Skip to main content

Full text of "M. Renan et Arthur Schopenhauer: essai de critique"

See other formats


Google 



This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 

to make the world's bocks discoverablc online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 

to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 

are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. 

Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the 

publisher to a library and finally to you. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to 
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying. 
We also ask that you: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for 
Personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. 

+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web 

at |http: //books. google .com/l 



Google 



A propos de ce livre 

Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec 

précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en 

ligne. 

Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 

"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 

expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont 

autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont 

trop souvent difficilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 

du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 

Consignes d'utilisation 

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 
Nous vous demandons également de: 

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 

+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 

+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. 

A propos du service Google Recherche de Livres 

En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //book s .google . coïrïl 



f 




rj£ S81-3 A, 2. 



\ 

/ 

I 

i 

,» 
II 
\t 



M. RENAN 



ET 



ARTHUR 8CH0PENHAUER 



ESSAI DE CRITIQUE 



PAB 



ALEXANDRE DE BALCHË. 



Vitara impeudere vero. 
(Juvenalli, tut. IV. WL.) ' 



ODESSA 
CHEZ L'AUTEUR. 

EN COMMISSION CHEZ F. A. BBOCKHAUS A liBIfZIG. 

1870. 



M. RENM 



ET 



ARTHUR SCHOPENHATJER. 



.Elêuis MrTst qaod oitendftt 

TeviMntibiu. — Sen. (nat. qoaeat. VU, 31). 

ce La Monarciiie constltutioimeUe en France» par 
M. Ernest Renan, prouve une Uâs de plus la jus- 
tesse de Fobservation placée par Diderot dans le 
«Neveu de Rameau»: «Ceux qui vivent d*une science, 
ne sont pas toujours ceux qui la possèdent et la>' 
cultivent sérieusement.)) La tâche que je me suis 
imposée dans cette critique, consiste à prouver, le 
livre de M. Renan en mains, la justesse de cette 
appréciation, peu courtoise peut-être, mais vraie. 

Je vais donc analyser le livre de M. Renan, séparer 
les quelques vérités quil contient des erreurs qui 
les enveloppent et prouver à Fauteur qu'il est 
impardonnable à un savant dignorer des choses 

1 



qu'il saurait certainement, si la philosophie était 
pour lui un objet de recherches et non un moyen. 
Je fais suivre cette critique de la traduction d'un 
article d'Arthur Schopenhauer, concernant la poli- 
tique et la jurisprudence. Cette traduction, ad usum 
professorum philosophiœ, a été motivée par l'igno- 
rance des savants français en matière de philoso- 
phie allemande. Que ce génie, qui est parti des 
résultats obtenus par Kant pour arriver à une 
hauteur et à une puissance d'idées que nul homme 
de son siècle n'a atteint, ait été systématiquement 
ignoré en Allemagne dans les chaires de philosophie, 
qui recevaient leur mot d'ordre de Hegel, Fichte et 
Schelling, auxquels Schopenhauer a porté des coups 
que la vanité ne pardonne pas, — cela s'explique par 
la jalousie de ces hommes, qui faisaient un métier de 
la science, que Schopenhauer n'a jamais considérée 
autrement que comme une recherche consciencieuse 
sie la vérité, exempte de tout intérêt personnel. 
D'ailleurs, nul n'est prophète dans son pays. Mais 
que des professeurs de l'Institut en France, où la 
science se pique d'être indépendante, puissent ne 
pas connaître les œuvres de l'homme qui a réfuté 
dans ses écrits, avec la clarté et la logique serrée 
du génie , tous les sophîsmes débités par Hegel et 
ses disciples, sophismes dont se nourrissent jusqu'à 
ce jour la plupart des phUosophes français, cela 



prouve seulement que dans la patrie de Boîleau on 
connaît les œuvres de Boileau, sans pratiquer ses 
préceptes, et qu'on oublie trop souvent son conseil: 
a Avant que d'écrire, apprenez à penser, n 

L'extrait dont je joins ci -après la traduction 
(traduction qui ne restera pas isolée, si mes lec- 
teurs veulent bien encourager ce travail) a pour but 
de prouver aux esprits sobres que M. Renan eût 
certainement épargné à ses lecteurs et à sa renommée 
l'exhibition de toutes les idées fausses et des bana- 
lités que contient son ouvrage, s'il s'était seulement 
doi^ié la peine d'étudier les écrits de Schopenhauer, 
et d'y apprendre des vérités que 10 ans après la 
mort de ce grand homme il est honteux d'ignorer 
Le lecteur se demandera peut-être ce que c'est que 
cette autorité que je voudrais imposer à des savants? 
Je répondrais à cela: lisez les œuvres de Schopen- 
hauer, et vous verrez que c'est le bon-sens, la raison 
et la sincérité qui sont les autorités auxquelles je 
fais appel, et que si je m'adresse au public d'au- 
jourd'hui pour demander la reconnaissance de ce 
génie méconnu, c'est parce que la mort de Socrate 
et la vie de Schopenhauer nous prouvent suffisamment 
que la rapidité de là renommée d'un homme est en 
raison inverse de son mérite: «Le fondement de 
toute gloire véritable, c'est l'estime sentie: mais la 
plupart des hommes ne sont capables d'estime 

1* 



sentie, qu'envers ce qui leur ressemble, c'est à dire 
envers le médiocre. Donc, la plupart des hommes 
n'auront pour les ouvrages de génie, jamais qu'une 
estime sur parole. Celle-ci se fondant sur l'estime 
sentie d'un très-petit nombre d'individus supérieurs 
capables d'apprécier les ouvrages du génie, nous 
voyons la raison de la lenteur de l'accroissement 
de la véritable gloire.» (Oeuvres posthumes de 
Schopenhauer.) Mais pour être lente, cette gloire 
n'en est pas moins sûre, et le devoir des savants 
serait d'aller au devant de la gloire des grands 
hommes méconnus des masses, et de ne pas se 
laisser traîner à la remorque de l'opinion comme 
l'ont fait les Français pour Shakespeare. Après 
40 ans d'oubli prémédité de la part de messieurs 
les professeurs de philosophie en Allemagne, Scho- 
penhauer a eu la joie d'assister, presqu'à la veille 
de sa mort, à la troisième édition de son grand 
ouvrage: a Die WeU als Wille und Vorstellungr>, Si 
messieurs les professeurs de philosophie en France 
ne se dépêchent de faire la connaissance de cette 
œuvre, quelques moments de retard encore pour- 
raient avoir la conséquence fâcheuse de les faire 
confondre avec le malignum vulgm. 

A ceux qui reprocheront à cette critique l'ab- 
sence de la courtoisie qu'on est convenu de main- 
tenir entre écrivains, je répondrai que je ne suis 



pas un ëcriyain de métier, et que je ne saisis la 
plume que parce qu'il me semble que par le temps 
de liberté de la presse où nous Tivons, le seul 
antidote possible contre le poison moral des idées 
erronées mises en circulation, c'est Topinion sincère 
de ceux qui ne sont que platoniquement intéressés 
aux débats. J'aime la courtoisie, mais j'aime encore 
plus la vérité. 

Amk/az Hato, sed magis arnica veritas, et j'ai 
malheureusement rencontré dans l'ouvrage que j'exa- 
mine un manque de recherches approfondies, et un 
abus d'appels à la gloire de la France, pour lesquels 
il m'a été impossible de trouver des paraphrases 
atténuantes. Abordons maintenant l'analyse de l'opus- 
cule en question. 

M. Renan commence son introduction par cette 
phrase: (d'histoire n'est ni une géométrie inflexible, 
ni une simple succession d'incidents fortuits». Nous 
aurions le droit, après cela, de nous attendre à une 
nouvelle définition de l'histoire selon M. Renan; 
mais il se contente de nous dire que «lés choses 
humaines, bien qu'elles déjouent souvent les conjec- 
tures des esprits les plus sagaces , prêtent néanmoins 
au calcul». Si on se donnait la peine de mettre 
en vers cette belle phrase, elle pourrait servir à 
enrichir d'un couplet de plus la chanson de l'illustre 
M. de la Palisse, car elle ne nous indique pas 



comment M. Renan comprend l'histoire , dont le grand 
Goethe a si bien défini la valeur, en mettant dans 
la bouche de Faust cette bonne leçon adressée' à 
son commensal Wagner: 

«Mein Freund, die Zeiten der Vergangénheit 

Sind uns ein Buch mit sieben Siegeln; 

Was ihr den Geist der Zeiten heisst, 

Bas ist im Grund der Herren eigner Geist, 

In dem die Zeiten sich bespiegeln. 

Da ist's dann wahrlich oft ein Jammer, 

Man lauft euch bei dem ersten Blick davoh. 

Ein Kehrichtfass und eine Rumpelkammer 

Und hochstens eine Haupt- und Staatsaction, 

Mit treffiichen pragmatischen Maximen, 

Wie sie den Puppen wohl im Munde zienien!)» 

M. Renan parle avec dédain des détails de 
l'histoire, comme si, sans la connaissance des dé- 
tails, il était possible de trouver les motifs moraux 
d'une action, qui certes importent bien plus que 
le fait, à celui qui cherche dans l'histoire un en- 
seignement et non des renseignements. Une bonne 
biographie, comme p. e. celle de Beaumarchais ^ar 
Louis de Loménie, un drame de Shakespeare, un 
portrait de Van Dyck, feront plus pour les progrès 
de l'histoire, que les écrits de ceux qui, comme 
M. Renan, font fi «des volontés individuelles et 
des rencontres du hasard». dEadem sed aliter y), 
telle devrait être, selon Schopenhauer, la devise de 



l'histoire. Ce n'est donc qu'en recherchant l'individu 
et les mobiles de sa volonté, et non les généralités 
et les faits accomplis, qu'on pourra avec le temps 
faire une science de ce qui n'est aujourd'hui qu'un 
dictionnaire de connaissances d'une exactitude bien 
précaire. 

«C'est dans cet esprit (hélas! nous venons de 
voir dans quel esprit) que nous voudrions, dit 
l'auteur, proposer quelques observations sur les 
graves événements accomplis en cette année 1869. 
La philosophie que nous porterons dans cet examen 
n'est pas celle de l'indifférence.» Est-ce un membre 
de l'académie des sciences qui parle, ou un candidat 
à la chambre qui fait une profession de foi à ses 
électeurs? La Chambre exige de ses membres une 
certaine indépendance et la législation a établi l'in- 
compatibilité de la fonction dé député avec d'autres 
fonctions. Il est étonnant que la science soit moins 
scrupuleuse que la politique en matière d'indépen- 
dance, elle qui en a certes plus besoin, à cause de 
la portée bien plus étendue de ses votes, et que 
l'Institut s'incline devant le corps législatif Le 
vote du député influe sur les affaires de ses con- 
temporains, l'erreur du savant pèse quelquefois sur 
le sort de plusieurs générations. 

La philosophie, qui est la science des sciences, 
doit, n'en déplaise à M. Renan, être indifférente 



8 

pour pouvoir être indépendante, et le savant qui 
veut entrer dans la mêlée politique, ressemble au 
chef d'état -major d'une armée qui voudrait monter 
la garde aux avant -postes du camp qu'il a disposé. 
Dans l'un comme l'autre cas, c'est ime dérogation. 
On n'a pas besoin d'un général pour monter la 
garde comme on n'a pas besoin d'un savant pour 
la politique quotidienne. Un savant peut être un 
homme de génie, et dans ce cas il ferait un mauvais 
ministre, parce qu'un ministre ne doit être qu'un 
homme de talent, et voici pourquoi: la première 
condition de la possibUité d'un ministre, c'est le 
succès, et nous savons que le succès des vrais 
génies ne commence que bien après leur mort. Si 
H. Renan a encore, connue il nous semble, la pré- 
tttition de se mêler des affaires de son pays, il 
doit renoncer au désir de lui dire « bien exactement, 
et sans le sacrifice d'une nuance, ce qull caroit être 
la vérité». Ou il n'est pas mi vrai savant, ou il 
doit sacrifier à la science l'ambition d'être un homme 
politique. Le vrai savant a pour mission de re- 
dresser les erreurs des hommes, et de leur offrir 
un enseignement Chargé de cette noble tâche, il 
a bien assez de peine pour avoir la peau sauve, en 
disant la vérité à ses concitoyens sans chercher 
encore à entrer dans la bagarre poUtique; témoin 
Jésus, dont M. Renan doit connaître la biographie. 



9 



L'entrée en matière de M. Renan est une apo- 
logie de la révolution française, accompagnée du 
mouvement de grosse caisse presque inévitable chez 
tout auteur français: «En un sens, «dit -il, la révo- 
lution française (FËmpire dans ma pensée [eelle de 
M. Renan bien entendu] fait corps avec elle) est 
la gloire de la France.» Entendons nom ! Qui ose- 
rait dire le contraire? le peuple est souverain et a 
le droit de changer de gouv^nement toutes les fois 
que le souverain cesserait de tenir le pacte conclu 
explicitement ou implicitement avec la nation, pacte 
qu'on pourrait résumer ainsi: le souverain dispose 
d'un certain pouvoir, à la condition de protéger par 
ce pouvoir l'individu contre l'individu, et la nation 
contre l'étranger, et c'est à celte condition que 
chacun lui fait volontiers le sacrifice d'une partie de 
sa liberté. Mais une révolution ne doit et ne peut 
être qu'une dure extrémité. La présenter au peuple 
comme un sujet de gloire, est aussi fou que cri- 
minel. S'aUleurs, la révolution française n'est, moins 
que toute autre, un sujet de gloire, ou un exemple 
à suivre, car si l'on veut, comme le fait M. Renan, 
lui attribuer une influence directe sur tout ce qui 
se passe en France depuis 80 ans, on arriverait 
à la triste conclusion, que c'est une révolution mal 
faite, c'est à dire, mal commencée et pas achevée. 
Ou la révolution française a été faite à la française. 



10 

c. à d. légèrement, follement, sans besoin et sans 
fruit, comme la terreur rouge, l'Empire et la terreur 
blanche l'ont prouvé, ou cette révolution n'est pas 
achevée. Dans, l'un et dans l'autre cas, il serait 
pour le moins ridicule de parler de gloire, et je 
crois fermement que la nation française n'a pas 
d'ennemis plus dangereux que ceux qui l'encencent 
de gloire sous prétexte de 4789, qui la prennent 
par son côté faible, la vanité, au lieu de s'adresser 
à ses bonnes qualités: la compassion et le dévoue- 
ment intelligent 

M. Renan nous parle de la Judée, de la Grèce 
et de l'Italie, en nous disant que «les nations qui 
ont dans leur histoire un fait exceptionnel, expient 
ce fait par de longues souffrances et souvent le 
payent de leur existence nationale». Mais quel est 
le fait exceptionnel qu'expierait la France? La Judée, 
la Grèce et l'Italie ont été les degrés de la civili- 
sation, dont l'humanité a profité, mais la France 
n'a pas cette excuse. L'ignorance du Français n'a 
de rivalité à craindre que de sa vanité. C'est avec 
peine qu'il parvient à réprimer son étonnement 
quand on lui dit que des arbres poussent ailleurs 
qu'en France, et que les hommes en Russie ne 
marchent pas à quatre pattes. Durant les trois 
années que j'ai vécu à Paris en qualité d'attaché 
d'ambassade, je n'y ai pas vu cinq Français qui con- 



11 

nussent une autre langue que la leur, et je crois être 
indulgent en disant que sur 100 Français, 95 parlent 
l'argot des boulevards au lieu de la langue de Boileau, 
et quant aux Françaises, depuis le faubourg St.-Ger- 
main jusqu'au quartier Bréda, l'histoire de France et 
l'orthographe sont bien tout ce qu'il est humainement 
possible de leur demander, et encore! Si la France 
souffre, ce n'est donc pas pour les autres nations, 
c'est par sa vanité qu'on a exploitée par des moyens 
variés à l'infini. Un savant comme M. Renan devrait 
avoir honte de recourir à ce moyen de succès infail- 
lible il est vrai , mais antipatriotique , et il devrait ne 
jamais oublier que le savant doit marcher à la tête, 
et non à la file de ses concitoyens. M. Renan 
avoue bien que la France, « après avoir versé des 
flots de sang», est encore bien loin du but que se 
proposait la Révolution. Rien n'est plus vrai, mais 
dans ce cas, qu'il me soit permis de demander à 
M. Renan, s'il est bien sage et humain de chanter 
à tout moment les louanges de cette révolution, 
de parler (cde la situation poétique et romanesque» 
qu'elle à créée a la France, en un mot d'encenser de 
gloire une nation, qui sans cela déjà n'est guère 
un monstrum de modestie. Parler souvent de la 
gloire du pays, c'est le moyen des gouverne- 
ments insolvables, moyen bas et ignoble comme le 
flatteur. 



12 



«qui vit aux dépens de celui qui l'écoute »♦ 

Mais la science doit dédaigner ce moyen de se 
rendre populaire, parce qu'elle doit toujours étr« 
au-dessus de la popularité. Japplaudis des deux 
mains quand j'entends M. Renan expliquer la cause 
réelle de Fayortement du travail politique de la 
France dans les termes suivants: «Malgré le feu 
étrange qui ranimait», dit-il, «la France, à la fin du 
XVni^ siècle, était assez- ignorante des conditions 
d'existence d'une nation et de l'humanité.» Mais 
pourquoi faut -il qu'après une bonne vérité comme 
celle-ci, M. Renan ne puisse s'abstenir d'anéantir 
le bon effet qu'on pourrait attendre de cet ensei- 
gnement, en terminant son opuscule par l'éternel et 
inévitable mouvement de grosse caisse, qui ne fait 
jamais honneur à la plume qui s'y prête. Ce mou- 
vement de grosse caisse, me voilà forcé de le tran- 
scrire, hélas! textuellement: «Hâtons nous de le dire 
d'ailleurs», dit M. Renan, «des défauts aussi brUlants 
que ceux de la France sont à leur manière des 
qualités. La France n'a pas perdu le sceptre de 
l'esprit, du goût, de l'art délicat, de l'atticisme; 
longtemps encore, elle fixera l'attention de l'huma- 
nité civilisée, et posera l'enjeu sur lequel le public 
européen engagera ses paris. Les affaires de la 
France sont de telle nature, qu'elles divisent et 



13 

passionnent les étrangers, autant et souvent plus 
que les affaires quotidiennes de leur propre pays. 
Le grand inconvénient de son état politique, c'est 
l'imprévu; mais Fimprévu est à double face: à côté 
des mauvaises chances il y a les bonnes, et nous 
ne serions nullement surpris qu'après de déplorables 
aventures, la France ne traversât des années d'un 
singulier éclat. » A la même page, l'auteur nous dit 
que «la France peut tout, excepté être médiocre.» 
Voilà bien le Français, qui est sûr de parler à des 
Français. Je prendrai la liberté de demander à M. 
Renan de quel nom il consentirait à appeler la va- 
nité, vraiment féminine, qui est logée au fond de 
tout caractère français, si ce n'est du nom de mé- 
diocrité? Qu'est ce que le succès de la «Lanterne» 
en 4868 et celui du a Siècle » en 4864, sinon la 
preuve que tout ce qui est médiocre réussit en 
France, pourvu qu'on y ajoute une certaine dose 
de clinquant, de ronflant, et qu'on parle au peuple 
de temps en temps de la gloire de la France ou 
de celle de sa révolution. £t M. Rouher comme 
homme d'état, et M. Cousin comme phUosophe, et 
M. Thiers comme historien*, et Victor Hugo comme 



* Je ne parle ici, bien entendu, que de M. Thiers 
rhistorien, car comme homme politique je le mets bien 
au-dessus de ses romans historiques. 



14 

poète * comment les appeler autrement que des 
médiocrités? et malgré cela ils ont eu du succès, 
parce qu'ils ont su directement ou indirectement 
parler à la France de sa gloire et elle n'est jamais 
restée sourde à cet appel. La gloire, voilà la ma- 
ladie de la France; maladie sérieuse, parce qu'on la 
traite légèrement, et qui menace de devenir chro- 
nique, grâce a ceux qui, au lieu de la guérir, ne 
pensent qu'a en faire leur profit; quand le gouver- 
nement a besoin de l'approbation du peuple pour 
se faire pardonner une enormité, ou son favoritisme, 
ses folles dépenses, ses haines personnelles et 
quelquefois simplement son ineptie, que fait -il? Il 
en appelle à la gloire de la nation! Quand un 
savant ou un philosophe éprouve le désir d'acquérir 
promptement une popularité difficile à atteindre 
pour tous ceux qui sont au-dessus du niveau in- 
tellectuel des masses, que fait-il? Il afiiecte le lan- 
gage populaire, et il prend la peine de parler aux 
Français de la gloire de leur révolution! Comment 
voulez -vous que dans ces conditions une nation, 
qui n'est pas moins ignorante que les autres, n'ait 
pas la fièvre de la gloire et que cette maladie non- 
seulement ne lui enlève pas le repos, mais ne lui rende 



* Et les pantins comme Rochefort, pour lesquels on 
fait couler le sang^ à flots. 



15 

pas odieux le repos des autres? En comparant la 
France à l'Angleterre, M. Renan veut expliquer ainsi 
la c^use des issues différentes de leurs révolutions 
respectives: la France, dit -il, «procéda philosophi- 
quement en une matière où il faut procéder histo- 
riquement», et c'est à cause de cela, dit -il, que 
« l'Angleterre, qui ne se pique de nulle philosophie, 
s'est trouvée mille fois plus libre que la France, 
qui avait si fièrement planté le drapeau philosophi- 
que des droits de l'homme». 

Le fait est exact, mai^ les causes sont mal 
expliquées, si toutefois elles le sont. Est-ce la 
faute de la philosophie, si les esprits incultes et 
superficiels ne la comprennent pas? L'Angleterre 
a eu au moins autant de philosophes que la France, 
mais les philosophes anglais étaient plHS profonds, 
plus sérieux, si l'on veut plus lourds, et par con- 
séquent moins populaires, que les philosophes fran- 
çais, .et la philosophie a influencé les événements 
dans les deux pays, comme elle finit toujours par 
le faire. En France, cette influence a été directe, 
et c'est là le malheur de la révolution française. 
Ce malheur, on doit l'attribuer à la légèreté du 
caractère français, qui, avant de saisir une 
idée, et de se donner la peine de la bien comprendre, 
veut l'appliquer. En ce moment on fait la même 
chose en Russie; on cherche par des mesures vio- 



16 

lentes à introduire dans la pratique une théorie 
mineure et peu solide. Je ne doute pas qtit de 
grands malheurs ne châtient le socialisme autocra- 
tique de ce ^ouyemement. Mais on ne saurait 
attribuer ce malheur à la philosophie dont Tinfluence, 
inévitable d'ailleurs, est toujours salutaire quand 
elle n'est pas directe. Le peuple anglais au con- 
traire, est plus lent, mais plus prudent, il ne prend 
à la philosophie que ce qui a été bien élaboré et 
ce qu'il sûr d'avoir bien compris. Si on voulait 
établir un parallèle entré les deux pays, il faudrait 
faire une étude des caractères des deux nations et 
de leurs philosophes: d'un côté le caractère anglais 
et la philosophie de Fr. R. Bacon, de Fairtre le carac- 
tère français et la philosophie de Descartes. On 
arriverait alors à des conclusions plus vraies et 
surtout moins superficieUes que celles de M. Renan. 
Ce n'est donc la faute ni de Voltaire ni de Yau- 
venargues, ni de Condorcet, ni de Biderot, mais la 
faute du peuple français, qui veut tout savoir sans 
rien apprendre, et dominer le monde pour obéir 
ensuite à celui qui saïu'a le flatter. Voilà ce que 
M. Renan n'a pas eu le courage de dire, parce 
qu'un homme dont le métier est d'écrire et d'en- 
seigner, ne désire guère se brouiller avec ^ son 
public. Mais nous autres, qui n'avons pas de 
métier, c'est notre devoir de dire aux Français les 



17 

dures vérités, qui, s'ils en profitent, empêcheront 
cette nation, malgré tout si aimable et si bonne, de 
mourir de vanité. Quoique cette maladie ne soit 
pas inscrite dans le catalogue médical, elle existe, 
et n'en est pas moins réellement dangereuse. 

Dans ses recherches sur les causes des tenta- 
tives révolutionnaires en France, recherches qui 
sont encore moins heureuses que son parallèle entre 
ia France et TAngleterre, M. Renan tombe sur un 
mot qui est la pierre d'achoppement de presque 
tous les écrivains français. Naturellement M. Renan 
trébuche comme les autres, et tombe dans un déluge 
de phrases, bien senties, peut-être, mais bien mai 
pensées. II s'agit de la société humaine, que la 
révolution française aurait envisagée d'un point de 
vue trop matérialiste, et qui, selon M. Renan, est 
c(un grand fait providentiel», «la mère de tout 
idéal)), et encore le produit direct de la volonté 
suprême. «Sans partager ses idées)) au sujet des 
révolutionnaires français, dont l'erreur principale 
était (et est encore jusqu'aujourd'hui) de poursuivre 
un but impossible : l'égalité, le niveltement, le règne 
d'une justice absolue et abstraite, toutes choses 
incompatibles avec les misères humaines, je ne puis 
m'empêcher de reconnaître que toutes fausses qu'é- 
taient ces idées, c'étaient cependant des idées, tandis 
que le fatras que M. Renan demande ou attribue à 

2 



18 

la société humaiiie e»t un amas de phrases teUe- 
ment roBflantes, qu'il me répuffne de les recepier 
ici. Je renvoie donc le lecteur aux pages 20 — â3 
de « la Monarchie eonsiitutiomielle » et je me borne 
à le prier d'y comparer le raisonneiaent sain et 
senré de Schopenhauer qui traite le même sujet 
dans l'article « Jurisprudence et Politlqve » dont je 
joins ci- après tine traduction qui édifiera ceux des 
lecteurs qui ne lisent pas l'allemand. C'est en 
lisant Schopenhauer et en faisant la comparaison, 
qu'on verra la difiérence qu'il y a entre celui qui 
a mis sa pensée au service de la vérité, cette 
chaste beauté qui ne se donne pas à tout venant, 
et celui qui n'écrit qiite pour plaire au public. Pour 
être juste, je ne passerai pas sous silence l'éloge 
que mérite M. Renan p«ur l'appréciation qu'il fait 
des aspirations du peuple français, (p. 26.) «Le 
peuple», dit M. Renan, «soutiendra que la justice ne 
sera complète, que quand tous les Français seront 
placés, en naissant, dans des conditions identiques.» 
J'ai habité la France durant trois années consécu- 
tives, et j'y ai vu combien est formidable l'envie 
qu'inspire à la basse classe tout ce qui est au-dessus 
d'elle, soit par l'inteUigence, soit par la naissance, 
soit par la fortune. M. Renan nous dit que «quand 
Gubbio ou Assise voyait défiler en cavalcade la noce 
de son jeune seigneur, nul n'était jaloux», et moi, 



19 

j'affirme qu'il est impossiUe de traverser te fau- 
bourg St.-Antoki6 en équipage tant soit peu élé- 
gant sane s'entendre crier des injures par les 
gamins on les voyous. M. Renan a donc raison de 
constater le fait, mais il a tort de taire les raisons 
de ce phénomène, qui n'existe ni en Allemagne, ni 
en Angleterre, ni même en Russie où le gouver- 
nement est démocrate. Cette raison, que M. Renan, 
qui est plus habile qu'il ne veut bien l'avouer dans 
sa préface à la dernière édition de sa a Vie de 
Jésus», ne veut pas dire, je vais la démontrer 
avec toute la franchise et l'équité d'un étranger, 
qui a des sympathies pour ce peuple français, si 
bon, si généreux et si aimable, mais qui n'est 
aveuglé ni par le patriotisme, ni par des intérêts 
personnels qui exigent des ménagements. 

L'envie est un tourment qui est la conséquence 
en même tems que le châtiment de la vanité. 
L'homme vain est intolérant pour tout ce qui lui 
est supérieur, et s'il ne peut empêcher qu'on le 
surpasse, il croit se dédommager en enviant celui 
qui est au-dessus de lui, sans vouloir tenir compte 
des raiscms et des causes de la supériorité de son 
rival. L'envie est donc une conséquence fort natu- 
relle de la vanité inhérente au caractère français. 
Chaque nation a ses défauts, mais jamais un défaut 
de caractère n'a aussi puissamment influencé les 

2* 



20 

destinées d'un peuple que la vanité française. D'où 
vient que ce défaut a atteint des dimensions si 
colossales et si inquiétantes, qu'il a souvent fait le 
malheur de la France et qu'il trouble sans cesse le 
repos de l'Europe? M. Renan, qui est un honune 
habile, ne veut pas le dire. Comme je n'ai pas 
besoin d'être habile, je le dirai, moi. J'ai lu souvent 
dans la Revue des deux Mondes des articles où l'on 
a dit quelquefois de bien dures vérités à mon 
pays; j'en ai fait mon profit, je les ai adoptées et 
je les ai répétées quand elles me paraissaient justes. 
La seule manière que j'aie trouvé de prouver à la 
Revue des deux Mondes toute la reconnaissance 
que je lui dois, c'est de lui rendre la pareUle et de 
lui dire «ce que nous croyons être la vérité sur 
les Français et la France, r> Notre avis est que si 
ce défaut, inoffensif en apparence, mais terrible et 
plein de dangers en réalité; a pu croître et embellir 
jusqu'à devenir un monstrum per excessum, c'est 
qu'il a été encouragé et exploité sans vergogne, 
tant par les démagogues, que par quelques-uns 
des gouvernements que la France a subis. En effet, 
depuis la a révolution victorieuse » jusqu'à nos jours, 
que disent les démagogues? A commencer par les 
hommes de talent comme Mirabeau, Camille Bes- 
moulins, Benjamin Constant etc. et en finissant par 
les exploiteurs comme Victor Hugo, et les pantins 



21 

comme Rochefort, tous, tant qu'ils sont, Us ne par^ 
lent qu'à la vanité ou à Tenvie. Us parlent à la 
vanité, quand on peut dire aux Français qu'on ne 
leur donne pas assez de gloire. Us s'adressent à 
l'envie quand ils découvrent les plaies de ceux qui 
les gouvernent. Qu'on dise vrai ou qu'on calomnie, 
le moyen est également mesquin, et le succès est 
immanquable. Telle est mon opinion sur le rôle 
des démocrates populaires en France! Voyons main- 
tenant si les gouvernements valent mieux que ceux 
qui les renversent. Comment Napoléon P' se main- 
tint-il durant tout son règne, qui était une négation 
formelle des principe^ de 89? En gagnant des ba- 
tailles. Je passe les deux restaurations, à cause 
de ces habitudes vicieuses, contractées en exil, 
qui les désignaient d'avance à la chute en partie 
méritée qui les a enlevées, et j'arrive au règne de 
Louis -Philippe. D'où vient cette chute inattendue 
d'un gouvernement qui a relativement bien peu 
coûté à la France, en hommes comme en argent? 
C'est le manque de prestige qui a renversé Louis- 
PhUippe. En politique on peut dire aux peuples: 
dis-moi ce qu*il te faut de prestige, je te dirai ce 
que tu as de vanité. Le manque de prestige est 
la cause de cette révolution de Février, qui emporta 
dans un fiacre le dernier Roi. Voyons maintenant com- 
ment le second empire a pu durer 18 ans? L'Empire, 



22 

comme tout nouveau pouvoir, est le fait d'un am- 
bitieux. C'est dans Tordre des choses et aucun 
homme sensé n'enviera le sort de ceux qui mut 
possédés de cette maladie. Mais encore faut -il que 
l'ambitieux apporte, comme enjeu de la partie, un 
désintéressement qui élève sa passion au-dessus du 
vulgaire. Je suis, comme Scfaopenbauer, partisan 
du système monarchique, et je ne suis pas trop 
sévère pour ceux qui ^nploient une certaine dose 
de violence pour faire cesser cet état de choses 
an(Mrmal qu'on appeUe une république, mais encore 
faut*il que le pacte fondamental des monarchies soit 
observé par celui qui ne craint pas d'assumer un 
devoir aussi lourd. Le pacte fondamental consiste 
en ce que celui qui tient entre ses mains les rênes 
du pouvoir, devienne à un tel point la personifica* 
tion de la nation qui s'est confiée à lui, qu'il oublia 
complètement sa personne et les intérêts de sa fa- 
mille pour ne penser qu'à ceux de son peuple. 
C'est là la raison d'être des monarchies, et c'est ce 
qui donne à ce système d'immenses avantages sur 
les républiques. Dans les monarchies où la dy- 
nastie a plusieurs générations d'existence non in- 
terrompue, cette condition est toute naturelle et 
sous- entendue, sans que qui que ce soit pense à la 
discuter. La force de l'habitude, la confiance en soi- 
même que donne l'hérédité, l'exdusion de toute 



23 

crainte de compétiUon, font que le gouverain s'est 
tellement identifié avec son peuple, qu'il ne perd 
jamais son temps à penser à ses propres intér^s 
ou à ceux de sa famille, qui nç font qu'un avec ceux 
du pays. Les garanties d'une constitution tant soit peu 
libérale, sont suffisantes pour protégé le peuple 
contre les erreurs du protecteur que le hasard de 
l'hérédité peut ana^ier sur le tr4ne, car l'expérience 
BOUS prouire que la constitution la tnoins large, finit 
toujours par renuferser eelui qui od>Ue les condi^ 
tions fondamentales, en vertu desquelles le manie* 
ment de la machine gouvernementale lui Qst confié. 
Le plus ou moins de libéralisme d'une constitution 
est une question de mesQjre et de tact, qui doit se 
régler sur le tempérament de la nation et de la 
personne du souverain. Mais dans leis monarchies 
nouvelles, celui q|ii veut en être le fondateur doit 
remplacer par son génie Toeuvre du temps et de 
l'habitude. La tâeke n'est pas facile, et la première 
condition de ce génie, c'est l'oubli de soi«-méme. Q 
faut que celui qui a l'ambition de fonder une dy-> 
nastie commence p» oublier complètement qu'il 
n'est qu'un parvenu, et qu'il agisse en conséquence, 
c-à-d. quil oublie ses intérêts personnels et ceux 
des siens, et quil les risque toujours, pour ne 
penser qu'au bien être de son peuple. Il faut pour 
cela une grande ambition, l'amour du jeu et un^ 



24 

abnégation à toute épreuve. On voit par cette dé- 
finition combien la chose est difficile et par consé- 
quent le succès rare et précaire. Examinons main- 
tenant jusqu'à quel point Napoléon in a rempli les 
exigences de la position difficile que lui crée son 
rôle de chef de dynastie. 

Constatons d'abord que les traditions et l'his- 
toire de son oncle lui donnaient sur les autres 
fondateurs de dynasties un avantage dont il a abusé 
sans en profiter, et analysons la politique extérieure 
et intérieure du gouvernement français sous le se- 
cond Empire. 

Issu d'un complot militaire, Napoléon in n'a pas 
su résister au courant qui l'a amené au pouvoir. 
Pour satisfaire les ambitieux de l'armée d'un coté, 
et pour occuper de l'autre l'esprit inquiet des Fran- 
çais,, il s'est lancé dans les expéditions lointaines 
(la Syrie, la Cochinchine, le Mexique) qui ont été 
le thème favori, et ont fait le succès de l'opposition. 
Quant aux guerres européennes, étaient -elles plus 
raisonnables ou plus fructueuses? La guerre de 
Grimée n'est après tout que l'avortement d'une 
pensée bien vague, et cela bien heureusement pour 
nous autres Russes, car si nous avons perdu par 
elle le prestige du règne de l'Empereur Nicolas, 
nous avons gagné, comme compensation de la 
perte de cette gloire éphémère, la conscience de nos 



25 

erreurs, qui a été ]d source des réformes néces- 
saires commencées sous le règne actuel. L'efficacité 
de ces changements salutaires dépendra, en dé- 
finitive, du bon sens de la nation, aussi bien que 
de la modération et du tact du gouvernement russe, 
qui à rheure qu'il est n'est malheureusement pas 
très bien inspiré, car il a entrepris dans ses pro- 
vinces frontières une politique à la Louis XI, 
dont le succès y pour les esprits myopes, a Tair 
d'être facile et sûr, mais qui ne manquera certes 
pas de se retourner, tôt ou tard, contre Fauteur de 
cette immoralité. L'achèvement de ces réformes 
dans une mesure raisonnable, dépend certaine- 
ment de ceux qui sont appelés à les exécuter, 
mais il n'en est pas moins vrai que c'est la guerre 
de Crimée qui a provoqué ce mouvement civi- 
lisateur, qui donnera à la Russie, avec le temps, 
les moyens de ne plus craindre de campagnes sem- 
blables. Quant à la France, qu'est ce qu'elle a gagné 
à cette guerre? Un boulevard de Sébastopol, un 
Duc de Malakofi, et une influence dans les prin- 
cipautés danubiennes, si immoralement exploi- 
tée, qu'elle est tombée avec la chute scandaleuse 
de Gouza pour ne plus se relever. Sont-ce là des 
résultats satisfaisants pour une guerre qui a coûté 
tant de milliers d'hommes et tant de millions de 
francs? Magenta et Solferino n'ont pas donné un 



26 

seul ami sérieux à Napoléon m, qui n^est pas plus 
aifflé de Victor -Emmanuel que de Garibaldi. A Rome, 
la présence du chassepot français encourage toutes 
les inepties que les jésuites font commettre à un 
vieilard tombé dans TenfaDce. Quel est donc en 
somme le caractère de la politique extérieure de 
Napoléon lïl? — C'est un esprit inquiet et inquié- 
tant, chterchant partout des aventures et manquant 
complètement de principes. La France n'a, à l'heure 
qu'il est, pas un seul ami ni un allié sérieux, sur 
lequel elle puisse compter en cas de besoin, et la 
Tictoire de Sadowa peut avoir pour elle des con- 
séquences £lcheuses trop directes. Les Anglais, qui 
sont un peuple d'hommes pratiques, se sont dit: 
nous avons dépensé des miUions pour faire tomber 
Napoléon I, et nous nous sommes endettés bien inu- 
tilement à cette tache. Non bis in idem. Prenons 
toujours le traité de commeree» qui nous aidera à 
avoir chaque année des excédants de recette, pen- 
dant que la France s'endettera, et laissons à la 
dynastie Napoléonienne, que nous n'aimons guère, 
la carde assez longue pour qu'elle ait de qum se 
pendre, comme dit le proverbe. Cette attitude, 
l'Angleterre l'a observée en petit vis-à-vis du prince 
Couza, qui n'était après tout qu'une réduction mol- 
dave de Napoléon m, et le résultat a prouvé que 
Lord John n'avait pas tort. Je parle ici de Lord 



27 

John Russell, qui a dit du Prince Gouza, qu'il fal- 
lait lai laisser la corde assez longue pour qu'il 
eût de quoi se pendre. Je ne parlerai pas des 
sentiments de la Prusse ni de ceux de l'Àutrîcbe. 
Tout le monde sait que ce n'est ni à Berlin ni à 
Vienne que la politique française trouverait un ap* 
pui sincère et sérieux en cas de besoin. Reste la 
Russie. Malgré le$ services réels rendus par la 
Russie a Napoléon IH lors de l'aoBexion de la Sa- 
voie, et mille et mille avances imprudentes, faites 
en différentes occasions, la France a toujours opposé 
à la politique russe une r^istance sourde, et de 
temps en temps une amabilité de mauvaise foi, qui 
finissait toujours par démasquer le sourire aigre-doux 
d'un ennemi. Les journaux ont parlé d'une bro- 
chure attribuée à une source officielle '^ et dans la- 
quelle la Russie aurait fait à la France des offices 
plus ou moins séduisantes, pour cimenter une alli- 
ance franco -russe. Je ne suis pas en position de 
vérifier jusqu'à quel point cette source est officielle, 
mais si réellement cette brochure, comme l'a fait 
entendre «l'Indépendance Belge», émanait du mi- 
nistère des affaires étrangères, cela ne prouverait 
qu'une chose, c'est que la politique du Prince Gortcha* 
coff est de ne pas en avoir, comme il l'a dit une fois 



La brochure est intitulée: «Impasse politique.» 



28 

< 

sans se douter que c'était vrai et que se souvenir et 
prévoir sont deux choses complètement étrangères 
à ce ministère des affaires étrangères. Je sais bien 
que la politique des ressentiments est absurde, mais 
celle des sentiments généreux ne Test pas moins, 
et ce n'est pas au moment où le pouvoir de Na- 
poléon, m, qui n'a été pour la Russie qu'un faux 
ami, est si malade, qu'il serait prudent de lui tendre 
la main au risque de s'aliéner la Prusse, et de se 
brouiller d'avance avec le gouvernement que les 
événements peuvent faire succéder à celui que la 
France subit en ce moment. Si le fait de ces avan- 
ces était vrai, ce dont je veux bien douter, ce se- 
rait là du Don Quîchotisme politique, et cela ne 
prouverait pas l'habileté de la politique des Tuile- 
ries, mais bien la naïveté du cabinet de St-Peters- 
bourg. 

Pour résumer ce que je viens de dire sur la 
politique extérieure du second Empire, je ne puis 
que répéter la pensée quim'a inspiré au commence- 
ment: Napoléon in est pour l'Europe un esprit 
inquiet et inquiétant, et certes personne ne porte- 
rait le deuil de ce pouvoir s'il venait à succomber 
aux embarras qui le menacent en ce moment. 

Revenons maintenant à la politique intérieure 
du second Empire et au livre de M. Renan: «Le 
((mouvement qui s'opère dans les classes populaires», 



29 

dit M. Renan à la page lOSi de sa brochure, a et 
«qui tend à donner aux individus une conscience 
« de plus en plus nette de leurs droits % est un fait 
«si évident, que vouloir s*y opposer serait de la 
«pure folie. Le devoir de la politique est, non pas 
«de le combattre, mais de le prévoir et de s'en ac- 
«commoder.» n me semble que le devoir de la 
politique était avant tout de ne pas provoquer ce 
mouvement, en attirant par des moyens factices, 
imaginés, au profit de llntérét personnel de M. 
Haussmann et consorts, les ouvriers, si nécessaires 
à Tagriculture, dans les grandes villes. Les déser- 
teurs de la charrue ont pris des habitudes qui les 
empêchent à tout jamais de retourner à la cam- 
pagne. Le devoir de la politique était aussi de ne 
pas s'adresser à la niaiserie et à la forfanterie du 
caractère national, et de ne pas imaginer des ex- 
péditions lointaines. £n subventionnant THippodrome 
afin d'y faire donner des représentations de la 
prise de Puebla et autres balivernes de ce genre, 
qui chatouillent Tamour- propre national au détri- 
ment du cœur et de l'esprit du peuple, le gou- 
vernement commettait un délit semblable à celui de 
l'escroc qui a été condamné en police correctionnelle 
pour avoir vendu des autographes de Pascal à ce 



* n serait plus juste de dire «de leurs prétentions». 



30 

pauvre Mr. €has]e. Si au lieu d^engloutir des mil- 
lions dans ces entreprises et ces représentat^ns 
inutiles et dangereuses, on avait employé cet argent 
à l'instruction du peuple et fait puiser, comme Ta 
dit un spirituel député, «M. Segris dans le budget 
du général Lebœuf», on aurait mis, à Theure qu'il 
est, le bon sens national en garde contre les cajo- 
leries des démagogues et on se serait évité le 
spectacle humiliant de voir couler du sang pour des 
pantins comme MM. Rochefort, Flourens & C^*. C*est 
qu'au lieu de combattre la démagogie, face à face, 
par rinstruction et par une économie sage, qui 
aurait donné satisfaction au besoin de bien-é^e 
des classes populaires, le gouvernement a cru plus 
commode de faire concurrence aux démagogues, en 
employant pour cela tous les moyens qui se trou- 
vaient à sa disposition. Ce système peut avoir du 
succès pendant quelque temps, grâce aux grandes 
ressources dont un gouvernement dispose, mais à 
la longue, qu'arrive- 1- il? M. Renan nous le dira: 
((Dix fois il m'a été donné, pendant une campagne 
((électorale, d'entendre le dialogue que voici: nous 
((ne sommes pas contents du gouvernement; il 
«coûte trop cher; il gouverne au profit d'idées qui 
«ne sont pas les nôtres; nous voterons pour le 
((Candidat de l'opposition la plus avancée. — Vous 
«êtes donc révolutionnaires? — Nullement, une ré- 



31 

ttvolutton serait le dernier malheur. Il s'agit seu- 
cclement de faire impression sur le gouvernement, 
«de le forcer à changer, de le contenir vîgoureu- 
sèment.» Ce renseignenvent vrai et précis est, à 
mon avis, la meillei^re partie du Uvre de M. Renan, 
et il ne fant pas lui marchander Téloge qu'il mérite 
pour avoir dit cette vérité, qui est la condamnation 
du second Empire. Au lieu de la sécurité et du 
repos qu'une nation a le droit de demander âu 
souverain auquel elle a donné, avec une confiance 
digne d'un meilleur sort, un pouvoir presqu' illimité, 
Napoléom III a exploita ce peuple, en caressant ses 
faiblesses et en encourageant ses mauvais instincts. 
En s'adressant à la vanité et à l'envie des Français, 
au lieu de tâcher de développer le bon sens et le 
bon cœur de cette nation, après tout meilleure que 
bien d'autres, il a réussi à faire durer son gouver- 
nement personnel pendant 18 ans. Je l'appelle 
personnel non à cause de la concentration du pou- 
voir, car dans ce sens toute monarchie est plus ou 
moins personnelle, mais je l'appelle personnelle à 
cause de l'égoïsme du souverain et de l'oubli des in- 
térêts de la nation qui s'est manifesté dans la plu- 
part de ses actes. Pour ne pas reprendre un thème 
suffisamment expliqué par tant d'orateurs et d'écri- 
vains, je ne parlerai pas des guerres entreprises 
par Napoléon III, guerres qui n'ont été, après tout, 



32 

■ 

que des moyens de réclame pour le second Em- 
pire, et je me bornerai à signaler les faits égoïs- 
tiques des autres branches de sa politique. Qu'est- 
ce que la Régence si active de llmpératrice, de 
cette femme si peu éclairée, qui a eu le talent de 
se faire la protectrice des causes et des hommes 

4 

les moins dignes d'intérêt? Qu'est-ce que le favo- 
ritisme passager des Haussmann, des Pereire, des 
Mirés et autres personnages plus obscurs encore? 
Que sont les sommes qu'on assure sur la tête du Prince 
impérial, sans compter l'argent qu'on a placé probable- 
ment à la banque d'Angleterre? Égoïsme et Égoïsme 
maladroit et poltron! Qu'est-ce enfin que tous ces 
parents corses ou espagnols qu'on protège toujours, 
tout en les désavouant à l'occasion, sinon l'oubli 
du premier devoir d'un fondateur de dynastie, celui 
d'avoir un grand pouvoir, avec l'obligation de n'être 
que la personnification des intérêts, le monogramme, 
comme dit Schopenhauer, de la nation. Je ne Sui§ 
pas un admirateur instinctif du succès, ni un dé- 
tracteur zélé de l'infortune, mais il m'est impossible 
de plaindre un gouvernement qui ne récolte que ce 
qu'il a semé. Un gouvernement peut faire quelque- 
fois des fautes de détail; et il doit pouvoir en faire 
sans péril pour son existence, car autrement il se- 
rait impossible, mais pour cela il faut que le prin- 
cipe fondamental soit bon et honnête, c'est à dire 



33 

que les efforts bien ou mal compris n'aient qu'un 
seul but — le bien-être possible du pays en dehors 
de toute préoccupation pour la personne ou la 
famille du souverain. On me dira qull est im- 
possible qu'un homme atteigne le degré d'imper- 
sonnalité qui lui permettrait d'oublier sa personne 
et les siens pour ne penser qu'à son pays, et que, 
tant que le monde sera monde ^ il y aura toujours 
du népotisme, du favoritisme et de l'égoïsme dans 
les actes de ceux qui seront en mesure de se per- 
mettre ces vices. Je ne conteste pas les faiblesses 
incorrigibles inhérentes à l'espèce humaine, mais 
ces faiblesses aussi, comme tout ce qui est dans 
la nature humaine, varient de degrés selon l'indi- 
vidu. Or, il me semble qu'U est permis d'exiger 
d'un fondateur de dynastie un désintéressement, un 
dévouement non -seulement au-dessus de ceux de 
tout autre citoyen, mais même supérieurs à ceux 
qui suffiraient à un souverain légitime, parce que 
dans le cas contraire, l'usurpation, qui coûte tou- 
jours tant de sacrifices à la nation qui la permet, 
perdrait sa seule raison d'être et ne serait qu'une 
de ces violences qui ont toujours une réaction vio- 
lente pour conséquence. La seule excuse d'un coup 
d'état, c'est l'exécution d'une de ces mesures irré- 
missibles' dont l'inexécution menacerait de ruine 
l'édifice social. On comprend alors et on excuse 

3 



34 

un certain degré de violence, nécessaire pour ac- 
complir cette œuvre de sauvetage. Mais ce n'est 
pas là le cas de Napoléon m. La société n'était 
pas menacée au point d'avoir besoin du 2 Décembre 
pour se remettre dans son assiette. La France n'en 
était pas au point d'avoir besoin d'engloutir des 
milliers de vies humaines et des milliards de francs 
dans des expéditions lointaines pour se donner le 
plaisir d'avoir pour souverain le neveu d'un héros 
de batailles. Elle a consenti à ce métier de dupe 
parce qu'on a su la prendre par la vanité, qui est 
le côté le plus faible du caractère français, mais, 
à la longue, le seul marché possible, c'est celui qui 
est avantageux pour les deux parties contractantes, 
et tout traité unilatéral (particulier ou international) 
finit toujours par être dénoncé par celui qui se 
trouve dupé. Le seul moyen pour un gouverne- 
ment d'éviter une fausse position, c'est de s'adresser 
toujours au bon sens et aux bons sentiments d'une 
nation. L'exposé de la politique extérieure et in^ 
térieure du second Empire prouve que ce gouver- 
nement ne s'est adressé qu'à la vanité, c'est à dire 
aux mauvais instincts des masses, pour tâcher de 
les exploiter au profit de la consolidation de la dy- 
nastie napoléonienne. Gela ne lui a pas réussi, et il 
n'est parvenu qu'à faire faire aux Français la réfiexion 
qu'a indiquée M. Renan dans son livre: nous avons 



35 

un gouvernement qui coûte plus quHl ne vaut! Cette 
situation, M. Renan Ta indiquée dans un passage 
précité de • son ouvrage. C'est son mérite. Son 
tort est de ne l'avoir fait que vaguement en atté- 
nuant tout ce qull a dit des défauts du caractère 
français, par des réflexions qui prouvent que le 
second Empire a eu une influence démoralisatrice 
qui s'est étendue même sur la pensée, quoiqu'elle 
n'ait eu pour but que le gros du public^ On dit 
que l'Empire devient Orléaniste. Trop tard! Et 
pour la maladie du second Empire, les plébiscites ne 
sont que des vésicatoires sur une jambe de bois. 
Ce ne seront par les traitements symptomatiques 
qui le sauveront. Le mal est plus profond, il est 
dans la violation perpétuelle du pacte fondamental 
par le souverain qui ne sait pas être plus qu'un 
parvenu et qui ne pense qu'a sa femme et à son 
flls au lieu de penser à la nation qui s'est donnée 
à lui. Et s'il tombe, l'Europe entière dira: Bon 
débarras! 




3* 



JTJBISPBUDENCE ET POLITiaUE. 

Extrait dès Œnyres d'Arthur Schopenhaner. 



Celui qui part de Topinion préconçue que l'idée 
du droit est positive, ne viendra jamais à bout de 
la définir d'une manière précise: il poursuivra une 
ombre, un fontôme, un non-ens. L'idée du droit, 
comme celle de la liberté, contient une négation. 
L'idée de l'injustice au contraire est positive et sy- 
nonime de lésion, dans le sens le plus étendu 
(laesio). Elle peut atteindre soit la personne, soit 
la propriété, soit l'honneur de l'individu. Il est 
facile après cela de formuler les droits de l'homme, 
qui peuvent être résumés en quelques mots : chacun 
a le droit de faire tout ce qui ne lèse pas les 
droits d'autrui. 

Avoir un droit ne veut dire autre chose Xfae 
pouvoir faire, prendre ou employer une chose, sans 
léser les droits d*autrui. — Simplex sigillum veri. — 



38 

C'est ce qui prouve rincousistance de certaines 
> questions, p. e. celle de savoir si un homme a le 
droit de se suicider. Quant à ce qui concerne les 
prétentions d'autrui sur notre personne, elles ont 
notre existence pour condition essentielle et tom- 
bent avec elle. Exiger qu'un homme qui ne veut 
plus vivre pour lui même, continue à traîner son 
existence en qualité de machine pour Tutilité d'au- 
trui, ce serait vraiment une prétention par trop 
exaltée. * 

Quelle que soit la différence des forces distribuées 
aux hommes par la natuire, leurs droi^ts sont les 
mêmes, parée que ceux-ci ne sont pas basés sur 
la force, mais sur la nature essentiellement morale 
du droit, qui voit dans chaque individu un de- 
gré égal de la volonté de vivre (Obfedivation des 
Willem), 

Ceci, du reste, n'est valable que pour le droit ab- 
strait que tout homme possède en sa qualité d homme. 
Le nombre et la qualité des propriétés que chaque indi- 
vidu acquiert dans la mesure de ses forces, sont réglés 



* Je dois ajouter ici que ceux qui ne coimaissent pas 
les couvres de Schopenhauer auraient tort de croire qu'il 
prêche le suicide. Je traduirai un jour son article sur le 
suicide qui est simple et vrai comme tout ce qu'il a écrit. 

(Note du traducteur.) 



39 

sur la mesure et la qualité de celles-ci, et ce sont 
elles qui déterminent, en conséquence, retendue de 
ses droits: ici Tégalité cesse. Les mieux doués 
ou les plus vaillants étendent, par leur activité, le 
cercle de leurs droits, ainsi que le nombre d'ob- 
jets qu'ils embrassent. 

J'ai expliqué dans mon ouvrage principsrf (Die 
Welt als Wilîe tmd Vorstellung, T. II, ch. 47) la 
raison par laquelle l'état n'était autre ciiose qu'un 
établissement de sûreté générale, eréé pour défendre 
l'ensemble cetAve les attaques extérieures, et l'in- 
dividu contre les violences de ses concitoyens. Il 
en résulte que la nécessité de l'existence de l'état 
n'est basée, en dernière analyse, que sur l'iDJustice 
reconnue de l'espèce humaine, car sans celle-ci on 
n'aurait jamais songé à constituer un état; si per- 
sonne n'avait à craindre une incursion dans le do- 
malne de ses droits, il ne resterait qu'une associa- 
tion défensive contre les attaques des bétes féroces 
ou contre la force des éléments, association qui 
n'offrirait que peu de ressemblance avec l'État, tel 
que nous le voyons aigourd'bui. Hacé à ce point 
dé vue, on reconnaît clairemen;^ tofrle la platitude et 
l'esprit borné des pseudophilosophes qui se plai- 
sent à représenter cette Institution conmie le but 
suprême ef la fleur de l'existence humaine, et nous 
offrent, par le» phrases pompeuses que cette idée 



40 

leur inspire, une apothéose complète du chauvi- 
Bisme. 

Si la justice régnait en ce monde , il suffirait 
d'avoir bâti sa maison pour la posséder, et ce droit 
de propriété si évident n'aurait besoin d'aucune 
autre sauvegarde. Mais l'injustice étant à l'ordre 
du jour, on exige encore de celui qui a bâti la 
maison, d'être aussi en état de la défendre, sans 
quoi son droit demeure de fait insuffisant, car l'a- 
gresseur aurait toujours pour lui le droit du plus 
fort. C'est là le droit de Spinoza qui n'en recon- 
naît point d'autre, quand il dit: (Tract, pol. c 2, § 8) 
fnUnusquisque tantum juris habet quantum potentia 
valet y> y et plus loin: (.iDniuscujusque jus, potentia 
ejus definitury) (Eth. IV, pr. 37, ch. i).* Spinoza 
semble avoir puisé cette idée dans l'ouvrage a De 
Civef> (ci, § 14) de Hobbes, qui joint à ce pas- 
sage un bien singulier commentaire en disant que 
le droit du bon Dieu sur toute chose n'est basé, 
lui aussi, que sur sa toute -puissance. 

Cette appréciation du droit a disparu de la 
théorie aussi bien que de la pratique de la vie 
privée, mais la politique ne l'a abolie qu'en théorie 



* C'était aussi le principe du droit des gens établi par 
le Gonsolate del mare: «.ibi jpotestas, ubi vîs armorum.)) 

(Note du traducteur.) 



41 

et la laisse encore subsister dans la pratique. Nous 
voyons actuellement la Chine subir les conséquences 
de Toubli de cette maxime. Pour n'avoir cultivé 
que les arts pacifiques, et négligé celui de la guerre» 
le plus grand empire du monde se trouve actuelle- 
ment livré sans défense aux rebelles à l'intérieur, 
et aux attaques des Européens à Textérieur. 

L'analogie qui existe entre l'activité productive 
de la nature et celle de l'homme^ n'est nullement 
fortuite, car elle est basée sur l'indentité de la vo- 
lonté de vivre. C'est après l'apparition de$ espèces 
herbivores dans la nature animale, que chacune des 
classes d'animaux produisit inévitablement sa caté- 
gorie de bétes féroces destinée à faire sa proie des 
catégories précédentes. Il en est de même des hom- 
mes : chaque fois que quelques-uns d'eux réussissent 
à extorquer au sol consciencieusement et à là sueur 
de leur front, tout ce qui est nécessaire à l'entre- 
tien d'un peuple, il se forme parmi eux une asso- 
ciation d'hommes rapaces, qui, loin de vouloir cul- 
tiver la terre et vivre de ses produits, préfèrent 
risquer leur peau, leur vie et leur santé, pour pou- 
voir tomber à bras raccourci sur ceux qui possè- 
dent ce qu'ils ont loyalement gagné, et s'approprier 
le fruit de leur travail. Ces bêtes féroces de l'es- 
pèce humaine, ce sont les peuples conquérants, que 
BOUS voyons apparaître dans les teinps modernes 



42 

aussi bien que dans l'antiquité, et dont les change- 
ments de fortune, les réussites et les revers, for- 
ment le sujet de Thistoire du monde. Voltaire avait 
par conséquent bien raison de dite que « dans toutes 
les guerres il ne s'agissait que de voler». Ce qui 
prouve qu'ils sont honteux de ee qu'ils font, c'est 
que chaque gouvernement qui commence une guerre, 
s'empresse d 'assurer hautement qu'il n'a eu recours 
aux armes que pour sa propre défense. Mais au 
lieu d'essayer de se couvrir de mensonges officiels, 
presque plus révoltants que l'agression die -même, 
on ferait mieux d'invoquer franchement et impudem- 
ment la doctrine de Macchiavel Gdui-ci en effet 
ne manque pas de proclamer la maxime: aQuod 
tibi fieri non vis, alteri non feceris^ ; mais il tfen 
admet la validité ^e pour la morale et le droit 
des individus en particulier; quant aux peuple^} et à 
leur politique, il recommande l'usage de la théorie 
contraire: nQuod tibi fieri non vis, alteri tu feceris.^ 
Si tu ne veux pas être opprimé, ne manque pas de 
subjuguer ton voisin en temps utile, c. a. d., quand 
sa faiblesse f en offre la possibilité: car si tu laissais 
échapper l'occasion propice, tu pourrais voir un 
jour cette tête chauve dans le camp de l'ennemi, et 
c'est alors que tu serais inévitaMement «vaincu. Ta 
négligence ne dût -elle pas être expiée par la gêné-* 
ration actuelle, tes descendants ne manqueraient 



43 

pas d*expier chèrement la faute de leurs aïeux. 
€ette doctrine macchiavélique est, à mon avis, d'une 
mise bien plus décente pour la voracité qui cherche 
une excuse, que le torchon si transparent des dis^ 
cours présidentiels qui rappellent tous plus ou moins 
la fameuse histoire du lapin, accusé d'avoir attaqué 
un chien. Au fond, chaque état considère Tétat 
voisip, comme une horde de brigands, prête à tom- 
ber sur lui, si l'occasion s'en présentait 

Entre Tesclavage^ tel qu'il était pratiqué en 
Russie, et la propriété foncière anglaise, entre le 
serf et le fermier, le paysan ou le débiteur hypo- 
thécaire etc. la différence ne gît que dans la forme. 
Que ce soit le paysan qui m'appartienne ou la terre 
qui doit le faire vivre, l'oiseau ou sa nourriture, 
l'arbre ou le fruit, c'est bien au fond la même chose» 
et Shakespeare a raison de faire dire à Shylock: 

«You take my life, 
When y ou do take the means whereby I live.» 

Le paysan libre a l'avantage, il est vrai, de pouvoir 
s'en aller où bon lui semble, mais le serf, le glebae 
adscriptuSj a celui, plus important peut-être, que 
c'est le maître qui a la charge de le nourrir toutes 
les fois qu'une mauvaise récolte, la maladie ou la 
vieillesse le rend incapable de subvenir aux be- 
soins de son existence, et il peut dormir tran- 
quillement pendant que la mauvaise récolte donne 



44 

des insomnies à son maître, qi4 doit se creuser la 
tête pour lui trouver du pain. C'est ce qui a fait 
dire à Ménandre (v. Stob. Florileg. vol. H, p. 38 
qu. Gaisf.) aQiuinto benignum satim est dominum 
patiy quant vivere inopem, liberi sub nomme.y> 
L'homme libre possède encore un avantage: c'est 
celui de pouvoir, par sçs talents, s'élever dans Tordre 
social. Mais Tesclave n'en est pas entièrement privé 
non plus, car si, par un travail d'un ordre plus 
élevé, il sait se rendre utile à son maître, il ne 
manque pas la plupart du temps de se voir traité 
en ^conséquence. La plupart des ouvriers, fabri- 
cants, architectes et même les médecins de l'an- 
cienne Rome, étaient des esclaves et il y a eu en 
Russie* de gros banquiers qui étaient serfs. Les 
serfs peuvent aussi se racheter, ce qui arrivé sou- 
vent en Amérique.** 

La pauvreté et l'esclavage ne sont donc que deux 
formes, on serait tenté de dire, deux dénominations 
d'une seule et même chose qui provient de ce que 
la plupart des forces d'un homme sont employées 
au profit des autres, d'où il résulte pour lui, soit 



* Tout récemment encore. 

** Et ce qui était très - fréquent en Russie jusqu'à l'é- 
poque de l'émancipation. 

(Note du traducteur.) 



45 

un surcroît considérable de travail, soit une in- 
suffisance dans la satisfaction de ses besoins. 
Car la nature n'a donné à Thomme que la dose 
de forces qui lui est strictement nécessaire povœ^ 
extorquer a la terre avec des efforts modérés 
ce qu'il lui faut pour pouvoir subsister. Elle ne donne 
guère de grands excédants de forces. Il est évi- 
dent que si l'on délivre une partie notable du genre 
humain du fardeau commun, c. a. d., du travail néces- 
saire à l'entretien physique de la vie, ce fardeau 
doit retomber de tout son poids sur le reste de 
l'humanité. Telle est la source du mal qui, sous 
les noms de prolétariat ou d'esclavage, a pesé de 
tout temps sur la grande majorité de l'espèce hu- 
maine. Une cause plus éloignée de cette calamité, 
c'est le luxe. On ne peut donner à une certaine 
minorité le superflu et lui accorder la satisfaction 
de besoins artificiels et raffinés, sans soustraire à 
la production de l'indispensable une grande quantité 
de forces humaines. Au lieu de chaumières pour 
eux, des milliers d'hommes sont obligés de bâtir des 
demeures somptueuses, destinées à l'usage d'un petit 
nombre d'élus ; au lieu de la bure pour eux et les 
leurs, ils sont obligés de tisser des étoffes de soie, 
de fabriquer des dentelles et mille autres objets 
de luxe, qui ne servent qu'aux plaisirs des riches. 
Ces sont ces ouvriers du luxe, qui forment la ma- 



46 

jorité des populations urbaines; c'est donc pour 
eux et leurs pratiques, que le laboureur est obligé 
de labourer, semer et travailler plus que la nature 
ne lui en eût demandé datis d'autres circonstances. 
Il est astreint, en outre, à vouer beaucoup de forces 
productives et de terre à la culture de la vigne, du 
ver à soie, du boublon, du tabac, des asperges 
etc. etc. au lieu de les employer à la production 
du froment, de la pomme de terre et à l'élève du 
bétail. Il ne faut pas oublier dans ce ôompte la 
masse d'individus qui abandonnent Tagriculture pour 
s'adonner à la navigation et à la construction des 
navires, dans le but de nous approvisionner de tbé, 
de sucre, de café etc. La production de ces objets 
superflus est la cause de la misère de ces millions 
de nègres, qu'on enlève de force à leur pays natal 
pour leur faire produire, à la sueur de leur front, 
les objets de nos plaisirs. En un mot, c'est la 
plus grande partie des forces humaines qu'on sous- 
trait à la production de ce qui est nécessaire à 
tous, pour les employer à créer le superflu pour 
un petit nombre. Il est donc évident que le luxe a 
pour conséquence inévitable le surcroit de travail 
et la misère. Qu'on appelle cette misère pauvreté 
ou esclavage, prolétariat ou servitude, la seule dif- 
férence sérieuse entre les deux situations, c'est que 
l'esclave soufilre de la violence ce que le pauvre 



47 

subit de la ruse. Cet état anormal de la société, 
cette lutte générale pour échapper à la misère, la 
complication de l'intérêt commercial, la navigation 
qui engloutit tant de vies humaines, les guerres 
enfin auxquelles tout cela donne lieu, n'ont d'autre 
cause que le luxe, et est-il besoin d'sgouter que, loin 
de rendre heureux ceux qui en jouissent, le luxe 
les prive souvent de leur santé et de leur bonne 
humeur. On serait porté à conclure de ce qui vient 
d'être dit que c'est la diminution et même l'aboli- 
tion du luxe, qui serait la panacée la plus efficace 
contre les misères de l'humanité. 

Cet ordre d'idée contient incontestablement beau- 
coup de vrai, mais les conclusions qu'on serait 
tenté d'en tirer, sont réfutées par un raisonnement 
qui a pour lui le témoignage de l'expérience. Car 
en effet, ce que l'humanité perd en forces muscu* 
laires (irritabilité) pour l'exécution des travaux de 
luxe, elle le regagne au centuple par l'accroissement 
des forces des nerfs (sensibilité, intelligence) deve- 
nues libres dans l'acception chimique du terme. 
Celles-ci étant d'une pâture plus élevée, il est évi- 
dent qu'elles surpassent de beaucoup les productions 
de celles-là: 

«iUt vd witmi sapiens consilium multorum 
manuum opus super aLy> (Eur. Antiop.) 



48 

Un peuple de paysans ferait peu de découvertes et 
inventerait encore moins; c'est l'oisiveté des bras 
qui fait travailler les têtes. Les enfants du luxe, 
et qui oserait dire qu'il ne paye pas noblement sa 
dette, ce sont les perfectionnements de toutes les 
branches de la technologie, mécanique, chimique et 
physique, ce sont ces perfectionnements qui de nos 
jours ont élevé F importance des machines à une 
hauteur inespérée, et qui ont fait accomplir à la 
vapeur et à Télectricité des prodiges que, dans une 
époque plus reculée, on n'eût pas manqué d'attri- 
buer au pouvoir de satan. C'est ainsi que dans 
les fabriques, dans les manufactures et même dans 
nos champs , les machines font souvent mille fois 
plus de besogne que n'auraient pu le faire les bras 
de ceux qui, grâce à leur aisance, ont le loisir de 
s'instruire et de cultiver leur esprit au lieu de cul- 
tiver la terre wawt* propria. Jamais l'abolition du 
luxe et l'introduction générale d'un genre de vie 
rustique n'eussent pu atteindre ces résultats. Les 
choses les plus rares autrefois sont aujourd'hui com- 
munes et à bon marché et la vie des classes in- 
férieures a gagné en comfort, autant que celle des 
riches. On a vu dans le moyen âge un roi d'Angle- 
terre emprunter à l'un de ses grands dignitaires 
une paire de bas de soie pour donner audience à 
l'ambassadeur de France. La reine Elisabeth elle- 



49 

même ne fut pas peu réjouie et surprise, lorsqu*en 
4560 elle reçut comme étrenne la première paire 
de bas de sole. (Disraeli, I, 333.) De nos jours, 
chaque commis de magasin en possède de pareilles, 
n y a cinquante ans, les dames partaient des robes 
en cotonnade semblables à celles que les servantes 
portent aujourd'hui. Il n'est pas impossible, si l'in- 
vention des machines continue quelque temps de ce 
train, qu'on parvienne un jour à éviter pres- 
qu'entièrement l'emploi des bras humains, comme 
c'est déjà le cas d'une grande partie des forces de 
chevaux. On aurait raison alors d'oser espérer 
une civilisation générale, qui, par contre, demeurera 
impossible tant qu'une grande partie des hommes 
sera assujetieà un rude travail physique. L'irrita- 
bilité et la sensibilité resteront toujours en général 
comme en particulier dans un antagonisme perpétuel, 
car leur principe vital est le même. Artes molliunt 
mores; il faut donc espérer que les guerres en 
grand, et les rixes et les duels en petit, devenant 
de jour en jour plus rares, finiront par disparaître 
complètement. Mais mon but n'est pas d'écrire une 
utopie. 

Outre les considérations que je viens d'ex- 
poser, il est une autre argumentation contre l'aboli- 
tion du luxe et la distribution égale du labeur phy- 
sique, qu'il serait injuste de passer sous silence. 

4 



50 

^ Les masses humaines oat de Itout temps eu besoin 
de meneurs, de chefs et de conseillers, dont les 
fonctions et les services sont appropriés aux diffé- 
rents besoins des hommes. Les juges, les directeurs, 
les chefs d'armiée, les employés, les prêtres, les 
médecins, les savants, les philosophes etc., n'oiit41s 
pas tous pour tâche, de conduire la grande majo- 
rité de cette race inepte et brouillée pour la plupart 
avec le bon sens, a travers le labyrinthe ^e la vie? 
Que chacun de ces mentors soit, non -seulement 
exempté des travaux physiques, du besoin et des 
incommodités de la vie, mais qu'il puisse aussi, 
selon le degré de ses services, posséder plus et jouir 
de plus de droits quie le commun des mortels, 
cela n'est que juste et équitable. Même le mar- 
chand en gros, ne doit -il pas appartenir à cette 
classe privilégiée, en raison de sa prévoyance des 
besoins du peuple et de son empressement à les 
satisfaire? 

La question de la souveraineté n'est au fond 
que celle de savoir si quelqu'un a le droit de gou- 
verner u^ peuple contare son gré. Je ne vois pas 
comment il serait possible de soutenir raisonnable- 
ment une pareille théorie. Sans aucun doute le 
peuple est souverain! Mais, c'est nn souverain 
éternellement mineur, qui doit toi^'ours rester sous 
tutelle, et qui ne saurait jamais, sans danger immi- 



• 51 

BCDt, jouir de la plénitude de ses droits. Cette 
jouissance serait d'autant plus dangereuse quil pourr 
rait facilement devenir le jouet des escrocs, autre- 
ment appelés démagogues. 

Voltaire a dit que «le premier qui fut roi fut 
un soldat heureux». En effet, les princes n'étaient 
originairement que des chefs victorieux et c'est en 
cette qualité qu'ils ont régné longtemps. Ils n'ont 
pas manqué, après l'établissement des armées per- 
manentes, de considérer leurs peuples comme un 
moyen de subsistance pour eux et leurs soldats; 
c'est à dire comme un troupeau qu'on soigne afin 
d'en tirer de la laine, du lait et de la viande. Cela 
ne pouvait manquer d'arriver, car la nature, comme 
on. verra plus loin , n'a pas donné le pouvoir en ce 
monde au droit, mais bien a la force, qui jouit en 
conséquence de l'avantage du aprimi occupantisn. 
Cet avantage ne saurait être ni annulé, ni supprimé, 
et il trouvera toujours des réprésentants sur notre 
planète. La seule chose qu'on puisse désirer, c'est 
que la force soit du côté du droit, et fasse cause 
commune avec lui Le prince dit au peuple: «Je 
vous gouverne par la violence, mais la mienne en 
exclut toute autre, car je ne tolérerai aucune force 
à côté de la mienne ni à l'intérieur, ni venant 
de l'extérieur; c'est ce qui fait qu'avec moi vous 

êtes débarrassés de la violence des autres.» Et c'est 

4.* 



52 • 

parce que ce pacte n'a pas été tenu, que les progrès du 
temps ont pu faire de la royauté tout autre chose 
que ce qu'elle représentait primitivement et qu'on a 
pu refouler peu à peu dans l'ombre l'idée première 
de ce pacte, qui reparait parfois comme un fan-; 
tome sur la scène du monde. Cette idée a été 
remplacée par celle de père du peuple, et le roi 
est devenu le pilier inébranlable qui maintient l'ordre 
légal et défend les droits de tous. Il ne peut s'ac- 
quitter de cette tâche, que grâce au privilège de sa 
naissapce, qui lui donne, à lui seul, cette autorité 
sans égale qui ne saurait être ni mise en doute, ni 
attaquée, et à laquelle chacun obéit instinctivement 
C'est donc avec raison qu'il se dit nommé «par la 
grâce de Dieu»,' car c'est lui qui est la personne la 
plus utile de l'état et ses services ne' sauraient être 
payés trop cher par la liste civile la plus exorbi- 
tante. 

Malgré l'époque plus avancée où il vécut, Ma- 
chiavel part encore de l'idée du moyen âge, qui 
considère le souverain comme une chose qui s'en- 
tend de soi-même: c'est pourquoi il ne l'explique 
pas, il le sous-entend et il base là-dessus les con- 
seils qu'il donne. Son livre n'est en général que 
la pratique de son temps transformée en théorie 
avec une conséquence et un système remarquables, 
et c'est cette forme nouvelle pour l'époque, qui lui 



53 

donne un air si piquant. Il en est de même, compara- 
tivement, de rimmortel opuscule de La Rochefou- 

* 

cauld, avec cette diflférence qu'au lieu de la vie publique 
c'est la vie privée qui l'occupe, et qu'au lieu de 
donner des conseils il ne fait qu'observer. Il n'y a 
qu'une chose qu'on pourrait ne pas approuver dans 
ce charmant petit livre, c'est le titre qu'il porte. 
La plupart des « maximes i» et des «réflexions» ne 
sont que des aperçus et c'est le titre que ce livret 
devrait porter. Il y a d'ailleurs dans Machiavel 
aussi bien des choses qui s'appliquent à la vie 
privée. 

Le droit par lui-même est impuissant; de par 
la nature, c'est la force qui gouverne. Le pro- 
blème de la politique est de faire passer la force 
dans le camp du droit, et certes ce n'est pas chose 
facile. On en conviendra surtout en songeant à 
l'égoïsme incommensurable qui est niché dans la 
presque totalité des cœurs humains, égoïsme auquel 
il faut joindre, à peu d'exceptions près, une pro- 
vision de haine et de méchanceté primitive assez 
considérable, ce qui fait que dans l'origine le vecxoç 
dépasse de beaucoup la (pCkloL Et ce sont des mil- 
lions d'individus constitués de la sorte, qu'il s'agit 
de maintenir dans les bornes de l'ordre, de la paix, 
de la tranquillité et de la légalité , sans oublier que 
chacun d'eux a néanmoins le droit de dire à son 



54 

prochain: «Ce que tu es, je le suis aussi»! Tout 
bien consid<^ré, on doit pncore s'étonner de ce qu'en 
somme, tout se passe en ce bas monde d'une ma- 
nière aussi régulière^ et aussi pacifique; et à qui 
faut -il attribuer ce résultat, si ce n'est à l'action 
de là machine gouvernementale? Il n'y a que la 
force physique seule qui ait une action directe et 
immédiate, car ce n'est en général qu'à elle seule 
que la masse des hommes accordent respect et 
obéissance. Si par impossible on voulait faire l'ex- 
périence d'abolir toute contrainte, en demandant 
aux hommes l'exécution de choses basées sur la 
raison, le droit et l'équité, mais contraires à leur 
intérêt, on ne tarderait pas à reconnaître dans le. 
ricanement qu'on obtiendrait pour réponse, l'impuis- 
sance des exigences purement morales. C'est donc 
la force physique seule qui est en état de se faire 
respecter. Mais cette force-là, qui le nierait, se 
trouve d'origine au pouvoir des masses, où l'igno- 
rance, la bêtise et l'injustice ne manquent pas de 
lui tenir compagnie. Le problème de l'art gouverne- 
mental consiste donc à parvenir, malgré la difficulté 
des circonstances, à soumettre la forcé physique à 
l'intelligence, et à la rendre docile aux influences 
des esprits supérieurs. Si par malheur les esprits 
intelligents sont animés de mauvaises intentions, 
l'état offre alors le spectacle d'un pays composé de 



55 

dupes et d'imposteurs. Mais cet état de choses, 
d'ailleurs, ne saurait à la longue demeurer caché à 
rintelligence des masses, qui suit, quoique lente- 
ment, une marche ascendante et qui, malgré toutes 
les entraves qu'on lui oppose, finit par amener une 
révolution. Si a«r contraire la justice et les bonnes 
intentions sont dans le camp de TinteUigence, Tétat 
doit atteindre le degré de perfection accessible 
aux entreprises humaines. Il est très utile à cet 
effet, que la justice et les bonnes intentions ne 
soient pas seulement présentes, mais il fout aussi 
qu'elles soient palpables, démontrables et soumises 
au contrôle dti public, en évitant toutefois que 
par cette participatien de plusieurs individus au 
maniement de la torce, le point principal du pou* 
voir de l'état ne perde de la concentration et de la 
force qui lui sont nécessaires pour son action in- 
térieure et extérieure, ce qui arrive ordinairement 
dans les républiques; Trouver la forme de gouver- 
nement qui réponde à ces besoins variés serait 
donc le but suprême de la politique. Celle-ei doit 
en outre ne pas perdre de vue la matière première 
soumise k son travail, c. à. d. la nation elle-même 
et ses particularités nationales, dont les défauts et 
les qualités doivent influer essentiellement sur le 
plus ou nieins de perfection, de Toauvre. 

La politique aura bien mérité de Thumanité, 



56 

quand sa tâche sera résolue au point de laisser le 
moins possible de champ libre à l'injustice, car la 
solution sans reliquat de ce problème est un but 
idéal, qui ne saurait jamais être atteint qu'approxi- 
mativement. Dès qu'on expulse l'injustice d'un côté, 
elle revient par une voie détournée, tant elle est 
profondément enracinée dans la nature humaine. On 
cherche à atteindre ce but idéal en perfectionnant 
la constitution et les lois, mais cela ne l'empêchera 
guère de rester éternellement à l'état d'asymptote, 
car les idées abstraites n'épuiseront jamais la variété 
des cas réels. Ces idées ont cela de commun avec 
le pierres des tableaux en mosaïque, qu'elles ne 
rendront jamais qu'imparfaitement les nuances du 
pinceau. Toute expérience en cette matière est 
dangereuse, car c'est à la nature humaine qu'on a 
affaire, et le maniement de ce corps est pour le moins 
aussi périlleux que celui de l'or fulminant. Com- 
prise de cette manière, la liberté de la presse est 
à la machine de l'état, ce que la soupape de sûreté 
est à la locomotive: le mécontentement qui se ma- 
nifeste en paroles, finit par s'épuiser, lorsqu'il n'est 
pas trop abondamment alimenté, et dans ce cas, il 
est sage de le reconnaître et d'en tenir compte en 
temps utile. Cela vaut bien mieux que de laisser 
le mécontentement réprimé, fermenter, grandir et finir 
par faire explosion. On ne saurait nier, d'un autre 



57 

côté, que la liberté de la presse équivant a la per- 
mission de vendre sans contrôle du poison; du poi- 
son pour l'esprit et pour le cœur. Car, en effet, 
que ne peut -on pas mettre en tête aux masses 
ignorantes et incapables de juger, surtout lorsqu'on 
fait briller à leurs yeux Tappât de l'intérêt et du gain, 
et quel est le crime qu'un homme serait incapable 
de commettre lorsqu'il est possédé d'une idée pré- 
conçue? Je crains fort, par conséquent, que les 
dangers de la liberté de là presse ne surpassent 
son utilité, surtout dans les pays où les voies lé- 
gales sont ouvertes à toute plainte justifiable. Cette 
liberté devrait dans tous les cas être accompagnée 
de la défense la plus sévère et la plus absolue de 
toute anonymie. 

La nature du droit a beaucoup d'analogie avec 
celle de certaines substances chimiques, que nous 
ne pouvons nous représenter sans l'alliage d'une 
matière plus consistante, qui leur serve de porteur. 
Le fluor, l'alcool, l'acide prussique, et autres, ne 
sont saisissables qu'avec l'alliage, d'autres substan- 
ces. Il en est de même du droit; si l'on veut qu'il 
prenne racine dans le domaine de la réalité, il est 
indispensable de lui adjoindre, comme corollaire^ 
une petite dose de pouvoir discrétionnaire, qui donne 
a cette substance éthérée la consistance nécessaire 
pour agir et subsister dans le monde de la ma- 



58 

tière, et l'empêcbe de s'envoler an ciel comme cela 
im arrive dans les c&mvres d'Hésiode. H faut coa- 
sidérer le droit de naissance, les privilèges héré- 
ditaires, la religion d*étai, etc., comme les bases 
chimiques, car ce n*est que sur un fondement de 
cette consistance, que son action peut se faire va* 
loir d'une manière efficace et conséquente. Cet 
alliage serait donc le hoç [xoi Tuaîiav du droit. 

On a eu beau essayer de substituer au système 
des plantes artificiellement et arbitrairement choisi par 
Linné, un système plus naturel et plus rationel , on 
n'y est jamais parvenu, malgré le nombre et l'ingé- 
niosité des essais, parce qu'un système naturel ne 
saurait avoir la précision et la stabilité des défini- 
tions, propres au système artificiel et arbitraire. 
C'est ainsi que la base artificielle et arbitraire de 
la constitution de l'état, comme il a été démontré 
plus haut, ne pourrait être remplacée par aucune 
base plus naturelle. Il est impraticaWe de substituer 
au droit de naissance et à la religion d'état le mé- 
rite personnel et les résultats des recherches de la 
philosophie. Nul doute, ce mode de procéder serait 
bien plus rationnel, mais il lui manquerait cette 
précision et cette solidité de principes, qui seules 
peuvent assurer la stabilité de l'ordre. Une con- 
stitution qui serait l'expression pure du droit ab- 
strait, serait une chose excellente pour d'autres êtres 



59 

que les hommes, car la plupart de ceux-ci sont 
égoïstes, injustes, menteurs, parfois méchants et 
souvent très , médiocrement doués d^întelligence , et 
ce sont lés vices des hommes qui ont nécessité la 
création d'un pouvoir concentré dans les mains 
d'un seul homme placé au dessus de la loi et du 
droit, presque irresponsable, devant lequel tout s'in- 
cline et qu'on considère comme un être supérieur, 
un souverain «par la grâce de Dieu». Ce n'est * 
que par lui qu'à la longue les hommes se laissent 
dompter et gouverner. Nous voyons bien les États- 
Unis de l'Amérique du Nord essayer d'arriver au 
but en écartant tout ce qui est arbitraire et en se 
basant sur le droit pur et primitif. Maisle résultat 
de cet essai n'est guère séduisant, car malgré toute 
la prospérité matérielle du pays, quelles sont les 
tendances qui y dominent? C'est l'utilitarisme le 
plus bas et sa compagne inévitable l'ignorance, qui 
n'ont pas manqué de frayer le chemin à la stupide 
bigoterie anglicane, à l'outrecuidance la plus insen- 
sée et à la férocité la plus brutale. Des maux pires 
encore que ceux-là y sont à l'ordre du jour: l'es- 
clavage criant des nègres joint à la plus grande 
férocité contre les esclaves, l'oppression là plus 
injuste des noirs libres {lynchlaw), l'assassinat fré- 
quent et impuni, les duels d'une cruauté inouie, 
souvent aussi le mépris ouvert du droit et des lois, 



60 

la répudiation des dettes publiques, les escroqueries 
politiques les plus révoltantes des provinces Tune 
vis-à-vis de l'autre, qui ont pour conséquence les 
incursions les plus rapaces dans les limites de 
rétat voisin, incursions qu'on cherche toujours à 
enjoliver en haut lieu par des mensonges que tout 
le monde connaît pour tels; Tochloçratie crois- 
sante et la décomposition de la morale privée, pro- 
voquée inévitablement par Finfluence pernicieuse de 
la répudiation publique du droit et par des men- 
songes officiels. Tels sont les résultats de cette 
épreuve de démocratie, et je crois que l'essai de 
constitution, effectué sur le revers de notre pla- 
nète, ne parle guère en faveur des républiques, 
dont la cause est également perdue par les imita- 
tions qu'on en a faites au Mexique, au Guatemala, 
en Colombie et au Pérou. Les républiques ont en- 
core un désavantage particulier, quoique d'apparence 
paradoxale, c'est que les esprits réellement su- 
périeurs y ont plus de peine à arriver aux places 
élevées et à l'influence directe sur les affaires poli- 
tiques, que dans les monarchies. En effet, les 
esprits d'élite rencontrent en toute circonstance la 
résistance de la ligue des êtres bornés, sots et 
vulgaires , qui sont les ennemis naturels des in- 
telligences supérieures, et la peur que ces derniers 
leur inspire les jette instinctivement dans le com- 



61 

plot permanent des sots contre les hommes de 
mérite. Une constitution républicaine est toujours 

* 

plus propice au bataillon si nombreux des médio- 
crités, qui parviendra facilement à opprimer et à 
écarter ceux dont il craint d'être devancé, et forts 
de l'égalité de leur droit primitif, ils sont toujours 
dans la proportion de 50 contre i . Cette ligue des 
inepties si naturelle et si générale n'est que partielle 
dans les monarchies, où elle ne part que des coujches 
inférieures de la société, car l'esprit et le talent y 
trouvent toujours aide et protection dans les sphères 
plus élevées. La position du souverain est d'abord 
beaucoup trop élevée et trop stable, pour qu'il ait 
à craindre la compétition de qui que ce soit; il sert 
l'état par sa volonté, plus que par sa tête, qui ne 
pourrait d'ailleurs jamais satisfaire aux exigences si 
multiples qui lui sont adressées. 

Le souverain est donc forcé de se servir toujours 
de l'intelligence d'autrui et il est naturel que, vu 
l'identité de ses intérêts avec ceux de la nation, il 
choisisse et favorise toujours les têtes les mieux 
douées, c'est à dire, les instruments les plus utiles 
à ses bonnes intentions. U n'a besoin pour cela que 
de savoir choisir et ce n'est pas si difficile , lors- 
qu'on en a la bonne volonté. Il en est de même des 
ministres, quji ont tant d'avance sur les hommes 
d'état à venir, qu'ils ne seront que peu accessibles 



62 

à la jalousie et que par des raisons analogues ils 
favoriseront toujours les hommes de talent pour ne 
pas se priver des services de leurs capacités et de 
leur savoir. Il est donc évident que Tintelligence 
a bien plus de chances dans les monarchies que dans 
les républiques, d'échapper aux poursuites de son 
ennemi irréconciliable et universel, la bêtise, et c'est 
un avantage qui n'est pas à dédaigner. Le carac- 
tère du régime monarchique est conforme à la na- 
ture humaine comme il Test aussi à celle des abeilles, 
des fourmis, des grues, des éléphants voyageurs, 
des loups qui s'assemblent en troupeau pour chercher 
leurs proies, et de bien d'autres animaux encore* 
qui tous se soumettent à un seul individu pour di- 
riger leur entreprise. Toute entreprise humaine, 
qui est accompagnée de dangers, telle que la marche 
d'une armée ou le voyage d'un vaisseau, est néces- 
sairement conduite par un chef, car il faut partout 
une volonté unique, qui dirige l'expédition. L'orga- 
nisme animal lui-même est constitué monarchique- 
ment, car c'est le cerveau seul qui dirige, qui 
gouverne, qui est le Tj'ysfjiovixov. Quoique le cœur, 
les poumons, l'estomac, contribuent plus à l'entretien 
de l'existence, ces petits bourgeois ne peuvent néan- 
moins ni diriger ni conduire, car la direction est 
l'afikire du cerveau et doit émaner d'un seul point. 
Le système planétaire aussi est monarchique. Le 



63 

système républicain, par contre, est tout aussi op- 
posé à la nature de rhomiue, qull est défavorable 
au développement intellectuel et à la prospérité 
des arts et des sciences. C'est ainsi que nous vo- 
yi)ns sur toute la surface de la terre les peuples, 
quelque soit le degré de leur développement, se sou- 
mettre au régime monarchique. 

Oux àyaôov TtoXuxotpavii^, dç xoipavoç ^oro, 

dç ^aaXeuc. 

made, n, 204. 

£t comment serait il autrement possible que 
des millions d'êtres humains obéissent à un seul 
homme, parfois même à une femme ou à un enfant, 
si les hommes n'étaient pas poussés à cette obéis- 
sance par l'instinct monarchique, qui est inné, in- 
hérent à la nature humaine et qui n*est pas le pro- 
duit de la réflexion? La dignité royale est, dans la 
plupart des cas, héréditaire. Le roi est, pour ainsi 
dire, la personnification, le monogramme de son 
peuple, qui devient par lui une individualité, et c'est 
dans ce sens que le roi a raison de dire: a L'État 
c'est moi.» C'est pourquoi nous voyons dans les 
drames historiques de Shakespeare les rois d'Angle- 
terre, de France, et rarchiduc d'Autriche s'interpeller 
mutuellement par ((France» ((England» «Austria» 
(E. John, m, i) se cons'idérant en quelque sorte 



64 

comme les incarnations des nationalités qu'ils re- 
présentent. Tout cela est conforme à la nature de 
Thomme et c'est ce qui explique pourquoi le mo- 
narque héréditaire ne saurait séparer son bien-être 
et celui de sa famille de celui de son pays, ce qui 
arrive souvent avec les chefs élus, dont le souverain 
Pontife Romain est un triste exemplaire. Les Chinois 
ne comprennent pas d'autre gouvernement que la 
monarchie, ils sont même incapables de se figurer 
ce que c'est qu'une république. Lorsqu'en 1658 
l'ambassade hollandaise arriva en Chine, elle fut 
obligée de faire passer le Prince d'Orange pour le 
Roi de Hollande, car les Chinois eussent été enclins 
à considérer la Hollande comme un repaire de pi- 
rates qui vivent sans chefs (v. Jean Nienhoff, L'Am- 
bassade de la compagnie orientale des Provinces- 
Unies vers l'Empereur de la Chine, trad. par Jean le 
Charpentier, à Leyde 1665, Chap. 45). Stobée a fait 
un chapitre spécial, intitulé: oxi xaXXtaroV tq [xovapx,tà 
(FlorU. Tit. 47; Vol. 2. pag. 256— 263) dans lequel 
U a compilé les meilleurs passages des anciens re- 
latifs aux avantages du système monarchique. Les 
républiques étant contraires à la nature de l'homme, 
ne sont que le produit artificiel de la réflexion et ne 
figurent dans l'histoire que comme de rares exceptions. 
Les petites républiques grecques, celle de Rome et 
celle de Carthage n'ont existé que parce que les %, 



65 

peut-être même les Va de la population étaient 
composés d'esdayes. Et les États-Unis d'Amé- 
rique n'avaient- ils pas en 1840 3 millions d'es- 
claves sur 16 millions d'habitants? C'est aussi la 
raison pour laquelle la durée des républiques de l'an- 
tiquité est bien minime en comparaison de celle 
des monarchies. Les républiques sont, en général, 
faciles à établir et difficiles à conserver. C'est le 
contraire qui est le cas des monarchies. 

Si on voulait énoncer une utopie, on pourrait 
dire que la seule solution possible du problème 
pourrait être obtenue par le despotisme des sages 
et des nobles d'une vraie aristocratie et d'une vraie 

noblesse, créée par la voie de la génération, c. a. d. 

« 

par l'union des hommes au cœur le plus noble avec 
les femmes les plus spirituelles et les plus sages. 
Voilà mon utopie et ma «république de Platon «. 



Les rois constitutionnels ont une ressemblance 
indéniable avec les dieux d'Ëpicure. Us habitent 
comme eux les hauteurs célestes, sans laisser 
troubler la quiétude de leur âme par les affaires 
humaines. Ils sont cependant très à la mode à 
l'heure qu'il est, et chaque principicule allemand 
croit de son devoir d'exécuter sa petite parodie de 

ô 



66 

la constitution anglaise; chambre des seigneurs, 
chambre des communes , acte de Tfaabeas-corpus et 
jury, toi^ le trend>leme{i4; y est au grand complet. 
Issus du caractère anglais et da Phistoire anglaise, 
qui en sont les conditions indispensables, ces for- 
mes sont en pai^fait accord ayec Tesprit et le ca- 
ractère du peuple anglais; il en est d/e même en 
Allemagne pour la division en petits états, gou- 
vernés par des princes soumis à un Eoipereur, qui 
assure la paix intérieure et représente Tunion 
allemande devant les puissances étr^gères. Je 
suis d^avis que, si PAllemagne veut éviter le sort 
de l'Italie, il fout qu'elle rétablisse, et qela le plus 
effectivemenl; possible, la dignité impéri^e, abolie 
par son ennemi juré le premier Bonaparte» Car ce 
n'est qu'avec un Empereur que Tunité de rÀllemagne 
sera rétablie, et sans lui cette unité ne sera jamais 
que fictive et précaire. Mais comme nous ne som- 
mes plus à l'époque de Gontran de,Schwarzboi(fg, 
où l'élection de l'Empereur était une chose sérieuse, 
la couronne impériale devrait alterner viagèr^nent 
entre l'Autriche et la Prusse.* La souveraineté 



* Il ne faat pas oublier, que ces lignes ont été écrites 
bien avant la bataille de Koeniggraetz, qui a rendu la com- 
pétition de r Autriche impossible. 

(Note du Traducteur.) 



67 

absolue des petits états est à mon avis, et les 
événements Pont prouvé, une chose tout a fait illu- 
soire. Napoléon I^ a agi envers F Allemagne de la 
même manière qu'Otton le Grand envers Pltalie. 
Fidèle à la maxime «divide et impera», il Fa divisé 
en plusieurs petits états indépendants, quMl n^avait 
plus à craindre. Les Anglais font preuve d'un grand 
esprit en tenant pour sacrées leurs anciennes in- 
stitutions et leurs us et coutumes, au risque même 
de pousser cette ténacité jusqu'au ridicule. Loin 
d'être des élucubrations d'un cerveau désœuvré, 
elles furent produites graduellement par la force 
des circonstances et par la science de la vie, qui 
les ont adaptées au caractère national. Le Deutsche 
Michel au contraire s'est laissé persuader par son 
maître d'école, qu'il devait absolument porter un frac 
anglais, toute autre tenue étant indécente; il a donc 
fini par extorquer à son papa ce costume, dont il 
s'affuble, tout en gardant ses manières gauches, et 
ce déguisement lui fait faire une bien piteuse figure. 
Ce frac anglais le gênera encore souvent dans les 
entournures, surtout par Tinstitution du jury , insti- 
tution due à la période la plus sauvage du moyen 
âge de l'Angleterre , à l'époque d^ Alfred le Grand, 
époque à laquelle un homme qui savait lire et 
écrire était exempté de la peine de mort. Le jury 
est la pire des cours criminelles, parce qu'au lieu 

5* 



68 

de juges instruits et exercés par la pratique quo- 
tidienne à déjouer les ruses et les feintes des vo- 
leurs, des escrocs et des assassins, ce sont des 
marchands tailleurs et des gantiers qui tiennent les 
))alances de la justice. Ces gens à Fesprit étroit, 
grossiers, incapables d'une attention suivie, et qui 
pensent souvent pendant le cours du procès aux 
affaires qui les attendent à leur boutique, sont appelés 
à débrouiller le tissu de mensonges qu'on présente à 
leur appréciation. Ne pouvant pas se rendre compte 
de la différence qui existe entre une apparence et 
une certitude, ils se livrent ordinairement avec leur 
cerveau troublé à une espèce de calculus probabi- 
lium, d'après lequel ils prononcent tranquillement le 
verdict qui décide de la vie de leur prochain. On 
peut hardiment leur appliquer les paroles par les- 
quelles Samuel Johnson manifesta sa méfiance contre 
un conseil de guerre qu'on venait de convoquer à 
la hâte. Johnson dit qu'il était probable qu'aucun 
des membres dont ce conseil était composé n'avait 
passé une seule heure de sa vie à peser, à part soi, 
la valeur des probabilités. (BosweU, Life of Johnson 
a. 1780. Tractât 71; Vol. IV, p. 292 de l'édition en 
5 volumes.) On s'imagine que ce amalignum vulgus» 
sera bien impartial. Lui, impartial? On dirait que 
la partialité est moins à craindre des égaux de 
l'accusé que de juges inamovibles, vivant dans des 



69 

régions qui sont complètement étrangères à l'accusé 
et ayant conscience de l'honneur de leur charge et 
des devoirs de leur mission. Déférer à la connais- 

• 

sance du jury les crimes contre l'état et contre le 
chef de l'état, ainsi que les délits de presse, n'est- 
ce pas, comme dit le pr6verbe, donner la bourse 
au plus larron? Il y eu de tout temps et partout 
beaucoup de mécontentements contre les gouverne- 
ments, contre les lois et contre les institutions pu- 
bliques, et la cause principale en est qu'on a tou- 
jours été prêt à mettre à la charge de ceux-ci toutes 
les misères qui sont inséparables de la nature 
humaine, et qui, allégoriquement parlant, sont la 
malédiction reçue par Adam et transmise par celui- 
ci en héritage à sa race. Mais jamais cette illusion 
n'a été exploitée d'une manière aussi mensongère 
et aussi impudente que par les démagogues de notre 
siècle. Ennemis du Christianisme, ils sont néces- 
sairement optimistes: le monde étant pour eux le 
but absolu, ils doivent le représenter comme ad- 
mirablement organisé à son origine. Il le consi- 
dèrent donc comme un vrai séjour de délices, ou, 
du moins, ils veulent le faire passer pour tel. Par- 
tant de ce principe, il faut bien attribuer à quel- 
qu'un les misères criantes et colossales dont ce 
monde pullule. On dit alors que, si les gouverne- 
ments faisaient leur devoir, on verrait la terre se 



70 

transformer en paradis, c*est- à-dire, que tout le 
inonde pourrait, sans peine ni soucis, boire et riianger 
à gogo, se propager et crever ensuite. N'est ce 
pas là la paraphrase de leur «but absolu)) et des 
«progrès énormes de rbumanité)), dont ils ne ces- 
sent, à son de trompe, de nous annoncer les exploits. 
Autrefois c'était le Credo qui était le principal 
appui du trône, aujourd'hui c'est le crédit. Le 
Pape lui-même ne tient guère moins à la confiance 
de ses créanciers qu'à celle de ses croyants. On 
déplorait autrefois les fautes dés hommes; c'est avec 
eflTroi qu'on jette aujourd'hui un regard sur leurs 
dettes, et au lieu et place de la prophétie du juge- 
ment dernier, on se plait aujourd'hui à prédire la 
grande banqueroute universelle, mais aussi, comme 
autrefois, avec le ferme espoir de ne pas l'éprou- 
ver soi-même. 



Le droit de propriété est moralement et rationnel- 
lement mieux établi que celui de la naissance, mais 
ces deux droits sont si étroitement entrelacés qu'oti 
ne saurait guère retrancher l'un, sans mettre l'autre 
en danger.* En effet, la plus grande partie de la 



* Sous bien des rapports, ils ressemblent aux frères 
Siamois, témoins leur haine et leur solidarité. 

(Note du Traducteur.) 



71 

propriété n'est elle pas héritée, «et n'est ce pas, par con- 
séqaent, une espèce de droit de naissance? La vieille 
noblesse ne porte que le nom de sa terre allodiale, 
et ce nom n^est qae l'expression de la propriété. 
Tous ceux qui possèdent devraient donc, s'ils 
étaient sages au lieu d'être envieux, aider au main- 
tien des droits de naissance, et cesser de pérorer 
contre eux. 

La noblesse est doublement utile: elle sert à 
maintenir le droit de propriété et elle appuie le 
droit de naissance dû souverain, car le roi étant le 
premier gentilhomme de son pays, doit considérer 
tout noble comme un parent inférieur. Il le 
traite tout autrement que le bourgeois le plus haut 
placé dans sa confiance, et il est tout naturel qu'il 
ait plus de confiance et d'abandon pour les descen- 
dants de ceux qui formaient autrefbis l'entourage 
le plus proche de ses ancêtres. Un gentilhomme a 
donc parfaitement le droit d'invoquer l'autorité de 
son nom en ofiï*ant au roi les assurances de sa 
fidélité et de son dévouement, car on hérite toujours 
du caractère de son père et il serait vraiment ab- 
surde et ridicule de ne pas vouloir mettre cette in- 
'fluence en ligne ^e compte* 




72 

Les femmes sont, ii de rares exceptions près, 
portées à la dissipation. Toute fortune devrait donc, à 
Texception des cas peu fréqueq^ où elles l'auraient 
acquise elles-mêmes, être mise à Tabri de leurs 
folies et de leurs dissipations. Je suis même 
d'avis que les femmes ne sont jamais majeures, et 
devraient toujours rester sous une surveillance mas- 
culine, soit celle du père, soit celle du mari, soit 
ceUe du fils, soit celle de Tétat, — comme c'est le 
cas aux Indes. D importe qu^elles ne puissent ja- 
mais disposer sans contrôle d'une fortune qu'elles 
n^nt pas acquise. Abandonner à la femme la tu- 
telle et la gestion de l'béritage paternel de ses 
enfants est, à mon avis, une folie pernicieuse et 
impardonnable. Dans la plupart des cas, cette femme 
ne manque pas de dissiper avec son amant (qu'elle 
l'épouse ou qu'elle ne l'épouse pas) les fruits du 
labeur d'une vie que l'amour des enfants a 
rendue active et fertile. Papa Homère lui-même 
nous a averti de ce danger (voyez Od. XV. 20). 

Une mère se transforme souvent en marâtre 
après la mort de son mari, et ce ne sont d'ailleurs 
que les belles-mères qui ont cette mauvafse répu- 
tation, car aucune langue n'a su produire l'expres- 
sion équivalente pour le sexe masculin, et cette 
réputation que les femmes avaient déjà du temps 



73 

d'Hérodote (IV, 154) elles ont su la garder jusqu'à 
nos jours. La femme ayant, en toute occasion, 
besoin d'un protecteur, ne saurait guère adopter 
le rôle de tutrice. La femme qui n'a pas aimé son 
mari, n'aimera jamais les enfants qu'il lui a donnés, 
au delà de l'âge de l'amour instinctif qui n'a pas de 
valeur morale dans l'appréciation de l'amour mater- 
nel. Je suis, en outre, de l'opinion, que le té- 
moignage d'une femme devant la justice de- 
vrait avoir, aceteris paribus^, moins de poids que 
celui d'un homme, c-à-d., que des témoignages 
d'hommes équivaudraient au double ou au triple des 
témoignages féminins, parce que le beau sexe émet 
journellement, à ce que je crois, trois fois plus de 
mensonges que le sexe fort, et que ces mensonges 
sont, par-dessus le marché, accompagnés d'une mise 
en scène vraisemblable et d'une apparence de sin- 
cérité que le sexe fort est incapable d'atteindre. 
Les Mahométans, il est vrai, vont trop loin dans la 
direction contraire. Ainsi, un jeune turc, très instruit, 
me disait un jour: «Nous ne considérons la femme 
que comme une terre à laquelle on confie la se- 
mence, c'est pourquoi la religion de nos femmes 
nous est indifférente, et nous pouvons parfaitement 
épouser une Chrétienne sans exiger sa conversion.» 
Quand je lui demandai si les derviches étaient ma- 
riés, il me répondit: «cela s'entend de soi-même; 



74 

le Prophète ayant été marié, ils n'oseraient pas vou- 
lofr être plus saints que /m.» 

Ne serait -il pas utile d'abolir les jours de fête, 
et de les remplacer par le nombre équivalent d^eu- 
res de repos et de récréation? Ne serait ce pas 
un bienfait de répartir les 1 6 heures si ennuyeuses 
et par conséquent si dangefreuses du dimanche, entre 
les autres jours de la semaine? On aurait 2 heures 
de repos par jour, ce qui ferait 14 pour les 7 
jotirs de la semaine, et on ajouterait les deux 
heures restantes pour les actes de dévotion du di- 
manche, ce qui serait très -suffisant, parce que la 
méditation religieuse n^est pas en état d'obtenir une 
attention sérieuse plus prolongée. Les anciens, non 
plus, n'avaient pas de jour de repos. La seule ob- 
jection sérieuse qu'on pourrait faire à cette propo- 
sition, serait la difficulté de garantir les deux heu- 
res quotidiennes de repos, contre l'invasion des 
spéculateurs capitalistes. 



Le Juif errant, Ahasvérus, n'est autre chose que 
la personnification du peuple juif. C'est pour avoir 
cruellement outragé le Rédempteur, qu'il est con- 
damné à porter éternellement le fardeau de la vie 
et à errer en pays étrangers sans jamais pouvoir 
trouver une patrie. C'est bien là le crime de ce 



75 

petit peuple juif, qui, chassé il y a près de 2000 
ans du pays qu'il habitait, n'a pas cessé d'exister, 
tout en demeurant étranger aux pay« qu'il habite. 
N'est -il pas étrange que tant de grandes et 
glorieuses nations, telles que les Assyriens, les 
Mèdes, les Perses, les Phéniciens, les Égyptiens, les 
Etrusques etc. aient disparu complètement du globe 
pendant que cette nation de contrebande, qui n'aurait 
même pas le droit d'être mentionnée à côté des pré- 
cédentes, continue à traîner son existence, sans avoir 
pu trouver de patrie. Aujourd'hui encore on retrouve 
partout cette «gens extorris» ce Jean- sans -terre 
entre les nations, nulle part chez soi et nulle part 
étranger, conservant avec une ténacité sans exemple 
sa nationalité, et désirant toujours, à l'exemple d'Abra- 
ham qui, tout en étant un étranger à Canaan, est 
devenu petit à petit, ainsi que son Dieu le lui avait 
promis, le maître du pays entier (1 Moïse 17, 8), 
prendre racine, n'importe où, et regagner une terre 
à soi sans laquelle un peuple n'est jamais qu'un 
ballon lancé en l'air. * En attendant ce jour, ce peuple 



* Moïse (I, rV, 1399., et Lib. V, c. 2) nous donne un 
exemple frappant des usages qui accompagnaient la migra- 
tion graduelle des habitants du globe terrestre, en nous mon- 
trant comment les hordes mobUes s'efforçaient d'expulser les 
peuples qui étaient en possession des bonnes terres. L'acte 
le plus récent en ce genre, fut la grande migration des 



76 

continue à vivre en parasite du labeur des autres 
nations, sans discontinuer d^étre animé du patrio- 
tisme le plus ardent pour sa propre nation, patrio- 
tisme qui se manifeste par cette solidarité extra- 
ordinaire, qui fait que chacun est défendu par tous 
et tous par chacun. Ce patriotisme a sine patria^ 
inspire plus d^exaltation à ses adeptes que tout 
autre amour du pays. La patrie du juif, ce sont 
les autres juifs, c'est ce qui fait qu'il est prêt à 
combattre pour eux, comme si c'était apro ara et 
focisi>, et qu'aucune communauté au monde ne tient 
si bien ensemble que celle de ces nomades. On 
voit clairement par ce qui vient d'être dit, combien 
il serait absurde de vouloir accorder aux juifs 
une part active dans le gouvernement et l'adminis- 
tration de l'état. Leur religion, fondue des l'origine 
avec leur constitution, n'est nullement le but prin- 
cipal de leurs poursuites, elle n'est plutôt qu'un 



peuples, commencée au IV® siècle de notre ère, ou plutôt la 
conquête de l'Amérique et le refoulement des sauvages de 
rAmérique et de l'Australie, qui continue encore de nos 
jours. 

Les Romains ont joué à l'occident le rôle que les Juifs 
ont eu en orient lorsqu'ils se fixèrent dans la terre promise. 
C'est le rôle d'un peuple d'émigrants qui en faisant conti- 
nuellement la guerre à ses voisins, finit par les subjuguer. 
11 est vrai que les Romains sont allés bien plus loin que 
les Juifs. 



77 

point de ralliement, un drapeau, auquel ils se re- 
connaissent. La preuve en est que le juif baptisé 
n'est pas du tout honni et conspué par ses anciens 
coreligionnaires comme le sont en général les apos- 
tats, et qu^à l'exception de quelques fanatiques, les 
autres juifs ne cessent pas de le traiter en com- 
patriote. Il est même permis d'admettre un juif 
baptisé aux prières solennelles, qui exigent la réu- 
nion de 10 personnes, tandis quUl est inadmissible 
d'y faire assister tout autre chrétien. Il en est de 
même de toutes les autres cérémonies du culte. 
La chose serait encore plus palpable, si un jour le 
Christianisme tombait complètement en désuétude, 
car les juifs dans ce cas ne cesseraient pas pour 
cela d'être une caste à part, et ne renonceraient 
jamais à la solidarité qui les lie. C'est donc se 
placer à un point de vue très superficiel et faux 
que de considérer les juifs comme une secte pure- 
ment religieuse. Donner au judaïsme le nom de 
confession juive, nom emprunté à l'église chrétienne, 
c'est une faute peut-être sciemment introduite par 
les juifs eux-mêmes, et qu'on ferait bien de ne 
pas tolérer. C'est nation juive qu'on devrait dire 
pour être dans le vrai. Les juifs n'ont pas de 
((Confession»: le monothéisme est aussi inhérent à 
leur nationalité qu'à leur constitution et il s'entend 
de soi-même. Tout bien considéré, monothéisme et 



78 

judaïsme sont synonymes. Qu'on attribue aux per- 
sécutions que les juifs ont subies pendant des 
siècles, tous les défauts de leur caractère natio- 
nal dont le point saillant est une absence complète 
de tout ce qu'on entend sous le nom de verecundia, 
je le veux bien, cela excuse en partie ces défauts, 
mais cela ne les abolit pas. Je ne puis qu'approu- 
ver le juif sensé qui, rejetant toutes les vieilles 
fables, illusions et préjugés de sa race, sort, par 
le baptême, d'une association qui ne lui fait pas 
honneur, et j'approuve cette démarche, même alors 
qu'il ne prendrait pas trop au sérieux sa nouvelle 
foi; je me permettrai d'ailleurs de douter que tous 
les jeunes chrétiens qui récitent leur Credo pen- 
dant leur première communion, en soient bien pé- 
nétrés. Je serais d'avis qu'il faudrait même épargner 
aux jvifs éclairés cette démarche pénible, et mettre 
fin à l'existence tragi-comique du judaïsme en per- 
mettant et en favorisant même les mariages entre 
juifs et chrétiens; l'église n'a pas le droit de s'op- 
poser à cette mesure qui a pour elle l'autorité de 
l'apôtre (1. Cor. 7, 12—16). Si on l'adoptait par- 
tout, au bout de 100 ans il n'y aurait plus de juifs % 



* La preuve que Schopeuhauer avait raison, c'est qu'en 
France, où les mariages mixtes sont permis, le juif ne se 
distingue presque plus des autres Français. 

(Note du Traducteur.) 



79 

le charme alors serait rompu, le fantôme d'Ahas- 
vérus trouverait enfin le repos éternel, et aie 
peuple élu de Dieu» ne saurait pas lui-même ce 
qu'il est devenu. Mais la réalisation de ce hut si 
désirable échouerait complètement, si on poussait 
rémancipatlon des juifs jusqu'à leur accorder des 
droits politiques, c'est à dire une participation au 
gouvernement et à l'administration des pays chré- 
tiens. Car c'est alors qu'ils seraient con amore plus 
juifs que jamais. Qu'on leur accorde la parité des 
droits civiques, ce n'est qu'équitable: mais leur per- 
mettre de se mêler de la politique du pays est tout 
bonnement absurde, car ils sont jusqu'à présent un 
peuple oriental étranger et ils doivent, par consé- 
quent, toujours être traités en étrangers. Lorsqu'il 
y a quelques dizaines d'années, la question de l'é- 
mancipation des juifs fut débattue au parlement 
anglais, un orateur soumit à l'appréciation de la 
chambre l'hypothèse suivante : un juif anglais arrive 
à Lisbonne; il y trouve deux individus dans la plus 
grande détresse. Il est en mçsure de pouvoir sau- 
ver l'un des deux malheureux, qui lui sont tous les 
deux complètement étrangers. L'un des deux est un 
chrétien anglais, l'autre est un juif portugais. Le- 
quel des deux sauvera -t-il? Je pense qu'aucun 
chrétien sensé, ni aucun juif véridique et franc ne 
saurait un seul instant douter de la réponse, et 



80 

c'est cette réponse qui nous donne la mesure des 
droits qu'on peut accorder aux juifs. 



Aucune circonstance ne donne à la religion une 
action aussi directe et aussi incisive sur la vie pra- 
tique, que le serment. U est déplorable, que la vie 
et la propriété d'un homme soient ainsi à la merci 
des convictions métaphysiques d'un autre homme. 
S'il arrive un jour, ce qui est probable, que les 
croyances religieuses tombent en désuétude, et que 
la foi disparaisse, qu'adviendra- 1- il alors du ser- 
ment? — Il ne serait donc pas inutile de recher- 
cher le sens purement moral de cet acte, indépen- 
damment de toute croyance positive, et de lui 
donner une expression assez pure, pour qu'elle puisse 
survivre, le cas échéant, à la chute des religions. On 
ne devrait pas s'arrêter à ce que cette formule aurait 
de froid et de sobre, comparée, au langage pompeux 
et solennel du serment religieux. Le but incontesté 
du serment est de combattre les inclinations si con- 
nues de l'homme pour le mensonge et la fausseté, 
en lui rappelant en termes solennels et frappants 
la sainteté du devoir moral qu'il s'impose en pro- 
mettant de ne pas s'écarter de la vérité dans ce 
qu'il aura à dire. Je vais tâcher de montrer la 
valeur purement morale de ce rappel au devoir. 



81 

4 • 

«Tai expliqué dans mon ouvrage principal (Y. 1, 
§ 62, p. 384) et plus spécialement dans un autre 
ouvrage, intitulé: «Du fondement de la morale» 
(§ M, p. 221 — 230) le sens de la proposition sui- 
vante, qui, pour paraître paradoxale, n'en est pas 
moins vraie: j'ai dit qu'il y avait des cas où un 
homme avait le droit de mentir. Ces cas sont d'abord 
ceux de légitime défense, c. à d. le droit d'employer la 
violence contre un agresseur, et ensuite ceux où 
l'on se trouve obsédé de questions que le question- 
neur n'a pas le droit de poser, et qui sont en 
même temps de nature à compromettre les intérêt^ 
de celui qui y répondrait, soit qu'il refuse de ré- 
pondre, soit qu'il réponde selon la vérité. C'est préci- 
sément parce que dans ces cas le mensonge est auto- 
risé, qu'il est nécessaire, dans les occasions où la 
véracité, et l'accomplissement de la promesse donnée 
ont de l'importance pour le sort d'un autre, de bien 
rappeler que celui qui parle, reconnaît ici l'absence 
des cas où le mensonge serait permis, qu'il com- 
prend et qu'il constate qu'on ne lui fait aucune vio- 
lence, qu'il sait que c'est devant la justice qu'il 
parle, que celui qui le questionne a le droit de le 
questionner, et que lui qui répond sait parfaitement la 
î^ravité et les conséquences de ses dépositions. Cette 
explication prouve que celui qui ment dans ces cir- 
constances commet, en pleine connaissance de cause, 

6 



82 

une grande injustice, et que sa position est celle 
d'un homme a uquel on a donné en pleine confiance 
un pouvoir qu'il peut employer selon sa volonté, 
soit pour le bien, soit pour le mal. S'il meut encore 
dans ces circonstances, il doit emporter la conviction 
pleine et entière qu'il est un de ceux qui, munis du 
pouvoir, ne l'emploieraient que pour commettre des 
injustices. Ce certificat contre sa propre moralité, 
c'est le parjure qui le lui donne. C'est ici que se 
rattache le besoin métaphysique inhérent à chaque 
être humain. Ce besoin lui prouve, plus ou moins 
clairement, que le monde n'a pas seulement une 
valeur et une signification purement physique, mais 
qu'il a aussi une importance métaphysique et que 
nos actions individuelles comportent dans le sens 
moral des conséquences bien plus graves et plus 
variées que la simple observation empirique ne leur 
en voudrait accorder. Je renvoie le lecteur, pour 
plus ample explication, à mon ouvrage précité sur 
la morale, en ajoutant seulement que l'homme qui 
disputerait à ses actes une autre signification que 
celle que l'observation empirique lui présente, n'é- 
noncera jamais cette dénégation sans avoir subi un 
combat intérieur, et sans avoir fait préablement vio- 
lence à ses convictions intimes. L'invitation au ser- 
ment le pose dans la condition d'un être purement 
moral, qui a pleine conscience de la valeur et des 

h 21 



83 

conséquences de ses assertions, et cet état de 
choses doit faire disparaître toute autre considéra- 
tion, pour ne laisser l'individu qu'en face des rap- 
ports de ses dépositions avec son être moral. Il 
est donc indifférent que cette conviction soit motivée 
par un rappel vaguement senti de l'importance mé- 
taphysique de notre existence, rappel assaisonné 
de mythes et de fables, ou que ce motif soit élevé 
à la clarté et à la précision d'une pensée philoso- 
phique. U résulte de tout ce qui vient d'être dit, 
qu'il n'importe guère que la formule du serment 
contienne telle ou telle allusion mythologique ou 
qu'elle soit purement abstraite, comme la formule 
usitée en France: «Je le jure.» Et puisqu'on fait 
des distinctions de formules selon les religions, il 
faudrait aussi choisir et adapter la formule au 
degré d'éducation de l'individu. Si l'on considère la 
chose à ce point de vue, on peut même admettre 
à la prestation du serment un homme qui ne re- 
connaîtrait aucune religion existante. 



^ 



ImPBIMBRIE de F. Â. BB0CKHAU8 A LBIPSIG. 



6?.634965 



I r^ 




M. RENAN 



ET 



ARTHUR SCHOPENHAUEB/ 



ESSAI DE CRITIQUE 

PAR V 



ALEXANDRE. Jf^BALCHE/ 



Vitam irapandere vero. 
(Juvmalis, sot. IV. 91.) 



ODESSA 
CHEZ L'AUTEUR. 

EN COMMISSION CHEZ F. A. BROCKHAUS A LEIPZIG. 



IMPEIMEEIE DE P. A. BROCKHATTS A LEIPZIG. 



.►.4