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rj£ S81-3 A, 2.
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II
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M. RENAN
ET
ARTHUR 8CH0PENHAUER
ESSAI DE CRITIQUE
PAB
ALEXANDRE DE BALCHË.
Vitara impeudere vero.
(Juvenalli, tut. IV. WL.) '
ODESSA
CHEZ L'AUTEUR.
EN COMMISSION CHEZ F. A. BBOCKHAUS A liBIfZIG.
1870.
M. RENM
ET
ARTHUR SCHOPENHATJER.
.Elêuis MrTst qaod oitendftt
TeviMntibiu. — Sen. (nat. qoaeat. VU, 31).
ce La Monarciiie constltutioimeUe en France» par
M. Ernest Renan, prouve une Uâs de plus la jus-
tesse de Fobservation placée par Diderot dans le
«Neveu de Rameau»: «Ceux qui vivent d*une science,
ne sont pas toujours ceux qui la possèdent et la>'
cultivent sérieusement.)) La tâche que je me suis
imposée dans cette critique, consiste à prouver, le
livre de M. Renan en mains, la justesse de cette
appréciation, peu courtoise peut-être, mais vraie.
Je vais donc analyser le livre de M. Renan, séparer
les quelques vérités quil contient des erreurs qui
les enveloppent et prouver à Fauteur qu'il est
impardonnable à un savant dignorer des choses
1
qu'il saurait certainement, si la philosophie était
pour lui un objet de recherches et non un moyen.
Je fais suivre cette critique de la traduction d'un
article d'Arthur Schopenhauer, concernant la poli-
tique et la jurisprudence. Cette traduction, ad usum
professorum philosophiœ, a été motivée par l'igno-
rance des savants français en matière de philoso-
phie allemande. Que ce génie, qui est parti des
résultats obtenus par Kant pour arriver à une
hauteur et à une puissance d'idées que nul homme
de son siècle n'a atteint, ait été systématiquement
ignoré en Allemagne dans les chaires de philosophie,
qui recevaient leur mot d'ordre de Hegel, Fichte et
Schelling, auxquels Schopenhauer a porté des coups
que la vanité ne pardonne pas, — cela s'explique par
la jalousie de ces hommes, qui faisaient un métier de
la science, que Schopenhauer n'a jamais considérée
autrement que comme une recherche consciencieuse
sie la vérité, exempte de tout intérêt personnel.
D'ailleurs, nul n'est prophète dans son pays. Mais
que des professeurs de l'Institut en France, où la
science se pique d'être indépendante, puissent ne
pas connaître les œuvres de l'homme qui a réfuté
dans ses écrits, avec la clarté et la logique serrée
du génie , tous les sophîsmes débités par Hegel et
ses disciples, sophismes dont se nourrissent jusqu'à
ce jour la plupart des phUosophes français, cela
prouve seulement que dans la patrie de Boîleau on
connaît les œuvres de Boileau, sans pratiquer ses
préceptes, et qu'on oublie trop souvent son conseil:
a Avant que d'écrire, apprenez à penser, n
L'extrait dont je joins ci -après la traduction
(traduction qui ne restera pas isolée, si mes lec-
teurs veulent bien encourager ce travail) a pour but
de prouver aux esprits sobres que M. Renan eût
certainement épargné à ses lecteurs et à sa renommée
l'exhibition de toutes les idées fausses et des bana-
lités que contient son ouvrage, s'il s'était seulement
doi^ié la peine d'étudier les écrits de Schopenhauer,
et d'y apprendre des vérités que 10 ans après la
mort de ce grand homme il est honteux d'ignorer
Le lecteur se demandera peut-être ce que c'est que
cette autorité que je voudrais imposer à des savants?
Je répondrais à cela: lisez les œuvres de Schopen-
hauer, et vous verrez que c'est le bon-sens, la raison
et la sincérité qui sont les autorités auxquelles je
fais appel, et que si je m'adresse au public d'au-
jourd'hui pour demander la reconnaissance de ce
génie méconnu, c'est parce que la mort de Socrate
et la vie de Schopenhauer nous prouvent suffisamment
que la rapidité de là renommée d'un homme est en
raison inverse de son mérite: «Le fondement de
toute gloire véritable, c'est l'estime sentie: mais la
plupart des hommes ne sont capables d'estime
1*
sentie, qu'envers ce qui leur ressemble, c'est à dire
envers le médiocre. Donc, la plupart des hommes
n'auront pour les ouvrages de génie, jamais qu'une
estime sur parole. Celle-ci se fondant sur l'estime
sentie d'un très-petit nombre d'individus supérieurs
capables d'apprécier les ouvrages du génie, nous
voyons la raison de la lenteur de l'accroissement
de la véritable gloire.» (Oeuvres posthumes de
Schopenhauer.) Mais pour être lente, cette gloire
n'en est pas moins sûre, et le devoir des savants
serait d'aller au devant de la gloire des grands
hommes méconnus des masses, et de ne pas se
laisser traîner à la remorque de l'opinion comme
l'ont fait les Français pour Shakespeare. Après
40 ans d'oubli prémédité de la part de messieurs
les professeurs de philosophie en Allemagne, Scho-
penhauer a eu la joie d'assister, presqu'à la veille
de sa mort, à la troisième édition de son grand
ouvrage: a Die WeU als Wille und Vorstellungr>, Si
messieurs les professeurs de philosophie en France
ne se dépêchent de faire la connaissance de cette
œuvre, quelques moments de retard encore pour-
raient avoir la conséquence fâcheuse de les faire
confondre avec le malignum vulgm.
A ceux qui reprocheront à cette critique l'ab-
sence de la courtoisie qu'on est convenu de main-
tenir entre écrivains, je répondrai que je ne suis
pas un ëcriyain de métier, et que je ne saisis la
plume que parce qu'il me semble que par le temps
de liberté de la presse où nous Tivons, le seul
antidote possible contre le poison moral des idées
erronées mises en circulation, c'est Topinion sincère
de ceux qui ne sont que platoniquement intéressés
aux débats. J'aime la courtoisie, mais j'aime encore
plus la vérité.
Amk/az Hato, sed magis arnica veritas, et j'ai
malheureusement rencontré dans l'ouvrage que j'exa-
mine un manque de recherches approfondies, et un
abus d'appels à la gloire de la France, pour lesquels
il m'a été impossible de trouver des paraphrases
atténuantes. Abordons maintenant l'analyse de l'opus-
cule en question.
M. Renan commence son introduction par cette
phrase: (d'histoire n'est ni une géométrie inflexible,
ni une simple succession d'incidents fortuits». Nous
aurions le droit, après cela, de nous attendre à une
nouvelle définition de l'histoire selon M. Renan;
mais il se contente de nous dire que «lés choses
humaines, bien qu'elles déjouent souvent les conjec-
tures des esprits les plus sagaces , prêtent néanmoins
au calcul». Si on se donnait la peine de mettre
en vers cette belle phrase, elle pourrait servir à
enrichir d'un couplet de plus la chanson de l'illustre
M. de la Palisse, car elle ne nous indique pas
comment M. Renan comprend l'histoire , dont le grand
Goethe a si bien défini la valeur, en mettant dans
la bouche de Faust cette bonne leçon adressée' à
son commensal Wagner:
«Mein Freund, die Zeiten der Vergangénheit
Sind uns ein Buch mit sieben Siegeln;
Was ihr den Geist der Zeiten heisst,
Bas ist im Grund der Herren eigner Geist,
In dem die Zeiten sich bespiegeln.
Da ist's dann wahrlich oft ein Jammer,
Man lauft euch bei dem ersten Blick davoh.
Ein Kehrichtfass und eine Rumpelkammer
Und hochstens eine Haupt- und Staatsaction,
Mit treffiichen pragmatischen Maximen,
Wie sie den Puppen wohl im Munde zienien!)»
M. Renan parle avec dédain des détails de
l'histoire, comme si, sans la connaissance des dé-
tails, il était possible de trouver les motifs moraux
d'une action, qui certes importent bien plus que
le fait, à celui qui cherche dans l'histoire un en-
seignement et non des renseignements. Une bonne
biographie, comme p. e. celle de Beaumarchais ^ar
Louis de Loménie, un drame de Shakespeare, un
portrait de Van Dyck, feront plus pour les progrès
de l'histoire, que les écrits de ceux qui, comme
M. Renan, font fi «des volontés individuelles et
des rencontres du hasard». dEadem sed aliter y),
telle devrait être, selon Schopenhauer, la devise de
l'histoire. Ce n'est donc qu'en recherchant l'individu
et les mobiles de sa volonté, et non les généralités
et les faits accomplis, qu'on pourra avec le temps
faire une science de ce qui n'est aujourd'hui qu'un
dictionnaire de connaissances d'une exactitude bien
précaire.
«C'est dans cet esprit (hélas! nous venons de
voir dans quel esprit) que nous voudrions, dit
l'auteur, proposer quelques observations sur les
graves événements accomplis en cette année 1869.
La philosophie que nous porterons dans cet examen
n'est pas celle de l'indifférence.» Est-ce un membre
de l'académie des sciences qui parle, ou un candidat
à la chambre qui fait une profession de foi à ses
électeurs? La Chambre exige de ses membres une
certaine indépendance et la législation a établi l'in-
compatibilité de la fonction dé député avec d'autres
fonctions. Il est étonnant que la science soit moins
scrupuleuse que la politique en matière d'indépen-
dance, elle qui en a certes plus besoin, à cause de
la portée bien plus étendue de ses votes, et que
l'Institut s'incline devant le corps législatif Le
vote du député influe sur les affaires de ses con-
temporains, l'erreur du savant pèse quelquefois sur
le sort de plusieurs générations.
La philosophie, qui est la science des sciences,
doit, n'en déplaise à M. Renan, être indifférente
8
pour pouvoir être indépendante, et le savant qui
veut entrer dans la mêlée politique, ressemble au
chef d'état -major d'une armée qui voudrait monter
la garde aux avant -postes du camp qu'il a disposé.
Dans l'un comme l'autre cas, c'est ime dérogation.
On n'a pas besoin d'un général pour monter la
garde comme on n'a pas besoin d'un savant pour
la politique quotidienne. Un savant peut être un
homme de génie, et dans ce cas il ferait un mauvais
ministre, parce qu'un ministre ne doit être qu'un
homme de talent, et voici pourquoi: la première
condition de la possibUité d'un ministre, c'est le
succès, et nous savons que le succès des vrais
génies ne commence que bien après leur mort. Si
H. Renan a encore, connue il nous semble, la pré-
tttition de se mêler des affaires de son pays, il
doit renoncer au désir de lui dire « bien exactement,
et sans le sacrifice d'une nuance, ce qull caroit être
la vérité». Ou il n'est pas mi vrai savant, ou il
doit sacrifier à la science l'ambition d'être un homme
politique. Le vrai savant a pour mission de re-
dresser les erreurs des hommes, et de leur offrir
un enseignement Chargé de cette noble tâche, il
a bien assez de peine pour avoir la peau sauve, en
disant la vérité à ses concitoyens sans chercher
encore à entrer dans la bagarre poUtique; témoin
Jésus, dont M. Renan doit connaître la biographie.
9
L'entrée en matière de M. Renan est une apo-
logie de la révolution française, accompagnée du
mouvement de grosse caisse presque inévitable chez
tout auteur français: «En un sens, «dit -il, la révo-
lution française (FËmpire dans ma pensée [eelle de
M. Renan bien entendu] fait corps avec elle) est
la gloire de la France.» Entendons nom ! Qui ose-
rait dire le contraire? le peuple est souverain et a
le droit de changer de gouv^nement toutes les fois
que le souverain cesserait de tenir le pacte conclu
explicitement ou implicitement avec la nation, pacte
qu'on pourrait résumer ainsi: le souverain dispose
d'un certain pouvoir, à la condition de protéger par
ce pouvoir l'individu contre l'individu, et la nation
contre l'étranger, et c'est à celte condition que
chacun lui fait volontiers le sacrifice d'une partie de
sa liberté. Mais une révolution ne doit et ne peut
être qu'une dure extrémité. La présenter au peuple
comme un sujet de gloire, est aussi fou que cri-
minel. S'aUleurs, la révolution française n'est, moins
que toute autre, un sujet de gloire, ou un exemple
à suivre, car si l'on veut, comme le fait M. Renan,
lui attribuer une influence directe sur tout ce qui
se passe en France depuis 80 ans, on arriverait
à la triste conclusion, que c'est une révolution mal
faite, c'est à dire, mal commencée et pas achevée.
Ou la révolution française a été faite à la française.
10
c. à d. légèrement, follement, sans besoin et sans
fruit, comme la terreur rouge, l'Empire et la terreur
blanche l'ont prouvé, ou cette révolution n'est pas
achevée. Dans, l'un et dans l'autre cas, il serait
pour le moins ridicule de parler de gloire, et je
crois fermement que la nation française n'a pas
d'ennemis plus dangereux que ceux qui l'encencent
de gloire sous prétexte de 4789, qui la prennent
par son côté faible, la vanité, au lieu de s'adresser
à ses bonnes qualités: la compassion et le dévoue-
ment intelligent
M. Renan nous parle de la Judée, de la Grèce
et de l'Italie, en nous disant que «les nations qui
ont dans leur histoire un fait exceptionnel, expient
ce fait par de longues souffrances et souvent le
payent de leur existence nationale». Mais quel est
le fait exceptionnel qu'expierait la France? La Judée,
la Grèce et l'Italie ont été les degrés de la civili-
sation, dont l'humanité a profité, mais la France
n'a pas cette excuse. L'ignorance du Français n'a
de rivalité à craindre que de sa vanité. C'est avec
peine qu'il parvient à réprimer son étonnement
quand on lui dit que des arbres poussent ailleurs
qu'en France, et que les hommes en Russie ne
marchent pas à quatre pattes. Durant les trois
années que j'ai vécu à Paris en qualité d'attaché
d'ambassade, je n'y ai pas vu cinq Français qui con-
11
nussent une autre langue que la leur, et je crois être
indulgent en disant que sur 100 Français, 95 parlent
l'argot des boulevards au lieu de la langue de Boileau,
et quant aux Françaises, depuis le faubourg St.-Ger-
main jusqu'au quartier Bréda, l'histoire de France et
l'orthographe sont bien tout ce qu'il est humainement
possible de leur demander, et encore! Si la France
souffre, ce n'est donc pas pour les autres nations,
c'est par sa vanité qu'on a exploitée par des moyens
variés à l'infini. Un savant comme M. Renan devrait
avoir honte de recourir à ce moyen de succès infail-
lible il est vrai , mais antipatriotique , et il devrait ne
jamais oublier que le savant doit marcher à la tête,
et non à la file de ses concitoyens. M. Renan
avoue bien que la France, « après avoir versé des
flots de sang», est encore bien loin du but que se
proposait la Révolution. Rien n'est plus vrai, mais
dans ce cas, qu'il me soit permis de demander à
M. Renan, s'il est bien sage et humain de chanter
à tout moment les louanges de cette révolution,
de parler (cde la situation poétique et romanesque»
qu'elle à créée a la France, en un mot d'encenser de
gloire une nation, qui sans cela déjà n'est guère
un monstrum de modestie. Parler souvent de la
gloire du pays, c'est le moyen des gouverne-
ments insolvables, moyen bas et ignoble comme le
flatteur.
12
«qui vit aux dépens de celui qui l'écoute »♦
Mais la science doit dédaigner ce moyen de se
rendre populaire, parce qu'elle doit toujours étr«
au-dessus de la popularité. Japplaudis des deux
mains quand j'entends M. Renan expliquer la cause
réelle de Fayortement du travail politique de la
France dans les termes suivants: «Malgré le feu
étrange qui ranimait», dit-il, «la France, à la fin du
XVni^ siècle, était assez- ignorante des conditions
d'existence d'une nation et de l'humanité.» Mais
pourquoi faut -il qu'après une bonne vérité comme
celle-ci, M. Renan ne puisse s'abstenir d'anéantir
le bon effet qu'on pourrait attendre de cet ensei-
gnement, en terminant son opuscule par l'éternel et
inévitable mouvement de grosse caisse, qui ne fait
jamais honneur à la plume qui s'y prête. Ce mou-
vement de grosse caisse, me voilà forcé de le tran-
scrire, hélas! textuellement: «Hâtons nous de le dire
d'ailleurs», dit M. Renan, «des défauts aussi brUlants
que ceux de la France sont à leur manière des
qualités. La France n'a pas perdu le sceptre de
l'esprit, du goût, de l'art délicat, de l'atticisme;
longtemps encore, elle fixera l'attention de l'huma-
nité civilisée, et posera l'enjeu sur lequel le public
européen engagera ses paris. Les affaires de la
France sont de telle nature, qu'elles divisent et
13
passionnent les étrangers, autant et souvent plus
que les affaires quotidiennes de leur propre pays.
Le grand inconvénient de son état politique, c'est
l'imprévu; mais Fimprévu est à double face: à côté
des mauvaises chances il y a les bonnes, et nous
ne serions nullement surpris qu'après de déplorables
aventures, la France ne traversât des années d'un
singulier éclat. » A la même page, l'auteur nous dit
que «la France peut tout, excepté être médiocre.»
Voilà bien le Français, qui est sûr de parler à des
Français. Je prendrai la liberté de demander à M.
Renan de quel nom il consentirait à appeler la va-
nité, vraiment féminine, qui est logée au fond de
tout caractère français, si ce n'est du nom de mé-
diocrité? Qu'est ce que le succès de la «Lanterne»
en 4868 et celui du a Siècle » en 4864, sinon la
preuve que tout ce qui est médiocre réussit en
France, pourvu qu'on y ajoute une certaine dose
de clinquant, de ronflant, et qu'on parle au peuple
de temps en temps de la gloire de la France ou
de celle de sa révolution. £t M. Rouher comme
homme d'état, et M. Cousin comme phUosophe, et
M. Thiers comme historien*, et Victor Hugo comme
* Je ne parle ici, bien entendu, que de M. Thiers
rhistorien, car comme homme politique je le mets bien
au-dessus de ses romans historiques.
14
poète * comment les appeler autrement que des
médiocrités? et malgré cela ils ont eu du succès,
parce qu'ils ont su directement ou indirectement
parler à la France de sa gloire et elle n'est jamais
restée sourde à cet appel. La gloire, voilà la ma-
ladie de la France; maladie sérieuse, parce qu'on la
traite légèrement, et qui menace de devenir chro-
nique, grâce a ceux qui, au lieu de la guérir, ne
pensent qu'a en faire leur profit; quand le gouver-
nement a besoin de l'approbation du peuple pour
se faire pardonner une enormité, ou son favoritisme,
ses folles dépenses, ses haines personnelles et
quelquefois simplement son ineptie, que fait -il? Il
en appelle à la gloire de la nation! Quand un
savant ou un philosophe éprouve le désir d'acquérir
promptement une popularité difficile à atteindre
pour tous ceux qui sont au-dessus du niveau in-
tellectuel des masses, que fait-il? Il afiiecte le lan-
gage populaire, et il prend la peine de parler aux
Français de la gloire de leur révolution! Comment
voulez -vous que dans ces conditions une nation,
qui n'est pas moins ignorante que les autres, n'ait
pas la fièvre de la gloire et que cette maladie non-
seulement ne lui enlève pas le repos, mais ne lui rende
* Et les pantins comme Rochefort, pour lesquels on
fait couler le sang^ à flots.
15
pas odieux le repos des autres? En comparant la
France à l'Angleterre, M. Renan veut expliquer ainsi
la c^use des issues différentes de leurs révolutions
respectives: la France, dit -il, «procéda philosophi-
quement en une matière où il faut procéder histo-
riquement», et c'est à cause de cela, dit -il, que
« l'Angleterre, qui ne se pique de nulle philosophie,
s'est trouvée mille fois plus libre que la France,
qui avait si fièrement planté le drapeau philosophi-
que des droits de l'homme».
Le fait est exact, mai^ les causes sont mal
expliquées, si toutefois elles le sont. Est-ce la
faute de la philosophie, si les esprits incultes et
superficiels ne la comprennent pas? L'Angleterre
a eu au moins autant de philosophes que la France,
mais les philosophes anglais étaient plHS profonds,
plus sérieux, si l'on veut plus lourds, et par con-
séquent moins populaires, que les philosophes fran-
çais, .et la philosophie a influencé les événements
dans les deux pays, comme elle finit toujours par
le faire. En France, cette influence a été directe,
et c'est là le malheur de la révolution française.
Ce malheur, on doit l'attribuer à la légèreté du
caractère français, qui, avant de saisir une
idée, et de se donner la peine de la bien comprendre,
veut l'appliquer. En ce moment on fait la même
chose en Russie; on cherche par des mesures vio-
16
lentes à introduire dans la pratique une théorie
mineure et peu solide. Je ne doute pas qtit de
grands malheurs ne châtient le socialisme autocra-
tique de ce ^ouyemement. Mais on ne saurait
attribuer ce malheur à la philosophie dont Tinfluence,
inévitable d'ailleurs, est toujours salutaire quand
elle n'est pas directe. Le peuple anglais au con-
traire, est plus lent, mais plus prudent, il ne prend
à la philosophie que ce qui a été bien élaboré et
ce qu'il sûr d'avoir bien compris. Si on voulait
établir un parallèle entré les deux pays, il faudrait
faire une étude des caractères des deux nations et
de leurs philosophes: d'un côté le caractère anglais
et la philosophie de Fr. R. Bacon, de Fairtre le carac-
tère français et la philosophie de Descartes. On
arriverait alors à des conclusions plus vraies et
surtout moins superficieUes que celles de M. Renan.
Ce n'est donc la faute ni de Voltaire ni de Yau-
venargues, ni de Condorcet, ni de Biderot, mais la
faute du peuple français, qui veut tout savoir sans
rien apprendre, et dominer le monde pour obéir
ensuite à celui qui saïu'a le flatter. Voilà ce que
M. Renan n'a pas eu le courage de dire, parce
qu'un homme dont le métier est d'écrire et d'en-
seigner, ne désire guère se brouiller avec ^ son
public. Mais nous autres, qui n'avons pas de
métier, c'est notre devoir de dire aux Français les
17
dures vérités, qui, s'ils en profitent, empêcheront
cette nation, malgré tout si aimable et si bonne, de
mourir de vanité. Quoique cette maladie ne soit
pas inscrite dans le catalogue médical, elle existe,
et n'en est pas moins réellement dangereuse.
Dans ses recherches sur les causes des tenta-
tives révolutionnaires en France, recherches qui
sont encore moins heureuses que son parallèle entre
ia France et TAngleterre, M. Renan tombe sur un
mot qui est la pierre d'achoppement de presque
tous les écrivains français. Naturellement M. Renan
trébuche comme les autres, et tombe dans un déluge
de phrases, bien senties, peut-être, mais bien mai
pensées. II s'agit de la société humaine, que la
révolution française aurait envisagée d'un point de
vue trop matérialiste, et qui, selon M. Renan, est
c(un grand fait providentiel», «la mère de tout
idéal)), et encore le produit direct de la volonté
suprême. «Sans partager ses idées)) au sujet des
révolutionnaires français, dont l'erreur principale
était (et est encore jusqu'aujourd'hui) de poursuivre
un but impossible : l'égalité, le niveltement, le règne
d'une justice absolue et abstraite, toutes choses
incompatibles avec les misères humaines, je ne puis
m'empêcher de reconnaître que toutes fausses qu'é-
taient ces idées, c'étaient cependant des idées, tandis
que le fatras que M. Renan demande ou attribue à
2
18
la société humaiiie e»t un amas de phrases teUe-
ment roBflantes, qu'il me répuffne de les recepier
ici. Je renvoie donc le lecteur aux pages 20 — â3
de « la Monarchie eonsiitutiomielle » et je me borne
à le prier d'y comparer le raisonneiaent sain et
senré de Schopenhauer qui traite le même sujet
dans l'article « Jurisprudence et Politlqve » dont je
joins ci- après tine traduction qui édifiera ceux des
lecteurs qui ne lisent pas l'allemand. C'est en
lisant Schopenhauer et en faisant la comparaison,
qu'on verra la difiérence qu'il y a entre celui qui
a mis sa pensée au service de la vérité, cette
chaste beauté qui ne se donne pas à tout venant,
et celui qui n'écrit qiite pour plaire au public. Pour
être juste, je ne passerai pas sous silence l'éloge
que mérite M. Renan p«ur l'appréciation qu'il fait
des aspirations du peuple français, (p. 26.) «Le
peuple», dit M. Renan, «soutiendra que la justice ne
sera complète, que quand tous les Français seront
placés, en naissant, dans des conditions identiques.»
J'ai habité la France durant trois années consécu-
tives, et j'y ai vu combien est formidable l'envie
qu'inspire à la basse classe tout ce qui est au-dessus
d'elle, soit par l'inteUigence, soit par la naissance,
soit par la fortune. M. Renan nous dit que «quand
Gubbio ou Assise voyait défiler en cavalcade la noce
de son jeune seigneur, nul n'était jaloux», et moi,
19
j'affirme qu'il est impossiUe de traverser te fau-
bourg St.-Antoki6 en équipage tant soit peu élé-
gant sane s'entendre crier des injures par les
gamins on les voyous. M. Renan a donc raison de
constater le fait, mais il a tort de taire les raisons
de ce phénomène, qui n'existe ni en Allemagne, ni
en Angleterre, ni même en Russie où le gouver-
nement est démocrate. Cette raison, que M. Renan,
qui est plus habile qu'il ne veut bien l'avouer dans
sa préface à la dernière édition de sa a Vie de
Jésus», ne veut pas dire, je vais la démontrer
avec toute la franchise et l'équité d'un étranger,
qui a des sympathies pour ce peuple français, si
bon, si généreux et si aimable, mais qui n'est
aveuglé ni par le patriotisme, ni par des intérêts
personnels qui exigent des ménagements.
L'envie est un tourment qui est la conséquence
en même tems que le châtiment de la vanité.
L'homme vain est intolérant pour tout ce qui lui
est supérieur, et s'il ne peut empêcher qu'on le
surpasse, il croit se dédommager en enviant celui
qui est au-dessus de lui, sans vouloir tenir compte
des raiscms et des causes de la supériorité de son
rival. L'envie est donc une conséquence fort natu-
relle de la vanité inhérente au caractère français.
Chaque nation a ses défauts, mais jamais un défaut
de caractère n'a aussi puissamment influencé les
2*
20
destinées d'un peuple que la vanité française. D'où
vient que ce défaut a atteint des dimensions si
colossales et si inquiétantes, qu'il a souvent fait le
malheur de la France et qu'il trouble sans cesse le
repos de l'Europe? M. Renan, qui est un honune
habile, ne veut pas le dire. Comme je n'ai pas
besoin d'être habile, je le dirai, moi. J'ai lu souvent
dans la Revue des deux Mondes des articles où l'on
a dit quelquefois de bien dures vérités à mon
pays; j'en ai fait mon profit, je les ai adoptées et
je les ai répétées quand elles me paraissaient justes.
La seule manière que j'aie trouvé de prouver à la
Revue des deux Mondes toute la reconnaissance
que je lui dois, c'est de lui rendre la pareUle et de
lui dire «ce que nous croyons être la vérité sur
les Français et la France, r> Notre avis est que si
ce défaut, inoffensif en apparence, mais terrible et
plein de dangers en réalité; a pu croître et embellir
jusqu'à devenir un monstrum per excessum, c'est
qu'il a été encouragé et exploité sans vergogne,
tant par les démagogues, que par quelques-uns
des gouvernements que la France a subis. En effet,
depuis la a révolution victorieuse » jusqu'à nos jours,
que disent les démagogues? A commencer par les
hommes de talent comme Mirabeau, Camille Bes-
moulins, Benjamin Constant etc. et en finissant par
les exploiteurs comme Victor Hugo, et les pantins
21
comme Rochefort, tous, tant qu'ils sont, Us ne par^
lent qu'à la vanité ou à Tenvie. Us parlent à la
vanité, quand on peut dire aux Français qu'on ne
leur donne pas assez de gloire. Us s'adressent à
l'envie quand ils découvrent les plaies de ceux qui
les gouvernent. Qu'on dise vrai ou qu'on calomnie,
le moyen est également mesquin, et le succès est
immanquable. Telle est mon opinion sur le rôle
des démocrates populaires en France! Voyons main-
tenant si les gouvernements valent mieux que ceux
qui les renversent. Comment Napoléon P' se main-
tint-il durant tout son règne, qui était une négation
formelle des principe^ de 89? En gagnant des ba-
tailles. Je passe les deux restaurations, à cause
de ces habitudes vicieuses, contractées en exil,
qui les désignaient d'avance à la chute en partie
méritée qui les a enlevées, et j'arrive au règne de
Louis -Philippe. D'où vient cette chute inattendue
d'un gouvernement qui a relativement bien peu
coûté à la France, en hommes comme en argent?
C'est le manque de prestige qui a renversé Louis-
PhUippe. En politique on peut dire aux peuples:
dis-moi ce qu*il te faut de prestige, je te dirai ce
que tu as de vanité. Le manque de prestige est
la cause de cette révolution de Février, qui emporta
dans un fiacre le dernier Roi. Voyons maintenant com-
ment le second empire a pu durer 18 ans? L'Empire,
22
comme tout nouveau pouvoir, est le fait d'un am-
bitieux. C'est dans Tordre des choses et aucun
homme sensé n'enviera le sort de ceux qui mut
possédés de cette maladie. Mais encore faut -il que
l'ambitieux apporte, comme enjeu de la partie, un
désintéressement qui élève sa passion au-dessus du
vulgaire. Je suis, comme Scfaopenbauer, partisan
du système monarchique, et je ne suis pas trop
sévère pour ceux qui ^nploient une certaine dose
de violence pour faire cesser cet état de choses
an(Mrmal qu'on appeUe une république, mais encore
faut*il que le pacte fondamental des monarchies soit
observé par celui qui ne craint pas d'assumer un
devoir aussi lourd. Le pacte fondamental consiste
en ce que celui qui tient entre ses mains les rênes
du pouvoir, devienne à un tel point la personifica*
tion de la nation qui s'est confiée à lui, qu'il oublia
complètement sa personne et les intérêts de sa fa-
mille pour ne penser qu'à ceux de son peuple.
C'est là la raison d'être des monarchies, et c'est ce
qui donne à ce système d'immenses avantages sur
les républiques. Dans les monarchies où la dy-
nastie a plusieurs générations d'existence non in-
terrompue, cette condition est toute naturelle et
sous- entendue, sans que qui que ce soit pense à la
discuter. La force de l'habitude, la confiance en soi-
même que donne l'hérédité, l'exdusion de toute
23
crainte de compétiUon, font que le gouverain s'est
tellement identifié avec son peuple, qu'il ne perd
jamais son temps à penser à ses propres intér^s
ou à ceux de sa famille, qui nç font qu'un avec ceux
du pays. Les garanties d'une constitution tant soit peu
libérale, sont suffisantes pour protégé le peuple
contre les erreurs du protecteur que le hasard de
l'hérédité peut ana^ier sur le tr4ne, car l'expérience
BOUS prouire que la constitution la tnoins large, finit
toujours par renuferser eelui qui od>Ue les condi^
tions fondamentales, en vertu desquelles le manie*
ment de la machine gouvernementale lui Qst confié.
Le plus ou moins de libéralisme d'une constitution
est une question de mesQjre et de tact, qui doit se
régler sur le tempérament de la nation et de la
personne du souverain. Mais dans leis monarchies
nouvelles, celui q|ii veut en être le fondateur doit
remplacer par son génie Toeuvre du temps et de
l'habitude. La tâeke n'est pas facile, et la première
condition de ce génie, c'est l'oubli de soi«-méme. Q
faut que celui qui a l'ambition de fonder une dy->
nastie commence p» oublier complètement qu'il
n'est qu'un parvenu, et qu'il agisse en conséquence,
c-à-d. quil oublie ses intérêts personnels et ceux
des siens, et quil les risque toujours, pour ne
penser qu'au bien être de son peuple. Il faut pour
cela une grande ambition, l'amour du jeu et un^
24
abnégation à toute épreuve. On voit par cette dé-
finition combien la chose est difficile et par consé-
quent le succès rare et précaire. Examinons main-
tenant jusqu'à quel point Napoléon in a rempli les
exigences de la position difficile que lui crée son
rôle de chef de dynastie.
Constatons d'abord que les traditions et l'his-
toire de son oncle lui donnaient sur les autres
fondateurs de dynasties un avantage dont il a abusé
sans en profiter, et analysons la politique extérieure
et intérieure du gouvernement français sous le se-
cond Empire.
Issu d'un complot militaire, Napoléon in n'a pas
su résister au courant qui l'a amené au pouvoir.
Pour satisfaire les ambitieux de l'armée d'un coté,
et pour occuper de l'autre l'esprit inquiet des Fran-
çais,, il s'est lancé dans les expéditions lointaines
(la Syrie, la Cochinchine, le Mexique) qui ont été
le thème favori, et ont fait le succès de l'opposition.
Quant aux guerres européennes, étaient -elles plus
raisonnables ou plus fructueuses? La guerre de
Grimée n'est après tout que l'avortement d'une
pensée bien vague, et cela bien heureusement pour
nous autres Russes, car si nous avons perdu par
elle le prestige du règne de l'Empereur Nicolas,
nous avons gagné, comme compensation de la
perte de cette gloire éphémère, la conscience de nos
25
erreurs, qui a été ]d source des réformes néces-
saires commencées sous le règne actuel. L'efficacité
de ces changements salutaires dépendra, en dé-
finitive, du bon sens de la nation, aussi bien que
de la modération et du tact du gouvernement russe,
qui à rheure qu'il est n'est malheureusement pas
très bien inspiré, car il a entrepris dans ses pro-
vinces frontières une politique à la Louis XI,
dont le succès y pour les esprits myopes, a Tair
d'être facile et sûr, mais qui ne manquera certes
pas de se retourner, tôt ou tard, contre Fauteur de
cette immoralité. L'achèvement de ces réformes
dans une mesure raisonnable, dépend certaine-
ment de ceux qui sont appelés à les exécuter,
mais il n'en est pas moins vrai que c'est la guerre
de Crimée qui a provoqué ce mouvement civi-
lisateur, qui donnera à la Russie, avec le temps,
les moyens de ne plus craindre de campagnes sem-
blables. Quant à la France, qu'est ce qu'elle a gagné
à cette guerre? Un boulevard de Sébastopol, un
Duc de Malakofi, et une influence dans les prin-
cipautés danubiennes, si immoralement exploi-
tée, qu'elle est tombée avec la chute scandaleuse
de Gouza pour ne plus se relever. Sont-ce là des
résultats satisfaisants pour une guerre qui a coûté
tant de milliers d'hommes et tant de millions de
francs? Magenta et Solferino n'ont pas donné un
26
seul ami sérieux à Napoléon m, qui n^est pas plus
aifflé de Victor -Emmanuel que de Garibaldi. A Rome,
la présence du chassepot français encourage toutes
les inepties que les jésuites font commettre à un
vieilard tombé dans TenfaDce. Quel est donc en
somme le caractère de la politique extérieure de
Napoléon lïl? — C'est un esprit inquiet et inquié-
tant, chterchant partout des aventures et manquant
complètement de principes. La France n'a, à l'heure
qu'il est, pas un seul ami ni un allié sérieux, sur
lequel elle puisse compter en cas de besoin, et la
Tictoire de Sadowa peut avoir pour elle des con-
séquences £lcheuses trop directes. Les Anglais, qui
sont un peuple d'hommes pratiques, se sont dit:
nous avons dépensé des miUions pour faire tomber
Napoléon I, et nous nous sommes endettés bien inu-
tilement à cette tache. Non bis in idem. Prenons
toujours le traité de commeree» qui nous aidera à
avoir chaque année des excédants de recette, pen-
dant que la France s'endettera, et laissons à la
dynastie Napoléonienne, que nous n'aimons guère,
la carde assez longue pour qu'elle ait de qum se
pendre, comme dit le proverbe. Cette attitude,
l'Angleterre l'a observée en petit vis-à-vis du prince
Couza, qui n'était après tout qu'une réduction mol-
dave de Napoléon m, et le résultat a prouvé que
Lord John n'avait pas tort. Je parle ici de Lord
27
John Russell, qui a dit du Prince Gouza, qu'il fal-
lait lai laisser la corde assez longue pour qu'il
eût de quoi se pendre. Je ne parlerai pas des
sentiments de la Prusse ni de ceux de l'Àutrîcbe.
Tout le monde sait que ce n'est ni à Berlin ni à
Vienne que la politique française trouverait un ap*
pui sincère et sérieux en cas de besoin. Reste la
Russie. Malgré le$ services réels rendus par la
Russie a Napoléon IH lors de l'aoBexion de la Sa-
voie, et mille et mille avances imprudentes, faites
en différentes occasions, la France a toujours opposé
à la politique russe une r^istance sourde, et de
temps en temps une amabilité de mauvaise foi, qui
finissait toujours par démasquer le sourire aigre-doux
d'un ennemi. Les journaux ont parlé d'une bro-
chure attribuée à une source officielle '^ et dans la-
quelle la Russie aurait fait à la France des offices
plus ou moins séduisantes, pour cimenter une alli-
ance franco -russe. Je ne suis pas en position de
vérifier jusqu'à quel point cette source est officielle,
mais si réellement cette brochure, comme l'a fait
entendre «l'Indépendance Belge», émanait du mi-
nistère des affaires étrangères, cela ne prouverait
qu'une chose, c'est que la politique du Prince Gortcha*
coff est de ne pas en avoir, comme il l'a dit une fois
La brochure est intitulée: «Impasse politique.»
28
<
sans se douter que c'était vrai et que se souvenir et
prévoir sont deux choses complètement étrangères
à ce ministère des affaires étrangères. Je sais bien
que la politique des ressentiments est absurde, mais
celle des sentiments généreux ne Test pas moins,
et ce n'est pas au moment où le pouvoir de Na-
poléon, m, qui n'a été pour la Russie qu'un faux
ami, est si malade, qu'il serait prudent de lui tendre
la main au risque de s'aliéner la Prusse, et de se
brouiller d'avance avec le gouvernement que les
événements peuvent faire succéder à celui que la
France subit en ce moment. Si le fait de ces avan-
ces était vrai, ce dont je veux bien douter, ce se-
rait là du Don Quîchotisme politique, et cela ne
prouverait pas l'habileté de la politique des Tuile-
ries, mais bien la naïveté du cabinet de St-Peters-
bourg.
Pour résumer ce que je viens de dire sur la
politique extérieure du second Empire, je ne puis
que répéter la pensée quim'a inspiré au commence-
ment: Napoléon in est pour l'Europe un esprit
inquiet et inquiétant, et certes personne ne porte-
rait le deuil de ce pouvoir s'il venait à succomber
aux embarras qui le menacent en ce moment.
Revenons maintenant à la politique intérieure
du second Empire et au livre de M. Renan: «Le
((mouvement qui s'opère dans les classes populaires»,
29
dit M. Renan à la page lOSi de sa brochure, a et
«qui tend à donner aux individus une conscience
« de plus en plus nette de leurs droits % est un fait
«si évident, que vouloir s*y opposer serait de la
«pure folie. Le devoir de la politique est, non pas
«de le combattre, mais de le prévoir et de s'en ac-
«commoder.» n me semble que le devoir de la
politique était avant tout de ne pas provoquer ce
mouvement, en attirant par des moyens factices,
imaginés, au profit de llntérét personnel de M.
Haussmann et consorts, les ouvriers, si nécessaires
à Tagriculture, dans les grandes villes. Les déser-
teurs de la charrue ont pris des habitudes qui les
empêchent à tout jamais de retourner à la cam-
pagne. Le devoir de la politique était aussi de ne
pas s'adresser à la niaiserie et à la forfanterie du
caractère national, et de ne pas imaginer des ex-
péditions lointaines. £n subventionnant THippodrome
afin d'y faire donner des représentations de la
prise de Puebla et autres balivernes de ce genre,
qui chatouillent Tamour- propre national au détri-
ment du cœur et de l'esprit du peuple, le gou-
vernement commettait un délit semblable à celui de
l'escroc qui a été condamné en police correctionnelle
pour avoir vendu des autographes de Pascal à ce
* n serait plus juste de dire «de leurs prétentions».
30
pauvre Mr. €has]e. Si au lieu d^engloutir des mil-
lions dans ces entreprises et ces représentat^ns
inutiles et dangereuses, on avait employé cet argent
à l'instruction du peuple et fait puiser, comme Ta
dit un spirituel député, «M. Segris dans le budget
du général Lebœuf», on aurait mis, à Theure qu'il
est, le bon sens national en garde contre les cajo-
leries des démagogues et on se serait évité le
spectacle humiliant de voir couler du sang pour des
pantins comme MM. Rochefort, Flourens & C^*. C*est
qu'au lieu de combattre la démagogie, face à face,
par rinstruction et par une économie sage, qui
aurait donné satisfaction au besoin de bien-é^e
des classes populaires, le gouvernement a cru plus
commode de faire concurrence aux démagogues, en
employant pour cela tous les moyens qui se trou-
vaient à sa disposition. Ce système peut avoir du
succès pendant quelque temps, grâce aux grandes
ressources dont un gouvernement dispose, mais à
la longue, qu'arrive- 1- il? M. Renan nous le dira:
((Dix fois il m'a été donné, pendant une campagne
((électorale, d'entendre le dialogue que voici: nous
((ne sommes pas contents du gouvernement; il
«coûte trop cher; il gouverne au profit d'idées qui
«ne sont pas les nôtres; nous voterons pour le
((Candidat de l'opposition la plus avancée. — Vous
«êtes donc révolutionnaires? — Nullement, une ré-
31
ttvolutton serait le dernier malheur. Il s'agit seu-
cclement de faire impression sur le gouvernement,
«de le forcer à changer, de le contenir vîgoureu-
sèment.» Ce renseignenvent vrai et précis est, à
mon avis, la meillei^re partie du Uvre de M. Renan,
et il ne fant pas lui marchander Téloge qu'il mérite
pour avoir dit cette vérité, qui est la condamnation
du second Empire. Au lieu de la sécurité et du
repos qu'une nation a le droit de demander âu
souverain auquel elle a donné, avec une confiance
digne d'un meilleur sort, un pouvoir presqu' illimité,
Napoléom III a exploita ce peuple, en caressant ses
faiblesses et en encourageant ses mauvais instincts.
En s'adressant à la vanité et à l'envie des Français,
au lieu de tâcher de développer le bon sens et le
bon cœur de cette nation, après tout meilleure que
bien d'autres, il a réussi à faire durer son gouver-
nement personnel pendant 18 ans. Je l'appelle
personnel non à cause de la concentration du pou-
voir, car dans ce sens toute monarchie est plus ou
moins personnelle, mais je l'appelle personnelle à
cause de l'égoïsme du souverain et de l'oubli des in-
térêts de la nation qui s'est manifesté dans la plu-
part de ses actes. Pour ne pas reprendre un thème
suffisamment expliqué par tant d'orateurs et d'écri-
vains, je ne parlerai pas des guerres entreprises
par Napoléon III, guerres qui n'ont été, après tout,
32
■
que des moyens de réclame pour le second Em-
pire, et je me bornerai à signaler les faits égoïs-
tiques des autres branches de sa politique. Qu'est-
ce que la Régence si active de llmpératrice, de
cette femme si peu éclairée, qui a eu le talent de
se faire la protectrice des causes et des hommes
4
les moins dignes d'intérêt? Qu'est-ce que le favo-
ritisme passager des Haussmann, des Pereire, des
Mirés et autres personnages plus obscurs encore?
Que sont les sommes qu'on assure sur la tête du Prince
impérial, sans compter l'argent qu'on a placé probable-
ment à la banque d'Angleterre? Égoïsme et Égoïsme
maladroit et poltron! Qu'est-ce enfin que tous ces
parents corses ou espagnols qu'on protège toujours,
tout en les désavouant à l'occasion, sinon l'oubli
du premier devoir d'un fondateur de dynastie, celui
d'avoir un grand pouvoir, avec l'obligation de n'être
que la personnification des intérêts, le monogramme,
comme dit Schopenhauer, de la nation. Je ne Sui§
pas un admirateur instinctif du succès, ni un dé-
tracteur zélé de l'infortune, mais il m'est impossible
de plaindre un gouvernement qui ne récolte que ce
qu'il a semé. Un gouvernement peut faire quelque-
fois des fautes de détail; et il doit pouvoir en faire
sans péril pour son existence, car autrement il se-
rait impossible, mais pour cela il faut que le prin-
cipe fondamental soit bon et honnête, c'est à dire
33
que les efforts bien ou mal compris n'aient qu'un
seul but — le bien-être possible du pays en dehors
de toute préoccupation pour la personne ou la
famille du souverain. On me dira qull est im-
possible qu'un homme atteigne le degré d'imper-
sonnalité qui lui permettrait d'oublier sa personne
et les siens pour ne penser qu'à son pays, et que,
tant que le monde sera monde ^ il y aura toujours
du népotisme, du favoritisme et de l'égoïsme dans
les actes de ceux qui seront en mesure de se per-
mettre ces vices. Je ne conteste pas les faiblesses
incorrigibles inhérentes à l'espèce humaine, mais
ces faiblesses aussi, comme tout ce qui est dans
la nature humaine, varient de degrés selon l'indi-
vidu. Or, il me semble qu'U est permis d'exiger
d'un fondateur de dynastie un désintéressement, un
dévouement non -seulement au-dessus de ceux de
tout autre citoyen, mais même supérieurs à ceux
qui suffiraient à un souverain légitime, parce que
dans le cas contraire, l'usurpation, qui coûte tou-
jours tant de sacrifices à la nation qui la permet,
perdrait sa seule raison d'être et ne serait qu'une
de ces violences qui ont toujours une réaction vio-
lente pour conséquence. La seule excuse d'un coup
d'état, c'est l'exécution d'une de ces mesures irré-
missibles' dont l'inexécution menacerait de ruine
l'édifice social. On comprend alors et on excuse
3
34
un certain degré de violence, nécessaire pour ac-
complir cette œuvre de sauvetage. Mais ce n'est
pas là le cas de Napoléon m. La société n'était
pas menacée au point d'avoir besoin du 2 Décembre
pour se remettre dans son assiette. La France n'en
était pas au point d'avoir besoin d'engloutir des
milliers de vies humaines et des milliards de francs
dans des expéditions lointaines pour se donner le
plaisir d'avoir pour souverain le neveu d'un héros
de batailles. Elle a consenti à ce métier de dupe
parce qu'on a su la prendre par la vanité, qui est
le côté le plus faible du caractère français, mais,
à la longue, le seul marché possible, c'est celui qui
est avantageux pour les deux parties contractantes,
et tout traité unilatéral (particulier ou international)
finit toujours par être dénoncé par celui qui se
trouve dupé. Le seul moyen pour un gouverne-
ment d'éviter une fausse position, c'est de s'adresser
toujours au bon sens et aux bons sentiments d'une
nation. L'exposé de la politique extérieure et in^
térieure du second Empire prouve que ce gouver-
nement ne s'est adressé qu'à la vanité, c'est à dire
aux mauvais instincts des masses, pour tâcher de
les exploiter au profit de la consolidation de la dy-
nastie napoléonienne. Gela ne lui a pas réussi, et il
n'est parvenu qu'à faire faire aux Français la réfiexion
qu'a indiquée M. Renan dans son livre: nous avons
35
un gouvernement qui coûte plus quHl ne vaut! Cette
situation, M. Renan Ta indiquée dans un passage
précité de • son ouvrage. C'est son mérite. Son
tort est de ne l'avoir fait que vaguement en atté-
nuant tout ce qull a dit des défauts du caractère
français, par des réflexions qui prouvent que le
second Empire a eu une influence démoralisatrice
qui s'est étendue même sur la pensée, quoiqu'elle
n'ait eu pour but que le gros du public^ On dit
que l'Empire devient Orléaniste. Trop tard! Et
pour la maladie du second Empire, les plébiscites ne
sont que des vésicatoires sur une jambe de bois.
Ce ne seront par les traitements symptomatiques
qui le sauveront. Le mal est plus profond, il est
dans la violation perpétuelle du pacte fondamental
par le souverain qui ne sait pas être plus qu'un
parvenu et qui ne pense qu'a sa femme et à son
flls au lieu de penser à la nation qui s'est donnée
à lui. Et s'il tombe, l'Europe entière dira: Bon
débarras!
3*
JTJBISPBUDENCE ET POLITiaUE.
Extrait dès Œnyres d'Arthur Schopenhaner.
Celui qui part de Topinion préconçue que l'idée
du droit est positive, ne viendra jamais à bout de
la définir d'une manière précise: il poursuivra une
ombre, un fontôme, un non-ens. L'idée du droit,
comme celle de la liberté, contient une négation.
L'idée de l'injustice au contraire est positive et sy-
nonime de lésion, dans le sens le plus étendu
(laesio). Elle peut atteindre soit la personne, soit
la propriété, soit l'honneur de l'individu. Il est
facile après cela de formuler les droits de l'homme,
qui peuvent être résumés en quelques mots : chacun
a le droit de faire tout ce qui ne lèse pas les
droits d'autrui.
Avoir un droit ne veut dire autre chose Xfae
pouvoir faire, prendre ou employer une chose, sans
léser les droits d*autrui. — Simplex sigillum veri. —
38
C'est ce qui prouve rincousistance de certaines
> questions, p. e. celle de savoir si un homme a le
droit de se suicider. Quant à ce qui concerne les
prétentions d'autrui sur notre personne, elles ont
notre existence pour condition essentielle et tom-
bent avec elle. Exiger qu'un homme qui ne veut
plus vivre pour lui même, continue à traîner son
existence en qualité de machine pour Tutilité d'au-
trui, ce serait vraiment une prétention par trop
exaltée. *
Quelle que soit la différence des forces distribuées
aux hommes par la natuire, leurs droi^ts sont les
mêmes, parée que ceux-ci ne sont pas basés sur
la force, mais sur la nature essentiellement morale
du droit, qui voit dans chaque individu un de-
gré égal de la volonté de vivre (Obfedivation des
Willem),
Ceci, du reste, n'est valable que pour le droit ab-
strait que tout homme possède en sa qualité d homme.
Le nombre et la qualité des propriétés que chaque indi-
vidu acquiert dans la mesure de ses forces, sont réglés
* Je dois ajouter ici que ceux qui ne coimaissent pas
les couvres de Schopenhauer auraient tort de croire qu'il
prêche le suicide. Je traduirai un jour son article sur le
suicide qui est simple et vrai comme tout ce qu'il a écrit.
(Note du traducteur.)
39
sur la mesure et la qualité de celles-ci, et ce sont
elles qui déterminent, en conséquence, retendue de
ses droits: ici Tégalité cesse. Les mieux doués
ou les plus vaillants étendent, par leur activité, le
cercle de leurs droits, ainsi que le nombre d'ob-
jets qu'ils embrassent.
J'ai expliqué dans mon ouvrage principsrf (Die
Welt als Wilîe tmd Vorstellung, T. II, ch. 47) la
raison par laquelle l'état n'était autre ciiose qu'un
établissement de sûreté générale, eréé pour défendre
l'ensemble cetAve les attaques extérieures, et l'in-
dividu contre les violences de ses concitoyens. Il
en résulte que la nécessité de l'existence de l'état
n'est basée, en dernière analyse, que sur l'iDJustice
reconnue de l'espèce humaine, car sans celle-ci on
n'aurait jamais songé à constituer un état; si per-
sonne n'avait à craindre une incursion dans le do-
malne de ses droits, il ne resterait qu'une associa-
tion défensive contre les attaques des bétes féroces
ou contre la force des éléments, association qui
n'offrirait que peu de ressemblance avec l'État, tel
que nous le voyons aigourd'bui. Hacé à ce point
dé vue, on reconnaît clairemen;^ tofrle la platitude et
l'esprit borné des pseudophilosophes qui se plai-
sent à représenter cette Institution conmie le but
suprême ef la fleur de l'existence humaine, et nous
offrent, par le» phrases pompeuses que cette idée
40
leur inspire, une apothéose complète du chauvi-
Bisme.
Si la justice régnait en ce monde , il suffirait
d'avoir bâti sa maison pour la posséder, et ce droit
de propriété si évident n'aurait besoin d'aucune
autre sauvegarde. Mais l'injustice étant à l'ordre
du jour, on exige encore de celui qui a bâti la
maison, d'être aussi en état de la défendre, sans
quoi son droit demeure de fait insuffisant, car l'a-
gresseur aurait toujours pour lui le droit du plus
fort. C'est là le droit de Spinoza qui n'en recon-
naît point d'autre, quand il dit: (Tract, pol. c 2, § 8)
fnUnusquisque tantum juris habet quantum potentia
valet y> y et plus loin: (.iDniuscujusque jus, potentia
ejus definitury) (Eth. IV, pr. 37, ch. i).* Spinoza
semble avoir puisé cette idée dans l'ouvrage a De
Civef> (ci, § 14) de Hobbes, qui joint à ce pas-
sage un bien singulier commentaire en disant que
le droit du bon Dieu sur toute chose n'est basé,
lui aussi, que sur sa toute -puissance.
Cette appréciation du droit a disparu de la
théorie aussi bien que de la pratique de la vie
privée, mais la politique ne l'a abolie qu'en théorie
* C'était aussi le principe du droit des gens établi par
le Gonsolate del mare: «.ibi jpotestas, ubi vîs armorum.))
(Note du traducteur.)
41
et la laisse encore subsister dans la pratique. Nous
voyons actuellement la Chine subir les conséquences
de Toubli de cette maxime. Pour n'avoir cultivé
que les arts pacifiques, et négligé celui de la guerre»
le plus grand empire du monde se trouve actuelle-
ment livré sans défense aux rebelles à l'intérieur,
et aux attaques des Européens à Textérieur.
L'analogie qui existe entre l'activité productive
de la nature et celle de l'homme^ n'est nullement
fortuite, car elle est basée sur l'indentité de la vo-
lonté de vivre. C'est après l'apparition de$ espèces
herbivores dans la nature animale, que chacune des
classes d'animaux produisit inévitablement sa caté-
gorie de bétes féroces destinée à faire sa proie des
catégories précédentes. Il en est de même des hom-
mes : chaque fois que quelques-uns d'eux réussissent
à extorquer au sol consciencieusement et à là sueur
de leur front, tout ce qui est nécessaire à l'entre-
tien d'un peuple, il se forme parmi eux une asso-
ciation d'hommes rapaces, qui, loin de vouloir cul-
tiver la terre et vivre de ses produits, préfèrent
risquer leur peau, leur vie et leur santé, pour pou-
voir tomber à bras raccourci sur ceux qui possè-
dent ce qu'ils ont loyalement gagné, et s'approprier
le fruit de leur travail. Ces bêtes féroces de l'es-
pèce humaine, ce sont les peuples conquérants, que
BOUS voyons apparaître dans les teinps modernes
42
aussi bien que dans l'antiquité, et dont les change-
ments de fortune, les réussites et les revers, for-
ment le sujet de Thistoire du monde. Voltaire avait
par conséquent bien raison de dite que « dans toutes
les guerres il ne s'agissait que de voler». Ce qui
prouve qu'ils sont honteux de ee qu'ils font, c'est
que chaque gouvernement qui commence une guerre,
s'empresse d 'assurer hautement qu'il n'a eu recours
aux armes que pour sa propre défense. Mais au
lieu d'essayer de se couvrir de mensonges officiels,
presque plus révoltants que l'agression die -même,
on ferait mieux d'invoquer franchement et impudem-
ment la doctrine de Macchiavel Gdui-ci en effet
ne manque pas de proclamer la maxime: aQuod
tibi fieri non vis, alteri non feceris^ ; mais il tfen
admet la validité ^e pour la morale et le droit
des individus en particulier; quant aux peuple^} et à
leur politique, il recommande l'usage de la théorie
contraire: nQuod tibi fieri non vis, alteri tu feceris.^
Si tu ne veux pas être opprimé, ne manque pas de
subjuguer ton voisin en temps utile, c. a. d., quand
sa faiblesse f en offre la possibilité: car si tu laissais
échapper l'occasion propice, tu pourrais voir un
jour cette tête chauve dans le camp de l'ennemi, et
c'est alors que tu serais inévitaMement «vaincu. Ta
négligence ne dût -elle pas être expiée par la gêné-*
ration actuelle, tes descendants ne manqueraient
43
pas d*expier chèrement la faute de leurs aïeux.
€ette doctrine macchiavélique est, à mon avis, d'une
mise bien plus décente pour la voracité qui cherche
une excuse, que le torchon si transparent des dis^
cours présidentiels qui rappellent tous plus ou moins
la fameuse histoire du lapin, accusé d'avoir attaqué
un chien. Au fond, chaque état considère Tétat
voisip, comme une horde de brigands, prête à tom-
ber sur lui, si l'occasion s'en présentait
Entre Tesclavage^ tel qu'il était pratiqué en
Russie, et la propriété foncière anglaise, entre le
serf et le fermier, le paysan ou le débiteur hypo-
thécaire etc. la différence ne gît que dans la forme.
Que ce soit le paysan qui m'appartienne ou la terre
qui doit le faire vivre, l'oiseau ou sa nourriture,
l'arbre ou le fruit, c'est bien au fond la même chose»
et Shakespeare a raison de faire dire à Shylock:
«You take my life,
When y ou do take the means whereby I live.»
Le paysan libre a l'avantage, il est vrai, de pouvoir
s'en aller où bon lui semble, mais le serf, le glebae
adscriptuSj a celui, plus important peut-être, que
c'est le maître qui a la charge de le nourrir toutes
les fois qu'une mauvaise récolte, la maladie ou la
vieillesse le rend incapable de subvenir aux be-
soins de son existence, et il peut dormir tran-
quillement pendant que la mauvaise récolte donne
44
des insomnies à son maître, qi4 doit se creuser la
tête pour lui trouver du pain. C'est ce qui a fait
dire à Ménandre (v. Stob. Florileg. vol. H, p. 38
qu. Gaisf.) aQiuinto benignum satim est dominum
patiy quant vivere inopem, liberi sub nomme.y>
L'homme libre possède encore un avantage: c'est
celui de pouvoir, par sçs talents, s'élever dans Tordre
social. Mais Tesclave n'en est pas entièrement privé
non plus, car si, par un travail d'un ordre plus
élevé, il sait se rendre utile à son maître, il ne
manque pas la plupart du temps de se voir traité
en ^conséquence. La plupart des ouvriers, fabri-
cants, architectes et même les médecins de l'an-
cienne Rome, étaient des esclaves et il y a eu en
Russie* de gros banquiers qui étaient serfs. Les
serfs peuvent aussi se racheter, ce qui arrivé sou-
vent en Amérique.**
La pauvreté et l'esclavage ne sont donc que deux
formes, on serait tenté de dire, deux dénominations
d'une seule et même chose qui provient de ce que
la plupart des forces d'un homme sont employées
au profit des autres, d'où il résulte pour lui, soit
* Tout récemment encore.
** Et ce qui était très - fréquent en Russie jusqu'à l'é-
poque de l'émancipation.
(Note du traducteur.)
45
un surcroît considérable de travail, soit une in-
suffisance dans la satisfaction de ses besoins.
Car la nature n'a donné à Thomme que la dose
de forces qui lui est strictement nécessaire povœ^
extorquer a la terre avec des efforts modérés
ce qu'il lui faut pour pouvoir subsister. Elle ne donne
guère de grands excédants de forces. Il est évi-
dent que si l'on délivre une partie notable du genre
humain du fardeau commun, c. a. d., du travail néces-
saire à l'entretien physique de la vie, ce fardeau
doit retomber de tout son poids sur le reste de
l'humanité. Telle est la source du mal qui, sous
les noms de prolétariat ou d'esclavage, a pesé de
tout temps sur la grande majorité de l'espèce hu-
maine. Une cause plus éloignée de cette calamité,
c'est le luxe. On ne peut donner à une certaine
minorité le superflu et lui accorder la satisfaction
de besoins artificiels et raffinés, sans soustraire à
la production de l'indispensable une grande quantité
de forces humaines. Au lieu de chaumières pour
eux, des milliers d'hommes sont obligés de bâtir des
demeures somptueuses, destinées à l'usage d'un petit
nombre d'élus ; au lieu de la bure pour eux et les
leurs, ils sont obligés de tisser des étoffes de soie,
de fabriquer des dentelles et mille autres objets
de luxe, qui ne servent qu'aux plaisirs des riches.
Ces sont ces ouvriers du luxe, qui forment la ma-
46
jorité des populations urbaines; c'est donc pour
eux et leurs pratiques, que le laboureur est obligé
de labourer, semer et travailler plus que la nature
ne lui en eût demandé datis d'autres circonstances.
Il est astreint, en outre, à vouer beaucoup de forces
productives et de terre à la culture de la vigne, du
ver à soie, du boublon, du tabac, des asperges
etc. etc. au lieu de les employer à la production
du froment, de la pomme de terre et à l'élève du
bétail. Il ne faut pas oublier dans ce ôompte la
masse d'individus qui abandonnent Tagriculture pour
s'adonner à la navigation et à la construction des
navires, dans le but de nous approvisionner de tbé,
de sucre, de café etc. La production de ces objets
superflus est la cause de la misère de ces millions
de nègres, qu'on enlève de force à leur pays natal
pour leur faire produire, à la sueur de leur front,
les objets de nos plaisirs. En un mot, c'est la
plus grande partie des forces humaines qu'on sous-
trait à la production de ce qui est nécessaire à
tous, pour les employer à créer le superflu pour
un petit nombre. Il est donc évident que le luxe a
pour conséquence inévitable le surcroit de travail
et la misère. Qu'on appelle cette misère pauvreté
ou esclavage, prolétariat ou servitude, la seule dif-
férence sérieuse entre les deux situations, c'est que
l'esclave soufilre de la violence ce que le pauvre
47
subit de la ruse. Cet état anormal de la société,
cette lutte générale pour échapper à la misère, la
complication de l'intérêt commercial, la navigation
qui engloutit tant de vies humaines, les guerres
enfin auxquelles tout cela donne lieu, n'ont d'autre
cause que le luxe, et est-il besoin d'sgouter que, loin
de rendre heureux ceux qui en jouissent, le luxe
les prive souvent de leur santé et de leur bonne
humeur. On serait porté à conclure de ce qui vient
d'être dit que c'est la diminution et même l'aboli-
tion du luxe, qui serait la panacée la plus efficace
contre les misères de l'humanité.
Cet ordre d'idée contient incontestablement beau-
coup de vrai, mais les conclusions qu'on serait
tenté d'en tirer, sont réfutées par un raisonnement
qui a pour lui le témoignage de l'expérience. Car
en effet, ce que l'humanité perd en forces muscu*
laires (irritabilité) pour l'exécution des travaux de
luxe, elle le regagne au centuple par l'accroissement
des forces des nerfs (sensibilité, intelligence) deve-
nues libres dans l'acception chimique du terme.
Celles-ci étant d'une pâture plus élevée, il est évi-
dent qu'elles surpassent de beaucoup les productions
de celles-là:
«iUt vd witmi sapiens consilium multorum
manuum opus super aLy> (Eur. Antiop.)
48
Un peuple de paysans ferait peu de découvertes et
inventerait encore moins; c'est l'oisiveté des bras
qui fait travailler les têtes. Les enfants du luxe,
et qui oserait dire qu'il ne paye pas noblement sa
dette, ce sont les perfectionnements de toutes les
branches de la technologie, mécanique, chimique et
physique, ce sont ces perfectionnements qui de nos
jours ont élevé F importance des machines à une
hauteur inespérée, et qui ont fait accomplir à la
vapeur et à Télectricité des prodiges que, dans une
époque plus reculée, on n'eût pas manqué d'attri-
buer au pouvoir de satan. C'est ainsi que dans
les fabriques, dans les manufactures et même dans
nos champs , les machines font souvent mille fois
plus de besogne que n'auraient pu le faire les bras
de ceux qui, grâce à leur aisance, ont le loisir de
s'instruire et de cultiver leur esprit au lieu de cul-
tiver la terre wawt* propria. Jamais l'abolition du
luxe et l'introduction générale d'un genre de vie
rustique n'eussent pu atteindre ces résultats. Les
choses les plus rares autrefois sont aujourd'hui com-
munes et à bon marché et la vie des classes in-
férieures a gagné en comfort, autant que celle des
riches. On a vu dans le moyen âge un roi d'Angle-
terre emprunter à l'un de ses grands dignitaires
une paire de bas de soie pour donner audience à
l'ambassadeur de France. La reine Elisabeth elle-
49
même ne fut pas peu réjouie et surprise, lorsqu*en
4560 elle reçut comme étrenne la première paire
de bas de sole. (Disraeli, I, 333.) De nos jours,
chaque commis de magasin en possède de pareilles,
n y a cinquante ans, les dames partaient des robes
en cotonnade semblables à celles que les servantes
portent aujourd'hui. Il n'est pas impossible, si l'in-
vention des machines continue quelque temps de ce
train, qu'on parvienne un jour à éviter pres-
qu'entièrement l'emploi des bras humains, comme
c'est déjà le cas d'une grande partie des forces de
chevaux. On aurait raison alors d'oser espérer
une civilisation générale, qui, par contre, demeurera
impossible tant qu'une grande partie des hommes
sera assujetieà un rude travail physique. L'irrita-
bilité et la sensibilité resteront toujours en général
comme en particulier dans un antagonisme perpétuel,
car leur principe vital est le même. Artes molliunt
mores; il faut donc espérer que les guerres en
grand, et les rixes et les duels en petit, devenant
de jour en jour plus rares, finiront par disparaître
complètement. Mais mon but n'est pas d'écrire une
utopie.
Outre les considérations que je viens d'ex-
poser, il est une autre argumentation contre l'aboli-
tion du luxe et la distribution égale du labeur phy-
sique, qu'il serait injuste de passer sous silence.
4
50
^ Les masses humaines oat de Itout temps eu besoin
de meneurs, de chefs et de conseillers, dont les
fonctions et les services sont appropriés aux diffé-
rents besoins des hommes. Les juges, les directeurs,
les chefs d'armiée, les employés, les prêtres, les
médecins, les savants, les philosophes etc., n'oiit41s
pas tous pour tâche, de conduire la grande majo-
rité de cette race inepte et brouillée pour la plupart
avec le bon sens, a travers le labyrinthe ^e la vie?
Que chacun de ces mentors soit, non -seulement
exempté des travaux physiques, du besoin et des
incommodités de la vie, mais qu'il puisse aussi,
selon le degré de ses services, posséder plus et jouir
de plus de droits quie le commun des mortels,
cela n'est que juste et équitable. Même le mar-
chand en gros, ne doit -il pas appartenir à cette
classe privilégiée, en raison de sa prévoyance des
besoins du peuple et de son empressement à les
satisfaire?
La question de la souveraineté n'est au fond
que celle de savoir si quelqu'un a le droit de gou-
verner u^ peuple contare son gré. Je ne vois pas
comment il serait possible de soutenir raisonnable-
ment une pareille théorie. Sans aucun doute le
peuple est souverain! Mais, c'est nn souverain
éternellement mineur, qui doit toi^'ours rester sous
tutelle, et qui ne saurait jamais, sans danger immi-
• 51
BCDt, jouir de la plénitude de ses droits. Cette
jouissance serait d'autant plus dangereuse quil pourr
rait facilement devenir le jouet des escrocs, autre-
ment appelés démagogues.
Voltaire a dit que «le premier qui fut roi fut
un soldat heureux». En effet, les princes n'étaient
originairement que des chefs victorieux et c'est en
cette qualité qu'ils ont régné longtemps. Ils n'ont
pas manqué, après l'établissement des armées per-
manentes, de considérer leurs peuples comme un
moyen de subsistance pour eux et leurs soldats;
c'est à dire comme un troupeau qu'on soigne afin
d'en tirer de la laine, du lait et de la viande. Cela
ne pouvait manquer d'arriver, car la nature, comme
on. verra plus loin , n'a pas donné le pouvoir en ce
monde au droit, mais bien a la force, qui jouit en
conséquence de l'avantage du aprimi occupantisn.
Cet avantage ne saurait être ni annulé, ni supprimé,
et il trouvera toujours des réprésentants sur notre
planète. La seule chose qu'on puisse désirer, c'est
que la force soit du côté du droit, et fasse cause
commune avec lui Le prince dit au peuple: «Je
vous gouverne par la violence, mais la mienne en
exclut toute autre, car je ne tolérerai aucune force
à côté de la mienne ni à l'intérieur, ni venant
de l'extérieur; c'est ce qui fait qu'avec moi vous
êtes débarrassés de la violence des autres.» Et c'est
4.*
52 •
parce que ce pacte n'a pas été tenu, que les progrès du
temps ont pu faire de la royauté tout autre chose
que ce qu'elle représentait primitivement et qu'on a
pu refouler peu à peu dans l'ombre l'idée première
de ce pacte, qui reparait parfois comme un fan-;
tome sur la scène du monde. Cette idée a été
remplacée par celle de père du peuple, et le roi
est devenu le pilier inébranlable qui maintient l'ordre
légal et défend les droits de tous. Il ne peut s'ac-
quitter de cette tâche, que grâce au privilège de sa
naissapce, qui lui donne, à lui seul, cette autorité
sans égale qui ne saurait être ni mise en doute, ni
attaquée, et à laquelle chacun obéit instinctivement
C'est donc avec raison qu'il se dit nommé «par la
grâce de Dieu»,' car c'est lui qui est la personne la
plus utile de l'état et ses services ne' sauraient être
payés trop cher par la liste civile la plus exorbi-
tante.
Malgré l'époque plus avancée où il vécut, Ma-
chiavel part encore de l'idée du moyen âge, qui
considère le souverain comme une chose qui s'en-
tend de soi-même: c'est pourquoi il ne l'explique
pas, il le sous-entend et il base là-dessus les con-
seils qu'il donne. Son livre n'est en général que
la pratique de son temps transformée en théorie
avec une conséquence et un système remarquables,
et c'est cette forme nouvelle pour l'époque, qui lui
53
donne un air si piquant. Il en est de même, compara-
tivement, de rimmortel opuscule de La Rochefou-
*
cauld, avec cette diflférence qu'au lieu de la vie publique
c'est la vie privée qui l'occupe, et qu'au lieu de
donner des conseils il ne fait qu'observer. Il n'y a
qu'une chose qu'on pourrait ne pas approuver dans
ce charmant petit livre, c'est le titre qu'il porte.
La plupart des « maximes i» et des «réflexions» ne
sont que des aperçus et c'est le titre que ce livret
devrait porter. Il y a d'ailleurs dans Machiavel
aussi bien des choses qui s'appliquent à la vie
privée.
Le droit par lui-même est impuissant; de par
la nature, c'est la force qui gouverne. Le pro-
blème de la politique est de faire passer la force
dans le camp du droit, et certes ce n'est pas chose
facile. On en conviendra surtout en songeant à
l'égoïsme incommensurable qui est niché dans la
presque totalité des cœurs humains, égoïsme auquel
il faut joindre, à peu d'exceptions près, une pro-
vision de haine et de méchanceté primitive assez
considérable, ce qui fait que dans l'origine le vecxoç
dépasse de beaucoup la (pCkloL Et ce sont des mil-
lions d'individus constitués de la sorte, qu'il s'agit
de maintenir dans les bornes de l'ordre, de la paix,
de la tranquillité et de la légalité , sans oublier que
chacun d'eux a néanmoins le droit de dire à son
54
prochain: «Ce que tu es, je le suis aussi»! Tout
bien consid<^ré, on doit pncore s'étonner de ce qu'en
somme, tout se passe en ce bas monde d'une ma-
nière aussi régulière^ et aussi pacifique; et à qui
faut -il attribuer ce résultat, si ce n'est à l'action
de là machine gouvernementale? Il n'y a que la
force physique seule qui ait une action directe et
immédiate, car ce n'est en général qu'à elle seule
que la masse des hommes accordent respect et
obéissance. Si par impossible on voulait faire l'ex-
périence d'abolir toute contrainte, en demandant
aux hommes l'exécution de choses basées sur la
raison, le droit et l'équité, mais contraires à leur
intérêt, on ne tarderait pas à reconnaître dans le.
ricanement qu'on obtiendrait pour réponse, l'impuis-
sance des exigences purement morales. C'est donc
la force physique seule qui est en état de se faire
respecter. Mais cette force-là, qui le nierait, se
trouve d'origine au pouvoir des masses, où l'igno-
rance, la bêtise et l'injustice ne manquent pas de
lui tenir compagnie. Le problème de l'art gouverne-
mental consiste donc à parvenir, malgré la difficulté
des circonstances, à soumettre la forcé physique à
l'intelligence, et à la rendre docile aux influences
des esprits supérieurs. Si par malheur les esprits
intelligents sont animés de mauvaises intentions,
l'état offre alors le spectacle d'un pays composé de
55
dupes et d'imposteurs. Mais cet état de choses,
d'ailleurs, ne saurait à la longue demeurer caché à
rintelligence des masses, qui suit, quoique lente-
ment, une marche ascendante et qui, malgré toutes
les entraves qu'on lui oppose, finit par amener une
révolution. Si a«r contraire la justice et les bonnes
intentions sont dans le camp de TinteUigence, Tétat
doit atteindre le degré de perfection accessible
aux entreprises humaines. Il est très utile à cet
effet, que la justice et les bonnes intentions ne
soient pas seulement présentes, mais il fout aussi
qu'elles soient palpables, démontrables et soumises
au contrôle dti public, en évitant toutefois que
par cette participatien de plusieurs individus au
maniement de la torce, le point principal du pou*
voir de l'état ne perde de la concentration et de la
force qui lui sont nécessaires pour son action in-
térieure et extérieure, ce qui arrive ordinairement
dans les républiques; Trouver la forme de gouver-
nement qui réponde à ces besoins variés serait
donc le but suprême de la politique. Celle-ei doit
en outre ne pas perdre de vue la matière première
soumise k son travail, c. à. d. la nation elle-même
et ses particularités nationales, dont les défauts et
les qualités doivent influer essentiellement sur le
plus ou nieins de perfection, de Toauvre.
La politique aura bien mérité de Thumanité,
56
quand sa tâche sera résolue au point de laisser le
moins possible de champ libre à l'injustice, car la
solution sans reliquat de ce problème est un but
idéal, qui ne saurait jamais être atteint qu'approxi-
mativement. Dès qu'on expulse l'injustice d'un côté,
elle revient par une voie détournée, tant elle est
profondément enracinée dans la nature humaine. On
cherche à atteindre ce but idéal en perfectionnant
la constitution et les lois, mais cela ne l'empêchera
guère de rester éternellement à l'état d'asymptote,
car les idées abstraites n'épuiseront jamais la variété
des cas réels. Ces idées ont cela de commun avec
le pierres des tableaux en mosaïque, qu'elles ne
rendront jamais qu'imparfaitement les nuances du
pinceau. Toute expérience en cette matière est
dangereuse, car c'est à la nature humaine qu'on a
affaire, et le maniement de ce corps est pour le moins
aussi périlleux que celui de l'or fulminant. Com-
prise de cette manière, la liberté de la presse est
à la machine de l'état, ce que la soupape de sûreté
est à la locomotive: le mécontentement qui se ma-
nifeste en paroles, finit par s'épuiser, lorsqu'il n'est
pas trop abondamment alimenté, et dans ce cas, il
est sage de le reconnaître et d'en tenir compte en
temps utile. Cela vaut bien mieux que de laisser
le mécontentement réprimé, fermenter, grandir et finir
par faire explosion. On ne saurait nier, d'un autre
57
côté, que la liberté de la presse équivant a la per-
mission de vendre sans contrôle du poison; du poi-
son pour l'esprit et pour le cœur. Car, en effet,
que ne peut -on pas mettre en tête aux masses
ignorantes et incapables de juger, surtout lorsqu'on
fait briller à leurs yeux Tappât de l'intérêt et du gain,
et quel est le crime qu'un homme serait incapable
de commettre lorsqu'il est possédé d'une idée pré-
conçue? Je crains fort, par conséquent, que les
dangers de la liberté de là presse ne surpassent
son utilité, surtout dans les pays où les voies lé-
gales sont ouvertes à toute plainte justifiable. Cette
liberté devrait dans tous les cas être accompagnée
de la défense la plus sévère et la plus absolue de
toute anonymie.
La nature du droit a beaucoup d'analogie avec
celle de certaines substances chimiques, que nous
ne pouvons nous représenter sans l'alliage d'une
matière plus consistante, qui leur serve de porteur.
Le fluor, l'alcool, l'acide prussique, et autres, ne
sont saisissables qu'avec l'alliage, d'autres substan-
ces. Il en est de même du droit; si l'on veut qu'il
prenne racine dans le domaine de la réalité, il est
indispensable de lui adjoindre, comme corollaire^
une petite dose de pouvoir discrétionnaire, qui donne
a cette substance éthérée la consistance nécessaire
pour agir et subsister dans le monde de la ma-
58
tière, et l'empêcbe de s'envoler an ciel comme cela
im arrive dans les c&mvres d'Hésiode. H faut coa-
sidérer le droit de naissance, les privilèges héré-
ditaires, la religion d*étai, etc., comme les bases
chimiques, car ce n*est que sur un fondement de
cette consistance, que son action peut se faire va*
loir d'une manière efficace et conséquente. Cet
alliage serait donc le hoç [xoi Tuaîiav du droit.
On a eu beau essayer de substituer au système
des plantes artificiellement et arbitrairement choisi par
Linné, un système plus naturel et plus rationel , on
n'y est jamais parvenu, malgré le nombre et l'ingé-
niosité des essais, parce qu'un système naturel ne
saurait avoir la précision et la stabilité des défini-
tions, propres au système artificiel et arbitraire.
C'est ainsi que la base artificielle et arbitraire de
la constitution de l'état, comme il a été démontré
plus haut, ne pourrait être remplacée par aucune
base plus naturelle. Il est impraticaWe de substituer
au droit de naissance et à la religion d'état le mé-
rite personnel et les résultats des recherches de la
philosophie. Nul doute, ce mode de procéder serait
bien plus rationnel, mais il lui manquerait cette
précision et cette solidité de principes, qui seules
peuvent assurer la stabilité de l'ordre. Une con-
stitution qui serait l'expression pure du droit ab-
strait, serait une chose excellente pour d'autres êtres
59
que les hommes, car la plupart de ceux-ci sont
égoïstes, injustes, menteurs, parfois méchants et
souvent très , médiocrement doués d^întelligence , et
ce sont lés vices des hommes qui ont nécessité la
création d'un pouvoir concentré dans les mains
d'un seul homme placé au dessus de la loi et du
droit, presque irresponsable, devant lequel tout s'in-
cline et qu'on considère comme un être supérieur,
un souverain «par la grâce de Dieu». Ce n'est *
que par lui qu'à la longue les hommes se laissent
dompter et gouverner. Nous voyons bien les États-
Unis de l'Amérique du Nord essayer d'arriver au
but en écartant tout ce qui est arbitraire et en se
basant sur le droit pur et primitif. Maisle résultat
de cet essai n'est guère séduisant, car malgré toute
la prospérité matérielle du pays, quelles sont les
tendances qui y dominent? C'est l'utilitarisme le
plus bas et sa compagne inévitable l'ignorance, qui
n'ont pas manqué de frayer le chemin à la stupide
bigoterie anglicane, à l'outrecuidance la plus insen-
sée et à la férocité la plus brutale. Des maux pires
encore que ceux-là y sont à l'ordre du jour: l'es-
clavage criant des nègres joint à la plus grande
férocité contre les esclaves, l'oppression là plus
injuste des noirs libres {lynchlaw), l'assassinat fré-
quent et impuni, les duels d'une cruauté inouie,
souvent aussi le mépris ouvert du droit et des lois,
60
la répudiation des dettes publiques, les escroqueries
politiques les plus révoltantes des provinces Tune
vis-à-vis de l'autre, qui ont pour conséquence les
incursions les plus rapaces dans les limites de
rétat voisin, incursions qu'on cherche toujours à
enjoliver en haut lieu par des mensonges que tout
le monde connaît pour tels; Tochloçratie crois-
sante et la décomposition de la morale privée, pro-
voquée inévitablement par Finfluence pernicieuse de
la répudiation publique du droit et par des men-
songes officiels. Tels sont les résultats de cette
épreuve de démocratie, et je crois que l'essai de
constitution, effectué sur le revers de notre pla-
nète, ne parle guère en faveur des républiques,
dont la cause est également perdue par les imita-
tions qu'on en a faites au Mexique, au Guatemala,
en Colombie et au Pérou. Les républiques ont en-
core un désavantage particulier, quoique d'apparence
paradoxale, c'est que les esprits réellement su-
périeurs y ont plus de peine à arriver aux places
élevées et à l'influence directe sur les affaires poli-
tiques, que dans les monarchies. En effet, les
esprits d'élite rencontrent en toute circonstance la
résistance de la ligue des êtres bornés, sots et
vulgaires , qui sont les ennemis naturels des in-
telligences supérieures, et la peur que ces derniers
leur inspire les jette instinctivement dans le com-
61
plot permanent des sots contre les hommes de
mérite. Une constitution républicaine est toujours
*
plus propice au bataillon si nombreux des médio-
crités, qui parviendra facilement à opprimer et à
écarter ceux dont il craint d'être devancé, et forts
de l'égalité de leur droit primitif, ils sont toujours
dans la proportion de 50 contre i . Cette ligue des
inepties si naturelle et si générale n'est que partielle
dans les monarchies, où elle ne part que des coujches
inférieures de la société, car l'esprit et le talent y
trouvent toujours aide et protection dans les sphères
plus élevées. La position du souverain est d'abord
beaucoup trop élevée et trop stable, pour qu'il ait
à craindre la compétition de qui que ce soit; il sert
l'état par sa volonté, plus que par sa tête, qui ne
pourrait d'ailleurs jamais satisfaire aux exigences si
multiples qui lui sont adressées.
Le souverain est donc forcé de se servir toujours
de l'intelligence d'autrui et il est naturel que, vu
l'identité de ses intérêts avec ceux de la nation, il
choisisse et favorise toujours les têtes les mieux
douées, c'est à dire, les instruments les plus utiles
à ses bonnes intentions. U n'a besoin pour cela que
de savoir choisir et ce n'est pas si difficile , lors-
qu'on en a la bonne volonté. Il en est de même des
ministres, quji ont tant d'avance sur les hommes
d'état à venir, qu'ils ne seront que peu accessibles
62
à la jalousie et que par des raisons analogues ils
favoriseront toujours les hommes de talent pour ne
pas se priver des services de leurs capacités et de
leur savoir. Il est donc évident que Tintelligence
a bien plus de chances dans les monarchies que dans
les républiques, d'échapper aux poursuites de son
ennemi irréconciliable et universel, la bêtise, et c'est
un avantage qui n'est pas à dédaigner. Le carac-
tère du régime monarchique est conforme à la na-
ture humaine comme il Test aussi à celle des abeilles,
des fourmis, des grues, des éléphants voyageurs,
des loups qui s'assemblent en troupeau pour chercher
leurs proies, et de bien d'autres animaux encore*
qui tous se soumettent à un seul individu pour di-
riger leur entreprise. Toute entreprise humaine,
qui est accompagnée de dangers, telle que la marche
d'une armée ou le voyage d'un vaisseau, est néces-
sairement conduite par un chef, car il faut partout
une volonté unique, qui dirige l'expédition. L'orga-
nisme animal lui-même est constitué monarchique-
ment, car c'est le cerveau seul qui dirige, qui
gouverne, qui est le Tj'ysfjiovixov. Quoique le cœur,
les poumons, l'estomac, contribuent plus à l'entretien
de l'existence, ces petits bourgeois ne peuvent néan-
moins ni diriger ni conduire, car la direction est
l'afikire du cerveau et doit émaner d'un seul point.
Le système planétaire aussi est monarchique. Le
63
système républicain, par contre, est tout aussi op-
posé à la nature de rhomiue, qull est défavorable
au développement intellectuel et à la prospérité
des arts et des sciences. C'est ainsi que nous vo-
yi)ns sur toute la surface de la terre les peuples,
quelque soit le degré de leur développement, se sou-
mettre au régime monarchique.
Oux àyaôov TtoXuxotpavii^, dç xoipavoç ^oro,
dç ^aaXeuc.
made, n, 204.
£t comment serait il autrement possible que
des millions d'êtres humains obéissent à un seul
homme, parfois même à une femme ou à un enfant,
si les hommes n'étaient pas poussés à cette obéis-
sance par l'instinct monarchique, qui est inné, in-
hérent à la nature humaine et qui n*est pas le pro-
duit de la réflexion? La dignité royale est, dans la
plupart des cas, héréditaire. Le roi est, pour ainsi
dire, la personnification, le monogramme de son
peuple, qui devient par lui une individualité, et c'est
dans ce sens que le roi a raison de dire: a L'État
c'est moi.» C'est pourquoi nous voyons dans les
drames historiques de Shakespeare les rois d'Angle-
terre, de France, et rarchiduc d'Autriche s'interpeller
mutuellement par ((France» ((England» «Austria»
(E. John, m, i) se cons'idérant en quelque sorte
64
comme les incarnations des nationalités qu'ils re-
présentent. Tout cela est conforme à la nature de
Thomme et c'est ce qui explique pourquoi le mo-
narque héréditaire ne saurait séparer son bien-être
et celui de sa famille de celui de son pays, ce qui
arrive souvent avec les chefs élus, dont le souverain
Pontife Romain est un triste exemplaire. Les Chinois
ne comprennent pas d'autre gouvernement que la
monarchie, ils sont même incapables de se figurer
ce que c'est qu'une république. Lorsqu'en 1658
l'ambassade hollandaise arriva en Chine, elle fut
obligée de faire passer le Prince d'Orange pour le
Roi de Hollande, car les Chinois eussent été enclins
à considérer la Hollande comme un repaire de pi-
rates qui vivent sans chefs (v. Jean Nienhoff, L'Am-
bassade de la compagnie orientale des Provinces-
Unies vers l'Empereur de la Chine, trad. par Jean le
Charpentier, à Leyde 1665, Chap. 45). Stobée a fait
un chapitre spécial, intitulé: oxi xaXXtaroV tq [xovapx,tà
(FlorU. Tit. 47; Vol. 2. pag. 256— 263) dans lequel
U a compilé les meilleurs passages des anciens re-
latifs aux avantages du système monarchique. Les
républiques étant contraires à la nature de l'homme,
ne sont que le produit artificiel de la réflexion et ne
figurent dans l'histoire que comme de rares exceptions.
Les petites républiques grecques, celle de Rome et
celle de Carthage n'ont existé que parce que les %,
65
peut-être même les Va de la population étaient
composés d'esdayes. Et les États-Unis d'Amé-
rique n'avaient- ils pas en 1840 3 millions d'es-
claves sur 16 millions d'habitants? C'est aussi la
raison pour laquelle la durée des républiques de l'an-
tiquité est bien minime en comparaison de celle
des monarchies. Les républiques sont, en général,
faciles à établir et difficiles à conserver. C'est le
contraire qui est le cas des monarchies.
Si on voulait énoncer une utopie, on pourrait
dire que la seule solution possible du problème
pourrait être obtenue par le despotisme des sages
et des nobles d'une vraie aristocratie et d'une vraie
noblesse, créée par la voie de la génération, c. a. d.
«
par l'union des hommes au cœur le plus noble avec
les femmes les plus spirituelles et les plus sages.
Voilà mon utopie et ma «république de Platon «.
Les rois constitutionnels ont une ressemblance
indéniable avec les dieux d'Ëpicure. Us habitent
comme eux les hauteurs célestes, sans laisser
troubler la quiétude de leur âme par les affaires
humaines. Ils sont cependant très à la mode à
l'heure qu'il est, et chaque principicule allemand
croit de son devoir d'exécuter sa petite parodie de
ô
66
la constitution anglaise; chambre des seigneurs,
chambre des communes , acte de Tfaabeas-corpus et
jury, toi^ le trend>leme{i4; y est au grand complet.
Issus du caractère anglais et da Phistoire anglaise,
qui en sont les conditions indispensables, ces for-
mes sont en pai^fait accord ayec Tesprit et le ca-
ractère du peuple anglais; il en est d/e même en
Allemagne pour la division en petits états, gou-
vernés par des princes soumis à un Eoipereur, qui
assure la paix intérieure et représente Tunion
allemande devant les puissances étr^gères. Je
suis d^avis que, si PAllemagne veut éviter le sort
de l'Italie, il fout qu'elle rétablisse, et qela le plus
effectivemenl; possible, la dignité impéri^e, abolie
par son ennemi juré le premier Bonaparte» Car ce
n'est qu'avec un Empereur que Tunité de rÀllemagne
sera rétablie, et sans lui cette unité ne sera jamais
que fictive et précaire. Mais comme nous ne som-
mes plus à l'époque de Gontran de,Schwarzboi(fg,
où l'élection de l'Empereur était une chose sérieuse,
la couronne impériale devrait alterner viagèr^nent
entre l'Autriche et la Prusse.* La souveraineté
* Il ne faat pas oublier, que ces lignes ont été écrites
bien avant la bataille de Koeniggraetz, qui a rendu la com-
pétition de r Autriche impossible.
(Note du Traducteur.)
67
absolue des petits états est à mon avis, et les
événements Pont prouvé, une chose tout a fait illu-
soire. Napoléon I^ a agi envers F Allemagne de la
même manière qu'Otton le Grand envers Pltalie.
Fidèle à la maxime «divide et impera», il Fa divisé
en plusieurs petits états indépendants, quMl n^avait
plus à craindre. Les Anglais font preuve d'un grand
esprit en tenant pour sacrées leurs anciennes in-
stitutions et leurs us et coutumes, au risque même
de pousser cette ténacité jusqu'au ridicule. Loin
d'être des élucubrations d'un cerveau désœuvré,
elles furent produites graduellement par la force
des circonstances et par la science de la vie, qui
les ont adaptées au caractère national. Le Deutsche
Michel au contraire s'est laissé persuader par son
maître d'école, qu'il devait absolument porter un frac
anglais, toute autre tenue étant indécente; il a donc
fini par extorquer à son papa ce costume, dont il
s'affuble, tout en gardant ses manières gauches, et
ce déguisement lui fait faire une bien piteuse figure.
Ce frac anglais le gênera encore souvent dans les
entournures, surtout par Tinstitution du jury , insti-
tution due à la période la plus sauvage du moyen
âge de l'Angleterre , à l'époque d^ Alfred le Grand,
époque à laquelle un homme qui savait lire et
écrire était exempté de la peine de mort. Le jury
est la pire des cours criminelles, parce qu'au lieu
5*
68
de juges instruits et exercés par la pratique quo-
tidienne à déjouer les ruses et les feintes des vo-
leurs, des escrocs et des assassins, ce sont des
marchands tailleurs et des gantiers qui tiennent les
))alances de la justice. Ces gens à Fesprit étroit,
grossiers, incapables d'une attention suivie, et qui
pensent souvent pendant le cours du procès aux
affaires qui les attendent à leur boutique, sont appelés
à débrouiller le tissu de mensonges qu'on présente à
leur appréciation. Ne pouvant pas se rendre compte
de la différence qui existe entre une apparence et
une certitude, ils se livrent ordinairement avec leur
cerveau troublé à une espèce de calculus probabi-
lium, d'après lequel ils prononcent tranquillement le
verdict qui décide de la vie de leur prochain. On
peut hardiment leur appliquer les paroles par les-
quelles Samuel Johnson manifesta sa méfiance contre
un conseil de guerre qu'on venait de convoquer à
la hâte. Johnson dit qu'il était probable qu'aucun
des membres dont ce conseil était composé n'avait
passé une seule heure de sa vie à peser, à part soi,
la valeur des probabilités. (BosweU, Life of Johnson
a. 1780. Tractât 71; Vol. IV, p. 292 de l'édition en
5 volumes.) On s'imagine que ce amalignum vulgus»
sera bien impartial. Lui, impartial? On dirait que
la partialité est moins à craindre des égaux de
l'accusé que de juges inamovibles, vivant dans des
69
régions qui sont complètement étrangères à l'accusé
et ayant conscience de l'honneur de leur charge et
des devoirs de leur mission. Déférer à la connais-
•
sance du jury les crimes contre l'état et contre le
chef de l'état, ainsi que les délits de presse, n'est-
ce pas, comme dit le pr6verbe, donner la bourse
au plus larron? Il y eu de tout temps et partout
beaucoup de mécontentements contre les gouverne-
ments, contre les lois et contre les institutions pu-
bliques, et la cause principale en est qu'on a tou-
jours été prêt à mettre à la charge de ceux-ci toutes
les misères qui sont inséparables de la nature
humaine, et qui, allégoriquement parlant, sont la
malédiction reçue par Adam et transmise par celui-
ci en héritage à sa race. Mais jamais cette illusion
n'a été exploitée d'une manière aussi mensongère
et aussi impudente que par les démagogues de notre
siècle. Ennemis du Christianisme, ils sont néces-
sairement optimistes: le monde étant pour eux le
but absolu, ils doivent le représenter comme ad-
mirablement organisé à son origine. Il le consi-
dèrent donc comme un vrai séjour de délices, ou,
du moins, ils veulent le faire passer pour tel. Par-
tant de ce principe, il faut bien attribuer à quel-
qu'un les misères criantes et colossales dont ce
monde pullule. On dit alors que, si les gouverne-
ments faisaient leur devoir, on verrait la terre se
70
transformer en paradis, c*est- à-dire, que tout le
inonde pourrait, sans peine ni soucis, boire et riianger
à gogo, se propager et crever ensuite. N'est ce
pas là la paraphrase de leur «but absolu)) et des
«progrès énormes de rbumanité)), dont ils ne ces-
sent, à son de trompe, de nous annoncer les exploits.
Autrefois c'était le Credo qui était le principal
appui du trône, aujourd'hui c'est le crédit. Le
Pape lui-même ne tient guère moins à la confiance
de ses créanciers qu'à celle de ses croyants. On
déplorait autrefois les fautes dés hommes; c'est avec
eflTroi qu'on jette aujourd'hui un regard sur leurs
dettes, et au lieu et place de la prophétie du juge-
ment dernier, on se plait aujourd'hui à prédire la
grande banqueroute universelle, mais aussi, comme
autrefois, avec le ferme espoir de ne pas l'éprou-
ver soi-même.
Le droit de propriété est moralement et rationnel-
lement mieux établi que celui de la naissance, mais
ces deux droits sont si étroitement entrelacés qu'oti
ne saurait guère retrancher l'un, sans mettre l'autre
en danger.* En effet, la plus grande partie de la
* Sous bien des rapports, ils ressemblent aux frères
Siamois, témoins leur haine et leur solidarité.
(Note du Traducteur.)
71
propriété n'est elle pas héritée, «et n'est ce pas, par con-
séqaent, une espèce de droit de naissance? La vieille
noblesse ne porte que le nom de sa terre allodiale,
et ce nom n^est qae l'expression de la propriété.
Tous ceux qui possèdent devraient donc, s'ils
étaient sages au lieu d'être envieux, aider au main-
tien des droits de naissance, et cesser de pérorer
contre eux.
La noblesse est doublement utile: elle sert à
maintenir le droit de propriété et elle appuie le
droit de naissance dû souverain, car le roi étant le
premier gentilhomme de son pays, doit considérer
tout noble comme un parent inférieur. Il le
traite tout autrement que le bourgeois le plus haut
placé dans sa confiance, et il est tout naturel qu'il
ait plus de confiance et d'abandon pour les descen-
dants de ceux qui formaient autrefbis l'entourage
le plus proche de ses ancêtres. Un gentilhomme a
donc parfaitement le droit d'invoquer l'autorité de
son nom en ofiï*ant au roi les assurances de sa
fidélité et de son dévouement, car on hérite toujours
du caractère de son père et il serait vraiment ab-
surde et ridicule de ne pas vouloir mettre cette in-
'fluence en ligne ^e compte*
72
Les femmes sont, ii de rares exceptions près,
portées à la dissipation. Toute fortune devrait donc, à
Texception des cas peu fréqueq^ où elles l'auraient
acquise elles-mêmes, être mise à Tabri de leurs
folies et de leurs dissipations. Je suis même
d'avis que les femmes ne sont jamais majeures, et
devraient toujours rester sous une surveillance mas-
culine, soit celle du père, soit celle du mari, soit
ceUe du fils, soit celle de Tétat, — comme c'est le
cas aux Indes. D importe qu^elles ne puissent ja-
mais disposer sans contrôle d'une fortune qu'elles
n^nt pas acquise. Abandonner à la femme la tu-
telle et la gestion de l'béritage paternel de ses
enfants est, à mon avis, une folie pernicieuse et
impardonnable. Dans la plupart des cas, cette femme
ne manque pas de dissiper avec son amant (qu'elle
l'épouse ou qu'elle ne l'épouse pas) les fruits du
labeur d'une vie que l'amour des enfants a
rendue active et fertile. Papa Homère lui-même
nous a averti de ce danger (voyez Od. XV. 20).
Une mère se transforme souvent en marâtre
après la mort de son mari, et ce ne sont d'ailleurs
que les belles-mères qui ont cette mauvafse répu-
tation, car aucune langue n'a su produire l'expres-
sion équivalente pour le sexe masculin, et cette
réputation que les femmes avaient déjà du temps
73
d'Hérodote (IV, 154) elles ont su la garder jusqu'à
nos jours. La femme ayant, en toute occasion,
besoin d'un protecteur, ne saurait guère adopter
le rôle de tutrice. La femme qui n'a pas aimé son
mari, n'aimera jamais les enfants qu'il lui a donnés,
au delà de l'âge de l'amour instinctif qui n'a pas de
valeur morale dans l'appréciation de l'amour mater-
nel. Je suis, en outre, de l'opinion, que le té-
moignage d'une femme devant la justice de-
vrait avoir, aceteris paribus^, moins de poids que
celui d'un homme, c-à-d., que des témoignages
d'hommes équivaudraient au double ou au triple des
témoignages féminins, parce que le beau sexe émet
journellement, à ce que je crois, trois fois plus de
mensonges que le sexe fort, et que ces mensonges
sont, par-dessus le marché, accompagnés d'une mise
en scène vraisemblable et d'une apparence de sin-
cérité que le sexe fort est incapable d'atteindre.
Les Mahométans, il est vrai, vont trop loin dans la
direction contraire. Ainsi, un jeune turc, très instruit,
me disait un jour: «Nous ne considérons la femme
que comme une terre à laquelle on confie la se-
mence, c'est pourquoi la religion de nos femmes
nous est indifférente, et nous pouvons parfaitement
épouser une Chrétienne sans exiger sa conversion.»
Quand je lui demandai si les derviches étaient ma-
riés, il me répondit: «cela s'entend de soi-même;
74
le Prophète ayant été marié, ils n'oseraient pas vou-
lofr être plus saints que /m.»
Ne serait -il pas utile d'abolir les jours de fête,
et de les remplacer par le nombre équivalent d^eu-
res de repos et de récréation? Ne serait ce pas
un bienfait de répartir les 1 6 heures si ennuyeuses
et par conséquent si dangefreuses du dimanche, entre
les autres jours de la semaine? On aurait 2 heures
de repos par jour, ce qui ferait 14 pour les 7
jotirs de la semaine, et on ajouterait les deux
heures restantes pour les actes de dévotion du di-
manche, ce qui serait très -suffisant, parce que la
méditation religieuse n^est pas en état d'obtenir une
attention sérieuse plus prolongée. Les anciens, non
plus, n'avaient pas de jour de repos. La seule ob-
jection sérieuse qu'on pourrait faire à cette propo-
sition, serait la difficulté de garantir les deux heu-
res quotidiennes de repos, contre l'invasion des
spéculateurs capitalistes.
Le Juif errant, Ahasvérus, n'est autre chose que
la personnification du peuple juif. C'est pour avoir
cruellement outragé le Rédempteur, qu'il est con-
damné à porter éternellement le fardeau de la vie
et à errer en pays étrangers sans jamais pouvoir
trouver une patrie. C'est bien là le crime de ce
75
petit peuple juif, qui, chassé il y a près de 2000
ans du pays qu'il habitait, n'a pas cessé d'exister,
tout en demeurant étranger aux pay« qu'il habite.
N'est -il pas étrange que tant de grandes et
glorieuses nations, telles que les Assyriens, les
Mèdes, les Perses, les Phéniciens, les Égyptiens, les
Etrusques etc. aient disparu complètement du globe
pendant que cette nation de contrebande, qui n'aurait
même pas le droit d'être mentionnée à côté des pré-
cédentes, continue à traîner son existence, sans avoir
pu trouver de patrie. Aujourd'hui encore on retrouve
partout cette «gens extorris» ce Jean- sans -terre
entre les nations, nulle part chez soi et nulle part
étranger, conservant avec une ténacité sans exemple
sa nationalité, et désirant toujours, à l'exemple d'Abra-
ham qui, tout en étant un étranger à Canaan, est
devenu petit à petit, ainsi que son Dieu le lui avait
promis, le maître du pays entier (1 Moïse 17, 8),
prendre racine, n'importe où, et regagner une terre
à soi sans laquelle un peuple n'est jamais qu'un
ballon lancé en l'air. * En attendant ce jour, ce peuple
* Moïse (I, rV, 1399., et Lib. V, c. 2) nous donne un
exemple frappant des usages qui accompagnaient la migra-
tion graduelle des habitants du globe terrestre, en nous mon-
trant comment les hordes mobUes s'efforçaient d'expulser les
peuples qui étaient en possession des bonnes terres. L'acte
le plus récent en ce genre, fut la grande migration des
76
continue à vivre en parasite du labeur des autres
nations, sans discontinuer d^étre animé du patrio-
tisme le plus ardent pour sa propre nation, patrio-
tisme qui se manifeste par cette solidarité extra-
ordinaire, qui fait que chacun est défendu par tous
et tous par chacun. Ce patriotisme a sine patria^
inspire plus d^exaltation à ses adeptes que tout
autre amour du pays. La patrie du juif, ce sont
les autres juifs, c'est ce qui fait qu'il est prêt à
combattre pour eux, comme si c'était apro ara et
focisi>, et qu'aucune communauté au monde ne tient
si bien ensemble que celle de ces nomades. On
voit clairement par ce qui vient d'être dit, combien
il serait absurde de vouloir accorder aux juifs
une part active dans le gouvernement et l'adminis-
tration de l'état. Leur religion, fondue des l'origine
avec leur constitution, n'est nullement le but prin-
cipal de leurs poursuites, elle n'est plutôt qu'un
peuples, commencée au IV® siècle de notre ère, ou plutôt la
conquête de l'Amérique et le refoulement des sauvages de
rAmérique et de l'Australie, qui continue encore de nos
jours.
Les Romains ont joué à l'occident le rôle que les Juifs
ont eu en orient lorsqu'ils se fixèrent dans la terre promise.
C'est le rôle d'un peuple d'émigrants qui en faisant conti-
nuellement la guerre à ses voisins, finit par les subjuguer.
11 est vrai que les Romains sont allés bien plus loin que
les Juifs.
77
point de ralliement, un drapeau, auquel ils se re-
connaissent. La preuve en est que le juif baptisé
n'est pas du tout honni et conspué par ses anciens
coreligionnaires comme le sont en général les apos-
tats, et qu^à l'exception de quelques fanatiques, les
autres juifs ne cessent pas de le traiter en com-
patriote. Il est même permis d'admettre un juif
baptisé aux prières solennelles, qui exigent la réu-
nion de 10 personnes, tandis quUl est inadmissible
d'y faire assister tout autre chrétien. Il en est de
même de toutes les autres cérémonies du culte.
La chose serait encore plus palpable, si un jour le
Christianisme tombait complètement en désuétude,
car les juifs dans ce cas ne cesseraient pas pour
cela d'être une caste à part, et ne renonceraient
jamais à la solidarité qui les lie. C'est donc se
placer à un point de vue très superficiel et faux
que de considérer les juifs comme une secte pure-
ment religieuse. Donner au judaïsme le nom de
confession juive, nom emprunté à l'église chrétienne,
c'est une faute peut-être sciemment introduite par
les juifs eux-mêmes, et qu'on ferait bien de ne
pas tolérer. C'est nation juive qu'on devrait dire
pour être dans le vrai. Les juifs n'ont pas de
((Confession»: le monothéisme est aussi inhérent à
leur nationalité qu'à leur constitution et il s'entend
de soi-même. Tout bien considéré, monothéisme et
78
judaïsme sont synonymes. Qu'on attribue aux per-
sécutions que les juifs ont subies pendant des
siècles, tous les défauts de leur caractère natio-
nal dont le point saillant est une absence complète
de tout ce qu'on entend sous le nom de verecundia,
je le veux bien, cela excuse en partie ces défauts,
mais cela ne les abolit pas. Je ne puis qu'approu-
ver le juif sensé qui, rejetant toutes les vieilles
fables, illusions et préjugés de sa race, sort, par
le baptême, d'une association qui ne lui fait pas
honneur, et j'approuve cette démarche, même alors
qu'il ne prendrait pas trop au sérieux sa nouvelle
foi; je me permettrai d'ailleurs de douter que tous
les jeunes chrétiens qui récitent leur Credo pen-
dant leur première communion, en soient bien pé-
nétrés. Je serais d'avis qu'il faudrait même épargner
aux jvifs éclairés cette démarche pénible, et mettre
fin à l'existence tragi-comique du judaïsme en per-
mettant et en favorisant même les mariages entre
juifs et chrétiens; l'église n'a pas le droit de s'op-
poser à cette mesure qui a pour elle l'autorité de
l'apôtre (1. Cor. 7, 12—16). Si on l'adoptait par-
tout, au bout de 100 ans il n'y aurait plus de juifs %
* La preuve que Schopeuhauer avait raison, c'est qu'en
France, où les mariages mixtes sont permis, le juif ne se
distingue presque plus des autres Français.
(Note du Traducteur.)
79
le charme alors serait rompu, le fantôme d'Ahas-
vérus trouverait enfin le repos éternel, et aie
peuple élu de Dieu» ne saurait pas lui-même ce
qu'il est devenu. Mais la réalisation de ce hut si
désirable échouerait complètement, si on poussait
rémancipatlon des juifs jusqu'à leur accorder des
droits politiques, c'est à dire une participation au
gouvernement et à l'administration des pays chré-
tiens. Car c'est alors qu'ils seraient con amore plus
juifs que jamais. Qu'on leur accorde la parité des
droits civiques, ce n'est qu'équitable: mais leur per-
mettre de se mêler de la politique du pays est tout
bonnement absurde, car ils sont jusqu'à présent un
peuple oriental étranger et ils doivent, par consé-
quent, toujours être traités en étrangers. Lorsqu'il
y a quelques dizaines d'années, la question de l'é-
mancipation des juifs fut débattue au parlement
anglais, un orateur soumit à l'appréciation de la
chambre l'hypothèse suivante : un juif anglais arrive
à Lisbonne; il y trouve deux individus dans la plus
grande détresse. Il est en mçsure de pouvoir sau-
ver l'un des deux malheureux, qui lui sont tous les
deux complètement étrangers. L'un des deux est un
chrétien anglais, l'autre est un juif portugais. Le-
quel des deux sauvera -t-il? Je pense qu'aucun
chrétien sensé, ni aucun juif véridique et franc ne
saurait un seul instant douter de la réponse, et
80
c'est cette réponse qui nous donne la mesure des
droits qu'on peut accorder aux juifs.
Aucune circonstance ne donne à la religion une
action aussi directe et aussi incisive sur la vie pra-
tique, que le serment. U est déplorable, que la vie
et la propriété d'un homme soient ainsi à la merci
des convictions métaphysiques d'un autre homme.
S'il arrive un jour, ce qui est probable, que les
croyances religieuses tombent en désuétude, et que
la foi disparaisse, qu'adviendra- 1- il alors du ser-
ment? — Il ne serait donc pas inutile de recher-
cher le sens purement moral de cet acte, indépen-
damment de toute croyance positive, et de lui
donner une expression assez pure, pour qu'elle puisse
survivre, le cas échéant, à la chute des religions. On
ne devrait pas s'arrêter à ce que cette formule aurait
de froid et de sobre, comparée, au langage pompeux
et solennel du serment religieux. Le but incontesté
du serment est de combattre les inclinations si con-
nues de l'homme pour le mensonge et la fausseté,
en lui rappelant en termes solennels et frappants
la sainteté du devoir moral qu'il s'impose en pro-
mettant de ne pas s'écarter de la vérité dans ce
qu'il aura à dire. Je vais tâcher de montrer la
valeur purement morale de ce rappel au devoir.
81
4 •
«Tai expliqué dans mon ouvrage principal (Y. 1,
§ 62, p. 384) et plus spécialement dans un autre
ouvrage, intitulé: «Du fondement de la morale»
(§ M, p. 221 — 230) le sens de la proposition sui-
vante, qui, pour paraître paradoxale, n'en est pas
moins vraie: j'ai dit qu'il y avait des cas où un
homme avait le droit de mentir. Ces cas sont d'abord
ceux de légitime défense, c. à d. le droit d'employer la
violence contre un agresseur, et ensuite ceux où
l'on se trouve obsédé de questions que le question-
neur n'a pas le droit de poser, et qui sont en
même temps de nature à compromettre les intérêt^
de celui qui y répondrait, soit qu'il refuse de ré-
pondre, soit qu'il réponde selon la vérité. C'est préci-
sément parce que dans ces cas le mensonge est auto-
risé, qu'il est nécessaire, dans les occasions où la
véracité, et l'accomplissement de la promesse donnée
ont de l'importance pour le sort d'un autre, de bien
rappeler que celui qui parle, reconnaît ici l'absence
des cas où le mensonge serait permis, qu'il com-
prend et qu'il constate qu'on ne lui fait aucune vio-
lence, qu'il sait que c'est devant la justice qu'il
parle, que celui qui le questionne a le droit de le
questionner, et que lui qui répond sait parfaitement la
î^ravité et les conséquences de ses dépositions. Cette
explication prouve que celui qui ment dans ces cir-
constances commet, en pleine connaissance de cause,
6
82
une grande injustice, et que sa position est celle
d'un homme a uquel on a donné en pleine confiance
un pouvoir qu'il peut employer selon sa volonté,
soit pour le bien, soit pour le mal. S'il meut encore
dans ces circonstances, il doit emporter la conviction
pleine et entière qu'il est un de ceux qui, munis du
pouvoir, ne l'emploieraient que pour commettre des
injustices. Ce certificat contre sa propre moralité,
c'est le parjure qui le lui donne. C'est ici que se
rattache le besoin métaphysique inhérent à chaque
être humain. Ce besoin lui prouve, plus ou moins
clairement, que le monde n'a pas seulement une
valeur et une signification purement physique, mais
qu'il a aussi une importance métaphysique et que
nos actions individuelles comportent dans le sens
moral des conséquences bien plus graves et plus
variées que la simple observation empirique ne leur
en voudrait accorder. Je renvoie le lecteur, pour
plus ample explication, à mon ouvrage précité sur
la morale, en ajoutant seulement que l'homme qui
disputerait à ses actes une autre signification que
celle que l'observation empirique lui présente, n'é-
noncera jamais cette dénégation sans avoir subi un
combat intérieur, et sans avoir fait préablement vio-
lence à ses convictions intimes. L'invitation au ser-
ment le pose dans la condition d'un être purement
moral, qui a pleine conscience de la valeur et des
h 21
83
conséquences de ses assertions, et cet état de
choses doit faire disparaître toute autre considéra-
tion, pour ne laisser l'individu qu'en face des rap-
ports de ses dépositions avec son être moral. Il
est donc indifférent que cette conviction soit motivée
par un rappel vaguement senti de l'importance mé-
taphysique de notre existence, rappel assaisonné
de mythes et de fables, ou que ce motif soit élevé
à la clarté et à la précision d'une pensée philoso-
phique. U résulte de tout ce qui vient d'être dit,
qu'il n'importe guère que la formule du serment
contienne telle ou telle allusion mythologique ou
qu'elle soit purement abstraite, comme la formule
usitée en France: «Je le jure.» Et puisqu'on fait
des distinctions de formules selon les religions, il
faudrait aussi choisir et adapter la formule au
degré d'éducation de l'individu. Si l'on considère la
chose à ce point de vue, on peut même admettre
à la prestation du serment un homme qui ne re-
connaîtrait aucune religion existante.
^
ImPBIMBRIE de F. Â. BB0CKHAU8 A LBIPSIG.
6?.634965
I r^
M. RENAN
ET
ARTHUR SCHOPENHAUEB/
ESSAI DE CRITIQUE
PAR V
ALEXANDRE. Jf^BALCHE/
Vitam irapandere vero.
(Juvmalis, sot. IV. 91.)
ODESSA
CHEZ L'AUTEUR.
EN COMMISSION CHEZ F. A. BROCKHAUS A LEIPZIG.
IMPEIMEEIE DE P. A. BROCKHATTS A LEIPZIG.
.►.4