulh''
« de réfléchir; el ma raison vous paraît plutôt un miia-
« cle, une chose surnaturelle que refl"et de mes réflexions.
« — Plaisanterie cessante (car c'en est une que je fais à
« votre jugement), je crois, en vérité, que le bon sens
• sera bientôt la partie amusante de mon esprit. — A
- propos d'esprit, une femme de ma connaissance m'a
" écrit que Marmonlel se plaignait de mon silence à son
« égard. — Il faut qu'il soit devenu fou; je ne me connais
n aucun lorl envers lui Je suis natuiellement paresseuse;
« je n'aime à écrire qu'à ceux qui me plaisent beaucoup,
« et ceitaincment il n'est pas de ce nombre. — Je lisais
«' ses lettres et ses vers avec une sorte de plaisir ; mais
« voila tout. — Il est amouieux de moi ; je n'ai que de l'a-
rt mitié à lui ofl'rir. II se désespère , il se fâche, il se rac-
(« commode, il me hait, il m'aime, et puis il me déleste: à
« lui permis. — Je n^* m'afllige de rien. L'indifl'ércnce est
« un état tranquille. — Mais, croyez m'en, mon cher Mon-
« net, Marmontel est auprès d'une femme le mortel le
« plus maussade et le plus ennuyeux qu'il soit possible
« de trouver, surtout quand il est amoureux. - Chaque
<c fois qu'il s'c! t avisé de ni'entreicnir de son amour, il
« m'a toujours laissé des vapeurs pour vingf-quaire heu-
« res. — Vous me marquerez le jour de votre départ et
« l'endroit où je pourrai vous adresser mes lettres à Lon-
<( dres. »
Ainsi , cher docteur, Marmontel n'avait jamais été
aimé. Dès-lors les lettres que je viens de citer, en les
comparant avec son récit, ne s'expliquent que par les ob-
servations que j'ai faites sur le caractère bizarre de made-
moiselle Navarre Sans ces observaiions, la conduite de
celle dernière paraît odieuse 1 Avec elles, elle se conçoit
— 58à —
el se justifie, jusqu'à un certain point, pui' la singularité,
le caprice , le romanesque louchanl de près à la folie ,
d'une organisation dont souvent elle était elle même la
dupe, et dont elle finit par être la victime. — Il se peut
aussi que l'amour-propre de Marnionlel lui ail fait exagé-
rer les témoignages de tendresse que , dans cerlJlins in-
stants, il prétend avoir reçus d'elle. — Quoi qu'il en soit, il
jui adressait des épîlres brûlantes qui restaient sans ré-
ponse. — Le chagrin s'empara de son ùme ; il soupçonna
qu'il était oublié, trahi peut-être. — Hélas ! ce soupçon
devint une réalité ! Un soir, dans le foyer de la Comédie-
Française, il apprit que mademoiselle Navarre, alors de
retour à Bruxelles, menait enchaîné à son char un autre
amant, dont elle était amoureuse, et qui en était idolâtre.
Accablé de douleur, Marmontel alla tomber malade chez
lui, sous le coup d'une fièvre ardente.
Ce nouvel amant de mademoiselle Navaiie , était le
chevalier de Mirabeau , frère de ce soi-disant ami des
hommes, qui fut le père du grand orateur, et le lyran
de toute sa famille. — Le chevalier n'avait que le
nom de commun avec ce faux philanthrope, car c'était
le mortel le plus doux, le plus sensible, et le plus
tendre qui ait jamais existé. — Beau de figure, noble
de manières , il cultivait tous les arts avec succès. — Sa
passion pour M^""" Fel , du Grand-Opéra, avait fait grand
bruit dans les coulisses el dans les salons. (1) Trompé par
elle, il tomba dans la plus profonde mélancolie, s'éloigna
(1) M''"'' Fel était première chanteuse à l'Académie royale dé
musique. — Ce fut elle qui créa le rôle de Colette dans le Devin
du village (V. les Confessions do J.-J Rousseau).
5S3
du monde, et se disposa a aller ensevelir- ses jours au
fond d'un cloiire - Doué d'une unie à la fois lendie el aus
tère , cel aimable genlilhomme avait plus d'un rapport
avec le célèbre Rancé, le réformateur de la Trappe : mais
son caractère était moins ferme, et par cela même moins
susceptible de ténacité dans ses résolutions. — Mademoi-
selle Navarre à peine arrivée à Bruxelles, s'était décidé-
ment brouillée avec le maiéchal de Saxe. — Elle ouït
parler du chevalier de Mirabeau, de ce modèle de con-
stance, chose si rare au xviii^ siècle ; et comme tout ce
qui était extraordinaire lui plaisait , s emparait avec force
de son esprit, elle n'eiit point un instant de repos jusqu'à
ce qu'elle fut parvenue à se rapprocher de lui. — Retiré
en Belgique, le chevalier avait pris un appartement dans
un faubourg de Bruxelles, et n'en soitait que pour aller à
l'église, et visiter un vénérable ecclésiastique qui l'encon-
rageaii dans ses idées de reii'aite, et de renoncement aux
vains et dangereux plaisirs de la société. — Mademoiselle
Navarre loua deux pièces contiguësà celles qu'il occupait,
alla les habiter avec une lille de chambre fort adroite,
qu'elle traitait en amie, et qui, depuis plusieurs années
était à son service. — Là elle vécut, simple dans ses ha-
billements el dans ses actions; édifiant ses hôtes qui ne
concevaient pas qu'une aussi chaimante personne ne sor
lit de sa retraite que pour assister au service divin , et
faire l'aumône aux pauvres du quartier.
On était alors en plein printemps ; la nature renaissait
sous les rayons d'un beau soleil de mai , et le chant des
oiseaux, le parfum des fleurs, la sérénité du ciel plon-
geaient l'àme dans une vaporeuse extase. — Un soir, le
chevalier de Mirabeau appuyé sur le balcon de sa fenêtre
38
— 584 —
eiiiendit le son d'un sistre, acconipagrjanl une voix aussi
douce qu'expressive. — Celle voix chaniaii la pastorale
suivante, dont les paroles, si l'on en excepte le refrain
emprunté à des stances religieuses de Berlaut , évèque
de Séez , sont assez communes , mais dont la musique
est le chef-d'œuvre d'Albanesi , et la plus charmante
inspiration mélodique qui soit jamais sortie d'un cerveau
humain (1) :
Au bord d'une fontaine
Tyrcis brûlant d amour,
Gonlait ainsi sa peine
Aux échos d alentour :
Félicilé passée ,
Qui ne peux revenir !
Tourment de ma pensée ,
Qu3 n'ai-je en le perdant perdu le souvenir '
J'aimais une bergère ,
Je possédais son cœur ;
Mais, hélas ' sur la terre
Il n'est pas de bonheur :
Félicité passée.
Qui ne peux revenir!
Tourment de ma pensée ,
Que n'ai-je en le perdant perdu le souvenir !
(l) Albanesi, que l'on appelailen France Albanèse, ou d Albanèse,
étail un sopraniste , élève du Conservaloire de Naples. — 11 vint à
Paris en 1747, à l'âge de 18 ans, et fut de suite engagé à la chapelle
du Roi. — En 1"52 , on le nomnaa premier chimtour du Concert spi-
rituel — Il a composé un grand nombre d'airs et de petits duos
raii.plis de mélodie. — Celait le Blangini du )8'' siècle.
Hommage àHoger de l Opéra.
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^ 585 —
Il vaut mieux , disait-elle ,
Mourir que de changer ;
Maintenant l'infidèle
Aime un autre berger :
Félicité passée ,
Qui ne peux revenir !
Tourment de ma pensée ,
Que n ai-je en te perdant perdu le souvenir I
0 jours dignes d envie ,
Je ne vous verrai plus!
Au printems de ma vie
Vous'ôtes disparus :
Félicité passée ,
Qui ne peux revenir !
Tourment de ma pensée ,
Que n'ai -je en te perdant perdu le souvenir !
En eniendant celle pastorale, le chevalier qui senlail
vivement la musique éprouva un ravissement exrième !
La voi\ de mademoiselle Navarre, ce refrain s'appliquani
si bien à la situation d'un cœur malade d'amour produi-
sirent sur lui un effet tel que, pour la première fois depuis
l'abandon de sa perfiide maîtresse , il vei sa d'abondantes
larmes. — Les médecins philosophes expliqueraient sans
doute on ne saurait mieux , par (juels ressorts cachés
l'être, qu'une affection morale soumet à sou triste empire,
se irouve transfoimé lorsqu'on parvient à le faire pleurer.
— Cette explication vous me la donnerez , mon cher
docteur, et je suis persuadé qu'elle sera aussi lucide
qu'intéressante. — E\i attendant je me borne à constater»
qu'a partir de ce mouient Mirabeau fut sauvé, et se ratta-
cha progressivement à rexistoncc.
— 586 —
Oïl concevra, du resle, qu'il ait cherche à connaître la
personne dont la voix lui avait causé une si profonde im-
pression. — Aussi le lendemain suivit-il mademoiselle
Navarre, lorsqu'elle se rendit à l'office du matin. — Char-
mé de ses grâces modestes, de sa figure si séduisante , il
lui ofl"rit de l'eau bénite au moment où elle quitta l'église
pour retourner chez elle. — «Mademoiselle, lui dit- il,
« nous habitons la même maison, et je m'estimerais bien
« heureux si vous me permettiez de vous offrir la main
« pour vous reconduire » — C'est en baissant les yeux
qu'elle accepta cette proposition , et comme elle venait
d'atteindre le but qu elle poursuivait avec ardeur depuis
plusieurs jours, et que le chevalier commençait à être
fortement épris , la conversation fut aimable, tendre,
et en arrivant au logis ils étaient déjà les meilleurs amis
du monde.
Une révolution totale s'opéra dans les idées de made -
moiselle Navarre, à dater de sa liaison avec le chevalier
de Mirabeau. — Sa vingt-quatrième année venait de s'ac-
complir; jusque-là elle s'était montré plus que légère,
cédant à tous les vents du caprice, mais bien plutôt roma-
nesque que libertine — La raison lui fit enfin entendre sa
voix. —Elle pensa au triste avenir des femmes qui, comme
elle, effeuillaient sans réflexions les roses de leur prin-
lems, et atteignaient à l'automne d'une vie follement dis-
sipée, sans appui, sans liens durables, et n'ayant plus que
de stériles regrets. — Ses mœurs se purifièrent, et Mira-
beau, entraîné par la passion lui ayant annoncé que son
intention était de l'épouser, elle fit acte de franchise et de
probité, en lui avouant ses fautes, et en paiiiculier l'inti-
mité qui avait régné entre elle et Marmoniel. — « Maiu-
« tenant, chevalier, lui dil-elle (en terminant sa confes-
— 587 —
« sion), vous voyez bien que je ne suis pas digne de
« devenir voire femme?.. — « Vous ne vous rendez pas
« justice, répondit-il, en tombant à ses genoux; car l'aveu
« que vous venez de me faire prouve à quel point votre
« cœur est honnête, et il augmente encore le désir que
« j'ai d'unir mon sort au vôtre. » — Apres plusieus jours
de tendres débats, dans lesquels elle se fit voir aussi sin-
cère que désintéressée, elle finit par accepter la main du
chevalier : mais il fut convenu qu'il ferait d'abord le voyage
de Paris pour réclamer de Marmontel les lettres qu'elle
lui avait écrites, ce qui eut lieu. — Puis ayant appris que
le pauvre poète était gravement malade du chagrin de
l'avoir perdue , elle se rendit dans la capitale et alla le
visiter, accompagnée de Mirabeau.
De nouveau, mon cher docteur, j'abandonne à l'auteur
de Béiisaire, le soin de rendre compte de cette entrevue.
Vous allez voir mademoiselle Navarre s'y montrer, pour
quelques instants, en dépit de ses beaux projets de ré-
forme, plus étrange, plus originale que jamais :
« La fièvre ne me quittait pas ; j'étais mélancolique ; je
" ne voulais plus voir personne — je sentais le besoin de
« respirer un air plus vif que celui du quartier du Louvre;
« je voulais me donner pour ma convalescence une pro-
" menade solitaire; j'allai loger dans le quartier du
'< Luxembourg.
« Ce fut là , malade encore , dans mon lit, en l'absence
'■ du Savoyard qui me servait , que j'entendis un malin
a quelqu'un entrer chez moi.
« Qui est-là?.. — On ne me r(''pond point; maison
« enlr'ouvre les rideaux de mon alcôve , et dans l'obscu-
— 5SS —
« rilé, je me sens embrasser par une femme dont le vi-
« sage, appuyé sur le mien, me baignait de larmes. —
« Qui èies-vous? demandai-je encore » — Et sans répon-
« dre, on redouble d'embrassenients , de soupirs et de
« pleurs. — Enfin, on se lève, et je vois mademoiselle
<■ Navarre, en déshabillé du matin, plus belle que jamais,
« dans sa douleur et dans ses larmes — « C'est vous,
« mademoiselle, m'écriai-je !. — qui vous amène?. Vou-
« lez-vous me taire mourir?.. » — En disant ces mots,
<• j'apperçus derrière elle le chevalier de Mirabeau ,
« immobile ei muet. — Je crus être dans le délire. —
ce Mais elle , se tournant vers lui d'un air irogique :
« — Voyez, monsieur, lui dit-elle, voyez qui je vous
« sacrifie!... l'amant le plus passionné , le plus fidèle , le
(( plus tendre , et le meilleur ami que j'eusse au monde ;
M voyez dans quel état mon amour pour vous Ta réduit ,
<i et combien vous seriez coupable , si vous vous rendiez
« jamais indigne d'un tel sacrifice !» — Le chevalier
était pétrifié d'étonnement , et d'admiration. « — Ètes-
« vous en état de vous lever? me demanda-t-elle? » —
« Oui, lui dis-je. » — « Eh bien! levez-vous et donnez-
« nous à déjeuner ; car nous voulons que vous soyez
« notre conseil , et nous avons à vous communiquer des
« choses de grande importance. >
« Je me lève , et mon Savoyard étant arrivé , je leur
K fais apporter du cale au lait. — Dès que nous fûmes
« seuls : '< — Mon ami , me dit-elle , M. le chevalier e^
« moi nous allons consacrer nos amours aux pieds des
« autels , nous marier, non pas en France , où nous
« aurions bien des diffîculli's à vaincre, mais en Hollande,
« où nous serons libres. — Le maréchal de Saxe est
_ 5^9 _
« tiiiieiix de jalousie. —Voici la lettre qu'il m'a ('crite.--
« Il y traite légèrement M. le chevalier ; mais il lui eu
« fera raison. •> — Je lui représentai qu'un rival jaloux
« n'était pas obligé d'être juste envers son rival , et qu'il
« ne serait guère ni prudent, ni possible de s'attaquer au
« maréchal de Saxe. « — Qu'appelez-vous s'attaquer?
« reprit-elle; en duel , l'épée à la main? Ce n'est point
« cela : je ne me suis pas fait entendre. — M. le chevalier
«: après son mariage , s'en \ \ demander du service à
« quelque puissance étrangère : il est connu , il peut
« choisir. — Avec son nom , sa valeur, ses talents , et
« cette ligure , il fera un chemin rapide ; incessamment
« on le verra à la tète des armées, et c'est dans un champ
« de bataille qu'il se mesurera avec le maréchal. <( — Fort
« bien, mademoiselle, m'écriai-je, voilà ce que j'approuve,
« et je vous reconnais l'un et l'autre dans un projet si
« généreux. — Je les vis en effet aussi fiers et aussi con-
« lents de leur résolution ({ue si elle avait dû s'exécuter
« le lendemain. '
C'est à la suite de cette visite faite à Marmontel que les
deux amants allèrent en Hollande où ils se marièrent. —
Hfilasl pour leur repos ils n'auraient pas dû quitter ce
pays , mais le désir de revoir la France s'empara de leur
pensé(î, et ils vinrent se fixer à Avignon.— Pendant deux
années ils y vécurent d'autant plus heureux , que made-
moiselle Navarre , revenue de ses erreurs , témoignait à
Mirabeau une tendresse égale à celle qu'il lui portait. —
Sa beauté était alors dans tout son éclat, el la vivacité de
son esprit tempérée par la raison , sa bienveillance la
faisaient adoreide tomes les personnes qui fri-queni aient
leur maison. — KUe devint cni^einte; les douceurs et les
joies de la maternité allaient donnei' de nouveaux charmes
— ;.9lJ —
à l'union qu elle avait contraclée. — Cependant le frère
du chevalier, ce tartuffe de la philanthropie , dont l'exis-
tence s'est passée à solliciter des lettres de cachet d'un
pouvoir absolu, et à faire embastiller ses paients, trouva
fort mauvais que son cadet eût épousé mademoiselle
Navarre (1). — Aux yeux de ce grand philosophe, de cet
ami des liommes , ainsi qu'il s'intitulait , c'était un crime
impardonnable que cette mésalliance d'un membre de la
famille des Riqueiti, avec la fille d'un petit bourgeois, d'un
vilain. — Si le mécontentement du marquis de Mirabeau
avait eu pour cause la conduite plus que légère tenue jadis
par mademoiselle Navarre, la rigueur qu'il déploya aurait
du moins offert l'apparence d'un motif respectable : mais
il n'en fut rien. On sait d'ailleurs ce que valait la moralité
de ce fier marquis , et dans cette circonstance les seuls
mobiles qui le firent agir furent l'orgueuil et la méchanceté.
Il obtint l'ordre arbitraire de l'arrestation de son frère
dans les Étals du Pape ; et des sbirres s'introduisirent
chez le chevalier, au moment où sa femme était en
couches. — En les voyant entrer dans son appartement
cette dernière fut saisie d'une frayeur extrême I... D'hor-
ribles convulsions se déclarèrent , et malgré tous les
secours de la médecine , elle mourut , ainsi que l'enfant
qu'elle portait dans son sein.
(1) « 11 y a <'ii , di<ail Mirabeau le célèbre oralenr. 54 lellres do
« cachet dans ma famille. — J'en ai eu 17 pour ma pari. — Vous
« voyez que j'ai élé traité en aine de Normandie. « — Le marquis
l'avait successivement fait enfermer à l'ile de lîlié. au fort de Jeux , et
au donjon de V'incennes. — Quel bon père que M. le marquis de
Mirabeau !!l
— 591 —
Telle fut, mon cher docteur, la fin de 'mademoiselle
Navarre ; de cette femme que la nature avait douée de
tant d'attraits, de séduction , et pour laquelle, au milieu
de ses erreurs , je ne puis m'empècher de ressentir un vif
intérêt.— Ses fautes furent à la fois le résultat de sou orga-
nisation, et des mœurs de son siècle. — C'était le temps
où les vierges folles tenaient le sceptre ; où, comme les
Nonnes de l'opéra de notre grand Meyerbeer, elles dan-
saient la coupe à la main , à la lueur étoilée du feu de
mille bougies , entourées d'adorateurs qui n'étaient plus
que les spectres des chevaliers d'autrefois , et d'abîmes
ne devant pas larder à s'ouvrir pour engloutir une société
corrompue , sceptique , et railleuse. — Sans doute nous
sommes plus sages maintenant , mais sommes-nous plus
heureux ?... C'est une question que je n'ose pas me per-
mettre de résoudre. — Serez-vous , à cet égard , plus
audacieux que moi?...
En attendant votre réponse je vous envoie mademoi-
selle Navarre. — Examinez-la avec toute l'attenlion du
médecin-psychologue , de l'homme aimable , spirituel ;
interrogez, sondez ce cœur qui ne se connaissait pas lui-
même, et prononcez sa condamnation ou son absolution.
Votre arrêt sera le mien.
Octobre 1852.
LE POir.XARD HE D0\ V DOLOHES.
A LA MEMOIRE DE GABRIELLE ALLAN.
L'Iiuruaiiitc l'impiouve,
Mais la venu l'approuve. . .
Je me borne à conter.
fl.A BALIADE Dr POIGN\R0'
LE POIG\ARD DE DOIVA DOLORES.
UN MOT SUR CETTE BALLADE.
Gabrielle Allan ëiail la seconde fille de M'"'' Dorval.
Jamais figure plus séduisanle ne fui accompagnée d'un
esprit plus vil", plus distingué ! Je l'avais connue enfaiil
chez sa mère, et loisqu'à dix neuf ans on la plaça en
Angleterre, pour lerminei- son éducation, mon ami Merle
vint passer quelques jours avec elle chez moi, avant de
la conduire à Londres. — Le climat de ce pays si bru-
meux, si triste, développa en elle une maladie de poi-
trine, dont elle avait reçu le germe en naissant Dix huit
mois s'étaient à peine écoulés , lorsqu'un jour elle nous
revint atteinte au second degré de la cruelle maladie qui
la fil périr un au après. Pendant trois semaines elle fut
l'objei de tous nos soins, afin de la mcltie en étal de
rejoindre sa mère qui l'attendait a Paiis. — Au milieu de
ses souffrances, elle déployait un courage extraordinaire,
et dans les courts intervalles de repos que lui laissaient
la fièvre hectique et une toux opiniâtre, son esprit était
( 'une gaîté, d'une finesse, d une originalité plus remar-
quables que jamais 1
Un soir elle me monira un peiil poignard de jarretière
espagnol que je trdiivai Inri jcili. •■ — Faites-moi, médit-
-^ 59G —
« elle, d<*s vers sur ce poignard, pour mou album, ei je
« vous le donnerai. •
Une heure après je lui réciiai la ballade qu'on va lire,
ei qui depuis a éié placée dans un kepseake, avec une
délicieuse vignelle anglaise.
J'ai fait cadeau de ce poignard à ma chère fille Amélie,
el pour elle, comme pour moi, c'est un précieux souvenir
de lune des créatures les plus charmantes qu'a l'aurore
de leur existence, le ciel ait ravies à la terre 1 1
Elle était noble et fière.
Et dans sa jarretière
Elle avait un poignard ;
Poignard à lame nue.
Que cachait à la vue
Sa jupe de brocard.
« Dolorès, ô ma fille,
« Que dans la main il brille,
'< Pour venger la pudeur,
« Si quelque téméraire ! . . .
Ainsi parla sa mère,
Sur son lit de douleur.
Et bientôt elle expire. . .
Tel un flambeau de cire,
Uoni s'use l'aliment,
Projette dans l'espace
Sa lueur qui s'efface,
El s'éleini douccnieni.
— 597 —
Au vœu de mon fidèle,
Depuis la damoiselle
A fui les séducteurs;
Pâle el sage elle prie
A l'auielde Marie,
Qu'elle couvre de lleuis.
Or, Feruaiid de Casiille
Voyaul si belle fdie
La poursuit en tous lieux ;
Sans vergogne il réclame
Un soupir de son âme,
Uu regard de ses yeux.
L'amant, en embuscade,
Donne en vain s('rénade
Sous l'antique balcon ,
Car la grille discrète
Reste close el muelle,
Malgré tendre cliausou.
Alors, dans sa folie,
Il jure, sur sa vie,
D'enlever Dolorès ;
Sa cavale Isabelle
Emporieia la belle
De Séville à Xérès.
Un soir, voyez l'audace !
A l'église il l'embrasse,
Lui disant : « Sois à moi
Puis saisissant sa manie.
Il l'entraîne, liemblanio
De coler'; el d'ellVoi.
— 598 —
Mais, dompiani sa faiblesse,
La vierge avec adresse
Du poignard prolecleur
S'empare ! . . . . En sa vengeance
Son bras ferme le lance
Au flanc du ravisseur.
Fut-elle bien coupable ?
Sur ce fait lamentable
On pourra discuter :
L'humanité l'improuve. . .
Mais la veiiu l'approuve :
Je me borne à conter.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES.
Avant-propos .• v
Merameling • . . . . ii
Calalogue de ses œuvres 27
Appendice à 1 étude sur sa vie 41
Bruges, poésie 45
Benvenuto Cellini 51
Watteau 63
Catalogue de son œuvre 94
Appendice 112
Nattier 117
Appendice 1 42
Pater 1 45
Catalogue de son œu v re ICI
Chardin 173
Addition 187
Catalogue de ses tableaux 190
Tableaux sans dates précises 200
Son œuvre gravée 203
Hubert Robert 2« I
Le chant de Léonard de Vinci r 23 1
60<) —
Art musical.
De l'abandon des anciens compositeurs 237
Eloge historique de Monsigny 259
Appendice , 278
Catalogue 280
Gossec 316
Ma première visite à Grétry 323
Richard Cœur-de-Lion 33<
Appendice 361
Lesueur. . 367
Appendice 376
Meyerbeer 381
Addition 393
Paganini • 397
Joseph Dessauër 411
Trois anecdotes musicales 419
Hommes de lettres, savants, artistes dramatiques et mélanges.
Notice sur Jehan Molinet 429
Les Sanlecque 449
Lesage à Bou!ogne-sur-Mer 457
Eloge historique du baron de Courset 467
Michaud, de l'Académie Française 483
Talma 50
Marie Dorval et Merle 525
Ferare 543
Le fantôme du Tasse 550
Mademoiselle Navarre 555
Le poignard de Doira Dolorès 593
ElUlAl A
PAGKS LIGNES
49. — 23. — Au lieu lie.
0 Au talent vaincu de sort. i>
Lisez :
« Au talent vaincu du sort. »•
67. — 13. — Au lieu de : comme fêtasse, lisez : comme le
Tasse.
94. — tO. — Au lieu de : Siroin, lisez : Sirois.
128. — 2. — Au lieu de : était; lisez : était,
<5<. — 15. — Au lieu de: vivement touché de ces avances,
lisez : des avances.
154. — 6. — Au lieu de : porte son nom, lisez : porte son
nom.
243. — 23. — Au lieu de : de ses pane'giristes, lisez ; dr ses
panegiristcs .
251. — li. — Au lieu de: po^ili, lisez; positif
— G02 —
256. - JO — XuWqu de : joue Mirope^ Usez: joue Mc'rope.
256. — IS, — Au lieu de: commenctnt donc à baisser, Wsez
commence à baisser.
262. — 10. — Au lieu de : afin de la cul .. lisez : afin de la
• cul-
— Au lieu de : a salle, lisez : la salle.
— Au lieu de : composés par lui, lisez : composés
par lui. —
— Au lieu de : il travaillé encore, lisez : il tra-
vaillait encore.
— Au lieu de : doublées de cornes, lisez : doublées
de corne.
— Au lieu de : l'habile Tallemanl, lisez : l'habile
Tillemant.
— Au lieu de ; apporta, lisez : apporta un. . .
— Au lieu de : c'élai. . lisez : c'était.
— Au lieu de: les frères Taubin, lisez ; Baukin.
— Au lieu de : rôles qu'on l. . lisez : rôles qu'on
lui. . .
504. — 23. — Au lieu de quoiqu'en génér . . Visez: quoiqu'en
général.
Je laisse à mes lecteurs le soin de corriger les fautes qui
peuvent encore exister dans ce volume.
NOTE ESSENTIELLE.
Le portrait en tête de cet ouvrage est celui de la célèbre
danseuse Cupis de Camargo, dont il est question dans l'étude
sur Natier, page 135, et dans Mademoiselle Navarre, p. 555. —
C'est une eau-forto faite par Edmond Hédouin.
La musique de la Pastorale d'Albanesi doit être placée entre
les pages 584 et 585.
279.
— 10.
291.
— 12.
318.
— 7.
361.
— 5.
376.
— 11.
423.
— 27.
442.
- 15.
473.
— 8
504.
— 22.
^,^
K Hedouin, Pierre
1LM5 Mosaïque
H5
PLEASE DO NOT REMOVE
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