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MUSEE
DES FAMILLES,
LECTURES DU SOIR.
COLLABORATEURS DU MUSÉE DES FAMILLES.
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TEXTE.
RÉDACTEUR EN CHEF, M. S. HENRY BERTHOUD.
MM.
4BRANTÈS ( M«« ta ducheise d' ), œurre» pos-
thumes.
AIMÉ-MARTIN.
ALDIBERT.
BALZAC (de).
BERTSCH (Auguste).
BEX Paul .
BERTHOLD (S. Henry).
BLAZE (Henry).
BOGAERTS (Félix).
BOITARD.
BORY-SAIXT-VRCEST.
CASTIL-BLAZE.
DEBOUT (docteur £.).
DELAVIGNE (Casimir), œuvre; posthunes.
DESBORDES-VALMORE (M»').
DESCHAMPS (Emile).
DESOHAMPS (AulODy).
! ira.
DUMAS (Alexandre).
GALTIER (Théophile).
GAY fM">« Sophie).
GIRARDl.N 'M"" Emile de).
GOZLAN (Léon).
CRAMER DE CASSAGNAC.
HERBIX (Victor).
HUGO (Victor).
JACOB le bibliophileV
JAL (historiographe de la marine).
JAXIX Jules).
JUBINAL (Achille).
KARR (Alphonse).
ROCK (Paul de).
LAFOXT (Charles).
LAMARTINE Alphonse de).
LECLERC (Edmond:.
MARCO DE SAIXT-HILAIRE ,lîmile).
MM.
MARIE DE BLAIS.
MORREX (Ch.j
MOXXAIS (Edouard).
MONXIER (Henri).
XICOLLB Henri).
PARFAIT Noël).
POXGERVILLE, de l'Académie française,
ROGER DE BEAUVOIR.
ROMAN.
SAINTIXE.
SALVAXDY (de), député.
SCRIBE, de l'Académie française.
SOULIE (Frédéric).
SUE Eugène).
TASTU Mm» Amable).
URBI.NO DA M4.\T0VA.
VAX HASSELT André\
VIARDOT (Louis).
DESSIXS.
MM.
BIARD.
BOULANGER rciémenl).
BRASCASSAT.
FOUSSERE.\U.
GAVAUM.
MM.
GÉRARD-SÉGUIX.
GICOUX.
JACQIAXD.
LEEiniAXX.
MOXXIER (Henrj).
MM.
MOREI.-FATIO.
VERXET Horace).
NVaTIER.
GRAVURES.
ANDREW, BEST, LELOIR.
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ment avant le 15 octobre prochain , afin de ne pas éprouver de relard dans l'envoi du numéro.
!.MrRIMBR'E DE HE.N.MÏKR ET TIRPI.N, RLI LEMKRCIER, 24. BATICNOitES.
MUSEE
DES FAMILLES,
LECTURES DU SOIR.
I.SS S.Ë?Ï90P7ÉR!:S.
i jamais vous rencontrez dans
le chemin de la vie un être
séduisant, léger, brillant, à la
taille délicate et aérienne, à la
mise coquette et riche , à la
robe chamarrée d'or, d'cme-
raude et d'azur, à la démarche
vi\e et capricieuse; un être
gai, enjoué, sémillant, usant
6a vie à voltiger de plaisirs
PCTOBM 18i3,
en plaisirs sans s'attacher à rien , caressant sans amour,
irritant le désir sans vouloir le satisfaire, infidèle par tem-
pérament, craintif et timide sans cesser d'être insouciant
du danger, très-affairé sans avoir rien à faire, aimant sur-
tout à briller au grand jour, fuyant l'ombre et le repos; en
un mot, un être charmant, délicieux, qu'on ne peut voir
sans l'admirer, qu'on ne peut admirer sans en désirer la
possession , qui n'a jamais manqué de plaire et de séduire,
qui, par son extrême légèreté, vous échappe, fuit , et dis-
paraît quand vous croyez le tenir, prenez garde Si, au
— i — ONZIÈME VOLCME.
LECTURES DU SOIR.
passage , vous pouvez le saisir, saisissez-le ; mais ne lui
demandez rien de son passé, car il est ignoble; jouissez du
présent, et ne comptez pas sur un avenir qui, pour lui
comme pour vous, se résumera en quel(iues jours, pour ne
vous laisser que des regrets et un peu de poussière dorée
détachée de son aile!
Et surtout n'allez pas vous imaginer que je veux vous
parler d'une jeune lionne des salons de la Chaussée-d' An-
tin; Dieu m'en garde! 11 n'est question ici que d'un pa-
pillon, qui, chenille rampante et hideuse d'impureté il n'y
a encore que quelques heures, s'est tout à coup revêtu
d'une robe étincelante , puis s'est élancé de la boue, sur
laquelle elle vivait, dans une sphère noble et élevée, pour y
briller quelques jours, et s'évanouir à jamais en rentrant
dans le néant d'où elle était sortie. Est-ce que cela peut
ressembler à quelques-unes de nos jolies financières? Fi
donc!
Voilà ma moralité, et si je l'ai placée à la tête de mon
ouvrage au lieu de la déduire à la Gu, comme c'était l'usage
autrefois, parce qu'alors il y avait de la morale, c'est que
j'ai voulu suivre les illustres traces de mes confrères les na-
turalistes écrivassiers, qui souvent veulent nous faire pren-
dre un habit retourné pour un habit neuf. Telle est bien
aussi mon intention, mais j'ai du moins le mérite de l'a-
vouer.
C'est bien certainement aux papillons que l'on doit les
premiers essais de la science entomologique, science grave,
sérieuse, d'une haute utilité, et qui consiste, pour beau-
coup de naturalistes, à piquer des mouches, collectionner
des cerfs-volants , étudier des pattes d'araignées et courir
aprè.s les papillons. En eiïet, et comme disait le prince de
l'entomologie, le bon M. Latreille, «est-il quelqu'un parmi
nous qui, dans sa tendre enfance, ne se soit fait un jouet,
un amusement de ces êtres charmants? Comme si le papil-
lon connaissait la beauté de sa parure, et qu'il voulût nous
forcer à l'admirer, il vient voltiger autour de nous, se poser
sur cette fleur qui frappe dans le moment notre vue, et
paraître nous dire : — N'ai-je pas autant de droit qu'elle à
votre hommage? — Dans la classe des oiseaux, il en est sans
doute que l'auteur de la nature se plut à embellir avec un
soin particulier; le plumage du colibri est superbe et fait
le désespoir du |)inceau ; mais ses couleurs ont-elles celte
variété, celte combinaison de teintes qu'oflre le papillon?
Le colibri n'a quedeiix ailes, et la surface supérieure de ces
organes est seule ornée; mais le papillon a quatre ailes, et
dont les surfaces opposées sont presque toujours différen-
tes ; soit qu'il étende ses ailes horizontalement, soit qu'il
les relève, nos yeux sont toujours agréablement frappés.
Si l'étendue de ses ailes est proportionnellement plus con-
sidérable que celle des autres, c'est que la nature a voulu
que le cadre fût plus grand, a(iu qu'elle pût exercer da-
vantage son |)inceau. La fleur nous inspire par son éclat,
la fraîcheur de son coloris ctsouvent par son agréable parfum
un intérêt bien légilime; mais sa conquête n'est point pé-
nible: lixce au sol qui Ta vue naître, elle est toujours sous
notre main , elle est toujours prêle à succomber sans la
moindre résistance à un simple coup de ciseau. Mais le pa-
pillon irrite nos désirs en cherchant à se dérober à noire
poursuite. Si nous voulons nous en rendre les mailres, il
faut être quelques instants volage comme lui. Celte fleur,
eulin, pendant (pie vous l'admirez, rommencc à perdre sa
beauté: elle n'est déj;\ plus. Mais il n'en est pas de même
du papillon; sa beauté lui survi\ra, et, longtemps après sa
mort, il fera ronicment de ce cabinet où vous avez rassem-
blé les prodiiriions de la nature. »
Voyons maintenant si nous pouvons jeter Quelque inté-
rêt sur l'histoire de ces êtres délicats dont vient de nous
parler M. Latreille avec un enthousiasme tout entomolo-
gique. Nous les prendrons dès leur naissance , dans ce pre-
mier berceau qui n'est rien autre chose qu'une graine
animale; nous les suivrons dans leur état de larve ou che-
nille, puis dans ce second berceau tissu de soie, où la
chrysalide emmaillottée , par une merveilleuse métamor-
phose, brise tout à coup ses langes impurs, s'élance dans
les airs , et parait sous les formes légères d'un brillant pa-
pillon.
ES L'OETF SES FAtHÛiOITS.
Par une intelligence instinctive, les femelles des papil-
lons déposent constamment leurs œufs sur la plante dont
les feuilles doivent nourrir leur postérité, et, presque tou-
jours, cette plante est d'une espèce unique. On sait que le
mûrier seul peut nourrir la chenille du bombyx ver à soie ;
que celle du sphinx tête-de-mort ne se trouve que sur la
pomme de terre et quelquefois sur le troène ; celle du grand-
paon sur le poirier ou plus rarement sur l'érable-syco-
more, etc. Et quand vous me demanderez comment il peut
se faire qu'un lépidoptère ne se trompe jamais d'espèce bo-
tanique , tandis que l'homme est sujet à manger de la ciguë
pour du cerléuil , je vous répondrai que je n'en sais rien ,
et que de plus savants que moi n'en savent probablement
pas davantage. Quoiqu'il en soit, la femelle du papillon,
quand elle a trouvé la plante qui convient à sa postérité,
cherche la place où elle doit déposer ses œufs, et il faut
que ce choix soit fait avec beaucoup de discernement ,
comme vous allez le voir. Si les œufs doivent éclore avant
l'hiver, le choix est aisé, et elle n'a tout simplement qu'à
les déposer sur une feuille tendre, que ses enfants pourront
ronger facilement avec leurs faibles mâchoires et leurs man-
dibules encore jteu ralermies : c'est aussi ce qu'elle fait.
Mais si l'automne est avancé, les œuls n'éclôront qu'au
printemps, et si elle les déposait sur une feuille, les rigueurs
de l'hiver les détruiraient avec la feuille. Dans ce cas, la
mère prévoyante les place sur l'écorce d'une branche qui
persiste et brave les gelées de la mauvaise saison. Là, elle
les dépose un à un, assez lentement pour se donner le temps
de les arranger comme il lui convient; ou bien, vive et
étourdie comme la femelle de l'hépiale du houblon (1), elle
les lance avec une extrême vitesse, quelquefois assez loin
d'elle.
Mais ce n'est pas tout : il faut disposer ces œufs dans un
certain ordre, et toutes les femelles de papillons n'ont pas
là-dessus les mêmes idées, qu'on me passe ce mot. Les
unes laissent au hasard le soin de les arranger, et se bor-
nent à les coller solidement sur le corps où elles pondent,
au moyen d'un vernis glulineux dont ils s'enduisent en pas-
sant par l'oviduc, ce qui, du reste, est commun à toutes
les espèces; d'autres, comme par exemple le papillon du
chou (2), les arrangent côte à côte, en colonne serrée, l'ex-
trémilê (|ui doit ouvrir un passage à la chenille en dessus,
de manière à ce que la jeune larve ne soit pas obligée de
déranger les autres œufs pour sortir du sien. Ceux du petit-
paon (3), un des plus beaux papillons de la France , sont
oblongs, rangés côle à côte sur deux lignes, et imitent assez
bien dans leur disposition des bouteilles |<lacées dans des
planches trouées. La dicranie queue-fourchue (4) peut les
asseoir dans cette position avec d'autant plus de facilité,
(1) Hepinliit humilis.
(2) Pieris brasùca. -,
(3) Sainniia carpini.
(4) Dicranura vinula.
MUSÉE DES FAMILLES.
que le côté qui doit être posé est plat, membraneux et à
demi transparent , tandis que le côté supérieur est hémi-
sphérique, corné et opaque. Le bombyx à livrée (1) place
les siens autour d'un rameau, dans nos jardins, et les
arrange en anneau ou en bracelet dans un ordre si admi-
rable, qu'on les prendrait pour un ouvrage de l'art. Enfin,
les bombyx de la jacée (2) et franconien (5) placent les leurs
sur les tiges des graminées et des hélianthèmes, en anneaux
composés chacun de deux à trois cents œufs de forme py-
ramidale, à sommet aplati, ayant leur axe perpendiculaire
à la tige, qu'ils embrassent en formant plusieurs spirales.
Ces bombyx remplissent les intervalles des œufs avec une
matière gommeuse, tenace, brune, servant à les fixer et
et probablement aussi à les garantir des intempéries de
Phiver.
Comme vous voyez, il ne suffît pas aux espèces délicates
d'avoir fixé solidement leurs œufs, il faut encore les ga-
rantir contre le froid et l'humidité, et c'est ce que font
beaucoup de papillons. Les bombyx dispar et queue-do-
rée H), et plusieurs autres, avant de déposer les leurs con-
tre une branche ou un tronc d'arbre, commencent par leur
préparer un lit de poils disposés sans beaucoup d'ordre ,
mais doux et moelleux ; ils pondent dessus plusieurs cou-
ches d'œufs , toujours en les entremêlant de poils doux et
fins , puis, lorsque la ponte est finie , après avoir recouvert
le tout d'une bonne couche de poils soyeux, ils s'occupent
à placer un toit capable à la fois de défendre l'espoir de
leur postérité contre le froid et la pluie. Pour cela, ils s'ar-
rachent des poils assez longs et rudes qui leur formaient
une espèce de houppe à l'extrémité de l'abdomen, et ils ont
l'intelligence de les arranger sur leurs œufs en les faisant
se recouvrir les uns les autres comme les tuiles d'un toit,
ou plutôt comme les tiges du chaume dont on recouvre les
cabanes rustiques; l'eau de la pluie glisse sur cette jolie
toiture, aussi lisse et aussi brillante que le plus beau ve-
lours.
D'autres papillons, quand ils ont à pondre, se bornent à
épancher sur leurs œufs une liqueur visqueuse, qui, en se
desséchant, leur forme une couverture solide et imperméa-
ble à l'eau. Le botis de l'épi-d'eau (5j, qui vit, à Tétat de
chenille, sur les plantes aquatiques des marais, entoure
les siens d'une substance gélatineuse, analogue à celle qui
envelo|)pe le frai des grenoudies. Le liparis du saule (6)
cache les siens sous une substance blanche et écu-
ineuse, moitié friable et moitié cotonneuse quand elle est
desséchée, mais qui, étant insoluble dans Peau, les met
parfaitement à l'abri de la pluie et de l'humidité.
J'ai dit, je crois, que les œufs des papillons ont la plus
grande ressemblance avec les graines des végétaux, et
cette analogie se décèle jusque sur les réliculationsde leur
surface. Les uns sont rayés, slriés, granulés, etc.; ceux
du satyre -bacchante (7) sont couronnés par de petites
écailles imbriquées; ils sont entièrement couverts de réti-
culations hexagones dans le satyre-égérie (8). Dans les
piéris du choux et de l'alisier (9), ils présentent des côtes
longitudinales, souvent réunies par des lignes élevées qui
les coupent à angles droits.
(1) Bombyx neustria.
(2) Bombyx catirensis.
(3) Bombyx franconica.
(i) Bombyx dispar ei chrysorrhaa.
(5) Bolys potamogalis.
(6) Liparis salicis.
(7) Satyrus dejanira.
(I) Satyrus egeria.
[>) Pitrii brassicce et cratoegl.
CSS CSHZITILLES.
Voyons comment la jeune chenille sort de l'œuf, quand
un certain degré de chaleur atmosphérique a dévelopjté
ses organes naissants. Dans un grand nombre de papillons
diurnes etnocturnes, l'œuf est muni, à sa partie supérieure,
d'une sorte de petite trappe ou de calotte, que la chenille
n'a qu'à soulever pour en sortir. Mais quelquefois cette
trappe n'existe pas, comme par exemple dans le bombyx à
livrée (1), et alors la larve est obligée de longer la coque
de l'œuf pour se pratiquer une sortie.
Généralement, les chenilles sont recouvertes d'une peau
molle, facile à déchirer; mais, dans d'autres cas, comme
dans la vanesse grande-tortue (2), elle est coriace et assez
solide. Le corps se divise en segments ou anneaux plus
ou moins faciles à distinguer, au nombre de douze , non
compris la tête; celle-ci est écailieuse, munie de fortes
mandibules, qui lui servent à ronger et découper sa nour-
riture. Les trois premiers anneaux portent six pattes an-
térieures, et les anneaux postérieurs portent un nombre
de fausses pattes qui varie en raison des espèces. Leur
corps est nu ou velu, quelquefois muni de singuliers appen-
dices, dont on connaît peu ou point les fonctions. Parmi
les plus curieux, nous citerons ceux de la dicranie queue-
fourchue (3). Cette chenille a sur le premier anneau, près
de la tète, un tentacule fourchu, mobile, rétractile, dont
chaque branche est terminée par un bouton renflé et criblé
de petits trous comme la pomme d'un arrosoir. Lorsqu'elle
est sans inquiétude, ce tentacule, retiré dans l'anneau, est
à peine visible ; mais si un danger la menace , aussitôt elle
l'allonge, l'ajuste du côté de son ennemi, et lui lance, à
une assez grande dislance, une liqueur corrosive qui jaillit
par les trous desboulons. Cette liqueur eslcaustiqueau point
de causer une assez vive douleur quand elle entre dans
les yeux. Mais les chenilles ont un ennemi terrible, l'ichneu-
mon, qui brave cette aspersion brCdanle , se pose sur le
dos de l'insecte, lui perce la peau avec sa tarlière aiguë,
et lui dépose dans le corps un œuf d'où naîtra la larve pa-
rasite qui la dévorera à l'mtérieur. Dans ce cas la dicranie
a une autre arme à opposer aux entreprises de l'ennemi.
Le dernier segment de son abdomen esl terminé par une
queue lourchue, composée de deux longs tubes cylindri-
ques, mobiles à la base, et garnis d'un grand nombre d'é-
pines courtes et raides. Lorsque la chenille voit l'ichneu-
mon voltiger autour d'elle, ou qu'elle le sent se poser sur
son dos, aussitôt elle fait sortir de chacun de ces tubes un
(ilei charnu, grêle, allongé, d'un beau rose, auquel elle
peut donner toutes les inflexions possibles, jusqu'à le rou-
ler en spirale ; elle s'en sert comme d'un fouet pour battre
le brigand et le contraindre à s'éloigner; puis, quand elle
n'a plus d'inquiétude, elle contracte son fouet, qui se retire
dans son fourreau à la manière des cornes de l'escargot.
La chenille du machaon (4),' comme celle du flambé (5),
que nous avons fait graver ici, a, près du bord antérieur
du premier segment, fort près de la lête, un appendice d'ua
rouge orangé, rétractile, fourchu à son extrémité, que
l'animal peut faire sortir de son corps ou rentrer à volonté.
Ce n'est pas une arme bien terrible, car elle u'éjacule au-
cune liqueur vénéneuse, et elle ne peut faire l'office du
fouet de la dicranie ; mais du moins c'est ud épouvaotail,
(i) Bombyx neustria.
(2) Fanessa polychloros,
Cî) [yicranitra itrtula.
(4) Papilto macha»n.
(5) Papilio podaliriiu.
LECTUKES DU SOin.
qui, du reste, exhale une odeur assez désagréable pour
écarter l'eanemi. Une foule d'autres chenilles sont munies
d'appendices plus ou moins longs, quelquefois tubercu-
leux, d'autres fois terminés par une houppe de poils, de
formes variées, et donnant souvent à ces animaux une 6-
gure bizarre ou menaçante. 11 est peu de personnes qui
n'aient remarqué sur l'avant-dernier anneau des chenilles
de sphinx cet aiguillon droit ou arqué, afTftctant la forme
suspecte de l'aiguillon d'un scorpion , quoique d'une in-
nocence parfaite.
La robe velue du plus grand nombre des chenilles n'est
pas toujours dépourvue de beauté, et plusieurs offrent des
touffes de poils en panache, en gerbe, en brosse, en crête,
en huppe, en pinceau, etc., colorés des teintes les plus
brillantes et surtout les plus tranchées. Tantôt ces poils
ont toute la rigididé du crin , tantôt toute la finesse et le
moelleux du plus beau velours ; il en est de soyeux , de
cotonneux, de laineux, etc. On en trouve de longs et raides
comme des piquants, et souvent même ils sont entremêlés
de véritables épines. Dans le petit-paon de nuit (1), six
poils, rayonnant en étoile, sont placés sur de petits tu-
bercules régulièrement alignés , et au milieu de chaque
étoile est un poil plus grand que les autres et portant un
bouton à son extrémité. Enfin, les poils affectent toutes les
formes, toutes les couleurs et tous les arrangements. Moins
formidables en apparence que les épines qui cou>Tent le
corps de quelques chenilles des genres vanesse , argynis et
autres, ils sont cependant beaucoup plus perfides. Lorsque
certaines chenilles sont sur le point de changer de peau,
les poils deviennent secs, raides, cassants, et se détachent
du corps de l'animal au moindre attouchement. D'une fi-
nesse extrême , ils s'insinuent dans la peau des doigts de
l'imprudent observateur, y causent de la rougeur, des dé-
mangeaisons insupportables, et même un peu de douleur.
Si une chenille, en cet état, passe en rampant sur une partie
nue de la peau, son passage seul suffit pour implanter dans
le tissu cutané une certaine quantité de ces poils impercep-
tibles à l'œil nu, et causer une irritation fort désagréable.
Ce fait, mal observé, a fait croire au vulgaire que ces ani-
maux sont vénéneux , et de là vient sans doute la répu-
gnance qu'ils inspirent à beaucoup de monde.
Cependant quelques espèces exotiques ont dans leurs
épines des armes véritablement redoutables, et le diable
cornu du platane, nom que l'on donne dans le nord de
l'Amérique à la chenille du cérocampe royal (2), nous en
offrira un exemple. Sa taille est gigantesque proportion-
nellement, et atteint quelquefois jusqu'à près de six pouces
de longueur. Derrière sa tête et sur la partie postérieure
de ses premiers anneaux il porte sept à huit épines aiguës,
grosses, et longues de près d'un pouce. Lorsqu'on l'in-
quiète, le diable cornu s'irrite, redresse la tête, secoue sa
crinière acérée avec vivacité, et en cherchant à atteindre
la main de l'imprudent qui le menace. Cette attitude formi-
dable et ces épines hérissées jettent une si grande terreur
dans l'àme des Américains, qu'ils craignent cette chenille
à l'égal du serpent à sonnettes. Néanmoins ses piqûres,
fort douloureuses, n'amènent jamais, que je sache, des
acx;idenls très-graves.
Il existe dans la Nouvelle-Hollande une chenille qui ,
pour être moins brutale dans sa perfidie, n'en est que plus
dangereuse. On ne lui aperçoit sur le corps aucune épine,
mais seulement huit petits tubercules charnus, d'une ap-
parence tout à fait iaoffensive. Si vous la touchez, vous
(i) Satumia carpini.
[7) Cerocampo rrcnlis.
apprendrez à vos dépens qu'il ne faut pas se fier aux ap-
parences si souvent trompeuses d'une innocence d'em-
prunt; de chacun de ses huit tubercules elle fera sortir un
faisceau de petits aiguillons qui vous feront à la fois plu-
sieurs blessures extrêmement douloureuses. Parmi les
chenilles les mieux armées de nos climats , deux des plus
formidables, mais seulement en apparence , sont celle du
morio (1) , et celle du paon de jour (2) , toutes deux don-
nant de charmants papillons que nous avons fait graver
ici.
Si la nature n'a pas donné aux chenilles des armes bien
puissantes pour repousser les attaques de leurs nombreux
ennemis, elle a doué plusieurs d'entre elles de la faculté
singulière de se dérober aux regards les plus perçants.
Celles qui sont vulgairement connues sous les noms de
géomètres , arpenteuses , sont toujours vertes , grisâtres
ou brunâtres, absolument de la couleur d'un rameau vert,
ou d'un morceau de bois sec. Leur forme est grêle , allon-
gée, cylindrique, comme un petit rameau ; leurs anneaux
sont munis de tubercules ayant parfaitement la forme des
yeux ou gemmes d'un bourgeon d'arbre, ou de rugosités
imitant à s'y méprendre une écorce raboteuse et morte;
avec leur queue et la première paire de leurs fausses pattes,
elles saisissent un rameau de leur couleur et de leur gros-
seur, puis redressant ou renversant leur corps dans une
position perpendiculaire au rameau , tantôt verticalement,
tantôt obliquement, elles restent dans une absolue immo-
bilité pendant des heures entières, c'est-à-dire autant de
temps qu'elles se croient menacées d'un danger. Dans celle
bizarre position, qui suppose une force musculaire énorme,
il est impossible à l'œil le plus exercé de les distinguer, cl
on les prend constamment pour une petite branche dessé-
chée de l'arbrisseau sur lequel elles sont.
Mais reprenons la chenille au moment où elle sort de
l'œuf, et suivons-la dans son enfance. La première chose
que fait celle du papillon gazé (3) est de dévorer l'enve-
loppe dont elle vient de sortir, puis, après s'être reposée
un instant, elle va attaquer les œufs non éclos de son voi-
sinage, non pour dévorer ses sœurs, comme font quelques
autres chenilles, mais bien pour leur prêter secours et les
aider à sortir de leurs prisons. Dès après leur naissance ,
la plupart des chenilles s'occupent à chercher , en même
temps que leur nourriture, un abri propre à les garantir
de la pluie, du froid et des rayons du soleil qui desséche-
raient bientôt leurs tendres organes. Celles de la famille des
tinéides sont mineuses : elles creusent dans l'épaisseur de
la feuille qui doit les nourrir, une galerie qui les défend
contre les intempéries de l'air. La chenille du cossus ronge-
bois (4), remarquable par son agilité et par le courage
avec lequel elle se défend et cherche à mordre quand on la
prend, se creuse une galerie dans le bois dont elle se
nourrit, et elle a cela de commun avec toutes ses congé-
nères : mais, parmi les autres, elle a seule rintclligence de
se fabriquer, pour passer l'hiver , un logement composé de
fragments de bois liés entre eux avec do la soie. On a donné
le nom de plieuses à des chenilles de la famille des tor-
dcuses et des tinéides, qui se forment une habitation dans
une feuille qu'elles savent plier convenablement pour cela,
d] ranetsa antiopa,
(î) Vanewa io.
(S) Pierit cratœgi.
(4) Cossus liguiperda.
MUSEE I)i:S EAIMIM.I s.
5
Papillon morpho-pavoinc avec sa chenille et sa chrysalide.
h
6
LECTURES DU SOIR.
en appliquant la moitié de la feuille sur l'autre moitié, et
tapissant l'entre-deux d'une soie douce et chaude. Les rou-
leuses donnent à cette habitation la forme d'une sorte de
rouleau cylindrique ou un peu conique, dont elles conser-
vent l'ouverture la plus petite pour en faire l'entrée , et
elles bouchent l'autre. Si le rouleau doit être tout à fait
conique, ce n'est plus une feuille entière qui doit le four-
nir, mais seulement une longue pièce triangulaire que la
chenille découpe avec ses mandibules , sans la détacher
tout à fait, aliu de lui laisser une base fixe. A mesure que
la portion coupée devient libre elle la roule, et lorsque le
corps du cône est terminé, il ne s'agit plus que de le lever
pour le mettre debout, car telle doit être sa position sur la
feuille. Pour cela elle emploie à peu près les mêmes
moyens que ceux dont on s'est servi pour dresser l'obé-
lis(iue de Luxor, à cela près qu'elle ne se sert pas de ma-
chines aussi compliquées, que les cables qu'elle fixe au
sommet de la pyramide sont en soie et non en chanvre ,
et que le poids de son corps qu'elle fait peser sur ses cables
est son seul levier. D'autres chenilles réunissent plusieurs
feuilles en bouquet , les attachent solidement , et se font
leur couche de soie dans le milieu.
On se demande comment un animal si petit peut être
assez fort pour rapprocher deux ou plusieurs feuilles rigi-
des et très-grandes comparativement à lui. Rien cepen-
dant n'est plus simple quand on possède, comme lajeune
chenille, de bons éléments de physique. Elle sait qu'elle
peut doubler, quintupler, multiplier sa force jusqu'à Tin-
fini, au moyen des leviers et des cables élastiques dont elle
se sert avec une grande habileté; elle sait particulièrement
les lois de l'élasticité des corps, de l'équilibre des puissan-
ces, etc., etc., et avec sa science , elle transporterait des
montagnes s'il était nécessaire. Voici ce que c'est : ne pre-
nons pas une montagne pour exemiile, mais deux feuilles
de poirier , et supposons que la résistance que lui oll're la
rigidité des feuilles soit égale à cent fois la force de l'ani-
mal : elle attache d'abord à une feuille un fil de soie élasti-
que ; elle tire dessus de toute sa force, l'attache à l'autre
feuille, et le bande autant qu'elle le peut; elle attache un
second fil de la même manière, puis un troisième, un qua-
trième, et ainsi de suite jusqu'à cent, il est évident que si
la résistance est égale à cent fois sa force, et que chaque fil
leprésente cette force elle-même, la traction de cent fils
Bcra égale à la résistance, et, avec quelcjues fils de i)lus, il
faudra que les feuilles se rapprochent l'une de l'autre.
Lors(|ue leurs bords seront à une distance convenable, la
chenille n'aura plus qu'à les fixer solidement au moyen de
fils plus courts. Si , pendant ce travail , la force de résis-
tance se compliquait par la plus grande rigidité d'une
grosse nervure, notre petit ingénieur ne serait nullement
embarrassé; au lieu d'oinpioyer de nouveaux cables de
soie, ce qui deviendrait dispendieux pour sa filière, et sur-
tout gênant, elle allaiblil la nervure en en rongeant çà et là
des parties, et en ramincissanl davantage dans les endroits
plus résistants tpie les autres.
Tels sont les principes de construction d'une maison à
demeure fixe ; mais il existe dos chenilles qui ont à la fois
le goût du confortable et du vagabondage. Il faut à ces der-
nières des habitations chaudes, commodes, douillellement
tapissées , mais (pfellcs puissent transporter avec elles,
comme les escargots font de la leur. Vous rencoulrorez or-
dinairement ces coureuses sous les feuilles du poirier , au
printemps. La maison, longue de trois lignes, de la gros-
seur d'une épingle, perpendiculaire à la feuille et ressem-
blant ùl une épine, est entièrement construite en soie. Son
orifice, placé à la hase, se trouve sur une petite excavation
du parenchyme, ouvrage de la chenille qui, en promenant
sa petite tente çà et là, se nourrit de la portion de la feuille
qu'elle recouvre immédiatement. Lorsque l'animal a grossi,
et que son habitation est devenue trop étroite , il la fend
endeux,et remplit l'intervalle avec de lanouvelle soie. Pour
maintenir sa tente dans une position perpendiculaire, il at-
tache la base à la feuille au moyen de quelques fils de soie
qu'il coupe quand il veut se transporter ailleurs.
Si parmi ces petites chenilles il y a des architectes,
des ingénieurs et des physiciens, il y en a aussi qui ne sont
que de simples artisans, exerçant de modestes industries,
mais touchant à la perfection par le fini de leur travail. Tels
sont los tailleurs d'habils, dont je vais vous parler, et que
vous pourrez chercher sur les feuilles du chêne, du hêtre,
du pommier, et même du rosier de votre jardin. La robe
de ces chenilles linéides consiste en une sorte de fourreau
en forme de corne cylindrique dans son milieu, ayant l'ori-
fice antérieur circulaire, et le postérieur triangulaire ; il est
bâti avec la fine membrane qui recouvre le parenchyme
d'une feuille, et voici comment le tailleur s'y prend pour
le faire : il creuse une cavité oblongue dans l'intérieur d'une
feuille, en rongeant le parenchyme renfermé entre la mem-
brane supérieure et la membrane inférieure formant les
deux surfaces ; après avoir détaché ces membranes, il s'agit
de les couper convenablement avant de les coudre pour en
faire une robe, et cette opération n'est pas facile, car le
fourreau ne devant pas être cylindrique dans toute sa lon-
gueur, il en résulte qu'il faut donner à la coupe des deux
pièces d'élon"e une courbe différente de chaque côté ; aussi
héaumur assure-t-il que ce fourreau est aussi difficile à
couper que les morceaux de drap formant le dos d'un ha-
bit. Cette délicate opération étant terminée, le petit tailleur
coud les deux pièces ensemble avec du fil de soie, et celte
couture est si artistement faite, les dentelures de chaque
bord s'engrènent si bien les unes dans les autres, que la
réunion des étoffes est à peine visible , n»ème avec une
loupe. On trouve cependant, dans la même famille, des
tailleurs encore plus adroits : ceux-ci savent fort bien que
les membranes qui recouvrent les deux surfaces d'une
feuille sont soudées l'une à l'autre tout le long du bord de
cette feuille ; après mûre réflexion, ils coupent leur robe
sur ce bord même, profitent de celte soudure, et n'ont plus
qu'une couture à faire au lieu de deux. 11 y a certainement
progrès dans cette méthode ; mais ce progrès ne favorise-
rait-il pas la paresse? Voilà une question que je soumets
au jugement des hautes intelligences qui s'exercent, pen-
dant des années consécutives, sur la dissection d'un der-
rière de guêpe ou d'une patte de mouche ; elle me parait
profonde, d'une grande portée, et intéressant vivement les
progrès de la civilisation et la morale publique des chenil-
les. Quand je deviendrai riche, ce (]ui sera |)ar la grâce de
Dieu, car je ne sais rien faire pour cela , j'olfrirai un prix
façon Moutyon au savant qui résoudra cet important pro-
blème.
La teigne à manteau (1) affiche un luxe insolent qui an-
noncerait déjà, au moins selon l'opinion de J.-J. Rousseau,
un commencement de corruption dans la république des
chenilles. Mais comme il me parait que les opinions de ce
sji-disant philosophe ont un peu vieilli , surtout dans la
pratique, je crois que je peux conter le fait sans inconvé-
nient. Celle teigne, pour ses \ éléments, dédaigne loule au-
tre élolfe que la soie la plus brillante. F.lle s'en fait d'abord
une robe élégante, parfaitement ajustée à sa taille; puis,
sur cette robe, elle jette un manlcau de la même matière,
(0 Tinta paliiatella.
MUSEE DES FAMILLES.
et s'en drape de manière à ne lui laisser d'ouverture que
d'un côté. Le plus grand luxe n'est pas encore là, comnne
vous allez le voir. Ce manteau n'est pas d'un tissu simple
et uni comme la robe qu'il recouvre, mais bien brodé sur
toute sa surface avec des écailles nombreuses, transparen-
tes , se recouvrant les unes les autres comme celles d'un
poisson.
Si on en juge par le costume, ces teignes, qui dévorent
nos draps, nos fourrures , nos collections d'bistoire natu-
relle, nos récoltes même, forment, avec celles dont je viens
de vous parler, l'aristocratie des chenilles. Mais parmi ces
insectes il y a un petit peuple plus humble, plus modeste,
plus laborieux peut-être , qui se conteute de matériaux
beaucoup plus grossiers pour se faire des robes et des habi-
tations. Par exemple, la diurnée du lichen (1) sait se fa-
briquer, avec des fragments de lichen, une jolie maison en
spirale comme la coquille d'un escargot ; le bombyx ha-
biHé (2) fait la sienne avec de petits morceaux de chau-
me qu'il arrange en cylindre très-élégant; d'autres em-
ploient comme matériaux des brins de paille, de bois, de
laine, de crin, du sable, etc.
Presque toutes les chenilles dont nous avons parlé jus-
qu'ici vivent solitairement ; il en est beaucoup d'autres qui
vivent en famille, sous une lente commune, tissue en soie,
et assez grande pour contenir jusqu'à trois ou quatre
cents individus , et même beaucoup plus. Dans de certai-
nes espèces, qui vont chercher leur nourriture pendant le
jour, elles ne sont réunies sous la tente que la nuit ou
quand le ciel est à la pluie ; d'auîres ne s'y rassemblent,
au contraire, que pendant le jour, et profitent des ombres
de la nuit pour dévorer la verdure des environs. Si les che-
nilles sont nées en automne, elles passent l'hiver dans cet
abri, et elles l'agrandissent, au printemps, à mesure qu'el-
les grandissent et qu'il leur faut plus de place. Quelque-
fois elles s'éloignent assez de l'habitation pour aller cher-
cher de nouvelles feuilles sur les arbres voisins. Dans ce
cas, elles parient presque toutes ensemble , marchant sur
plusieurs de front, en longues lignes comme une proces-
sion : aussi a-t-on appelé ceWesAh processionnaires. D'au-
tres, plus paresseuses ou plus intelligentes, se laissent tom-
ber de l'arbre où est le nid, en filant un long fil de soie qui
les soutient dans leur chute : parvenues à terre , elles atta-
chent l'extrémité de ce fil à un brin d'herbe, et elles l'aban-
donnent pour aller se promener autre part. Lorsque
l'heure de la retraite est sonnée, elles savent fort bien re-
trouver le câble qu'elles ont tendu , et elles s'en servent
comme d'une échelle de corde pour remonter au domicile
commun.
Si nous étudions la croissance des chenilles depuis le
moment de leur naissance jusqu'à ce qu'elles se métamor-
phosent en chrysalides, un phénomène nous -frappera d'é-
tonnement ; c'est leur changement de peau. Tous les ani-
maux muent plusieurs fois dans le cours de leur vie ; mais
chez tous, soit que la peau tombe en petits fragments à
peine sensibles comme chez l'homme , soit qu'elle se dé-
pouille d'un seul morceau comme dans les écrevisses et les
serpenta, il y a toujours formation d'une seule peau inté-
rieure qui chasse au dehors la vieille peau quand la nou-
velle peutia remplacer. Dans les larves, il en est autrement.
Si une chenille doit muer quatre fois, par exemple, dès le
moment de sa naissance elle est revêtue de quatre peaux
entières, parfaites, se recouvrant les unes les autres, et il
n'y a pas, comme dans les autres animaux, formation d'une
(1) Dittrnea lichenum.
{%) Psyché graminella.
peau nouvelle. On a même observé que toutes les peaux
même la plus interne, celle qui sera exposée à l'air la der-
nière, sont, dès le principe, recouvertes des poils, épi-
nes, etc., qui devront les armer plus tard ; seulement, les
appendices sont très-petits et couchés sous la peau qui les
couvre. Une autre singularité plus étonnante encore, c'est
que les organes intérieurs des chenilles, tels que l'esto-
mac, les intestins , les vaisseaux aérifères qui constituent
l'organe de la respiration et qui viennent aboutir aux stig-
mates, sont sujets à une mue complète comme la peau, et
les membranes entières sont rejelées au dehors en même
temps que cette dernière. Ce fait a élé observé par Degeer;
mais il me parait si extraordinaire que je crois nécessaire
de faire de nouvelles observations avant de l'affirmer.
ICÉTllCOEFHOSE SSS OZEXnLLES.
Un phénomène encore plus étrange que tous ceux que
j'ai déjà cités est celui de la transformation d'une chenille
en un brillant papillon ; ce mystère de la nature est encore
resté inexplicable, malgré tous les efforts des naturalistes.
Avant d'arriver à l'état parfait, avant de déployer ces qua-
tre ailes légères qui ont changé un être lourd et rampant
en un animal plein d'élégance, de vivacité, ayant la faculté
de se promener dans les airs, la chenille a dû passer par
l'état de chrysalide, et y rester plus ou moins longtemps.
Sous cette forme, elle est presque privée de mouvement;
sa tête, ses pattes et tout son corps sont emmaillottés dans
une enveloppe coriace, souvent brune, quelquefois parée
de couleurs métalhques les plus brillantes, qui ne lui
laisse aucun moyen de fuir ses ennemis ou de se défendre
contre leurs attaques. Heureusement pour elle, la chenille
est prévoyante; elle sait ce qui doit lui arriver, les acci-
dents qu'elle doit craindre, et la prudence la plus consom-
mée lui indique les moyens de s'y soustraire. Mais toutes,
pour parvenir au même but , n'emploient pas les mêmes
procédés, et, sous ce rapport comme sous les autres, leur
intelligence parait beaucoup varier.
Les unessechrysalident à nu; les autres s'enveloppent
dans une coque, et ce sont là les deux princi|)ales ditTéren-
ces qu'elles offrent à l'observation. Les premières, avant
de se dépouiller de la peau de chenille qui couvre celle de
la chrysalide naissante, se suspendent à une branche ou à
un autre corps, mais toujours dans un endroit retiré, à l'a-
bri des intempéries de l'air ou au moins du choc des ob-
jets environnants. A peu d'exceptions près, toutes les che-
nilles nues et suspendues appartiennent à la division des
lépidoptères diurnes. Beaucoup prennent la position per-
pendiculaire , mais la tête en bas, parce qu'elles se tixent
par la queue ; d'autres s'attachent également par la queue,
mais elles se soutiennent dans une position horizontale au
moyen d'une sorte de brassière en soie dont elles se cei-
gnent le corps. Parmi les chenilles qui se chrysalident à nu,'
on peut ranger celles de la plupart des sphinx, quoiqu'eK
les aient la précaution de s'enterrer ou de se retirer dans
de petits trous obscurs pour subir leurs métamorphoses.
D'autres chenilles, avant de se chrysalider, se préparent
une coque faite avec plus ou moins d'art, et avec des ma-
tériaux divers, mais dans lesquels la soie entre toujours
pour quelque chose. Il n'est pas un de nos lecteurs qui
n'ait vu un ver à soie faire son cocon ; il serait donc inu-
tile de revenir ici sur la manière dont les chenilles con-
struisent leur coque, puisque toutes agissent à peu près
de la même manière pour tisser: mais toutes ne font pas
des cocons de formes semblables, et c'est ce que nous allons
8
LECTURES DU SOIR;
voir. Le grand-paon de nuit(l), dont nous donnons la fi-
gure, compose le sien entièrement de soie , dont les fils
sont liés par une matière qui devient tellement dure en se
desséchant, qu'il serait impossible au papillon d'en sortir si
la chenille n'avait pas pris des précautions préalables. En
construisant sa coque, elle commence par la base, et dis-
pose ses fils en zigzags comme le ver à soie ; mais, arrivée
à ceux qui doivent former l'ouverture ou le goulot, elle les
arrange presque en ligne droite, parallèlement les uns aux
autres et convergeant vers le même point central ; il en
résulte comme l'entrée d'une nasse à prendre le poisson :
le papillon écarte les fils en y passant pour sortir , sans
avoir besoin de les rompre. Une petite chenille velue ,
qui se nourrit de lichen , fait sa coque d'une manière
étrange: elle commence par s'arracher ses poils les plus
longs et les plus forts; elle les implante dans une feuille et
les dispose en cercle , debout , les uns à côté des autres,
comme la rangée de pieux d'une palissade ; elle les soutient
au moyen de fils qu'elle entre-croise de l'un à l'autre ; puis,
avec les mêmes fils, elle force leurs extrémités supérieures
à se courber en voûte et à former un toit. Elle se renferme
dans cette sorte de pagode en dôme, et n'en sort qu'à l'é-
tat de papillon.
Le cocon de certaines chenilles est quelquefois si mince,
qu'on peut très-bien voir ce qui se passe au dedans ; son
tissu ressemble tantôt à de la gaze , tantôt à de la den-
telle. Il en est de ronds, d'ovales, d'allongés, de cylindri-
ques ; d'autres en forme de navette, de bateau renversé.
On en voit de doubles qui renferment deux chrysalides : il
y en a qui sont composés d'un mélange de soie avec des
poils de la chenille , des fragments de feuilles sèches, des
grains de sable, de terre, de la sciure de bois, etc. ; enfin
ils affectent diverses couleurs; mais le blanc, le jaune, le
roux , le brun et le verdàtre sont les teintes les plus ordi-
naires. Le bombyx à livrée (2), après avoir filé sa coque,
rejette par l'anus trois ou quatre masses d'une matière
molle, pâteuse, dont il enduit les parois de sa prison.
La teigne de l'orge (3) se fait une coque de soie dans le
grain même qui la nourrit, et dont l'écorce forme la paroi
extérieure : elle la divise en deux petites chambres, l'une
oiielle doit subir ses métamorphoses , l'autre où elle dé-
pose ses excréments. Mais nous ne finirions plus si nous
voulions décrire tous les genres de cocons , et nous risque-
rions surtout de raconter des choses que nos lecteurs ont
pu observer par eux-mêmes. Nous allons donc nous bor-
ner à jeter un coup d'oeil sur la chrysalide.
Pour tuer une chenille ou un papillon, il suffit ordinai-
rement d'une petite gelée. Il n'en est pas de même de la
chrysalide ; elle supporte très-bien les froids les plus in-
tenses de nos climats sans en souffrir; elle gèle; elle de-
vient dure comme un morceau de glace , et elle reste en
cet état pendant tout l'hiver. Lorsque le temps se radoucit,
elle dégèle et finit par faire un papillon comme si elle n'a-
vait éprouvé aucun accident. Les chrysalides des lépidop-
tères diurnes sont le plus souvent anguleuses , armées de
pointes ou d'éminences coniques, tandis que celles des lépi-
doptères nocturnes affectent la forme presque cylindrique
d'un ovale allongé. Dans toutes , on distingue déjà, à tra-
vers le fourreau qui les enveloppe et les comprime, toutes
les parties du papillon. Les anguleuses sont quelquefois
parées de brillantes couleurs métalliques ; mais les autres
iffcctent constamment une couleur terne, passant par tou-
(0 Satumia pyri.
(3) Bombyx ntiutria.
(1) Tinea hordtl.
tes les nuances du roux pâle au brun noirâtre, à peu d'ex-
ceptions près. Celle du parnassien-apollon (i), charmant
papillon dont nous donnons la figure, est recouverte d'une
eCDorescence qui la fait paraître bleuâtre.
Une chrysalide reste plus ou moins longtemps à l'état de
nymphe, selon l'espèce d'abord, puis selon la saison et le
degré de température. On peut cependant regarder comme
une règle générale que les plus petites se métamorphosent
beaucoup plus vite que les grandes espèces , et presque
dans un temps proportionnel à leur grandeur. Par exem-
ple, celles de la plupart des teignes ne restent sous celle
forme que quatre à cinq jours, tandis que j'ai gardé pen-
dant deux ans des chrysalides de grand-paon. Il parait
aussi que des circonstances tenant aux individus , indé-
pendamment de l'espèce, peuvent hâter ou retarder l'éclo-
sion ; car, sur dix chrvsalides tenues dans la même bolle,
exposées aux mêmes influences de température, il m'est
arrivé de voir quelquefois une différence très-variable dans
le temps de la métamorphose.
czs fiszihova.
Lorsque la nature a marqué le moment où le papillon
doit, pour la dernière fois, sortir de sa prison, l'insecte
s'agite, se secoue, et parvient à rompre l'adhérence qui
tenait son corps collé au fourreau de la chrysalide ; il
se gonfle en rapprochant son abdomen de sa poitrine et
force son enveloppe à se fendre sur le dos pour lui livrer
passage. S'il s'esl chrysalide à nu , il ne lui reste plus
qu'à étendre les ailes alors molles, humides, plissces et re-
pliées memDrane sur membrane comme un Imge mouille.
11 y parvient en leur donnant un mouvement rapide,
comme un frémissement, et bientôt elles sont étendues,
desséchées, capables de le soutenir dans les airs où il s'é-
lance aussitôt. Mais si la chrysalide est renfermée dans
une coque, il faut, avant de penser à raffermir ses mem-
bres et à développer ses organes du vol, que l'insecte sorte
de sa prison de soie. Comment fera-t-il pour y parvenir? car
il n'a pour tout instrument qu'une trompe membraneuse,
délicate, et qui se trouve dans un état de faiblesse qui ne
lui permet pas même de se dérouler. La nature a pourvu
à tout cela, et par divers moyens. Je vous ai déjà dit
comment la coque si dure, si coriace du grand-paon avait
une sortie en forme de nasse à prendre le poisson : il y a
cette seule différence, c'est que le goulot de la nasse est
tourné en dehors et non en dedans ; d'où il résulte que le
papillon peut en sortir facilement en brisant seulement
quelques fils, mais qu'aucun ennemi ne peut y entrer.
La teigne des grains (2) , pénètre dans le grain de blé
qui la nourrit par une ouverture qui , lorsqu'elle a grandi
et qu'elle s'est métamorphosée, devient beaucoup trop pe-
tite pour lui permettre d'en sortir. Pour parer i cet incon-
vénient, voici l'ingénieux procédé qu'elle emploie. Avant
de se cbrysalider, la chenille ronge, au sommet du grain,
une petite pièce circulaire , en forme de trappe, qu'elle a
soin de ne pas délacher complètement, et qu'el'i .-..Aintient
même au moyen de quelques fils de soie foz'. '-.gers. Lors-
que le papillon veut sortir, d'un coup de Uie il brise aisé-
ment ces faibles liens ; l'opercule s'ouvre comme une porte,
et l'insecte sort de la demeure où il a passé toute sa vie.
Une autre chenille, qui vit dans unefeuille de tremble rou-
lée en cornet, se prépare une sortie en découpant contre lea
parois de la feuille une ouverture circulaire, mais avec la
(0 Parnataius apoUo.
{7) Ttnta grantUii.
MUSÉE DES FAMILLES.
A\CUC*
Le grand paon.
Le spbynx demi-paon.
Le pnon de jour.
Le niorio.
Le flambé.
L'opollon.
OCTOBRB 1843.
— -i — ONZIEME VOLLMS.
MUSÉE DES FAMILLES.
11
piTcaulion de ne pas attaquer répidenne extérieur qui
suffit pour tenir la porte en place. Cela fait, elle se tisse
une coque de soie d'un tissu très-léger, facile à briser ;
celle coque est suspendue au milieu de rhabiialion, comme
un liamac, par deux (ils ltyers;et, comme elle a tout prévu,
la place de sa tète se trouve directement en face de l'oper-
( iile de la fuuillc, ce qui épargne au papillon jusqu'à la peine
de chercher la porte de Thabilation.
D'autres espèces se conlenlent, eu filant leur coque, de
laisser une ouverture qu'elles bouchent avec un tampon
de fibres végétales légèrement collées ensemble; quelques-
unes masquent celle ouverlure avec un couvercle mobile
en soie, dont la charnière consiste en quelques fils faciles
à rompre. Enfin, le plus grand nombre construit saco(|ue
d'une épaisseur et d'une solidité à peu près égale. Dans
ce cas le papillon imbibe le tissu d'un fluide particulier
qui ramollit et dissout la gomme qui unissait les fils entre
eux; puis, frappant avec sa tèle comme avec le bélier d'ai-
rain dont les anciens se servaient pour abattre une mu-
raille, il écarte les. fils ou les brise, et se fraye im passage.
Quand je dis qu'il frappe avec la tête, je dis mal, car c'est
seulement avec ses yeux : eux seuls ont alors une solidité
assez grande pour cela , outre que leurs nombreuses fa-
cettes font l'olTice d'une hme pour user et couper les fils
qui opposent de la résistance.
Voici le papillon libre, voltigeant dans les airs, et étalant
au grand jour toutes les richesses de sa nouvelle parure.
Mais, hélas! que me reste-l-il à dire de lui? presque rien.
Cette intelligence qu'il possédait à l'état de laborieuse che-
nille, il l'a perdue pour toujours ; il ne sait plus que courir
élourdiment de fleur en fleur, pour trouver une femelle,
s'accoupler et mourir, si toulefois un des mille dangers
qu'il ne sait ni prévoir ni éviter ne termine pas sa carrière
dès le commencement. Il en est de lui comme de certains
autresètres fort séduisantsduresle: quand on a parlé de leur
beauté , de l'éclat de leur parure et de leur capricieuse lé-
gèrelé, il ne reste plus rien à dire.
Terminons donc en vous faisant remarquer la robe cha-
marrée des charmantes espèces que nos gravures mettent
sous vos yeux. Celui-ci, seul sur cette page, est lesiORPtiE
APOLLON (1), papillon exotique, remarquable par sa gran-
deur, par les grands yeux qui embellissent ses ailes infé-
rieures, et par l'éclat de sa couleur.
Ceux-ci, réunis sur la même page, appartiennent tous à
la France, et ontété choisis parmi les plus belles espèces de
notre pays. Vous voyez le grand paon (:2), dont la chenille
verle, très-grosse, presque nue, est parée de plusieurs
rangs élevés de petites perles du plus beau bleu de ciel.
C'est le plus grand des papillons de la France, et il atteint
souvent jusqu'à cinq pouces de largeur d'un bout de l'aile
à l'autre. Ses habitudes sont tristes, nocturnes, et sa robe
terne comme la nuit ; son corps est brun, avec une tache
blanchâtre à l'extrémité antérieure du prothorax ; ses ailes
sont d'un brun saupoudré de gris, ayant chacune au milieu
une tache oculaire noire, coupée par un trait transparent,
entourée d'un cercle fauve obscur, d'un demi-cercle blanc,
d'un autre rougeàlre, et enfin d'un cercle noir. Ce bel in-
secte ne s'éloigne guère de nos jardins et de nos vergers,
dont la chenille dévore les poiriers.
Le sphinx demi-paon (3),moinsnocturnequele précédent,
fuit cependant la lumière du jour et n'élève son vol extrê-
mement rapide que pendant le crépuscule. Ses ailes sont
(1) Uorpho apollo.
(2) Saturîiia pyri.
(3) Smerimhus ocellata.
anguleuses, les supérieures d'un brun diversement nuancé,
les inférieures d'un rouge foncé, ayant chacune une tache
noire et bleue en forme d'oeil ; son abdomen est paré de
bandes rouges.
Le paon de jour (1) aime, comme ceux qui vont suivre,
à faire briller au grand jour l'éclat de ses vives couleurs.
C'est un des joiis papillons de la France. Ses ailes sont an-
guleuses et dentées, d'un fauve rougeàlre en dessus, avec
une grande tache en forme d'oeil sur chacune. L'œil des
supérieures est rougeàlre au milieu, entouré d'un cercle
jaunâtre : celui des inférieures noirâtre , avec un cercle
gris autour, et renfermant des taches bleuâtres ; le dessous
des ailes est noirâtre.
Le morio (2) est assez voisin du précédent quant aux
formes et aux habitudes, mais il en dilTère beaucoup sous
le rapport des couleurs. Ses ailes, anguleuses, sont d'un
noir pourpre foncé, avec une bande jaunâtre ou blanchâ-
tre au bord postérieur, et une suite de taches bleues
au-dessus.
Le flambé (3) est remarquable par ses ailes étroites, al-
longées , les inférieures terminées par une assez longue
queue. Elles sont jaunes , les antérieures traversées de
plusieurs raies noires ; les postérieures ayant au-dessous
de semblables raies, dont deux très-rapprochées intercep-
tent une ligne fauve, quelques lunules bleues sur leur bord
postérieur, et une tache rougeàlre à lunule bleue à l'angle
anal.
L'apollon (4) est un des plus beaux papillons diurnes de
la France, mais il est rare et ne se trouve guère que sur
les hautes montagnes des Alpes, des Pyrénées , de l'Au-
vergne, et sur le mont Pilât. Ses ailes sont blanches , peu
couvertes d'écaillés, très-entières, arrondies, tachées de
noir. Les postérieures ont en dessus et en dessous deux
yeux à iris rouge, entourés extérieurement d'un cercle
bleuâtre ; elles ont en outre trois ou quatre taches rouges
bordées de noir '
BOITARD.
(i) Vanessa io.
(2) Vanessa antiopa.
(3) Papilio podalijrius.
(4J Parnassius apollo.
12
LECTURES DU SUlIl.
wmomm^^^ms s^s ï,'mTATs&.
==^z y (/^«.y '
iitthodtjgîtioit.
r, quand j'approchai de quinze
nus, on nie retira du collège,
(Il j'avais eu, tous les hivers,
les talons crevés d'engelures,
et la (lèvre tierce le reste du
temps. Je vous laisse à juger
de mes études et de mes ré-
créations! Lne partie de harre
tous les deux mois, un ac-
cessit tous les deux ans , tel-
les furent mes joies et mes
gloires d'écolier. Eh bien ! je
regrette souvent ces années
de pension. Le maître était si
bon ! et je recevais de si
- bonnes lettres de mon père !
Je croyais qu'il n'irait jamais au pays d'où l'on n'écrit
plus r.rcf, je n'avais pas quinze ans, qu'on me re-
tira du collège, tout maigre et tremblant la fièvre, et qu'on
m'envoya, pour refaire ma santé, dans un grand château
près de Hlois, chez des parents très-riches, très-hospilaliers
et trcs-gais : toutes qualités qui ue sont guère de la même
famille, comme je m'en suis aperçu depuis dans le monde.
Il me semble que c'est hier que je suis entré |»nr celle
longue avenue de peupliers qui, de loin, avec leurs plumets
verts, se tenaient droits et alignés comme un régimoiilde
dragons gigantesques; et pourtant, il y a de cela...; \ous
ne le saurez pas ; et je voudrais bien ne pas le savoir moi-
mcme.
Le château était très-habité, et on y menait joyeuse vie,
c'csi-à-dire que jusqu'à cinq heures tous les hommes al-
laient à la chasse aux lièvres ou aux bécasses ( moi, je
«oudrais chasser le tigre, et je n'aime pas la chasse, dit-
on ! ), et que ces dames se renfermaient dans leurs cham-
bres pour étudier leur piano , ou se réunissaient au salon
pour broder je ne sais quoi, et faire des histoires bien mé-
chantes contre je ne sais qui, enfin ce qu'on appelle de
bonnes causeries. Puis, on montait s'habiller pour le dîner;
et le soir, un vieil ami de la famille faisait une lecture à
quatre joueurs de tric-trac , qui ne décoléraient pas dans
un coin, à huit ou dix chasseurs qui s'étendaient éreintcs
sur tous les sofas , et à toutes ces dames qui, pour s'en-
courager à veiller et à vivre, se regardaient de minute ea
minute dans le petit miroir de leurs corbeilles à ouvrage..
MUSÉE DES FAMILLES.
IS
et qui, de quart d'heure en quart d'heure , se levaient
traînant les pieds dans toute la longueur du salon , et se
balançant le corps et interrogeant des yeux toutes les portes
et toutes les croisées, comme si quelque prince ou quel-
que beau page blond allait paraître avec un bouquet de
pierreries ou un bouquet de fleurs. — Personne n'entrait,
et on revenait à la corbeille d'ouvrage et au petit miroir. —
Remarquez que la lecture continuait toujours, au grand
plaisir du lecteur qui ne voyait que son livre, et qui fon-
dait en larmes, ou se pâmait de rire tout seul ; il avait pour-
tant soixante-quinze ans : cela ne fait rien du tout.
Le lendemain se levait et se couchait parfaitement sem-
blable à la veille. Seulement, quelquefois une voiturée de
voisins arrivait au château. Alors, grand ennui, grande
contrariété de promener et d'héberger tout ce monde, ce
dont on se dédommageait le soir par une moquerie de
deux heures. Ces soirs-là, le lecteur faisait sa lecture tout
bas. Les autres se suffisaient à eux-mêmes; ils étaient en
verve et tout gaillards. Mais ce beau feu s'éteignait avec
les bougies, et le château retombait, au bout de vingt-quatre
heures, dans cette vie morte que vous avez entrevue plus
haut. — C'est égal, je vous jure ma parole d'honneur
que tous ces gens-là se trouvaient fort heureux. Une bonne
chère, de bonnes voitures, de belles toilettes ; pour peu
qu'avec cela on n'ait pas beaucoup de cœur et guère d'ima-
gination, que faut-il de plus pour le bonheur? On se dit
Lien en soi-même : « Je ne m'amuse pas extrêmement ; je
m'ennuie même à périr le plus souvent. » Mais on ajoute
aussitôt : t Comment font donc les autres, qui n'ont ni
mes chevaux, ni ma table , ni mes diamants? » Et on re-
devient content par vanité et par comparaison ; car le luxe
ne prévoit pas de jouissances hors de lui. C'est une grâce
d'état. Ne plaignons donc pas trop les heureux du siècle.
— « Mon petit ami , me cria un matin l'homme aux lec-
tures, en frappant à la porte de ma chambre, allons, levez-
vous, le soleil va se lever aussi , et il a quelque chose à
vous dire. » Je ne me fis pas attendre. Mon cœur battait
de reconnaissance en songeant que ce bon M. de Nerval
venait ainsi chercher un écolier , quand je le voyais éviter
la conversation de bien des grandes personnes. Nous
marchâmes longtemps dans les hautes herbes mouillées
par la rosée matinale , jusqu'à un tertre assez élevé d'où
l'on découvrait la Loire large et calme avec ses bateaux à
voiles , ses rives basses et fertiles , et son lit indécis. En
ce moment, le soleil tout au fond de l'horizon , à notre
gauche, sortit du fleuve, comme un grand bouclier de fer
rouge; puis, à mesure qu'il s'emparait du ciel, comme
un roi longtemps absent, des flèches d'or perçaient l'argent
limpide de la Loire ; et les bois, et les prés , et les collines
s'embellissaient de toutes les teintes du prisme solaire, et
les oiseaux s'éveillaient en chantant, elles brises tièdes
portaient leurs chansons à tous les échos et à tous les
cœurs; et un parfum végétal , plus enivrant que les plus
délicieuses odeurs, s'élevait de toutes parts comme l'ha-
leine de la nature, et je n'eusse pas été surpris de voir la
main de Dieu entr'ouvrir la voûte du firmament, pour
s'admirer et se réjouir dans son œuvre ; et je tombai à
genoux, en m'écrianl : c Oh ! que tout cela est beau! »
Alors , mon vénérable guide : « Bien , mon enfant ! j'at-
tendais votre exclamation pour vous parler. SI vous fussiez
resté froid à ce spectacle , comme font tant d'autres , je
vous aurais ramené au château sans vous rien dire ou en
vous disant des riens , ce qui est beaucoup moins. Main-
tenant je vous connais; venez donc et parlons. » Et il me
prit le bras pour descendre au bas du tertre , et il me
conduisit au bord d'un large étang, qui, par son étendue
et la limpidité de ses eaux, pourrait se donner des airs de
lac, si des sources l'alimentaient et s'en échappaient en
rivières. Une barque était là, inquiète et tourmentant sa
chaîne , comme une biche captive. Nous y montâmes.
« Rien n'est si bon qu'un bateau pour causer et se pro-
mener, me dit M. de Nerval: c'est un banc qui marche,
c'est une voiture qui se tait. Allons, ramez un peu, mon
ami ; il ne faut pas négliger les exercices du corps même
pour ceux de l'esprit ; l'équilibre de notre double nature
doit toujours être maintenu dans le moi humain. Ensuite,
une fois l'impulsion donnée , nous laisserons aller notre
barque et nos pensées à leur cours; et si vous ne vous
ennuyez pas aux narrations et aux conseils d'un vieillard ,
nous viendrons tous les matins sur l'étang pendant que le
château dort , et là, je vous conterai mille choses, et vous
instruirai de ce que l'expérience m'a trop bien appris,
comme ferait un vieux nocher pour un jeune matelot. »
Si je sais et si je vaux quelque chose (et cela est bien
peu, sans doute), je le dois à ces Promenades sur l'é-
tang. Je crois donc utile d'en retracer les leçons ou plutôt
les causeries à ceux qui ont l'âge que j'avais alors. Puis-
sent-elles fructifier plus complètement dans des organisa-
lions meilleures et de meilleurs esprits ! Puisse mon sou-
venir n'être pas tout à fait perdu pour la mémoire de cet
excellent M. de Nerval, qui, durant son passage ici-bas,
n'a guère trouvé que moi pour l'écouter ; car c'était un
homme d'un cœur si droit et d'une raison si sûre, que tout
le monde l'appelait le vieux fou !
Dès le lendemain commencèrent nos entreliens dans le
bateau ; je ne les aurais pas mis par écrit chaque jour,
qu'ils seraient restés pour ainsi dire sténographiés dans mon
cerveau ; et je vais les transcrire ici dans leur ordre quo-
tidien, qui n'a eu d'autres règles que le hasard ou la fan-
taisie ; pareils en cela aux caprices même des promenades.
^BSBiik^SlîïEÎB SP2i!BSî223îEa
ou EST LE BONHEUR.
Le lendemain :
— «Comment donc? me dit M. de Nerval, mais nous
naviguons merveilleusement, ce matin ! on vous prendrait
iJe loin pour un vieux rameur, mon jeune ami, et c'est la
seconde fois que vous touchez une rame. Comme on fait
vite et bien ce que l'on fait avec plaisir! Je gage que vous
étiez moins prompt et moins habile k manier votr« sjti-
taxe latine ou votre dictionnaire grec; enfant!... vous
vous trouviez malheureux, peut-être ! Où est le bonheur,
s'il n'est pas dans le dortoir, dans le pupitre, dans les ré-
créations d'un écolier?
» Où est le bonheur ?... c'est la grande question pour ce
14
LECTURES DU SOIR.
monde, comme le to le or nol io be d'IIamlet, pour
l'autre monde. Le témoignage d'une conscience pure et la
modération des désirs, c'est là qu'est le bonheur. Dieu
qui a voulu, quoi qu'en disent les écrivains hypocondrcs,
que ses fils soient heureux, a mis le bonheur à leur por-
tée, comme les feuilles du cytise sous la dent du chevreau.
Quelques adreuses calamités naturelles, le fléau de quel-
ques incurables infirmités, ne sont que des exceptions qui
ont sans doute leur raison dans les secrets de la sagesse
divine, et qui accompagnent de loin en loin, sans les dé-
ranger, l'ordre général de l'univers et la marche régulière
du genre humain. Encore, ces plaies horribles sont-elles
pour les uns la juste conséquence de leur mauvaise vie, et
pour d'autres , la source des consolations et des espé-
rances d'une vie meilleure. Car, il ne faut pas se hâter
déjuger du bonheur ou du malheur intimes, sur lessymp-
tômes extérieurs et les apparences visibles. Au surplus,
à part ces exceptions qu'il ne nous est pas donné d'appré-
cier exactement, Dieu a placé le bonheur comme un joyau
sacré dans le berceau des petits enfants. Plus tard , ils
peuvent en faire un collier, ou le briser entre leurs doigts.
L'homme peut manquer à la Providence ; la Providence
ne manque pas à l'homme. Elle envoie sans doute des
chagrins à notre cœur , ainsi que des douleurs à notre
corps ; mais, lorsqu'il n'y a point de notre faute, le bon-
heur, qui s'est terni par instant, reOeurit sous les larmes,
comme la santé sous les sueurs de la fiè\Te, jusqu'au
jour marqué pour l'éternelle félicité.
» Pourquoi donc celte plainte presque unanime de dés-
espoir ou de mécontentement qui s'élève nuit et jour de
la terre vers les astres paisibles? c'est que l'immense ma-
jorité des hommes, après s'être demandé cent fois : où est
le bonheur? va le chercher où il n'est pas ; c'est que les
divers fléaux dont le Ciel a rendu l'homme tributaire,
« Ne sont rien près des maux que lui-même il s'est faits. »
Le poète Lemierre a exprimé là une grande vérité; il en a
dit bien d'autres; et nos moindres versificateurs se mo-
quent du poêle Lemierre.
» Mettant même de côté les vices et les passions qui sont
des causes de malheur inhérentes à chaque homme , et
dont la société n'est pas responsable, combien le corps
social par ses mœurs, ses préjugés et ses exigences , at-il
à se reprocher le malaise de chacun de ses membres ! En
effet, où est le bonheur aux yeux de la société, sinon
dans les succès de l'ambition , de l'amour-propre et de la
cujtidilé? Qu'est-ce que les familles désirent et recherchent
pour leurs enfants? des places, des honneurs, des applau-
dissements ou beaucoup d'argent. On appelle heureux ceux
qui arrivent à quehjue chose de tout cela, et malheureux
ceux qui restent en chemin ou (jui ne s'y sont [>as mis. Et
qu'on ne croie pas que ces idées soient le triste apanage
des hautes classes, ou du moins des classes moyennes.
Vous pouvez descendre en toute sûreté, vous retrouverez
tout en bas la même manie des étals libéraux, le même
dégoût des métiers modestes, et le même amour de l'or qui
est le dernier mot du siècle actuel. Non que je prétende
étoulTer toute émulation, toute noble velléité de gloire ou
de fortune. Le monde, ce fleuve rapide et fécondant, crou-
pirait comme une marre fangeuse. Et jiuis, je ne suis pas
de ces stoiques envieux qui vous disent qu'il n'y a point
de bonheur dans le rang et la richesse; ce sont, au con-
traire, d'excellents prétextes pour être heureux. La mé-
diocrité est une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser.
Toutefois, la plupart des riches et des grands sont gran-
dement tourmentés ou richement ennuyés, parce qu'ils ne
savent pas vivre une bonne vie : regardez plutôt dans
certains hôtels et au fond de certaines voitures, ou, sans
aller si loin, dans le château où nous sommes depuis trois
semaines. Et, d'un autre côté, Dieu n'a pas déshérité du
bonheur les petits elles pauvres; le bonheur, comme le
soleil, luit pour tout le monde; écoutez plutôt ce bûche-
ron qui chante là-bas.
» Mais la sottise universelle, c'est de placer le bonheur
uniquement dans le but lointain qu'on poursuit, et que
peu atteignent, au lieu de l'échelonner sur les roules que
nous parcourons tous : pareils à des voyageurs qui, partis
pour Piome ou pour Constantinople, et ne rêvant que ces
deux cités fameuses, ne regarderaient pas les fleuves, les
forêts, les montagnes , les mers et les beaux horizons du
chemin. Quelquefois la maladie ou les brigands les frappent
de mort avant qu'ils aient aperçu les tours de la ville , et
ils ont tout perdu. Souvent, parvenus auprès de Saint-
Pierre ou de Sainte-Sophie, ils n'y trouvent bientôt que
vide et désappointement, fatigués qu'ils sont du long et
pénible voyage. Ainsi de l'ambition d'honneurs ou de ri-
chesses. Les personnes qui ne voient que le point de dé-
part et le point d'arrivée ( où l'on n'arrive pas toujours),
passent préoccupées devant le bonheur qui était là sur le
bord des sentiers , jouant avec les fleurs et les caUloux
roses et bleus, ou se baignant dans les ruisseaux, ou cou-
rant après les hirondelles, ou chantant avec les jeunes filles
sur le seuil des cabanes. — Il n'y a qu'une philosophie
pratique, c'est d'ouvrir son âme aux moindres joies et d'ê-
tre heureux à mesure.
» C'est ainsi que j'ai fait, mon petit ami , ajouta M. de
Nervat après une pause de quelques minutes, pendant la-
quelle il me prit les rames pour me délasser; c'est ainsi que
j'ai fait, et vous me voyez pauvre, obscur, vieux, et ce-
pendant plus jeune d'esprit et d'émotions que nos mes-
sieurs les joueurs et les chasseurs. J'ai beaucoup pleuré,
car les hommes m'ont fait du mal et Dieu m'a enlevé les
êtres qui m'étaient chers; mais je n'ai pas été complice
de l'adversité , et mon âme et mon intelligence ne se sont
pas fermées aux bons désirs, et je les ai gardées toujours
prêtes à recevoir la rosée après les pluies d'orage. Le
tort d'une infinité de gens très-raisonnables d'ailleurs, c'est
de croire que le bonheur est fait pour telle ou telle posi-
tion, plutôt que de s'en faire un dans celle qu'on a. Vous
sortez pour courir après lui : restez chez vous, et ouvrez-
lui la porte, il entrera; je le connais. On demande sou-
vent : « Où est le bonheur? » et plus souvent le bonheur
demande : « Où êtes-vous? » Voilà ce qu'il faudrait crier
au genre humain, au heu de tous les grands systèmes dont
on l'étourdit, et qui finiront par le rendre fou.
» Quant à vous, mon enfant, car c'est votre bonheur
surtout qui m'occupe, et c'est assez pour nous de mener
notre barque sans nous mêler de la manœuvre des flottes,
jetez les yeux autour de vous : que de trônes écroulés, que
d'ambitions déçues, que de gloires oubliées! Qui sait si
l'Empereur lui-même, ce colosse qui ne s'appareille dans
les temps qu'avec Alexandre, César et Charlemagne (nous
étions alors en 1812), qui sait si Napoléon Bonaparte ne tom-
bera pas un jour du haut de sa puissance et de sa colonne,
écrasant sous sa chute toutes les fortunes qui avaient
grandi à son ombre? — N'avez-vous pas vu des riches rui-
nés lout à coup et mourir de consomption , parce qu'ils
n'avaient plus rien dans leur poche comme dans leur tête?
— N'avez - vous pas vu des poètes ou des artistes de
génie (ces autres empereurs) finir leurs jours dans l'amer-
tume, parce que le bruit de leur nom s'éteignait dans le
MUSÉE DES FAMILLES.
15
fracas des plus jeunes renommées? Donc, mon jeune ami,
ne recherclicz point la grandeur, la richesse ni la gloire
pour elles-mêmes ; il n'y a point de consolations pour leurs
amants malheureux; et leurs favoris, après tout, n'eu
recueillent souvent qu'une moisson de désespoir!
» Et, à ce propos, s'il est vrai que le démon de la poésie
vous a mordu, comme je le crains, à voir vos cahiers de
classes barbouillés de strophes et de rimes sur toutes les
marges , prenez bien garde à la rage ; cautérisez vite
la plaie. La poésie est la plus douce chose, comme charme
et amour; elle est la plus cuisante comme vanité. Cultivez
avec conscience la disposition que le Ciel a pu vous donner,
ne fût-ce que pour mieux jouir du talent dés autres , car
l'exercice seul d'un art nous en peut révéler tous les se-
crets; ne fût-ce encore que pour mieux comprendre et
mieux admirer les beautés de la nature et les mystères de
l'àme , car la poésie est un prisme et une sonde. Si un peu
d'honneur vous en revient un jour, tant mieux ; car en
suivant mes conseils, vous ne connaîtrez pas l'orgueil,
dont les retours ont tant de misères. Si vous passez obscur,
tant mieux encore, car vous ne connaîtrez point l'envie,
n'est-ce pas? ce serpent aussi cruel que le ser()ent d'F.ve!
Quoi qu'il en soit de votre poésie, faites-en un état le jjIus
tard possible, et un métier jamais. Et quand l'âge sera venu
pour vous , après bien des choses et des personnes qui s'en
seront allées, vous retrouverez en vous-même tout un
monde d'illusions et de souvenirs ; et à ceux qui demande-
ront ouest le bonheur? on leur mdiquera du doigt votre
douce retraite. Et cependant tous les hommes de plaisirs ma-
tériels, qui font les heureux devant le monde, et ce beau
Gustave de L*** lui-mêinc . qui vient sur son cheval de
6,000 fr., et avec ses deux «/room rayés, nous avertir que
le déjeuner est servi, pour nous faire admirer le luxe de
son négligé; tous ces fashionnbles seront alors dans la
solitude du cœur et le repos de rintelligence, avec la goutte
et le spleen pour toute compagnie.
<easi:u^s^^x£ ;£>sb^ss2^iîsss.
DE LA NÉCESSITÉ D'UN ÉTAT.
« Si vous êtes pauvre, prenez un état pour ne pas mou-
rir de faim; si vous êtes riche, prenez un état pour ne pas
mourir d'ennui. Montesquieu voulait qu'on punît la pa-
resse comme le crime. L'oisiveté étant la mère de tous les
vices, moi, je voudrais qu'on accordât des honneurs con-
sidérables à celui qui détruirait l'oisiveté, beaucoup plus
considérables qu'à celui qui aurait extirpé le plus affreux
vice de la société ; de même qu'on donne la plus grosse
prime au chasseur qui a tué une louve pleine. On est si
près de malfairc quand on ne fait rien !... Et tenez, ajouta
M. de Nervat, mieux vaut sans doute ce pauvre vieux bate-
lier qui sue à conduire celle grande barque là-bas, que
les quatre jeunes dandys qui se font ainsi traîner, couchés
sur le dos et bâillant comme des carpes. On voit tout de
suite, à la manière ennuyée dont ces beaux messieurs s'a-
musent, qu'ils n'ont rien à faire qu'à s'amuser.
» Toujours en fêles, pas un moment de plaisir!
Moi, qui n'ai jamais fait un vers de ma vie , l'indignat.on
me rendrait poète, selon l'expression du classique latin :
indignatio, etc., etc.; mais vous savez mieux cela que
moi^ puisque vous avez à peine achevé vos études , mon
petit ami. Donc je n'ai aucune indulgence pour la fainéan-
tise; cela me crispe à voir et à savoir. Le travail est le lot
des enfants d'Adam depuis le péché d'Eve : c'est souvent un
devoir pénible, c'est toujours un bienfait. 11 donne cœur
au plaisir, comme le plaisir donne cœur à l'ouvrage. Le
pain gagné par le travail est d'une saveur que n'ont point
les gàleaux des oisifs. Que sont toutes les délices du monde
à des gens blasés? la lable est magnifiquement servie, le
festin est excellent, oui, mais il y manque l'appétit.
Excusez du peu !
> Tandis que vous êtes tout jeune, mon cher rhétori-
cien, occupez-vous du choix d'un état : c'est la grande
affaire de cette vie. Il n'y a pas de sot métier: il y a des
Bots qui n'en ont point..., ou des gens d'esprit qui sont
pires que des sots quand ils ne savent pas s'occuper, puis-
qu'ils se dévorent eux-mêmes, faute d'une proie exté-
rieure. Voyez-vous , s'il y a quelques personnes qui meu-
rent de besoin et beaucoup d'autres d'indigestion , c'est
presque toujours au désœuvrement qu'il faut s'en prendre,
il y a des états pour tous les rangs, pour toutes les fortunes,
pour toutes les éducations. Il y a même des occupations
qui, sans être des états, en tiennent lieu pour les gens qui
s'en passeraient matériellement. La spéculation n'est pas
le principal but, c'est l'emploi du temps. Il s'agit aussi
bien de ne pas perdre sa vie que de chercher à la gagner.
Il en est de l'occupation comme de la religion : elles sont
pour le moins aussi nécessaires aux grands qu'aux petits,
quoiqu'on dise dans les salons : Cela est bon pour le
peuple !
» Mais combien peu de gens savent s'occuper par eux-
mêmes ! Si l'homme n'est pas forcé d'agir, sa i)aiesse
native prend bien vite le dessus ; on voit de fréi|uciites
désertions dans les volontaires du travail. Une des plus
grandes vertus, c'est d'accom|)lir jour à jour une lâche
qu'on s'est imposée soi-même. Votre père possède cette
vertu et beaucoup d'autres, mon cher enfant. Parvenu,
jeune de cœur et d'esprit, à un âge très-avancé, les fonc-
tions laborieuses, les devoirs d'état l'ont quitté, et je ne l'ai
jamais vu si occupé que depufs qu'il n'a rien à faire. C'est
au point qu'on le dérange toujours en entrant dans son
cabinet ; il a les visites et les promenades en aversion ; et
les causeries seules de l'amitié ou de lespril peuvent l'ar-
racher aux aimables et graves entreliens de ses Yw-res.
Aussi, chaque jour, quand le soir vient, votre père se croit
encore à midi ; il en est de même du soir de sa vie. Heu-
reux qui, comme lui, u'a besoin de personne pour s'amu-
ser et sait vivre seul des journées entières ! mais pour cela,
il faut un esprit fertile et cultivé, avec une âme droite et
pure. Les cervoaux crnix rt l^s consciences malades ot
16
LECTURES DU SOIR.
tiennent pas en place et courent toujours après quelqu'un.
Je conseille à ce quelqu'un de courir plus fort. L'étude res-
semble à celte adorable mère peinte par Landsear, et qui
protège et rend si heureux son cnfanl!
Une mère, d^^p^ès Landsear.
» Un état, une occupation obligatoire tient lieu de cette
vertu si rare qui fait les loisirs studieux. Avec un état,
point de ce vague misérabie , de ces nausées vaporeuses ,
de ce dégingandé de l'existence, fléau trop à la mode
parmi la jeunesse actuelle. Un devoir accompli , quelque
peu de chose qu'il soit, est une grande satisfaction. C'est
une joie mtèricure, une joie sereine, une bonne joie, de se
dire : * Je suis au poste que m'a désigné la Providence ; je
remplis ma destinée, grande ou mesquine, qu'importe ?
J'ai creusé mon sillon aujourd'hui ; je puis me reposer ou
rire mainlenant, et regarder le ciel et la nature, sans qii'une
voix s'élève autour de moi pour me demander : Qu'as-tu
fait de ta journée ? »
• Vous sortez des classes et vous entrez dans le monde,
mon ami; ne prolongez pas les vacances, vous ne pourriez
plus reprendre le collier du travail. Le monde est une
étude et une arène aussi : il ne donne point de prix ni de
couronnes à ceux qui ne travaillent pas. Et ne croyez point
qu'avec toutes les obligations d'un état , vous n'auriez plus
de moments pour les plaisirs : outre qu'ils seront plus vifs,
ils arriveront toujours à propos. J'ai remarqué que les
hommes qui ne font rien n'ont le temps de rien. C'est
MUSEE DES FA:MILLËS.
17
comme une grande fortune sans ordre ; elle ne vous laisse
jamais la disposition d'une somme ronde quand il vous la
faut. L'habitude de classer son temps fait qu'on en a pour
tout.
» Il y a un malbeur dans notre siècle , il y en a même
plus d'un, mais enfin voilà ce malheur : toutes les profes-
sions, toutes les fondions du gouvernement rapportent de
l'argent. Elles semblent donc revenir de droit aux hommes
qui ont de la capacité avec une aisance bornée; si donc les
hommes qui ont une grande aisance avec une capacité
quelquefois fort bornée accaparent une partie de ces places,
ils font un tort réel à ceux qu'elles aideraient à vivre. Si
les riches, au contraire, s'abstiennent d'y concourir , voilà
une masse énorme d'oisifs bien terribles, car ils ont tous
les moyens d'abuser de leur oisiveté. Autrefois, cet incon-
vénient était sauvé par celte multitude de charges judi-
ciaires qui non-seulement ne rai)portaientrien, mais qu'on
n'obtenait que moyennant finances. Un président à mor-
tier achetait 300,000 livres le droit de se lever à cinq
heures du matin pour rendre la justice à tous les plaideurs.
On peut dire de fort bonnes choses, et on en a dit, contre la
vénalité des charges ; toujours est-il que voilà des riches
qui employaient leur argent à employer leur temps.
C'était par vanité, dit-on, parce qu'il leur en revenait de
l'honneur et des honneurs : c'est par vanité aussi que se
font certaines aumônes. Mais un des grands problèmes à
résoudre, n'est-ce pas de faire tourner les passions des in-
dividus au profit de la société? Au surplus, mon jeune ami,
ce n'est pas comme laudator iemporis acti, que je vous
dis cela; c'est par esprit de justice tout bonnement. Il va
des choses de l'époque présente que je préfère de beau-
coup à certaines choses de mon temps , et je l'avouerai
avec grande naïveté dans nos prochains entretiens.
> Néanmoins, songez à prendre un état ; et, en attendant,
faites force de rames vers le rivage, car le vent fraîchit,
un point noir s'avance dans le ciel du côté de l'occident,
les petits flots de l'étang se rident, et, avant qu'il soit huit
heures (et il est huit heures moins deux minutes) nous
pourrions bien être arrosés de manière à faire rire de nous
tout le château, quod est vitandum ! »
Et je naviguai de tout mon courage et de tout mon sa-
voir, et nous abordâmes tout juste pour ne pas perdre une
seule goutte du déluge que M. de Nerval avait si biea
prédit... un peu trop tard.
<6X^:?2S^Sg ï?l&<0222â&&23^
ÉPISODE.
Ce jour-là, nous trouvâmes , dès sept heures du matin ,
l'étang couvert de barques toutes pleines de monde.
C'était une partie de promenade nautique qu'avaient ar-
rangée les habitants du château avec plusieurs châteaux
voisins. Il devait y avoir grande pêche, concert sur l'eau,
déjeuner sur l'herbe, que sais-je encore ? La maîtresse du
lieu avait voulu surprendre ainsi nos courses solitaires et
jeter ses plaisirs bruyants à travers notre philosophie ma-
tinale. Quand j'arrivai , avec M. de Nervat , sur le bord de
l'étang, ce fut un vaste éclat de rire parti de toutes les
embarcations, et mille mauvais bons mots sur le négligé de
notre costume , qui contrastait en effet d'une manière peu
avantageuse avec l'élégance méditée de toutes les toilettes.
Nous supportâmes courageusement cette bordée de raille-
ries, et nous fîmes bonne contenance , comme on devait
l'attendre de deux philosophes. Seulement , M. de Nervat,
ayant promené son regard observateur sur le personnel de
la flottille, se prit à rire dans sa barbe qui avait trois jours
de date, et murmura entre ses trois ou quatre dents :
« Rira bien qui rira le dernier. » Puis nous appareillâ-
mes, et, prenant le veut, nous joignîmes la brillante esca-
dre, qui nous reçut fort galamment après celte première
salve de quolibets moqueurs ; et nous voilà tous envolés....
et heureux sur les flots , comme le poisson dans l'eau.
Beaucoup plus heureux même , car au bout d'un quart
d'heure dix plats de friture et trois ou quatre matclottes
furent pêches à grand renfort de lignes et de filets. 11 y
avait là des petits poissons roses, bleuâtres ou argentés, et
tout effilés comme de petites flèches ; et des limandes
aplaties comme une feuille de papier, et dont l'organisation
vitale est un problème que je sais bien résolu à ne pas ré-
soudre ; puis des perches grasses et appétissantes, que les
gourmands ont surnommées les perdrix des rivières; puis
OCTOBRE 1843.
des anguilles que j'appelais des couleuvres, puis un bro-
chet méchant et vorace comme un requin, puis enfin une
antique et vénérable carpe bydropique, avec de la terre et
de l'herbe sur le dos et de la barbe autour du bec : cette
vieille douairière de l'étang, qui avait vu, dit-on, Fran-
çois I", mais qui ne s'en souvenait pas, fit une résistance
héroïque ; elle cassa trois hameçons , rompit trois fois les
mailles du filet, et ne se rendit qu'aux étreintes de quatre
mains de bateliers qui la lancèrent à sec sur le rivage pour
la calmer. (Quel calme ! ) Oh ! que son agonie fut longue
et terrible! comme la pauvre carpe se tordait, sautait, se
roulait et bondissait encore! L'eau vivifiante était là, sous
ses yeux, à quelques bonds; elle en respirait la fraîcheur;
son gosier haletant et desséché en humait les délices ab-
sentes. Alors, par un dernier efl"ort, elle s'élançait vers sa
limpide patrie... Mais un pied ou une rame impitoyable
la rejetait bien loin sur la lerre aride et raboteuse. Je la vis
longtemps se débattre misérablement... Cet air qui nous
fait exister la faisait mourir... Elle souffrait tant, qu'il me
sembla voir des larmes tomber de ses yeux éteints et en-
tendre un gémissement sortir de sa gorge muette...; puis,
elle écarta en tous sens ses nageoires qui semblaient en-
core chercher un peu d'eau, elle ouvrit une dernière fois
son bec altéré, et, se couchant sur le flanc, elle s'endormit
convulsivement pour ne plus se réveiller. Il y avait près de
nous des messieurs fort importants, qui s'amusaient on ne
peut davantage aux tortures de cette malheureuse béte
Moi, j'en avais la chair de poule, et mon cœur faisait du
bruit comme le battant d'une cloche. M. de Nervat s'en
aperçut : « C'est bien, mon enfant, me dit-il, ne cachez
point votre émotion; celui qui n'a point pitié des animaux,
soyez sûr qu'il n'a pas non plus grande humanité. »
Cependant, les barques s'éloignaient en déployant leurs
— 3 — ONZIÈME VOLUMB.
18
LECTURES DU SOIRJ
petites voiles que gonflaient doucement les tièdes zéphyrs
de l'automne ; et tout à coup une voix chanta, la voix
d'une jeune demoiselle assise, calme et pure, à l'extrémité
d'un bateau près du nôtre, comme ces figures d'ivoire que
les anciens attachaient à la poupe de leurs navires pour
conjurer les orages. Or, voici ce qu'elle chanta :
Ce que j'aime, c'est l'avalanche;
L'aigle qui joue avec l'éclair;
C'est la lune, veilleuse blanche.
Suspendue aux voûtes de l'air;
Ce que j'aime, c'est l'éphémère
Qui naît et meurt dans un rayon;
C'est la rose et le papillon...
Ce que j'adore, c'est ma mère !
Ha bonne mère l
Ce que j'aime aussi, c'est Grenade
Aux lions de marbre, aux toits d'or;
C'est Venise, veuve et malade,
Mais toujours jeune et belle encor ;
Ce que j aime, c'est l'onde amère
Qui vient s'endormir mollement
Au seuil de ses palais dormant...
Ce que j'adore, c'est ma mère .'
Ma bonne mère .'
Ce que j'aime, c'est la magie
Des pinceaux, du cbantet des vers;
C'est le grand lustre, où la bougie
Rayonne, soleil des hivers.
Ce que j'aime, c'est la chimère.
Fée aux sympathiques miroirs,
Qui court dans nos bals, tous les soirs..
Ce que j'adore, c'est ma mère!
Ma bonne mère .'
La voix et la musique étaient délicieuses ; toutes les
barques applaudirent à trois reprises ; mais moi !.... dans
quelle extase d'orgueil étais-je plongé! Ces paroles..., elles
étaient de moi ! C'étaient les premiers vers que j'avais
faits ou du moins que j'avais écrits sur un album, sur un
des premiers albums qui eussent paru (combien nous en
est-il passé depuis par les mains !... cela fait trembler).
Et cette jeune demoiselle les aura lus quelque part, me
dis-je en mon cœur, et les aura trou\ es jolis, puisqu'elle
en a fait la musique elle-même, sa première musique
aussi, et puisqu'elle les chante avec tant de charme et
d'expression..., et tout cela sans me connaître, sans con-
naître l'auteur !... Dieu peut m'envoyer de grands succès
(il peut les choses les plus extraordinaires) , jamais aucun
triomphe public et officiel ne remplira mon âme d'une joie
et d'une émotion si douces et si vives. Mes pieds ne tou-
chaient plus au bateau, j'avais grandi d'une coudée en
trois minutes, je crus un instant qu'il me poussait des
ailes... Notre bateau frappa contre un pieu caché sous
l'eau, et la secousse fut telle que je m'écroulai tout de mon
long avec mes rêves. « Vous voyez, mon bon ami, rae dit
M. de Nervat, en m'aidant à me relever, qu'il n'y a pas
loin d'un poète triomphant à un auteur tombé..., c'est un
des cent mille exemples des caprices de la gloire. »
Et la flottille continuait sa navigation prospère ; et sur
im signe de la barque-amirale , s'éleva d'un bateau char-
gé de musiciens une symphonie de hautbois, de bassons,
de flûtes et de cors, qui se répandit autour de nous et nous
enferma comme dans un réseau sonore, liien n'est si déli-
cieux que la musi(|ue sur l'eau, que les merveilles de l'art
au milieu des merveilles de la nature, t En vérité, me
disait M. de Nervat dans les silences de la symphonie, je
ne sais pas pourquoi les riches du siècle ne se donnent
jamais ces sortes de plaisirs; ou plutôt je sais trop pourquoi :
c'est que nos riches n'aiment ni la nature ni les arts. —
Qu'est-ce qu'ils aiment donc? lui demandai-je. — Mon
enfant , ils aiment les tilburys , les pâtés de foie et la
bouillotte. — Voilà tout? — À bien peu de chose près! —
PauATCS riches ! »
Je réfléchissais encore sur leur misère, quand on nous
aborda dans une île charmante, qui souriait comme une
corbeille de fleurs et de verdure au milieu des vastes eaux
de l'étang. Connaissez-vous rien de plus séduisant qu'une
île comme celle-là? Elle avait des collines, des bois, des
vallées et une petite rivière à elle toute seule. C'est l'abrégé
d'un monde, et il semble que le malheur et le chagrin ne
puissent pas vous atteindre derrière ce rempart de flots qui
vous protège. Hélas ! le chagrin est un monstre qui nage à
merveille, et pour peu qu'il vous adopte, il saura bien vous
aller trouver..., fût-ce au bout de tous les océans; j'ai su
cela depuis, mais alors j'étais fort ignorant de ces choses.
Un excellent déjeuner était préparé sur l'herbe, c'est-à-dire
sur des tables qui avaient les pieds dans l'herbe, ce qui est
un peu moins champêtre, mais beaucoup plus commode.
On s'assit fort gaiement, et le festin commença, et la sym-
phonie de recommencer. Nous étions vraiment, à la statue
près, autant de don Juans... ; et en efl"et, l'orchestre nous,
redisait cet admirable final du souper, où Mozart mêla ce ,
qu'il y a de plus enchanteur à ce qu'il y a de plus terrible, *
la musique de Tenter aux mélodies du ciel. Au bout de cin-
quante ou soixante mesures, la figure de nos messieurs
s'allongeait avec la musique..., ils chuchotaient, ils bâil-
laient, ils avaient des crampes ; enfin, il était clair comme
le jour qu'ils s'ennuyaient et qu'ils regrettaient la carpe....
Par bonheur, un domestique vint à se prendre le pied
dans une broussaille, sur le bord de l'île, et tomba dans
l'eau la tête la première. — Ces messieurs se déridèrent un
peu; il était temps ; et comme cet accident avait fait tout in-
terrompre pour aller repêcher ce pau>Te homme, qui en fut
quitte pour avoir bu un coup d'eau pure (libation contre
ses habitudes), nos messieurs en profitèrent pour s'écrier:
« Assez, assez de musique, car on ne s'entend pas. » Et
Mozart, le Raphaël de la mélodie, le Shakspeare de l'har-
monie , fut obligé de serrer ses flûtes et ses hautbois , pour
écouter... qui ? et quoi ?...
Alors s'établit une conversation sur je ne sais plus quel
mariage d'une demoiselle des environs, que l'on blâmait
fort parce qu'elle avait choisi le plus aimable au lieu du
plus riche. Mon Dieu ! elle s'était peut-être trompée ! Tout
ce que je compris dans ce flux de paroles sans pensée
(ô divin Mozart, pourquoi t'avait-on fait taire?), c'est que
tout ce monde comme il faut, et comme il n'en faudrait
pas, disposait ainsi l'échelle du mérite : d'abord, et bien
au-dessus de tout, l'argent ; ensuite, la naissance ou le
rang ; puis , beaucoup , beaucoup plus bas , l'esprit , la
science et les talents ; et enfin, dans l'erratum de leurliste,
les vertus et la moralité. Cette chose me contrista de la
part de gens que je croyais avoir à respecter à cause de
leur âge et de leur position: voilà que je les méprisais...,
et j'en pleurais presque. .Mes regards se tournèrent vers la
jeune Polymnie qui m'avait pris pour son Apollon (voyez
comme j'étais mythologique alors!) ; elle ne pleurait pas ,
mais elle souriait d'une manière...; cela voulait dire abso-
lument la même chose.
.\ force de parler , ces messieurs ne s'entendirent plus
(c'était bien la peine de faire cesser la musique) ; puis
quelques mots piquants, je me trompe, mordants, furent
prononcés autour de la table; le vin avait éveillé toutes les
prétentions et mis tous les cœurs à nu..., ils n'y gagnaient
pas : la discussion dégénérait en dispute... Les dames s'm-
MUSÉE DES FAMILLES.
19
terposèrent et levèrent le siège pour lever en même temps
toute difficulté, et tous les convives, arrivés si joyeux, s'en
revinrent les uns avec de l'aigreur et du fiel dans le cœur,
les autres avec des vapeurs et de l'ennui : les autres, ce
sont les dames, bien entendu. M. de Nervat, tout seul, riait
encore dans sa grande barbe, et il riait bien, comme riant
je dernier : il l'avait dit.
En regagnant le château : • Est-ce que tout le monde
pense comme ces messieurs ? lui dis-je. — Oui, mon petit
ami, tout ce qu'on appelle le monde dans noire siècle. Son
aristocratie est arrangée comme cela : les banquiers sont
en haut, puis les grands seigneurs , puis les poètes et les
philosophes, puis les gens vertueux et les saints eux-mê-
mes, si nous en avions. — Mais il me semble que si l'on
renversait la pyramide, cela n'en vaudrait que mieux. —
Oui, certes, mon enfant. Voulez-vous avoir une opinion
juste de quelque chose? prenez l'opinion contraire à celle
du monde. — Et cette absurde classification du mérite
a-t-elle toujours été comme elle est à présent? — Non,
mon ami. — Et sera-t-elle toujours de même? — Non
pas, fort heureusement. — Pourquoi ? — Parce que rien
n'est stationnaire sous la lune. — Les choses iront donc
mieux plus tard? — Elles iront du moins autrement, et, au
point où elles en sont, tout changement ressemble à une
amélioration... Mais nous causerons de tout cela dans
notre première promenade. Celle-ci n'aura pourtant pas
été perdue; c'est une leçon en action, et comme une des
planches de notre texte. »
Nous arrivâmes au perron du château, où tous les amis
et bons voisins se séparèrent sans prendre jour pour une
nouvelle partie de plaisir, dans la peur, sans doute, de n'y
pas trouver la moindre partie d'un plaisir.
LA VIE DU COLLÈGE.
En rentrant de cette fête nautique , je trouvai dans la
salle à manger du château trois écoliers, neveux ou petits-
cousins des propriétaires, et qui venaient passer chez eux
quelques jours des vacances. Nous nous liâmes tout de
suite de cette bonne et franche amitié du premier âge, qui
est sûre de regagner dans l'avenir les années qu'elle n'au-
rait pu avoir dans le passé. Lorsque ces messieurs eurent
achevé lenr goûter , ce qui se fit attendre un peu, nous
causâmes de nos affaires : — A quel collège êtes-vous ?
— Et vous? — Le second plat y est-il bon? — Combien
avez-vous de vacances? — Où va-t-on se promener? —
Vous permet-on d'acheter des cervelas et des pâtés avec vo*
semaines'^ Toutes questions plus graves les unes que les au-
tres, comme vous voyez. Quand ils apprirent que j'étais
sorti du collège tout à fait, ils reculèrent trois pas et me
toisèrent des yeux , avec une sorte d'étonnement mêlé de
respect et d'envie.
— Il est sorti du collège!... est-il heureux celui-là!
Et ils devinrent tout rêveurs.
Le lendemain matin, M. de Nervat les fit monter avec
nous dans notre bateau : il n'oubliait jamais rien ni per-
sonne. Lorsque nous fûmes en plein étang, et que les rires
et les vives conversations d'écoliers furent en pleine acti-
vité, joutant de bruit, mais non pas de mélodie , avec les
petits oiseaux du rivage , qui s'égosillaient pour se faire
entendre (les petits oiseaux sont d'une exigence et d'un
amour-propre inconcevables) :
— Est-il heureux , celui-là J... il est sorti du collège!
s'écria M. de Nervat avec une emphase comique; car,
messieurs, ajouta-t-il, j'ai entendu hier cette exclamation
que je vous répète ici, et que vous ne répéterez plus vous-
mêmes , j'espère , si vous voulez m'écouter un instant...
C'est donc une bien affreuse chose que d'être au collège ?
Et pourquoi cela, s'il vous plaît?...
— Ah ! mais, répondirent les trois écoliers, parce qu'on
y travaille et qu'on n'y est pas libre.
— Ce que vous désirez le plus , c'est d'en être dehors ?
Pour quelle raison ?
— Tiens ! pour être libres et ne plus travailler !
— Voyons, mes petits amis, raisonnons et calculons.
Vous avez, au collège , deux ou trois heures de récréa-
tion par jour, sans compter les promenades ; trois ou qua-
tre jours de congé ou de sortie par mois ; un ou deux mois
de vacances par an. Pauvres esclaves à la chaîne et à la
corvée !... Et savez-vous quelle liberté vous attend dans le
monde?... Quelque état ou carrière que vous suiviez, vo-
tre travail y sera plus long et votre chaîne plus courte : de-
mandez à tous ces heureux qui sont sortis du collège, de-
puis l'Empereur jusqu'à moi, qui ai végété un demi-siècle
en d'obscures occupations ; demandez-nous à tous com-
bien d'heures par jour, de jours par mois, de mois par an
cette vie de loisirs et de liberté nous a laissés pour être à
nous-mêmes et à ce qui nous plaît !... Vous en auriez pi-
tié si je vous le disais !... Une voix intérieure nous crie
sans cesse : « Travaille ! travaille ! empereur ou commis,
travaille ! artiste ou artisan, travaille ! laboureur ou marin,
travaille î poêle ou marchand, travaille ! et quand tu auras
longtemps travaillé , tes récréations , tes congés et vacan-
ces seront encore remplis de sollicitudes et de tracas , et
bien souvent de chagrins et de douleurs. Ta vie sera libre
quelquefois ; ton esprit ne le sera jamais ; les soins de
l'existence, les soucis de l'avenir, les embarras de famille,
les injustices des hommes, leurs obsessions, leurs impor-
tunilès, leurs calomnies..., et jusqu'à leurs visites, qu'il
faut rendre ; à leurs lettres , auxquelles il faut répondre ;
à leurs commissions , qu'il faut faire (car les coups de
massue ne dispensent pas des cpups d'épingle ), seront au-
tant de fantômes très-réels qui viendront assiéger les rapides
moments de ton repos ou de tes plaisirs : tout le reste sera
au travail. Quelle liberté ! Et ce travail, mes amis, ce n'est
plus la noble étude des chefs-d'œuvre antiques ou des scien-
ces toujours nouvelles; c'est un labeur aride et ingrat,
n'ayant d'autre appât que le prix de fortune ou d'ambition,
qui tantôt nous échappe, et tantôt couronne une tête cour-
bée par l'âge ou le chagrin.
— Mais il y a des hommes riches et qui ne font rien que
s'amuser !
— D'abord, cela est rare, et auand on met à la loterie,
20
LECTURES DU SOIR.
il ne faut pas compter sur le quine ; et puis, ces gens si
indépendants sont les esclaves de leurs passions ou de
leurs préjugés (il n'y a pas de pires noaitres) ; ces gens
si désoccupés ont un travail affreux , celui d'arranger
leur journée, le matin, et de la pousser jusqu'au soir sans
qu'elle retombe d'ennui sur eux mille fois pour une, com-
me la pierre fabuleuse de Sysiphe.
« Vous regardez le collège, mes enfants, comme un rude
chemin pour arriver aux sentiers fleuris du monde. La dis-
cipline, les travaux et le prétendu esclavage du collège ne
sont, au contraire , qu'une image anticipée et bien affai-
blie de ce qui vous attend à sa sortie ; une préparation né-
cessaire à la vie réelle , et doucement proportionnée à la
délicatesse de vos organes. Croyez-moi, et regardez-vous :
votre Tisage est épanoui : vos eestes sont la joie même ;
vos paroles sont vives , bruyantes... ; une existence qui a
des journées entières comme cela peut-elle sans absurdité
être appelée malheureuse? Et les instants du travail n'onl-
ils pas leur charme indicible? Il me semble être encore
dans la classe, le soir , quand le poêle est bien chaud et
toutes les portes bien closes ; nous sommes là dix amis de
front sur chaque double banc des deux longues tables :
un Virgile est ouvert devant chaque écolier pieusement
incliné sur son pupitre. Tout se tait dans la vaste salle, et
l'on n'entend que le petit bruit des plumes qui courent sur
le papier, ou des feuilles du dictionnaire qu'un doigt agile
interroge. Celte poésie du divin Virgile, cette symétrie et
ce silence de ia classe , cette figure vénérable du vieux
maître, assis dans sa chaire , au bout de la table, et sur-
veillant son jeune oeuple comme un roi pasteur... ; celte
La classe.
tranquillité suprême et du corps et de l'àme ; tout cela,
comparé à la vie inquiète et troublée telle que le monde
l'a faite, tire encore des larmes de mes yeux desséchés, et
ramène un sourire inaccoutumé sur mes lèvres! Et je me
souviens qu'un jour le maître me punit sévèrement pour avoir
poussé trois cris au milieu de la classe silencieuse : il avait
raison ; mais ces trois cris n'étaient ni une sotte espiègle-
rie ni une plus sotte moquerie; non, c'était le langage in-
volontaire de ma joie intérieure ; je me sentais heureux,
mais d'un bonheur presque surnaturel , de vivre si calme
au milieu de cette atmosphère studieuse , et je criai , et je
me laissai punir sans rien expliquer ; je mettais une sorte
de sainte pudeur i ne pas livrer peut-être aux rires profa-
nes de mes camarades le secret d'une émotion inlime qu'ils
n'auraient pas comprise. Combien de fois , ainsi , tient-on
cachées au fond de son cœur ses admirations ou ses
croyances ! combien de fois les a-t-on même presque re-
niées plutôt que de les exposer à l'indifférence ou aux sar-
casmes des hommes! On voile son idole, de peur qu'un sot
ne la trouve pas belle. Mais, continua M. de Nervat, quand
mon père vint me voir, le jour même de ma punition, je lui
racontai la chose tout entière à lui, ce pauvre père , et il
m'embrassa si fort!... il était si tendre!... Il tira sa montre
de son gousset, sa belle montre d'or guilloché, et il me dit :
« C'est pour toi, mon enfant !... garde-la toujours en souve-
nir d« la joie que m'a causée ta faute d'aujourd'hui. » Et
MUSÉE DES FAMILLES.
SI
je voulus lui sauter au cou ; mais j'étais à genoux pour une
heure encore, montre à la main, c'est à la lettre ; et pour ne
pas rompre mon ban, je ne baisai que ces mains chéries...,
qui, un mois après, me bénissaient sur un lit de mort ! . . . Non,
je ne croirai jamais qu'il y aitsoixante etsixausde cela!...
Mon pauvre père ! mon père adoré ! c'est moi qui suis vieux
maintenant ; mais je n'ai point d'enfant, et je suis toujours
le tien par le cœur! Tu me vois du haut des cieux, n'est-
ce pas? Mais moi..., je n'ai pas cessé de chercher depuis
que tu as quitté la terre !...
€ Eh bien! voilà que je pleure de grosses larmes, et
vous pleurez aussi , mes amis ; pardon! pardon ! La mati-
née est superbe ; le rivage est couvert de fleurs ; nous al-
lons y aborder, et vous ferez une bonne partie de course et
de lutte sur le gazon, et encore de ces bons rires de tout à
l'heure. »
Kais nous nous précipitâmes tous quatre sur les joues de
M. de Nervat, et nous les inondâmes de caresses, et nous
baisâmes longtemps ses cheveux blancs; et les trois éco-
liers lui promirent de reprendre vaillamment la vie du col-
lège, où le travail est si paisible et la récréation si animée;
o\x les rivaux sont des amis, lorsque, dans le monde, les
amis sont presque toujours des rivaux ; où les maîtres, en-
6n , châtient et récompensent comme feraient les père!
eux-mêmes, et bien mieux sans doute ; car ils ont néces-
sairement trois grandes qualités qui doivent les faire vé-
nérer des élèves et des parents : science , conscience et
patience; je dis nécessairement, car ceux qui ne les
auraient pas n'am-aient ni la force ni les moyens de con-
tinuer trois mois cette noble, difficile et salutaire profes-
sion.
<B22ii.î?22'2i3 'C2Sî9\^2àa23.
LN BLLLLETIN DE LA GRANDE ARMEE.
Des affaires de famille avaient appelé M. de Nervat à
Paris; car, lorsqu'on u"a plus de famille , hélas ! on en a
encore longtemps les tracas : c'est un héritage qui ne vous
manque jamais. C'était le seul qu'avait fait cet excellent
homme, et il s'en occupait comme d'autres s'occupent
d'une riche succession, pour Ihonneur de son nom , que
personne cependant ne devait porter après lui, mais qui
devait s'éteindre pur et glorieux comme un soleil qui se cou-
cherait pour la dernière fois. Quant à moi, il avait été con-
venu que je passerais l'hiver dans ce château , dont les
maîtres étaient retenus par des travaux et des plantations.
M. de Nervat m'avait dicté l'emploi de mes journées pour
le temps de son absence, qui serait de deux mois environ,
et j'exécutai ses prescriptions aussi ponctuellement pour
le moins que s'il eût été là pour me surveiller. Les volontés
d'un ami qui part sont sacrées; c'est le testament de l'ab-
sence. « Levez-vous de bonne heure; travaillez toujours
quand vous êtes seul, et ne recherchez que la société des
dames et des vieillards. » Ce furent là ses dernières paroles
en me quittant.
Et lorsqu'il revint , c'était par une froide aurore de la
Cq de novembre ; il faisait à peme jour , et il m'aperçut de
loin, dans la grande avenue, comme si j'allais à sa rencon-
tre ; et pourtant, il n'avait rien écrit de sou retour ; car il
craignait par-dessus tout d'occasionner le moindre déran-
gement. Il fut heureux de me trouver si matinal , circon-
stance de bon augure pour ses autres prescriptions. Je vous
laisse à penser si je lui sautai au cou et si je l'accablai de
caresses et de questions. Mais lui :
— Et notre bateau, mon cher ami ? nous avons tout le
temps d'une bonne promenade et d'une bonne causerie
avant le réveil du château. Vous ramerez tout seul, et la
mollesse de notre navigation me reposera des cahots de la
grande route.
Que c'est une douce et belle chose qu'une fraîche mati-
née de novembre, un pâle et pur soleil d'automne ! c'est
comme une vieillesse souriante et sereine; comme un
cœur chaud sous des cheveux blancs. Aussi, je regardais
tour à tour le ciel et M. de Nervat, c'était une harmonie
parfaite. A peine étions-nous installés dans notre bateau,
lui à moitié couché, moi ramant déjà des deux bras, qu'un
bruit sdurd et répété de seconde en seconde s'entendit du
côté de la ville : nous prêtâmes l'oreille en nous penchant
sur l'eau , et les échos profonds de l'étang nous rendirent
le bruit plus distinct.
— C'est le canon ! c'est le canon ! m'écriai-je en me le-
vant brusquement.
Et sans M. de Nervat, qui me retint par la jambe, je
m'élançais du bateau et je me serais noyé le plus gaiement
du monde ; car , bateau , étang , M. de Nervat lui-même,
tout avait disparu ; il n'y avait plus pour moi que le canon
qui tonnait, et le besoin d'y courir.
— Ah ! monsieur, dis-je en m'éveillautde mon somnam-
bulisme d'enthousiasme, revenons vile au château ; ce sont
des nouvelles de la grande armée ! encore une victoire de
l'Empereur! bien sûr!
On vous a raconté, mes jeunes amis, mais vous ne pou-
vez comprendre tout à fait quelles étaient nos émotions
presque continuelles, à nous , écoliers de l'Empire. Napo-
léon avait décrété deux grandes choses : l'ordre à l'inté-
rieur, et la victoire partout. On payait cela, je le sais, avec
du sang français et de la liberté ; mais quand arrivait le
bulletin , il n'était plus question que de la bataille gagnée,
des cent drapeaux apportés pour tapisser le dôme des In-
valides, des cent canons pris pour faire des colonnes, des
vingt mille prisonniers enchaînés au char de nos triom-
phes, et des capitales étrangères, qui deviendraient peut-
être des chefs-lieux de nos départements. Et c'étaient des
cris dans toutes les rues , des proclamations dans tous les
théâtres, des Te Deum dans toutes les églises !
Ce jour-là, c'était encore une grande victoire ; laquelle,
je ne saurais le dire; il est permis à la mémoire de s'éga-
rer dans cette forêt de lauriers :*1:e que je sais parfaite-
ment, c'est qu'on me lit lire tout haut, pendant le déjeu-
ner, le bulletin de la grande armée, et que les opinions les
plus contraires se réunirent dans un juste sentiment
d'orgueil national, et qu'on parla fort mal de l'Angleterre
22
LECTURES DU SOIR.
que nous irions bientôt conquérir , et fort glorieusement
du roi de Rome, encore au berceau, qui un jour gouver-
nerait en paix le nouvel empire d'Occident ( hélas ! il ne
faudrait jamais parler de rien) ; et je sortis de table
avec le transport au cerveau. Et en effet, je revins, quel-
ques heures après , avec une ode nationale , impériale ,
triomphale!... que j'envoyai à M. de Fontanes, grand-
maître de l'Université, qui me répondit beaucoup de com-
pliments, et au Moniteur, qui l'imprima, et à l'Empereur,
qui me fit dire qu'il l'avait lue... Je vous demande un peu
ce que je devins! je croyais, en vérité, avoir gagné la ba-
taille d'Austerlitz. La voici, cette ode, revue, diminuée et
purgée, dans le temps, par M. de Nervat. Elle aura peut-
être de l'intérêt à vos yeux, mes jeunes amis , à cause du
sujet, et comme une œuvre d'écolier ; c'est une confidence
de camarade à camarade. Et puis, ce premier petit succès
a décidé ma vocation, et, à partir de là, je n'ai plus cessé
de marcher dans cette rude carrière poétique et littéraire
qu'il faut ensuite continuer péniblement jusqu'à ce que
mort s'ensuive. Prenez donc bien garde de faire imprimer
trop tôt une ode dans le Moniteur.
LA PAIX CONQUISE. — ODE.
« Folle Albion, tu dis : Je suis reine .' la terre
Enfante l'or pour moi
Mais je m'arrête et vous fais grâce du reste, avec d'au-
tant plus de générosité que cette ode se trouve à présent
dans tous mes recueils, et que si on ne la lit point, ce n'est
pas faute d'occasion.
Eh bien ! en recopiant le commencement de ces vieux
vers , mon cœur se surprend encore à tressaillir. C'est qu'il
eu était alors des idées de guerre et de conquête comme
depuis des utopies politiques, comme aujourd'hui des
théories philosophiques , artistiques ou industrielles. A
chaque époque ses querelles et ses enthousiasmes; et con-
venons que si jamais enthousiasme fut raisonnable, c'est
celui qu'inspirait l'Empereur!... Mais que les guerres et
les conquêtes sont loin !... M. de Nervat me le disait bien :
« Chaque régime meurt par l'abus de son principe ; l'Em-
pereur , à force de tuer des hommes, finira par tuer la
guerre elle-même à coups de canon! >
{Sera continué.) Emile DESCHAMPS.
DEU^ AWBISTIIBMS BIB CHASSE.
Quand j'habitais l'Amérique, j'avais l'habitude d'aller me
promener, presque toutes les après-midi, sur la place prin-
cipale de Washington. J'y rencontrais souvent un petit
homme boiteux, les yeux couverts de lunettes vertes, assez
laid , et qui se rendait , une ligne à la main, vers une des
rivières du voisinage, pour y pêcher des petits poissons,
fort communs dans les environs. La physionomie de cet
homme était si plaisante, que j'avais fini par m'en faire
une sorte d'amusement; d'autant plus que je le voyais
presque toujours revenir, le soir, avec son panier vide. Un
jour que je faisais ma promenade habituelle en compagnie,
cette fois, d'un capitaine arrivant de l'Amérique du Sud ,
mon pêcheur malencontreux passa, et je me pris à rire.
— Le niais, m'écriai-je!
Mon ami me regarda en souriant lui-même.
— Cet homme, dit-il, n'a pas toujours été occupe à pê-
cher sans prendre de poisson. Je l'ai connu, il n'y a pas
bien longtemps, dans d'autres contrées, où il faisait preuve
de courage et d'adresse à une pêche plus sérieuse.
Puis, appelant le vieillard :
— Ilolà ! maître Dedmer, cria-t-il ; passerez-vous près
d'un ancien ami sans le saluer?
Le pêcheur vint serrer affectueusement la main du capi-
taine.
— Voici monsieur, qui rit de votre peu de bonheur à la
pêche, dit brusquement celui-ci.
— En effet , répliqua le vieillard avec une charmante
ponlioniio, les chances ne me sont guère favorables : il
faut surtout en accuser la faiblesse de ma vue ; quand on
est à peu près aveugle, on fait un mauvais pêcheur.
Le remords me saisit quand j'appris que la prétendue
maladresse de cet homme avait pour cause une si triste
infirmiié.
— N'importe, reprit-il avec gaieté, si les petits poissons
mordent aujourd'hui impunément à ma ligne, il n'en a pas
toujours été de même des gros.
— Je le sais, et je désire en convaincre monsieur
Contez-nous donc ce qui vous est arrivé à la Guyane.
— Volontiers, dit le vieillard ; seulement, veuillez regar-
der à l'horloge du Capitole l'heure qu'il est, afin que je ne
retarde pas trop mon retour chez moi ; car ma femme pour-
rait s'inquiéter.
J'allai voir l'heure à l'horloge du Capitole, si petite
et si mal placée — le Capitole est l'Hôtel-de-Ville de Wa-
sington. — J'appris au vieillard qu'il était quatre heures.
— J'ai une demi-heiue devant moi, dit-il; écoutez donc.
I.
Teus l'occasion, pendant unséjour que je fis dans l'Améri-
que du Sud , de passer quelques semaines siu" une habita-
tion située au bord d'un fleuve qui prend sa source dans
les montagnes de la Guyane. Mon hôte, quoique la plus
grande partie de son temps fût employée à diriger et à sur-
veiller les travaux de sa plantation, trouvait cependant cnj
core le moyen d'en consacrer une bonne partie à mon amu-
sement. Accompagnés de deux domestiques et de César,
nègre intelligent et actif, nous nous enfoncions quelquefois
dans l'intérieur des terres , et faisions une guerre assez
meurtrière aux quadrupèdes et aux oiseaux dont ces con-
trées abondent ; ou bien , descendant le fleuve avec une
couple de canots, nous nous livrions au plaisir de la pêche,
dont nous variions la monotonie en tirant, de temps à au-
tre, sur les oiseaux qui se présentaient à notre portée.
Par suite de la configuration du pays, qui est bas et plat
aux approches de la mer, beaucoup de grands fleuves de la
côte septentrionale de l'Amérique du Sud se divisent en
plusieurs branches ou canaux , avant de confondre leurs
eaux dans celles de l'Océan. Les îles formées par ces ca-
naux sont quelquefois d'une étendue considérable , et se
MUSÉE DES FAMILLES.
23
composent de savanes ou terrains marécageux, en grande
partie couverts de hauts herbages, de joncs, de roseaux et
autres plautes aquatiques. Sous ces fourrés épais et pres-
que inaccessibles, de noml)reuscs espèces de reptiles trou-
vent une retraite d'où ils ne sortent que pour aller à la re-
cherche de leur proie.
Mon hôte et César m'avaient dit qu'ils avaient souvent
vu de grands serpents traverser les canaux pour passer
d'une île à l'autre , et qu'ils étaient parvenus , non sans
peine et sans danger, à en détruire quelques-uns. Ces ré-
cits avaient excité ma curiosité, et j'aurais voulu découvrir
aussi un de ces reptiles. Non pas que je tinsse beaucoup à
faire une connaissance intime avec eux...; bien au con-
traire : le peu que j'en avais vu m'avait inspiré une aver-
sion bien marquée, et tout ce que j'avais entendu raconter
de leurs effroyables pouvoirs de destruction n'avait fait que
me fortifier dans ce sentiment. Je n'aurais cependant pas
été fâché d'en voir un... de loin. Malheureusement , dans
toutes nos excursions, rien de semblable ne s'était pré-
senté à nous, et je commençais à soupçonner mon hôte et
César d'avoir passablement exagéré le nombre et les di-
mensions des serpents qu'ds disaient avoir vus et détruits.
Mais j'eus, peu de temps après, une aventure qui changea
complètement mon opinion à cet égard, et qui me força de
rendre justice à leur véracité.
Un jour, c'était environ trois semaines après mon arrivée,
mon hôte me dit qu'il était obligé d'aller visiter une pro-
priété située à une dizaine de milles , et qu'une partie
de sa roule étant à travers bois , il se trouvait dans la
nécessité d'emmener César, la seule personne qui con-
nût le chemin. Il ajouta qu'il serait de retour de bonne
heure dans l'après-midi , et que si je voulais , en l'atten-
dant, faire un tour de promenade ou une partie sur l'eau,
je pouvais me faire accompagner par ceux de ses gens que
je jugerais à propos de prendre avec moi.
Quand il fut parti, je rôdai pendant une heure ou deux
sur l'habitation, sans rien trouver qui fixât mon attention:
enfin, cherchant à tuer le temps d'une manière plus agréa-
ble , et trouvant qu'il faisait trop chaud pour aller à la
chasse, j'ordonnai à un des domestiques d'apprêter les us-
tensiles de pêche. Ces préparatifs bientôt terminés, je l'en-
voyai aussi chercher mon fusil; et, refusant l'offre qu'il me
fit de m'accompagner, je sautai dans la barque, et pous-
sai au large. Je commençai à descendre lentement le
fleuve. Le courant n'étant pas rapide, je fus quelque temps
avant d'arriver à l'endroit où le fleuve se partage en plu-
sieurs branches. Je dirigeai mon canot dans une de ces
branches, où j'avais déjà été avec César, et où nous avions
trouvé mainte occasion d'exercer notre adresse. Le canal
n'avait pas , en général, plus de dix-huit à vingt pieds de
largeur. Je manœuvrai pendant quelque temps à la voile,
tantôt descendant, tantôt remontant le courant, et essayant
d'abattre quelques-uns des oiseaux au brillant plumage
qui fréquentent ces lagunes ; mais ils étaient rares, et ne se
laissaient pas approcher. Peut-être aussi ne tirais-je pas
avec mon aplomb ordinaire ; quoi qu'il en soit, j'épuisai mes
munitions à l'exception d'un seul coup, et n'abattis qu'un
oiseau de l'espèce des flamants. Découragé par mon peu de
succès, je jetai mes lignes, et au bout de quelque temps je
les tirai hors de l'eau ; mais, soit qu'elles n'eussent pas été
amorcées avec autant de soin que César avait coutume de
le faire , ou que les poissons fussent aussi farouches que
^ : les oiseaux, je n'attrapai rien. Pensant que je serais peut-
gj' être plus heureux aHleurs, je redescendis encore le fleuve,
l'espace d'environ un quart de mille , et jetât une seconde
fois mes lignes.
Cependant la température était devenue étouffante. Ne
voyant aucune chance d'utiliser mon dernier coup de fu-
sil, j'ôtai mes souliers et mes bas, et baignai mes pieds
dans l'eau ; puis posant mon arme à côté de moi, je m'é-
tendis sur les bancs du canot, attendant qu'il fût temps de
retirer mes lignes. Dans cette position je m'assoupis in-
sensiblement, et finis par m'endormir, accablé, je le sup-
pose, par la chaleur et la fatigue. J'ignore combien de
temps j'étais resté dans cet état, lorsque je fus réveillé par
une sensation singulière ; c'était une espèce de chatouille-
ment , comme si quelque animal m'eût léché les pieds.
Dans cet état de demi-stupeur qui suit immédiatement le
réveil, je jetai les yeux de ce côté... Jamais, tant que je
vivrai , je n'oublierai le frissonnement d'horreur qui par-
courut tout mon corps, en apercevant la tête et le cou d'un
énorme serpent, qui couvrait un de mes pieds de salive, se
disposant, ainsi que l'idée m'en vint aussitôt, à l'avaler.
J'avais affronté la mort sous bien des formes : sur l'Océan,
sur le champ de bataille ; mais jamais, jusqu'à ce jour, je
n'avais pensé qu'elle pût se présenter à moi sous un as-
pect aussi hideux. Un instant, un seul instant , je fus fas-
ciné. Mais le sentiment de ma position me rendit bientôt à
moi-même ; je retirai vivement ma jambe, tandis que le
monstre tenait fixés sur moi ses yeux perfides et repous-
sants : en même temps, je saisis mon fusil. Le serpent,
apparemment troublé par le mouvement que je fis, abaissa
sa tête au-dessous du bord du canot. J'imagine que,
trompé par mon immobilité , il m'avait pris jusqu'alors
pour un corps mort. A peine avais-je eu le temps de me
mettre sur mon séant et de diriger de ce côté le canon de
mon fusil, que le cou et la tête du reptile reparurent,
se mouvant en arrière et en avant, comme s'il cherchait
quelque objet qu'il avait perdu. Le bout de mon canon
n'était qu'à quelques pieds de lui ; je fis feu , et il reçut
toute la charge dans la tête. Soulevant alors hors de l'eau
une partie de son corps , avec un horrible sifflement qui
glaça tout mon sang , et déployant à mes yeux ses énor-
mes proportions, que je n'avais encore pu que soupçonner,
il sembla vouloir s'élancer sur moi et m'enlacer dans ses
monstrueux replis ; mais jetant de côté mon fusil, je pous-
sai d'un vigoureux coup de rame le canot hors de sa por-
tée. En m'éloignant, je pus remarquer que ma charge avait
fait effet ; car le saug commença à couler de la tête du rep-
tile, tandis qu'il se tordait sur lui-même avec d'affreuses
contorsions. Malheureusement j'avais, ainsi que je l'ai dit,
épuisé toutes mes munitions; sans quoi j'aurais certaine-
ment régalé le monstre d'un ou deux saluts semblables à
celui que je lui avais déjà donné.
Tout cela s'était passé en beaucoup moins de temps que
je n'en ai mis à le conter. En remontant le fleuve, je pus
entendre les joncs, parmi lesquels s'était réfugié le serpent,
s'affaisser et se rompre sous le poids de son corps. Je ne
songeai plus à mes lignes, que j'avais abandonnées; mais
continuant à fendre le courant avec toute la vitesse que
je pouvais imprimer à mon «anot, je ne fus pas longtemps
avant d'atteindre l'endroit où je m'étais embarqué. Je sau-
tai à terre , et amarrant à la hâte le canot, je courus à la
maison, où je trouvai mon excellent hôte, qui venaitd'ar-
river. Je lui racontai le danger auquel je venais d'échapper
presque miraculeusement, et l'état dans lequel j'avais laissé
le serpent.
— En ce cas , me dit-il , il ne saurait nous échapper;
il faut nous mettre à sa poursuite sans perdre ua instant.
Et appelant aussitôt Céstf, il lui ordonna de préparer
les fusils, et d'amener avec lui deux des autres domes-
tiques.
24
LECTURES DU SOIR.
— Si vous TOUS sentez disposé, me dit-il alors, à mener
à Cn l'aventure que vous avez si bien commencée, et si
vous ne craignez pas de vous retrouver face à face avec vo-
tre ennemi, nous vous procurerons un passe-temps
que , selon toute apparence , vous n'aurez pas lieu de re-
gretter.
Je lui répondis que rien n'était plus loin démon inten-
tion que de rester en arrière ; et j'ajoutai que, si mes mu-
nitions n'avaient pas été épuisées, mon adversaire n'en au-
rait pas été quitte à si bon marché.
— En général, poursuivit-il, il est extrêmement dange-
reux d'attaquer de près ces gros serpents lorsqu'ils sont
blessés , parce qu'alors ils deviennent furieux , et nous
avons des exemples de gens qui ont perdu la vie dans des
expéditions de ce genre. Il y avait sur l'habitation d'un de
mes voisins un pauvre diable qui , accompagnant un jour
à la chasse son maître et quelques amis, se trouva tout à
coup en présence d'un grand boa. Il fit aussitôt feu sur lui,
et , croyant l'avoir blessé mortellement , il s'avança pour
l'achever ; mais l'animal , revenant à lui, le saisit, le ler-
Le Capitule à Wasbiuglon.
rassa, et l'enveloppa de ses replis. Ses cris affreux amonè-
reut les autres chasseurs à son secours ; mais, lorsqu'ils
arrivèrent, il était tellement au pouvoir du serpent, qu'il n'y
avait pas la moindre chance de le sauver. Il ébit impossible
de tirer sans faire , selon toute probabilité , plus de mal à
l'homme qu'à la bêle. Approcher cl chercher à le dégager
eût été s'exposer au même sort. On parvint cependant à
îuer le reptile ; mais ce ne fut qu'après qu'il eut lui-même
étouffé sa victime.
Que cette histoire ne vous effraye pourtant pas, dit
mon ami en riant; car nous prenons tant de précaulions
pour les approcher, qu'il est presque impossible qu'il ar-
rive d'accident.
César reparut en ce moment, suivi d'une demi -douzaine
d'auxiliaires, munis chacun ac quelque arme; deux
d'entre eux portaient une espèce de pique à croc, pour ou-
vrir un passage à travers les joncs. Nous fûmes bientôt as-
sis dans les canots , et descendîmes rapidement le fleuve,
grâce à nos rames maniées a\ec une adresse singulière par
deux nègres vigoureux. En peu do temps nous arrivâmes
sur le théâtre de mon exploit. Une partie du rivage , qui
n était pas couverte de joncs, portait des traces de sang qui
prouvaient que la blessure de lanimal était grave. Préci-
sément en face de l'endroit où se trouvaient ces traces, les
joncs étaient brisés et écrasés, et laissaient entre eux une
espèce de passage assez large pour qu'un homme pût y pé-
nétrer sans difficulté.
Ayant fait halle pour nous assurer que nos armes étaient
MUSÉE DES FAMILLES.
25
en bon état, nous écoutâmes attentivement, tâchant de
saisir quelque bruitqui pût nous indiquer la retraite de no-
tre ennemi. Mais nous n'entendîmes rien. Nous résolûmes
donc d'entrer dans le fourré. Un des nègres passa en
avant et écarta avec sa pique à croc tout ce qui obstruait
le passage: mon ami et moi suivions, le fusil à la main,
tandis que César et les autres formaient l'arrière-garde.
Les joncs avaient, presque partout, de huit à dix pieds de
hauteur, et ils étaient si serrés, que nous aurions eu beau-
coup de peine à nous frayer un passage, sans le sillon que
le serpent avait formé.
Nous avions fait, je le suppose, une cinquantaine de pas,
lorsque le nègre qui nous précédait donna un signal qui nous
apprit que nous touchions au but. Il reçut aussitôt l'ordre
de se replier en arrière, tandis que mon hôte et moi, avan-
çant avec précaution, aperçûmes, à travers les joncs, le
corps du monstre, dont une partie était roulée sur elle-
même, le reste gisait étendu sur la terre; mais l'épaisseur
du fourré nous empêchait de voir la tête. Dérangé par notre
approche, il parut, autant que nous pûmes en juger par
ses mouvements, se tourner vers nous et se disposer à nous
attaquer. Nos fusils étaient prêts, et, dès que nous pûmes
distinguer la tète, nous fîmes feu tous deux presque au
même instant. Les joncs interceptèrent une partie de la
charge, mais ce qu'il en reçut parut suffisant, car sa tête
dressée retomba à terre, et il commença à pousser des sif-
flements aigus et à se tordre d'une manière convulsive.
Quoiqu'il fût à peu près hors de combat, il était encore,
même en cet état, dangereux à approcher. Mais César, qui
semblait posséder beaucoup d'audace et de sang-froid,
nous pria de ne plus tirer, et , s'ouvraut un passage à tra-
vers les joncs, il fit un petit détour pour arriverjusqu'au
monstre, et réussit à lui porter un coup, qui l'étourdit com-
plètement : plusieurs coups semblables achevèrent bientôt
sa victoire. Voyant notre ennemi tout à fait mort, nous pû-
mes l'examiner à loisir; et j'avoue que ce ne fut pas sans
frémir que je louchai ce monstre, en pensant de combien
peu il s'en était fallu que je ne lui .<;ervisse de pâture.
Nous nous mimes alors à l'ouvrage , et parvînmes, non
sans peine , à tirer cette énorme bêle jusqu'au bord de
l'eau. L'ayant attachée à un des canots , nous la remorquâ-
mes jusqu'à l'habitation. Nous trouvâmes, en la mesurant,
qu'elle avait près de quarante pieds de long; en quel-
ques endroits, son corps était presque de la grosseur d'un
homme. Mon ami me dit que c'était le plus grand serpent
qu'il eût encore vu tué , quoiqu'il en eût souvent aperçu
d'autres qui devaient être, ainsi qu'il en était convaincu
d'après toutes les circonstances , d'une taille encore plus
gigantesque.
Ce fut seulement lorsque je me trouvai, le soir, assis de-
vant une table hospitalière, que je me sentis accablé par
la fatigue et les émotions de celte journée. Je me remis ce-
pendant peu à peu , et je ne me rappelle pas avoir jamais
passé une soirée plus agréable. Mais cette aventure avait
fait une impression bien profonde sur mon esprit ; et, pen-
dant quelques mois, je me réveillais souvent en sursaut,
le front baigné d'une sueur froide , croyant me sentir
broyé et expirant dans les embrassements de cet horrible
reptile. Ces pénibles visions finirent cependant par s'effa-
cer; il ne me resta que le souvenir du danger que j'a-
vais couru , et le sentiment de la reconnaissance que je
devais à la Providence qui m'avait préservé d'une mort
affreuse.
Plus tard , je vous dirai une seconde aventure, non moins
merveilleuse , et qui m'est arrivée à peu près à la même
époque.
OCTOBRF. 1843.
Le vieillard nous regarda, et reconnut sans peine qu'il
nous avait intéressés.
— Encore un récit, dit-il, et je vous quitte ; celui-ci com-
mence déjà à ressembler un peu à mes pêches malencou'
treuses.
IL
Le Bundelcund est le désert de l'Inde. La main de
l'homme n'a pas encore essayé d'y nettoyer la terre des
broussailles épaisses dont elle est partout hérissée. Le sol
marécageux de celte contrée est tellement malsain, qu'il ne
s'est encore trouvé que bien peu d'individus, quelque pau-
vres et misérables qu'ils fussent , qui aient eu le courage
de s'y établir. J'avais à traverser ce pays pour joindre mon
régiment. Mortellement ennuyé de ma ca[>tivité à bord du
petit bateau sur lequel j'avançais lentement à travers les
plaines du Bundelcund, je résolus de mettre pied à terre au
premier endroit qui m'offrirait l'aspect agréable d'une ha-
bitation humaine. Sachant que tout le pays était infesté par
des animaux sauvages et fcroces, je ne me laissai pas ten-
ter par une foule de sites admirables, mais solitaires, de-
vant lesquels je passais. Enfin j'arrivai à un petit groupe
de huttes indiennes , situées à environ un demi-mille du
fleuve. J'ordonnai aussitôt à mon pilote d'aborder, et
d'amarrer le bateau au rivage ; puis , jetant mon fusil
sur mon épaule , je me dirigeai droit vers les Imites.
Mon approche n'eut pas été plulôt signalée que deux In-
diens, entièrement nus, à l'exception de leurs petits lan-
goutes, accoururent à ma rencontre , et me prévinrent
que je marchais sur un sol perfide, et criblé tout à l'entour
de trous cachés. Ils m'apprirent que leur unique occupa-
tion consistait à creuser ces espèces de fosses, d'environ
huit pieds de profondeur, qu'ils recouvraient ensuite de
branchages et de broussailles. C'est ainsi qu'ils s'empa-
raient des bêtes sauvages; celles-ci, croyant marcher ou
courir sur un terrain solide, tombaient tout à coup dans le
piège, et se trouvaient livrées sans défense à la merci des
Indiens, qui les tuaient, les dépouillaient pour vendre leur
peau , et allaient réclamer des autorités la prime offerte
pour chaque tète de tigre. Ils avaient, depuis un an, capturé
une vingtaine de ces derniers. Deux d'entre eux , il est
vrai, avaient été tués par les bcles féroces ; mais leurs com-
pagnons, considérant ces accidents comme l'effet naturel de
la prédestination, en paraissaient peu affectés. Il était déjà
tard: je les envoyai chercher les nattes sur lesquelles je
dormais habituellement, et je résolus de passer la nuit dans
une de ces huttes. Les Indiens m'avaient promis de me
faire assister , au point du jour, à une chasse curieuse :
avec une pareille promesse, on m'aurait fait faire la moitié
du tour du globe; aussi n'avais-je pas hésité à accepter
leur offre.
Après avoir pris un peu de riz et nettoyé mon fusil (dont
un canon était toujours chargé à balle et l'autre avec du gros
plomb), je préparai nies munitions de chasse pour le lende-
main, occupation fort intéressante lorsqu'on se trouve isolé
comme je l'étais : je me couchai ensuite, avec la précaution de
fermer la porte aussi bien que je le pus , car je n'aimais pas
trop la figure et les manières d'un des Indiens, et je com-
mençais déjà à me repentir de m'ètre mis aussi complète-
ment à leur discrétion. Mes domestiques, que je regrettais
de n'avoir pas amenés avec moi, étaient à un demi-mille de
distance. Les gens au milieu desquels je me trouvais étaient
des hommes d'un caractère farouche, d'une taille et d'une
force athlétiques , accoutumés à combattre les bêtes féro-
ces : avec la facilité qu'ils avaient de transporter leur rési-
dence d'un lieu dans un autre, pouvant, dans les vastes so-
— 4 — ONZIÈME VOLLME.
i
26
LECTURES DU SOIR.
litudes du Bundelcund, défier toutes les recherches, d'une
cupidité proverbiale , et comptant la vie pour rien , qui me
garantissait que ces hommes ne se jetteraient pas sur moi
pour m'assassiner? J'avais eu l'imprudence de leur laisser
voir ma bourse pleine de roupies , et je leur avais vanté
les qualités de mon fusil , objet plus précieux encore pour
eux que l'or. Qui pouvait les empêcher de se rendre maî-
tres de tout cela? Rien. Je comprenais le danf,'er de ma po-
sition, et, roulant ces pensées dans mon esprit, je tombai
dans un sommeil léger et inquiet.
Il devait être environ une heure du matin, lorsque
je fus réveillé par un bruit sourd : plusieurs personnes
s'entretenaient à voix basse près de la petite fenèlre de
ma hutte , qui n'avait pour fermeture qu'un mauvais volet
ou plutôt une espèce de châssis garni d'herbes desséchées.
Je me traînai doucement de ce côté, et, à mon grand effroi,
je les entendis exprimer ainsi leurs intentions féroces:
— Depuis quand , demanda une voix que je n'avais pas
encore entendue, le tenez-vous?
— Depuis hier soir à la tombée de la nuit.
— Et avez-vous écouté depuis, pour vous assurer s'il ne
bougeait pas?
— Oui , et nous croyons qu'il dort.
— En ce cas, c'est le moment de tomber sur lui. Mais
comme vous dites qu'il est fort, il faut manœuvrer avec
prudence. Comment l'altaquerons-nous?
— Je pense, répondit un des interlocuteurs, que le meil-
leur moyen sera de lui tirer des flèches empoisonnées.
— C'est bien ; mais s'il sort?
— S'il sort, nous l'achèverons avec nos couteaux.
— Les avez-vous sur vous?
— Pas encore.
— Eh bien donc, dépêchez-vous , dit celui qui parais-
sait être le chef; courez les chercher, et nous expédierons
l'affaire le plus tôt possible. Je serai ici dans cinq minutes.
Et je les entendis se séparer brusquement et partir de
différents côtés.
Le cœur palpitant, j'écoutai, jusqu'à ce que le bruit de
leurs pas se fût éteint dans réioignement: alors, saisissant
mon fusil, je résolus de cherchera m'échapper, ou, dans tous
les cas, de vendre ma vie aussi cher que possible, en rase
campagne, d'où un coup de fusil pourrait être entendu de
mes gens ù bord du bateau. L'instant d'après, j'avais franchi
la porte, et, avec la rapidité de l'éclair, je m'élançai dans
la direction que je croyais être celle du lieu où ma barque
était amarrée.
La lune brillait avec éclat, et je courais sans songer à
d'autre danger que celui d'être poursuivi par cette bande
de meurtriers au milieu de laquelle j'avais eu le malheur
de tomber. Les hurlements du chacal et du fayo, les rugis-
sements des bêtes de proie et les cris des oiseaux sauvages,
troublés dans leurs retraites, ajoutaient à l'horreur de la
scène. Tout à coup j'aperçus quelque chose bondir au mi-
lieii des broussailles, et j'entendis les branchages craquer
sous la pression d'un corps pesant. Un grognement sau-
vage, accompagné d'une espèce de sifflement particulier,
semblable à celui du chat, et une paire d'yeux étincelant
au milieu de l'obscurité, m'apprirent que j'étais poursuivi
par un ligre. Je me crus perdu. Encore un bond, et j'étais
au pouvoir de mon farouche ennemi. Je n'eus pas même
le temps de faiie une prièie. Je me précipitai en avant avec
toute l'énergie du désespoir, et au même instant je res-
sentis une violente commotion, des étincelles de feu jailli-
rent de mes yeux, tous mes membres furent comme dislo-
qués. J'étais tombé dans une fosse, et, au moment où je
tombais, le tigre avait bondi par-dessus moi.
Revenu de l'étourdissement produit par cette chute , et
soulagé pour le moment de la frayeur que j'avais éprou-
A ée, je me hasardai à lever les yeux. A la clarté de la lune,
j'aperçus le tigre couché à plat ventre au bord de la fosse,
guettant avec une anxiété sauvage le malheureux qu'il
semblait évidemment considérer comme une proie qui ne
pouvait lui échapper. Ses yeux brillants suivaient tous mes
mouvements, et je me blottis le plus bas que je pus, afln
d'être hors de la portée de sa griffe meurtrière.
Comme mes yeux commençaient à se familiariser avec
l'endroit où j'étais, j'aperçus , à ma grande horreur, un
long serpent noir, qui essayait de remonter contre les pa-
rois de la fosse. N'y pouvant parvenir, il sembla hésiter
s'il ferait une nouvelle tentative pour s'échapper ou s'il
attaquerait l'intrus qui tremblait devant lui. Il parut enfin
s'arrêter à ce dernier park : il se dressa tout à coup, et,
fixant sur moi ses yeux verdàtres et étmcelanis, il se pré-
para à s'élancer. Je sautai sur mes pieds ; mais à peine
étais-je debout, que je sentis la chair de mon épaule déchi-
rée par les ongles du tigre, à la portée duquel je m'étais
imprudemment exposé en me levant. L'animal, en faisant
ce mouvement, avait dérangé les branchages qui étaient
au bord de la fosse: mon fusil tomba à mes pieds. Malgré
mon sang qui coulait et la vive douleur que je ressentais,
j'eus encore assez de force pour le ressaisir, et faisant aus-
sitôt feu sur le serpent, je le tuai au moment où il allait se
jeter sur moi.
La détonation de mon arme sembla redoubler la féro-
cité du tigre, qui essaya alors de descendre dans la fosse.
Je commençai à examiner sérieusement s'd ne valait pas
mieux me livrer tout de suite à cet animal furieux que de
rester plus longtemps dans cette affreuse position. J'eus le
vertige ; le désespoir semblait ébranler ma raison. Je savais
que la compagne du serpent ne tarderait pas à venir le
joindre. Déjà la terre commençait à s'ébouler sous les griffes
impatientes du tigre. La nature humaine allait succomber,
lorsque tout à coup un rugissement épouvantable se fait
entendre, et le ligre, traversé de plusieurs dards empoi-
sonnés, se roule dans les convulsions de la mort. L'instant
d'après paraissent mon hôte de la veille et mes amis, qui
s'empressent de me tirer de la fosse. On pousse des cris
de joie en me retrouvant à peu près sain et sauf, on me fé-
licite, et les Indiens surtout paraissent heureux de m'avoir
sauvé.
Que signifiait donc leur conduite? Le mystère fut bien-
tôt éclairci. Ils m'expliquèrent, en me reconduisant à mon
bateau, qu'ils venaient de tuer un beau léopard, qui était
tombé, la veille, dans une de leurs fosses, et que c'était le
sujet de la conversation dans laquelle j'avais cru voir un
complot contre ma vie. Ils revenaient de celte expédition
lorsqu'ils avaient entendu mon coup de fusil, el, se pré<i-
pitant de ce côté , ils avaient eu le bonheur d'arriver à
temps pour me sauver.
En achevant ces mots, le vieillard nous quitta.
BORGHERS.
(Traduit de l'anglais.)
»»#«<
MUSÉE DES FAMILLES.
27
i^ms GomTmmwoiRÉkï^s.
MARIE -JEANNE.
Quelques jours après la première représentation d'^n-
tony, on discutait vivement, chez M"» la comtesse de B**,
sur les attaques virulentes de l'auteur de ce drame contre
l'amitié. Les uns, en petit nombre, les accusaient de pa-
radoxes; les autres, eu majorité , adoptaient avec enthou-
siasme la misanthropie de AI. Alexandre Dumas, et invec-
tivaient de toutes leurs forces cette pauvre nature humaine
incapalile d'un sentiment aussi noble et aussi désintéressé
que l'amitié.
M"» la comtesse de B**, comme l'attestent ses char-
mants ouvrages, tous empreints d'une pensée utile et
douce , était une femme de haute intelligence, qui devait
cette intelligence à son cœur. Toutefois, la bonté n'ex-
cluait pas chez elle la malice; elle laissa donc la discussion
s'engager assez énergiquement pour que les adversaires
ne pussent, ni d'un côté ni de l'autre, reculer ou se ré-
tracter. Tantôt elle semblait encourager par un sourire les
partisans di' Antony ; tantôt c'était à ses adversaires qu'elle
venait en aide, en leur accordant de l'attention et de l'inté-
rêt. A la fin , quand on eut épuisé, de part et d'autre, les
arguments, et que les orateurs pour ou contre en vin-
rent à cet état de fatigue orale qui amène une sorte de trêve
entre les parties belligérantes, M-^^ la comtesse de B**
rompit le silence.
— J'ai, depuis quelques jours , appris une histoire qui
peut parfaitement servir de conclusion à votre polémique ,
dit-elle. Veuillez m'écouter sans interruption ; vous savez
que ma poitrine est faible, et que je me fatigue vite en
parlant.
On se rapprocha de la comtesse ; on fit cercle autour
d'elle et chacun se tut. Elle commença presque à mi-voix,
en personne qui a la conviction d'être religieusement
écoutée :
— Au plus fort de la Terreur, dit-elle, une pauvre ma-
telassière qui habitait le faubourg Saint-Antoine mit au
monde une fille : le père, honnête ouvrier, fit inscrire cette
fille, à l'état civil, sous le nom de Marie-Jeanne Dubois. A
cette époque, donner à un enfant le nom de la Vierge et
celui d'une sainte véritable était en quelque sorte de l'au-
dace. Mais Dubois ne se sentit pas le courage d'affubler
sa fille des noms baroques alors à la mode et adoptés pres-
que exclusivement pour les nouveau-nés. Au lieu de s'ap-
peler Égalité, Vérité, Junie, Poppée ou Cornélie, elle re-
çut donc les noms chrétiens de Marie-Jeanne^ au grand
déplaisir de l'officier municipal, qui fronça le sourcil, et se
promit d'inscrire Dubois sur la liste des modérés. Cette
promesse ne tarda point à recevoir son exécution. Malgré
la pauvreté et le peu d'intérêt qu'on avait à le perdre, Du-
bois fut vivement inquiété par les jacobins. Sa femme le
supplia d'aller, comme tous ceux qu'on persécutait, cher-
cher un asile à l'armée... Hélas! il y trouva une mort glo-
rieuse, et tomba au premier rang en défendant avec une
noble ardeur les frontières de la France.
Marie-Jeanne avait quinze mois quand un bulletin de
l'armée du Nord vint apprendre à sa mère la mort du
brave soldat. La djong femme résolut de ne pas se rema-
rier, quoique sa beauté et sa bonne conduite lui valussent
de nombreux aspirants à sa main. Elle se dévoua exclusi-
vement à Marie-Jeanne, l'éleva honnêtement et parvint
à en faire le modèle des jeunes filles du faubourg Saint-
Antoine. En 1813, un ouvrier, nommé Vignon, demanda
en mariage celle que chacun aimait et respectait dans le
quartier, l'épousa et ne tarda point à l'emmener avec lui à
Bordeaux, sa ville natale. Marie quitta sans regret Paris,
où ne l'attachait plus aucun lien : Dieu venait de rappe-
ler à lui sa mère.
Tout prospérait chez Vignon, grâce à son amour du tra-
vail, grâce surtout à l'esprit d'ordre et à la bonté de Ma-
rie-Jeanne. Deux années de bonheur s'écoulèrent pour les
époux. Puis Dieu soumit tout à coup à des épreuves
cruelles la douce et laborieuse jeune femme. Vignon tomba
malade; la maladie dura longtemps, et non-seulement
elle empêcha Vignon de travailler, mais encore elle mit
Marie-Jeanne dans l'impossibilité de se livrer à d'autres
soins que ceux qu'exigeait le triste état de son mari. Dix-
huit mois s'écoulèrent ainsi, durant lesquels les ressources
du petit ménage s'épuisèrent peu â peu. La gêne arriva,
puis la misère; la misère dans la mansarde d'un malade!
la misère avec toutes ses privations et ses douleurs!
Ici , M""* la comtesse de B''* s'interrompit un moment
et porta les yeux autour d'elle.
Chacun Técoutait avec une profonde attention. Per-
sonne ne songea à prendre la parole, tandis que la con-
teuse s'accordait un peu de repos.
Elle reprit eu ces termes :
— La maison où Vignon se mourait sans secours et
sans pouvoir se résigner â entrer dans un hospice (car
pour entrer dans un hospice il faut se séparer de sa fa-
mille et de tous ceux qu'on aime) ; celte maison, dis-je,
était habitée par plusieurs riches locataires. Ils enten-
dirent parler de la triste position de l'ouvrier, mais ils ne
songèrent point à lui venir en aide. La seule personne
qui se montra compatissante pour Marie-Jeanne et pour
Vignon fut la veuve d'un officier, presque aussi pauvre
qu'eux, et qui occupait une petite chambre en face de
leur mansarde.
M">» Dutois tenait, pendant la journée, une école de
petits enfants. Le soir, quand les élèves étaient retournés
chez leurs parents , elle venait s'asseoir au chevet du ma-
lade et partageait avec lui le peu d'argent qu'elle possé-
dait. Touchée de la résignation de Vignon et attendrie par
la douceur et le dévouement de Marie- Jeanne, elle se
dépouilla peu à peu de ses bijoux, de son linge, et même
d'une partie de ses meubles ; Marie-Jeanne voulait refu-
ser, mais M™* Dutois lui disait :
— Vous n'êtes pas la maîtresse de ne point accepter ce
que j'apporte. C'est pour votre mari ; c'est pour le sou-
lager.
Et Marie-Jeanne acceptait en pleurant.
Cependant l'état de Vignon empirait de plus en plus;
le délire arriva, et, après le délire, la mort. M""» Du-
tois entoura Marie des seules consolations qui pussent
i
28
LECTURES DU SOIRJ
quelque chose sur un cœur si cruellement blessé. Elle
pleura avec la pauvre femme et partagea sa douleur. Les
deux veuves étaient trop indigentes pour garder chacune
un logement ; elles se réunirent dans la même chambre, et
Marie-Jeanne devint l'auxiliaire deM"'Dutois pour la di-
rection de récole. Les écoliers ne manquaient pas, et l'ai-
sance commençait à sourire aux bonnes femmes, quand
M"' Dulois tomba malade. Savez-vous ce que Ut Marie-
Jeanne?
— Elle abandonna M"" Dutois, répondit en ricanant
un beau jeune homme pâle qui avait, le matin même,
injurié dans un petit journal le bienfaiteur dont il avait
mangé le pain pendant deux ans.
— Vous vous trom[)ez, monsieur, reprit M"' de B**.
Elle rendit à M""-" Dutois le dévouement que celle-ci avait
témoigné à Vignon, et se fit femme de peine de deux ou
trois ménages, pour gagner quelque argent; car les élèves
s'en étaient allés lorsque les parents avaient appris com-
bien était grave et devait durer longtemps la maladie de
l'institutrice.
En cITet, celte maladie n'eut jamais de guénson, et
M"« Dutois devint et resta paralytique.
Vous le voyez , monsieur, Marie-Jeanne ne suivait pas
les principes que vous professez.
— Mais, interrompit le jeune homme, ces principes ne
sont pas les miens... L'expérience seule...
— Je prends acte de votre désaveu , et je vous en féli-
cite. Mais une autre fois, réfléchissez avant de médire si
promptement de l'humanité; Montaigne l'a dit : « Ceux
« qui traictent mal des hommes les voyent à travers la fe-
€ nestre de leur propre conscience. »
Je continue :
Cependant, étrangère à Bordeaux, Marie, quoique labo-
rieuse, pouvait à peine subvenir à ses besoins et à ceux de
son amie. Il ne suffît pas à un artisan de se montrer labo-
rieux, adroit, probe, il faut qu'il trouve de l'ouvrage : la so-
ciété, assez charitable pour ne pas refuser du pain à ceux qui
en demandent , ne l'est pas au point de pourvoir à ce qu'ils
puissent d'abord en gagner. Il serait pourtant plus digne
d'une civilisation avancée de prévenir la misère que de la
secourir. .Marie, qui préférait un salaire à l'aumône, pen-
sait sans doute ainsi quand elle voulut revenir à Paris dans
l'espoir d'y trouver du travail qu'elle ne pouvait plus se
procurer à Bordeaux. II est facile de changer de lieu
quand on peut prendre des chevaux de poste, payer sa
place à la diligence, ou bien encore, leste et robuste, fran-
chir les distances à pied prescpie aussi rapidement qu'on
les franchit en imagination dans la jeunesse. Marie a vingt-
huit ans , une bonne santé , de quoi payer son cite chaque
soir; la route ne l'elTraye pas. Mais son amie? On est bien
vieille à cinquanle-deux ans, avec une |)aralysie! Ce n'est
pas qu'il n'y ait, à Bordeaux comme à Paris, des hospices;
mais quel triste séjour qu'un hospice, quoiqu'il faille en-
core souvent de la faveur pour y être admis! .Vu reste,
M"" Dutois était la seule qui se fût prise à réfléchir sur la
nature de cet asile et sur les dilTicultés de se le procurer.
Marie n'y pensa pas un seul rtiomont ; mais en revanche,
elle médita beaucoup sur les moyens de transporter
M'"' Dutois ii Pans, car « il n'y avait pas à dire, il fallait
€ que .M"" Dutois vint à Paris, puisque .Marie y allait. »
Lorsqu'elle déclara positivement à M™' Dutois que , re-
doutant la misère à l'égal de la mort, elle était décidée à
ne plus dilTérer son départ , celle-ci lui répondit avec un
peu d'inquiétude :
— Oui, il te faut quitter Bordeaux ; mais moi..., com-
ment m'en irai-je?
— J'y ai pensé.
— Eh bien?...
Il faut d'abord vendre tout notre mobilier.
— Sans doute, mais que vaut-il?
— J'ai fait notre marché...
— Il n'y aura jamais de quoi payer deux places à la di-
ligence, vivre eu roule, attendre l'ouvrage à Paris...
— Oh! ça non, par exemple... Mais ce n'est pas par la
diligence que nous partirons.
— Tu iras comme tu voudras, toi , tu as de bonnes
jambes ; mais moi, qui ne peux pas mettre un pied devant
l'autre?...
— Je le sais bien ; aussi j'ai arrangé tout cela. J'ai fait
mes prix : j'achète d'abord une bonne petite charrette...
Elle est bien petite, parce qu'il n'y aura de la place que
pour un matelas. Il te faut ton matelas d'abord. Puis il
faut se trouver de suite dans ses meubles à Paris. Notre
malle de linge" ira par le roulage.
— Mais, ma chère amie, c'est bien de l'argent ; une char-
rette, un cheval. Car qu'est-ce que tu veux faire d'une char-
rette sans cheval ?
— Tiens! la charrette ne mangera pas en route, et c'est
moi qui serai dans les brancards.
— Tu seras dans les brancards, et tu me traîneras?
— Eh! comment voudrais-tu faire autrement?
— Mon Dieu! est-il possible!
— Ah ! si tu trouves que nous puissions faire autrement,
je veux bien.
M"e Dutois regarda Marie, et après un moment de si-
lence lui dit :
— Mais on se moquera de nous sur la route... Une jeune
femme qui en traine une vieille.
— J'en ai bien eu la pensée ; aussi, tout le long du che-
min , je dirai que lu es ma mère.
— Ah! c'est toi qui me sers de mère!
Le 22 mars 1822, Marie disposa sa charrelle, dont un
drap vert étendu sur des cerceaux augmentait encore le
poids , car il fallait a%ant tout que son amie n'eût pas
froid. Elle y plaça la pauvre maîtresse d'école et son pe-
tit chien; puis, s'atlclant dans les brancards, elle prit
la roule de Paris , aux regards de tous les voisins , plus
étonnés qu'attendris.
Pendant la première journée, les giboulées se succé-
daient , le traînage était pénible ; on ne put aller qu'au
Carbon blanc. Là, se perdit le petit chien de M"» Du-
tois : elle en lira un fâcheux augure pour le voyage et
s'attrista ; mais Marie rassura son amie. Cependant ,
aucune circonstance agréable n'encourageait la pauvre
femme; elle excitait la curiosité et non la bienveillance,
et au Carbon blanc , les frais de gite et de nourriture fu-
rent exigés des pauvres voyageuses sans diminution du
prix ordinaire.
La seconde journée se termina à Saint-André de Cub-
sac , où la Dordogne se passait sur un bac. De son naturel
peu sensible, le naulonicr de la Dordogne ne vit absolu-
ment qu'une nouvelle manière de parcourir les grands
chemins, dans le mode adopté par la courageuse Marie; il
lui fit donc payer le passage au prix du tarif, payer
pour elle , payer pour la charrette, payer pour M"* Du-
tois, ainsi que payaient chaque jour toutes les femmes
et toutes les charrettes. Un accueil meilleur les atten-
dait k la couchée. Une chaire d'instruction élémentaire
était vacante à Saint-.Vndré de Cub.^ac, et elle fut oflerte
à M™' Dutois par une personne qu'elle connaissait dans ce
bourg; mais quant à la matelassière, il n'y avait guère
IMLSÉE DES FAMILLES.
20
(l'ouvrage pour clic dans la commune. On essaya donc de
lui démontrer l'avantage de s'acheminer vers Paris sans
charrette et sans vieille femme. Marie et M"' Dutois re-
fusèrent, et on repartit. 11 fallut laisser le matelas ou dé-
couvrir la voiture, car décidément elle était trop lourde;
M"" Dutois ayant préféré le premier expédient, la char-
rette con.serva sa couverture, dans laquelle le vent s'engouf-
frait par fois comme s'il y eût mis de la malice, disait Marie.
Un épisode marqua la quatrième journée. Dans le creux
d'un vallon, la charrette s'embourba et résista à tous les
efforts de Marie. Haletante, couverte de sueur, elle s'as-
sit tristement sur un de ses brancards et regarda M™» Du-
tois, dont les yeux se remplissaient de larmes.
Un vieux paysan leur indiqua une maison derrière le
bois qui bordait la route, et Marie se décida à aller deman-
der du secours. Un valet de la ferme lui refusa son as-
sistance; mais Marie parvint jusqu'au maître, qui ordonna
aussitôt à un autre domestique d'aller à l'aide de la voya-
geuse avec un cheval. Grâce au cheval qu'on attela en
avant de Marie, le pas difficile fut franchi, on monta la
côte, et Marie gagna Chouvanceau, où elle vit arriver pres-
que en même temps le premier valet de ferme, qui s'ex-
cusa de ses refus et remit aux pauvres voyageuses six
francs, de la part de son maître. Les six francs venaient à
propos , l'aubergiste de Chouvanceau ne logeait personne
gratis.
La cinquième journée devait conduire les voyageuses
au delà de Barbezieux. Il y avait huit grandes lieues à
faire. Le courage de Marie ne faiblissait pas, mais ses for-
ces de femme commençaient à s'épuiser. La Providence
lui envoya le compagnon de route le plus désirable dans sa
position. Louis, un bon roulier, conduisant un fourgon
traîné par six forts chevaux , jeta un regard sur le ché-
tif équipage de la charrette. 11 entra en conversation
avec les voyageuses ; il offrit d'alléger le poids que traînait
Marie en attachant derrière son fourgon la petite voi-
ture, et comme Marie était encore obligée de demeurer
entre les brancards pour les maintenir, le bon roulier
marcha à côté d'elle et l'encouragea en faisant l'éloge de
sa résolution.
La sixième journée, la plus longue, fut aussi la plus
intéressante. Angouléme était le but qu'il fallait atteindre.
On avait neuf lieues à parcourir, mais Louis et ses che-
vaux étaient d'un grand secours. Pendant une montée,
d'autres rouliers le rejoignirent, et chacun d'eux voulut
traîner à son tour M"= Dutois, pour juger par eux-mêmes
des forces que déployait Marie. Ces essais se faisaient si
gaiement que les bruyants éclats de rire de l'un de ces rou-
liers attirèrent l'attention d'une dame qui faisait route ,
dans sa calèche, pour Angouléme. Elle fit arrêter son
postillon et demanda ce qui réjouissait les rouliers. Louis
s'empressa de répondre à la dame : C'est, dit-il, une femme
qui s'est attelée pour en traîner une autre , vieille et ma-
lade : pour lui, il ne s'étonnait que d'une chose, c'était que
les voyageuses n'eussent pas reçu l'indemnité de route et la
voiture, la vieille comme veuve d'officier, la jeune comme
journalière sans ou\Tage, et retournant dans la ville où
elle était née. La dame l'écoutait à peine : voulant voir de
ses yeux la généreuse créature capable d'un tel dévoue-
ment, elle descendit de sa calèche, et, malgré le mauvais
temps, courut à la petite charrette, souleva la serge verte,
et demeura immobile d'attendrissement devant la paraly-
tique.
— Voilà mon adresse, dit-elle à Marie en lui remettant
une carie. Des que vous serez à Ancouléme, venez me
trouver.
Puis, ayant pressé la main de Marie, la dame quitta la
charrette et les rouliers. Sa calèche de poste s'éloigne ra-
pidement.
— Qu'est-ce que c'est donc que celte belle dame qui
n'a pas eu peur d'entrer dans la boue jusqu'à la cheville?
demanda Louis.
On lut sur la carte le nom de la comtesse de J***.
Tout se devine maintenant : M"" la comtesse de J*'*
obtint une feuille de route qui valut à ses protégées la
faveur d'une charrette tialoée, d'étape en étape, par un
cheval ; eiles reçurent encore les trois sous par lieue que
Louis avait réclamés pour elles. Le récit de la comtesse
avait paru si merveilleux aux autorités d'Angoulême ,
que , malgré l'attestation de la comtesse et ses instances ,
malgré la régularité des papiers dont les voyageuses étaient
munies, on crut ne pas pouvoir se dispenser d'en écrire
aux autorités de Bordeaux.
La réponse arriva de Bordeaux, et comme elle était ho-
norable et favorable, la feuille de roule fut déli^Tée. Marie
et son amie furent donc voiturées aux frais de l'État sur la
grande route d'Angoulême à Paris.
Malgré la supériorité apparente de leur nouvelle manière
de voyager, M"^» Diil«is et surtout Marie n'en furent pas
moins réduites à regretter quelquefois encore leur premiei
;noyen de transport. Par exemple, elles se virent, un jour,
placées, dans la charrette, à côté de conscrits réfractaires
garrottés, ce qui leur procurait i'cscorle peu agréable de
la gendarmerie, et les fil prendre, en plusieurs lieux, pour
des criminelles.
Une autre fois, ce fut une folle, qu'il fallut, à la fin , te-
nir enchaînée près de la vieille paralytique, ce qui faisait
dire à Marie que le bien ne se fait pas toujours bien.
Enfin, l'on arriva à Paris, où, toujours inséparables, Ma-
rie et M""' Dulois, quoique l'une trouvât peu d'ouvrage et
que l'autre fût toujours infirme, échappèrent cependant à
la misère par les soins d'une amie de M™« de J*'*.
Eh bien ! que pensent de mon histoire les misan-
thropes et ceux qui prétendent que l'amitié n'est qu'un
vain mot ?
— Je pense, reprit le jeune homme de tout à l'heure,
qui cherchait à se relever de son échec et de la leçon qu'il
avait reçue, je pense que Marie-Jeanne et M"" Dulois sont
une rare exception à une règle presque rigoureusement
absolue. Aussi, la société est-elle sans récompense oour de
telles vertus exceptionnelles.
— Vous vous trompez, monsieur, la société récompense
les vertus obscures. Si demain, 9 août, vous voulez vous
rendre à l'Institut, vous y entendrez proclamer le nom de
Marie-Jeanne Vignon. L'illustre président du corps le plus
illustre de l'Europe , Cuvier, décernera à celte pau\Te
femme , jusqu'alors inconnue , un prix de deux raille
francs. Marie-Jeanne n'en sait rien encore ; elle ignore les
motifs qui m'ont fait l'inviter à passer, demain matin, chez
moi. Elle m'accompagnera à l'Académie, et là elle trou-
vera M"* Dutois; là, elle apprendra que, grâce à M. de
Montyon, les vertus domestiques ne sont pas condamnées,
en France, à mourir ignorées, et sans servir d'encourage-
ments et d'exemple. Oui, l'amitié est une sainte passion,
que Dieu a donnée à l'homme pour l'aider dans les épreu-
ves de la vie. Un fardeau supporté par deux perd pres-
que toute sa pesanteur.
Cette fois, personne ne répliqua, chacun était con-
vaincu.
S. IlE.NRY BERTIIOUD.
30
LECTURES DU SOIR.'
mEZlSUBS BS î'a^wcs»
(dD 15 AOUT AC 15 OCTOBRE.)
L'Académie des Beaux-Arts a décer-
né les grands prix de sculpture comme
il suit : premier grand prix à M. René-
Ambroise Maréchal, de Paris, âgé de 25
ans el demi, élève de MM. Ramey et
Dumonl; second grand prix, à M. Eu-
gène-Louis Lequesne , de Paris, âgé de
28 ans, élève de M. Pradier; deuxième se-
cond grand prix à M. Hubert Lavigne,
de Pons-la-Granville (Moselle), âgé de
25 ans, élève de MM. Ramey el Dumonl.
— L'exposition des envois des pension-
naires de Rome a lieu, depuis huit jours,
à l'école des Beaux-Ans. Les avis sont
partagés sur la valeur de ces œuvres d'art :
les juges systématiques, ne retrouvant
plus dans celle école l'unité qui s'y fai-
sait remarquer du temps où M. Ingres la
dirigeait, blâment très-fort la maniire
toute |)ersonnelle de divers pensionnaires;
quant à nous, nous préferons la variété
actuelle à la monotonie des expositions
précédentes.
Parmi les peintres , il faut mentionner
tout d'abord M. Mural, dont l'œuvre ca-
pitale, quoiqu'un peu bizarre d'elTet, ne
manque ni d'élévation ni de style. Son
Jérémie, un peu froid el d'une expres-
sion plutôt étrange que vraiment in-
spirée, est pourtant une figure assez
bien inventée, qui se distingue par le ca-
i-actère el la solennité; les groupes de
femmes qui se lamentent sont variés el
harmonieux. Mais la lumière du so-
leil couchant paraît un peu trop écla-
tante, el les ombres trop prononcées. En
somme, il ya du talent dans cette scène,
el très-ceriainement c'est là pour M. Mu-
ral un tableau qui rachète complètement
a faiblesse de ses envois précédents.
M. Hébert a envoyé deux odalisques
qui rêvent nonchalamment sur le bord de
la mer. Celle peinture, très-recherchée,
\ise avant tout à l'originalité; elle ne
manque pourtant pas de grâce et de poé-
sie. Les travaux des deux derniers lau-
réats, le Troile, de M. Brisset, el les Deux
amants , de M. Lebouy, sont des éludes
consciencieusement faites.
La sculpture mérite moins d'éloges que
la peinture : sauf la copie du Mars assis,
exécutée par M. Godde, et le bas-relief
de M. Vaulier , nous n'avons été n-elle-
ment satisfaits d'aucun morceau. Il y a
un certain mérite de dessin dans VOreste
de M. Cliambard ; mais celte ligure man-
que totalement d'idéal.
Les dessins de M. Pollet sont aussi re-
marquables que nombreux : ses copies du
Joueur de violon de Raphaël, el de la
yinus du Titien , méritent à tous égards
d'élre transportées sur le cuivre.
11 nous reste à parler, parmi les architec-
tes, de M. Guenepin , qui a fait un plan
d'ilôtcldtt invalidtt de la marine, où se
trouve le sentiment monumental joint au
sentiment de l'utilité.
Quoi qu'en puissent dire certains es-
prits moroses , notre école de Rome est
loin d'ètçe en décadence, el nous pouvons
attendre des pensionnaires actuels des
œuvres tout aussi distinguées que celles
des élèves de M. Ingres.
— Un membre de l'Académie des scien-
ces, M. Vicat, a fait des expériences très-
importantes sur les diverses espèces de
ciments hydrauUques. Tous ceux qu'il a
essayes résistent à l'eau douce; les uns
tiennent bon dans l'Océan et sont détruits
dans la Méditerranée; d'autres enfin sont
inattaquables à l'eau des deux mers. Ce
savant, dont les recherches ont produit
une profonde impression sur l'assemblée,
a prouvé que la différence d'action des
deux mers sur les ciments tient à la quan-
tité différente des sels qu'elles renfer-
ment. Il a trouvé, par exemple, 7 parties
de sel de magnésie dans la Méditerranée
et 2 dans l'Océan. De leau de mer faite
artiliciellement dans ces deux propor-
tions, s'est comportée à l'égard du ciment
comme l'eau de mer naturelle : ce sont
les sels qui détruisent certains ciments.
Le ciment naturel, d'abord détruit à
l'extérieur, résiste bientôt par le travail
qui s'accomplit dans son intérieur. Si l'on
avait employé à la digue d'Alger une cer-
taine espèce de ciment, au bout de deux
ou trois ans la digue aurait disparu. Heu-
reusement que le hasard a bien inspire
l'ingénieur chargé de la direction du pre-
mier de nos ports africains. Certes, l'ac-
cueil qu'a reçu cette communication à
l'Académie Cït déjà une recompense pour
son auteur.
— Les arts viennent de faire une perte
sensible. M. Gérard, statuaire, ancien
pensionnaire du roi à Rome, a terminé,
le 16 septembre, à l'âge de quatre-vingt-
quatre ans, sa longue et honorable car-
rière. M. Gérard a attaché son nom aux
principaux monuments de la capitale: les
travaux exécutés par lui à la Colonne,
aux Tuileries , au Louvre , au Palais-
Royal, à la Chapelle expiatoire, et on
dernier lieu à l'arc de triomphe de l'É-
toile, l'ont depuis longtemps placé au
rang de nos habiles statuaires. Ses obsè-
ques ont réuni un grand nombre d'artis-
tes, accourus pour honorer en sa personne
le talent consciencieux joint à la modes-
lie du vrai mérite.
— Il résulte des observations de M. Ros-
signol, que le cuivre se trjuve naturelle-
ment dans le corps de l'homme et des
animaux, et qu'il s'y introduit par les
aliments. D'après ses recherches, le cui-
vre existe effectivement dans la chicorée,
le suc de fécule et dans une foule d'au-
tres substances nutritives. Si ces résultats
qu'ils devTont inspirer au médecin légiste
chargé de constater un empoisonnement
par le cuivre. Une décision précipitée
pourrait coûter la tète d'un innocent. Il
est vrai qu'on aura toujours la ressource
précieuse de pouvoir expérimenter com-
paralivemenl sur le sujet supposé empoi-
sonné et sur un autre mort tout autre-
ment. Attendons d'ailleurs que les re-
cherches se complètent et que la science
prononce.
— La cire exisle-t-elle toute formée
sur les fleurs où les insectes iraient la pui-
ser, el leur travail se borne-t-il à la sé-
parer des autres matières organiques avec
lesquelles elle est combinée, ou bien la
composent-ils , par une véritable sécré-
tion, aux dépens de ces éléments conte-
nus dans les parties végétales dont ils
font leur nourriture? Question délicate
et hardie, qu'on ne peut éclaircir qu'en
portant le flambeau de l'expérience dans
les actes les plus intimes de leur vie. Ce
n'est pas du reste la première fois qu'elle
ail été abordée. Voici comment MM. Ed-
wards et Dumas en ont tenté la solution:
ils ont enfermé dans des ruches vitrées
de jeunes essaims, avec du sucre et de
l'eau pour toute pâture, et ces abeilles se
sont mises à l'œuvTe pour construire leurs
cellules, qu'elles n'ont abandonnées qu'en
tombant malades. La cire dont elles les
bâtissaient n'était ni dans le sucre ni dans
l'eau; donc la cire est créée par une opé-
ration de chimie vivante, aux dépens de
ses éléments pris sur les plantes. Mais si
ces insectes n'avaient fait, par une légère
modiiicalion , que tirer de leur propre
graisse la cire , qui , comme elle, est un
corps gras? On a analysé comparative-
ment ces ouvrières et leurs soeurs qui
n'avaient point été soumises à l'expé-
rience, et l'on a vu que la quantité de cire
produite dépassait de beaucoup le déchet
de graisse de celles qui l'avaient fournie.
Puisque les abeilles font de la cire avec
du sucre, où il n'entre aucune trace de
ce corps gras, elle est en général le ré-
sultat d'une sécrétion qui s'opère sur les
aliments , et plus immédiatement sur le
sang , comme chez nous la bile , les lar-
mes, etc.
M. Duméril fait observer que l'expé-
rience de la ruche vitrée avait été faite
dès 1817 avec le même succès par M. Bre-
lonneau. Los abeilles n'avaient non plus
à leur disposition que du sucre et de l'eau,
el elles ont donné une cire blanche comme
de la cire vierge, o Je l'ai examinée, dit-il,
el au Ixtut d'un certain temps elles de-
vinrent malades et n'en firent plus.» Ces
résultats s'accordent ainsi parfaite-
ment avec ceux de MM. Edwards et Du-
mas.
— Les ingénieurs des mines viennent
se confirment, on prévoit toute la réserve | d'adrocsor h m i,~ ministre d(S travaux
MUSEE DES FAMILLES.
31
publics un rapport important sur leurs
travaux pendant l'année 1842.
L'importation des combustibles miné-
raux s'est considérablement augmentée :
en 1841, de 1,291,000 tonnes, elle a at-
teint le chiffre de 1,619,000 tonnes, ce qui
a porté la consommation totale de 4,257,000
tonnes à 4,980,000 tonnes, déduction faite
de 49,000 tonnes exportées.
L'industrie métallurgique française oc-
cupe aujourd'hui en Europe l'un des pre-
miers rangs dans l'art de la sidérotechnie.
11 résulte en effet des documents officiels :
1" Que la fabrication de la Prusse n'a
été, en 18 iO, que de 112,000 tonnes de
fonte, et do 15,000 tonnes de fer forgé;
2° Que la production de la Suède n'a
été, en 1839, que de 115,000 tonnes de
fonte et 87,000 tonnes de fer ;
3» Enfin, que la production de la Rus-
sie n'a été, en moyenne pendant les an-
nées 1835 à 1838, que de 189,000 tonnes
de fonte et 103,000 de fer. Ensemble pour
ces trois puissances, 416,000 tonnes de
fonte et 204,000 tonnes de gros fer ; tandis
que la France a produit à elle seule en
1841, 377,000 tonnes de fonte, et 264,000
tonnes de fer, c'est-à-dire autant de fer,
et seulement 39,000 tonnes de fonte de
moins que les trois grandes puissances
métallurgiques du Nord réunies.
Le tableau général de la production
des diverses branches de l'industrie mi-
nérale présente les chiffres totaux sui-
vants : Mines, minières et carrières,
26,785 en activité; 2,586 non exploitées.
— Usines, 17,240 en activité, 711 non ex-
ploitées. — Ouvriers employés, 321,770.
— Valeurcréée, 389,191,169 francs.
— Les autorités de la cité de Londres,
et les commissaires des égouts chargés du
nettoyage des rues, viennent de prendre
des arrangements avec la compagnie de
balayage à la mécanique pour faire ba-
baiayer toutes les rues de la cité par ce
nouveau système. Il paraît que la machine
à balayer peut passer dans les rues les plus
étroites et les plus populeuses, et fonc-
tionner sans nuire en aucune manière à
la circulation.
— M. Mirlaveau, fabricant d'étoffes de
soie à Lyon, vient d'appliquer la mécani-
que Jacquard aux instruments de musi-
que. Son premier essai a été sur l'accor-
déon. Un carton que l'on change pour
varier les mélodies , comme dans la fa-
brique pour varier les dessins, remplace
le talent de l'instrumentiste, et, au moyen
d'une manivelle, on joue aussi bien que
pourrait le faire un maître habile. Cinq
années de sa vie et toutes ses ressources
ont été consacrées à cette œuvre, et M.
Mirlaveau, pour populariser sa découverte
et subvenir à ses besoins, a établi aux
Brolteaux, près le pont Morand, une
échoppe, où le visitent de nombreux cu-
rieux.
— Non-seulement on est trop fondé à
se plaindre de la petite quantité de ter-
rains affectés aux prairies de la France,
en comparaison de ceux que l'Angleterre
et la IIol lande leur consacrent; mais on
doit encore regretter une chose fâcheuse
pour notre agriculture : c'est la négli-
gence, souvent même l'ignorance des
propriétaires cultivateurs de ces prairies,
dont une grande partie est occupée par
des plantes inutiles ou nuisibles. On a
calculé que sur soixante espèces de plan-
tes de nos prairies, il en est au plus dix-
huit à vingt qui soient bonnes et uti-
les à la nourriture des animaux ; les autres
sont inutiles, nuisibles ou môme véné-
neuses. Il n'en est pas de même dans les
prairies des comtés d'York, de Nor-
folk, etc., en Angleterre, parce qu'on a
soin d'en purger les terrains, ce qu'on ne
fait pas en France, d'où résulte une grande
diminution dans la quantité et dans la
qualité de nos fourrages. M. Gaume de
Saint-Hilaire, membre de la Société royale
d'Agriculture, vient de publier un cata-
logue raisonné de ces plantes, avec l'indi-
cation des meilleurs anoyens de les dé-
truire.
— On voit dans ce moment, dans les
ateliers d'un de nos constructeurs de lo-
comotives pour chemins de fer, rue du
Faubourg-Saint-Antoine, une locomotive
à six roues, garnie de voiles, de mats, et
de tout ce qui constitue un petit bâtiment
de guerre. Le constructeur espère, par
cette combinaison, accélérer la force pro-
pulsive de ses locomotives, de manière à
économiser plus d'un tiers du combustible
nécessaire aux autres moteurs.
— On sait que la liste civile a fait per-
muter le musée Standish avec le musée de
la marine'. Le musée Standish est rendu
au public depuis plusieurs mois; celui de
la marine vient à son tour d'être ouvert.
On y arrive par un escalier en bois qui
est à l'entrée du musée Standish.
Le musée de la marine occupe treize pe-
tites salles formant enfilade de plain-pied.
Dans la première est le plan en relief de
Toulon, des vaisseaux sur cales et des
dessins; dans la deuxième, le plan de
Brest et quelques vaisseaux achevés et
voilés; dans la troisième est le plan de
Lorient, quelques frégates et des instru-
ments de marine; dans la quatrième, un
grand modèle de VOcéan, doyen de nos
vaisseaux de ligne; dans la cinquième,
plusieurs petits modèles ; dans la sixième,
dite salle des Sauvages, est la colonne
formée des débris du naufrage de Lapey-
rouseet la plus rare collection de toute es-
pèce d'objets à l'usage des sauvages et
dus à leur génie inventif; dans la sep-
tième sont des ponts et des machines;
dans la huitième, un magnifique modèle
du p^almy en ivoire et argent (ce modèle a
été envoyé de Brest il y a quelques jours);
dans la neuvième, les instruments de na-
vigation, de géographie et de précision;
dans la dixième, lesarmes et une machine
à vapeur pour les paquebots; dans la on-
zième, le plan de Rochet'ort, la galère en
petit et les admirables bas-reliefs en grand
qui décoraient la galère de Louis XIV ;
dans la douzième, la flotte, française de
1792 à 181 i, les bustes des marins fameux
et dos tableaux maritimes; dans la trei-
zième, qui est un vestibule d« sortie, est
une locomotive de chemin do fer.
On descend de ce musée par un autre
petit escalier dans le musée des dessins:
M. Lebas (de l'obélisque), qui a dirigé la
réorganisation de ce musée, a cru devoir
supprimer beaucoup de choses d'unasspx
mince intérêt pour le public, qui a gagné
à cette réorganisation de pouvoir circuler
dans les salles et tout à l'entour des ob-
jets exposés. Le musée de la marine est
ouvert aux artistes et aux étrangers,
comme tous les musées du Louvre, tous
les jours de la semaine, de dix heures à
quatre, le lundi excepté.
— Comme on le sait, ce qui a donné
l'idée des greffes animales, ce sont des
faits semblables à celui de Garengeot. Un
individu, dans une rixe, se voit couper,
d'un coup de dents, le bout du nez; le
morceau tombe dans la boue, le blessé
court après son adversaire, venge son
nez , et vient reprendre le bout dans le
ruisseau. Il le porte chez le chirurgien
qui le lave dans du vin et l'adapte à la
plaie; la réunion fut parfaite et le nez ne
perdit presque rien de sa forme. Ce cas,
qui avait d'abord paru suspect, semble
avoir pris tous les caractères de l'authen-
ticité en se multipliant. Il est incontesta-
ble aujourd'hui que la pulpe d'un doigt,
le lobule de l'oreille ou du nez, une fois
détachés complètement, peuvent repren-
dre ; de là, à emprunter à un autre indi-
vidu une autre partie qui nous manque,
il n'y a qu'un pas. Peut-être cependant
aurait-on pu croire qu'en remettant un
lambeau à la place qu'il occupait , il
trouve , dans l'exacte correspondance
des vaisseaux et des fibres divisés, des
conditions de réunion qui n'existent plus
dans le cas où on le greffe sur une autre
partie. Mais bien avant que Duhamel im-
plantât avec succès l'ergot d'un coq dans
sa crête, les Indiens inséraient deux
phalanges onguéales d'oiseau, par leur
base, sur la tète d'un serpent innocent,
afin de le faire passer pour un serpent
très-venimeux armé de deux espèces de
cornes, et de se donner, aux yeux de la
foule , le mérite de manier sans crainte
et sans danger un reptile terrible.
Depuis longtemps les Indiens se tail-
lent des nez aux dépens du bras, et on
les avait imités en Europe; mais on n'a-
vait pas encore applitiué l'opération de la
greffe animale à une membrane aussi dé-
licate que la cornée transparente. Sans
doute , quand elle est devenue opaque
chez l'homme, si l'on pouvait la rempla-
cer par celle d'un animal , on rendrait la
vue à bien des malheureux. M. le docteur
Plouvier, de Lille, a fait les expériences
suivantes sur des lapins, expériences
déjà faites par M. Foldiiuuin , qui les ré-
pète avec succès dans le laboratoire de
M. Floiirens : il excise la cornée à peu
près comme on l'incise dans l'extraction
de la cataracte, fait sortir le cristallin,
remplace le lambeau enlevé par un autre
à peu près semblable , et le réunit par des
points de suture au reste de la cornée
de l'opéré. Cette coaptation a plusieurs
fois réussi, même en greffant une cornée
de chien sur une cornée de lapin. M. Plou-
vier conserve un lapin borgne qui vit
ainsi depuis le mois de février avec une
cornée de chien à travers laquelle il voit
à se conduire sans pres(iue jamais se co-
gner. Mais cette opération s'accompagne
souvent d'une bémorrhagie graye , do
i2
LECTURES DU SOIR.
l'issue de l'humeur vilrée, et esl parfois
suivie de la fonte inflammatoire de l'œil,
et presque toujours de l'aplatissement de
la nouvelle cornée, et consoquemmenl de
la presbytie; pour jouir alors du bénéfice
de l'opci-aiion , le lapin aurait littérale-
ment besoin d'une paire de lunettes. En
un mot, ces expériences curieuses et ha-
bilement fnites , ne permettent pas d'es-
pérer qu'elles puissent jamais avoir d'in-
térêt qu'en physiologie.
— D'après uneletlre deM.deHumboldt,
on fore en Pensylvanie un puits artésien
qu'on se propose de creuser autant que
possible, à la profondeur de 2,000 mètres,
par exemple, c'est-à-dire à peu près une
demi-lieue; et si l'on réussit, on aura une
eau à 70 degrés centigrades. On est déjà
arrivé à 622 mètres; avant ce niveau,
l'augmentation de la température n'avait
pas suivi la loi ordinaire, ce qui tenait,
suivant M. de Humboldt, au refroidisse-
ment de la colonne inférieure produit par
des eaux filtrant des couches plus élevées
qui pénétraient dans le puits par des fissu-
res. Mais à 622 mètres, la force ascension-
nelle de la couche profonde a été si consi-
dérable qu'elle a refoulé l'eau des sources
supérieures; et la loi s'est rétablie. Si l'expli-
cation est vraie, comme le donne à penser
le nom de son savant auteur, il y a ici
une exception à ce principe d'hydrauli-
que qui veut que les liquides circulant
dans des tubes exercent sur leurs parois
une aspiration proportionnelle à la vi-
tesse du courant. Ce forage a été encore
remarquable par un dégagement énorme
d'acide carbonique. A cette occasion ,
M. le secrétaire perpétuel annonce à l'A-
cadémie que le gouvernement a l'inten-
tion de doter le Jardin des Plantes d'un
puits artésien de 200 mètres plus profond
que celui de Grenelle, c'est-à-dire qu'il
aura environ 900 mètres, presque un quart
de lieue. Ses eaux , qui devront avoir 3i
degrés, serviront à chauffer les serres
du Jardin des Plantes et les salles des
hospices de la Salpètrière et delà Pitié, et
fourniront des bains tout proparés; ce
sera concilier le bien-être des malades
arec une immense économie de combus-
tible. Qui répondrait qu'un jour quelque
Mulot ne fera pas jaillir de l'eau bouil-
lante à la surface du sol? Alors, au lieu
de s'approvisionner de bois et de charbon,
on irait prendre un abonnement au nou-
veau puits artésien.
— Des fouilles ont été pratiquées par
H. l'abbé Cochet sur la plaine située en-
tre Etretatet Bordeaux-Saint-Clair (Seine-
Inférieure ) , sur le bord de l'ancienne
voie romaine qui venait de Lillebonne;
ces fouilles ont été couronnées d'un plein
succès. En huit jours, on a mis à décou-
vert une villa , dont la longueur n'est pas
moindre de 113 mètres; la largeur n'est
pas encore connue, parce qu'il n'a pas
été possible d'explorer celte année le
champ voisin sous lequel s'étendent les
constructions.
L'édifice romain trouvé par M. Cochet
se dirige du sud au nord; il se compose
d'une galerie longue de 5i mètres, qui ne
comptait pas moins de 20 colonnes, dont
les bases restent encore. Un fût qui sub-
siste fait juger qu'elles ne manquent ni
de grâce ni d'élégance; près de la galerie.
Tenait un corridor de 53 mètres de long
sur 3 de large; il était suivi d'un mur de
ques méuUiques dans les vases contenant
une solution d'acide sullurique. Un phé-
nomène curieux, qui se lie à la mise en
action de cette nouvelle et ingénieuse
machine, fut le nombre et l'étendue des
brillants éclairs qui accompagnaient sa
clôture, épais de 80 cent, et long de 103 ^ marche. Le mouvement imprimé, quoi-
mèlres, qui semblait destiné à fermer la que n'étant pas très-rapide, a néanmoins
villa du côté de l'est. | fourni la preuve que cet agent peut être
Les appartements de la maison devaient
occuper la partie oecidentale de l'édifice,
car les restes de murs que l'on a rencon-
trés courent dans toutes sortes de direc-
tions et forment des salles longues et des
chambres carrées; le pavage subsiste en-
core en quelques endroits.
L'année prochaine cet édifice pourra
être exploré dans son entier, et alors l'u-
sage des divers appartements pourra être
reconnu. Parmi les objets d'art que cette
fouille a mis à découvert , on remarque
des épingles en bronze, des chaudières et
des cuillères en cuivre, des ornements
de baudrier , des médailles de Trajan et
de Fausline , des mamelons en fer, des
restes de sabres, des brides et des osse-
ments de cheval ; ce qui indiquerait le
séjour d'un peuple militaire et maritime.
Un violent incendie a dû ravager ce mo-
nument, car, en certains endroits, on
découvre jusqu'à 1 mètre 50 ceut. de cen-
dres et de charbon.
La poterie rencontrée dans* ces ruines
indique à la fois la terre fine du Haut-
Empire et la terre grossière des hommes
du Nord.
Une tradition répandue dans le pays, et
transmise de père en fils, dit qu'il y eut là un
couvent et un monastère ; cette tradition
ne parait pas dénuée de vraisemblance
utilement appliques la locomotion. L'in-
venteur espère parvenir à vaincre toutes
les difficultés qui pouvaient encore s'op-
poser à l'emploi de cet agent, afin de le
substituer à ceux qui sont en usage pour
faire mouvoir les trains des chemins de
fer.
— Caroline Péchler, née Greiner, il-
lustre poêle, auteur d'un ^gatocle qui a
été traduit dans toutes les langues et dont
les chansons ont inspiré plus d'un compo-
siteur de musique, est morte à Vienne,
le 9 août , à l'âge de soixante-qua-
torze ans. Elle a été ensevelie dans le
cimetière où reposent les cendres de
Beethoven, de SeyPned et de Schubert.
Sa maison était le rendez-vous de toutes
les célébrités littéraires et artistiques. Elle
avait connu intimement les plus grands
maîtres, Gluck, Mozart, Haydn, Salieri;
et souvent elle a dopeiiil leur caractère
d'une façon si naturelle, qu'on croirait,
en la lisant, les voir et les entendre. On
doit publier bientôt les mémoires de cette
femme célèbre.
— M. Larivière, peintre, vient de partir
pour Alger, où il doit, par ordre du roi,
faire le portrait du gou\erneur-général,
destiné à prendre place dans le salon des
Maréchaux.
L'Ambigu obliofil un succès grand et
les chroniqueurs racontent , en effet, que populaire avec les Bohémiens de Paris ;
ayant fondé l'abbaye de un drame de M. de Balzac, Paméla Gi'
raud, n'a réussi que médiocrement à la
Galté et méritait un meilleur sort; tout
Paris court voir, au Cirque-Olympique,
Don Quichotte, pièce à grand spectacle et
des plus amusantes.
— Carlolla Grisi, Pelipas et Coralli fils
sont à Londres pour monter le joli ballet
de Th. Gautier et Burgmuller, la Péri.
— Les répétitions de Don Sébastien
ne laissent pas de repos aux artistes du
chant et de la danse. Jamais on n'avait
déployé à l'Opéra autant de zèle qu'on en
montre pour cet ouvrage. Les bruits de
coulisses sont entièremcul favorables à la
musique et au poème; et, cho-^e rare, il
n'y a pas un artiste ayant un rôle dans la
pièce qui ne soit salislait.
— Rien de plus amusant et de plus in-
structif pour la jeunesse que la nouvelle
pièce du théâtre Comte; Jonas avalé par
la 6a/eïne obtient chaque soir un immense
succès. Tout Paris voudra visiter les Iles
.Marquises, ses habitants, et voir leurs
danses vraiment originales; cet heureux
théâtre ne peut manquer de récupérer
avec d'énormes bénéfices les grandes dé-
penses qu'il a dû faire pour monter avec
autant de luxe ces importants ouvrages.
saint Waringe
Fécamp, au septième siècle, lui donna
pour première abbesse Childemarque , '
qu'il fit venir de son ermitage de Bor-
deaux, près les Loges. On sait, d'ailleurs,
que les cloîtres de nos abbayes ont suc-
cédé aux galeries des villas romaines.
— M. Davidson, habile mécanicien et
fabricant d'iustruments, a été employé
(sous le patror.age des directeurs de la
compagnie associée pour les chemins de
fer d'Edimbourg et de G lascow) à une sé-
rie d'expériences relatives aux moyens
d'appliquer l'electro-magneiisme à la mar-
che des locomotives sur les chemins de
fer. Ces expériences ont amené un ré-
sultat satisfaisant. Il a construit une ma-
chine contenant six puissantes batteries,
communiquant à de grandes spirales ma-
gnétiques, qui sont elles-mêmes en rap-
port avec trois grandes portions aimantées
attachées chacune à des cylindres tour-
nants, à travers lesquels passent les es-
sieux des roues qui fonctionnent. Samedi
dernier, la force d'impulsion d'une sem-
blable machine a été essayée , en présence
de plusieurs directeurs, sur une des voi-
tures appartenant à la compagnie. Cette
énorme machine, pesant entre cinq et
six tonnes (de 5 à 6,000 kilogrammes^ fut
immédiatement mise en mouvement dès
l'instant où eut lieu l'immersion de pla-
t.e rédacteur en chef, S. lIE.MtY BERTllOlO.
Le directeur, F. PIQUÉE.
loiprimcrie de IlE.NNl'VER fl TL'TiriN.rue l.cmprcior, 74. Bj!i;iio'lf ».
MUSEE DES FAMILLES.
33
ïïiiiMass Mmm m m^ mm\
<>-SEGUiiii.n.
^^ ï».
<8aOi^C^2S!&I& ^^iSHSÎBIQl,
.NOVEMBE 1845.
ombien de gens se
récrieraient au récit
du mal qu'ils font
journellement, en se
croyant de bonne
foi les meilleures
gens du monde !
Comme ils accuse-
raient leur plus fi-
dèle historien de mensonge, de calomnie, en lui enten-
dant raconter tous les événements qui sont résultés de leur
légèreté , de leur indifférence pour les intérêts d'autrui ; de
ces inconséquences, de ces indiscrétions, fruits d'une im-
prévoyance égoïste , qui fait livrer sans y penser le secret
d'un ami , par la raison qu'on n'y attache pas personnelle-
ment beaucoup d'importance! Comme ils crieraient à l'in-
justice, si leurs nombreuses victimes imaginaient de se
venger de leurs méfaits par quelques méchants procédés...;
— 5 — ONZIÈME VOLUME.
34
LECTURES DU SOIR.
de quels noms affreux ils accableraient ceux dont les re-
proches arriveraient à se faire écouter! Et pourtant le Ciel
sait si la plupart des malheurs qu'on déplore dans l'état de
société où nous vivons ne sont pas plutôt l'oeuvre des dé-
fauts que des vices.
J'aurais beaucoup d'exemples à citer à l'appui de ce rai-
sonnement, je me contenterai de vous en offrir un seul:
puisse-t-il vous persuader !
M. Renaudin de Beauvaiion , député de la province où
se trouvaient ses terres , était un homme tout occupé de
ses affaires et de celles de l'État, laissant à sa femme le soin
d'élever ses enfants. Pourtant son fds touchait à sa majo-
rité, et les conseils d'un père auraient dû diriger ses pre-
miers pas dans le monde; mais les travaux, les intrigues
d'une politique compliquée prenaient tous les momeiils du
lé^'isiateur ; il ne lui en restait plus que pour veiller aux
gros intérêts de sa famille , tels que l'augmentation de sa
fortune , l'ambition d'un rang au-dessus du sien , d'une
décoration de plus, enfin de ces faveurs de cour qui aident
à marier ses enfants et qu'on espère leur léguer.
Mais de leur mspirer des goûts modestes, de combattre
leurs défauts, de développer en eux lu raison, les senti-
ments qui mènent au bonheur, il n'y avait jamais pensé:
c'était M"™' de Beauvaiion qui avait dicté à elle seule le code
de famille auquel ses trois enfants étaient soumis tant bien
que mal.
L'ainée de ses filles, la belle Emmcline, avait résisté,
moins par sa volonté que par sa nature, au système d'cilu-
calion de sa mère. Ce système élait celui à la mode de nos
jours, qui consiste à surcharger le cerveau des jeunes
filles de tant d'études diverses, que si par hasard leur santé
ne s'en altère pas, leur esprit s'en courbature cl leur natu-
rel y succombe. Depuis huit heures du matin jusqu'à cinq
heures passées, on voyait se succéder une file de maîtres
ou de maîtresses, d'autant plus exacts à venir donner leurs
leçons, qu'ils étaient richement payés. De ce nombre
étaient quatre maîtres de langues, car M"* de Beauvaiion
entendait dire journellement dans le monde, en parlant des
jeunes personnes qu'on y menait dans l'espoir de les ma-
rier : « Celle-ci est élevée à merveille, elle sait quatre
langues ; voyez, elle cause en espagnol avec le prince d'An-
glona, parle allemand à l'ambassadrice d'Autriche, rit en
anglais avec lord Brougham , et, comme elle va chanter,
vous jugerez de son excellente prononciation italienne. »
Ainsi M™' de Beauvaiion, croyant qu'une jeune personne
paraîtrait insipide à son mari si elle ne pouvait causer avec
lui dans quatre langues différentes, exigeait de ses filles
l'aptitude paralysante qu'il faut avoir pour mettre tant de
mots à la place de ses idées.
Laurette, la jeune sœur d'Emmeline, avait plié son in-
telligence à ce travail ingrat. Il était à la mode, cela lui suf-
fisait pour en braver l'ennui avec courage ; et puis, faire des
solécismes dans quatre langues, c'était causer tant de plai-
sir à sa mère , qu'elle s'y serait résignée par pur amour
filial. Mais le caractère rêveur d'Emmeline se refusait com-
plètement à ce genre d'étude; sa pensée avait besoin d'ali-
ment, et quand elle se fixait sur un sentiment ou sur un
objet, elle ne le quittait qu'après s'être longuement appli-
quée à en connaître reflet ou le mérite; puis elle s'aban-
donnait à ce vague enchanteur, espèce de somnambulisme
des imaginations poétiques, où tout leur apparaît sous un
jour radieux, où leur destinée se déroule à leurs yeux,
calme, douce et parée de tout ce qui embellit la vie.
On peut se figurer le dépit d'Emmeline lors(]u'on venait
l'arracher à ses tableaux enivrants , à ses magnifiques
châteaux en Fnfagne , pour aller écouter allentiveinent
la grammaire et les verbes d'un pédant étranger. Elle les
répétait, les écrivait avec docilité; mais elle les oubliait
aussitôt, malgré son désir de les graver dans sa mémoire,
tant sa pensée présente l'emportait sur son souvenir.
M™"^ de Beauvaiion ayant épuisé avec Emmcline les cncou
ragements et les pénitences, commençait à désespérer dt
l'intelligence de sa fille, et se résignait en disant:
— Ce n'est pas la faute de la pauvre enfant, elle ne manque
pas de bonne volonté; mais ses facultés n'y répondent pas.
Le temps les développera peut-èlre.
El, dans cette espérance, on continuait les leçons, dont
Laurette profilait seule. Aussi était-elle regardée comme le
phénix de la famille.
Dès ses premières années, on l'avait traitée de prodige.
Ses moindres mois étaient cilés ; sa facilité à contrefaire
l'accent, les gestes, le parler des amis ridicules qui ve-
naient chez sa mère, faisaient la joie de ses parents.
— C'est un vrai petit singe, disaicnl-ils dans leur ravis-
sement. Elle en a les grâces et la malice; seulement, elle
est plus jolie.
Et Laurette, encouragée par ces éloges, ne pensait qu'à
en mériter d'autres en redoublant de traits malins et de sin-
geries amusantes.
C'est un tort commun à toutes les familles que celui d'ad-
mirer dans les enfants les défauts qu'on blâme, qu'on pu-
nit chez les hommes. Il n'y a pas de mère qui ne s'e\lasie
en voyant lair pimpant que prend sa petite fille eu met-
tant une robe neuve, qui ne vous dise avec orgueil :
— Savez-vous bien qu'elle est déjà coquette!
Et qui n'ajoute, en voyant son petit garçon saccager ses
joujoux :
— Voyez comme il est rageur! Ah! le gaillard ne se
laissera pas mener.
En effet , quand vient le moment de soumettre sa vo-
lonté au travail, aux ordres d'un supérieur, on retrouve
bien vile ces belles dispositions à la colère, à la révolte, el
l'on s'en étonne, comme si la ronce qu'on a cultivée avec
soin ne devait pas porter d'épines.
Cette admiration perniciease des parents pour leurs en-
fants a plus d'inconvénients encore pour les femmes que
pour les hommes. Ceux-ci, destinés à passer tôt ou tard
par une éducation publique, ne conservent pas longtemps
les illusions d'eulance sur leur propre nurile ; les cama-
rades de collège leur ont bientôt appris ce qu'ils valent
réellement. Mais les jeunes filles élevées dans leur famille
sont longtemps dupes de l'aveuglemenl maternel. Laurette
en élait une preuve; douée d'un bon cœur, susceptible de
géuérosilé, de dévouement , elle laissait aller son esprit à
tort el à travers, ne se doutant pas du mal que peut produire
un mot inconsKiuent, une épigramme piquante, un caquet
amusant.
La malice ne va jamais sans la curiosité ; la médisance a
besoin de sujet; la mociuerie, de fails ridicules; aussi Lau-
rette était-elle à l'affût des moindres événements , des plus
pelilcs intrigues qui agitaient la maison paternelle. La
haine des domestiques entre eux, les motifs de jalousie
qui amenaient leurs querelles , elle savait tout. Son atlen-
tion maligne se portail même jusque chez ses bonnes amies;
elle était au courant des plaisirs qu'on leur ménageait, des
projets de mariage qui se tramaient pour elles. Une démar-
che, un mot , une rélicence , suffisaient pour lui faire de-
viner le secret qu'on cppèrail garder ; el malheur au héros
de ce secret s'il avait un ridicule, si sa (amille élait enta-
chée d'une de ces aventures burlesques dont le souvenir
est embarrassant : la gaieté de Laurelle eu faisait bientôt le
sujet du rire général.
MUSEE- DES FA.MlLLLb.
85
Elle avait pour amie la fille d'un riche parvenu , dont
toute fambitioD était de voir un jour sa chère Clotilde du-
chesse ; il croyait avoir assez d'argent pour acheter ce
plaisir-là : mais il mettait pour condition au mariage de sa
(ille, qu'elle ne le quitterait point; et Laurelte prétendait
que nul gendre ne consentirait à subir le père pour épou-
ser la fille. Elle énumérait, à l'appui de ce raisonnement,
tous les travers du parvenu, contrefaisait ses manières
moitié grossières, moitié galantes, son ton important, son
langage prétentieux, et ce laisser-aller magnifique qui
caractérise nos Turcarets modernes. Le portrait était si res-
semblant , que les amis de M. Moutonneau ne pouvaient
s'empêcher d'en rire , et que sa fille elle-même avait le tort
de s'en amuser tout bas ; car la présence de la victime n'ar-
rêtait pas toujours la moquerie de Laurette , qui, une fois
lancée contre le ridicule, courait après lui, sans nul égard
pour ce qui aurait dû l'arrêter. Cependant M. Moutonneau
avait épousé une cousine de M. de Beauvallon ; mais comme
elle était morte, on regardait la parenté comme morte avec
elle.
Ce démon de l'ironie, qui détruit tout sans jamais rien
créer, et qui s'était emparé de l'esprit de Laurette , avait
déjà produit son etîet sur chacun des prétendants qui aspi-
raient à la main de sa sœur.
L'un était trop grand, trop maigre, et rappelait le che*
valier de la Tricc-Figure.
L'autre était trop pîliî : ."« serait un mari de poche.
Celui-ci n'aimait que les cu'^^aux, parlait sans cesse
courses , aliehge , steeples-chasses ^ 'ours de force hip-
piatnques ; autant vaudrait épouser un écuyer de Fran-
coni.
Celui-là discutait avec chaleur sur la pièce nouvelle, sur
l'ouvrage qui venait de paraître, il en citait des vers ou
des pages entières : ce devait être un pédant, un de ces
esprits analyseurs qui dissertent lourdement sur tout e»
ont en mépris ceux qui n'écoutent pas leurs éternelles dis
serlations.
Les élégants, c'étaient des sots tout dévoués à la mode ,
qui lui sacrifiaient leur fortune et la dot de leur femme.
Les gens simples, dédaigneux des vanités de la parure,
des petits intérêts du grand monde, étaient des gens en-
nuyeux auxquels on ne sait que dire , tant ils restent étran-
gers à tout ce qui se passe. Enfin ses épigrammes ne lais-
saient aucune illusion sur personne, et comme sa critique
était toujours plus ou moins fondée, Emmeline se voyait
forcée d'en reconnaître souvent la vérité.
^22iiI?21Sïa3 a!>a^SS23âa23=
Dès que la Chambre des députés suspendait ses travaux,
M. de IJeauvallon partait avec toute sa famille pour se ren-
dre à sa terre, située aux environs d'E'^*.
Le château de Beauvallon, acquis par M. Rcnaudin pour
avoir le droit d'enjoindre le nom au sien, était entouré de
bois et de vignes eu plein rapport. Sous les tilleuls de la
première cour, un bal champêtre réimissait tous les di-
manches les notabilités du village et les habitants des
châteaux voisins. Avec l'apparence des plaisirs rustiques,
on s'y donnait, comme à la ville, toutes les jouissances
de la vanité, toutes les agitations de la coquetterie.
A l'époque où la chasse amenait les jeunes et les vieux
Hippolytes à la campagne, on avait imaginé d'y jouer la
comédie; c'était ouvrir un vaste champ aux ambitions, aux
susceptibilités d'amour-propre, aux petites intrigues, aux
innocentes inclinations, aux projets de tous genres.
Le château de Rodevilie, voisin de celui de Beauvallon,
fournissait à lui seul plusieurs des premiers sujets de la
troupe comique. Son propriétaire , ancien receveur-géné-
ral, dont les occupations financières n'avaient point amorti
la passion dramatique, jouait les pères nobles très-conve-
nablement ; mais son fils, grand beau jeune homme, brave,
plein d'esprit, ayant dans un salon la tournure la plus dis-
tinguée, les manières les plus gracieuses, était pris, en en-
trant en scène, d'un accès de timidité si paralysante, qu'il
en perdait la mémoire et toute contenance. Aussi, se ren-
dant justice, il avait offert souvent sa démission de jeune
premier; mais son père s'obstinait à prédire que l'émotion
qui déconcertait ainsi toutes les facultés de son cher Théo-
dore serait bientôt vaincue par un peu plus d'habitude de
la scène , et, comme il avait toutes les qualités qu'on exige
dans un amoureux, on décida qu'il en garderait l'emploi.
Laurette, dont la vivacité, l'enioueraent, se refusaient aux
langueurs d'un rôle sentimental, remplissait c«ux des sou-
brettes ; Emmeline était naturellement condamnée à l'em-
ploi des amoureuses. La marquise de Sennecourt , jeune
châtelaine, veuve d'un vieux général, et dont la terre tou-
chait à celle de Beauvallon , jouait à ravir les grandes co-
quettes; son frère, le duc de Saint-André, s'escrimait dans
les Frontins , les rôles charges. Sa tournure burlesque, sa
figure commune, sa voix mordante, se prêtaient merveil-
leusement à faire rire, et il avait de grands succès.
Les personnages accessoires, les utilités, étaient confiés
aux amis, aux visiteurs des châteaux respectifs; mais la
salle de spectacle la plus spacieuse, la mieux décorée, était
celle de Beauvallon. Laurette en avait ordonné l'arrange-
ment à grands Irais, ce qui lui avait attiré des re|»roches
assez vifs de la part de son père ; mais M"" de Beauvallon
avait démontré à son mari que c'éldl de l'argent bien placé,
jiar la raison que ce théâtre attirant chez elle toute la no-
blesse des environs, sa fille aînée pourrait se choisir un
mari dans un rang fort au-dessus du sien , et faire ainsi
mourir de jalousie les parents qu'ils avaient en province;
car les enfants de ceux-là jie devaient jamais franchir les
limites dune riche bourgeoisie.
M. de Beauvallon s'était rendu à ce raisonnement vani-
teux ; et, pour mieux s'assurer la visite et l'intimité de ses
nobles voisins, il les invitait à de bous dîners qui devaient
précéder les répétitions.
On cita bientôt à dix lieues à la ronde les soirées drama-
tiques du château de Beauvallon. C'était à qui s'y ferait
inviter, et comme Laurette passait à bon droit pour dispo-
ser des volontés de son père et de sa mère, c'est à elle sur-
tout qu'on cherchait à plaire. On s'occupait à peine de sa
sœur ; chacun s'accordait pour trouver Emmeline belle, et
l'on convenait d'autant olus volontiers de sa beauté, que
36
LE^TTL'RES DU SOIR.
Bile csqueCtcne ne h fusant iiJocr, dit De mafeait arec
les jgiiBHflls dTjiifiiBe antre fcnmie.
rt riHuBiiniil iniiiliHiliini 1 1 1 n ili liw i li injl .
ffat se peignaMnt snar ce besn
: k iBBiettiêfir kâ-niiaK. Des penoén pnCoades ,
enles cxpfiqocr tant de
; et poBi ce tong regard, cette doue
dans ce
être! Et TiModBR pillait des tresofs d^i
On aTcsl pas Tobjel d^me tiie
Ccsteei
les jenxde Tkésdife
ele , et en reeonaaiiBant dm me taie de petits fûts
rs*cnpbindte, Q allait flormonelenêtre ; h TCfrait-
H pâBr à fîappiDche die ces fieaaaes à prétendns manx de
uafs , et qni paitentdes poifiuis lelenMnt aahnés qn*<M
nr pnit trnir pif r d'rUrr , il In flaipiiit dTbaTlinr iniim
■n prétexte qoeleanque, et ne les qutlaît pns,annsf|ne
tf'cn garder la Hignine lont le reste dn jour, qo^ ne lés
cnt placées à rentre bout de rappnfeaenL fl iiinniiTmit
ks fleurs, les firnils qc^ele prefeait, et trooiait tonjons
Hfflnifui. de les Ini nflinr, non pss tsà-
i par PcntrennsBe de <juek|ue5 jemes gens en-
pressés i le auppICei . Discntait-qn sor b cenwdie à ch..i sir.
snr b arasMioe à exécuter, il nlMSîtait pas i coo
b piêoe an le dno <pK pieierait EHaaeliBe j c ctÂn uû scf-
<AaqoejowrplnsdJigeieui.;EMn»lint en ressentait dqà
b prassanee, qn*efle se ciwfait cneve sons Feapire de ce
T^gne dScieox qui Tavait sauvée jnnpildHs de tant senti-
ment exdosir. Ôe ne s'apercevait pas qa*effle ne ]
pins d^dérct qn^tanx choses vanlées par Théodore ; qui
«on arrivée, tontri annj ■it;qB*eBese parait arec plus de
soin depuis «pi^dfe hn avait cnlendB <R à nm de ses aHW :
— Qnelpk deBeanvaBm a ok jofie rebe!jaMisje
ne rai Tue wse avec pins de gant qne ee soir.
Eain, qm hnqaH sartait dn salon où dfe se tronvait,
fl bi seaâbbit qn*on en éteignait Hdntetnt tooles ks In-
dé|à
k
de sa
mettait ces impif^BÎMi Allérentes snr k
itfBRle, cl, romwr dk n'avait
K savait rien.
Le choix d^■e pièce ptopice anx prétentions de M^ de
SennccoMt et an talent de Lavette n'était pas bnk; on
se décida poaor k cheM'oenvre de Hobère. Un homme de
Idtres, bon coméAen, fat chargé dn rôk de Tartofe; b
maïqnise eot celui «iTIvire . et Dorine échut tout nalnrel-
kment à Lanrette, comme Marianne à Emmefine, et Ya-
lère à Théodore.
Les
Ce dernier était ravi de rotr Molière se charger de parkr
pour hn, et, malgré son peu de talent. Ton s^extasiait aux
k natnid dont tons deux faiaicnt preove
î, si vrak qne, jeunes eu "^««x, tovt k
deHobère.
S'aimer ainsi loni haut,
font bas, c^Uit franchir à son
bsiluatMn. Aussi Théodore et
d\m
qu'un
rtiv
tBOksks
un instant I
sentiment ai
par
MUSÉE DES FAMILLES.
37
tout ce qu'on imaginait pour Texalter, ue fût pas protégé
par leurs deux familles.
Mais M"" de Beauvallon, bien loin d'approuver l'inclina-
ioQ qu'elle avait laissé prendre à sa fille, méditait pour elle
nne de ces alliances pauvres et brillantes qui sont à la mode
aujourd'hui.
Le duc de Saint-André était le héros des deux romans
que M. Moutonneau et M""* de Beauvallon composaient en
faveur de leurs filles. La tournure burlesque de M. de Saint-
André, son esprit mesquin, tatillon, malveillant, son cœur
égoïste, disparaissaient sous le poids de son titre ; Clotilde
elle-même en était éblouie , et comme une jeune fille inno-
cente et vaine ne sait jamais à quel point un mari désagréa-
lle peut être désagréable , elle pensait trouver dans la
joie d'être duchesse la compensation de tous les inconvé-
nients attachés au malheur d'être mariée à un homme qu'on
ne peut aimer.
Avec plus d'expérience du cœur humain, Clotilde eût
caché soigneusement sa triste ambition et son désir de cap-
tiver M. de Saint-André; car donnera un homme l'idée
qu'on serait trop heureuse de lui plaire , c'est très-souvent
lui ôter toute envie de vous aimer. En conséquence de ce
principe, le duc n'avait d'yeux que pour Emmeline. L'in-
différence bien prouvée qu'elle témoignait pour lui, pour
son nom et son rang, piquait l'amour-propre de M. de
Saint-André; plein de contîance en son mérite, il espérait
triompher de ce qu'il appelait un dédain de pensionnaire,
et il s'épuisait en soins, en galanteries, en reproches, en
épigrammes , en soupirs, sans qu'Emmeline y fit la moin-
dre attention.
Mais ce que son esprit captivé ne remarquait pas, était
observé avec grand intérêt par sa mère. Peu importait à
M""' de Beauvallon que sa fille eût ou non du goût pour
M. de Saint-.\ndré, elle la croyait assez docile pour pren-
dre aveuglément le mari qu'on lui choisirait, et, de plus,
elle la supposait trop de son siècle pour n'être pas ravie de
sacrifier toutes ses inclinations au plaisir de faire la grande
dame avec ses jeunes amies , quitte à subir les humilia-
tions qui accueillent d'ordinaire l'admission de la riche
bourgeoise dans une famille titrée.
Cependant l'indifférence d'Emmeline pour les soins du
duc de Saint-André paraissant surnaturelle à M™* de Beau-
vallon, elle en chercha la cause et la découvrit bientôt.
D'abord, indignée qu'un jeune homme de la classe finan-
cière osât prétendre à la main de sa fille , elle prit la réso-
lution d'éloigner Théodore de chez elle; cela n'était pas
facile. M. de Rodeville était lié d'affaires avec M. de Beau-
vallon ; ils partageaient les profils de plusieurs entreprises
importantes, et se brouiller avec lui, c'eût été compromettre
la fortune de l'un et de l'autre. H fallait chercher un autre
moyen de déconcerter l'amour de Théodore.
M™' de Beauvallon pensa que l'esprit malin de Laurette
la servirait au mieux dans ce projet. Elle l'encouragea par
quelques plaisanteries sur la gaucherie du jeune amoureux
en jouant la comédie ; il n'en fallait pas davantage pour
mettre en verve la gaieté moqueuse de Laurette. Elle con-
trefit si bien l'air embarrassé , l'espèce de bégaiement de
Théodore lorsqu'il se trouvait près d'Emmeline, lui expri-
mant devant tout un public l'amour qu'il ressentait trop
vivement pour le raconter amsi ; elle exagéra si bien l'émo-
tion, le tremblement de l'amoureux, qu'elle divertit tout le
inonde, et qu'Emmeline elle-même fut forcée d'en rire.
Des âmes charitables, comme il s'en trouve partout, ne
manquèrent pas de répéter à Théodore le succès qu'avaient
obtenu les singeries de Laurette. 11 ne s'en offensa point ,
car il n'avait aucune prétention dramatique ; mais quand
on lui dit qu'Emmeline avait beaucoup ri de la caricature
que Laurette avait faite de lui, il en ressentit un mouvement
d'humeur qui se changea bientôt en tristesse profonde.
— Si elle m'aimait un peu, pensa-t-il, loin de s'en amu-
ser, elle eût été blessée de me voir ainsi tourner en ridi-
cule. Ah! je m'abusais en la croyant bonne, sensible; elle
ne vaut pas mieux que sa sœur.
Et, pénétré de l'idée qu'Emmeline aussi riait de son
amour, il se promit de ne plus le laisser voir et de l'étein-
dre en son cœur, s'il étc'lt possible.
Perdant alors tout espoir de plaire, il devint maussade,
et les critiques de Laurette eurent un sujet de plus pour
s'exercer. C'est ainsi que l'ironie procède, elle finit par
donner les ridicules et les défauts qu'elle suppose pour
s'en moquer.
— En vérité, c'est bien dommage que nous ne puissions
décider mon frère à prendre les rôles de ce pauvre Théo-
dore , dit Laurette à sa mère et à sa sœur, car il les joue
indignement; et, de plus, il attriste toutes nos répétitions
par son visage ennuyé, il a l'air d'être aux travaux forcés
tout le temps qu'il débite son rôle, et son supplice fait mal
à voir. Le duc de Saint-André prétend que lorsqu'il tombe
aux genoux d'Emmeline, dans les Jeux de l'amour et du
hasard, ou le prendrait pour un écolier en pénitence. 11
n'y a pas moyen de captiver l'attention des spectateurs,
tout occupés qu'ils sont à étouffer les rires moqueurs que
le jeune premier provoque. Toi qui as de l'empire sur Théo-
dore, ajouta Laurette en s'adressant à sa sœur, tu devrais
l'engagera se retirer du théâtre. Cela n'a rien d'humiliant,
car on voit tous les jours des gens fort spirituels jouer très-
mal la comédie.
— Je ne me charge point de cette commission, répondit
Emmeline avec une sorle d'amertume ; je ne suis pas assez
liée avec M. de Rodeville pour lui donner un conseil aussi
désagréable.
— Eh bien ! reprit Laurette en riant , nous le laisserons
être ridicule à son aise; la gaieté générale y gagnera.
En effet , la gaieté des spectateurs, excitée par les plai-
santeries de Laurette, ne se contraignit plus, et Théodore
finit par s'apercevoir qu'il était l'objet de cette hilarité ma-
ligne. Amédée de Beauvallon, à qui le duc de Saint-André
confiait ordinairement ses remarques ironiques, en avait
ri très-haut, et le jeune Rodeville, choqué de se voir ainsi
bafouer par le fils de la maison, lui adressa quelques-unes
de ces paroles qui, entre hommes, ne se disent ni ne s'é-
coutent impunément, malgré le vernis de politesse qui en
recouvre la rusticité.
C'était après une représentation dramatique, au moment
où tous les spectateurs, réunis dans le grand salon , s'ex-
primaient avec d'autant plus de franchise sur les talents des
acteurs, qu'ils les croyaient occupés en ce moment à se
déshabiller. Mais Théodore, venant déjouer un rôle en ha-
bit moderne, n'avait à ôter que son rouge; il était rentré
sans bruit dans le salon où chacun riait des bons mots, des
observations de Laurette et de M. de Saint-.\ndré sur les
manières gauches, les intonations fausses des pauvres
amateurs dramatiques.
Amédée, qui en riait ouvertement, n'était pas celui dont
l'ironie offensa le plus M. de Rodeville; il ne s'était adressé
à lui que pour parvenir jusqu'à M. de Saint-André.
— Dites à votre noble ami, le duc de Saint-André, qu'il
a raison de se moquer de ma façon de jouer la comédie,
car je reconnais la jouer fort mal; mais qu'il est d'autres
jeux où je suis moins maladroit, et que je le lui prouverai
quand il voudra.
88
LECTURES DU SOIR.
Avait dit Théodore à Amédce de manière à être en-
tendu de M. de Saint-André. Alors le premier, croyant de
son honneur de prendre le déti sur son compte, répon-
dit fièrement qu'il s'avouait seul coupable des rires dont
M. de Rodeville s'offensait, et qu'd était prêt à lui don-
ner toutes les satisfactions qu'il pouvait exiger à cet égard.
L'arrivée de M"* de Beauvallon près de son Cls suspen-
dit cette explication, que chacun des intéressés se promit
bien de reprendre le lendemain.
<e22^!PIS^^2S ^2^<&2i82:£!XS:fi«
Un incident imprévu vint jeter l'alarme. M™«de Senne-
court avait rencontré à la porte du salon M. Moulonneau,
pâle, l'air effaré, et se parlant à lui-même. Elle lui de-
mande la cause de sou émotion , et apprend de lui qu'une
querelle, dont la suite doit amener un duel entre deux de
ses amis, le met dans cet état violent, et qu'il descend dans
le jardin pour méditer sur les moyens d'arranger cette
affaire. M"** de Senuecourt insiste pour savoir le nom des
combattants, et, en entendant nommer Théodore, elle
tombe évanouie sur les marches du perron. M. Moulon-
neau , peu accoutumé à ces sortes d'effets, croit que la mar-
quise se meurt réellement; il crie au secours, et dit taut de
paroles entrecoupées polir tromper sur la cause de cet éva-
nouissement, (ju'il la fait deviner aux moins pénétrants. Les
plus fins viennent en complimenter M. de Rodeville, qui
ne comprend rien à ces nouvelles plaisanteries ; mais comme
il ne se sent pas en disposition de les supporter patiem-
ment, il prend le parti de retourner chez lui avant le com-
mencement du bal.
M"»» de Sennecourt, qui se ranime , le voit passer près
d'elle sans s'informer de l'état où elle se trouve : elle s'en
mdigne, et le dépit lui rend bientôt assez de force pour
danser toute la nuit. C'est à Amédéc qu'elle adresse parti-
culièrement ses coquetteries, car elle voudrait le distraire
de sa querelle avec Théodore. Le bruit de cette altercation
arrive bientôt aux oreilles de Laurelte,- elle va s'informer
auprès de M. Sloutonneau de ce qui s'est passé; celui-ci
redouble sa curiosité en lui disant que les femmes n'ont
rien à voir dans ces tristes affaires; qu'elle devait en être
moins instruite qu'une autre , puisqu'un mot d'elle était le
prétexte qui avait amené les choses au point où elles en
étaient.
— Un mot de moi ! s'écrie Laurcttc ; quoi ! mon frère et
son ami se tueraient pour une plaisanterie de ma part?
C'est impossible...
— Je n'en sais rien , mais j'ai entendu Théodore dire en
s'en allant:» Ah! ils prétendent que j'ai l'air d'un écolier
en pénitence... Eh bien! je leur ferai voir que cet écolier-
là vaut un maître. »
— Ah! mon Dieu! on lui a répété celte sotte plaisante-
rie, dit Laurelte, les larmes aux yeux, et c'est mon frère
qu'il en veut punir! Comment faire, monsieur Moulonneau,
pour empêcher ce malheur? Si j'allais a\ertir mon père?...
— Gardez-vous-en bien ; cela ne ferait que l'irriter contre
les jeunes gens sans rien changera leur détermination.
Quand un homme se croit insulté par les mauvais propos
d'un autre, cela ne se passe pas ainsi, ajouta AL Moulon-
neau d'un ton chevaleresque; l'entremise des femmes, de5
parents, ne fait qu'envenimer la chose. C'est pour cela (jue
je dis sans cesse ù Clotildc ; « Ma chère enfant , écoule tout
et De répète rien.»
En finissant ces mots, M. Moulonneau rentra dans le sa-
lon et Laurelte l'y suivit, espérant Irouvor l'occasion de
parler à son frère, de lui avouer qu'elle seule était cause
du ressentiment de Théodore, et qu'elle était prête à lui
demander excuse d'avoir plaisanté sur sa manière déjouer
la comédie.
— Je ne sais ce que tu veux dire, répondit Amédée en
feignant de ne pas la comprendre. Je ne me suis point aper-
çu de la mauvaise humeur de Théodore, et, s'il est fâché
contre toi, cela ne me regarde pas.
— Rassurée par ces mots, dits le plus tranquillement
possible, Laurelte se mit à danser avec le duc de Samt-
André, qui , n'ayant pu décider Emmeline à lui accorder
une contredanse, était venu l'inviter.
— Grâce au ciel, ou à votre charmante malice, dit le
duc, uous sommes débarrassés de cet ennuyeux P'alére .-
il est allé se reposer sur ses lauriers dramatiques. Je crois
pourtant que vos bons mots et nos rires l'ont dégoûté pour
jamai» de l'emploi d'amoureux.
— Et moi, j'en serais désespérée, répondit Laurelte;
car c'est au fond un très-bon jeune homme, aimable, spi-
rituel, un peu trop susceptible peut-être ; mais c'est une
raison de plus pour le ménager...
— Ou pour lui former le caractère, interrompit le duc.
Ces petits messieurs, qu'un rien effarouche, ont besoin de
quelques leçons Ah! dsne veulent pas qu'on se moque
d'eux ! et de qui se moquera-t-on? bon Dieu !
— Est-il vrai qu'il se soit plaint à mon frère d'une cer-
taine comparaison si vraie que j'ai eu le tort de la répéler?
— Ne vous inquiétez donc pas de la bonne ou mauvaise
humeur de ce singulier personnage ; nous saurons bien le
calmer. L'essentiel est de le dégoûter si bien du plaisir de
jouer la comédie, qu'il nous rende tous ses rôles.
Cette conversation, entrecoupée de chassés, de balancés,
de chaînes anglaises, avait rejeté Laurolle dans sa pre-
mière inquiétude. N'espérant pas goûter le moindre repos,
elle se promit, la nuit, d'épier les démarches de son frère.
Quand tout le monde fut parli, elle le vit prendre un bou-
geoir et se diriger vers la chambre qu'il occupait; puis, se
se ravisant tout à coup, il revint sur ses pas et entra dans
l'appartement de M"» de Beauvallon. Laurelte l'y suivit.
— Il me semble que je ne vous ai pas souhaité le bon-
soir, ma mère, dit .Vmédce avec une émotion qu'il cherchait
à dissimuler.
— Si, vraiment, tu m'as dit bonsoir, et même tu m'as
prévenue que tu ne viendrais pas déjeuner demain avec
nous; lu m'as parlé d'une partie de campagne Enfin,
amuse-loi, mon enfant, c'est de ton âge.
— Ah! mon Dieu! pensa Laurelte, celte partie de cam-
pagne me fait frémir Comment l'empêcher de sortir du
chàleau? Si j'allais, au nom de mon père, défendre au con-
MUSEE DES FAMILLES.
39
cierge d'ouvrir la grille à qui que ce soit avant neuf beures!
Oui , c'est le seul moyeu...
Et I.aurette, s'arrètant à ce projet, va dans sa chambre
attendre le moment de l'accomiilir. M"" Augusline est là
qui Pattend et qui pleure.
— Ah! mon Dieu! sauriez-vous quelque chose? s'écrie
Lauretle.
— Je sais qu'on me renvoie, mademoiselle, et cela, parce
que vous avez dit l'autre jour, en riant, que je rougis quand
on parle de Germain , (jue je pleure quand monsieur le
gronde, enfin, que j'en suis folle. Là-dessus, madame, qui
ne veut pas d'amitié dans ses don)Cstiques , à cause de
l'exemple que cela peut donner, m'a ordonné de chercher
une autre condition. J'ai eu beau lui dire que Germain me
recherchait pour le bon motif, ça n'a rien fait. « Eh bien !
a dit madame, quand Germain vous aura épousée, je vous
reprendrai peul-êirc. n Mais vous pensez bien , mademoi-
selle, qu'à présent que je suis sans place, Germain ne m'é-
pousera pas.
Et la pauvre Augustine se mita sanglotter de nouveau.
— Vraiment , je ne sais quel démon s'attache à mes pa-
roles, s'écria Laurette. Je ne pense à faire de mal à per-
sonne, et le désespoir et la mort peut-être résidtentdetout
ce que je dis. C'est de quoi me rendre muette pour le reste
de ma vie... Mais il faut agir, cependant, il faut prévenir ,
réparer les maux dont je suis cause. D'abord, ma chère
Augustine, je vais conjurer ma mère de vous marier au
lieu de vous renvoyer. Pour prix de ce service, vous m'ai-
derez à empêcher un plus grand malheur que le vôtre.
— Ah! mademoiselle, commandez, et vous verrez si je
ne me mets pas en quatre pour vous obéir, dit Augustine
eu sautant de joie.
Alors Laurette lui apprit dans quels motifs secrets son
frère devait sortir du château à la pointe du jour.
— Il est de la plus haute importance, dit-elle, que je lui
parle avant son départ. J'irais bien l'ullendre au bout du
corridor sur lequel donne sa porte; mais si quelqu'un me
voyait là, cela paraîtrait étrange, on soupçonnerait quelque
chose. Il vaut mieux que je sois avertie par vous; voire
chambre est au-dessus de la mienne et à peu de dislance de
celle d'Amédée, vous frapperez trois coups sur le plancher
quand vous l'entendrez ouvrir sa porte, et je le rejoindrai '
comme par hasard.
Le fait convenu , deux heures après Laurette arrivait par
un escalier dérobé dans le grand veslibule au même mo-
ment où Amédée allait le traverser pour gagner le perron.
— Où vas-tu de si grand matin? lui dit-clle, pâle d'in-
quiétude.
— Je vais... à la chasse, répondit-il.
— A la chasse sans fusil?
— Germain va me l'apporter.
— A la chasse avec une boîte à pistolets?
— Allons, laisse-moi..., je suis attendu.
— Non , je ne te laisserai pas risquer ta vie, celle d'un
ami, pour une misérable plaisanterie dite et répétée sans
conséquence, mais dont j'ai tout le tort... C'est moi seule
qui dois en porter la peine..., et je vais...
— Tu fenis et diras tout ce qui te plaira quand j'aurai
satisfait celui qui se croit insulté ; mais, d'ici là, toute ten-
tative est inutile. J'ai dans ma poche une invitation qui
s'accepte toujours, et, toi-même, tu me mépriserais si j'hé-
sitais à m'y rendre.
— Oh ! mon Dieu ! s'écria Laurette, comment le retenir?
Mais ce n'est pas toi qui mérites la colère de Théodore. C'est
M. de Saint-André qui s'est moqué de lui ouvertement,
c'est sur le duc que doit porter sa vengeance.
— II ne s'agit pas de dénoncer le plus coupable; c'est à
moi que le défi est adressé , cela me suffît.
Alors Amédée, voyant que Laurette cherchait à lui bar-
rer le passage et à attirer du monde par le retentissement
de sa voix , la repoussa dans le fond du vestibule et fran-
chit la porte. Un instant après, le bruit que la grille fait en
se refermant apprend à Laurette que son frère est dehors du
château.
Dans son désespoir, ne sachant ce qu'elle doit faire, elle
va réveiller sa mère , espérant que M""*^ de Deauvallon trou-
vera mieux qu'elle le moyen de s'opposer au duel qui la
glace d'efl'roi.
Mais que peut une pau\Te mère en pareille circonstance?
Celle-ci s'agite, cric, se désole, sans rien imaginer; car elle
sait que si les femmes ont trop souvent la puissance de
faire naître ces sorles de combats, elles n'ont jamais celle
de les empêcher. Elle exhale sa douleur en injures contre
Théodore, l'appelle l'assassin de son (ils, et jure par tout
ce qu'elle a de sacré que jamais cet affreux Théodore ne
sera son gendre.
Elle fait appeler tous ses gens l'un après l'autre pour
savoir de quel côlé s'est dirigé son fils en sortant du châ-
teau; tous l'ignorent, et môme le concierge, qui ne l'a pas
remarqué. H résulte de ces démarches tant de supposi-
tions, tant de bavardages, qu'ils arrivent aux oreilles d'Em-
meline.
A la seule idée qu'en ce moment même son frère et
Théodore sont peut-être prêts à se couper la gorge, Emme-
Ime sent les battements de son cœur s'arrêter, sa vue se
trouble, elle reste immobile. Son inquiétude est trop vive
pour s'exhaler en paroles ; on la croirait insensible au mal-
heur qui la menace, si son visage pâle et morne ne trahis-
sait sa souffrance.
Le réveil de M. de Beauvallon apporta un peu de calme
dans ces différentes agitations. Il sermonna sa femme sur la
nécessité d'affecler beaucoup de sang-froid dans ces sorles
d'événements , où l'autorité paternelle élail sans influence ;
il ordonne que les habitudes de la maison n'en soient point
interrompues, et qu'on serve le déjeuner à l'heure ordi-
naire.
C'est une des choses les plus tristes dans les chagrins de
famille que la règle des usages qui continuent à travers
tout le désordre du désespoir; que ce repas, où la mère se
fait l'effort d'assister pour que les enfants se décident à y
manger, où chacun renfonce ses larmes en jetant ses re-
gards sur la place vide, où la peur d'éclater en sanglots fait
parler de choses auxquelles personne ne pense. Heureux
ceux qui ne connaissent pas cette courageuse torture!
Lorsqu'on vint avertir Emmeliue que son père était déjà
à table, elle sortit de sa stupeur pour se rendre près
de lui. Plus elle le supposait inquiet, plus elle aurait cru
manquer à son devoir en n'allant pas lui donner ses
soins.
En passant près de la chambre de Laurette pour descen-
dre dans la salle à manger, Emmeline entendit sa sœur qui
s'écriait en pleurant :
— Pour une simple moquerie plonger toute une famille
dans l'état où nous sommes ! me faire prendre eu horreur
à moi-même! me rendre la cause d'un meurtre! Ah! que
le Ciel m'anéantisse, plutôt que de me plonger dans cet
abîme de regrets!...
Et les larmes la suffoquaient. Emmeline, plus tremblante
qu'elle encore, s'efforça de la calmer, et fit si bien qu'elle
la détermina à venir avec elle rejoindre leur père. Celui-ci
aimait son fils ; mais comme il entrait encore plus d'amour-
40
LECTURES DU SOIR.
propre que de tendresse dans son attachement, il n'était
pas fâché que l'unique héritier de son nom se tirât avec
éclat d'une affaire d'honneur, et, partagé entre sa crainte
et sa gloriole paternelle, il faisait de beaux discours à sa
femme et à ses îilles sur la fermeté qu'on devait mettre à
braver les malheurs, les dangers attachés à l'élat de socié-
té, et il regardait en même temps du coin de l'œil si la
grille ne s'ouvrait pas pour laisser passer le brancard d'un
blesse*
Enfin Emraeline jette un cri de joie : elle a aperçu son
frère au bout de l'avenue. Laurette et elle veulent courir
au-devant de lui ; M. de Beauvallon les retient, en disant
qu'il n'est pas convenable de montrer tant d'empressement
à savoir le résultat d'une action fort condamnable en elle-
même. Il fallut se rasseoir, et attendre patiemment qu'A-
médée eût franchi l'avenue.
— 11 n'est pas seul : le duc de Sainl-André l'accompa-
gne, dit Laurette.
— Mon frère a le bras en écharpe, dit Emmeline îwec
effroi.
— Il est blessé! crie M™' de Beauvallon. Ah! le monstre
de Théodore !
— Tant mieux! interrompt son mari; sortir d'un duel
avec une légère blessure, c'est la perfection du genre.
— Mais peut-être son... adversaire a-t-il... succombé, dit
Emmeline d'une voix étouffée...
— Ah ! je l'espère bien, vraiment, reprend M"" de Beau-
vallon.
Puis elle se livre de nouveau à toute sa rage contre le
jeune Rodeville. Elle n'avait point encore épuisé la liste
des noms odieux dont elle accablait Théodore lorsque Amé-
dée entra.
— Ah ! ma mère ! dit-il en répondant aux derniers mots
qu'il avait entendus , gardez-vous d'insulter à la conduite
du plus brave jeune homme qui soit au monde !
— Il n'est pas mort? demanda Emmeline en tremblant.
— Non ; mais il aurait pu me tuer, et il s'est contenté
(le m'égratigner, répond Amédée en montrant son bras.
— Ah ! vous voulez en faire un héros ! dit le duo de
Saint-André ; mais nous aurions tous agi comme lui ; vous
le manquez ! il vous épargne; rien de plus simple.
— N'importe ; je ne lui en sais pas moins bon gré, re-
prit Amédée , et je lui en garderai de la reconnaissance
loule ma vie.
— Aime-le tant que tu voudras, dit M""» de Beauvallon ;
quant à moi je promets bien de le hair toujours.
Le duc de Saint-André dit alors tout ce qui devait entre-
tenir la châtelaine dans cet allreux sentiment ; et sauf Em-
meline, Laurette et Amédée, qui gardèrent le silence, cha-
cun conclut à ce que l'on ne pouvait plus avoir de rela-
tions avec la famille Rode\ ille après ce qui venait de se
passer.
MUSÉE DES FAMILLES.
41
<e22i^IP2^I!^S <{^Wii.^21IS^£(2^o
Ce duel fit grand bruit dans les châteaux voisins, et
l'arrêt rendu à Beauvallon fut bientôt confirmé par tous les
habitués de la maison.
Le duc de Saint-André, voyant l'exil de Théodore voté
par tous les grands parents d'Èmraeline, pensa que c'était
e moment de lancer sa proposition de mariage. Il adressa
;a demande à M"" de Beauvallon, certain d'avance du suc-
cès qu'elle obtiendrait d'elle. En effet, l'idée d'entendre
appeler sa fille madame la Duchesse l'enivra à tel point,
qu'elle n'attendit pas d'avoir consulté Emmeline pour ré-
poudre à M. de Saint-André qu'il pouvait compter sur
l'empressement de toute sa famille à accepter l'honneur
qu'il voulait bien lui faire.
Dès que le duc fut parti, l'âme réjouie, pour aller
faire part à sa sœur de l'heureux événement qui allait
combler ses vœux et rétablir sa fortune , M"* de Beau-
vallon fit appeler Laurclte pour lui donner la mission
difficile d'aller préparer sa sœur au rang qui l'attendait.
— Mais je crains, dit Laurette en hésitant à obéir , que
le duc de Saint-André, qui, entre nous, n'est pas fort ai-
mable, ne soit pas du goût d'Emmcline.
— Il s'agit bien de cela ! reprit sa mère ; si l'on consul-
tait le gOLit des jeunes filles pour les marier, on ne leur fe-
rait jamais faire un bon mariage : je n'aimais pas du tout
votre père quand je l'ai épousé ; eh bien ! au bout d'un an
j'en étais folle.
— Mais peut-être n'en aimiez-vous pas un autre?... dit
Laurette timidement.
— Un autre ! répéta M"* da.BeauvalIon d'un air indigné ;
ah! vraiment, de mon temps, une jeune personne bien
élevée ne se serait jamais permis d'aimer qui que ce soit
sans la permission de ses parents ; et j'espère bien qu'il
en sera de même dans ma famille.
Laurette.
Laurclte, voyant qu'il n'y avait pas moyen de s'opposer
à la résolution de sa mère, se rendit près d'Emmeline pour
,1a préparer le plus doucement possible au coup qu'elle al-
^0VElIcuE 1843,
lait lui porter. Emmeline la reçut avec calme, sans se per-
mettre un mot de reproche contre l'autorité qui décidait du
malheur de sa vie.
— G — ONZIÈME VOLUMI.
42
LECTURES DU SOIR.
Lauretle , étonnée mais heureuse de trouver sa sœur 1
aussi résignée, lui demande ce qu'elle doit répoudre de sa
part à leur mère.
— Que je n'épouserai jamais le duc de Saint-André , dit
Emmeline tranquillement.
— Quoi ! tu veux résister à une volonté si forte ! s'écria
Laurette ; ah! ma pauvre Emmeline, que de chagrins vont
t'assaillir!
— J'y suis préparée. Le jour où je me suis vue à jamais
séparée de Théodore, j'ai renoncé à me marier, et j'espère
qu'on voudra bien me permettre de joindre rja dot à la
tienne.
— Non, certes, on ne te le permettra pas ; et je n'accep-
terai jamais un tel sacrifice. C'est bien assez d'avoir à me
reprocher la querelle qui a amené cette fatale rupture. Mais
que faire pour détourner la colère prête à tomber sur toi?
J'ai déjà tenté quelques représentations qui ont été fort mal
accueillies ; j'ai hasardé de parler du peu de charme de ce
duc de Saint-André, qui me parait ainsi qu'à toi le plus
laid, le plus sot mari qu'on puisse prendre; mais son litre
couvre si bien ses travers , que ma mère ne les aperçoit
pas.
— Je les connais ; cela suffit, chère Laurette. Laisse-moi
le soin d'apprendre à mon père les motifs de mon refus :
si, comme je le pressens, ce refus lui donne de l'humeur,
je ne veux pas que tu en sois victime.
En oITct , M. et M"" de Beauvallon s'emportèrent vive-
ment contre ce qu'ils appelaient Veniêtemenl de leur fille
en faveur de ce mauvais sujet de Théodore. On accusa
cckii-ci de la résistance d'Emmeline, et le ressentiment
qu'on lui portait en redoubla ; mais, dans l'espérance de
vaincre par les prières ou par les menaces l'obstacle
(ju'Emmcline apportait à ce mariage, M. et M»" de Beau-
vallon s'accordèrent dans l'intention de cacher à M. le duc
de Saint-André la réponse définitive de leur fille, et ils lui
demandèrent le temps nécessaire pour disposer l'esprit
d'EmiDclinc à ce changement de situation.
M. de Saint-André, très-confiant dans son mérite et dans
tout ce qu'il devait lui attirer d'heureux, avait parlé à plu-
sieurs personnes de son mariage avec l'ainée des demoi-
selles de Beauvallon comme d'une chose presque conclue.
Ce bruit une fois parvenu à Théodore, il en était tombé
dans un désespoir qu'on peut s'imaginer, mais qu'on ne
saurait peindre. Cent projets plus insensés l'un que l'autre
lui passèrent par la tête, et tousal)Oulissaient à tuer M. de
Saint-André, comme si la mort d'un sol empêchait de le
voir aussitôt remplacé par un second. Si Théodore avait su
avec quelle noble résignalion Emmeline supportait la co-
lère de ses parenls pour lui rester fidèle , il eût été plus
sage et moins à plaindre.
Enfin , le temps, les injures, les pénitences , tout ayant
échoué auprès d'Enmieline, il fallut faire ronnailrc son re-
fus au duc de Saint-André. On se fit un prétexte du cha-
grin qui la rendait malade pour l'envoyer aux eaux de
Plombières, et rompre ainsi pendant quelque temps des re-
lations de société qui devenaient difficiles.
C'est alors que Laurette , pénétrée du regret d'être la
cause du malheur de sa soeur et de celui de Théodore, ne
])ensa plus qu'à le réparer.
— J'ai fait bien du mal sans le vouloir, se dit-elle ; ah ! si
je parviens à en détruire l'effet, dussé-je y sacrifier le bon-
heur de ma vie, je bénirai le Ciel de m'en avoir donné les
moyens.
Et le Ciel, qui se montre ordinairement propice aux bon-
nes intentions, jeta dans le cerveau de Laurelte une idée
qui pouvait avoir le résultat au'cllc désirait.
Elle réfléchit sur les passions qui faisaient agir chacun
dans cette occurrence.
— Ma sœur est charmante , pensa-t-elle, et M. de Saint-
André la trouvait avec raison plus belle que moi ; mais il ne
faut pas se faire d'illusion ; c'était pour sa dot seule qu'il
l'épousait : eh bien! j'en ai une aussi riche ; pourquoi ne
m'épouserait-il pas , moi ? Il me déplaît horriblement ; je le
crois fat, avare, égoïste; et taquin jusqu'à la méchanceté ;
mais qu'importe? ce n'est pas de moi dont il s'agit. El d'ail-
leurs , je ne pourrais jouir d'aucun bonheur avant d'avoir
assuré celui d'Emmeline et de Théodore ; c'est à cela qu'il
faut arriver, coûte que coûte. Ma mère veut avoir une de
ses filles duchesse ; il doit lui être indifférent que ce soit
l'aînée ou la cadette : eh bien ! si en me résignant à être la
femme d'un homme détestable je puis satisfaire les inté-
rêts de tout le monde, contenter la vanilé de ma bonne
mère, l'ambition de mon père, la cupidité d'un mari, et l'a-
mour de ma sœur, il n'y a pas à hésiter.
Ce n'est pas assez que de vouloir s'immoler généreuse-
ment, encore faut-il le faire avec l'adresse nécessaire pour
tirer profit de son sacrifice. M. de Saint-André avait affi-
ché un si grand sentiment pour Emmeline, qu'd ne pouvait
subitement feindre le même amour pour une autre. Il
fallait l'aider à devenir infidèle. Laurette jeta les yeux sur
la marquise de Sennecourt pour lui rendre ce service. Elle
lui fit entendre que si son frère s'était adressé à elle plu-
tôt qu'à Emmelme, il n'eût pas essuyé un pareil refus.
La confidence eut le résultat que Laurette en espérait.
M""* de Sennecourt trouva son frère très-disposé à pren-
dre l'argent de M. de Beauvallon, qu'il lui vint de l'une ou
de l'autre de ses filles. Mais, en dépit de toute sa fatuité,
il eut peine à se persuader que cette même jeune fille qui
l'accablait chaque jour de moqueries et d'épigrammes ,
cachât un sentiment tendre pour lui sous ce masque iro-
nique. Il était tenté de se tourner vers l'ambitieuse Clo-
tilde. Là, il était certain d'un accueil favorable; mais on
répandait le bruit que la fortune du père de Clolilde venait
de subir un échec; et d'ailleurs M™* de Sennecourt ne
pouvait se faire à l'idée de voir son frère le gendre d'un
homme aussi commun. Enfin, encouragé par sa sœur, le
duc de Saint-André l'autorisa à parler à M™" de Beauval-
lon du projet qui devait remplacer le premier. Celle-ci re-
grettait Irop vivement l'honneur de son alliance pour ne
pas recevoir avec des transports de joie la nouvelle propo
silion du duc. Mais, avertie par l'expérience, elle demanda
le temps de consulter Laurette avant de s'engager irrévo-
cablement.
M"« de Beauvallon trouva autant de docilité dans Lau-
rette qu'elle avait trouvé de résistance dans Emmeline.
Elle consentait non-.<:eulenicnt à vaincre le dégoût que lui
inspirait M. de Saint-André, mais à lui laisser croire que la
raison et l'obéissance ne ladélorminaient pas seules à l'épou-
ser. A tant de soumission, à tant de sacrifices elle ne mettait
qu'une seule condition : c'était le mariage de sa sœur avec
Théodore de Uodeville.
A ce nom. M"" de Beauvallon s'était récriée que jamais
le spadassin qui avait blessé son fils n'entrerait dans sa
famille. A cela Laurelte avait répondu tranijuillemont :
— Eh bien ! il n'y aura pas non plus de duchesse dans
la famille.
M"" de Beauvallon et son mari, ayant tente vainement
par tous les moyens imaginables de faire renoncer Laurelte
à la condition (ju'ellc exigeait, finirent par s'y sounietlre.
Amédée lui-même se chargea de ramener Théodore et son
père au château de Beauvallon. Il fut décidé que les deui
mariages se feraient le même jour.
MUSEE DES FAMILLES.
43
Laurette voulut être témoin de la joie qu'éprouveraient
Emmelioe et Théodore à se revoir. « Le bonheur de ma
vie cnlièrc doit payer cet heureux moment, pensait-elle;
j'en dois avoir ma part de plaisir. » Mais elle se garda bien
de rien dire qui pût donner l'idée du sacrifice qu'elle fai-
sait à celle union ; car le bon cœur d'Einnieline n'aurait
pas accepté une félicite achetée au prix du bonheur de sa
chère Laurette. Celle-ci s'efforçait donc de paraître tout
occupée des intérêts de vanité qui remplacent ceux de
l'àme dans les mariages de calcul. Les riches étolTes, les
dentelles de son trousseau semblaient lui faire oublier la
laideur de son futur, et le chiffre blasonné , brodé sur ses
mouchoirs, le lui faisait paraître aimable , à ce qu'elle pré-
tendait, Mais lorsque après avoir ainsi étalé ses richesses
de Oancée aux yeux de ses amies, et leur avoir fait accroire
que la possession de tous ces colifichets suffisait à ses dé-
sirs, elle rentrait dans sa chambre, un ruisseau de larmes
inondait son visage. Elle s'avouait que l'orgueil d'un titre,
le luxe d'une parure ne la consoleraient jamais de la perte
du bonheur qu'elle avait rêvé ; qu'il fallait à son cœur des
jouissances plus nobles. Et elle s'étonnait de voir toujours
le même souvenir se mêler à ses regrets, c'était celui du
jeune Adolphe de Nérival.
Admis depuis quelques mois au château de Beauvallon,
M. de Nérival n'avait jamais dit à personne qu'il adorait
Laurette, et tout le monde le savait; elle seule en doutait,
mais c'était par l'effet de cette défiance qu'on ressent d'or-
dinaire pour tous les succès qu'on désire. Et puis Adolphe,
quoique bien né, n'avait pas de fortune : il était de ces
esprits supérieurs destinés à se créer une belle existence ,
mais dont la haute intelligence n'est devinée que par les
personnes douces elles-mêmes de gi-andes facultés.
C'est en perdant tout espoir de répondre jamais à l'a-
mour d'Adolphe que Laurette s'aperçut du prix qu'elle y
attachait.
— Eh bien ! ce sera une expiation de plus, dit-elle, qui
me vaudra le pardon du mal que j'ai fait si souvent en di-
sant tout ce qui me passe par la tète.
il était impossible de ne pas faire une comparaison dé-
solante pour Laurette entre ces deux mariages qui allaient
s'accomplir. Théodore, en adoration devant le charmant
visage d'Emmeline, s'embellissait lui-même du bonheur
d'être aimé. Ils parlaient de leur existence future avec
tout l'enivrement des plus douces espérances, avec ce
chaste embarras qui ajoute encore du charme aux projets
de ménage. Emmeline, consultée sur les moindres inté-
rêts, en décidait à son gré. Tout faisait prévoir qu'elle
serait la reine du royaume conjugal.
Pendant ce temps, le duc de Saint-André comptait le
nombre de domestiques qu'il pourrait ajouter aux siens,
a somme qu'il pourrait mettre aux sompteux cpparte-
ments qu'il occuperait, et il se dépitait de ne pas trouver
dans les revenus que lui apportait sa femme de quoi entre-
tenir un équipage de chasse et fonder un haras.
La pauvre Laurette n]eulrait pour rien dans aucun de
ses projets; et pourtant elle seule devait lui donner les
moyens de les réaliser. Mais les égoïstes ne sont recon-
naissants que de ce qu'ils espèrent; les combler de biens,
c'est acheter leur ingratitude.
Le jour de la signature des deux contrats étant fixé ,
M. et M"» de Beauvallon voulurent en faire une pre-
mière solennité, et y convièrent tous les châtelains du voi-
smage.
Les deux fiancées, parées avec goût, partageaient tous
les suffrages. Les uns vantaient la douce langueur répan-
due sur les traits d'Emmeline ; ce regard à la fois tendre et
mélancolique qui est la véritable expression du bonheur.
Les autres s'extasiaient sur l'air animé, le regard fiévreux,
le sourire continuel de Laurette, et se disaient entre eux :
€ Celle-là ne cache pas sa joie de se marier. » Car c'est
ainsi que jugent les indifférents sur ce qu'on leur montre
et non sur ce qui est.
Adolphe seul devinait que Laurette souriait pour ne
pas pleurer. Il espérait que la même sympathie lui faisait
lire dans son cœur tout ce qu'il souffrait en la voyant
ainsi passer au pouvoir d'un autre. Il voulait qu'elle le sût
malheureux, très-malheureux de ce mariage; et pour lui
prouver qu'il n'avait pas le courage d'en être témoin, il
sortit du salon au moment où les notaires entrèrent pour
réclamer les signatures requises.
Le contrat d'Emmeline devait passer le premier. Toutes
les personnes dispersées dans l'appartement se réunirent
près de la grande table où chacun venait inscrire son ncm.
Il en résulta une véritable foule. La température était fort
chaude, et tout à coup des cris étouffés se firent entendre,
et ils furent suivis du bruit que fait un homme en tombant
à terre.
C'était le gros M. Moutonneau qui succombait à une at-*
taque d'apoplexie.
On juge de l'effet que produisit cet événement sinistre.
Tout fut suspendu pour ne s'occuper que des secours à
donner au malade. Ou le transporta chez lui : un médecin,
un chirurgien sont aussitôt appelés, mais leurs secours
furent inutiles; M. Moutonneau expira dans la nuit, lais-
sant une fille dans la douleur et héritière d'une fortune
immense.
Comme sans s'en vanter M. de Beauvallon était un peu
parent de M. Moutonneau, on ne put se dispenser d'ajour-
ner la fête des deux mariages.
Laurette se reprocha d'en éprouver une sorte de plaisir,
mais voir éloigner le malheur qu'on redoute, c'est renaître
à l'espoir d'y échapper. Pourtant, rien ne pouvait faire
présumer un changement dans la destinée de Laurette; elle-
même l'avait fixée; elle devait la croire immuable.
Elle commençait à reprocher au Ciel de lui avoir donné
ce moment de répit pour rendre son sacrifice doublement
pénible, lorsqu'un matin son père lui fit dire de venir lui
parler.
— Qu'a-t-ilà m'apprendre? pensa-t-elle; ah! cela ne sau-
rait être un malheurJ Voilà l'avantage de se trouver dans
ma position , condamnée à passer sa vie avec un homme
qu'on déteste : on peut défier tous les chagrins de la vie ;
que sont-ils auprès de celui-là?
Tout en raisonnant ainsi, elle arriva jusque dans le ca-
binet de son père, et perdit beaucoup de sa sécurité en
voyant la consternation peinte sur les traits de M. de Beau-
vallon.
— C'est une indignité, disait-il en se parlant à lui-même;
une action infâme dont mon fils tirerait vengeance sur
l'heure, si l'honneur de sa sœur ne nous contraignait pas
au silence. Du courage, ma fille, ajouta-t-il en apercevant
Lauretle, du courage! 11 est des situations où c'est faire
preuve d'honneur que de supporter sans plaintes l'insulte
d'un misérable. Grâce au Ciel, ce n'est point un coup mor-
tel qu'il vous porte, et la considération de votre famille
n'en souffrira pas ; mais je sens tout ce qu'un semblable
procédé doit vous causer de peine, et je m'en afflige pour
vous.
— Mais qu'arrive-t-il donc, mon père? demande Lau-
rette avec impatience.
— En vérité, je ne trouve pas de mot pour tous prépa-
rer à une semblable nouvelle.
44
LECTURES DU SOIR.
— Ne craignez rien, parlez.
— Eh bien ! le duc de Saint-André rompt avec nous.
— Qu'enlends-je? s'écrie Laurette en sautant de joie.
— 11 vous refuse! et cette mort, qui est venue tout sus-
pendre, en est cause. En apprenant que Clotilde héritait
de trois millions, le monstre s'est réjoui de n'avoir point
encore signé son contrat avec vous. Sa sœur a été trouver
le tuteur de M"' Moutonneau; ils se sont entendus ensem-
ble. Dieu sait ii quelles conditions, et c'est Clotilde qu'il
épouse.
— Ah ! mon Dieu, quel bonheur! s'écria Laurette en em-
brassant son père.
Puis elle lui raconte le sacrifice qu'elle faisait en accep-
tant un pareil mari. Son dévouement était si beau, sa joie
est si naïve, que son père en est touché. Il lui accorde de
maintenir le mariage de sa sœur, et de laisser au jeune
Adolphe le temps de mériter Laurette.
Pour prix d'un si doux avenir, Laurette promit de ne
plus médire de personne, et de se montrer indulgente
pour tous les ridicules, excepté cependant pour ceux de
M. le duc et de M"-' la duchesse de Saint-André. On lui
laissa ce petit dédommagement, dans la certitude que la
leçon avait été assez sévère pour qu'elle ne retombât point
dans le même tort, puis on s'occupa de la rendre heureuse
en disant qu'après avoir corrigé la mauvaise langue, on
devait récompenser le bon cœur.
M"-* Sophie CAY.
LS SOlCHSBlli DB X£AI13T7E71I7E.
Sur le tissu fragile où votre art se déploie,
La navette, enfin lasse, échappe à votre main ;
Vous ne distinguez plus les couleurs de la soie :
Cédez à la nature, il est temps; à demain!
Demain , dès que le jour frappera vos paupières ,
Vous reprendrez, plus calme, un travail précieux;
Éteignez votre lampe et dites vos prières :
Marguerite , fermez les yeux.
Les fleurs que la nuit aime ont entr'ouvert leurs urnes ;
L'hymne affaibli du soir cesse dans le saint lieu :
Voici l'heure où l'essaim des fantômes nocturnes
Se disperse dans l'ombre et suit l'ordre de Dieu.
Jamais au milieu d'eux le crime ne repose;
Ils lui jetleul au front leurs ongles furieux.
Vous qui ne connaissez que les songes de rose,
Marguerite, fermez les yeux.
Vos soleils sont voilés d'amertume et d'alarmes.
Mais la nuit pour votre âme est pleine de douceur;
Vous gagnez avec peine un pain trempé de larmes,
Pour votre vieille mère et votre jeune sœur :
Mais vous êtes aimée et vous êtes bénie,
Et quand vous sommeillez, les envoyés des cicux
Viennent vous saluer comme autrefois Marie.
Marguerite, fermez les yeux.
Devant vous est l'hôtel d'un grand du jour, d'un prince!
L'aumône est inconnue à ce riche sans cœur;
Il dépense aujourd'hui l'impôt d'une province.
Il refusait hier une obole au malheur.
Son palais fastueux de vingt lustres s'éclaire ;
Le pauvre le regarde et passe soucfeux...
Ce luxe sans prudence insulte à la misère.
Marguerite, fermez les yeux.
L'élu de votre amour, celui qui dès l'enfance
A senti votre cœur battre à l'appel du sien ,
A rejoint nos soldats sur ces bords que la France
Arrosa tant de fois du plus pur sang chrétien.
Il reviendra bientôt, vous a-t-on dit? — Mensonge!
Ses frères ont pleuré son trépas glorieux :
Si vous le revoyez, ce sera dans un songe.
Marguerite, fermez les yeux.
CuAHLES LAFONT.
MISÉE DES FA^IÎLLES.
45
PBOMSIf^SSS SUR î^'ÉTAKGa
«Sé^:»SS:2i3 2î£2^3DI£23 (!)•
LES MENDIANTS.
La voix fêlée de la vieille horloge du village proclamait
la septième heure du malin, et tous les thermomètres et
baromètres du château étaient d'accord aTec mon calen-
drier pour annoncer le mois de décembre , frimaire ,
comme Tarait si bien nommé la Révolution.
« Quand une bonne chose est faite ou inventée, n'importe
par qui, me disait M. de Nervat, chemin faisant vers le
bateau, non-seulement il ne faut pas nier qu'elle soit bonne,
mais encore il faudrait Tadopter. Je regretterai donc tou-
jours que l'ont n'ait pas conservé le calendrier dit républi-
cain, pour la dénomination des mois , comme on a fait du
nouveau système monétaire. Je ne parle pas de la substitu-
tion de la décade à la semaine, substitution impossible et
impie : neuf jours consécutifs de travail dépassent les forces
humaines; et le dimanche, le jour du Seigneur, ne sera
jamais détrôné par l'insipide décadi. Mais les noms des
mois !... Quelle sorte d'inconvénients y aurait-il à rempla-
cer les païens Janvier (Janus), Mai (Maïà}, et Juillet (Julius),
par Nivôse, Floréal et Messidor, qui rappellent au moins
les neiges, les fleurs et les moissons ; et surtout l'absurde
Décembre ( n» 10 pour exprimer le douzième mois de l'an-
(0 Voir le Dumiro dernier page i3 et loiriDiei.
née ! }, par Frimaire, dont le nom, mon petit ami, n'est que
trop bien justifié : voyez plutôt le givre et les frimas qui
craquent sous nos pieds. Mais, dit-on, les mois républi-
cains ne concordaient pas eiactement. pour le point de
départ et la durée, avec les anciens mois! Ola est un tort,
et, pour faire prévaloir les nouvelles appellations rien
n'était plus facile que d'établir cette concordance en sup-
primant les jours complémentaires, dont on n'a jamais su
que faire, et en commençant l'année par le mois de nivôse.
Si l'ordre des saisons en eût peut-être légèrement souffert,
comme il varie selon les méridiens, c'est une considéra-
tion nulle. De cette manière, les fêles religieuses, civiles
ou champêtres, les anniversaires de toutes sortes , tout ce
qui lient aux mœurs et aux coutumes des peuples, auraient
continué de tomber aux mêmes quantièmes que par le
passé. Mais, ajoule-t-on, comment déraciner les vieux
noms de la mémoire et des habitudes routinières des pay-
sans? Comment a-t-on substitué les départements aux
provinces, les francs aux livres tournois, les litres à la
pinte, etc.?... C'est l'affaire d'une ou deux générations.
.Mais la France devait-elle, pouvait-elle, sans ridicule el
sans grande incommodité, s'obstiner à un calendrier qu
46
LECTURES DU SOIR.
n'était celui d'aucune autre nation? Une fois toute la dif-
férence réduite aux noms, comme je viens de vous l'expli-
quer, il ne se fût plus agi que d'une simi)le traduction ,
fort aisée. Et d'ailleurs, pourquoi les gouvernements et les
peuples qui, de gré ou de force, ont accepté nos droits-
réunis, notre timbre , notre conscription, notre calcul dé-
cimal, etc.. , et qui ont gardé tout cela, même après le
départ de nos soldats victorieux, n'auraient-ils pas adopté
aussi les nouveaux noms de nos mois? Depuis quand la
France ne donnc-t-cllc plus le ton et la mode? Elle n'avait
qu'à persister, et l'Europe aurait adopté les noms de ses
mois , comme la forme de ses chapeaux et de ses robes,
ne fùf-cc que parce qu'ils sont plus jolis et plus élégants. En
eiïet, indépendamment de la justesse de leur signilication,
comparée aux non-sens ou aux contre-sens des anciennes
dénominations, quelle euphonie dans leurs consonnances!
quelle ingéniosité ( passez-moi le barbarisme) dans leur
contcxture ! ces terminaisons en ose pour les mois d'hiver,
en al pour ceux du printemps, en or pour ceux d'été, en
aire pour ceux d'automne !... Comme tout est harmonique
et harmonieux ! Comme cela sent le poète ! Aussi est-ce le
poète de la Convention, Fabre-d'Eglantine, qui est l'in-
venteur de ce calendrier charmant. Un poète ne passe ja-
mais nulle part sans y laisser quelque trace de goût,
quelque rayon de beauté! Et vous verrez (ou vos pelits-
enfants le verront) que le calendrier de l'auteur du Philinîe
de Molière, des deux Précepteurs et de l'Intrigue épis-
iolaire, sera le calendrier de l'avenir, quand ses expres-
sives et sonores appellations ne retraceront plus à la mé-
moire que l'image confuse et pâlie de l'époque désastreuse
où il est né. »
M. de Nervat était en veine (l'enthousiasme était la seule
langue de ses convictions, quelque minime qu'en fût l'ob-
jet), et il aurait parlé de frimaire jusqu'en nivôse, s'il n'eût
été interrompu dans sa prédication par le « Eh ! mon cher
monsieur ! » d'un important commensal du château. C'é-
tait M. S...., qui, quelques années auparavant, avait juré
haine à la monarchie et demandé l'abolition de la cour et
de la noblesse, et qui maintenant était baron de l'empire,
nous fatiguait les yeux de ses armoiries et de sa livrée féo-
dale, et sollicitait une charge de chambellan (le grand Em-
pereur devait bien rire quelquefois) ; du reste, fort jeune
encore pour tous les serments qu'il avait prêtés d courte
échéance, et venant de faire un excellent mariage, c'est-à-
dire ayant épousé une femme commune, laide et maus-
sade, qui lui avait apporté une dot de quinze cent mille
francs.
— Que diable, continua-t-il sans interruption, faites-
vous donc ainsi tous les matins, vous autres? Un cours de
botanique ou de physique? ou de morale? Hein? Ma pa-
role d'honneur, j'ai voulu m'en assurer par moi-même, et,
qui sait, profiter peut-être de la leçon. Et puis, je ne serai
pas fâché de voir lever le soleil. Le lever du soleil, c'est un
fort beau spectacle en vérité, ot dont je n'ai pas abusé. J'y
ai bien assisté huit ou dix fois dans ma vie, en revenant du
bal ou du jeu, mais je dormais dans le fond de ma voiture,
comme dans ma loge à l'Opéra, et il faut pourtant voir
cela une fois avant de mourir. Du reste, j'ai bien choisi
mon temps pour déranger le moins possible ma nuit; le
soleil est un paresseux, comme moi; il se lève lard dans
celle saison.
— Peut-être même ne se lèvera-t-il pas du tout aujour-
d'hui, interrompit unpeuvivementM.de Nervat, qui s'im-
patientait du ton de protection que ce monsieur prenait
avec le soleil.
— Eh bien' nous muB tn passerons, reprit M. S....,
et plus facilement que d'un bon déjeuner. Mais je ne pré-
tends point me passer de vos sermons, cher monsieur de
Nervat. Je n'ai guère le temps de toutes ces choses-là, cl
je serai fort aise, une fois, d'être prêché avec ce petit jeune
homme (et il me donnait des petits coups de grand sei-
gneur sur l'épaule ; et il tortillait dans ses doigts les bou-
tons du gilel de M. de Nervat). Voyons, où est le bateau, cl
de quoi nous parlerez-vous ce matin ?
— De rien , probablement , répondit M. de Nervat de
plus en plus sec, lui si affectueux d'ordinaire. C'est qu'en
sa qualité d'homme le moins offensif du monde, il suppor
tait moins que tout autre la plus légère offense.
Cependant M. S...., qui avait tout le plaisir de notre
contrariété, avait déjà détaché le bateau, et nous y mon-
tions à peine, qu'une troupe de pauvres gens , yieillards,
femmes et enfants, se précipitèrent vers nous de la route
voisine, tendant les mains à l'aumône. C'étaient de ces men-
diants vagabonds qui, manquant d'ouvrage cl surtout de
cœur, vont quêtant, dans la morte-saison, de ferme en
ferme, de château en château , et racontant chaque année
que leur village a été brûlé.
M. de Nerval vida ses poches dans leurs mains, et me
conseilla d'en faire autant. « Ce sont peut-être de fort
mauvais sujets, me disait-il tout bas, mais à coup sûr ce
sont des malheureux. »
Quant à M. le baron de l'empire, il était tout installé
dans le bateau, le visage épanoui, et son lorgnon d'or et
de rubis braqué sur les haillons et les Ggures terreuses de
ces pauvres misérables.
— Eb! monsieur, s'écria M. de Nerval en entrant dans
le bateau avec moi, leurs souffrances et leur opprobre ne
sont-ils pas assez visibles à l'œil nu?
— D'abord, répliqua le baron en continuant de les lor-
gner et de sourire, j'ai la vue très-basse, et la passion de
l'étude des physionomies. C'est un caprice fort innocent,
et cela vaut beaucoup mieux que d'entretenir la gueuse-
rie... Car eniin, comme l'a dit un ministre d'Etat: Taumône
est une prime offerte à la fainéantise. D'ailleurs, il y a un
décret de l'Empereur qui abolit la mendicité.
— Il fallait peut-être commencer par abolir la misère,
ainsi que tous les ûéaux et tous les vices qui y conduisent,
répliqua M. de Nervat. Quant à ces malheureux que voici,
peut-être, avec du courage, auraient-ils trouvé hier du tra-
vail, peut-être ont-ils bu le peii qu'ils avaient; mais enfin
ils n'ont pas de quoi manger aujourd'hui , et ce sont nos
frères, tout défigurés qu'ils soient. Les systèmes politiques,
les expériences philosophiques sont de fort bonnes choses,
et si les législateurs peuvent parvenir à extirper la misère,
et sa fille la mendicité, ils auront mérité des statues ; mais
j'en doute fort. Quel que soit le bien-être général d'un peih
pie, combien de calamités particulières frapperont toujours
l'individu! et alors, pour combattre ces malheurs, il n'y
aura jamais que la charité, et l'aumône sa seule arme.
Convenez, monsieur, que nous sommes loin de cette aisance
universelle, et qu'en attendant, bien des malheureux mou^
raient de faim si on se contentait... de les lorgner. Tenez,
mon ami, ajouta M. de Nervat en s'adressant à moi, foici
une petite pièce que je retrouve au fond de mon gousset;
allez porter cette dernière obole à toutes ces misères, qu'elles
soient méritées ou non ; nous ne sommes pas dans les
cœurs, Dieii seul y regarde... Mais cette offrande, remettez-
la vous-même à eux-mêmes : ce n'est pas le tout de don-
ner, il faut que notre main touche la main du pauvre ;
c'est comme une intimité passagère qui eonoblil l'aumAM
à ses yeux.
MUSÉE DES FAMILLES.
47
Et je redescendis sur le bord de l'étang pour m'acquiiter
de la sainte commission ; et quand je revins dans le bateau,
l'aspirant chambellan, dont Tamour-propre était piqué,
avait déjà sa bourse à la main, il se leva sur le banc, et de
là il jeta au milieu du groupe des mendiants quelques pièces
que ces malbeureux se disputèrent. Ils couraient, se bous-
culaient, se battaient à qui en aurait le plus, et le baron
de rire. Quelquefois, son lorgnon à l'œil, il visait un de ces
pauvres gens à l'oreille ou au nez, et la grimace ou l'ccor-
churequi s'ensuivait devenait le signal d'uue joie inextin-
guible que partageaient les misérables eux-mêmes ; et alors
le baron redoublait d'adresse et de gros sous. C'était un vé-
ritable bombardement d'aumônes. Les cris, les injures, les
coups donnés et reçus remplacèrent bientôt dans cette foule
les rires stupides qui avaient déjà remplacé le calme et la
supplication. Et le chambellan, attisant cet incendie de
cupidité, nous disait dans les courts entr'actes de cette hi-
deuse représentation : «Voilà vos intéressants protégés, vos
bons pauvres...,vos frères... monsieurle philosophe! tenez,
comme ils se ruent à cette risible curée ; ils s'égorgeraient
ou se feraient éventrer pour un liard... Encore ceci! bon!
Ils tombent les uns sur les autres, comme des capucins
de cartes... Oh! c'est charmant! On a parbleu raison de
dire que la bienfaisance est un grand plaisir. Je ne crois
pas m'être jamais tant amusé. Eh bien, vous ne riez pas,
monsieur de Nervat?
— Non, monsieur, je ne ris pas ; je ne ris jamais de la
dégradation de mes semblables , et je détourne les yeux
pour ne pas voir la brutalité animale de ces misérables,
qui seraient les derniers des hommes si... — Si, dites-
vous...? — S'il n'existait pas des gens pour encourager cet
abrutissement et y prendre un ignoble plaisir. — Mais ,
monsieur, ceci ressemble à une leçon. — Vous demandiez
un sermon..., et il n'est pas fini. Ramez toujours, mon
petit ami, monsieur nous écoutera jusqu'à l'autre bord.
Oui, monsieur, un ignoble plaisir! Et encore, ces malheu-
reux dont vous riez cruellement, que vous méprisez de si
haut, c'est la faim qui les pousse à tant de ridicules et gros-
sières actions, c'est leur pain qu'ils poursuivent en mar-
chant sur le corps de leurs camarades !... Le besoin est une
explication, et l'ignorance une excuse pour ces mendiants
des rues. Mais ceux qui, au lieu de remercier la Provi-
dence des biens et de la position qu'elle leur a donnés,
vont encore tendre la main aux largesses du pouvoir, et
sollicitent des pensions et des vanités avec plus de bassesses
ou d'effronterie que leurs confrères en guenilles n'en met-
tent à demander de quoi subsister jusqu'à demain; ceux
qui, pour absorber en leur personne la plus forte part de
cette proie d'orgueil et de cupidité, se poussent et se bous-
culent aussi les uns les autres sur les chemins de l'ambi-
tion et de la fortune, dénonçant, calomniant, déchirant...,
gorgés de tout et demandant toujoure..., ceux-là, mon-
sieur, ne sont-ils pas les premiers et les derniers des men-
diants? L'intrigue est la mendicité des riches.
— C'en est trop, monsieur... Nervat, je crois, inter-
rompit le haut baron, qui ne riait plus ;et si vos cheveux
blancs et mon rang... — Mon père, m'écriai-je en laissant
tomber les rames et en me jetant dans les bras de M. de
Nervat comme pour le proléger. — Mon (ils, reprit-il avec
autant de calme qu'il avait mis de chaleur dans son allocu-
tion, ne craignez point pour moi. M. le baron saura que ma
vieille épée de capitaine au régiment de Picardie est à son
service aussi bien que mes sermons de philosophe chrétien.
Grâce à Dieu, je puis encore donner des leçons de plus
d'un genre.
Nous rentrâmes tous les trois au château sans prononcer
une parole de plus, et M. S.... , le soir même, se ressou-
vint qu'une affaire urgente l'appelait à Paris.
<63Si:^SPS^ISS£ SS£SP^^£1!23»
LES GLAÇONS.
Cette nuit-là, les étoiles avaient brillé d'une lumière
plus vive et plus scintillante que dans aucune nuit d'été,
et la terre paraissait presque aussi resplendissante que le
ciel, avec son manteau de neige et sa parure de glaçons,
qui reflétaient les clartés des astres comme les mille facettes
d'un grand miroir brisé. Ces prismes nocturnes étaient
d'un effet magique , suspendus aux grands arbres et aux
rochers comme de grosses larmes pétrifiées, et aux bras et
au cou des statues du parc tels que des joyaux d'aigues-
marines.
« La campagne est belle toute l'année. Son deuil blanc,
comme celui des reines d'autrefois, a ses magnificences
qui valent ses toilettes de fête pour les yeux qui savent re-
garder, pour les cœurs qui savent sentir; et on ne connaît
qu'un aspect de la nature, ou plutôt on ne la connaît pas,
quand on n'a point passé un hiver à la campagne : car ne
point savoir tout de chaque chose, c'est n'en rien sa-
voir. »
Ainsi me parlait M. de Nervat, tandis que je m'habillais
à la hâte pour le suivre à notre bateau : « Car, ajoutait-il,
l'étang n'est guère pris encore que sur les bords, et il no
faut jamais manquer à l'occasion ni reculer devant le pos-
sible.
Et nous descendîmes sur les terrasses gelées, et nous
prîmes notre chemin ordinaire, moi, frappant des pieds à
chaque pas et soufflant de mes lèvres violettes dans mes
mains toutes rouges; lui, calme et souriant à la bise aiguë
et marchant dans la neige avec ses petits souliers à boucles
et ses bas de soie chinés, tout aussi ferme et plus réchauffé
que les jeunes gens d'aujourd'hui avec leurs grosses bottes
et leurs pantalons de cuir de laine et leurs amples redin-
gotes fourrées qui les enveloppent comme une robe et
comme un capuchon. Et voyant que je le regardais avec
une sorte d'étonnement : < C'est une erreur énorme, et par
conséquent populaire, me dit-il, de croire que nous autres
Français du siècle de Louis XV nous étions des petits-
maîtres efféminés, presque des petites-maîtresses, occupés
seulement de petits riens et ne pouvant supporter la plus
petite peiue, espèces de plantes de serres chaudes, tout
étiolées et vivant d'une vie factice , sans force physique ni
énergie morale. Voilà ce que la génération actuelle se ré-
pète sans cesse avec complaisance ; c'est comme fi eUe dt-
48
LECTURES DU SOIR.
I
sait : « C'est nous qui sommes héroïques, intrépides et pen-
seurs, et véritablement des hommes à présent! » et tout
cela, parce que les gens du monde, avant la révolution ,
portaient des habits de soie, des manches de dentelles et
les cheveux poudrés, et qu'ils étaient gais, gracieux et
polis, au lieu d'avoir des coiffures, des physionomies et
des manières de Bruius. Mais, mon Dieu, ces marquis ga-
lants et frisés allaient fort bien au froid et au feu avec leurs
dentelles et leurs vestes brodées, et s'ils ne se présentaient
pas avec de la barbe jusqu'aux yeux et des bottes ferrées
aux pieds devant les dames, souvenez-vous qu'ils chan-
geaient à peine de costume et de façons à la chasse ou à la
guerre. Les sangliers de Chantilly et les Anglais de Fon-
lenoy ne s'en trouvaient pas mieux pour cela. Souvenez-
vous encore que l'Assemblée Constituante, qui certes comme
talent et comme énergie en valait bien d'autres, était en
grande partie composée de messieurs qui , pour avoir le
chapeau sous le bras, n'en portaient pas moins la tète haute.
Dans le grand drame'social, le costume et la mise en scène
sont fort peu importants, les caractères et les actions sont
tout. De nobles cœurs et de grandes pensées battent et s'agi-
tent sous l'habit de satin et les cheveux roulés comme sous la
laine et les cheveux plats. L'élégance des formes n'entraîne
pas plus la mollesse de l'àme que la rusticité des manières
et des propos ne signifie la bravoure et la force. Il est mêrne
à remarquer, et je ne dis pas cela en qualité de laudator
îemporis acti (car aucun de vous n'est plus enthousiaste
que votre vieux ami de la gloire militaire et des grandes
choses de ce siècle), il est même à remarquer que vos élé-
gants si farouches, et qui croiraient déroger en se faisant
aimables, s'aiment beaucoup eux-mêmes, et se soignent et
songent à leurs aises mille fois davantage que les petits-
niailres d'autrefois. Comme ils ne s'occupent de personne,
ils ont nécessairement tout le loisir de s'occuper de leur
j)ropre personne.
» J'avais besoin , mon petit ami, de vous dire tout cela
une fois pour toutes, afin de vous prémunir contre de sottes
préventions et de vous supplier de rester le plus possible
Français de jadis en marchant avec la France d'aujourd'hui .
Il faut être impie pour renier le passé, ou insensé pour
déserter le présent. Je voudrais que vous fussiez sensible aux
exquises délicatesses de la civilisation du dernier siècle
comme je le suis moi-même au bruit glorieux de nos armes
et aux progrès de toutes nos sciences. El pour nous ré-
sumer dans le petit cercle d'idées où nous étions d'abord ,
voyez comme mes quatre-vingts hivers supportent celui-ci
avec sérénité ! vos quinze printemps ne font pas meilleure
mine. Voyez aussi, et cela je m'en accuse franchement,
comme j'ai été mauvaise tête l'autre jour avec M. S..., et
comme ma crânerie surannée serait coupable si elle n'était
pasrisible! C'est un reste de chevilerie raalentendue, et
vous oublierez le détestable exemple que je tous ai donné,
ou plutôt vous en garderez la mémoire pour ne jamais
notre pauvre bateau qui f
parle vent et insulté par I
ondes, comme de petits ilo
rame. «Allons, mon en fa
gnon, allons, coupons les
toujours que le courage et
difficulté. » Et nous voilà
venant échouer à chaque i
comme nous. Alors M. d<
nade n'est pas des plus ag
n'en aurons jamais fait de
nous avons navigué sur de
peine quelques rides léger
passagers qui folâtrent ai
fille ; et aucun obstacle, ai
vol prospère ; c'était cora
comme la vie des beaux i
mauvais, les eaux de l'étan
plissées comme l'humeur
acariâtre; et des centaines
et nous heurlpnt brutalen
c'est le monde vrai, c'es
une leçon de conduite ; v»
destinée, telle que les bon
autres. Tenez, vous dirige
cette échappée qui vous p
voilà dix ou douze glaçons
narguent de loin tous vos
bord," rétrograder ou biai
risque de laisser un peu dt
Vous êtes assez tranquilli
faire une halte dans le ba;
les glaçons qui arrivent su
disputent le refuge que vo
• Telle est la vie de ce m
tous les chemins en sont
d'envieux ! Veut-on demei
que l'on a conquis à fon
cruels événements, ou d(
viennent tous y relancer
sein de votre repos, et pr«
au soleil!... Sur la terre
combat de tous les momen
sive ; partout des homme
çons ! Il faut vivre cepend
ces de malheur et de rui
l'autre bord, où la paix n
désespéré ou blasphémé p
— Mais, répoudis-je, e
pour manœuvrer le batea
qui TOUS aident et qui vou
des méchants et des indif
meilleur des amis! — Ah
MUSÉE DES FAMILLES.
ohes lianes, et votre rame s'est brisée. Je vous le disais
bien, le glaçon était dessous. Ainsi des faux amis, plus dif-
ficiles encore à reconnaître. On n'y entend quelque chose
que lorsqu'il faut dire adieu à toute la compagnie. La vie
est une langue que l'on commence à épeler dans les bras
de la mort... Mais me voilà aussi triste qu'un jeune homme
d'à présent. Allons ! allons ! joie et santé ! Au rivage, mon
ami. et à table, et à la récréation ! »
Et je fis force de rames, et j'abordai après des détours et
des fatigues incroyables, non sans avoir les bras et les ha-
l)its un peu endommagés, mais la se
étaient revenues dans mes membres si
auparavant. — « Eh bien! me dit enco
n'avez perdu ni votre temps ni vos p
chauffé pour toute la journée, et ague
lile. Vous savez maintenant comment
milieu des glaçons coalisés ; vous av(
faut se conduire avec les hommes. Qu
ami quand je partirai, et je m'en irai (
^32^S?aî£22Sa& aEW2î52ai£2:2.
LES ETREPTNES.
Vous avez peut-être remarqué qu'il dégèle toujours le
1" janvier de chaque année, à Paris du moins. Combien de
fois y ai-je vu, dans le mois de décembre, les petits gar-
çons glisser et se culbuter en riant sur les ruisseaux glacés,
avant d'arriver à i'école deux heures trop tard, ou se mi-
trailler avec des boules de neige, dont les passants endossent
par-ci par-là quelques éclats égarés ! Puis arrive la Saint-
Syivestre, et le vent du sud, et voilà les ruisseaux qui se
dégourdissent et les neiges qui fondent partout, et c'est un
océan de boue dans les rues et un déluge de gouttières le
long des maisons ; l'atmosphère n'est plus qu'un vaste ré-
seau de brume grisâtre, et il n'est plus question du soleil.
C'est l'année qui commence, et l'on dirait la (in du monde.
Cependant une foule de fantômes essoufflés se croisent, se
heurtent ou s'embrassent sur les trottoirs, et vont implo-
rant du geste et de la voix l'insolent orgueil des cochers
de place qui, pour toute réponse, leur adressent mille écla-
boussures noires et larges comme des encriers. Ce pério-
dique dégel du premier jour de l'an à Paris est un phéno-
mène habituel dont la raison météorologique n'est pas
encore connue ; à moins que ce ne soit une prime accordée
aux (iacres par le crédit de leur patron. C'est la seule ex-
plication raisonnable qu'on en puisse donner.
Eh bien ? nous avions cette année au château un pre-
mier janvier de Paris. Toutes les allées da parc étaient dé-
foncées, on marchait dans une espèce de purée gluante ,
on respirait des nuages; les escaliers suaient à grosses
gouttes, les squelettes des arbres pleuraient de grosses
larmes, et il fallait à chaque instant éclaircir les vitres
quelques salles bien exposées au soleil,
parmi de longues galeries humides ei
meurtrières, des cavités efTrayautes,
et des voûtes ténébreuses où s'engou
porte d'entrée est ornée de belles colc
et surmontée de vases de fleurs touj(
geur charmé en passe le seuil brillai
décombres en décombres, de décepti
perd enfin courage pour avoir espéré
Mieux vaudrait une entrée modeste
quelle rien de mal ne surprend et le ra(
un grand bénéfice.
» Et il en est de tout ainsi, ajoutî
des enfants à qui on n'a refusé aucu
parents plus fous que tendres ont cor
épiant leurs moindres caprices pour
lant même leur vanité ou leur gour
çons..., et vous les verrez, quand ils i
des désirs insatiables, ou, ce qui est
aucun désir. Il faut que l'entrée di
austère et difficile, pour que le reste,
en paraisse du moins supportable. Le
viennent jamais des hommes sains.
sent les mères trop faibles : « Ces f
» nons-leur toujours du bon temps, q
» qui sait s'ils en auront plus tard*?
» du moins complices de la destinée
» lontaireraent des privations ou d(
» seront peut-être que trop tôt obli
LECTURES DU SOIR:
» Je ne saurais trop le répéter, mon petit ami, et au
lieu de vous qui m'écoutez, je voudrais que toutes les
raères fussent là pour m'cntendre : si v«is gâtez vos en-
fants, ils seront plus tard désarmés dans les combats avec
la destinée, ou blasés et ennuyés au milieu de ses fètcs ,
8i Dieu leur en réserve; ou il leur faudra tous les trésors
et toutes les voluptés de la terre, pour un seul de leurs capri-
ces. Est-ce à dire qu'il faille leur faire pour cela une enfance
de privations et les rendre malheureux pour leur apprendre
à ne pas Tètre? qu'à Dieu ne plaise! Ces pauvres enfants,
leur bonheur dès à présent et à chaque minute doit être
l'objet de toute la sollicitude des parents ; mais ce qu'il faut
leur apprendre, c'est à être heureux autrement que par des
dissipations, de petites vanités satisfaites, des friandises
recherchées, et des cadeaux inutiles. C'est par le cœur et
par l'intelligence que la race humaine doit surtout rece-
voir le bonheur ; et à tout âge , l'intelligence et le cœur
peuvent avoir des plaisirs proportionnés. L'enfant au
maillot, qui sourit à sa mère pleurant de joie, éprouve déjà
une émotion de i'àme. L'enfant de sept ans, à l'aspect d'un
beau site ou à la lecture d'un livre intéressant, éprouve
déjà une émotion intelligente. Voilà les jouissances qu'il
faut développer et favoriser dans ^e premier âge, et tou-
jours ainsi, au lieu d'instruire vous-même vos petits gar-
çons et vos petites filles à mettre leur bonheur dans les
bijoux et dans les dragées. La coquetterie et la gourmandise
n'ont pas besoin d'être encouragées , mais seulement satis-
faites avec économie et prudence. Ce ne sont jamais les
passions vaines ou les appétits grossiers qu'on doit cher-
cher à provoquer. Mettre les récompenses et les punitions
d'un enfant dans ses repas, c'est le traiter comme un ani-
mal qu'on veut dresser. — Mais, direz-vous, il faut bien
prendre les enfants par leur endroit sensible ; or, leur
grande affaire, c'est ledincr, ce sont les friandises, etc....
A quoi je répondrai : oui, c'est la grande affaire des enfants
tels que vous les élevez, mais c'est justement de quoi je
me plains. La gourmandise est la seule sensualité des en-
fants. Un enfant gourmand est comme une grande personne
débauchée. Que les enfants aient des repas réglés, qu'ils
mangent une nourriture saine et tant que l'appétit leur
en dira , mais ne cherchez point à exalter leur appétit
trop ficile par des sucreries ou des mets plus succulents.
Quand je vois un enfant ne pas manger les choses simples
d'un diner et se réserver, comme on dit, pour les crèmes
roses , les gâteaux et les plats sucrés , je me dis : Ce
joli enfant aura une mauvaise santé ou un caractère
malheureux. Ce symptôme ne m'a jamais trompé. Kn ré-
sumé, des soins maternels et de tendres caresses, de bon-
nes lectures, le spectacle des merveilles du monde et les
pures émotions des arts, puis des courses , des jeux, des
exercices gjmnastiques , souvent, très-souvent..., c'est
ainsi que le cœur, l'esprit et le corps des enfants se for-
meront et se développeront; c'est ainsi qu'ils seront vérita-
blement des hommes. Mais, en grâce, ne flattez, n'excitez,
ne caressez jamais en eux les penchants sensuels. Vous en
seriez punis de la manière la plus affreuse, c'est-à-dire par
l'inconduite ou le malheur de ces pauvres êtres.
» Et voyez, mon bon ami, ajouta M. de Nervat, voyez
comme, hier au soir, tous vos jeunes camarades si riches et
si gâtés sont demeurés indifférents aux beaux cadeaux du
jour de l'an si magnifiquement étalés dans le salon du châ-
teau. C'est que pendant toute l'année on leur donne des
étrennes. Ils n'ont pas la peine ou plutôt le plaisir de dé-
sirer, et ils seront toujours misérables au sein de l'abon-
dance. Vous, au contraire, qui avez été élevé avec une
tendresse si ardente par votre père , mais en même temps
si éclairée, vous à qui on a tout de suite appris à ne pas
placer le bonheur si bas, et à se passer de caprices et de
fantaisies, plutôt qu'à se les passer tous..., comme je
jouissais de voire douce jouissance à la réception des mo-
destes étrennes que votre excellent père vous a envoyées
de Paris ! — Certes, à vous voir tous, ou eût dit que vous
aviez reçu les trésors de l'Inde, et que vos petits amis
avaient été presque oubliés...»
M. deNervaten était là de son discours, lorsqu'à travers
le brouillard qui s'épaississait de moments en moments,
j'entendis une voix claire et douce qui appelait sur le ri-
vage : Emile ! Emile! — En un clin d'œil le bateau rega-
gna le bord et je me jetai au cou de ma vieille bonnc^ de
ma seconde mère, pauvre et sainte femme qui avait obtenu
de mon père la grâce de s'embarquer, infirme et souffrante,
dans une mauvaise voilure, par un temps effroyable, pour
venir à cinquante lieues embrasser son cher enfant et re-
tourner le soir même auprès de son maître vieux et souffrant
aussi... Une fois mes étrennes parties, elle n'avait pu résis-
ter à les suivre. C'était un coup de tête de son cœur; aussi
après l'avoir embrassée longtemps, je la grondai beaucoup,
et puis je l'embrassai encore bien longtemps !
Voilà du bonheur!... et j'avais une âme pour le compren-
dre, parce que mon pèreetcette excellente femme m'avaient
toujours trop aimé pour me gâter. — Une caresse, une
lettre tendre, un petit rien d'un prix inestimable , donné
et reçu par le cœur, comme la rose ùtZémire et Âzor,
voilà les plus belles étrennes du monde. Que j'aurais
plaint les autres avec leurs magnifiques cadeaux, si j'avais
pu penser à eux dans ce moment-là!
ÉMiLK DESCHAMPS.
TRADITION DB I^'HISTOIRS D'BGOSSS.
£f bonljommc îic Callfiigcicl).
Avant la réunion de l'f'cosse et de l'Angleterre, les habi-
tants des frontières des deux pays faisaient de fréquentes
incursions sur le forritoirp voisin. Souvent une bande de
maiisardcur, profitant d'un épais brouillard ou d'une nii
obscure, portait partout le ravage, et enlevait les trou-
peaux. Ces incursions devinrent si fréquentes et si pré-
judiciables aux habitants paisibles, que les dou\ gouver-
nements, résolus d'v rnellre un terme, chargèrent de ce
MUSEE DES FAMILLES.
5t
devoir quciqiies-uns des nobles puissants qui résidaient
sur la frontière. Ces seigneurs, qui prirent le titre de gar-
diens des marches, étaient tenus de protéger le pays, et de
répandre Talarme au moyen de fanaux allumés sur les
hauteurs. Les fanaux donnaient aux babitants le signal de
ramener leurs bestiaux en lieu sûr, et de se réunir pour
repousser et poursuivre les envahisseurs.
La charge importante de gardien des marches^ à laquelle
f tait attaché un pouvoir discrétionnaire, demandait de la
vigilance, du courage et de laûdélité : mais elle n'était pas
toujours remise aux meilleures mains, et le bien public en
souffrait.
Sous le règne de Jacques V, cette dignité appartenait à
sir John Charteris d'Amisfield, près de Dumfrics ; le gar-
dien des marches était un homme brave mais altier, et
oubliait quelquefois ses devoirs jusqu'à les sacrifier à son
intérêt.
George Maxwell, jeune fermier dans l'Annandale, s'était
fréquemment signalé en repoussant les invasions aux-
quelles cette partie du pays était exposée : il avait excité
ainsi la haine particulière des maraudeurs anglais. Un
jour, il eut à poursuivre ces derniers, qui venaient de pil-
ler sa maison et d'emmener ses bestiaux. A la tête d'une
forte troupe , il tomba sur l'ennemi , tout embarrassé de
son butin. Dans la lutte sanglante qui s'engagea, George
l'ut tué : il laissa dans la pauvTeté sa femme et son fils uni-
que, âgé de dix ans.
Les voisins de la veuve lui donnèrent une petite ferme ;
mais de nouvelles attaques de l'ennemi réduisirent la mal-
heureuse femme à une extrême pauvreté : il ne lui restait
plus qu'une petite chaumière et une vache, qu'un bon fer-
mier laissait pailre dans ses champs.
Plus tard , l'industrie et l'affection filiale de son fils lui
permirent de vivre dans une sorte de bien-être.
Wallace Sîaxwell, à l'âge de vingt ans, semblait avoir
hérité du courage de son père et de l'ardeur patriotique du
capitaine dont il portait le nom. On l'avait souvent entendu
déclarer que s'il ne pouvait espérer de délivrer son pays
des maraudeurs anglais , il comptait bien tirer une écla-
tante vengeance de la mort prématurée de son père.
Le ressentiment de ses injures et de celles de son pays
ne remplissait pourtant pas le cœur de Wallace au point
de le rendre inaccessible à des passions plus tendres.
Sa mâle tournure et son air gracieux avaient attiré l'atten-
tion de plus d'une belle : il n'aurait pas eu de peine à
choisir une femme bien au-dessus de sou humble condi-
tion. .Mais déjà toutes ses affections étaient fixées sur Ma-
rie Monreith. Cette jeune fille, aussi dépourvue que lui des
biens de la fortune, avait été libéralement dédommagée
par la nature : elle était belle ; et , ce qui vaut mieux en-
core, elle avait un cœur pénétré de principes vertueux, et
un esprit beaucoup mieux cultivé qu'on n'aurait pu l'at-
tendre de sa position. A ces qualités se joignait une di-
gnité naturelle, tempérée par une modestie et une douceur
angéliques. Son père, ruiné parles Anglais, n'avait pas
longtemps survécu à ses malheurs; la mère était morte de
chagrin, et avait laissé Marie orpheline à vingt ans. Sa
beauté lui attira des admirateurs , et sou état d'abandon,
car elle n'avait pas de parents dans l'Annandale, l'exposait
aux séductions des gens dépravés. Mais on vit bientôt que
flatterie, présents et belles promesses ne pouvaient rien
sur cette àme pure.
Wallace Maxwell réussit à gagner son estime et sa ten-
dresse. Tous les deux servaient le fermier de qui la mère
de Wallace tenait sa chaumière; tous les deux étaient à
peu près du même âge, et dans la fleur de la beauté ; mais
les tous deux avaient assez de jugement pour ne pas hâter
leur union ; bien qu'ils vécussent sous les yeux l'un de l'au-
tre, la raison leur disait que le temps était encore éloirné
où ils pourraient, sans imprudence, consommer une union,
objet de tous leurs vœux.
Dans une incursion récente d'une bande d'Anglais , le
chef de ces derniers, fils d'un riche habitant, avait été fait
prisonnier et av.iit payé une forte rançon à sir John , qui
se l'était appropriée comme bénéfice de sa charge. Bientôt
après , cette même bande , irritée des menaces de ven-
geance de Maxwell, et décidée à le ruiner complètement,
profita d'une nuit brumeuse pour envahir l'Annandale,
dans le dessein de capturer le jeune fermier. Ils y réussi-
rent par ruse. La vie du prisonnier aurait couru le plus
grand dangtr, si l'homme qui venait de payer une rançon
pour son propre fils n'eût pris possession de Wallace ,
en déclarant qu'il ne le relâcherait que pour une somme
égale à celle qu'il avait payée au gardien des marches.
Il serait impossible de dire le chagrin de la mère et de
la fiancée de Maxwell. La première se rendit le lendemain
à Amisfield, raconta à sir John ce qui venait de se passer,
et le supplia en pleurant de mettre des troupes à la pour-
suite des pillards, encore peu éloignés. Il était encore pos-
sible de leur arracher son fils et tout leur butin.
Quelque temps auparavant, Wallace Maxwell avait en-
couru le déplaisir du gardien des marches; trop peu géné-
reux pour oublier ou pour pardonner, celui-ci traita la
pauvre mère avec une indifférence méprisante, et lui dit
qu'il serait de la dernière inconvenance d'alarmer le pays
pour si peu de chose.
La pau\Te veuve , le cœur déchiré , revint raconter à
Marie le triste résultat de sa démarche.
Dans son désespoir, la jeune fille résolut d'aller elle-
même trouver le gouverneur. Elle se rendit immédiatement
au château, et demanda sir John. Bien connue de ses gens,
elle fut facilement admise. Sa beauté, l'égarement de ses
traits, le feu de ses regards, les larmes qui baignaient son vi-
sage, augmentaient lintérèt qu'elle inspirait généralement.
Elle tomba aux genoux du gouverneur, et voulut parler;
mais les sanglots étouffèrent sa voix. 11 la releva, la fit as-
seoir, et l'engagea à se remettre. Enfin, d'une voix entre-
coupée , et lançant des regards capables de pénétrer le
cœur le plus dur, elle supplia le gouverneur, au nom de la
tendresse qu'il avait jamais pu porter à sa mère, au nom de
h pitié qu'il devait éprouver pour les angoisses d'une
femme, de ne pas se montrer inflexible, et d'employer tout
son pouvoir pour rendre à la liberté le meilleur des Ois et
le plus fidèle des fiancés.
— Vous ignorez sans doute, reprit avec douceur sir
John, tous les obstacles qui s'opposent à vos désirs:
Wallace Maxwell s'est attiré l'inimitié des Anglais , et, à
cette heure, il doit être en lieu si sûr, que toute tentative
de délivrance par la force des armes serait sans succès ;
mais, en votre faveur, je prendrai le seul moyen qui puisse
réussir. Je le rachèterai à prix d'or; vous savez qu'il en
faudra beaucoup ; et j'espère que votre reconnaissance sera
proportionnée.
— Nous ferons tout au monde pour vous prouver notre
gratitude, répliqua Marie, le visage empourpré de plaisir
et les yeux rayonnants. Que le Ciel vous récompense!
— Attendre ma récompense du Ciel, ce serait faire cré-
dit à quelqu'un qui peut payer comptant, il est en votre
pouvoir, charmante Marie, de reconnaître ce service de
manière à me rendre votre débiteur, sans vous appauvrir
le moins du monde.
Et il s'arrêta , par crainte ou par honte de s'expliquer
52
LECTLRE5 DU SOIR.
plus clairement ; tant la beauté et l'innocence imposent
aux plus pervers.
Alarmée de ce langage, Marie , dans la rectitude de son
cœur, ue croyait pourtant pas encore à un projet sérieux :
elle répondit, le front couvert de rougeur :
— Je suis sûre , monsieur , que votre honneur ne vous
permettrait pas d'insulter une jeune tille sans défense ;
TOUS avez voulu mettre à l'épreuve ma tendresse pour
Wallace Maxwell ; souffrez donc que, de nouveau, je vous
supplie de prendre les mesures que vous jugerez les plus
propres à obtenir sa liberté.
Un torrent de larmes accompagnait ces paroles; ses
yeux, fixés sur le gouverneur, avaient une expression si
douce et si implorante, que le cœur d'un démon en eût été
ému.
Le langage le plus flatteur , les raisonnements les plus
artificieux, rien ne fut épargné par sir John pour gagner la
jeune fille ; enfin, vovant tous ses efforts inutiles , il ter-
mina ainsi :
— De toutes mes promesses je ne rétracte rien ; mais,
par le ciel, je jure que Wallace Maxwell périra dans un
cachot ou de la main de ses ennemis ; car jamais je ne le
délivrerai. Réfléchissez avant de me quitter; songez à sa
vie ; ne le compromettez pas plu» longtemps.
A cette nouvelle insulte, les yeux enflammés de colère,
et le cœur oppressé de sanglots, Marie quitta le château.
L'esprit de la veuve Maxwell n'était pas de nature à s'a-
battre facilement; bien que profondément affligée, elle ne
desespérait pas du salut de son fils. Ignorant la démarche
de Marie, elle avait réfléchi , de son côté, s'il ne serait pas
convenable de tâcher d'obtenir une audience du roi, pour
lui exposer ses griefs tant contre les maraudeurs an-
glais que contre sir John. Elle était plongée dans ces
réflexions, lorsque Marie revint à la chaumière : la pauvre
fille , presque folle de désespoir et de ressentiment , lui
raconta la réception qui lui avait été faite. Ce récit fixa les
incertitudes de la veuve, et la fortifia dans sa résolution.
Après avoir mêlé leurs lamentations et leurs larmes, elles
résolurent d'aller trouver leur ami le fermier, de lui sou-
mettre leur projet, et, s'il l'approuvait, de lui demander
pour Marie la permission d'être du voyage.
L'insolente négligence du gouverneur avait soulevé un
mécontentement universel; aussi le fermier approuva-t-il
hautement le dessein des pau>Tes femmes, persuadé qu'elles
obtiendraient satisfaction, et que toute la contrée pourrait
y trouver de l'avantage. 11 hâta secrètement leur départ, et
leur recommanda , quelle que fût la réponse qu'elles ob-
tiendraient, de ne pas la divulguer avant d'en avoir vu le
résultat; le lendemain matin, au point du jour, la veuve
et Marie partirent pour Stirling.
Le roi Jacques V était accessible au dernier de ses su-
jets; les deux femmes n'eurent donc pas de peine à obtenir
d'être admises en sa présence. La veuve Maxwell avait été
belle dans sa jeunesse , et , malgré l'âge , sa personne
était encore pleine de charme et de noblesse. En un mol,
elle avait l'extérieur le plus convenable pour appuyer sa
demande auprès d'un roi dont le cœur fut toujours singuliè-
rement sensible à la puissance de la beauté. Mais dans
MUSEE DES FAMILLES.
53
cette occasion , l'auxiliaire, bien que silencieuse, plaida
avec plus de succès encore que la plaignante. Avant
même de les avoir entendues, le roi souhaita secrètement
que leur demande fût conforme à la justice et à l'hon-
neur.
Il eut bientôt dissipé par son affabililé le trouble que sa
présence leur avait inspiré : quand elles furent remises,
la veuve raconta son histoire simplement et véridique-
ment, mais avec une naïveté si touchante, qu'un auditeur
moins prévenu que le roi en eût été profondément aiïccté.
Arrivée au moment de faire connaître le résultat de la dé-
marche de Marie auprès de sir John, elle hésita, rouirit, et
demeura silencieuse. Jacques crut en deviner le motif, et la
rougeur qui couvrit le visage de la jeune fille lui dévoila la
vérité.
— Fort bien, dit-il en contenant son mdignation, je se-
rai bientôt dans l'Annandale, et j'essayerai de vous rendre
justice. Regardez ce seigneur ; quand je vous l'enverrai,
suivez-le où il vous conduira. En attendant, il vous procu-
rera un logement sûr pour cette nuit, et vous remettra une
somme d'argent suffisante à votre voyage ; car je désire
que vous retourniez chez vous le plus tôt possible. Comp-
tez que je ne vous oublierai pas.
On sait généralement que Jacques, animé d'un grand
amour de la justice, avait aussi beaucoup d'excentricité
dans le caractère. 11 parcourait souvent le pays sous divers
déguisements, tels que ceux de colporteur, de musicien
ambulant, et même de mendiant. Tantôt il voulait décou-
vrir les abus commis par ses préposés ; tantôt, comme le
calife des contes arabes, il n'avait pour but que son di-
vertissement. Dans ces occasions, (juand il jugeait à pro-
pos de se découvrir, il prenait le nom du Bonhomme de
Ballengeich. Il existait dans son palais un secret passage
qui lui permettait de faire ces excursions seul, à l'insu de
tout le monde, ou suivi d'un serviteur déguisé.
Cette fois, il résolut de visiter incognito le gardien des
Marches; ses dispositions prises, il arriva bientôt dans
r.\nnandale. Le résultat de ses informations fut conforme
à l'opinion qu'il avait conçue des deux femmes ; il se rendit
à leur demeure déguisé en mendiant. En approchant de la
ferme, il vit, près d'un ruisseau, une jeune filie qui lavait du
linge ; c'était Marie. Arrivé près d'elle, il feignit de souf-
frir, et s'assit sur un tertre, en poussant des gémissements.
Marie accourut aussitôt^, lui demanda la cause de son mal-
54
LECTURES DU SOlfi.
et lui offrit de le secourir autant qu'il dépendrait d'elle.
Jacques répliqua qu'il était sujet à de tels accès; mais
qu'un peu de lait chaud et du repos pendant une heure
suffiraient pour le guérir. Aussitôt Marie lui offrit avec
bouté son assistance pour aller jusiju'à la ferme, où il rece-
vrait de meilleurs soins. Elle l'aida à se lever, le prit par
le bras, lui recommanda de s'appuyer sur son épaule, et
tous deux se mirent lentement en route. Il fut reçu à la
terme de la manière la plus bienveillante. On raconta l'his-
toire de Marie et de Wallace Maxwell , non sans l'entre-
mêler d'imprécations contre l'indolence du gouverneur,
€ Bien sûr, disait-on, que si le roi le savait, il priverait cet
homme de sa charge, ou le punirait sévèrement.» Jacques,
convaincu de la haine de ses sujets contre sir John, ne vou-
lut pas faire attendre plus longtemps l'heure de la justice.
Retournant pour son rendez-vous de la nuit dans un petit
village appelé Duncow, il en partit le lendemain matin, et
se dirigea vers Amisfield, situé dans le voisinage. Une par-
tie de sa suite resta à Duncow; le reste de son escorte eut
ordre de se tenir en embuscade dans un ravin près d'Amis-
field , jusqu'à ce qu'il eût besoin d'elle. Dépouillant son
costume de mendiant, il se présenta, vêtu en simple
paysan, à la porte du château du gouverneur, et demanda
au domestique d'être admis immédiatement auprès de sir
John. On lui répondit que sir John venait de se mettre à
table, et qu'il avait intimé la défense formelle de ne jamais
le déranger pendant ses repas, sous aucun prétexte.
— Et combien de temps sera-t-ilà diner?
— Deux heures, trois peut-être ; on ne peut pas le voir
avant que cette cloche sonne.
— Je suis étranger, je ne puis attendre si longtemps.
Prenez cette pièce d'argent, et allez dire à votre maître que
je désire lui parler pour un objet important; ce sera l'af-
faire de quelques minutes.
Le domestique s'acquitta de celte commission, et fut
bientôt de retour.
— Sir John a dit que malgré l'importance de votre
affaire, il faut (jue vous l'attendiez, si vous n'aimez mieux
retourner d'où vous êtes venu.
— Voilii qui est bien dur. Tenez, prenez encore ces
deux pièces, dites-lui que je viens de la frontière, où j'ai
vu les Anglais préparer une expédition ; je suis accouru lui
en donner la nouvelle, et je pense qu'il manquerait à ses
devoirs s'il n'allumait pas immcdialemcul les fanaux, pour
donner l'alcrle dans le pays.
Ce message fut porté de nouveau ; le serviteur revint
l'air triste, et en secouant la tête.
— Eh bien ! le gouverneur consent-il à me recevoir ?
demanda précipitamment l'étranger, dont la générosité
avait gagné le domestique.
— Excusez-moi, l'ami, répondit ce dernier, mais il faut
que je vous rende les propres paroles de sir John : il dit
que si vous voulez attendre deux heures, il verra alors si
vous êtes un fripon ou un imbécile ; mais que si vous lui
envoyez encore un message aussi iiiiperlincnt, \oui5el moi
nous aurons lieu de nous en repentir. Cependant je veux
reconnaître votre politesse, venez avec moi, je vous don-
nerai un morceau à manger, et un pot de bonne bière pour
attendre le loisir de sir John.
— Merci de tout ca;ur, mon brave garçon, mais ainsi
que je vous le disais, je ne puis attendre. Prenez ces trois
pièces, retournez vers le gouverneur, et dites-lui que le
bonhomme de IJallengeich insiste pour lui parler à l'ins-
tant même.
Le domestique avait à peine le dos tourné, (|ue Jacques
sonna du cor d'une manière particulière ; le serviteur trouva
sir John dans une consternation que son message chan-
gea en véritable terreur.
Avant que sir John eût atteint la porte, Jacques, débar-
rassé de son grossier surtout, parut couvert des insignes
de la royauté, tandis que ses nobles accouraient au galop.
Quand ils furent tous réunis, le roi, seulement alors, dai-
gna adresser la parole au gouverneur , prosterné à ses
pieds.
— Levez-vous , sir John , dit-il d'un ton sévère et impé-
rieux; vous avez ordonné à votre serviteur de me dire que
j'étais un fripon ou un imbécile... Oui, vous avez raison,
j'ai fait acte de folie en déléguant mon pouvoir à un fripon
comme vous.
Le gouverneur, d'une voix mal assurée , bégaya pour
excuse qu'd ignorait que sa majesté le demandât.
— Mais je vous ai fait dire que je désirais vous parler
pour une affaire importante, et vous iavez refusé de vous
déranger. Moi , le roi, le dernier de mes sujets m'appro-
che à toute heure... Néanmoins, j'agirai à votre égard sui-
vant mon habitude; j'écouterai avant de condamner, bien
qu'il y ait contre vous des charges accablantes.
— Plairait-il à Votre Majesté d'honorer de sa présence
mon humble demeure, et de me permettre de parler pour
ma défense, dit le gouverneur, justement alarmé.
— Non, sir John; je ne veux pas entrer comme juge
dans ce lieu où l'on a refusé de m'admettre quand je de-
mandais du secours. Je tiens ma cour au château d'IIod-
dam ; je vous ordonne de vous y rendre immédiatement;
là, j'entendrai vos réponses aux accusations qui s'élèvent
contre vous. Avant notre départ, vous donnerez des or-
dres pour l'entretien de ma suite, hommes et chevaux,
dans votre château, tant que je resterai dans l'Annandale.
Le roi désigna les seigneurs qui devaient l'accompagner
au château d'Iioddam , et commanda au gouverneur de l'y
suivre sans délai.
Sir John se sentait bien coupable de négligence , et
même de qucl(|ue chose de pire dans l'exercice de sa
charge, mais néanmoins il ne connaissait pas les faits par-
ticuliers qu'on lui imputait. Il s'efforça donc, en présence
de sou souverain, de feindre la tranquillité de l'innocence.
Jacques, allant droit au but, lui demanda si dans une
incursion récente on n'avait pas pillé la maison d'une
veuve, enlevé sa vache et fait son fils prisonnier. Le len-
demain matin, cette femme n'est-elle pas venue se plain-
dre à vous et vous demander protection ? ajouta-t-il. Sir
John , avez-vous, dans cette occasion, fait tout ce que vous
pouviez faire?
— J'avoue que non... La veuve aura la meilleure vache
de mes troupeaux, et je garnirai sa maison complètement;
j'espère ainsi satisfaire votre majesté.
— Et son lils, comment lui scra-t-il rendu?
— Quand nous aurons le bonheur de faire un prisonnier
anglais, on pourra l'échanger avec ce jeune homme.
— Écoulez-moi bien, sir John , si, d'ici huit jours, Wal-
lace Maxwell ne m'est pas présenté en bonne sauté, vous
serez pendu à l'arbre qui s'élève devant celte fenêtre. Je n'ai
rien à ajouter pour le moment; tenez-Aous prêta reparai-
ire devant moi quand vous en serez requis.
Le gouverneur connaissait le caractère résolu du mo-
narque ; il dépêcha aussitôt un serviteur dévoué avec
pleins pouvoirs pour racheter, à tout prix, la liberté de
Maxwell et ramener ce jeune hoanne sans perdre un in-
stant. Pendant ce temps-là, une Iroupe considérable d'hom-
mes et de chevaux, au nondire de plusieurs centaines,
s'installaient pour prendre leurs francs quartiers au château
MUSEE DES FAMILLES.
5>5
de sir John, et l'arrivée du roi répandait le bonheur et la
joie dans tout le pays.
Le lendenaain matin , Jacques donna au jeune seigneur
qu'il avait désigné à la veuve, l'ordre d'aller la chercher,
ainsi que Marie; il leur fit le plus gracieux accueil. La
pauvre femme, pénétrée de reconnaissance, s'efforça d'ex-
primer ses huiHbles remerciements. Elle raconta que la
veille, sir John lui avait envoyé une vache deux fois plus
lelle que la sienne, ainsi que des meubles et d'autres
objets plus précieux que tout ce qu'on lui avait pris;
mais, ajouta-t-elle en pleurant, tout cela n'est rien sans
mon cher fils. Le roi la tranquillisa, lui donna l'assurance
que leur demande n'avait pas été oubliée, et les congédia
avec la promesse de les envoyer chercher dès que Wallace
serait arrivé.
Le gouverneur, retenu prisonnier dans son propre châ-
teau, sentait tous les jours augmenter ses angoisses: on
jugera de son effroi quand il reçut un message royal qui
lui ordonnait de se rendre au château d'HoJdam le lende-
main à midi, et, s'il n'amenait avec lui Wallace Maxwell,
de se préparer à la mort.
Il resta dans la plus cruelle anxiété jusqu'au lever du
soleil. Ce fut seulemnt alors qu'arriva le fermier Wallace,
dont on avait payé la rançon un prix exorbitant. Sans don-
ner au jeune homme le temps de se reposer, sir John le
fit partir en toute hâte pour le château d'IIoddam, et adressa
un message au roi afin d'en obtenir une audience.
Jacques envoya chercher la mère de Wallace. L'entre-
vue, qui eut lieu en sa présence, l'émut jusqu'aux larmes.
L'affection maternelle oublia toute étiquette. Après l'avoir
assouvie, pour ainsi dire, la veuve pensa seulement à faire
agenouiller son fils devant le souverain, qui venait de lui
rendre la liberté et probablement de lui sauver la vie. Wal-
lace mit un genou en terre et prit le Ciel à témoin que sa
liberté et ses jours seraient consacrés au service de Sa
Majesté.
Jacques , enchanté de la mâle tournure et des nobles
manières de Wallace, se convainquit de la sincérité de
son attachement pour Marie , et le fit éloigner pour im in-
stant.
Marie fut ensuite appelée, et introduite en présence de
sir John; le roi les observait l'un et l'autre. La figure
de la jeune fille s'anima, et ses yeux lancèrent des regards
d'indignation. La pâleur mortelle qui couvrit le visage du
gouverneur était la confession de sa faute.
— Connaissez-vous cette jeune femme, sir John? ré-
pondez à mes questions franchement, el songez que votre
vie déi)end de la sincérité de vos réponses, dit le roi d'un
air sombre et résolu.
— Oui, monseigneur, je l'ai vue, répondit sir John en
bégayant et les lèvres tremblantes.
— Où?
— A Amisfield.
— En quelle occasion?
— Elle venait me demander la déli\Tance de Wallace
Maxwell.
— Et vous l'avez refusée parce qu'elle rejetait des con-
ditions outrageantes pour elle et déshonorantes pour vous.
Parlez, est-ce la vérité?
— A ma honte, monseigneur, j'avoue ma faute ; mais
je suis prêt à faire toutes les réparations qui sont en mon
pouvoir ; je m'en remets à Votre Slajeslé pour les imposer.
— Vous méritez d'èlre pendu, sir John... Cependant, je
veux bien ne pas vous châtier aussi sévèrement que je de-
vrais le faire... Vous connaissez l'amour qu'ont l'un pour
l'autre .Marie et Wallace Maxwell , dont vous avez déjà
payé la rançon. Vous donnerez à ce dernier une ferme et
pas moins de cinquante acres de bonne terre , libres de
toute redevance pendant sa vie ou celle de sa femme. De
plus , vous y joindrez des troupeaux et une habitation com-
mode, avec les meubles et les instruments nécessaires ;
tout cela sera prêt dans trois mois. Si vous jugez mes con-
ditions trop dures, je vous offre de vous faire accrocher à
cet arbre avant le coucher du soleil. Vous avez le choix.
— J'accepte les premières conditions , sire, et je pro-
mets de ne rien négliger pour le bonheur de ces jeunes
gens.
En ce moment, on introduisit Wallace ; Marie se jeta dans
ses bras, et tous deux tombèrent aux pieds de leur souve-
rain. Jacques les releva et leur dit :
— J'ai mis votre amour à l'épreuve ; je l'ai trouvé sin-
cère. Wallace, Marie vous apporte une dot dont elle vous
expliquera l'origine. Je veuxvous voir unis avant de quit-
ter r.\.nnandale ; je présiderai à la fête. Que vos soins pour
votre mère la récompensent de ce qu'elle a fait pour vous
deux. Je compte que tout le monde ici se rappellera long-
temps la visite dans l'Annandale du Bonhomme de Bal-
lengeich.
SÉVERIN.
{Traduit de l'anglais.)
iM Cn^TmAV BS CHATSWOaîH.
Chatsworth est situé dans le comté de Derby, à six milles
de la ville de Chesterûeld; on y arrive par le joli village
d'Edensor. Cette propriété était au nombre des domaines
qui furent donnés par Guillaume le Conquérant à Guillaume
Pévéril, un de ses compagnons. Sous le règne d'Elisabeth,
elle fut achetée par sir WilUam Cavendish, qui commença
la construction du château. Après la mort de sir Caven-
dish, l'édifice fut achevé par sa veuve, la célèbre comtesse
de Shrewsbury. A cette époque déjà Chatsworth passait
pour un des édifices les plus remarquables de l'Aneleterre.
Le bâtiment actuel a été construit, en 1702, par le pre-
mier duc de Devonshire. Il forme un carré composé de
quatre faces régulières presque égales, quoique d'archi-
tecture différente, et renferme une tour quadrangulaire, au
milieu de laquelle jaillit une fontaine, dont le centre est
occupé par un groupe en marbre qui représente Orion
assis sur un dauphin. Cette cour est ornée d'une galeria
couverte, soutenue par des colonnes d'ordre dorique. On
a fait usage, pour toutes les constructions, d'une belle
pierre veinée qui se trouve dans les carrières du voisinage.
56
LECTURES DU SOIR.
Aujourd'hui, le château appartient au duc de Devonshire,
grand chambellan de la reine, et l'un des lords les plus
riches de l'Angleterre.
Une description, quelque détaillée qu'elle fût, ne saurait
donner une idée complète de la résidence de Chatsworth ;
les jardins et le parc surtout excitent l'étonnement et l'ad-
miration ; ils offrent, dans une enceinte d'environ neuf
milles, les mouvements de terrain les plus variés et les
points de vue les plus pittoresques : l'art y lutte avec la
nature. Des troupeaux de daims y errent en liberté.
A l'ouest, coule la rivière Derwent , et du côté opposé
s'élève une riche pente boisée, au sommet de laquelle s'é-
tend un vaste plateau. C'est là qu'on a creusé un réservoir
immense, qui alimente les jardins, les fontaines, les cas-
cades et les jets d'eau, construits, dit-on, à l'imitation de
ceux de Versailles. La façade du château qui regarde les
jardins porte la devise des Cavendish, Cavendo tutus^
qui s'étend sur toute la longueur de la frise.
Le duc actuel de Devonshire a fait à cette propriété tous
les embellissements que lui permettait son immense for-
Le château de Chatswcrth (Angleterre).
tune, et qu'on pouvait attendre de son goût éclairé. Chats-
worth est aujourd'hui une résidence vraiment royale, La
grande serre, qui a trois cents pieds de long sur cent qua-
rante-cinq de large, réunit les plantes et les arbres exoti-
ques les i)lus rares ; elle couvre un acre de terrain, et on
s'y promène en voiture. Il n'existe rien en ce genre sur
une échelle aussi gigantesque.
Dans les jardins, on s'étonne de voir mûrir sous un cli-
mat nébuleux et froid les fruits des contrées méridionales;
c'est que les murs contre lesquels s'appuient les espaliers
sontchauflës par des conduits intérieurs.
Le duc de Devonshire porte si loin l'amour des fleurs,
qu'il a envoyé dans l'Amérique du Sud un jardinier chargé ,
exclusivement et pour toute mission, d'étudier les moyens
d'acclimater à Chatsworth une espèce de (leur qui n'avait
I)U jusqu'alors y vivre.
On voit encore dans la serre, enfermés derrière des gril-
lages à peine visibles, des milliers d'oiseaux exotiques qui
semblent y voler en liberté.
L'intérieur du château est digne de l'extérieur : la ohe-
mioce de la salle ù manger a pour soutien deux magnifi-
ques statues de Westmacott : deux grands tableaux la dé-
corent en outre : l'un est le portrait de Charles 1" par Rem-
brandt, et le second celui de Henri VIII.
Les tapisseries, la bibliothèque, et d'autres trésors
d'art et de science se trouvent réunis à Chatsworth. La
gaiene de statuaire rassemble de précieux chefs-d'œuvre :
c'est là qu'ont trouvé un asile digne d'eux, l'Hudyinion cl
l'ilébé de Canova, la Vénus de Thorwaldsen, le Cymbal-
player et deux liacchanles de Westmacolt, et une copie de
la Vénus de Médicis par Bartolini. Une galerie de bustes
historiques est fort remarquable; Chanlrey, Combell, Golt,
Vickmann, Noilekens, et les maîtres que nous avons nom-
més tout à l'heure, ont contribué également à la peupler.
Une seule œuvre française y figure par une exception uni-
que ; c'est le buste de Bellini, par Dantan jeune.
Le château de Chatsworth a servi de prison à l'infortu-
née Marie Stuart, qui y lut renfermée pendant treize ans.
Une suite d'appartements, qu'on suppose correspondre à
ceux qu'elle occupait, a conservé son nom. Le philosophe
Ilobbes habita Chatsworth, qui donna aussi l'hospitalile au
maréchal de Tallart, fait prisonnier à la bataille de Hlcio-
licim.
MUSÉE DES FAMILLES.
67
ZI<CPI^3SI01TS SUn STO??SS.
Avaut de démontrer la manière dont oa imprime les
dessms sur les étoffes, et avant d'entrer dans tous les dé-
tails relatifs à cette opération , nous croyons devoir dire
quelques mots sur les personnes chargées d'exécuter les
principaux travaux. Commençons par les dessinateurs.
On peut diviser les dessinateurs en deux classes, les
compositeurs eiks finisseurs. Les premiers doivent join-
dre beaucoup de goût à une imagination féconde ; ils in-
ventent et créent continuellement des dessins , qui ont le
mérite d'être toujours nouveaux.
Le compositeur donne ordinairement l'exposé de son
idée, en faisant un croquis seulement pocA«. On soumet ce
croquis au fabricant, pour qu'il le juge, et qu'il fasse con-
naître les modiflcations qu'il croit utiles, avant la mise
au net. On suit cette marche pour que, les dessins une
fois achevés, on ne puisse les laisser pour compte au des-
sinateur.
Le choix des croquis fait, et les couleurs dont sont cou-
vertes les pochades adoptées par le fabricant, on procède
à la mise au net de la manière suivante.
Le compositeur calque entièrement son croquis au moyen
d"ua papier végétal. Ce papier, fabriqué avec de la filasse
de chanvre ou de lin préparée encore fraîche, est très-
transparent. Le calque terminé, on tire, sur un papier très-
ordinaire, des lignes pour tracer la mesure de la grandeur
du rapport, et on frotte son calque à peu près au milieu,
puis aux quatre coins, selon que le rapport est carré ou
croisé. On ajoute ce qui manque pour remplir la mesure
donnée, et oa relève tout le dessin.
Cette opération terminée, et après avoir tracé les mêmes
traits sur un assez joli papier, presque généralement du
Wattemann, on décalque le dessin en le frottant assez for-
tement sur un papier au moyen d'un petit instrument de
la forme d'un couteau à papier, que l'on nomme frottoir.
On se sert aussi quelquefois d'une pointe à décalquer. On
met sous le papier végétal un autre papier noirci avec
de la mine de plomb, et en suivant exactement tous les
traits du dessin, en ayant soin de tenir la pointe comme si
c'était un crayon, l'on obtient un trait net et complet.
Le co»jpo5t7e»r échantillonne une partie de son dessin,
et le finisseur continue à peindre le reste, en imitant le
coloris du compositeur.
Le co?;ipo5e7eur doit connaître la fabrication , autrement
il ferait souvent des dessins inexécutables ; il suffit au ^-
nisseur de savoir peindre. Beaucoup de ces derniers ce-
I)endant enluminent tout un dessin selon leur goût, sans
avoir recours au compositeur.
Sans vouloir faire ici la physiologie du dessinateur,
nous dirons seulement que la plupart ont reçu «ne assez
belle éducation ; plusieurs ont quitté leur partie pour
embrasser des carrières toutes différentes. Je pourrais ci-
ter d'ex-dessinateurs qui, jeunes encore, occupent aujour-
d'hui un rang dans la littérature, dans les arts, et même
dans les sciences.
La plupart des dessinateurs sur étoffes prennent le litre
d'artiste, et méritent bien de porter ce titre.
Les dessins, une fois rendus chez le fabricant, passent
entre le mains des graveurs. Cette profession , comme
celle des dessinateurs, n'est exercée que par des hommes.
Parmi les graveurs, les uns confectionnent les planches
en bois ou blocs dont on se sert pour l'impression à la
main ; les autres gravent les rouleaux métalliques et les
planches plates. Des femmes sont employées pour picoter
les planches en bois et pour les garnir de petits filets de
laiton. La p/ancA« est ordinairement une pièce de bois de
poirier , sur laquelle on grave en relief le dessin qui doit
être colorié sur les étoffes. Lorsque le dessin est trop com-
pliqué, ou s'il se compose de picots, de hachures, ou enfin
que les traits aient une extrême finesse, on rend ces des-
sins au moyen de petites lames de cuivre que l'on fixe
dans le bois.
Les rouleaux sont des cylindres en cuivre qui portent
en creux, sur leur surface, les dessins. La planche plate est
une planche de cuivre d'un mètre carré environ, gravée au
poinçon. On emploie toutes ces machines pour la toile et
pour la laine.
Les planches exécutées, on prépare dans les manufactu-
res les étoffes qui doivent être imprimées.
Ces étoffes, avaut de recevoir les dessins qui leur sont
destinés, subissent différentes opérations chimiques; telles
que le lavage, le blanchiment, le séchage, etc. Sauf quel-
ques moditications, les mêmes opérations s'appliquent îi la
laine comme à la toile.
Pendant longtemps on a fait usage, pour le blanchiment
des étoffes, de lavage à l'eau simple. On la faisait chauffer
et bouillir avec des plantes d"une nature savonneuse; puis
on lessivait les étoffes dans cette eau , et on les exposait
ensuite sur les prés. D'autres moyens étaient encore em-
ployés; mais rien n'égalait l'usage du chlore, dont on se
sert aujourd'hui, et qui fut découvert par Scheele en 1774.
Avant de soumettre au blanchiment les étoffes désignées
pour l'impression, on fait en outre l'opération du grillage,
c'est-à-dire qu'on brûle le duvet qui les recouvre, afin de
les rendre unies. Pour cette opération, on dispose dans une
chambre spéciale la pièce d'étoffe de manière à ce qu'elle
se trouve bien tendue ; une roue, rougie par le feu et con-
tinuellement entretenue, est placée au milieu de cette cham-
bre, et un homme fait brûler le duvet de la pièce d'étoffe
en la déroulant devant cette roue.
Lorsque les étoffes sont grillées, lavées et désuintéos, on
applique les m.ordants, et elles peuvent alors recevoir les
matières colorantes. L'application des mordants, des cou-
leurs, des réserves et des rongeants, s'opère par des moyens
mécaniques.
On appelle réserves les substances qui servent à empê-
cher les couleurs de se fixer sur certaines parties des étof-
fes. Les rongeants sont des agents chimiques, au moyen
desquels, à certaines places désignées, on enlève le mor-
dant de la couleur sur une pièce d'étoffe teinte d'une ma-
nière égale partout.
Luperroiine, qui tire son nom ûePerrot, son inventeur,
est une machine très-précieuse qui pourrait prescue rem-
placer la planche, et qui coûte moins cher. Elle consiste en
trois ou quatre planches de bois gravées en relief comme
pour l'impression à la main ; ces planches égalent en lon-
gueur la largeur du tissu qui doit être imprimé. Comme les
rouleaux, elle est établie sur un bâti en bois. Un mécanisme
très-simple charge de couleur les planches et les presse
— 8 — O.NZIÈME VOLUVE.
58
LECTURES DU SOIR.
tour ù tour contre la pièce qui doit être imprimée, et qui
passe d'elle-même devant chaque planche. La perroliue
apporte une extrême économie dans la fabrication. Deux
hommes suffisent aujourd'hui à uu travail pour lequel
on employait auparavant une vingtaine d'imprimeurs ac-
tompagnés de leurs tireurs.
Les couleurs se fixent d'une manière très-solide sur
toutes les parties morJance'eô d'une pièce. Lorsque l'ctofTe
iloit avoir des dessins de plusieurs couleurs, on imprime
un nombre égal de mordants à celui des couleurs. A cet
effet on applique sur la pièce de petites planches appelées
rentrures , qui ne portent les nouveaux mordants que sur
les endroits du dessin réservés par la planche^ le rouleau
ou la perrotine. Après l'application des mordants, on
trempe l'ctofTe dans un bain de teinture, ou bien, après
l'application de chaque impression, on la plonge dans dif-
férents bains. On voit apparaître alors sur la pièce plu-
sieurs couleurs qui produisent ensuite des dessins bien
exécutés.
Les hommes chargés du lavage , du séchage et de la
leinlure, sont des manoeuvres.
Lorsqu'on veut avoir des dessins noirs , rouges et puce ,
je supi)Ose, on imprime en premier lieu ces dessins avec
les mordants. Ainsi on se sert pour le noir d'acétate de fer,
pour le rouge d'acétate d'alumine, et pour \g puce de
ces deux sels mélangés; puis on trempe la pièce dans un
bain de garance , et l'on obtient ces couleurs.
Pour obtenir sur un fond blanc des dessins noirs, rouges
et jaunes , on imprime premièrement de l'acétate fer, on
rentre le mordant d'alumine, puis, après avoir trempé
dans la garance, qui donne les nuances noires et rouges,
on blanchit le iond, et l'on rentre le jaune au moyen
d'une décoction de quercitron à laquelle on ajoute de la
gomme et une dissolution d'étain. On lave et on sèche en-
suite la pièce.
Pour ronger les couleurs inutiles, on se sert de chlore.
Celle opération s'appelle enlevage. Elleconsiste àimpri:ner
un rongeant composé d'acides divers sur les parties que l'on
veut avoir blanches dans une étoffe à fond uni.
Lorsque toutes les impressions sont terminées, on fixe les
couleurs, c'est-à-dire qu'on expose les pièces, dans des cuves
bien fermées, à la vapeur de l'eau bouillante pendant l'es-
pace d'une demi-heure à trois quarts d'heure. Les cou-
leurs se trouvent alors non-seulement fixées, mais encore
elles deviennent plus belles et plus vives qu'avant cette
opération. Ou doit à un Allemand les premiers procédés
de la fixation des couleurs au moyen de la vapeur. Cl'est
en Alsace que les règles de la fabrication des étoffes sont le
plus observées par les industriels, et où les fabriques se
trouvent établies sur le pied le plus grandiose. On y compte
des fabriques dont le personnel s'élève à près de deux mille
personnes. Dans ces grands établissements, les fabricants
ont leurs ateliers de construction et leurs filatures.
A llouen et à Paris, ou du moins dans leurs environs,
on peut citer également des fabriques d'une assez haute
iinporlance.
Quant aux dessins , ce sont les artistes parisiens qui
créent les nouveautés, et qui savent y apporter le plus de
grâce et le meilleur goût. A différentes époques de l'année,
un grand nombre de fabricants étrangers, surtout des An-
glais et des Allemands, viennent à Pans acheter et com-
mander des dessins aux dessinateurs.
11 eût été trop long dans ces notes rapides de faire l'ex-
plication de tous les procédés chimiques que l'on est obligé
d'employer pour préparer les couleurs impriraées sur les
étoffes; j'ai cherché seulement ii donner quelques idées
sommaires sur des productions industrielles dont on se sert
tous les jours sans avoir aucune idée de la manière doul
elles se façonnent.
A. E., dessinateur sur étoffes.
LES
Au sud du Kentucky, l'État de Tennessee est borné à l'est
par la Caroline du Nord, au sud par la Géorgie, l'Alabama
et le Mississipi , à l'ouest par le Mississipi du terriloire
d'Arkausas et du Mi.ssouri. 11 a 1 40 lieues de long et 5j de
large ; 40 milles de surface, et 420,813 habitants, dont
00,000 nègres esclaves. Les monts Cumberland le di-
visent en deux parties, l'une orientale, l'autre occiden-
tale : celle-ci est ondulée, unie même en quelques endroits.
La première est montagneuse, le centre est montueux ; de
belles vallées, arrosées par des rivières, dont le Tennessee
et le Cumberland sont les plus considérables, suivent gé-
néralement une direction tortueuse, qui multiplie la diver-
sité dos aspects. La i)lus grande partie du sol est calcaire.
Le terrain est très-ferlile dans l'ouest et dans le centre,
maigre dans l'est. Ou y cultive principalement le tabac, le
colon et le froment. On envoie beaucoup de bélail dans
les États maritimes sur rAtlanli(iue. Le climat est généra-
lement sain, et ressemble à celui du Kentucky.
La plupart des villes sont nouvelles : les plus grandes
sont Nashville, Franklin, Fayettevillc, Colombia, Gallalin,
Rogersville. Murfreesborough, la capitale, qui est une des
plus considérables, ne compte que 1,:200 habitants; elle
s'élève sur une éminence au milieu d'une plaine immense;
elle est arrosée par de belles sources, cl a dans soa voisi-
nage des eaux minérales.
Les Chikasàs possèdent la partie occidentale de l'État
entre le Mississipi et le Tennessee; les Chcrokis ont une
portion des cantons nKridion>;ii\. Les Chikasàs ont con-
stamment montré beaucoup d'attachement pour les peu-
ples de l'Union : ils se glorifient de n'avoir jamais versé le
sang d'aucun habitant des Llals-Unis. iuivant leur .radi-
tiou, ils descendent d'une naliou nombreuse, qui habitait
au loin dans les terres de Test à l'ouest, et que les Espa-
gnols ont en grande partie détruite : aussi les Chikasàs con-
servent contre ceux-ci une haine héréditaire et implacable.
Au mois d'avril 1810, le voyageur Ilarris, qui avait pas-
MUSEE DES FAMILLES.
dv
se l'hiver à Pillsbourg, en partie poiir visiter les bords du
lac Eiié, arriva à Mcadville, jolie ville sur le French-Creek ;
celLe rivière, qui prend sa source à peu de dislauce du lac
Érié, se jette dans rAlIeghany; elle est navigable dans
toute rétendue de son cours , qui est de 140 milles, à cause
de ses nombreuses sinuosités. McaJviile, entourée de ver-
gers et de forêts, a un aspect très-gai ; des traces de for-
tifications donnent lieu de présumer que c'élait autrefois
un poste militaire de la ligne sur laquelle se trouvaient les
loris Duquesne, Presqu'île et d'auti'es. Les États-Unis y ont
un arsenal.
En allant vers le Sugar-Creek, on observe un grand
changement dans la nature du terrain ; les abords de la rivière
y sont fertiles; plus loin, ils deviennent humides et maréca-
geux. Le chemin entre Crawlord et Franklin, éloignés l'un de
l'autre de trente milles, est encore en quelques endroits barré
par de grosses masses de rochers que l'on a beaucoup de
peine à franchir. Si l'on réûéchit au peu de temps qui s'est
écoulé depuis que des colons se sont établis dans ce pays,
on doit s'étonner de ce qui a déjà été fait, et de ce que l'on
est en train d'ellectuer. Une route, qui conduira de Pills-
bourg au lac Érié, passera clans les environs de Franklin;
une autre, qui s'approchera de Meadville, ouvrira vers l'est
une communication facile avec le New-York. « C'est là de
l'argent bien dépensé , observe Ilarris , el les citoyens en
sont plus contents que de le voir employé à élever un de
leurs compatriotes au-dessus d'eux. »
Franklin, entouré de montagnes, est situé au confluent
du French-Creek et de l'Alléghany ; sa position est très-
avantageuse pour le commerce, quoique les environs ne
soient pas très-fertiles. La population est très-nombreuse.
On reproche aux habitants d'être trcs-adonnés aux liqueurs
spiritueuses. On voit à un demi-mille plus bas les ruines
du fort Yenango : il s'élevait dans un angle qui commande
le passage de la rivière.
« Au delà de Franklin, dit Ilarris, il fallut franchir pé-
niblement pios d'une montée. On ne conçoit pas, en pas-
sant devant les métairies placées dans ce canton, pourquoi
les colons s'y sont Cxésde préférence, tandis que des es-
paces immenses de terres fertiles restent encore incultes;
ici le terrain ne consiste qu'en rochers.
€ Je suivis la vallée fertile dans laquelle serpente le
Frenck-Creek, et à laquelle la verdure variée des chênes,
des sapineltes blanches, des châtaigniers et d'une foule d'au-
tres arbres ajoutait un charme nouveau. ^Yalerford, l'an-
cien fort de la Kivière-aux-Bœufs, du temps des Français ,
est sur cette rivière, qui se jette dans le French-Creek.
C'est un lieu peu important; mais sa position à la source
d'une rivière navigable, et seulement à douze milles du
lac Érie , auquel on se propose de l'unir par un canal, con-
tribuera sans doute à le rendre plus considérable.
« Un chemin excellent nous lit arriver à Érié , siège des
autorités du comté du même nom. Nous avions rencontré
sur la route une quantité de chevaux et de bœufs qui trans-
portaient du sel et du poisson des bords du lac à AVater-
ford , pour y être embarqués et expédiés à Pitlsbourg et
ailleurs. Érié, appelé Presqu'île lorsque les Français étaient
maîtres du Canada, avait été un lieu très-insigniûant jus-
qu'à l'époque de la dernière guerre entre les .Américains et
les Anglais. Le port est très-bon; un banc de sable, qui se
trouve à l'entrée, en interdit l'accès aux navires qui tirent
plus de six pieds d'eau. On espère remédier à cet incon-
vénient en ouvrant un canal à l'ouest de la ville, et obte-
nir par là un courant qui sera assez fort pour s'opposer à
l'accumuiation du sable.
■ Sur une hauteur, à l'est, on aperçoit les restes des ou-
vrages français; à deux milles, au nord, s'élève un phare;
les États-Unis ont, dans le voisinage, un fort en bois, et
un second sur une pointe de terre qui borne la baie de ce
côté; deux petits vaisseaux de guerre y sont mouillés. La
plaine au bord de laquelle on a bâti Érié s'élè\e de
soixante-dix pieds au-dessus du niveau du lac, dont les
bords en cet endroit sont escarpés.
« Le 26 mai, je m'embarquai, ainsi que d'aulres passa-
gers, à bord du George-lf'ashingion, goélette de cent
tonneaux. Le soir, on se trouva devant Porlland, village de
lÉtat de New-York, à l'embouchure du Chàteauqué; le
lendemain matin je descendis à terre. Le pays est fertile ,
peu habité jusqu'à présent. A trois milles de la côte, je
gravis sur une colline, du haut de laquelle je n'apercevais
que des forêts, du milieu desquelles s'élevaient, çà et là,
des colonnes de fumée , qui indiquaient des fermes nou-
vellement établies, et, dans le lointain, la surface du lac, que
parcouraient des bateaux à la voile.
« Je revins à bord le 28; le surlendemain, on laissa tom-
ber l'ancre devant le fort Érié, ou plutôt devant ses ruines.
Un brick, qui portait pavillon anglais, me rappela vivement
mon pays, et un cabaret, dont l'enseigne était une cou-
ronne, me fit connaître que je me trouvais sur le territoire
d'un royaume. J'allai à Buflalo, ville située de l'autre côté
du lac, dans l'Etat de New- York. Elle est à l'embouchure
du Buffalo-Creek, et à l'endroit oii le Niagara forme l'issue
du lac Erié. Une route, dont la longueur est de 530 milles,
mène à New-York. Un canal qui joint le Hudson au lac
aboutit à celte ville.
« BulTalo fut détruit par les Anglais dans la dernière
guerre; on le rebâtit en pierre. Les maisons et les édifices
ne manquent pas d'élégance. En suivant les bords du Nia-
gara, l'on apercevait fréquemment des ruines de maisons
brûlées pendant la guerre. Au-dessous de Blackrok, village
de la rive américaine , le lit de la rivière est entrecoupé
d'îles ; quelques-unes sont grandes et bien boisées. Sept
milles plus loin, le nuage de vapeur qui s'élève au-dessus
du Saut du Niagara nous avertit que nous approchions de
cette chute fameuse ; la rivière s'élargissait à mesure que
nous avancions et ses bords devenaient plus pittoresques.
Trois milles au-dessus du Saut, on rencontre, sur le terri-
toire canadien, le village Chippioua, à l'embouchure du
ruisseau du même nom; un fort en défend l'entrée. Le o
juillet 1S14, les Américains y remportèrent un avantage
sur les .anglais. A un demi-mille commence la chute ou
plutôt une suite de chutes, dont chacune, quoique con-
sidérable, disparait devant la dernière. En partant de Chip-
pioua, on entre dans une forêt qui bouche la vue ; cepen-
dant on entend le bruit de la chute, surtout lorsque le vent
soufïle du côté où elle est. Un paysan se mit à rire en
voyant que nous nous servions d'un parapluie pour nous
préserver de ce que nous regardions comme une forte on-
dée; c'était la pluie causée par les rejaillissements de l'eau
que le vent nous renvoyait, quoique nous en fussions éloi-
gnés d'un mille et demi. En se dégageant des arbres et des
broussailles, on arrive sur les bords du Saut, et l'on reste
saisi d'admiration.
« La description de Weld est la plus exacte que j'aie lue;
mais ni sa plume ni celle d'aucun écrivain ne peut dé-
peindre l'effet que produit cette énorme masse d'eau lors-
qu'elle tombe. A un mille au sud de Forsythis-IIouse, on
jouit le mieux de la chute; l'œil se promène jusqu'à cinq
milles en remontant la rivière, où des collines bornent la
perspective, et on n'aperçoit pas sans frayeur des bateaux
à la voile qui abandonnent leur mouillage devant Chip-
pioua; en sunant le cours du Niagara, l'on observe diffé-
GO
LECTURES DU SOIR
rentes baies, dans lesquelles les cimes sombres des arbres
s'élèvent au-dessus des girouettes des navires ; la rive du
Canada est parsemée de moulins et de maisons, dont les
habitants sont, par l'effet de l'habitude, devenus indiffé-
rents au grand spectacle qui frappe leurs regards. Enfin ,
l'œil s'étant reposé sur l'ile des Chèvres , qui partage la
grande chute en deux, poursuit la rivière jusqu'au bord
de l'abîme, dans lequel elle se précipite avec un bruit ter-
rible. Deux ponts, jetés depuis peu au-dessus des Rapides,
permettent de se rendre sans aucun danger dans cette île,
dont on a fait ua rendez-vous agréable par des bains, un
café , etc.
€ Je m'approchai avec précaution des bords du préci-
pice, à quelques pieds au-dessus de la chute. Le bruit vio-
lent, le fracas continuel, le vaste espace sur lequel plonge
la vue, me firent perdre pour quelque temps le désir d'aller
plus avant. Enfin je me hasardai, avec mes compagnons
de voyage, à descendre dans celte fente de rochers, et, à
l'aide des racines d'un vieil arbre, nous atteignîmes des
échelles qui nous firent parvenir sur un tas de rochers
écroulés; ensuite, gravissant et rampant péniblement de
rocher en rocher, et pénétrés par la pluie, nous sommes
arrivés à l'endroit où la masse d'eau tombe dans le gouffre.
Une pointe de rocher nous empêcha d'avancer à plus de
quarante pieds sous la chute. L'espace entre la nappe d'eau
et le mur du rocher qui est derrière, est d'une trentaine
de pieds. Notre curiosité pleinement satisfaite, nous avons
regagné le sentier raboteux et l'échelle tremblante qui nous
avait aidés à descendre. »
Volney, qui visita le Saut du Niagara, n'a pas essayé de
le décrire, parce que, parvenu au bas de la chute, il ne put,
à cause de sa faiblesse , suite d'une fièvre maligne dont il
était convalescent , s'en approcher assez pour examiner à
loisir cette merveille du Nouveau-Monde. Il a donc em-
prunté la description de Weld. Voici comment s'exprime
ce voyageur :
€ En arrivant au pied des échelles de Simcoé , au fond
du ravin , l'on se trouve au milieu d'un amas de rochers et
de terre détachés du flanc du coteau. On voit le Qanc garni
de sapins et de cèdres suspendus sur la tête du voyageur
et comme menaçant de l'écraser; plusieurs de ces arbres
ont la tête en bas et ne tiennent au coteau que par leurs
racines. La rivière en cet endroit n'a qu'un quart de mille
de largeur (un peu plus de quatre cents mètres), et, sur la
rive opposée, l'on a une très-belle vue de la petite cataracte.
Celle du Fer-à-Cheval est à moitié cachée par le coteau.
€ Nous suivîmes la rivière jusqu'à la grande cataracte;
nous marchâmes une bonne partie du chemin sur une cou-
chc horizontale de pierres à chaux couverte de sable, ex-
cepté en quelques endroits, où il fallut gravir des amas de
rochers détachés du coteau... Ici Ton trouve beaucoup de
poissons, d'écureuils, de renards et d'autres animaux, qui,
surpris au-dessus des cataractes par le courant qu'ils vou-
laient passer à la nage, ont été précipités dans le gouffre
et jetés sur cette rive ; l'on voit également des arbres et des
planches que le courant a détachés des moulins ik scier.
IMus on approche de la chute, plus la route devient difficile
et raboteuse : en quelques endroits, où des parties du co-
teau se sont écroulées, d'énormes amas de terre, d'arbres
et de rochers qui s'étendent jusqu'au bord de l'eau, s'op-
posent à la marche, présentent une barrière qui parait im-
pénétrable, et qui le serait en effet si l'on n'avait un bon
guide pour les franchir. Il faut , après être parvenu avec
beaucoup de peine jusqu'à leur sommet, traverser en ram-
pant sur les mains et sur les genoux de longs passages
obscurs formés par des vides entre les crevasses des ro-
chers et des arbres, et lorsque l'on a franchi ces amas de
terre et d'arbres, il faut encore gravir, les uns après les
autres, les rochers qui sont le long du coteau; car ici la
rivière ne laisse qu'un très-petit espace libre, et ces ro-
chers sont si glissants, à cause de l'humidité qu'y entre-
tiennent les vapeurs ou plutôt la pluie de la cataracte, que
ce n'est qu'en prenant les plus grandes précautions que
l'on peut se préserver de la plus terrible de toutes les chu-
tes. Nous avions encore un quart de mille à faire pour par-
venir au pied du saut, et nous étions aussi mouillés par les
vapeurs que si nous avions été trempés dans la rivière.
« Arrivés là, aucun obstacle n'empêche d'approcher au
pied de la chute. On peut même avancer derrière cette pro-
digieuse nappe d'eau, parce que, outre que le rocher du
haut duquel elle se précipite a une forte saillie, la chaleur
occasionnée par le violent bouillonnement des eaux a
causé dans la partie inférieure du roc des cavernes pro-
fondes qui s'étendent au loin sous le lit de la cataracte.
En entendant le bruit sourd et gémissant qu'elles occa-
sonnent, Charlevok a eu le mérite de deviner l'existence
de ces cavernes. Je m'avançai de cinq ou six pas derrière
la nappe d'eau, afin de jeter un coup d'oeil dans leur in-
térieur; mais je faillis être suffoqué par un tourbillon de
vent qui règne constamment et avec furie au pied de la
chute, et qui est causé par les chocs violents de cette pro-
digieuse masse d'eau contre les rochers. J'avoue que je ne
fus pas tenté d'aller plus avant, et aucun de mes compa-
gnons n'essaya plus que moi de pénétrer dans ces antres
terribles , séjour menaçant d'une mort certaine. Aucune
expression ne peut donner une juste idée des sensations
qu'imprime un spectacle si imposant; tous les sens sont
saisis d'effroi. Le bruit effrayant de l'eau inspire une ter-
reur religieuse , qui s'augmente encore lorsque l'on réOé-
chit qu'un souffle de ce tourbillon peut subitement enlever
de dessus le rocher glissant le faible mortel qui s'y place,
et le faire disparaître dans le gouffre affreux qu'il a sous
ses pieds , et dont aucune force humaine ne pourrait le
sauver.
t La largeur de la chute est plus grande que celle de la
rivière ; celle-ci , un moment avant d'arriver au précipice,
fait un détour considérable à gauche, ce qui donne à la
nappe deau une direction oblique et lui fait faire un angle
considérable avec le rocher du haut duquel elle tombe. Elle
ne forme pas une nappe unique; elle est partagée par des
iles en trois cataractes bien distinctes les unes des autres.
La plus grande, qui est du côté du Canada, est appelée la
Grande cataracte , ou la cataracte du Fer-à-Cheval , parce
qu'elle en a un peu la forme ; sa hauteur n'est que de 142
pieds, tandis que celle des autres est de IGO. Celte cir-
constance lui donne la prééminence sur les deux autres
pour la largeur et la rapidité. Le lit du Niagara, au-dessus
du précipice, étant plus haut d'un côté que de l'autre, les
eaux se pressent vers la partie du lit la moins élevée, et
acquièrent par conséquent dans leur chute une plus grande
vélocité que celles qui s'échappent par l'autre côté ; celle
vélocité est encore accélérée par les rapides qui se trouven'
en plus grand nombre de ce même côté. C'est du centre
du Fer-à-Cheval que s'élève ce nuage prodigieux de va-
peurs que l'on aperçoit de si loin.
€ Il est impossible de mesurer l'étendue de cette partie
de la chute aj'rement qu'avec l'œil ; mais l'opinion la
plus générale lui donne une circonférence de 1500 pas ;
l'ile qui la sépare de la chute la plus voisine peut avoir
330 pas de large , la seconde chute n'en a que 5; l'ile qui
sépare celle-ci de la troisième chute n'en a que trente, et
celte troisième en a au moins autant que la plus grande des
MUSEE DES FAMILLES.
Gl
deux îles. Il résulte de cet aperçu que la largeur totale du
précipice, en y comprenant les iles, est de l,33Spas.Ce
calcul n'est pas exagéré , plusieurs voyageurs l'ayant es-
timé à plus d'un mille anglais. La quantité d'eau qui se
précipite du haut en bas de ces chutes est prodigieuse, si
l'on peut ajouter quelque crédit au calcul qui suppose
qu'elle est de 670,255 tonneaux par minute.
« La pente du rapide qui précède le grand saut du Nia-
gara est de quarante-six pieds, et celle du ravin, jusqu'à la
plate-forme au-dessous de la chute , est de soixante et un
pieds; de sorte que la hauteur totale de la chute est de deux
cent quarante pieds.
« Autrefois, le saut du Niagara existait probablement au
point où est aujourd'hui cette plate-forme, c'est-à-dire vis-
à-vis de Queenstown, village situé sur la rive canadienne;
plus on examine le bord de la rivière depuis le lieu où le
saut se trouve actuellement, plus celte conjecture parait
fondée.
« Dans tout cet espace, le lit du Niagara est semé de ro-
chers énormes, et les coteaux qui le bordent sont partout
rompus et inégaux ; ce qui annonce qu'il s'est opéré dans
cette partie de la rivière des déchirements considérables;
car les deux côtés portent des marques évidentes de l'ac-
tion de l'eau jusqu'à une grande élévation au-dessus du lit
de la rivière; or, comme il est constant que dans les plus
fortes inondations elle n'est jamais parvenue jusqu'à ces
marques, et qu'elle n'en a même jamais approché, il est
évident que son lit a été jadis beaucoup plus élevé qu'il ne
l'est aujourd'hui. Au-dessus de Queenstown, au contraire,
on n'aperçoit aucune marque qui porte à croire que le lit
du Niagara ait jamais été plus élevé qu'il ne l'est actuelle-
ment. D'ailleurs, l'expansion subite de la rivière, et sa
Les Rapides.
profondeur soudaine dès que l'on a passé les hauteurs de
Queenstown, donnent plus de poids à l'opinion d'après la-
quelle les eaux ont dû se précipiter pendant longtemps du
haut de ces collines, et qui attribue à leur longue existence
dans cet endroit la formation de ce large bassin. En re-
montant un mille au-dessus de Queenstown , on trouve un
gouffre effrayant qui n'a pu tire creusé que par le séjour
de la chute dans cet endroit, séjour qui aura été prolongé
par la solidité des rochers du haut desquels elle se préci»
pile.
on
LECTURES DU SOIR.
« On sait par tradition que la grande cataracte n'a pas
toujours eu la forme d'un fer à cheval , et qu'elle avait au
milieu une pointe de rocher très-saillantc. Depuis le com-
mencement du dix-huitième siècle, sa forme est à peu près
la même. >
Harris raconte qu'au mois d'août 1818, une portion du
rocher voisin de la chute était tombée ; ce qui confirme l'opi-
nion dont on vient de parler. « Elle acquiert encore plus
de probabilité , ajoute-t-il , lorsque l'on suit les bords du
Niagara jusqu'à Queenstown, où cessent les hauteurs; de
ce point jusqu'au lac Ontario, son cours est extrêmement
tranquille. Quelques personnes ont supposé qu'avant de
s'ouvrir un passage dans cet endroit, il portait autrefois
ses eaux, et toutes celles dont il est le débouché, dans l'Ohio,
et de là dans le Mississipi. Des vieillards prétendent qu'au-
trefois l'île aux Chèvres s'étendait beaucoup plus au nord
qu'à présent.
Lons BRUNEL.
{Traduit de l'anglais.)
(DD lo OCTOBRE AU 13 NOVEMBRE.)
M. Charles Fermon a lu à l'Acadé-
mie des sciences une note sur la manière
dont les sons se produisent. En faisant
des recherches sur le mouvement de l'air
dans les tuyaux ouverts et termes , et vou-
lant que ses expériences parlassent autant
que possible aux yeux, l'auteur a eu re-
cours à l'emploi d'une vapeur colorée. Il
a vu que si l'on fait résonner une flûte
traversière en verre, pleine de fumée de
tabac, la colonne de fumée sort en décri-
vant une spirale lrès-régulière,Si l'on fait
résonner un tuyau d'orgue ou un flageo-
let en verre plein de fumée, la colonne
décrit encore une spirale. Si l'on fait ré-
sonner un tube fermé par un bout, à la
manière d'une flûte de Pan , la colonne
décrit encore une spirale irès-irrégulière.
La forme des tubes et rembouchure n'a
pas d'influence marquée sur la formation
des spirales. M. Fermon cite encore un
grand nombre de cas de production de
son où il est facile de découvrir la forme
d'une spirale plus ou moins régulière.
Ces faits ont conduit l'auteur à penser
que le mouvement de spirale était essen-
tiel à la production des sons , et , dans ce
cas, il devait être possible de produire un
son toutes les fois que l'on forcerait l'air
à se mouvoir en spirale. Et c'est , en effet,
ce qu'il démontre à l'aide d'un petit in-
strument qu'il nomme hélicophone. Il se
compose d'un tube en verre dont la lon-
gueur est égale au moins à trois ou quatre
fois son diamètre. A l'une de ses ouvertu-
res on place un bouchon dontles côtés sont
creusés de plusieurs hélices. En soulHant
alors par cette ouveriurc, on i roduit un
son d'autant plus aigu que la force du vent
est plus considérable. Celle exj'erionccn'a
pas suQi à M. Fermon, et, pour s'assurer
que le mouvement en spirale pouvait seul
donner un son, il a remplacé dans l'Iieli-
cophone le bouchon spirale par des bou-
chons accidenlei d'une foule de sinuosi-
tés transversales ou longitudinales, et
chaque fois l'expérience n'a donné lieu à
la production d'aucun son , bleu que les
accidents fussent inullipliés autant que
possilile.
Enexpérimentant commel'a faitM. Fer-
mon, on arrive à démontrer que l'acuité
ou la gravité d'un son dépend de trois
causes différentes : !<> de la longueur de
la spirale ; 2° du mouvement de la spirale;
3» de l'étendue de la section de la spirale.
L'intensité du son paraît dépendre de
la quantité d'air qui entre dans la com-
position d'une spirale d'un mouvement
donné.
Dans un prochain Mémoire, M. Fermon
espère démontrer que le timbre des tuyaux
dépend de la forme des spirales.
— M. Blondeau deCarolles vient de faire
connaître lescirconstances qui ont précédé
et accompagné la chute de la foudre sur
la ville de Rougères, le 0 septembre der-
nier. Les faits les plus saillants qui res-
sortent de cette communication sont les
suivants :
lo Formation d'un orage au-dessus de
la mer, lequel a donné naissance à des
explosions de la foudre qui , vues d'un
point déterminé , ne paraissaient être que
des éclairs de chaleur, tandis qu'au con-
traire, à une faible distance, ils portaient
avec eux la mort et la désolation. Ce fait
viendrait à l'appui des physiciens qui pen-
sent que les éclairs de chaleur indiquent
toujours la présence d'un orage en quel-
que point du globe.
2° Bifurcation de la foudre au moment
de sa chute. Ce fait ne paraît pasavoirété
observé précédemment.
3» Inflammation des matières combus-
tibles par la foudre, non pas immédiate-
ment après sa chute, mais après avoir par-
i couru une étendue fort considérable. Ce
j fait viendrait à l'appui de l'opinion qui
I consiste à admettre que la vitesse de
I la foudre aussitôt après sa chute est si
I grande, qu'elle ne saurait enflammer les
matières qu'elle rencontre, et qu'il faut,
pour qu'elle puisse produire cet efl"el,
que sa vitesse se soit ralentie.
i» Fusion des métaux en des points dé-
terminés. Toutes les boucles de cuivre
étaient fondues aux angles. Le fer était
rendu caverneux, sa couleur était jaune
aux environs des points de fusion, ce qui
provenait du transport du nieial eleclro-
négaiifsur le métal électro-positif.
5' Action à la fois directe et par in-
fluence du fluide électrique sur des ani-
maux qui ont été foudroyés. L'action par
influence paraît être plus redoutable que
l'action directe, car les animaux qui ont
ressenti la première sont morts le sang
décomposé et rendu incoagulable; celui,
au contraire , qui a été gravement blessé
à la tète a survécu au choc.
6» Apparition de la foudre sous forme
d'un globe lumineux répandant à sa suite
une odeur sulîurcuse des plus intenses, et
donnant naissance é des effets physiques,
mécaniques cl physiologiques.
— M. Dantan jeune, qui termine en en
mom.ent une statue en marbre de miss
Kemble , s'occupe encore d'un buste de
Soufflet, architecte du Panthéon. Cesdeux
ouvragts sont réussis avec le talent élevé
et heureux qui caractérise l'auteur de
tanl d'œu^Tes éminentes.
— La ville de Nantes se dispose à éle-
ver un monument à Cambrone. La ville
d'Aurillac songe aussi à • ■ slatiio
à l'un de ses plus illustre- , àGer-
bert , ce savant éminent qui projeta les
vives lumières de son génie sur toute la
lin du dixième siècle. On sail que Ger-
bert fut le premier Français qui, en 999,
sous le nom de Silvestre II, s'assit dans
la chaire de saint Pierre. Il composa un
grand nombre d'écrits sur les mathéma-
tiques, la physique, la théologie, etc. ; il
inventa des orgues hydrauliques; il fit à
Magdebourg la première horloge, dont il
régla le mouvement sur l'eloile polaire,
en observant celle-ci à la laveur d'un
tuyau qui était sajis doute une lunette de
sa façon, les télescopes n'étant pas en-
core connus* il fit des sphères de sa
main , et découvrit les horloges à roues :
on pense même qu'il enseigna le premier
l'arithmeliqueavec les neuf chiffres d'au-
jourd'hui , c'est-à-dire avec le«; chiffres
aratH?squi. pendant lonç:Iemps, n'ont ite
connus que des seuls géomètres. Né dans
un village, ''occupation de sa première
jeunesse fut de garder les troupeaux.
— M. Chazal, peintre de fleurs du Cabi-
net de la reine, vient de terminer, avec
le talent facile et sûr qui le caractérise,
MUSEE DES FAMILLES.
63
un grand tableau commandé par M. le mi-
nistre de rintéricur à M"' Bruyère, et
que cette artiste n'avait encore qu'ébau-
ché au moment où la mort l'a frappée.
— M. Carie Elshoet achève en ce mo-
ment, à Lyon, deux groupes qui ornent
les avant-corps de l'attique de l'Hôlel-
Dieu. L'un de ces groupes, le pre-
mier, représente l'Indigence et la Mater-
nité ; le second, le Rhône et la Saône ;
les figures ont cinq mètres de hauteur,
elles sont accompagnées de quatre lions
de grandeur colossale. Monseigneur le
duc de Nemours, lors de son passage à
Lyon, a félicité de la manière la plus
flatteuse M. Elshoet sur le mérite de son
œuvre.
— Le nouvel édifice érigé sur le bou-
levard des Invalides, pour l'institution
royale des jeunes aveugles, va bientôt
être livré à sa destination. En ce moment
les ouvriers mettent la dernière main à
l'oeuvre.
Les terrains sur lesquels sont élevés les
bâtiments destinas à cette institution fu-
rent achetés en 1838 ; ils forment un carré
long entièrement séparé des habitations
voisines; la façade principalt, par le bou-
levard ; le derrière, par la rue Masseran,
et les côtés, par la rue de Sèvres et la pe-
tite ruedesAcacias.Leursurperficie géné-
rale est d'environ 12,000 mètres carrés; le
développement des bâtiments est de 460
mètres. Les travaux de construction ont
été commencés en 1839, et poursuivis
depuis lors sans interruption jusqu'à ce
jour, où ils touchent entin à leur terme.
Le nouvel hôtel, exécuté sur le plan et
sous la direction de M. Philippon, archi-
tecte , est composé de trois bâtiments
principaux reliés par quatre autres bâti-
ments faisant face au boulevard et à la
rue Masseran. L'entrée principale, fermée
par une très-jolie grille en fer placée entre
deux petits pavillons, est située sur le
boulevard, d'où l'on peut admirer le fron-
ton de l'édince dû au ciseau de Jouffroy,
sculpteur. Le sujet clioisi par l'artiste est
en parfaite harmonie avec l'établissement ;
c'est , d'un côté, Valentin Haiiy, premier
instituteur des jeunes aveugles , ensei-
gnant le travail à ses élèves; de l'autre,
une insiiiuirice donnant des leçons aux
jeunes lilles aveugles, et au milieu, la Re-
ligion les encourageant tous deux.
Les dispositions intérieuresdu local ont
été combinées de manière à isoler les filles
des garçons, et les uns comme les autres
trouveront les mêmes commodités, lesmè-
mes dispositions dans la partie qui leur
est affectée. Le bâtiment du milieu for-
mant la séparation des deux quartiers n'a
de commun que la chapelle qui se trouve
au premier étage.
Les garçons sont placés dans l'aile de
droite et les filles dans l'aile de gauche
Au rez-de-chaussée, à 1 entrée, sont, des
deux côtés, des réfectoires garnis de ta-
bles de marbre posées sur dos trépieds
en fonte fort élégamment ouvragés; les
cuisines se trouvent derrière; et dans le
fond les salles de bains disposées de ma-
nière à servir à la fois trente-deux bains
de corps et trente-deux bains de pieds.
A droite et à gauche sont les salles de
récréation. Les salles de classe et d'étude
sont au premier étage; au-dessus de ces
dernières, à leur extrémité, sur le bou-
levard , les salles de conférence, entre
lesquelles se trouve celle du conseil. L'ap-
partement du directeur est à côté, dans
le pavillon de droite, et celui de la pre-
mière institutrice dans le pavillon de
gauche.
i La chapelle se trouve , ainsi que nous
' l'avons dit, dans le bâtiment du milieu ;
I elle est des ordres ionique et corinthien
j combinés ensemble : la nef est soutenue
, par vingt-quatre colonnes, dont quatre
en marbre plein et les autres en stuc; le
plafond des bas-côtés est coupe par des
caissons , décorés uniformément par des
I peintures de fantaisie. Le grand plafond
j est orné de rosaces dorées qui produi-
sent un très-bel effet.
j Le monument est de forme demi-cir-
culaire, terminé en calotte; l'autel est
placé au fond contre le mur dans lequel
est ménagée une niche pour le taberna-
; cle. Des tribunes sont élevées de chaque
côté et se prolongent d'un bout à l'autre
de la nef: les dispositions intérieures ont
été prises de manière à pouvoir couper
le vaisseau en deux parties par une cloi-
son mobile qui sera placée à l'origine de
l'hémicycle, et ménagera, en avant, une
grande salle d'exercice pour les élèves.
L'appartement de l'aumônier est contigu
à la chapelle.
Le deuxième étage est composé, dans
les deux quartiers, de vastes salles ser-
vant de dortoirs , de logements pour le
médecin, l'agent comptable, etc.; le loge-
ment des sœurs est au troisième étage ,
entre l'infirmerie des garçons et celle des
filles, et à côté desquels se trouvent d'au-
tres salles de bains pour les malades et
un promenoir pour les convalescents. Les
archives sont placées sur la chapelle, au
bout d'un grand dortoir supplémentaire.
Viennent ensuite les logements des pro-
fesseurs, des divers employés de l'établis-
sement, et les ateliers. En résumé, rien
n'a été négligé dans le nouvel édifice
pour conserver la santé et assurer le bien-
être des hôtes infortunés qu'il va rece-
voir; ils y trouveront un air pur, des lo-
gements vastes et sains; de beaux jardins,
une distribution commode parfaitement
entendue, qui, jointe aux soins paternels
et à la profonde sollicitude de leur hono-
rable directeur M. Dufau , pourront leur
faire oublier la triste infirmité dont ils
sont affligés.
— Les sciences archéologiques vien-
nent de faire une perte dans la personne
de M. Allou , qui fut successivement se-
crétaire , bibliothécaire, et président de
la Société des Antiquaires de France. lia
publié, entre autres écrits, une Descrip-
tion des Monuments du département de
la Haute- tienne, un Essai sur les Ar-
mures du moyen âge, cl une Biographie
de M. Alexandre Lenoir, qui avait formé
l'ancien Musée d'antiquités nationales des
Petits-Augustins. M. Beaulieu, président
actuel de la Société des Antiquaires, a
prononcé sur la tombe de M. Allou un
discours touchant où il a retracé les tra-
vaux et les vertus de ce savant modeste.
I — Aujourd'hui, l'on embaume les corps
d'animaux , oiseaux , poissons , et même
les corps humains, en injectant du sul-
fate d'alumine de fer, dissous dans de
Veau chaude marquant 32 degrés à l'a-
réomètre. On se rappelle peut-être que
G. Secato avait découvert un moyen pour
réduire à l'état de solidité pierreuse les
substances animales dures ou molles;
mais malheureusement cet inventeur a
fait comme beaucoup d'autres, il a em-
porté son secret dans la tomlie.
Depuis cette époque, on a fait beaucoup
de reeherches sur ce sujet. L'agent chi-
mique le plus efficace qui ait été employé
est le deuto-chlorure de mercure {subli-
mé corrosif) : mais avec ce sel, malgré
ses propriétés antiseptiques, quoiqu'il
modifie les parties animales d'une ma-
nière particulière, on n'a jamais pu par-
! venir à lapidifier les substances animales
[ comme le faisait G. Secato. Mais voici
M. l'abbé Baldacconi, préparateur du mu-
' sée d'histoire naturelle de Vienne, qui,
pour obtenir le même résultat, a essayé
de faire usage du sel ammoniaque, et c'est
[ en unissant ce sel, par la voie humide,
: au sublimé corrosif pour former le sel tri
; pie, connu des alchimistes sous le nom
i de sel d" Alembrolh.
\ Les premiers objets qu'il a plongés dans
; une dissolution de ce sel composé ont
[ commencé par flotter à la surface, mais
peu à peu ils se sont immergés, et après
quelques jours ont gagné le fond ; jugeant
alors qu'ils étaient assez saturés, il les a
retirés de ce liquide, et il a eu la satis-
faction de voir qu'ils avaient acquis la du-
reté des pierres, qu'on pouvait les polir,
qu'ils résistaient au niarieau, que leur
cassure était angulaire, leur poids spéci-
fique 5 à G fois plus considérable que ce-
lui de l'eau, enfin qu'ils rendaient un son
métallique quand on les frappait.
Mais la circonstance la plus intéres-
sante de toutes , c'est que les objets ainsi
traités conservent leur couleur nafiirclle,
qu'ils n'éprouvent aucune altération, et
qu après leur sortie du bain, ils ne deman-
dent aucun soin particulier. M. Baldac-
coni a déposé au musée impérial de
Vienne un assez grand nombre de pièces
traitées par cette méthode, parmi lesquel-
les se trouvent des animaux à corps mou
et gélatineux ; depuis lors toutes ces piè-
ces sont restées parfaitement intactes, et
l'inventeur est convaincu que les per-
sonnes qui répéteront ces expériences
pourront en confirmer l'exactitude.
— A Ostende, ces jours derniers, on a
pu admirer le phénomène, assez rare
dans ces parages, de la phosphorescence
de la mer. Vers !) neures, la nuit était
très-sombre, les vagues paraissaient en-
flammées; lorsqu'elles se brisaient , on
aurait cru voir les gerbes d'un feu d'ar-
tifice. Chaque goutte d'eau scintillait
comme une étoile , et en plongeant la
main dans la mer à une centaine de pas
du bord, on la retirait brillante pendant
un instant comme si elle eût été enduite
de phosphore. Un bateau à vapeur est
sorti le soir où le phénomène était le plus
remarqué; l'agitation causée par les roues
multipliait cet effet de lumière, et le na-
G4
LECTURES DU SOIR.'
vire semblait laisser après lui une longue
traînée de feu.
— Le dernier numéro des Annales des
Mines contient des renseignements cu-
rieux sur une pépite d'or, morceau d'or
natif, qu'on a découverte , le 26 octobre
1842, dans l'Oural. Celte pépite est plus
grande que toutes les pépites connues
dans le monde entier. Elle se trouvait
dans les mines aurifères de Miask , non
loin des mines si renommées de Bzatevo-
Nikolaefsk et de Bzatevo-Alexandrofsk ,
dansl'Oural méridional; elle ne pèse pas
moins de 36 kilogrammes; on l'a déposée
au musée de l'Institut des ingénieurs des
mines de Russie.
D'après M. de Humboldt, les plus gros-
ses pépites d'or connues sont :
La pépite trouvée dans le
Rio-Hagua, en 1502, pesant 14,500 gr.
Celle qu'on a trouvée aux
États-Unis, dans le comté
d'Anjou (Caroline du Nord) ,
en 1821, pesant 21,700
Celle qu'on a trouvée à Miask,
en 1820, 10,118
El, enfin , celle dont nous
venons de parler, 36 020
Le plus grand morceau de platine, le
métal usuel le plus précieux après l'or,
qu'on ait trouvé jusqu'ici, pèse 8 k. 325.
La Sibérie, à l'est de l'Oural , a pro-
duit, en 1842, 7,840 kilogr. d'or, et toutes
les mines de la Russie réunies 15,889 ki-
logr., valant 55 millions.
— Les journaux de Bruxelles contien-
nent les lignes qui suivent : t On parle
d'un nouveau système de chemins de fer
qui est sur le poinl de voir le jour en Bel-
gique. 11 surpasse, selon son auleur, tout
ce que l'on a vu de plus ingénieux en ce
genre de consiruclion. L'auteur se pro-
met de franchir les pentes les plus diffi-
ciles, de traverser les marais, etc., sans
dépenses extraordinaires. Il assurerait de
même la sécurité des personnes et des
choses , et la célérité des transports. Il
traverserait sans danger les courbes du
moindre rayon , et tous ces résultais mer-
veilleux seraient obtenus sans presque
opérer ni remblais ni déblais. Ce système,
s'il n'est pas chimérique, odrirait au gou-
vernement et aux sociétés les moyens
d'étendre, à peu de frais, nos grandes
voies de comniunicalion. Les machines,
à ce (pi'il paraît, n'aumient besoin de dé-
ployer sur celle voie (iii'tnie force de qua-
tre à cinq chevaux pour cnlralner un con-
voi de vingt wagons. »
— Le capitaine Ilarris , qui fut envoyé
comme ambassadeur à la cour de Slioa, si-
tuée au sud de l'Abyssinie, pour y conclure
un traité de commerce avec le roi de ce
pays, est revenu à Londres par VOrien-
tal. Il a rapporté de ce pays, pour en faire
présent à la reine et au prince de Galles,
une grande quantité d'objets rares et pré-
cieux, entre autres, une couronne portée
par la dernière reine de Shoa , des bou-
cliers à devises guerrières, dont les lettres
sont composées d'or, d'argent et de pier-
res précieuses, des épées, des gantelets,
des habits et des robes faites de poil d'ani-
maux sauvages d'Ethiopie, beaucoup de
décorations du pays, telles que des bagues
d'ivoire, des sabres d'argent, des épées
recourbées, etc. Le capitaine Harris a
ajouté il sa collection intéressante un ma-
gnifique mulet d'un noir de jais, qui sort
des haras du roi de Shoa. Cet animal, qui
est très-docile, va être envoyé à Windsor.
— M.Boutonvientd'ouvrir undiorama;
les deux tableaux exposés sont : la Basi-
lique de Saint-Paul, et une vue de Fri-
bourg. Un effet de neige, d'une illusion
merveilleuse.changel'aspectde ce dernier
tableau.
Quant à la basilique de Saint-Paul,
l'artiste la montre telle qu'elle était d'a-
bord avant sa destruction, et ensuite telle
que l'incendie l'a laissée. On le sait, cette
église, appelée S' Paolofuori délia mura,
est située à environ un tiers de lieue de la
porte S. Paolo, à l'ouest de Rome, et sur
le chemin d'Ostie. C'est un des plus beaux
temples érigés par Constantin le Grand.
Il fut bâti à la demande du pape saint
Silvestre, sur l'emplacement de la sépul-
ture de saint Paul.
La nef et les bas côtés étaient soutenus
par quatre rangs de colonnes corinthiennes
en marbre précieux, dont le nombre s'é-
levait à quatre-vingts. Le dallage de l'é-
glise était formé de fragments irréguliers
de marbre couverts d'anciennes inscrip-
tions. La voûte de la nef était une mosaï-
que représentant le Sauveur entouré de
ses apôtres. Les murs étaient ornés des
portraits des papes que saint Léon fit
peindre, à partir de saint Pierre jusqu'à
lui. Ces portraits étaient au nombre de
258, et s'étendaient autour de l'église.
La place destinée à Pie VI était immédia-
tement auprès de saint Pierre, ce qui fit
dire à Rome qu'il n'y aurait plus de papes.
Malgré cette prédiction. Pie VII plaça son
portrait sous celui de saint Pierre, et en
commença ainsi une nouvelle série.
De grand matin, le 16 juillet 1823, on
faisait des réparations à l'iniérieur de la
basilique, lorsqu'on s'aperçut que le toit
était en flammes. Peu de temps après, il
s'écroula, et le feu agit avec tant de vio-
lence, qu'il fendit et calcina les colonnes
de marbre, et attaqua jusqu'aux colonnes
de porphirequi furent brisées malgré leur
extrême dureté. Une grande partie des
portraits des papes, ainsi que le grand au-
tel, sous lequel sont les reliques de saint
Paul, furent jusqu'à un certain degré res-
pectés par les flammes.
La toiture était admirée pour sa con-
struction. Les architectes disent que les
poutres de cèdre qui la soutenaient,
étaient si prodigieusement épaisses,
qu'elles ont dû brûler pendant plusieurs
jours avant que les flammes parussent en
dehors. On pense qu'une traînée de com-
bustibles doit avoir été employée pour
communiquer le leu de poutre en poutre.
Il était impossible de contempler ces
ruines sans regretter profondément que
cette ancienne basilique du monde chré-
du gouvernement papal ne permirent pas
à Pie VII de commencer la restauration
de Saint-Paul; mais son successeur,
Léon XII, adressa en 1827 une bulle à
tous les prélats et aux catholiques pieux,
pour les engager à contribuera cette réé-
ducation, et une somme considérable fut
réalisée à cet effet.
— A la Comédie-Française, Eve, de
M. Léon Gozlan, a obtenu un grand suc-
cès : c'est une oeuvre charmante et pleine
de fantaisie.
— Les répétitions de Maria di Rohan
marchent activement aux Italiens. Cet
ouvrage capital pourra être joué vers la
fin de ce mois. Il y a dans le troisième
acte un trio chanté par madame Grisi,
MM. Salvi et Ronconi , sur lequel ou
compte beaucoup.
— Toute l'activité de la direction do
l'Opéra se porte, depuis quelque temps,
sur le nouvel opéra de MM. Donizeili et
Scribe, Don Sébastien de Portugal. L'ef-
fet en a été immense. Parmi les plus beaux
morceaux de la partition , on cite une
cavatine chantée par Barrhoilet, au premier
acte, au moment où les Portugais quit-
tent le port de Lisbonne; au second acte,
un duo entre Duprez et M»« Sloltz, et
une très-belle romance par Duprez; au
troisième acte , un duo entre Duprez et
Barrhoilet, une romance très-originale de
Barrhoilet , et une marche funèbre d'un
effet irrésistible; au quatrième acte, une
belle scène avec les chœurs, une scène
d'inquisition; enlin. au cinquième acte,
une romance par M"" Sloltz, un duo en-
tre M"» Sloltz et Duprez, une barcarolc
délicieuse par Barrhoilet , et un charmant
trio entre M°" Sloltz, Duprez et Barrhoi-
let.
Les décorations de Don Sébastien
sont splendides.
— Mina est un des plus grands suc-
cès qu'il y ait eu à Feydcau. Trois
fois par semaine la foule se porte à ce
théâtre pour entendre et applaudir cette
pièce charmanie.
— M. Aulwr a terminé une nouvelle
partition eu trois actes; on espère qu'elle
sera exécutée cet hiver.
— Au Gymnase, Bouffé a repris une
partie de son ancien répertoire; aux Va-
riétés, dans Jacquot, Neuville montre un
talent d'imitation merveilleux ; l'.Vni-
bigu a les Bohémiens , la Galle, un drame
de M. Paul Foucher ; les Délasseniouls-
Comiques, une charmanie féerie, la l'ille
du Ciel; cl les Folios-Dramatiques, les
Inconvénients de la Diligence.
— Le Vaudeville a obtenu peu de succès
avec Madame Roland. Le Cirque pré-
pare le P'engeur, et le Palais-Royal une
pièce de M. Ouvert, c'est-à-dire un succès.
tien ait été détruite dune manière si
malheureuse et si rapide. Les ressources
le rédacteur en chef. S. HEXRY DERTriOLD.
U directeur, F. PIQL'ÊE.
Imprimerie de HKNNUYER
, rue Lemercier, 34. Batlgoollei.
HI
MUSÉE DES FAMILLES.
GJ
L^ METAMORPHOSE
Conte ^30iir Us \lit\t3 (Bniants.
'SïiilîPSS^iB ï?:SlSïiî2iEî2.
LE SORCIER.
Hadzinn a poun ! ! !
Iladziun a pouu ! !!
lladziDO a poun ! ! !
Ces paroles magiques furent prononcées d'une voix ter-
rible, un soir d'hiver, par un vieillard d'une figure sombre
cl malveillante. 11 était coiffé d'un bonnet de soie noire
pointu. Assis devant un fourneau d'une forme bizarre, il
DÉCEMBRE 1843.
tenait attentivement le manche d'un poêlon énorme, dans
lequel bouillonnait quelque chose d'extraordinaire.
Ce vieillard n'était point un confiseur, et ce n'étaient
point de bonnes friandises qu'il surveillait avec tant de soin;
ce n'était pas non plus de la bouillie, ni de la panade,
comme en savent faire quelquefois les bons pères noun>
ciers,
— 9 — 0>-r!tjre VOLIUB,
66
LECTURES DU SOIR.
Ce n'était pas de la colle, ce n'étaient pas des pommes
de terre; c'était quelque chose de plus singulier que tout
cela, et qu'il faudra bien vous dire , parce que vous ne le
devineriez jamais.
Ce vieillard était un sorcier; or, un sorcier, mes enfants,
c'est un savant, mais un savant méchant; un homme qui
emploie la science à faire le mal, tandis qu'au contraire
les bons savants l'emploient à faire le bien, et consacrent
toute leur vie à des découvertes utiles, pour améliorer le
sort des hommes.
Ce sorcier avait lu quelque part qu'un autre sorcier
comme lui était parvenu, à force de maléfices, à composer
un homme avec de la terre, des ossements et delà cendre,
et qu'il avait su animer toute celle niasse, en prononçant
quelques paroles magiques. Il s'était donc mis à l'ouvrage
pour imiter son confrère. Mais lui, ce n'était pas un homme
qu'il voulait composer, c'était une femme ; et il commen-
çait à espérer beaucoup du succès de son entreprise.
Il y avait déjà soixante-treize jours, soixante-treize nuits,
treize minutes, et treize secondes que le poêlon merveilleux
était sur le fourneau, et déjà il avait obtenu des résultats
assez heureux. A chaque nouvelle cuisson, le sorcier obser-
vait un progrès satisfaisant; le vingt et unième jour, il re-
tira le poêlon du four, le posa par terre, prononça les pa-
roles magiques :
Hadzinn apoun ! !!
Iladzinn a poun ! ! !
Hadzinn a poun ! ! !
Et il vit avec ravissement sortir du poêlon une jolie petite
souris, qui se mit à courir dans toute la chambre; il la
rattrapa aussitôt, la replongea dans la casserole, et remit
le tout sur le feu. Quelques jours après, il recommença une
seconde épreuve, et ce fut une chouelte qui sortit du poê-
lon; quelques jours après il vil une louine : « Bon, pensa-
t-il, j'approche ; je fais de grands progrès ; dans deux jours
je parviendrai à faire une couleuvre..., puis une chatte...,
puis enfin une femme !... J'approche, j'approche. » Et il
se frotta les mains de plaisir.
Remarquez que c'était un sorcier, et qu'un sorcier ne
pouvait vouloir créer qu'une méchante femme; sans cela
il aurait commencé par faire une abeille, puis une hiron-
delle, puis une colombe, puis une levrette, puis une ga-
zelle, et puis enfin une bonne et douce jeune fille. Voilà ce
qu'aurait voulu un bon savant.
Toute la nuit le vieillard tourna dans sa chaudière
une cuillère d'or, au bout de laquelle était une main d'ar-
gent, qui avait aux doigts de petites bagues, brillantes de
pierres précieuses. Il tourna et tourna tant, qu'épuisé de
fatigue quand le jour parut, il se laissa tomber dans son
grand fauteuil, et s'endormit.
<B02ii»4?2^aSÎS 3>a=SaL23&£2I2.;
LA ROBE LILAS.
Le même jour, à la même heure, une petite fille, qui
demeurait dans la maison voisine, venait de se réveiller.
— Ma bonne, dit-elle, il fera beau aujourd'hui; je ne
veux plus mettre ma vieille robe noire, je veux mettre
celte jolie robe lilas que ma tante m'a donnée.
— Mademoiselle, reprit Rosalie, votre robe lilas n'est
pas encore repassée : je n'ai pu la savonner qu'hier.
— Eh bien! repassez-la ce malin, reprit Sophie d'un
ton impérieux.
— Mademoiselle, cela m'est impossible, il n'y a pas en-
core de feu allumé nulle part dans la maison.
— l{ah ! s'écria la petite volonlaire, vous avez toujours
de bonnes raisons pour ne pas faire ce qu'on vous de-
mande.
En disant cela, Sophie se leva et descendit dans la cour.
Elle aperçut du feu dans la grande cheminée du sorcier,
qui demeurait en face d'elle, et qui s'était vu contraint
d'entr'ouvrir la porte de son laboratoire, pour n'être pas
étouffé par la grande quantité de charbon qu'il y brûlait.
Sophie était une petite effrontée qui ne doutait de rien;
nulle démarche ne lui coûtait, lorsqu'il s'agissait de satis-
faire ses caprices. Elle traversa, sans être vue, la grande
cour qui la séparait du sorcier, sauta légèrement le ruisseau
de la rue, où on lui défendait pourtant bien d'aller toute
seule, et elle pénétra hardiment dans le mystérieux labo-
ratoire.
A l'aspect du vieillard immobile, elle recula soudain
épouvantée ; car il avait l'air exlrcmemenl méchant, quoi-
qu'il fût endormi et fatigué. Mais bientôt cette crainte se
dissipa, et Sophie .-'approcha de la cheminée ; il n'y avait
de feu que dans le fourneau, et, pour dérober quelques
charbons allumés, il fallait pousser un peu de côté le poê-
lon qui était dessus, ce que Sophie fit arec beaucoup d'a-
dresse. Elle s'était nmnie d'une pelle, et quoiqu'on lui eût
aussi bien défendu de toucher au feu, elle se hâta de la
remplir de charbons ardents, en tâchant de faire le moins
de bruit possible.
Elle tremblait d'éveiller le sorcier, elle n'osait respirer;
quelque chose lui disait que ce qu'elle faisait était dange-
reux; elle frissonnait au moindre bruit : cependant le dé-
sir de mettre sa belle robe lilas ce malin même, que ses
petites amies devaient venir souhaiter la fête de sa mère,
l'idée de leur paraître plus jolie encore qu'à l'ordinaire,
l'aidait à surmonter toutes ses craintes. Elle «lait si co-
quette-celle petite Soi)liie ! et on lui avait dit toujours qut
sa co(]ucllerie un jour lui porterait malheur.
Après avoir dérobé autant de feu qu'il en pouvait tenir
sur la pelle, après avoir remis tout doucement les pincettes
du sorcier sur le fourneau, Sophie se disposait à s'éloigner,
lorsque tout à coup elle aperçut dans la casserole magique
deux gros yeux qui la regardaient fixement.
Sa frayeur fut si grande qu'elle jeta un cri malgré elle, et
que la pelle tomba de ses mains. Au même ioslaot le sor-
cier s'éveilla,
MUSEE DES FAMILLES.
67
«3Si^!?2lS2£lSK ;£££1<I>2S^£23.
LA MÉTAMORPHOSE.
Il faut avoir passé des années sur un travail , pour
comprendre l'importance qu'un homme attache à son ou-
vrage, un peintre à son tableau, un poêle à une idée, un
savant à une découverte. Les enfants ne savent jamais cela;
ils n'attachent d'importance qu'à une poupée, et encore la
brisent-ils sitôt qu'on la leur donne. Ils ne comprennent pas
que d'une chose qui leur parait très-laide, dépendent quel-
quefois la gloire, la fortune et le bonheur d'une personne,
qui a mis en elle tout son avenir. Les enfants bien élevés de-
vraient savoir cela, et apprendre de bonne heure à respec-
ter ce qu'ils ignorent.
Sophie ne se doutait pas qu'en repoussant celle casserole,
et en la privant de feu pour un moment, elle avait rendu le
travail du sorcier impossible, et que toutes les peines qu'il
se donnait depuis tant de mois pour maintenir ce feu dans
une chaleur égale et continuelle, étaient perdues comme s'il
n'avait jamais rien fait; en vain il avait déterré tous les
trésors de la science , en vain il avait veillé nuit et jour
pour parvenir à une découverte merveilleuse : tout cela
était devenu inutile. Il fallait tout recommencer, à la der-
nière épreuve, au moment même du succès ! Qu'on se û-
gure donc le désespoir du sorcier, quand il vit d'un seul
coup tout son avenir détruit, son travail anéanti ; il devint
paie de colère, il pleurait de rage, comme pleure un sorcier :
des larmes, des larmes noires coulèrent de ses yeux, et
tombèrent sur la pierre blanche en deux taches d'encre;
ses mains se tordaient de fureur. Il ne pouvait parler; il
repassait dans sa mémoire infernale les imprécations les
plus terribles, les malédictions les plus puissantes, pour
en accabler la malheureuse enfant, qui s'était jetée à ge-
noux devant lui, et qui élevait en tremllant ses mains
suppliantes.
Tout à coup, perdant l'esprit, et comme saisi d'une in-
spiration de vengeance, il s'empara du poêlon fatal, où les
gros yeux brillaient encore, et lança violemment tout ce
qu'il contenait au visage de la pauvre Sophie, qui courba
la tête, épouvantée, et tomba évanouie.
Le sorcier, tournant plusieurs fois autour d'elle, pro-
nonça les paroles magiques :
Iladzinn a poun ! ! !
Iladzinn a poun ! ! !
Hadzinn a poun! ! !
Et bientôt Sophie ne fui plus Sophie : ses jolies petites
mams s'étaient changées en pattes avec de longues griffes,
ses grands yeux d'un bleu si tendre étaient de gros yeux
verts, ses cheveux blonds n'étaient plus qu'une épaisse
fourrure; enfin cette Sophie si gentille, si fière desabeaulé,
n'était plus qu'une grosse chatte sans grâce, que comme
chatte on n'aurait pas même admirée.
Quand la pauvre Sophie revint à elle, et qu'elle comprit
sa métamorphose, son cœur se serra tristement ; elle voulut
parler, parler avec cette douce voix à laquelle sa bonne
mère ne pouvait résister: hélas ! elle n'avait plus de voix;
elle miaula, mais elle miaula faux; carie sorcier, qui
n'avait jamais fait d'autre chatte, n'avait pu lui donner une
véritable voix comme celle des véritables chats ; aussi ses
tristes plaintes étaient-gjles sans douceur.
On se rappelle que la dernière épreuve était celle de la
chatte, avant d'arriver à la femme, et cette chatte manquée
ne donnait pas grand regret pour la femme qui devait lui
succéder; il était probable qu'elle aurait été de même fort
grossièrement construite, et que sa voix aurait eu peu de
charmes.
Quant à celle de la pauvre petite Sophie, elle ressem-
blait bien plus au gémissement d'une tabatière qu'on ou-
vre , qu'aux miaulements d'une chatte ; et le sorcier
n'éprouva aucun plaisir à entendre cette voix fausse et
plaintive qui lui faisait si peu d'honneur.
Pendant que Sophie gémissait, elle entendit dans la cour
sa bonne qui l'appelait.
— Sophie ! Sophie ! criait-on de tous côtés.
Alors la pauvre enfant s'agita et bondit par toute la
chambre dans une anxiété épouvantable.
— Ah ! ah ! cria le méchant sorcier avec un rire de dé-
mon, voilà que l'on t'appelle, ma belle petite chatte: va
donc, ta mère sera tière de te voir si bien habillée; va,
va donc, monlre-lui ta nouvelle parure. Celte robe neuve
te gêne un peu, n'est-ce pas, dans les commencements?
Mais il faudra bien t'y accoutumer, car, je t'en préviens,
tu ne la quitteras que si jamais quelqu'un te dit: Sophie, je
te pardonne, et certes, maudite petite fille, ce ne sera pas
raoi.
Disant ces mots, le sorcier donna un coup de pied à la
grosse chatte, qui s'enfuit dans la cour, où elle resta un
moment tout étourdie.
IL Y A DES PERSONNES QUI N'AIMENT PAS LES CHATS.
— Sophie! Sophie ! le déjeuner est servi î
— Mademoiselle Sophie ! madame vous appelle!
— Avez-vous vu M"« Sophie , monsieur Péchar? disait
la femme de chambre au portier.
— Non, mademoiselle; nous ne l'avons pas encore vue
aujourd'hui.
— Sophie ! Sophie !
Et Sophie courait dans l'escalier, et venait toujours à ton
nom ; elle s'apprêtait à entrer dans la salle à manger, lors-
que sa bonne lui marcha sur la patte en s'écriant :
— Ah! mon Dieu! à qui donc ce gros vilain chat?
Veux-tu bien t'en aller ! je n'aime pas les cbaUj il n'y t
68
LECTURES DU SOIR.
rien que j'Aaî tant qu'un chat! pusch! pouah! pouah!
va-t'en !
Et la pauvre Sophie fut obhgce de s'en aller.
Comme elle descendait Iristeracnt l'escalier, son petit
cousin sortit de la salle à manger, tenant une énorme tartine
de conGture à la main ; c'était sa part du déjeuner, et il cou-
rait avertir sa cousine pour qu'elle vint chercher la sienne.
— Sophie! Sophie ! criait-il ; ma cousine! viens donc
vite déjeuner ; il y a des confitures !
Sophie , oubliant qu'elle était devenue chatte, s'appro-
cha de son cousin, et voulut prendre la tartine qu'il tenait
dans ses maius; mais le petit gourmand se mit aussitôt à
crier comme si on l'écorchait :
— Maman ! maman ! un gros chat qui veut manger mes
confitures!
La malheureuse chatte fut encore obligée de s'éloigner
tristement, bien tristement, sans déjeuner. Elle alla se ré-
fugier dans sa chambre, et se coucha dans son lit, espérant
qu'elle y serait en sûreté. Mais à peine venait-elle d'y en-
trer , que sa bonne revint. Elle rapportait la robe lilas
toute fraîche et bien rcpasscc , cette robe futaie qui avait
causé tous ses malheurs.
— Sophie! dit-elle , allons , mademoiselle Sophie , ne
faites pas la boudeuse ! venez vous habiller; votre robe est
prête: venez!
Rosalie cherchait la petite fille derrière la porte, dans
tous les coins , imaginant qu'elle s'était cachée ; tout en
cherchant et appelant de chaque côté, elle rangeait çà et là
les divers objets qui se trouvaient dans sa chambre, puis
elle commença à tirer les rideaux pour faire le lit. En le-
vant la couverture, elle aperçut la grosse chatte ; alors, ce
fut un train épouvantable.
— Te voilà encore , vilaine bête! s'écriait-elle ; qu'est-ce
que tu fais là? Veux-tu bien t'en aller !
Elks puseh: pouah ! pusch! de recommencer ; le tout
avec accompagnement de coups de pied et de manche à
balai.
Sophie, tout effrayée, s'enfuit encore aussi vite qu'il lui
fut possible ; et, dès qu'elle fut hors d'atteinte des coups de
la terrible Rosalie, elle alla se blottir devant la porte de sa
Dame Rosalie.
MUSÉE DES FAMILLES.
69
mère, et attendit son réveil avec résignation. € Malgré mon
aiïreusc métamorphose , pensa-t-clle , maman saura me
reconnaître; oh! j'ensuis sûre! elle me devinera; elle
me comprendra , elle qui m'entendait si bien quand je ne
savais pas encore parler ! si je pouvais seulement être
près d'elle !!! elle m'aime tant! elle empêchera qu'on
me fasse du mal !
<BaSii»2?2î5aîi3 <B2St<&^2^ï23,
UNE TRISTE FETE.
Tandis que Sophie était là encore toute tremblante, elle
vit arriver ses deux petites cousines, bien habillées, bien
jolies, marchant sur la pointe des pieds, et tenant un gros
bouquet dans leurs i)eliles mains.
— Ma tante n'est pas encore réveillée ? dirent-elles, nous
venons lui souhaiter une bonne fête. Où est donc Sophie?
qu'elle mette nos bou(iuels dans l'eau.
— M"' Sophie doit cire dans sa chambre, reprit le do-
mestique, ne sachant rien de ce qui s'était passé.
— Ah ! je parie , s'écria l'aînée des cousines , je parie
qu'elle travaille encore à sa pelolle ; je disais bien qu'elle
ne serait pas Gnie pour la fête de ma tante ; mes manchet-
tes, à moi, sont faites depuis huit jours.
En disant ces mots , la petite cousine montra une jolie
paire de manchettes, qu'elle-même avait brodées, et dont
elle venait faire présent à sa tante. Sophie voyait toutes ces
choses, ces présents, ces bouquets, et son pauvre cœur
saignait douloureusement. Ce n'est pas que, de son côté,
elle fût en retard pour fêter aussi sa mère ; hélas ! sa pe-
lotte et son bouquet étaient préparés de la veille; mais le
moyen d'apporter tout cela avec ses grosses vilaines pattes
de chat !
En ce moment , elle se sentait bien malheureuse ; mais
ce n'était rien encore. Au bout d'une heure, sa mère
sonna, et comme la femme de chambre se disposait à en-
trer chez elle, Rosalie accourut tout effarée.
— Si madame demande M"' Sophie, dit-elle, répondez-
lui que je suis sortie avec elle pour acheter des fleurs ;cela
me donnera le temps de la chercher encore. Nous ne pou-
vons savoir ce qu'elle est devenue. .\h ! mon Dieu ! mon
Dieu! s'écria-t-elle en sanglotant, s'il lui était arrivé mal-
heur, j'en mo'irrais !
Sophie, désolée de voir pleurer sa bonne à cause d'elle,
oubliant qu'elle ne pouvait la reconnaître, voulut lui par-
ler et la consoler ; mais Rosalie la repoussa encore, cette
fois des mains, sans coups de pied ni de bâton ; car la pau-
vre fille était si inquiète qu'elle n'avait plus le temps d'être
méchante.
Bientôt l'alarme se répandit dans toute la maison, et
personne n'eut plus la présence d'esprit de cacher son in-
quiétude. M""' Épernay, ne voyant point revenir sa fille, et
ne comprenant rien aux airs mystérieux , aux réponses
évasives de ses gens lorsqu'elle leur parlait de Sophie,
commença à soupçonner quelque malheur. Elle se leva à
la hâte , et courut vers la chambre de Sophie , imaginant
qu'elle était malade et qu'on voulait le lui cacher.
Quand Sophie vit passer sa mère devant elle, son cœur
battit vivement ; elle courut aussitôt sur ses traces pour la
rejoindre, espérant en être reconnue; mais un vilain épa-
gneul, qui ne quittait jamais U"" Epernay , ayant aperçu
la pauvre chatte, bien loin de la reconnaître pouf sa jeune
maîtresse , se mit à aboyer d'une telle force, qu'il attira
tous les autres chiens de la maison. Au même instant, ca-
niches , levrettes et carlins assaillirent la malheureuse
Sophie, qui n'eut que le temps de grimper sur le toit ; ce
qu'elle fit avec beaucoup de peine , n'en ayant pas encore
l'habitude.
Ou attendait toujours le retour de Rosalie , pensant
qu'elle ramènerait Sophie, ou que du moins elle rapporte-
rait de ses nouvelles; mais Rosalie ne revenait point; elle
n'osait reparaître devant sa maîtresse : hélas ! la malheu-
reuse fille ne revint jamais !
Madame Epernay appelait sa fille d'une voix déchi-
rante.
— Viens , mon enfant , disait-elle , je ne te gronde-
rai pas!
Puis elle parcourait toutes les chambres de la maison,
la cour , le jardin; elle interrogeait tout le monde : elle,
ordinairement si douce, "â force d'inquiétude, elle devenait
impatiente et violente ; elle grondait tous ses domestiques,
leur ordonnait de courir dans toutes les rues pour cher-
cher son enfant; elle reprochait au portier d'avoir laissé
sortir sa fiile ; puis elle revenait dans son appartement, re-
gardait l'heure qu'il était à la pendule, et mesurait, d'après
le temps qui s'était écoulé , les progrès de son inquié-
tude.
A mesure que la journée s'avançait, cette inquiétude agi-
tée se changeait en un horrible désespoir. Elle avait en-
voyé chez tous ses amis, tousses parents, à la police, dans
tout le voisinage; et personne n'avait pu lui donner de
nouvelles de Sophie.
Tout à coup l'idée lui vint que sa fille était morte par
suite de quelque affreux accident; qu'elle était tombée
dans le feu ou par la fenêtre , ou qu'elle s'était noyée, et
qu'on le lui cachait pour lui laisser un peu d'espoir; qu'on
voulait la préparer par degrés à ce coup terrible.
— Ma fille! ma fille! criait-elle; oh! dites-moi la vé-
rité ! la reverrai-je? Que lui est-il arrivé? oh ! ne me ca-
chez rien ; je vous en conjure!
Alors elle pleurait; c'étaient des sanglots à fendre le
cœur.
Sans doute cette malheureuse femme était bien à plain-
dre; mais pourtant il y avait au monde qlielqu'un de plus
à plaindre encore; c'était Sophie ; Sophie, qui entendait les
cris de sa mère, et qui ne pouvait lui dire : « Je suis là ! »
Jamais un enfant n'avait rien éprouvé de pareil ; car jamais
les enfants ne savent comme on les aime , comme on les
pleure ; et elle connaissait l'affreux chagrin de voir sa mère
si malheureuse à cause d'elle.
Dans l'excès de sa douleur, Sophie imagina d'aller chez
70
LECTURES DU SOIR.
le sorcier le conjurer de lui rendre sa première forme;
mais le sorcier élail parti, et son fourneau même avait dis-
paru. Sophie resta toute la nuit à regarder les fenêtres de
sa mère et à voir passer et repasser l'ombre des personnes
qui s'empressaient auprès d'elle pour la servir. M°" Eper-
nay se trouvait fort malade par suite de sa douleur.
Sophie guettait un instant favorable, où la porte de l'ap-
partement de sa mère serait enlr'ouverte, afin de s'intro-
duire auprès d'elle; mais le vilain épagneul était toujours
là, terrible et menaçant ; et d'ailleurs Sophie commençait à
perdre tout espoir d'être reconnue, même de sa mère.
L'idée lui vint aussi d'écrire ce qui lui était arrivé, et de
calmer ainsi l'inquiétude de sa mère ; mais elle n'avait rien
pour écrire, ni plume, ni papier , ni encre ; elle essaya de
grifTer quelques mots sur le mur, mais elle ne put enVenir
à bout ; et d'ailleurs, qui est-ce qui aurait jamais pensé sé-
rieusement à lire un mur sur lequel il y aurait écrit : * Ma
chère maman, ne me pleure pas; je suis devenue chatte. »
<e2S^S?21î:Sim âSS3d&X!23t
LÀ LETTRE.
Dès que le jour parut, Sophie, craignant d'être renvoyée
de la maison où elle éprouvait encore un plaisir doulou-
reux à être auprès de sa mère, regrimpa sur le toit afin de
voir ce qui se passait autour d'elle sans être vue. Comme
elle était là triste et rêveuse, elle entendit, dans la cour de
la maison voisine, le bruit d'une fenêtre qu'on ouvrait ; elle
vit alors l'intérieur d'une jolie chambre où il y avait un bon
feu : çà et là des livres étaient posés sur différentes tables ;
c'étaient comme des dictionnaires d'anglais ou d'italien. H
y avait aussi des ûeurs dans un vase sur un petit bureau
qui, d'abord, frappa les regards de Sophie; elle pensa à la
lettre qu'elle voulait écrire, et résolut d'entrer dans cet ap-
partement. Elle sauta d'abord sur la fenêtre , et , voyant
qu'il n'y avait personne dans la cliambre, elle y entra bra-
vement.
Le mouvement qu'elle fit jeta par terre un morceau de
mie de pain posé sur un carton à dessin, ce qui fai-
sait présumer que quelqu'un allait bientôt venir dessiner
dans ce salon. Sophie n'avait rien mangé depuis la veille ;
elle ne put résister à la tentation ; elle mangea toute la mie
de pain ; elle aurait mangé les miettes s'il y en avait eu.
Après ce splendide repas, elle voulut écrire sa lettre ; et
pour cela, sauta sur le fauteuil qui était près delà table, et
s'empara de la première plume qui se trouva sous sa patte.
Hélas! la difficulté était de tenir cette plume et de tracer
quelques caractères tant soit peu lisibles. Apres avoir fi-
guré quelques traits informes, qu'elle croyait être des mots,
Sophie voulut relire sa lettre ; mais elle ne put s'y recon-
naître: c'étaient des zigzags à n'en plus finir, des trian-
gles, des losanges, des profils de nez pointus, de tout, ex-
cepté de l'écriture ; c'était, enfin, ce que peut faire uu chat
avec sa patte ; je ne saurais rien dire de mieux.
Impatientée de voir qu'elle ne réussissait point, elle jeta
sa plume, et trehipa sa patte tout entière dans l'encrier, es-
sayant d'écrire avec ses griffes ; mais, ma foi ! ce fut bien
autre chose; au lieu d'une lettre elle en formait cinq à la
fois; et puis elle faisait des pâtés ! oh! mais des pâtés! à
épuiser la boutique d'un marchand d'encre!
Elle avait déjà jeté de l'encre sur tous les papiers qui
étaient sur la table , sur le fauteuil et sur deux ou trois li-
vres, lorsque la personne qui habitait cette chambre arriva.
C'était une grande jeune fille, d'environ seize ans, qui pa-
rut fort surprise de trouver chez elle une grosse chatte,
qu'elle ne connaissait point du tout , occupée à écrire de-
vant son bureau.
Bien loin de se fâcher, Églantine ( la jeune personne se
nommait ainsi ), charmée de voir une chatte si bien élevée,
fit à Sophie toutes sortes de caresses; lui donna des bon-
bons, des croquignoles, du bon lait qui restait de son dé-
jeuner; et Sophie se rappela ce que son maître d'écriture
lui avait dit souvent, en lui donnant sa leçon : t Un jour,
mademoiselle , vous serez bien heureuse de savoir écrire.»
Sophie se ressouvint aussi des paroles du sorcier, que sa
douleur lui avait d'abord fait oublier : « Tu ne reprendras
ta forme première que si jamais quelqu'un te dit : « So-
phie, je te pardonne > ; et alors la pauvre chatte, se voyant
si bien traitée , reprit courage , et espéra qu'un jour elle
pourrait amener cette belle Eglaulioe, qui l'aimait déjà, à
prononcer cette parole de salut : « Sophie , je te par-
donne. »
€a2ii.S?2î?2i3 aas'^s^jBiïsa*
LES EPREUVES.
Le soir, Sophie retourna chez sa mère pour savoir de ses
nouvelles ; mais M"" Epernay venait de partir. Sa famille
s'était hâtée de l'arracher à ces lieux qui lui retraçaient de
si cruels souvenirs; on avait le projet de la faire voyager
en Italie pour la distraire, car on craignait qu'elle ne suc-
combât à son chagrin.
Sophie fut bien triste de l'absence de sa mère ; et cette
pensée, qu'elle était partie pour l'oublier, l'affligea profon-
MUSÉE DES FAMILLES.
71
dément. Elle savait que sa mûre serait longlemps inconso-
lable; mais ridée que les personnes qui l'entouraient
allaient faire tous leurs efforts pour l'effacer de son sou-
venir, la tourmentait, et, dans son inquiétude, elle en
voulait à sa famille de chercher à consoler sa mère. So-
jibic passa la nuit cachée dans la remise, où elle eut froid ;
elle eût été mieux dans l'écurie, mais elle avait trop grand'-
pcur des chevaux pour se hasarder à y pénétrer.
Dès que la fenêtre du salon d'Églantine fut ouverte, So-
phie retourna auprès d'elle. La jeune fille la reçut encore
mieux que la veille, car c'était maintenant une ancienne
amie.
— Minette , dit-elle, viens ici.
Sophie ne voulut point répondre à ce nom, et parut
même fort mécontente qu'on le lui donnât.
— Jiignonne, reprit Églantine.
Mais Sophie ne voulut pas encore répondre à ce nom.
— Il faut pourtant que je te donne un nom, puisque tu
es à moi, dit la jeune fille, et que tu ne peux me dire le
tien.
.\ ces mots, Sophie eut une pensée lumineuse ; elle sauta
d'un bond sur la fenêtre, courut sur les toits jusqu'à sa
demeure , et bientôt, franchissant les marches de l'escalier,
elle arriva devant la porte de sa chambre. On était encore
en train de déménager; tout était ouvert dans l'apparte-
ment; les joujoux, les robes de Sophie étaient épars çà
et là. Comme chacun était occupé, Sophie vit qu'on ne
ferait point attention à elle; alors elle s'empara très-adroi-
tement d'un de ses petits mouchoirs , qui étaient rangés
en paquet sur une commode , et elle s'enfuit prompte-
iiienl.
Sophie avait elle-même brodé son nom à l'un des coins
de ce mouchoir; et, à peine fut-elle de retour chez Églan-
tine, qu'elle lui apporta le mouchoir, en lui montrant avec
sa palte les lettres qui composaient son nom.
— Sophie! lut tout haut Églanline.
Aussitôt la chatte sauta sur ses genoux , puis elle s'éloi-
gna pour se faire encore appeler. En vain sa jeune maltresse
essayait de lui donner d'autres noms, la chatte lui mon-
trait toujours celui de Sophie brodé sur le petit mouchoir ;
et Églantine, voyant qu'elle ne voulait répondre qu'à ce
nom, comprit que c'était celui qu'on lui avait toujours don-
né, et se résigna à le lui laisser.
Ordinairement, c'est la maîtresse qui fait l'éducation de
son chat; cette fois, au contraire, c'était la chatte qui ap-
prenait à sa maîtresse comment elle voulait être appelée.
Cela paraissait fort singulier; mais Eglantine savait à quel
point les animaux domestiques sont intelligents, et rien ne
l'étonnait de leur part.
Voilà donc Sophie établie dans la maison sous son nom
véritable : le plus difficile était fait; il ne s'agissait plus ,
maintenant, que de se faire dire : * Je te pardonne! » et
e moindre petit crime pouvait amener ce mot-là.
Mais pour se faire pardonner de sa maîtresse , il fallait
d'abord la fâcher; et cela n'était pas si facile qu'on devait
le croire au premier moment.
On avait donné à Eglantine une grande boite de bon-
bons qui paraissaient excellents. Sophie vit celte boite, et
elle se mit bien vite à dévorer tout ce qu'elle contenait, et
attendit joyeusement le retour de sa maîtresse, espérant
qu'elle la gronderait.
Mais son espérance fut trompée. Églantine n'était point
gourmande; elle vit que Sophie avait mangé ses bonbons,
et au lieu de se mettre en colère :
— Tu as bien fait, dit-elle; tu as deviné que je les gar-
dais pour toi.
Sophie fut mécontente de tant de douceur ; elle résolut
de s'en venger.
Églantine dessinait à merveille. Depuis plusieurs jours,
elle se hâtait d'achever un paysage qu'elle voulait montrer
à son père ; ce dessin était très-avancé; il n'y avait plus
que quelques coups de crayon à donner pour le terminer
entièrement.
Sophie , voyant que sa maîtresse avait rais beaucoup de
soin à cet ouvrage, pensa que, s'il était gâté, elle serait
en colère. Aussi, un jour qu'Églantine était sortie, la mali-
gne chatte s'empara du dessin, le déchira, le mit en pièces,
et lécha si proprement tout le crayon, que les arbres, les
ruisseaux, les vaches, les maisons, ne faisaient j)lus qu'une
même chose.
Après ce beau travail, Sophie alla se cacher sous la ta-
ble, pour guetter la colère de sa maîtresse.
Églantine revint peu de moments après. Elle fut d'abord
quelques instants avant de reconnaître son dessin dans ces
chiffons de papier déchirés qui jonchaient le tapis ; puis,
lorsqu'elle se fut assurée que c'était bien son ouvrage
qu'on avait ainsi arrangé , au lieu d'entrer dans une
grande fureur , comme Sophie s'y attendait , elle se mit à
rire.
— Si mon père voyait cela , s'écria-t-elle , comme il se
moquerait de moi ! e C'est bien fait, me dirait-il, pourquoi
avez-vous des chats ? »
En parlant ainsi, Églantine ramassa les morceaux de son
dessin, les jeta au feu pour qu'il ne restât aucune trace du
crime de sa chère Sophie ; puis elle se remit à dessiner, et
recommença un second paysage comme s'il n'était rien ar-
rivé. Il était impossible de lire sur son visage la moindre
impression de dépit.
Cependant Sophie sortit bravement de sa cachette, es-
pérant que sa vue exciterait la colère de sa maîtresse, et
qu'après l'avoir un peu grondée, elle lui dirait enfin:
» Sophie , je te pardonne » ; mais Églantine ne la gronda
point.
— Cache-toi bien vite, lui dit-elle; mon père va venir;
tu sais qu'il n'aime point les chats.
Et Sophie s'éloigna triste et découragée.
<Ba2il3»2S2i2S 2S^2î?2àS2aB9
ENCORE UNE ÉPREUVE.
Quelques jours après, l'espoir revint dans son cœur. Eu
entrant dans la chambre de sa maîtresse , Sophie aperçut
une superbe guirlande de roses que l'on venait d'apporter
à l'instant.
72
LECTURES DU SOIR.
La femme de chambre avait eurimprudence de la poser
sur l'oreiller du lit, pendant que le coifTeiir arrangeait les
beaux cheveux d'Eglanline , qui, assise devant une toi-
lette, ne pouvait voir ce qui se passait autour d'elle.
Sophie vit que l'instant était favorable ; sa maltresse de-
vant aller à un grand bal pour lequel on semblait se parer
plus qu'à l'ordinaire, cette guirlande était un objet de la
plus haute importance ; donc c'était elle qu'il fallait immo-
ler; il fallait l'attaquer sans plus tarder. Si F.glanline avait
supporté patiemment la perte de ses bonbons et de son
paysage, elle ne pouvait être insensible au massacre de sa
guirlande.
Pendant que le coiffeur, affairé, racontait avec vivacité
toutes les admirables coiffure» qu'il avait faites , le soir
même, pour la fête où devait aller Églantine, la chatte sauta
légèrement sur le lit, et alla bien doucement se coucher au
milieu de la guirlande , de manière qu'il n'y eut pas une
seule fleur qui ne fût écrasée par le poids de son
corps. Il avait beaucoup plu ce jour-là, Sophie avait couru
dans la rue, et elle joignait à tousses charmes celui d'ê-
tre crottée horriblement; si Lien que chaque rose fut à
l'instant mouchetée, mouillée et fanée comme si elle avait
subi un orage ; avec cette différence qu'une rose des
champs peut se ranimer au soleil, et que celles-là ne pou-
vaient plus jamais revivre : les roses de Dalton ne diffè-
rent qu'en cela des véritables fleurs.
Quand le coiffeur eut terminé sa natte, qu'il voulut pren-
dre la guirlande pour la poser sur la tète d'Églanline , et
qu'il saisit, au lieu de ces belles fleurs, les deux oreilles
d'un chat, il recula épouvanté.
Quelle fut sa douleur en voyant l'état misérable auquel
était réduite la guirlande ! les roses, pendantes et meur-
tries, couvertes de boue , incapables même de figurer sur
le chapeau d'une bergère en cabriolet, le Mardi-Gras !
— Mademoiselle , s'écria-l-il , il me sera impossible de
vous coiffer avec cela!
Et il montrait , d'une main indignée , la malheureuse
guirlande déflorée.
Églantine n'était point coquette; elle avait raison, elle
était si belle ! La vue de ce paquet de fleurs crottées, loin
de la fâcher la fit rire.
— Je vois qu'il me faut renoncer à mettre cette guir-
lande aujourd'hui, dit-elle: Fanny, donnez-moi celte bran-
che de lilas que j'avais l'autre jour ; toutes les fleurs vont
également bien avec une robe de crêpe blanc.
A ces mots , So[)hie s'élança hors de la chambre dans
un désespoir impossible à imaginer. File s'irritait de tant
de patience : < Quoi ! pcnsait-elle, pas même coquette ! on
lui gâte toute sa parure; et cela, qui ferait tant de peine à
d'autres femmes , ne lui donne pas seulement un peu
d'humeur ! >
Sophie reprochait à Églantine sa douceur comme un
crime ; elle l'accusait d'iusouciancc ; elle ne pouvait lui
pardonner un bon caractère qui dérangeait tous ses pro-
jets, renversait toutes ses espérances. C'est ainsi que nous
prenons souvent pour un défaut , chez nos amis , une
bonne qualité qui nous gêne.
\
<Sîeii.i?2i£aii3 £î2s=j?^2:£î&'ag
LE RESSENTI. MENT.
Sophie passa un mois dans la tristesse et le décourage-
ment ; elle s'ennuyait horriblement d'être châtie, de ne pas
voir sa mère; elle s imaginait que M™» Épernay avait
adopté une de ses cousines, et cette pensée la faisait pleu-
rer de jalousie.
Elle désespérait de jamais parvenir à fâcher sa maîtresse,
ou du moins elle sentait que pour l'irriter il faudrait
lui faire une peine sérieuse , et elle ne pouvait s'y dé-
cider.
Sophie voulait bien reprendre sa première forme; mais
il lui en coûtait d'être ingrate et d'affliger cette bonne
Églantine, qui avait tant de soins pour elle : cependant le
désir de voir sa mère l'emporla.
Églantine avait un petit frère , dans la cham!<rc duquel
sa chatte ne pouvait jamais entrer. On l'avait toujours
éloignée sévèrement, dans la crainte que l'enfant ne fût
égratigné par elle.
Malgré toute la vigilance des gens de la maison, Sophie
trouva le moyen de s'introduire dans la chambre, auprès
(lu berceau de l'enfant, et, comme il voulait jouer avec
elle, elle lui donna un grand coup de griffe sur la joue.
Mais il arriva ce qu'elle n'avait pas prévu : l'enfant s'é-
lant vivement retourné, le coup porta plus haut qu'elle ne
voulait, et le pauvre petit enfant eut l'œil à moitié déchiré.
Ses cris attirèrent Eglantine. Oh ! celle fois , elle fut bien
en colère ; elle repoussa Sophie avec indignation , et So-
phie s'enfuit plus malheureuse encore qu'elle ne l'avait été ;
car elle vit bien que jamais on ne lui pardonnerait de s'être
montrée si cruelle.
Sophie n'osait plus revenir chez sa maîtresse depuis cet
événement. Elle errait sur les toits, et elle passait des
nuits entières à gémir. Elle ne. voyait plus aucune chance
de rentrer en grâce auprès d'Eglanline. Elle savait que sou
petit frère était toujours malade, que son œil n'était pas
encore guéri; d'ailleurs, elle se rendait justice; elle sentait
bien qu'Eglanline ne l'aimerait plus. Un soir, plus triste
que jamais, elle était assise sur une gouttière, et réfléchis-
sait amèrement sur la cruauté de son sort: tout à coup,
elle aperçut une grande clarté dans l'appartement qu'habi-
tait le petit frère d'Eglanline, dans celle chambre même où
on lui défondait toujours d'entrer. Eue lampe, placée au-
près du lit de l'enfant, avait mis le feu aux rideaux; les
gens de la maison étaient à diner, personne ne pouvait
deviner ce danger.
La chambre déjà se remplissait de flammes, et le pau-
vre pelit enfant , suffoqué par la fumée, ne pouvait déjà
plus crier.
Sophie vit ce péril : elle ne perdit point la tète; elle s'é-
lança dans la chambre, cassant uu carreau de la fenêtre,
au risque de se déchirer les pattes ; puis, se pendant à la
sonnette, elle fit un carillon épouvantable, qui mit sur pied
en un instant tous les domestiques de la maison.
AIU.SEE DES FAIMILLES.
73
r.glanline, elle-même , accourut tout effrayée; elle se
précipita dans la cbamhre à travers les flammes, emporta
son petit frère dans ses bras , et son émotion fut telle,
qu'elle ne songea pas à s'étonner de voir sa chatte pendue
à la sonnette.
Les domestiques ne furent pas si mdifférents ; ils étei-
gnirent d'abord le fou en toute liàte, puis, quand le dan-
ger fut passé, que le pauvre enfant fut rassuré , ils firent
de grandes exclamations sur la manière extraordinaire,
prodigieuse, inimaginable, dont il avait été sauve. «C'é-
tait à la chatte, disaient-ils, qu'on devait de le voir encore
en vie; sans elle, il était étouffé. Avec quelle intelligence
elle avait reconnu ce péril! quelle adresse étonnante il lui
avait fallu pour s'emparer de la sonnette ! et quelle idée
niervcillcHsc lui avait fait s'en emparer ! Celte chatte, ajou-
laicnl-ils, a de l'esprit comme un singe ! »
M™* Kpernay.
Dans leur enthousiasme , ils ne s'offensaient point du
tout d'être venus à la sonnette d'un chat : ce qui |)rouve
qu'à force d'esprit, un petit personnage finit par comman-
der à plus grand que lui, sans que nul orgueil s'en
étonne.
Églantine, entendant tous ces éloges , voulut remercier
sa bonne chatte, à qui elle devait la vie de son frère. Mais
Sophie, qui se rappelait le ressentiment de sa maîtresse,
n'osait plus s'approcher d'elle; et, dès que l'enfant avait
été hors de danger, elle avait regrimpé sur son toit , ne se
doutant pas que Ton fit d'elle tant de louanges,
Cependant elle n'y resta pas très-Ionglcnips, car on l'ap-
pelait de tous côtés.
— Sophie î disait r.glanlinc d'une voix douce et bien-
veillante:
Et Sophie descendit de la gouttière , ce qui fut très-pru-
dent, comme vous allez voir.
Elle entra timidement dans la chambre de sa maî-
tresse.
— Te voili, enfin, dit celle-ci en souriant.
Mais la chatte alla se cacher sous une table.
— Je ne suis plus fâchée contre toi, ma belle petite
— ^0 — O.N^ltME YOLl'MK,
74
LECTURES DU SOIR.
clialle, reprit ÉglaïUine. Si lu as cgratigué l'œil de Frédé-
ric Taulre jour, ce soir tu Tas empéclié d'èlre brûlé; tu as
Lien reparé ta faute ; viens donc ici, ne te cache plus.
Mais Sophie ne bougeait point de sa retraite ; elle atten-
dait, elle espérait ce mot merveilleux et m;igif|uc, qu'elle
liavaillait depuis si longtemps à faire prononcer à sa maî-
tresse.
Knfin, Églanline, devenant plus pressante, s'approcha de
la table :
— Viens donc, dit-elle d'une voix caressante ; ne crains
pas d'être grondée ; je ne t'en veux plus : Sophie , je te
liardonne '.'.'. ...
A peine eut elle prononcé ces mots, que la prédiction du
sorcier s'accomplit : Sophie reprit sa première forme; ce
qui la gêna un peu pour sortir de dessous la table : qu'au-
rait-ce donc été , si elle eût cessé d'être chatte pendant
qu'elle était encore sur les toits! Ce bonheur l'aurait jetée
dans un bien autre embarras, vraiment
<B4EJli?2^2i3 ^2S2:SiJ23,
IL EST PARFOIS DE BONS MENSONGES.
Ou devine quelle fut la surprise d'Églantine en voyant
sortir de dessous le tapis de la table une charmante petite
fille , jolie comme un ange , au lieu de la grosse vilaine
chatte qu'elle s'attendait à voir paraître.
Sophie , transportée de joie , se jeta aussitôt dans ses
bras.
— Ramenez-moi vite à ma mère , s'écria-t-elle; comme
elle va èlrq heureuse de me revoir!
Églanline, qui était très-sensible , comprit à merveille
l'empressement de Sophie à revoir sa mère; mais elle
voulut, avant de la mener chez clic, prévenir M™'Épernay,
craignant qu'après tant de chagrin , une si grande joie ne
'a fit mourir
M™» Kpernay était justement de retour à Paris depuis
plusieurs jours.
Cette bonne mère était bien malade. Depuis six mois
qu'elle avait perdu sa fille , elle n'avait cessé de pleurer.
Sophie était impatiente de la revoir, et l'on avait toutes les
peines du monde à l'empêcher de courir l'embrasser. Elle
ne pouvait croire que le plaisir de retrouver son enfant pût
être dangereux pour elle; les enfants ne peuvent s'imagi-
ner qu'il y ail du danger dans le bonheur.
Églanline, ayant pitié de son impatience, se rendit elle-
même chez M"» Éperuay, cherchant dans son imagination
une fable pour préparer ce pauvre cœur de mère, si déchiré
par la douleur, au coup inattendu d'un bonheur acca-
blant.
— Madame , dit-elle en s'approcbant avec timidité de
M°" Éperuay, (|u'clle trouva, comme elle était tous les
jours, baignée de larmes , et entourée des objets qui lui
rappelaient sa fille, me pardonnerez-vous de réveiller dans
votre cœur un souvenir bien douloureux?...
— Ah! mademoiselle, interrompit M""» Épernay qui
devinait que c'était de sa chère Sophie qu'il s'agissait, ue
craignez pas de m'atlrisler en parlant d'elle ; j'y pense tou-
jours.
— Vous n'avez eii aucun renseignement sur le sort de
celle enfant depuis le jour où elle a disparu?
— Eu auricz-vous? s'écria vivement M""» Épernay dont
les yeux brillaient d'espérance ; oh ! dites , je vous en
conjure !
— Je puis me tromper, poursuivit Églanline en compo-
sant toujours son charitable mensonge; j'ai entendu par-
ler, par hasard, d'une petite lillc à peu près du même âge
que la vôtre, que des mendiants ont volée, il y a plusieurs
mois, et...
— Ma pauvre Sophie! quoi! tu vivrais encore! s'écria
M"" Éfiernay dans un délire d'espérance.
— Peut-être n'est-ce pas elle , reprit aussitôt Églanline
effrayée de celte trop vive exaltation ; je n'ai point vu l'en-
fant que ces misérables ont dérobé, et je ne puis savoir si
c'est le vôtre ; mais si vous me donniez, madame, un por-
trait ou le signalement exact de la petite fille que vous
cherchez, je pourrais...
— Voici son portrait , interrompit M""* Épernay ; il est
ressemblant, quoiqu'elle fût bien plus jolie.
En disant ces mots, elle détacha un médaillon quelle por-
tait toujours à son cou.
— 0 mon Dieu ! s'écria-t-elle , si je pouvais la re-
trouver !...
A ces mots, elle tomba évanouie. On vint à son secours ;
et, dès qu'elle fut revenue à elle , Eglanline s'éloigna, la
laissant se livrer tout entière à ce premier degré d'espoir
qu'elle avait fait naître en son cœur.
M"» Épernay passa toute la nuit sans dormir, dans une
agitation facile à comprendre : tantôt elle se livrait à une
joie folle, ne doutant pas que sa fille ne lui fût ramenée le
lendemain même ; tantôt elle se décourageait , et croyait
que tant de bonheur était impossible.
Le soir, elle avait reçu un billet d'Églantine qui lui ap-
prenait qu'elle poursuivait ses recherches ; mais qui la
conjurait de ne point agir de sou côté ; car ces démarches
exigeaient une grande prudence.
Le lendemain, vers les dix heures. M™» Épernay vil en-
trer Églanline dans son appartement. La jeune fille parais-
sait si joyeuse, que M"» Epernay fut, par son seul aspect,
préparée à une bonne nouvelle.
— J'ai beaucoup d'espoir, madame, dit Églanline ; la pe-
tite fille qui est chez les mendiants est blonde, ta-s-blonde ;
elle a huit ans.
— Comme ma fille.
— Elle se nomme Joséphine ou Sophie : ma nourrice, qui
m'a conté cette aventure, n'a pu retenir exactement son
nom; ce qu'elle a remarqué particulièrement, c'est que
cette enfant a les yeux bleus, bordés de longs cils bruns, et
les cheveux très-blonds.
— C'est elle ! c'est elle ! oh ! si je pouvais la voir!
— Ce soir, je la verrai, continua Iglanline.
— J'irai avec vous, dit M™» Épernay.
— r.ardcz-vous en bien ; si la mendiante savait qu'on
soupçonne cet enfant de n'être pas le sien, elle quitterai;
Paris dès l'instant, et nous ne pourrions la rejoindre. Lais-
MUSEE DES FAMILLES.
75
scz-moi agir seule; vers les cinq heures, je reviendrai
vous rendre compte de mes recherches.
En effet, à cinq heures, Églauline revint, et SI"" Éper-
Day , en rapercevanl, courut l'embrasser. Toute la joie
qu'allait éprouver le cœur d'une mère était peinte sur le
beau visage de la jeune fiHe.
— Mon enfant ! s'écria M"" Épernay ; c'est elle, u'est-ce
pas?
— Oui, madame, répondit Églanline tout émue; c'était
bien elle; je lui ai parlé; mais vous ne pourrez la voir
que demain.
— Pourqivoi cela? dit la mère impatiente.
— C'est que, aujourd'hui...
Églantine cherchait encore un mensonge ; mais cette
mère qui était là, tremblante, aspirant après sa fille, l'ap-
pelant des. yeux, lui tendant les bras; celte joie, celte im-
patience si imposante, si sacrée, l'intimidaient.
— Répondez, dit M"" Épernay ; pourquoi ne puis-je l'em-
brasser aujourd'hui ?
— Parce que , répondit Églantine en souriant, vous êtes
encore trop faible pour une telle joie.
— Non ! non ! s'écria la pauvre mère ; le bonheur donng
des forces ; je puis revoir ma fille sans mourir : rendez-L-
moi ! rendez-la-moi !
Alors on entendit du bruit dans la chambre voisine.
— Je devine!... s'écria M""» Épernay hors d'elle-même;
elle est ici !... vous l'avez amenée! Sophie 1 Sophie! Jla
fille ! ma fdie !
— Maman ! répondit une voix chérie ; c'est bien moi;
je vis.
Et Sophie, que les gens de la maison retenaient dans
l'antichambre, parvenant à s'échapper, courut se jeter dans
les bras de sa mère.
M™" EMILE DE GIRARDLN.
La vie anecdotique de Napoléon est bien peu connue en-
core; heureusement chaque jour nous apporte quelque fait
intéressant, capable de mieux faire comprendre l'homme
prodigieux dont l'ardente imagination des peuples entoure
déjà la grande existence d'une auréole de poétiques imagi-
nations. Tout ce qu'on invente, tout ce qui, bien qu'incer-
tain, est cependant passé à l'état de tradition, ne vaut pas
la plus simple vérité, le plus petit détail intime attesté par
UQ familier de l'empereur. Sous ce rapport, nous croyons
qu'on pourra trouver un véritable plaisir au récit que nous
allons faire de deux circonstances curieuses de la vie de iJo-
naparte et de Napoléon. Nulle part nous n'en avons vu la
mention écrite, mais elles nous sont connues par une con-
versation de notre ami M. Gan... Nant..., employé long-
temps dans la maison de l'empereur, et qui tient des
acteurs eux-mêmes des scènes auxciuelles le lecteur va
assister, tous les détails que nous nous appliquons à re-
produire.
1787.
Deux jeunes officiers d'artillerie, voyageant ensemble sur
la route de Valence, sont descendus du berlingot qui les
emporte lentement à leur destination. Ils montent à pied
une côte, et la conversation suivante s'établit entre eux:
— Eh bien! Desra , qu'as-tu fait pendant les vacances
chez ton père?
— Je me suis reposé, menant une vie de chanoine, et ou-
bliant dans la lecture des auteurs à la mode l'ennui des
études arides qu'il nous a fallu faire à l'École militaire. Et
toi, Ruouaparle, comment as-tu passé ton temps?
— J'ai travaillé.
— Oh! toujours travailler! Je te reconnais bien là; tu
ne sais pas jouir du doux rien-faire! T#s vacances , à toi,
sont une continuelle étude; c'est bien divertissant, par ma
foi!
— On a si peu de temps pour apprendre, et l'on oublie
si vite !
— Si vite! pas trop, vraiment. Je m'étais bien promis,
après l'examen de sortie, d'oublier ce que j'avais appris
pendant notre cours ; et, Dieu me pardonne, je me souviens
encore à peu près de tout. C'est désolant!
— Tu veux donc vieillir 'dans le grade de lieutenant en
second d'artillerie au régiment de La Fère?
— Bah! mon cher, j'avancerai à mon tour.
— C'est avant mon tour que je veux avancer, moi. Si les
circonstances ne me servent pas d'elles-mêmes, je saurai
bien les contraindre à m'êtrc favorables.
— Tu veux maîtriser le sort?
— Pourquoi pas? Vouloir c'est pouvoir, quand on a de
la tète et du cœur; et tu verras!
— Il y a longtemps que tu m'as dit ce « tu verras ! » Nous
verrons donc.
— Ah çà , ton brave homme de père a-t-il dénouR un
peu largement les cordons de sa bourse?
70
LECTURES DU SOIK.
— Mais oui; j'ai ici, dans une filoche, vingt-cinq bons
louis d'or qui ne doivent rien à personne.
— Diable, vingt-cinq louis!... Mon cher monsieur, il ne
peut plus rien y avoir de commun entre nous. Vingt-cinq
louis! Mais savez-vous bien que vous êtes un grand sei-
gneur! Nous cessons d'être égaux, nous devons vivre cha-
cun de notre côté.
— Quelle plaisanterie fais-tu là, Buonaparte ? Je ne com-
prends pas ce que tu veux dire?
— Je veux dire que vous êtes ricbc, que je ne le suis pas,
et qu'il faut que vous teniez votre rang.
— Est-ce que tout ce qui est à moi n'est pas à toi?
— J'aurais l'air d'un Gascon si je te disais la même chose ;
mais, au reste, tu as raison ; tu es un bon camarade, et nous
pouvons arranger noire affaire. M. de Marbœuf m'a donné
cent ccus ; les voilà. Tiens, donne ton bonnet de police que
nous les y versions. Bien... Maintenant, jette dans ce cof-
fre-fort tes vingt-cinq pièces d'or. A merveille... Laisse-
moi brasser, remuer, retourner le tout... C'est cela. Tu ne
recounailrais pas plus tes pièces que moi les miennes,
n'est-ce pas? Eh bien! cela fait un fonds commun que tu
administreras, et sur lequel nous vivrons tant qu'il durera.
Veux-tu cela?
— Si je le veux, mon cher ami ! Tu ne pouvais me faire
une proposition qui me fût plus agréable. Je serai le cais-
sier.
— Un caissier doit avoir bonne mémoire à défaut de re-
gistre. Inscris donc dans ton souvenir que je te dois cin-
quante ccus. Si tu l'oublies, je m'en souviendrai, moi.
— Tu ne me dois rien. Que doit la Saône au Rhône au-
dessous de Lyon ? N'est-ce pas au contraire le fleuve qui
doit à la rivière?
— C'est fort joli, assurément, cl ton M. Dorât ne dirait
pas mieux; mais j'en suis pour ce que j'ai ait; ou bien,
rien n'est fait entre nous.
Une bonne et loyale poignée de main termina ce petit
dialogue. Buonaparte et Desm remontèrent en voiture,
et quelques jours après ils étaient à Valence, servant dans
le même bataillon, vivant en commun, travaillant ensem-
ble, ne se quittant guère plus dans leurs plaisirs que dans
les exercices de leur noble profession.
1789.
Les événements avaient marché avec une rapidité ef-
frayante. La noblesse émigrait , et tous les athlètes de la
révolution commencée se préparaient pour de rudes com-
bats. Buonaparte étudiait le terrain, examinait les liommcs,
calculait ses chances, et, retiré dans un coin obscur, at-
tendait le moment où il pourrait mettre le pied sur le pre-
mier degré du théâtre politique. Desm est de ceux qui
redoutent l'avenir et méprisent le présent. Un malin il
vient voir Buonaparte, qu'il n'a pas vu depuis quelque
temps :
— Eh bien! quoi de nouveau, mon cher camarade? dit
Buonaparte du ton le plus amical.
— Bien que tu ne saches mieux que moi , loi qui as le
coup d'oeil sûr et le regard perçant. Tout ceci se gâte; on
perd le roi, on perd la France, el, ma foi, j'aime autant n'ê-
tre pas le témoin des catastrophes qui se préparent. Je m'en
vais.
— Et où vas-tu?
— En Allemagne, en Angleterre, ou ailleurs, n'importe.
— Ah! tu émigrés. Tu fuis comme les grands gentils-
hommes qui ne se sentent jias le courage d'élre de bons
citoyens. Tu as tort, je te le dis. Il y a tout à faire dans un
ordre de choses nouveau; on peut rendre de grands ser-
vices à la patrie..., et puis, quand une oartie de la balan-
çoire s'abaisse, l'autre s'élève.
— Et faire ses affaires, n'est-ce pas?
— Peut-être.
— Viens avec nous. La force des événements nous ra-
mènera , et ceux qui reviendront après avoir donné cette
preuve de dévouement que nous allons donner à la monar-
chie menacée...
— Belle preuve de dévouement, en effet, mon cher, que
de laisser le trône sans défenseurs. Va, tu n'y entends
rien!... Tu quilles le drapeau, moi, je le garde, el lu
verras •
— Toujours ton refrain : t lu verras !» Oui , nous ver-
rons.
— Encore une fois, Desm , reste, cl ne va pas le jeter
dans de folles aventures. Tu pourrais te repentir toute ta
vie d'une folle démarche. Si lu étais un Montmorency ou un
Crussol, je concevrais que tu sacriliasses à la mode qui em-
porte à l'élranger les pauvres chevaliers de la monarchie;
mais quelle femme de Versailles l'enverrait une quenouille,
à loi? Que diable, lu n'es pas meilleur gentilhomme que
moi, qui ne le suis guère! Itesle donc, crois-moi... Est-ce
que le capiiaine approuve lidée de tes caravanes au delà
des frontières?
— Mon frère est tout à fait de mon senliraent ; bien plus,
si j'hésitais, il me renierait, car il me donne l'exemple.
— Deux fous dans une famille, c'est trop! Quel temps
que celui-ci, el quels hommes pour un pareil temps!...
Partez donc, puisque vous le voulez, insensés que vous
êtes; mais prenez-y garde, les proverbes ont trop souvent
raison : ce n'est point en quittant une partie qu'on la ga-
gne... Quand tu reviendras, mon camarade, car il faut tou-
jours revenir à la patrie comme à sa mère, lu trouveras
quelqu'un qui te tendra la main comme ù présent. . . .\dieu,
Desm Embrassons-nous... Nous aurions pu comballre
ensemble ; lu ne l'as pas voulu... Fasse le Ciel que nous
n'ayons pas à comballre l'uu contre l'autre!
Buonaparte, vivement ému , serra Desm dans ses bras.
Celui-ci, qui n'avait jamais remarqué chez son camarade
d'école militaire et de régiment aucune propension à la sen-
sibilité , fut tout attendri de cet élan d'une sensibilité si
vraie ; il embrassa son ami en pleurant; et, de peur d'être
convaincu, de peur de revenir sur une détermination à la-
quelle il avait été entraîné par un seniimenl honorable, et
peut-être un peu par la vanité, il se mil à courir en quittant
celui qui lui répétait encore:
•- Reste, Desm , re^le; tu verras!
MUSÉE DES FAMILLES.
77
1803.
Buonaparle avait Itien grandi! Le sous-licutenant était
devenu général en chef; le général était consul, c'csi-à-dirc
maître du pouvoir et du pays, presque roi, ou plus que
roi.
Un jour qu'il travaillait dans son cabinet, aux Tuileries,
un secrétaire lui remit une lettre dont la suscription perlait
ces mots : « Secrète ; à lui seul. » Buonaparte déchire l'en
veloppe, ouvre le papier qu'elle contient, et voit une écri-
ture qu'il croit reconnaître. Il la reconnaît en effet, c'est
celle de Desm , qui lui écrit:
€ Citoyen consul ,
€ J'étais malheureux à l'étranger, et je suis revenu en
« France. Mais j'avais émigré, et mon nom doit être porté
« sur quelque liste fatale. Je vous demande une seule
« grâce , si vous n'avez pas oublié un ancien camarade ,
« c'est d'assurer mon repos à Paris, où je veux vivre, loin
« des intrigues de parti et de la politique, d'un travail sur la
« nature duquel je ne suis pas encore fixé. Soyez assez bon
« pour faire donner des ordres à la police pour que je puisse
« aller et venir librement. Je sollicite la même faveur pour
€ mon frère le capitaine, revenu avec moi, n'.allicurcux
< comme moi , cl comme moi caché dans un coin en attcn-
« dant l'elTet de celte lettre.
« Votre ancien condisciple,
« Desm. »
— Le pauvre garçon ! Monsieur, dit Buonaparte à u|
aidc-de-camp, écrivez:
« Le premier consul recevra le citoyen Desm au\
€ Tuileries tous les malins à sept heures. » Donnez que je
signe. Don! Pliez, et faites porter à l'adresse qui suit la si-
gnature de la lettre que voici.
Le lendemain, à sept heures précises, Desm était in-
troduit dans les appartements du consul. Quand on l'eut
annoncé, Diionaparle se leva, alla à la porte du cabinet par
où devait passer son ancien ami, et lui tendant la main en
riant :
— Eh bien! mon cher, ne le l'avais-je pas dit?
Et montrant alternativement du doigt l'émigré et lui pre-
mier consul:
— « Tu verras! » te disais-jc autrefois; tu vois, un bout
de la balançoire s'est élevé. .
La balançoire.
— ()ui, vous voilà tout-puissant, grand par la gloire, par
le génie, par la fortune ; et moi ruiné, sans état, sans passé,
sans avenir!
— Qui sait?
— Pourvu que j'aie la liberté de vivre ici , je pourrai ,
j'espère...
— Tu vivras où tu voudras. Tu n'es pas l'ennemi de la
patrie ; tu ne peux inspirer de crainte à personne, et tu peux
rendre des services. Nous verrons cela. Mais, dis-moi, d'où
viens-tu? qu'as-tu fait pendant que nous courions l'ilalie
et l'Egypte, nous autres les anciens camarades?
— Hélas! citoyen premier consul...
— Supprime les titres, mon cher, et rappelle-loi qu'au-
trefois nous nous tutoyions.
— Le respect m'impose...
— Oui; et voilà les disgrâces du pouvoir? on perd ses
ajuis.
— Non, Buonaparle; mais l'admiration...
— Allons, si vous ne sortez du respect que pour tomber
dans l'admiration, cela va devenir très-fade ; et quoique
j'aime assez qu'on me respecte, quoi(iue je ne sois pas fâ-
ché d'inspirer l'admiration quand elle est sincère...
LECTURES DU SOIR.
Desm s'inclina en portant la main sur son cœur. Le
consul reprit d'un air tout gracieux :
— J'aime encore mieux qu'on me parle librement, avec
franchise, sans crainte. Trêve donc à toutes ces formiilcs
d'un vain cérémonial, quand nous serons enlrc nous. Crois-
moi, le consul n'a pas oublié que, il y a peu de jours en-
core, il était un petit officier sans fortune, vivant fort mal,
parfois même ne vivant pas du tout. Le bonheur ne l'a pas
enivré , et dans son bonheur il serait trop à plaindre, s'il
ne devait plus inspirer que le respect. Voyons , dis-moi
Ion odyssée.
— Eu peu de mots, voici mon histoire. J'ai d'abord fait
partie...
— D'un de ces rassemblements de gentilshommes qui
s'appelaient pompeusement des armées...
— Vous avez raison d'en rire ; c'était quelque chose de
si ridicule !...
— Oui, vanité, incapacité, indiscipline; je sais cela.
— Je fus bientôt dégoûté d'un pareil état de choses.
— Je le crois, parbleu ; un homme de bon sens, un vrai
soldat! car tu avais de quoi faire un excellent officier supé-
rieur... ; et aller perdre cela dans l'aclivilé des petites in-
trigues!... Enfin?...
— Une occasion se présenta de quitter sans déshonneur
l'armée des princes, et je la saisis. Je passai en Portugal,
où, à force de sollicitudes, je parvins à être employé dans
la troupe qui garde Lisbonne.
— Un officier d'artillerie français dans les Triste-à-pattes
de Lisbonne! C'est à la fois triste et plaisant.
— J'y fus fait lieutenant.
— Voyez-vous l'effort de Sa Majesté portugaise! un élève
de Brienne, un des bons officiers de La Fère!
— Le métier ne me plut pas longtemps, et aussitôt que
j'entrevis la possibilité de rentrer en France, je donnai ma
démission. Je risquais beaucoup, mais je comptais sur
vous. Je traversai, sous un déguisement, les provinces qui
séparent Paris des Pyrénées; j'eus l'envie d'aller d'abord
dans ma famille ; quand on y vit arriver un émigré, on me
fit une bourse de quelques louis, et l'on me poussa dehors
par les épaules.
— On fit bien, puisque te voilà.
— A Paris, je restai quelques jours caché, souffrant, n'o-
sant pas faire une démarche qui répugnait surtout à mon
frère.
— Ton frère est ici ! Et comment se porte-t-il ce bon et
terrible capitaine? Est-il toujours cet homme sévère et hon-
nête que j'ai connu?... Il me faisait presque peur autre-
fois... J'aurais du plaisir à le revoir... Nous arrangerons
tout cela. Qu'a-t-il fait pendant l'émigration ?
— Nous avons toujours été ensemble.
— Même à Lisbonne, dans les Trislc-à-pattes?
— Où il était capitaine.
— C'est à mourir de rire, en vérité. Quel dommage que
le guet de Paris n'existe plus, je l'en aurais fait comman-
dant!... Mais laissons ces folies. Tu viendras me voir sou-
vent; toujours à la même heure ; n'oublie pas cela. Quant à
ta position d'émigré, sois sans crainte. Des ordres seront
donnés tout à l'heure, et les citoyens Desm... pourront li-
brement circuler à Paris sous ma garantie.
— Que de bontés!
— Quant à l'avenir, j'y vais songer. Adieu, mon cher
camarade; mes amitiés au capitaine.
Desm descendait l'escalier du pavillon de Flore, en-
chanté de l'accueil que lui avait fait le premier consul, et
très-empressé d'aller rendre compte à son frère du résultât
d« cette entrevue, quand un Bccrétaire de BuoD*p»rte, qui
courait après lui, le rejoignit. 11 portait à la main une enve-
loppe qu'il remit à Desm , en lui disant:
— Citoyen, vous avez oublié ce papier sur le bureau du
premier consul.
— Vous vuus trompez, citoyen , et je suis fâché de la
peine que vous avez l)icn voulu prendre; je n'avais point
de papiers en allant à l'audience du consul ; je n'ai donc ou
en oublier.
— Le citoyen premier consul m'a chargé de vous dire
que vous aviez oublié ce pli , et m'a ordonné de vous le
laisser.
— Mais, citoyen...
— 11 n'y a pas de mais. Ce que le premier consul a dit ne
souffre pas de cominenlaircs. Le pli est à vous, le voici ; j'ai
l'honneur de vous saluer.
Ou pense bien que Desm , étonné, fut empressé d'ou-
vrir la mystérieuse enveloppe. Il y trouva quelques bons
sur des banquiers, s'élevaut à une somme de dix mille
fraucs. Buonaparte était aussi généreux qu'aimable; mais
Desm n'avait pas eu besoin de ce dernier incident de
la matinée pour être tout entier au premier consul. A
quelques jours de là, la reconnaissance le ramena aux Tui-
leries. Il remercia le consul du secours qu'il lui avait fait
accepter :
— Un don pareil !
— Ce n'est pas un don, mon ami, c'est une restitution ;
c'est une ancienne dette que j'acquitte.
— Une dette , citoyen consul! Jamais, a ma connais-
sance...
— Tu ne te rappelles pas que je te dois de l'argent de-
puis notre entrée au régiment à Valence? Ma mémoire est
sûre ; je n'oublie rien, moi. Je devais, j'ai payé; n'en par-
lons plus.
— Mais une si forte somme?
— Et les intérêts, donc ! Tu n'entends rien aux finances.
Heureusement que le capitaine a plus de dispositions que
toi pour cette partie. J'ai en vue quelque chose pour lui. Il
est juste que nous pourvoyions l'alné avant le cadet ; mais,
sois tranquille, ton tour viendra. En attendant, ton frère
sera ton caissier. Cela te convient-il?
— Tant de faveurs me confondent; mon frère ne sera
pas moins reconnaissant que moi. Au reste, citoyen consul,
ce n'est pas seulement au capitaine et à votre camarade
d'école que votre don gracieux a sauvé la vie ; mais encore
à quelques malheureux gentilshommes arrivés avec nous,
cachés dans la maison qui nous recèle, et mourant de faim
et de frayeur depuis le jour de notre arrivée jusqu'à celui
où j'ai eu le bonheur de vous revoir.
— Je suis heureux d'avoir été utile à des compatriotes
malheureux. Ah çà , ils veulent être rayés aussi , n'est-ce
pas? Sont-ce de braves gens?
— Ils vous admirent.
— Il ne s'agit pas de raoi, mais de la patrie. Ils ne con-
spireront pas?
— Conspirer contre celui qui s'est acquis tant de
gloire !
— Qu'ils regrettent , mais tout bas! Ils finiront, j'es-
père , par oublier ce qui ne peut plus revenir, et par com-
prendre que le nouveau régime, quand il sera fortement et
honorablement constitué, vaut mieux que l'ancien. J'ai ré-
pondu de ton frère et de toi; réponds-moi d'eux; donne--
moi leurs noms, et qu'ils jouissent tout de suite de la li-
berté. Plus tard, ceux que tu me recommanderas, ceux nui
voudront servir la France et la république, ceux qui vou-
dront quelque chose, je les utiliserai. Je veux que tous les
enfants de la même patrie ne forment plus qu'une même
MUSEE DES FAIVriLLES:
ran)illc; je veux que toutes divisions cessent; je veux
qu'on vieiuic à nous. Tant pis pour qui nous tournera le
ios ; malheur à ceux qui travailleraient à nous rejeter
Jans le cbaos d'où nous commençons à sortir! C'est en-
tendu , n'est-ce pas, mon camarade? Adieu! tu auras
l ientôt de mes nouvelles. Mais, prends Thabilude de ces
visites du malin ; elles me olaisent, et, à moins qu'elles ne
rcnnuicnt...
Biionaparte tendit à Desm ses deux mains, dans
lesquelles celui-ci plaça cordialement les deux siennes.
Desm était vivement ému de la bonté si simple de son
ancien camarade , autant que de l'air d'assurance avec le-
quel il se posait comme l'arbitre des choses de l'avenir. La
I
conversation qui venait d'avoir lieu entre le premier consu.
et lui, rapportée mot à mot dans le petit cercle d'émigrés
qui vivaient avec les deux frères Desm , produisit en
partie l'eflct qu'en avait attendu Buonaparte. Plusieurs des
exilés rapatriés se rallièrent franchement au nouvel ordre
de choses; quelques-uns montrèrent de l'iiésilalion et at-
tendirent que le chef de la républicpie eût fait un pas de
plus vers la consolidation de son pouvoir. Le cajjilaine fut
placé à la tète de l'administration d'une des parties de l'im-
pôt; Desm n'eut pas longtemps à désirer : aussitôt que
l'empire fut établi, un emploi important lui fut donné dans
la maison de l'empercîur.
18U.
Dix années de guerres, de succès, de vastes entreprises
contre le monde ancien avaient usé l'empire. Napoléon avait
fini i)ar connaître les revers, l'ennemi était à trente lieues
de Paris. Quelques jours encore, et le destin de la France
allait cire fixé. Tout dépendait d'une victoire, et celte vic-
toire, on ne pouvait pas en ajourner le moment. C'était
demain qu'il fallait l'arracher aux nombreuses armées al-
liées. L'empereur y travaillait. Les marches de son quar-
tier général, dans la Picardie, l'avaient porté non loin d'un
petit château d'assez bonne apparence, dont le nom du
propriétaire lui était inconnu. 11 eut envie de s'y établir
pour la nuit, et avant d'aller demander lui-même l'hospi-
talilc qu'il souhaitait d'obtenir, il envoya quelqu'un préve-
nir de sa visite. L'émissaire qu'il avait désigné était son
mameluck. Celui-ci alla droit à la grille et sonna. Au do-
mestique (jui vint ouvrir, il dit sans mettre pied à terre :
— L'empereur m'envoie dire qu'il va venir se loger ici.
Et il retourna bride sans ajouter un mot à celle phrase,
qui laissa fort étonné le valet campagnard. Celui-ci courut
au salon :
— Madame, dil-il à une dame âgée qui y travaillait; ma-
dame, un homme, vctu comme une manière de Turc, vient
de me prévenir que l'empereur va arriver tout à l'heure au
château.
— Un Turc ! un Turc! quel conte me fais-tu là.
— Ce n'est point un conte, madame, c'est un Turc ou
fjuclque chose qui en a l'air.
— C'esl bien. Dites à ma fille de venir.
Le domestique avertit sa maîtresse qui, à l'instant même,
fil prévenir son mari de cet événement inattendu. Quand les
trois maîtres du château furent réunis :
— Ce que François appelle un Turc ne saurait être un
■^iirc, dit la vieille dame, le grand-sultan n'est pour rien
ïans la coalition.
— Assurément, ajouta sa fille, et cet imbécile de Fran-
çois, qui n'a pas idée des Cosaques, aura pris un Cosaque
pour un Turc.
— Ceci est très-vraisemblable, ma chère amie. Les Rus-
ses sont près d'ici, à ce qu'ont dit les gens qui passaient
par le pays hier ; il parait même qu'ils ont battu un des
lieutenants de Buonaparte; le Turc prétendu est donc un
Cosaque.
— Et l'empereur qui se fait annoncer, l'empereur de
Russie.
— Oh ! ce cher empereur, quelle joie !
— Recevoir Alexandre, quel honneur!
— Mettez un habit, monsieur le comte, et descendez à
la grille ; nous, faisons vile un peu de toilette pour être
présentables. Tâchons de donner à Sa Majesté une bonne
idée de la noblesse française.
On se hâta. Les valets ôtèrent les housses des fauteuils
et des canapés ; ils jetèrent dans la cheminée une maîtresse
bûche pour faire un feu impérial; enfin, ils disposèrent
tout pour recevoir convenablement le grand souverain
dont le nom était répété si souvent, depuis quelques jours,
dans toutes les conversations qu'ils écoulaient pendant les
repas.
Alexandre était fort désiré ; c'était, aux yeux de ces da-
mes, le messie politique qui devait sauver la France ; c'était
le libérateur qui devait briser le joug qu'un parvenu avait
imposé aux sujets d'une race royale au profit de la(]uelle la
guerre était rudement poussée, sans doute, par les monar-
ques alliés. Si le château picard n'était point dans la con-
spiration active qui réunissait contre Napoléon beaucoup des
grands salons de Paris, les petites cures cl les manoirs où
une partie de l'émigration s'était réinstallée, il était habile
par trois personnes fort hostiles aux idées de l'empire, fort
contraires surtout à l'empereur, dont elles souhaitaient ar-
demment la chule. Les vœux du maître, de sa fenuue et
de sa belle-mère étaient pour le triomphe des armes étran-
gères, pour la ruine d'un état de.choses au(]uel il leur sem-
blait que, tout naturellement, devait succéder ce que la rc-
voUilion avait combattu.
M. de B^**, ancien officier d'artillerie, ne s'était point
rallié; il avait été cependant au moment de le faire, il était
même décidé à demander une audience au consul quelque
temps après la scène entre Buonaparte et Desm ; mais
un incident singulier avait changé sa résolution.
Un officier du régiment de La Fère ayant eu une audience
du consul, le matin, à l'heure du déjeuner, pendant la con-
versation un valet avait apporté à Buonaparte un petit gué-
ridon sur lequel fumait une tasse de chocolat. L'officier, qui
I voyait la conversation languir depuis quelques minutes par
80
LECTURES DU SÔIR.
les prcoccupalions du consul, et qui ne voulait point pren-
dre congé sans avoir obtenu quelque promesse formelle, se
prit à dire : « Citoyen consul, je vois que vous êtes fidèle à
vos habitudes, vous déjeunez toujours de chocolat; s'il
vous en souvient, nous en primes souvent ensemble.» Soit
que le consul pensât que son ancien camarade voulait fiiire
une épigramme en lui reprochant de prendre son chocolat
sans en offrir, soit qu'il fût ennuyé de la longueur d'un
entretien qui le dérangeait, un mouvement de mauvaise
humeur l'emporta, et il donna un coup de pied au guéridon,
qui vola en l'air avec la tasse, le chocolat et tous les acces-
soires.
Le visiteur se relira sans attendre l'explication qui pou-
vait suivre cet acte de colère, et il alla, dans le cercle des
('migres rentrés, auxquels la table de Desm servait de
centre, raconter la scène dont il avait été le provocateur
Bans l'avoir voulu. On conclut là , contre l'opinion de
Desm et du capitaine, que IJuonaparle était un homme
}irutal,mal élevé, avec qui il n'y avait pas moyen de s'en-
Ondre, et qu'on n'avait rien de mieux à faire que de cher-
cher à vivre loin d'un pouvoir qui, par sa violence, se ren-
drait insupportable, et se ruinerait bientôt.
Le parti de rester à l'écart fut celui qu'adopta de B***. Il
refusa de suivre le conseil que lui donnait Desm de voir
le consul, qui l'accueillerait bien; il ne se rallia point, et,
pour pri": <!e sa fidélité à la bonne cause, il reçut la main
d'une jeune fille riche et de grande maison, qui, au reste,
ne se mésalliait point, car M. de B*** descendait en ligne
directe de ce gentilhomme hasardeux et spirituel qui, au
scandale de la ville et de la cour, et malgré les supplications
de M"" de Sévigné, sa parente, écrivit, du ton du monde le
plus dégagé, l'histoire scandaleuse du Grand Alcandre.
Il était nécessaire d'entrer dans ces détails pour bien
faire comprendre la situation des acteurs de la petite comé-
die qui va se jouer.
M. de B*** est prêt; sa femme et sabelle-raère ont pres-
que achevé de se mettre dans leurs plus beaux atours:
François a fait la toilette du salon ; la femme de chambre
donne partout un coup d'oeil de propreté; enfin, le châ-
teau est en mesure de bien rccevdir une Majesté impériale.
De B*** descend et se dirige vers la grille du château. Un
nuage de poussière qui tourbillonne dans l'avenue lui an-
nonce qu'il a été devancé par son hôte royal. Il court à la
rencontre du groupe qu'il n'aperçoit pas encore, et bientôt
il a rejoint deux officiers qui le précèdent. Ce sont des
Français. Comment des Français servent-ils d'avant-gardc
au Czar? Il n'a |)as le temps de répondre à celte question,
qu'il s'adresse en lui-même avecétonnement; les cavaliers
s'avancent si vite que la botte de l'un d'eux l'a touché avant
qu'il ait eu le temps de s'expliijuer l'apparition qui le trou-
ble. Ce n'est poivA .\le\andre fiu'il voit, c'est Napoléon. Le
cosaque de sa supposition, c'est Koustan.
ii' • • y
• '!i '■■ ■/■ V
— Vous êtes le maître du château, monsieur? dit l'Em-
pereur à M. de B*** en mcltaut pied à terre.
— Oui..., sire, je le suis.
— Je vous ai fait demander un asile pour la nuit pro-
chaine, voulez-vous me l'accorder?
— Assurément, sire ; l'honneur...
— L'honneur, l'honneur... Attendez donc; je vous ai vu
autrefois; oui, je vous reconnais; vous étiez officier a-:
régiment de La Père; vous êtes B***, si j'ai bonne mé-
moire.
— Votre Majesté se souvient très-bien, en effet.
— Et comment , depuis 1787 , ne vous ai-je pas revu ?
Desm... m'avait parle de vous cependant, et je vous atten-
dais... Je ne croyais pas que notre rencontre aurait heu
dans de telles circonstances !
M°" de B*** et sa mère, qui avaient terminé leurs ap-
prêts, s'avançaient, et n'étaient plus qu'à quelques pas de
l'Empereur, quand celui-ci les aperçut.
— C'est M""" de B***, que je vois venir gracieusement à
nous ?
— Oui, sire, et M'"' de ***, sa mère.
— Présentez-moi à ces dames, mon cher camarade.
L'accueil de ces dames fut froid, embarrassé. Napoléon
devina à quelles opmions il avait affaire, et après les pre-
miers saluts, s'adressant à M-"' de B*** :
— Madame, dit- il. vous voyez un chevalier malheureux
qui réclame l'hospitalité. La fortune , qui m'était restée
longtemps fidèle, se montre cruelle aujourd'hui. Je ferai
demain un dernier effort pour la reconquérir ; mais qui sait
si la cruelle ne me tiendra pas rigueur! Les faveurs dont
elle m'a comblé ont fait bien des jaloux; aujourd'hui, ce-
pendant, qui me porterait envie? Une journée peut me ré-
MUSÉE DES FAMILLES.
81
lablir ou me perdre : permellez-moi d'attendre chez vous,
dans votre compagnie , en causant avec un ancien cama-
rade..., qui m'a trop oublié, permettez-moi d'attendre le
commencement de cette dernière partie que je vais jouer
contre le sort qui me persécute et n'a pu m'abaltre encore. . .
Si je suis importun, si je dois vous gêner, si je fais vio-
lence à des sentiments intimes, je me retire ; j'irai deman-
der à la chaumière ce que je n'aurai pas obtenu du châ-
teau.
Ces dernières paroles, prononcées d'une voix mélanco-
lique et pénétrante , touchèrent M"* de B***, qui , tout
émue, répondit :
— Le château s'est toujours honoré d'accueillir l'infor-
tune ; on n'a jamais frappé en vain à sa porte...
— Et nous sommes heureux, sire, que Votre Majesté ait
été conduite parle Ciel...
Napoléon tendit la main gauche à M. de B***, qui la
serra cordialement ; il offrit l'autre à M"' de B***, en la sa-
luant d'un air plein de grâce, et la conduisit jusqu'au haut
de l'escalier. La dame âgée ne s'était pas rendue encore.
Les paroles de sa fille , toutes chrétiennes et générales
qu'elles fussent, lui avaient médiocrement plu ; mais elle
n'avait pu retenir un mouvement d'impatience quand elle
avait entendu son gendre compromettre le Ciel dans cette
affaire, et donner à un homme comme Monsieur Buona-
parte les titres de Sire et de Majesté. Une pantomime as-
sez vive s'ensuivit entre elle et M. de B**', qui, enfin,
parvint à lui faire comprendre, par quelques paroles dites
tout bas , qu'il eût été barbare de repousser un général
français demandant un asile, quand on était tout disposé à
accueillir un souverain étranger.
Napoléon fut installé par M"'* de B*** dans le salon du
château. 11 congédia toute sa suite , ne gardant que Rous-
tan et le page qui portait ses cartes de campagne. Ceux-ci
furent établis dans une pièce voisine , où de B*** leur fit
donner tout ce qui pouvait leur êlre nécessaire. Quand
l'Empereur eut remercié avec effusion et demandé pardon
pour l'embarras qu'il causait, les dames voulurent se reti-
rer par discrétion ; Napoléon les supplia de demeurer, af-
firmant qu'il allait partir à l'inslant même s'il s'apercevait
qu'il fût cause du moindre dérangement. On se le tint pour
dit, et l'on resta.
L'Empereur causa avec ses hôtes , et ne remarqua pas
sans un grand plaisir qu'à mesure qu'il parlait les fronts
se déridaient , les cœurs paraissaient s'ouvrir à lui , les
prévenances devenaient plus grandes , plus empressées.
M"* de D*" et sa mère ne comprenaient pas qu'un hom-
me placé dans la situation terrible où il était pût être si
bien maître de lui, qu'il fût spirituel, aimable, galant mê-
me avec des femmes dont la réception avait dû lui paraître
d'abord si maussade. Après le dîner , Napoléon dit à
de B*" .
— Mon cher camarade, maintenant ces dames nous per-
mettront de travailler, n'est-ce pas? Il faut que je prépare
la journée de demain, que je fasse mon devoir de général.
Vous connaissez bien le pays ; vous êtes militaire, et vous
savez des choses qui peuvent être du plus haut intérêt
pour moi. Vous m'aiderez donc. Faites venir mes cartes.
Les cartes furent apportées et déployées sur une vaste
table. Un grand travail stratégique fut mis alors en train
par l'Empereur, qui interrogeait à tous moments son col-
laborateur sur les localités que l'armée pouvait avantageu-
sement occuper. La soirée se passa au milieu de ces sé-
rieuses occupations. Minuit vint, et l'Empereur congédia
de B***,en lui annonçant qu'il monterait à cheval avant le
point du jour. De B*'* rentra dans son aDDartement. où il
•DÉCEMBRE iSiô.
trouva sa femme et sa belle-mère très-émues de l'événe-
ment de la journée, et, il faut le dire, sinon tout à faitqa-
poléoniennes, du moins profondément étonnées des ma-
nières affables et gracieuses de l'Empereur, touchées desa
situation, enfin prêtes à faire des vœux pour lui. De B"*
allait se mettre au lit :
— Vous ne pouvez pas faire cela, mon ami; ne peut-il
avoir besoin de vous? Et puis ne faut-il pas que vous soyez
là quand il montera à cheval ? nous y serons bien, nous !
— Vous, ma mère ? et toi aussi, mon amie ?
— Assurément.
— Ah ! c'est bien ; c'est très-bien, et je vous en remer-
cie. Napoléon sera sensible à cette politesse, et cela jettera
un peu de baume sur les blessures de son cœur ; car il
souffre, je m'en suis bien aperçu ; et d'ailleurs, quelque
effort qu'il eût fait pour le cacher, on comprend que sa si-
tuation...
— Est affreuse. Cette lutte contre la mauvaise fortune le
rend très-intéressant. Je pouvais ne pas l'aimer quand il
était le maître du monde; maintenant qu'il dispute, en
homme de cœur et de génie, les restes d'une puissance qui
lui échappe , maintenant que je le connais, et que j'ai vu
si bon, si spirituel, si poli , cet homme qu'on nous avait
peint comme un soudard mal élevé, comme un tyran bru-
tal , comme un sauvage méprisant les hommes et sans
égards pour les femmes... eh bien ! maintenant, j'ai pour
lui des sentiments que je ne veux pas cacher : oui, je l'ad-
mire, je le plains ; et qui sait? je l'aime peut-être.
Ces paroles, prononcées par la vieille dame avec un en-
traînement enthousiaste fort inattendu de sa fille et surtout
de son gendre , produisirent sur les deux auditeurs un
effet magique. Des larmes coulèrent de leurs yeux. Ces
dames demandèrent à de B*** si la campagne pouvait finir
bien pour Najjoléon, si quelques chances restaient pour la
consolidation du trône impérial... Elles étaient à mille
lieues de leurs idées de la veille, et toutes honteuses des
vœux secrets qu'elles avaient faits si souvent contre le sol-
dat qui personnifiait en lui la fortune de la France.
On ne se coucha point, et, avant que le jour commençât
de paraître, on se rendit au salon pour saluer l'hôte auguste
quand il quitterait le château. La surprise de Napoléon ne
fut pas médiocre de trouver, en sortant de sa chambre à
coucher, M. de B**', sa femme, et la mère de celle-ci , qui
l'attendaient auprès d'une table sur laquelle étaient quel-
ques Qacons de vin et du café. Tant de bienveillance et de
respect, de la part de gens dont il avait deviné les senti-
ments, le touchèrent vivement. Il en témoigna, avec une
grande effusion de cœur, toute sa reconnaissance ; puis,
s'adressantà de B*'* :
— Allons, adieu, mon cher ami ; je pars : je vais porter
les derniers coups ; puissent-ils être heureux?... J'ai un
grand regret en vous quittant , mon ancien camarade; je
puis vous dire , à peu près comme Henri IV à Crillon :
€ nous allons combattre, et tu n'y seras pas.
— Y être, sire, y être me Terait bien de l'honneur ; mais
je ne suis plus au service, et je ne vois pas...
— Un brave de plus ajouterait à mes chances ; mais vous
enlever à ces dames serait une chose trop cruelle , et je ne
la ferai point.
— Comment, sire, parce que mon gendre nous est pré-
cieux , parce que nous aurions un grand chagrin de le voir
partir, il faudrait qu'il restât ici quand il peut vous être
utile ! M. de B*** serait plus malheureux que Crillon si
vous remportiez la victoire ; il serait inconsolable de n'être
pas auprès de vous si Dieu...
— Ah ! bien ! madame , très-bien ! Le sentiment de la
— 11 — ONZIÈME VOLLWE,
8-2
LECTURES DU SOIFx.
patrie parle haut dans votre cœur : c'est noble, c'est fran-
çais, cela!... Jevoifs remercie.
Napoléon prit alors, d'un air attendri , la main de la
vieille dame , la serra avec affection avant de la porter à
ses lèvres, et se retournant ensuite vers de B'** :
— Pouvez-vous vous monter , mon ami ?
— Oui, sire.
— Eh bien ! faites seller, et venez me rejoindre; je vous
nomme mon aide-de-camp.
L'Empereur fit alors approcher son cheval, et il^alua
gravemeut les dames, qui, les larmes aux yeux, lui adres-
sèrent pour dernier adieu ces paroles :
— Dieu vous garde , sire ! Tous nos vœux sont pour
vous !
M. de B*'* remplit, pendant la Cn de la campagne, les
fonctions d'aide-de-camp de l'Empereur. Dans les cent-
jours, il reprit son poste, et puis, la paix venue, il pensa
à se rapprocher des Bourbons , vers qui sçs opieions, se£
souvenirs de famille et ses alliances lui assignaient une
place toute naturelle, liais le parti le repoussa : son dévoue-
ment, si honorable, lui fut reproche comme un crime ; on
ne lui pardonna pas d'avoir préféré la gloire et l'indépen-
dance du pays au triomphe de l'étranger. Il aurait touteb-
tenu s'il avait reçu le général Sacken ou le duc de Wel-
lington à son château de Picardie : il avait donné l'hospi-
talité à Napoléon, il avait approché la personne de l'usur-
pateur, il fut obligé d'aller, dans sa petite province, vivre
comme il avait vécu sous l'Empire. Du moins , il y Tut
heureux ; car jamais un mot de reproche n'échappa à sa
femme ou à sa belle-mère ; bien plus, toutes deux se glori-
Caient sans cesse de la résolution qu'elles avaient contribué
à lui faire prendre... On dit longtemps dans le pays que le
château était bonapartiste et libéral... !
%,mS TÎ10UBÂ30UBS STTISSSS,
IXTRODt"CTIO\ (f).
L'épée,la croix, une rose, toute la poésie du moyen âge
est là ! Guerre, foi, amour, ces trois passions, disons mieux,
ces trois âmes du moyen âge , ne retenant que ce qu'elles
ont de pur, de suave, de poli, de poétique, semblent faire
de l'Europe, du onzième au quatorzième siècle , une terre
enchantée , pleine d'éclat et d'harmonie. L'ardente foi
combat pour le Christ en Palestine, et construit ces mer-
veilleuses maisons de Dieu, qu'on nomme des cathédrales.
L'amour, c'est le culte de la Velléda humanisée des castels
et des tournois! La guerre, c'est la vie agitée du chevalier
bardé de fer ; elle vole de clocher en clocher, quand cesse
un instant la lutte nationale des frontières. Mais le i»hevalicr
qui prie, aime et guerroie, veut chanter sa religion, ses
périls et ses amours. La poésie, c'est sa quatrième passion.
La lyre la symbolise ; la lyre, compagne inséparable du
chevalier, qui embelPit ses joies, qui endort ses douleurs.
Désigné sous le nom de troubadour, aux bords de la
Garonne et de la Loire,
« Dans ce beia paji de Provence,
■ Doux berceau de la gaje science, >
le chevalier poète s'appellera trouvère aux bords de la
Seine ; meinslrel près de la Ciyde et de la Tweed ; trobador
derrière les Pyrénées, et minuesanger ou chantre d'amour
dans les campagnes rhénanes. Mais tous ces chanteurs, si
différents de nom, de langue même, ne formaient, à vrai
dire, qu'une même famille de poètes , s'inspirant aux mê-
mes sources.
Seulement la poésie du troubadour provençal était
plus vive, plus imagéf, et plus vraiment lyrique ; avec cela
moqueuse, satirique: celle du trouvère, plus malicieuse
qu'amère, plus bourgeoise, plus prosaïque, en un
(I) Ces éludes son! tirées d'un travail plus étendu sur les anciens
pooie» de la Suisse. nunnesanger el ichiadtdichter, ou poiflei d'amour
•t poêles guerriers «Je la Suisse.
mot (1) ; le chant du ménestrel avait des accents sauvages :
la naïveté et l'aménité du cœur, la profondeur du sentiment,
la hardiesse, la grandeur, caractérisaient le rainnesanger.
Quelques-uns de ces chanteurs se croisent avec les Ri-
chard Cœur-de-Lion,les Frédéric I", les Philippe Auguste;
d'autres préfèrent, au périlleux honneur de la croisade, la
joyeuse tournée des manoirs d'alentour, les chaînes d'or
des tournois, les couronnes des palinods, et les combats
poétiques de la Warlbourg en Thuringe, de Caen en Nor-
mandie, ou même plus simplement, /^5 Chapels de rose,
les Puys, les deux sous l Ormel , el les caravanes
champêtres du mois de mai. Car, écoutez un chroniqueur
de la vieille .\llem3gne, exhumé par le romantique Gor-
res (3\ de la poussière du quatorzième siècle.
€ Quand mai , de sa vigueur native, pousse hors de la
terre aride herbe touffue et Ooraison parfumée, que tout
dans la nature revêt nouvelle parure, charmant était de
voir damoiseaux et damoisellcs deux à deux, les bras en-
trelacés, suivis de leurs gens, péleriner dans le frais bois,
vers la source vive. Tout auprès de la fontaine, on dressait
sous l'ombrage tentes d'argent et d'azur. On y ojait douces
chansonnettes, cl sons de violons entraioanls ou de harpes
amoureuses. On y courait, dansait, sautait, luttait, chas-
sait. »
Dans les chants des chevaliers poètes, l'amour tenait la
première place. Delà, le nom de chantre d'amour donné à
ceux d'outre-Rhin. Cette poésie, Glle du cœur et des loi-
sirs, disait tour à tour les délices de la passion et ses pleurs,
les faveurs ou les dédains de la bien-aimée, l'espérance
(1) Ce jugement sur la poésie provençale el françaiïe esl de M. Tis-
sot; préface du I" volume de set Leçons ei modelés de Liutratur»
française. Paris, I83S.
(2^ Gorres, fils du célèbre professeur de ce nom, est auteur de 4t-
rert écrits el éditeur ée plusieurs compilations sur le noTei-Ift.
MUSÉE DES FAMILLES.
6.1
ou la mélancolie d'une âme sensible, les tourments de
radicti, l'ivresse du revoir. Aux peintures du cœur, elle
mêlait celles de la nature et des saisons. Elle aimait surtout
le gai printem|)S avec le bleu du ciel, le vert dos campa-
gnes, des arbres, des eaux ; l'or du soleil, blanc à son au-
rore, rayonnant à son midi, et pourpre- feu au crépus-
cule. Elle peignait avec délices l'été brûlant , ses forêts
fraîches, et son tilleul embaumé aux rondes du soir, mêlées
de bourgeois, de nobles, de paysans; l'automne grisâtre,
avec ses vins ccumeux, sa bise piquante; mais rarement
le cruel et sombre hiver. D'une note plus élevée, la poésie
d'amour célébrait la patrie, exaltait les preux et les maî-
îres de la lyre, appelait aux armes le tiède fiancé de la
croix. D'un cri tour à tour ou pieusement attendri ou dé-
chirant de repentir, elle élançait au ciel l'aspiration de
l'âme chrétienne ou l'angoisse du remords. Énergique et
remplie de feu, la poésie du chevalier se ruait au combat,
et nudlipliait les mourants. Mais ses inspirations les plus
sublimes avaient pour objet Jésus, le plus doux des hom-
mes, et Marie, mère du Sauveur, le type de l'amour pur.
Les minnesanger, surtout, vouaient à ces deux figures cé-
lestes un culte plein de magnificence et d'amour. Une corde
aussi, dans ces lyres délicates et harmonieuses, vibrait pour
l'ironie audacieuse et la satire amère; ironie aux forts,
aux puissants, au globe impérial.
^es formes variaient pour celte poésie, comme les noms.
Le sirvente était moqueur; la ballade ou complainte, pé-
missante; la nouvelle, effronlée; la pastorclie. naïve; la
ronde, trépignante; la canzone, animée; la fable, nar-
quoise, ainsi que le conte; le sonnet, élevé; les tcnsons,
alternatifs; les descors, étudiés; le lai, populaire. Presque
toutesces formes de la poésie des Provenç;iux se trouvaient
ichez les minnesanger, qui inventèrent pourtant quelques
.formes et quelques dénominations nouvelles. Comme on le
Woit, la poésie de cet âge est essentiellement lyrique. Elle
eut cependant dps épopée.*, dont les héros rivalisaient avec
les demi-dieux d'ïïomère en proportions colossales et en
attributs surhumains. Ainsi, chez tous les peuples, Charle-
magne et ses paladins, Arthur et ses preux de la Table-
Ronde, le Cid, plus tard, chez les Castillans, Codefroy de
Bouillon, dans la Germanie; en Ecosse, les chefs de clans,
Percy et Do^glas. On connaît le poème monumental de Ni-
belungen, avec ses hautes figures de Huns et de Burgon-
des.
Dans la poésie des troubadours, ne cherchez pas la pu-
reté classique, ni une perfection qui ne se trouve que dans
les siècles avancés. Schlegel(l) a appelé le moyen âge,
< le printemps de la poésie parmi les peuples occidentaux. »
Il a dit aussi : t Li plante doit précéder la fleur, et celle-ci
le fruit. » La poé.sie du troubadour est en effet le plus
souvent illettrée, mais tendre, naïve, spontanée; elle jaillit
de l'âme sans effort comme par un don de Dieu. Née en
plein air, et n'exprimant que des émotions senties, elle a
je ne sais quelle grâce, quelle énergie native, que ne sau-
rait avoir la poésie de cabinet. Elle est aussi, par son intime
union avec la vie chevaleresque de nos pères, une source
abondante de documents pour leur histoire publique et do-
mestique, et comme un vivant el curieux spécimen de leur
langage. Grâce à cette poésie, nous nous asseyons presque
à leurs foyers (2).
^^hiaiit à la vie des troudadours, les moines des Ues
d"lïyères, Carmentière, qui vivait au douzième siècle, el
Cibo de Gènes, au quatorzième, nous en apprennent peu
de chose dans leurs biograjdiies. Celle lacune est sensible
surtout pour les troubadours allemands. A grand'peinc
renconlre-t-on çàet là clairsemés dans leurs vers ou dans
leurs chroniques contemporaines, quelque trait personnel,
et parfois un petit bout d'aventure , qui nous révèlent
l'homme dans le poète. Ainsi, pour les troubadours de la
Suisse, les chants recueillis parle Zurichois Manesse nous
ont fourni en grande parlie les esquisses biographiques
qui suivent.
<Ba2ill?SÎ52Sia î?îSîS£2ïSaîS.
T.ES MINNESANGER.
Voici un pays poétique où le Ciel fil nalire les
troubadours en foule. Est-il une gracieuse prairia
entre le TUiin ctlaLimmatqui n'ait eu soq chantre
d'amour el de mai?
BODHER (3-4).
Au milieu des riantes campagnes de la Souabe, s'élevait
le château patrimonial des llohen-Stauffen. Cette dynas-
tie, tout le temps qu'elle occupa le trône impérial, du
douzième à la fin du treizième siècle, aima et favorisa la
poésie. Les princes les plus illustres de celte race, Fré-
déric I" Barberousse, Conrad IV, Frédéric II, Henri VI,
passaient pour manier la lyre aussi bien que l'épée : Des
schtvertes vmster wie des gesanges. Sous leurs auspi-
ces, fleurit le minnesang ou la poésie d'amour. Les grands
seigneurs de l'Allemagne, les prélats, les chevaliers rimè-
rent à l'envi
Nobles hymnes de guerre,
Doulces chansons d'amour!
De la Baltique au golfe de Venise, du Brabant au lac de
Neufchàtel, retentissaient les chants de plus de trois cents
minnesanger ou chevaliers poules souabes. On leur donnait
ce dernier nom, parce que le langage dont ils se servaient
était le dialecte souabe , préféré alors au franconien, el
supplanté par le saxon plus terd. Il était riche en rimes,
merveilleusement propre à la composition des "mots , et
d^une douceur ionienne dans ses intonations et ses con-
sonnances. De nos jours, Hebel a reproduit ces chants,
vous savez avec quel bonheur, dans ses petits poënies allé-
maniques.
(i)Schlegel Fr., Histoire de la Liltiralurt ancienne et moderne^
tome I". (2) Tissot, préface du I" volume cilé plus haut.
(3) Bodmer, de Zurich, fondateur de l'école suisse i Breitinger et
réformateur de la liiiérature allemande. (4) Delille a dit une fois ea
parlant des enfants, qui, dans certaines provinces, Toot cbaoter la
mois de mai de porte en porte ; <■ cei oriitj chanirci de mai. »
84
LECTURES DU SOIR.
Parmi les dix nations de la vieille Allemagne , deux par-
ticulièrement, dit Herder (1), cultivèrent avec amour et
avec gloire la poésie chevaleresque, les Souabes et les
Suisses. La Suisse, plus que toute autre partie de l'AUe-
magne, est favorisée d'une belle et grandiose nature. A
cette époque, presque chaque colline y portait un manoir.
On n'y comptait pas moins de cinquante comtes souverains,
de cent cinquante barons, et de mille autres hommes no-
bles. On y voyait fleurir cette abbaye de Saint-Gall, illustre
entre les cloîtres par la culture de la science et des beaux-
arts. Les Hohen-Stauffen affectionnaient et honoraient par
de grandes libéralités ce coin de pays, qui s'étend entre la
Sleinach, la Sitter, la Thur, et le confluent du Rhin et du
lac de Constance. Ils y trouvèrent les champions les plus
dévoués à leur cause, dans la fameuse querelle des Guelfes
et des Gibelins. Eh bien! celte contrée fut peut-être le
berceau du minnesang. Au moins est-il sûr que l'une des
formes les plus gracieuses de la poésie allemande au moyen
âge, la leù^heon poésie religieuse élégiaque, prit naissance
en Suisse, dans les monastères de Mûri et d'Engelberg, et
qu'au sein des montagnes helvétiques fleurirent les chan-
tres les plus renommés en ce genre.
Reliure d'un manuscrit de minnesang, Galerie du Louvre (1).
(1) Herder, «hns la préface de «es chansons populaires (Volhsiie-
rf«r), souvenl cilécs par X. Marmicr, dans ses Ckants de guerre
tuistfs.
' Le curieux ipccimen de reliure que nous publions ici fait par-
lie du Musi^e du l.ou\re, cl rcmonle au icmps de Frédéric F", li eil
«n or pur, enrichi de pierres précieuses, ei lur les pages précieuief
I
MUSEE DES FAMILLES.
85
Les demeures des troubadours suisses commençaient,
avec les mille manoirs de l'ilclvétie féodale, dès les Alpes
rhéliques les plus reculées. Non loin de Sargans et de Ver-
denberg, sur une colline qui domine la vallée des Bergers,
s'élevait le château, aujourd'hui en ruine, de Hohen-Sax
(Haute-Roche), Là, au treizième siècle, deux frères culti-
vaient la poésie d'amour, Henki et Ederhard de Sax. Ils
étaient les ancêtres de ceux de la même race qui jurèrent
Ja liberté grisonne sous l'érable de Trons, et de cet autre
Ulrich de Ilohen-Sax, fameux dans les guerres d'Italie (1).
Pendant que Henri célébrait sur sa lyre les femmes jolies
et bien atournées, le grave et pieux Eberhard, moine de
Tordre de Saint-Dominique, se livrait à la contemplalion
des choses célestes, et son vers religieux, d'une mélodie
intime et mélancolique, s'élevait en hymne brûlant vers la
mère du Sauveur !
« Marie, fleur éclatante de la pudeur, comment te glori-
fier par un chant ! Toi le prodige de l'univers, que célèbrent
le ciel et la terre! Enflammé de-l'cspril divin, ton corps
resplendit de beauté; le véritable soleil l'a illuminée de ses
rayons, et de toi vient la lumière qui nous a éclairés! 0
Marie, immense est ta paix! car Dieu n'a rien oublié en
toi. Il t'a pénétrée et remplie de sa haute majesté.
« 0 mère du plus bel amour! dans les ténèbres, notre
étoile ! Brûle, consume mes sens du feu de l'amour réel !
Que mon âme se purifie, et qu'elle se confonde en son
Dieu! Si j'ai jamais pu nourrir d'autres pensées, voile-les,
ô ma bonne Dame ! Aie pitié de moi à toute heure ! car lu
as trouvé grâce, toi, et ton amour a vaincu la colère de
Dieu (2). .
Dans la Thurgovie et le voisinage de Saint-Gall, les ma-
noirs des troubadours se rapprochaient tellement de colline
en colline, qu'ils eussent pu s'entendre et se répondre.
Une lieue au-dessus de Trauenfeld, le chef-lieu de la con-
trée thurgovienne, se dessine fièrement le château de Son-
nemberg ( mont des Soleils), chantre de ses propres aven-
tures, il disait ses courses dans la Bohême, et ses combats
avec les féroces Hongrois; puis, entraîné par un élan su-
blime, il volait aux cieux comme Eberhard de Sax, et le
canli(|ue à l'Éternel jaillissait de l'instrument d'or.
« Dieu, sans commencement ni fin, roi tout-puissant,
né d'une servante qui commande à toutes les légions au-
géliques! nul mortel ne peut te louer, aucune science te
comprendre ! De la hauteur incommensurable tu es comme
le sommet, ô Seigneur ! de la profondeur immense tu es le
seul fond, ô mon Dieu ! Esprit que nul esprit ne pénètre,
de l'univers ciment éternel! »
L'âme croyante du noble chanteur se complaisait dans
cet enthousiasme de l'infini; mais, au penser de la déca-
dence de l'art et des mœurs chevaleresques, sa poésie
s'attriste et tourne à la satire '
« J'aime beaux chants et beaux contes. Je chanterais avec
plaisir chansons d'amour et de mai ; l'amour avec tant de
peine dit adieu à l'amour! Oui , j'aimerais à célébrer les
femmes , et plus encore ; mais on m'en a fait perdre le
goût. Chant joyeux et bonne discipline pèse trop aux da-
moiseaux : mieux leur va, le verre à la main, d'insulter
aux femmes. >
et délabrées qu'il renferme, on lit dei poésies allemandes en l'hon-
near de la vierge Marie.
(1) Un coup de lance le délivra d'un horrible gotlre, i la journée
de Navarre, isi3.
(2) Celle iraduclion et celles qui suivent sont en général lillérales ;
mais la douceur de l'original, le parfum inllme de celle poésie mu-
sicale des Souabci, pleine de voyelles, riche en épiihèles énergiques,
pittoresques et gracieuses, nous échappent presque toujours.
Vis-à-vis le castel de Sonnenberg , dans le manoir au-
jourd'hui ignoré de la Murg , chantait le troubadour de
Wenge. Le vers mystérieux de ce poète enthousiaste exal-
tait un astre nouveau, un autre Marcellus, peut-être Con-
radin, le dernier des Hohen-Staufîen, ce prince si brillant à
son aurore :
€ Une nouvelle lune nous a apparu, belle et majestueuse;
son lever a appauvri maint homme opulent; mais les dé-
lices qu'elle répand relèvent notre courage et annoncent au
pays bonheur et gloire, i
Conradin lui-même, dans les années de l'espérance,
composait, dans le château d'Arbon , sur la rive thurgo-
vienne du lac de Constance, ses essais de poésie souabe ;
â ses côtés, son chambellan Volkmaret lesire de Reiffen-
berg, noble du voisinage, chantaient l'amour et le plaisir.
Rumelent , autre troubadour et leur contemporain, les a
célébrés tous trois : « Leurs corps mourront ; leur gloire
est immortelle. »
A deux lieues de Constance, non loin de la Thur et du
lac Brigantin des anciens , apparaît entouré de ravins pro-
fonds et de sombres sapins le manoir de Klingen. En
1250, il était la demeure d'un troubadour dévoué au culte
des dames. Il y a de l'âme et des sentiments délicats dans
ce chant : « Des femmes seules vient la plus grande joie
qui puisse inonder la poitrine de l'homme! rien, comme
l'amour pur de la fen)me , ne console dans les peines. L'a- /
mour des femmes adoucit le sang, et inspire un riant cou- '
rage. Oh ! l'amour d'une femme honnête vaut mieux que
de l'or ! » '
Un doux sentiment du lieu natal respire dans ce pas-
sage: «Elles n'ont point eu de chantre, ces vallées rhénanes
où retentit mainte voix d'hommes, qui vibre au cœur , par
l'oreille, des accents pleins de mélancolie. » ^
Dans les mêmes lieux, l'un des auteurs de la leiche et
l'ami dévoué du belliqueux Berchtold de Falkenstein, abbé
de Saint-Gall , dans ses querelles avec l'évêque de Con-
stance, pleurait ses amours malheureuses; ou, s'abandon-
nantà l'insouciance, tirait de son violon des sons joyeux
pour ses paroles folâtres, t En avant, sautez, enfants,
soyez gais ; chassez peines et chagrins ; nous sommes loin
des périls. » Là, encore, dans une poésie couleur de rose,
le noble Jacques de Wart décrivait le printemps: « Oh!
écoutez dans les prairies les plus doux chants d'alentour!
oyez celui du rossignol ! voyez aussi, dans les campagnes,
vers cette forêt gentille, comme elle s'est parée de ses plus
beaux atours, de fleurs de toutes les espèces, riant sous la
rosée de mai, aux rayons du soleil ! Oh ! la saison est belle
à voir! » Qui eût prédit alors au chevalier de Wart les in-
fortunes qui désolèrent sa maison un demi-siècle plus tard,
et le triste sort de son petit-fils, quand son cousin Rodol-
phe de Wart eut trempé ses mains dans le sang de l'em-
pereur Albert d'Autriche ! Les poésies de l'aïeul, si l'on en
croit Jean de Muller, consolaient alors ce pelit-fils nommé
Jacques comme lui !...
L'ami et l'hôte de tous ces minnesanger était, à Zurich, le
chevalier et sénateur Manesse, d'une famille historique, et
aïeul de cet autre Roger Manesse, qui sauva sa patrie à la
journée de Fattwyl, en 1351 .
Les troubadours se réunissaient dans sa maison de la
ville ou dans le riant château de Manesse, situé à une
lieue de Zurich, sur les bords du lac et en vue des .Mpes
majestueuses. Cet homme illustre, aimé des grands et des
petits , avec une passion extraordinaire pour le beau, se
plaisait à recueillir quelquefois, de leur bouche même, les
chants des poètes suisses et souabes. Il copiait leurs poé-
sies de sa main, et ornait de vignettes le recueil de chaque
86
LECTURES DU SOIR.
troubadour. Le sujet de ces petites peintures, délicates et
d'uq, beau coloris, était ordinairement tiré du poème mê-
me, ou faisait allusion à quelque penchant du poète pour
la cbasse, l'équitation, les tournois ; il célébrait un brillant
fait d'armes ou un trait qui l'avait rendu cher aux dames.
Dans cette occupation, bien douce à qui sait l'aiiprécicr,
Roger était aidé par son fils, chanoine et premier chantre
au grand moutier de Zurich. Cent quarante |)oètcs furent
ainsi par eux sauvés de l'oubli; et la collection Mancsse
nous gardait un trésor d'images naïves, gracieuses , gaies,
ingénieuses, rayonnantes de la vie féodale, et nous révélait
tout un monde de pensées, de croyances et d'harmoniç.
Sans les soins empressés de Mauesse, nous ne connaîtrions
ni les malheurs d'Ida de Toggenbourg, cetle Geneviève de
Brabaut de l'IIeh élic allemande, ni la lidélilé de Conrad, ni
les chroniques , légendes et poésies du doux Bernard de
Slrallliugen, au bord du lac de Thoun,Di Tamour malheu-
reux et si constant d'L'adIoub, ni tant d'autres épisodes
curieux ou charmants qui peignent la Suisse et l'Allema-
gne du moyen âge; bien plus, nous nous méprendrions
sur ce passé, dont tout un côté, le côté riant, nous échap-
pait (1).
HADLOUB ET SIR WALTER VON DER VOGELNYEIDE.
L'amour constant et malheureux de Hadloub ! Ce Ilad-
loub était un bourgeois de la commerçante et riche Zurich,
au commencement du quatorzième siècle. Aimé des sei-
gneurs pour son talent dans la poésie, il était surtout cher à
Roger Manesse. Hadloub chanta cet ami dévoué et son goût
pour le minnesang , son noble empressement à recueillirles
chants des troubadours : « Vous parcourriez en vain tout
le royaume pour trouver autant de livres que dans cette
bibliothèque de Zurich ; vite, où git un chant, on voit cou-
rir Manesse. » Ce poète connaissait tout le prix de son
art : « Bien né est le cœur qui aime noble chant; le chant
est une si belle chose ! il vient d'un sens si élevé ! femmes
charmantes et noble amour, ces deux choses inspirent
tant de courage ! Que serait la terre , n'étaient les femmes
si belles! d'elles nous vient tant de douceur! elles nous
font poétiser (1) si bien et murmurer de doux sons qui ont
tant d'empire sur les âmes! » Et pourtant, ces femmes,
dont il fait l'éloge avec tant d'enthousiasme , elles avaient
été bien cruelles au pauvre Hadloub. Une demoiselle de
haut parage, pour laquelle il avait conçu une passion qui
ne finit qu'avec sa vie, accabla le bourgeois-poete de son
indidérence et de ses dédains. La douleur remplit l'àme de
Hadloub, et sa lyre n'exhala plus que des chants mélanco-
liques.
Mais quel drame tendre , naïf, passionné , forment ces
chants plaintifs ! quelle peinture vraie de l'amour dévoué !
quel sacrifice de l'aniour-propreà l'objet aimé qui le dédai-
gne ! Peul-il y avoir tant de résignation et de persévérance
dans un atlachemcnl sans espoir? L'amourd'Uadloub, c'est
l'amour beau, grand, sublime, délicat, qui fait rire, qui
fait pleurer tour à tour ceux qui en counai.sscnt les tour-
ments et les charmes. Quelle pitié profonde il excite dans
les âmes malheureuses ! Écoulez plutôt Hadloub lui-même ;
ses préludes sont assez doux; c'est une àmc belle et ai-
mante qui répand sa beauté et son anu)ur dans la nature
environnante : puis cette âme se recueille; le souvenir la
déchire, et ses larmes coulent avec des paroles qui émeu-
vent d'autant jjIus, qu'on devine une douleur seulie bien
plus grande que la douleur exprimée.
« Les oiseaux étaient en grand souci; l'hiver durait en-
Ci) Poétiser ne s'emploie pas ordinairement en ce sens. Nous per-
meUra i-nn ccuc harJiejse pour mieux rendre l'expression allemande
D(chieu?
corc , brumeux et froid ; les matinées étaient fraîches ; la
forêt blanche de neige.
« Les oiseaux allaient abandonner leurs vertes demeu-
res; mais ils ont vu venir un ciel serein; ils ont vu les
fleurs sourire à l'approche de mai, le mois qui égayé tous
les cœurs.
« Qui sort le malin entend d'agréables murmures, et voit
une charmante couleur parer les campagnes. Tout est
fleurs et roses rouges. Et cependant, je dois souffrir ; ma
bien-aimée fait mourir mes joies.
€ Je soupire, et du fond de mon cœur ! partout je porle
ma peine ! Je la vois, elle, toujours si heureuse, et ne pas
se soucier de moi ! Ah ! si quelqu'un pouvait mourir de
douleur, depuis longtemps je serais mort !
« Je la sers depuis mou enfance ; oh ! les années m'ont
élé si pénibles! jamais une pensée pour moi ! Déguisé e»
pèlerin, je la suivis secrètement avant le jour, allant à
matines, et j'allachai sur sa robe une Icllrc plaintive :
avant le jour, qu'elle ne me connût pas.
« Je craignais qu'elle ne pensât : « Cet homme est-il
fou, qu'il s'approche ainsi de moi , la iiuil'? » Mais je ne
crois pas qu'elle me remanjuàt ; au moins, elle n"cn dit
mot. Peut-être crut-elle de son honneur d'agir ainsi ; elle
prit la lettre, et la mit dans sa manche.
t Ce qu'elle fit ensuite de ma leilre, je ne l'ai jamais su.
La rejcta-t-ellc avec dédain ? Oh ! alors quelle douleur !
Lut-elle au contraire? y trouva-t-ellc du bonheur? Elle
ne m'en fit rien savoir. 0 chaste passion, comme tu me
tourmentes!
« Depuis des années, je l'aime ! Des seigneurs compa-
tissants me conduisirent un jour à elle ; mais elle s'assil et
(i) Voici en deux mois l'histoire de la collection Uancssc : le ma-
nuscrit praiid in-folio, cent en siroplips suivies au nomlirc IC,009, cl
de deux mains dlvcrsi'S, avec une fruille de lalTfias devant chaque vi-
gnriie, fut déeouvcrl dans la biblioiht'quc ro>a!cpar les Zurichois
Bailmer et Breiiliigcr. L'ilUisire lii'lorifii d'Alsacf", Schofi flin, oltiint,
pour ces deux savants, la pi-rmission du roi d'ciudicr ce manuscrit i
Zurich, où le leur remit l'envoyé de Sa Majesté. — La biblioiSiéquo
rovale possédait ce précieux in-lo!io depuis la Ruerre de treoie ans
et le pillage de la bibliothèque de HeipcUierp par l'armée française.
Celle-ci, à son tour, le poss>-dait di-puis l'électeur de Bavière Tretlé-
ric V, qui, sur le rapport de l'érudit Marquarl Freher, lavait fait Te-
nir du cli.)t<-au de Sax à Korsleck, où les savants >uisses avaient rai-
nemenl essayé de le retenir. L'un des nobles de Sax était au service
de l'électeur Ou n'a aucune donnée sur l'histoire de ce manuscrit
pendant les deux ou trois siècles qui suivirent si compositioo.
MUSÉE DES FAMILLES.
87
se détourna de moi : pourtant, enfin, elle me daigna pré-
senter la main.
« C'est qu'elle craignit d'être la cause de mon chagrin.
J'étais étendu devant elle comme un homme mort! Elle
jeta un regard de pitié sur mon malheur; oui, clic en eut
vraiment pitié, puisqu'elle me donna la main.
« EI!e me regarda même avec amour et me parla.
Qu'elle était douce en ce moment! je pus la contempler à
mon aise. Qui jamais sentit ce qui m'alla au cœur !
« Je pressais sa main si amoureusement, lorsqu'elle
mordit la mienne, croyant sans doute me faire mal ! mais
elle me réjouit tant ; si douce était sa bouche , et sa mor-
sure fine et tendre !
» Les seigneurs la prièrent <]e me faire quelque cadeau ;
après beaucoup d'instances, elle me jeta son aiguillier (1)
à la tête. Je le pris; mais les seigneurs le lui rendirent, la
priant de me le remettre plus douceraeut. Dans mon mal-
heur extrême j'étais heureux.
€ Là, se trouvaient le prince de Constance, l'abbé de
Zurich, l'abbé d'EinsidIen (Xolre-Darae-des-Erraites), etle
comte Frédéric de Toggenbourg , d'autres hauts barons,
entr'autres, celui de Regensberg, venu à ma prière.
» L'abbé de Pétershusen y était aussi, homme plein de
vertus; Rodolphe de Landenberg, Roger Manesse y uni-
rent leurs instances en ma faveur, mais en vain.
« Depuis si longtemps je l'aime, et je n'ai jamais osé
l'aller voir ! Si fière elle était devant moi, ne daignant pas
me saluer ! Si je fusse allé chez elle , sa haine en serait
devenue dangereuse, et je perdis courage.
€ Oh ! mon cœur pourrait bondir de joie hors de mon
corps ! je ne puis le retenir depuis que j'ai vu celte femme
que mon esprit n'abandonne jamais ! J'ai eu ses mains
dans les miennes; c'est un prodige qu'en ce moment mon
cœur ne se soit pas brisé!
€ J'entendis sa douce voix , son langage harmonieux !
Elle a le prix de la vertu cède femme ! Je vis sa bouche et
ses joues rosées et malicieuses, ses yeux brillants, son col
blanc, sa modestie féminine , ses mains plus blanches que
neige; c'était si doux! et je dus partir en souffrance.
€ Tous les malins, depuis, je lui ai envoyé un message,
et quelquefois aussi le soir ; mais le message ne peut rien
sur elle, bien qu'il parte de mon cœur ; j'ai senti alors tout
mon malheur !
€ Le noble Regensberg l'a suppliée de me dire , au
moins: « Dieu vous bénisse, mon serviteur. » Elle répon-
dit au seigneur par de douces paroles : « Eh bien ! si vous
le voulez, qu'il en soit ainsi. »Elle lui pressa en même
temps la main.
€ Étaient présents, ce jour-là, le sire d'Eschibac, le sire
de Trosberg (minuesanger) et Tellikon. Je trouvai, dans
ces mois de madame, une consolation. J'étais peu accou-
tumé à ces douces paroles; mais elle s'échappa bientôt
dans un autre appartement, dont nulles prières ne la purent
tirer. »
Y a-t-il dans toutes ces paroles de l'amant infortuné , y
en a-t-il une seule qui ne soit baignée de larmes? larmes
du cœur, de l'innocence, de l'amour pur! En les lisant,
on se demande si une telle délicatesse de sentiments en-
trait dans les âmes héroïques du moyen âge.
La poésie d'amour consolait aussi, dans le même temps,
de ses malheurs et de sa captivité, le comte Jean de Habs-
bourg. Cet ennemi déclaré des Zurichois, prisonnier dans
la tour des Vagues {Wellenberg), qui sort de la rivière de
la Liramatt avec une sombre majesté , composa , dans le
(0 Aiguillier, vieux mw que nous avons préféré à élui i aiguiltej.
Chillon zurichois (1), son lai d'amour populaire, et imité
par Goethe : ichwein ein wisses bluemelin. Nous avons
essayé d'en traduire une slance dans le style du temps :
« Je cognois blanche (lorélo,
« Comme beau ciel miroyant,
« Là-bas dans la rampngneUe,
«On la nomme, Souviens-l'en!
a Mais, Ia5, ne l'ai plus irovée,
« La froidure el la rousée
« Auront flélri son corps gent. »
Un troubadour plus illustre étendit le cercle de la poésie
d'amour , et y donna une grande place aux sympathies
nationales. Le sir Walter von der Vogelv\-eide , surnommé
de son temps le grand-maitre, et dans le nôtre, honoré
comme un poêle patriotique et fécond par les amis de la
vieille poésie. Il était né en Thurgovie, sur les bords de ce
Rhin, père des grands hommes, et dans la patrie des Son-
nenberg, des Walter de Klingen, des Wengi. Emmené, dès
sa tendre jeunesse, à la cour des ducs d'Autriche à Vienne,
il y apprit l'art des vers. Les dissensions intestines de l'Al-
lemagne développèrent de bonne heure dans celle àme
indépendante et fière un sentiment profond de nationa-
lité et de haine, qui est un des caractères de sa poésie. II
n'en fut pas moins l'un des zélateurs de la croisade, et dans
maint de ses poèmes respire la religion la plus suave el la
plus sublime. Il mourut au commencement du quatorzième
siècle, à Wurtzbourg, dans la Franconie, qui forme aujour-
d'hui l'un des cercles de la Bavière. Vogelweide a eu de
nosjours un biographe. C'est Louis Uhiand, le poêle peut-
être le plus populaire de l'Allemagne (2).
Vogelweide, comme presque tous les minnesauger, avait
voué un culte aux femmes, mais aux femmes de son pays,
qu'il allait chantant achevai de la Seine à la Murg, et du
Pô à la Drave, un violon à la main.
« De l'Elbe au Rhin, et du Rhin aux confins de la Hon-
grie, sont les meilleures femmes que j'aie vues jamais. Ou
en peut voir ailleurs à corps gentil et à douce àme; mais,
Dieu, là, je le jure, les femmes sont mieux que les filles
ailleurs.
« En Allemagne, les hommes sont bien faits. Nos fem-
mes sont pareilles aux anges. Qui les déprécie a été induit
en erreur. Comment le comprendre autrement? Oh! qui
veut trouver vertu et amour pur, doit venir en notre pays.
Il est plein de délices; puissé-je y vivre longtemps ! »
La tendresse du poète n'est pas toujours intime, mais
ses peintures élincellent de vivacité et d'éclat.
Les stances suivantes ne forment-elles pas un joli petit
poëme oriental, comme ceux du persan Ferdusi dans son
Schah-Namah ?
C'est un pendant gracieux au poëme mélancolique de
Hadloub.
« Je connais mainte fleur blanche et rouge, là-bas, bien
loin, dans ce pré où jolis oisillons chansonnent! Allons les
y cueillir tous deux, ma mie]
€ Elle a reçu mon présent comme un enfant reçoit ua
plaisir : ses joues se colorèrent comme la rosée mêlée au
lis, ses yeux se baissèrent de pudeur, et elle se pencha
vers moi. Ce fut ma récompense.
« Sous les tilleuls de la prairie, où nous nous reposâmes
ensemble, voyez les fleurs et les herbes brisées! Dans un val-
(0 Qui ne connaît, au bord du Léman, le dramatique château de
Chillon, fondé par Pierre de Savoie ou le petit Charlemagne, à la Ca
du 13' siècle, et où languit six ans Bonnivard, chanté par Byron!
(2) l'hland, dans l'écrit intitulé : Walter ton der Vogelweide, ein
ail deuischer Dichter geschildertion l- lA^«d(Cotta,âTublngueel
Slultgard, 1822, in-go).
88
LECTURES DU SOIR.
Ion, près du petit bois Tandaradaï , gaiement chantait le
rossignol ! »
La beauté, comme on le voit , séduisait le troubadour.
Ces vers exhalent un parfum de douce passion , mais ne
doutez pas que la femme belle ne lui apparût encore plus
belle, ornée de la vertu, cette beauté intime. Voici quel-
ques inspirations écloses à cet idéal.
€ 0 pleines de douceur, et comme parfumées sont les
femmes pures ! Dans l'air, sur la terre, dans les campa-
gnes, rien d'aussi délicieux! les fleurs, les lis brûlants de
la rosée de mai sur l'herbette, et le chant des oiseaux, sont
des joies pâles à côté de la joie du cœur que donnent les
femmes pures. Où une belle femme jette son regard, la
tristesse s'éteint, tant sa bouche vermeille rit doucement
d'amour; tant les rayons de ses yeux caressants vont pro-
fond dans Tàme de l'homme !... Dieu a exalté et honoré les
femmes pures. »
Mais au retour de la Palestine, où il a combattu sous
Frédéric II, et vu son prince se couronner lui-même dans
l'église du Saint-Sépulcre , d'autres pensées occupent le
poète, des images plus sérieuses s'étalent à ses yeux. Sa
tète s'est blanchie, et la vue des lieux saints a élevé son
âme vers une autre région ; le monde perd peu à peu ses
couleurs, à mesure que le soleil de l'infini se lève de der-
rière les montagnes.
« Hélas ! oui , toutes les douces choses ont fui ! Je vois
Tanière bise se déverser même sur les rois! Oui, la terre à
la vue est belle, verte et rouge, mais au dedans de couleur
noire comme la mort. Que celui qu'elle a séduit cherche
une consolation , une peine légère expiera d'énormes on"en-
ses. Pensez-y, chevaliers! c'est votre affaire, vous qui por-
tez le heaume léger, l'anneau de fer, le solide bouclier et
répée bénite. Plaise à Dieu que je sois digne d'un tel triom-
phe ! Je voudrais dans mon indigence mériter une aussi
riche récompense ! Je ne pense ni aux terres, ni aux trésors
des princes, mais à la couronne éternelle. D'autres cou-
ronnes, un mercenaire peut vous les enlever d'un coup
d'épée!Ah! que ne puis-je faire encore le doux voyage
par delà les mers? Je dirais alors, c'est bien; et ne me
plaindrais plus jamais. »
Citons aussi de cette poésie de Vogelweide ces deux pas-
sages, véritables tableaux, d'un dessin énergique , et re-
marquablement beaux dans leur simplicité: le crucifiement
de Jésus, et sa mort.
« Pécheur , songe aux soufl'rances de' Dieu pour nous,
et que le remords ronge ton âme. Le corps déjà transpercé
d'épines aiguës, le supplice de la croix vint encore aug-
menter son martyre. On lui enfonça trois clous aux mains
et autant dans les pieds: Marie la douce pleura douloureu-
sement quand elle vit des deux plaies de Jésus le sang
jaillir ! Jésus parla tristement du haut de la croix : « Mère,
« voire douleur est ma seconde mort; Jean, apaise la dou-
« leur de l'amour. »
Dans cette première peinture, la douleur du Sauveur
conserve je ne sais quoi de doux, de raphaélique, de divin !
Mais dans le suivant, figures, draperies, roses, sentiments,
tout prend un appareil de terreur et de mort, consumvia-
tum est; on sent que l'IIomme-Dieu a bu le calice.
L'aveugle dit à son valet : « Enfonce l'épéc dans son
cœur, je veux terminer ses tourments! L'épée est levée
contre le Roi des rois. Marie, devant la croix, jette des san-
glots profonds ; elle perd ses couleurs et ses forces dans la
poignante amertume, car elle voit son fils mourir dans les
tortures ; et quand Longin plongea son épée dans le sein
du Christ, elle tomba éperdue, inanimée, sans voix! Son
cœur se brisa de douleur; la croix commençait à se rougir
du sang innocent. »
Poète jusqu'au dernier jour, un reflet de poésie éclaire
encore l'acte dans lequel SValter von der Vogelweide dé-
posa ses dernières volontés.
€ Je veux, dit-il dans son testament, que les oiseaux
trouvent des grains de froment et à boire sur mon monu-
ment funéraire. On creusera donc dans la pierre sous la-
quelle je dois reposer, quatre petits trous pour y déposer
la nourriture de chaque jour. »
Walter von der Vogelweide mourut à Wurtzbourg en
Franconie, à la fin du treizième siècle.
Ai-EXANDr.E DAGL'F.T.
U1\E SELLE DE L'EMPEREUR.
Détails de la selle.
Il existe à Paris un musée des plus curieux , et sans
fxcmple peut-être au monde, Les artistes pourraient y puiser
des documents d'une authenticité irrécusable, et qui ne se
trouvent que là, sur les habitudes, sur les usages et sur le
ÎML\SÉE DFS FAMILLES.
89
Détails d'équipement.
ejf/^/A
Hiruaclieineiit comiiiit.
DECEMBRK 18t;{.
— I 2 — ONZISMI TQLUMt.
00
LECTURES DU SOIR.
mobilier de Taristocralie française, depuis le seizième siè-
cle jusqu'à nos jours. On ne saurait s'imaginer tout ce qu'il '
s'y trouve réuni d'objets d'un travail admirable et d'une
exécution qui alleste la main des premiers arlistcs. Un soin
intelligent préside à leur conservation, et les maintient
dans leur fraîcheur et daus leur éclat primitif.
Ce musée, c'est le Garde-Meuble.
Par malheur, le Garde-Meuble n'est point ouvert au pu-
blic, et s'il nous a clé possible d'y puiser aujourd'hui, nous
le devons à l'obligeance d'un de ses conservateurs. Ce ne
sera point là, du reste, le seul emprunt que nous lui fe-
rons.
Parmi les richesses du Garde-meuble , les souvenirs
impériaux tiennent un grande place. On y trouve beau-
coup des meubles qui ornaient les habitations de Napo-
léon , de Joséphine et de Marie-Louise. Ce qui nous a
frappé surtout, ce sont les selles de bataille et de parade
de l'Empereur, dont on a vu les dessins exacts aux deux
pages précédentes.
Voici comment se composait l'équipage de campagne de
Napoléon, en 1812, au moment du départ pour la guerre
de Hussie.
Un équipage léger, fort de soixante-seize chevaux, et
un équipage d'expédition , fort de cent soixante chevaux.
Deux cent quarante chevaux devaient transporter les gros
bagages; il y avait , en outre , un dépôt de vingt-quatre
chevaux ; ce qui faisait un total de cinq cents chevaux et
de soixante-quatre voilures.
Une somme de quatre cent mille francs fut mise à la dis-
position du grand-écuyer, pour achat, confection et répa-
ration de ces équipages. On y ajouta trois cent mille francs
pour la nourriture des chevaux et les autres frais d'entre-
tien. Total sept cent mille francs.
Le budget ordinaire de l'écurie s'élevait à trois rail-
lions.
Les voitures de l'Empereur se divisaient en trois classes.
D'abord, deux étaient alfectées à son service particulier;
une berline, deux autres pour sa suite et pour ses aides-de-
camp, quatre calèches de course, en cas de besoin, et trois
voitures de bureau pour la secrétairerle d'État et le ca-
binet.
Douze voitures transportaient les gens de service; deux
calèches, la chambre; une voilure, la garde-robe-, quatre,
la bouche; deux fourgons, le menu service; deux aulres,
les tentes, etoifin une gondole, les valets de pied.
Les voilures qui renfermaient des papiers précieux
marchaient toujours au milieu de la vieille garde, et res-
taient confiées à un officier de grenadiers, commandant ua
fort détachement de celle arme.
Six chevaux ou mulets, conduits par trois hommes, me-
naient chacune de ces voilures.
Véquipage /c'yer comptait vingt mulets de bat pour la
cantine, les lits , les tentes , etc. Un vaiet de chambre , un
maître d'hôtel, deux cuisiniers, deux valets de pied et deux
palefreniers, tous à cheval, étaient toujours réunis à l'équi-
page léger.
Il y avait encore dix brigades de douze chevaux de selle,
deux chevaux de bataille, un d'allure, pour PEmiiereur,
et neuf pour le grand-écuyer, l'écuycr de service, le page,
le chirurgien, le piqueur, le mameluck el trois palefrC'
niers. Chacune de ces brigades était désignée par le nom
d'un des chevaux de l'Empereur. Jamais les porle-man-
leaux n'étaient portés en croupe des chevaux*; ils res
laient toujours déposés sur quatre petites charrcltes en
osier qui suivaient.
Le trésor formait un service à part, ainsi que l'ambu-
lance, composée d'un médecin, d'un chirurgien et d'un
pharmacien à cheval : tout ce qui était nécessaire à leur
service marchait à dos de mulet.
L'Empereur, à l'armée , montait presque toujours des
chevaux arabes, équipés d'une selle à la française, en ve-
lours cramoisi ; la housse était de drap de même couleur,
avec un double galon d'or.
Les jours de revue , la housse était en outre garnie de
franges d'or à graines dépinard, el le cheval était nallé.
L'Empereur avait dans ses fontes une paire de pistolets
toujours tenus en état par le mameluck ou, à son dé-
faut, par le piqueur de service. Un piqueur suivait, por-
tant en bandoullière la lunette de l'Empereur. Il avait en
outre, dans ses fontes, un poulet rôti, une bouteille de vin
de Bordeaux, un pain el un gobelet. Un flacon d'argent,
rempli de vieille eau-de-vie, servait rarement à l'Empereur,
niais souvent aux soldats blessés près du grand capitaine.
Au bivouac, quoiqu'on dressât toujours une tente, l'Em-
pereur ne se couchait presque jamais ; il enfourchait une
chaise, s'ajipuyail sur le dossier, et finissait par s'endor-
mir dans celte attitude. Les jours de pluie. Napoléon se ré-
fugiait dans un tandaulais, sorte de voilure avec un lit et
une table pour écrire.
Tous les malins, quelque graves que fussent les événe-
ments militaires. Napoléon faisait sa toilette avec un soin
extrême , et se rasait avec la plus minutieuse attention.
A.-T.
m là m mm^'à'î^n sa ùasiiaîaaaa^
L'élranger qui veut se former une juste idée du carac-
tère des Anglais ne doit point borner ses observations à la
métropole ; il doit pénétrer dans la campagne , séjourner
dans les villages elles hameaux; il doit visiter les châ-
teaux, les maisons de campagne, les fermes, les chaumiè-
res ; il doit jinrcourir les parcs el les jardins, se promener
le long des haies et des vertes pelouses; entrer daus les
cimetières qui entourent les églises de campagne , assister
aux veillées, aux foires et autres félcs champêtres ; il doit
enfin observer le peuple dans toutes ses diverses con-
ditions , s'il veut connaître ses mœurs et son caractère.
Dans quelques pays, la fashion et l'opulence de la na-
tion se trouvent concentrées dans les grandes villes; là
seulement vous trouvez une société élégante el intelligente,
tandis que la campagne est presque exclusivement habitée
par le paysan grossier. Mais en Angleterre, la capitale
n'est qu'un lieu de réunion , un rendez-vous général, où
les classes élevées viennent consacrer une pelile portion de
l'année au plaisir elà la dissipation, puis retournent, après
s'être donné cette espèce de carnaval , reprendre de nou-
MUSÉE DES FAMILLES.
91
veau les habitudes de la vie champêtre , qui semblent leur
convenir beaucoup mieux. Les différentes classes de la so-
ciété sont donc ainsi répandues sur toute la surface du
royaume, et les lieux les plus retirés offrent un échantillon
de tous les rangs.
Les Anglais, en effet, ont un sentiment profond des
beautés de la campagne ; ils sont fort sensibles aux char-
mes de la nati'.re et aiment avec passion les plaisirs et les
occupations champêtres. Ce goût semble inné chez eux;
car même les habitants des villes, qui sont nés et qui ont
été élevés au milieu des murs en briques et du tumulte des
rues, contractent très-facilement les habitudes de la cam-
pagne, et montrent une aptitude singulière pour les occu-
|)alions qu'elle nécessite. Le marchand a sa petite retraite
dans le voisinage de la capitale, et souvent il déploie au-
tant d'orgueil et de zèle dans la disposition de son parterre
et la culture de ses arbres fruitiers qu'il en montre dans
la conduite de ses affaires et le succès de ses entreprises
commerciales. Ceux même qui, moins heureux, sont
condamnés à passer leur vie au milieu du trafic et des af-
faires, tâchent du moins de se représenter autant qu'ils le
peuvent l'aspect riant de la nature. Dans les quartiers les
plus obscurs et les plus sombres de la Cité, les fenclres
du salon resseniblent fréquemment à un parterre; chaque
coin susceptible de végétation a son gazon et sa plate-
bande ; et chaque squarre son parc artiCciel distribué avec
goût et brillant d'une fraîche verdure.
Ceux qui voient les Anglais seulement à la ville, sont
disposés à se former une opinion peu favorable de la socia-
bilité de leur caractère. Tantôt absorbés par les affaires, ou
distraits par un million d'engagements qui leur consument
à la fois leur temps, leur intelligence et leurs senti-
ments, dans cette immense cité de Londres ils ont ordi-
nairement un air soucieux et rêveur. A peine arrivent-ils
dans un lieu qu'ils désirent le quitter ; s'ils parlent d"un su-
jet, leur esprit s'occupe d'un autre, et pendant qu'ils sont
chez un ami, ils calculent ce qu'ils doivent économiser de
temps pour faire toutes les visites qu'ils ont à rendre dans
la matinée. Lue capiiaie immense comme Londres doit
rendre ceux qui l'habitent égoïstes et intéressés. Dans
leurs rencontres fortuites et rapides, ils ne peuvent qu'é-
changer quelques phrases banales. Ils ne peuvent montrer
que la froide superficie de leur caractère. Une entrevue ne
peut leur laisser le temps de montrer les brillantes qualités
qu'ils ont reçues de la nature.
C'est à la campagne que l'Anglais donne l'essor à ses
sentiments naturels. Il quitte avec joie les froides forma-
lités et les insipides civilités de la ville ; il se dépouille de
SOS habitudes de réserve pour se livrer à une eaielé fran-
che et sincère. Il s'efforce de rassembler autour de lui tout
ce qui rend la vie douce , agréable , et bannit toute con-
trainte ; sa maison abonde de tout ce qui peut être néces-
saire soit à une retraite laborieuse, soit aux plaisirs de l'in-
térieur, ainsi qu'aux exercices de la vie de campagne. Li-
vres, peintures, musique, chevaux, chiens, on trouve
sous la main tout ce qui peut contribuer à l'amusement.
La contrainte ne s'exerce pas plus sur les hôtes que sur
lui-même; il exerce l'hospitalité dans sa véritable accep-
tion, car il prépare tous les moyens d'amusement, et laisse
chacun s'y livrer selon ses goûts.
Le goût que les Anglais mettent dans la culture des ter-
res et du jardinage n'a pas encore été surpassé. Ayant
étudié attentivement la nature , ils ont un sentiment ex-
quis de ses beautés et de ses harmonies. Ces charmes,
qu'en d'autres pays elle ne prodigue qu'aux solitudes sau-
vages, sont ici rassemblés au milieu des habitations. Ils
semblent avoir saisi le secret de ses grâces furtives pour
les répandre comme par enchantement autour de leurs
rustiques séjours.
Rien de plus imposant que la magnificence d'un parc
anglais. De vastes prairies, semées çà et là de groii|)es
d'arbres gigantesques, étendent au loin leur riche tapis de
verdure. On admire encore la beauté des bosquets et les
clairières au milieu des bois ; ici traversent en silence de
nombreux troupeaux de daims ; là, c'est le lièvre qui s'é-
lance en bondissant vers son gite, ou le faisan qui prend
tout à coup son essor. Instruit par la main des hommes à
former les détours les plus gracieux, !e ruisseau va se ren-
dre dans un lac de cristal ; l'étang solitaire réfléchit à la
fois les arbres doucement agiles et la l'euille qui dort sur
son sein immobile, et laisse apercevoir la truite se prome-
nant tranquillement au milieu de ses eaux limpides ; plus
loin, quelque temple rustique, ou une statue de sylvain
que le temps a couverte d'une mousse humide, donne à
ce lieu désert un aspect auguste et antique.
Ce ne sont là que quelques traits d'un parc; mais ce
qui m'enchante le plus, c'est le talent créateur avec lequel
les Anglais décorent les modestes demeures de la classe
moyenne de la société. La plus grossière habitation, le
coin de terre le plus petit et le plus ingrat devient, dans
les mains d'un Anglais qui a du goût, un petit paradis.
Son œil exercé voit tout d'abord ce qu'il peut valoir, et
son imagination crée le futur paysage. Par ses soins, le
terrain stérile devient uue terre féconde, et c'est avec
peine qu'on aperçoit les opérations de l'art qui ont pro-
duit ces changements merveilleux. Le soin avec lequel il
taille quelques-uns de ses arbres, la prudence avec la-
quelle il en élague d'autres, l'agréable distribution de
fleurs et de plantes d'un tendre et gracieux feuilkise, l'in-
troduction d'une petite colline couronnée de verdure; la
percée ménagée à dessein pour laisser voir au loin un ho-
rizon bleuâtre ou une nappe d'eau claire et limpide ; tou-
tes ces dispositions sont ordonnées avec un goût délicat
qui témoigne d'une tranquille assiduité; elles sont comme
la dernière louche que donne le peintre à un tableau fa-
vori.
Le séjour que les gens de fortune font à la campagne a
répandu dans l'économie rurale un goût et une élégance
qui s'étendent même aux dernières classes. Le laboureur
lui-même tâche d'embellir sa chaumière et son modique
coin déterre. La haie bien taillée, le boulingrin placé de-
vant la porte, la plate-bande bordée de buis, le chèvre-
Ceuille qui grimpe contre la muraille et suspend ses bran-
ches au treillage, le pot de fleurs sur la fenêtre, le houx
qu'une main prévoyante a planté autour de la maison pour
tromper la tristesse de Ihiver en présentant l'image d'un
été artificiel ; tous ces objets montrent l'influence du goût
qui , né dans les rangs élevés de la société, s'est ré|)andu
dans tous les esprits. Si jamais l'amour, comme le disent
les poètes, se piait à visiter une chaumière, ce doit être
celle d'un paysan anglais.
La passion que les hautes classes de l'Angleterre ont
montrée pour la vie champêtre a produit un grand et salu-
taire effet sur le caractère national : à la place de cette déli-
catesse efféminée qui, dans beaucoup de pays, caractérise
les hommes de distinction, la noblesse anglaise allie l'élé-
gance à la force, et la vigueur du corps à la fraicheur ;
avantages que j'attribue à la vie qu'ils passent à l'air pur et
à leur ardeur pour les jeux de la campagne. Ces exercices
hardis conservent à leur esprit une force inaltérable, et à
leurs manières cette mâle simplicité que les folies et les
dissipations même de la ville ne peuvent pas facilement
92
LECTURES DU SOIR.
altérer et qu'elles ne détruisent jamais entièrement. A la
campagne, les différentes classes de la société paraissent
se rapprocher plus librement et être plus disposées à se
réunir et à s'obliger mutuellement. Les distinctions n'y
sont pas aussi marquées que dans les villes. La manière
dont la propriété a été répartie dans les fermes et dans les
domaines peu considérables, a établi uiie gradation régu-
lière du seigneur aux classes de la petite noblesse, et des
petits propriétaires aux riches fermiers, jusqu'aux simples
paysans, et tandis qu'elle a ainsi uni les extrêmes de la so-
ciété, elle a répandu dans chaque classe intermédiaire un
esprit d'indépendance. Il faut avouer qu'aujourd'hui il
n'en est pas comme autrefois, les biens considérables
«yant, dans quelques années de désastres encore récents,
absorbé les moins grands, et dans plusieurs parties du
pays, presque détruit les petits fermiers. Je pense cepen-
dant que ce ne sont que des commotions passagères dans
le système général dont je viens de parier. Il n'y a rien de
bas et de vil dans les occupations de la campagne. Elles
conduisent l'homme au milieu des grandes et magnifiques
scènes de la nature et le livrent aux médilalions de son es-
prit, que vivifient les influences extérieures les plus pures
et les plus nobles. Aussi l'homme du monde ne trouve-t-il
point avilissant pour lui de communiquer, à la campagne,
avec les derniers ordres, tandis qu'à la ville ce n'est que par
hasard qu'il a des relations avec ceux qui sont au-dessous.
Il se dépouille de sa réserve orgueilleuse, content de faire dis-
paraître les distinctions de rangetde goûter les plaisirs purs
et véritables d'une vie simple et frugale. Je crois que c'est
une des causes qui ont rendu la grande et la pctile no-
blesse plus affables à l'égard des' classes inférieures que
dans les autres pays, et qui ont fait supporter aux petits
nobles des charges et des calamités excessives, sans mur-
murer de l'inégale répartition des fortunes et des privi-
lèges.
On doit attribuer à ce mélange de la société polie cl de la
société campagnarde les belles inspirations de la poésie
pastorale parmi les Anglais, et ces incomparables descrip-
tions de la nature dont abondent les poêles, qui, depuis
€ la fleur et la feuille » de Cliauccr, ont conlmué à faire
naitre dans nos cabinets l'agréable fraîcheur el l'odeur
suave d'un paysage couvert de rosée. Ceux qui, dans les
autres pays, ont cultivé ce genre de liltérature, nous pa-
raissent avoir rendu à la nature une visite de hasard et ne
connaissent ses charmes que superficiellement : mais les
poètes anglais ont longtemps vécu avec elle; ils ont pénétré
dans ses asiles les plus secrets, surpris ses moindres ca-
prices. Le zéphyr qui ride la surface de l'onde, le léger mur-
mure de la feuille qui tombe, la chute d'un caillou roulant
dans un ruisseau, l'odeur qu'exhale l'humble violette, la
marguerite qui déploie le matin ses tciules cramoisies;
tous ces divers accidents ont élé saisis par des observa-
teurs délicats et pleins de sentiment, et ont servi de texte
à de touchantes moralités.
Ce goût des personnes distinguées pour les occupations
champêtres adonné à la campagne une étonnante physio-
nomie. Une grande partie de l'Angleterre forme un terrain
plat et uni, et elle serait monotone sans les charmes de la
culture : mais elle est garnie, et pour ainsi dire, semée de
châteaux et de palais, et environnée de parcs et de jardins.
Elle n'offre pas de points de vue magnifiques, mais des ha-
bitations commodes où l'on goûte un repos sûr et tran-
quille. Chaque ferme, chaque toit couvert de chaume pré-
sente un tableau , et comme les chemins forment des
détours continuels et que la vue est coupée de haies vives
et de bosquets charmants, l'œil voit avec plaisir la succes-
sion perpétuelle de petits paysages d'une beauté enchante-
resse.
Le grand charme du paysage anglais est dans le senti-
ment moral qu'il fait naitre. Il s'associe dans notre esprit
aux idées d'ordre, de tranquillité, de principes sages el
modérés, de coutumes vénérées el d'usages respectables.
La vieille église, d'une architecture gothique, avec son por-
tail bas et massif, sa lour antique, ses fenclres ornées de
vitraux de couleurs varices, le soin scrupuleux avec lequel
on veille à sa conservation, les monuments des guerriers el
des hommes illustres des anciens temps, les pierres sépul-
crales qui rappellent les générations passées des fermiers
robustes, dont les descendants labourent encore les mêmes
champs et prient aux mêmes autels , tout parait être le
produit de siècles heureux el paisibles. Le presbytère, édi-
fice irrégulier, dont une partie est antique et l'autre réparée
et changée selon le goût de l'époque et des différents pro-
priétaires qui l'ont habité, le village voisin, ses chaumières
vénérables, le tapis de verdure abrité par les arbres sous
lesquels les ancêtres de la génération actuelle se sont livrés
à la joie ; la vieille demeure dune famille isolée dans un
petit champ, et qui semble regarder avec un air de pro-
tection la scène dont elle est environnée ; tous ces traits
particuliers au paysage anglais annoncent le calme et la
sécurité, l'héritage des vertus domestiques et de l'allache-
ment au lieu, qui donnent une idée touchante du caractère
moral de la nation.
Le dimanche malin, c'est un beau spectacle, lorsque le
son mesuré de la cloche se fait entendre dans les campagnes
tranquilles, de voir les paysans, vêtus de leurs plusbeaux
habits, se diriger en foule vers l'église. Mais on éprouve en-
core plus de charme en les trouvant , sur la fin de la jour-
née, réunis à la porte de leur chaumière : ils semblent
jeter des regards satisfaits sur les ornements dont ils ont
' eux-mêmes embelli leurs habits.
Celle délicieuse sensation, celte affection paisible qui
réside dans les familles, est la mère des vertus les plus
solides el des plus pures jouissances (I).
Traduit de lanylais par Alb. DEBOUT.
(i) L'aulfur termine ces ronexioni par la citation d'un long pa>-
ia!:e d'un poéie anfdais , ce Ubirau de la vie champêtre offre peu d'in-
tér£l traduit, tout ion charme coosisie dana uae Teriincaiiou Tarile.
ÉTUSES FS^SIOLOGIQUES.
LE LAZZAROXE IVAPOLITAIX.
De tous les êtres sublunaires, le lazzarone est assurément
l'un des plus difficiles à définir. Appartenant à la race hu-
maine par sa conformation, il en diffère totalement par ses
habitudes. On pourrait dire qu'il tient le mili«u entre le
IMUSEE DES FAMILLES.
93
bipède et le reptile. Il participe à la fois de l'homme et du
lézard. Comme le lézard, il rampe pendant la grande cha-
leur du jour: il marche comme l'homme pendant les heu-
res fraîches du matin et du soir.
II vil de soleil et de macaroni; le soleil, Dieu le lui
donne; le macaroni, les hommes le lui vendent. Comme
il ne possède rien, il faut, pour le payer, qu'il acquière;
pour acquérir, il faut qu'il travaille. Telle est la raison qui
le force d'abandonner, pendant quelques instants de la
matinée, la vie horizontale, qui seule lui convient, pour
l'existence perpendiculaire, à laquelle le Créateur con-
damna tous les individus du genre homme :
Oi homini lublime dédit, cœlumqiie tucri
Juiiil et erecloi ad lidera tollere vultuf .
Toutefois ce dérangement est peu pénible. En tous pays,
trois sous sont bientôt gagnés, et trois sous suffisent au
besoin du lazzarone.
Voici comment il distribue son budget ; pour le maca-
roni, un sou et demi , c'est le nécessaire; pour l'eau gla-
cée (le lazzarone n'en boit pas d'autre), un dcmi-sou, c'est
le luxe. Reste un sou qu'il partage entre le tabac et l'im-
provisateur, c'est le plaisir physique et le divertissement
de l'esprit. Pour gagner ces trois sous, il suffit de porter
le sac de nuit d'un voyageur. Si le voyageur est généreux,
et qu'au lieu de trois sous il donne un curlin, le lazzarone
se repose pendant trois jours, car tant qu'il a quinze cen-
times devant lui, il ne bougerait pas pour un empire. A
quoi bon? sa journée est assurée; le soleil est si beau au-
jourd'hui ! et demain n'est pas encore. Un supplément
n'ajouterait rien à sou bien-être, et cette modique somme
fait face à tous ses besoins. Il ne lui faut pas de maison,
c'est la voûte du ciel qui l'abrite ; le feu lui est inutile,
c'est le soleil qui le chauffe. Quant aux vêtements, il s'en
dispenserait volontiers ; mais, la police les lui imposant, il
les réduit à leur plus simple exiuession. Son costume con-
siste en un caleçon et une chemise de toile; encore ces
deux objets sont-ils d'ordinaire dans un tel état de déla-
brement qu'ils laissent à nu plus que les bras, les pieds ,
les jambes et la poitrine du lazzarone. C'est que ses reve-
nus ne lui permettent pas de les renouveler souvent. 11
ne peut même en faire l'acquisition ; cette mince toilette
est, avec un caban et un bonnet de laine brune, tout ce
qui lui reste de quelque grand profit de sa jeunesse. Aussi
est-il à remarquer que plus le lazzarone avance en âge,
plus son caban est misérable. I.'homme et l'habit se sont
usés ensemble, et l'ornement de ses jeunes années est
devenu le compagnon de ses vieu.x jours.
En outre, le lazzarone possède un panier d'osier, long
et plat. Ce panier lui est absolument indispensable : il s'en
sert à tout instant. Faut-il, pour gagner ses trois sous,
qu'il transporte quelque chose? le panier est sa voilure;
pleut-il? il met son panier sur sa tète en guise de para-
pluie ; le soleil est-il trop aident? le panier devient pa-
rasol; la terre est-elle humide et veut-il s'asseoir? le pa-
nier se transforme en fauteuil ; enfin la nuit, quand il veut
dormir, ce panier est son lit ordinaire. De même que son
caban forme toute sa garde-robe, ce panier compose tout
son mobilier; il ne s'en sépare jamais ; comme l'escargot,
il traîne toujours sa coquille; il porte avec lui toute sa for-
tune, comme Bias.
La journée du lazzarone se divise tout simplement : après
le petit travail obligé du matin , il se rend sur un des quais,
à sa place favorite, se couche dans le panier dont nous
venons de parler, et regarde son ciel d'or et sa mer toute
Lieue. Puis le sommeil le prend, il ferme doucement les
yeux. S'il se réveille, ses regards tombent encore sur les
flots qui étincellent, sur les arbres fleuris de la Chyaja ; l'air
est tiède, il le respire avec ivresse; il n'a pas un souvenir
qui l'attriste, pas une espérance qui l'attire, pas un souci
qui le tourmente ; personne ne s'inquiète de lui , il ne s'in-
quiète de personne; le soleil chauffe délicieusement ses
membres, il se retourne avec volupté. Si, dans cet instant,
vous passez devant lui, il tend la main, espérant que vo-
tre charité le dispensera de se déranger le lendemain. Si
vous lui donnez, il ne vous remercie pas; si vous ne lui
jetez rien, il relire sa main en murmurant de la peine in-
utile qu'il a prise, et se rendort. Ainsi se passe la journée.
Le soir, il se dirige vers le môle, et, selon la disposition
de son esprit, il choisit parmi les trois improvisateurs
dont la jetée de Naples est le théâtre. Le premier raconte
des histoires terribles; le second des aventures burles-
ques ; le troisième lit V/^rioste ou le Tasse. L'improvi-
sateur le plus aimé du môle est un petit vieillard vêtu
d'un habit noir, de culottes courtes, d'un chapeau à cor-
nes, et portant sur le nez de grandes besicles bleues. D'une
main , il tient un livre, et de l'autre une baguette blanche,
à l'aide de laquelle il gesticule avec frénésie, au grand con-
tentement de l'auditoire déguenillé qui l'entoure. A celui-
là, le lazzarone donne très-libéralement le demi-sou qu'il
a économisé à cet effet. Mais si l'homme aux lunettes est
absent, et que son successeur soit moins habile , le lazza-
rone, au lieu de le payer, achète des figues et les mange
tranquillement sans l'écouter. Après le spectacle, il re-
tourne à sa place du matin , revêt son caban , et passe la
nuit à dormir ou à rêver au clair de lune. Le lendemain,
il recommence; rien n'a changé pour lui.
La pluie seule, et, Dieu merci, elle est rare à Naples,
bouleverse toute son existence. Elle lui interdit le quai,
le môle, la vue de la mer; alors il se retire sous le por-
tique d'un palais. Comme ce jour-là l'eau frappée lui se-
rait désagréable , et que l'improvisateur n'improvise pas,
il dépense en tabac ce que lui coûtent ordinairement la glace
et la poésie. Sa pipe, de terre rouge, ne quitte pas sa
bouche , et son parfum lui fait prendre en patience la sé-
vérité du ciel.
Outre qu'il doit se soumettre, ainsi que tous les mortels,
aux intempéries de l'atmosphère, le lazzarone ne peut
pas toujours vaincre ce besoin de mouvement qui est in-
hérent à la nature humaine; il a des fantaisies tout comme
un autre. Le désir le prend quelquefois d'aller à Portici
visiter un de ses anciens amis. Il ne songe pas un instant
il faire cette course à pied. Jamais un lazzarone ne se sert
de ses membres pour son plaisir. Il prend une voiture,
un corricolo. Le corricolo de Naples est une sorte de til-
bury atlelé d'un petit cheval, et qui semble construit pour
porter deux personnes ; mais seize lazzaroni s'y placent
facilement. Les uns sont à cheval sur le brancard ; les
autres, couchés dans un pjjnier suspendu sous la caisse
du tilbury, s'y trouvent dans la position des chiens de
nos roiilicrs. Sept ou huit des voyageurs, pressés les uns
contre les autres, se tiennent à l'arrière, debout comme
des matelots sur une vergue, portés par un bâton dis-
posé tv cet effet. Le cocher est habituellement de ce nom-
bre ; c'est par-dessus la tète des personnages assis dans la
caisse du véhicule qu'il conduit et fouaille son petit che-
val couvert de grelots. Le tarif de cet équipage, qui va
toujours au grand galop, est proportionné à la fortune du
lazzarone; et, comme ce jour-là encore la conversation de
l'ami remplace les histoires du môle, il donne au cocher
le salaire de l'improvisateur.
Le lazzarone a d'ailleurs presque toujours un frère co-
94
LECTURES DU SOIR.
cher et un autre frère moine. Le premier le transporte, le
second lui donne à diner le dimanche. En cela, les moines
sont une des grandes puissances du gouvernement napo-
litain ; eux seuls savent contenir cette population qui, bien
qu'endormie, peut se ranimer (ce ne serait pas la première
fois), et qui se trouverait au réveil d'autant plus terrible
que, n'ayant rien à perdre, elle pourrait tout oser.
Le lazzarone est sujet à une autre fantaisie : quoique
sobre, il advient parfois, quand le ciel est bien clair, quand
son cœur est joyeux, qu'il songe au parfum d'une glace
à la vanille, au fumet d'une bouteille de vin blanc de Ca-
pri. Que faire? il n'a rien ; comment subvenir à cette dé-
pense imprévue? il a recours à une recette extraordinaire,
il vole. Dans ce nouveau métier, il apporte son esprit et sa
philosophie ordinaires. 11 n'existe en aucun pays de filou
aussi adroit, aussi froid que le lazzarone. A Naples, tout
le monde vous conte que lorsque les apprentis filous pas-
sent leur examen pour devenir maîtres voleurs, on leur
pose les questions suivantes :
— Où as-tu travaillé? demande l'interrogateur au pos-
tulant.
— A Paris.
— Tu ne sais rien.
— A Londres.
— Tu sais quelque chose.
— A Naples...
— A Naples! alors tu sais tout. Tope là, tu es des nô-
tres.
Le lazzarone fait surtout 8ans le foulard. Aussi le
voyageur qui, après s'être promené pendant une heure sur
la Chyaja ou sur le Largo del Castello, ne trouve pas, au
retour, son mouchoir absent de sa poche, doit se considé-
rer comme protégé de saint Janvier. Au resté, le lazzarone
vole avec plus de bonhomie encore que d'adresse. Il ne
prend que ce dont il a besoin. Le vol est pour lui une con-
séquence philosophique. Voici son raisonnement : « Tu
as le superflu, le nécessaire me manque ; nous sommes
frères, il est juste que nous partagions. »
Un vol si bien raisonné n'est plus un vol, c'est le com-
munisme mis en pratique.
Le lazzarone parait en être persuadé. Il fouille votre
poche avec le calme le plus parfait, .\-t-il la main lourde?
en vous retournant brusquement le prenez-vous sur le
fait ? il vous regarde. Si vous le menacez, il se sauve e»
vous faisant les cornes. Si vous riez, il rit avec vous et
vous promet d'être plus adroit une autre fois.
Un soir, j'étais sur le môle avec quelques officiers de
marine ; nous causions depuis une demi-heure, lorsqu'un
Napolitain de notre connaissance nous accosta.
— Savez-vous ce qui vient de vous arriver ? demanda-
t-il à M.***, commandant du Grenadier.
— Quoi donc? reprit le marin.
— Un lazzarone vous a volé.
M.*** chercha dans ses poches et y trouva leurs habi-
tants ordinaires.
— Oh ! continua le Napolitain , il n'a rien emporté. Il a
fait seulement une inspection, et rien decequevousaveznc
lui convenait. De la première poche il a tiré des gants ; ils
n'étaient pas neufs, il les a remis à leur place. Dans la se-
conde il a trouvé un mouchoir. Il était de toile, par consé-
quent impossible à vendre ; il l'a également laissé dans votre
poche, ne voulant pas vous priver d'un objet qui vous est
Utile et qui ne lui serait d'aucun usage.
— Et comment diable ne m'avez-vous pas averti ? de-
manda le marin.
— Si je vous avais averti, j'aurais appris ce soir combien
a de pouces la lame d'un stylet napolitain.
En effet, le lazzarone ne pardonne pas au dénonciateur.
En cela, il se montre rationnel comme de coutume. Car, si
on le dénonce, on le met en prison. Si on le met en prison,
on lui ravit le soleil, la vue de la mer, l'improvisateur. Et
que voulez-vous qu'un lazzarone devienne sans l'improvi-
sateur, sans la mer, et sans le soleil ? Il faut donc bien qu'il
tue le dénonciateur. Ces sortes de vengeances sont les seu-
les causes de celte distribution de coups de couteau qui se
fait si fréquemment, la nuit, dans les rues de Naples.
La nuit..., car le lazzarone ne se venge que lorsqu'il
peut le faire çans être vu et sans danger. Il n'est pas brave.
A quoi lui servirait la bravoure ? à se battre? mais s'il se
bat, il peut recevoir des coups ; et pour qui se battrait-il ?
pour le gouvernement? pour le roi? pour la liberté? Le
gouvernement, il ne le connaît pas ; son roi, c'est Dieu ; ca
liberté, c'est le soleil qui rayonne, c'est la mer qui mur-
mure, c'est l'air embaumé qu'il respire.
L'oisiveté est mère de tous les vices, a-t-on dit ; le laz-
zarone prouve chaque jour la véri:é de cet axiome. Mais,
tout en condamnant sa paresse, il faut lui tenir compte des
influences qui l'attirent et l'enchaînent dans cet état de
torpeur. Il subit la mollesse de sa nature et la douceur
énervante de son climat. Cet amour excessif du repos n'ap-
partient pas seulement au lazzarone, c'est le caractère dis-
tinclif de presque toutes les races méridionales. En obser-
vant depuis, à Constantinople, ces vieux Turcs qui passent
leur vie accroupis devant leurs maisons, les yeux errants
sur le Bosphore, l'âme perdue dans je ne sais quelle
vague rêverie, j'ai trouvé dans ces hommes, étrangers à
tout ce qui se passe dans ce monde , plus d'une analogie
avec le lazzarone. Seulement le Turc est plus naïf, et, il
faut bien le dire, plus dominé par sa religion. Il n'assas-
sine pas et ne vole jamais (1). Il aime à vivre, comme le
Napolitain, dans le silence, dans la solitude, dans l'oubli
de toutes choses. Mais son repos n'est pas, si l'on peut
s'exprimer ainsi, de la même nature que celui du lazza-
rone. Le Turc est beaucoup moins matérialiste. Quand,
pour faire ce qu'il appelle son Jiief, il s'accroupit à l'ombre,
en face de son beau ciel, au bord des flots de la Corne d'or,
ce n'est pas une jouissance physique qu'il recherche ; il
veut, au contraire, oublier tout ce qui est matière en lui,
pour se plonger dans une poétique contemplation ou dans
une extase religieuse. Le lazzarone, lui, ne voit dans le
repos que le bonheur de ne rien faire. Il a nommé cet état
incomparable le far niente. Les houris du prophète et les
jardins merveilleux qu'il promet n'auraient pas à ses yeux
de grands attraits. Son paradis, à lui, ce serait de vivre
dans une continuelle immol»ilité, de rester couché au bord
de la mer , sans se déranger une seule fois pendant toute
l'éternité. Quand il est étendu sur la grève, la tète à l'om-
bre de son panier, le corps au grand soleil, ce n'est pas,
ainsi que le Musulman, on rêve que son imagination pour-
suit, il songe tout simplement que la place où il se trouve
est excellente, que les rayons du soleil l'y chaufl^ent à un
degré tout à fait convenable, que sa tète est confortablement
appuyée, qu'il se baignera dans trois jours si la chaleur
continue. En un mot, toutes les facultés de son âme sont
absorbées ài jouir du bien-être de son corps.
Cependant les lazzaroni ont quelquefois dépouillé leur
caractère ordinaire et secoué tout d'un coup leur paresse.
Mais cela n'est arrivé que dans des circonstances excep-
tionnelles qui les arrachaient forcément à leurs habitudes,
(1) A CoDstautiDople, on cecile pai un seul exemple deTolcoouili
pir un Turc.
MUSÉE DES FAMILLES.
95
et lorsqu'ils étaient entraînés par l'un des leurs, comme au
temps de Masaniello, ou soulevés par des instigations puis-
santes, comme celles du cardinal RufTo. Alors ils out mon-
tré une férocité inouïe. Il devait en être ainsi, car « lorsque
les hommes, après une longue apathie, se réveillent tout
à coup et s'attachent à quelque chose , c'est toujours avec
passion. » C'est M. Thiers qui l'adit.
Le lazzarone n'a jamais moins de trente ans. Auparavant
il a couru le monde, il a sacritié aux passions humaines, il
a été pêcheur, ou cocher, ou fachino -, mais il n'était pas
lazzarone; tant de philosophie n'appartient pas à l'enfance!
Sa vie, comme ou le voit, peut se comparer à celle du pa-
pillon. Pendant quelque temps il a été jeune, beau peut-
être, plein de gaieté, de folie ; il a voltigé çà et là; puis,
comme le papillon qui, à l'automne, ploie ses ailes et dis-
parait; lui,, quand vient làge de raison, il laisse là tous les
égarements de la jeunesse, toutes les agitations de la vie,
tous les souvenirs du passé, et il se transforme en chry-
salide humaine.
Le lazzarone ne parle presque jamais. Que dirait-il ? sn
vie, ses contemplations et partant ses pensées sont toujours
les mêmes. Les intérêts des hommes ne le concernent pas ;
son voisin ne le préoccupe guère ; il vit en lui. 11 est ce-
pendant quelquefois obligé d'exprimer ses besoins. Alors il
a recours à une gesticulation, à un langage par signes qu'il
a inventé pour cet usage et qui, consistant dans le jeu des
muscles de la face, le fatigue moins que l'émission guttu-
rale de la voix. Si à une question que vous lui faites il veut
répondre par une affirmation, il se contente de fermer les
yeux d'un air approbateur. Si c'est non qu'il veut dire, il
soulève lauguissamment la tète et fait claquer sa langue
contre son palais. C'est là le signe négatif par excellence ,
non-seulement à Naples, mais aussi dans tout l'Orient.
Lorsque votre question est pour lui sans intérêt, il se tourne
tranquillement de l'autre côté sans rien dire, et l'on sent
que, lui aussi, est prêt à répondre : t Ote-toi de mon so-
leil? .
Le lazzarone est généralement laid. Ses traits, fortement
accusés, manquent de régularité. Il a eu primitivement le
teint d'un cigare de La Havane. Mais cette couleur s'as-
sombrit avec les années ; le bistre foncé lui succède. A qua-
rante ans la peau de son visage a la nuance d'une vieille
selle ; elle est complètement noire à l'âge où ses cheveux
blanchissent.
Que pensez-vous maintenant du lazzarone? est-ce f'é-
goïsme incarné , ou la philosophie faite homme ? Je vous le
laisse à décider.
Je crois, pour ma part, que le lazzarone est l'homme que
cherchait Diogène, qui lui-même était un lazzarone.
Pendant mon séjour à Naples, je ne pouvais me lasser
d'observer cette population incomparable qui va diminuant
tous les ans. La civilisation, cette lave brûlante, a atteint le
lazzarone. Elle le fond dans son creuset universel. Ces
hommes si excentriques commencent à subir la loi com-
mune. Leurs besoins augmentent; pour les satisfaire, le
vol ne leur suffit plus ; car la police napolitaine devient
chaque jour plus vigilante et plus sévère. Il faut donc bien
qu'ils travaillent, et par conséquent qu'ils disent adieu à la
vie contemplative. La plupart des lazzaroni que l'on ren-
contre maintenant paraissent extrêmement vieux. Ceux-là
ont lutté contre l'invasion ; ils vivront jusqu'au dernier
jour dans leur paresse, et mourront bravement dans leur
misère ; mais avec eux finira cette race si intéressante des
lazzaroni.
Alexis de VALON.
(du Ib NOVEMBRE AU 13 DÉCEMBRE.)
M. Louis Diibeux , conservatcur-ad-
joinl de la Bibliothèque Royale, vient de
publier une brochure concernant la dé-
couverte d» cœur de saint Louis à la
Sainte-Chapelle du Palais. On y trouve
sur l'auiheniicité de cette relique toutes
les pièces de la discussion qui s'est éta-
blie dernièreincut à cet égard. Une lettre
de M. le baron Taylor, datée de Malle,
vient de conlirmer que M. Dubeux a
en Llïïl découvert le véritable cœur de
Louis IX.
— M. Dantan jeune, préoccupé de tra-
vaux sérieux , vieut cependant de publier
une charge pleine de linesse el d'esprit :
celle de Tacleur Neuville, qui obtient en
ce niumeni beaucoup de succès aux Va-
riétés , dans la pièce de Jacquot.
— La rentrée de Bouffe a eu lieu aux
Variétés avec un immense succès ; un
acteur inconnu jusqu'à présent à Paris,
Deluias, a remplacé BoufTé au Gymnase,
djustilie cette audace en jouant avec bon-
heur et talent un rôle écrit pour Bouffé.
— Nous voici enln s dans la saison mu-
sicale. L'Opéra , l'Opcra-Comique , les
Bouffes, ont commencé par ouvrir la
nurcbe. L'Opéra nous a donné Dom Sé-
bastien, rOpcra-Comique, Mina et le
Déserteur, les Bouffes, I\laria di Rohan,
quatre succès bien réels. Quinze repré-
sentations consécutives ont assuré à Dom
Sébastien une vogue que l'on ne peut
comparer qu'à celle de Robert et de la
Juive. La direction a fait pour cet ouvrage
des frais immenses de décors et de cos-
tumes. Rien n'est plus original et d'un
plus grand effet que la scène du camp
d'.\lcazar au second acte; la vue de Lis-
bonne aux flambeaux, le convoi royal,
au troisième acte, où l'on déploie les ri-
chesses d'une mise en scène sans exem-
ple jusqu'à ce jour à l'Opéra. Le dernier
tableau, représentant un fort au-dessus de
la mer, éclairé par les rayons d'une lune
splendide, excite à chaque représenta-
tion un nouvel enlhousia.-me. Le poème
de M. Scribe, un peu sombre peut-être ,
renferme des situations très-dramatiques
et u'uu grand intérêt. Le musicien n'a pas
fait défaut au poète, et nous pouvons as-
surer que, dans aucun de ses ouvrages,
Donizetti n'a eu de plus belles, de plus
nobles inspirations, des chants plus gra-
cieux et plus passionnés. Parmi les nom-
breux morceaux qui, tous les soirs,
enlèvent les applaudissements de la
salle, il faut citer, au deuxième acte, la
romance de madame Stollz, Sol atioré,
d'un caractère sentimental; le duo de ma-
dame Sloltzetde Duprez ,et surtout l'air
chanté par M. Duprez : Seul sur la terre,
admirable mélodie qui aura un succès de
popularité. .\u troisième acte, la romance
de Barroilhet, si touchante, si expressive:
O Lisbonne, d ma patrie ! le duo pas-
sionné entre madame Slolîz et .Massol ; le
duo entre Duprez et Barroilhet , qui ren-
ferme une pjirase délicieuse; enlin la mar-
che funèbre, d'un lAVi grandiose et so-
lennel. Tout le quatrième acte est un
chef-d'œuvre de science et d'inspiraiion.
A toutes les représentations, le public en
masse fait répeler le maLjnitique septuor
que renferme cet acte; ce morceau restera
attaché à la gloire de Douizeiii , el il est
jusqu'à ce jour le plus beau Oeuron de sa
couronne. Au cin(|uième acte , le compo-
siteur trouve encore des chants tendres
et dramatiques à la fois : ainsi, le duo de
la prison entre madame Stoitz et Duprei ,
la ravissante barcarolle c'nantéc si agréa-
blement par Barroilhet, et le trio linal
entre madame Stoitz, Barroilhet et Du-
96
LECTURES DU SOIR.
prez , sonl amant de morceaux qui auront
dans les salons la môme vogue qu'au
théâtre. L'exécution de Dom Sébastien
est des plus brillantes : madame Stoliz
déploie, dans le rôle de Zaîda , toute la
puissance de son beau talent; Duprcz ,
dans celui de Dom Sebastien , et Barroi-
Ihet dans celui de Camocns, font ad-
mirer leur voix et leur méthode par-
faiies. Quant à Massol , il est fort bien
dans le rôle d'Abayaldos. Les danses du
deuxième acte sont originales et de bon
goût ; les chœurs ne laissent rien à dési-
rer.
Maria di Rohan a été aussi pour Doni-
retti le sujet d'un éclatant succès au Théâ-
tre-Italien. La pièce n'est autre qu'un
Duel tout Richelieu, de M. Lockroy,
très-habilement arrangé pour la musique.
Les deux premiers actes sont remplis de
motifs charmants : on applaudit principa-
lement la première romance chantée par
M. Salvi, une belle cavaiine chantée par
madame Grisi, et une ballade d'une sim-
plicité et d une élégance adorables; dans
le second , une romance de Salvi, un duo
entre Salvi et Ronconi, et encore un duo
en mouTement de valse entre Salvi et ma-
dame Grisi , qui fera fortune dans les con-
certs. C'est pour le troisième acte que le
compositeur a réservé ses inspirations
les plus dramatiques : là , le musicien et
le chanteur luttent de talent, de grâce et
d'énergie, pour exciter l'enthousiasme;
et , il faut le dire, à chaque représenta-
lion leur but est atteint , car cet acte est
complètement beau. Le public a pris pour
habitude de redemander et de faire repe-
ler, entre autres morceaux, l'air brillant de
madame Grisi, et la cavatine si entraî-
nante de Ronconi ; il forait répéter aussi
l'admirable trio (inal , si les artistes ne se
trouvaient pas trop fatigués.
A rOpera-Comique , la jolie pièce de
M. Thomas, Mina, continue à attirer la
foule : poème et musique font le plus
grand plaisir. Le Déserteur balance pres-
que ce succès, et contribue avec Mina
à la prospérité toujours croissante de ce
théâtre.
Maintenant, nous allons avoir des nou-
veautés musicales pour le jour de l'an.
Parmi les albums qui vont inonder Paris
et la province, l'album Labarre se fait
remarquer par une élégance, une ri-
chesse inaccoutumées : les dessins. dL* F.
Sorricu, sont autant de tableaux de genre;
les Paroles, signées des noms les plus
connus dans la littérature, sont toutes de
petits poèmes pleins de variété et de dis-
tinction qui trouveront accès dans les
familles. Quant à la musique, elle est
de Th. Labarre, l'auteur de tant de mé-
lodies populaires. On parle de l'exécution
du Miserere de Donizetli â l'Académie
royale de Musique : ce serait là une excel-
lente idée; le public est désireux de con-
naître comment Donizetli, après Rossini,
a traité la musique religieuse. Il est im-
possible que l'auteur de la marche funè-
bre et du quatrième acte de Dom Sé~
bastien n'ait pas produit un œuvre digne
au moins de tout ce qui a été composé
dans ce genre jusqu'à ce jour.
— Parmi les nouveaux dessins dont le
musée Standith a enrichi la nouvelle col-
lection du Louvre, on remarque une
admirable esquisse deRubens , représen-
tant une yiventure de Philopamen. On
sait que cet illustre général , invité à dî-
ner chez un de ses amis , devança de
quelques instants les autres convives. Une
des esclaves qui préparaient le repas ,
trompée par la simplicité du costume de
Pbilopœmen, le prit pour un simple ou-
vrier, le pria de fendre du bois et de la
seconder dans ses travaux domestiques.
Ce dessin , dont le Mutée det Famillet
donne ici une gravure, se fait surtout
remarquer par la hardiesse et la vérité des
accessoires que ce grand artiste a places
dans son œuvre.
U rédacteur en chef. S. IlEXTtT BEKITIOCD.
U directeur, F. PIQIÉE.
Pbiiopœmcn, d'après Rubens (Co'Ieciion Siandisli).
T}p lIcMM-TU. rue du i oul«vard, T. Balitnollfj (Bonl^vird rxirrirur de Paru.
IV.
MUSÉE DES FAMILLES.
97
lilTTlES SÏÏB L'IHDl.
Vue d'Amsterdam, prise du quai.
imslcrJam. — Le généra) van Mc.ireen. — L'hiver dans llnde. — Les pluies. — Les villages. — Les tisserands. — Novembre. — Les récollei.
— La mousson. — Les jardins. — Noël. — Janvier. — Palanquins. — Choullry. — Chasses. — Le tigre. — Le sanglier-. —
Février. — Les eaux du Quadavery. — Les fulgors porte-chandelle.
Amsterdam, 12 juin 1843.
En ouvrant cette lettre datée d'Amsterdam, vous vous
attendiez sans doute, mon ami, à recevoir à(^ moi de longs
détails sur la Hollande, et particulièrement sur celle capi-
tale puissante où le commerce règne en monarque absolu.
Mais que vous aurais-je dit que vous n'ayez vu ou lu? Vous
sav^z comme moi qu'Amsterdam a la forme d'un croissant,
dont les extrémités sont formées par deu.x îles qui s'éten-
dent dans le golfe de l'Y et qui communiquent à la ville par
des ponts mobiles. Pourrais-je vous apprendre que la rivière
de l'Amstel partage la ville en deux parties: l'une à l'orient
qui s'appelle oude zyde, c'est-à-dire ancien côté, l'autre
à l'occident qui prend le nom de nieuw zyde, ou nouveau
cô/e? l'Amslel ne tarde pas à changerdenom, et devient le
Rokin; un peu plus loin il franchit la voûte du Vyzendam
et s'appelle le Damrack, jusqu'au moment où il se décharge
dans l'Y par une vaste écluse. Amsterdam se compose
de quatre-vingt-deux îles de diverses grandeurs, que deux
cent quatre-vingts ponts unissent entre elles. Ke vous atten-
JANVIER 1814.
dez donc pas à ce que je vous décrive chaque monument et
chaque galerie de tableaux, chaque costume et chaque dé-
tail de mœurs. Venez seulement vous promener avec moi
sur le quai du port : de là vous pourrez apercevoir le pa-
norama de la ville entière, et remarquer un vieil officier de
marine qui, chaque après-midi, s'assied au bord du Zuy-
derzée pour regarder la mer, s'amuser du mouvement du
port, et causer avec les négociants et les armateurs, qui
recherchent avidement sa conversation pleine de souvenirs
d'un haut mtérêt. Ce vieillard est le général Van Mestreen,
qui a, pendant trente-six années entières, habité l'Inde, et
qui possède sur ce pays les renseignements les plus cu-
rieux. Chaque jour, je passe une heure à deviser avec lui;
vous ne pouvez vous figurer l'immense richesse de ré-
cits que j'entends et que je recueille. Le général Van
Meslreen sait sur l'Inde ce que les voyageurs anglais n'ont
jamais voulu nous en apprendre, ou ce qu'ils n'ont point
EU observer. Je vous en fais juge.
Les saisons ne ressemblent point dans l'Inde à nos sai-
sons de l'Europe, me dit le général,
— 13 —- ONZIÈME VOLUME.
98
LECTURES DU SOIR.
Dans les circars septentrionaux, les pluies qui accompa-
gnent le commencement de la mousson du nord-est ces-
sent généralement dans la première moitié de novembre.
Alors le ciel s'éclaircit et le temps devient délicieux. Les
matinées sont d'une pureté admirable, et le terrain s'hu-
mecte d'une abondante rosée. Pas un nuage ne trouble
l'azur brillant du ciel, qui demeurerait sans tache, si de
temps en temps on n'y apercevait un milan planant dans
les airs à une hauteur prodigieuse. Le soleil se couche dans
des flots de pourpre, et la fraîcheur des nuits permet à
l'homme de se Hvrerà un sommeil réparateur.
Une magnifique verdure couvre toute la face du pays
qui présente tour à tour de riches pàlurages et des champs
semés de diverses céréales, mais surtout de riz. Les nom-
breux étangs ou réservoirs sont pleins jusqu'aux bords, et
étincellent aux rayons du soleil. Le Oeuve majestueux
roule des flots abondants, animé par les embarcations des
Indiens qui se croisent en tous sens pour se li\Ter à leur
commerce, tandis qu'à l'extrémité de l'horizon les vastes
montagnes, dépouillées de leur horreur, s'élèvent bleuâ-
tres sous mille formes fantastiques.
Les objets qui frappent principalement la vue sont les
pagodes, la plupart blanches, mais d'architecture et de
dimensions variées ; puis, en y regardant de plus près, on
reconnaît les villages indiens, construits au milieu de bos-
quetsde palmiers, de tamarinierset de bananiers. La fumée
qui se déroule et s'élève d'entre les arbres , jointe à leur
site paisible, remplit l'àme des plus douces pensées de fé-
licité champêtre. Nul doute qu'en effet les modestes habi-
tants de ces demeures solitaires ne jouissent de beaucoup
de paix et de bonheur; mais ils ont aussi leurs soucis, et
quelle situation en est exempte sur la terre? Dans les épo-
ques de disette, leur subsistance est précaire ; les fonc-
tionnaires indigènes sont pour l'ordinaire des tyrans, tou-
jours prêts à leur enlever, en les pressurant, une partie de
leurs faibles moyens d'existence, tandis que leurs guides
spirituels, les brames, les assujettissent à une foule d'ob-
servances absurdes, et les tiennent autant que possible
dans un grand esclavage moral. Les maisons des Indiens
sont communément composées de murs de boue, avec des
toits en palmes et en bambous fendus, recouverts de feuilles
de cadjan ; les femmes prennent plaisir à orner leurs plan-
chers de terre par des figures dessinées avec de la craie.
A tout village d'une certaine étendue est attachée une
école, presque toujours construite dans quelque jardin du
voisinage. Le maître d'école est ordinairement un brame
qui, assis sur une natte, soit dans l'intérieur du bâtiment,
soit sous la viranda (balcon en treillage), donne à ses éco-
liers des leçons sur les devoirs de la vie, d'après la ma-
nière dont il les conçoit, et leur apprend les lettres ou les
chiffres, en les leur faisant tracer avec le doigt sur le sable,
ou sur une feuille, avec un instrument de fer consacré à
cet usage.
C'est dans ces villages que le patient tisserand dispose
son métier sous l'ombrage d'un arbre, et fabrique ces pro-
duits qui ont donné tant de célébrité aux manufactures de
l'Inde. Les provinces du Nord ont été pendant longtemps
célèbres pour les toiles de coton, et ce commerce était au-
trefois très-florissant. La Compagnie des Indes avait cinq
factoreries convenablement situées en des lieux diff'érents,
et il y avait en outre des marchands libres qui achetaient
pour leur compte, et pour celui de Madras et de Calcutta.
Les Français et les Hollandais avaient aussi autrefois dos
établissements qui faisaient des approvisionnements consi-
dérables des produits de ces manufactures. Mais la liberté
du commerce et l'invention des machines ont ruiné les fa-
briques indiennes. Avant même le changement qui a eu
lieu dans son privilège, la Compagnie avait abandonne
toutes ses factoreries sur la côte, et ce commerce est main-
tenant dans les mains d'un petit nombre de marchands
indépendants, qui font très-peu d'affaires.
Le mois de novembre est l'époque où l'on commence
sérieusement les travaux du jardinage, et les personnes
qui ont le goût de l'horticulture surveillent avec beaucoup
d'intérêt et de plaisir les opérations des jardiniers indi-
gènes.
C'est aussi en ce moment que l'on voit le chasseur, ac-
compagné d'un ou deux domestiques basanés, traverser
péniblement les terrains marécageux et les vastes champs
de riz, pour tuer des bécasses, fort abondantes en celte
saison. Un chasseuradroit en tue facilement de soixante à
quatre-vingts dans une matinée. C'est un divertissement
fort agréable, mais qui n'est pas sans danger pour la santé,
puisque l'on demeure exposé pendant tout le temps aux
rayons d'un soleil ardent. Les naturels du pays prennent
aussi un grand nombre de ces oiseaux au piège, pour les
envoyer aux divers marchés.
Dans le mois de décembre, il s'élève toujours pendant la
nuit de très-fortes rosées qui suffisent pour humecter tou-
tes les plantes cultivées, à l'exception du riz, qui demande
à croître absolument dans l'eau. Les fermiers commencent
donc à ouvrir des écluses dans les digues de leurs réser-
voirs, et il s'en échappe des flots abondants qui inondent
les champs de cette céréale altérée. Les récoltes sèches sont
alors fort avancées ; elles consistent en plantes appelées
dans la langue télingienne natcheny, tninalon, guntalon
ttjannalon; celte dernière s'élève à la hauteur de huit ou
neuf pieds ; elle est surmontée d'une large tête remplie de
grain, semblable au maïs, dont elle paraît être une variété.
On cultive aussi beaucoup de grain, espèce de plante lé-
gumineuse qui sert de fourrage pour les chevaux et les
bêtes à cornes. Enfin, le pays produit encore du tabac.
Vers le milieu du mois , le grain mûrit et la campagne
prend une teinte dorée.
La mousson du nord-est est bien établie, souffle avec
force et fraîcheur pendant le jour, potissant devant elle
plus d'un nuage menaçant, mais qui ne se résout point en
pluie. Pendant la nuit, c'est le vent de terre qui règne,
mais faiblement. Le froid augmente et devient même trop
rude pour les Européens dont la constitution a été énervée
par un long séjour dans !a zone torride. Les naturels du
pays n'ont pas moins de peine à le supporter, et tombent
souvent malades , faute de s'être munis de vêtements
chauds appropriés à la saison.
A cette époque de l'année, les Européens peuvent sortir
à toutes les heurts du jour, à pied ou à cheval, sans éprou-
ver beaucoup d'inconvénients de la chaleur. La nuit, il faut
avoir soin de bien clore les persienncs des chambres à
coucher, et une couverture n'est pas de trop sur le ht.
Vers la Ca du mois, la moisson est en pleine activité, et
le laboureur, aidé de ses enfants, coupe le blé, comme on
le fait en Angleterre, avec une faux. On le porte ensuite
dans des lieux préparés à cet effet, c'est-à-dire dont le ter-
rain a été durci et nivelé ; et là, au lieu de le battre, on le
fait fouler aux pieds par des bœufs, à la manière patriar-
cale.
Les jardins particuliers fournissent en ce moment la
]i!upart des léguiues d'Europe, et abondent en fleurs et eu
fruits de l'Inde, tels que des goyaves, des bananes, dcî
grenades et des ananas : l'orange des montagnes mûrit;
elle est délicieuse ; c'est la même espèce que Ton appelle
MUSEE DES FAMILLES.
99
en Chine le citron des mandarius ; l'écorce est détachée de
la pulpe.
^■ous voici arrivés au jour de Noèl, que l'on ne raanf]ue
pas de fêter dans l'Inde. En se levant, le raatin, on trouve
£a maison décorée de fleurs et de rameaux de platanes ;
c'est une attention des domestiques nalionaux,qui ont cru
ainsi se rendre agréables. Les amis que l'on a parmi les
Indiens s'empressent aussi d'envoyer en présents des fruits
et d'autres bagatelles. Les Européens se font entre eux des
visites de cérémonie, et le principal membre de l'établisse-
ment donne pour l'ordinaire aux autres un diner, dans
lequel il les traite avec une munificence orientale. Dans
les stations éloignées de l'Inde, si les habitants vivent en-
semble en bonne intelligence, ce qui n'arrive pas tou-
jours, les relations sociales sont très-animées. La moindre
circonstance, la venue d'un étranger par exemple, les met
en train et donne lieu à une série de dîners auxquels fous
les membres du cercle sont invités. Dans le lieu qu'ha^bitait
l'auteur de ces souvenirs, il y avait un résident commer-
cial, un vice-résident et un assistant, un chirurgien, un
maître du port et quelques négociants indépendants, par-
rai lesquels il s'en trouvait de mariés. Il y avait aussi, dans
le voisinage immédiat, un petit établissement français, ha-
bité par cinq ou six familles, avec lesquelles on avait de
nombreuses communications, ce qui ajoutait à l'agrément
de la société. On dînait habituellement à trois heures,
après quoi l'on se dispersait pour quelque temps ; puis on
se rassemblait de nouveau le soir pour faire la partie et
pour souper. Parfois on dansait, et le bal rassemblait tou-
tes les beautés de vingt milles à la ronde.
Dans la première moitié de janvier, le temps et les tra-
vaux de la campagne sont les mêmes qu'à la fin de décem-
bre ; mais vers le milieu du mois, on commence à remar-
quer un grand changement. La mousson souffle avec
moins de force, et l'air se réchaufie agréablement, mais
point cependant assez pour énerver. C'est le meilleur temps
pour voyager ; les rivières sont rentrées dans leur lit, et le
terrain est complètement sec. On sait que dans l'Inde la
manière la plus commune de voyager est en palanquin. Ce
palanquin a la forme d'une caisse obîongue avec deux por-
tes à coulisse de chaque côté, et des persiennes que l'on
peut ouvrir ou fermer à volonté. Il a quatre pieds qui relè-
vent un peu de terre quand il est immobile ; une perche
qui avance des deux côtés repose sur les épaules des por-
teurs. Il est en outre élégamment peint comme une voiture
bourgeoise, doublé intérieurement en indienne et garni d'un
matelas, d'un dossier, et de toutes les autres commodités
que peut admettre son exiguïté. On est le maître de s'y
asseoir les jambes étendues, ou de s'y coucher tout de son
long, en abaissant le dossier. Le nombre ordinaire de por-
teurs est de huit ; mais en voyage, 'surtout quand les rou-
tes sont mauvaises, il en faut douze, indépendammentd'un
homme pour porter les habits et les provisions dans des
malles ou des paniers disposés à cet effet, et un musaulgi
avec une torche pour éclairer pendant la nuit. X chaque
relais on change de porteurs, comme de chevaux en An-
gleterre, et, de celte façon, on fait avec facilité et agrément
cent milles et plus dans les vingt-quatre heures. C'est du
moins ainsi quand on voyage en poste ; mais une manière
bien plus agréable, si l'on n'est pas pressé et surtout si l'on
est accompagné d'un ami, c'est de faire tout son vovage
avec les mêmes porteurs. Dans ce cas, vous partez avant
le jour et marchez jusqu'à huit ou neuf heures du raatin ;
vous vous arrêtez alors pour déjeuner, et ne vous remettez
en route qu'à quatre ou cinq heures du soir. Dans l'inter-
valle, si vous trouvez ua choultry, nom que portent les
caravansérails dans l'Inde, vous pouvez vous y reposer,
sinon vous pouvez entrer dans un /ope (petit bois), et vous
amuser, soit à chasser, soit à parcourir la campagne. Vos
porteurs sauront toujours accommoder un carry, et vous
pouvez dîner avant de continuer votre voyage. Le lecteur
anglais aurait tort de se figurer qu'en employant ainsi les
naturels du pays il se rend coupable de tyrannie ou d'op-
pression ; les porteurs de palanquins forment une caste
particulière ; ils sont très-bien payés de leurs services, et
très-contents de trouver de l'occupation.
Les étangs et les réservoirs sont, dans cette saison, cou-
verts d'immenses troupes de canards sauvages et de sar-
celles de toute espèce, dont la chasse est fort divertissante,
et qui fournissent en outre un mets délicat pour la table.
Les Indiens ont aussi différectes manières de les prendre;
la suivante est une des plus singidières : Un homme entre
dans l'étang, où il a de l'eau jusqu'au menton, et la tète
couverte d'une calebasse ou d'un pot de ketchari, objets
que les oiseaux aquatiques voient habituellement flotter
sur la surface de l'eau, et qui par conséquent ne les effrayent
pas; l'homme t:re par les pattes et attache à sa ceinture
autant de canards qu'il veut, après quoi il se retire en si-
lence comme il est venu, sans exciter le moindre soupçon
parmi ceux qui ont échappé à cet heureux stratagème.
Le mois de janvier est aussi très-favorable à la chasse,
dont la plupart des Européens et beaucoup d'Indiens sont
grands amateurs. Les chasseurs montent avant le jour sur
des chevaux arabes, et à l'aide de chiens anglais, ou du
moins de leurs descendants, ils poursuivent les renards qui
sont fort nombreux dans l'Inde, quoique de plus petite
taille qu'en Angleterre. Il y a aussi beaucoup de chacals,
mais la chasse n'en est point divertissante. Les jeunes ga-
zelles, au contraire, bondissent avec beaucoup de célérité
et de grâce, et leur chasse est fort agréable.
La chasse au sanglier est encore un passe-temps fort
recherché. Cet animal vit par troupeaux qui se cachent
dans les jungles ou dans les champs de cannes à sucre,
dont ils sont très-friands. Des Indiens dressés à cette occu-
pation les font sortir de leur retraite, et à mesure qu'ils
paraissent, le cavalier le plus proche lance son javelot, qui
généralement blesse le sanglier et souvent le tue. S'il ne
réussit pas, ceux qui suivent lancent à leur tour leurs jave-
lots, et le sanglier finit par tomber soit sous leurs coups,
soit par la perle de son sang, mais toujours après une
longue poursuite.
cJne chasse bien plus périlleuse encore, surtout quand
jO la fait à pied, est celle du tigre. Si l'on apprend qu'un
de ces terribles animaux est dans le voisinage, ce qui se
découvre aux actes de brigandage qu'il commet, l'indigna-
tion générale se réveille, et des villages entiers se lèvent en
masse pour le combattre, armés de mousquets, de coute-
las, ae lancés et de boucliers. Ils sont souvent commandés
par des Européens armés de fusils de chasse, de pisto-
lets, etc. La cavalcade approclie au jungle où l'on soup-
çonne que le tigre se cache, _c l'effraye en poussant de
grands cris ou en frappant du tam-tam. Les yeux flam-
boyants et avec d'horribles mugissements, le terrible ani-
mal sort de sa tannière et essaye de fuir. S'il est arrêté, il
attaque tous ses ennemis réunis, et en tue souvent plu-
sieurs ; car un seul coup de sa patte suffit pour donner la
mort à un homme. On vise, on tire, on le manque; on tire
encore, il tombe enfin et expire aux acclamations des vain-
queurs, qui contemplent avec surprise sa taille énorme, et
se félicitent mutuellement de leur déli>Tance. Au Bengale,
on monte pour l'ordinaire sur des éléphants pour chasser
le tigre, et c'est la manière la plus sûre. L'éléphant porte
100
LECTURES DU SOIR.
sur le clos ce que l'on appelle un haudah ou siège, sur le-
quel le chasseur se place, accompagné de son domestique
indien, qui charge ses fusils et les lui présente, et d'où il
peut répandre autour de lui la mort avec une sorte de sécu-
rité. L'éléphant n'aime pas trop la rencontre du tigre,
aussi prend-il grand soin de tenir sa trompe levée, afin de
recevoir, en cas d'attaque, l'ennemi sur ses défenses ;
mais le tigre le saisit parfois à l'épaule ou autre part, et,
dans ce cas, l'éléphant se jette sur lui et l'écrase par Ténor-
mité de son poids. Les tigres sont souvent tués à coups de
fusil par des Indiens postés sur des arbres ou sur des
plates-formes élevées exprès, d'où il les guettent au pas-
sage.
Il y a une espèce de léopard, appelé chitah, que les ha-
bitants parviennent à apprivoiser, et dont ils se servent
pour chasser le cerf ou la gazelle.
Février est un mois calme et tranquille ; l'atmosphère
est plus agréable et plus vivifiante qu'elle ne l'a encore été;
pendant le jour le ciel est d'une pureté admirable, et la
lune brille la nuit avec un éclat merveilleux. Si l'Inde était
toujours ainsi, on ne serait guère tenté de la quitter après
l'avoir une fois connue ; on préférerait y terminer ses jours
plutôt que de retourner en Europe, en s'exposant aux dés-
agréments et aux périls d'un long voyage et avec l'attente
des rigoureux hivers du Nord.
Dans ce mois, les vents du Midi commencent à régner le
soir, et les jours croissent un peu, quoique, comme cha-
cun sait, ils ne deviennent jamais très-longs entre les tro-
piques, où 11 n'y a pas non plus de crépuscule comme dans
les latitudes septentrionales, la nuit succédant presque
immédiatement au jour. Les jardins continuent à se parer
de fleurs et à produire des fruits en grande abondance ;
mais ces derniers souffrent considérablement des dépréda-
tions d'une grosse espèce de chauve-souris qu'on appelle
renard volant ; enfin on mange dans cette saison toutes
sortes de légumes, tant européens qu'indiens, tels que ca-
rottes, navets, pois, choux-fleurs, choux, béringals, sa-
lade, etc. ; dans quelques provinces, on trouve d'excel-
lentes pommes de terre, et quant aux ignames, que bien
des gens leur préfèrent, il y en a partout.
Les cultivateurs se mettent à creuser des puits pour ar-
roser leurs récoltes tardives. A côté de ces puits, ils élèvent
ce qu'ils appellent un pecotah^ machine très-simple pour
faire monter l'eau. Llle consiste en une forte perche per-
pendiculaire, au bout de laquelle un bambou est placé de
manière à pouvoir aller et venir comme la branche d'une
balance. L'extrémité de ce bambou la plus éloignée du
puits est chargée de quelques pierres ou briques, et à l'au-
tre extrémité est attachée une corde avec un seau. L'In-
dien qui fait aller cette machine se place en face, et abais-
sant le seau dans le puits, il le remplit d'eau, après quoi,
avec un léger effort, aidé par le poids qui est à l'extrémité
opposée du bambou, il le relève et en verse le contenu dans
un canal, d'où l'eau passe dans une infinité de rigoles qui
traversent les champs qu'il s'agit d'arroser. Ces champs
sont partagés en petits carrés de terre, chacun desquels
est entouré de tous côtés de petites digues, de sorte qu'en
faisant une ouverture dans ces digues, on fait couler l'eau
dans le carré, et on rebouche ensuite l'ouverture pour
qu'elle n'en échappe pas, jusqu'à ce que le terrain soit
complètement saturé.
Dans le cours de ce mois, on célèbre une fête au village
de Cotahpilly, où des pèlerins se rendent de toutes les pro-
vinces de l'Inde pour laver leurs péchés duns les eaux sa-
crées du Guadavcry. Cette cérémonie consiste à se plonger
dans la rivière, et à continuer d'y tremper la tête en adres-
sant des prières aux divinités les plus célèbres. Il y a aussi
une foire où toutes sortes d'objets sont exposés en vente,
et où l'on trouve des divertissements de différentes espèces,
tels que des nauichis ou danses indigènes, des drames
hindous, et des représentations de jongleurs. Ces derniers
sont d'une adresse sans pareille, et leurs tours de gibecière
font marcher les spectateurs de surprise en surprise.
Rien de plus délicieux que de faire à cette époque de
l'année des parties de campagne , aussi en profitc-t-on
pour donner de nombreuses fêtes champêtres, auxquelles
on ne manque pas d'inviter toutes les dames du voisinage.
On choisit un site charmant, sur le bord d'une rivière ou
d'un lac, et ombragé par des bosquets de palmiers, de
bananiers et d'autres arbres. On y envoie d'avance des
lentes, qui y sont transportées par des bœufs, des cha-
meaux et des éléphants, et accompagnées d'hommes appe-
lés clashis, chargés de les dresser, de sorte qu'en peu de
temps on voit s'élever un petit camp. La plupart de ces
tentes'sont vastes et commodes, et peuvent à volonté se
partager en plusieurs appartements ; elles sont en outre
garnies de tous les meubles qui peuvent contribuer à rendre
une habitation agréable, comme chaises, sofas, tapis et
tables. Celles qui sont destinées aux daines sont en général
entourées d'un espace de terrain ceint d'un mur en toile,
ce qui donne aux habitantes plus de liberté quand elles veu-
lent se renfermer chez elles. .\u jour (Ixé, la société se
transporte au rendez-vous, dans des palanquins, des ca-
briolets ou à cheval, et chacun prend possession de la de-
meure qui lui a été assignée pour lui et ses domestiques
indiens. Le plaisir seul est à l'ordre du jour. Avant l'aurore,
les amateurs de la chasse se mettent en route, et celles
d'entre les dames qui sont matinales les suivent, les unes à
cheval, les autres en voiture. A l'heure où le soleil devient
trop ardent, on revient faire sa toilette et prendre part à un
magnifique déjeuner à la fourchette. Ensuite, les chas-
seurs les plus déterminés vont tuer des floriken, oiseau
assez gros et d'un goût exquis, du genre de l'outarde, et
qui se trouve pendant cette saison dans le gazon épais et
sec. Les autres hommes restent dans les tentes auprès des
dames, et jouent aux cartes, aux échecs, au tric-trac, ou
bien se livrent à la conversation . L'amour se glisse souvent
aussi, quoique invisible, dans ces parties de campagne, où
se forme plus d'un projet de mariage, qui s'accomplit plus
tard. .\ trois heures on sert le diner, qui se compose des
mets les plus délicats que l'on a pu rassembler. Là, on
trouve du pomflet, le meilleur poisson du monde, du san-
glier blanc et tendre comme du poulet, du chevreau meil-
leur que de l'agneau, du mouton du Bengale, des aloyaux
et des ronds de bœuf, du pilau et du carry accommodes
avec une rare perfection, des jambons, des langues, des
conserves au vinaigre el au sucre, de Chine et d'Europe ;
le tout arrosé dale blanc de Hodgson, de vin de Champagne
et de Bordeaux, qui ranime les esprits fatigués par la cha-
leur. Le soir, le.s hommes se meitent à jouer à la longue
paume ou à d'autres jeux de vigueur, ou bien ils arrangent
des parties de cheval ou des promenades sur l'eau pour les
dames, ou font balancer les enfants sur une escarpolette
tendue d'un arbre à l'autre. Quand la nuit tombe tout à
tait, on éclaire les tentes, et ceux qui savent jouer du vio-
lon ou de la flûte font danser le reste de la société, à moins
que l'on ne préfère les jeux de l'enfance, tels que les gages
touchés, les charades ou le colin-maillard. Un léger repas
termine la journée, et chacun se retire pourdormir en paix,
en dépit des mousiiques.
C'est aussi l'époque de l'apparition des fulgors porle-
chandelle.
MUSÉE DES FAMILLES.
101
Ces insectes, qui sont décrits dans le Musée des Fa-
milles, ne ressemblent en rien à nos jolies lampyresd'Eu-
rope, si populaires sous le nom de vers luisants. Nos
lampyres les plus grands n'atteignent jamais les diracR-
Lampyrc mile d'Europe.
sionsdesfulgors, souvent longs de deux pouces. Leur télé,
leurs ailes et leur corps sont orangés, les élytres vertes,
avec trois bandes d'or.
Le même au repos.
Après avoir passé ainsi quelques jours au sein des plai-
sirs, on se sépare à regret pour aller se replonger dans les
travaux et les peines de la vie.
Marr . — Moyen de comballre la chaleur. — Les briques. — Les graines. — Le seL — La chaleur. — Le Koukaii. — Les Dis. — Propriété des
Uiudous. — Mariages. — La fCte de Kali.— SuUies. —Les vcnls.— Le cocotier. — Incendie des forêts. — Le serpent aquatique. — Les oiseaux.
On peut compter que la saison chaude commence au
mois de mars, mais la température n'est pas encore trop
brillante ; les jours sont agréables et les nuits assez fraî-
ches. Les vents du Midi se sont établis et l'aztir du ciel est
coupé par de légers nuages cotonneux. Touslesélangs sont
complètement à sec, et la terre desséchée présente de
distance en distance de profondes crevasses. La campagne
oflre une teinte roussàtre, excepté dans les endroits oii
l'herbe aux lapins couvre les sables de son éclatante ver-
dure, et où l'œil est rafraîchi par l'aspecl des arbres tou-
jours verts. Le chardon est en pleine fleur, et les récolles
de plantes oléagineuses ne sont pas encore rentrées ; on y
trouve un grand nombre de cailles.
Les puits fournissent encore assez d'eau pour permettre
aux blanchisseurs de continuer leurs travaux. Celte caste
est en général attachée aux factoreries des Européens, qui
se chargent de placer leurs toiles et qui les payent en pro-
portion de l'ouvrage qu'ils font. Les blanchisseurs com-
mencent à travailler longtemps avant le jour, et se font ai-
der par leurs femmes et leurs enfants. Leur principal pro-
cédé consiste à battre ou fouetter la toile sur de grandes
pierres plates placées d'une façon commode, une partie du
tissu étant passée autour de la tète de l'ouvrier, a(in de lui
faciliter le moyen de mettre de la vigueur dans ses coups ;
aussi règne-t-il dans leurs champs un bruit perpétuel sem-
blable au tic-tac d'un moulin. Ou trempe encore la toile
dans une solution de bouse de vache ou dans de l'eau de
chaux, et elle est en outre soumise à l'action de la vapeur.
La verdure, le soleil et le puits font le reste. Quand la toile
a acquis la blancheur convenable, on l'étend sur des mor-
ceaux de bois bien unis, d'une espèce particulière, et on la
calandre en la battant avec un maillet de la même matière ;
puis on l'emballe et on la porte dans des magasins, où elle
reste jusqu'à ce qu'il se présente une occasion de l'expé-
dier.
C'est à l'entrée de la saison chaude que les Indiens com-
mencent à faire des briques, industrie fort avantageuse à
ceux qui s'en occupent, mais peu agréable à leurs voisins
qu'incommode beaucoup la fumée de leurs briqueteries.
Les faiseurs de toddy s'occupent à extraire le toddy ou
jus des palmiers, et en particulier de l'espèce appelée pal-
mira. Cet arbre n'a point de branches, mais seulement
des feuilles avec de fortes liges, toutes en haut. Les hom-
mes montentà l'aide d'une corde qui unit leurs pieds qu'ils
appliquent à l'arbre, et se haussent par la force des reins.
Us coupent les feuilles et attachent des pots de terre au.x
tiges pour recuillir le jus qui en découle ; puis, le lende-
main matin, ils retournent les prendre. Ce jus ou toddn
est un breuvage agréable et sain quand il est nouveau et
frais ; mais il fermente pendant la chaleur du jour, et ac-
quiert des propriétés enivrantes ; aussi, dans celle saison,
rencontre-t-on souvent des Indiens plus que gais.
Les troupes de Combadias et d'autres tribus nomades
api)ortcnt de l'intérieur du pays des grains à dos de bœuls;
arrivés sur la côte, ils échangent leurs grains contre du
sel, avec lequel ils retournent chez eux. Ces peuplades
forment de petits camps sur le premier terrain inoccupé
qu'elles trouvent, et elles y restent tant que cela leur con-
vient. Elles sont protégées la nuit par une race de chiens
d'une grande (idélité, et emportent avec elles tout leur mo-
deste ménage, chaque fois qu'elles quittent un lieu de
campement pour un aulre.
On fait beaucoup de sel dans les provinces septentrio-
nales, et sur toute la côte de Coromandel. Cela continue
pendant toute la saison chaude, et le procédé que l'onera-
ji^if feft wa ne saurait plus simple, c.'e.<t-à-dire que l'op
109
LECTURES DU SOIR.
fait couler l'eau de la mer dans des carrés creusés dans la
terre, comme en beaucoup d'autres pays. La chaleur du so-
leil fait évaporer l'eau, et laisse le sel au fond. Ce sel est
porté dans des lieux plus élevés où on l'empile et le couvre
de feuilles de cadjan pour l'abriter contre la pluie.
Des bâtiments européens, qui remontent la baie, s'arrê-
tent souvent aux différents ports pour y prendre des char-
gements de ce sel, mais la plus grande partie reste là jus-
qu'au mois d'août quand les caboteurs indiens le portent
au Bengale.
Il arrive quelquefois dans ce mois que le vent passe à
l'est, et, soufflant avec force, fait tomber les vieilles feuilles
des arbres et en jonche la terre. Ce vent donne un temps
couvert pendant un jour ou deux, et est ordinairement ac-
compagné de fortes pluies qui rafraîchissent momentané-
ment l'air et remplissent d'eau les étangs ; elles désaltèrent
aussi les troupeaux qui, en certains lieux, souffrent cruel-
lement de la soif.
Dans le mois d'avril, la chaleur augmente considérable-
ment, elle thermomètre, à l'ombre, marque 87 ou 88° (24° i',
2-io9% R.). Du reste, le ciel est pur et le temps agréable
sous d'autres rapports. Les nuits sont belles et les clairs
de lune magnifiques ; c'est dommage que leur calme soit
troublé par les cris des chacals parcourant la campagne
pour chercher leur proie.
La chaleur de l'atmosphère donne de la vigueur à plu-
sieurs arbres et arbustes auxquels une haute tempe "?ture
convient. L'épine de Manille, qui porte une petite fleur
blanche, est délicieuse dans la fraîcheur c'a matin ; le
cèdre dit bâtard est couvert de feuillage et de fleurs, et
embaume l'air de sa suave odeur, tandis que le manguier
parfume le tope.
Les Européens commencent à devenir languissants et
inactifs. Tous les malins ils ont recours à des bains ou
douches d'eau froide, ce qui donne un peu de vigueur à
leurs muscles. Des stores ou canevas épais, appelés gur-
nies, sont abaissés tout autour de la maison pour diminuer
le grand éclat du soleil, et les habitants restent autant que
possible chez eux, où il fait un peu plus frais qu'au dehors,
et où ils demeurent étendus sur des sofas. Les dames tra-
vaillent peu ; elles passent la plus grande partie de la jour-
née dans un costume négligé, s'efforçant de tuer le temps
en lisant des romans, ou de toute autre façon. Beaucoup
d'hommes prennent plaisir à fumer le houkah, qui calme
les chagrins et excite dansl'àme des pensées agréables ; il
affaiblit ii la vérité, mais c'est, sans contredit, la manière la
plus distinguée de fumer. La coutume n'en est pas aussi
générale qu'elle l'était autrefois. Un bon tiffin ou collation
qui se sert à deux heures, et pendant lequel la société, s'il
est nécessaire, se fait éventer par les brises artificielles du
punkah, forme un des événements les plus importants de
la journée. La sieste qui suit rafraîchit à son tour, et sert
d'ailleurs à tuer encore un peu de temps. Cet usage n'a rien
de déraisonnable dans un climatchaud, surtout pour ceux
qui se lèvent avant le jour. Je parle, bien entendu, des
personnes qui n'ont rien ii faire ; celles qui ont des occu-
pations sont obligées, quoi qu'il arrive, de s'y livrer, et eont
beaucoup moins incommodées de la chaleur que les per-
sonnes oisives. Les unes et les autres vont, dans la fraî-
cheur de la soirée, faire une petite promenade dans dos voi-
tures découvertes appelées /o/îjojjs, ou bien à c.ieval. Les
Européens préfèrent coucher sur des matelas durs qui sont
plus frais. Leurs lits sont renfermés dans des rideaux ii
moustiques, communément faits de gaze verte. Les in-
sectes en sont chassés par un domestique, au moyen d'un
éventail, après quoi les rideaux sont bordés sous le matelas
pour empêcher qu'ils n'y rentrent. Quand le maître du lit
se couche, on cntr'ouvre tout juste assez les rideaux pour
qu'il puisse passer, et on les referme aussitôt après. De
celte façon, on peut dormir en repos et jouir du bourdon-
nement de l'ennemi rendu inoffensif. Un long oreiller rond
est placé dans la longueur du lit ; on l'embrasse pour tenir
les jambes écartées et pour reposer les bras. La chemise
et un long caleçon frais, avec un palempou pour les pieds,
suffisent pour se couvrir pendant la nuit, encore y a-l-il
bien des personnes qui se passent de ce dernier objet.
Les Indiens se ressentent aussi de la langueur de la sai-
son, et ceux qui ne sont point forcés de travailler quittent
rarement leur sofa ou une natte étendue par terre. Ils sont
grands fumeurs de tabac, soit au moyen d'un petit houkah,
soit sous la forme de cigares que l'on trouve souvent à la
bouche d'enfants de quatre ou cinq ans. L'usagepernicieux
de l'opium est aussi fort commun, surtout parmi les Mu-
sulmans. Les Hindous sont sans contredit le peuple le plus
propre de la terre ; ils ne cessent de se laver généralement
avec de l'eau tiède. Quand ils sont malades, leur remède
souverain est la diète, et ils restent souvent cinq ou six
jours sans rien prendre, pour affamer la maladie. Leur ré-
gime ordinaire se compose de riz, d'autres grains et de
substances végétales, mais c'est une erreur de croire qu'il
y ait des castes auxquelles la viande soit défer'^ue. La
grande masse du peuple est très-sobre , parce qu'elle n'a
pas le moyen de faire autrement, et parmi les brames, les
sivaïtes, etc., s'il y a beaucoup de personnes qui s'abs-
tiennent de nourriture animale, c'est qu'elle ne leur plaît
pas ; mais aucune loi, soit religieuse, soit politique, ne la
leur défend, et ils peuvent manger, je crois, de toute es-
pèce de viande excepté de bœuf, parce que la vache est
un animal sacré chez les Hindous. Les mets des brames et
des classes élevées sont fort épicés ; ils prétendent s'abste-
nir de vin et de liqueurs spiritueuses, quoique en secret
ils ne soient pas très-scrupuleux à cet égard.
N'ayant pas beaucoup à faire dans cette saison , ils s'oc-
cupent du mariage de leurs enfants. Cette cérémonie est
accompagnée de plusieurs observances bizarres qui varient
selon les différentes castes et dans les diverses provinces.
Les noces des jeunes gens d'un rang élevé se célèbrent
avec une grande splendeur, et leurs parents n'épargnent
rien dans cette occasion. Ces mariages et les processions en
l'honneur de leurs divinités, dont les monstrueuses idoles
sont transportées dans de lourds chars, traînés par leurs
adorateurs, célébrant à haute voix leur puissance et leurs
actes, continuent pendant toute la saison chaude, au grand
ennui des Européens, qui ne trouvent aucun plaisir à la
musique du tam-tam, du gong, aux vociférations des
hommes et à l'odeur de l'huile qu'ils brûlent dans leurs
torches.
Il serait pourtant ii désirer qu'ils se bornassent à ces in-
nocentes cérémonies, mais il yen a d'affreuses. C'est dans
ce mois que tombe la fêle de Kali, dont les fanatiques ado-
rateurs se torturent de toutes les façons imaginables ; tan-
tôt ils se percent ou la joue ou la langue avec un instru-
ment tranchant, tantôt ils se brûlent le corps avec des
fers chauds. Il y en a qui se passent un crochet dans les
muscles du dos et se font bisser dans l'air à rextrémitc
d'iuie poutre ou vergue suspendue au haut d'un màt et
placée de façon ii pouvoir tourner autour. La foule s'attache
à l'extrémité inférieure de cette vergue, et la fait tourner
avec rapidité, de sorte que le malheureux fanatique pi-
rouette en l'air, brandissant une épée, ;K)ur faire voir qu'd
méprise la douleur. Le but qu'il se propose est tantôt
d'obtenir la faveur de la divinité, tantôt d'expier des crime?
MUSEE DES FAINIILLES.
103
qu'il a commis ; et tous ceux qui ont eu le courage d'en-
durer ce supplice deviennent après cela les objets d'un res-
pect universel. On sait qu'un grand nombre de fanatiques
périssent tous les ans en se jetant sous les roues du char
de Juggurnatb, qu'on a surnommé le Moioch de l'Hin-
doustan, convaincus que de là leurs âmes passent directe-
ment dans le paradis.
Tout le monde a aussi eaîendu parler des sutlies ou cé-
rémonies du brûiement des veuves sur le bûcher de leurs
époux. Cette pratique régnait dans une grande partie des
possessions anglaises de l'Inde, mais elle a élé, en dernier
lieu, interdite par le gouverneur-général, lord ^Yilliatn
Bentink, dont on ne saurait trop iouer en celte occasion la
fernioîé et l'humanilé. Une de ces sultiesse lit en 1814
dans les environs du lieu qu'habitait à cette époque l'au-
teur de cet essai. Une femme nommée Soubamah se sa-
crifia. L'auteur n'apprit ce qui s'était passé que deux ou
trois jours après, et s'étant rendu sur les lieux, il vit un
Irou creusé dans la terre, d'environ cinq pieds de profon-
deur et de treize à dix-huit en circonférence, avec quelques
marclies pour y descendre. Les ossements à moitié consu-
més et la cendre se voyaient encore au fond du trou, au-
tour duquel les Indiens avaient suspendu à des bambous
plantés en terre des fleurs et des fruits, destinés comme
offrande aux mânes de Soubamah, qu'ils regardaient dès
lors comme une divinité.
Le mois de mai est généralement le plus chaud de l'an-
née, nonobstant les coups de vent du nord-ouest. A peu
près tout le monde connaît ces tempêtes ou explosions
passagères de l'atmosphère. Dans l'après-midi, une ma^se
énorme de nuages s'accumulent dans le nord-ouest, et l'on
en voit sortir par intervalles des éclairs accompagnés de
tonnerre. Bientôt le vent tourne de ce côté et chasse avec
force les nuages vers le sud-est. Ils sont d'une couleur
bleu sale, et ressemblent aux flots d'une mer agitée par-
courant le ciel. L'atmosphère s'obscurcit jusqu'à une
grande hauteur par TefTetdela poussière que le vent sou-
lève et pousse de côié et d'autre avec une grande violence,
à tel point qu'on est obligé de fermer les maisons pour
qu'elles n'en soient point remplies. Quand l'orage passe de
cette manière, on l'appelle un coup du nord-ouest sec ;
mais il arrive fort souvent qu'il est accompagné d'une
pluie abondante, qui rafraîchit pour un temps la campa-
gne, sans que cet effet soit durable ; elle semble même, au
contraire, attirer hors de la terre la chaleur cachée et don-
ner lieu à des vents chauds.
La matinée du jour où le vent chaud doit souffler est
souvent d'une fraîcheur délicieuse; mais, par quelque cause
qu'il serait assez difficile d'expliquer, l'air ne tarde pas à
se réchauffer ; le vent d'ouest s'enflamme de plus en plus
et la voûte des cieux n'est bientôt qu'une vaste fournaise.
La terre acquiert une chaleur insupportable et brûle les
pieds nus des naturels du pays, tandis que le sable en-
flammé est soulevé dans l'air, toute affaire est suspendue,
et chacun court se renfermer dans sa maison, qu'il clôt le
plus hermétiquement possible. Les animaux sont également
malheureux : les buffles se plongent dans la boue, s'ils en
trouvent ; les oiseaux tombent suffoqués, et les hommes
périssent parfois asphyxiés. Dans l'intérieur même des ap-
partements, le thermomètre s'élève à 100» (30° 5% R.), et
les chaises et les sofas deviennent si chauds, qu'on ne peut
pas s'y asseoir. Les lampes crèvent souvent, sans doute
par l'effet de la dilatation de l'air qu'elles renferment. La
couverture des livres se retire et se recourbe, elles meubles
qui ne sont pas très-bien faits se disjoignent et tombent en
pièces. Dans cette situation embarrassante, les Européens,
de même que les Indiens, ferment leurs maisons, à l'ex-
ception d'une seule porte ou fenêtre, à l'extérieur de la-
quelle on place un cadre fait de bambou fendu, et garni de
paille dans les interstices, ou, ce qui vaut mieux, dune
espèce d'herbe odoriférante appelée kuscos. Ce meuble
étant constamment arrosé d'eau et tenu dans un état
d'humidité complète par des domestiques chargés de cette
opération, produit, par suite de Pévaporation, un courant
d'air frais qui pénètre toute la maison, et fait baisser le
thermomètre jusqu'à 86 ou 88° (24 ou 25° R.).
Malgré cela, il n'est pas facile d'arriver jusqu'à la fia
d'une journée de cette espèce, une obscurité profonde ré-
gnant dans la maison, et privé que l'on est de plusieurs des
ressources habituelles pour passer le temps. Bien des per-
sonnes souffrent en outre d'une sorte d'éruption causée par
la haute température de l'atmosphère, et qui occasionne
une sensation plus semblable à une piqûre d'épingles qu'à
une simple démangeaison; elle couvre le corps tout entier.
Ou essaye de tout sans pouvoir se fixer à aucune occupa-
tion ; on prend et on quitte alternativement des livres, des
cartes, des échecs, tandis que quelques philosophes pra-
tiques, croyant pouvoir neutraliser la chaleur extérieure
par celle de l'intérieur, boivent par intervalles quelques
gorgées d'un breuvage appelé saugari, qui est du vin
chaud épicé.
Il y a des provinces de l'Inde où le vent chaud souffle
toute la nuit aussi bien que le jour, ce qui est réellement
épouvantable ; mais dans la partie méridionale il cesse or-
dinairement le soir. Le soleil, d'une teinte rouge ou jaune,
se couche dans une atmosphère brumeuse ; le vent passe
au raidi et apporte de la fraîcheur et du soulagement.
A l'approche de la nuit , les personnes de distinction ont
coutume de se dédommager de ce qu'elles ont souffert dans
la journée en faisant un bon dîner et en buvant du vin de
Bordeaux frais.
Quoique cela puisse ressembler à un paradoxe, il est cer-
tain que les vents chauds peuvent être utilisés pour rafraî-
chir le vin, l'eau, etc. Les bouteilles ou cruchons doivent
être placés dans la brise, enveloppés d'un linge tenu con-
stamment humide. L'évaporation dont nous avons déjà
remarqué les effets, rend le liquide aussi frais qu'on peut
le désirer. Je citerai une autre singularité contraire à l'opi-
nion généralement reçue.
Le meilleur moyen de tenir frais le matelas sur lequel on
compte coucher, est de le couvrir d'une couverture de
laine, car la laine, n'étant pas conductrice de la chaleur,
l'empêche d'arriver jusqu'au matelas.
La nature, pour soulager l'homme pendant cette pénible
saison, lui a donné la noix de coco, qui, indépendamment
de sa pulpe, contient une quantité considérable d'une li-
queur délicieuse et rafraîchissante. Le fruit du manguier
est aussi très-salubre, et si abondant qu'il forme en beau-
coup d'endroits la nourriture presque exclusive du peuple
pendant la saison chaude. Ce fruit croit sur un arbre ma-
jestueux qui, pour le port et le feuillage, ressemble au
châtaignier; il est vert avant d'être mûr, et jaune quand
il est parvenu à sa maturité ; sa grosseur varie beaucoup ;
il y en a de fort gros ; mais, en général, il ressemble à
une orange ou à une pomme, avec la différence qu'il est
un peu plus ovale et qu'il renferme un noyau. Il est sou-
vent filandreux et de mauvaise qualité ; mais quand il est
bon, il n'y a pas de meilleur fruit au monde.
Dans le commencement de juin la chaleur est aussi forte
qu'en mai, et les vents brûlants continuent. Quelquefois
les forêts s'enflamment par l'excès de la sécheresse et par
le frottement l'une contre l'autre des branches agitées par
104
LECTURES DU SOIR.
le vent. L'incendie se propage avec un bruit pétillant et
avec une eiïrayante rapidité, ajoutant ainsi les fureurs du
feu terrestre à celles du soleil, dévastant les régions in-
cultes, et mettant en fuite ou brûlant leurs hôtes sauvages.
Cependant la terre est comme épuisée par la longue con-
tinuation des chaleurs, et les puits desséchés refusent leur
tribut habituel, pendant que le mirage déploie aux regards,
cruellement trompés, une illusion d'optique qui fait voir
de vastes lacs et des fleuves majestueux, où il n'eu exista
jamais. Toutes les mams se lèvent alors vers le ciel avec
de ferventes prières pour demander la pluie ; bientôt le
ciel s'adoucit, les montagnes à l'horizon se dessinent plus
nettement et paraissent plus rapprochées. Des nuages
chargés d'eau s'élèvent, d'où sortent par moments quel-
ques éclairs; de légères ondées, avant-coureurs d'un temps
moins chaud, commencent à tomber et rafraîchissent le
sol brûlé. Ceci peut être regardé comme le commencement
du printemps, car le coucou des Indes ne tarde pas à se
faire entendre dans les haies et les buissons.
Les cultivateurs, impatients de commencer leurs tra-
vaux, se mettent bientôt à l'ouvrage, et des milliers de
charrues, attelées de bœufs et de buffles, labourent de tous
côtés les champs. La charrue indienne est d'une grande
simplicité, et si légère qu'un homme peut la porter sur
son dos. Le sillon qu'elle trace est à peine marqué, mais il
répond au but que l'on se propose ; une branche d'arbre,
attachée à la queue d'un bœuf, tient lieu de herse.
Le serpent aquatique, reptile d'une grande beauté, et, à
ce que je crois, inoITensif, se fait voir fréquemment, et les
grenouilles, se réveillant au sein de mares où elles étaient
demeurées assoupies peudant toute la durée de la saison
sèche, déploient leurs riches vêlements vert et or. L'air est
parfois rempli d'une foule innombrable de fourmis ailées
qui sortent de dessous terre et ressemblent à de la neige.
Les corneilles, le fretin, les sangsues et les grenouilles les
dévorent à l'envi, jusqu'à ce qu'enfin une brise s'élève, et
soudain elles disparaissent.
Les différentes familles d'oiseaux commencent à sentir
l'influence de la saison et à s'occuper de faire leurs nids ;
dans le nombre se trouvent les moineaux, qui sont un des
grands tourments de l'inde. Les maisons n'étant point
fermées, ils ne cessent de s'y introduire, pour construire
leurs nids dans toutes les ouvertures qu'ils peuvent trou-
ver, soit dans le toit, soit dans les murs ; comme ils ne
paraissent pas douter que leur affaire ne soit d'une grande
importance, ils la proclament à haute voix et jacassent
toute la journée. C'est ici l'occasion de parler de la fami-
liarité et de l'impertinence des corneilles; des détachements
entiers se font donner, pour ainsi dire, des billets de loge-
ment dans certaines maisons qu'elles ne quittent plus ;
elles sont toujours à l'affût des moindres mouvements des
domestiques, et il suffit de poser un mstant un plat pour
qu'elles tombent dessus et en emportent le contenu.
Il est encore trop tôt pour semer, parce qu'il peut y
avoir un retour de sécheresse, et, dans ce cas, tout le grain
mis en terre serait perdu ; mais les cultivateurs n'en con-
tinuent pas moins à labourer leurs champs. Vers la lin du
mois, la c.impagne se couvre de verdure entremêlée de
champs labourés. La température de l'atmosphère a baissé
par l'effet des pluies modérées qui sont déjà tombées, et
quoique la terre ait besoin d'élre encore plus abondam-
ment arrosée, on peut regarder la saison chaude comme
expirée.
asBssaaa îg2s<D2323S22B as a>3asî2à2as.
L'jutoœnf . — Lej pluies. — Les orages. — Animaux qui pullulent. — Serpents. — Fourmis — Inseclej. — Conclusion.
éjà le règne tyran-
nique des chaleurs
est sur le point d'ê-
tre renversé par l'ap-
proche de la mous-
son du sud -ouest,
qui se déclare ordi-
nairement dans les
premiers jours de
juillet. Des nuages
révolutionnaires se
montrent de ce côté
et deviennent de
moment en moment
plus menaçants.
Vers le soir, ils sont
accumulés par gran-
des masses , d'où
sortent de fréquents
éclairseluniounerrc
sourd. La brise fraîchit à mesure que la nuit avance, et le
ciel se couvre d'un épais voile de vapeurs prêtes à descendre
sur la terre. La pluie commence et augmente rapidement,
pendant que les éclairs deviennent plus brillants. L'orage
est au zénith, et la foudre, qui s'élance sans relâche sous les
formes les plus bizarres, aveugle les spectateurs; en même
temps les coups de tonnerre se succèdent presquesans inter-
valle avec un bruit effroyable. La pluie tombe par torrents
dont ne sauraient se faire une idée les personnes qui n'ont
jamais été dans la zone torride, et cette guerre des éléments
se prolonge pendant la moitié delà nuit. A la fin, la force
de l'artillerie électrique s'épuise, et la nature semble aban-
donnée aux flots qui l'inondent. La matinée, froide et
triste, fait voir les terres basses inondées, et des torrents,
créés comme par enchantement, roulant du haut des col-
lines. Los habitants sont trop heureux de rester dans leurs
maisons, qui bien souvent ne suffisent pas pour les mettre
à l'abri de pareilles révolutions. De loin en loin on aperçoit
un promcuciir solitaire portant au-dessus de sa tête un
immense parapluie ou chtttah fait de feuilles de cadjan
AIUSEE DES FAMILLES.
105
attachées au bout d'une perche, pour le protéger contre le
déluge.
Mais l'orage a été trop violent pour durer longtemps.
Les nuages commencent à se rompre et à se disperser ; la
pluie diminue par degrés, et au bout d'un jour ou deux les
eaux disparaissent de dessus la terre, laissant toutefois les
étangs pleins jusqu'aux bords. Une brise agréable s'élève
de l'orient, et l'atmosphère devient d'une fraîcheur déli-
cieuse. Toute la nature se ressent du soulagement qui lui
a été accordé ; les hommes et les animaux paraissent jouir
d'une nouvelle vie. Des vêtements plus chauds ne sont pas
dédaignés, et l'habit de drap remplace la jaquette d'in-
dienne que les Européens ont coutume de porter dans ces
contrées.
Le mois de juillet est nuageux ; on voit rarement le so-
leil, ce qui ne laisse pas que de varier agréablement l'éclat
trop uniforme d'un ciel indien. Dans certaines parties du
pays, je crois que les pluies continuent avec très-peu d'in-
tervalles ; mais il n'en est pas ainsi dans les circars, où le
temps, à cette époque de l'année, ressemble beaucoup à
celui du printemps en Europe. Un jour de pluie est suivi
de deux ou trois jours secs. Parfois la pluie manque tout à
fait, et c'est là une cruelle calamité qui produit la famine,
les maladies contagieuses et la mort. Il ne faut pas s'éton-
ner, d'après cela, si l'Hindou reconnaissant regarde l'eau
comme un des grands bienfaits de la vie, et s'il l'adore
comme une divinité.
C'est au mois de juillet que l'on ensemence les terres et
que les travaux de la campagne commencent sérieusement;
bientôt la terre se couvre d'un manteau de verdure.
Toutes les différentes espèces d'animaux venimeux, tels
que scorpions, millepieds et serpents, prennent, à cette
époque, l'activité la plus pernicieuse. Les maisons étant
ouvertes toute la journée, les serpents y pénètrent avec fa-
cilité. Vous en trouvez souvent roulés en cercle sur les
chaises ; ou bien quand vous ouvrez votre commode, il en
sort un serpent qui vous siffle dans la figure. Voire lit
même, quoique très-élevé de terre, n'est pas à l'abri de
leurs importunes visites. Le cobra de capella est un de
ceux que l'on rencontre le plus fréquemment. Il a la tête
large et la robe magnifique ; mais c'est un des serpents les
plus dangereux. L'auteur en a tué plus d'un dans sa pro-
pre maison. Il suffit de leur donner un boncoup de cravache
sur le dos ; cela les estropie et rend leur fuite impos-
sible.
Les eaux stagnantes se remplissent, d'une façon fabu-
leuse , d'une quantité incroyable de nèpes semblables à
celles d'Europe, autant que j'ai pu le vérilier.
Nèpe cendrée.
iANviEn 1S43.
La fourmi blanche, insecte extrêmement destructeur,
est aussi en ce moment dans toute sa vigueur. Elle habite
communément de petiteséminences, qu'on peut appelerses
villes, qu'elle élève à deux, trois et même quatre pieds de
hauteur, tandis que leur profondeur sous terre est aussi
fort considérable. Ces constructions sont munies de foutes
les commodités nécessaires, et il est fort difficile d'en faire
déloger les fourmis, à moins qu'on ne trouve moyen de
s'emparer de la reine, qui ressemble à un ver gros comme
le petit doigt. Ces éminences sont comme leur quartier-
général, mais elles en sortent et pénètrent partout, et l'on
a bien de la peine à se préserver de leurs ravages. Les pou-
tres, les solives, les portes, les persiennes, les meubles de
tout genre, les livres, les vêtements, les balles de drap, etc.,
tout sans exception devient leur proie. Elles semblent
prendre plaisir à travailler dans les ténèbres , car elles se
couvrent toujours d'une couche de terre brune qui sert du
reste à les faire reconnaître.
Pendant le mois d'août, le temps est à peu près le même
qu'en juillet ; c'est-à-dire que le vent d'ouest règne avec
force, accompagné parfois d'abondantes pluies. C'est alors
que les rivières, grossies par les pluies effroyables qui
tombent dans les montagnes, débordent. L'eau, qui est
brune et bourbeuse, s'élève comme celle du Nil en Egypte,
et couvre peu à peu tous les terrains bas, changeant com-
plètement l'aspect du pays. Les bosquets d'arbres et les
villages, qui sont toujours construits sur les points les plus
élevés, apparaissent comme autant d'iles dans un vaste
lac. Les buissons, les fours à briques sont cachés à moitié
sous les flots. Les habitants sont fort gênés dans leurs tra-
vaux, pour lesquels ils manquent d'espace , surtout les
blanchisseurs, dont l'industrie est en quelque sorte sus-
pendue. Les communications d'un village à l'autre se font
au moyen de petites barques appelées dhoxies, qui tirent
fort peu d'eau et que l'on voit sans cesse sillonner les
champs dans toutes les directions. Les Indiens saisissent
cette occasion pour faire descendre le fleuve au bois de tek,
dont les troncs sont attachés ensemble et forment de grands
radeaux dirigés par d'habiles pilotes. Les eaux se retirent
quelquefois au bout de peu de jours, et, dans ce cas, au lieu
d'être un inconvénient, elles offrent un phénomène d'une
agréable variété ; mais il arrive aussi parfois qu'elles se
prolongent pendant un mois ou six semaines, et alors elles
deviennent une véritable calamité. Quand l'inondation
s'élève au-dessus de la hauteur ordinaire, elle cause les
plus grands malheurs ; la rivière se couvre de débris de
villages; on voit des troupeaux mugissants qui s'efforcent de
se sauver à la nage. Les moulons se rassemblent sur les lieux
élevés, au risque d'en être balayés d'un moment à l'autre
par les eaux, et les habitants eux-mêmes, privés d'abri,
finissent souvent par périr dans les flots. Une grande par-
tie du sel, que l'on croyait avoir placé en parfaite sûreté
sur les éminences, se dissout et se perd. Enfin, les eaux
commencent abaisser, et les objets qu'elles avaient ense-
velis reparaissent ; la terre demeure couverte d'un riche
limon brun d'une qualité singulièrement fertilisante, et
sans lequel le pays finirait par devenir un désert sablon-
neux : telle est la sagesse de la nature, que ce qui, dans le
premier moment, parait être un mal, devient en délinitive
une source de prospérité. On voit alors les Indiens jeter
des (ilels dans les eaux qui restent pour en tirer le pois-
son, tandis quelesenfantss'y baignent ou y nagent, et que
des essaims d'insectes à long corps voltigent de tous côtés.
Une riche et abondante verdure s'élève immédiatement ,
et c'est merveille de voir avec quelle rapidité toutes les
traces de l'inondation disparaissent.
«F- 1} — ONZIÈME VOLIMÇ.
106
LECTURES DU SOIR.
Le laboureur doit songer à semer de nouveau ses ré-
coltes gâtées, à transplanter son riz, qui, dans cet état,
s'appelle dans le pays paddy. L'indigo, qui se sème tou-
jours sur les terres hautes, est déjà très-avancé. La récolle
en est fort précaire, car il souffre également du trop ou du
trop peu de pluie ; souvent l'inondation l'emporte, et il
suffît parfois d'une tempête.
Le paysan superstitieux sacrifie souvent, dans cette
saison, des animaux à certains esprits malfaisants dont il
espère apaiser la colère et les empêcher de nuire à ses ré-
coltes. L'auteur a vu sacrifier ainsi à ces démons des
boucs, qui étaient tenus par les cornes devant une de ces
petites pagodes si communes dans llnde, pendant qu'avec
un coutelas on leur coupait la tête.
Le mois de septembre est généralement calme et serein,
£t la terre est couverte d'une riche verdure. Les petites ré-
coltes des habitants, tels que le natcheny, le cambo et le
coton, sont parvenues à leur maturité. Le coton que pro-
duit cette partie du pays est une plante annuelle, qui s'élève
à la hauteur de douze ou quinze pouces, mais il n'est pas
de bonne qualité. On a essayé d'y introduire le coton de
l'île Maurice, qui est meilleur, mais il n'a pas réussi. On le
fauche comme du blé, et on le noue en gerbes assez fortes
que l'on envoie par des charrettes attelées de buffîes ou de
bœufs à la factorerie où sont placées les indigoteries, qui
appartiennent presque toutes à des Européens, sous la
surintendance d'Indiens de demi-caste.
A cette époque de l'année, on recueille abondamment
dans les potagers des haricots verls, des concombres, des
radis, de la salade et tous les fruits du pays ; mais quant
à ces derniers, on a bien de la peine à les défendre des
perroquets.
La température du mois de septembre est lourde et
chaude, et l'on est obligé, pour s'en garantir, d'avoir recours
au punkah. Il y en a de différentes espèces ; mais les plus
grands et les meilleurs se suspendent au plafond et régnent
tout le long de la table à manger. Leur largeur est de deux
pieds ; ils sont faits de bois léger peint, avec un élégant
cordon attaché à l'une des extrémités. Un domestique in-
dien, tenant le bout de ce cordon, fait aller et venir perpé-
tuellement le punkah et cause par là autour de la table une
circulation d'air fort rafraîchissante.
Nous voici dans la saison où les moustiques sont le plus
gênantes, et le soir les lampes sont remplies d'insectes
verts, espèce de punaises attirées par la lumière et dont
l'odeur est extrêmement désagréable. Le vestibule est en
outre visité par de grandes chauves-souris qui volent, en
tournoyant, à la poursuite des insectes ailés que la lumière
a attirés dans la maison. D'un autre côté, les amateurs de
musique peuvent jouir à leur aise d'un beau concert de
grenouilles. Quand la lune luit, surtout après la pluie, ces
petits animaux coassent de toute leur force ; on dirait des
moutons qui bêlent. Les jungles sont remplies de porle-
lanterne , bel insecte phosphorique du genre de nos vers-
luisants. Si vous en introduisez un sous le verre de votre
montre, vous pouvez voir, la nuit, l'heure qu'il est, et deux
ou trois dans un bocal vous éclaireront assez pour vous
permettre de lire.
Dans les premiers jours d'octobre, le vent commence à
tourner vers le nord, et la température devient immédiate-
ment d'une fraîcheur agréable. Vers le milieu du mois on
peut s'attendre à la mousson du nord-est, surtout si la lune
est dans son plein. Une brise s'élève de ce côté et couvre
le ciel d'une vapeur blanchâtre qui s'épaissit peu à peu et
finit par prendre un aspect menaçant ; elle est accompa-
gnée d'une petite pluie (ine. Le marin prudent, qui recon-
naît l'approche de la tempête, lève l'ancre, prend le large,
et il fait bien, car le vent ne tarde pas à souffler avec une
force extrême, accompagné d'un déluge de pluie. Les riviè-
res s'enflent, et leur impétuosité occasionne sou\ entles plus
grands malheurs ; elles renversent les digues et, couvrant
les champs de sable, les rendent stériles pour longtemps.
Le mal est encore augmenté par les réservoirs qui, en cre-
vant, inondent de nouveau les terres basses. L'auteur ha-
bitait un jour un bungalou, élevé de plus de vingt pieds
au-dessus d'une petite rivière; le soir, quand il se coucha,
tout était tranquille et la rivière coulait dans son lit ordi-
naire ; quelle fut sa surprise, le matin, en voyant le pays
couvert d'eau qui, autour de sa maison, s'élevait jusqu'à la
hauteur du genou ! Telle est la promptitude avec laquelle
ces pluies excessives font souvent grossir les rivières.
Cependant la fureur de la tempête passe, les eaux se
retirent, et les habitants réparent de leur mieux le dom-
mage. Des nuages paraissent au-dessus des montagnes
bleuosquibordentl'horizon lointain, et, par leur blancheur,
re=:?emblent à des monceaux de neige ; tandis que d'autre.»:,
pareils à une noire fumée, semblent menacer d'un nouvel
orage. La campagne est souvent enveloppée d'épais brouil-
lards qui présentent, quand ils commencent à se dissiper,
tous les objets sous des formes fantastiques et parfois
monstrueuses. Il pleut encore par intervalles, mais les on-
dées sont de jour en jour moins abondantes, jusqu'à la fin
du mois que le temps redevient frais et serein.
Telle est la marche des saisons dans les circars septen-
trionaux ; mais, dans les vastes régions de l'Inde, le climat
se modifie depuis la chaleur la plus intense jusqu'au froid le
plus vif, depuis une grande sécheresse jusqu'à une humi-
dité extrême ; et comme on doit le présumer, le sol et le
caractère des habitants varient autant que l'atmosphère.
Vous le voyez, mon ami, quoique datée de la brumeuse
Amsterdam, ma lettre peut vous donner une idée exacte du
climat ardent et fécond de l'Inde. Je suis venu ici pour y
étudier les mœurs et le climat du Nord, et c'est le Midi
que j'ai appris à y counnître : l'homme désire et Dieu fait.
Jules DL.MS.
MUSEE DES FAMILLES.
107
SOUVENIR.
Un soir (c'était bien loin de ma chère Drelagne),
J'errais triste et pensif dans la vaste campagne.
Et cependant j'avais sous les yeux les prés verts
Qu'Hégésippe Moreau célébra dans ses vers.
J'étais près de Provins, Provins, ville choisie.
Qu'embauma de tout temps l'antique poésie,
Vallée enchanteresse où la reine des fleurs,
La rose, est sans égale en parfums, en couleurs.
Mais ces tableaux riants m'intéressaient à peine,
Et, malgré la fraîcheur qui caressait la plaine,
Malgré la voix des vents soupirant alentour,
Mon âme s'envolait au paternel séjour.
Je traversais, rêveur, un hameau solitaire,
Quand, dans l'étroit sec.'.ir qui mène au cimetière,
J'aperçus une femme en longs habits de deuil.
Dont l'aspect me frappa dès le premier coup d'œil.
Elle était jeune encore, et pourtant son visage,
Pâle, décoloré, semblait flétri par l'âge.
On voyait sur ses traits qu'un sentiment profond
Avait usé, détruit, la beauté de son front.
Ses traits étaient empreints d'un étrange délire,
Délire de tristfsse impossible à décrire.
Mais ce qui me toucha le plus, c'est son regard;
Sou regard inquiet n'errait point au hasard.
Vers l'endos funéraire il se tournait sans cesse,
.\vec un doux rayon d'inefl'able tendresse ;
On sentait que l'aspect de ce lieu triste et cher
Pouvait seul dans ses yeux réveiller un éclair.
Et quand je demandai quelle était cette femme
Dont l'air d'accablement m'avait déchiré l'àme
Lorsque ses yeux hagards semblaient vouloir saisir
Je ne sais quel objet qui paraissait la fuir :
« Oh î me répondit-on , c'est une pauvre mère
Dont le dernier enfant est mort ici naguère,
Un jeune homme , l'espoir et l'amour du hameau.
Sa mère, chaque nuit, s'assied sur son tombeau ;
Elle croit (douce erreur que le cœur peut comprendre),
Elle croit, dans la nuit, le revoir et ''entendre.
La voilà de retour avec l'ombre , elle attend
Que la naissante nuit lui rende son enfant. »
Et, quand j'eus entendu, je m'éloignai, de crainte
De troubler sa douleur, douleur profonde et sainte;
Mais je ne pus partir sans avoir regardé
Une dernière fois ce front triste et ridé,
Ce visage soufTrant, cette marche affaissée,
Qui trahissait le poids d'une affreuse pensée.
Et, dès que je fus loin, ployant les deux genoux,
J'implorai le Seigneur, car je pensais à vous,
0 mes deux bien-aimés! ô mou père! ô ma mère!
Et du fond de mon c«ur j'élevai ma prière.
Moi, le dernier enfant qui reste à vos vieux jours.
Moi, votre seul espoir, moi, votre seul recours !
Oh! disais-je en songeant à cette pauvre femme
Aux gestes convulsifs, à l'œil morne et sans flamme.
Et qui s'offraient toujours à mes regards émus.
Oh ! que deviendraient-ils si je n'existais plus !
Ed. TURQUETV.
TTIT POIiaJAT.
Il ne faut jamais perdre l'espoir de ramener l'homme
qui s'est égaré. La rigueur excessive dans la punition porte
le coupable au désespoir; la clémence et la charité le ren-
dent quelquefois à la vertu , qu'il était fait pour pratiquer.
La justesse de ces réflexions est démontrée par le fait que
nous allons raconter.
A l'époque où la France , pour soutenu- ses luttes glo-
rieuses avec l'Europe, offrait à la victoire ses jeunes géné-
rations presque entières, dans l'une des petite? Tilles des
environs de Paris, un conscrit, nommé P.t., désolé de se
voir arraché à la famille dont il était le soutien , déserte
les drapeaux sous lesquels il n'a été conduit que par la
violence. Soldat réfractaire, errant à l'aventure, il se lie
avec des bandits, et bientôt devient leur complice dans un
vol commis la nuit avec effraction et toutes les circonstances
aggravantes. Condamné à seize ans de travaux forcés , il
revient, à l'expiration de sa peine, dans le lieu de sa nais-
sance subir la surveillance p'erpétuelle qui pèse sur le li-
béré. Ouvrier menuisier, il ne parvient que très-difïîcile ^
ment à s'ouvrir l'entrée des ateliers. Mais sa conduite
régulière, son assiduité au travail, la douceur de son carac-
tère, éloignent insensiblement la méfiance qu'inspirait son
passé ; le temps achève de lui reconquérir l'estime de ses
compatriotes. Non-seulement cet omTier emploie sagement
ses journées dans son intérêt, mais il aide souvent ses
compagnons, il leur rend de bons offices, et parfois il par-
tage son pain avec le pauvre. Le temps que les autres ou-
niers donnent au plaisir, P.t. l'emploie à des actions
utiles.
La veuve d'un pharmacien, dénuée de toute ressource.
108
LECTURES DTJ SOIR.
ne pouvait élever ses deux Biles , encore dans l'enfance.
P.t. est touché de l'infortune d'une famille tombée d'un
sort heureux dans une douloureuse indigence. L'ouvrier
travaille quelques heures de plus chaque journée , et du
produit de ce labeur la pauvre veuve est nourrie et les en-
fants reçoivent une utile et modeste instruction. Vieillie
par le chagrin, la veuve tombe dangereusement malade :
rien ne lui manque ; l'ouvrier veille sur elle ; le zèle de son
bienfaiteur s'accroit avec ses besoins. La maladie se pro-
longe, et sa gravité exige des médicaments qu'on trouve ra-
rement préparés dans une petite ville : pour les lui procurer
P.t. s'esquive pendant la nuit, il va jusqu'à Paris, et il re-
nouvelle plusieurs fois ces périlleuses excursions, qui l'ex-
posent au châtiment réservé au libéré rencontré hors des
limites de sa résidence, en rupture de ban. Grâce à son
dévouement, la malade est sauvée, mais sa santé reste
chancelante. Après avoir reçu pendant douze années les
soins de P.t., elle meurt, et laisse sa jeune famille si pau-
vre qu'elle ne peut pas même payer ses modestes funé-
railles. C'est encore le libéré qui se charge de ce pieux de-
voir : il donne une tombe à celle dont il a prolongé la vie ,
et il continue à la servir dans ses enfants.
Après avoir fait de la fille aînée une honnête et bonne
ouvrière, i! la marie avantageusement. Puis il surveille
avec une attention soutenue la conduite de la dernière
fille; lorsque par ses labeurs journaliers elle est appelée
aux longues veillées d'hiver, son bienfaiteur la conduit et
la ramène, comme un tendre père , vigilant gardien des
mœurs de son enfant. Cet homme, infatigable dans sa bien-
faisance , ne restreint pas son dévouement à une seule
famille ; il se rend utile chaque fois que l'occasion lui eu
est ofTerte. Partout où un danger, un événement malheu-
reux réclament l'assistance d'un homme intrépide et désin-
téressé, on trouve P.t. Vingt-deux ans d'une vie de dévoue-
ment, de probité, de courage , ont acquis à cet homme ,
autrefois réprouvé, l'estime, l'afTection, la confiance d'une
population entière. Les sentiments qu'il inspire ont excité
les autorités et les principaux habitants de la ville à solli-
citer auprès de l'Académie française l'admission de cet
homme bienfaisant au concours du prix Montyon. En ter-
minant l'éloge simple et touchant de sa conduite, le maire
ajoute : € Si je voulais mettre ma bourse en sûreté , je la
confierais à P.t.» Au vœu unanimement formé par les habi-
tants, s'est associé leur député, l'un des hommes les plus
honorables par son caractère et des plus célèbres par son
éloquence au barreau et à la tribune.
Cette circonstance, qui révèle une amélioration dans les
mœurs populaires, produisit une vive sensation sur la
commission chargée par l'.\cadémie de décerner les prix de
vertu. Il lui semblait qu'un grand exemple était offert ainsi
au coupable repentant; mais était-il convenable, en en-
courageant celle éclatante conversion, d'associer au par-
tage des plus nobles récompenses l'ancien condamné et
l'homme pur qui couronne par une action vertueuse une
\ ie sans tache? Cette question, si importante dans son eflet
moral, a été développée dans la commission de l'Académie
française avec la chaleur et l'entraînement de la véritable
philanthropie , avec les lumières de la prudence et la fer-
meté delà raison. Il lui parut évident qu'une récompense
était due à un homme qui, parti de si bas pour s'élever
si haut dans le bien, donnait un salutaire exemple. Une
grande leçon de morale éclate en eflet dans la persévérance
expiatoire qui relève un coupable du gouffre d'abjection
jusqu'à la vertu. N'était-ce pas avertir les malheureux
aveuglés un moment parles liassions, qu'une main secou-
rable est toujours tendue au repentir, ces malheureux qui,
libérés aux yeux de la justice, demeurent insolvables envers
la société, inflexible dans ses préventions? Enfin, en encou-
rageant une conversion, regardée jusqu'ici comme impos-
sible, on pouvait aussi fixer l'attention du législateur sur
la révision d'une loi, imparlaite sans doute, puisqu'en sou-
mettant le criminel à une expiation temporaire , elle le
laisse, lors même qu'il s'est rédimé , en dehors de la fa--
mille humaine. Il ne lui est plus permis de vivre qu'en se
cachant dans la misère et le mépris ; espèce de paria à qui
la rigueur de l'opinion publique donne, pour ainsi dire, le
droit de se déclarer l'ennemi d'une société impitoyable; il
perd jusqu'à l'espérance. L'opprobre dans le passé, la honte,
la douleur dans l'avenir, la réprobation partout, il retourne
au crime.
La commission , ajournant avec sagesse la question du
partage au prix .Montyon , s'est accordée à demander au
roi raffranchissemenl de la surveillance de P.t. et sa réha-
bilitation. Le vœu de IWcadéniie a été exaucé. Ainsi le prin-
cipe de justice et d'humanité que la commission désirait
proclamer, approuvé par la sagesse royale, est désormais
mis en pratique. La flétrissure corporelle a été récemment
abolie, l'autre flétrissure ne sera plus ineflaçable. Les in-
fortunés que la misère et l'ignorance auront induits au
crime, pourront du moins profiter de ce qu'il leur sera
resté d'honnête dans le cœur pour tenter de rentrer dans
la société, qui ne leur opposera plus la devise désespérante
de la porte des enfers. L'acte qui relève ce libéré, la ré-
compense qui l'attend, sont les gages de l'influence cer-
taine des mœurs sur les lois et des lois sur les mœur^.
De rO.NGERVILLE, de VAcadénue française.
MUSÉE DES FAMILLES.
109
Vm CBA7ITBE
DE L'ORDRE DE LA TOISON -D'OR.
Philippe le Bon.
ûr du pouvoir , l'archicluc
Maximiiien , époux de Marie
de Bourgogne , comtesse de
Flandre, craignant la chute
de la Toison-d'Or, dont plu-
sieurs membres étaient morts
et dont d'autres étaient prisonniers en France, sachant
d'ailleurs que le roi de cette puissante monarchie avait
l'intention de se rendre maître de l'ordre, résolut de con-
voquer un nouveau chapitre, et d'y faire appeler tous les
hérauts , tous les chevaliers , même ceux prisonniers en
France.
Pendant le séjour de l'archiduc en Hollande , on fit les
préparatifs nécessaires afin de rendre la fêle aussi écla-
110
LECTURES DU SOIR.
tante que possible, et pour lui donner la pompe requise
par les statuts. Cette cérémonie eut lieu dans l'église de
baint-Sauveur, à Bruges, le 30 avril 1478 (1).
Pour se rendre du palais à l'église , quatre hérauts ou-
vraient la marche; puis venait le roi d'armes (2), ayant à
ses côtés un cheval caparaçonné de drap noir. Ce cour-
sier, qu'on avait rendu boiteux, au moyen d'un clou im-
planté dans l'un de ses pieds, et que l'on faisait marcher
la tête baissée, portait un coussin d'or, sur lequel était posé
le collier de l'archiduc Charles, décédé, et au remplacement
de qui on allait procéder.
Puis marchaient, deux à deux, les chevaliers de l'ordre,
vêtus de longs manteaux de couleur écarlate, brodés et
garnis de fourrures de menu vair.
Autour de leur cou, et à couvert, était une large chaîne
d'or, figurant des pierres à fusil, d'où jaillissaient des étin-
celles , en forme de petites flammes; au milieu de ce col-
lier pendait l'image d'un petit mouton, aussi en or, cou-
vert d'une épaisse toison.
Arrivés à l'église, chacun des cavaliers alla occuper, dans
le chœur, la stalle au-dessus de laquelle étaient appendues
ses armes, et entendit d'abord une messe , célébrée solen-
nellement. Les sièges des rois d'Angleterre, de Castille,
d'Aragon et de Naples, étaient ornés de la même manière
que si les membres de l'ordre avaient dû les occuper.
Chaque chevalier avait devant lui, pour aller à l'offrande,
un cierge de cire orné de son écusson. Un des hérauts prit
celui de l'archiduc Charles et s'avança le premier à l'of-
frande ; puis il l'éteignit et renversa le flambeau, pour si-
gnifier que le chevalier qu'il représentait était mort.
Le service terminé, l'historiographe ou greffier déroula
un parchemin, et kit les noms, prénoms et titres des sou-
verains et chevaliers trépassés, pour les âmes desquels le
célébrant récita le psaume De profundis. Ensuite il ra-
conta, en peu de mots, leurs hauts faits d'armes et fit leur
éloge, d'après le rapport du dignitaire, surnommé Toison-
d'Or.
Lorsque tout cela fut fait, le chancelier de l'ordre se leva,
et dit:
— Chevaliers et frères ! vous savez qu'entre autres choses
qui nous sont imposées, nous sommes tenus d'examiner
la conduite de chacun de nous, afin que les membres de
notre ordre auguste soient plus pénétrés de leurs devoirs.
Pour cet examen, et selon l'ordonnance, je prescris à celui
de nos frères qui occupe la première stalle, de sortir du
chapitre et d'aller dehors attendre qu'on le rappelle.
Le membre interpellé ayant déféré à cette invitation , le
chancelier, au nom du souverain et de l'ordre , demanda
sous serment, à tous les chevaliers en général et en parti-
culier, s'ils n'avaient vu ou entendu dire à personne, que
celui qui était sorti du chapitre eût fait, dit ou commis chose
qui fût contre l'honneur, la renommée ou le devoir, ou con-
tre les statuts et ordonnances de l'ordre. « Car, ajouta-l-il
dans l'affirmative, il faudrait l'admonester charitablement,
(i) Vingl-lrois chapitres en loul furent tenus; le dernior, que con-
voqua Philippe II, roi d'Espagne, dans la ville de Gand, l'a» 1559,
n'observa que quelques-unes des règles prescrites. Ensuite le soutc-
rain, avec la permission du pape, s'aUrIbua seul les nominations. Lo
dernier chevalier éludans les comices ouchapilres fut le comte Pierre
£rnesl Mansfiold, gouverneur de la Belgique, qui mourut plus que
cenlenaire en l'année 1604.
u) Il y avait quatre dignitaires dans l'ordre : le cftaHCc/ic»-, qui
traitait dos afTaires de l'ordre avec le souverain ; le irtsorier, dont la
charge était de conserver les colliers, les costumes, les instruments
et les livres ; le grelJicr, ayant mission d'expédier les diplômes et de
tenir le^ registres; enfin, le roi d'armes, appelé Toison-d'Or, que sa
place reodail le premier d'entre les ministres et louTeraias.
afin qu'il se corrigeât, et se conduisît de telle manière que
tout blâme sur une personne de si noble état vint à cesser.»
Cet interrogatoire terminé , le chevalier fut rappelé, et
reprit sa place. On continua le même examen pour chacun,
en remontant jusqu'au chef.
Finalement, on proposa l'élection d'un nouveau mem-
bre; le chancelier prit encore une fois la parole, en de-
mandant si l'on connaissait quelque chose qui pût s'opposer
à l'admission du candidat. Puis il ajouta :
— Messeigneurs, vous êtes assemblés pour élire un nou-
veau frère et compagnon ; mais, afin d'y procéder sainte-
ment et justement, vous devez jurer de ne donner votre
suffrage ni à cause du lignage, ni par amour, ni pour en
tirer avantage , mais d'élire le plus digne d'être appelé dans
uife compagnie aussi honorable.
Aussitôt, le chevalier du premier siège se leva, et vint
prêter le serment requis entre les mains du chancelier, re-
présentant le souverain.
Lorsqu'il eut repris place, un autre lui succéda, jusqu'à
ce que tous eussent également juré. Alors un héraut cria :
— Par le serment que vous avez fait, messeigneurs, quel
est le chevalier qui mieux vous semble digne d'être reçu
dans l'ordre?
Chacun se levant à son tour, vint déposer sur un plat
d'or le billet contenant le nom de celui qu'il voulait nom-
mer. Cela fait, le chancelier prit tous les billets, et, les ayant
lus à haute voix, il dit:
L'archiduc Maximilien, fils de l'empereur Frédéric, a le
plus de voix, et, par ainsi, est élu et appelé à faire partie
de notre ordre.
Les deux portes battantes du chœur s'ouvrirent, et l'ar-
chiduc entra, suivi par toute la noblesse et un grand nom.-
bre de prélats. Le seigneur Ravestein, chancelier, lui donna
l'accolade, et lui passa au cou la chaîne d'or, en lui disant :
— Sire , l'ordre vous reçoit (1 ) , et, en signe de ce, vous
présente le collier. Dieu fasse que vous puissiez le porter
longuement, à ses louange et service, pour l'honneur et
l'accroissement de l'ordre. Au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit.
— Amen ! dit l'archiduc ; Dieu m'en donne la grâce !
Alors, la main sur la croix et les saints Évangiles , il
jura d'observer les statuts, de faire tout ce qui serait eu son
pouvoir pour entretenir la gloire et la splendeur de l'ordre,
et les augmenter si faire se pouvait.
Pour terminer la cérémonie, Maximilien fut présenté à
tous les chevaliers , qui l'embrassèrent en signe d'amitié
fraternelle. Après la solennité, tous retournèrent, dans l'or-
dre de leur arrivée, au palais de l'archiduc, où un splen-
didc repas était préparé. Il est à remarquer qu'il n'y avait à
ce banquet que trois membres du pays, tant on avait laissé
dépérir l'ordre, et ils étaient ainsi placés : à la droite du
nouveau chevalier, le seigneur de Gruylhuyse, et à sa gau-
che, les seigneurs Chymay et Nassau.
Octave DELPIERRE.
(i) Lors de l'injullaiion, l'ordre d" la Toison-d'Or ne pouvait rire
composé que de vingt-quatre membres ; bientôt il y en eut ircnie-un.
En 1518, l'empereur Cltarles V porta le nombre à cinquante, et de-
puis lors il ne subit plus d'augmentation.
MUSÉE DES FAMILLES.
111
IÏDJÎMÎ3ÛH M iL*iaDSî3S2 m mwî zsm^mmbM^'K
L'hospice du mont Joux compte un assez grand nom-
bre de siècles d'existence pour qu'il en soit de son ori-
gine comme de beaucoup d'autres dont la date est éloi-
gnée ; elle manque de certitude. Selon une opinion assez
générale, il faudrait la rapporter au milieu du dixième siè-
cle, et faire à un saint personnage né à Menthon, près
d'.\nnecy, en 923, l'honneur de la fondation de cette in-
stitution célèbre, bien que j'aie trouvé quelques induc-
tions d'une antiquité plus haute encore. Sans doute la
charité naquit avec le christianisme même, et ses œu-
vres durent de bonne heure porter des fruits. De bonne
heure aussi un de ses premiers néophytes, être com-
patissant et bon, dut concevoir la pensée d'élever, dans
le lieu oîi il y aurait le plus de mérite à le faire , un mo-
nument dans lequel Dieu serait glorifié de la manière la
plus digne de sa bonté ineffable, c'est-à-dire dans lequel
on vivrait uniquement pour faire du bien aux hommes.
Ce lieu était tout indiqué au pieux chrétien. A la place
même où les ministres de divinités aveugles et d'une re-
ligion sans avenir avaient vécu, les adorateurs du Dieu de
vérité pouvaient vivre : ce que le paganisme autrefois
avait pratiqué, des chrétiens, à plus forte raison, pou-
vaient le faire. Un temple de faux dieux avait existé au
sommet toujours glacé du mont Pennin , ce devait être
un devoir pour un converti à la foi de Jésus-Christ d'en
purifier l'emplacement déserté par la dédicace d'un autel
au Dieu des chrétiens. Cette maxime, d'ailleurs, se gé-
néralisa ; ou les premières églises furent élevées de pré-
férence sur les ruines de temples païens, ou ces temples
furent eux-mêmes transformés en églises chrétiennes. Mais,
dit avec une profonde sagesse le savant et vénérable évè-
que d'Annecy, il y a loin d'une bonne pensée à son exé-
cution, dans une entreprise surtout aussi difficile; et si
elle avait eu un commencement d'exécution, le souvenir
n'en eût pas aussi complètement péri dans le pays d'Aoste,
malgré l'occupation momentanée des Sarrasins (2).
La place choisie par le véritable fondateur de l'hospice
du mont Joux avait deux autres avantages à ses yeux.
D'abord, elle lui permettait de se conformer à un usage
consacré dès les plus anciens temps, celui d'offrir à la Di-
vinité un culte sur les lieux hauts (3}, parce que l'on croyait
qu'ils lui étaient agréables; ensuite, par les privations et
les souffrances inséparables de son élévation excessive au-
dessus des régions tempérées, celte place fournissait aux
serviteurs de Dieu et des hommes qu'il se proposait d'y
instituer , les éléments de la mortification la plus rigou-
reuse et la plus efficace pour gagner le ciel en assurant
leur salut. En effet, les plus anciens fondateurs d'institu-
tions chrétiennes avaient ces idées : le choix de remplace-
ment n'était point pour eux une chose indifférente, comme
le prouve ce que disait l'un des anciens abbés de Clair-
vaux : « Nos saints et bienheureux prédécesseurs choisis-
saient de préférence des vallées humides et basses pour
(0 Chap. V, liv. II d'un ouvrage intitulé : Histoire de l'hospice et
de la montagne du Grand-Saint- Bernard.
(2) MonseigQcur Rey , évêque d'Annecy , sa lettre à moi, du 12
mars iS3g.
(3) GuilUmaDD, De rebm hçlveiicis, 1. 1, c. xit.
fonder leurs établissements temporels, afiuque les religieux,
étant souvent malades, et ayant sans cesse la mort devant
les yeux, vécussent toujours dans la crainte du Sei-
gneur (l).» Nous avons vu que le fondateur de notre hos-
pice, pour n'avoir pas fait choix d'un lieu humide et bas,
n'en a que plus exposé les observateurs de sa règle rigou-
reuse à des chances de mort dont l'imminence exige des
cœurs également toujours prêts à paraître devant Dieu.
On ne peut donner aucuns détails sur la manière dont
l'hospitalité s'exerçait au mont Joux ni avant l'occupation
des Sarrasins, ni longtemps encore après leur expulsion ;
on ne peut pas même fixer avec précision les circonstances
qui accompagnèrent l'établissement de la pieuse fondation
après qu'ils eurent é'é chassés. Ce que l'on sait avec le
plus de certitude, c'est que cet établissement est l'œuvre
d'un personnage nommé Bernard, piœ et sancîœ vitœ
homo (2), a dit Simler. Je vais donner l'histoire de ce héros
des Alpes, dégagée de tous les contes dont elle fut entourée
par l'enthousiasme peu éclairé du temps. Le merveilleux
n'est plus nécessaire aujourd'hui pour faire ressortir le
mérite d'une œuvre chrétienne ; la seule merveille est une
religion qui inspire des pensées d'un tel ordre , et qui
donne en même temps la force de leur faire produire tout
le bien qu'elles recelaient en germe.
Sur la rive orientale du lac d'Annecy, en Savoie, dans
une position riante, et sur un territoire dès longtemps cul-
tivé en vignes, s'élève un bourg nommé Menthon, dont la
population atteint à peine aujourd'hui sept cents habitants,
et qui est dominé par un château du même nom. Ce nom
était aussi celui delà famille qui possédait, qui possède en-
core le château , et qui était l'une des plus illustres de la
Savoie, comme le témoigne cet ancien quatrain :
« Tertiier, Viry et Compey,
« Sont les mei!loi:s maisons du Geneyey :
1 Sallsnavar cl Menlhou
« Ne les ccdoDl pas d'un botlon(3^ » ;
et comme le prouve surtout le dicton populaire du pays,
Menthon, ante Christum cral Menthon (4).
Dans ce château naquit, le lo juin 923, de Richard, sei-
gneur baron de Menthon , et de Berniole de Duingt, son
épouse, un fils qui fut appelé Bernard, du nom de son on-
cle Bernard de Beaufort, chevalier d'un grand renom.
Toute cette famille tirait son origine des princes du Ge-
nevois, et Beruiole de Duingt, particulièrement, était de
la maison de Genève (d).
La jeunesse de celui que Dieu destinait à un pénible
mais glorieux apostolat, se passa dans ce calme des pas-
sions qui dispose l'âme à la pratique de la vertu et à
la méditation des choses bonnes et saintes. Bernard,
guidé par un sage précepteur nommé Germain, qui le
mena aux écoles déjà célèbres de Paris , n'avait de goût
(1) Giiirimann, De rébus helveticis, 1. 1, c. xiv.— Th. Walsh, i, 245.
(2) Simler, Hisi. Vales., 1. I, 85. — Simler, De Alpib'ts commenta'
rius. lil.
(3) Grillet, Diction, des départ, du Mont-Blanc et du Léman, III, Jl.
(4) Comte de Foriis.
(S) Roland Viol, is. — Ch. Delogei, ST.
112
LECTURES DU SOIR.
que pour l'étude, et ne se sentait de vocation que pour
le service de Dieu , quoiqu'il sût que les intentions de
sa famille fussent, au contraire, de l'établir selon le
inonde. Son père alla même jusqu'à négocier pour lui ,
dans la famille de Miolans, une alliance qui était sur
le point de se conclure, quoiqu'elle n'eût pas l'assenti-
ment de son fils, lorsque après avoir écouté de nouveaux
avertissements intérieurs et fait de dernières réûexions, le
jeune Bernard, plus effrayé par la crainte de compromettre
son salut dans l'éternité que séduit par les charmes de
Marguerite de Miolans ou de toute autre femme , quitta
secrètement la maison paternelle durant même les prépa-
ratifs de la cérémonie nuptiale. Il se dirigea vers Aoste, y
rechercha l'archidiacre Pierre, se mit sous sa direction, et
acquit bientôt, à l'aide des leçons et des exemples de ce
prêtre édifiant, la connaissance des voies de la piété et de
toute la science indispensable dans la prédication , car-
rière à laquelle il avait résolu de consacrer sa vie.
En effet, doué d'une éloquence forte et persuasive, il fit,
durant toute son existence, retentir la chaire de vérité des
exhortations les plus appropriées à l'état où se trouvait,
de son temps, la religion chrétienne, dont la semence avait
et: étouffée dans cette partie des Alpes par la longue pré-
sence des infidèles. Il ne combattit ni le diable, ni le géant
Procus, ministre du diable, comme le disent de vieilles
légendes; mais il a pu combattre les Sarrasins de sa per-
sonne, ce qui n'était point contraire aux usages de son
époque ; mais i! a pu seconder par ses conseils le mouve-
ment qui avait leur expulsion pour motif et pour but ;
mais quand elle fut enfin consommée, il a pu pratiquer
quelques cérémonies d'exorcisme et de purification que
les idées du temps suffisent pour justifier, et c'est là peut-
être la source du merveilleux qui est mêlé à l'histoire de
sa vie. Ce qu'il y a d'avéré, c'est qu'il ne cessa de tonner
contre les superstitions nées d'un mélange impur de paga-
nisme et d'islamisme; c'est que la Lombardie, et particu-
lièrement les diocèses d'.\oste, de Novarre, de .Milau, de
Sion, de Genève, deTarentaise et de Mauriénne, furent té-
moins de son zèle et de son courage évangéliques.
Devenu, vers sa quarante-troisième année, archidiacre
d'.Voste à son tour, par le choix de l'évêque, Bernard prit,
avec cette dignité qui réunissait alors la juridiction d'of-
ficial et les attributions du grand-vicariat, une part consi-
dérable au gouvernement du diocèse. 11 remplit les devoirs
de sa charge avec autant de dévouement que de succès. La
prière du cœur, la méditation de l'esprit, la mortification
du corps, l'exercice enfin de toutes les vertus, attiraient
les grâces du Ciel sur ses travaux apostoliques. Ce fut sans
doute alors que son cœur, non moins compatissant que
son esprit était éclairé, touché des malheurs auxquels suc-
combaient trop souvent les voyageurs de toutes les na-
tions qui traversaient à grands flots les montagnes et sur-
tout les Alpes Penuincs, son cœur, dis-je, lui suggéra la
pensée, supérieure à son siècle, de rétablir un asile qui
serait sanctifié par la religion, et dans lequel ces voyageurs
trouveraient à la fois et les secours temporels et les con-
solations spirituelles; ce fut alors qu'il eut le pouvoir
d'exécuter cette pensée ; ce fut alors enfin que le nouvel
établissement fut fondé : In usum iter facieniium cœno-
bium in summo Pennino exslruxil [i).
J'ai dit précédemment qu'aux Sarrasins musulmans
d'Espagne, descendus les premiers en Provence, il s'était
joint plus tard des Sarrasins de l'Afrique, et en particulier
des "cibus de l'Atlas. J'ajouterai maintenant que, parmi
ceux-ci, tous n'étaient point sectateurs de Mahomet ; quel-
(l)Simler, X)t Alipib.Commtnt., 287.
ques-uns étaient juifs, d'autres étaient encore idolâtres.
Les Berbers , qui prirent tant de part aux conquêtes des
Sarrasins en Espagne et en France, remarque avec raison
M. Reinaud (1), étaient accusés par les Arabes d'adorer le
feu et les astres, et les auteurs de cette nation donnent en
effet le nom de sabéens aux Berbers. On ne peut pas dire
dans quelle proportion étaient les païens par rapport à la
quantité de ces déprédateurs de l'Occident. S'ils furent
nombreux, ils purent apporter avec eux des pratiques de
leur culte, et entre autres l'adoration des idoles. Guichenon
a vu dans le musée de Turin deux statues de Jupiter tirées,
dit-il, du Saint-Bernard: l'une, en roche grisâtre, est le
Jupiter Capitolin, ayant une barbe fourchue et étant re-
vêtu d'un manteau; l'autre, en basalte, est un Jupiter car-
thaginois sous la figure d'un jeune homme sans vêtements.
D'abord, ces monuments ont-ils bien cette origine? en-
suite, sont-ils ceux de l'antiquité qui auraient été conser-
vés ou retrouvés? Enfin, sont-ils l'ouvrage de Sarrasins
idolâtres? Toute la difficulté est dans la réponse précise à
l'une de ces questions.
Quoi qu'il en soit, il y a dans la Vie de saint Bernard une
tradition de statues renversées dont on ne peut, toute con-
fuse qu'elle soit, se dispenser de faire mention, puisqu'elle
est rapportée aussi par des écrivains au-dessus du vul-
gaire : Idolum quod in summo Pennino erat dejicit,
disait Simier. Elle a été recueillie originairement par Ri-
chard de Duingt, du val d'Isère, successeur de saint Ber-
nard dans l'archidiaconat d'.\oste, à peu près en ces ter-
mes : € Le diable, ennemi qui toujours rugit, qui toujours
veille pour le triomphe du mal, s'efforçait, à l'aide de la
statue de Jupiter, que rendaient redoutables les parole
infernales des ignorants, d'entraîner vers l'enfer la chré
tienté, dont alors la puissance grandissait. Les habitant:
de la contrée du mont Joux croyaient, dans leur illusion,
pouvoir guérir ou éviter les maladies que le diable en-
voyait ; mais ils croyaient aussi que si une troupe de voya-
geurs passait sur le mont Joux, le démon retenait, quel
que fût leur nombre, un chrétien sur dix, et le faisait
périr. Sa demeure était au sein des froides cavernes des
montagnes, éloignée de plus de vingt stades de toute
maison habitée. Bernard, élevé à la très-sainte dignité
d'archidiacre d'Aoste, homme plein de modestie et de
piété , frémit en considérant cet obstacle suscité au salut
des hommes. Il adressa ses prières à saint Nicolas, qui ,
lui apparaissant en habit de voyageur, lui tint ce langage :
« 0 Bernard! gravissons ces montagnes, franchissons ces
€ affreux précipices, mettons en fuite les démons, rédui-
« sons en poussière cette statue de Jupiter et cette colonne
« qui porte l'escarboucle de cette statue, objets de trouble
« pour les chrétiens. Ensuite, nous fonderons en ce lieu un
€ liospice et uo couvent de chanoines réguliers. Tu le feras
€ accompagner de neuf personnes , et tu n'auras rien à re-
« douter du démon ; tu lieras le cou de la statue avec une
« corde et tu la briseras ; tu conjureras les démons, tu les
t garrotteras et tu les précipiteras dans le chaos des nion-
€ tagnes : jusqu'au jour de leur jugement ils ne pourronl
« plus nuire ! »
« Bernard , brûlant du désir de commencer son expédi-
tion, gravit les montagnes lui dixième, tenant dans sa main
le bourdon, symbole de la victoire : l'usage dans ce temps
était que l'archidiacre d'Aoste le portât dans les offices di-
vins. Il passe devant la statue pour voir si le diable tentera
de lever la dîme accoutumée, et de le faire périr : puis il
attache au cou de la statue son étole, devenue, pour ainsi
dire, une chaîne de fer : il failles conjurations accouiiimées,
(0 Reinaud, '20.
ÎMUSÉE DES FAMILTJ-S.
113
et ordonne au dcmcn de se retirer dans un chaos affreux,
dans les prorondeurs des abîmes lartaréens des monts Ma-
leths , Mnlelhorum, situés entre les trois diocèses d'Aoste,
de Genève et de Sion... Il met en morceaux, d'aliord la
statue, puis la colonne de l'cscarlioucle, appelée l'œil de
la statue, afin que ces objets ne fussent plus dangereux
pour personne. Bernard retourna promptement à son
église, et ayant célébré la messe, il annonça qu'avec l'aide
de Dieu il avait mis en fuite le démon et détruit la statue,
ainsi que la colonne de l'escarboucle, etc.. {\) »
il y a dans cette histoire des choses qui surprennent
davantage encore que l'histoire elle-même; c'est une sorte
de savoir d'antiquité, qui confond cependant la statue de
Jupiter et la colonne de l'escarboucle, c'est-à-dire le grand
et le petit mont Joux ; c'est d'y rencontrer la preuve qu'a-
près tant d'années écoulées depuis la destruction des idoles
du paganisme, on rencontre encore des traces aussi visi-
bles de leur existence passée ; c'est qu'au temps de notre
roi Philippe I", on se souvienne si bien, dans un lieu d'i-
gnorance profonde, de ce qui avait été détruit sous Théo-
dose, sept cents ans auparavant. Vie ou légende, l'écrit de
Richard de Val d'Isère est cependant l'unique source où
aient été puisés tous les matériaux des biographies nom-
breuses et successives de saint Bernard, et même ceux de
sa vie par Roland Viot, que nous verrons prévôt de l'hos-
|)ice en 1611. Quant à la légende des démons, on peut la
rejeter si l'on veut, mais il faudra toujours convenir qu'un
brisement d'idoles au mont Joux par saint Bernard n'est
pas dénué de toute vraisemblance, puisque l'histoire nous
apprend que des païens y sont revenus au dixième siècle
avec les Sarrasins; et c'est ainsi que la science des faits,
dirigée dans un esprit philosophique, vient quelquefois
éclairer de son flambeau certains de ces faits que l'incré-
dulité rejetait orgueilleusement parmi les fraudes pieuses.
Toutefois, il en est des légendes de dévotion comme des
fables mythologiques, elles cachent un sens de vérité sous
le voile qui les enveloppe, et voici peut-être ce qu'il faut
penser d'une victoire remportée par saint Bernard sur les
dieux, les démons et le géant Procus du mont Joux. Ber-
nard, dont la grande pensée est tout entière à l'œuvre de
charité qu'il a conçue, Bernard, qui ne compte pour rien
les obstacles qu'ime superstition invétérée et profonde lui
suscitera, sent la nécessité de préparer d'abord les esprits
à recevoir la parole de Dieu. En missionnaire fervent, il
pénètre jusque dans les réduits les plus isolés des habi-
tants sauvages et grossiers de la montagne, et brave les
dangers de cet isolement même. Etre parvenu à s'asseoir
à de semblables foyers sans y courir le risque de la vie, est
déjà pour lui une victoire : dès lors il exhorte, il sollicite,
il instruit. Pour quelques hommes simples et dociles, il en
rencontre mille dont il ne peut vaincre du premier coup
l'ignorance et l'opiniâtreté. Mais sans laisser refroidir son
zèle, lasser sa patience, intimider son courage, il redouble
d'efforts au contraire, et remonte à l'assaut évangélique.
L'or, cet auxiliaire puissant dans toutes les choses de la vie
et dont la religion elle-même ne dédaigne pas le secours,
l'or, pieusement répandu en aumônes, est une des armes
dont Bernard se sert avec le plus de succès. Cet argument
mis en usage auprès des nécessiteux réagit sur les opiniâ-
tres et les persuade aussi. Les misères soulagées dans un
lieu expriment leur reconnaissance en termes qui reten-
tissent partout, et des largesses semées à propos disposent
à prêter l'oreille aux discours de celui qui en est le dispen-
(.\)CaUia chrisliana,\\\, p. 730. — /Ic'a .SS., il juin, p. lOTT.—
Beugnol, Destruction du pagan. en OcaJ^ut, II, 3!4. — Uol. Viol,
' I. — Mangouril, Du mont Joux, p. 33.
JANviF.n 1S{4.
sateur et qui, dans son désintéressement, ne demande en
retour que des louanges pour Dieu. Enfin Bernard frappe
le dernier coup : il fait briller aux yeux de ses catéchu-
mènes l'éclat des pompes sacrées du culte qu'il leur prê-
che, et à ce spectacle imposant et nouveau ils tombent à
genoux, comme encore aujourd'hui à Home, lorsque le
chef spirituel de l'Eglise catholique, du haut du Vatican,
étend sur la foule prosternée des mains toujours prêles à
bénir, on voit fidèles, schismatiques, impies même, humi-
lier spontanément leur front dans la poussière. Peu à peu
les autels des divinités sourdes et impuissantes des Alpes
sont désertés, et les idoles s'écroulent comme entraînées,
ainsi que le dit la légende, par l'étole de saint Bernard qui
les lie. Ainsi se consomme une œuvre entreprise pour in-
struire et civiliser des hommes bruts et sauvages comme
les régions qu'ils habitent, une œuvre qui n'aurait pu ob-
tenir la sanction du succès, si elle n'eût pas été celle d'un
apôtre doué de la plus parfaite douceur et des plus excel-
lentes vertus, et dont la vie, selon l'expression de Philippe
Ferrari, était plus angélique qu'humaine.
Le zèle de Bernard ne se borna point à prêcher l'évan-
vangile au grand mont Joux : sa sollicitude s'étendit égale-
ment au mont de la Colonne, c'est-à-dire au petit Saint-
Bernard, et il y fonda aussi un hospice. Il mit les deux
monastères sous l'invocation de saint Nicolas de Myre, à qui
il avait une dévotion particulière, et avec lequel on a pré-
tendu qu'il avait de fréquents entretiens. Mais au commen-
cement du douzième siècle, Richard, évêque de Novarrc,
approuvant la vénération du peuple des Alpes pour le
bienheureux Bernard, les deux établissements chrétiens
reçurent peu à peu le nom de leur fondateur, étymologie
plus naturelle que celle qu'on tirerait de Bernard, oncle de
Charlemagne, de Bernard, archevêque de Vienne, ou enfin
de Bernard, comte de Barcelone, comme quelques-uns
ont voulu le faire.
Bernard, qui avait éprouvé pour lui-même les avantages
de l'éducation , n'instruisait pas seulement les hommes; il
fondait partout des écoles pour façonner les enfants dès leur
plusjeuneâge, suivantl'un desbutsdel'instituliondusacer-
doce, qui est autant de répandre dans les esprits la lumière
de l'intelligence, que de célébrer dans les temples la gloire
du Seigneur. En effet, le savoir, dans ce temps de ténèbres
universelles, était tout entier dans l'Eglise, et c'est de ce
foyer sacré que, semblable à une flanmie vivifiante, il s'est
répandu pour arriver jusqu'à nous, et jusqu'à ces philo-
sophes qui en font aujourd'hui un si déplorable usage et
qui, en le tournant contre l'Eglise de qui ils le tiennent,
ressemblent à des enfants dénaturés qui se complairaient à
déchirer de leurs propres mains le sein de leur mère.
Afin de payer mon tribut à l'usage, je donnerai une date
à la fondation de l'hospice du grand Saint-Bernard ; mais
elle ne sera qu'approximative, car les auteurs varient de
962 à 970; et cette incertitude est excusable, puisque deux
incendies, et particulièrement celui de looo, ont dévoré
presque toutes ses archives : je dirai que Bernard tira ses
premiers religieux du monastère d'.\gaune, selon les uns,
de celui de Saint-Laurent de Novarre, ou de l'église de
Verceil, selon les autres ; qu'il alla en personne à Rome
pour soumettre à l'approbation du souverain pontife, qui
la lui accorda avec empressement, les statuts de la congré-
gation des chanoines réguliers institués pour le service de
son hospice, ce qui a fait dire par Hermann Contract, qui
vivait au treizième siècle, que Léon IX passant parle Saint-
Bernard en lOiO, y trouva des chanoines vivant en corpo-
ration (1), canoniços fraires : mais je dois prévenir que
(1) Déloges, T6-7<.
— I" — CNZ.iVT VCLt;j!E.
îli
LECTURES DU SOIR.
tout cela n'a pas l'authenticité suffisante, et en particulier
que la fondation de l'hospice étant antérieure au temps où
ij-'^ eut des chanoines réguliers à Agaune ou Saint-Mau-
I ,, Bernard n'a pu y prendre ses premiers religieux.
Enûn le bienheureux Bernard deMenthon, à peine reve-
nu de son voyage à Rome, termina sa glorieuse et sainte
vie à Novarre, dans le monastère de Saint-Laurent, le 28
mai 1008, âgé de So ans, et fut enterré le 13 juin, jour
anniversaire de sa naissance et auquel on célèbre mainte-
nant sa fête dans plusieurs églises du Piémont. Ces dates,
il faut l'avouer, ne concordent pas avec le comput ecclésias-
tique, et elles dififèrent d'ailleurs de plus d'un siècle entre
elles selon tel ou tel biographe, ceux-ci adoptant celle de
i 086 pour la mort de saint Bernard, ceux-là celles de 11 07,
1108 ou 1122. Azolm, auteur que l'on croit contemporain
de Bernard, dit qu'il vivait du temps de Henri, roi des Lom-
bards. Une des vies de ce saint homme, tirée des archives
d'Aoste, dit que le roi lombard nommé par Azolin était
Henri IV, qui avait été élu empereur en 10o6, à Tàge de
six ans : que Bernard avait eu à Pavie, en 1081, avec ce
prince, une conférence dont le motif était de le détourner
de ses projets de vengeance contre le pape Grégoire VU,
et que Bernard mourut peu de temps après cette entrevue,
et avant la réalisation des malheurs qu'il avait prophétisés
à l'empereur (1).
Si ces faits avaient quelque fondement, ils rapproche-
raient d'environ un siècle, comme le voulait l'abbé Murith,
le temps où saint Bernard a vécu, et le vide que je signale-
rai plus tard dans la chronologie des prévôts de l'hospice
de 1008 à 1090, serait naturellement rempli : dans cette
supposition, Bernard aurait pu voir le pape Léon IX, lors-
qu'il traversa le mont Joux pour se rendre en Allemagne ;
mais comme les titres originaux tirés des archives de
Maurienne, de Tarentaise, de Novarre, et même de mont
Joux avant l'incendie, sont unanimes sur l'époque de la
naissance, sur la personne et l'état de saint Bernard, il
vaut mieux se résigner à une lacune de chronologie de
quelques années, et s'en tenir surtout à un manuscrit
Ecclesia Novariensis (2), que M. l'abbé Dépommier cite
comme rédigé avec beaucoup de sagesse, que d'admettre
au dixième et au onzième siècle des rois lombards, quand
Didier, le dernier roi de ce peuple, est du huitième ; que
de faire vivre saint Bernard au temps de Henri IV, tandis
que les seuls empereurs du nom de Henri qu'il ait pu voir
sont Henri I", l'Oiseleur, et Henri H, le Boiteux; que d'in-
firmer enfin tant de témoignages certains et qui se corro-
borent les uns parles autres.
C'est une question, de savoir si le fondateur de l'hospice
y a fait sa résidence comme prévôt. Farney, à qui Roland
Viot a fait quelques emprunts comme à Richard de Val
d'Isère, dit qu'il y demeura trente années de suite. Azolin
assure au contraire qu'il ne quitta ni son archidiaconat, ni
son ministère évangélique ; enfin, selon Viot, il se parta-
gea entre Aoste et le mont Joux, ce qui parait vraisem-
blable. Mais ce qui ne l'est point, c'est que Bernard soit
resté inconnu à sa famille depuis le moment où il l'avait
quittée, comme on l'a prétendu. De même qu'il n'avait pu
s'élever à la dignité d'archidiacre de la cathédrale d'Aoste,
et devenir prédicateur dans toute la Savoie, sans justifier
de son origine, de même il n'avait pu parvenir à une aussi
grande célébrité dans cette contrée circonscrite, sans que
son nom, qu'il ne cacha jamais, fût connu de fous, à
Annecy, ;\ Mcnlhon et partout. Une visite que son père et
sa mère firent, soit à la cité d'Aoste, soit à l'hospice, est
(i)Ch. Dclopo?, 68.
(2) Dépommier, Not. hist. »ur saint Bernard, 31.
sans doute la source de cette tradition conservée par Ro-
land Viot et qui d'ailleurs est généralement crue dans la
patrie du bienheureux fondateur, comme celle qui attribue
au pied du saint, descendant par sa fenêtre pour s'évader,
une empreinte qui existe réellement sous cette fenêtre au
château de Menthon.
Par un zèle mal entendu, on a prêté à saint Bernard un
ridicule qui ne s'accorde point avec son caractère connu
d'humilité. Selon Azolin, auteur sur lequel nous nous ex-
pliquerons, il aurait ordonné par son testament le partage
de sa dépouille périssable entre l'église d'Aoste et l'hospice.
Est-il supnosable qu'un chrétien pieux, doué d'une haute
raison, prétende élever lui-même ses ossements à la dignité
de reliques, quand il faisait si peu de cas de son corps qu'il
le nourrissait uniquement de pain et d'eau, ne le vêtait que
de bure et de cilice, ne le laissait reposer que sur le bois
et la cendre ? Mentionner ce conte, c'est le réfuter. Charles
Bascapé, évêque de Novarre, dit que le corps du saint, ca-
nonisé en 1681, plusieurs fois translaté à des époques
dont il donne la date , était une partie précieuse des trésors
de son église ; et les religieux possèdent quelques frag-
ments de ce corps : mais ce n'est certainement pas en exé-
cution d'un prétendu testament du saint. En effet, Roland
Viot dit seulement que Bernard y exprima le vœu d'être
enterré ou dans la cathédrale d'Aoste, ou au mont Joux,
et que cela ne put avoir lieu à cause de troubles qui sur-
vinrent à cette époque (1). Quoiqu'il en soit, son tombeau
est au lieu où il mourut, et s'y voit dans l'église de Saint-
Laurent.
On conserve précieusement dans les archives de l'hos-
pice un manuscrit de la vie de saint Bernard par Azolin,
qui a été donné en 1400 au révérend Chamosi, chanoine
régulier, prieur de Scez,en Tarentaise, ainsi que le recon-
naît une note de la main même de Chamosi. Ce manuscrit
est divisé en deux récils. Le premier fourmille de contes,
de légendes fabuleuses et d'anachronismes que, selon les
religieux, il est impossible d'attribuer à Azolin, tandis que
le second, qui est en même temps le plus ancien, parait
être véritablement l'ouvrage de ce contemporain de Ber-
nard. Or, il n'y est question ni de l'incognito gardé par
saint Bernard à Aoste, ni de ses entretiens avec saint Ni-
colas, ni de son combat avec le diable, ni du testament par
lequel il aurait disposé de ses ossements. Toutes ces in-
ventions sont postérieures à Azolin, et les religieux de nos
jours sont trop éclairés pour n'être pas les premiers à les
désavouer.
Il n'est point de dévotion, si fervente qu'elle soit, qui à la
longue ne cède la place à une autre. J'ai cité ailleurs la dé-
votion extraordinaire de la France à saint Martin, qu'a
remplacée la dévotion à saint Denis, et celle de saint De-
nis se reportant plus tard sur la vierge Marie. Il n'en est
point de même pour saint Bernard, et l'on peut dire, contre
un proverbe connu, qu'il est encore prophète en son pays.
On y célèbre chaque année sa fête avec une ferveur tou-
chante. Alors la population entière des villages et hameaux
dont se compose la paroisse de Menthon se réunit sous la
conduite de son pasteur, et se rend processiounellement au
château pour y vénérer une relique du saint. On y célèbre
une messe dans cette même chapelle où l'on tient que se
préparait la cérémonie du mariage de saint Bernard quand
il quitta la maison paternelle. Sa chambre, qui dès le sei-
zième siècle avait été transformée en oratoire, et que la
piété d'un de ses arrière-petits-neveux a restaurée depuis
les dévastations révolutionnaires, est aussi l'objet d'un pè-
(0 Roland Viot, 341. — Ch. Delogei, 79.
AIUSEE DES FAMILLES.
115
lerinage spécial : une foule de malades et de dévots visi-
teurs y vient implorer l'intercession du saint personnage
qui a illustré toute cette contrée, ou y chercher d'antiques
et de pieux souvenirs. Heureux peuple, qui conserve de ses
traditions ce qu'elles ont de consolant et de respectable, et
chez lequel on peut, sans craindre d'être bafoué , honorer
ce qu'honoraient les aïeux !
Saint Bernard deMenthon, soit qu'il ait résidé ou non à
l'hospice dont il était le fondateur, en fut certainement le
pre>nier prévôt, et Ta été sans doute jusqu'à sa mort, arri-
vée en 1008. Mais de cette date à celle de 1090, c'est-à-dire
pendant plus de quatre-vingts ans, le nom des prévôts est
inconnu, et c'est cette lacune qui a fait supposer que saint
Bernard avait pu vivre au temps de l'empereur Henri IV,
supposition réfutée au surplus par des témoignages trop
unanimes pour pouvoir être admise encore. Toutefois on
ignore par qui la fondation nouvelle fut régie pendant celte
période. Ce que l'on sait, c'est que la pensée qui avait pré-
sidé à l'établissement de l'hospice du mont Joux ne pou-
vait recevoir, dès le temps de ténèbres intellectuelles et de
malheurs publics où elle fut conçue, tout le développement
dont elle était susceptible. Elle devançait trop son siècle,
et les esprits étaient trop dénués de lumières pour com-
prendre ce qu'elle avait en elle-même, je ne dis pas de su-
l)lime comme œuvre de religion, mais seulement de profi-
table à l'homme sous le rapport matériel. Après saint Ber-
nard, et peut-être même déjà de son vivant, un brigandage
inouï rendit de nouveau inutile tout ce que l'immense
charité d'un chrétien avait imaginé pour l'amélioration de
l'existence dans des régions déjà si dangereuses par elles-
mêmes, et le passage devint aussi impraticable par le fait
des hommes qu'il l'eût jamais été.
A peine les Sarrasins avaient-ils été expulsés des mon-
tagnes où l'hospice est situé, que les Normands les rem-
placèrent. Encouragés par les succès de leurs compatriotes
sur les Grecs de l'Italie, ils montèrent au .Saint-Bernard.
Une barrière avait été établie par Rodolphe III, dernier roi
de Bourgogne, de 994 à 1032, à l'extrémité du lac, afin de
rendre plus facile la perception de péages vexatoires qu'il y
faisait lever à son profit, et celte barrière, nommée oslio-
lum, était rigoureusement fermée à quiconque refusait le
tribut. L'épée des Normands la brisa ; elle en tua ou dis-
persa les gardiens, et le temps des infidèles sembla revenu.
Chassés à leur tour, on n'en respira pas davantage : les
tributs qu'ils avaient conservés furent conservés encore,
et la dure condition des voyageurs ne reçut aucune amé-
lioration.
Depuis longtemps déjà les pèlerins qui faisaient le
voyage de Rome, alors obligatoire, ne pouvaient plus tra-
verser le mont Joux que par caravanes de 4 ou 500 per-
sonnes. Robert, évêque de Tours, fut égorgé dans une
hôtellerie au pied des Alpes, quoiqu'il eût une escorte
nombreuse. SaintJ.IaïeuI, abbédeCluny, fut fait prisonnier
en 972 par les Normands, près d'Orsières, c'est-à-dire
presque sous les yeux de saint Bernard. Enfin il fallut re-
noncer môme à la ressource des caravanes.
Lorsqu'en 1027, Conrad le Salique , successeur de
Henri II, alla se faire sacrer à Rome, il mena avec lui Ro-
dolphe m, son fils. Canut le Grand, roi d'Angleterre et de
Danemarck, profita de cette réunion pour se plaindre à
l'empereur et au pape des vexations inouïes que les fidèles
de sa domination éprouvaient dans leur traversée des
Alpes, et qui allaient à empêcher tout pèlerinage à Rome.
Rodolphe comprit bien que ces plaintes s'adressaient sur-
tout à lui, et il promit de bonne grâce d'abolir les péages
cl d'entretenir l'ordre. En effet, c'est de cette époque, déjà
bien ancienne, que date l'apparition d'une certaine sécurité
dans le grand Saint-Bernard.
REY.
immm wim iddii^ ^h mm m m mm^
Ces sources existent près des iles Bahrain et d'Ared, qui,
sont situées sur la côte sud du golfe Persique. L'ile de
Bahrain est peu élevée, et plus fertile qu'aucune des autres
îles de ce golfe : elle offre de nombreuses et belles touffes
de dattiers, et l'on trouve l'eau douce la plus pure peut-
être qui existe, dans un large étang dont la source est peu
éloignée, à deux ou trois milles de la ville de Monama.
Lorsque le capitaine Maughan quitta Bahrain, en 1828,
celle île était en la possession des Outouby, puissante tribu
arabe du désert voisin. A environ un mille et demi, se
trouve la petite île d'Ared, un îlot très-bas et couvert de sa-
ble, avec quelques dattiers seulement, et un hameau com-
posé de cabanes de pêcheurs. La rade, où les vaisseaux
peuvent se mettre à l'abri, s'ouvre entre ces deux iles d'où
partent de chaque côté des rochers d'une vaste étendue.
La profondeur de la rade, est d'environ trois ou quatre
brasses et demie, avec un fond de sable à l'ouest et au nord
d'Ared; à quelque distance de la côte, il y a des sources
d'eau douce qui sortent des rochers sous-marins, et au-
dessus desquels l'eau de la mer roule à la profondeur
d'une ou deux brasses, selon l'état des marées. Quelques-
unes de ces sources d'eau douce sont très-près du rivage,
et les pêcheurs y viennent remplir sans difficulté leurs
outres. Mais on en trouve d'autres plus éloignées de la
côte : toutes les fois que les pêcheurs ont besoin d'eau
douce, ils placent leur bateau auprès de l'une de ces sour-
ces : un des hommes de la troupe plonge dans la mer
avec un mussuck de peau tannée de chèvre ou de mouton,
et en place l'ouverture au-dessus de la source dont la
force suffit pour remplir aussitôt l'outre d'eau douce-, le
plongeur remonte , vide son outre dans un réservoir, et
recommence cette opération jusqu'à ce que ce dernier soit
rempli. On a rapporté au capitaine Maughan que quelques-
unes de CCS sources sont à la profondeur de trois ou quatre
brasses. Ces hommes ne s'occupent pour la plupart que
de la pèche des perles, et sont habitués à plonger à douze
et même à quatorze brasses a,u-dessous de la surface de
l'eau. Le mussuck ou l'outre qu'ils emploient peut contenir
de quatre à cinq gallons. On trouve aussi des sources d'eau
douce sur la côte nord-est de l'ile de Bahrain et au-dessous
de la surface de la mer. Le capitaine Maughan rapporte
qu'il existe environ trente de ces sources aux environs de
Bahrain et d'Ared.
Les côtes du voisinage sont formées de sable menu,
composé en partie de débris de coraux et de coquillages.
L'endroit le plus rapproché où le sol offre quelque élévatioa
est la côte de Perse qui est vis-à-vis les caps Verdistan .
Kongoon, Assiloo, etc., et il y est composé en partie de
grès, de marbre noir grossier et de gypse.
116
LECTURES DU SOIR.
^ &. VWLm BS SITlMlÀTIlÀs
I ilioial malais.
Le 12 oclobre 1839, nous passâmes If jéiroit de la
Sonde. La houle du tangage fatiguait n'".fe corvette, et
«iéjà plusieurs officiers de l'état-major scntaieut se renou-
veler les atteintes du mal de mer.
Ce n'était plus le balancement si doux de l'archipel ma-
lais, mais une mer longue et dure, grossie par une brise
fraîche ; les vents halèrent le sud et nous contraignirent à
louvoyer. Le commandant, assis sur la dunelle, contem-
plait les montagnes élevées de Sumatra, et profila de ce
contretemps pour relâcher à la baie des Lompangs, sur la
côte sud. Nous courûmes de petites bordées à l'entrée du
détroit, en virant de bord à un mille de la côte, nous
aperçûmes le fort d'.Anycr, premier comptoir des Ilollnn-
dais dans Tile de Java; le fort et une petite canonniùv ou
mouillage hissèrent leurs couleurs. Enfin nous réprimes la
bordée du largo, disant adieu à celle Ile de Java où nous
avions reçu une si douce liospiialité. -^ lJaia\ia où nos folies
et nos extravagances de marins étaient encore un sujet de
conversations, à ces bons et paisibles colons hollandais qui
nous avaient reçus en frères. A bord, chacun reprit ses fa-
tigues et son
msouciance accoutumée
Ignorant tous
le
malheur dont nous serions frappés quinze jours plus tard.
Le lendemain, au lever du soleil, poussés par une faible
brise , nous longions la côte sud de Sumatra. Bientôt on
laissa tomber l'ancre vis-à-vis un village, et à côte de trois
petites iles appelées Poulo-iiga par les Malais.
Le commandant d'Urville ayant donné avis qu'on appa-
reillerait le lendemain, chacun se disposa à mettre à profit
ce délai. La chaloupe fut envoyée à terre pour renou-
veler la provision d'eau. F.n arrivant à la plage, nous pen-
sâmes nous perdre sur les récifs. La mer déferlait avec
'force sur un l>anc de corail ; sans un Malais, qui nous in-
diqua la passe, nous aurions été obligés de débarquer à la
nage L'embarcation toui'ha, l'ne lame la saisit par la
MUSÉE DES F A :M IL LES.
117
Village ma'ais.
Fros niâlais.
118
LECTURES DU SOIR.
hanche et la coucha de côté. Chacun prenait son parti pour
se jeter à l'eau, quand au milieu de l'écume des lames on
aperçut des requins. Heureusement des pirogues malaises
vinrent décharger reinbarcation, qui fut sur-le-champ mise
à flot, et le pilote la ût entrer dans une petite anse, abri
naturel formé par un raz de marée, où sept ou huit pros
malais se trouvaient amarrés.
La plage était bordée d'une forêt de cocotiers. Un ruis-
seau d'eau claire et limpide la traversait pour se jeter dans
la mer, et présentait une aiguade très-commode.
Nous ne tardâmes pas à apercevoir le village, bâti sur
un plateau, et dont les cases se groupaient en parallélo-
gramme autour d'une autre plus grande qui servait de
mosquée. Au milieu de la place, nous vîmes un grand pi-
quet sur lequel se tenait un gros singe auquel des enfants
donnaient à manger au bout d'un bâton. Je voulus l'ache-
ter; quelles que fussent mes offres, on ne voulut pas me
le vendre. On m'en offrit d'autres de la même espèce ; je les
acquis à vil prix; mais celui-ci avait un air si comique-
ment grave, que, pour tout au monde, j'aurais voulul'avoir ;
un Malais me ût comprendre qu'il était sacré.
Les hommes sortirent de leurs cases et vinrent nous pro-
poser des échantillons de poivre. Les matelots en achetèrent
pour assaisonner leur viande salée; les Malais nous lais-
sèrent avec les gens de l'équipage, qu'ils prenaient pro-
bablement pour des traitants. Aprèsavoir fait un croquis
du village , me rappelant que j'étais de trimestre pour
approvisionner la gamelle des aspirants, je pris un guide
et je m'acheminai dans l'intérieur. Je traversai une plaine
immense, bordée dans le lointain par de hautes montagnes
boisées jusqu'au sommet. Des cours d'eau la sillonnaient,
et des semailles de riz s'élevaient de tous côtés.
Après un quart d'heure de marche, je gravis un petit
coteau, du sommet duquel j'aperçus une vue magnilique,
dont un Européen ne peut se faire idée, A gauche, mon
œil découvrait à l'horizon la côte de Java sillonnée de na-
vires. Adroite, le contour de la baie des Lorapangs, et à
mes pieds, une forêt vierge du milieu de laquelle s'échap-
pait la fumée des cases ; le tout avec accompagnement du
caquet des perroquets et des cris aigus des singes qui se
balançaient au sommet des bambous. Fasciné par ce ta-
bleau, je me laissai aller à une douce rêverie, et je me pris
à réfléchir à l'étrange vie de l'homme de mer. Aujourd'hui,
des jours doux et calmes, embellis par tout ce que la nature
peut offrir d'enchanteur; le lendemain, des fatigues, des
privations, le naufrage, «( la maladie qui planait déjà dans
l'entrepont de nos corvettes.
Je m'arrêtai à un village plus petit que le précédent.
Mon guide avait pris les devants : ayant remarqué qu'en
route j'avais été salué par des gens de l'équipage, il me prit
pour un personnage d'importance, en sorte que je ne tar-
dai pas à me voir entouré d'enfants. Le chef de la bourgade
vint me saluer, et, probablement poursceller notre amitié,
il me proposa, contre mon fusil à piston, un vieux pistolet,
qui pouvait avoir appartenu à Yasco de Gama. Je n'eus
garde d'accéder au marché.
La physionomie des Malais est très-expressive. La mobi-
lité de leurs traits et l'éclat de leurs yeux font, qu'à demi*
mot, on les comprend sans peine. Ils ont les cheveux longs,
le menton ombragé d'une petite mouche de barbe, les sour-
cils très-arqués, le nez un peu retroussé. Ils sont grands
et ont beaucoup de dignité dans la démarche. Les dents
noircies par l'usage du bétel, déparent un peu leur phy-
sionomie. Lu général, leurs mains offrent une grande dé-
licatesse de forme. Ils teignent leurs ongles en rouge. Nous
fûmes longtemps à nous habituer à la vue des dents noi-
res des Malaises. Le costume des hommes consiste en une
sorte de caleçon qui entoure les reins ; ils se drapent sur les
épaules une pièce d'étoffe qui offre beaucoup d'analogie avec
le plaid écossais. Les femmes s'enveloppent dans une
espèce de robe de chambre en cotonnade ; dans l'intérieur
des cases, elles laissent retomber la partie qui ceiut les
épaules pour s'arrêter aux hanches, où la robe est retenue
par une ceinture. Leurs cheveuxsout roulés avec beaucoup
de coquetterie et ornés de convolvulus blancs ou rouges
disposés avec goût.
Les cases des Malais de Sumatra ressemblent beaucoup
à celles des autres peuples de l'Archipel des Indes. Elles
sont construites en bambou, et recouvertes de feuilles de
cocotier. Le tout, élevé sur des pilotis, est garni d'une
échelle pour arriver à l'intérieur.
A l'entrée du village, je remarquai deux petites cases
tout au plus assez grandes pour loger un ou deux hom-
mes. Elles sont destinées à monter la garde contre les ti-
gres qui viennent rôder tous les soirs^ l'entrée des bour-
gades.
Le tigre noir de Sumatra est, de l'espèce féline, celui qui
atteint le plus de férocité. Plus svelie, plus dégagé que le
tigre de l'Inde , il commet dans les villages des désas-
tres inouïs. Rarement les naturels l'attaquent à l'impro-
viste. Quand ils ont découvert ses traces, ils attachent un
mouton à un piquet : au moment où l'animal est occupé
à dévorer sa proie, ils se rangent en cercle, et se resserrent
à son approche. Le tigre bondit, s'élance pour traverser
l'obstacle. Alors, avec une tactique des plus habiles, les
chasseurs réunissent instantanément leurs bras armés d'un
cric et reçoivent l'animal dans sa chute. Le tigre se débat
sous des coups toujours mortels, et parvient à blesser griè-
vement quelques-uns de ses adversaires. Au dire des Hol-
landais qui en ont été les spectateurs, les Malais déploient
dans ce genre de combat un sang-froid et une intrépidité
des plus remarquables.
Ayant terminé mes affaires, je me décidai à prendre
congé du chef, qui revêtit ses armes et s'offrit à m'accom-
pagner; ayant surpris un regard d'intelligence entre raoa
guide et lui, je refusai énergiquement sa société, précau-
tion sans laquelle j'aurais couru les chances d'être dé-
pouillé, et, en cas de résistance , de recevoir un coup de
poignard dans les reins.
Accompagné de mon guide, je m'avançai dans une forêt
touffue, en sifflant un air national pour effaroucher les
reptiles, hôtes non moins malfaisants que les indigènes.
Une douce obscurité régnait dans ces vastes sohludes.
Des lices touffues de bambou s'élançaient dans les airs et
se repliaient en dômes de verdure, puis s'entre-croisaient
de lianes et de larges fougères, au milieu desquelles on
voyait grimacer les petits singes noirs barbus si communs
dans ces pays. Un ruisseau sillonnait la forêt : le silence
était interrompu par le seul bruissement des roseaux qu'agi-
tait un buffle se roulant dans la fange. Je témoignai à
mon guide le désir de gravir la montagne pour étudier la
variété des végélaux et saisir leurs différences d'avec ceux
de la plaine; ma demande fut accueillie par un ge^le d'ef-
froi ; à quelques mots, je compris qu'il avait peur de ren-
contrer un tigre.
Je me disposai donc simplement à satisfaire mon appétit
aiguisé par un longexercice. J'offris à mon guide départager
mes provisions, et il s'assit gaiemenlà mes côtés. Le sachant
mahométan, je trouvai plaisant de lui faire manger du porc.
Il s'en lit, avec du biscuit et du poivre délayé dans de Peau,
une toile do pilau qu'il roula en boulette et qu'il absorba
MUSEE DES FAMILLES.
119
avec avidité. Je rae mis alors à éclater de rire, et, prononçait
le mot babi, il comprit son péché. Pour le consoler je lui
offris uu verre de rhum, dout il se rinça la bouche avec un
claquement de langue qui fut loin chez lui de dénoter un
profond dégoût pour celte li(jueurproscritepar.Mahomet. Le
reste de la promenade, il ne manqua pas de faire une foule
d'ablutions, pénitence assez douce dans un pays oii la
température élevée nécessite ces précautions hygiéniques
indispensables pour tempérer une transpiration trop abon-
dante. Je pense qu'il n'accepta ma politesse que pour en-
trer plus avaut dans ma conliance et essayer de s'appro-
prier mon fusil, qu'il convoitait de l'œil d'une façon trcs-
signiGcative.
Le sentier nous conduisant à traverser un torrent sur
un arbre, je vis ses yeux se rembrunir d'une manière
effrayante. Use pencha pour s'assurer si le tronc était so-
lide, et m'invita d'un geste à passer devant. J'armai mon
fusil et lui signiCai, en apprêtant mon arme, de me précé-
der, ce qu'il fit incontinent. Pendant qu'il traversait le
pont, je glissai deux balles dans les canons, et j'aperçus
sur ses traits l'expression piteuse d'un gaillard dont on a
compris l'intention ; sans mot dire, il s'échappa dans
le bois, et je m'orientai de mon mieux pour regagner la
plage située à un mille à peu près. Sur mon passage, je
parcourus une plantation de poivre, dont les tiges sarmen-
leuses grimpaient le long d'arbustes disposés eu échelons.
Le poivre est le principal objet de traite sur ces côtes.
Avant de le livrer au commerce, les Jlalais font macérer la
graine dans de l'eau. L'enveloppe tombe et fournit le poi-
vre blanc. Ils le logent alors dans de grands sacs de feuilles
de cocotier, après l'avoir préalablement fait sécher au so-
leil. Au milieu des villages , ou aperçoit des espaces
carrés et disposés comme les aires destinées à battre le
blé. Les navires traitants mouillent à la côte, et après avoir
examiné des échantillons, exhibent aux Malais les mar-
chandises qu'ils proposent en échange. Les arrhes se don-
nent et des pros envoient les boucauts le long du bord.
Souvent les navires de commerce construisent une tente à
terre, achètent le poivre avant la récolte et le font sécher
eux-mêmes ; il est préférable de s'en rapporter aux Malais
qui en ont l'habitude.
Les Malais sont lâches et traîtres au delà de toute ex-
pression : il est indispensable pour ce commerce de faire
escorter les navires marchands par un croiseur, car les
équipages, souvent affaiblis par les maladies, sont assassi-
nés par les Malais, surtout quand ils ont la chance de l'im-
punité.
En 1838, un équipage français fut assassiné dans la riviè-
re de Sénégham, à la côte sud-ouest de Sumatra. Un navire
marchand anglais en apporta la nouvelle à l'ile Bourbon.
Le contre-amiral de Hess fit alors appareiller le brick de
l'État le Lancier, commandé par M. Laroque-Chanlray,
capitaine de corvette.
Le brick jeta l'ancre à l'entrée de la rivière, et envoya
une embarcation armée reconnaître la côte. Une barre très-
forte brisait à l'entrée de la rivière. Les Malais, voyant un
pavillon aux trois couleurs, le prirent pour un canot hollan-
dais, et l'accueillirent àcoups de fusil. L'enibarcationriposta
et revint à bord après avoir achevé sa reconnaissance. Le
commandant, voulant les surprendre à l'improviste, se dé-
cida à attaquer le lendemain. 11 s'embossa devant un petit
village près de l'embouchure de la rivière, et ouvrit le feu
dont les boulets ne tardèrent pas à démolir de fond en com-
ble un petit fort en terre garni de quelques pièces de canon.
Les Malais s'enfuirent et donnèrent l'éveil au rajah du
village situé à un raille de la rivière. La chaloupe et le
grand canot, montés par soixante hommes de débarque-
ment aux ordres d'un lieutenant de vaisseau, franchirent la
barre. Un bruit de tambours et de cymbales se faisait en-
tendre à terre. Le grand canot débarqua sur une pointe de
cocotiers, et par un feu de tirailleurs bien nourri fit dé-
busquer les Malais, qui ne s'attendaient pas à une aussi
vigoureuse attaque. La compagnie, en bon ordre, longea le
rivage, escortée par la chaloupe remorquant le grand ca-
not. Aucun ennemi ne se^fit voir pendant le trajet; seule-
ment, aux approches des habitations, quelques coups de
fusil partirent derrière les retranchements. A cet ins-
tant, la chaloupe ouvrit le feu avec ses pierriers, les mate-
lots escaladèrent les palissades , et lancèrent des grenades
sur les cases en chaume qui furent en un instant la proie
des flammes. Le rajah, averti à temps, remonta la rivière
sur des pirogues, emportant ses trésors. Le feu se commu-
niqua à tout le village, rendu désert, et dévora un énorme
magasin où étaient entassées des marchandises d'Eurojje
et de Chine pour des valeurs immenses.
Deux villages étaient déjà incendiés , et on n'avait à dé-
plorer la perte d'aucun homme de l'équipage. Le lieute-
nant se décida alors à remonter la rivière et à poursuivre
son mandat da destruction. Le village qu'il se proposait
d'attaquer était plus grand que le précédent; il s'enfonça
dans le bois; les matelots marchaient joyeux, et échan-
geaient entre eux des plaisanteries burlesques sur le cou-
rage de leurs ennemis ; ils avançaient avec d'autant plus
d'ardeur qu'ils espéraient trouver le harem du sultan. Déjà
les approches du village étaient signalées par des cris et le
tumulte de la retraite. Tout d'un coup, une lueur paraît,
et un boulet vient ricocher sur le tronc d'un cocotier, à dix
pieds du sol. La compagnie s'ébranle aussitôt, encloue la
pièce d'artillerie et charge à la baïonnette l'arrière-garde
du rajah, qui effectuait sa retraite en incendiant les cases.
On fit entendre aux prisonniers, par un interprète, les mo-
tifs de l'agi-ession, et on les lâcha pour aller en informer
le chef. Tous étaient atterrés de cette vengeance si brusque,
si rapide , et qui les frappait comme la foudre. Signalons
ici le sang-froid et l'habileté avec lesquels fut conduite
une expédition faite par une poignée d'hommes dans un
pays à moitié submergé , et contre une population guer-
rière qui , prévenue , aurait pu sans doute écraser les
agresseurs.
11 faut espérer que cet événement leur servira de le-
çon. Désormais nos navires marchands ne seront pas à la
merci de ces sauvages : le gouvernement veillera à la sii-
reté d'un commerce qui acquiert de jour en jour une plus
grande importance.
Le soir, il fallut songer à regagner le bord. Pendant
ce temps, un raz de marée épouvantable s'éleva ; le brick
chassa sur ses ancres ; une embarcation sombra dans la
barre, et on eut à déplorer la perte d'un élî vc et de deux
matelots, qui furent dévorés par les requins. Enfin lèvent
se calma, et les soixante hommes se rembarquèrent, échan-
geant quelques coups de fusil avec les Malais des habita-
tions qui avaient été brûlées les premières.
Le lendemain, le brick appareilla et laissa dans le pavs
un exemple qui sera longtemps un souvenir de sang pour
ces peuples à demi-barbares.
Les communications entre les petits ports de la côto
s'effectuent sur de petites barques de 16 à 18 tonneaux,
appelées prahos, qui naviguent sous pavillon hollandais.
Ces navires sont construits avec une grande habileté.
Leur gréement et leur construction sont appropriés exac-
tement au pays qu'ils fréquentent. Construits plus légè-
rement que nos embarcations, ils calent beaucoup moins
120
LECTURES DU SOIR.
d'eau. L'avant et l'arrière sont en pointe. Le navire sur-
nage de deux ou trois pieds au-dessus de la flottaison, qui
est surmontée d'une rembarde^à peu près comme nos ga-
lères d'autrefois; rembarde qui est recouverte d'un toit de
nattes. A l'arrière et des deux côtés s'élève une sorte de
carrosse dont la face postérieure est ornée de sculptures et
Attaque.
correspond Ju couronnement de nos navues. Des deux
côtés on réserve une place au patron pour gouverner tan-
lôl à droite ou tantôt à gauche. Ces embarcations ont
un gouvernail à chaque bord, au lieu d'en avoir un seuli
l'étambot ; les gouvernails ont la forme de grandes pa-
caies plates dont les mèches sont genoppées sur deus
EiubanpiemcMi dv? lioupc.';
MUSÉE DES FAMILLES.
121
petites lignes qui dépassent le plat-bord. L'avant, tros-
bas sur l'eau , présente un beaupré pour border un
foc. Le gréement le plus ordinaire se compose d'une
grande voile quadrangulairc et d'une envergure telle
qu'elle dépasse la largeur de la barque. A l'arrière est
maté un petit tape-cul pour hâter l'eflet du gouvernail.
Ainsi équipées, ces barques atteignent par une belle mer
une vitesse prodigieuse. Elles s'éloignent peu des côtes,
car elles ne pourraient pas résister au clapotement de la
grosse mer et couleraient à fond. Dans la belle saison la
brise est si régulière , qu'en naviguant dans les mers
de l'Inde on est tous les jours escorté d'une floUille de
ces pros : quand le vent fraîchit, on les voit s'éclipser à
la côte où elles attendent la fin de la bourrasque. Leurs
voiles en nattes et leur mâture en bambou ne résisteraient
pas. Aussi, quand ils sont surpris en mer, ils attendent le
beau temps; les Malais ont une telle expérience des brises
régulières en ces mers, qu'on peut sans crainte se fiera
leurs connai-ssances nautiques pour aller d'un point à un
autre de la côte.
Quand j'arrivai à la plage pour retourner à bord, le ri-
vage était érigé en marché clandestin. Ce n'était plus
comme au bon temps de l'Océanie, où pour des brimborions
de l'industrie européenne nous nous procurions tous les
vivres possibles. Il fallait, ici, apporter en échange de l'ar-
gent, ou tout au moins des marchandises d'Europe repré-
sentant des valeurs.
Le lendemain les corvettes appareillèrent pour se ren-
dre à Hobart-Town, traversée qui laissa chez nous une
douleur profonde causée par la perte de quatre de nos ca-
marades et d'une vingtaine de gens de l'équipage.
(Extrait d'un Voyage autour du Monde.}
DS^-Z PaZHTHSS TALSITOISITS,
nODRIGL'EZ ET GEROMMO DE ESPIXOSA.
."^odriguez de Espinosa. (Costume valencien.)
Ccslà ValîaJûiid que naquit, le 17 avril 1562,Geronimo ] ilappritàValladolidlesélémentsdclapeinturo- maiss'étant
rvodriguezdeLsp:r.osa.llé<aitnisd'uni>av'sandcsenviron>; | marié, en 1596, avec Aldonza Lleo, dans le bour^ Cou-
janvier mi. _ 1,3 _ ^,^,^j,^ ^.^^^^^^
122
LECTURES DU SOIK.
centayna, du royaume de Valence, il alla s'établir dans la
capitale de la province, où il mourut en 1650, après y
avoir exercé honorablement sa profession. L'on a conservé
deux tableaux sur bois qui formaient l'ancien retable de la
paroisse de Concentayna, et qui avaient été donnés à cette
église par Rodriguez de Espinosa, comme le constate une
inscription latine placée au bas d'un de ces tableaux, re-
présentant saint Sébastien et' saint Roch. L'inscription du
second tableau, où sont peints saint Laurent et saint Ilip-
polyie, est ainsi conçue : Die iO maii, onno 1600, senatus
j)opiilusque Concenlaneus voto se ad sirinxit celeira-
turum diein soîemnembeati Ilippolyti, sibique inpaiiû-
num sorte assumpsit. K'est-il pas curieux de voir un al-
cade et quelques paysans réunis en conoejo^ au sortir
de la messe, s'appeler (ièremcnt senaius pnpulusque,
comme le patriciat et les curies de Rome promulguant
un plébiscite qui doit régir l'univers?
C'est le fils du donateur de ces tableaux qui a rendu
célèbre le nom d'Espinosa. Il naquit à Concentayna le 20
juillet 1610, et reçut les prénoms de Jacinto Geronimo.
Élève de son père, il parait, d'après une tradition admise
à Valence, qu'il prit aussi les leçons de Francesco Ribalta.
On croit même qu'il alla étudier quelques temps en Italie,
dans l'école bolonaise. Sa vie, qui fut longue, puisqu'il ne
mourut qu'en 1680 , n'offre aucune particularité digne de
mention ; elle s'écoula dans la retraite et le travail. Valence
se glorifie, avec raison, d'avoir conservé presque toutes les
œuvTes de ce grand et laborieux artiste. Cean-Bermudez a
compté et désigné par leurs noms, dans les églises et les
couvents de cette seule ville , jusqu'à près de cinquante
tableaux religieux dus au pinceau d'Espinosa, dont la plu-
part sont importants par la dimension et le sujet. Il y en
a vingt ou trente du même peintre dans les autres villes
de la province, et on lui en attribue d'autres encore, mais
qui paraissent être de son fils, Miguel Geronimo, lequel
imita sa manière sans l'égaler.
Tous les ouvrages de Jacinto Geronimo de Espinosa se
recommandent par la gravité du style, par un dessin hardi
et correct, par un clair-obscur vigoureux, par des figures
pleines de grâce et des expressions pleines de noblesse. Ses
toiles les plus célèbres, telles que la Communion de la
Madeleine, la Mort de saint Louis Bertrand, une Trans-
figuration , etc., peuvent dignement soutenir le parallèle
avec les plus belles œuvres des Lombards. 11 n'a manqué
à la gloire d'Espinosa que l'occasion de répandre les siennes
en Europe.
Valence perdit avec lui le dernier des artistes illustres,
honneur de son école. Esteban March , qui se distmgua ,
de même que le capitaine Coléda, dans I4 peinture des ba-
tailles, et qui, pour échauffer sou imagination, s'escrimait,
dit-on , à grands coups d'épée contre la muraille , comme
un autre Don Quichotte, naquit à la vérité à Valence, et y
mourut en 1660; mais, élève d'Orreute, lui-même imita-
teur du Bassan, il appartenait plutôt par son maître aux
écoles de Venise que de Tolède.
Il est pourtant juste de citer, parmi les maîtres de l'école
de Valence qui ont laissé dans cette province d'estimables
ouvrages, d'abord le 6;'fn/jeureux ISicolasPactor, moine
franciscain, né à Valence en 1320, mort eu 1583, et(*co-
nisé parle pape Pie VU en 1786; puis Francesco Zanîiiua,
élève de Ribalta le père, ainsi que les deux fils Cristoval et
Juan Zannina. Cristoval surtout, mort en 1622, s'est fait
remarquer par une savante et heureuse imitation du Ti-
tien. Il faut citer aussi Luciano et Vicente Salvator Cornez,
élèves distingués d'Espinosa; enfin don Vicente Victoria,
né à Valence en 1658, mort à Rome en 1712, et que l'on
appelait un second Lespidis, à cause de sa vaste érudition.
Louis VIARDOT.
mi !i.immM m aia laumîaïasï mw,
Faut-il rappeler à nos lecteurs quel est sir Ilumphrey
Davy, et les titres qu'il possède à la célébrité ? Nous espé-
rons que non ; tous savent que Davy est le plus célèbre
chimiste de l'Angleterre, et que les sciences naturelles lui
doivent de brillantes découvertes. Voici un récit emprunté
à ses Mémoires inédits publiés à Londres, et dont une
traduction ne tardera point à paraître en France.
« ...La chute du Traun est une cataracte qui, lorsque
la rivière est haute, peut se comparer à celle de Schaffouse
pour la grandeur. Ses eaux, roulantes et profondes, offrent
dans leur course précipitée les mêmes caractères de ma-
gnificence et de beauté dans les couleurs de leurs flots
et de leurs bouillons; c'est le même grandiose dans
la forme des rocs qui sont sous la chute et dans les rochers
qui semblent suspendus sur le précipice. Là, un acci-
dent, qui faillit m'ètre fatal, me fit renouveler connais-
sance avec l'inconnu mystérieux, d'une manière extraor-
dinaire. Eubates, qui aimait beaucoup à pêcher à la ligne,
s'amusait à prendre des ombres poiur notre diner dans le
courant qui est au-dessus de la chute. Je pris un des ba-
teaux dont on se sert pour descendre le canal que l'art a
creusé dans le roc à côté de la chute, et sur lequel on trans-
porte ordinairement le sel et le bois de la haute Autriche
au Danube, et je priai deux paysans d'aider mon domes-
tique à descendre le bateau au niveau de la rivière
par le moyen d'une corde ; j'avais l'intention de m'a-
muser de celle espèce de mouvement rapide, le long
de l'écluse qui descend. Pondant quelques minutes le
bateau plissa légèrement sur la surface unie des eaux ;
je jouisi^ais de la beauté de la scène mouvante qui m'envi-
ronnait, et je tenais mes yeux fixés sur l'arc-cn-ciel forme
par la vapeur écumeuse de la cataracte au-dessus de ma
tète, lorsque je fus distrait par un cri d'alarme que jeta
mon domestique. Je regardai autour de moi : je vis que
la pièce de bois à laquelle la corde avait été attachée, avait
cédé, et que le bateau flottait sur la rivière, entraîné par
le courant. Je n'eus d'abord aucune frayeur, parce que je
vis que ceux qui m'aidaient s'étaient procuré de longues
MUSEE DES FAMILLES.
123
perches avec lesquelles ils me semblaient pouvoir arrêter fa-
cilement le bateau avant qu'il eût gat;né la pente rapide
(le l'eau ; je leur criai de réunir leurs forces pour tendre
la plus longue perche en travers, afm que je pusse en
saisir le bout avec la main. Je me crus sau\é en ce mo-
ment; mais un vent gaillard s'étant tout à coup élevé de la
vallée, du colé du bord le plus près, le bateau se trouva
poussé plus au milieu de l'eau, etje m'aperçus bientôt que
vraisemblablement je serais précipité dans la cataracte.
Mon domestique et les paysans se jetèrent à l'eau, mais
elle était trop profonde pour leur permettre de gagner le
bateau. J'arrivai bientôt dans les Qotsécumeux du courant
de la chute, et mon danger devint inévitable. J'eus assez
de présence d'esprit pour réfléchir si ma chance de salut
ne serait pas plus grande en me jetant hors du bateau
qu'en y restant; je me décidai à y rester. Je regardai la
brillante lumière du soleil à travers l'arc-en-ciel au-dessus
de moi, comme si je disais un dernier adieu à ce globe lu-
mineux; j'adressai un pieux hommage à la source divine
de la lumière et de la vie : je fus, immédiatement après,
étourdi par le fracas de la chute ; mes yeux se couvrirent
de ténèbres. Je ne sais pas combien de temps je restai
sans vie : je ne me souvins, après l'accident, que d'une
brillante lumière au-dessus de moi, d'une chaleur et d'une
pression dans différentes parties de mon corps, et du bruit
de la cataracte assourdissant mes oreilles; je paraissais
sortir d'un profond sommeil, et je lâchais de rappeler mes
idées confuses, mais en valu. Je retombai bientôt endormi.
Je fus réveillé par une voix qui ne me semblait pas tout à
fait inconnue : en jetant les yeux autour de moi, je vis
l'œil vif et la noble contenance de l'étranger inconnu que
j'avais rencontré à Pas'aira. Je lui dis d'une voix faible :
— Je suis dans un autre monde?
— Non, répondit-il, vous êtes sain et sauf dans celui-ci;
vous êtes un peu meurtri de votre chute, mais vous serez
bientôt rétabli ; tenez-vous tranquille et remettez-vous.
Le lendemain , j'appris de l'étranger les détails de mon
salut, qui semble presque miraculeux. 11 me dit que le jour
de mon accident, il était à pêcher, sous la chute du Traun,
cette espèce particulière de gros saumon du Danube, qu'où
ne prend, heureusement pour moi, qu'avec de forts hame-
çons. Il vit, à son grand étonnement et avec le plus vif ef-
froi, le bateau et ma personne précipités par la chute ; euGn
il fut assez heureux pour accrocher mes habits lorsque je
n'étais à peine que depuis une minute sous l'eau; avec
le secours de son domestique, qui était armé du harpon
ou crochet courbé pour amener à terre le gros poisson, je
fus tiré à bord , déshabillé, placé dans un lit chaud, et
après qu'on eut employé les moyens ordinaires pour me
rappeler à la vie, je repris bientôt connaissance et mes
esprits. »
C^AO^HSITFELiS S? IlOLiAlTDSSOZ.
Les sept montagnes qui élèvent jusqu'aux nues leurs
cimes majestueuses sur la rive droite du Rhin, et, sur une.
hauteur qui domine, le château de Roland , jadis fort et
somptueux, frappent d'abord le voyageur qui visite la
belle vallée du Rhin , en remontant ce fleuve. Là cesse
comme par enchantement l'uniformité des plaines, et cha-
cun, à l'aspect de ce spectacle prestigieux, reconnaît que
c'est avec justice que le Rhin a été nommé le père des lé-
gendes.
Le voyageur qui, porté sur les vertes ondes du fleuve,
s'avance vers le nord à travers ce paradis, aperçoit, dans
l'éloignemenf, des monts pittoresques avec leurs cimes
verdoyantes couronnées par les ruines d'antiques castels :
il se sent attiré d'une manière irrésistible vers leurs sommets,
et s'empresse de visiter au moins le Drachenfels. C'est le
nom que porte cette gigantesque masse de rochers sur la
rive droite du Rhin, et qui, avec ses sombres cavernes et
son front couronné de ruines, s'élève sur les bords du
fleuve. La riante et petite ville de Kœnigswinter s'appuie
sur la partie septentrionale de ce mont, dont le flanc méri-
dional abrite contre le ventdunordie joli village deRhœn-
dorf ; le pampre verdoyant et des groupes d'arbres, pitto-
resquement semés, embellissent le pied et la partie sud de
la montagne.
Dans une des cavernes qui se présentent , en cette par-
tie du Drachenfels, à l'œil du voyageur, existait, à une
époque reculée, un dragon monstrueux ; les habitants de
la contrée le vénéraient comme une divinité, et avaient
donné son nom aux rochers qui lui servaient de demeure :
Drachenfels (Rocher du dragon).
Les peuplades de cette contrée étaient cruelles et sau-
vages : le combat, le pillage, faisaient leur unique passe-
temps; l'espoir d'un riche butin les conduisit un jour sur
la rive gauche du Rhin, où ils enlevèrent une jeune vierge
chrétienne.
Deux chefs, les plus puissants de ces hordes, à la vue de
cette chaste vierge, se sentirent embrasés du feu d'un brutal
amour et voulurent l'épouser ; mais ni le violent Harswick,
ni le souple Rinbod ne parvinrent à toucher son cœur. Cette
résistance à leurs désirs en redoubla la violence : bientôt
une horrible jalousie éclata entre ces rivaux ; ils résolurent
d'enlever de force ce que leurs instances n'avaient pu leur
faire obtenir. Chacun d'eux voulait s'approprier cette part
du butin; la discorde agita donc ses flambeaux au sein de
la peuplade, qui, partagée bientôt en deux camps enne-
mis, proposa de vider le différend par la voie des armes.
Alors les anciens de cette horde sauvage se levèrent et firent
entendre leurs voix : — Quel opprobre pour notre nation,
dirent-ils, si les plus nobles d'entre nous allaient faire cou-
ler le sang pour une fille qui n'a pas même l'honneur de
lui appartenir! Les dieux ont sans doute fait choix de cette
victime pour leur être offerte : obéissez donc à la voix de
la divinité, et que la fille de l'étranger soit li>Tée au dra-
gon !
Les deux chefs furent obligés de faire céder leurs désirs
à la volonté de leurs dieux, proclamée par les anciens.
Le lendemain, à la pointe du jour, la vierge fut con-
duite et enchaînée sur un rocher, au-dessus de la grotte du
dragon, pour devenir la proie du monstre.
La jeune fille, pieusement résignée à la volonté du Très-
124
LECTURES DU SOIR.
Haut, les yeux fixés vers l'orient, ne laissa pas échapper
une seule plainte : toute la peuplade, assemblée sur le
plateau de la montagne, attendait avec impatience l'issue
du sacrifice. Le dragon s'éveilla aux premiers rayons du
soleil , se déroula en longs replis hors de sa caverne, et
se prépara à saisir sa proie.
Le moment fatal semblait arrivé ; déjà le dragon, l'œil
étincelant et la gueule enflammée, allait s'élancer sur la vic-
time, lorsque la jeune fille, tirant un crucifix de son sein,
le présenta au monstre. A la vue de ce signe de la rédemp-
tion , qui fait trembler les esprits malins eux-mêmes, le
dragon se replia sur lui-même et se précipita, par une
ouverture du rocher, dans le fleuve, au fond duquel il dis-
parut à jamais.
La horde païenne fut frappée d'étonnemept et d'admira-
tion à l'aspect de ce miraculeux événement-, elle en croyait à
peine le témoignage de ses yeux. Ces hommes étaient reve-
nus à peine de leur stupeur, qu'ils aperçurent, au mi-
lieu d'eux, la jeune vierge que Rinbod avait portée dans
ses bras nerveux sur le plateau , après avoir brisé ses
chaînes.
Bientôt la voix de l'innocence se fit entendre et amollit
ces cœurs endurcis : la peuplade se convertit, et Rinbod,
devenu chrétien, fut l'heureux époux de la jeune vierge.
Sur le sommet du Drachenfels fut élevée, pour le nouveau
couple, une habitation qui reçut le nom de Drachenburg (le
château du dragon). Les ruines que l'on voit de nos jours
sur cette montagne appartiennent, il est vrai , à une époque
plus récente ; mais le voyageur ne s'empresse pas moins de
gravir ce rocher, attiré par la vue ravissante dont on jouit
de cette hauteur : sur le premier plan, se montre le riant
paysage qui s'étend vers le sud ; plus loin, les îles de Gra-
f en el Nonne n- f fer th, où l'on aperçoit, à travers le feuil-
lage des arbres et les haies fleuries, les blanches murailles,
reste d'un couvent de religieuses ; enfin, sur la rive gauche •
du Rhin, apparaissent les ruines de l'antique château de
Roland.
Ce château était habité, il y a bien des années, par
un chevalier nommé Roland , qui jouissait de l'amitié de
toute la contrée. On le voyait souvent au château de Dra-
chenfels; chaque jour ses visites à ce château devinrent
plus fréquentes : l'aimable Hildegunde, fille unique du
comte de Drachenfels, était l'objet qui l'allirait dans cet
antique manoir. Bientôt les cœurs de ces jeunes gens s'en-
tendirent, et ce fut avec une joie bien vive que le père
d'IIildcgunde entendit Roland lui faire part de son amour
pour sa fille, et de son désir d'unir son sort au sien.
Déjà le jour des noces était fixé, lorsqu'un ami implora
le secours de Roland dans un danger pressant où il se
trouvait ; Roland n'hésita pas à obéir à la voix de l'honneur
et de l'amitié.
Une larme brilla sur la paupière d'IIildegunde lors-
que son bien-aimé prit congé d'elle en lui promettant d'ê-
tre promptement de retour. Hildegunde ne trouvait pas
de paroles pour exprimer l'amertume et le secret efl'roi
qui remplissaient son âme. Elle ne put que tomber à ge-
noux en pleurant , et supplier son fiancé de ne point par-
tir. H la releva, sourit de ses terreurs, et donna k; signjfl
du départ. Hildegunde le rappela pour le prier avec in-
stance de ne pas exposer imprudemment ses jours dans
les combats qui se préparaient, et de se ménager pour
l'amour d'elle.
Roland fit à sa bien-aimée toutes les promesses qu'elle
exigea, et la quitta le cœur non moins oppressé de som-
bres pressentiments. Le théâtre des combats où l'honneur
l'appelait était éloigné ; il signala son courage par de bril-
lants faits darme^ , et l'amour sembla le protéger au mi-
lieu des plus grands peni?. Cependant les hostilités sa
IMUSÉE DES FAMILLES.
125
prolongèrent; malgré le désir ardent qu'il éprouvait de re-
tourner sur les rives du Rhin, Roland demeura fidèle à la
parole donnée à son ami.
Mais sitôt que la paix fut rétablie , et sans attendre les
tmerciements de son ami , sans même paraître dans son
iropre château, Roland prit le chemin du Drachenfels.
Enfin il arriva un soir, à une heure avancée déjà, dans
)e voisinage du château ; un bruit sourd , un cliquetis
l'armes et des cris de combattants frappent tout à coup
Jes oreilles : il presse aussitôt la marche de son cour-
tier. Ce qu'il avait soupçonné était vrai : un de ces che-
valiers félons qui, à cette époque, déshonoraient la
thevaleric, avait attaqué à l'improvisle le château de Dra-
chenfels ; cependant le combat durait encore dans les
cours, mais tout annonçait le prochain triomphe du bri-
gand. Roland , prompt comme l'éclair, s'élance au milieu
des combattants; aucun ennemi ne peut résister à sa puis-
sante épée. Bientôt il repoussa l'ennemi hors de l'en-
ceinte extérieure, et son exemple rendit aux hommes
d'armes de Drachenfels leur courage et leur vigueur prés
de les abandonner. Le cri de guerre de Roland fut répété
par les échos des montagnes et porta l'effroi au sein des
ennemis.
En ce moment, un chevalier se présente au milieu des
combattants, que la nuit avait complètement enveloppés
de son ombre ; le nouveau venu , renversé par un vigou-
reux coup d'épée, alla mesurer la terre, où le poignard mit
fin à ses jours. Les brigands fuirent en désordre, et les
cris de victoire des hommes d'armes de Drachenfels firent
retentir les montagnes. Roland poursuivit vivement les
fuyards; mais quel spectacle , grand Dieu! attendait son
retour! Les hommes d'armes de Drachenfels étaient
plongés dans un morne silence, et Hildegunde faisait re-
tentir l'air des gémissements que lui arrachait la mort de
son père , dont elle pressait le cadavre sanglant dans ses
liras. Roland, oubliant tout autre soin, se précipita vers
Hildegunde pour lui porter secours; il resta saisi d'un
mortel effroi, lorsqu'à la lueur des flambeaux il reconnut
dans le chevalier inconnu auquel sa redoutable épée avait
fait mordre la poussière, le père de sa bien-aimée. Il
l'avait tué par une fatale erreur, dans le désordre de la
mêlée.
— Je suis son assassin! s'écria-t-il en se précipitant au-
près du cadavre. Oh! mon Dieu, pardonnez-moi! Et toi,
Hildegunde, mon crime trouvera-t-il grâce devant toi?
— Toi , Roland , l'assassin de mon père ! s'écria Hilde-
gunde en reconnaissant la voix de son amant.
Et, en achevant cette exclamation, un profond évanouis-
sement lui ravit l'usage de ses sens.
Le moment n'était pas encore arrivé où la mort de-
vait se saisir de celle belle proie : Hildegunde, rendue à la
vie, fut aussi rendue à la douleur que lui faisait éprouver
la perle de ce qu'elle avait de plus cher au monde. Des
pleurs abondants coulèrent de ses yeux et tempérèrent les
premiers transports de son désespoir; une douleur muciie
et profonde s'empara bientôt de toutes les puissances de
son âme, et lui fit prendre la résolution de renoncer au
monde, à ses joies, et même à son fiancé.
Roland, en apprenant de la bouche même d'Hildegimdc
cette résolution funeste, mit tout en usage pour la rame-
ner à d'autres sentiments : ses efforts et ses instantes
prières ne purent empêcher Hildegunde d'aller cher-
cher, à l'ombre du cloître de Nonnenwerth , la paix de
l'âme et la seule consolation qu'elle pût espérer dans ce
monde.
— Je penserai à toi dans mes prières, mais j'oublierai
ce que tu fus pour moi, lui dit Hildegunde; dans la pai-
sible cellule qui m'attend, je trouverai ce que le monde ne
peut plus me donner: là, j'implorerai Dieu pour qu'il te
pardonne ton crime involontaire, comme je te le pardonne
moi-même.
Roland vit alors s'évanouir tout ce que l'avenir lui pro-
mettait de bonheur; les murs d'un cloître et une étroite
cellule renfermaient celle qui seule pouvait donner du prix
à sa vie : les armes, les instruments de chasse., furent
repoussés loin de lui; une sombre douleur s'étendit sur
son château, jadis le théâtre de la joie et des plaisirs. De-
puis le moment où l'aurore étendait son voile de pourpre
à l'orient jusqu'à celui où le crépuscule annonçait le retour
de la nuit, on le voyait assis près d'un balcon, d'où la vue
plongeait sur le paisible asile que la piété avait ouvert, dans
l'île de Nonnenwerth, aux pieuses filles qui renonçaient
au monde pour se consacrer à Dieu. Un rapide sentiment
de plaisir se peignait dans ses regards quand il parvenait à
entrevoir Hildegunde, qui se montrait, au milieu de ses com-
pagnes, comme le lis pâle au milieu des fleurs du jardin.
Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi. Un jour, le son funèbre
et mesuré de la cloche du couvent vint frapper ses oreilles ;
un noir et secret pressentiment lui dit que celle qui
seule l'attachait encore à la vie, avait cessé d'appartenir
au monde. Une larme vint encore une fois humecter ses
paupières, depuis longtemps séchées par la douleur, lors-
qu'il vit déposer au sein de la terre la dépouille mortelle de
celle qu'il avait tant aimée. Depuis ce moment, ses regards
restèrent constamment attachés sur la tombe silencieuse
que l'amitié des compagnes d'Hildegunde avait transfor-
mée en un riant jardin, orné des plus belles fleurs. Enfin,
Dieu eut pitié des souffrances du pauvre chevalier ; on
le trouva un matin sans vie, les regards attachés sur la
tombe de sa bien-aimée.
Les châteaux de Drachenfels et de Rolandsek sont depuis
longtemps détruits ; leurs ruines attestent seules leur exis-
tence passée. Sur la cime du Rolandseck subsistent cepen-
dant encore les restes du cintre d'une fenêtre, tapissée de
lierre, où Roland passa de si tristes heures en contemplant
la tombe d'Hildegunde; mais la chronique et la poésie cé-
lèbrent toujours, et célébreront, jusqu'à la postérité la plus
reculée, les fidèles amours de Roland.
A. J.
156
LECTURES DU SOIR.
une: sBUFTioif ©e: îi'stna.
Une des plus terribles éruptions de l'Etna a eu lieu le
17 novembre. Voici, d'après difTérents journaux, le résumé
de tous les détails publiés sur ce redoutable phénomène :
« Le 17 novembre dernier, une nouvelle éruption a eu
lieu vers la partie occidentale de l'Etna. Le cratère s'est
ouvert près du Monte Rosso, non loin de l'éruption de 1832.
Trois rivières de lave se formèrent et coulèrent rapidement
dans la direction de Maletto, Bronte et Aderno. Aux der-
nières nouvelles (22 novembre), la lave qui coulait vers
Bronte, qui était d'une épaisseur considérable et faisait
18 cannes de chemin (56 mètres) par IS minutes, n'était
plus qu'à un mille de la ville. Les habitants fuyaient et
emportaient tous leurs meubles. Bronte se trouvait en-
tre deux bras délave; sa position et celle de ses habi-
tants était affreuse. La lave a pris pour lit la grande
route de Palerme à Messine, et on craint qu'elle ne tombe
dans le torrent de Simeto, qui est tout proche de la route
d' Aderno à Léon Forte, et qui se jette dans le golfe de Ca-
tane, oii elle pourrait amener de grands accidents ; la route
de Palerme à Catane est coupée par la lave.
« Une atmosphère de cendres s'est répandue dans tous
les cantons de l'Etna ; le soleil en était obscurci, et de Ca-
tane, où cette pluie de cendres a fait beaucoup de tort aux
blanchisseurs et aux teinturiers , on distinguait difficile-
ment la lueur des rivières de laves enflammées. Les éclats,
les mugissements souterrains du volcan se faisaient enten-
dre jusqu'à Catane , et le sol éprouvait ime espèce de fré-
missement qui faisait appréhender des secousses de trem-
blement de terre. Un fait assez remarquable a eu lieu à
Catane. La veille de l'éruption, il y a eu dans cette ville
une petite pluie très-One, à la suite de laquelle on a re-
marqué que la soie des parapluies avait changé de couleur,
et que plusieurs avaient été brûlés. Un pharmacien, pro-
fesseur, s'est empressé d'analyser cette eau de pluie, et il
a constaté qu'elle contenait une quantité considérable d'a-
cide muriatique.
« Voici quelle a été, jour par jour, la marche de l'érup-
tion. C'est vers deux heures et demie, dans la région dé-
serte du Monte Rosso, qu'elle a commencé le 17, comme
je l'ai dit; alors une fumée chargée de sable s'élevait en
globes immenses, et des blocs lancés avec force accusaient
une grande activité des forces souterraines. Un frémisse-
ment continuel se faisait sentir sur tous les points de la
montagne; dans la région boisée, les secousses du sol ont
été fréquentes et ont duré pendant la nuit entière. La lave
ne tarda pas à s'élancer par la crevasse qu'elle s'était ou-
verte, et elle descendit rapidement en quelques heures
jusqu'à la région boisée.
« Elle se divisa promptement en trois bras; le courant
septentrional se dirigeait vers le bois de Maletto; celui du
midi, vers Bronte ; l'autre menaçait les terrains d'Adcrno.
Dans la journée, la fumée augmenta d'une manière prodi-
gieuse, et l'excessive quantité de vapeurs dont elle était
chargée la faisait ressembler à de gigantesques amas de
neiges. Elle s'amoncelait au-dessus de l'Etna et le couvrait
entièrement. Le sable qui s'en échappait, chassé par le vent
sur la partie orientale de la montagne, fit extrêmement
souffrir les herbes et les plantes délicates. On remarqua
une forte odeur de soufre jusqu'à la région pede-mon-
iana.
€ Le 19, la lave a continué de cheminer vers le bois de
Maletto et les terres cultivées de Bronte ; la population était
en alarmes. Le bras du midi s'approchait des laves culti-
vées de Basiliani, à quatre milles de Bronte. Une excessive
activité continuait à régner dans le cratère; les sables ne
cessaient pas de pleuvoir sur toute la plage méridionale et
orientale.
« Le 20, le ruisseau de laves qui avait menacé Bronte ,
semblait se porter vers le midi, sur les anciennes laves de
Monte Egitto. Les deux autres courants suivaient toujours
la même direction; l'un coulait vers Aderno, l'autre vers
Maletto. Au midi et au levant, l'Etna était entièrement cou-
vert de fumée.
« Quant à la pluie dont on a parlé tout à l'heure, et qui
contenait de l'acide muriatique, c'est un phénomène ordi-
naire en pareil cas.
€ Les éruptions volcaniques, en effet, présentent toujours
une grande quantité de produits gazeux. A une très-grande
masse de vapeur d'eau se trouvent mêlés divers acides,
tels que de l'acide chlorhydrique (ancien acide muriatique),
de l'acide sulfureux et de l'acide carbonique. La tension
de ces vapeurs, et la force qui pousse une colonne de lave
jusqu'au sommet d'un volcan, confondent l'imagination.
Les plus fortes machines à vapeur que l'homme ait osé
employer ne vont pas au delà d'une puissance de huit à
dix atmosphères. Or, l'Etna ayant 3,000 mètres de hau-
teur, on a pu calculer mathématiquement que, si l'érup-
tion a lieu par son cratère supérieur, la pression souter-
raine qui ferait monter les masses de matière en fusion
ferait équilibre à une pression de 800 atmosphères. Il y a
loin de là, comme on voit, à nos machines les plus énergi-
ques.
c Nous ajouterons quelques mots sur les courants de
lave dont il est question. Le courant forme comme un gros
filon ; la lave se solidifie à l'extérieur par le refroidisse-
ment, et il s'y forme une espèce de croûte d'une certaine
épaisseur, dans l'inlérieiir de laquelle la matière fondue
continue à couler tant que la déclivité du terrain le permet.
La ville de Catane a été obligée d'élever un rempart li-ès-
solidc pour se défendre conîre l'mvasion des laves de
l'Etna. Les courants sont très-longs à se refroidir; on en a
vu qui coulaient encore dix ans après l'éruption, et d'au-
tres qui continuaient à exhaler des vapeurs chaudes vingt
ans après leur sortie du cratère. »
MUSÉE DES FAMILLES.
157
SRCilTIiS 'BM WWLi^MGm.
(du 15 DÉCEMBRE AU 15 JANVIER.)
Tous les journaux ont annoncé la mort
d'un des écrivains les plus recomman-
dables de noire siècle, Casimir Delavigne :
le Musée des Familles se propose de
donner, dans son numéro de mars, la
biographie du grand poëte, avec son por-
trait.
— Dans le numéro d'avril nous donne-
rons également la biographie et le portrait
du Rouennais Brune, cet homme du peu-
ple, qui par son courage et son dévoue-
ment a su conquérir une célébrité et mé-
riter la reconnaissance de ses concitoyens.
— Le conseil municipal de Rouen a dé-
cidé qu'une statue serait érigée à Casimir
Delavigne, et qu'à cet effet une souscrip-
tion , à la tête de laquelle chacun des
membres du conseil a déclaré s'inscrire
pour 50 francs, serait ouverte à la mairie.
Il a été arrêté en même temps que le
quai de la Barre, sur lequel était située
la maison oii Casimir Delavigne est né,
porterait désormais son nom.
Tandis que le conseil municipal de
Rouen rendait cet hommage au poëte
que pleure la France, le conseil municipal
de la ville de Paris votait à l'unanimité la
concession gratuite et perpétuelle, au ci-
metière du Père-Lachaise, d'un terrain
destiné au monument que l'on doit éle-
ver à sa gloire.
— Le24 novembre, l'Académie française
avait déjà perdu un de ses membres, M.
Campenon. Depuis plus de vingt ans une
nialaûie douloureuse lui interdisait le ira-
vail et l'obligeait à vivre loin du monde.
M. Campenon était l'auteur d'ouvrages
qui parallraient aujourd'hui de fort peu
d'importance , et parmi lesquels on peut
citer : la Maison des champs et V£n-
fant prodigue.
— L'AcadémiedesInscriptionset Belles-
Lettres, dans sa séance du 18 novembre,
a pourvu à la place d'académicien libre ,
vacante par la mort de M. le marquis de
Forlia d'Urban. Les concurrents étaient
MM. le marquis de LaGrange, Mérimée et
Temaux-Compans. M. Mérimée a étéélu.
— Le 22 novembre , à une heure du
matin, une comète télescopique a été dé-
couverte près de l'étoile Gamma d'O-
rion, par M. Faye, astronome attaché à
l'Observatoire de Paris.
Malgré les nuages et les vapeurs qui
rendaient l'observation incertaine , on a
déîcrminé comme il suit la position ap-
prochée de cet astre :
Le 22 novembre 1843, à 14 heures 44
minutes 11 secondes, temps moyen de
Paris compté de midi , l'ascension droite
de la comète était 81 degrés 5 minutes,
et la déclinaison boréale était 6 degrés
56 minutes.
Le ciel est resté couvert la nuit suivan-
te , et ce n'est que le 24 qu'on a revu la
! comète, dont on a observé la position
avec une grande précision.
Le 24 novembre 1843, à 7 heures i mi-
nutes 43 secondes, temps moyen de Paris
' compté de midi, ascension droite de la
I comète, 80 degrés 50 minutes 42 secon-
I des; déclinaison boréale delà comète, 6
; degrés 30 minutes 45 secondes.
I Ainsi l'ascension droite apparente de la
I comète a diminué de 7 minutes de degré
environ en 24 heures, et dans le même
intervalle de temps sa déclinaison a aussi
, diminué de 12 minutes,
i Cette comète présente un noyau très-
distinct qui facilite singulièrement les
! observations ; de ce noyau divergent de
, légères traînées de lumière, dirigées à
peu près à l'opposite du soleil : celte
queue, lors de son apparition , était lon-
' gue d'environ 4 minutes de degré.
' —Dans la séance dn 11 décembre,
! M. Arago a communiqué les résultats
j des calculs faits à l'Observatoire, par
M. Faye, pour déterminer les éléments
j paraboliques de la comète qu'il a décou-
verte le 22 novembre.
Le passage au périhélie a eu lieu le
11 septembre, à 3 h. 52 m. 42 s.
Voici les éléments de l'orbite :
Distance périhélie: 1,982,768.
Longitude du périhélie : 38 degrés
34 minutes 30 secondes.
Longitude du nœud ascendant: 220 de-
grés 25 minutes 56 secondes.
Inclinaison de l'orbite : 17 degrés 25mi-
nutes 30 secondes.
Le sens du mouvement est direct.
La comparaison de ces nombres avec
ceux qui sont inscrits dans les catalo-
gues fait voir que la comète du 22 no-
vembre a été signalée par M. Faye pour
la première fois.
— M. de Ruolz a présenté derniè-
rement à l'Académie des sciences un
mémoire sur les moyens d'obtenir un
produit ne contenant pas de plomb et
remplaçant avec avantage la céruse dans
les usages industriels, et dont voici l'a-
nalyse :
Pendant huit années , le nombre des
malades admis à l'hôpital de la Charité
seulement, a été de 1,213, soit, en
moyenne, de 151 par an. Sur ce nombre,
les cérusiers figurent pour 40G, et les
peintres ou broyeurs ( qui n'emploient
que la céruse dont b fabrication est ter-
minée) pour le chiffre énorme de 458.
Encore n'est-ce là qu'une variété de l'em-
poisonnement saturnin, connu sous le
nom de colique de plomb ; car, pendant
ces mêmes huit années , c'est-à-dire de
1831 à 1839, outre différentes autres ma-
ladies dont nous ne donnons pas le chif-
fre, 752 individus ont été affectés d'ar-
thralgie saturnine. L'auteur désigne, pour
arriver à ce but, l'oxyde d'antimoine
( fleurs argentines ), lequel offre les pro-
priétés suivantes : couleur blanche très-
pure, et pouvant rivaliser avec le plus
beau blanc d'argent.
Cet oxyde se broie aisément et forme
avec l'huile un mélange onctueux et co-
hérent. Sa propriété de couvrir est à
celle de la céruse de Hollande comme 46
est à 22 : expérience. Mêlé avec les autres
couleurs, l'oxyde d'antimoine donne, au
dire des artistes , des tons beaucoup plus
lumineux et plus suaves que le blanc de
plomb.
Comme mode de fabrication , l'auteur
s'est arrêté à un procédé des plus sim-
ples, trop long à indiquer ici et qui con-
vertit le sulfure d'antimoine naturel en
une poudre impalpable d'oxyde du plus
beau blanc. Ce produit peut être broyé
immédiatement avec l'huile sans autre
manipulation. Le prix de revient est de
35 à 40 fr. les cent kil.
— La foule s'arrête depuis quelquesjours
devant le Bureau central de musique, 29,
place de la Bourse, pour admirer un grand
tableau représentant les compositeurs ly-
riques de notre époque, sous ce titre:
Panthéon musical. Il serait diCBcile de
donner une idée de ce tableau dû au
crayon d'un de nos plus ingénieux ar-
tistes, M. Traviès. Comme idée et comme
exécution, il n'a jamais rien paru qui
puisse lui être comparé. Rossini et Meyer-
beer occupent les deux bouts de la gale-
rie; Donizetli est au milieu , lançant des
masses de partitions sur tous les autres
compositeurs qui l'entourent; au-de.-sous
de lui figurent Auber habillé en domino
noir, monté sur un cheval de bronze , et
Ad. Adam en postillon , sur la monture
du roi d'Yvetôt, venant de visiter le bras-
seur de Preston; Spontini en habit du
temps du directoire, mécontent de l'O-
péra, va voir se levej, l'aurore; Berlioz
parcourt la forêt noire qu'il agite du bruit
de ses symphonies; A. Thomas, monté sur
la double-ûckelle, tient à la main Mina,
ce qui a donné lieu à cet exécrable ca-
lembour : Ah! quelle mine a Thomas
monté sur. sa double échelle! Caraffa,
monté sur un cheval de bois, la tête posée
sur une carafe, va caraffolant à travers
chants; M. Halévy porte d'une main la
Juive, l'Éclair et Guida, de l'autre il
prend une prise dans la boite à musique
de Meyerbeer; puis viennent Labarre, Nié-
dermeyer, Clapisson,Montfort, A. Boïel-
dieu , Grisar, avec des attributs qui les ca-
ractérisent. Vous tous qui voulez connaî-
tre les grandes et les petites renommées
de nos scènes lyriques, allez voir le ta-
bleau de M. Traviès. et vous serez émer-
veillés non-seulement de l'habileté avec
laquelle le dessinateur a groupé ces nom-
128
LECTURES DU SOIR.
breux personnages, mais encore de la
ressemblance qu'il a su donner à chacun
d'eux.
— La science a r?rdu le docteur A.
Petit, envoyé en Abyssinie par le Mu-
séum de Paris. Ce savant naturaliste a été
emporté par un crocodile en traversant
wne des branches du Nil Bleu, dans le'^
environs de Gondar.
—M. Amédée de Beauplan, ce composi-
teur si spirituel et si populaire, obtient en
ce moment un des succès auxquels il est
habitué. Tourne, ma vieille boule, mélo-
die géologique, paroles et musique de M,
Amédée de Beauplan, se trouve sur tous
les pianos et se chante dans tous les con-
certs.
— M. Duval Lecamus vient de partir
pour l'Italie. Cet artiste est chargé par
M. le ministre de l'intérieur d'importants
travaux de peinture.
— Le libraire Depotter va mettre en
vente deux volumes de M. S. Henry
Berthoud. Sous le titre du Fils du Rab-
bin; ils contiennent une peinture des
mœurs Israélites, au dix-neuvième siè-
cle, en France et en Hollande.
— Esquittet de la vie d'arliste, par
Paul Smilh. Tel est le livre que l'on a, l'au-
tre jour, remis sur notre bureau. Paul
Smith est un nom peu connu parmi les ro-
manciers et les auteurs contemporains.
Voyons. Ce styleferme, assuré, hardi, plein
de verve et de bon sens , d'éclat et de soli-
dité, cette forme arrêtéeet savante ne sau-
raient appartenir à un homme qui hasar-
derait, pour la première fois, la périlleuse
entreprise de présenter au public deux
volumes in-8». Des nouvelles piquantes
ou dramatiques, de hautes appréciations
de l'art, des dissertations sur la musique,
faites en juge expert, nous rappellent in-
volontairement la manière et le cachet
d'un écrivain qui nous est familier... En
effet, bientôt on le reconnaît, Paul Smilh
n'est autre que M. Edouard Monnais,
dont longtemps les feuilletons ont fait la
fortune de l'ancien Courrier Français.
Son livre, d'une irréprochable réserve,
convient surtout aux lecteurs du Musée
des Familles , désireux de voir réunis ,
dans un ouvrage liiléraire, la solidité du
fond et le prestige de la forme.
— Vous vous rappelez ce que nous
vous avons dit du premier volume de
VHistoire des Comtes de Flandres, par
M. Edward Loglay. Le second volume,
qui vient de paraître, est digne du pre-
mier. Les chapitres intitulés Robert de
Béthune, Marguerite de Constantinople
et Guy de Dampierre méritent surtout
des éloges.
— Il y a quelques mois, M. Roger de
Beauvoir a donné au Musée, sous le lilro
des Cdles d'Espagne, une piquante his-
toire de revenants et des scènes pleines
de drame sur la Péninsule. Tous les jour-
naux se sont disputé des fragments du
même écrivain, à son retour de Madrid.
M. Roger de Beauvoir a réuni , sous
le titre de La Porte du Soleil , ces
charmantes scènes espagnoles, qui for-
ment deux volumes desiinés à un grand
succès. Nous profitons delà mention que
nous faisons de ce livre pour publier
une gravure faite d'après la nouvelle de
M. Roger de Beauvoir, et que les combi-
naisons typographiques ne nous avaient
point permis de joindre au texte du mois
de septembre.
le rédacteur en chef, S. UENUY BERTIIOLD.
Le directeur, F. PIQUEE.
I.e rcvenanl (Voir le numéro de septembre).
T, ,jogr.iplii'> iiF.NNl'VF.n, nie du BoulevarJ, 7. RalignoHes.
V.
MUSEE DES FAMILLES.
1-20
Pelil-Trick était un enfant de la Bretagne, c'est-à-dire
qu'il avait la tête chaude , la détermination vive, le génie
prorapt, et le langage parfois un peu rude; qu'il était cou-
rageux et ûdèle; car quel pays a vu naître plus d'hommes
que l'on pourrait citer pour leurs nobles sentiments? Et
quand nous parlons de la fidélité, nous n'entendons pas
parler ici de l'amour, et de ces gentils serments que se font
deux amants, niais bien de ce grand, de cet admirable dé-
FÉVRIEH 18 H.
vouement qui consiste à ne point abandonner ses amis
dans le malheur, ses maîtres dans l'exil, ses princes dans
l'adversité.
Mais chaque médaille a son revers , ainsi que vous le
savez, et d'ailleurs il n'y a rien de parfait dans la nature.
Or donc, Potit-ïrick devait avoir aussi son mauvais côté,
puisque nous l'avons tous ; on assure même qu'il y a des
personnes qui n'en ont point de bon.
— M — OXZlfcME TOLtME.
130
LECTURES DU SOIR.
Le mauvais côté de Trick, c'était la vanité , c'était une
énorme confiance en lui-même , et , par conséquent, une
très-haute idée de son mérite et la certitude que personne
ne pourrait le tromper. Pauvre garçon !... quelle erreur!
quelle folle illusion ! Les plus grands esprits, les hommes
de génie même, ont été abusés, dupés comme les hommes
les plus vulgaires. Etre trompé, c'est le sort de la pauvre
espèce humaine ; et il y a encore des gens qui disent que
nous serions très-malheureux si nous ne l'étions pas.
Mais Petit-Trick n'avait que quinze ans, et il était Bre-
ton; il faut donc excuser cette grande confiance qu'il avait
dans sa sagacité. Nous voyons chaque jour, dans le monde,
des gens que Tàge et l'expérience n'ont point rendus rai-
sonnables ; si l'adolescence avait la sagesse en partage, que
resterait-il à la vieillesse?
Petit-Trick voulut aller à Paris pour tâcher de faire for-
tune. C'est une envie fort naturelle ; il est rare qu'elle ne
naisse pas chez les personnes que le sort a mal partagées ;
et bien des gens riches se conduisent, à cet égard, absolu-
ment comme ceux qui ne le sont pas. Jean-Jacques a
dit:
€ II faut être heureux, cher Emile ; c'est le premier be-
soin de l'homme. »
Mais, de nos jours, on a fait une variante à la phrase de
Rousseau, et l'on dit : « Il faut être riche ! » car on pense
que sans la fortune il n'y a pas moyen d'être heureux.
Revenons à Petit-Trick : ses parents avaient été dans le
commerce, mais ils ne s'étaient pas enrichis, et, de plus,
ils avaient été souvent dupes d'intrigants et de fripons.
L'adolescent se dit : « Je serai plus adroit ou plus heureux;
je ne me laisserai tromper par personne, et je ferai rapi-
dement mon chemin à Paris. »
Un vieil oncle, seul parent qui fût resté à Trick, consen-
tit à l'envoyer dans la capitale de la France, et parvint à
obtenir pour lui une place de petit commis chez une espèce
de marchand de bric-à-brac. On donnait au jeune homme
le logement, dans une soupente, la table, qui était très-
frugale, et vingt sous par semaine, sans compter les pro-
fits, c'est-à-dire les petits pour-boire des chalands chez
lesquels on portait des marchandises. L'emploi n'était pas
brillant ; mais Trick le trouva magnifique. Il remercia son
vieil oncle, mit ses effets dans un sac de nuit, et courut
se nicher sur l'impériale de la diligence, où une place avait
été retenue pour lui.
La figure éveillée, espiègle et ouverte de Trick parut faire
une impression très-agréable sur un voyageur placé à côté
de lui sur l'impériale. Ce voyageur était loin de ressem-
bler au jeune Breton : sa physionomie rusée, ses yeux pe-
tits et fauves, n'annonçaient point la sottise, mais n'inspi-
raient pas la confiance; enfin, dans sa bouche pincée,
gerrée, le sourire était railleur et perfide. Petit-Trick n'en
conta pas moins toutes ses affaires à son compagnon d'im-
périale, et celui-ci répondit à ce récit par un avis dans le-
quel il semblait mettre une grande sincérité.
— Jeune homme, vous allez à Paris, prenez bien garde
à vous. Dans les grandes capitales il y a toujours beaucoup
de voleurs. A Paris ils ne manquent pas. Dans une ville im-
mense où tant de gens s'éveillent sans savoir comment ils
pourront dîner, vous comprenez qu'il doit se commettre
beaucoup de vols, d'escroqueries, de filouteries. Les capita-
les les plus renommées pour les beautés, les agréments, les
plaisirs qu'elles renferment, ont le triste privilège d'attirer
dans leur enceinte les fripons les plus adroits; partout où
il y a foule, vous pouvez être certain qu'il y a des voleurs ;
c'est une affligeante vérité, mais c'est une vérité.
Tenez (Jonc en garde contre tous les tours que l'on
voudra vous jouer. Je ne vous parle pas ici des vols à main
armée , par escalade ou avec eflraclion , cela rentre dans la
série des crimes vulgaires et communs à tous les pays, et
ce sont des vols en usage à Paris contre lesquels il faut se
munir de prudence.
Le petit Trick écoutait en souriant son compagnon de
voyage, et s'écriait de temps à autre :
— Oh! monsieur, il n'y a pas de dancer!... Je ne me
laisserai pas attraper, moi... Je parie que je reconnaîtrais
un voleur d'une lieue!...
— Ah ! vous croyez cela, mon petit ami ; voilà une con- *
fiance qui pourra vous être funeste. Mais voyons, puisque
vous êtes si certain de vous tenir en garde contre les filous
connaissez-vous le vol au bonjour? le vol à Vaméricainei
Savez-vous ce que c'est que le vol au poi?...
Petit-Trick ouvrait de grands yeux , puis secouait la tête
et s'écriait :
— Ah !.bah! ce sont des bêtises, tout ça!... des choses
qu'on dit aux enfants pour les effrayer!
— Je n'ai nullement le dessein de vous effrayer, mon
jeune ami, je veux éclairer votre inexpérience. Écoutez-
moi : parmi les vols les plus fréquents à Paris, on signale
d'abord celui dit au bonjour. Je vais vous expliquer ce que
c'est; cela pourra vous servir dans l'occasion. Le matin,
à Paris, dans une maison souvent habitée par un très-grand
nombre de locataires, le portier, qui cause avec une bonne,
avec un voisin, ou qui prend son lait à la laitière en face ,
ou qui balaye le fond de sa cour, ou qui donne à manger
à sa pie... (à Paris, les portiers ont presque toujours ou une
pie, ou un perroquet, ou un chien, ou trois chats). Bref,
comme ils sont fort occupés le matin , ils ne font pas tou-
jours attention aux personnes qui entrent dans la maison.
Un industriel s'introduit, il gagne lestement l'escalier,
monte en regardant à toutes les portes ; il est bien rare qu'il
n'en aperçoive pas une après laquelle on a laissé la clef;
car un garçon qui a veillé tard, dit le soir à son concierge :
« Voilà ma clef, vous la donnerez demain à ma femme de
ménage, je n'ai pas envie de me lever pour aller lui ouvrir.»
Le matin, la femme de ménage monte ; en descendant pour
chercher le café, le petit pain et le pot de crème , elle ne
manque pas de laisser la clef dans la serrure. Très-souvent
les bonnes en font autant ; ou c'est la portière qui est char-
gée de monter les journaux, et qui oublie la clef à la porte ;
ou bien encore c'est le locataire lui-même qui lui dit:
€ Laissez ma clef en dehors, que je ne sois pas obligé de
me déranger si on vient me voir. »
Petit-Trick éclate de rire en disant:
— Oh ! je ne serais pas si bête que ça, moi ?
— Vous pensez cela!... Enfin, l'industriel avise une clef;
il s'avance, ouvre fort doucement et pénètre dans l'appar-
tement. Un monsieur est étendu dans son lit et ronfle avec
une parfaite sécurité. Il est même libre de rêver qu'il a
trouvé une mine d'or, ou qu'il a hérité d'un parent mil-
lionnaire, qu'il est nomme sous-préfet, ou qu'on lui a en-
voyé une boite de confitures de Bar. Pendant qu'il lait de
si jolis rêves, l'industriel décroche lestement une montre ,
s'empare de l'argent qui est dans un secrétaire, s'éloigne
en prenant toutes les précautions possibles pour ne point
réveiller le dormeur, sort hardiment de la maison, et passe
devant le portier en fredonnant un aria de Rossini.
— Ah ! je ne me laisserais pas voler ainsi, moi, dit Trick,
car je suis sûr que je m'éveillerais ; j'ai le sommeil très-
léger, en dormant j'entends trotter une souris.
— Vraiment, mon cher ami! voilà une laculté dont je
vous fais compliment. Mais admettons qu'en entrant dans
un appartement, après avoir trouvé h dci sur la porte ,
MUSÉE DES FAMIT.l.ES.
131
Tindustriel y rencontre quelqu'un de bien éveillé. Vous
croyez que notre voleur est pris... Pas du tout! — Qui est
lii? demande la personne qui entend ouvrir sa porte ou qui
voit entrer un inconnu, dont la figure ne lui revient pas
du tout. L'industriel feint un air surpris en murmurant :
— Pardon, je demande M. TchicofT, dentiste?...
— Connais pas Il n'y a point de dentiste dans la
maison.
— Oh ! mille pardons , monsieur ; je me serai trompé de
numéro... Désolé de vous avoir dérangé!...
Et le voleur disparait comme un éclair, tandis que le lo-
cataire de l'appartement cherche dans sa mémoire s'il a
des dentistes pour voisins, en murmurant entre ses dents :
— TchicofT..., c'est un nom russe... Il parait que la Rus-
sie nous envoie aussi des dentistes.
— Monsieur, dit Trick après avoir écouté son compa-
gnon , je verrais tout de suite sur la figure d'un individu si
c'est un voleur ; alors je lui sauterais dessus et je l'arrête-
rais. Ah ! c'est que je ne suis pas poltron , moi !
— Diable! répond le voyageur en fixant sur l'adolescent
ses petits yeux de fouine ; vous croyez que vous reconnaî-
triez tout de suite un voleur rien qu'en inspectant sa phy-
sionomie!
. — Oui, monsieur.
— Peste! quel gaillard vous faites!... Allons, je suis
bien aise de vous savoir ce talent. Mais c'est égal , je vous
ai appris ce que c'est que le vol au bonjour, je veux main-
tenant vous faire connaître le vol à l'américaine, qui est
fort en usage à Paris, où l'on s'étonne cependant qu'il puisse
encore trouver des dupes.
— Oh ! ce n'est pas la peine, monsieur.
— Vous savez ce que c'est?
— Non, monsieur.
— Alors, laissez-moi donc vous le dire. Le voleur se pro-
mène tranquillement dans Paris comme un simple flâneur ;
il guette un homme porteur d'un sac d'argent; il se place
pour cela aux environs du Trésor ou de la Banque : dans
ces quartiers-là, les porteurs d'argent sont aussi communs
que les omnibus. Le voleur en aperçoit un, il l'accoste,
fait semblant d'être étranger et de chercher à changer de
l'or contre de l'argent. Un compère passe, qui feint de vou-
loir saisir cette occasion de faire une bonne affaire ; de son
côté , l'homme qui porte le sac d'argent ne veut pas que
cette aubaine lui échappe. On entre dans un cabaret. Le
soi-disant étranger, tout en baragouinant plusieurs lan-
gues, compte son or contre de l'argent ; le compère fait
semblant d'aller chercher aussi des écus; il sort, et ne re-
paraît pas. L'étranger prétend qu'il lui a emporté une pièce
d'or, et court après lui. Ces messieurs ne reviennent pas.
L'homme au sac paye la dépense et se rend chez un chan-
geur pour y vendre son or. Arrivé là, il s'aperçoit qu'on lui
a escamoté les bons rouleaux ; ceux qui lui restent ne ren-
ferment que du plomb ou des sous.
— Mon Dieu ! monsieur, mais tous ces gens-là se laissent
attraper trop facilement ; ils n'ont donc affaire qu'à des
niais?
— Voulez-vous que je vous conte d'autres vols en usage
à Paris?
— C'est inutile, monsieur, en voilà bien assez! J'ai d'ail-
leurs dans l'idée que les voleurs n'auront pas envie de se
frotter à moi.
— Comme vous voudrez, mon cher petit ami.
Le monsieur si officieux n'en dit pas davantage, il se
retourne, et, pendant le reste du voyage, dort ou fait sem-
blant de dormir.
On arrive à Paris. Le comoagnon de l'impériale est des-
cendu avant la barrière , après avoir encore dit au petit
Trick de se rappeler ses conseils. Le jeune Breton , à
peine dans la grande ville , regarde Tadrosse de .«on mar-
chand de bric-à-brac, et Wi: Monsieur Fripard. rue aux
Ours.
Trick se fait indiquer la rue aux Ours ; puis, son sac de
nuit sur le dos, court chez M. Fripard. Le marchand de
bric-à-brac est un petit vieillard jaune et fripé qui porte
depuis seize ans la même redingote, ce qui doit donner
une haute idée de son économie. 11 reçoit le petit Breton
assez sévèrement, et lui dit :
— Tu vas être mon commis; mais prends garde! Si tu
perds quelque chose, si tu te laisses attraper, songe que
je retiendrai cela sur tes appointements.
. — C'est entendu , répond Trick, et cela ne m'empêchera
pas d'amasser.
— Tu vas, sur-le-champ, te mettre à la besogne. Tu tien-
dras mes livres. On dit que tu écris bien?
— Oui, monsieur.
— Tu écriras bien serre, afin d'employer moins de pa-
pier. Te sers-tu de plumes de fer?
— Oui, monsieur.
— Très-bien ; tu te les fourniras. Mais tu ne vas pas gar-
der ce bel habit pour travailler?
— Oh! non, monsieur! J'ai, dans mon paquet, une veste
et une blouse. . . Oh ! j'ai tout ce qu'il me faut , je suis bien
nippé!
— Alors, endosse tout de suite ta blouse. Tu ne la quit-
teras que les dimanches , et encore ces jours-là, si tu m'en
crois, tu te contenteras de la retourner.
Le petit Trick, tout en se disant que son patron pousse
un peu loin l'économie, se met en devoir d'ouvrir son sac
de nuit, qu'il a déposé en entrant dans un coin de la bou-
tique.
Tout à coup un cri de stupeur échappe au jeune Breton ;
le vieux Fripard en est effrayé, il se retourne en disant:
— Est-ce que tu aurais cassé quekjue chose ici ?
— Non, monsieur, ce n'est pas cela... Mais, tenez...
voyez donc... mon pauvre sac de nuit où j'avais huit che-
mises, douze mouchoirs, trois gilets, deux pantalons, deux
vestes et une blouse...
Le vieux marchand s'approche et regarde dans le sac de
nuit, qui ne contenait plus que du son.
— C'est une leçon d'économie que ton oncle aura voulu
te donner, dit M. Fripard. Il pense que ce que tu portes
sur toi te sufïit.
— Oh! non, monsieur, non! j'ai fait moi-même mon
paquet, et je suis bien sûr que j'avais tout ce que je viens
de vous dire. . . Et plus que du son ! ... Ah ! voilà un papier,
il y a quelque chose d'écrit...
Trick ouvre le papier et lit :
« Je vous ai dit de vous tenir en garde contre les voleurs,
« vous n'avez pas voulu me croire ; mais les bons avis que
« je vous ai donnés valent bien les effets que contenait vo-
€ tre sac.»
— Ah! le scélérat I le fripon! s'écrie Trick; c'est mon
compagnon de voyage qui m'a volé.
Le vieux Fripard fait la grimace en disant :
— Mon bon ami, voilà qui n'annonce pas que vous soyez
fort malin , et je ferais peut-être bien de ne point vous
prendre chez moi; car je crains que vous ne me laissiez
voler aussi , moi !
Trick promet au vieux marchand d'être sans cesse sur
ses gardes, de ne jamais avoir confiance en personne, et
Fripard consent à le garder chez lui, en disant:
132
LECTURES DU SOIR.
— Heureusement pour vous , votre habit est presque
neuf, vous pourrez le porter dix ans comme cela avant de
le faire retourner.
— Oui, mais j'espère grandir en dix ans! et mon habit
ne grandira pas! murmure Trickcn soupirant.
Par bonheur, le jeune Dreton n'avait pas placé son ar-
gent dans son sac de nuit. .\vec ce qu'il possède, il se ra-
chète du linge, et il a bientôt oublié celle première mésa-
venture.
Le peiit Trick passe huit mois dans la boutique du vieux
marchand de bric-à-brac , et comme pendant tout ce temps
il ne s'était pas laissé attraper une seule fois, sa confiance
en lui-même était revenue, et avec elle cette vanité, celle
forfanlcrie qui étaient son mauvais côté. Cependant le jeune
apprenti ne gagnait toujours que quatre francs par mois,
c'était bien peu; mais son maître l'obligeait à êtn; éco-
nome en ne lui permettant aucune distraction, aucun
plaisir.
Un beau malin, un monsieur très-bien mis entre dans
la boutique du marchand de bric-à-brac, qui avait alors
en étalage un parapluie fort élégant et presque neuf. L'in-
dividu examine le parapluie et en demande le prix.
— Trente-six francs, répond M. Fripard, et c'est mon
dernier mot. Ce parapluie est d'un talTetas magnifique, le
l'ois en est précieux , il a une petite pomme en écaille avec
des incrustations en or. Trente-six francs, c'est pour rien.
— Qu'on le porte chez moi ; qu'on me suive, je rentre.
Comme le monsieur a déjà une canne , on trouve assez
naturel qu'il ne veuille pas encore se charger d'un para-
pluie. D'ailleurs, on peut être fort honnête homme et n'a-
voir pas toujours trente-six francs dans sa poche pour payer
une emplette faite ex abrupto. Le Nieux Fripard donne le
parapluie au petit Trick, mais il lui dit à l'oreille :
— Surtout ne lâche pas cet objet sans en avoir reçu la
valeur !
Trick fait un signe de tête alïirmatif ; il met le beau pa-
rapluie sous son bras, et suit le monsieur en disant :
— Vous pouvez être bien tranquille, patron, ce n'est pas
moi qu'on attrapera! Je me suis laissé donner du son une
fois, c'est vrai ; mais si j'avais tenu mon sac pendant tout le
voyage, cela ne serait pas arrivé.
Le beau monsieur marche assez longtemps ; enfin il s'ar-
rête dans une rue, et, au moment d'entrer dans une mai-
son dont la porte cochère est ouverte, il tàle ses poches et
s'écrie :
— .\h! diable! j'ai oublié ma tabalière dans votre bou-
tique... Oh! bien certainement. Je l'avais en sortant ; je
ne suis entré que cliez vous... Je me rappelle fort bien,
maintenant , que j'ai prisé ; je l'aurai laissée sur un comj^»
toir. Je liens beaucoup à ma tabatière, sur laquelle se trouve
un fixé de Téniers, qui me \ient d'une tante qui m'a servi
de mère. Jeune homme, donnez-moi ce parapluie, et veuil-
lez aller me chercher ma tabalière.
Trick devient rouge jusqu'aux oreilles, et il serre encore
plus fortement le parapluie sous son bras, car il se rap-
pelle la recommandaliou de son bourgeois.
Le beau monsieur sourit, et reprend d'un air tout gra-
cieux :
— Je devine la cause de votre embarras, jeune homme;
vous craignez de me laisser le parapluie sans être payé. Je
ne me formalise pas de cette crainte; à Paris il y a tant de
fripons, que l'on fait bien de se tenir en garde, surtout
quand on est dans le commerce. Tenez, mon jeune ami,
voici deux pièces de vingt francs, c'est un peu plus que je
ne vous dois, mais rapportez-moi ma tabalière, et les qua-
tre francs qui resteront seront pour vous. Voilà ma de-
meure... Vous demanderez .M. Breloque; allez , dépêchez-
vous, vous me ferez plaisir.
Pelit-Trick s'empresse de donner le parapluie. Il prend
les deux pièces qu'on lui présente , et se met à courir, en-
chanté de gagner en un jour ce qu'il ne gagne ordinaire-
ment qu'en un mois, el se promettant déjà de bien se di-
\ erlir le dimanche suivant avec ses quatre francs.
Il arrive tout joyeux chez son patron, et se met sur-le-
champ à fureter dans la boutique, en disant :
— Où est la tabalière de ce monsieur?. . . FI l'a laissée ici...,
MUSÉE DES FAMILLES.
133
il en est sûr... Vous devez avoir trouve sa tabatière, il y a
dessus uu petit attaché de Téniers?
— Je n'ai rien trouvé, s'écrie le vieux Fripard; mais
loi, imbécile, tu n'as plus le parapluie?... Est-ce que,
malgré ma défense, tu aurais livré un objet de trenle-six
francs sans être payé?... Ah ! si tu as fait ce coup-là, je te
chasse !
— N'ayez donc pas peur, bourgeois, je ne suis pas un
niais, moi ! Tenez , voilà quarante francs en deux pièces
d'or que ce monsieur m'a données pour vous payer, et le
reste sera pour moi, si je lui rapporte sa tabatière; sapris-
ti , je voudrais bien la retrouver pourtant !
Et Trick se met à quatre pattes pour chercher dans tous
les coins de la boutique. Cependant le marchand a pris les
deux pièces qu'on lui donne en payement ; leur poids lui
semble déjà suspect. Il les examine attentivement, les froUe
avec ses doigts, pousse un cri de colère et allonge un coup
de pied dans le bas du dos de son commis, qui s'obstine
à vouloir trouver la tabatière sous les comptoirs.
— Tiens! petit drôle ! s'écrie le vieux Fripard, le voilà
ton pour-boire! Ce sont deux pièces de vingt sous dorées,
et même mal dorées, que tu m'apportes. Je suis volé !
Trick reste stupéfait; mais bientôt il sort de la boutique
en courant; il se rappelle dans quelle rue, dans quelle
maison il a laissé le beau monsieur; il arrive, reconnaît la
porte cochère, entre, et demande au portier :
— Monsieur Breloque?
Le portier lui répond :
Il n'y a jamais eu de Breloques dans la maison.
Trick donne le signalement du monsieur et du parapluie.
On ne sait pas ce qu'il veut dire. Le pauvre garçon revient
en pleurant chez le vieux Fripard, qui lui dit :
— Tu avais trente-six francs à me remettre pour l'objet
vendu, tu m'en as donné deux, reste à trente-quatre. Tu
as déjà gagné Ircnte-deux francs chez moi, lu vas me les
remettre et t'en aller: c'est quarante sous que je perds,
mais j'aime mieux supporter ce déficit que de le garder
chez moi plus longtemps.
Trick donne ses épargnes, et quitte le marchand de bric-
à-brac en se demandant ce qu'il va faire. Il se ra[)peile alors
que dans ses courses il a fait connaissance avec un jeune
homme employé dans un magasin de nouveautés, qui lui a
donné son adresse; il s'empresse d'aller le trouver et lui
conte ses malheurs.
Le jeune commis en nouveautés présente Petit-Trick à
son patron en lui apprenant la position fâcheuse dans la-
quelle se trouve le pauvre garçon. Le commerçant consent
à prendre Trick chez lui comme surnuméraire.
Voilà donc le jeune Breton placé dans un grand magasin
de nouveautés, où il ne regrette pas sa boutique de bric-à-
brac. Il se conduit avec tant de zèle, montre tant d'apti-
tude à l'ouvrage, qu'au bout de six semaines son patron
lui alloue douze francs par mois d'appointements.
Douze francs par mois ! c'était trois fois plus qu'il ne
gagnait chez le vieux Fripard; Trick ne doute point qu'd
ne soit sur le chemin de la fortune.
Il y a six mois que Petit-Trick est employé dans le ma-
gasin de nouveautés, et il n'est pas besoin de dire que sa
contiance en lui-même est revenue, et qu'il s'écrie souvent:
— Ah! maintenant je ne conseille à personne d'essayer
de m'atlraper.
Cependant Trick était surtout chargé de faire les cour-
ses et de porter chez les pratiques les étoffes dont elles
avaient fait choix. Un jour il sort de son magasin, tenant
sous son bras deux jolis cachemires français soigneuse-
ment enveloppés et ficelés.
Un particulier bien couvert, qui depuis quelque temps
suivait le petit commis , ne tarde pas à l'aborder ; il bara-
gouine comme s'il était Allemand, Anglais ou Italien, sou-
vent il lui arrive de faire les trois à la fois. Il salue Trick
en lui disant :
Ti:;;-! ■::
— Mon bétit monsir, pardon, excuso, si che adressais à
vous sans connaître , mais moi étrangir, moi bas avoir ici
(•e connaissances, tarleifT!
Le petit commis se m^t à rire en répondant :
— Parbleu! on l'entend bien que vous êtes ctrang
Vous parlez le français comme uu ramoneur.
134
LECTURES DU SOIR.
— Ya..., va..., comme un ra... Pardon, bétit monsir,
vous il avoir une jolie figure qui inspirait le confiance, et
si vous il voulait obliger moi d'oune renseignement , che
donnerais subito vingt francs per loui!
En achevant ces mots, l'étranger sort de sa poche sa
main pleine de pièces de cent sous et de napoléons, et le
petit commis, qui a maintenant l'habitude de voir et de
toucher de l'or et de l'argent, s'assure que ce ne sont pas
des pièces fausses.
Ébloui à la vue de tant d'espèces, et ne demandant pas
mieux que de gagner vingt francs , si c'est d'une manière
qui ne soit point répréhensible , Trick s'écrie :
— Quel service désirez-vous de moi , étranger? parlez;
et si cela se peut, je suis prêt à vous obliger.
— C'était bien possible, bétit monsir; moi, élrangir,
venus à Paris pour m'amuser, voyez-vous , et je m'en-
nuyais toujours, meinherr! moi voudrais que vous il con-
duise moi à un de ces petits théâtres où Ton joue des far-
ces comiques qui faisaient bien rire... Vous comprenir?
— Oui, je comprends! c'est très-facile; il ne manque
pas à Paris de théâtres où l'on s'amuse. Par exemple, le
Cirque, Séraphin, Curlius, ou bien les Délassements-Comi-
ques... où je ne suis jamais allé, mais ces messieurs du
magasin disent qu'on y donne des petits vaudevilles
comme à l'Opéra.
— Très-bien , sapremann ! che vouloir allir à ce théâtre,
voulez-vous conduire moi?
— Avec plaisir; venez.
Petit-Trick se met en marche , l'étranger le guit. Tout à
coup il dit au jeune homme :
— Écoutez, c'est que je avais sur moi une grosse
somme en or que je voudrais cachir et ne pas emporter
dans la comédie avec moi..., de crainte des voleurs; me-
nez-moi, s'il vous plait, sur les bords du canal, dans un
endroit où il passe peu de monde... Vous allez comprenir
pourquoi.
— C'est très-facile, dit Trick, le canal est justement
derrière les petits théâtres.
On arrive sur le bord de l'eau , dans un endroit où il
n'y a pas encore de maisons de bâties. L'étranger s'arrête
contre de grosses pierres en disant :
— C'est ici que je avais envie pour cachir mon trésor.
Aidez-moi, bétit monsir.
Trick cède à la fantaisie de l'étranger ; il l'aide à cacher
une assez forte somme sous des pierres pendant que per-
sonne ne passe près d'eux.
Le trésor caché, on se remet en marche. On approche
des boulevards, et déjà le petit commis s'apprête à indi-
quer à son compagnon le théâtre où il désire se rendre,
quand celui-ci s'arrête encore en disant :
— Permettez, excuse!... Tiaple, che zouis inquiète...
Che afTre peur qu'on trouve mon trésor.
— Ah ! dame ! je vous ai prévenu que vous faisiez une
imprudence.
— Décidément, je voulais r'avoir. Bétit monsir, vous
savez où était le cachette, obligez-moi d'aller chercher et
de me rapporter mon trésor, puis je payerai le prix con-
venu à vous, sapremann !
— Comme vous voudrez ! répond Trick qui s'apprête à
courir; mais l'étranger l'arrête en lui disant :
— Une minute ! Vous allez cherchir mon or , mais si
ensuite vous plus revenir... Pardon, mais moi pas con-
naître vous, et on m'a prévenu qu'à Paris on attrapait
beaucoup les étrangers.
— C'est vrai , Tépond Trick en riant , on m'a bien at-
trapé , moi !
— Bétit monsir, laissez à moi cette paquette que vous
tenez sous votre bras pour garantie à moi.
Trick réûéchit : les deux châles qu'il porte valent huit
cents francs. L'étranger a caché pour mille francs en or,
il donne le paquet en s'écriant :
— C'est juste , gardez cela et attendez-moi... Oh! je ne
serai pas longtemps.
Petit-Trick se met à courir. 11 arrive sur les bords du
canal, reconnaît l'endroit où il a aidé à cacher le trésor; il
dérange la pierre..., il fouille,.., il n'y a plus rien. Un com-
père a déjà enlevé la somme , et bétit monsir, après avoir
remué toutes les pierres voisines , court à l'endroit où il a
laissé l'homme au baragouin , et , comme de raison , ne
retrouve plus son étranger.
Le pauvre garçon s'en revient en pleurant à son maga-
sin. Ses camarades lui apprennent qu'il a été victime du
vol au pot, et son patron le met à la porte.
Petit-Trick s'en retourna alors près de son vieil oncle en
se disant :
— J'en ai assez de Paris. J'étais un sot de croire qu'on
ne m'attraperait pas. Ah! le maître d'école du village a
bien raison de dire: « Fanilas vanitatum ! omnia va-
nitas! »
Cii. Paul de KOCK.
(La reproduction de cet arlicle est fomneliemenl défendue.)
HAC^ZO, HOI DIS LiAFOlTIS.
Les rois et les grandes familles ont aimé , dans tous les
pays , à entourer leur origine de faits merveilleux. En
France même, il n'y a pas bien longtemps encore, d'illus-
tres maisons, pour donner plus d'éclat à leur nom, ne dé-
daignaient pas de rappeler des traditions que l'esprit de
notre temps ne permet plus m de |)roduiro ni d'adiuetlre.
Les Lusignan et les Sasscnage prétendaient descendre de
la fée Mélusiae, et les Lévis de la saiiUc Vierge. Mais rien
n'a surpassé , en ce genre , l'imagination des peuples du
Nord, avides du merveilleux. En Danemaivk, en Norwège,
encore aujourd'hui, vous entendrez, à chaque pas. sur tous
les vieux châteaux et leurs maîtres, les traditions les plus
fabuleuses. Ainsi, qutli]ue membre de la puissante maison
de l'alomspeck, à Stockholm, vous racontera que la femme
d'un de leurs aïeux, dans les temps les plus reculés, en-
dormie près de son époux, fut réveillée, une belle nuit, par
MUSEE DES FAMILLES.
135
une jolie petite fée, qui l'emmena sous terre, à la cour du
roi des nains , dans un salon magnifique , tendu des plus
riches étofles, tout resplendissant d'or, de pierreries et de
lumières, et que, pour un service rendu à la reine, on lui
fit présent de trois rouleaux de bois , qui devaient se con-
vertir en or si elle était discrète. Elle fut discrète , et les
rouleaux se convertirent en or.
De ces rouleaux d'or, elle devait faire faire un hareng,
des jetons et une quenouille, et donner un de ces pré-
sents à chacun de ses fils, qui formeraient trois branches
des Falemspeck , et seraient, eux et leurs descendants ,
dans la première, de célèbres guerriers; dans la seconde,
de riches seigneurs, et de grands dignitaires dans la troi-
sième. Les ordres de la jolie reine des fées furent ponctuel-
lement exécutés, et, depuis lors, la famille n'a pas cessé de
s'illustrer dans la guerre, de jouir des plus grands biens et
des honneurs les plus éclatants.
Les Lapons, ces nains vigoureux du Nord, qui courent,
vîtes comme l'éclair, sur la glace et la neige, en traîneaux
attelés de rennes ; qui vivent de chasse et de l'échange de
leurs fourrures, et qui dorment la moitié de leur vie pres-
que sous terre, ne le cèdent en rien à leurs voisins pour
leurs nombreuses traditions. Us ont, entre autres, conservé
la mémoire d'un de leurs rois, auquel ils pardonnent ses
défauts en souvenir de ses grandes qualités et du bien qu'il
leur a fait. Les exploits de Hacko sont gravés sur une co-
lonne de silex, dans les rochers de Hanga, racontés sous la
hutte par l'ancien de la famille, et chantés sur la harpe,
par les bardes lapons, dans les fêtes solennelles.
Ils ont réuni toutes les vertus sur ce héros de leur pré-
dilection, et, comme tous les peuples primitifs, qui n'ad-
mirent rien autant que l'énergie de l'esprit et du corps, ils
célèbrent, avant tout, son audace et sa force.
Hacko avait douze ans: les guerriers sont rangés, en
armes, dans une vaste cour du château de son aïeul ; une
cérémonie se prépare ; on va expérimenter la vigueur des
muscles de l'enfant. Un vase d'airain, d'un poids énorme,
est au milieu de la cour ; il faut qu'il le soulève : l'enfant
le prend sur sa tête, et, pendant une heure , sans fléchir,
il tourne dans l'enceinte , aux applaudissements de la
foule.
Plus tard, le premier , dans l'intérêt des choses et du
commerce des Lapons, il tente le passage dangereux du lac
Wéther, vis-à-vis de Tile de Wizord.
Il descend dans un souterrain , objet d'effroi pour ses
sujets, qui n'osaient même pas regarder de loin la terrible
ouverture, parce qu'ils croyaient à un magicien lié et en-
fermé dans ces lieux depuis dix siècles, et qui pouvait, au
premier jour , briser ses fers et causer la destruction des
Lapons. Hacko pénétra jusqu'à ce prisonnier du Temps ; il
déchiffra , sur sa massue d'airain, les caractères celtiques
qui promettaient gloire et prospérité à son libérateur, et fît
ainsi cesser l'enchantement, et la terreur de la contrée.
Pour vanter la pénétration , non-seulement de sa vue,
mais encore de son esprit, ils emploient une image hyper-
bolique, mais d'une grande énergie :
€ Sa vue était si perçante, que d'un coup d'oeil il émous-
sait les flèches de ses ennemis. «
La force, qui impose d'abord l'obéissance, ne suffit pas
pour diriger les hommes ; le pouvoir solide et durable n'ap-
partient qu'à l'intelligence. Si Pépin le lîref n'avait fait au-
tre chose qu'abattre un taureau dans l'arène , aux yeux
étonnés des barcns de France, il n'aurait pas fondé une dy-
nastie. Hacko, comme tous les hommes supérieurs à leur
époque et qui ont laissé des traces de leur passage, ne fut
pas seulement un guerrier, mais un philosophe pratique
et un grand moraliste.
Recommandant à tous la prudence et la discrétion qu'il
pratiquait. Il leur disait :
« Que le verrou d'Odin (le dieu terrible des peuples sejv-
tentrionaux) soit toujours mis à votre porte. »
Et pour les mettre en garde contre les séductions et les
dangers des plaisirs, contre les sourires de la fortune, sea
vicissitudes et ses retours :
« Quand vous passez sur une glace aussi douce qu'unie,
craignez l'abîme qu'elle couvre. »
On chercherait en vain , dans La Bruyère et La Roche-
foucauld, des maximes plus sages, mieux exprimées, et
plus appropriées à l'esprit des hommes à qui elles s'adres-
sent.
C'est qu'il avait une grande connaissance de l'esprit des
Lapons, et il les prenait souvent même par leur faiblesse
et leur simplicité.
Un jour , tout ce peuple si paisible , habitué à traîner
dans le sommeil la moitié de son existence , était en émoi ;
malgré l'amour de tous les peuples pour le sol où ils sont
nés , malgré l'attachement particulier des Lapons pour
leurs glaces et pour leurs neiges éternelles, ils avaient pris
en dégoût leur vie rude et leur rigoureux climat ; rassem-
blés autour de la hutte royale , ils demandaient à grands
cris qu'on les conduisit habiter sous un ciel plus doux. Des
voyageurs leur avaient raconté qu'il existait des terres tou-
jours parées de verdure , de fruits dorés et de fleurs odo-
rantes, peintes des couleurs les plus riches et les plus va-
riées ; tandis que des milliers d'oiseaux, fleurs de l'air, fai-
saient entendre les concerts les plus ravissants ; des terres,
ou plutôt des jardins immenses , que le soleil , pendant
toute l'année, éclairait de sa lumière, échauffait de sa bien-
faisante chaleur.
Ils adressaient donc, en tumulte, à Hacko, des prières
menaçantes pour qu'il se mît à leur tête et les guidât, eux,
leurs femmes et leurs enfants, vers ces contrées heureuses
où se lève le soleil.
Mais le roi, plus sage, pensait que les Lapons n'étaient
point faits pour la vie des peuples civilisés ; que cette po-
pulation serait bientôt décimée , en chemin , par les fati-
gues et les maladies, puis exterminée par des nations plus
fortes, qui défendraient leurs biens et leur existence ; que,
toute la terre devant être habitée. Dieu avait assigné à cha-
que race d'hommes une portion de cette terre, où elle de-
vait chercher le bien-être et le bonheur ; que tout déplace-
ment apportait des maux sans nombre à l'humanité et
cou\Tait la terre de ruines. Bien différent de ces flatteurs
du peuple, qui mettent la main dans ses plaies pour les
déchirer et les agrandir encore, et, par l'excès de ses souf-
frances, le précipiter, au profit de leur ambition, dans un
dangereux avenir et des éventualités sanglantes , Hacko
calme les Lapons; il les retient et les console:
t Les peuples orientaux, malgré la fertilité de leur terre,
sont bien moins heureux que vous, leur dit-il; vos nuits
sont du moins tranquilles et paisibles ; vous dormez tant
qu'il vous plaît; tandis que leur sommeil ne cesse d'être
interrompu par le bruit effrayant que produisent nécessai-
rement sur leur tête tous les préparatifs du lever du
soleil. >
Cette dernière pensée d'un discours adressé à un peuple -
enfant , fera sourire ; mais les Lapons furent convaincus ;
ils retournèrent à leurs huttes enfumées, et depuis n'ont
point essayé d'en sortir.
Hacko, austère dans ses mœurs, simple dans ses vête-
ments, se nourrissait de poissons secs et de la chair de»
136
LECTURES DU SOIR.
animaux qu'il avait tués à la chasse. Jamais il ne trempa ses
lèvres dans les liqueurs fortes , si chères aux hommes du
Nord; jamais il ne se livra aux jeux de hasard, leur passion
dominante après la passion des liqueurs. 11 aurait rejeté
loin de lui la hache distinguée par le moindre ornement, et
couchait tout armé, sa lance dans les bras, témoignant par
là qu'un bon roi doit être, à toute heure, prêt à défendre
les siens. Tel fut Hacko pendant la plus grande partie de
sa vie , et un seul instant a suffi pour détourner de la voie
du bien un homme de celte trempe, et lui faire descendre
rapidement tous les degrés de la vertu. Mais sa chute fut
encore un enseignement ; car elle prouve combien nous
devons veiller sur nous-mêmes , et nous tenir en garde
contre la fragilité humaine, lorsque le héros succombe, lui
aussi.
Un soir, après la chasse du gulot (espèce de chien sau-
vage), il s'égare dans une forêt. Harassé de fatigue, mou-
rant de faim, ne trouvant rien pour la satisfaire, malgré
son grand courage, il était près de se laisser abattre par le
désespoir, lorsqu'il découvre sur un sapin un rayon de
miel ; il dévore d'abord avec avidité , puis savoure avec le
plus vif sentiment de plaisir ce mets délicieux. Ayant repris
ses forces, il retrouva sa route. Mais sa sensualité était
éveillée ; le lendemain, il redemande et se fait apporter du
miel, il en veut sans cesse ; il dédaigne les aliments sim-
ples de ses ancêtres , et, le miel ne suffisant plus à satisfaire
ses goûts nouveaux, il fait à grands frais cultiver ses jar-
dins. Sa table est d'abord chargée de fruits de toute espèce,
puis bientôt des mets les plus recherchés que lui apprête
un cuisinier appelé des pays lointains. Quelques mar-
chands lui apportent des vins de la Hongrie, et dans cette
liqueur généreuse, devenue nécessaire pour aider aux excès
de sa gourmandise , il finit par chercher le plaisir grossier
et facile de l'enivrement. C'en est f.iit de Hacko; sa raison
est perdue; son âme pervertie n'aspire plus qu'aux volup-
tés des sens. Couché tout le jour, après ses longs repas,
sur des tapis de peaux épaisses et soyeuses, enveloppé de
riches fourrures, au milieu des parfums et de la fumée odo-
rante des bois les plus rares qui brûlent dans ses brasiers,
il passe encore ses longues nuits en orgies , à écouter des
chants et des concerts harmonieux, à regarder des danses
étranges. Sa femme et ses enfants sont relégués loin de lui,
il ne les voit plus qu'à de rares intervalles. Sa douceur, sa
bonté, sa justice, ont fait place à la rigueur, au caprice, à
la cruauté; le sang a souvent rougi la salle de ses festins,
et ses sujets, dans leurs différends, n'ont plus rien à alten.-
dre de son équité.
Son heaume et ses armes, que dans les premiers temps
de sa dégradation il avait pris soin d'orner et d'incruster
de dents de poisson et de l'ivoire des rennes, sont rejetés
inutiles dans un coin de son palais, et se couvrent de pous-
sière ; enfin, le héros s'endort et s'éteint dans la mollesse-
Tous ceux qui l'entouraient s'étaient pervertis avec lui,
en partageant ses plaisirs; lorsque tout à coup un courti-
san, pâle d'effroi, entrant à l'improviste au milieu de cette
troupe efféminée, vint y jeter le trouble et l'épouvante par
ces paroles :
€ Un oiseau de mauvais augure a bu l'huile de la lampe
éternelle du temple d'Odin.»
C'était pour ces hommes superstitieux l'averlissemenl
des plus grandes catastrophes.
Le lendemain arriva la nouvelle que le roi de Norwcgc
avait envahi la terre de Laponie. Le soin de sa conservation,
l'imminence du danger, rallument quelques nobles senti-
ments dans le cœur de Hacko ; il rassemble à la hâte ses
guerriers et marche à la rencontre de l'ennemi. Les deux
armées se trouvent en présence dans la forêt même où
Hacko, quelques années auparavant, s'était égaré ; les deux
rois, pour éviter l'effusion du sang de leurs sujets, convin-
rent de terminer la guerre par un combat singulier ; le pen-
ple du roi vaincu devait payer tribut au vainqueur. Kacko,
se ressouvenant de ses jours glorieux , s'efforça de retrou-
ver son courage ; mais la pensée que la justice divine l'ame-
nait pour expier ses fautes au pied de ce même arbre où
elles avaient commencé, troublait son cœur. Écrasé sous
le poids de ses armes, qui gênaient les mouvements de son
corps engraissé dans la débauche, il fut promptcment ter-
rassé, et, avant d'avoir la tête tranchée selon la loi du com-
bat, il adressa aux Lapons ces paroles, que les pères répè-
tent encore aujourd'hui à leurs enfants :
* L'homme adonné au vice doit dater sa perte du jour où
il a cédé pour la première fois à la tentation. Avec quelle
justice je me vois aujourd'hui la victime de ma faiblesse
dans le lieu même où j'ai cédé au sinistre attrait qui m'a
détourné des voies de l'innocence de mes mœurs! C'est le
miel que j'ai goûté dans cette fatale forêt, et non le bras du
tyran de Norwègequi vient de vaincre Hacko. »
I
MUSEE DES FAMILLES.
137
<BïSii.i?2lt'2iS I?aSSS2233,
L OCEAN.
Le plus imposant spectacle que la nature nous offre, c'est
l'aspect de la mer. Ces horizons sans bornes sur lesquels
la vue s'égare, ces lignes lointaines dont nul accident n'in-
terrompt la tranquillité, sont, pour la pensée rêveuse,
comme une image de l'infini. L'imagination en peuple de
FÉVRIER iSU.
mystères les abîmes transparents où le regard s'arrête avec
crainte et dont nul n'a pu contempler Timmense profon-
deur; puis, lorsque les vagues s'élèvent comme des mon-
tagnes pour disperser en poussière les granits des falaises,
notre cœur, sentant mieux sa faiblesse, s'émeut de ter-
— 18 — ONZIÈME TOLLMC.
138
LECTURES DU SOIR.
reur devant la toute-puissance de Dieu. Que le soleil s'étei-
gne au sein d'une mer calme, ou qu'il change en perles de
feu les gouttes d'eau soulevées par la tempête; que pen-
dant les nuits des tropiques les ûots, devenus des flammes,
îassent, par leur éclat, pâlir la clarté de la lune, ou que le
froid des pôles les change en grottes de cristal, ce sont
toujours des scènes magnifiques devant lesquelles aucun
homme ne peut rester froid. Elles saisissent d'un saint en-
thousiasme l'àme du poète comme celle du pêcheur, et !e
marin le plus grossier ne peut voir en pleine mer le cou-
cher du soleil sans plier le genou. L'homme creuse de pro-
fondes cavernes, il laisse même quelquefois l'empreinte de
ses pas sur la neige éternelle des montagnes, partout le
sol conserve l'empreinte de son génie ; mais quand ses vais-
seaux parcourent retendue de l'Océan , une vague suffit
pour eu effacer le sillage ; la mer a bientôt dérobé cette
marque passagère de servitude, et reparait telle qu'elle fut
aux premiers jours de la création. Là semble finir le do-
maine de l'homme ; ce n'est jamais sans périls qu'il cher-
che à l'agrandir aux dépens de la mer, et les ruines au-
dessus desquelles les barques passent aujourd'hui nous
montrent que nulle part elle ne cède ses droits pour tou-
jours. L'Océan presse de tous côtés les pauvres petits points
de terre qui nous sont réservés et que le flux semble vou-
loir à chaque instant submerger. Les eaux occupent plus
des trois quarts du globe, et quand on songe que les pla-
teaux les plus élevés des conlinens ne dépassent pas plus
leur surface que ne pourrait le faire une feuille de papier
sur une de nos mappemondes , on s'étonne qu'il se soit
trouvé des gens pour nier la possibilité du déluge dont les
livres sacrés nous ont conservé la tradition. Pour nous,
quand nous regardons sur la carte les petites portions de
terre qui surgissent et l'immense quantité d'eau sous la-
quelle le reste est submergé , il nous arrive de comparer
à l'homme ces insectes à peine visibles qui, dans les beaux
jours de l'été, bàtisjent aux bords d'une mare de petites
maisons d'argile: ils ne vivent pas plus d'un jour, et tra-
vaillent sans relâche, amassant des provisions pour leur
vieillesse, élevant leurs petits, et paraissant vivre bien heu-
reux sous les chauds rayons du soleil. Souvent des gé-
nérations naissent et meurent sans que rien ait troublé
leur existence paisible. Mais qu'un orage survienne ou
qu'un enfant jette un caillou au milieu de leur mare, l'o-
céan passe ses limites ; adieu les frêles édifices ; le déluge
entraine des populations entières , dont il roule les cada-
vres dans de foi midables ravines de la grosseur du doigt.
Il faudrait sans doute un bien léger trouble dans l'ordre
immense de la création pour qu'un semblable cataclysme
vint ravager la terre en détruisant la race humaine ! La
science découvre sur le selles formidables traces du déluge
des temps passés.
Les profondeurs inexplorées de la mer ont toujours es-
cité l'imagination des hommes et les recherches de la
science, car rien n'est aussi séduisant que l'inconnu pres-
senti. Ce ne sont pas , on l'a reconnu depuis long-
temps, de froides et sombres solitudes dont les sables mou-
vants, tombeaux toujours ouverts, engloutissent pour jamais
les débris des naufrages, et où la mort règne en souveraine.
La nature, partout si féconde, qui répand le mouvement et
la vie jusque sur les terres australes, n'a point abandonné
les vallées sous-marines aux ténèbres et au silence. La lu-
mière y pénètre, des plantes magnifiques en garnissent les
contours, des animaux de toutes sortes y peuvent voyager
à de très-grandes profondeurs. Là se rencontre tout un
monde de créatures fantastiques , rappelant par leurs for-
mes ces premiers habitants du globe dont on rencontre au-
jourd'hui les débris jusqu'au sommet des montagnes. On
dirait que la mer, moins soumise à l'influence de l'homme,
conserve encore quelque chose du monde primitif. Elle
nourrit à la fois des êtres dont la grandeur nous effraye
et d'autres dont la petitesse échappe à notre vue : la ba-
leine et le narval, les polypes et les cyclides.
<63Si:ui?2^^:s ^is'^^^s:]^^.
UNE EXCURSION AU FOND DE LA MER.
Quoique les plus hautes montagnes ne dépassent pas en
hauteur, à l'égard de la terre , les aspérités que l'on voit
sur l'écorce d'une orange, l'homme est si peu de chose qu'il
n'en peut franchir tous les sommets. Comment une aussi
frêle créature, qui a besoin pour vivre de respirer dix fois
dans le court espace d'une minute, serait-elle capable de
franchir , sans reprendre haleine, des profondeurs de plus
de deux lieues?
L'air qui nous environne nous presse d'un poids égal à
celui qu'il nous faudrait supporter si nous étions au fond
d'un lac dont la surface serr," seulement élevée de dix mè-
. 1res au-dessus de nos tètes. .\ mesure que nous gravissons
june montagne ou, mieux encore, à mesure que nous mon-
'tois en ballon, celte pression , nécessaire pour maintenir
à sa place le sang qui circule dans nos vemes , diminue
d'intensité. L'air, devenu plus rare , nous oblige de respi-
rer très-vile ; nous éprouvons à l'extérieur un gonfle-
ment pénible, bientôt notre vue se trouble et le ver-
tige nous prend. A la hauteur de 7,000 mètres, la plus
grande à laquelle l'homme puisse parvenir, un froid très-
vif glace les membres ; l'air, trop raréfié, ne porte plis
la voix; on devient sourd. Puis alors , le sang, qu'une
pression suffisante ne comprime plus, jaillit à l'extérieur
par les pores de la peau ; le cœur s'arrête : il faut descen-
dre...; encore un moment et quelques mètres de plus, il
serait trop tard. C'est, comme vous le voyez, cher lec-
teur, s'exposer aux plus effroyables dangers que d'aban-
donner pendant une heure la surface de notre globe. Une
MUSÉE DES FAMILLES.
139
pareille faiblesse serait pour nous bien humiliante, si nos
âmes n'avaient en même temps la puissance de s'élever
jusqu'à Dieu.
Quand nous voulons plonger au-dessous des eaux de la
mer, le danger nous atteint beaucoup plus rapidement en-
core. A vingt mètres de profondeur, nos organes sont déjà
comprimés avec un poids trois fois plus considérable que
celui de notre atmosphère; passé ce terme (nous en avons
fait l'expérience sur nous-mème), il devient dangereux de
se soumettre à une nouvelle pression. A quatre atmos-
phères, notre sang, trop comprimé dans nos membres, se
retire vers les organes profonds : la peau devient livide;
le cœur engorgé ne bat plus qu'avec peine, et l'engourdis-
sement précurseur de la mort nous avertit qu'il serait dan-
gereux de prolonger cet état quelques moments de plus.
D'ailleurs, au fond de l'eau, c'est avec bien de la peine que
l'on peut passer une minute sans reprendre sa respiration.
11 n'y a guère qu'à Ceyland , où les pêcheurs de perles
s'exercent dès leur enfance, qu'il devient quelquefois pos-
sible à quelques-uns des plus robustes de rester au-dessous
de l'eau l'espace de trois minutes. Avec la cloche à plon-
geur on emporte, il est vrai, une petite provision d'air, qu'à
I aide d'un mécanisme ingénieux on peut renouveler encore
de temps en temps; mais, quoique remarquable, cet appareil,
au moyen duquel un homme peut demeurer sans danger
deux ou trois heures au fond de l'eau, n'empêche pas la
pression d'agir; l'air s'y comprime de même à mesure
qu'on descend. On peut avec cette cloche réparer les di-
gues des ports ; travailler sans inconvénient à la profondeur
de 120 pieds ; mais il ne serait pas possible de descendre
plus avant. Nous n'avons donc aucun moyen de pénétrer
dans les dernières profondeurs de l'Océan ; mais l'astro-
nomie nous a permis d'en calculer les limites, et la sonde
nous en rapporte les produits.
<Ba2iL^2Sîûa ÎS22l^2^iîài>23,
POURRAIT-ON PÉiNÉTRER AU FO>'D DE LA MER?
Ce n'était certes pas chose facile que d'arriver à des con-
naissances positives sur le fond de la mer. Réduits aux
ressources d'analogies mal étudiées et aux seules expé-
riences des plongeurs, qui peuvent descendre à peine de
quelques pieds au-dessous de la surface, les anciens avaient
sur la géographie sous-marine les systèmes les plus bizar-
res. Nul sujet n'a fourni de carrière si féconde à l'imagina-
tion de leurs écrivains. Pour eux, l'Océan n'avait d'autres
limites que l'enfer : ses gouffres insondables , peuplés de
créatures chimériques, de tritons, de sirènes, de dragons
effrayants, formaient au-dessus des ombres un ciel bien di-
gne du royaume de la mort. Plus tard, on supposa que la
nature s'y était réservé d'immenses cavernes où elle élabo-
rait incessamment les ébauches des êtres, qui, sortant à
peine éclos des abîmes les plus profonds, venaient ensuite
peupler la terre. Pour les savants du moyen âge , la plu-
part des animaux extraordinaires avaient reçu la vie au
fond de l'Océan. Les lois de la matière mieux connues
permettent d'arriver à des conjectures raisonnables , et
nous pouvons dire qu'aujourd'hui peu de phénomènes
sous-marins sont demeurés dans le domaine des théories
hypothétiques.
Nous avons apprécié, grâce aux secours que peuvent en-
tre elles se prêter les sciences, la profondeur de la mer. Tou-
jours éloigné de la terre, qui pour lui n'est qu'un point, l'as-
tronome mesure la marche des planètes et parait comme
étranger à tout ce qui concerne notre pauvre petit globe.
Néanmoins, pour calculer d'une manière certaine la distance
des astres, il faut qu'il sache d'abord connaître les dimen-
sions du point sur lequel il repose; aussi lui devons-nous de
savoir quelle forme a noire globe: c'est également pour cela
qu'il a dû mesurer la profondeur de la mer. En examinant
l'intensité de l'action exercée sur les mouvements de notre
planète par le soleil et la lune, l'inûuence attractive de ces
asires sur les marées, et l'élévation des eaux sur les divers
rivages, le géomètre Laplace, l'auteur de la mécanique cé-
leste, a rigoureusement démontré que les plus grandes
profondeurs des vallées sous-marines ne dépassent pas
8,000 mètres. La sonde atteint même bien souvent le fond
eu pleine mer à de moins grandes profondeurs. Vers le
milieu de l'intervalle compris entre le Spitzberg et le
Groenland, elle touche la terre à la distance de 3,000 mè-
tres. A 183 lieues sud du cap Horn, à 140 lieues des ter-
res les plus voisines, l'expédition de la Fénus fit descen-
dre, par un temps calme, une ligne à la profondeur de 4,000
mètres, et quand, après un halage exécuté par soixante mate-
lots et qui dura plus de deux heures, le plomb fut ramené à
la surface, on reconnut qu'il n'avait pas touché le fond.
Mais dans une seconde expérience , exécutée par les mê-
mes savants dans l'Océan Pacifique , à 230 lieues des ter-
res, la sonde toucha le sable à la distance de 3,790 mètres.
Une foule d'opérations du même genre, faites avec les son-
des nautiques les plus remarquables, confirment parfaite-
ment les calculs de Laplace , et autorisent à reconnaître
que si l'Océan venait à se dessécher, on verrait dans son
lit de vastes régions, de grandes' vallées, d'immenses gouf-
fres tout autant abaissés au-dessous de la surface générale
des continents que les principales sommités des Alpes se
trouvent placées au-dessus. Que de théories merveilleuses la
solution de ce grand problème n'a-t-elle pas renversées ! que
d'illusions détruites ! L'Océan ne va plus bouillonner sur
les matières en fusion du centre de la terre : rimagination,
qui se plaisait à en prolonger les abîmes presque jusqu'à
l'infini, doit s'arrêter maintenant à la modeste distance de
deux lieues. La mer est à l'égard du globe une pellicule
sans épaisseur... pas beaucoup plus que la couche de rosée
que la nuit dépose sur \\n fruit. Cependant, pour nous
qui sommes si petits, c'est encore auel'iuc chose qu'une
140
LECTURES DU SOIR.
masse d'eau capable d'engloutir la plus haute montagne
des Cordillières , et de n'en laisser à découvert que juste
ce qu'il faut pour former un écueil ou amarrer une barque.
C'est encore un monde immense et curieux à explorer; un
monde tout rempli de mystères, d'aperçus magnifiques ,
et dont la sonde du marin ne nous donnera sans doute pas
de longtemps la géographie complète. Aussi inégal que la
surface des continents, le fond de la mer présente de gran-
des chaînes de montagnes, dont les iles sont les véritables
sommets. Ce monde , comme le nôtre, a de riches vallées,
des plaines fertiles, d'incultes déserts ; mais avec des fo-
rêts , des animaux et un ciel à part. On y voit d'immenses
cratères, foyers toujours ardents, d'où s'échappent des la-
ves bouillantes et des roches enflammées qui vont jusqu'à
la surface soulever des masses liquides. Les Antilles, les
Maldives et beaucoup d'autres iles encore d'origine volca-
nique sont entièrement formées parleurs dépôts. Puis, sou-
vent, loin de toutes les terres, les voyageurs rencontrent
d'énormes colonnes d'eau douce et brûlante, qui s'échap-
pent à grand bruit, comme les geisers d'Islande, après avoir
traversé sans mélange d'épaisses couches d'eau salée. Un
de ces singuliers jets d'eau s'élève au milieu du golfe de
Spezzia. Dans la baie de Xagua, à deux ou trois milles de
terre, des sources d'eau douce jaillissent avec tant de force,
que les barques n'en peuvent approcher. Enfin , soumis
aux mêmes révolutions que la surface des terres, le fond
de l'Océan tremble souvent aussi, s'élève en iles nouvelles,
ou bien engloutit les anciennes, et la nature toujours en
travail y pourrait offrir au regard des cataclysmes aussi
terribles que ceux qui trop souvent viennent ravager quel-
ques parties des continents. Que de choses intéressantes
ne découvririons-nous pas sur le fond de la mer, s'il nous
était permis d'y voyager librement! nous verrions, comme
la sonde peut nous l'apprendre , d'immenses déserts de
sable sur lesquels viennent se déposer les épaves de tous
les naufrages , les restes ignorés des générations mortes,
les témoignages les plus curieux de l'industrie humaine.
Nous pourrions suivre d'étroiles vallées , artères de ce
monde nouveau , conduisant comme des fleures les cou-
rants rapides qui, du pôle à l'équateur, mêlent les eaux de
toutes les mers pour en équilibrer la température. Puis de
grandes lignes de rochers nus, montrant à vif leurs arêtes
de jaspe, de granit, de micas argentés, leurs cristallisations
métalliques, dont les mille facettes reflètent les couleurs de
l'arc-en-ciel et forment, en maints endroits, comme des
grottes enchantées. Nous passerions sur des plaines de na-
cre, de corail rouge, d'arbustes aux formes bizarres, dont
les rameaux pétrifiés ne portent point de feuilles. 11 nous
faudrait traverser des prairies de hautes fougères, et d'im-
menses forêts de floridées, qui vont respirer l'air à la sur-
face, bien qu'elles enfoncent leurs racines à cinq cents
pieds de profondeur.
Nous aurions au-dessus de nos têtes un ciel liquide
cent fois plus bleu que le nôtre, sillonné dans toutes les
directions par des animaux fantastiques ; des baleines
énormes y nageant avec autant d'aisance que les vautours
planent dans les airs, et se reposant comme ces derniers
sur les rochers à pic des plus hautes montagnes. Qui sait
à quel spectacle la nature nous ferait assister sous une
pression de huit cents atmosphères, alors qu'un globe de
fer aussi gros que la tète et de l'épaisseur de trois doigts
serait brisé comme une bulle de savon , et que l'cfl^ort si
puissant de la poudre ne pourrait faire sortir une bombe
d'un mortier! Peut-être, sous un poids si énorme, l'eau
pénètre-t-elle dans les pores de la pierre et du marbre
qu'elle rend transparents comme le verre: peut-être pour-
rions-nous voir alors comment s'opèrent la cristallisation
des substances minérales et les diverses combinaisons de
leurs éléments. Mais la nature ne semble laisser pénétrer
qu'à regret les grands mystères qu'elle accomplit chaque
jour autour de nous, comme pour inviter l'homme à vain-
cre, par l'activité croissante de sa raison, la faiblesse de ses
organes. Le travail auquel elle se livre à de si grandes pro-
fondeurs n'est encore que pressenti; car pour assister à
tant de merveilles, pour surprendre les secrets de ces im-
menses laboratoires, il faudrait supporter un poids de neuf
cent mille kilogrammes, capable de réduire notre corps à
la grosseur d'un œuf.
^sasii.a'îSît'îEa <©^ii.'jaQi2^22S.
LES VÉGÉTAUX DE L'OCEAN.
La mer a, comme les continents, de magnifiques prairies
et de vastes forêts. Les flancs de ses montagnes et les pen-
tes de ses vallées nourrissent une grande variété de plan-
tes dont chacune se plaît dans un climat particulier. Là, les
espèces se choisissent également une zone , une latitude,
une exposition, une nature de terrain particulières, et cela
dans des conditions inverses de celles qui se présentent
à la surface du globe. A mesure que l'on gravit une mon-
tagne, on voit la végétation devenir chétive, rare, et dispa-
' raiire enfin tout à fait pour céder la place aux neiges éter-
nelles : un phénomène contraire se remarque au milieu des
eaux de la mer. Plus on approche des vallécii profondes,
moins les plantes sont nombreuses, et la sonde n'en ayant
jamais rapporté de débris à la distance de 3,000 mètres,
on peut raisonnablement affumer que, comme les sommets
des montagnes, les plus profonds abimes sous-marins sont
dépourvus de végétation. La nature s'est réservé les ci-
mes inaccessibles aux êtres vivants pour y établir de nom-
breux réservoirs où se condensent les vapeurs du ciel, qui
s'y convertissent d'abord en neige, puis en glaciers, pour
retomber enfin en torrents rapides et former nos rivières.
Là où cesse la vie, commcncont des opérations d'un autre
MUSEE DES FAMILLES.
111
1 L'encriue soyeuse.
2 La sargasse.'
3 Floridées.
4 Laminaires bygromélriques.
5 Varccks.
G Fucus géant.
7 L'Ivc?, on I.iiîues de mer.
8 Ommaslrèphe géanL
9 Astérie.
10 Poulpe.
11 Oursin.
142
LECTURES DU SOIR.
ordre, qui montrent que partout la nature est active. Loin
de considérer les profonds abîmes de la mer comme de
tristes solitudes oîi rien ne se meut, nous y voyons de vas-
tes bassins où viennent se rassembler les éléments métalli-
ques enlevés aux continents et dissous par les eaux. Là se
déposent sans doute, depuis l'époque actuelle, et dans l'or-
dre de leur pesanteur spécifique , des bancs de minéraux
que de nouveaux soulèvements ramèneront à la surface
pour y être exploités comme le sont maintenant ceux que
les anciens cataclysmes ont mis à notre portée. Au fond de
la mer se construit peut-être un monde tout neuf avec les
débris de l'ancien. La nature travaille sans relâche à y ras-
sembler les richesses que l'homme arrache aujourd'hui du
sol et qu'il disperse sur la terre , car la pluie les enlève
peu à peu à ses ruines, les apporte aux rivières, qui les dis-
solvent ou les entraînent à leur tour jusqu'au fond de l'O-
céan.
De même que les végétaux terrestres ne peuvent péné-
trer sous les neiges éternelles, les plantes marines n'at-
teignent pas les cavités trop profondes. Les unes, aimant
les endroits calmes oii nul courant n'arrive, étendent leurs
longues branches au sein d'une eau tranquille dont nul
souffle extérieur ne peut troubler l'immobilité. D'autres ,
au contraire , se cramponnent avec force aux rochers que
la mer bat avec violence et semblent ne pouvoir vivre qu'au
milieu de la tourmente. Quelques-unes s'établissent dans
les courants, dont elles aiment à suivre les ondulations. Les
joncs, les manguiers, les soudes, ayant besoin d'air et de
soleil, s'écartent peu des rivages, et tandis que leurs ra-
cines, toujours immergées, puisent leur nourriture au fond
de l'eau, onen voit les tiges et les fleurs former à la surface
de charmantes oasis où les oiseaux de mer bâtissent leurs
nids. C'est au milieu des eaux transparentes de l'Océau
Pacifique et de la Méditerranée que la végétation sous-ma-
line déploie toute sa richesse. Des mousses d'une délica-
tesse infinie, parées des plus belles couleurs , s'y étalent
ÈU vastes tapis , dont on peut admirer les nuances , dans
les moments de calme , à plus de cent pieds de profon-
deur. On y voit , sur les pentes des collines , l'ansérine
soyeuse , dont la tige cannelée ressemble à des tresses de
soie; de petites algues purpurines qui, lorsqu'elles sont
nombreuses, communiquent à la mer une teinte de sang;
des sargasses , qui forment dans l'Océan Atlantique des
prairies considérables. Lorsqu'elles sont arrachées, ces
plantes ont la singulière faculté de flotter sur les vagues
des années entières sans se flétrir, et, continuant à croître,
se trouvent souvent amsi transportées à plus de deux mille
lieues de la place où elles ont pris naissance. On rencon-
tre, dans les mers équatoriales, l'élégante famille des flori-
dées, dont quelques-unes, nuancées de rouge et de jaune,
lancent au loin de petites capsules qui éclatent et abandon-
nent au gré des vagues leurs graines nomades ; les lami-
naires hygrométriques , ressemblant à des reptiles, et qui
sont susceptibles, par une longue macération dans l'eau
douce , de se réduire en une gelée transparente formant
un aliment sucré fort apprécié des habitants du Chili, de-
puis Lima jusqu'à La Conception ; enfin , une grande
quantité d'ulves, dont quelques-unes se mangent sous le
nom de laitues de mer.
Mais une des plantes les plus remarquables de la flore
sous-marine est sans contredit le fucus géant. Roi de la
mer, comme le cèdre l'est de nos montagnes, il s'élance
jusqu'à la surface, d'une profondeur de 300 pieds ; ses ger-
bes colossales, véritables îles flottantes sur lesquelles vien-
nent dormir au soleil les phoques et les goélands, forment
des écueils redoutés des marins. Sous l'équateur, où la mer
est calme et-le vent faible , une fois engagés dans les ré-
seaux serrés de ces forêts à fleur d'eau, les bâtiments n'ont
plus qu'à mettre en panne pour attendre quelquefois des
mois entiers qu'une forte brise les dégage.
Parmi les plantes marines avoisinant les côtes, il s'en
trouve beaucoup qui fournissent un aliment agréable ;
d'autres sont exploitées par l'industrie. Les varechs don-
nent l'iode, substance fort employée en médecine et d'une
très-grande utilité dans les arts, surtout depuis l'invention
du daguerréotype. En lavant la cendre de certaines algues
épineuses répandues sur toutes les côtes de l'Europe , on
se procure la soude, qui forme la base du savon et dont
les usagcsmultipliéssont sans doute bien connus du lecteur.
Enfin la plupart des débris végétaux rejetés par la mer
pendant les tempêtes, en fertilisant les terres sur lesquelles
on les répand, sont, pour les habitants des côtes, une
source gratuite de richesse et de bien-être. La végétation
sous-marine n'a pas encre dévoilé toutes ses merveilles;
les recherches persévérantes de ceux qui se livrent à cette
curieuse étude amèneront sans doute à de grandes décou-
vertes ; car c'est un champ que la science commence seu-
lement à explorer.
<5a2^!?2^îaîB <B2£î^^ïSàS23.
HABITANTS DE L'OCÉAN.
Les chimères et les dragons grimaçant dans les voussures
de nos vieilles cathédrales , les monstres inventés par les
peintres du moyen âge pour peupler l'enfer et tourmenter
les morts; en un mot, tout ce que l'imagination des poètes
a rêve de plus fantastique, la nature semble avoir pris
plaisir à le réunir au fond de l'Océan. Elle y a combiné les
formes les mIus horribles, associé les couleurs les plus op-
posées, renversé l'ordre des organes , dissimulé le méca-
nisme de la vie , comme si elle eût voulu créer un monde
à part , sans analogie avec le nôtre , et donner à l'homme
le spectacle d'une fécondité presque infinie. Là se trouvent
rassemblés des êtres microscopiques et les plus gros ani-
maux du globe, des crustacés aussi durs que la pierre , et
des mollusques gélatineux si transparents qu'ils échappent
MUSÉE DES FAMILLES.
143
à la vue comme au toucher. On y rencontre, fixés ainsi
que des stalactites sur les rochers où ils prennent nais-
sance, des êtres vivants qui ressemblent à des minéraux;
d'autres étendent leurs bras en forme de branches, enfon-
cent dans la vase leurs pieds que l'on prendrait pour des
racines, épanouissent leurs nombreuses bouches comme
le calice des fleurs, et présentent si bien l'aspect d'une
plante, qu'ils ont longtemps déjoué les recherches de la
science. On y voit des encrines, animaux véritables, qui
ressemblent si parfaitement à un petit arbre qu'elles sont
encore connues aujourd'hui sous le nom de palmier de
mer; des polypes et toute une série d'êtres animés que les
naturalistes nomment des zoophytes, à cause de leurs nom-
breuses analogies avec les végétaux.
Depuis le bénitier géant qui pourrait broyer un homme
en refermant ses deux valves , jusqu'au nautile éphémère
qui étend ses voiles transparentes à la surface des mers
calmes et laisse flotter sa fragile nacelle à tous les caprices
du vent , la mer renferme une innombrable variété de co-
quillages. Polis comme des pierres précieuses, parés de
vives couleurs, d'arabesques délicates , les plus beaux s'at-
tachent aux roches profondes comme pour dérober à tous
les regards la richesse de leurs formes et de leurs orne-
ments.
C'est une chose magnifique à voir que les coquilles ma-
rines revêtues de mille nuances et brillantes comme les
métaux. 11 y en a de tant d'espèces que la vie d'un homme
ne suffit pas à les classer. Les unes fournissent la nacre,
d'autres les perles ; on se sert de quelques-unes pour faire
des coupes, des vases, mille objets de parures, et l'on
mange un grand nombre des mollusques qu'elles contien-
nent.
La mer renferme aussi de singuliers animaux que l'on
prendrait pour des fruits : les oursins sont veloutés et ver-
meils comme la pêche, épineux comme la châtaigne, jaunes
et mamelonnés comme une calebasse. Les étoiles de mer
ressemblent, quand on les regarde au fond d'une eau bien
transparente , à ces curieux dessins que Ton fait au moyen
du kaléidoscope. Les alcyonelles qui tapissent eu masses
compactes les pentes peu inclinées des vallées sous-mari-
nes, s'élèvent en gerbes coquettes, ou prennent quequel-
fois l'apparence de mosaïques et pourraient, au premier
coup d'oeil, être prises pour des fragments de porphyre,
de jaspe ou d'agate. Ce sont partout de nouvelles mer-
veilles, des êtres que l'on croirait imaginaires, et nous
pourrions remplir plus d'un volume rien que de leur seule
nomenclature.
Quelquefois, au fond de la mer, au lieu des belles coquilles,
au lieu des foflèts de corail et de madrépores dont nous par-
lerons plus loin , on voit des poulpes monstrueux, animaux
abominables dont les longs tentacules s'appliquent comme
des ventouses sur la proie vivante dont ils font leur nour-
riture ; des ommastrèphes géants qui , avec leurs dix bras
munis d'un millier de petites bouches , sucent le sang avec
une incroyable promptitude ; des physalies chevelues , des
holoturies , des phyllosômes armés de griffes , des crabes
dont les serres broieraient aisément les os d'un homme; puis
enfin , au milieu de ce monde que l'imagination conçoit
à peine, des hydres aux corps allongés, gélatineux, verdà-
tres ; des méduses que l'on peut couper en morceaux, dont
chacun forme aussitôt un animal complet , se promènent
lentement sur la vase rendue glissante par leur bave.
Si du fond de la mer, où ces animaux sont presque tous
confinés , nos regards pouvaient pénétrer la masse d'eau
qui forme comme le ciel de ce monde , nous serions frap-
pés de l'étrangeté de formes des poissons qui y nagent
à peu près comme les oiseaux volent dans l'air. Il y en a
d'ailés comme des dragons , et qui peuvent s'élancer hors
de l'eau ; d'autres ressemblent à des flèches , à des porcs-
épics, à des hippogriffes, à des licornes ; nous les verrions se
rechercher, se poursuivTe, se li\Ter des combats et se trans-
porter, plus facilement encore que nos oiseaux de passage,
d'un hémisphère à l'autre. L'empire de la mer appartient,
sans contredit , aux baleines et aux cachalots. Les animaux
marins prennent la fuite devant ces énormes cétacés qui
d'un coup de leur queue renversent des navires et font
jaillir l'eau de la mer en écume à cinquante pieds d'éléva-
tion. La baleine semble un reste vivant échappé au cata-
clysme qui a détruit les êtres du monde primitif, car on ne
peut guère lui comparer que le mastodonte, ce quadrupède
antédiluvien qui broyait un palmier dans ses puissantes
mâchoires. Elle atteint quelquefois cent pieds de longueur,
et ne pèse souvent pas moins de quatre cent mille kilo-
grammes; rien que de sa langue, longue de vingt-cinq
pieds, on peut tirer cinq tonneaux d'huile. C'est dans son
palais , semblable à la cale d'un navire , que l'on trouve
rangées transversalement, à un pouce les unes des autres,
seize à dix-huit cents lames longues chacune de vingt-cinq
pieds, que l'on appelle fanons ou baleines , et qui forment
comme une râpe flexible au moyen de laquelle elle retient
sa proie. Les baleines engloutissent par le remous que pro-
duit dans l'eau l'écartement de leurs énormes mâchoires ,
une immense quantité de petits poissons. Elles suivent les
bancs de harengs dans leurs migrations annuelles, en dé-
vorent par jour plusieurs millions, sans que pour cela les
rangs de ces derniers paraissent s'en éclaircir, tant leur
nombre est considérable. L'eau qu'elles avalent en même
temps est ensuite violemment lancée par l'orifice des évenîs
et forme à la surface des vagues des gerbes de vingt pieds
d'élévation. Un cuir dur, épais de deux pouces , recouvre
le corps des baleines ; au-dessous , une couche de graisse
remplie d'une huile qui s'en sépare à la moindre pression,
atteint quelquefois plus d'un pied sur le dos, et forme sous
la mâchoire une sorte de collet trois fois plus considérable.
On dit qu'on peut tirer de ce tissu jusqu'à cent trente quin-
taux ou treize mille livres d'huile. Il est tellement élastique
qu'un homme peut faire par son propre poids un sillon
assez profond sur la peau glissante d'une baleine pour s'y
tenir debout et s'y promener. Constamment dans l'eau, les
baleines, que leur volume empêche d'approcher des côtes,
ne quittent pas les mers profondes ; mais douées de pou-
mons comme les mammifères, elles viennent fréquemment
respirer à la surface, et c'est pour cela qu'à l'approche de
l'hiver elles quittent les parages du Nord où l'Océan glacé
forme une voûte impénétrable sous laquelle elles seraient
bientôt asphyxiées. On peut dire que la vaste étendue des
mers est leur patrie. Toujours en voyage, elles parcourent
toutes les latitudes, ne paraissant pas souffrir des tempéra-
tures extrêmes, et se jouant aussi bien sous les glaces des
pôles qu'aux rayons ardents du soleil de l'équateur. S'il
faut en croire les récits des voyageurs et des naturalistes,
on pourrait aujourd'hui pêcher des baleines contempo-
raines de Charlemagne , car elles vivent , dit-on , près de
mille ans.
Les baleines ont pour leurs petits une tendresse devenue
proverbiale chez les pêcheurs ; une sorte d'enjouement pa-
rait animer les agaceries réciproques de la mère et du balei-
neau ; ils ne s'écartent jamais l'un de l'autre, font les mêmes
évolutions, et les marins savent profiter dans leurs attaques
de l'attachement qu'ils se témoignent surtout dans ledanger.
Quand ils prennent le baleineau, ils sont sûrs de la mère,
car jamais une baleine u'iJiandonDe son petit. Si des mar-
144
LECTURES DU SOIR.
ques d'iatclligence et d'amour nous surprennent dans les
insectes à peine visibles , elles ne paraissent pas moins
curieuses chez un être si volumineux que nos yeux en
saisissent difficilement l'ensemble. Ne voyant guère dans
une baleine qu'une masse presque informe , nous avons
peine à lui supposer des instincts analogues à ceux que
nous étudions chaque jour sur une classe nombreuse d'a-
nimaux. Quelle différence entre l'éléphant même et une
baleine de cent pieds de long ! N'y a-t-il pas des paysans qui
vivent heureux dans nos villages sans posséder néanmoins
un champ assez vaste pour qu'une baleine puisse s'y re-
tourner? Nous sommes, auprès de cet énorme cétacé, des
pygmées dont il brise les embarcations d'un revers de sa
formidable queue, des insectes qu'il ne sentirait pas mar-
cher sur son dos immense, des êtres dont il ne soupçon-
nerait même pas l'existence, sans les blessures profondes
qu'il en reçoit quelquefois. Malgré sa faiblesse, l'homme
attaque la baleine et parvient à la vaincre. De hardis pê-
cheurs, montés sur de petites barques , l'abordent sans
crainte et lui lancent un harpon qui pénètre de la longueur
du bras dans sa chair. L'animal sent à peine une piqûre
si légère ; mais il plonge pour se soustraire au chatouille-
ment qui l'importune , et la trace du sang qu'il perd
fuffit pour guider vers l'endroit où il reviendra respi-
rer. Là, de nouveaux harpons ne tardent pas à l'as-
saillir. Multipliées à l'infini , ces petites blessures équiva-
lent à une grande; la baleine commence à soufTrir ; en
soulevant des vagues énormes elle se débat avec violence ;
la mer est rouge de son sang , et ses forces s'épuisent.
Toujours poursuivie sans relâche, elle fuit avec moins de
vitesse, plonge une dernière fois pour reparaître enfin ex-
pirante, et devenir la proie d'un seul homme, elle qui pour-
rait en renfermer cinquante dans ses vastes mâchoires.
Lutter à la fois contre la tempête, les glaces polaires, les
longues nuits , le froid et les privations, telle est la vie des
marins voués à ce métier dangereux. Néanmoins, chaque
année, de tous les ports de l'Europe partent des expédi-
tions nombreuses pour la pêche de la baleine, et l'on voit
encore aujourd'hui des peuplades de l'Amérique du Nord
quitter leurs rivages dans de frêles esquifs d'écorce ou de
cuir pour s'aventurer en pleine mer à la poursuite des ca-
chalots et des baleines. Quelques sauvages mangent leur
chair, échangent l'huile et les fanons contre des outils ,
du rhum ou des étoffes, se construisent des cabanes avec
les grandes côtes de leurs squelettes.
Le cachalot est le digne rival de la baleine: aussi grand,
il est plus agile , poursuit ses victimes à travers tous les
obstacles, attaque sans provocation et exerce sa férocité
sans besoin. Ses mouvements sont prompts; il se montre
et disparaît avec la vitesse du plus petit poisson pour sur-
prendre son ennemi, mugissant comme une bête féroce, et
sifflant comme le serpent, pour l'effrayer, ou appeler à son
aide les animaux de son espèce. Aussi redouté des habitants
de la mer que le tigre l'est des gazelles, c'est à lui qu'ap-
partient l'empire absolu de l'Océan. Les cachalots voyagent
en troupes considérables qui occupent quelquefois vers
le golfe de Bagonua et les îles Collapayos l'espace de quinze
à vingt lieues. Us poursuivent les phoques, les squales,
les requins et même une certaine espèce de baleine qui
fuit à leur approche sans môme essayer le combat. Los
pêcheurs attaquent aussi le cachalot pour en extraire
l'ambre gris, dont tout le monde connaît le parfum, et une
substance blanche que les savants appellent adipocire, avec
laquelle on fait aujourd'hui les bougies. La tête d'un ca-
chalot peut fournir 2,880 livres d'adipocire et 8,640 pintes
d'huile. De si riches produits expliquent l'avidité avec la-
quelle OR recherche les cachalots et comment , à travers
toutes les latitudes, l'homme court jusqu'aux extrémités
du monde à la poursuite de ce féroce animal. La baleine
et le cachalot semblent , comme nous l'avons dit , des créa-
tures antédiluviennes échappées aux derniers cataclysmes
pour nous donner une idée des premiers habitants du globe.
Le grand nombre de leurs débris, que l'on rencontre dans
les couches d'alluvions marines, dans les argiles sablon-
neuses à des profondeurs peu considérables sur le penchant
de nos collines, viennent chaque jour fournir u la science
de nouveaux témoignages de l'immersion ancienne des
continents actuels. A Paris, au pied de la montagne Sainte-
Geneviève , on a trouvé des fragments irrécusables d'un
squelette de baleine, et des fouilles pratiquées en 1779
rue Daupbine, mirent au jour un os de cachalot ne pesant
pas moins de 227 livres. On en rencontre aussi de curieux
restes en Angleterre, en Russie, en Allemagne et en
Italie.
I,es profondeurs de la mer sont habitées par un nombre
prodigieux de poissons utiles, dont la nomenclature, beau-
coup trop longue, serait d'ailleurs ici déplacée. Tout le
monde connaît ces innombrables migrations de harengs
qui partent chaque année des mers boréales, suivent les
côtes de la Norwège, de l'Angleterre, de l'Islande, et se
partagent en deux grandes zones, dont l'une côtoie l'an-
cien continent, tandis que l'autre, dirigée vers le banc de
Terre-Neuve, va peut-être doubler le cap Horn. Les harengs
sont comme une manne providentielle apportant l'abon-
dance sur des rivages stériles sans eux. Que de terres
seraient abandonnées ii la solitude , si les richesses que
leur pêche y apporte chaque année n'avaient engagé les
peuples à y fonder des établissements! Amsterdam, dit-on
en Hollande, est fondée sur des arêtes de ce poisson.
N'en est-il pas de même de Hambourg, de Lubeck, de
Yarmouth et de tant d'autres villes du Nord, dont toute
l'industrie consiste à préparer le hareng?
On sait combien de poissons comestibles avoisincnt nos
côtes, et de quelles ressources ils sont tous pour les popu-
lations maritimes. Un cinquième des habitants du globe vit
presque exclusivement de la pêche qui fournit à sa nour-
riture et devient en outre un des principaux moyens d'é-
change. Nous ne nous étendrons pas sur les formes bi-
zarres affectées par la plupart de ces habitants de la mer ;
nos dessins en donneront une idée beaucoup plus net le
qu'une description ne pourrait le faire. Les plus curieux
sont les narvals, dont la longue défense d'ivoire pénètre
dans la carène des navires ; la chimère, le cha.'todon ,
l'exocet ou poisson volant; l'espadon, armé d'une longue
cpée ; l'hippocampe, qui a la tête d'un cheval ; le gymnètre,
paré de quatre grandes aigrettes; le pégase, qui ressemble
à un horrible dragon , et dont les nageoires, étendues
comme les ailes des chauves-souris, peuvent l'élever dans
l'air ; le syngnathe, ou sabre de mer; le ptcrois, armé comme
un porc-épic, hideux i» voir avec ses ailes de démon ; le
lopisacanlhe, le rhénobale, l'orphie, etc.
:musee des familles.
145
HABITANTS DE
l'océan.
1 Omniaçl replie ffé.ini.
2 Physalie chevelue,
3 Holoturie.
4 l'hvlloîôme.
5 Hvdre.
G Méduse.
7 Cbaeledon.
8 Hippocampe.
9 Pégase.
10 Syngnathe.
FÉnisa 1844.
— 19 — ONZIÈME VOLl'MI.
146
LECTURES DU SOIR.
<5jE^4^2t£3S â2^Î^J^l£e
COMMENT DES ANIMAUX A PEINE VISIBLES CONSTRUISENT DE NOUVEAUX CONTINENTS.
A mesure que Ton étudie la nature, on s'étonne toujours
davantage de la faiblesse apparente des moyens qu'elle em-
ploie de préférence pour produire les plus grands phéno-
mènes. Disposant du temps et de l'espace, mais trop riche
pour être prodigue, c'est toujours avec une économie ad-
mirable qu'elle distribue l'emploi de ses forces, comme si
ces dernières n'étaient point inépuisables. Des vapeurs in-
visibles, que le soleil élève du fond des vallées humides et
que le froid condense au sommet des montagnes, elle forme
d'imposantes cataractes et des fleuves immenses; une larve
microscopique lui suffit pour frapper de mort et réduire en
poussière les plus gros arbres de nos bois; une petite
graine emportée par le vent sur une roche que les efforts
de l'homme ne sauraient ébranler, y germe en quelques
jours, et de sa frêle racine en brise bientôt le granit en
éclat. C'est au fond de la mer, par un simple polype placé
au dernier degré de l'échelle scientifique des êtres, que la
nature travaille à la construction gigantesque de nouveaux
continents. Exemple remarquable de ce que peuvent en
s'associant les créatures les plus faibles, les madrépores
élèvent en silence avec une surprenante activité les solides
assises des terres nouvelles, et sont les principaux ouvriers
auxquels les générations futures de^Tont un jour des con-
tinents fertiles où ils bâtiront à leur tour. Tout immenses
qu'elles apparaissent déjà de notre temps, ces constructions
s'opèrent au moyen d'une action simple, infaillible, et très-
facile à concevoir; car les débris épars des terres ancien-
nes rassemblés par les madrépores sont les seuls maté-
riaux de ce monde nouveau.
Dans leur chute rapide, les torrents arrachent à nos mon-
tagnes des fragments de rochers, que l'effort persévérant
des eaux brise et réduit en cailloux. Entraînés à leur tour
dans le courant des rivières, ces cailloux, de plus en plus
amoindris par le frottement, deviennent des parcelles de
sable que les fleuves ne tardent pas à transporter jusqu'à
la mer. Les terres, dissoutes par les pluies, descendent la
pente des collines, sont charriées par les rivières, et coulent
elles-mêmes dans les vallées qu'elles se sont autrefois creu-
sées. L'œil exercé du géologue calcule aisément ce que
chaque fleuve enlève de sable à ses rives, de combien il
creuse et rétrécit son lit dans l'espace d'un siècle. Il sait
la quantité de terre que le Nil arrache tous les ans aux
grandes vallées qu'il traverse, pour en exhausser le fond cfe
la mer à son embouchure , et partout il voit les roches
primitives réduites en poussière par le concours de l'air et
de l'humidité , suivre les cascades des ravines jusqu'aux
fleuves qui les dispersent à leur tour dans l'Océan. Mai^
tandis que la nature offre à l'homme superficiel un specta-
cle désolant de désordre et de destruction, le savant con-
temple à chaque pas la magnificence de ses plans et
l'harmonie de ses vues. En même temps que les marées
élmuilent les falaises, que l'effort des vagues en réduit les
cailloux en sables impalpables, la mer est le grand récep-
tacle où viennent se réunir et s'élaborer tous les débris du
sol que nous habitons, et c'est là que sans relâche la nature
prépare et reconstruit un monde avec les restes de l'ancien.
Ces débris n'y sont pas livrés au hasard d'un mélange ar-
bitraire; c'est avec un ordre admirable que suivant leur
pesanteur spécifique, leur degré plus ou moins grand de
solubilité, leurs affinités diverses, ils se séparent ou se ras-
semblent pour former des combinaisons nouvelles ; les uns,
lentement amenés dans les cavités profondes, vont s'amas-
ser en dépôls que le temps rend compacts, et forment de
nouveaux bancs de pierres comparables à ceux que nous
exploitons aujourd'hui; d'autres sont absorbés par les
mollusques testacés qui en construisent leurs élégantes
coquilles ; quelques-uns entrent dans les tissus de certaines
plantes dont l'industrie humaine les extrait ensuite sous
d'autres formes par l'incinération , tandis qu'une grande
partie sert aux merveilleux travaux des polypes. Les poly-
pes sont de petits animaux gélatineux, munis de tentacules
au moyen desquels ils retiennent leur nourriture. Réunis
en grand nombre par une membrane commune, et fixés
dans leurs cases de pierre sans pouvoir les quitter, ils ne
vivent jamais solitaires , et se construisent des demeures
solides dans lesquelles chacun a sa loge à peu près comme
les larves des abeilles dans les alvéoles d'une ruche. Néan-
moins ils communiquent ensemble de fa(;on que la nourri-
ture de l'un profite aux autres, et sont tellement solidaires
que les blessures d'un seul peuvent amener la mort de toute
la famille. On sait fort peu de chose sur les habitudes de ces
animaux, d'ailleurs si imparfaitement définis, qu'on les a
longtemps considérés comme des plantes. Il y en a de beau-
coup d'espèces ; presque toutes sont remarquables par l'é-
légance et la symétrie qui président à l'architecture de leurs
demeures auxquelles on donne le nom de polypiers. La plus
anciennement connue est celle qui construit le corail, et il
n'est pas un naturaliste qui ne possède des fragments de ce
polype que l'on reconnaît à sa belle couleur de pourpre ou à
sa forme d'arbre sans feuilles. Le corail est originaire de
la mer Rouge, dont il change en véritables prairies les
vallées peu profondes; la pèche en est pour les habitants
des côtes une source de richesse, et Marseille devait autre-
fois au commerce du corail la plus grande partie de sa for-
tune.
C'est dans les mers équaloriales, sous l'influence du
calme et d'une chaude température, que les espèces de
polypes connus sous le nom de madrépores se livrent à des
travaux gigantesques. C'est là que, en absorbant les sels
calcaires tenus eu suspension dans les eaux marines, la
caryophillie, la méandrine, l'astrée forment des bancs soli-
des qui n'ont souvent pas moins de huit cents lieues d'é-
tendue, et dont la plupart sont déjà presque à fleur d'eau.
Ne pouvant vivre sous une trop forte pression, les madré-
pores établissent de préférence leurs demeures sur les pla-
teaux élevés et les sommets des montagnes sous-marines;
ils construisent d'abord un premier rang de cellules, qu'une
génération suivante recouvre d'une seconde assise qui sert
de base à son tour aux constructions futures, jusqu'à ce
que tout l'édifice ait atteint le niveau de la mer. Alors le
MUSEE DES FAMILLES.
147
travail des madrépores est terminé; une série d'actions
nouvelles se charge de compléter l'œuvre et d'élever le sol
au-dessus des eaux. Les vagues rongent incessamment les
bords de ces nouveaux récifs ; elles en transportent les dé-
bris vers les parties moyennes qui s'y augmentent à leurs
dépens. Les plantes marines que les marées arrachent
aux côtes, les branches et les troncs d'arbres que les grands
fleuves déracinent et entraînent dans leurs cours, tout ce
qui peut flotter à la surface de la mer, s'embarrasse et
s'arrête dans ce vaste réseau de pierre, pour former eu se
corrompant les premières traces d'une terre favorable à la
végétation. De toute part viennent échouer sur ce sol nou-
veau les graines diverses que la mer y apporte, des fougè-
res, des graminées, des mousses , des lichens, recouvrent
de verdure les parois des rochers, puis des baies d'arbres à
fruit, quelques noix de cocotiers jetées peut-être par un
enfant du haut d'une falaise à cinq ceuts lieues de là, ger-
ment tout à coup au milieu des herbes : bientôt comme une
fraîche oasis au milieu de l'Océan , s'élève une île nouvelle
oij les oiseaux de mer construisent leurs nids, où les pho-
ques viennent dormir au soleil, et qui n'attend plus enfin
que l'homme pour s'animer tout à fait, lui livrer ses trésors
et en recevoir un nom. Depuis la côte occidentale de l'A-
Inérique jusqu'au cap de Bonne-Espérance, les madrépores
construisent sur toutes les chaînes de montagnes des my-
riades de petites îles qui sont déjà presque à fleur d'eau. Ils
entourent la Nouvelle-Hollande d'un gigantesque rempart,
formant sur la côte orientale de ce continent un formida-
ble récif, qui, sur une étendue de cent cinquante lieues, ne
laisse déjà plus aucun passage aux navires et menace de
s'étendre beaucoup plus loin encore. Un autre banc de ma-
drépores joint presque la terre ferme à la Nouvelle-Guinée
sur une longueur de deux cents lieues, et l'on peut aisé-
ment prédire l'époque où cette dernière fera partie du con-
tinent. Un travail plus considérable encore commençant
dans la mer des Indes, vers le milieu de la côte de Mala-
tar, forme le banc de Cherbanian, les îles Laquedives, le
long archipel des Maldives, et descend au delà de l'équa-
teur jusque vers le groupe de Paros-Banhos. Mais c'est
surtout au milieu du grand Océan Pacifique que les ma-
drépores semblent travailler avec persévérance à la con-
struction d'un véritable continent: des milliers d'îles,
sommets les plus élevés de grandes chaînes de montagnes
sous-marines, leur doivent toutes leur origine, et chaque
jour l'espace qui les sépare se rétrécit uu peu. Déjà, des
parties extrêmes de ces nombreux archipels, les naturels
peuvent voyager en suivant les récifs de madrépores, qui
forment en maints endroits comme de larges chaussées à
fleur d'eau. En explorant ces mers curieuses, le capitaine
Bérard a souvent rencontré, émigrant d'une île à Tautre,
des caravanes de sauvages qui cheminaient à pied au milieu
de la mer avec aussi peu de crainte que s'ils eussent été
iur la terre ferme, et l'on dit même que les habitants des
lies Viti s'en vont ainsi pour leurs échanges, bivouaquant
sur les parties émergées, jusqu'à l'archipel d'Amoa, distant
de deux cent cinquante lieues.
Pour édifier ces continents nouveaux aux dépens des
anciens , la nature ne se borne pas au seul secours des
madrépores : les commotions violentes qui agitent si sou-
vent les profondeurs de la mer, viennent mettre la der-
nière main à l'œuvre si bien commencée. On sait qu'en
pleine mer on voit quelquefois s'élever du milieu des eaux,
comme des colonnes de flammes, les laves de volcans sous-
marins. La terre tremble au fond de la mer beaucoup plus
fréquemment encore que sur les côtes, et quelquefois des lies
nouvelles apparaissent , tandis que d'autres sont tout à
coup submergées. Quand de semblables secousses ont lieu
sous le sol des madrépores, elles en ondulent la surface,
la relèvent en collines, en véritables chaînes de montagnes.
Les couches horizontales se redressant brusquement jus-
qu'à devenir perpendiculaires, dessinent alors de pittores-
ques reliefs qui se couvrent de verdure, brisent l'action des
vents, arrêtent les nuages et préparent la source des tor-
rents dont les eaux réunies plus tard en rivières vont creu-
ser leur lit au milieu des vallées qu'elles fertilisent , en
fournissant aux hommes une eau douce et salutaire. Les
Maldives, les Marquises, les Palaos et mille autres îles en-
core n'ont pas d'autre origine que des constructions ma
dréporiques accidentées par des convulsions de la terre. L(
sol de l'Australie en est , dit-on , presque entièrement for
mé, et il est à présumer qu'il doit un jour s'en agrandir
encore. Si les polypes travaillent aujourd'hui à l'érec-
tion de terres nouvelles, nous leur devons aussi de vastes
régions dans nos continents anciens. Les débris de coquilles
et les constructions madréporiques remplissent presque
partout les grands bassins de terrains primitifs que la
science considère avec raison comme le fond d'anciennes
mers comblées en partie par les testacés et les polypiers.
C'est à leurs dépôts immenses qu'il faut attribuer le plus
souvent la forme horizontale de nos plaines que la nature
semble avoir chargé ces animaux de niveler. N'est-ce pas
un grand sujet d'étude et de pensée que le travail silencieux
et soutenu de ces ouvriers microscopiques appelés à chan-
ger la surface de la terre et à déplacer par la seule ac-
tion de leur industrie le lit même de l'Océan ? Un jour vien-
dra peut-être , où des milliers d'îles réunies par les con-
structions des madrépores s'élèveront au milieu de l'O-
céan Pacifique, comme une vaste terre sur laquelle les
habitants du vieux monde, après avoir quitté leurs rivages
que la mer menace à chaque instant , viendront au sein de
nations aujourd'hui sauvages apporter les fruits salu-
taires de la civilisation. Mais, comme nous l'avons dit,
la nature dispose du temps et n'en est point avare ; peu
lui importent les siècles, pourvu que son œu\Te soit par-
faite : les madrépores mettent plus de cent ans à élever le
sol d'un demi-pied. •
Auguste BERTSCH.
148
LECTURES DU SOIR.
CONTE D'ENFANT.
<Ba24ii5?2ï?SSS 2P2SSS22352,
LES CHIENS ET LES OISEAUX.
La princesse de Valencourt élait une grande dame fort
en renommée dans Paris. On racontait d'elle des choses
merveilleuses, d'éminents services rendus par elle à ses
amis, comme on n'en prodigue pas de nos jours; des his-
toires de condamnés à mort sauvés par son pouvoir d'une
manière qui sentait le prodige, et mille choses de ce genre
que le vulgaire avait peine à comprendre; aussi les petits es-
prits qui n'aiment pointa s'étonner et veulent tout expli-
quer, même ce qui est impossible, trouvaient plus com-
mode de la regarder comme une fée. «C'est une fée», se
disaient-ils; et cela répondait à tout.
Cette princesse possédait, à quelques lieues de Paris, un
château superbe, où elle passait toute Tannée, et qui ren-
fermait des merveilles. C'étaient des pianos qui faisaient
de la musique tout seuls; des chanteurs invisibles qu'on
entendait tout à coup dans les airs, sans savoir d'où ve-
naient leurs voix ; des fleurs qui fleurissaient toute l'an-
née, sans qu'un seul jardinier pensât même à les arroser.
Je n'en finirais pas, si je répétais tout ce que l'on racontait
de ce séjour de délices.
Parmi les beautés de ce lieu, ce qui attirait le plus l'at-
tention des voyaycurs, élait une admirable volière, où se
trouvaient réunis les animaux les plus rares, les plus jolis,
venus de toutes les parties du monde. Leurs ailes, brillantes
de pourpre, d'iris, d'or et d'azur, éblouissaient les yeux,
et leurs ramages, quoique très-différents, semblaient s'har-
moniser pour ravir les oreilles. Us s'attachaient par cen-
taines aux riches barreaux de leur cage dorée , et lorsqu'ils
se tenaient là, immobiles, cette cage avait l'aspect d'un
immense canevas d'or brodé d'oiseaux de mille couleurs.
Ou admirait aussi les beaux équipages de chasse de la
princesse et une meute nombreuse composée de chiens de
toute espèce, lévriers, bassets, chiens d'arrêt, chiens de
Terre-Neuve, chiens couchants, chiens anglais, chiens
turcs, enfin chiens de tous les pays. On avait le plus grand
soin de ces messieurs, qui étaient logés dans un chenil su-
perbe.
La princesse, qui était fort généreuse, donnait souvent
les petits de ses chiens à ses amis, et c'était plaisir de voir
comme ils la courtisaient pour en obtenir. Ces chiens étaient
élevés comme des fils de roi; ils avaient un gouverneur
attaché à leur personne, qui leur enseignait toutes les scien-
ces , c'est-à-dire toutes celles qu'il importe à un chien d'étu-
dier, telles que la chasse , la danse , l'art de rapporter, de
fermer une porte avec ses pattes, de faire l'exercice avec
un bâton, comme les conscrits, et bien d'autres talents
encore.
Los enfants des amis de la princesse ne se faisaient ja-
mais longtemps prier pour aller lui faire une visite : ils
s'amusaient beaucoup dans son jardin à regarder les oi-
seaux et à faire danser les chiens. Tous les dimanches, en
quittant le collège, Léon de Cherville se rendait au château
de la fée-princesse avec sa mère, et il ne .s'en retournait
jamais le soir à Paris sans avoir un peu les larmes aux yeux ;
c'est qu'on ne pouvait quitter ce beau séjour sans regrets.
Un dimanche, c'était après la distribution des prix, Léon
venait d'arriver au château comme à son ordinaire.
— Je suis très-contente de toi, Léon, lui dit la princesse
avec bonté ; tu as obtenu deux prix celte année, c'est un
beau succès ; je veux aussi te récompenser.
La fée, à ces mots, l'emmena dans le jardin, et, s'élant
arrêtée devant la grande volière :
— Regarde bien ces oiseaux, dit-elle,je te donnerai celui
que tu aimeras le mieux.
Léon alors sauta de joie en ballant des mains, et se mit
à dévorer des yeux tous les oiseaux.
C'était précisément l'heure de la promenade dos chiens ;
ils sortaient un à un de leur chenil, chacun tenu en lessc
par un précepteur.
Léon ne les eut pas plutôt aperçus, qu'il courut à eux,
et se mit à les caresser en jouant.
— Ah ! lu préfères les chiens? dit la princesse ; alors je
t'en donnerai un.
— J'aime bien aussi les oiseaux, reprit Léon.
— Eh bien! ce sera comme tu voudras; choisis : que
veux-tu que je te donne, un chien ou un oiseau?
— Je voudrais avoir les deux. .., répondit l'enfant en sou-
riant.
— Vn chien ! un oiseau! s'écria M"* de Cherville, qui
n'aimait ni l'un ni l'autre. C'est trop, mon fils ; tu ne pour-
rais avoir soin des deux à la fois, et d'ailleurs ils ne sau-
raient bien vivre ensemble; choisis, c'est tout ce que je
puis te permettre.
Léon fit une petite moue qui n'était pas très-aimable.
Il retourna vers la volière et regarda fous les oiseaux ;
puis il revint près du chenil, cl regarda tous les chiens, sans
pouvoir jamais se décider.
La princesse riait de son incertitude et des tourments
qu'il éprouvait. En effet, c'est un grand supplice que de
choisir entre deux choses qu'on aime également.
— Léon, dit la fée, je le laisse jusqu'à demain pour te
décider ; lu viendras déjeuner avec moi sans ta mère, qui
ne se lève pas de si bonne heure que nous, et je suis sûre
que nous nous entendrons à merveille.
La princesse prit un air fin en disant ces mois, que Léon
interpréta favorablement. Le mystère pour les enfants gâ-
tés est toujours brillant d'espérance.
MUSÉE DES FAMILLES.
1-19
TOUJOURS INDÉCIS.
Le lendemain , dès quatre heures du malin , Léon était
levé, tant il avait d'impatience de revoir la fée. Tout le
monde dormait encore lorsqu'il arriva au château, situé à
peu de distance de la terre qu'habitait M""» de Cherville pen-
dant l'été. Léon, en attendant le réveil de la princesse, re-
commença de nouveau ses courses indécises du chenil à
la volière, et de la volière au chenil.
— Que cet oiseau rouge a de belles ailes ! peusait-il. Oh !
oui , c'est un oiseau que je veux.
Puis, un moment après :
— C'est si amusant d'avoir un chien, se disait-il, qui
vous suit partout, qui vous caresse, qui rapporte, qui va à
la chasse, qui fait l'exercice ! Car enfin, un oiseau n'est bon
à rien ; il chante dans sa cage, et voilà tout.
Mais bientôt après il reprenait :
— Sans doute, mais c'est commun d'avoir un cliien ;
tout le monde peut avoir un chien , mais tout le monde n'a
pas un bel oiseau qui vient des iles.
La princesse le surprit encore dans cette incertitude.
— Eh bien! Léon, dit-elle, es-tu décidé?
— Oui, madame ; c'est un oiseau que je désire.
— Comment? tu ne préfères pas un chien? J'en ai un
qui est si intelligent!
— Alors, je le prendrai ; vous avez raison, je préfère un
chien.
La fée se mit à rire; et tout le temps du déjeuner elle
s'amusa de l'indécision de l'enfant.
Un domestique, s'approchant de Léon, dit:
— Monsieur prend-il du café ou du thé?
— Du thé, répondit Léon,
Mais aussitôt il se reprit :
— Non, non, du café; j'aime mieux du café; je n'en
prends jamais chez ma mère... Cependant, le thé... Mais
non, le café...
Et le domestique restait pendant ce temps immobile avec
son grand plateau, attendant que Léon se fût décidé.
— Servez-lui du thé et du café, dit la princesse ; il a fait
une grande course ce matin, il s'est levé à quatre heures,
et il doit avoir très-faim.
Léon fut surpris de voir que la princesse était instruite
de l'heure à laquelle il s'était levé ; il se rappelait aussi que
la veille elle lui avait parlé des deux prix qu'il avait obtenus
au collège, sans que personne lui en eût rien dit :
— Elle devine tout, pensa-t-il ; c'est une femme extraor-
dinaire.
Après le déjeuner, la princesse se leva d'un air grave,
et s'adressant à Léon , elle dit :
— Suivez-moi.
L'enfant pressentit qu'il allait se passer quelque chose
d'étrange, puisque la princesse, qui ordinairement le tu-
toyait, venait de lui dire « Suivez-moi > d'un ton si so-
lennel.
La fée tenait une petite clef d'ivoire à la main ; elle l'ap-
procha du mur, où cependant on ne voyait point de ser-
rure, et au même instant une porte, jusqu'alors invisible,
s'ouvrit : ce dont Léon parut fort étonné.
Il suivit la princesse dans un long et étroit corridor, où
ils marchèrent pendant un quart d'heure environ. L'obscu-
rité était profonde; mais Léon n'avait point peur. Enfin il
entendit le bruit d'une serrure qu'on ouvrait, et il se trouva
dans un magnifique pavillon chinois, situé au bord d'una
rivière.
FLEURS BIZARRES.
Le soleil éclairait de tous côtés ce pavillon , et faisait
briller les riches couleurs des tentures de soie qui recou-
vraient les murs du salon. Ce salon était presque tout à
jour, et ses huit fenêtres étaient ornées de superbes vases
du Japon , remplis de fleurs et d'arbustes que Léon n'avait
jamais vus nulle part, même dans les serres les plus re-
nommées.
— Noireau n'est pas ici? dit la fée en entrant dans le
pavillon ; il attend peut-être qu'on l'appelle ; faites-moi le
plaisir de sonner, ajouta-t-elle en s'adressant à Léon.
Mais Léon regarda de tous côtés, et il ne vit point de
sonnette.
— Cueillez une de ces fleurs, continua la fée en indi-
quant à Léon une grappe de clochettes blanches qui retom-
^- baient gracieusement des branches d'un bel arbuste que
l'enfant contemplait avec admiration.
Léon obéit ; mais, pour cueillir la fleur, il secoua tout
l'arbuste, et au même instant il se fit un carillon si épou-
vantable , que l'enfant recula épouvanté.
La fée, voyant sa frayeur, voulut le rassurer.
— Cet arbre est inconnu dans ce pays, dit-elle, il est
originaire de la Chine; on le nomme le lis à sonnettes, à
cause de sa fleur, qui rend des sons pareils à ceux d'une
cloche, et qui en a presque la forme; c'est une plante fin-t
extraordinaire : n'en ayez pas peur ; venez.
Léon se rapprocha du grand vase qui renfermait celte
plante merveilleuse, et la fée s'amusa à faire sonner toutes
les fleurs les unes après les autres. Les grosses cloches tout
à fait fleuries avaient un son terrible, comme le bourdon
d'une cathédrale ; les clochettes à demi fleuries avaient le
son grave, sonore, de la cloche d'un collège, tandis que les
boutons, au contraire, avaient le son faible et gentil des clo-
chettes des agneaux dans les montagnes.
La fée fit aussi remarquer à Léon plusieurs autres plantes
bien plus extraordinaires encore. Il y en avait une, entre
autres , appelée le buisson d'écrevisscs. Les feuilles ea
étaient légères et bien découpées, comme celles du persil,
et la fleur, très-longue et rouge, avec deux petites taches
noires qui ressemblaient à des yeux, avait, à s'y tromper,
la forme d'une écrevisse ; toutes les fleurs étaient réunies
en un tas sur la tige, et jamais plante n'avait été si juste-
ment nommée.
Plus loin, était une autre plante avec laquelle Léon aurait
bien voulu jouer un moment; on la nommait raquette à
fleurs de plumes. Les larges feuilles de cette plante ressem-
blaient -ide véritables raquettes, et sa fleur blanche et lé-
150
LECTURES DU SOIR.
gère était le plus joli petit volant que jamais garçon épicier
ait fait tomber dans le ruisseau. Il était impossible de ne
pas rendre hommage à la nature , qui avait su réunir ea
une même plante et la raquette et le volant.
Dans un grand vase du Japon , Léon remarqua encore
uu autre arbuste dont il s'amusa extrêmement; la fleur
en était tout à fait risible.
— Cet arbuste, dit la fée, est le grand herbaut, ou pal-
mier à capotes.
Cet arbre avait l'aspect le plus étrange ; sa longue tige
droite était traversée de branches horizontales comme le
bâton d'un perroquet ; mais chacune de ces branches fai-
sait un grand crochet eu se terminant. C'est à l'extrémité
de ce crochet que la fleur était attachée ; celte fleur avait
absolument la forme d'une capote, d'une très-petite capote,
quoique ce fût une grosse fleur. Il y eu avait de toutes
couleurs, des roses, de bleues, des jaunes, des rouges,
des lilas; il y aurait eu de quoi parfaitement coifTer toutes
les poupées de la terre avec les capotes de cette plante ,
dont l'étalage d'une marchande de modes peut seul vous
donner l'idée.
Léon, ravi de voir tant de merveilles , joua longtemps
avec toutes les fleurs, sans remarquer un petit nègre, que
le bruit de la première sonnette avait attiré.
— Noireau, dit la fée à son nègre en lui confiant la clef
d'ivoire dont elle s'était déjà servie, et qui, à ce qu'il pa-
rait, ouvrait toute espèce de serrures, allez ouvrir la niche
d'or et amenez-moi le chien volant.
Ces paroles retentirent aux oreilles de Léon , malgré le
bruit des clochettes, qui absorbait sou attention.
— Le chien volant! répéta-t-il.
qu'il est laid!
— Oui , mon enfant, répondit la fée : tu n'as pu te déci-
der entre les chiens et les oiseaux ; j'ai vu que tu ne pour-
rais posséder l'uu sans beaucoup regretter l'autre ; que ta
mère ne voulait pas te permettre d'avoir un chien et un
oiseau : eh bien ! pour vous arranger tous les deux , je te
donne un chien qui est un oiseau.
— Vraiment! s'écria Léon, ne pouvant revenir de sa
surprise, un chien qui est un oiseau! Qu'il doit être joli!
Et déjà Léon se figurait une gentille levrette avec de pe-
tites ailes; et déjà il se demandait s'il lui ferait faire une
niche ou une cage, lorsque Noireau reparut , amenant le
chien volant.
A son aspect , Léon fit une grimace peu flatteuse pour
un si rare animal. Le fait est que le chien volant était
alTreux. C'était un gros chien à longues oreilles , quasi
caniche, quasi bichon, quasi barbet; il était mal fait, pres-
que bossu; il portait la queue entre les jambes, et jamais
on ne lui aurait soupçonné des ailes avec une mine si pi-
teuse.
— Voilà votre chien , dit la fée.
— Il n'a pas trop l'air d'un oiseau , répondit Léon peu
satisfait.
— Je vois qu'il ne vous plait guère , reprit la princesse ;
mais dites-moi franchement, quel défaut lui reprochez-vous?
Léon n'osait pas dire «Je le trouve afl^reux», il dit: «Je
le trouve trop grand. »
La fée sourit.
— Ne vous plaignez pas de ce défaut , dit-elle ; tout à
l'heure vous penserez peut-être que c'est un avantage.
Alors la princesse ayant fait signe au petit nègre de s'ap-
procher, lui parla une langue étrangère , et Noireau em-
mena le chien dans le jardin qui entourait le pavillon. La
fée prit Léon par la main : tous deux quittèrent le salon
chinois et allèrent s'asseoir sur un banc pour voir ce qui
allait se passer.
— Je n'ai jamais vu un chien plus laid, pensait Léon;
j'aimerais mieux tout bonnement un serin. Que veut-elle
que je fasse de ce vilain caniche, bichon, barbet? car je
ne sais pas seulement de quelle espèce il peut être... Il y
a de si beaux oiseaux là-bas dans la volière! pourquoi
n'ai-je pas choisi un oiseau!
Taudis qu'il se livrait à ces réflexions, le petit nègre avait
conduit le chien volant au milieu d'une grande pelouse
verte , et, après l'avoir caressé doucement, il s'était mis
sans façon à cheval sur son dos.
Alors le chien avait redressé ses oreilles, comme fier de
son cavalier, et tous deux étaient restés immobiles, atten-
dant les ordres de la princesse.
Noireau se tenait droit sur son chien , et paraissait uu
fort bon écuyer.
La fée les voyant bien disposés tous deux, prononça le
mot magique que le chien attendait pour s'envoler. Je ne
sais pas bien si le mot était magique, ou si seulement le
chien était dressé à ne partir qu'en l'entendant; je n'ai pu
vérifier ce fait , mais peu importe.
— Nasguelte ! Nasguette ! s'écria la princesse.
Et au même instant, prodige inconcevable ! le chien ou-
vrit de larges ailes, que ses vilains poils dissimulaient; ses
yeux ternes devinrent rayonnants comme des émeraudes;
ses membres se déployèrent avec majesté, sa queue se
redressa en trompette ; ses pattes s'étendirent, ses ongles
s'allongèrent; ce n'étaient plus les grifi"es d'un pauvre
chien, c'étaient plutôt les serres d'un aigle.
Il s'éleva, s'éleva dans les cieux, noble et terrible, faisant
bruire ses larges ailes, qui frappaient les airs en cadence ;
ce n'était plus un chien, c'était un phénix, uu condor!
Rien n'était plus imposant que ce spectacle; rien n'était
plus beau à voir que cet animal, plein d'ardeur, planant
dans l'espace avec fierté, en emportant sur ses ailes cet
enfant, dont la tête expressive se dessinait en noir sur l'a-
zur embrasé des cieux. Le petit nègre portait un collier de
diamants, que le soleil faisait briller et qui paraissait une
étoile ; rien n'était plus beau , croyez-moi.
Léon était anéanti ; il regardait ; il admirait; il était ravi,
il avait peur, il ne savait plus que penser.
— Eh bien ! lui dit la fée voyant sa surprise , trouves-tu
encore que ton chien soit trop grand?
— C'est un oiseau!... s'écria Léon indigné , et le plus
bel oiseau du monde!
— N'importe, le trouves-tu trop grand?
— Oh! non, reprit Léon; s'il était plus petit, comment
pourrait-on le monter?
— Ah! ah! dit la fée, tu vois donc bien que j'avais rai-
son ; je parie que tu ne le trouves plus si laid, non plus.
— Au contraire , jamais je n'ai rien vu de si admirable.
Ce n'est pas un chien, c'est un nrodiiic ?
i
IMUSËE DES FAMILLES.
151
AUDA.CE.
Léon, suivant des yeux le chiea volant dans la nue, at-
jendait avec impatience qu'il redescendit sur la terre pour
essayer à son tour une promenade aérienne.
Le petit nègre paraissait si accoutumé à ce genre de
voyage, que Léon n'imaginait point quil y eût le moindre
danger à s'élever si haut dans le ciel.
11 fut bien heureux lorsqu'il vit enfin le chien abaisser
par degré son vol et se rapprocher du sol sensiblement.
— Si le chien n'est pas fatigué, dit Léon à la bonne fée,
je puis l'essayer à mon tour, n'est-ce pas, madame?
— Oui, mon enfant, reprit la princesse ; mais pour cela il
faut que tu apprennes à le conduire ; il ne s'élève ou ne
s'abat dans les airs que lorsqu'on prononce les deux mois
magiques qui, seuls, ont le pouvoir de le diriger. Pour qu'il
s'envoie, il suffit de lui dire deux fois :
— Nasguette! Nasguette!
Mais pour qu'il redescende, il faut lui dire au moins trois
fois :
— Aldaboro! Aldaboro! Aldaboro!
Sinon tu risquerais de rester en l'air toute ta vie, ce qui
ue serait pas fort agréable.
Léon se fit répéter à plusieurs reprises les deux mots
magiques; le premier, celui de Nasguette, lui parut facile
à retenir; mais le second eut de la peine à entrer dans sa
mémoire , et même il eut besoin de l'entendre bien des fois
répéter pour parvenir seulement à le prononcer.
Pendant celte étude, le nègre et le chien volant étaient
redescendus sur la terre.
A peine le chien volant eut-il touché la prairie, que Léon
courut à lui, et se mit à le caresser, à lui dire toutes sortes
de gentillesses, toutes celles que l'on peut adresser à un
chien et à un oiseau. Il voulut aussi lui faire faire l'exer-
cice, comme on le fait faire aux chiens vulgaires; mais le
chien volant ne se prêta point à ce jeu trivial des chiens de
cordonniers et autres, et Léon alla se plaindre à la fée de
cette résistance.
— Ingrat! dit la princesse tristement, je te donne une
merveille, et tu veux en faire une vulgarité! Tu mériterais
que je donnasse ton chien à un autre qui en serait plus digne
que toi.
Léon reconnut qu'il avait tort.
Après avoir laissé au chien volant le temps de bien se
reposer, il se mit à cheval sur son dos, et prononça bra-
vement le mot magique :
— Nasguette! Nasguette !
Et le chien docile s'envola.
L'OUBLI EST UN DANGER.
La princesse fut étonnée de la hardiesse de Léon et de la
bonne tenue qu'il avait sur sa monture. Il s'élevait dans les
airs à une hauteur efifrayante, et nulle impression de ter-
reur ne se peignait dans ses regards.
Pendant ce temps, la fée se livrait à ses réflexions.
— Les enfanls aiment le danger, pensait-elle ; oui, quand il
leur est offert comme un plaisir ; failes-en un devoir, et vous
les verrez pleurer pour s'y soustraire. Si j'avais dit : Léon,
montez sur le dos de ce chien, qui vous emportera à plus
de mille pieds en l'air, il se serait récrié, il m'aurait appe-
lée cruelle, et m'aurait accusée de vouloir sa mort.
Léon, du haut des cieux, n'apercevait plus la terre que
vaguement; Paris lui semblait un petit tas de pierres, et la
pointe du dôme des Invalides une aiguille anglaise à tète
d'or.
A mesure qu'il s'élevait, l'air devenait plus froid; et
comme il était à peine vêtu, il songea bienlôt à redescen-
dre. Il voulut prononcer le mot magique qu'il avait tant de
fois étudié avant de parlir pour les airs; mais il se trom-
pa, et, confondant le mot du départ avec le mot du retour,
il s'écria deux fois, comme il croyait devoir le faire :
— Nasguette ! Nasguette !
Le chien , loin de redescendre, reprenait un nouvel es-
sor, et s'élevait plus haut dans son- -vol.
Léon reconnut sa méprise, et s'apprêta à prononcer le
second mot; mais il l'avait presque oublié, il le disait mal,
et le chien volant n'y obéissait point.
En effet, le mot magique était difficile à retenir, pour un
«nfant surtout qui n'était pas fils de magicien.
Au lieu d'aldaboro, Léon disait : haïe donc ! bourreau,
%i bien, adada-bourreau . ah! beau bourreau, atlan-
poro, et dix autres bêtises semblables , qui n'étaient pas
magiques du tout. Aussi le chien n'en prenait qu'à son aise;
il se promenait dans les airs, sans songer à redescendre ja-
mais.
Léon commençait à s'alarmer :
— Vais-je donc rester ainsi toute ma vie? se demandait-
il; maman sera inquiète de ne pas me voir revenir... Et
puis, je ne peux pas vivre en l'air toujours sans manger. II
n'y a pas même moyen de crier au secours ; personne ne
m'entendra. Ah! mon Dieu! qu'est-ce que je vais devenir?
Il est certain qu'il ue pouvait compter sur les passants
pour obtenir quelque secours; les voyageurs sont rares
dans ce pays-là , peut-être parce qu'il n'y a point d'au-
berges. Le pauvre enfant commençait à se désenchanter
de son beau chien ; il découvrait qu'une merveille est un
tourment lorsqu'on ne sait pas s'en servir.
D'abord il se mit à pleurer, comme font tous les petits
enfants qui ont peur ; ensuite il réfléchit que ses larmes
étaient inutiles, puisqu'il n'y avait là personne qu'elles
dussent attendrir, et, retrouvant son courage, il se dit qu'au
lieu de perdre son temps à se désoler, il valait bien mieux
rassembler toutes ses idées pour se rappeler le mot magi-
que qui devait le ramener sur la terre et le tirer de tout
danger. Alors il se fit dans sa petite tête un travail de mé-
moire digne d'un cerveau de savant, de mathématicien.
— Je le savais il y a deux heures, ce mot fatal, pensait
Léon , quand il m'était inutile , et, maintenant que ma vie
dépend de lui , je ue pourrais me le rappeler! Ah ! cela se-
rait trop malheureux I Allons, allons, cherchons bien. »
— Allabro ! allabrero ! almabaro! altabrol
Ah! j'en approche.
152
LECTURES DU SOIR.
Léon parla tout haut de la sorte pendant un quart d'heure ;
si, par hasard, quelqu'un avait passé par là, il eût élé fort
surpris d'entendre ce petit bonhomme qui se parlait ainsi
tout seul dans les airs. A force de le chercher dans sa mé-
moire, il trouva enfin le mot magique.
— Aldaboro ! s'écria-t-il le cœur rempli de joie et même
de fierté ; car il était orgueilleux de s'être tiré de danger
lui-même. Une voix qui lui aurait soufflé le mot sauveur,
en lui ôtanl le mérite de le trouver lui seul, l'aurait con-
trarié.
LE NOM.
Quel plaisir Léon éprouva en voyant le chien fabuleux
obéir à son commandement ! Le chien descendait rapide-
ment sur la terre. Une barque espagnole avec ses rameurs
infatigables n'a pas une allure plus douce ; Léon cares-
sait doucement les ailes de son chien, tant il était content
de lui.
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— ~ ' ^^"^
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Barque espagnole.
Dicnlôt Léon découvrit les objets , d'abord impercepti-
bles: Paris n'était plus \m petit tas de pierres, mais un
gros tas de maisons ; les grands arbres n'étaient plus des
touffes d'herbe ; la colonne de la place Vendôme ne lui sem-
blait plus un poteau; les tours de Notre-Dame, deux bâ-
tons noirs de cire à cacheter, et la Seine, un long ruban
jaune et sale qui tenait ensemble toutes les maisons .
Il commençait même à distinguer le pavillon chinois de
la princesse, et la princesse elle-même, qui, avec sa robe
de mousseline blanche, avait l'air d'un cygne sur un pré.
Peu à peu il la vit qui lui tendait les bras, tant elle élait
en peine de le revoir, car la bonne fée avait été fort in-
quiète de l'absence si prolongée de Léon.
Le chien ayant reconnu sa maUrcsse, alla s'abattre à ses
pieds, et Léon mit pied à terre avec un empressement que
l'on comprendra sans peine.
— Me voilà enfin! s'écria-t-il. J'ai manqué ne plus vous
revoir ; j'avais oublié le mot magique ; mais je m'en sou-
vi.cudrai toujours maintenant.
— Tu es un enfant courageux, dit la princesse en em-
brassant Léon ; tu es digne de posséder une merveille. Mais
il est lard; rolournc vite chez ta mcrc, clic doit t'altcudre
depuis longtemps. Va...
— Et mon chien? interrompit Léon. N'cmraènerai-je pas
mon chien?
— Tu l'aimes donc encore, malgré les dangers qu'il l'a
fait courir?
— Sans doute , sans doule ; je ne crains plus rien main-
tenant. Oh! j'aurai bonne mémoire. Allons, viens, toi,
ajouta Léon en s'adrcssanl au chien volant, qu'il entraînait
avec lui.
Puis il s'arrêta :
— Je ne sais pas son nom; comment Tappelcz-vous ,
madame?
— On l'appelle ici le chien volant, répondit la princesse ;
mais il faut lui donner un autre nom ; car avant tout, mon
enfant , lu dois cacher à tout le monde que ton chien à des
ailes. Tu ne dois l'envoler avec lui que la nuit, ou dans ce
jardin, où l'on ne peut le voir.
— Quoi! je ne le dirai pas à maman?
— Ni à la mère m à personne.
— Pas même à Henri? ajouta Léon avec humeur.
MUSEE DES FAMILLES.
153
— Qu'est-ce que Henri? lui demanda la princesse.
— Henri! c'est mon camarade de collège; il a treize
ans, il est plus grand que moi ; son oncle lui a donné un
fusil.
— Eh bien! pourquoi désires -tu lui parler de ton
chien?
— C'est qu'il me parle toujours de son fusil. Il doit venir
chez ma mère passer les vacances , avec son oncle et son
fusil, et il se moque toujours de moi, parce que je suis trop
petit pour aller à la chasse. 11 est grand, lui; il a une cra-
vate et des boites.
— Oui! mais il n'a pas de chien volant, reprit la fée
avec un malin sourire; et si tu apprends à bien diriger
ton chien, tu rapporteras, grâce à lui, plus de perdrix
et de faisans que n'en pourraient tuer tous les fusils du
monde.
— Vraiment! dit Léon en sautant de joie; oh! comme
Henri va bisquer !
— Prends garde, Léon, dit la princesse; la moindre im-
prudence peut tout gâter. Si jamais l'on vient à découvrir
que ton chien à des ailes, il sera perdu pour toi.
— Quoi ! dit Léon , on me le volerait ?
— Ce ne serait qu'un demi-malheur, mon ami ; tu pour-
rais, à force de recherches , le retrouver, ou le racheter à
force d'argent. Non, c'est un malheur plus grand que tu
auras à craindre , un malheur sans remède , mon enfant.
Ueticns bien celte leçon que je vais te donner ; ce n'est peut-
être pas tout de suite que tu la comprendras; elle est peut-
être au-dessus de ton âge; mais ne l'oublie pas, un jour tu
seras bien heureux de t'en souvenir.
Et Léon prêta une oreille attentive aux leçons de la
bonne fée.
MORALE DE CE CONTE.
— Dans ce siècle où toute chose est analysée, commen-
tée, discutée, épluchée, disséquée, une merveille, mon en-
fant, n'est pas une merveille, c'est une monstruosité! Or,
toute monstruosité appartient de droit à la secte éplucheuse
qu'on appelle savants , gens d'esprit , gens de lois , gens
d'affaires, etc.
A i)eine entre leurs mains, la pauvre merveille est aus-
sitôt analysée, commentée, discutée, épluchée, disséquée.
Or, tu le sauras un jour, peu de gouvernements, d'actions,
de choses, de personnes et de chiens, survivent à la dissec-
tion. Qui dit analysée, dit tuée. Ainsi, mon cher enfant,
si l'on découvre jamais que ton chien a des ailes, comme
cela seul est une monstruosité, on le disséquera. On lui
coupera ses ailes pour savoir ce qui les fait agir; ou lui
ouvrira la poitrine pour savoir comment il peut respirer
dans son vol; on lui ouvrira la tète pour savoir s'il a la
cervelle d'un chien ou celle d'un oiseau ; on lui arrachera
les deux yeux pour savoir comment ils supportaient l'éclat
du soleil ; enfin, on l'analysera, et le pauvre animal sera
tellement mutilé, que tu n'auras pas même la ressource de
le faire empailler.
Léon ne comprenait rien à ce discours, si ce n'est qu'on
ferait beaucoup souffrir son chien si l'on apprenait qu'il
était une merveille, et il se promit bien de cacher à tout le
monde ce grand secret.
— Maintenant, dit la fée, quel nom lui donncras-lu?
Léon était un peu pédant, et comme il apprenait la my-
thologie, et qu'il savait depuis deux jours le nom du che-
val des poètes, qui avait des ailes, il répondit :
— Je le nommerai Pégase.
— Imprudent! s'écria la fée; c'est comme si tu disais
mon chien a des ailes, puisque Pégase en avait aussi.
— Eh bien! je le nommerai Zéphyrc.
— Encore ! s'écria la fée , tu es donc fou ! II faut lui don-
ner un ) om qui n'ait aucun rapport avec ses facultés ex-
traordio ires.
— Al f je comprends, dit Léon ; il faut dissimuler. Mon
chien f t léger, puisqu'il vole : je l'appellerai Pataud.
— C (a ne vaut rien non plus, répliqua la fée. Le con-
traire d'une chose en donne l'idée ; il y a des gens très-
fins dans ce pays. Crois-moi, choisis pour ton chien un
nom tout à fait insignifiant, tel qu'Azor, Castor, Médor.
— Oh! non, reprit l'enfant avec dédain ; la portière de
maman a eu trois chiens qui se nommaient ainsi.
— Eh bien ! uorame-le Faraud, Taquin, Sbogar, comme
tu voudras.
• -Faraud! j'aime bien Faraud; mais cependant Taquin
e.» plus joli. Mais, pour l'appeler de loin. Faraud sera
n eux. Sbogar est bien aussi, mais Taquin est plus amu-
luit. Faraud est meilleur pour appeler; Faraud! Faraud!
Mais c'est trop commun, et je crois que Sbogar... Cepen-
dant Sbogar...
— Ah ! reprit la princesse, ne vas-tu pas recommencer
tes indécisions de ce matin! je veux un chien, je veux un
oiseau ; je veux un oiseau, je veux un chien ; je veux du
thé, je veux du café ; je veux du café, je veux du thé. Sais-
tu que rien n'est plus ennuyeux qu'un enfant indécis, et
que tu risques de n'avoir aucune des deux choses que tu
désires, en ne sachant pas te décider pour l'une ou l'autre.
Léon sentit fort bien celle vérité ; il se décida tout de
suite pour le nom de Faraud, qu'il donna dès l'instant à
son nouvel ami ; et après avoir tendrement remercié la
bonne princesse, il retourna chez sa mère suivi de son
chien volant. Le pauvre garçon était bien lourdement char-
gé, car il emportait avec lui un secret, uu trésor, une mer-
veille !
<sas4:u2?2'^a^ sîs's^ïs^sss»
DISSIMULATION.
Léon, en arrivant chez sa mère, avait le cœur joyeux
et l'esprit déjà tourmenté. On ne possède pas une mer-
FÉvniEn \SM.
veille sans inquiétude : une belle chose est toujours en
danger.
— 20 — ONZM^^ME VOLUilS.
154
LECTURES DU SOIR.
M"» de Cherville , en apercevant son Gis , courut l'em-
brasser.
— Enfin , dit-elle, te voilà de retour; je commençais à
être inquiète d'une si longue absence. Dis-moi, t'es-tu bien
amusé? Qu'as-tu fait chez la princesse?
Léon se troubla à celte question , parce qu'il ne pouvait
y répondre franchement.
— J'ai déjeuné, dit-il.
— Et après? Tu n'as pas déjeuné toute la journée.
— J'ai pris du thé et du café.
— Depuis neuf heures du matin jusqu'à cinq heures du
soir! Alors tu en as pris au moins vingt tasses? dit M""' de
Cherville en souriant.
— Oh! je n'ai pas déjeuné si longtemps, reprit Léon;
nous avons été nous promener dans les serres et dans le
jardin... Et puis j'ai joué..., j'ai couru...
— Quel est ce vilain chien? interrompit M^^de Cherville ;
est-ce celui que tu as choisi? 11 est bien laid; mon pauvre
Léon, M"» deValencourt s'est moquée de toi.
Léon, ne pouvant raconter tous les talents de son chien,
avait mieux aimé ne point parler de lui du tout ; mais quand
il entendit sa mère traiter si outrageusement cet animal
extraordinaire, il n'y put pas tenir.
— Si vous le voyiez... courir, maman! s'écria-t-il, vous
ne le trouveriez pas si laid. Ah! si vous pouviez le voir
comme moi! Et puis il a tant d'esprit, tant d'intelligence;
c'est un chien bien remarquable, bien extraordinaire. On
ne trouverait pas son pareil dans l'univers.
— Sois tranquille ! je ne le chercherai pas , son pareil ;
j'ai déjà bien assez de celui-là.
Et M"» de Cherville riait malgré elle de la triste figure
du chien, qui n'était pas très-beau, comme nous l'avons
déjà dit.
Léon était au supplice; il ne pouvait entendre sans co-
lère M"' de Cherville se moquer de son chien, de ce chien
si merveilleux , dont il ne pouvait trahir le mérite. Voir
mépriser un être si digne d'admiration! Son amour-propre
souffrait pour son pauvre chien, qu'il aimait tant; avec le-
quel il s'était élevé si haut loin de la terre, avec lequel il
avait plané dans les cieux au-dessus du monde et des hom-
mes ; le laisser insulter! oh! c'était impossible.
— Viens, mon bon Faraud , dit Léon en s'adressant au
chien volant; viens dans ma chambre : là, du moins, per-
sonne ne se moquera de toi.
— Dans ta chambre ! s'écria M"" de Cherville ; non, vrai-
ment , c'est à l'écurie qu'il faut le conduire.
— A l'écurie ! répéta Léon indigné ; mettre à l'écurie un
chien qui...
A ces mots il s'arrêta, prêt à trahir son secret ; mais l'in-
dignation et la douleur le suffoquaient, et il se mit à fondre
en larmes. M"^ de Cherville eut pitié du désespoir de son fils.
— Allons, ne pleure pas, lui dit-elle ; emmène ton chien
dans ta chambre, puisque tu le veux, et reviens vite diner
avec moi ; car il y a bien longtemps que je ne t'ai vu.
Léon, consolé par ces paroles, emmena Faraud dans sa
chambre , l'établit bien doucement sur un bon coussin de
bergère, et revint se mettre à table pour dîner.
CE qu'il aime.
Il mangea de bon appétit , sa promenade dans les cieux
l'avait fatigué; mais tout le temps du diner il ne fut tour-
menté que d'une idée.
— J'ai oublié de demander à la princesse avec quoi il fal-
lait nourrir mon chien... Faut-il le traiter en oiseau ou en
chien? lui donner du millet ou des os à ronger? Si je l'a-
vais près de moi, je verrais tout de suite s'il mange du pain ;
j'essayerais.
Comme il se livrait à ces réflexions, il entendit un grand
bruit dans la maison; tous les domestiques étaient en ru-
meur.
— Coquin! voleur! criaient-ils, veux-lu bien t'en aller!
filou! scélérat! et toutes sortes d'épitbètes semblables.
M"-* de Cherville sonna ses gens pour savoir d'où venait
to ut ce bruit.
—•Madame, lui dit-on, c'est le cuisinier qui est furieux :
!c chien de M. Léon vient de voler deux côtelettes.
— Quel bonheur! s'écria Léon, je sais maintenant ce
qu'il aime, et je...
— Ah ! je le l'aurais bien dit , interrompit M"« de Cher-
ville en riant ; je t'aurais volontiers épargné cette épreuve...
Léon, voyant que l'on pour.*;uivait son chien dans la cour,
s'empressa de l'aller chercher; il le reconduisit dans sa
chambre, et ferma la porte à double tour, pour que le chien
u'eùt pas une autre occasion de s'échapper.
Éclairé sur la manière doul il fallait nourrir le chien vo-
lant, Léon désormais ne songea plus à lui offrir du mouron
comme à un serin. Il eut grand soin de lui, et chaque jour
il l'aima davantage.
11 attendait avec impatience le commencement de l'au-
tomne ; il lui lardait de voir les jours diminuer pour n'être
point aperçu dans ses promenades en l'air. La fée lui avait
bien recommandé de ne pas s'envoler pendant le jour, à
moins que ce ne fût chez elle, et encore il fallait partir de la
prairie où était le pavillon. Dans ce jardin vaste et désert,
et d'ailleurs protégé par la fée, il était à l'abri des regards,
mais tout autre endroit eût été dangereux.
Léon s'en allait donc tous les matins chez la princesse ,
suivi du chien volant, dont tout le monde se moquait le
long du chemin :
— Quel vilain animal! disaient les passants j peut-on
avoir un plus vilain chien!
— Il y a de petites levrettes qui sont si jolies !
— 11 y a même des carlins qui sont mieux que ça!
— C'est un bichon, dit un paysan avec dédain.
— Bichon vous-même! reprenait la femme du concierge
indignée; j'ai un bichon qui est autrement beau que cela?
Léon était bien dédommagé de ces humiliations en arri-
vant chez la fée : à peine était-il monté sur son chien , et
s'élevait-il avec lui dans les airs, qu'il oubliait toutes ces
injures; si haut, il ne pouvait plus les entendre.
Il s'accoutuma peu à peu à voir son trésor méconnu, et
bientôt son chien, dont lui seul savait le racrile, ne lui en
parut que plus aimable.
MUSEE DES FAMILLES.
155
UN AMI.
Cependant le jeune camarade de Léon , Henri, celui qui
avait une cravate et des bottes, était attendu au château ;
son fusil même était déjà arrivé : on l'avait apporté avec les
paquets de son oncle, car ils devaient tous deux rester chez
M"'* de Cherville à peu près le temps des vacances.
En apprenant la prochaine arrivée de son ami, Léon fut
tout étonné de n'éprouver aucune joie. «Henri, qui est si
moqueur, pensa-t-il, que va-t-il dire de mon pauvre chien?»
Quand une chose nous rend heureux, et que nous re-
doutons pour elle l'opinion de nos amis, c'est que ces pré-
tendus amis ne nous aiment pas autant que nous le croyons ;
sans cela ils s'empresseraient de montrer de la bienveil-
lance pour ce qui nous plaît, Léon eut une bien grande
preuve de cette vérité.
BI"« de Cherville détestait les chiens, et, de plus, elle
trouvait celui de son fils très-laid ; mais dès qu'elle eut re-
marqué l'attachement de Léon pour Faraud , elle traita la
pauvre bêle avec bonté, et même, quand Léon était là, elle
le caressait pour lui plaire ; elle allait quelquefois même
jusqu'à lui acheter des croquignoles. Une bonne mère est
capable de tout pour son fils !
— Il n'en fut pas de même avec Henri. A peine Arrivé,
il parla d'abord de son fusil ; puis, voyant le chien ;
— Tu me prêteras cette horreur de chien, n'est-ce pas ,
quand j'irai à la chasse? dit-il.
— Non, vraiment, répondit Léon ; tu ne sais pas encore
tirer; tu lui enverrais des coups de fusil. Je ne te le con-
fierai pas.
— Tu ne crains pas qu'on le prenne pour un lièvre, ton
gros pataud de chien? reprenait Henri.
Et du matin au soir il ne cessait de taquinerie chien vo-
lant, qui ne daignait même pas le mordre.
— Léon reconnut bien alors que Henri n'était pas sincè-
ment son ami, puisqu'il trouvait tant de plaisir à tourmen-
ter cette pauvre bête pour l'affliger.
Le bon Faraud et Léon subissaient les persécutions de
Henri avec d'autant plus de patience qu'ils avaient mille
moyens de s'en venger. Chaque matin , le grand jeune
homme s'en allait à la chasse dès qu'il faisait jour, et le
soir il revenait la figure longue et mécontent, car il n'avait
rien tué dans la journée.
Léon , au contraire , rapportait chaque soir perdrix et
faisans. Il avait découvert dans la forêt voisine un endroit
solitaire, dont une fondrière et d'épaisses broussailles dé-
fendaient l'abord de tous côtés. Là se réfugiaient beau-
coup d'oiseaux ; Léon, caché à tous les yeux par les hauts
arbres de la forêt, franchissait les précipices et les brous-
sailles sur les ailes du chien volant. A peine un oiseau s'en-
volait-il devant eux, Faraud le poursuivait avec ardeur, et
bientôt l'atteignait, car il volait plus vite que tous les oi-
seaux ; il le saisissait dans sa gueule, puis retournait aus-
sitôt sa tête vers Léon pour lui offrir sa conquête.
Cette chasse au vol amusait Léon plus que tous les autres
plaisirs; il aimait beaucoup mieux cela que de s'aller pro-
mener dans le bateau avec Henri, qui lui jetait de l'eau au
visage tout le temps de la promenade, et dont la plus grande
joie était de faire tomber Faraud dans la rivière.
Henri , comme on le pense , fort jaloux des succès de
Léon à la chasse, et Léon, se défiant de lui, ne parlait ja-
mais des faisans qu'il avait tués que lorsqu'ils étaient déjà
presque assaisonnés. En effet, si Henri les avait regardés au
moment où son ami les rapportait, il aurait remarqué qu'ils
n'avaient nulle trace de coup de fusil , et il en aurait conçu
des soupçons dangereux pour le chien volant. L'amabilité
de Léon n'était pas moins digne d'envie que son adresse,
et chaque jour Henri avait à souffrir des nouveaux éloges
qu'il entendait faire de son ami. 11 était impossible de voir
Léon sans l'aimer, et sans le haïr quand on en était jaloux.
Depuis qu'il possédait un secret important, tout son ca-
ractère était changé : la présence d'esprit continuelle
qu'exige un mystère à cacher, avait mûri sa raison plus
que ne l'auraient fait dix années. Léon était devenu réflé-
chi avant l'âge , ce qui ne l'empêchait point d'être gracieux
et bienveillant. Au contraire même, dominé par une pen-
sée qu'il ne pouvait confier, il ne songeait à taquiner per-
sonne ; ce que font toujours les gens qui n'ont rien à pen-
ser, et qui s'occupent des autres pour les tourmenter.
On l'aimait dans tout le pays; l'on vantait surtout ses
soins pour sa mère.
— 11 l'aime tant, disait-on, qu'il a fait une nuit quinze
lieues à pied pour aller chercher un médecin à Paris. La
pauvre dame était bien malade, il est^Tai, et elle n'avait
pas confiance dans le médecin d'ici ; mais elle a été si con-
tente de son cher enfant, qu'elle a guéri tout de suite.
Voilà ce que croyaient les bonnes femmes du pays ; nous,
qui connaissons le chien volant, nous savons que Léon n'a-
vait pas fait la route à pied. Il était parvenu, à force d'habi
tude, à diriger Faraud si bien, qu'il le conduisait oîi il vou
lait, la nuit même et partout. Léon, voyant sa mère malade,
était allé le soir chercher son médecin à Paris , et le lende-
main le docteur était arrivé , et avait raconté à tout le
monde que Léon , après lui avoir appris la maladie de
M"* de Cherville , était reparti la nuit même à pied avec
son chien , sans vouloir attendre jusqu'au moment où il
l'aurait ramené dans sa voiture.
De là venait que l'on croyait, dans le pays, que ce cher
enfant avait, dans une seule nuit, fait quinze lieues; sept
pour aller et sept pour revenir.
On racontait aussi qu'une autre fois il avait envoyé un
courrier à Perpignan, à Perpignan ! dans le midi de la
France ! pour donner à sa mère des nouvelles d'une de
ses sœurs dont elle était fort inquiète.
Le courrier, ajoutait-on, a rapporté la lettre deux jours
après, cela a dû coûter bien de l'argent à M. Léon; c'est
cher de faire voyager les chevaux si vite.
Un jour, M"* de Cherville entra dans la chambre de
son fils.
— Embrasse-moi, Léon, 'dit-elle; tu vas être bien heu-
reux : tu vas revoir enfin ton père ; il m'écrit du lazaret
de Toulon, où il est en quarantaine ; mais dans quinze jours
il sera ici.
Léon se réjouit de tout son cœur ; il y avait trois ans
que SI. de Cherville était absent, et l'on comprendra com
bien son fils devait être heureux de le revoir. Mais, ce qu'o.
s'imaginera difficilement, c'est l'impatience de Léon en
apprenant que son père était retenu au lazaret.
Il avait supporté courageusement sa longue absence,
tant que M. de Cherville était resté à Constantinople, parce
que l'excès de l'éloignement lui était toute espérance d'al-
ler vers lui, et que c'est l'espérance qui tourmente; mais il
156
LECTURES DU SOIR.
ne pouvait se faire à l'idée de le savoir si près de lui, ar-
rivé en France , et retenu pendant quinze mortels jours
dans la plus ennuyeuse retraite.
C'était là une belle occasion de faire voyager le chien
volant.
Léon courut chez la princesse pour lui confier ses pro-
jets.
— Mon père est arrivé à Toulon, dit-il; je veux abso-
lument l'aller voir. Comme il me faudra quelque temps
pour ce voyage, dites à ma mère que vous désirez me gar-
der près de vous, ici, pendant quelques jours. J'irai seule-
ment voir mon père ; j'aurai le courage de ne point lui par-
ler, de ne point l'embrasser ; je ne trahirai point mon secret,
mais je le verrai. Oh ! je suis si impatient de le revoir !
La princesse, touchée de cette impatience, écrivit à M™«
de Cherville, qu'elle la conjurait de lui confier Léon pen-
dant deux ou trois jours pour tenir compagnie à un de ses
neveux qui venait d'arriver chez elle, et M™* de Cherville
consentit à cette prière.
Léon profita du prétexte donné à son absence, et partit
le soir même pour Toulon, monté sur le chien volant.
La route lui parut bien longue. Le lendemain matin il
s'arrêta à Lyon pour déjeuner et pour faire reposer soc
pauvre chien. Il y passa toute la journée, et se promen*
par la ville, suivi de son fidèle compagnon, qui trottait dans \
les rues, sur les quatre pattes, tout comme un autre chien, •*
Faraud était semblable à un grand acteur qui se montre
fort terre à terre, fort bourgeois, fort commun et quelque-
'"dIs trivial dans ses habitudes; puis qui, tout à coup, ap-
taraît rayonnant de splendeur, de majesté, lesbras en l'air,
.e pied en avant, la tète en arrière, Tair noble et superbe,
relevant son casque avec fierté, son manteau avec orgueil,
et ne rappelant plus en rien cet individu crotté, qui, le ma-
tin, barbotait sur les boulevards avec des socques boueux
et un parapluie tout en larmes.
Faraud, de même, barbotait le jour dans les ruisseaux;
puis, chaque soir, il s'élevait dans les nues; malheureuse-
ment il n'avait aucun public pour l'admirer.
Léon arriva à Toulon le troisième jour, c'est-à-dire la
troisième nuit; car il descendit sur terre avant le lever de
l'aurore, dans la crainte d'être aperçu.
Quelle que fût son impatience de revoir son père, Léon
savait être prudent; il immolait son cœur lui-même à la pen-
sée dominante : son secret. Ah! c'est cela qui forme le ca-
ractère d'un enfant !
En effet, ne fallait-il pas avoir bien de la tenue, de la con-
stance, pour rester ainsi tout près de son père sans se mon-
trer à lui, pour se résigner à ne l'apercevoir qu'à sa fenêtre,
à n'entendre sa voix que par hasard? IS"'importe, Léon était
heureux.
Dès que la nuit tombait, il s'envolait vers le lazaret avec
Faraud, et il planait devant la fenêtre de son père. Comme
celte fenêtre était presque toujours ouverte, il entendait, il
pouvait voir tout ce qui se faisait dans la chambre: si bien
qu'un jour où son père parlait de lui à l'un de ses compa-
gnons de voyage, Léon fut honteux de son rôle d'espion,
et se repentit un moment d'avoir été si indiscret.
— Dans huit jours nous quitterons le lazaret ; je rever-
rai mon fils, disait M. de Cherville. Il doit être bien grandi
et bien changé. Sa mère m'écrit qu'il est devenu beau
comme un ange, et de plus, qu'il annonce beaucoup d'es-
prit et déraison. Mon projet était d'en faire un marin comme
moi ; mais s'il n'a point de goût pour cet état, je le laisserai
libre de choisir celui qu'il préfère; toutefois, j'aurai l'air
d'exiger qu'il entre dans la marine. S'il a une autre voca-
tion, cet obstacle la développera ; rien n'excite une vocation
comme de la contrarier.
Léon riait cependant en lui-même de ce qu'il venait d'en-
tendre ; et malgré la délicatesse de ses scrupules, il se pro-
mettait bien de profiter de cet avertissement indiscret.
— Ah ! vous voulez me contrarier, monsieur mon père,
pensait-il ; nous verrons, nous verrous si vous y parvien-
drez.
Léon, malgré le plaisir qu'il trouvait à regarder, la nuit,
son père à travers son étroite fenêtre, fut obligé de retour-
ner à Paris, c'est-à-dire aux environs de Paris, au château
de la fée-princesse, où il était censé avoir passé tout le
temps de son voyage.
11 n'était resté que trois jours absent, et sa mère fut heu-
reuse de le revoir, comme s'il l'avait quittée depuis des an-
nées.
Henri ne témoigna pas tant de joie ; il accueiJlit son ami
avec un malin sourire, et Léon frissonna lorsqu'il lui dit
avec aigreur.
— D'où viens-tu donc ?
— De chez M"* de Valencourt, répondit Léon en se trou-
blant.
— A l'instant même, je le crois , mais tu n'y es pas resté
tout le temps de ton absence. Je suis allé me promener
chez elle dans le parcl'autre jour ; j'ai questionné le garde-
chasse, et il m'a dit que tu n'étais pas au château.
— Il n'y demeure pas, dit Léon impatienté; comment
le saurait-il?
— Il venait de voir la princesse quand je l'ai rencontré,
et tu n'étais pas avec elle, pas plus que ce prétendu neveu
qu'elle t'avait prié de venir amuser, comme si tu n'avais pas
auprès de toi un ami qui valait bien le neveu de toutes les
princesses du monde.
— Le garde-chasse est un imbécile ! s'écria Léon en s'é-
loignant à l'instant; car s'il savait feindre habilement, il
ne savait pas encore bien mentir.
Léon remonta dans sa chambre, inquiet, tourmenté des
soupçons de son perfide ami. Une fois la défiance de Henri
éveillée, Léon avait tout à redouter de sa curiosité. Comme
tous les paresseux, Henri n'avait de cœur, ne se donnait
de peine que pour découvrir ce que les autres lui cachaient,
pour surprendre ce qu'il ne devait pas savoir.
Léon attendait avec impatience la fin des vacances pour
voir partir enfin de chez sa mère le faux ami qui troublait
tout son bonheur ; il sentait que le chien volant ne serait
en sûreté que lorsque Henri ne serait plus là, et il en vou-
lait à l'oncle de Henri de ne pas l'emmener plus vite. Mais
cet oncle était un homme consciencieux, qui faisait une
chose, non parce qu'elle lui plaisait, mais parce qu'il avait
dit qu'il la ferait. M"" de Cherville lui avait écrit :
— Venez passer un mois avec nous à la campagne.
Il avait répondu :
— J'irai passer un mois avec vous à la campagne.
Et il était venu passer un mois avec elle à la campagne.
Il avait quille Paris le 1" septembre, et il y comptait retour-
ner le l"octobre, pasun jour de plus, pas un jourde moins.
Léon savait cela, et il attendait le 1" octobre avec impa-
tience.
Le temps s'écoulait, et M. de Cherville devait arriver de
moment en moment. Un soir, Léon voulutallerau-dcvant
de lui : il se retira dans une allée obscure pour éviter les
rayons de la lune, qui pouvaient trahir le chien volant, et
après avoir dit le mot magique, il s'envola. Comme il s'éle-
vait, il entendit une voix qui disait :
— Nasgucllc ! Nasguelle!
I
MUSEE DES FAMILLES.
157
Il pensa que c'était l'écho, et pourtant il fut lourmenlé de
cette singularité.
Léon fut bientôt distrait de cette pensée, en apercevant
une voiture de poste sur la grande route; il présuma que
ce devait cire celle de son père, et il dirigea son chien de
ce côté pour reconnaître, au clair de la lune, si ce voya-
geur était M. de Cherville. Il fut heureux de voir que c'était
bien lui ; alors il s'amusa à lui servir de courrier. Léon
volait sur les ailes de son chien jusqu'au prochain relais ;
là, il mettait pied à terre, faisait grand bruit à l'hôtel de la
poste, commandait les chevaux, pressait les postillons,
puis il remontait dans les airs sitôt qu'il entendait la voiture
s'approcher. Il voyagea de la sorte pendant la moitié de la
nuit !Î côté de son père, jusqu'à ce qu'ils arrivassent au
château. A peine la voiture entra-t-elle dans la cour, que
Léon descendit avec le chien volant, et vint au-devant de
son père. Après l'avoir tendrement embrassé :
— J'avais un pressentiment, lui dit-il, que vous arrive-
riez celte nuit; c'est pourquoi je n'ai pas voulu me coucher,
je n'aurais pu dormir.
— En vérité, dit M. de Cherville, je ne comptais moi-
même arriver que demain ; mais le service des postes
est si bien fait maintenant, que je n'ai pas perdu une heure.
Ah ! l'administration a fait en France de grands progrès
depuis mon absence ; je dois des compliments aux maîtres
de poste d'à présent : ils font leur métier en conscience.
— L'administration, cette fois, c'était moi, pensa Léon.
Ainsi, nous prenons souvent pour une amélioration
générale le zèle discret d'un ami qui nous rend service à
noire insu.
Certes, Léon fut bien heureux de revoir son père, de lui
parler, de l'embrasser enfin; et cependant tout ce bonheur
fut empoisonné non par un grand malheur, mais par une
niaiserie, par un mot dit en riant, par un mot insignilîant
pour tout le monde, et qui cependant lui révélait un im-
minent danger.
En se promenant dans le jardin avec son père, Léon en-
tendit la même voix qui l'avait tant troublé la veille pro-
noncer distinctement ce mot fatal :
— Nasguette ! nasguelle !
Ilclas ! il n'y avait plus moyen de croire que c'était
l'écho qui parlait celte fois.
Léon pâlit, et son père fut frappé de sa tristesse. Le pau-
vre enfant, par un mouvement de crainte involontaire, ne
voyant pas Faraud à ses côtés, courut le chercher dans sa
chambre ; il trouva Faraud couché sur le coussin de sa
bergère comme tous les jours ; mais il n'en éprouva pas
moins une vive inquiétude.
A dîner, l'air moqueur et méchant de Henri le frappa ;
il ne cessait de lui lancer des épigrammes qui le remplis-
saient de terreur. M. de Cherville parlait-il de ses voyage?...
— Léon aussi aime beaucoup à voyager, disait Henri
d'un air malin; mais ce n'est pas, comme vous, sur mer
qu'il voyagerait de préférence, ce serait plutôt...
Puis il s'arrêtait en regardant Léon d'un œil perçant :
— Ce serait sur terre, n'est-ce pas ?
Et Léon ne pouvait supporter la malice de son sourire.
Il vit bien que Henri était sur le point de deviner son
secret, si toutefois même il ne l'avait pas déjà deviné.
Léon passa la nuit dans la crainte; il ne cessait de ca-
resser le bon Faraud. Souvent, saisi de pressentiment, il
le regardait avec tristesse comme un ami qu'il faut quitter,
comme un objet chéri qu'on va nous arracher, que nous
admirons pour la dernière fois. Hélas! un cœur passionné
n'a-t-il pas raison de s'épouvanter quand son ennemi a
regardé ce qu'il aime?
JE vous l'avais bien dit.
Cependant l'oncle de Henri parlait de leur prochain dé-
part ; on était au 28 septembre, et l'oncle ponctuel devait
retourner à Paris le i" octobre. Les portes delà ville eus-
sent été fermées, les rues de Paris une autre fois, c'est-à-
dire une troisième fois barricadées; on aurait dû l'y ac-
cueillir à coups de fusil, à coups de canon, rien ne l'aurait
empêché de faire son entrée. 11 avait dit :
— J'arriverai le 1" octobre.
Ce n'était point Léon qui se moquait de celte exactitude,
il l'appréciait plus que personne ; seulement il regrettait
que cet homme si exact ne se fût pas engagé à revenir trois
jours plus tôt.
— S'ils étaient partis, se disait Léon, je serais tranquille.
Faraud serait sauvé ; puisque Henri ne retourne plus au
collège, je n'aurai plus occasion de le voir et je ne le regret-
terai pas. Il n'est pas mon ami, je le crains trop: il ne
m'aime pas ; l'amitié, c'est la confiance. Oh! que je vou-
drais qu'il fût parti !
Le lendemain 29, Henri faisait déjà ses paquets, et Léon
l'aidait à nettoyer son fusil avec bien du zèle, je vous l'af-
firme. Jamais service ne lui plut davantage à rendre, lors-
que M. de Cherville vint chercher Léon pour l'emmener se
promener avec lui. Léon sortit du château avec son père.
Il voulut d'abord aller chercher Faraud ; puis il pensa
qu'il était plus en sûreté enfermé dans sa chambre, et il
s'éloigna.
Dès qu'il fut parti, Henri courut à l'appartement de Léon:
la porte était soigneusement fermée, mais la fenêtre, qui
était ouverte, était si basse qu'on pouvait facilement péné-
trer dans la chambre, même sans le secours d'une échelle.
Henri fut bientôt auprès de Faraud.
— Ah ! dit-il, viens vile, mon beau Pégase; nous allons
voyager aussi.
En disant cela, il jeta Faraud par la fenêtre.
— Tu as des ailes, ajoulait-il , tu peux bien le casser les
pattes.
Il sauta dans le jardin, et saisissant le chien par les oreil-
les :
— Allons ! allons ! je veux m'amusera mon tour, beau
chien de princesse ; ne feras-lu pas quelque chose pour
moi ?
Henri se mit alors à cheval sur le dos du chien ; et imi-
tant Léon, qu'il avait épié quelques jours avant, il répéta
d'une voix sonore le mot magique, et le pauvre Faraud,
condamné à obéir à ce mot, s'envola comme pour un aiui.
Mais il faisait son devoir de mauvaise grâce, et d'ailleurs
Henri était beaucoup plusgrand et beaucoup plus lourd que
Léon. Le vol du chien fut inégal et saccadé, et bientôt Henri.
158
LECTURES DU SOIR.
perdant l'équilibre, chancela. 11 voulut se retenir aux
ailes de Faraud; mais Faraud secoua ses ailes, accoutumées
aux caresses de Léon, et soudain le cavalier tomba.
Le chien ne s'étant enlevé qu'à demi, la chute de Henri ne
fut pas dangereuse. Mais, malheureusement, Henri ne sa-
vait pas le mot magique dont la puissance était d'arrêter le
vol de Faraud ; et Faraud s'élevait toujours, et Faraud ne
redescendait plus.
Si Léon était arrivé en ce moment, il aurait crié o?da-
toro assez à temps pour être entendu de son chien. Hélas!
Léon n'était plus là.
Le chien volant ne se sentant point diriger, allait s'éga-
rant dans les cieux; il entrait dans de gros nuages au ris-
que d'être mouillé jusqu'aux os; il volait au hasard, çà et là,
sans méthode; il planait de travers, indécis comme un cerf-
volaut. Il s'envola vers le couchant, du côté de Paris.
Léon revint joyeux avec son père, ne se doutant pas de
son malheur. Il trouva Henri étendu sur le gazon, se te-
nant la jambe, se frottant le bras, dans l'altitude, enfin,
d'une personne qui vient de se laisser tomber.
— Qu'as-tu donc? lui demanda Léon. Qui t'a jeté par
terre ?
— Ton maudit chien, répondit Henri avec humeur, n'a
pas voulu de moi sur son dos; il me le payera... Maudite
bête !
— Comment! s'écria Léon alarme, que veux-tu dire?
Faraud!... mais je l'avais enfermé dans ma chambre ; il
doit y être encore...
— Ah ! bien oui, dans ta chambre ! regarde là-haut si j'y
suis.
Léon, épouvanté, lève les yeux au ciel.
— Vois-tu, tout en haut des cieux, ce petit point noir?
continua Henri; on dirait une hirondelle. Eh bien! c'est
ton chien, ton maudit Faraud. Ah! tu fais des cachotte-
ries ; tu as un chien volant et tu n'en dis rien à tes amis ;
c'est très-aimable ! Oh ! aïe ! je crois que j'ai tous les mem-
bres cassés.
Le pauvre Léon était si occupé à suivre Faraud dans les
airs, qu'il ne songeait pas à aider Henri à se relever. Léon
était abattu, comme on l'est à l'aspect d'un danger auquel
on ne peut apporter aucun remède. Tant qu'il aperçut le
petit point noir dans les cieux, il conserva de l'espérance ;
mais quand ce point devint invisible, Léon tomba dans la
tristesse; il courbait la tète comme résigné à la fatalité. Ce
malheur ne lui donnait point le désespoir que nous cause
im malheur subit : il lui causait la peine profonde et silen-
cieuse qu'inspire un chagrin dès longtemps prévu.
11 ne fit aucun reproche à Henri sur la perfidie de sa
conduite ; il l'aida à retourner au château ; il eut soin de
lui, envoya chercher un chirurgien pour guérir les contu-
sions qu'il s'était faites en tombant; puis, résolu de cacher
sa tristesse à sa mère, il alla finir sa journée chez la fée sa
protectrice, et savoir d'elle s'il n'y avait pas un moyen de
ramener le chien volant.
— Hélas! mon cher Léon, dit la princesse, je ne puis
rien vous promettre. Le chien volant ne redescendra sur
la terre que lorsque, abattu de fatigue, ses ailes ne pour-
ront plus le soutenir. Mais qui peut savoir sur quelle terre
il descendra? Peut-être sera-ce en Chine, au Pérou , en
Egypte, àGolconde, pourvu que ce ne soit pas à Paris!...
— A Paris I répéta Léon ; oh ! j'aimerais mieux cela; je
pourrais au moins le retrouver.
— Enfant ! dit la princesse , tu oublies donc la leçon que
je t'ai donnée? Si ton pauvre chien est surpris à Paris avec
les ailes déployées, il est perdu. Paris est le tombeau des
merveilles ; et comment une merveille pourrait-elle vivre
chez des gens qui n'aiment point à s'étonner, chez des gens
qui cherchent le pourquoi de toutes choses, qui nomment
illusions tout ce qui n'est pas calcul ; pour qui l'admiration
est une fatigue, et qui se dédommagent de l'admiration
momentanée que leur inspire une merveille en l'expliquant
bien vite par une vulgarité? Si le chien volant est à Paris,
Léon, oublie que tu l'as possédé; car tu ne le reverras
plus. Qui sait? peut-être est-il déjà la proie de la science;
peut-être déjà l'a-t-on expliqué ; peut-être l'Académie des
sciences sait-elle déjà à quoi s'en tenir sur les particulari-
tés anatomiques de cet animal curieux. Ah! mon enfant,
pour l'être dont l'àme est susceptible d'enthousiasme et
de grandeur, mieux vaut tomber dans une ile inconnue,
chez les sauvages, que tomber vivant parmi les beaux es-
prits de Paris.
Ces discours n'étaient point de nature à rassurer Léon
sur le sort du chien volant. Il revint chez sa mère plus triste
qu'avant de s'être rendu chez la fée. 11 passa plusieurs se-
maines dans le découragement; et sa mère, le voyant si
abattu, ne comprenait pas qu'im enfant éprouvât une peine
si grande delà perte d'un simple chien. C'est qu'elle ne sa-
vait pas tout ce qu'était pour Léon ce simple chien : ainsi,
on nous blâme souvent de nos regrels, parce qu'on ne con-
naît pas toute rétendue de noire perte.
Henri était retourné au collège un peu trop lard, hélas !
pour le bonheur de Léon, qui, n'ayant plus la ressource de
ses promenades aériennes, passait toutes ses soirées tris-
tement, au coin du feu, avec ses parents.
Les journaux arrivaient tous les soirs à neuf heures-,
M. de Cherville parcourait d'abord les nouvelles politiques,
puis il donnait le journal à Léon, qui lisait tout haut les rap-
ports scientifiques, les feuilletons littéraires.
Un soir, Léon prit le journal, et le lut comme il faisait
chaque soir ; mais tout à coup il s'arrêta, les paroles expi-
rèrent sur sa bouche, un froid mortel saisit ses membres,
des larmes remplirent ses yeux , le journal s'échappa de
ses mains, et Léon tomba évanoui.
C'est qu'il y avait dans ce journal un article intitulé:
Académie des Sciencea, et im rapport de M. G. de Saint***,
concernant un animal d'une construction bizarre, qui te-
nait à la fois du chien et de l'oiseau : du chien, par les
pattes, la queue et la mâchoire ; de l'oiseau, par le crâne,
le cerveau, la poitrine et les ailes, il ne faut pas oublier les
ailes; un animal enfin d'une espèce jusqu'alors inconnue,
et à laquelle il proposait de donner le nom de chien volant.
L'idée n'était point mauvaise, en effet, et l'Académie l'avait
adoptée.
S'évanouir pour la mort d'un chien, dira-t-on, c'est trop.
Eh ! non, ce n'est pas trop, mes enfants ; les ailes duchien
volant étaient pour Léon ce que les illusions sont pour le
poète ; et je mourrais, moi, si l'on m'arrachait mes illusions,
si l'on m'enlevait mes cAimer«.'
M»« Emilb de GIRARDIiN.
MUSÉE DES FAMILLES.
159
MEIiCirZlS SE ï'Il.^KC^S,
(dc lo JANVirn au io février.)
L'Académie française vient de subir
encore une perte bien funeste et bien
douloureuse. M. Charles Nodier a suc-
combé, dans les derniers jours de janvier,
à une maladie longue , qui a mis son cou-
rage et sa résignation à une pénible
épreuve. La force morale du célèbre écri-
vain ne s'est pas démentie un moment.
Il a souffert en philosophe , et il est mort
on chrétien.
M. Charles Nodier appartient à la nou-
velle école littéraire : il s est montré un
des premiers et des plus ardents à repous-
ser la manière usée et vieillie des versi-
licateurs et des prosateurs de l'empire;
il est entré dans une voie neuve, hardie,
qui cessait, enfin, d'aboutir à une imi-
tation fausse, guindée et maladroitement
servile de quelques modèles dont les
prclendus sectateurs ne comprenaient
même pas les beautés réelles. Trilby,
Thérèse, Hubert, Jean Sbogar et une
longue série de nouvelles, de romans,
d'études critiques ont coml)attu merveil-
leusement en faveur des innovations litté-
raires dont Casimir Delavigne se montrait
le précurseur, et dont Bernardin de Saint-
Pierre et Chateaubriand étaient, depuis
lonjîtemps, les Moïse.
Charles Nodier , d'un caractère doux et
mélancolique , s'était consacre , dans les
derniers temps de sa vie, à l'étude phi-
lologique de la langue française, et à l'a-
mour des vieux livres. Le Dictionnaire
de l'Académie lui doit ses travaux les
plus lucides et les plus importants. Écri-
vain correct et savant , il porta la lumière
dans cet obscur dédale, donna l'exemple
à ses collègues, et contribua puissamment
à terminer un édifice qui semblait destiné
à devenir une seconde tour de Babel. Si
le Dictionnaire de V Académie ne forme
point encore aujourd'hui une œuvre com-
plète et qui suffise à tous les besoins
nouveaux crées par les innovations de la
science, des arts et de l'industrie; si l'on
ne trouve point dans ses colonnes une
foule de mots consacrés par Rabelais, par
Montaigne , par Corneille et par Racine
lui-même, il ne faut pas en accuser Charles
Nodier. Il a combattu vaillamment pour
que ces restitutions fussent faites, et il a
plus d'une fois remporté des victoires.
Néanmoins, le soi-disant purisme du
commencement du dix-neuvième siècle a
parfois prévalu : malgré tant de savants
efforts et d'impitoyable logique, Nodier
a eu la douleur de voir clore le Diction-
naire sans que ce livre formât un monu-
ment complet de la langue française au
milieu du dix-neuvième siècle.
Charles Nodier est mort pauvre : le
gouvernement s'est empressé de tendre la
main à sa famille ; U la fait Ac. la ma-
nière la plus honorable et pour lui, et
pour la veuve et la fille de l'illustre dé-
funt.
— Molière n'avait point de monument
a Paris, pas plus, d'ailleurs, que le vieux j
Corneille. Les fontaines et les monuments
publics sont chargés de figures plus ou '
moins imitées de l'antique, mais ils n'of- ^
frent que rarement les images des grands j
hommes qui ont apporté une large part à '
la gloire de la patrie. On vient de réparer
cet oubli et celle ingratitude eu faveur de
notre plus grand auteur comique; celui '
que nous pouvons opposer avec orgueil à ,
Shakspeare lui-même; celui que nous j
envient toutes les nations : comme le disait
Goethe : « Molière est si grand , qu'il ap-
partient à l'univers entier. »
C'est le 15 janvier, anniversaire de la
mort de Molière, que l'inauguration de
ce monument a eu lieu : il s'élève à un
anglede la rue Richelieu, près du Théâtre-
Français et en lace du terrain sur lequel
on voit la maison où l'auteur du Misan-
thrope a rendu le dernier soupir. Ce mo-
nument ne manque pas d'élégance, à dé-
faut de grandeur. Déjà , depuis longtemps,
le Musée des Familles en a publie un
dessin qui peut donner une idée de l'effet
général. La figure de Molière est assise
et nous a paru un peu lourde; les deux
statues en marbre qui se trouvent à ses
pieds sont charmantes de finesse et de
grâce, quoiqu'on puisse leur reprocher
un peu d'affectation. Une foule immense
s'empressait à cette solennité qui donnait
enfin à l'illustre poète un monument
plus digne de lui que le busie placé sur la
cliemince de la Comédie-Française, et
que la mauvaise maquette en plâtre qui
s'élève, à la halle, sur la façade de la
maison où est né Poquelin ; maquette si
longtemps barbouillée de couleur à
l'huile, avec celte inscription : A la tète
noire.
— Le salon ne tardera pas à s'ouvrir et
promet d'être brillant. Initié à la plupart
des merveilles qui se préparent dans les
ateliers de nos plus célèbres artistes,
exprimons d'abord nos regrets d'avoir vu
partir pour la Belgique, sans qu'il ait
paru au Louvre, un tableau de M. Paul
Delaroche. Cette toile, de petite dimen-
sion, se compose de deux figures et repré-
sente Hérodiade tenant la tête de saint
Jean. C'est un chef-d'œuvre de grâce, de
pureté de dessin et d'exécution ; elle a été
achetée par l'heureux et habile marchand
de tableaux, M. Godecharles, qui l'a cou-
verte, littéralement, de billets de ban-
que.
M. Scheffer n'exposera point non plus
sa Marguerite dans la prison. Il est à
craindre que son frère Henri , gravement
malade, ne soit forcé de suivre l'exem-
ple de son frère.
En revanche, M. Biard s'avance dans
l'arène avec une immense page, l'une de
ses plus brillantes, selon nous: /ero»
se rendant parmi les gardes nationaux
dans la nuit du 6 juin. Une scène du
Nord d'un effet magique, et trois petits
tableaux de chevalet, tous destinés à la
popularité ordinaire, complètent le ba-
gage de ce peintre favori du public : ce
sont la Descente du bateau à vapeur,-—
Appartement à louer, — et la Pudeur
orientale.
M. Alfred de Dreux termine un por-
trait équestre de M. le duc d'Orléans et
deux enfants jouant avec des chiens ,
qui vont enfin placer ce peintre au rang
éminent qui lui était réservé. M. Eugène
Isabey, dans une grande et poétique toile,
a peint , avec sa magie ordinaire, \esAdie'JX
de la reine d'Angleterre, au moment où
elle va s'éloigner des côtes de France. M.
Jacquand s'occupe de deux pages histori-
ques, dont une seule, sans doute, se
trouvera terminée. Elles ont pour sujet
Vextrime-onction donnée à M. le dite
d'Orléans, — et le roi signant la loi de
la régence.
On ne saurait donner des preuves d'un
talent plus mélancolique et plus doux que
ne l'a fait l'arlisle dans le premier de ces
tableaux. Une douleur profonde s'empare
du spectateur en face de celte scène ex-
primée avec tant de vérité; plus d'un
vieux serviteur du prince a senti des
larmes couler en la regardant.
M. Hippolyte Sebron, dans une im-
mense toile, a reproduit une vue de la
chapelle de Windsor. Vous dire avec
quelle magie la perspective prolonge ses
lignes et ses arcades dans celte toile, ex-
primer la magie de la couleur et la puis-
sance des effets, ne serait point chose
facile. Comme M. Alfred de Dreux,
M. Sebron se placera, dès cette année, au
rang magistral qu'il a droit de se con-
quérir. Voici le sujet de ce tableau.
La reine et le prince Albert, accom-
pagnés du duc de Wellington, de la du-
chesse de Buccleugh , de la marquise de
Douro, de la vicomtesse Joslyn, et des
comtes de Lawarre et de Jersey, visitent
la chapelle.
La partie de la chapelle reproduite par
l'artiste est affectée au service divin et
à la cérémonie de l'installation des che-
valiers de la Jarretière; les stalles des
chevaliers se trouvent rangées de cha-
que côté du chœur, celles de la reine et
des princes du sang sont sous la galerie
de l'orgue ; les souverains étrangers ,
membres de l'ordre, viennent à la suite,
suivant la date de leur investiture. Cha-
160
LECTURES DU SOIR.
que slalle est surmontée d'une tourelle
en bois, très-légèrement sculptée, suppor-
tant le casque, le cimier, la mante et l'é-
pée ; au-dessus est suspendue la bannière
du chevalier; dans le milieu du chœur,
une dalle noire marque l'entrée du ca-
veau qui renferme les restes de Henri VIII,
de Charles !"■, (\e Georges III, de
Georges IV , de Guillaume IV et de plu-
sieurs princes et princesses du sang.
Sur le premier plan de droite, on voit un
petit monument en acier , exécuté pour
le tombeau d'Edouard IV : ce curieux
morceau d'art, d'un travail délicat, est
l'œuvre du célèbre Quentin Metsis, for-
geron d'Anvers; au-dessus se trouve la
tribune dans laquelle la reine assiste or-
dinairement à l'office divin.
Sur l'emplacement qu'occupe la cha-
pelle actuelle, Henry l'f en avait jadis
élevé une autre sous l'invocation de saint
Kdouard leConTesseur; celle-ci étant tom-
bée en ruine, fut reconstruite par
Edouard III , peu de temps après l'instal-
lation de l'ordre de la Jarretière, et dé-
diée par lui à saint Georges, patron de
l'ordre. Elle fut considérablement agran-
die par ses successeurs, notamment par
Edouard IV et par Henri VII, et elle subit,
sous le règne de Georges III , une restau-
ration complète,
I.a première installation de l'ordre de
la Jarretière remonte à l'an 1329 ; la chro-
nique rapporte que la jarretière de la
comtesse de Salisbury s'étant détachée au
milieu d'un bal, fut ramassée par
Edouard III, qui voulut perpétuer le
souvenir de cet incident ; les paroles
prononcées , en cette occasion , par le
monarque : honni soit qui mal y pen-
se, devinrent la devise de l'ordre. Le
nombre des chevaliers, qui n'était, à
l'avènement de Georges III,quedc vingt-
fix , a successivement été porté à qua-
rante. L'ordre de la jarretière, sauf quel-
ques rares exceptions, ne s'accorde
qu'aux pairs d'Angleterre et aux têtes
couronnées. Ses iusignes se composent
de la jarretière, ordinairement enrichie de
pierres précieuses; du collier de Saint-
Georges, pendu au cou ; enfin, de l'étoile,
et du ruban bleu-foncé, qui se porte sur
l'épaule gauche. La reine d'Angleterre
porte la jarretière au liautdu bras gauche.
Une vue du Château de Neuilly, prise
la nuit, par un beau clair de lune du
mois d'août, complétera l'exposition de
M. Sebron.
Vous connaissez M. Cliazal ; vous êtes
habitué à la fidélité prestigieuse avec
laquelle il sait peindre les nuances déli-
cates et les contours délicieux desOeurs:
vous verrez celle année un charmant petit
tableau de chevalet, qui dépasse en per-
fection ce qu'a fait de mieux , jusqu'à
présent, le peintre du cabinet de la reine.
Citons encore un grand tableau commencé
par un artiste mort aujourd'hui, et terminé
parM.Chazal; enfin un portrait d'homme
peint avec conscience et habileté.
M. Diaz a dans son atelier un paysage
destiné, nous le croyons, à un grand suc-
cès. Léon Flcury a rapporté de ses
voyages des études remarquables, et
peintes avec la précision et la naïveté qui
le caractérisent. Gigoux se présente dans
la lice avec une grande page historique.
Gallait rapporte de la Belgique, qu'il
habite une partie de l'année , deux ta-
bleaux délicieux et d'un effet opposé.
L'un représente une jeune femme qui
contemple avec extase un bel enfant qui
lui sourit. De riches draperies, des étoffes
royales se dorent de reflets somptueux et
brillants, sous le ciel chaud de Venise
qui éclaire la scène.
Au contraire, dans l'autre tableau, on
voit, sous le ciel grisâtre de la Flandre,
une pauvre femme, les bras chargés de
deux créatures chétives, malades, que
la misère et la faim ont étiolées, et qui,
peut-èlre, vont mourir. On se sent ému
de pilié et d'admiration. Jamais l'artiste
belge n'a si profondément pensé et si bien
peint.
Dantan atné expose en ce moment,
dans la cour du Louvre, une statue en
bronze de Duquesne; on ne saurait ex-
primer avec plus de majesté et de puis-
sance l'intelligence et la force du marin
célèbre.
Daman jeune achève de donner les der-
nières retouches du ciseau à sa statue de
miss Kcmble. Résultat de longues et pro-
fondes études, cette œuvre, l'une des
plus importante^ de l'artiste célèbre, est
destinée à représenter à Londres, d'une
manière brillante, l'école de la statuaire
française. Il compte encore envoyer au
Louvre un buste en marbre de Thalberg,
et un buste de femme.
On verra, de M. Desbœufs, les bustes
en marbre de M. le général Jacqueminot
et de Le Sage. Ce buste, qui reproduit les
traits du général, est d'une grande vérité.
Depuis longtemps on a rendu justice au
buste de Le Sage placé dans le foyer de la
Comédie-Fiançaisc.
— Un journal de Dieppe publie les cu-
rieux détails qui suivent sur un cordon-
nier nommé Graillon , chez lequel s'est
révélée une véritable vocation de sta-
tuaire :
« Dans l'une des vieilles rues de Dieppe,
à quelques pas de la gothique église de
Saint-Jacques , habile un homme encore
jeune, en qui le talent s'esi révélé tout
à coup. Il y a un an à peine, cet homme
était cordonnier et travaillait tout le jour
aux grosses bottes de pécheurs, dans la
boutique noire et enfumée qu'il n'a pas
quittée. Depuis, l'échoppe est devenue
un atelier, le cordonnier est devenu un
artiste. L'an dernier , cet homme . qui
s'appelle Graillon, a imaginé de modeler
on terre des sujets populaires , et son
coup d'essai a été un coup de maître.
Nous avions entendu parler du rare ta-
lent avec lequel ces statuettes étaient exé-
cutées, et nous avons voulu on juger par
nous-mème. Après avoir gravi un esca-
lier délabré, éclairé par un trou dans le
mur , donnant sur une cour humide , on
nous a lait entrer dans une pauvre cham-
bre en désordre. M. do Viel-Castel et
M. Roger de Beauvoir s'y trouvaient en
ce moment, et passaient en revue les
brillantes ébauches éparses de tous côtés
« L'artiste, penché sur une petite tabla
oîi l'on remarquait encore quelques frag-
ments de gros cuir et des outils, indices de
sa première profession, achevait un groupe
de mendiants d'une remarquable énergie.
Comme ces poses sont naturelles! comme
ces guenilles sont bien véritablement des
guenilles! Les mendiants créés par Grail-
lon se distinguent tous par une vérité et
une hardiesse peu communes. Cest la
misère prise sur le fait , dans toute son
insouciance , dans tout son cynisme. Ce
sont de véritables études de mœurs.
Cependant il ne s'est pas borné là, et
quelques statuettes historiques prouvent
la flexibilité de cotaient si original. Nous
avons remarqué entre autres un Du-
quesne d'une savante composition, et un
cavalier du temps de Louis XIII, dont la
pose , dont le costume élégant et exact ne
laissent rien à désirer. Nous nous rappe-
lons avoir vu à Naples de ces composi-
tions en terre cuite qui, vantées à l'excès
et achetées fort cher par les étrangers ,
sont loin de pouvoir soutenir la compa-
raison avec celles-ci. Ce pauvre ouvrier,
qui sera un jour, qui est même déjà, on
peut le dire, un grand artiste, ignore le
mérite de ces productions qui naissent
sous ses mains avec tant de facilité, et que
son esprit observateur renouvelle sans
ces.se avec le même succès. C'est aussi
avec une égale naïveté qu'il s'étonne
du prix qu'on attache à ses compositions
et de l'insistance qu'on met à en sollici-
ter sans cesse de nouvelles. •
— M. Moreau Sainti et M. Potier
viennent d'ouvrir, rue de Fatonr-d'Au-
vergne, une charmante petite salle, des-
tinée aux exercices des élèves qui se
destinent aux théâtres lyrique et drama-
tique. Les habiles professeurs ont com-
pris combien était nécessaire une pareille
succursale au Conservatoire. Là, sans re-
courir à la province et aux petites salles
de la banlieue , les néophytes de l'art co-
mique peuvent se familiariser, sous la
direction de maîtres expérimentés , avec
la présence du public et les émotions in-
séparables de la scène. Déjà des progrès
sensibles se font remarquer parmi les
élèves nombreux que comptent MIM. Mo-
reau Sainti et Potier.
— L'Opéra va compter un succès avec le
joli ballot du Marché aux servantes,
dans lequel M"« Maria, M"' Adèle Du-
milâtre et le spirituel et comique acteur
Barré ont su mettre en œuvre, avec un
rare bonheur, leurs talents, de nature si
différente.
— La Forit hospitaliire obtient un
succès de vogue cl d'argent, au charmant
théâtre dos Familles, passage Choiscul.
Tout Paris vient y applaudir les petits
élèves de Comte.
le Ti'dacieur en chef. S. tlE.\nY CEKTIlOUD
Le directetir. F. PIQUÉE.
Imprimerie de IIENNIVEU
, rue Lemcrcier, î<. Bïiljnolirî.
VI.
MUSÉE DES FAMILLES.
161
iffir-y.
Si l'univers connaissait la délicieuse ville de San-tchou-
foo, il s'abandonnerait lui-rnême et viendrait s'y établir (1).
Le Céleste Empire n'a rien à comparer à Tong-tchou-fou ;
ni Canton, la cité commerçante; ni Pékin, la cité sainte;
ni Zbé-hol, la cité tartare ; ni Lin-sin-chou, la cité reli-
gieuse, qui a une pagode à neuf étages, et qui se baigne
sur les deux rives du Yun-leang-ho. Les Chinois ont fait
ce proverbe : « Le paradis est dans les deux, mais
Han-tchou-fo est sur la terre. » Cela dit tout. Un pro-
verbe est partout une vérité humaine; en Chine, c'est une
parole de Dieu. Quand vous arrivez'à Tsong-choo-foo, soit
par le Wang-ho ou fleuve Jaune, soit par le Pei-ho, soit
par le mmd canal impérial , la terre ne peut rien vous of-
frir de pliis merveilleux que celle ville ; mais hélas ! per-
sonne n'est jamais arrivé à San-tchou-fou , excepté lord
(i) Les voyageurs, selon leur usage, dooDeot une foule de noms
à celle ville chinoise. Au milieu de lanl de noms, ne pouvanl deviner
le véritable, je les donnerai lous, bien persuadé que je n'écrirai ja-
mais le nom donné par les Chinois.
IIAHS i 8 U.
Macartney, le missionnaire Lecorate, M. Huttner, et lord
Amhurst.
Ce paradis chinois est situé au trentième degré de lati-
tude ; aussi les mandarins en retraite, les kolaos ou minis-
tres destitués ou démissionnaires, les négociants arrivés à
la fortune, quittent Pékin et Zhé-hol pour la tiède et volup-
tueuse résidence de San-tchou-fou. La campagne ressemble
aune immense tapisserie chinoise, dont les bordures se-
raient les deux horizons. Vues de loin , les montagnes
même paraissent brodées à l'aiguille par les plus habiles
ouvrières du palais impérial de Yuen-min ; elles sont ve-
loutées de gazon et de verdure, et sur les gradins de leur
amphithéâtre s'élèvent les pagodes, les miaos, les couvents
de lamas , les maisons de plaisance , dont les toits et les
dômes ont des panaches de cotoniers rouges, de palmiers
et d'aloès. Dans la plaine et les rizières , les ponts de gra-
nit ont prévu tous les caprices des torrents , toutes les
fuites du grand canal ; on compte leurs arches par le
nombre des lions assis sur les piles. Ces animaux, fautas-
— 51 — ONVU'^ME VOI.IJIK.
16<2
LECTURES DU SOIR;
tiquement sculptés, réjouissent le paysage ; ils laissent
percer un sourire humain sur leurs faces railleuses; et l'on
dirait que leur crinière, élégamment bouclée, a subi le fer
du coilTeur. C'est ainsi que les Chinois insultent à la ma-
jesté des lions. Sur la lisière des faubourgs, on aperçoit
de charmantes maisons, telles que les paravents seuls nous
en montrent on Europe : ce sont des amas de kiosques,
légers comme des cages d'oiseaux , et liés ensemble par
des galeries à trei'lis d'or, ou des aqueducs de bambou ;
les portes s'omTent sur des ponts aériens, jetés à travers
des lacs en miniature, dont les eaux calmes se recou^Tent
d'une nappe de lien-ivhas, la fleur sainte aimée des indi-
gents. Une foule de petits arbres, destinés par leur nature
à grandir, et que l'art du jardinier chinois condamne à
l'état de nains végétaux, croissent et se mêlent capricieu-
sement aux bords des pièces d'eau, et s'abritent à midi,
avec délices, à l'ombre du parasol de leurs maîtres. Ces
tranquilles jardins n'entendent d'autre bruit que léchant
aigu du leu-isé, l'oiseau pêcheur, qui rase les étangs de
son aile, et découvre sa proie même sous les tapis flottants
de nénufar.
Après ce préambule frivole, abordons une triste réalité ;
histoire véritable, qui est aussi une leçon !
Le 22 septembre 182..., une foule immense était accou-
rue devant le temple de Tshinn-ta-koûann-viin (la vrai-
ment grande et éblouissante lumière). Toutes les pendules
organisées du célèbre Cox sonnaient midi , pendant une
heure, sur la longueur de la rue fFham-ho; les danseurs
de corde, les joueurs de gobelets, les jongleurs, les mar-
chands de chats, les musiciens enragés mêlaient leurs
cris, aiguisés en z, aux sonneries extravagantes des hor-
loges ; on brisait des faisceaux de baguettes sur le lo na-
tional ; on écorchait des feuilles de cuivre avec des griffes
d'acier ; on secouait des vitres brisées dans des boules
d'airain ; on tirait des feux d'artifice en plein soleil ; la
ville enfin de Tsan-chou-fou était plus folle que de cou-
tume; elle assistait à un événement : lord Witmore dé-
•barquait devant le palais du fco/ao Tsin. Depuis lord
Macartuey et lord Amhurst, le fleuve Jaune n'avait pas
amené un seul Européen dans la grande ville, paradis des
Chinois.
Lord Witmore était âgé de cinquante-deux ans , il avait
à Foreing-ofpce une grande réputation d'expérience et
d'habileté diplomatiques; lord Bathurst disait de lui : t Si
je n'étais pas moi , je voudrais être lord Witmore » ; et
l'on sait quelle tête à intrigues lord Bathurst porte sur ses
épaules ! Quelle était la mission de lord Witmore ? elle était
double, comme toutes les missions de diplomate : en appa-
rence, il allait complimenter l'heureux successeur de Tsien-
long ; en réalité, il allait sonder ce lac immense où crou-
pissent trois cents millions de Chinois ; il allait faire un
trou dans celte planète parasite attachée ii ce globe, et tàter
ses zones vulnérables pour les éventualités de quelque
guerre à venir.
Le nouvel empereur avait appris de la bouche même de
Tsien-long que le Céleste Empire n'avait pas eu trop à se
féliciter de la visite de Macartney et d'Amhurst; il s'alarma
donc de l'arrivée de lord Witmore : mais, trop rusé ou trop
Chinois pour s'opposer violemment aux explorations d'un
agent anglais, il organisa, en conseil secret de kolaos,
une trame ténébreuse, d'une réussite infaillible comme
tous les plans sortis du palais de Zhé-hol.
11 y a dans le monde des pays où l'on se débarrasse d'un
espion ofTiciel par des procédés révoltants : on cite des
ambassadeurs tombés dans des embuscades, et dont la
mort a clé imputée ù des voleurs de grand chemin ; d'au-
tres ont été atteints, dans des chasses royales, par un coup
mortel destiné à un cerf ou à un sanglier; d'autres n'ont
pu survivTC à l'intempérance d'un festin dont un alchi-
miste avait dirigé la cuisine. Les Chinois ne connaissent
pas ces méthodes ; d'ailleurs les lois de Li-ki et de Menu
leur prescrivent de respecter la vie des hommes, de ne
pas verser et de ne pas faire verser le sang humain ; les
Chinois sont esclaves de leurs codes religieux.
Lord Witmore était parfaitement tranquille de ce côté,
il connaissait le Li-ki , il savait Menu par cœur; il avait
médité Confucius dans l'original. Jamais la moindre appré-
hension ne venait l'assaillir lorsqu'il mangeait un plat de
Lien-ichas, ou une entrée de bourgeons de frêne, ou qu'il
buvait un bol de la fleur de thé nommée cha-ouaw. Aussi,
arrivé au centre de la Chine, lord Witmore se croyait en
plein Londres : le palais du kolaoTsin lui oR"rait autant de
garanties de sécurité que son office du mélancolique jardin
de fVhite-Hall.
C'était la première nuit de repos de lord Witmore. De-
puis l'embouchure du Whang-ho ou fleuve Jaune, il n'a-
vait pas connu les douceurs d'un édredon au repos ; il ne
s'était pas arrêté dans la province de Shang-tung, ni sur
les rives du lac Eming, bordé par les montagnes bleues,
ni dans la belle ville de Nan-pin-shien si pilloresqueraent
assise sur la rive gauche du canal impérial. Le kolao, qui
lui donnait dans son palais de Ton g-c hou- fou la plus
douce des hospitalités, lui dit quatre vers du poêle Kang-
hi. On peut traduire ainsi ce quatrain , en lui conservant
sa concision originale.
Première.
SoTmneil.
Lumière.
Soleil.
traduction qu'il faut encore traduire de cette manière :
voici votre première nuit , dormez bien jusqu'à demain.
Honteuse paraphrase française, indigne du génie de la
langue chinoise , toujours sobre dans ses mots. Les Chi-
nois aiment mieux être obscurs que bavards !
Lord Witmore se mit au lit après avoir avalé une pintt
de décoction de nénufar, et il se serra mollement dans
ses bras, à l'idée consolante qu'il allait enfin dormir dix
heures sur la terre ferme. Le doux sommeil descendait sur
ses paupières , lorsque le prélude d'une sérénade se fit
entendre à la porte du palais hospitalier. En Chine, lors-
qu'une sérénade est donnée à un grand seigneur, il est du
devoir de celui qui la reçoit de paraître au balcon, et d'applau-
dir de quart d'heure en quart d'heure, en élevant ses deux
doigts indicateurs à la hauteur des oreilles, et en secouant
nonchalamment la tête de droite à gauche. Lord Witmore
était esclave du cérémonial étranger, comme tout bon di-
plomate doit l'être, lise leva donc, s'habilla, mit ses
gants, et parut au balcon de sa chambre. L'orchestre chi-
nois inondait la rue comme un fleuve d'harmonie folle.
Jamais aux meetings de Jordan-Strcet , à Liverpool, les
musiciens de la tempérance n'avaient improvisé une pa-
reille fugue dans l'ivresse de l'orgie d'un festin. Le Con-
servatoire de Tong<h'ou-fou avait ramassé dans les pago-
des tous ses instruments de dévastation auriculaire : le
samm-jinn à basse octave ; le yut-komm à deux cordes,
à l'archet de crin ; le r''jenn toujours enroué ; les aigres
flûtes de bambou; le tsou-kou, qui s'agite sous une ba-
guelle de bois; le bin el Ic5j7ar, empruntés par la Chine
aux Indiens. Celte infernale explosion, ce volcan de notes
aiguës, accompagnaient un chœur de miaulements enfan-
tins ; et ce déluge de limes d'acier invisibles perçait le gilet
MUSÉE DES FAMILLES.
163
de flanelle anglaise de lord Witmore, et déchirait son épi-
derme d'ambassadeur avec une joyeuse cruauté.
Une recommandation expresse de lord Bathurst était
celle-ci : «Witmore, mon très-cher, en Chine, ne vous éton-
nez de rien ; prenez la devise de votre parent Bolingbroke,
nil admirari .- acceptez tout comme chose naturelle ; écou-
tez tout, entendez tout, ne vous plaignez de rien.
Lord Witmore, soldat obéissant de la grande armée di-
plomatique, avait résolu de suivre la consigne donnée jus-
qu'à toute extrémité.
Il écouta la sérénade jusqu'à la dernière note, et, comme
il allait se retirer, on planta devant son balcon cinquante
pièces d'artifice, sortant des ateliers de Pché-li, le premier
artificier tarlare de Zhé-hol.
— Au fond , se disait lord Witmore à lui-même, on me
reçoit comme un ambassadeur; je suis traité selon ma di-
gnité ; pourquoi me plaindre des honneurs qu'on me rend?
Il est vrai que je serais beaucoup plus sensible à ces flat-
teuses démonstrations si j'avais dormi une bonne nuit.
Le feu d'artifice dura deux heures , et fut terminé par
une pièce magnifique , représentant l'éclipsé de la lune
attaquée par un dragon bleu. Un bouquet de mille fusées
honora la victoire de la lune sur son éternel ennemi.
Le silence, c'est-à-dire un tumulte raisonnable, régna
dans la rue après la sérénade et le feu d'artifice ; lord Wit-
more ferma sa croisée , éteignit les cartouches de serpen-
teaux qui avaient été envoyés dans sa chambre par insigne
faveur, et se remit au lit, pour guérir par le sommeil les
blessures de son épiderme et calmer l'agitation de son
sang.
L'horloger Cox est, à son insu, un des fléaux de la Chine ;
on ne trouve point de palais sans une pendule organisée
de Cox. Un Chinois donnerait toutes ses femmes pour ce
trésor. La pendule du kolao était célèbre à Tong-chou-
fou ; un hasard plein de malignité chinoise avait placé la
pendule de Cox dans la chambre de lord Witmore ; elle se
mit donc à sonner minuit. Cox n'est pas seulement un mé-
canicien mcomparable , c'est un poète, un philosophe, un
penseur. Il adonné une physionomie à toutes les heures,
et il se serait bien gardé de faire parler minuit comme
raidi. Rien n'est gai comme la symphonie de son milieu
du jour; le timbre envoie au soleil à son zénith une gerbe
mélodieuse de notes d'or; mais pour minuit, oh! c'est au-
tre chose au point de vue de Cox !
Lord Witmore l'apprit aux dépens de son sommeil.
D'abord la pendule organisée sonna douze coups lugubres
et lents, accompagnés de soupirs de nuits d'Young et de
râles d'orfraie ; à chaque coup, la pendule semblait rendre
l'âme comme un être humain , et le coup suivant arrivait
si tard, qu'on aurait dit que le mécanisme venait de se
briser dans un dernier effort de ses poumons de cuivre,
et que le douzième glas ne serait pas sonné.
Il était une heure du matin lorsque la pendule cessa
d'annoncer qu'il était minuit; lord Witmore avait tenté
douze fois de se lever et de briser l'œuvre de Cox , mais
la consigne de lord Bathurst arrêta son poing anglais levé
sur le cadran. L'écho répéta quelque temps dans l'alcôve
le dernier coup sur un trémolo plaintif et métallique ;
enfin! dit lord Witmore, je vais dormir, tout est fait.
Dans les pendules de Cox, les douze coups de minuit ne
sont qu'accessoires ; on peut au besoin les regarder comme
la préface ou l'ouverture en douze temps du grand drame
lyrique organisé dans de merveilleux ressorts. Cox n'en-
visage pas les heures en horloger ordinaire, tout Londres
le sait. Lord Witmore devait le savoir au palais du kolao
Tsin. Des notes stridentes, pleines de gémissements et de
larmes, rebondirent de la pendule sur les laques, les porce-
laines et les émaux de celle chambre sonore. La pendule
entonnait l'hymne de Luther de Ilandel, Great god what
doj see, and hear! Luther, dans ses hymnes, et Handel,
dans sa musique , ne péchaient pas par la brièveté : Cox
s'est bien gardé de leur enlever, par la voix de ses pen-
dules, une syllabe et une note. Lord Wilmore bondit invo-
lontairement au cri déchirant que poussa la poitrine d'acier
de Cox, après ce premier vers : Grand Dieu! que vois-je
et qu'entends- je'. Ce vers terrible est répété six fois par
sa pendule , et le cri retentit plus lamentable encore à
chaque répétition. C'est un beau travail d'orchestre et que
lord Witmore lui-même aurait admiré à midi ; mais à cette
heure matinale, le noble voyageur grinça des dents, et dé-
chira, l'une après l'autre, toutes les lettres du plus éner-
gique des jurons anglais. Levé sur son séant, il allongea
ses deux poings vers la pendule, et cette fois l'œuvre de
Cox périssait; mais la crainte de déplaire à lord Bathurst
et de violer le droit des gens retint encore Witmore, et lui
fit remettre ses poings sous le linceul, comme des armes
dans leur fourreau. La pendule allait toujours son train,
comme si elle n'avait pas été menacée de dislocation violente;
elle modulait sur tous les tons la complainte éternelle de
Handel : Sine fine dicentem , comme l'hymne de YIIo-
zanna; elle semblait se complaire mélancoliquement dans
ses andante funèbres , puis elle sortait de la léthargie
d'une mélopée distillée goutte à goutte, et elle éclatait dans
de formidables unissons de trompettes de cuivre , comme
si le conservatoire de la vallée de Josaphat faisait une répé-
tition générale dans la chambre du ministre chinois. Il était
trois heures du matin lorsque minuit cessa de sonner;
alors, la pendule radoucit son organe, et célébra la venue
prochaine de l'aurore : elle chanta une pastorale charmante ;
elle simula les combats de flûte des bergers , les concerts
aériens des oiseaux, les chants des laboureurs et des coqs,
les murmures des ruisseaux, les frémissements des arbres,
les bêlements des brebis, toutes les harmonies humaines et
célestes qui précèdent et accompagnent le lever du soleil.
Cette musique prolongée est parfaitement en harmonie
avec les mœurs des Chinois, peuple laborieux, qui se lève
à l'aube pour suivre l'exemple de son empereur, dont les
audiences commencent toujours avant les premières lueurs
du crépuscule matinal. On sait que les kolaos ou minis-
tres d'état, les hauts mandarins attachés à la cour, les am-
bassadeurs qui ont sollicité une audience, sont obligés de
passer la nuit dans les jardins impériaux et d'attendre le
lever du souverain. Lord Macartney, lui-même, fut sou-
mis à cette loi, et il se promena toute la nuit sur les ponts
chinois de Zhé-hol avec M. Stauton, en discutant la ques-
tion de savoir si, devant l'empereur, il fléchirait le genou
droit ou le gauche, ou s'il ne fléchirait rien du tout pour
sauver la dignité de l'Angleterre. A l'imitation de l'empe-
reur, les kolaos reçoivent à la même heure et dans leurs
jardins ; cet usage est la plus noble glorification de l'agri-
culture , chez un peuple dont le chef est un laboureur cou-
ronné. Quand l'aube se lève, trois cents millions d'hommes
et de femmes sont censés à la charrue, y compris l'empe-
reur. Il faut donc que les afl'aires publiques soient terminées
avant l'aube. La charrue attend à la porte des palais comme
à la porte des fermes. C'est pourquoi lord Witmore en-
tendit sous ses croisées un roulement de lo national, lors-
que la pendule eut terminé la bucolique harmonieuse de
trois heures du malin. L'audience du kolao Tsin allait
commencer : il était du devoir de lord Witmore de s'y ren-
dre, au moins le lendemain de son arrivée à Tong-chou-
fov.
164
LECTURES DU SOIR.
Lord Witmore fit sa toilette de visite devant la pendule,
qui gardait un silence ironique, et descendit d'un pas de
somnambule dans le jardin de réception. Les étoiles lui-
saient encore en se couchant sur des collines ariificielles ;
à cette clarté soporifique, on pouvait distinguer les ombres
errantes des solliciteurs sur les rives d'un lac en minia-
ture, et un amas confus d'arbres nains et de statues gro-
tesques sur la terrasse du kolao. Lord Wiimore eut l'hon-
neur d'être reçu le premier; le kolao Tsin lui fit signe de
s'asseoir à côlé de lui, et comme ils n'avaient rien à se
dire l'un à l'autre, un lecteur du palais, mandarin de haute
littérature , ouvrit les œuvres de l'illustre King-ting-tsi-
tching, et déclama d'une voix lente et cadencée le livre
XIX'= de l'admirable poëme du laboureur :
€ Ce n'est point chez le laboureur qu'on entend les sou-
pirs et les larmes. On ne voit pas sur sa table les vins par-
fumés des rives du Kiang, mais il ne craint pas le poison
dans celui qu'il boit. Le fumet du gibier de Tartarie vaut-il
la joie de manger au milieu de ses enfants? Chacun de ses
jours se ressemble, et la veille ne prend jamais rien sur le
lendemain, etc., etc. »
Lord ^Vilmore essayait de dormir les yeux ouverts, mais
il ne réussissait pas ; d'ailleurs, à chaque verset du poème,
le kolao poussait des cris d'admiration avec une voix si
aigre et si perçante que Wilmore se réveillait en sursaut
même avant de s'endormir. Après deux heures de lecture,
il fut permis à \Vilmore de se retirer ; les autres sollici-
teurs furent renvoyés au lendemain, afin, dit le kolao, que
nul aujourd'hui n'ait l'honneur d'occuper la place du no-
ble représentant de l'Angleterre. Cette faveur insigne et
inouïe fut à l'instant célébrée par un chœur de manda-
rins qui entourèrent Witmore, et lui chantèrent, avec ac-
compagnement de lo, l'hymne national des ancêtres, dont
le refrain est répété treize fois :
Lorsque je songe i vous, 6 mes sages ancêtres,
Je me sens élevé jusqu'aux cieux.
See hoaug sien tsou
You ling yu tien.
Lord \Yitmore s'était endormi au troisième refrain ; un
de ses yeux pourtant restait ouvert par politesse. Quand
l'hymne national fut terminé, un mandarin de la domesti-
cité ministérielle le réveilla de l'œil endormi pour lui an-
noncer que le kolao l'attendait à déjeuner. Cette moitié
de sommeil soulagea un peu Witmore, et lui permit de se
souvenir qu'il avait faim. On ne supporte pas aisément
vingt-quatre heures de jeûne avec un estomac anglais. La
salle à manger du kolao charmait l'œil d'un convive ; il y
régnait un parfum irritant de cannelle, qui donnait l'ap-
pétit comme un verre d'absinthe. La tapisserie était cou-
verte d'oiseaux qu'on aurait dévorés en broderie, tant ils
étaient savoureux. La table, chargée de plats, avait une
physionomie de propreté anglaise qui excluait toute répu-
gnance. Lord Witmore s'assit en face du kolao, en mena-
çant les plats d'un regard affamé.
Le kolao, fervent sectateur de Fo, exilait de sa table la
chair des animaux, la chair du bœuf surtout; car le bœuf
est sacré eu Chine, comme il le fut en Egypte, comme il l'a
été dans tous les pays où l'agriculture est une religion et
la charrue une chose sainte. Tout cela est admirable en
théorie religieuse ; mais, à table, l'appétit anglais doit en
gémir. Le dincr s'ouvrit par une entrée de choux clunois
nommés pe-isay,h feuilles blanches, fines et tendres, et
une crème de nison-tou , autre chou à feuilles crêpées,
dont Loris fait mention dans son droguier. Witmore ac-
cueillit froidement ce début gastronomique, et son palais
Carnivore ne confiait qu'avec un regTet visible ces deux
légumes à son estomac insurgé. Ensuite parurent deux
espèces de champignons, à moitié cuits, le mo-kou-zin,
et le lin-lchee, chantés tous deux par l'empereur Kang-hi,
honneur qui n'a pas été accordé aux autres cryptogames
chinois. Witmore, qui se méfiait de tous les champignons
célél rés ou non par les empereurs de Rome et de Pékin ,
escamota les deux plats perfides avec beaucoup d'adresse;
il se repentit bientôt de sa méfiance diplomatique en
yoyant le kolao épuisant les deux plats suspects à la
pointe de ses aiguilles d'or. Deux domestiques apportè-
rent ensuite, en grande pompe, une immense jatte de
porcelaine qui excita la joie des deux fils du kolao ; c'était
une entrée de jujubes, nommées king-kouang-tsée; on
les sert saupoudrées au piment, pour corriger un peu leur
fadeur. Les dents de Witmore frissonnaient jusqu'à leurs
racines devant cette glaciale cuisine, que toute la porce-
laine de l'empire ne pouvait réhabiliter. Pour coraMe de
malheur, soit hasard, soit cruauté chinoise, les persiennes
de la salle à manger se soulevèrent, et le premier regard
que le convive anglais lança sur la pelouse extérieure ren-
contra un troupeau de bœufs superbes, et même succu-
lents dans leur crudité vivante; le Devonshire n'en envoie
pas de plus beaux sur les marchés de Londres. Ces quadru-
pèdes, radieux d'embonpoint, se pavanaient à travers la
prairie, pleins de confiance dans l'inviolabilité de leur sa-
cerdoce. Lord Witmore, expirant de faim à la table d'un
ministre chinois, contemplait ces collines ambulantes de
chair exquise, ces mobiles collections de rump-steaks^ si
savoureuses au jambon; le Tantale diplomate suivjit tous
les mouvements de ces bœufs provocateurs, les dépeçait
en imagination, les suspendait par livraisons devant les
flammes du foyer domestique, se les servait odorants et
couverts d'une fumée onctueuse, entre deux plats de pata-
tes ; puis un muet désespoir éclatait en lui lorsque les qua-
drupèdes regardaient obliquement leur impuissant ennemi
du haut de leur réalité vivante , et broutaient les hautes
herbes en narguant la hache et le couteau. Comme il était
assailli de ces pensées, lord Witmore reçut de la main
même du kolao un bol de thé noir, en guise de dessert. La
figure du ministre chinois exprimait le contentement de
l'aoïphitryon qui a la conscience de son devoir, et qui
s'applaudit d'avoir traité son convive avec un soin irré-
prochable. Un doute injurieux, éclair de la réflexion, tra-
versa le cerveau du lord diplomate, mais il ne put y sé-
journer. Lord Witmore s'imagina un instant qu'il était
dupe de son hôte. Deux raisons lui firent rejeter celte idée
hostile ; d'abord le sentiment de britannique fierté qui ne
permettait pas de croire, deux instants, qu'un stupidc
Chinois pouvait mystifier un diplomate du foreing-office .-
ensuite, la physionomie du kolao avait un éclat de niaise-
rie si prononcé que tout complot insultant était inadmis-
sible. D'ailleurs , lord Witmore se rappelait à propos cette
phrase d'Addison : « Méfiez-vous des hommes qui ont le
nez pointu et la bouche sans lèvres; Trust no man icith
pointed nose et mouth tvithout lips. Cet adage du grand
observateur anglais, qui a étudié le cœur humain sur le
pont de Rochester, acheva de rassurer lord Witmore. Le
kolao Tsin n'appartenait donc pas à la catégorie prévue
par Addison : son nez, mollement arrondi, descendait sur
deux lèvres pourprées, larges et flottantes. Allez vous mé-
tier d'un pareil homme quand on a lu .\ddison!
— Ah ! si lord Balhurst était ici, se dit Wilmoro, je le
prierais de modifier ses instructions ; je sens que je péris
à l'œuvre.
I.c kolao dit à Witmore :
MUSÉE DES FAIMILLES.
1G5
— Mylord, toujours manger là, vous.
Et le rayonnement d'une bonté toute paternelle éclata
sur son calme et frais visage. Witmore était donc inviié à
perpétuité aux repas domestiques du kolao ; un refus pou-
vait le compromettre, et irriter son hôte et lord Balhurst;
il n'eut pas la force de refuser, il accepta.
En ce moment, quatre domestiques entrèrent et dépo-
sèrent aux pieds de Witmore un énorme présent offert
par Tsin ; c'était un fragment de rocher grossièrement
sculpté, ayant la prétention de figurer le Neptune chinois.
Le dieu est assis à l'orientale sur le bord de douze can-
nelures représcnlant la mer; il est coiffé d'une espèce
de mitre et tient d'une main un poisson et de l'autre un
aimant.
4. iivt%
\Nitmore se trouva ion embarrassé de ce présent; qua-
tre hommes vigoureux avaient à peine suffi pour le porter
sur un brancard de bois de mélèze. Le malheureux diplo-
mate se promena quelque temps autour du cadeau mi-
nistériel, et ordonna aux domestiques de le déposer dans
sa chambre, où il resterait jusqu'à son départ. Comme il
donnait cet ordre, on annonça la grande députation des
lettrés de Tschinn-ta-quânn-min^ flambeaux de la science
historique ; c'est la plus antique et la plus éclairée des aca-
démies de l'univers ; elle a inventé l'usage du fer avant
Thulialcaïn, la charrue avant Triplolème, la boussole
avant Flavio di Gioia, la poudre à canon avant Berlhold
Schwarlz. Cette illustre société a souvent eu l'honneur d'ê-
tre présidée par des agos ou fils de l'empereur; c'est elle
qui a le pouvoir de faire cesser les éclipses lorsqu'elles se
prolongent d'une manière alarmante ; il est vrai qu'elle
use rarement de ce droit.
Lord Witmore ne pouvait, sans manquer aux conve-
nances les plus respectables, fermer sa porte à des lettrés,
si fiers de leur science et de leur histoire ; il demanda le
cérémonial de réception, et on lui dit que l'oralenr de la
société parlait assis, et qu'on l'écoutait debout. Witmore
aurait mieux aimé le cérémonial contraire, car son corps,
épuisé par l'insomnie et le jeûne, avait horreur de la po-
^PrrUaLi^^
sition verticale, et implorait l'auxiliaire voluptueux dun
coussin.
La fierté d'un hidalgo ou d'un prince tartare est de la
modestie auprès de l'orgueil du président de l'illustre so-
ciété. Il porte une calotte orange , une plume blanche et
une queue infinie, trois choses qui gonflent prodigieuse-
ment le cœur d'un Chinois. Il ne salua pas lord Witmore;
il s'assit sur le plus moelleux des coussins, ordonna aux
lettrés de s'asseoir, et tirant d'un sac de sa dalmatiquc ,
un énorme manuscrit , il se mit à le lire avec un ton na-
sillard et lent qui semblait assurer à cette lecture un
échantillon de l'éfernilé.
Le sujet de ce discours n'était rien moins que l'his-
toire de la Chine. L'orateur raconta la naissance de Pouan-
kou, le premier homme ; la première race des empereurs,
celle des Tien-hoang, empereurs du ciel; la seconde,
celle des Ty-hoang, ou empereurs de la terre; la troi-
sième, celle des Jin-hoang, ou empereurs des hommes.
Puis, il dit les dynasties des cinq frères Loung et des
soixante-quatre Ché-ty ; les trois Ho-io, remplacés par les
six empereurs Lien-toung ; quatre Su-ming ; vingt San-fei ;
treize Yu-ti ; dix-huit Chan-toung; puis arrivèrent dans le
discours, selon l'ordre chronologique, les empereurs Li-
king-thé, Kay-yug-chc, Yan-ché, Tay-y-ché, auteur d'une
166
LECTURES DU SOIR.
histoire naturelle; Koung-san-ché, Chen-min, Y-ty-ché,
Houn-toun-ché, glorieux règnes, suivis des règnes plus glo-
rieux encore de soixante-onze familles ; après arriva l'im-
mortel Ki, le plus grand musicien du monde et l'inventeur
de la politesse chinoise ; au nom de Fou-hi, l'orateur s'in-
clina, et tous les lettrés chantèrent l'hymne de ce grand
homme, considéré comme le véritable fondateur de l'em-
pire chinois, après tant de races nébuleuses ; Fou-hi a in-
venté l'astronomie, et il n'y a pas de souverain plus vénéré
dans les soixante-seize dynasties qui lient son règne au
dernier empereur Tsien-long. L'orateur lettré fit une bio-
graphie consciencieuse des empereurs de ces soixante-
seize dynasties, et s'appliqua surtout à mentionner les in-
nombrables découvertes que chaque règne avait vu mettre
au jour.
Ce discours ne dura que douze heures, et ne pouvait
durer moins, car il contenait l'abrégé succinct et rapide de
la plus longue des histoires humaines. Lord Witmore avait
failli s'évanouir à chaque dynastie ; son cerveau ., inondé
de syllabes chinoises, était dans le délire de l'opium ; sou
front, qui venait de supporter le poids des innombrables
empereurs du Céleste Empire , défilant un à un dans une
procession de douze heures, était empourpré de lièvre,
comme après l'ivresse d'un festin. Un quart d'heure s'é-
tait écoulé depuis la clôture de l'éternel discours, et l'air
de la salle semblait encore répéter, aux oreilles de Wit-
more, ce déluge de monosyllabes qui exigent chez l'audi-
teur une patience chinoise. Le président de la société at-
tendait d'un air triomphant la réponse du voyageur an-
glais ; mais l'infortuné diplomate avait oublié le peu de
chinois que Touang-ho lui enseigna en Europe ; il avait
même oublié l'anglais : il ne se sentait plus vivre. Dans
cette extrémité agonisante , Witmore se souvint à peine
qu'il avait un bras; il souleva ce bras lourdement et
le plaça sur son cœur; pantomime universelle qui si-
gnitie un remerciement profond que la parole ne peut ex-
primer.
Les savants se retirèrent deux à deux, en se dandinant
sur la pointe des pieds, et à mesure qu'ils passaient de-
vant la statue de Wilnioi e , ils le saluaient obliquement
avec de petits yeux malins. Cette infraction à la gravité
de la science ne pouvait être remarquée par un diplomate
aux abois.
Resté seul, Witmore tomba sur une pile de coussins et
s'endormit. Ce sommeil d'une heure que le kolao lui ac-
corda ne pouvait qu'augmenter sa fièvre au lieu de la cal-
mer. Des rêves chinois, les plus fous de tous les rêves,
éclatèrent dans le cerveau du malheureux voyageur : il vit
danser devant lui les soixante dynasties d'empereurs sur
des rouleaux de tapisseries chinoises; il traversait à la
nage un fleuve de monosyllabes, et l'immortel Fou-hi le
sauvait par les cheveux au moment où il se noyait dans
un tourbillon de y-ki ; puis, il s'asseyait à la table de Slar
and garler, à Richmond, et lord Oalhurst lui servait un
filet du boeuf Apis au madère , avec un verre de punch
glacé.
Une salve de coups de canon le réveilla eu sursaut ; il fit
des efforts prodigieux pour ramasi^er, çà et là, les diverses
parties de son corps éparses dans les coussins, et il se leva
automaliquemcnt sur ses pieds. Le kolao était devant lui,
et montrait une de ces faces de béatitude et de sérénité
consolantes que la savante Pan-ho-pei compare ù la pleine
lune se "i,>vant sur le montNi-Kew.
Un signe, seule langue que NVitmore pouvait parler en
ce moment, demanda au kolao ce que signifiait cette salve
de couos de canon.
Le kolao lui répondit, avec son organe le plus caressant,
que la ville allait célébrer la plus grande des fêtes de l'an-
née, la fête de la Pleine-Lune, et qu'il était heureux de lui
annoncer qu'elle serait célébrée, cette fois, devant sa mai-
son ; les lamas du temple de la vraiment grande Lumière
l'ayant ainsi permis, par exception, et en l'honneur de l'il-
lustre diplomate anglais.
La physionomie du kolao continuait d'exprimer la pro-
fonde satisfaction d'un bon père de famille qui cherche
toutes les occasions de distraire , d'instruire et d'amuser
un voyageur ami, et qui s'applaudit de les avoir trouvées.
A la seconde salve d'artillerie le kiosque d'honneur s'ou-
vrit, et le kolao offrit le siège de droite au noble lord.
En traversant le jardin, lord Witmore avait cueilli furti-
vement deux oranges mandarines pour son dîner. Le jour
de la fête de la Pleine-Lune, on ne dine pas chez les kolaos.
La place qui s'arrondit devant le palais du kolao est
immense ; dix canaux y aboutissent comme des rayons ;
c'est la Venise de la Chine, dit Macartney.
On aurait dit que toute la ville était accourue sur cette
place; le désordre de la multitude se régularisait sous une
prodigalité de coups de bambou distribués aveuglément par
des escouades de soldats ; un escadron des tigres de la garde
impériale stationnait devant une batterie de douze pièces
de canon de fer, et la protégeait contre la folle curiosité des
Chinois, que le bruit enivre comme le vin. Des groupes de
jeunes femmes circulaient lestement au milieu des hommes
et leur prodiguaient des sourires. La ville de Tong-chou-fou
est renommée pour la beauté de ses femmes ; elle remplit
les lacunes de tous les harems du Céleste Empire ; les
pères y vendent, comme esclaves, leurs filles à qui veut
bien les payer; le fleuve Jaune, le canal impérial et leurs
innombrables ramifications, transportent chaque jour,
vers tous les points de l'empire, cette vivante marchandise
de sérail, dont le dépôt universel est à Tong-chou-fou.
Un cri aigu, un cri que les oreilles européennes ne con-
naissent pas, et qui semblait glisser sur un océan de lames
de cuivre, un cri d'une ville chinoise, s'éleva tout à coup
de cette place et monta vers la lune, apparue sur la colline
de Mmg-tan. L'artillerie et mille instruments accompagnè-
rent ce cri pour saluer l'astre adoré, soleil de la Chine. Des
milliers de feux d'artifice jaillirent de tous les kiosques, et
firent étinceler dans la nuit les toits d'or des palais et des
pagodes, et la porcelaine des tours, qui semblaient alors
recouvertes de lames d'argent. Aux lueurs de ce jour noc-
turne, les jeunes filles dansaient en agitant des grappes de
grelots; les bateleurs pirouettaient sur la cime des bam-
bous ; les funambules couraient dans l'air ; les comédiens
jouaient des pantomunes ; les lamas chantaient des hymnes
à la lune, et ii chaque nouvelle salve de canons, le même
cri furieux retentissait dans la ville; des milliers de lan-
ternes sillonnaient la rue comme des constellations d'étoiles
folles; et tous, les regards levés au ciel, suivaient dans sa
lente ascension la pleine lune, qui semblait accueillir ces
hommages avec le sourire béat d'un ministre chinois.
Ce spectacle était merveilleux ; nos fêles d'Europe sont
bien mesquines auprès de celle de la pleine lune, quand
toute une ville immense, hérissée de kiosques de toutes
couleurs, couverte de tuiles d'or et de plaipies de porce-
laine, illuminée de lanternes et de fusées, salue la pleine
lune, cette tranquille reine de la nuit. Lord Witmore, lui-
même, malgré sou épidorme de diplomate, aurait applaudi
à cette fêle s'il se fût trouvé dans les conditions hygiéni-
ques indispensables à l'enthousiasme. Hélas ! le noble lord,
appuyé contre une colonnetle du kiosque, n'élail rappelé au
sentiment de rexistence que par les détoualious de l'ar-
MUSÉE DES FAMILLES.
167
tillerie ; tout autre bruit le laissait à son immobilité de ca-
davre. Dans un de ces moments de réveil et d'excitation
nerveuse, il recueillit sur sa langue le peu de sons que pou-
vait lui fournn-une dernière goutte de salive, et il demanda
au kolao si la fête serait encore longue.
— Oh ! oui ! répondit le Chinois, fort longue ; au jour.
Et , par un signe du doigt qui décrivit la voûte du ciel
d'orient en occident, le kolao indiqua que la fête durait
tant que l'astre était sur l'horizon. Et la ronde face du mi-
nistre s'épanouit de joie en annonçant cette bonne nou-
velle au diplomate anglais.
Enfin lord ^\itmo^e arriva à un degré d'anéantissement
que la physiologie n'a pas numéroté dans ses observations,
et qui n'appartient ni au sommeil, ni à la vie, ni à la mort :
il ne fallait rien moins pour le ressusciter que le fracas
épouvantable d'un million de voix, chœur final qui faisait
ses adieux à la lune au lever du soleil.
Lord Witmore, appuyé siur les bras des deux Gis du ko-
lao, et marchant a\ ec leurs pieds, descendit à sa chambre
ù coucher, escalada péniblement son lit, et retomba dans
sa léthargie. Quelques heures de repos horizontal le soula-
gèrent un peu. il fut réveillé en sursaut par un rêve qui
le menaçait d'èlre éventré, en costume de toréador, parles
cornes d'un bœuf. Comme il n'avait pas pris la peine de se
déshabiller, il se trouva tout prêt à recevoir le kolao qui
entrait dans sa chambre, avec une bonne nouvelle sur les
lèvres.
Le kolao lui annonçait qu'il avait reçu une lettre de Zhé-
hùl, et que l'empereur permettait à lord AVitmore de sé-
journer trois mois à ïoug-chou-fou.
Le noble lord poussa un soupir, et simula un geste d'ac-
lioiis de grâces.
Le kolao ajouta que le président de la Société historique
attendait la visite de lord ^\■itmore dans le temple de la
vraiment grande Lumière^ et que des préparatifs super-
bes avaient été faits pour le recevoir.
— J'irai faire ma visite au président, dit lord Witmore
avec un ton ressemblant assez au dernier soupir de la ré-
signation.
Le kolao fit un long sourire de bonhomie, et prit l'air
d'un homme qui se fait violence pour demander un ser-
vice. Witmore ouvrit la moitié de ses yeux rouges et le
regarda fixement, courbé en point d'interrogation.
.\lors le kolao lui dit que tous les lettrés de la ville atten-
daient, comme réponse au discours du président, une his-
toire complète de l'Angleterre , traduite en chinois par lord
\Vitraore.
— Et qui doit traduire cette histoire en chinois? de-
manda le diplomate avec une terreur visible.
— Vous ; répondit le kolao avec un sourire délicieux.
— Mais comment veut-on que je leur traduise, aujour-
d'hui, dix volumes d'histoire! s'écria Witmore.
— Vous, trois mois ici; dit le kolao avec une bonhomie
charmante.
— .\h! dit Witmore; et sa tête tomba sur sa poitrine
après ce ahl
Les lettrés donnaient trois mois à lord Witmore pour
traduire Hume en chinois. C'était, pour le traducteur, la
muraille de la Chine à construire en manuscrit.
— Allez dire aux lettrés, dit Witmore au kolao , que je
traduirai cette histoire.
Le ton qui accompagna ces mots annonçait qu'une ré-
solution énergique venait d'être prise par le voyageur ago-
nisant.
Quand il fut seul , Witmore s'adressa ce monologue :
«Que le diable les caresse, ces maudits Chinois ! .Moi, pas-
ser trois mois ici! pas trois jours! pas trois heures! Ils
verront. »
Après une pause , il s'ajouta cette réflexion : € Et lord
Bathurst , qui m'avait recommandé de sonder ce lac im-
mense où croupissent trois cents millions d'hommes ! ! ! Oh!
qu'il vienne le sonder, lui, lord Bathurst!... Je sonde mon
estomac, moi, et je n'y trouve rien.
Cette plaisanterie anglaise ramena un sourire sur la
figure de Wilmore ; il essaya de faire quelques pas, et se
trouva plus fort. Une ferme résolution agit toujours effica-
cement sur un corps affaibli. Le physique expirant se re-
trempe dans l'énergie du moral.
Witmore méditait une évasion.
Ce plan une fois arrêté, le noble lord accepta gaiement
toutes les éventualités de son dernier jour d'esclavage ho-
micide. 11 dina courageusement à la table du kolao; il fit
honneur à la cuisine végétale, et risqua même .ses dents sur
une friture révoltante de Ichoue-ouen. A l'issue du festin,
il se rendit au temple de la vraiment grande Lumière
pour faire sa visite aux lettrés.
Ce temple est une merveille de la Chine. La statue du
dieu est placée sur un autel resplendissant d'or; une foule
de dévots assiège toujours les marches du sanctuaire. Le
reste du temple est abandonné aux plus profanes occupa-
tions. Des familles, sans toits, viennent y faire leurs repas
et y dormir sur des nattes; des commerçants y traitent
leurs affaires; des capitaines de jonques y fument l'o-
pium ; de jeunes filles y cherchent des maris ; des lamas y
jouent aux échecs. C'est un abrégé en action de la vie chi-
noise. Quand lord Witmore entra dans ce temple , il v
trouva les savants assis sur des baguettes de naucléas et
fumant la pipe, les yeux levés au ciel.
La visite (ut très-courte ; le noble lord ne prononça point
de discours, mais il promit de traduire VHistoire d' An-
gleterre en langue chinoise, et d'apporter aux lettrés son
manuscrit après trois pleines lunes.
Les savants se balancèrent sur leurs sièges en secouant
la tête, comme pour remercier le futur traducteur.
Le kolao feignait d'être au comble d'une extase; lord
Witmore ne le surprenait jamais en défaut ; ce rusé Chi-
nois aurait fait rouler, du bout de sa griffe, Talleyrand et
Melternich. 11 se composait une bonhomie immuable de
la pointe de ses pieds à la pointe de sa queue. Jamais un
pli de ses étoffes ou de son visage ne trahissait la profonde
noirceur de sa pensée, et, sur l'incarnat perpétuel de ses
joues sphériques, il n'y avait d'expression que pour îa
bonté. Figure d'un ange avec l'esprit et le corps d'un
orang-outang.
Rentré au palais du kolao, lord Witmore affecta des airs
d'insouciance ou de joyeuse étourderie , pour tromper ses
espions, et leur dissimuler, avec toute sa pauvTe finesse
européenne, ses projets d'évasion prochaine. 11 prit toutes
les poses et tous les tons que put lui fournir le vocabulaire
de la diplomatie civilisée; il se montra très-affectueux en-
vers la famille du kolao; il caressa les petits Chinois; il
demanda une livre de papier de Pékin et une fiole d'encre
de Zhé-hol pour écrire sa traduction de VUiiioire d'An-
gleterre ; il fuma deux pipes d'opium pour se donner les
airs d'un étranger qui veut s'acclimater et adopter les
mœurs d'un pays qu'on se propose d'habiter longtemps.
Le kolao , de son côté , avait mis sur ses joues et dans ses
yeux l'étourderie et la distraction d'un enfant; il traitait
Witmore comme s'il eût voulu obtenir de lui une amitié
de longue durée : il s'avança même jusqu'à promettre au
noble lord un harem choisi tout exprès pour lui dans les
marchés les plus aristocratique de Tong-chou-fou,
16S
LECTURES DU SOIR;
Il est inutile de dire que le kolao avait compris le projet
d'évasion avant même que Witmore l'eût formé. Ainsi, le
diplomate d'Albion était joué de toutes les manières par le
ministre chinois : il combinait les plus subtiles machina-
tions d'un roué de Saint-James pour faire réussir un plan
qui était dans les intérêts de son ennemi. Il eût frémi de
toute la hauteur de sa fierté nationale, s'il avait pu enten-
dre le ricanement d'ironie intérieure dont l'accablait le qua-
drumane kolao.
L'offre du harem acheva la déroute morale de lord Wit-
more : il eût donné sa fortune pour être à bord d'un vais-
seau voguant sur la mer Jaune. 11 redoutait à chaque in-
stant de voir entrer, au bruit des grelots et des éclats de
rire, ce formidable paradis déjeunes femmes, avec leurs
veux obliques, leurs saris de crêpe léger et leurs pieds en-
fantins; l'honneur de la Grande-Bretagne était perdu dans
sa personne ; accepter ou refuser le harem, c'était se briser
sur un double écueil. 11 fallait donc partir en plus grande
hâte que jamais.
Dès que le silence du sommeil général régna au palais
du kolao, lord Witmore quitta sa chambre , et trouvant,
non sans étonnement, toutes les portes ouvertes devant lui,
il atteignit la place publique sans être dérangé dans son
début d'évasion. Il était seul, et il s'applaudissait fort d'a-
voir laissé son domestique au village de Nien-sin, situé à
la dernière écluse du canal impérial. Son déguisement chi-
nois, volé au vestiaire du kolao , favorisait sa fuite, mal-
heureusement éclairée par une lune de la plus chinoise
dimension. De cauaus en canaux, prodiguant l'or aux ba-
teliers, il se trouva bientôt sur la grande route aquatique
qui se lie au fleuve Jaune, et pourtant il ne crut devoir
remercier la Providence qu'en découvrant les fertiles plai-
nes de la province de Tche-kia.
Quinze jours après, lord Witmore voguait sur la mer
Jaune, à bord du Cilon, frégate anglaise qui se promène
devant la Chine pour lui montrer le pavillon britannique à
demi-portée de canon.
Dans les loisirs de la traversée, lord Witmore écrivit un
long mémoire adressé à lord Balhurst; ce curieux travail
n'a jamais été imprimé; il est gardé précieusement dans
les archives de l'ofRce de White-IIall, et les diplomates le
consultent lorsque le cabinet de Saint-James met les affai-
res de la Chine sur le tapis. Dans son manuscrit, lord Wit-
more a négligé la description des lieux, laissant, dit-il, ce
frivole amusement aux voyageurs vulgaires. 11 s'est con-
tenté de sonder moralement ce lac immense où croupissent
trois cents millions d'âmes : il a donné le résultat de ses
études sur le caractère de ce peuple barbare, qui a une
existence à part. Le travail de lord Witmore est terminé
parce portrait, digne d".\ddison :
« Le Chinois a l'esprit lourd et l'entecdement grossier;
il n'a que deux sens, trois de moins que nous : sa bonhomie
n'a d'égale que son ignorance ; il est si facile de le trom-
per, qu'on regrette d'être rusé devant lui. Chez le Chinois,
la matière est si épaisse qu'elle repousse, comme une cui-
rasse, le trait d'esprit le plus aigu. Il travaille d'instinct ; il
fait aujourd'hui ce qu'il a fait hier. Otez-le de ses huttes de
marécages, il meurt comme le poisson hors de son élé-
ment. C'est un peuple de castors; son pays est un lac, sa
nourriture une racine bourbeuse, sa chevelure une queue,
sa main une patte, sa langue un cri. J'ai connu intime-
ment le premier ministre ou kolao de ces castors; je me
suis servi de lui dans l'occasion, et, quand il a voulu me
faire obstacle, je l'ai brisé comme un roseau. »
C'est ainsi que lord Witmore a étudié le caractère chi-
nois.
Instruisez-vous avec cela, ô vous tous qui cinglez diplo-
matiquement vers l'embouchure du Whang-IIo.
MKRY.
MUSÉE DES FAMILLES.
IGO
E^ B£kTJ^I^l^W^ SS FlilEBli^^îB.
La Laluille de Friodiand , qui peut être mise à côté de
celles de Marengo etd'Austerlilz pour les résultais brillants
qu'elle obtint, et pour le génie militaire qui y présida, fut
livrée le 14 juin ISO?, et amena la paix de Tilsit.
Le M juin, au point du jour. Napoléon ordonna un
vaste mouvement sur toute la ligne, mais, en s'appro-
chant, les soldats s'aperçurent que les retranchemenls
étaient déserts, l'armée russe s'était évanouie comme une
fumée. Ileilsberg fut immédiatement occupé, puis on lan-
ça à la poursuite de l'ennemi le général Victor de La-
tour-Maubourg, avec sa division de dragons et les briga-
des de cavalerie légère des généraux Durosnel et Watbiez;
tandis que les divisions Ney, Soult, Davoust, Lannes,
Mortier, et la cavalerie , marchaient sur différents points
dans le but de déborder l'armée russe, et de lui couper le
chemin de Koenisberg.
Le 12 au matin, Beningsen fit reposer le gros de son
armée, et en détacha deux divisions avec ordre de remon-
ter vers le nord , de joindre les Prussiens et de se lier à
leurs mouvements ; puis, dans la nurt du 12 au 13, il avait
continué de battre en retraite de Barteinstein à Schippen-
beil; là, seulement, il apprit le mouvement de l'armée
française sur Eylau, et, craignant d'être séparé de Koenis-
berg, que l'injonction formelle d'Alexandre prescrivait de
M Ans 184f
sauver à tout prix, au lieu de continuer sa route à Test , il
descendit directement du midi au nord, et marcha sur
•^riedland, qui le rapprochait d'une dizaine de lieues de
la Baltique et par conséquent de Kœnisberg, où depuis
trois ou quatre mois les Prussiens avaient réuni leurs der-
nières ressources militaires. Pendant toute celte marche,
il avait été couvert par l'Aile; mais, arrivé à Friedland,
comme la rivière court tout à coup à l'est, il fut obligé de
la traverser pour prendre la route de Kœnisberg et donner
la main aux Prussiens, qui se trouvaient dans la^Iirection
de celle \ iile, et vers lesquels il avait déjà, comme nous
l'avons dit, dépêché deux divisions.
En avant de Friedland , 55 escadrons de cavalerie ac-
compagnés de 20 pièces de canon, qui poussaient une
grande reconnaissance, rencontrèrent une patrouille fran-
çaise qu'ils enlevèrent, puis, ayant appris par elle que le
9'^ régiment de hussards gardait seul la ville, ils traversè-
rent le pont et se répandirent dans les rues. Le 9« hussard,
délogé par une force décuple de la sienne, perdit quelques
hommes, et se repliant par la route d'EyIau sur Domnau, où,
depuis la veille, le corps d'armée de Lannes avait pris posi-
tion par ordre de l'Empereur, il lui annonça que les Russes,
qu'on croyait en retraite, faisaient un retour offensif. Lan-
nes, qui croit n'avoir affaire qu'à quelque division isolée,
— •22 — OZIÈME VOLL.MF.
170
LECTURES DU SOIR.
ordonne aussitôt à la brigade Ruffîn, des grenadiers d'Ou-
dinot, de reprendre le pont de Friediand ; mais à peine la
brigade est-elle partie quM reçoit une lettre de Napoléon.
Cette lettre lui annonce que ce n'est point une simple di-
vision, mais l'armée russe tout entière qui est en marche
sur Kœnisberg.
Aussitôt Lannes, qui venait de se mettre au lit, se relève
et expédie courrier sur courrier. Oudinot part avec le reste
de ses troupes pour soutenir la brigade Uuffin ; Grouchy
reçoit le commandement de la cavalerie en l'absence de
Murât; il marchera sur Domnau, et vers minuit il y sera
arrivé. Mortier, qui est à Lampasch, se mettra en mouve-
ment à l'instant même, et arrivera à quatre heures du
matin ; Verdier, enfin, qui commande, avec la brigade
Oudinot, la seule infanterie que possède Lannes, viendra
aussi vite qu'il pourra, amenant les débris de sa division
écharpée à Heilsberg et dont le 2' léger fait partie ; restaient
les six régiments de cuirassiers et de carabiniers de Nan-
souty ; mais on n'en avait pas de nouvelles, on ne savait
pas où ils étaient, et l'on espérait qu'ils se rallieraieut au
canon.
Cependant Oudinot a fait forcer le pas à ses soldats ; il a
rejoint sa brigade, et s'avance avec elle vers Friediand. A
une lieue et demie de la ville à peu près , le terrain
commence à s'incliner par une pente douce, à laquelle on
arrive par une grande route qui traverse la foret de Sort-
lach; à gauche, cette forêt s'arrête tout à coup , et laisse
à découvert la plaine; à droite, elle s'écarte pour faire
place au village de Balhkeim ; puis elle reprend plus
épaisse, et va s'étendre jusque de l'autre côté de l'Aile.
Oudinot arriva vers cette partie de la forêt qui s'ouvre
sur la plaine, vers les trois heures du matin ; il ne faisait
déjà plus nuit, et cependant il ne faisait pas jour encore.
Au milieu du crépuscule, il vil luire une vive fusillade, et
un instant après il aperçut sou avant-garde, qui avait
poussé jusqu'à Friediand, vivement ramenée par des for-
ces triples des siennes. C'était un avis d'assurer la route
d'EyIau par laquelle l'armée devait arriver. En consé-
quence, Oudmot jeta dans le bois de Sortiach deux batail-
lons de tirailleurs ; le village de Poslhenen se trouvait à
un quart de lieue de lui , sur son chemin ; il s'en servit
comme d'un fort, pour indiquer son front et lier ses deux
ailes, puis enfin il étendit le reste de ses troupes dans
l'espace compris entre Posthenen et Heinrichsdorff. C'é-
taient cinq ou six bataillons , qui, disséminés sur une
grande étendue, pouvaient faire croire à un nombre dou-
ble. Quelques pièces de canon, disposées derrière des émi-
nences, soutenaient cette poignée d'hommes; en outre, un
ruisseau sortant du bois de Sortiach couvrait tout ce front,
tandis qu'un autre ruisseau, échappé du village de Posthe-
nen, coupait le premier, et après avoir roulé une centaine
de pas avec lui, se jetait dans un ravin, divisant en deux
parties inégales la plaine de Friediand, et allait se perdre
dans un étang qui borde le côté nord de la ville.
Au point du jour, la fusillade éclata. Les Russes avaient
envoyé à l'attaque du bois de Sortiach tous les tirailleurs
et tous les chasseurs de leur garde : c'était toute l'infante-
rie dont ils pouvaient disposer pour le moment ; mais cha-
que instant devait leur amener du renfort. Leur armée
était partie de Scliippcnbeil dès la veille au soir, et, outre
le pont de Friediand , trois autres ponts jetés sur l'Aile
s'apprêtaient à leur donner passage. En attendant, comme
nous l'avons dit, la fusillade était déjà engagée sur une
ligue de 1,800 toises.
Ce fut en ce moment que Lannes parut. Il avait rallié la
division Grouchy, et, sans attendre les carabiniers et les
cuirassiers de Nansouty, il s'était mis en route. 11 trouva
l'ennemi qui commençait à se déployer en bataille , sa gau-
che appuyée à Posthenen et sa droite à Friediand ; il entra
aussitôt en ligne, et quoiqu'il n'eût, y compris la division
Oudinot déjà engagée, qu'une douzaine de mille hommes,
il n'hésita point à prendre l'offensive. La cavalerie légère
fut envoyée en première ligne, à la droite des grenadiers
d'Oudinot, et Grouchy se plaça en réserve avec ses dra-
gons ployés en colonnes, et préparés à repousser une atta-
que de flanc. Mais la précaution fut inutile ; la cavalerie
légère, à peine arrivée en ligne, avait chargé l'aile gauche
des Russes et l'avait culbutée. Cette aile s'était aussitôt
retirée sous la protection d'une batterie ; comme si elle eût
eu assez de ce premier échec, elle se tenait tranquille.
Quant à la gauche, elle se tenait immobile, et à la manière
dont elle se refusait, il était facile de voir qu'elle cachait
quelque grand mouvement.
En effet, bientôt on vit poindre la tête d'une colonne
qui s'avançait rapidement sur le village d'Ileinrichsdorff,
et qui s'en empara sans que notre cavalerie, empêchée
par les ravins qui coupaient toute la plaine, pût l'en empê-
cher. Ce village fut aussitôt garni d'infanterie et d'artille-
rie. Ce mouvement avait cela d'inquiétant, qu'il conduisait
à un double but. Les Russes pouvaient faire leur jonction,
du bois, avec les Prussiens ; ensuite, se rabattant sur nos
derrières, couper du reste de l'armée la division Lannes,
qui venait de traverser le bois placé sur la route de Dom-
nau.
Aussitôt Grouchy, pour parer à ce danger, laisse Lannes
et Oudinot avec l'infanterie à Posthenen, se hâte de faire
repasser le bois de Domnau à ses dragons , et, par un che-
min plus facile et qui dérobe sa marche, s'avance en dé-
crivant une courbe vers Heinrichsdorff. Bientôt, impatient
de voir de ses propres yeux où en étaient les choses, il
met son cheval au galop et devance ses dragons; mais à
peine a-t-il fait cinq cents pas, qu'il voit à travers les ar-
bres étinceler les casques d'une troupe qui se replie en dés-
ordre. Ce sont les cuirassiers et les carabiniers de JSan-
souty, qui, ayant ordre de rejoindre, ont marché droit
devant eux, et qui ont rencontré les Russes à Heinrichs-
dorff. Ne sachant pas à qui ils ont affaire, et voyant la
plaine couverte au loin d'ennemis, ils n'ont pas tenu ou du
moins n'ont tenu que mollement. En ce moment, du côté
de Posthenen, arrive au galop et tout couvert de poussière
un aide-de-camp de Lannes. C'était le jeune capitaine Gué-
heneuc, aujourd'hui lieutenant-général en Afrique.
— Général, s'écrie-t-il du plus loin qu'il voit Grouchy,
empêchez l'ennemi de couper nos communications ; faites-
vous tuer, s'il le faut, vous et vos hommes ; c'est l'ordre
du maréchal.
Et il repart ventre à terre, impatient de reprendre sa
part de la bataille, dont Vordre important qu'il apporte l'a
un instant éloigné.
Grouchy alors se jette au milieu des cuirassiers et des
carabiniers de Nansouty, en leur criant de faire halte, et
qu'il leur amène du secours. A sa voix, les fuyards se ral-
lient; Nansouty, qui combattait sur les derrières, arrive
alors ; les deux généraux réunissent leurs efforts, et la
nouvelle se répand que les dragons arrivent; de loin déjà
on voit briller leurs casques ; cuirassiers et carabiniers se
reforment. Grouchy laisse à Nansouty le soin de les lui
ramener, met son cheval au galop, arrive sur une hauteur,
découvre tout le champ de bataille, dislingue les colonnes
d'infanterie russe qui débouchent de Friediand et s'avan-
cent à grands pas vers Heinrichsdorff, précédées d'un
nuage de cavaliers. Il n'y a qu'un moyen de mettre une
MUSEE DES FAMILLES.
171
digue à celle mer qui monte. Il faut s'emparer, coûte que
coule, du village d'Heinrichsdorff où les Russes viennent
de se retrancher, retourner contre eux leurs propres ca-
nons, tenir là jusqu'au dernier homme, et briser leur mou-
vement par noire résistance. En ce moment parait une
tête de colonne d'infanterie; c'est la brigade Albert des
grenadiers d'Oudinot, qui accourt pressée par les ordres
de Lannes, qui reconnaît de plus en plus la nécessité de ne
pas permettre que l'ennemi déborde notre gauche.
Alors Grouchy se retourne, et aperçoit derrière lui ses
fidèles dragons, et à leur gauche les cuirassiers et les ca-
rabiniers de Nansouty, qui, honteux de leur panique d'un
instant, ont hâte de prendre leur revanche ; Grouchy se
met aussitôt à la tête de la brigade Milet, ordonne à la bri-
gade Carrée de seconder son mouvement en tournant le
village, et s'élance sur Heinrichsdorff, essuie le feu d'une
batterie, qui lui tue une quinzaine d'hommes, et le feu de
la mousqueterie qui lui en couche le double à terre, pénè-
tre dans les rues, sabre l'infanterie, la repousse, la presse,
la culbute, la rejette enfin au delà du village où l'alteudent
Carrée et ses dragons, qui en sabre à son tour une partie,
et fait le reste prisonnier. Le village , les retranchements,
et les 4 canons qui le défendaient sont à nous.
En ce moment, la cavalerie aperçoit ce qui se passe à
l'extrémité de son aile droite, et se met à son tour au galop.
Toute la plaine en est couverte, c'est une véritable tempête
d'hommes et de chevaux qui arrive, et va fondre sur les
deux régiments de dragons encore tout rompus par le dés-
ordre de la victoire. Heureusement, Nansouty parait avec
ses cuirassiers. Grouchy s'élance à leur tète, les entraine
après lui, et tombe comme une avalanche de fer au milieu
de la cavalerie ennemie, qui, arrêtée dans son élan, est
bientôt refoulée sur l'infanterie qui la suit; les cuirassiers
les poursuivent, et vont se heurter sur les baïonnettes de
ses premiers rangs qui ne peuvent faire feu, tant Russes et
Français sont pêle-mêle. Grouchy s'aperçoit de l'hésita-
tion de cette infanterie, et au lieu de se replier il continue
son mouvement offensif; alors elle s'intimide, recule , se
débande; Nansouty tombe sur elle avec ses carabiniers, et
alors cavaliers et fantassins fuient ensemble, jusqu'à ce
que des masses trop profondes pour être ébranlées les em-
pêchent d'aller plus loin. Alors grenadiers et carabiniers
viennent se ranger en bataille sur le plateau d'Heinrisc-
dorff, taudis que la brigade Albert, envoyée par Lannes,
s'établit dans le village, et comble l'intervalle qu'il y a en-
tre lui et l'extrémité de notre aile gauche. 11 y a alors sur
ce point une trêve d'un instant, pendant laquelle oa res-
pire.
Pendant ce temps, au centre et à notre droite, Oudinot
se maintient en faisant faire à ses grenadiers des miracles
de courage et des chefs-d'œuvre de stratégie. Le terrain,
coupé de flaques d'eau, de mamelons, de ravins et de
petits bois, lui permet de dissimuler son infériorité numé-
rique. Un rideau de tirailleurs, dont on ne peut reconnaî-
tre le nombre, cachés qu'ils sont dans les seigles , entre-
tient un feu roulant sur toute la ligne ; cependant ces
tirailleurs, dont il faut éternellement dissimuler les perles,
épuisent peu à peu les bataillons qui les alimentent, et à
la tête desquels Oudinot charge toutes les fois que l'en-
nemi tente quelque chose de plus décisif; peu à peu la di-
vision se fond et s'amoindrit; Oudinot fait avancer sa ré-
serve, dernière et suprême ressource, et il en est à calculer
si tout ce qu'il a d'hommes encore pourra durer jusqu'au
moment où Napoléon arrivera. Aussi, profilant de la per-
mission que l'Empereur lui a donnée de communiquer
directement aveclui, il lui envoie soo quatrième courrier :
— Dites à l'Empereur, lui dit-il , que mes petits yeux y
voient bien, que j'ai toute l'armée russe devant moi, et quo
je ne pourrai pas tenir s'il n'arrive à mon secours.
En effet, la situation devenait effrayante. On vovait les
Russes s'avancer par masses profondes , traverser les
quatre ponts de l'Aile, et passer immédiatement de l'ordre
de marche à l'ordre de bataille. 11 était neuf heures du ma-
tin, et depuis cinq heures ses longues colonnes d'infante-
rie et ses trains d'artillerie n'avaient cessé de défiler. Grou-
chy et Nansouty, de leur côté, en étaient à leur douzième
charge : les Saxons, qui formaient six escadrons placés
sous les ordres du second, avaient été hachés, entourés de
troupes trois fois plus nombreuses que les siennes. Ce n'é-
tait qu'à force de ruses, et en divisant sans cesse les efforts
de l'ennemi, que Grouchy était parvenu à tenir. Enfin,
vers sept heures, un renfort lui était arrivé; c'étaient
les dragons Bataves , faisant partie de la division Mor-
tier, qui avaient quitté Lampasch à une heure du matin,
avaient lait sept lieues sans se reposer, et qui, malgré
cette marche forcée, entraient en ligne sans respirer. Ils
annonçaient, au reste, que les deux divisions d'infanterie
sous les ordres du maréchal les suivaient à une lieue par
derrière. Grouchy envoya un aide-de-camp annoncer sur-
le-champ cette bonne nouvelle à Oudinot.
Elle arrivait à temps : un effort un peu puissant des
Russes eût suffi pour déchirer cette toile d'araignée avec
laquelle il leur faisait illusion ; mais les Russes ne pou-
vant croire à tant d'audace, et ignorant qu'ils n'avaient
devant eux qu'un corps d'armée , craignaient quelque
surprise. Ce bois de Sortlach surtout, d'où partait un feu
si vif de tirailleurs, leur semblait receler des milliers d'en-
nemis prêts à les attaquer en flanc s'ils se hasardaient ù
nous forcer.
A neuf heures du matin, Mortier, qui précède son corps
d'armée de quelques centaines de pas, arrive sur le champ
de bataille, où il trouve Oudinot qui commande comme un
général et qui se bat comme un grenadier. En arrivant,
le cheval du maréchal est tué par un boulet de canon;
Mortier se relève et monte sur un autre cheval. Ses têtes de
colonnes paraissent : il court aussitôt à elles, place les trois
régiments de la division Dombrovvski en réserve derrière
nos batteries, déploie les quatre régiments de la division
Dupas à la droite d'Heinrichsdorff, relève les grenadiers
d'Oudinot, qui sont au feu depuis cinq heures, par un ba- '
taillon du -4« d'infanterie légère et le régiment de Paris, et
ordonne à ses braves de se faire tuer jusqu'au dernier,
mais de ne pas reculer d'un pas.
La recommandation n'était pas inutile, car l'affaire de-
venait déplus en plus chaude. L'armée russe tout entière,
c'est-à-dire 70 à 73,000 hommes, était en vue, et à peine
en avions-nous 20,000 à lui opposer. Un grand mouve-
ment se décidait enfin, on lui voyait former ses colonnes
d'attaque : ces colonnes se dirigeaient vers le bois de Sort-
lach ; il voulait donc déborder à la fois notre droite et
notre gauche. Oudinot fait un dernier effort, et fait filer
dans le bois les grenadiers que vient de faire relever Mor-
tier, ainsi que tout ce qui lui reste de réserve disponible,
et envoie un cinquième courrier à Napoléon.
Heureusement, au moment où l'ennemi aborde la forêt,
Verdier arrive avec sa division; il amène quatre régiments,
c'est le 2« et le 72' de ligne, et le 12' et le 2« léger. Ces
quatre régiments ont été écharpés à Heilsberg ; à peine se
composent-ils de 5,000 à 3,500 hommes ; mais ce sont
des braves éprouvés; ce renfort, si faible qu'il soit, est
donc d'un prix incalculable. Lannes les forme en colonne
d'attaque ; Oudinot se met à leur têle, et tombe avec eu.^
172
LECTURES DU SOIR.
sur les colonnes russes qui attaquent le bois de Sorllach.
Cependant, comme nous l'avons dit, Napoléon était à
Elplace : au premier courrier qu'il avait reçu d'Oudinot, il
avait douté ; mais un second était arrivé, puis un troi-
sième, puis un quatrième. Celui-là rencontre l'Empereur
au moment où il part; c'était celui qui apportait la nouvelle
la plus positive que l'Empereur eût encore reçue. A peine
a-t-il fait un quart de lieue, qu'un aide-de-camn du géné-
ral Lannes arrive à son tour ventre à terre. Napoléon le re-
connaît.
Ah ! c'est vous, monsieur de Saint-Mars? lui dit-il;
votre cheval a eu de la besogne, îi ce qu'il parait.
— Oui, sire, répond Saint-Mars, car le maréchal Lannes
m'a dit de le «rêver, s'il le fallait, pour vous annoncer dix
minutes plus tôt qu'il a l'armée russe tout entière sur les
bras.
— Eh bien ! que dites-vous de ceJa, monsieur de Saint-
Mars? demande en souriant Napoléon.
— Je dis, sire, répond l'aide-de-camp, que c'est aujour-
d'hui l'anniversaire de Marengo.
— Allons, messieurs, dit Napoléon en se retournant vers
son état-major, ne faisons pas mentir .M. de Saint-Mars ;
pressez vos hommes, et en avant. Puis, cherchant des
veu.x autour de lui :
— Où est Ney ? demanda-t-il.
— Bien près de Friedland à cette heure, répondit le qua-
trième courrier du général Oudinot, car je l'ai rencontré
avec ses deux divisions d'infanterie, et sa cavalerie en
éclaireur, à une heure à peine de Domnau.
Alors il doit être en ligne maintenant ; une fois qu'il
a flairé la poudre, c'est fini.
A mesure qu'il avançait, au reste. Napoléon pouvait se
convaincre de la vérité des rapports d'Oudinot et de Lan-
nes ; on entendait rugir les bordées de canon, répétées par
les échos de la forêt de Sorllach, et il était évident, au peu
d'intervalle que les volées mettaient entre elles, que de
part et d'autre on se battait avec un extrême acharnement.
En arrivant à Domnau, Napoléon rencontre le premier
corps ; du plus loin qu'ils l'avaient aperçu, les généraux
Victor et Maison avaient mis leurs chevaux au galop pour
le joindre, et l'avaient fait ranger en bataille. Napoléon,
après avoir fait compliment aux soldats sur leur belle te-
nue, s'avança aussitôt vers le général d'artillerie.
Combien de pièces avez-vous, Lenormant? deman-
da-t-il.
— Trente-six, sire, répondit le général.
C'est bien ; il faudra chauiïer, la reine aime les bou-
lets. Puis, apercevant le général Dupont : — Prenez votre
division, général, ajoula-t-il, je compte sur elle et sur vous
pour gagner la bataille.
A ces mots, mettant son cheval au galop. Napoléon et
son escorte laissèrent en arrière les diflërents corps que
son passage éleolrisait. Bientôt il rencontra les prisonniers
russes fairs le matin par Grouchy à rieinrichsdorlT ; puis le
corps du maréchal Ney qui s'avançait au pas de course, et
n'était qu'à une demi-lieue du champ de bataille ; enfin Na-
poléon déboucha à son tour par la trouée, et s'élançant sur
le champ de bataille, il arriva au milieu des lignes de
Lannes et d'Oudinot; mais déjà de loin il avait été reconnu,
et les cris de vive l empereur ! répétés sur toute la ligne,
avaient annoncé son arrivée à l'ennemi.
Lannes accourut au galop ; en deux mots il lui rendit
compte de la situation, lui montra le champ de bataille
couvert de morts, et le faible rideau d'hommes avec lequel
il imposait à l'ennemi.
Puis Oudinot vint à son tour. Napoléon n'avait point ou-
blié les six courriers qu'il en avait reçus.
— Je vous amène l'armée, lui dit il.
— Elle est la bienvenue, sire, répondit Oudinot, car
nous en avons diablement besoin.
— Mais où est donc l'Aile? demanda Napoléon en cher-
chant des yeux la rivière.
— Là, reprit Oudinot en étendant le bras vers l'orient et
vers le nord, là, derrière l'ennemi. Ah! ajouta-t-il en
poussant un soupir, je lui mettrais bien le cul dans l'eau,
mais j'ai usé mes pauvres grenadiers.
— Jusqu'à la réserve ? demanda Napoléon.
— Jusqu'à la réserve, tout est engagé, excepté un batail-
lon qui garde les munitions.
En ce moment, un obus tomba sur un caisson, le caisson
sauta, et 14 hommes de ce bataillon, dernière ressource
d'Oudinot, furent tués. Tous deux portèrent les veux vers
la roule par laquelle devait arriver l'armée, mais rien ne
paraissait encore.
— Combien croyez-vous qu'ils sont ? continua l'empe-
reur.
— Dame ! vous le voyez, sire, répondit Oudinot.
— Oui, mais en masse; vous qui les avez vus se déployer
depuis le matin, vous en pouvez mieux juger.
— 70 à 80,000 hommes.
— Plus, plus, murmura Napoléon. Et à ces mois il fit un
mouvement pour mettre son cheval au galop, afin de se
rapprocher de l'ennemi, et gagner un mamelon du haut
duquel tout le champ de bataille devait se déployer à ses
yeux; mais Oudinot l'arrêta.
— Eh bien! sire, lui dit-il, que faites-vous ? ce n'est
pas là votre place ; j'y vais, moi, je ne veux pas que vous
attrapiez leurs balles ; voycii comme elles ont arrangé mon
cheval, et il lui montra le pauvre animal tout sanglant de
trois blessures.
— Oudinot, lui dit l'empereur après l'avoir regardé avec
émotion, je savais que partout où vous étiez je n'avais à
craindre que pour vous ; mais aujourd'hui vous vous êtes
surpassé. Puis, reportant la vue sur les Russes : Encore
quelques heures, ajouta-t-il, et si l'ennemi reste dans celte
position il est perdu.
Alors Napoléon fait signe à Roustan de lui présenter sa
longue-vue, l'applique un instant à son œil, parcourt tout
l'espace compris entre le bois de Sorllach et le village
d'HeinrichsdortT; puis, repoussant de la paume de la
main, les uns dans les autres, les tuyaux de sa lorgnette, il
dicte à Berlhier l'ordre de bataille suivant :
« Le maréchal Ney prendra la droite : il appuiera à la
position actuelle du général Oudinot ; le maréchal Lannes
fera le centre, qui commencera à la gauche du maréchal
Ney, c'est-à-dire à peu près vis-à-vis du village de Posthe-
nen ; la partie de la droite que forme actuellement le géné-
ral Oudinot appuiera insensiblement à gauche pour ren-
forcer le centre, et le maréchal Lannes réunira, autant
qu'il le pourra, les divisions ; par ce ploiement il pourra
se placer sur deux lignes.
€ La gauche sera formée par le maréchal Mortier, qui
n'avancera jamais; le mouvement devant être fait par notre
droite et pivoter sur notre gauche.
« Le général Grouchy, avec la cavalerie de l'aile gauche,
manœuvrera pour faire le plus de mal possible à l'ennemi,
qui, par ralta(]ue vigoureuse de notre droite, sentira la né-
cessité de battre en retraite.
« Le général Victor formera la resserve ; il sera placé en
avant du village de Poslhenen, ainsi que la garde à pied cl
achevai.
MUSEE DES FAMILLES.
173
« La division Lalour-Mauboiirg sera sous les ordres du
maréchal Ney; la division La Houssaye sera sous les ordres
du généra! Victor.
« L'em|)creursera à la réserve, au centre.
« On doit toujours avancer par la droite, et l'on doit
laisser l'initiative du mouvement au maréchal Ney qui
doit attendre l'ordre de l'empereur pour commencer.
« Du moment où le maréciial Ney commencera, tous les
canons de la ligne doivent doubler le feu, et dans la direc-r
tion de proléger son attaque.
Ei^-T^fc^
Lobau.
Mortier.
Ney.
Victor.
Grouchy.
€ Devant Friedland, au bivouac, le 14 juin ■1807, à deux
heures après-midi.
a Le prince de Ncufchàtel,
« major-général ,
« Maréchal Al. Berthier. »
Ainsi, si le plan est exécuté comme il a été conçu, Ney
enfoncera l'aile gauche des Russes, la repoussera sur la
ville entre l'étang qui baigne ses murs au nord et l'Aile
qui fait un retour au midi ; puis il prendra le centre à re-
vers, tandis qu'Oudinot, Grouchy et le reste de l'armée
chargeront de front.
Malheureusement il faut plus de deux heures encore à
Napoléon pour qu'il ait toute son infanterie ; pendant ces
deux heures, Nenningsen peut profiter de sa supériorité
numérique et nous écraser; ou bien, refusant la bataille, se
retirer par les quatre ponts jetés, les brûler ensuite et
mettre la rivière entre lui et nous. En tout cas Napoléon,
qui sent le besoin de réunir le plus grand nombre de for-
ces possible, écrit à Murât , qu'il a détaché avec Soult et
Davoust pour prendre Kœnigsberg ;
« Au grand-duc de Berg,
• Devant Friedland, le 14juin, à trois heures de l'après-
midi.
« La canonnade dure depuis trois heures du matin; l'en-
nemi parait être ici en bataille avec son armée. Il a voulu
d'abord déboucher sur Kœnigsberg; actuellement il parait
songer sérieusement à la bataille qui va s'engager. Sa Ma-
jesté espère que vous serez entré à Kœnigsberg, et qu'avec
deux divisions de cuirassiers et le maréchal Davoust vous
aurez marché sur Friedland, car il est possible queTalTaire
dure encore demain; tâchez donc d'arriver à une heure du
matin ; nous n'avons point encore de vos nouvelles d'au-
jourd'hui. Si l'Empereur suppose que l'ennemi est en très-
grande force, il est possible qu'il se contente aujourd'hui
de le canonner, et qu'il vous attende. Communiquez une
partie de celte lettre à MM. les maréchaux Soult et Da-
voust. »
Cependant l'Empereur doute encore que l'ennemi se
hasarde ainsi à nous livrer bataille, ayant une rivière à dos,
et sans autre moyen de retraite que quatre ponts, qu'une
charge à fond peut faire tomber en notre pouvoir, .\ussi la
position lui parait-elle si extraordinaire, qu'il envoie eu
reconnaissance tous les officiers qu'il trouve sous sa main;
mais tous s'accordent dans leur rapport sur le mouvement
offensif des Russes. Alors se retournant vers Savary :
— Allez donc ii votre tour, lui dit-il, glissez-vous le
long du bois, cherchez un endroit d'où vous puissiez
l
174
LECTURES DU SOIH.
voir le pont, et revenez me donner une réponse positive.
Savary obéit, disparait entre les arbres, et revient au
bout d'un quart d'heure annoncer que non-seulement les
Russes ne se retirent pas, mais encore qu'ils continuent de
traverser les ponts pour passer sur la rive gauche de l'Aile,
et qu'ainsi on doit s'attendre à ce qu'ils seront prêts dans
une bonne heure.
— Eh bien ! moi aussi je suis prêt, dit l'Empereur ; j'ai
donc une bonne heure sur eux, et "puisqu'ils en veulent, je
vais leur en donner.
En effet, Napoléon venait de voir apparaître ses têtes de
colonnes. On laissa une demi-heure aux soldats pour se re-
poser; on visita les armes, on renouvela et l'on doubla les
munitions ; puis, profitant de trois magnifiques chaussées
qui traversaient le bois de Sortiach, il y forma ses colonnes
d'infanterie et de cavalerie. Puis, s'étant assuré que l'ordre
de bataille avait été parfaitement compris des principaux
chefs, il tira sa montre, sur laquelle toutes les montres
avaient été réglées, et voyant qu'il était cinq heures pré-
cises, heure désignée par lui pour être celle de l'action, il
fit tirer un coup de canon isolé; c'était le signal. Trois salves
d'une batterie de 20 canons lui répondirent ; puis aussitôt
tout déboucha, infanterie, cavalerie, artillerie, et la canon-
nade s'allumant comme si une longue traînée de poudre
courait sur un espace de 1,800 toises, se fit entendre, con-
centrant tous ses feux sur la gauche des Russes, afin de fa-
voriser le mouvement du maréchal Ney.
C'est qu'aussi, et à l'instant même, ses deux divisions
d'infanterie sortaient des bois où elles s'étaient massées,
et s'avançaient l'arme au bras dans la plaine, obliquant un
peu à gauche et prenant pour but le clocher de Friedland,
dont on ne voyait que la flèche, cachée qu'était la ville par
une petite montée de terrain derrière laquelle coule la ri-
vière.
Cependant les deux divisions ne manœuvraient point
d'un pas égal ; celle de gauche, que commandait le général
Bisson, s'avançait par échelons, lentement et comme à une
parade ; celle de droite, qui était commandée par Marchand
et qui se composait de cinq régiments, marchait en une
leule colonne par divisions, et présentait une masse pro-
fonde d'environ 5,000 baïonnettes sur 60 hommes de front:
c'était celle-là qui devait aborder la première l'ennemi ; en
conséquence elle marchait au pas de charge, chassant de-
vant elle une nuée de tirailleurs russes , dont le feu pétil-
lait incessamment, sans que la masse géante daignât ré-
pondre à ce feu par un seul coup de fusil.
Elle marchait ainsi depuis un quart d'heure à peu près,
quand tout à coup elle arrive à un coude de l'Aile qui lui
barre le chemiu, poussant dans la rivière ce qui avait essayé
de s'opposer à son passage. En un instant tout le cours de
l'Aile est couvert de tirailleurs russes qui se noient; la co-
lonne elle-même, après avoir tout chassé devant elle, arrive
sur le bord de la rivière, qu'elle n'a pas vue, et est forcée
de s'arrêter pour faire un à-gauche. Dans ce moment, de
l'autre côté de la rivière, à portée de fusil d'elle, éclate une
effroyable canonnade, et une grêle de mitraille vient fouil-
ler ses rangs. A cette première volée, le colonel Fririon, du
69» régiment, et ses deux chefs de bataillon tombent bles-
sés ; les officiers, qui voient la confusion prête à se mettre
dans les rangs , s'élancent à la tête de leur compagnie, et
répètent à haute voix les commandements supérieurs ;
mais leur voix se perd dans le roulement du canon, eteux-
mênres disparaissent dans la fumée. Une seconde bordée
succède alors à la première, et une troisième à la seconde :
la mitraille tombe pressée comme la grêle en un jour d'o-
rage. Au milieu de ce tumulte, un hourra se fait entendre;
c'est une charge de cavalerie qui tombe sur notre flanc
gauche avec une telle rapidité, que les cavaliers ennemis
qui se trouvent en face des intervalles des régiments fran-
chissent au galop ces intervalles , et de notre gauche, où
ils étaient, passent en bondissant à notre droite : le porte-
aigle du 159* n'a eu que le temps de se jeter ventre à terre,
et de couvrir son aigle de son corps. L'ouragan passe par-
dessus lui sans le toucher ; alors il se relève et se jette dans
les rangs de ses camarades, qui un instant ont cru leur
aigle perdue, s'ouvrent et se referment autour de lui avec
des cris de joie
Alexandre DU^fAS.
{La suite au prochain numéro.)
sous CHARLES IL
L — LES nxNCÉS.
Sur la côte orientale de l'I^cossc, entre le golfe d'Edim-
bourg et celui du Tay , dans le comté de Fife, on voyait encore
vers la fin du dix-septième siècle, non loin de la ville de
Saint-André, une de ces jolies maisons de campagne aux-
quelles on a donné dans la suite le nom de cottages.
Celui dont nous parlons, malgré le haut rang qu'occu-
pait dans l'Église son propriétaire , et malgré la rigidité
des principes religieux de l'époque, offrait une délicieuse
demeure.
La maison d'habitation avait le cachet d'une élégante
simplicité ; la disposition du terrain s'y revêtait des formes
gracieuses que l'art avait surprises à la nature ; les pièces
de gazon d'un beau vert, les bouquets d'arbres distribués
avec goût, mais jetés çà et là comme par hasard, les haies
tondues soigneusement pour que l'œil pût embrasser à la
fois et l'entière étendue et les nombreux accidents du sol,
formaient de ce séjour champêtre un véritable Éden, où
le révérend James Sharpe , archevêque de Saint-.\ndré et
primat d'Ecosse , venait chaque année passer la belle sai-
son, accompagné de miss Emma, son unique enfant, st
fille chérie.
Dans la soirée du 2 mai de l'année 1679, sur la terrasse
de cette jolie demeure, terrasse garnie d'un double rang
d'ormes séculairesdont les branches, rnlrelacéesel garoiM
MUSEE DES FAMILLES.
175
, de feuilles toiifTues, formaient une longue suite d'arceaux
délicieux, la jeune miss était venue, suivie de sa gouver-
nante, respirer le doux parfum des fleurs. Tantôt, vive et
joyeuse, elle courait sur le sable (in de sa promenade ché-
rie, tantôt, les coudes appuyés sur le mur qui longeait l'a-
venue, elle jetait ses beaux yeux sur les flots azurés qu'une
brise légère poussait mollement jusqu'au pied de la falaise,
dont la maison de son père occupait un point culminant.
Mais tout à coup Emma s'arrête, elle écoute, et sa préoc-
cupation est telle, que les objets sur lesquels son regard
semble arrêté ont eux-mêmes cessé d'exister pour elle.
Cet état était trop peu ordinaire à la jeune miss pour ne
pas frapper sa gouvernante : aussi mistress Betty se rap-
procha-t-elle à l'instant de sa pupille.
— Chère fille, lui dit-elle, pourquoi donc cette inaction,
cette sombre méditation, quand tout vous sourit, quand
tout concourt...
La jeune fille se tourna vivement vers sa gouvernante,
lui mit la main sur la bouche en plaçant elle-même un doigt
sur ses lèvres , et, par un prompt et léger mouvement,
elle éloigna mistress Betty du bord de l'avenue, de ma-
nière à ce que l'une et l'autre fussent cachées derrière les
arbres; car, du sentier pratiqué le long du mur près du-
quel elles se trouvaient, il était facile aux passants d'aper-
cevoir ceux que le spectacle de la mer attirait sous les
arceaux des ormes.
X peme Emma et sa gouvernante se furent-elles mises
à l'écart, que des pas retentirent sur le sentier, des sons
de voix, confus d'abord mais successivement plus distincts,
se firent entendre, et des paroles prononcées dans le dia-
lecte des Écossais des hautes terres vinrent glacer d'é-
pouvante la fille du prélat.
Tant qu'elle put saisir la moindre syllabe, la jeune fille
demeura immobile et serrée contre l'arbre qui lui servait
d'appui ; mais dès que la voix de ceux qui suivaient le sen-
tier eut cessé de parvenir jusqu'à elle, quand elle ne dis-
tingua plus que le bruit léger de pas lointains, la force qui
l'avait soutenue jusqu'alors l'abandonna, ses genoux flé-
chirent, et son corps s'afl^aissa dans les bras de sa gou-
vernante, qui suivait avec anxiété tous les mouvements
d'Emma.
— Misérables Higlanders ! dit mistress Betty en faisant
respirer à la jeune fille les sels que par prévoyance elle
portait toujours sur elle. Qu'oot-ils pu dire, pour jeter
ainsi le trouble dans le coeur de cette chère enfant?...
Pourquoi faut-il que je ne comprenne pas leur maudit
jargon ?
Les sels, l'air du soir devenu plus frais, agirent promp-
tement sur Emma, elle reprit bientôt l'usage de ses sens;
ses beaux cheveux blonds, en désordre sur ses blanches
épaules, furent promplement renoués sur sa tète, et, ap-
puyée sur le bras de sa gouvernante, elle reprit le chemin
de la maison.
— Me direz-vous maintenant, chère fille, ce qui a causé
votre trouble et votre malaise?
— Hélas! bonne Betty, à toi je puis confier mes crain-
tes. Ne t'ai-je pas toujours fait lire dans mon cœur? Té-
moin de mes joies enfantines, ne les as-tu pas toujours
partagées? Mes sentiments les plus secrets, ne te les ai-je
pas toujours confiés? Et quand ce matin mon père me
* présenta Henry Honyman comme l'époux qu'il me desti-
nait, heureuse et fière de ce choix, n'ai-je pas couru t'ap-
prendre un événement qui met le comble à mes vœux !
Ah! ce n'est pas la beauté de Henry, ce ne sont pas seu-
lement ses belles qualités qui me l'ont fait désirer pour
époux. Devenu le pupille de mon père depuis que le sien
succomba sous les coups de fanatiques presbytériens, dès
mon enfance, le fils de l'évêque des Orcades fut de ma
part l'objet d'une afl^ection qui prit naissance dans le sou-
venir de la fin tragique de son père, auquel je devais les
jours du mien. Abrités sous le même toit, élevés par le
même maître, ensemble nous avons puisé à la source fé-
conde de l'instruction paternelle. Nos études, nos jeux,
nos plaisirs furent communs, et c'est ainsi que notre jeune
amitié trouva chaque jour de nouveaux aliments, jusqu'au
moment où, se transformant en un sentiment i)!us tendre,
elle nous laissa entrevoir l'espoir du doux avenir que mon
père lui-même a préparé. Tu sais d'ailleurs, bonne Betty,
les démarches et les persécutions de sir David Hackston ;
tu n'as pas oublié que , guidé par un fol amour, ou plutôt
par un téméraire orgueil, cet homme n'a pas craint de
multiplier ses odieuses obsessions pour me faire connaître
sa passion ; comme si la crainte de réveiller dans l'esprit
de mon père des inquiétudes qui paraissent calmées, et
l'assurance que sir David Hackston ainsi que John Bal-
four, son beau-frère, se sont placés à la tête des non-con-
formistes de ce canton , n'étaient pas deux motifs plus
que suffisants pour me faire repousser avec ménagement
une pareille recherche.
— Aussi, toutes les fois que j'ai eu occasion de le ren-
contrer, ai-je eu soin de lui dire : « Vous comprenez, sir
David, que la chère enfant est trop jeune pour songer au
mariage. Les grands seigneurs de l'Ecosse auraient beau
rechercher son union, ils n'obtiendraient pas le consente-
ment de son père, car, après le culte de Dieu, ce saint
homme n'a ici-bas d'autre consolation que sa fille. D'ail-
leurs, il faut laisser le temps à Sa Grâce d'oublier la con-
duite qu'a tenue envers elle votre beau-frère Balfour. D'un
autre côté, la jeune fille est si heureuse chez son père,
qu'elle ne voudrait pour tout au monde prendre un parti
qui l'éloignàt de lui. Et puis, ajoutais-je, entre nous, sir
David , quoique vous soyez maintenant cité pour le rigo-
risme de vos mœurs, pour la rigidité de vos principes reli-
gieux, votre complet retour dans la voie du Seigneur n'a
pas encore eflacé le souvenir de votre jeunesse dissipée.
Le temps est un grand maître! et Dieu est le maître du
temps ! » Ma dernière entrevue avec lui date du printemps
dernier, et je vous crois débarrassée pour toujours des ira-
portunités de cet homme, qui, dit-on, s'est jeté dans les
opinions extrêmes des whigs les plus exaltés.
— Comme toi, depuis un an, mon amie, je me croyais à
l'abri de tout danger; mais si je n'ai plus à redouter pour
mon père la rage fanatique des enthousiastes presbyté-
riens, si le laps de temps écoulé depuis le dernier attentat
dont il a été l'objet me donne lieu d'espérer que sa vie
n'est plus menacée, j'ai maintenant à trembler pour une
autre existence, pour des jours qui, après ceux de mon
père, me sont devenus les plus précieux.
— Expliquez-vous, chère enfant, je tremble d'effroi !
— Si, à l'instant, tu m'as vue immobile, dévorant avec
avidité les paroles de ces hommes qui ont passé si près de
nous que pas un mot de leur conversation ne m'a échai)pé,
c'est que, dans leur mystérieux entretien, j'ai deviné un
horrible projet.
— Et ce projet, quel est-il ?...
— Celui de venger, sur le fils de l'évêque des Orcades, la
mort de Mitchell, son meurtrier!...
— Bonté divine ! Il n'en sera pas ainsi !
— Non, grâce à elle, il n'en sera pas ainsi! répliqua
vivement Emma. C'est à sa protection que je dois la dé-
couverte d'uu projet homicide, c'est à elle que je devrai
qu'il ne soit point exécuté. Mais, bonne Petty, surveille nos
17G
LECTURES DU SOIR.
serviteurs; il doit en être quelques-uns qui, ou égarés par
un excès de zèle religieux, ou séduits par l'or, épient nos dé-
marches et rendent compte au dehors de ce qui se passe dans
lamaison de mon père. Les deux hommes que j'ai entendus
ne sont autres que sir David, et Balfour, son beau-frère.
C'est de la bouche de ce dernier que sont sorties les me-
naces sanguinaires qui ont glacé mes sens : non-seule-
ment le fanatique presbytérien a appris que ce matin
même mon père a décidé mon mariage avec Henry, il sait
encore que celui-ci doit faire demain une partie de chasse,
et c'est demain qu'il a résolu de faire tomber l'infortuné
jeune homme sous ses coups.
L'entretien que nous rapportons en était à ce point
lorsque Emma et sa gouvernante entrèrent dans le parloir,
éclairé en leur absence, mais vide encore de ceux que la
jeune fille croyait y rencontrer, il était nuit close, et l'ab-
sence prolongée du révérend M. Sharpe fut pour sa fille une
nouvelle cause d'effroi. Elle se disposait donc à sortir de
nouveau pour aller à sa rencontre, lorsque le bruit du
lourd carrosse de l'archevêque se fit entendre. L'émotion de
la jeune fille se calma ; elle eut le temps de recommander à
sa gouvernante le silence le plus absolu sur ce qui venait
de se passer, et ce fut avec la sérénité la mieux étudiée et
l'empre.ssement le plus naturel qu'elle courut au-devant de
son père, qui la ramena dans le parloir, non sans qu'elle
eût échangé avec Henry le plus tendre regard.
L'archevêquede Saint-.\udré, primat d'Ecosse, avait été,
à l'époque de la restauration, l'agent le plus actif des prcs-
Lvtériens. Soit que, par un retour sur lui-même, il eût
reconnu que le zèle outré de ses coreligionnaires pouvait
entraîner de funestes conséquences pour son pays, soit
qu'il eût puisé à la cour de Charles H des idées d'élévation
qui avaient toujours été en opposition avec celles dans le
cercle desquelles il s'était maintenu jusqu'alors, toujours
est-il qu'il lut forcé, en acceptant la plus haute charge du
nouvel établissement épiscopal, de changer de principes,
et que ce changement déchaîna contre lui tous ceux qui
avaient à lui reprocher sa désertion de la vieille cause et
tous ceux qui s'étaient déclarés les fougueux partisans de la
nouvelle. De sorte que, devenu un objet d'animosité gé-
nérale, il n'était pas étonnant qu'il se trouvât exposé à
rencontrer, dans une secte aussi enthousiaste que celle des
non-conformistes, quelques fanatiques qui se croyaient le
droit d'exercer un jugement sur lui, en d'autres termes,
d'attenter à sa vie.
L'intolérance de l'archevêque, les rigueurs qu'il exerça,
et qui furent la cause de longues calamités dont l'Ecosse
eutàgémir, sont du domaine de l'histoire, et nous n'avons
pas pour mission de les excuser ; mais ce que nous ne
devons point passer sous silence, ce sont les bonnes qua-
lités qui faisaient de lui un savant distingué, un excellent
père de lamille, un ami sûr, un prélat austère dans ses
mœurs, mais vivant cependant avec la dignité convenable
à son rang.
Sa fille, dont la naissance coûta la vie à sa femme, lui
était devenue d'autant plus chère qu'elle était le dernier et
le seul enfant qui lui fût resté d'une heureuse union.
A l'époque où ce récit a emprunté sa date, l'archevêque,
parvenu à un âge avancé, craignant, quoiqu'il ne l'avouât
jamais, que ses ennemis ne renouvelassent contre lui
leurs criminels attentats, et ayant remar(|ué rattachement
mutuel de son Emma et du fils de son malheureux ami,
résolut de les unir, et le malin même de ce jour, les jeunes
(^ens avaient clé fiancés.
Henry Honyman atteignait ce moment de la vie où l'éclat
de la jeunesse se parc des alliibuls de la force. Orphelin à
l'âge de quinze ans, il n'avait quitté depuis ce moment le
toit hospitalier de l'archevêque que pour aller se faire re-
connaître à la tète de la compagnie que la faveur dont
jouissait son bienfaiteur, et le rang de celui-ci parmi les
membres du Parlement, lui avaient obtenue dans un régi-
ment de cavalerie. Depuis trois ans Henry était en posses-
sion de son emploi, et s'il passait à sa garnison six mois de
l'année, les six autres mois appartenaient à la maison de
campagne de l'archevêque, ou à l'habitation qu'occupait le
prélat dans la ville de Saint-.\ndré.
A peine entrés dans le parloir, rarchevêque et son jeune
ami s'excusèrent de leur retard.
— Du moment où je vous revois, mon père, vos excuses
deviennent inutiles ; mais les graves occupations de votre
ministère, lorsqu'elles vous retiennent à la ville, ne me se-
ront jamais une raison pour calmer les inquiétudes que me
cause votre retard.
— Vous me donnez, chère enfant, une preuve de votre
bon naturel. Cependant, s'il était vrai que ce retard ne pro-
vînt pas de moi, mais de votre fiancé, que lui diriez-vous,
à lui?
— Ce que ma respectueuse affection ne me permettra
jamais de vous adresser.
— Alors, ma chère, grondez bien fort Henry, je vous
livre le coupable.
— Et le coupable, dit sir Henry, se met entièrement à la
discrétion de son jeune menlor.
— ^e plaisantez pas, monsieur! Au surplus, je ne veux
pas vous juger sans vous entendre, et quand je connaîtrai la
cause qui vous a fuit retenir mon père à la ville, je jugerai si
je dois ou non profiler de la liberté que vous m'accordez.
— Je prévois alors que la réprimande ne sera pas sévère,
carvolre Henry, chère Emma, a, malgré mes instances, pris
à peine le temps de faire toutes les acquisitions qu'il pro-
jetait, quoiqu'il ait rempli ma voiture de tout un attirail
de chasse qui doit lui servir demain...
— Henry n'ira pas à la chasse ! s'écria la jeune fille avec
une vivacité qu'elle ne fut pas la maîtresse de réprimer.
— Vous usez largement de vos droits, chère Emma, re-
prit Henry avec douceur ; mais, de même que le juge ne
condamne point un accusé sans l'entendre, il ne prononce
point son arrêt sans le motiver.
Emma comprit la fausse position dans laquelle l'avait
jetée sa précipitation.
— Henry , reprit-elle en s'adressant à celui-ci , vous
n'interpréterez point défavorablement la forme vive, brus-
que peut-être que j'ai donnée à ma pensée : je sais trop
que ni aujourd'hui ni dans l'avenir je n'ai point d'ordre à
vous imposer; mais si vous voulez faire quelque chose qui
me soit agréable, vous me sacrifierez votre partie de
chasse.
Henry allait répondre, le père d'Emma ne lui en laissa
pas le temps.
— Mais les motifs! Emma... Henry vous a demandé des
motifs.
— Les motifs, mon père : ils sont d'abord dans les dan-
gers qui peuvent résulter d'un semblable exercice...
— L'homme prudent voit le mal et se met à couvert, dit
l'archevêque.
— L'imprudent passe outre, et il trouve sa perte, ré-
pliqua promptemont Emma, qui acheva ainsi le sens du
proverbe de Salomon qu'avait cité son père. — Mais, con-
tinua-t-elle, si vous m'aviez permis d'achever ma pensée,
mon père, j'aurais ajouté que les dangers de la chasse ont
surtout aujourd'hui frappé mon esprit. Henry est fou de
cet exercice. Sans me rendre compte dos plaisirs qu'il y
MUSEE DES FAIMILLES.
177
trouve, je n'en ai calculé pour lui que les périls. Je me suis
tout à coup effrayée de ce qui jusqu'alors ne m'avait causé
aucune alarme; en vain ai-je voulu chasser ce souvenir de
ma mémoire, il m'a continuellement poursuivie, et j'étais
encore sous la pénible impression qu'il m'a causée, lors-
que vous m'avez appris...
— C'est une folle idée, chère enfant, qu'il faut chasser
de voire mémoire. Ilcnry, dans la carrière qu'il s'est choi-
sie, n'a-t-il pas de plus grands dangers à courir? cepen-
dant ces dangers ne vous ont point effrayée. Je vous le
répète, Emma, éloignez de votre esprit le souvenir de pé-
rils qu'a enfantés votre imagination. Demain vous viendrez
avec moi à Saint-André, et à votre retour vous serez heu-
reuse de retrouver votre fiancé qui aura consacré au
plaisir d'Esaii la journée que nous ne pouvons lui accor-
der.
Henry avait gardé le silence et se proposait à son tour
de comballre les objections d'Emma, lorsque, jetant les
regards sur celle-ci, il remarqua la pâleur de la jeune fille
et ses yeux mouillés de larmes. Par un élan soudain, se
rapprochant d'elle et lui prenant la main :
— L'obligation que je me suis imposée, lui dit-il, de ne
jamais contrarier vos désirs, vous m'offrez la première oc-
casion d'y satisfaire. Rassurez-vous, chère Emma, je re-
nonce volontiers à un plaisir qui, ne vous causàt-il que de
vaines alarmes, cesserait par cela même d'en être un pour
moi. Quand, revenue d'une soudaine impression dont la
manifestation m'est trop chère pour que je n'y cède pas,
vos craintes se seront dissipées, alors seulement je me li-
vrerai, mais avec votre assentiment, à l'exercice qui a pour
moi, comme vous le dites, un attrait auquel vous seule
pouvez me faire renoncer.
Le plus doux incarnat colora à l'instant la jolie figure
d'Emma, ses larmes disparurent , et le plus gracieux des
sourires dédommagea Henry du sacrifice (ju'il venait de
faire à sa fiancée.
Le thé, dont l'importation ne remontait pas en Angle-
terre à plus de trois années, fut alors servi ; l'enjouement
et la gaieté présidèrent à ce léger repas. Heureuse d'avoir
détourné le coup qui menaçait la vie de Henry, Emma fut
tour à tour gaie, aimable, spirituelle; et quand, remontée
dans sa chambre, elle eut fait connaître à la bonne Betty
ii\ns 18 il.
comment elle était parvenue à déjouer les projets homi-
cides de sir David et de Balfour, la jeune fille s'endormit
dans le calme de l'innocence. Hélas ! elle était loin de pré-
voir que, dès le lendemain, la robe virginale de la fiancée
serait'iuondée d'un sang plus précieux encore que celui QO
Henry,
— 23 — ONZIÈME VOLl'WB.
179
LECTURES DU SOIRJ
§ II. — JOHN BALFOUR DE BINLOCH.
La réformation de l'Église, opérée en Angleterre par le
roi Henri VIll, fut, on le sait, déterminée par le refus du
pape de consentir au divorce de ce monarque , qui voulait
répudier la reine sa femme, sœur de Charles-Quint, pour
contracter un nouveau mariage avec la belle et infortu-
née Anne de Boulen.
Malgré les sollicitations de Henri VHI, Jacques V, con-
seillé par l'archevêque Beaton et par son neveu David
Beaton, qui par la suite devint cardinal , s'opposa de tout
'son pouvoir à l'introduction de la réforme dans tout le
'royaume d'Ecosse.
Quoi qu'en aient dit plusieurs historiens, ce prince de-
meura jusqu'à sa mort fidèlement attaché à la religion ca-
tholique.
Cependant les prédications de Calvin ayant attiré en
Allemagne quelques savants écossais, ceux-ci embrassèrent
avec ardeur les doctrines du grand réformateur, et, de re-
tour dans leur patrie , munis des exemplaires de l'Ecriture
sainte qu'ils avaient rapportés du continent, ils multipliè-
rent leurs enseignements et leurs prédications, et conver-
tirent aux nouvelles doctrines une foule d'Écossais de tous
les rangs et de toutes les conditions.
Les persécutions renaissantes exercées contre les pro-
testants , les cruelles exécutions de quelques-uns de leurs
prédicateurs, la résignation de ces derniers à supporter les
supplices auxquels ils étaient condamnés, augmentèrent le
nombre des disciples de Calvin. Leur parti s'accrut telle-
ment, qu'enfin il prit les armes, et que, secouru par les
troupes d'Elisabeth , il parvint à repousser de l'Ecosse les
Français qu'y avait appelés la veuve de Jacques V, régente
du royaume pendant la minorité de Marie-Stuart.
Dès lors la constitution religieuse de l'Église d'Ecosse se
trouva changée entièrement. Mais il est important de faire
remarquer, dès à présent, que ses doctrines différaient
essentiellement de celles adoptées par les réformateurs an-
glais. Ces derniers avaient substitué au pouvoir du pape
celui de la couronne, comme chef de l'Église d'Angleterre,
et avaient admis la division du clergé en évêques, doyens,
prébendaires et toutes les autres classes de la hiérarchie
ecclésiastique. Les rélormateurs écossais , au contraire ,
supprimèrent cette distinction de rangs; ils ne voulurent
pas plus permettre au chef de leur État de s'immis-
cer dans les affaires de l'Église, qu'à leurs ministres
de se mêler des affaires temporelles. Ils formèrent une
congrégation, à laquelle fut confiée la direction de toutes
les affaires religieuses. Le^ immenses richesses du clergé
catholique, qui formaient la moitié du revenu territorial
de l'Ecosse, furent presque en totalité accaparées par les
lords du royaume ; la plus minime partie en fut affectée à
l'entretien du nouveau culte.
Après la mort d'Elisabeth, Jacques VI passa du trône
des Stuarts sur celui des Tudors, et, par ce fait, la réunion
des deux royaumes fut à peu près accomplie. Le roi, auquel
les sévères presbytériens d'Ecosse avaient refusé de deve-
nir un des membres les plus inférieurs de leur clergé, se
vit tout à coup proclamé chef du pouvoir spirituel de l'An-
gleterre. Aussi dès lors ses efforts tendirent-ils à rame-
ner les deux Églises aii même principe d'uuilé; mais ce
ne fut pas sans peine qu'il parvint à introduire l'épiscopal
dans la nouvelle Église d'Ecosse. Les plus zélés presbyté-
riens ne voyaient dans cette mesure, pour l'Église pure et
réformée d'Ecosse, qu'un retour vers les rites et les fêtes
de l'Église de Rome. Cependant il obtint encore l'adjonclioa
de quelques céréraonies ado^»iée3 par le rite anglican, et
laissa à son successeur la tâche d'amener les deux Églises
de la Grande-Bretagne à une conformité complète.
Sous le règne de Charles I", deux partis religieux SC;
dessinèrent d'abord ; l'un se rangea du côté du haut cler-
gé, l'autre réunit tous les puritains, c'est-à-dire ceux qui
n'admettaient pas les rites, les cérémonies de l'Église, l'ob-
servance de certaines formules, l'usage de certains habits
pontificaux dans le service divin, qu'adoptaient rigoureuse-
ment ceux qui appartenaient au premier de ces partis. Le
nouveau roi soutenait le haut clergé ; il autorisa les poursui-
tes dirigées contre les puritains réfractaires : les amendes et
les emprisonnements excitèrent de plus en plus l'animosité
de ceux-ci. Ces funestes dissensions entre l'Église et l'État
n'agitèrent pas seulement l'Angleterre, elles troublèrent
surtout l'Ecosse, et y déterminèrent une crise fatale.
L'introduction d'une nouvelle liturgie dans le service
divin de l'Église d'Ecosse souleva l'indignation unanime;
une assemblée générale du clergé, tenue à Glascow, à la-
quelle on donna le nom de covenani, abolit l'épiscopat et
dépouilla de leur pouvoir les évêques existants. Pour sou-
tenir ces mesures hardies , les covenantaires prirent les
armes.
Leur armée ne se contenta pas de donner une nouvelle
sanction aucovenant, elle marcha contre les troupes du
roi, qu'elle défitàNewburn, séjourna en Angleterre, et ne
retourna en Ecosse que lorsque Charles I*', menacé par les
indépendants , se trouva oblige de renoncer à faire ren-
trer dans le devoir la convention des États écossais, qui
avait déclaré que l'Église de l'Ecosse était fondée sur le pur
presbytérianisme.
Depuis ce moment, les Écossais, qui se seraient volon-
tiers rangés du côté du roi, s'il avait voulu donner une
sanction authentique au covcnant cl à la ligue solennelle
formée plus tard entre les presbytériens et le parlement
anglais, devinrent les ennemis les plus acharnes de Tinfor-
luné monarque, dont l'attachement à la religion qu'il avait
juré d'observer ne se démentit jamais. Les presbytériens,
excités par les prédications fanatiques de leurs ministres,
livrèrent aux Anglais Charles I*% qui était venu se confier
à eux ; ils pleurèrent ensuite sa mort, et ils offrirent la cou-
ronne à son fils Chai'Ies 11, qui, en l'acceptant, se soumit
aux obligations de la ligue solennelle du covenant.
Mais les armes victorieuses de Cromwell ayant forcé le
nouveau roi à regagner le confinent, celui-ci fut contraint
d'y séjourner jusqu'au moment où Richard Cromwell abdi-
qua le protectorat.
Si les troubles de TÉcosse avaient d'abord ébranlé le
trône de Charles I", ce fut aussi de l'Ecosse que naquit la
révolution qui replaça sur le trône son fils et son succes-
seur. Les presbytériens, las du joug despotique de Crom»
well et des indépendants, et se rappelant la sanction don-
née par Charles II à la constitution de leur Église, hâtèrent
de tous leurs efforts la restauration.
Mais celle-ci fut loin de justifier les espérances des co-
venantaires. La publication de l'acte d'uniformité, dont
le but était d'assujettir aux observances de l'Église épisco-
pale, enleva leurs bénéfices aux ministres presbytériens
qui se faisaient un scrupule de devenir épiscopaux ; et c'est
ainsi que plus du tiers des paroisses de l'Ecosse furent
privées des ecclésiastiques qui les desservaient.
Alors se formèrent les conventicules, dans lesquels se
réunirent les congrégations presbytériennes fidèles à la loi
du covenant, où elles pouvaient entendre encore la voix de
leurs anciens prédicateurs et y recevoir leurs instructions
religieuses. De là, la désignation de non-conformistes.
Ces conventicules se tinrent d'abord dans le^ maisons par-
MUSEE DES FAMILLES.'
Î79
ticulières, dans des granges ou autres bâtiments. Jfais la
persécution la plus violente s'attachant à ces secrètes réu-
nions, elles se tinrent en plein air, loin de tous les yeux,
dans des lieux montagneux et solitaires. Ceux qui les
composaient, se croyant en droit d'user de la force, dont
leurs persécuteurs abusaient eux-mêmes, s'y rendaient en
armes.
Nous avons cru ces renseignements indispensables à l'in-
telligence des faits que nous rapportons; ils détruiront
d'ailleurs toute supposition d'efforts d'imagination, et se-
ront un témoignage de l'authenticité des faits que nous,
avons voulu présenter à nos lecteurs.
Le lendemain des événements que nous avons rapportés
dans le chapitre précédent, deux cavaliers, enveloppés d'un
manteau qui recouvrait le costume simple et sévère que
portaient alors les presbytériens, la tête couverte d'un feu-
tre à larges bords, traversaient la bruyère déserte de Magus-
Moor, située à trois ou quatre milles de la ville de Saint-
André. La lourde carabine dont chacun d'eux était armé
reposait sur son porte mousqueton. Tous deux, ayant aban-
donné la bride de leur cheval, marchaient au pas, et si près
l'un de l'autre, que souvent leurs longs éperons se heur-
taient en se croisant.
L'un des deux cavaliers, homme de trente-six ans, à la
taille élevée, aux traits fortement prononcés, quoique à la
physionomie expressive et distinguée , paraissait écouter
avec recueillement et intérêt ce que lui disait son compa-
gnon.
Celui-ci, dont le teint basané, la barbe rousse, les traits
durs et farouches, les yeux presque louches, donnaient à
sa physionomie un aspect dur et repoussant, parlait avec
la gravité d'un homme qui a la conscience de l'importance
de sa parole. Ce second personnage, d'une taille moins
élevée que celle du premier, était cependant d'une consti-
tution vigoureuse. Son maintien, l'habileic avec laquelle il
réprimait les mouvements impétueux de son coursier quand
le noble animal cherchait à prendre une autre allure que
celle à laquelle il se trouvait contraint, les signes non équi-
voques de l'habitude du commandement, tout paraissait
indiquer que ce singulier personnage n'était pas demeuré
étranger aux chocs violents et tumultueux dont l'Ecosse
avait été le théâtre.
Il achevait de parler, lorsque son compagnon de voyage
lui adressa cette question :
— Ces temps de désolation , quand donc auront-ils un
terme?...
— Quand le Seigneur aura abaissé ceux qui habitent
dans les lieux élevés; quand il aura humilié la ville su-
perbe ; quand il l'aura fait descendre dans la poussière.
— Mais, cependant , frère, quand les ennemis de la foi
triomphent , quand le nom du Seigneur ne retentit plus que
dans les antres profonds des rochers, quand il n'est redit
que par l'éoho de nos forêts ; quand le petit nombre des ou-
vriers de la vigne du salut diminue chaque jour, que cha-
que jour le sang de nos martyrs coule sur tous les points
du royaume, quel espoir reste-t-il pour l'avenir?
— Qu'importe, David, la faiblesse du nombre, si le petit
nombre est dans la voie du Seigneur?
La conversation des deux voyageurs demeura un mo-
ment suspendue. Il est évident que le dernier exerçait sur
l'autre un grand ascendant. C'est qu'en effet le premier,
livré dans sa jeunesse à la fougue des passions, n'avait que
depuis peu de temps embrassé la vie austère des puritains,
et qu'il s'était choisi pour guide celui des non-conformistes
qui, dans le comté de Fife, se faisait remarquer par le zèle
le plus faDatique et les prédications les plus virulentes.
D'ailleurs, les relations de famille ajoutaient encore à la
liaison qui résultait des mêmes principes religieux.
Après quelques moments de silence, le puritain à la taille
élevée s'adressa de nouveau à son compagnon :
— Ainsi, dit-il, pour en revenir à Mitchell, quatre mois
ne se sont pas encore écoulés depuis que la fureur de nos
oppresseurs a répandu le sang du juste.
— Et comme celui d'Abel, depuis ce moment fatal, il
crie de la terre au Seigneur et demande vengeance.
— Et il l'obtiendra, frère, puisque nous l'avons résolu.
Mais comment l'infortuné ministre a-t-il pu être mis à
mort, puisque dans la première information, il avait reçu
la promesse du graad-chancelier que sa vie serait épar-
gnée ?
— En quoi les Madianites ont-ils épargné les enfants
d'Israël? Ceux-ci, comme nous, ne furent-ils pas obligés
de se retirer dans les antres et dans les cavernes des mon-
tagnes? Mais que leurs horribles cruautés déchirent nos
chairs et brisent nos os ; un nouveau Gédéon se lèvera
d'entre nous et fera tomber sur eux toute la colère du Sei-
gneur.
Dans ce langage mystique, le second de nos deux in-
terlocuteurs apprit au premier les détails de l'exécution
du ministre Mitchell. Il lui expliqua comment, après dix
ans de captivité, et malgré l'assurance la plus formelle du
chef de la justice qu'il ne perdrait point la vie, après avoir
été soumis aux plus cruelles tortures, il paya de sa tête,
le 7 janvier 1679, le meurtre de l'évêque des Orcadcs,
dont, au surplus, dans la longue instruction de son pro-
cès, il s'était reconnu coupable.
La sagacité de nos lecteurs aura deviné, dans les deux
puritains dont nous avons reproduit une partie de la con-
versation, les deux personnages qui, la veille, avaient causé
à la fille de l'archevêque de Saint-André une frayeur si
soudaine et si naturelle. En effet, ils n'étaient autres que sir
David Hackston de Rathillet, riche gentilhomme du comté
de Fife, et Jonh Balfour de Kinloch, aussi appelé Burley,
beau-frère du premier, et que Walter Scott a rendu célè-
bre dans son roman intitulé les Puritains d'Ecosse.
Sir David, comme nous avons eu déjà occasion de 16
dire, entraîné par la fougue de ses passions, p'était, dès sa
plus tendre jeunesse , livré au désordre et à l'inconduite;
mais il avait fait, quelque temps avant l'époque que nous
rapportons , un retour sur lui-même ; il s'était jeté tout à
coup dans les rangs des non-conformistes les plus enthou-
siastes, et, donnante la vivacité de ses impressions un
nouvel aliment , il devint un des puritains les plus exaltés,
et partagea avec son beau-frère Balfour toutes les entre-
prises qui avaient pour but de venger les exactions et les
persécutions dont étaient accablés les rigides observateurs
du covenant.
John Balfour, quoiqu'il ne fût pas des plus religieux ,
affectait de le paraître aussi bien par les actes extérieurs de
sa vie que par la forme mystique de son langage. Il s'en-
gageait dans toutes les entreprises périlleuses, dans toutes
les querelles qui s'élevaient à l'occasion des troubles de
l'Église, et se portait le défenseur de tous les opprimés. De
sorte que son caractère impétueux et son zèle fanatique
le faisaient considérer comme l'appui le plus solide de la
foi presbytérienne. Ce fut sans doute cette réputation, si
peu méritée d'ailleurs, qui engagea sir David à se laisser
conduire par son beau-frère dans la nouvelle voie où il s'é-
tait engagé.
Les deux cavaliers avaient atteint les dernières limites
de la bruyère et touchaient à la lisière d'un bois qui la
bornait à l'ouest, quand un troisième cavalier, qu'à son
180
LECTURES DU SOIR.
costume on jugeait appartenir au parti des non-confor-
mistes, arrivant à toute bride, dit à l'oreille de Balfour
quelques mots qui ne purent être entendus par David
IlackstOD.
La communication faite à Balfour par le nouveau venu
ne valut à celui-ci aucune réponse ; .seulement, les traits
du fanatique se contractèrent un moment, puis reprirent
bientôt le calme qu'il savait leur imprimer. Piquant son
cheval des éperons, il s'enfonça dans le bois, suivi des deux
autres cavaliers, et ne s'arrêta que lorsqu'il eut atteint un
endroit solitaire, où l'attendaient six autres de ses coreli-
gionnaires, auxquels il avait fixé ce lieu de réunion.
A la vue de Balfour, ceux qui l'attendaient déposèrent
leurs armes et les placèrent dans l'ordre mis en usage par
les soldats ; ils enlevèrent leurs selles, les placèrent par
terre circulairement en guise de sièges, et attachèrent leurs
chevaux aux arbres voisins, ainsi qu'ils avaient coutume
de le faire dans les conventicules ; Hackston, Balfour et le
cavalier qui les avait rejoints firent de même.
A défaut de ministre, Balfour, suivant l'usage qu'il
avait contracté, s'empara des fonctions de prédicateur, et
prit pour texte ce verset du livre d'Isaïe :
€ Le pays a été profané par ses habitants , parce qu'ils
€ ont transgressé les lois, ont changé les ordonnances, et
« ont violé l'alliance éternelle. »
Dans sa fanatique exaltation, dans sa furibonde élo-
quence, après avoir rappelé à ses auditeurs les violences
auxquelles les fidèles covenantaires a\aient été exposés
depuis le rétablissement de l'épiscopat en Ecosse ; après
avoir compté les nombreuses victimes immolées à la rage
de leurs oppresseurs, il insista plus particulièrement sur
les événements récents. Les horribles persécutions de Ja-
mes Turner, l'inflexible cruauté de Lauderdale, furent pré-
sentées de manière à justifier la résolution qu'ils avaient
adoptée de repousser la force par la force et de faire retom-
ber la vengeance du Seigneur sur ceux qui persécutaient
son peuple. Il légitima ainsi le meurtre de l'évêque des
Orcades, et excita de nouveau ses auditeurs à oiïrir à Dieu
le sang d'Henry Honyman en expiation de celui que Mit-
chell, leur vertueux ministre, avait, au milieu des plus af-
freuses tortures, répandu sur l'échafaud.
— Cet acte, leur dit-il, auquel vous étiez préparés, ne
s'accomplira cependant pas en ce jour. Telle est la volonté
du Seigneur. Mais s'il a suspendu nos bras, c'est pour
qu'ils frappent avec plus de sûreté , dans ses joies terres-
tres, dans ses affections paternelles, James Sharpe, le pré-
varicateur de nos saintes lois, l'apostat de la foi, le plus
cruel ennemi de ceux dont il a lâchement trahi la con-
flance.
Balfour parlait encore, lorsqu'un je me garçon envoyé
par la femme d'un fermier de Baldinny, village voisin du
bois où s'étaient réunis les non-conformistes, vint le pré-
venir que la voiture de l'archevêque de Sainl-.\udré était
sur la route qui conduit de Ceves à la ville.
A la nouvelle qu'on venait de lui communiquer, Balfour,
frappé d'une idée soudaine, profita de la situation d'esprit
de ses auditeurs. Sachant habilement tirer parti de l'état où
l'on se trouve lorsque les pensées et les souhaits qu'on a
nourris semblent une inspiration d'en haut, il résolut de
déterminer ses compagnons ii accomplir le projet qu'il
venait de concevoir à l'instant.
Il continua donc son discours, interrompu par l'incidont
que nous avons rapporté, et par une adroite transition il
rappela à la mémoire des conspirateurs tout ce qu'il avait
fait dans l'intérêt de l'f.glise d'Ecosse; il éuuméra les dan-
gers auxquels il s'était exposé et ceux qui le menaçaient
encore, par suite des blessures faites par lui à un garde-du-
corps du roi dans une émeute récente.
Il affirma que son dessein était de se rendre dans les
hautes-terres pour y soutenir le zèle des vrais presbyté-
riens, mais qu'une impulsion surnaturelle lui avait suggéré
de retourner dans le comté de Fife, et qu'ayant prié Dieu
qu'il éclairât son esprit, il avait été confirmé dans sa nou-
velle résolution par ce texte de l'Écriture : « Va, ne t'ai-jc
pas envoyé? »
Plus adroitement encore, et pour mieux convaincre les
esprits, il rappela la soudaine conversion de sir David
Hackston , qui, pour alTermir sa foi, s'était chargé d'une
mission périlleuse chez les Higlanders ; il appuya sur le
retour providentiel de celui-ci, quand le moment de s'ar-
mer pour la vieille cause était enfin arrivé.
Il dit que les choses en étaient à ce point qu'il ne s'agis-
sait plus de reculer, mais d'avancer ; qu'au lieu de l'agent
inférieur qui, en ce jour, échappait à leur vengeance, il
s'en offrait un que le Ciel livrait entre leurs mains et qu'il
était de leur devoir d'immoler, parce que celui-là même
était la source de la première persécution et la cause des
cruelles violences exercées sur leurs frères; enfin il nomma
la victime que la justice divine abandonnait, disait-il, à
leurs coups.
A peine eut-il prononcé le nom de James Sharpe, que les
conspirateurs proférèrent des cris de mort contre l'arche-
vêque de Saint-André.
Russel, un des neuf, prit immédiatement la parole :
ignorant fanatique, il affirma à son tour que depuis long-
temps il était rempli de l'idée qu'un grand ennemi de la
religion allait être renversé ; que de tous les persécuteurs
ducovcnant, il n'en était aucun plus violent, plus acharné,
plus criminel que James Sharpe ; que pour son compte il
adressait des actions de grâces au Seigneur de ce qu'il ne
leur indiquait pas seulement celui qu'ils devaient frapper,
mais de ce qu'il le livrait tout à coup à leur juste ven-
geance.
Tous convinrent que l'occasion qui s'offrait était l'œu-
vre du Ciel. La mort de l'archevêque fut donc à Finslant
résolue. D'une voix commune, David Hackston fut choisi
par la troupe pour le chef de l'entreprise; mais celui-ci,
quoiqu'il approuvât le meurtre, refusa le commandement
qui lui était déféré. Il motiva ce refus sur les querelles qui
avaient existé entre l'archevêque et lui, sur le souvenir
de sa détention par l'ordre de James Sharpe et sur la
crainte de ternir la gloire de cette action par la supposition
qu'on pourrait faire qu'il avait plutôt cédé à une ven-
geance particulière, à une inimitié personnelle, qu'au saint
devoir dont il approuvait raccom|)lissenient.
Balfour, craignant quelque hésitation de la pari des
conjurés, se jeta sur ses armes en s'écriant : — Messieurs,
suivez-raoi
?
§ III. — LE MEinruE.
L'archevêque de Sainl-.\ndré avait en effet quitté la
ville, et retournait avec sa fille à sa maison de campagne.
Emma, quoique les souvenirs de la veille se fussent sou-
vent offerts à sa mémoire, ne les voyait plus qu'à travers
le prisme de l'espérance. Heureuse d'avoir détourné le
coup (pii menaçait son fiancé, mais ne se dissimulant pas
qu'elle devait à son père la confidence des dangers aux-
quels était exposée sa famille, elle avait résolu de ne les lui
faire connaître qu'avec ménagement, et se reposait sur le
pouvoir qu'exerçait le prélat pour les faire disparaître corn-
plélement.
MUSEE DES FA3IILLES.
181
Quelque graves que soient les événemeDls, quelque dou-
loureux qu'ils aient été, à vingt ans on s'endort facilement
sur le passé pour plonger avec délices dans l'avenir.
Emma, rassurée sur le présent et confiante dans l'im-
mense pouvoir de l'archevêque de Saint-André, ne songeait
qu'au bonheur de retrouver Henry et de le dédommager
de la privation qu'elle lui avait imposée. Mais, au moment
de le revoir, d'où vient que son cœur se serre ? pourquoi
cette bruyère de Magiis-.Moor, qu'elle a traversée si souvent,
lui cause-t-elle aujourd'hui tant d'effroi ? c'est que les
presseulimcnls (rompent rarement un cœur de femme.
Et en ciïet, à peine la voilure de son père fut-elle entrée
dans la plaine déserte, qu'on entendit retentir le bruit de
chevaux lancés au galop sur le sol aride. Le postillon, ef-
frayé, stimula la marche indolente de son attelage ; mais
des détonations éclatèrent, des cris de : le Judas est pris!
à mort le Judas! arrivèrent comme un glas funèbre aux
oreilles d'Emma ; et le sang du vieillard coula sur les
blancs vêtements de la jeune fille.
Les forcenés se groupèrent autour de l'équipage; les uns
malgré la défense des gens de l'archevêque qui furent dés-
armés et blessés par les assaillants, se jetèrent sur les
chevaux dont ils coupèrent les traits ; les autres se préci-
pitèrent dans la voiture, dont ils arrachèrent le prélat et la
malheureuse Emma, qui, à la vue du danger de son père,
reprit tout à coup l'usnee de ses sens.
L'archevêque, quoique affaibli par la perle de son sans,
vit au premier coup d'œil dans quelles mains il éla"ït
tombé.
Cependant, reconnaissant dans le groupe de ses meur-
triers David llackslon, qui restait témoin impassible de ce
drame sanglant :
— Vous êtes gentilhomme, lui dit-il, et vous me proté-
gerez.
-- Je ne mettrai jamais la main sur vous, répondit d'un
air glacial le sévère presbytérien.
— Mais vous m'écoulerez, moi ! s'écria Emma; vous ne
souffrirez pas que, sous les yeux de la fille, le père soit im-
molé ; vous ne permelliez pas qu'un vieillard sans défense
succombe sous les coups de nombreux assassins ; vous ne
voudrez pas qu'on vous impute à vous, David Hackslon ,
l'odieux reproche d'avoir vengé sur l'archevêque le refus
que j'ai fait de votre main.
— Jeune fille, lui répondit celui-ci, le Seigneur a per-
mis qu'au fol égarement de Ta jeunesse succédât le caime
de la raison ; si un reste de respect humain me contraint
à demeurer spectateur de l'exécution du jugement que le
Ciel lui-même a prononcé,, je n'ai pas le pouvoir d'arra-
cher à la mort un traître au Seigneur et à l'Église.
Cependant une voix, celle d'un homme de^la troupe tou-
ché de compassion, s'écria :
— Épargnez ses cheveux blancs !
A ces mots, la malheureuse Emma répondit par un inef-
fable regard de reconnaissance.
Mais la puissance de ce regard, les supplications de la
tendresse filiale, vinrent échouer contre la féroce exaltation
des conjurés. A la hideuse expression de leurs traits la
jeune (iile, jugeant que tout était perdu, se jeta sur son
père, l'enlaça de ses brasetrétreignit de toute la force de
sa jeunesse pour le garantir des coups dont il était me-
nace.
Ce touchant et sublime dévouement n'arrêta pas i'ceuvre
182
LECTURES DU SOIR.
sanglante ; les épées levées retombèrent sur rarchevèque
et sur Emma. Le sang du père se confondit avec celui de la
fille, et lorsque chez le prélat la vie fut complètement
éteinte, la jeune fiancée parut aux yeux des assassins avoir
exhalé son dernier soupir.
Les restes de l'archevêque furent mutilés, et sa fille, lais-
sée pour morte, resta gisante sur la bruyère inondée de
sang. Les conspirateurs, après avoir enlevé de la voilure
les armes et les papiers qu'elle renfermait, se hâtèrent de
prendre la fuite.
A peine avaient-ils regaijné le bois, que Henry, instruit
par un des gens de l'archevêque, accourut sur la bruyère.
Le spectacle horrible qui s'offrit à sa Mie le frappa de ter-
reur ; mais son cœur éprouva un doux soulagement quand
il se fut assuré qu'Emma respirait encore.
Le corps de l'archevêque fut replacé dans le carrosse,
une litière fut disposée pour transporter la jeune fille, et le
triste convoi reprit le chemin de la maison de campagne.
Emma survécut à ses blessures. Par la suite, Balfour fut
contraint de se réfugier en Hollande ; et la tète de son
beau-frère Hackston tomba sous la hache du bourreau.
Paul BEN.
{Cocos nucifera, Li.\.)
Nous allions aux Marquises, et notre navire , sous le ciel
enflammé des tropiques, cherchait ces plages sablonneuses
entourées de récifs, où l'Océan indien voit chaque jour le
plus petit des animalcules, le polype imperceptible du
corail, empiéter sur ses rives, le resserrer dans son im-
mense bassin, et élever contre la fureur de ses tempêtes
des barrières progressives et inébranlables. Nous décou-
vrîmes bientôt une des nombreuses petites iles que ces
animaux microscopiques ont fait sortir du sein des eaux,
et qu'ils agrandissent tous les jours, jusqu'à ce qu'ils en
aient formé un continent, peut-être. Déjà cet îlot, qui pro-
bablement n'était jadis qu'un écueil caché sous les ondes,
s'était paré d'une riante verdure, promettant aux nalura-
ïistes de notre expédition une riche moisson de plantes
nouvelles. On mit le canot à la mer et nous abordâmes.
Mais hélas, les espérances de nos savants furent déçues,
car toute la flore du pays se bornaità quelques plantes gra-
minées, à quelques fougères, et les bosquets que nous vî-
mes n'étaient composés que d'une seule espèce d'arbre.
La faune de cette terre vierge était tout aussi pauvre, car
nous n'aperçûmes en mammifères que des phoques ram-
pant péniblement sur les rochers des récifs, et des rous-
settes, ou chauves-souris grandes comme des lapins, sus-
pendues par les pattes de derrière aux feuilles longues et
raides des arbres ; les oiseaux étaient tous aquatiques, et
nous distinguâmes parmi eux des mouettes, des goélands,
des plongeons et des canards.
. Je demandai au botaniste de notre bord, c'est-à-dire au
chirurgien, ce que c'était que ces arbres disgracieux, mai-
gres, lortus, à moitié renverses et ne se soutenant qu'en
s'appuyant les uns sur les autres.
— Ce sont des cocotiers, me répondit-il.
Je restai ébahi comme un vrai Parisien que je suis, et
comme im Parisien qui, avant ce voyage, n'avait guère
quitté le faubourg Saint-Germain que pour aller à la Chausr
sée-d'Anlin ou ùla place lloyale.
— Allons, docteur, je vois que vous voulez me mysti-
fier. Quoi ! de laids plumasseaux jaunâtres attachés au bout
de manches grêles et tortus seraient ces cocotiers si magni-
fiques dans les descriptions des voyageurs et dans les dé-
corations de l'Opéra?
— Pas autre chose.
— Quoi ! c'est cet arbre qui, au dire des botanistes, joint
rélégauceà la majesté ; dont le tronc ou stipe s'élève droit
connue une colonne ; dont la tête verdoyante se balance
gracieusement dans les airs à quatre-vingts ou cent pieds
de hauteur ?
— Absolument cela, si vous voulez bien vous figurer
que la hauteur est exagérée de moitié, que la colonne est
tordue et penchée, et que la tête verdoyante tire un peu sur
la couleur du foin sec.
Comme vous le voyez, mon cher, le tronc ou stipe n'est
ni droit ni columnaire, ainsi que le disent les botanistes,
mais souvent tortu et toujours courbé ou penché : du moins
je les ai toujours trouvés ainsi, et j'ai parcouru toute la terre
entre les tropiques, c'est dire que j'ai vu tous les pays où
les cocotiers peuvent croître. Le tronc atteint ordinaire-
ment quarante pieds de hauteur, bien rarement cinquante,
et jamais plus; il est terminé par une sorte d'ombrelle
composée de douze à vingt feuilles pennées, à folioles en-
siformes et horizontales, et chaque feuille atteint ordinai-
rement huit à neuf pieds de longueur, quelquefois dix à
douze ou même davantage. A la base interne des infé-
rieures, on voit de grandes spalhes ou sacs ovales qui
donnent passage à un spadice ou régime ou grappe de
fleurs, auxquelles succèdent des fruits qui sont ordinaire-
ment de la grosseur de la tète d'un homme, et que vous
connaissez, car on en trouve jusque sur les marchés de
Paris.
Le chirurgien en resta là, et comme nos naturalistes dés-
appointés étaient de fort mauvaise humeur, que, pour
mon compte, j'avais pris les cocotiers dans une antipathie
d'autant plus horrible que j'avais fait quatre mille lieues
pour en voir, nous nous apprêtâmes à remonter dans notre
canot pour retourner au vaisseau. Tout à coup notre géo-
logue se mit à souffler comme un hippopotame ; il saisit
le bras du docteur avec une sorte d'agitation fébrile, en lui
montrant du doigt un peu de fumée qui s'élevait au-dessus
d'un bouquet de palmiers. Or, il est bon que vous sachiez
que notre géologue était un zélé partisan de l'incandescence
du globe, du feu central, des soulèvements, des disloca-
tions, etc., etc., etc.
— Je vous le disais bien, docteur, s'écria-t-il aussitôt
que son agitation lui permit de parler, ces îles de la mer du
Sud, comme tous les continents et toutes les montagnes
du globe, depuis Mont-Souris près Paris jusqu'aux Hyma-
laya, doivent évidemment leur origine au feu central qui
les a lancés du sein des eaux ; toutes ces îles sont des vol-
cans, et voici la fumée, une colonne immense de fumée,
qui s'élève d'un énorme cratère!
Aussitôt le géologue tourna lo dos à la mer et se mit à
courir du côté du cratère. Nous le suivîmes comme nous
pûmes.
— Vous le voyez, disait-il en se retournant de lenips à
MUSEE DES FAMILLES.
183
autre vers le docteur, vous le voyez : ici votre travail des
polypes et vos bancs de coraux sont tout à luit en défaut
contre l'évidence de mes volcans, cl...
Le géologue resta stupéfait, car nous étions dans le bos-
quet et nous n'y trouvâmes pas de cratère, mais tout sim-
plement ua petit feu d'iierbes sèches, sur lequel une fa-
mille d'Indiens faisait cuire des coquillages nouvellement
arrachés du sein de la mer. Notre subite apparition effraya
un peu les pauvres gens; mais conune notre chirurgien
parlait fort bien le langage de cet archipel, il les rassura
bientôt. Nous leur donnâmes quchiucs bagatelles, et en
échange ils nous invitèrent à partager leur repas, ce que
nous acceptâmes de grand cœur.
On nous offrit d'abord, pour nous rafraîchir, une liqueur
fraîche, douce, sucrée, limpide, ayant un peu d'analogie
avec du petit-lait, mais beaucoup plus agréable.
— Qu'est-ce que c'est que cela ? demandai-je au doc-
teur.
— C'est du lait de coco, me répondit-il.
— Ah !
On nous servit ensuite une substance blanche, d'une
transparence un peu cornée, comme le fruilcru de la màcre,
mais d'un goût excellent, quoique un peu ferme, ayant du
rapport avec la noisette. J'en mangeai plusieurs très-gros
morceaux avec beaucoup d'appétit, puis je demandai ce
que c'était.
— C'est l'amande de la noix de coco, me dit le docteur,
— Ah ! ah !
Un instant après, une Indienne m'apporta un vase noir,
poli, brillant, enjolivé de sculptures assez bien faites quoi-
que sans art; il était d'une sorte de bois très-dur, très-so-
lide et ressemblant à de l'ébène.
— C'est la coque d'une noix de coco, me dit le docteur,
et ces insulaires n'ont pas d'autre vaisselle.
— Bah !
Puis on remplit celte coupe d'une excellente liqueur spi-
ritueuse, que l'on nomme calou, et qui, je crois, enivre-
rait son homme tout aussi bien que le vin de Champagne.
— Pour obtenir ce vin de palmier^ me dit le docteur, on
coupe la spalhe du cocotier dès le moment où elle se forme;
il en sort une sève limpide qu'on laisse fermenter pendant
vingt-quatre heures, et c'est cette liqueur que vous buvez.
— Diavolo ! c'est une assez bonne chose.
Alors on apporta sur l'herbe qui nous servait de nappe
une grande corbeille tressée si serr.é et avec tant d'art,
qu'elle aurait retenu l'eau qu'on y aurait mise. Cette espèce
de plat contenait un énorme chou cuit à l'étuvée, avec une
excellente sauce faite avec un mélange de beurre et de lait.
Je trouvai ce mets fort bien accommodé et j'en mangeai
avec le plus grand plaisir, en remarquant néanmoins que
ce chou avait les feuilles plus longues et plus minces que le
chou ordinaire, et un parfum plus délicat.
— Le plat qui contient celle éluvée, me dit le docteur,
est fait avec des côtes flexibles de feuilles de cocotier ; le
chou n'est rien autre chose (pie le bourgeon terminal de
cet arbre, coupé lorsqu'il est encore à l'état herbacé ; la
sauce se compose d'une ém'ulsion de l'amande de coco
avant sa maturité.
— Voilà un arbre singulier! m'écriai-je.
Le dernier plat que Ton nous servit consistait en des
queues de homards cuites dans de l'eau de mer, et accom-
modées à l'huile et au vinaigre.
— Comment Irouvez-vous cette huile? rae dit le doc-
teur.
— Fort bonne, lui répondis-je, et meilleure que beau-
coup d'huiles d'olive.
— C'est de l'huile de coco ; et que dites-vous de ce vi"
naigre?
- — Il est très-fort et d'un bon goût.
— C'est du lait de coco aigri au soleil. Comment trou-
vez-vous celte eau-de-vie? rae dit-il en vidant la liqueur
d'un flacon dans ma coupe.
— Excellente, quoiqu'un peu forte; vient-elle de Cognac?
— C'est de l'cau-de-vie tirée du vin de cocotier par la
distillation. Mais, tenez, voici notre hôte qui vous passe
un morceau de sucre candi pour l'adoucir, et ce sucre
n'est rien autre chosequela sève du cocotier, épaissie par
le feu et cristallisée ou plutôt desséchée.
— Quoi! cet arbre a fourni tout notre dîner?
— Mieux que cela : c'est avec les fibres de son tronc que
l'on a fabriqué les jolies nattes sur lesquelles nous sommes
assis. Le coquet chapeau de notre hôtesse, que vous au-
riez pu prendre pour un chapeau de paille d'Italie, 'est tissa
avec les jeunes folioles de cet arbre; le bonnet de notre
Indien est tout simplement la spathe ou le sac dans lequel
le régime de Heur était enveloppé. Le manteatf du mariât
la robe de sa femme ont été tissés avec la bourre qui en»
veloppe la noix à sa maturité; le matelas suf lequd ils
couchent et la molle matière qui le remplit, les voiles'de sa
pirogue, la ligne avec laquelle il pêche, et mille autres ob-
jets d'ameublement sont de la même matière. La palissade
qui clôt son petit jardin, la charpente de sa cabane, sont
établies avec le bois du cocotier qui est très-dur ; la toi-
ture, impénétrable au soleil, au vent etàlapluie, consiste
en ses feuilles habilement entrelacées. Avec les filaments
de la base des feuilles et du régime, l'Indien fabrique des
câbles et des cordages plus légers, plus souples et plus
coulants que ceux de chanvre, et ne pourrissant pas aussi
vite. Enfin, il n'est pas jusqu'au parasol que nos hôtes
obligeants ont placé sur votre tête pour vous abriter d'un
soleil brûlant, qui ne soit entièremeut composé des diver-
ses parties de cet arbre précieux.
Aussi les Indiens le cultivent-ils avec grand soin. Comme
il est sans branches et qu'il ne produit aucun rejeton, on
ne peut le multiplier que de semence, et pour cela on choi-
sit les fruits les plus gros, les plus sains, et entièrement
recouverts de leur caire ou bourre ; on les plante autant
que possible sur les bords de la mer ou de toute autre eau
saumàtre ; cependant il réussit également bien dans tous
les terrains, pourvu qu'ils soient humides, et surtoutquand
ou a eu la précaution de jeter au fond du trou où l'on place
le coco un lit épais de sel. Les Indiens, pendant que l'ar^
bre est jeune, lui prodiguent des arrosements d'eau salée,
et chaque année, lorsqu'il est devenu productif, ils jettent
à son pied une certaine quantité de sel. Entre les tropiques,
la noix de coco germe en quinze ou vingt jours. (Il en est
bien autrement dans nos serres parisiennes, et l'on en peut
voir une, dans le bel établissement de MM. Cels frèrîs,
qui, depuis trois ans, n'a développé que cinq ou six feuil-
les, et dont les racines s.ont encore renfermées dans la
coque ; c'est celui que nous avons fait'graver ici.
— Les palmiers, les palmiers ! grommela notre géolo-
gue, dont la bouche était resiée jusque-là fermée comme le
cratère de son volcan ; parbleu ! les palmiers prouvent
bien l'incandescence primitive du globe, puisqu'il y en
avait des forêts entières à Metz, eu Auvergne, à Paris
môme, et il fallait qu'il y fit chaud.
— Quaud cela? reprit le docteur.
■r— Eh , parbleu ! quand la terre n'était encore peuplée
que de crocodiles et de tortues.
Cette boutade nous fit partir tous d'un éclat de rire, et
notre savant allait éclater comme uoe soupape de sûreté de
184
LECTURES DU SOIR.
notre pauvre globe, quand un coup de canon nous avertit
ilo rploviruer à bord. En passant, je jclai un dernier regard
sur Icscocoliersde la grève; mais comme mes préventions
avaient changé, je les trouvai plus grands, plus droits,
plus élégants, enfin parcs de toute l'utilité que je venais
de leur découvrir. Ces arbres sont la providence des lies
de l'arcbipcl indien.
DOIT.VRD.
i\IUSÉE DES FAMILLES.
185
C^SISSIB BEÏ.A.TlG2fE.
Le .'Huséedes Familles devait ûpiK)rler son Iribul à la mé-
moire de Casimir Delavigne, qui a enrichi de beaux vers quel-
ques numéros de sa colleclion (1). Trois mois après! dans ce
siècle où les idées, les événements cl les hommes passent si
vite, trois mois, c'est presque la postérité! Elle parle déjà
pourC. Delavijrne, et son langage n'a rien qui puisse inquiéter
ses amis, car il semble que cet écrivain soit mieux connu de-
puis qu'il est plus regretté. Essayons, sous la dictée de celle
opinion générale, de rendre à une vie littéraire utile el glo-
rieuse, un hommage légitime, impartial, sincère. C. Dclavigne
a rempli un quart de siècle de travaux toujours conscien-
cieux, de succès toujours honorables, cl son talent est resté
fidèle au Iwn goût, à la saine philosophie, au vrai patriotisme.
Le siècle de Louis XIV avoue son style; celui de Voltaire,
SCS tendances ; la France nouvelle applaudit à ses principes
et à ses sentiments.
(I) Voir, nolaromenl Janj le volume de 1836, p. 343 : Ine étoile
sur les Laaunes ; dans le volume de iS37, p. Sî» : ta Villa Aitrienne;
dans le volume de 1840, p. 256 . lei Deux Solcih; cl surioul dans le
volume de (83:>, p. 337 : la Vache perdue, chef-d'œuvre de sentiment
et lie grâce. Toutes ers pi(^ccs m'>'>qucul au recueil des œuvres com-
plÉU'S (le Casimir Delavigne.
M.\ns IRiL
Sa biographie sera courte. Les événements de sa vie, ce
sont ses ouvrages. Né au Havre, en 1793, d'un père honoré
dans le commerce, C. Delavigne fut envoyé à Paris pour y
faire ses études. On a gardé la mémoire de ses succès uni-
versitaires, el quelques poésies de circonstance, recueillies
à la suite de ses OEuvres complètes (comme pour indiquer
son point de départ el marquer ses progrès), avaient révélo
de bonne heure sa vocation liltéraire. Nous rappellerons un
discours en vers sur la découverte de la vaccine, et deux
dithyrambes (c'était encore la nioùe^ l'un sur la naissance
du roi de Home, l'autre jur la mort de DeUllc, deux évé-
nements qui devaient impressionner vivement les jeunes
imaginations, à cette époque où l'on ne rêvait que de l'em-
pereur el de vers ! Ces essais mérilèrent au poCte naissant
une exemption du service militaire, et, disons-le à son hon-
neur, C. Delavigne garda un profond souvenir du bienfail
qu'il avait reçu; de beaux vers oui payé, en 1816, sa dette à
la mémoire impériale! Une seconde fois, dans sa vie, C. De-
lavigne eut occasion de prouver que la reconnaissance lui
était douce : si Napoléon, en 1813, l'avait conservé aux let-
tres, le duc d'Orléans, en 1827, avait assuré ses loiiirs, en
— 2i — O.NZIÈME VOLIJIE.
186
lïEGTURES DU SOIR.
lui offrant une noble hospitalité dans sa bibliothèque. Le
poêle en a dignement remercié Louis-Philippe par le chant
de gloire de 1830. Ajoutez à ces souvenirs la réception de
C. Delavigne à l'Académie, en 1825, et son refus, après la
révolution de Juillet, de quitter sa retraite pour entrer dans
la carrière des emplois ou des honneurs; voilà tous les inci-
dents de celle vie modeste, laborieuse, paisible et pure. En-
fermé dans son cabinet durant toute la journée, ou n'en sor-
tant qu'à de longs intervalles, et sur de vives instances, pour
faire une courte promenade avec sa femme et son fils ; en-
touré, le soir, de sa famille, dont ses frères composaient une
part bien-aimée ; écoulant une lecture à haute voix, car de
vives douleurs de tête l'empêchaient de lire lui-même ; tout
entier à ses études, à ses travaux, il vivait loin du monde,
où l'on ne fait que perdre son temps et gagner des ennemis.
Ce genre de vie, trop retiré, a nui peut-être à sa santé, mais
il a dû profiter à son talent et à son bonheur, car le taleut
aime la solitude, le bonheur aime le silence. Dans la retraite,
on n'a le malheur ni de concevoir ni d'inspirer l'envie; aussi
nous avons vu toutes les opinions, comme toutes les supé-
riorités, saluer avec une rare et louchante unanimité le
convoi du 20 décembre ; tant il est vrai que les intérêts pri-
vés, les jalousies personnelles allèrent seuls la justice publi-
que. C. Delavigne, sans ambition, sans brigue, sans coterie,
n'avait porté ombrage à aucune prétention, à aucun intérêt.
L'homme n'avait gêné personne ; tout le monde est venu
rendre hommage au poète !
C'est que C. Delavigne respectait en lui la vocation du vé-
ritable homme de lettres, tel que ce nom était compris avant
qu'il fût usurpé par des écrivains qui, d'une mission, ont
fait un métier. C. Delavigne avait mis son activité, son in-
telligence, son talent au.K ordres du vrai patriotisme et de
la vraie philosophie. L'intention toujours honnête, toujours
morale de ses ouvrages, l'esprit de nalionalilé qui respire
dans quelques-uns des plus vantés, l'heureuse direction qu'ils
imprimaient aux idées , voilà ce qui justifie l'ovation pos-
thume dont sa mémoire a été l'objet. Sa plume n'a jamais
oû'ensé ni le sentiment national, ni les idées de liberté, ni
les droits d'un pouvoir conservateur. Au contraire, il a dit
la vérité à toutes les factions , et c'est ainsi qu'il a obtenu
l'estime de tous les partis.
Félicitons-le d'abord d'avoir donné, en se renfermant dans
sa mission littéraire, une preuve de bon sens et de courage
d'autant plus méritoire qu'elle fut presque exceptionnelle.
En 181G, le gouvernement représentatif, naissant à peine,
offrit une séduction puissante aux écrivains. Aussi la plu-
part d'entre eux, les vétérans comme les novices, abjurèrent
leurs travaux , leurs succès , pour se faire d'autres études,
ime autre réputation ; la politique absorba la lilléralure.
Casimir Delavigne , si jeune alors, pouvait être tenté plus
qu'aucun autre de céder à cet attrait. Nul succès sérieux
ne l'enchaînait encore; il n'avait d'engagements pris ni
avec le théâtre, ni avec le public. Il sut éviter l'écueil où ses
contemporains échouèrent , et s'abstenir des faciles succès
du journalisme , qui amoindrit le talent en éparpillant ses
inspirations. Combien d'écrivains distingués ont ainsi dé-
pensé leurs lingots en paillettes ; jeiant chaque jour dans les
gazettes politiques ou littéraires des idées, des pages, ou-
bliées le lendemain, et qui, gardées soigneusement sur le
pupitre, reliées par une pensée générale, mûries par la ré-
flexion, et réunies en chapitres et en volumes, auraient
composé un ensemble sérieux, un ouvrage durable! On
frémit en voyant ce qui se perd d'esprit , d'imagination ,
de style, de science , et de raison même , dans ces feuilles
jetées au vent du malin, cl que le vent du soir emporte dans
l'oubli où s'abîment les journaux et les passions qui les in-
spirent.
Casimir Delavigne a gardé pour la poésie, pour le théâtre,
les inspirations que la nature lui avait départies. Aussi n'a-l-il
prétendu qu'aux honneurs littéraires; et lorsque , en 1830 ,
on lui en offrait d'un autre genre : « Que voulez-vous que je
fasse de cela?» disail-il naïvement. Le seul litre qu'il ail
conservé avec celui d'académicien, c'était celui de bibliothé-
caire du roi, litre qu'un prince, déjà roi de la France intelli-
gente, lui avait décerné en i827,cominç une réparation,
comme une marque de sympathie. L'origine de ce bienfait
le lui avait rendu sacré; il en resta digne, en ne voulant
pas en accepter d'autres. Belle et noble leçon donnée à tous
les écrivains par un talent supérieur!
Dirons-nous maintenant les honneurs rendus à celle mé-
moire si pure , l'empressement de toutes les célébrités au-
tour de son cercueil, l'unanimité des regrets? C'est d'abord
un maître vénérable , M. Tissol, qui vient , en accusant ce
contre-sens de la nature, épancher sa douleur sur la tombe de
son élève. C'est un émule, un ami , M. Frédéric Soulié, qui
adresse à un guide, à un modèle, de louchants adieux au nom
de la Société des gens de lettres qu'il était digne de représen-
ter. C'est le Théâtre-Français qui, par l'organe de son plus spi-
rituel acteur , M. Samson , offre sa tardive reconnaissance à
l'auteur dédaigné des Vêpres Siciliennes, noblement vengé
du refus de son premier ouvrage par cinq ou six grands suc-
cès, si fructueux pour un ignorant comité. C'est le chef glo-
rieux de l'école moderne, Victor Hugo, qui trouve encore
dans ses yeux, épuisés par le deuil d'un père, des pleurs fra-
ternels pour une douleur littéraire et nationale. C'est un
enfant de la Pologne , qui apporte au chantre de la Varso-
vienne une poignée de la terre natale, que de nobles réfugiés
ont recueillie, pour la jeter sur la cendre de leurs frères, de
leurs héros et de leurs bardes mourant dans l'exil, et leur
rendre moins lourde la terre étrangère qui pèsera sur eux.
Enfin, c'est la royauté elle-même, noblement représentée par
un de ses plus fidèles amis, le comte de Montalivel, qui dé-
pose un glorieux et louchant souvenir sur les restes mortels
du poëte des trois jours !
Ajoutez à ces expressions si honorables des douleurs offi-
cielles ou privées, les témoignages non moins significatifs du
deuil public ; les grands théâtres fermés le jour des funé-
railles, et ne se rouvrant le lendemain que pour offrir aux
applaudissements publics les chefs-d'œuvre de celui qui ne
pouvait plus en produire de nouveaux ; enfin l'unanimité des
journaux (si rare), acquise à la gloire de l'écrivain, à la
vertu de l'homme privé (1)!
Expliquons ces hommages par une analyse rapide des œu-
vres de Casimir Delavigne. On les comprendra mieux en se
rendant compte, non-seulement de l'inspiration toujours
vraie, de la facture toujours habile , du style toujours élé-
gant et pur qui distinguent ses ouvrages, mais surtout
de la pensée toujours loyale et utile qui anime ces belles
compositions. Le beau n'était pour Casimir Delavigne que
l'instrument du bien; il croyait sincèrement à la mission
de la littérature. La poésie n'elaitpas pour lui un vain amu-
sement d'esprit; le drame, un délassement stérile pour le
public, encore moins une flatterie pour les mauvaises pas-
sions ou le mauvais goût d'une époque. 11 règne, dans l'en-
semble de ses productions , un esprit philosophique qui ne
s'exhale pas, comme trop souvent dans Voltaire, en maxi-
mes d'apparat et en sentences apprêtées, mais qui s'introduit
comme un sentiment intime dans toutes les parties de l'œu-
vre, dans son ordonnance générale , dans son style, dans sa
moralité. Casimir Delavigne avait débuté par des pot-sies
remarquables ; mais il les a tellement dépassées, il s'est sur-
passé lui-même avec tant d'éclat dans ses œuvres dramati-
ques, que, pour bien apprécier ce qu'il vaut, c'est de son
Théâtre que nous parlerons d'abord. Ses poésies porlaienl
la date des événements et des émotions du jour ; ses drames,
sescomédiesont, au contraire, ce cachet d'universalité elde
durée qui s'imprime aux œuvres fondées sur l'clude du
cœur humain, le même toujours et partout.
Nous suivrons à peu près l'ordre chronologique des repré-
sentations de ces ouvrages. Casimir Delavigne débuta par
une tragédie : c'est l'usage ; on peut faire do beaux vers, à
vi'igt ans, sur un thème historique; c'est plus lard seule-
ment qu'on peut essayer la comédie, c'est-à-dire faire de bons
vers sur des caractères ou des ridicules. La tragédie ne de-
mande que de l'inspiration ; la comédie veut de l'observa-
tion. En sortant du collège, on peut être poëte tragique; on
n'est poêle comique qu'après être entré dans le monde.
(i) On peut voir d.in» lo Mouilcur du 2i décembre , leî alloculions
siioucbanies, si vraie», que oous vcnuns d lutJiquer.
MUSEE DES FAMILLES.
187
Le succès des f^êpres Siciliennes (nous pouvons l'avouer
aujourd'hui, quand des œuvres plus étudiées, plus durables,
ont aflermi la réputation du poëte) fut un succès de circon-
stance , emprunté non seulement à la jeunesse de l'auteur,
et à l'heureux choix du sujet qui ravivait dos souvenirs
nationaux , mais encore , et surtout, à la création d'un se-
cond Théâtre-Français , qu'on opposait aux. routines et au
sommeil de la vieille Compagnie-Richelieu ; c'était une
inauguration. La scène de l'Odéon offrait au public, fatigué
du répertoire suranné de la Comédie-Française , l'attrait
d'une rivale qui promettait du nouveau. Un jeune auteur
pouvait féconder cette entreprise; tout conspirait au succès.
Il fut éclatant, et, même en dehors de ces considérations,
l'ouvrage méritait les encouragements du public. Comparé
non pas avec le théâtre de Chénier, envers lequel la Républi-
que avait été ingrate , et l'Empire malveillant , mais avec
les tragédies de la Restauration , l'œuvre de Casimir Dela-
vignc était supérieure, et, en m'exprimant ainsi, je ne parle
que de son école, de l'école classique, à laquelle appartient
la première moitié de sa vie littéraire. Je laisse à part le
théâtre de Victor Hugo, et les comparaisons de genre, et les
questions de supériorité, qu'il serait peu convenable de sou-
lever dans cette notice, toute spéciale , toute personnelle.
Casimir Delavigne n'avait pas un style formé en 1819;
sa rime était faible ; les récits occupaient encore , dans
les Vêpres Siciliennes, la place de l'action ; l'emphase du
poëte lyrique n'était pas maîtrisée par la tenue sévère du
poëte dramatique; l'auteur se cherchait encore; il avait
vingt-cinq ans à l'époque de la représentation , peut-être
vingt quand il avait entrepris son ouvrage. C'est lui qui, de-
puis, nous a rendus sévères sur ce premier essai , que l'ob-
servation des règles classiques avait entaché forcément d'in-
vraisemblances de temps et de lieu, nuisibles à l'effet général
du sujet. Toutefois , hàtons-nous de reconnaître que la tra-
gédie des Vêpres Siciliennes , après vingt-cinq ans , reste
encore supérieure à celle de Lucrèce, qui, récemment aussi,
a dû son succès aux luttes renaissantes de l'Odéon et du
Théâtre-Richelieu. En littérature souvent , et surtout pour
les œuvres de théâtre, ce n'est pas tout de bien faire, c'est
encore d'arriver à propos.
Le mauvais accueil que le Théâtre-Français avait fait
au premier manuscrit de Casimir Delavigne, reçu à cor-
rection seulement, nous a valu une spirituelle satire en cinq
actes et en vers , jouée à l'Odéon quelques mois après les
Vêpres Siciliennes. La censure eut le bon goût de respec-
ter cette excellente plaisanterie; les Comédiens, plus indul-
gents et mieux avisés que le premier président du temps de
Tartufe , eurent l'esprit de se jouer eux-mêmes. « Mes-
« sieurs les gens de cour, leur faisait dire Casimir Delavigne
« dans un charmant prologue , messieurs les avocats , nics-
« sieurs les médecins, financiers, huissiers, praticiens, bour-
« geois de tous les rangs et de tous les états , messieurs les
« maris, classe nombreuse et respectable, et vous, mesda-
« mes, dont on adore, tout en les maudissant, les tendres
« faiblesses et les aimables caprices, vous tous que , depuis
M trois siècles, nous avons le privilège d'amuser à vos dé-
« pens, permettez-nous de vous amuser ce soir aux nôtres. »
Et la pièce fut jouée avec verve, et applaudie avec trans-
port. Comme il y a des gens qui n'admettent de jugement
que par comparaison, nous leur dirons que , à nos yeux , les
Comédiens valent au moins la Métromanie. L'action de
J'œuvre moderne, comme de l'ancienne, est un peu confuse,
mais c'est un style étincelant d'esprit , et la Métromanie
n'offre pas de trait comique égal à cette mystification du
rouleau de papier blanc qu'un auteur soumet , comme ma-
nuscrit d'une pièce, au président du comité , qui promet de
le lire, qui déclare môme l'avoir lu, et qui s'épuise en élo-
ges sur le mérite de l'auteur , chez lequel il doit dîner le
lendemain. Cette scène restera comme une salutaire protes-
tation d'un homme de cœur contre l'ignorance de certains
juges, et comme une consolation toute prête, peut-être même
comme une garantie pour les jeunes talents qui se présen-
tent humblement à la porte des théâtres avec un rouleau
souvent rempli de beaux vers et d'un grand avenir.
L'année suivante (car chaque anué* de la vie de l'auteur
a été marquée par quelque œuvre nouvelle, tant il prenait
au sérieux sa vocation, tant il était fidèle à ses habitudes de
travail), l'année suivante, le Paria fut représenté à l'Odéon.
Les biographes nous disent que Casimir Delavigne s'était
préparé, par de longues éludes, à la composition de cet ou-
vrage, qui devait nous initier à une nature nouvelle , ù des
mœurs étranges; mais une langue ne peut décrire que des
choses en harmonie avec ses formes, avec ses expressions.
Quoi que fasse le poëte , les mots français franciseront tou-
jours les objets auxquels on les appliquera , et l'alexandrin
rimé rendra moderne et contemporain, malgré tous les acces-
soires, le sujet le plus romantique. Je n'admets pas cette pré-
tention de représenter devant des spectateurs français, sur
une scène parisienne, avec exactitude, dit-on, et en vers de
douze pieds, à double consonnance, des mœurs et des idées
bibliques, hindoues, chinoises. Quelques costumes bariolés,
quelques usages figurés par des décors, par des accessoires
et par des comparses , quelques formules empruntées aux
habitudes locales, ne compenseront pas les servitudes toutes
convenues des cinq actes, de la rime , d'une scène de qua-
rante pieds et d'une représentation de trois heures. Tous y
ont échoué, et Voltaire avec ses Américains , ses Chinois ou
ses Mahométans, et Lemierre avec sa Veuve dtt Malabar,
et d'autres, dont la liste serait longue. Qu'on ne m'oppose
pas Athaliel C'est un magnifique monument de style; mais
rien de tout cela n'a dû se passer ainsi ; personne, en Judée,
n'a dû parler ni agir de cette sorte! Comparez f Orphelin
de Voltaire avec l'Orphelin de Tchao, tel que le père Du-
halde l'a traduit sur les manuscrits chinois! Notre scène,
notre public, notre langue, soyons-en bien convaincus, n'ad-
mettent pas des choses trop étrangères à nos idées, à. nos
habitudes, à nos façons de parler; ou, alors, il faut violenter
ces choses, il faut les déformer, les dénaturer, pour les faire
entrer dans nos vers ; dans nos salles de spectacles, dans nos
esprits. C'est ce qui arrive toujours en pareil cas. Le plus
sage, pour les auteurs dramatiques, c'est donc de choisir des
époques, des personnages aussi rapproches que possible, si
ce n'est toujours de notre histoire et de nos événements, au
moins de nos études familières. Nous ne répugnons pas, tant
est puissante l'influence de l'éducation première, à entendre
OEdipe parlant en beaux vers français qui nous rappellent
de beaux vers grecs. Mais nous n'acceptons pas les tirades
classiques de Tippoo-Sa'éb, d'Alzire et du Paria. Le
paria de l'Inde est mieux représenté, pour nous, dans la
Chaumière indienne, ou même dans le Lépreux de la cité
d'Aoste, cet autre paria d'une autre espèce!
Ce sujet ne pouvait donc être traité convenablement sur
la scène française , car l'auteur était condamné d'avance à
subir des conventions et à se permettre des invraisemblan-
ces qui en altéraient l'originalité. Les critiques du temps les
ont dénoncées avec raison; c'est le premier défaut de l'ou-
vrage.Quant au style, le désir, le besoin de nous initier aux ma-
gniliceuces d'une nature extraordinaire, ont entraîné le poëte
dans un système de descriptions qui fatigue l'auditeur, dans
une richesse de langage qui touche à l'enflure et à la décla-
mation. C'est encore là un vice du sujet, et Casimir Delavi-
gne l'a bien senti, car, à dater de cet ouvrage, son talent
s'est ajipliqué àdes compositions toujours sûres d'éveiller les
sympathies du public, et qui lui permettaient une allure de
style ferme, simple, élégante.et vraie.
Ce qu'il faut louer sans réserve dans cette œuvre, la der-
nière où l'auteur laisse apercevoir encore des traces de jeu-
nesse et de rhétorique, c'est une intention philosophique et
humaine, c'est une sainte horreur pour le fanatisme, c'est
un culte pieux pour les devoirs sacrés de fils et d'ami. A tra-
vers des rôles d'hommes qui sont empreints d'un cachet eu-
ropéen, en révolte avec les intentions de couleur locale que
nous annonçait le poëte, un rôle de femme se distingue par
un charme tout particulier. C'est que si le Paria de l'Inde
ne ressemble pas à un proscrit d'Europe, le cœur d'une
amante est le même dans tous les pays, à toutes les époques,
sous les costumes les plus divers, et que toutes les langues,
toutes les scènes se prêtent à la peinture d'un sentiment uni-
versel. Le rôle tk Néala est une des meilleures créations de
188
LECTURES DU SOIR.
Tauteur, car ce qu'on appelle une création littéraire, c'est la
nature bien imitée.
Ici commence une ère nouvelle pour Casimir Delavigne. Son
talent est complet, son style est formé ; il a passé par le sans-
façon de la comédie, par la gravité de la tragédie, et il est
résulté, pour lui, de cette double étude, un langage approprié
aux besoins dramatiques de notre époque, un langage mixte,
([ui se prête à la dignité des plus hautes positions et des sen-
timents les plus élevés, à la familiarité des moqueries du
monde et des situations les plus humbles, enfin à ce mélange
heureux de drame et de comique, qui compose la vie, et que
le théâtre, pour tigurer la vie, devrait toujours représenter.
C'est à cette heureuse disposition d'esprit que nous devons
VEcole des rieillards, comédie-drame, digne de prendre ce
litre iV Ecole, à la suite et même à côté de deux chefs-d'œu-
vre de Molière.
L'action de VEcole des Vieillards est simple, comme il
convient à la haute comédie, qui doit être forte et puissante
par les caractères, par deux ou trois situations largement
dessinées, par la dignité des sentiments et du style, plutôt
que par la complication des événements. Le genre de cet
ouvrage était tout indiqué par l'alliance des deux plus grands
talents de la tragédie et de la comédie qui s'étaient, pour
la première fois, présentés au public dans une même pièce,
Talma et M"« Mars. Leur union était le symbole des deux
ordres d'idées que Casimir Delavigne avait réunis dans son
ouvrage, le drame poussé jusqu'au duel, la comédie y oppo-
sant le charme de son contraste.
Deux qualités supérieures, l'une de conception, l'autre
d'exécution, recommandent celte œuvre aux bons esprits et
à l'avenir. La première, c'est cette noble inspiration de l'au-
teur qui, tout en donnant une leçon aux vieillards mésalliés
avec de jeunes femmes, s'est arrêtée devant le double dan-
ger, le double sacrilège de rendre ridicules le mariage et la
vieillesse. Molière pouvait frai)pcr de ridicule des person-
nages presque imaginaires, presque fantastiques, comme les
Sganarelle, les George Dandin. 11 n'en a pas agi ainsi -avec
Orgon, qu'il avait placé dans un rang de bourgeoisie plus
élevé, plus en rapport avec les spectateurs accoutumes de son
théâtre. A plus forte raison Casimir Delavigne devait-il enno-
blir un rôle pris dans une des conditions les plus honorables
de la société; aussi lui a-t-il conservé la dignité de l'ùge, la
noblesse d'une confiance vertueuse. Le second mérite de
l'ouvrage, c'est son universalité : les événements n'ont pas
nne date forcée ; les personnages n'ont pas un costume
obligé ; c'est le drame de tous les temps et de tous les lieux,
qu'on peut traduire dans toutes les langues, jouer sur toutes
les scènes, sans qu'il présente à des spectateurs, quels qu'ils
soient, des obscurités de mœurs locales qui leur sont étran-
gères et qui deviennent inintelligibles. Tel est le caractère
de la grande comédie, comédie du cœur humain, qui n'em-
prunte pas son intérêt à des circonstances, à des allusions
passagères, mais qui se fonde sur des vérités générales, sur
des sentiments éternels. Les caractères principaux sont par-
faitement dessinés; Danville a la faiblesse d'un vieillard
amoureux, la dignité d'un vieillard honnête homme ; Bon-
nard est un Ariste bourgeois très-amusant; la jeune femme
a une indécision dont le vague fait l'intérêt du drame, car si
l'on est rassuré sur le présent (il le fallait pour l'honneur de
tous), on doit trembler sur l'avenir, et c'est là ce qui fait la
moralité de l'ouvrage. Les rôles secondaires, ceux de Va-
lentin et de la belle-mère sont un peu exagérés peut-être.
Quant au style, on ne peut trop en faire l'éloge. Il a toute la
délicatesse qui satisfait les esprits cultivés, unie à la sim-
plicité qui plaît tant à la masse du public. Rien de recher-
ché, rien de trivial; c'est toujours cette clarté spirituelle,
cette élégance modeste, cette fermeté sans raideur, qui con-
stituent le bon style du théitre, et qui, à des litres divers, mais
à un égal degré, concilient les suffrages des loges et du par-
terre. L'Ecole des Vieillards a dignement commencé la sé-
rie des bons ouvrages de l'auteur, qui vont se suivre presque
sans interruption.
Glissons légèrement sur une œuvre que l'auteur .semble
traiter lui-même sans façon, mais pour laquelle il laisse
apercevoir une prédilection toute particulière : la Princesse
Aurélie, comédie en cinq actes et en vers, qui n'a eu que
peu de représentations au Théâtre-Français. « Cette comc-
« die, dit-il, a été pour moi le délassement de travaux plus
« graves ; je ne l'ai jamais considérée que comme un badi-
« nage.» A ce titre, Casimir Delavigne aurait dû réduire sa
pièce en deux actes, elle aurait réussi, et c'était facile ; car les
mêmes situations, les mêmes oppositions s'y reproduisent
plusieurs fois avec une symétrie trop exacte, et il y a des
rôles qui font double emploi. Les trois prétendants dont la
spirituelle princesse s'amuse avec adresse, sont un peu char-
gés ; l'amant véritable est un peu naïf; du reste, l'esprit
abonde dans celte composition dont l'entrain explique la
tendresse que l'auteur avait pour elle. Et, en effet, il a dû
l'écrire avec bonheur; c'est une lecture charmante à faire;
ce n'est pas une pièce à voir.
Le sujet de Marina Faliero est connu. Le côté politique
en est ingrat, et l'auteur s'est privé d'un grand moyen
d'intérêt et de pathétique, en faisant Eléna coupable; son inno-
cence eût arraché de plus douces larmes. Casimir Delavigne,
en faisant du crime d'Eléna le nœud de sa pièce, a beaucoup
amoindri le caractère du doge, qui se jette trop précipi-
tamment dans une conspiration pour venger la mort d'un
neveu et l'outrage fait à sa femme. Peut-être , avec la ten-
dance philosophique de son esprit, Casimir Delavigne eût-il
dû nous représenter le doge de Venise entraîné à conspirer
contre sa république, par une sainte indignation des excès
d'une aristocratie insolente, abrutie et sanguinaire. C'eût
été un beau spectacle que celui d'un chef de patriciens, en
révolte contre le pouvoir odieux qui lui est confie, et cela
sans grief personnel, sans ambition, sans avoir à venger au-
tre chose que les droits de rhunianilé: la grandeur du motif
eût relevé l'action ; le talent de Casimir Delav igné eût lire un
admirable parti de cette belle inspiration, car il excellait sur-
tout à exprimer les sentiments nobles et les pensées géné-
reuses. C'était là une idée d'autant plus naturelle dans
l'intention de l'auteur, qu'il destinait cet ouvrage à concilier
les deux systèmes littéraires qui partageaient les esprits à
l'époque où il le fit représenter. C'est dans ce but qu'il l'avait
transporté des carions du Théâtre-Français sur la scène de
la Porle-Saint-.Martin. Une pensée philosophique, dominant
et animant le drame, eût marqué plus profondément le but
de l'auteur. Dans ce but même, le poêle a trop obéi aux rou-
tines de l'ancienne école, en resserrant dans un si court es-
pace de temps, contre toute vraisemblance, contre toute
possibilité, l'insulte de Sténo, la mort de Fernando, la réso-
lution du doge, la conspiration dont il se fait le chef, la dé-
couverte du complot, le procès, la condamnation et la mort
des coupables. Aussi chacun de ces incidents est réduit à
des développements si étroits, que l'effet en est manqué d'a-
vance. Une scène de conjurés, quelque éloquente qu'elle
soit, ne constitue pas, à elle seule, une conspiration. Un pro-
cès, un jugement, une exécution, ne vont pas si vite. En
changeant de scène, l'auteur aurait dû plus largement user
du droit de changer de poétique. «J'ai conçu l'espérance,
« disait-il, d'ouvrir une voie nouvelle, où les auteurs qui sui-
« vronl mon exemple pourront désormais marcher avec plus
M de hardiesse et de liberté... Deux systèmes partagent la
« littérature. Dans lequel des deux cet ouvrage a-t-il été
« composé'/ c'est ce que je ne déciderai pas et ce qui d'ail -
« leurs me paraît être de peu d'imiKtrlance. La raison la
« plus vulgaire veut aujourd'hui do la tolérance en tout ;
« pourquoi nos plaisirs seraient-ils seuls exclus de cette Ici
« commune?... Plein de respect pour les maîtres qui ont il-
« lustré notre scène par tant de chefs-d'œuvre, je regarde
« comme un dépôt sacré cette langue belle et flexible qu'ils
« nous ont léguée. Dans le reste tous ont inuo%é ; tous, selon
a les nuvurs, les besoins et le mouvement de leur siècle, ont
« suivi des routes différentes qui les conduisaient au même
« but. C'est en quelque sorte les imiter encore que de cher-
« cher à ne pas leur ressembler, et peut-être la plus grande
« preuve, l'hommage le mieux senti de notre admiration
« pour de tels hommes, est ce désespoir même de faire ausii
« bien oui nous force à faire autrement.»
IMUSÈE DES FAMILLES.
189
Celaient là d'excellenles vues, mais l'auteur ne les a rôcl-
Icmcnt appliquées qu'à des œuvres plus tardives: Louis XI,
les Enfants d'Edouard, Don Juan d'Autriche et la Fille
du Cid, quatre ouvrages qui, avec l'Ecole des f^ieillards,
composeront, en tout temps, le volume d'clito, les œuvres
choisies et durables de Casimir Delavigne.
Louis XI a réellement marqué l'apogée de son talent.
L'inspiration lui en est venue de son auteur favori, Walier
Scott, qui faisait le fond et le charme de ses lectures du soir.
De tous les ouvrages que le grand romancier a valus à noire
liltéraluro, Louis XI est inconleslablenient le meilleur; la
composition en est large, les caractères sont fortement des-
sinés; le vers, tragique ou comique, se détache toujours
avec fermeté, et sans affectation. Casimir Delavigne était
alors , il faut le reconnaître , dans toute la force de son ta-
lent; aussi, est-ce celui de ses ouvrages qui restera le plus
constamment au répertoire, parce que l'intérêt dramatique
s'y môle avec bonheur à l'éclat littéraire et à la couleur
historique. Ce drame, plus qu'aucun autre, semble poser
les termes du contrat, si souvent proposé en théorie, entre
les deux systèmes de composition qui partagent la scène et
les critiques. C'est un sujet neuf et national ; le mélange des
conditions sociales, des passions les plus diverses , celui des
langages , naïf et sublime, familier et pathétique , c'est là ce
qui semble constituer le genre mixte qui convient à des su-
jets modernes , et à la scène française, en présence des ten-
tatives plus hardies des théâtres étrangers. Chaque siècle ,
chaque peuple, je dirai mieux, chaque œuvre peut et doit
être diversement romantique. Le romantisme exclut l'idée
d'une poétique applicable à plusieurs littératures, même à
plusieurs ouvrages. Le Génie du Christianisme, quoique le
père commun de toutes les productions romantiques, a dû
produire d'autres fruits au nord , et d'autres au midi. La
poésie romantique de celle Italie, si rapprochée de la Grèce
par son climat, a dû se montrer plus sévère et se moins
écarter des formes antiques avec Arioslc , que ne l'a fait
la poésie romantique du Nord , avec Shakspearc. Celle
même poésie du Sud a pris des formes plus hardies encore
et plus orientales dans les brûlantes Espagnes, encore im-
prégnées de traditions arabes. Mais en France , le roman-
tisme est destiné à recevoir un caractère analogue au climat
qui est tempéré, aux mœurs nationales vives cl douces à la
fois, aux institutions d'une monarchie mixte, et à une épo-
que de transition. D'un autre côté, plus on atteste la perfec-
tion des écrivains du siècle de Louis XIV, plus on accuse de
décadence le siècle qui lui a succédé, plus on impose au
siècle présent la nécessité d'un système nouveau, sous peine
d'une décadence plus rapide. Le désespoir d'égaler celle
perfectionne produira-l-il qii'une impuissance qui nous con-
damne à l'affaiblir, en cherchant à l'imilcr?
Casimir Delavigne a senti qu'il fallait tenter d'autres voies,
et une ère nouvelle devait être merveilleusement préparée
par son talent souple et varié. Son talent était une transi-
lion en littérature, comme la Restauration elle-même, en po-
litique. Nul n'était plus propre, par l'habileté de ses arran-
gements et la flexibilité de sa plume, à nous débarrasser de
celle phraséologie, admiralive et censurée, qui constituait
la poétique de l'Empire, et, tout en restant fidèle à la langue
pure et sévère du grand siècle, à faire l'essai des innovations'
que comportaient un peuple et une scène plus libres. Il
avait symbolisé sa mission et ses vues, en cherchant, plu-
sieurs fois, à effacer la spécialité des acteurs cl la distinction
des genres, et à réunir dansune même composition Talma et
M"' Mars; c'était là, pour lui, tout un système révélé, mais
ce n'était, répétons-le, qu'une transition. L'art devait aller
plus loin avgc Victor Hugo, et Frédéric Lemailre.
Mais c'était déjà beaucoup pour les contemporains de
Casimir Delavigne, qui ne s'étaient nourris, comme lui, dans
les lycées de l'Empire, que d'éludés grecques et latines.
Louis XI est un coup hardi, sous tous les rapports; concep-
tion, effet moral, leçon politique, caractères et style, tout y
est digne d'éloge. La tragédie de Z,oui* ^/ vivra comme
l'histoire.
Après Walier Scolt, Shakspearc a fourni à Casimir Dela-
vigne le sujet d'une belle élude. Dans le drame de Ri-
chard III, qui a une durée de quatorze ans, Casimir Dela-
vigne a choisi un épisode touchant ( La mort des Enfants
d'Edouard), qu'il a resserré en trois jours. Peut-être ce
sacrifice qu'il a fait aux préjugés de la scène française, en
n'osant se donner plus d'espace et de temps, l'a-t-il forcé de
précipiter trop vivement son action, et d'en resserrer les dé-
veloppements, aux dépens de la vraisemblance. Mais ce dé-
faut est si habilement voilé par un intérêt puissant, par le
charme séduisant des rôles des deux victimes, par l'élran-
geté frappante du rôle de Tirrel, enOn par l'énergie épou-
vantable du monstre qui dévore ces deux enfants, qu'on
oublie un vice de conception pour se laisser entraîner à tant
d'émotions entretenues par un style magique. Jusqu'alors,
on n'avait pas osé présenter aux spectateurs français un scé-
lérat dans le genre du duc de Glocestcr, sans lui prêter
mensongèrement, pour l'honneur de la morale, quelque
mouvement passager de remords; c'était une circonstance
atténuante que l'on regardait comme indispensable pour la
moralité de l'ouvrage. Vaine concession faite aux dépens de
l'histoire, et au profit des grands criminels! Casimir Dela-
vigne a eu la franchise de nous montrer cette àme dans
toute son horreur, comme il nous a montré son corps dans
toute sa difformité! Félicitons-le de ce double courage. Vous
figurez-vous , en effet , le scandale qu'aurait produit dans le
dix-septième, et même dans le dix-huitième siècle, l'au-
teur malavisé qui aurait présenté sur la scène tragique un
héros bossu! Aujourd'hui l'on reconnaît qu'il faut traiter
l'histoire historiquement; on a supprimé, il y a cent ans, les
perruques à la Louis XIV dont on affublait Oreste et Cinna;
et le style de la tragédie secoue, de jour en jour, le «une et
la poudre dont les perruques l'avaient saupoudré. Cétait
encore un grand pas à faire que de rendre sa bossj à Ri-
chard III. Le public ne s'en est pas offensé ; et il a prouvé
ainsi qu'il était préparé à toutes les innovations motivées
que les auteurs se permettraient. Le rôle de Glocester est
le plus horrible rôle de tyran etde bourreau qu'on ait jamais
exposé sur la scène ; mais il est vrai, et la vertu du public
ne s'en est pas effarouchée. Le public est donc plus avancé
qu'on ne le croit communément. On peut oser, mais à pro-
pos , et pourvu qu'on n'ose que la vérité.
Une autre témérité que s'est encore permise Casimir
Delavigne, c'était de faire une comédie avec des person-
nages royaux de la taille de Charles-Quint et de Philippe II,
et de la faire en prose. Don Juan d'Autriche est l'ouvrage
le plus osé de l'auteur, et le mieux exécuté peut-être. Il y
règne un mouvement, une animation qui font oublier, ou
plutôt qui ne laissent pas apercevoir les invraisemblances;
et, en effet, il n'y a d'intéressant sur la scène, convenons-
en , que ce qui est invraisemblable ; la vraisemblance n'a
point d'attrait; nous ne cherchons pas, au théâtre, la repré-
sentation des scènes auxquelles nous assistons dans le jour;
nous cherchons des fictions qui nous emportent loin des
habilm'ips monotones de la vie réelle. Jamais Casimir Dela-
vigne n'a plus largement usé des licences de l'école mo-
derne; c'était la première fois qu'il s'affranchissait des uni-
tés classiques, et, comme don Juan lui-même, échappé à la
férule de son maître Quéxada, Casimir Delavigne s'est pré-
cipité avec toute l'ardeur d'une imagination émancipée
âàns les fantaisies d'un sujet qui lui permettait le mélange
des genres , des styles, des situations du drame et de la co-
médie, du rire et des larmes ; le poète est presque aussi fou
que son héros, mais de cette folie charmante qui provoque
tour à tour les pleurs ou la gaieté, et qui intéresse toujours.
Charles-Quint porte avec grJce , avec dignité , la robe de
moine sous laquelle on voit passer un bout du manteau im-
périal ; le rôle de Philippe II est un peu chargé peut-être;
l'histoire nous l'a représenté cruel, et le drame nous le mon-
tre vicieux; est-ce bien motivé? Tous les autres rôles sont
parfaits. Dans tous les temps, sur toutes les scènes, Z)o»
Juan d'Autriche obtiendra un grand succès, succès d'amu-
sement et de passion. C'est, avec Louis XI, la réalisation la
plus heureuse de l'alliance rêvée par Casimir Delavigne entre
les deux écoles dramatiques; c'est, jusqu'à présent, le chef-
190
LECTURES DU SOIR.
d'œuTre de la comédie romaDlique moderne , comme Ruy-
Blas de la tragédie.
i-a Fille du Cid peut être revendiquée par les deai éco-
les. La naïreté du langage romantique y revêt avec grâce
une action qui a toute la. simplicité classique. Casimir De-
lavigne , comme un autre Gd. s'attaque respectueusement ,
mais avec conûance , au don Diègoe de la scène française ,
au grand Corneille. Le défi armé do son jeune Rodrigue au
farouche Ben-Saîd . est , en quelque sorte , un défi littéraire
du drame de iwa à la tragédie de 1636 : et , hâtons-nous de
l'aTouer, Casimir Delavigne a su dissimuler l'audace de cette
tentative par une respectueuse imitation qui paraît plutôt
un hommage qu'une lutte; ajoutons qu'il se la fait pardon-
ner par une habileté d'eïécution qui semble avoir pour but,
non pas de triompher d'un si grand adversaire , mais de
prouver ce qu'on peut gagner à s'essayer contre un si grand
modèle. Cette tragédie héroïque est empreinte d'une couleur
toute nouvelle qui étonne et qui plaît. La poésie , qui en
est tempérée et familière, respire le charme du romancero.
L'heroîne de l'ouvrage, la fille du Gd et de Chimène, repro-
duit avec bonheur la grùce et la dignité de ces deux grands
caractères ; c'est la fiÛe du génie de Corneille , telle qu'il
l'avait préconçue dans les rôles immortels du fier Rodrigue
et de sa délicieuse amie. Mais ce qui domine avec majesté
tout ce drame, cornélien par la peusée, racinienpar le style,
c'est la vénérable figure du Gd, blanchi sous le poids des
armes et sous l'ingratitude du roi ; c'est cette indulgente
venu, qui comprend la faiblesse de l'âge devant un premier
amour, et même devant une première bataille. Rien de plus
gracieux , de plus touchant que les épanchements naïfs de
ce glorieux et généreux >ieillard , souriant à deux jeunes
amants, au nom de sa Chimène, qu'il voit renaître dans sa
fille, et s'accusant d'une faiblesse imaginaire pour excuser la
mollesse du jeune Rodrigue, ému par un premier com-
bat! Le succès de cet ouvrage a été interrompu par la
clôture du théâtre de la Renaissance , et il faut le regret-
ter doublement. Ce théâtre avait été fondé , an prix de
grands sacrifices, par un homme intelligent el dévoué, M. An-
ténor Joly, que les véritables intérêts de l'art ont trop préoc-
cupé, dans un siècle où on ne cultive avec succès que l'art
des inlorêls. Tous les gons de lettres, tous les artistes doi-
vent garder un 1>3U souvenir des intentions qui animaient ce
directeur, ouvrant à la fois, dans la salle Venladour, aux au-
teurs et aux compositeurs deux seconds théâtres, dramati-
que et lyrique, avec plus de chances de succès que n'en aura
jamais TlXleon. Eu peu de mois, M. Anténor Joly avait doté
les deux scènes de Ruy-Blas, de la Fille du Cid, de CEau
m^veilleuse,de rAlchimiste^àu Proscrit, de ZaehQrie,ei,
ce qu'il faut compter aussi comme un bienfait pour l'art, de
l'admirable transformation que nous avons \Tie s'opérer dans
le talent de Frederick Lemaitre. Il serait digne de M"« Ra-
chel d'adopter aujourd'hui et de transporter à la scène fran-
çaise le rôle de la Fille du Cid, qui semblait avoir été conçu
pour elle ; il est taillé de son marbre.
C'était encore une tentative hardie, qu'une tragédie en un
acte, sans amour, presque sans action , soutenue seulement
et animée par l'amour de l'humanité et par l'horreur du fa-
natisme. Le fanatisme religieux di%isant deux frères au point
de faire de l'un un assassin et de l'autre un martyr, voilà
tout le drame exposé dans un petit nombre de scènes , mais
dans un style sévère qui impose l'étonnement, l'admiration,
la terreur! Le public, en accueillant avec faveur Une I a-
milleau temps de Luther, a compris et a dignement récom-
pensé la généreuse pensée de l'auteur qui, dans cet ouvrage
plus que dans aucun autre, poursuivait son apostolat philo-
sophique et cherchait un succès utile : il l'a obtenu, car on
applaudit toujours avec transport ces nobles maximes de to-
lérance, on repousse toujours avec horreur ce sombre exem-
ple de fanatisme, dont le contraste compose l'intérêt de Fou-
vrage. \ vrai dire, ce n'est pas une action , mais c'est une
peinture magnifique et terrible. J'ai entendu souvent balbu-
tier, dans des solennités de collèges, des scènes d'Esther et
d'/fthalie qui ont l'inconvénient d'être trop connues, et que
les auditeurs répètent à quituieux mieux. Je voudrais qu'on
fît étudier et réciter ce bel acte de Casimir Dclavigne;
cela renouvellerait heureusement le répertoire de ces exer-
cices de collège ; le style en est assez pur pour être avoué
par les scrupules universitaires , et la morale en est assez
irréprochable pour mériter l'approbation de tous les pères
de famille. Casimir Delavigne a fait à la fois, dans cette cir-
constance, une belle œuvre et une bonne.
C'en était une aussi, el des plus courageuses , que de tra-
duire sur la scène, en présence d'une démocratie agitée el
envahissante , les illusions et les périls de la popularité.
Après 1^0, après les désenchantements des hommes popu-
laires de 1829, frappés d'impopularité en 1832, et en pré-
sence des efforts dangereux que font encore quelques hom-
mes politiques pour obtenir cette popularité passagère dont
la tombe négligée de La Fayette leur prouve le néant, c'é-
tait un acte de bon citoyen que d'avertir les ambitions de la
vanité du bruit qu'elles poursuivent. Dans cette circonstance
encore, Casimir Delavigne obéissait à cette pensée de bien
public et d'utilité morale qui l'inspirait constamment. Mais
un sujet purement politique est iugrat, en comédie surtout;
et il est assez difficile, en professant le mépris de la popula-
rité , d'intéresser à cette thèse le public qui en est le dis-
pensateur; c'est attaquer le pouvoir qu'il exerce, les
jugements qu'il prononce , le droit dont il est le plus ja-
loux. C'était là l'eciif il , et , si l'on avait pu le surmonter à
force de talent , Casimir Delavigne y aurait réussi ; car cet
ouvrage, que je ne nommerai pas une comédie, mais une épt-
tre, une belle épître adressée au peuple , à ses flatteurs et à
ses victimes, cet ouvrage est écrit d'un style ferme et plein
qui lui assure un rang distingué dans le recueil des œuvres
de l'auteur. Il ne reparaîtra sur la scène qu'à de longs in-
tervalles ; mais il aura quelquefois un succès d'à-propos. Ne
jugeons point le drame ; il manque d'intérêt. Mais relisom
souvent ces belles pages où les plus saines idées, les plus no-
bles sentiments sont exprimés en vers d'une excellente fac-
ture.d'oùla force des pensées n'exclut pas l'éclat des images.
De tels vers appartiennent à cette école , aujourd'hui per-
due , que Boileau avait instituée par ses épîlres et ses sati-
res, que Voltaire avait perfectionnée en donnant plus d'esprit
au fond sans rien enlever à la correction de la forme, et dont
Marie-Joseph Chénier s'est fait depuis le maître et le modèle
par des compositions que semblent effacer aujourd'hui les cou-
leurs trop vives de la muse du dix-neuvième siècle. On y re-
viendra plus tard. Les formes passent, la pensée est éternelle.
Nous avons vu dans toute sa gloire, nous voyons aujourd'hui
dans le plus complet abandon l'école de Delille, descriptive,
imitative et tout extérieure. Elle avait éclipsé Chenier, et il
lui a survécu. Nous voyons aujourd'hui triompher une autre
école, pittoresque, coloriste, également superficielle. Soa
dictionnaire s'épuisera; ses formules se répéteront; son
prisme tournera sur lui-même : ce qui ne s'épuise jamais,
c'est la pensée , c'est la passion: les formes sont bornées;
la pensée est infinie. Les anciens ne dédaignaient pas de
penser en poétisant. Excluez la pensée des arts plastiques,
car c'est un contre-sens de faire parler une statue , de faire
agir un tableau. Mais la poésie pense , et sent, comme elle
décrit. Voici des vers comme en faisait Chénier, des vers
empruntés à la dernière comédie de Casimir Delavigne, el
qui, pour être exempts d'une riche parure, n'en sont pas
moins de la bonne poésie. Cest le pt-re du député populaire
qui avertit son fils des périls de la route où il s'engage :
Ecoute :
L« popnbriié , qu* pour loi je redoute.
Coffiinence , en nous prenant sur sc< ailes de feu.
Par nous «ioBiier beaucoup et nous df mDder peu.
Elle est amie anlente ou mortele enoecnie .
El, coBine elle a sa gloire, edea son iofanie.
Jeune, tn doi5 raim(*r : sod charae décevant
Fait balire mon vieux cœur; il m'enivre : et louTeal
Au Toad de ta tribose où ta toîx me remue ,
Quand d^ul mtème transport toute une chambre ésM
Se I^Te, t'apptandit. te porte jujqu aux cieoi.
Je sens des pleurs dirins me rouler dans les jeoz.
Mais SI la Tolonte n'est efale an ^nie ,
Celle farenr bientôt se lonme en urannie.
Tel qui croit la conduire est par elie entraMt
EBe doMode alors plus qu'elle ■'« '
MUSEE DES FAMILLES.
191
On fait pour lui complaire un premier sacrifice ,
Un second, puis un autre ; et quand à son caprice
On a cédé fortune , et repos, cl bonheur,
Elle vient fièrement vous demander I honneur.
On résiste , elle ordonne ; on fléchit, elle opprime,
El traîne le vaincu des Tantes jusqu'au crime.
De son ordre, au contraire, avez-vous fait mépris,
Cachez-vous , apostat, ou voyez à ses cris
Se dresser de fureur ceux qu'elle tient en laisse
l'our flatter qui lui cède et mordre qui la blesse :
Des vertus qu'ils n'ont plus ces détracteurs si bas.
Ces insulteurs gagés des talents qu'ils n'ont pas.
Elle excite leur meute, et les pousse et se venge
En vous jetant au front leur colère et leur lange.
Voilà ce qu'elle fut, ce qu'elle est de nos jours,
Ce uu'en un pays libre on la verra toujours ;
EL s il f.iul être enfin ou paraître coupable.
Laissant lit l'honneur faux pour l'honneur véritable ,
Souviens-toi qu'il vaut mieux tomber en citoyen
Sous le mépris de tous, que mériter le lien.
Et toute la pièce est écrite de ce style. Elle vivra de toute
la vie du gouvernement représentatif; car c'est sous ce ré-
gime surtout que l'application des vérités qu'elle renferme
sera souvent possible et toujours utile.
La dernière œuvre dramatique de Casimir Delavigne , ce
fui un opéra, Charles VI, écrit en compagnie de son excel-
lent et spirituel frère , Germain. Le talent ne déroge dans
aucun genre ; il élève tous les genres à sa hauteur. M. Théo-
phile Gautier est encore poète dans ses charmants ballets.
Casimir Delavigne , en composant son opéra de Charles VI,
a fait, en quelque sorte, une Messénienne de plus, une Mes-
sénienne, datée de 18i3, contre l'Angleterre. Le rôle d'O-
dette est charmant; celui de Charles VI plein d'une mélan-
colie attachante.
C'était en effet par des Messéniennes ardentes, pa-
triotiques, courageuses, que Casimir Delavigne s'était an-
noncé au monde littéraire. De 1815 à 1831 , il avait
attaché des vers vengeurs ou consolateurs à nos affronts,
à nos disgrâces; des chants de gloire aux triomphes
des peuples ; des hymnes de reconnaissance à la mémoire
des hommes grands par leurs ouvrages ou par leurs actions.
Le recueil de ces poèmes est l'histoire lyrique de nos mal-
heurs et de nos grandeurs durant quinze années. Chacun
d'eux répond à un événement contemporain, à un sentiment
national ; le lyrisme en est quelquefois un peu déclamatoire ;
mais le poète écrivait sous l'impression des faits et des pas-
sions du moment. En 1815, Casimir Delavigne pleure Wa-
terloo, en présence d'un parti qui exploite les conséquences
de cette grande catastrophe. Il dénonce les spoliations du
Musée, à la face des étrangers spoliateurs encore campés sur
le sol français. Il invite tous les Français à l'union, au milieu
des fureurs d'une faction qui attise les discordes civiles. Un
général anglais commande l'armée d'occupation qui couvre
nos frontières , et le poète évoque la mémoire de Jeanne
d'.\rc. La Grèce, l'Italie rêvent la liberté, et le poète, nourri
des inspirations grecques et latines, excite les courages, ho-
nore les dévouements. Le monde perd Napoléon , les lettres
sont veuves de Byron, la France regrette le général Foy , et
le poète offre à ces trois grandes ombres trois hymnes de
deuil et de gloire. Enfin, la grande semaine de 1830 vient
venger des outrages, consoler des malheurs et rétablir des
droits ; le poète national enflamme les cœurs , salue la vic-
toire et pleure les martyrs. Ainsi , nous le voyons toujours
attentif, toujours lidèle à la cause patriotique , à la liberté
des peuples, à l'honneur et au malheur, partout où l'huma-
nité souffre, combat, meurt ou triomphe. La f^arsovienne
est le dernier fleuron de cette couronne poétique, et c'est
encore une inspiration française; car les Polonais (n'ou-
blions jamais un nom que l'histoire leur adonné, et que leur
infortune doit nous rendre sacré), les Polonais sont les Fran-
çais du Nord.
Laissons de côté quelques poésies de la jeunesse de l'au-
teur, dont on a surchargé l'édition complète de ses œuvres,
pour nous arrêter, un moment, au discours qu'il a prononcé
en entrant à l'Académie. Ce discours est un monument de
bon sens et de bon style. Le récipiendaire avait à faire l'é-
loge du comte Ferrand , auteur de deux ouvrages remar-
quables : V Esprit de l'Histoire et la Théorie des Révolu-
tions, C'étai» Gijlni-là même que la presse opposante avait si
rudement attaqué, depuis dix ans, pour avoir défendu la
conscience des hommes qui , en révolution, préféraient la
ligne droite à la ligne courbe, et aussi, pour avoir réclamé,
dès 18U, avec le maréchal Macdonald, une indemnité natio-
nale en faveur des familles dépouillées vinjjt ans auparavant.
Casimir Delavigne , quoique appartenant lui-même au parti
libéral, sut éviter le lieu commun de ces reproches injustes.
Il vanta , bien au contraire, la droiture et la constance du
comte Ferrand ; il rendit hommage à cette autorité de la
conscience qui avait inspiré son prédécesseur, comme écri-
vain et comme ministre! Le premier devoir d'un parti qui
prétend au respect de ses opinions , n'est-ce pas en effet de
respecter les convictions du parti contraire ? Une loyauté
comme celle de Casimir Delavigne devait croire à une pro-
bité comme celle du comte Ferrand. La conscience de l'un
lui disait ce que valait celle de l'autre !
Casimir Delavigne n'a écrit aucun autre morceau de prose
de cette étendue; aussi nous nous y arrêtons avec plaisir,
pour en extraire quelques phrases dans lesquelles il expose
sa poétique et résume l'esprit de ses ouvrages et les condi-
tions de son talent, mieux que nous ne le ferions après lui.
Replaçons ces sages idées sous les yeux des jeunes gens
qui se consacrent au culte des lettres. Les doctrines de Casi-
mir Delavigne méritent d'autant plus leur confiance, qu'il y
a conformé ses œuvres et qu'il leur a dû ses succès:
«A travers tant de périls (disait-il en 1825), qui peut nous
« conduire à cette gloire, objet idéal de toutes les ambitions
« en littérature? une religieuse conscience, une audace ré-
« glée par la raison.
« Raisonnables avant tout, marchons ensuite avec indépen-
« dance, sans céder aux opinions exclusives, sans nous sou-
« mettre en aveugles aux théories qui veulent devancer l'art
« et qui ne doivent venir qu'après lui. Quel génie créateur
« se révoltera contre les formes anciennes pour s'en laisser
« prescrire de nouvelles? Ce ne serait que changer de servi-
ce tude. Le mépris des règles n'est pas moins insensé que le
« fanatisme pour elles. Quand d'imposantes beautés peuvent
«justifier nos écarts, c'est aimer l'esclavage, c'est immoler
« la vraisemblance à la routine, que de presser notre sujet
« dans des entraves qu'il repousse : mais s'affranchir des rè-
« gles pour se faire singulier, lorsque l'action dramatique les
« comporte , c'est chercher son triomphe dans une servile
« concession aux idées du moment, et le pire des esclavages
« est celui qui joue la liberté. Admirateurs ardents de So-
ft phocle, sachons donc admirer Shakspeare et Goethe, moins
« pour les reproduire en nous que pour apprendre en eux à
« rester ce que la nature nous a faits. Que\ que soit le parti
« littéraire qui nous adopte ou nous rejette, cherchons la
« vrai en évitant la barbarie, sans confondre la liberté avec
« la licence ; obéissons aux besoins d'un sujet dont le déve-
« loppement nous emporte; mais ne nous attachons pas aa
« char d'un écrivain fameux pour nous faire traîner à la ré-
« putation sous sa livrée: ce qui est vrai en lui est faux en
« nous; ce qui le jette hors des rangs nous confond avec la
« foule. Soyons nous-mêmes ; nos idées et nos sentiments
« sauront se revêtir, en naissant, de couleurs inusitées, et
« voilà l'originalité véritable. Celle qu'on cherche ailleurs
« n'est qu'une imitation plus pu moins docile, que la pile
« copie ou la caricature bizarre de l'originalité d'autrui. »
Voilà pour le fond, et Casimir Delavigne a toujours pratiqué
cette saine poétique. Voici pour la fortiie; c'est une recom-
mandation sévère, adressée aux écrivains, en faveur de cetto
belle langue française, de cette langue si pure, si claire,
dont l'Europe du dix-huitième siècle acceptait et justiliait
l'universalité (voyez le discours de Rivarol couronné par l'A-
cadémie de Berlin), et que les barbares du dix-neuvième
siècle s'évertuent à décentraliser, en applaudissant le patois
de Jasmin et de tant d'autres !
« N'oublions pas surtout (ajoutait Casimir Delavigne), que le
« premier devoir de l'écrivain est le respect pour la langue.
« Chez tous les peuples, elle a ses qualités comme ses dé-
« fauts qui la «listinguent ; et voulût-on la corriger ou l'en-
« richir, on ne peut lui faire violence sans dénaturer son
a caractère national. La langue française, si rigoureuse dans
192
LECTURES DU SOIR.
« ses inversions, ennemie impitoyable de toute obscurité, est
« la plus universelle et la plus calomniée; elle n'admet, il
»-( faut l'avouer, que les hardiesses qui se cachent; elle n'ac-
« cepte que les dons qu'on lui déguise ; mais Corneille et
a Racine ont prouvé qu'au théâtre il n'est point de hauteurs
M inaccessibles pour elle, point d'humbles familiarités où
« elle ne puisse descendre ; et la plus singulière des inno-
« valions, la création de toutes la plus sublime et la plus
« inattendue, serait encore d'écrire comme eux. Ainsi, Mes-
« sieurs, la pureté du langage et la candeur dans l'expression
« de la pensée, donnent aux ouvrages de l'esprit ce charme
« qui en établit d'abord les beautés originales et cette vérité
« qui les fait vivre toujours. »
Remercions Casimir Delavigne d'avoir compris qu'un vé-
ritable homme de lettres, appelé à s'expliquer devant l'A-
cadémie française, devait y professer ces principes salutai-
res, ces principes conservateurs du goût et de la langue.
Les OEuvres complètes de Casimir Delavigne composcntun
des volumes de ce grand monument, le Panthéon littéraire,
consacré à toutes les gloires des temps anciens et modernes,
des littératures étrangères cl nationale! Elles méritaient cette
consécration. Une Académie, celle de Rouen, vientde mettre
au concours l'éloge de cet illustre écrivain. Sa ville natale (le
Havre) ne restera pas indifférente aux hommages que cette
belle renommée reçoit de toutes parts, et la figure du poëte
décorera sans doute le péristyle de ce théâtre, dont il a
célébré l'inauguration. Sa place, sur les bancs du Lycée
Napoléon, est occupée aujourd'hui par son fils, grâce à une
pensée généreuse du roi , heureux de favoriser l'hérédité
des talents , des services et des vertus ! De glorieux té-
moignages de sympathie ont été prodigués à la veuve du
poëte par des ministres éclairés et attentifs. La mort de Casi-
mirDelavignea fait éclater partout de nobles sentiments. Elle
a rendu manifeste à tous les gens de lettres une idée conso-
lante, c'est que l'écrivain qui reste étranger aux passions des
partis, et fidèle au culte des lettres, à la mission morale de
la poésie, au bon goût, au bon sens, à la patrie et à la vérité,
est toujours certain de rallier autour de son cercueil des
suffrages et des pleurs unanimes, et de faire retomber les
faveurs du pouvoir et les bénédictions du pays sur les têtes
qui lui furent chères!
LINGAV.
■a=B8SB<
mc'uiis BIS Fîi^Mcs.
(du 13 FÉVRIER AU lo M.ARS.)
M. Saint-Marc de Girardina été nommé
membre de l'Académie Française, en
remplacement de M. Campenon.
— Un congrès agricole s'est tenu à Pa-
ris, sous la présidence de M. le ducDe-
cazcs , pendant les premiers jours de
mars, et s'est occupé des questions
importantes qui intéressent l'industrie
du laboureur, et, entre autres, de l'impôt
5ur le se! , du maintien du droit à l'en-
trée des bestiaux étrangers, et de l'ensei-
gnement agricole.
— C'est demain que doit s'ouvrir l'ex-
position de tableaux du Louvre. Le Mer-
cure a déjà signalé les principales œu-
vres de peinture qui auront le privilège,
sans doute, de fixer l'attention publique
celte année. On parle avec éloges d'un
Combat de loups, par M. Brascassat;
à'une Bethzabée au bain, par M. Ed.Dw-
buffe fils , et d'Études de chevaux , par
M. Achille Giroux.
— M. Arago a placé dernièrement sous
les yeux de l'Académie un petit modèle,
qui démontre et sert à faire comprendre
les moyens de fermeture inventés par
M. llallette, d'Arras, pour le tube pneu-
matique du chemin de fer atmosphérique.
Au lieu de se servir d'une bande de
cuir hérissée de languettes de fer, libre
par un de ses côtés, et attachée par l'au-
tre sur le bord de la longueur de la fente
qui reçoit cl donne passage à la tige,
M. Halletle a mis en œuvre l'élasticilé de
l'air, et a obtenu une fermeture plus
complète. Voici lesprocédés qu'il emploie.
Il dispose au-dessus du tube pneuma-
tique et faisant corps avec lui, deux de-
nù-cylindrcs longitudinaux, ou pour mieux
dire deux gouttières placées de champ,
€ui se regardent par leur concavité.
Chacune de ers gouttières loge un boyau
en tissu souple et parfaitement étanché
pour l'air comme pour l'eau. Lorsque les
deux boyaux remplis d'air sont suffisam-
ment gonflés, ils se touchent l'un l'autre
dans une partie de leur surface, agissent
comme les lèvres de la bouche de l'hom-
me, et interceptent ain^^i complètement la
communication entre l'intérieur du tube
pneumatique ell'air extérieur.
— Le monde artistique s'occupe beau-
coup, en ce moment, d'un projet d'Opéra
pour la ville de Paris, proposé par M. Hec-
tor Horeau. On sait que M. Horeau est
un jeune architecte de beaucoup de ta-
lent, et qui a pubUé sur la Nubie, qu'il
a visitée, un voyage des plus intéressants
pour les archéologues et pour ceux qu'in-
téressent des études graves et savantes
sur un pays inconnu.
L'Opéra proposé serait placé sur la li-
gne des boulevards , à l'est de la rue
Grange-Batelière.
En attendant que cette salle se con-
struise, disons que l'Opéra vient d'obtenir
un brillant succès : le ballet do lady /Hen-
riette, comme nous l'avons constaté dans
notre dernière revue, réunit tous les élé-
ments nécessaires pour acquérir une lon-
gue vogue : M"e Adèle Dumilâtre s'y est
placée, par son talent chaste et poétique,
entreFanny EssleretCarlolta Grisi. Barrez
s'y montre d'une délicieuse bonhomie
dans un rôle que nous aurions désiré
plus développé.
— Le Théâtre-Français a repris avec
un grand succès la Judith de M-"» Emile
de Girardin : il s'occupe activement d'une
tragédie dans laquelle M"» Rachel rem-
plira le rôle principal, et dont l'héroïne
est, dit-on, Catherine II. Celle tragédie
est de M. Roman.
— L'acteur Delmas atlire en ce moment
la foule au Gymnase. La destinée Je cet
artiste est assurément curieuse et roma-
nesque. Après avoiroblenudegraudssuc-
cès à Bordeaux, il part pour l'ile Maurice,
s'y trouve ruiné par la fatalité, revient à
Paris, et, malgré une réputation grande
et méritée, ne trouve nulle part un direc-
teur qui consente à l'engager. De guerre
lasse , il s'engage sur la petite scène du
Luxembourg; puis il entre au théâtre du
Pantliéon.Là M. Poirson, avec le lad et
l'habileté auxquels il doit son immense
fortune, devine Delmas, l'engage au Gym-
nase, et lui doit aujourd'hui la foule qui
se presse dans la salle Bonne-Nouvelle,
grâce au talent vrai et comique de
Delmas dans ]i tante Bazu... Le pau-
vre artiste que les recommandations les
plus puissantes n'avaient pu faire parve-
nir à un emploi secondaire aux Variétés,
est devenu le premier comédien du Gym-
nase !
— Les Mystères de Parisoni été joués
enfin à la Porte-Saint-Martin, et atti-
rent beaucoup de foule.
—Les Iles Marquises, ballel-vaudo-
ville que l'on vient de reprendre au théâ-
tre Comte avec une mise en scène bril-
lante, ont tout l'attrait d'une pièce nou-
velle. La Reine Pomaré aura bientôt
pour escorte \o Gamin de Soloyne, pièce
que M. Vandorburch a faite, dit-on, avec
les rognures du Gamin de Paris, ce qui
est d'un bon augure pour le théâtro
Choiscul.
Le rédacteur en cher. S. IIE.vriY BERTilOLD
Le directeur, F. PIQUÉE.
Impriaierio do ll&tNNUYftl cl TURi'lN, rue Lcmercler, 34. Daiignollci.
VIT.
IMUSEE DES FAINÎIU.ES.
193
ACCOMPLI DANS L'ÉGLISE SAINT-JACQUES, A DIEPPE.
Coup de vent du lougre l'automne (Dessin de M. Jugelet).
â u. LE DIRECTEUR DU Muséc des FamUlcs.
Dieppe, 2 octobre iU'i.
Je sors à l'instant même, mon cher ami, d'une proces-
sion de marins à l'église Saint-Jacques. Vous connaissez
comme moi cette belle tour qui a une ressemblance si
frappante avec Saint-Jacques-de-la-Boucherie de Paris, et
que la tradition populaire s'obstine à attribuer aux Anglais,
bien que la date de ses différentes constructions ne paraisse
pas s'accorder avec le temps de la domination étrangère.
Je venais de voir la veille dans la chapelle même du
Trésor, délicieuse chapelle fleurie de toutes les arabesques
de la Renaissance, un bas-relief singulier, sorte d^' ex-voto
qui aurait pu être un monument de la dévotion des anciens
navigateurs dieppois. Dans les ornements qui sont au-des-
sous, ainsi que l'a observé judicieusement M. Féret (1),
(0 Kotice sur Dieppe, Arques, elc, t TOI.
AVRIL 1844.
on reconnaît aisément un costume du quinzième siècle,
celui dont se paraient indécemment les petits maîtres sous
Charles VII. Des figures de sauvages et d'animaux pareils
à des singes confirment assez dans cette frise d'architecture
la prétention des Dieppois à, la découverte d'un nouveau
monde avant Christophe Colomb. Vraies ou fausses, ces jTré-
tentions d'humbles pêcheurs éveillent l'intérêt; mais je les
avais oubliées bientôt devant la charmante chapelle ogi-
vale où trône Notre-Dame-de-Bon-Secours. Notre-Dame-de-
Bon-Secours est en effet la patronne des marins, et depuis
longtemps la sollicitude pieuse des souverains eux-mêmes
semble avoir assuré à Dieppe cette miraculeuse protection
de la Vierge, soit qu'elle se nomme Marie, Notre-Dame-de-
la-Garde, ou Notre-Dame-de-Bon-Secours.
C'est d'abord Louis XI qui, après la défaite des Anglais
devant Dieppe, arrivée la veille de la fête de l'Assomption,
institue une procession que l'on faisait tous les ans dans la
— 2d — • ONZIÈME VOLUME.
194
LECTURES DU SOIR.
ville de Dieppe en l'honneur de Notre-Dame. L'image de la
Reine des deux, de Pétoile de la mer, était placée à l'entrée
de la cité sur le cintre de la porte de la Barre, avec cette
inscription dont se retrouvent encore des vestiges :
■ L'original de cette image
Est un chef-d'œuvre si parfait.
Que le créateur qui l'a fail
S'est renfermé dans son ouvrage. »
« Le jour de l'Assomption, un prêtre et onze laïques cos-
tumés en apôlres portaient la Vierge couchée dans un lit,
entourée du clergé, des minimes, des capucins, et suivie
des magistrats de la ville. Parmi eux étaient mêlés des
hommes chargés de jeter aux spectateurs des poires
molles.
« Cette procession se rendait dans l'église de Saint-Jac-
ques, où se trouvait, élevé sur une tribune, un théâtre
représentant le ciel. Un vieillard vénérable coiffé d'une
tiare était assis sur des nuages, entouré d'étoiles et sur-
monté d'un soleil d'or, c'était le Père Éternel ; des marion-
nettes de grandeur naturelle figuraient les chérubins, par-
couraientl'air, battaient des ailes, sonnaient de la trompette
et faisaient jouer un carillon.
« Dès le commencement de la messe, deux anges des-
cendaient, prenaient dans le chœur une effigie de la Vierge,
et l'enlevaient dans le ciel où le Père Éternel la couronnait.
Pendanttoutes ces cérémonies, plus dramatiques que chré-
tiennes, mais que la simplicité du temps doit excuser, un
personnage nommé Gringalet (1) égayait la fête en faisant
des grimaces, des contorsions et des culbutes (2). »
Ces naïves adorations d'un autre âge me poursuivaient
encore de leur souvenir devant l'image de Notre-Dame-de-
Bon-Secours, quand je remarquai dans la chapelle un
mouvement inaccoutumé. Ce mouvement présageait une
fête pour le lendemain ; mais quelle fête, quel anniversaire,
quelle procession? L'autel était paré, des fleurs nouvelles
couvraient le tabernacle aux reliefs gothiques, et sur lequel
les vitraux jetaient la diaprure de leurs reflets ; des sacris-
tains avançaient des sièges, et ce qui ne me surprit pas
moins, neuf paillassons ronds étaient placés sur les dalles
du chœur.
— Pour qui ces neuf paillassons? demandai-je au sacris-
tain.
— Pour les neuf marins deVAutomne, mon cher mon-
sieur, c'est pour qu'ils aient moins froid demain sur le
pavé delà chapelle..., car ils doivent venir pieds nus...
Je me souvins alors des processions de Bretagne, pro-
cessions ingénues mais non moins rudes pour les pauvres
marins, qui montent sur leurs genoux jusqu'à l'église, et
font ainsi plusieurs fois le tour de l'édifice. Jugelet, le
peintre de marine (que les imprimeurs de la Presse ont
nommé l'autre jour Inglet d'après mou écriture, ce qui me
fait peu d'honneur comme calligraphe), m'avait raconté
qH,'àDaoIas, près Brest, il avait été témoin de plusieurs cé-
rémonies pieusps de ce genre; il m'avait fait même bien
rire avec l'histoire de monsieur Judas, que les paysans ne
manquent pas d'arranger tous les dimanches de la façon
peu révérencieuse qui suit :
Us viennent lui cracher fort dévotement ù la figure, et
lui jeter de la boue avec une ferveur comique ; le jour de
la Passion surtout, le malheureux Judas est accommodé
de façon à ne pas s'en relever.
A Ilonfleur, les marins ne manquent pas de monter
(0 Les manuscrits dieppois disent Grimpesulais i\. M. Fércl).
(2) Dictionnaire des Religues, au mol Pkocessioks.
toute la côte du Havre-de-Gràce à genoux et sur les cou-
des ;
En Bretagne, à Saint-Michel de Plongernau, ils font dé-
crire à un immense cierge tout le tour de l'église, et ce rat
de cave gigantesque serpente à ses flancs comme une flamme
fantastique ;
A Trieste, les matelots qui se sont sauvés du naufrage
et qui attribuent leur salut à la miraculeuse protection de
la Vierge, habillent un mannequin rouge de la livrée de
soufre et de la cagoule de Satan, puis ils le jettent en
grande cérémonie dans la mer, comme si ce bain lui était
bien dû pour les avoir molestés.
Etait-ce une de ces cérémonies ridicules dues à l'igno-
rance des vieux temps que j'allais voir? Ces marins échap-
pés à la tourmente avaient tous reçu le jour dans la cité des
ivoires et des falaises , et cette humble ville garde encore
avec amour l'histoire de ses traditions. Après le terrible
coup de vent qui avait failli les faire périr devant le banc
de Terre-Neuve, ils revenaient, hélas! le crêpe au chapeau
dans le Pollei, ils revenaient neuf sur quatorze ! Le capi-
taine de leur lougre avait péri, et sonpau\Te second, Louis
Coûteux, avait pu le voir se reprendre à cinq fois aux agrès
traînant à l'arrière, avec ce courage désespéré que donne
l'aspect de la mort. En rentrant dans l'atelier de Jugelet,
je trouvai un grand nombre de personnes qui entouraient
le maiire de pêche Louis Coûteux. 11 leur expliquait avec
ses gestes vifs et saccadés de marin l'épouvantable danger
auquel il avait échappé, disait-il, par la protection de
Notre-Dame-de-Bon-Secours. L'Automne avait quitté le
banc de Terre-Neuve le 28 août, et faisait route à destina-
tion de Bordeaux. Dès les premiers jours de sa traversée,
une tempête afl"aiblit le navire, et ce fut le 3 septembre, par
les 44° SO' latitude nord et 42° 20' longitude ouest, qu'un
affreux ouragan faillit emporter le navire. Depuis sept heu-
res du matin jusqu'à une heure après midi, le vent souffla
du sud-sud-est. Le capitaine ayant fait monter l'équipage
sur le pont pour alléger le navire, on jeta à l'eau toutes les
fascières d'huile qui étaient attachées sur l'arrière. A dix
heures, toute la voilure était défoncée, et il était impossible
de mettre à la cape : VAutomne subissait alors les plus
terribles coups de n\er; un surtout le prit par la hanche
d'arrière, couvrit tout le navire incliné, enleva le capitaine
et quatre hommes et balaya ce qui restait des fascières sur
le pont. Le reste de l'équipage, cramponné ou attaché à
divers apparaux, avait pu résister à la lame ; mais la plupart
des hommes avaient des coutusions, et la tourmente conti-
nuant, leurs souffrances furent horribles ; ils se croyaient
à chaque seconde menacés de la mort, et la vue de leur
désastre les glaçait d'effroi. Le mât de tape-cul était cassé,
les pavois enlevés ; la cuisine avait tourné sur elle-même, la
chaloupe avait avancé sur le pont de deux pieds, et l'é-
travc enfoncée était rentrée de deux pouces; une porte de
la chambre avait été arrachée et les gonds cassés : c'est là
qu'était cramponné le capitaine Valois lorsqu'il fut enlevé
à la mer.
La chambre était pleine d'eau, cependant le saleur vou-
lut y pénétrer, il y trouva un prélart et un sac à clous ; le
prclart fut cloué sur le capot de chambre et mit fin à l'i-
nondation; sans cette précaution, le navire était submergé ;
il commençait alors à couler de l'arrière. A deux heures,
la tourmente cessa. Alors les matelots sentirent renaître
leur courage, et cherchèrent à réparer leurs forces anéan-
ties par la fatigue et le désespoir.
Des quatorze hommes embarqués à bord de VJutomne
et balayés par une vague furieuse, neuf furent rejetés sur
le navire. L'infortuné capitaine, au milieu des flots qui le
AIUSEE DES FAMILLES.
195
couvraient, avait pu saisir un bout de filin qui était à la
traîne. Dès lors on avait cherché à le secourir, mais tous
les efforts furent impuissants. Le maître avait voulu se
jeter à la nage ; l'équipage l'avait retenu, dans la crainte
qu'il ne périt inutilement ; sa conservation était trop pré-
cieuse pour les malheureux qui restaient.
11 fallait entendre Louis Coûteux raconter alors ce dé-
sastre : la figure du marin semblait refléter elle-même la
sombre lueur de l'ouragan. Le capitaine l'avait appelé vai-
nement au milieu de la tempête : « Louis! Louis! » avait-il
crié, et cette voix stridente, cette voix d'un mourant re-
tentissait encore à l'oreille de Louis Coûteux, le maître de
pèche. Il était en veste noire, le crêpe au chapeau; il était
l'acteur et à la fois l'historien de ce tragique épisode, et il
le racontait de façon à rendre toute parole pâle et froide
après la sienne. Au plus fort de l'ouragan, il avait fait un
vœu à Notre-Dame-de-Bon-Secours, et quoique le ciel fût
d'un noir de fumée, comme un bateau à vapeur (ce sont
ses expressions), une éclaircie de rayons lai-ge et soudaine
avait resplendi sur l'onde. Dès lors on s'était occupé abord
de réparer les pavois et de raccommoder la voilure en lam-
beaux. Enfin le temps avait favorisé le reste de cette tra-
versée, rendue difficile par l'absence d'un navigateur expé-
rimenté. Dans l'équipage se trouvait heureusement un
jeune homme nommé Dumouchel, qui possédait quelques
connaissances nautiques ; ses études avaient été d'un
puissant secours au navire si miraculeusement ramené.
L'atelier de Jugelet, devenu le théâtre d'un pareil drame,
méritait l'affluence inusitée de spectateurs qu'on y rencon-
traitce jour-là. Depuis quelques années, en effet, M. Juge-
let est presque devenu Dieppois, et, si l'on croyait au fan-
tastique, on pourrait aisément s'imaginer que les ombres
d'Ango et de Jean Parmentier se promènent quelquefois
aux molles clartés de la lune qui filtrent en rayons d'ar-
gent par les fenêtres de son atelier. Ce charmant atelier est
construit au bord de la mer ; il est annexé au pavillon des
bains.
Pendant que Louis Coûteux racontait, Jugelet prenaitses
crayons ; il dessinait le navire, la lame qui déferle, les neuf
marins que rapporte celte même lame qui les avait enlevés.
Voici la hanche du lougre que frappe la vague, les cordages
qui crient et se rompent, les fascières d'huile qui surna-
gent, l'abîme entr'ouvert, et la percée éclatante que décrit
le rayon céleste sur le noir du ciel I Tout cela, mon cher
ami, avec quelques frottements de pastel au bout du doigt,
et de petits relevés d'encre qui conservent aux mâts leurélé-
gante finesse. Jugelet a fini eu même temps que Louis Coû-
teux, il reportera demain son esquisse sur la toile ; c'estce
tableau que l'on placera dans la chapelle de Bon-Secours.
Le lendemain, en effet, vers les huit heures du matin,
tous les habitants duPolletet du quartier Saint-Jacques se
joignaient aux rares baigneurs restés à Dieppe pour voir
porter par les neuf marins l'ex-voto commandé au peintre,
mais pour lequel la générosité de M. Jugelet avait refr-^é
toute rétribution.
L'équipage du lougre V Automne arriva bientôt à l'atelier
des bains. Il se composait des huit hommes et du mousse
échappés au violent ouragan du 3 septembre; tous ces
hommes marchaient pieds nus par une pluie fine et froide.
M. Prévost, l'habile directeur des bains de Dieppe, avait fait
ouvrir les barrières de l'établissement au public, et ce public
composé de pêcheurs, d'ivoiriers et de gens du port, atten-
dait le signal du départ dans un religieux recueillement.
Vex-voto, placé sur un élégant brancard, était porté
par les deux marins les plus robustes; les banderoles bleues
de Nolre-I)ame-de-Bon-Secours , ornées de gros glands
d'argent, étaient entre les mains des plus jeunes.
Louis Coûteux marchait en dernier avec l'insigne de
l'ordre, que portait aussi le chef de la confrérie, et qui se
compose d'un grand ruban bleu orné de la statue de la
Vierge en argent.
Le cortège, après avoir traversé la ville, entra dans l'é-
glise de Saint-Jacques, où le tableau fut bientôt placé dans
la nef de Notre-Dume-de-Bon-Secours. Les neuf matelots
s'agenouillèrent.
Cette église, dont les réparations sont maintenant con-
fiées à M. Lenormand, architecte, vient de voir la chapelle
de Notre-Danie-dc-Bon-Sccours ornée par ses soins d'une
charmante boiserie de chêne sculpté, pareille en tout point
à celle de l'église d'Arqués. La partie du retable sera à elle
seule une draperie dim fort riche effet, surtout lorsqu'elle
aura reçu le luxe ordinaire des dorures usité en pareil cas.
La chapelle de la Vierge avait été parée comme pour un
jour de fête, et cependant cinq malheureux matelots man-
quaient à ce cortège religieux. Aussi l'entrée du temple of-
frait-elle un spectacle rempli d'une véritable mélancolie.
Louis Coûteux marchait le front baissé, et se souvenant de
son infortuné capitaine. Les autres marins de l'équipage,
tous vêtus de la vareuse, noire comme le pantalon, s'étaieut
rangés silencieusement autour de l'ex-voto pour écouter
l'allocution du curé de la paroisse. Ces neuf tètes, marquées,
un mois avant, du sceau de la mort, et courbées aux pieds de
la Vierge des miracles, portaient toutes le cachet de rudesse
et de fermeté commun aux marins de Dieppe, le plus jeune
excepté, qui avait les traits fins, les cheveux blonds et une
pâleur presque délicate. Dès qu'ils eurent passé le seuil,
l'orgue épandil ses notes tour à tour gonflées et douces
dans le temple ; il avait par instants la majesté lugubre du
Diesirœ, cette prose terrible du Jour des iMorts, et la sua-
vité d'un chant divin de Pergolèse. Plusieurs ex-voto figu-
raient dans la chapelle, les uns dans le style simple et pu-
rement biblique des ex-voto d'autrefois, d'autres se rap-
prochantd'un style plus moderne. Ln Fœude nuit, peint
par Jugelet, attirait surtout les regards. Ce vœu, fait à peu
de distance des jetées par un bateau de pêche en péril ,
datait de l'an dernier, et notre artiste l'avait également légué
en cadeau à la chapelle.
Le service divin se poursuivit au milieu des canti(|ues
composés tout exprès en l'honneur de Nolre-Dame-de-Bon-
Secours, et dont l'un est dû à M. Andrade ; puis, la messe
finie, on entonna le De profundis pour les naufragés.
Ce fut là, mon ami, l'instant le plus solennel et le plus
touchant de cette pieuse cérémonie. Jamais je n'oublierai
la contenance de Louis Coûteux, le second de ce malheu-
reux bâtiment ; il baissait alors les yeux sur le pavé de l'é-
glise, mais le frémissement de tout son corps, mais ses lar-
mes furtives, son air désolé, sa pose recueillie, tout ne
prouvait que trop qu'il entendait encore ce terrible et der-
nier cri de son capitaine qu'il eût tant voulu sauver:
« Louis! Louis! » son propre nom épelé durant la nuit de
la tempête.
Une quête fut faite pour la famille des décédés, quête,
hélas ! commandée par le dénùment de ceux qui survivent;
car, en ce misérable port de pêcheurs, la mort arrive rare-
ment sans ouvrir la porte à la pauvreté, et ceux qui tombent
ne sont pas les plus à plaindre.
Pour moi, mon cher ami, pendant le cours de cette céré-
monie, j'avoue que plus d'une fois mes regards se sont re-
portés vers un autre deuil et un autre malheur, celui d'une
famille à laquelle il m'a toujours semblé que nous tenions
tous par une sorte de fraternité sincère. C'est celle de notre
196
LECTURES DU SOIR.
cher Victor Hugo, dans laquelle, tout récemment encore,
la mort vient d'ou^Tir trois nouvelles plaies, sans compter
celle que lesjoiu-naux annoncent celte quinzaine. Mon vœu
le plus cher, ainsi que le vôtre, j'en suis sûr, eût été de
nous trouver tous deux à cet autre service funèbre, où nul
survivant du naufrage n'est apparu. Mais il est des cœurs
aimés de Dieu que le Seigneur récompense plus en les dé-
liant de la terre qu'en les condamnant à son douloureuy
exil. La place de ce couple jeune et pur était marquée poui
le ciel, celle de nos marins Test pour la vie de cet Océan,
semée de rayons dans la tempête même, et que la croyance
seule du génie de la mer personnifié dans Marie peut sou-
tenir et sauver.
ROGER DE BEAUVOIR.
La Procession sortant de l'atelier de M. Jueelei.
(FIN. (I))
11 y a eu un instant d'ébranlement dans la colonne ,
fouettée en tête par la mitraille et chargée en flanc par la
cavalerie ; mais enfin la voix des chefs se fait entendre
criant: «Enfants, l'Empereur vous regarde! » Alors les
rangs se sont reformés, un mur de baïonnettes s'est abaissé
Ters cette nuée de cavaliers , et ce sont eux à leur tour qui
s'arrêtent étonnés d'une résistance à laquelle ils ne s'altcn-
(i) Voir le ^^mf^o de mjrj, page \69.
daient pas. Tout à coup on voit briller les casques des dra-
gons de Latour-Maubourg, qui fondent au galop sur cette
cavalerie. L'ennemi fuit pour ainsi dire l'épée dans les
reins ; la division Marchand se dégage de ses blesses, fait
un à-gauche, tourne l'Aile, profile d'un pli de terrain pour
se reformer, rencontre la division Bisson qui s'avançait de
son côté en faisant une conversion à gauche. Les neuf ré-
giments d infanterie qui composent les deux divisions, et
i
MUSÉE DES FAMILLES.
197
qui forment un total de iO à 12,000 hommes , s'avancent
dans l'ordre mince , afin de développer tous leurs feux et
de présenter moins de profondeur à l'ennemi sur tout le
front de sa ligne de bataille, qui s'étend depuis l'Aile, où
elle appuie sa droite, jusqu'au ruisseau du moulin, où par-
vient sa gauche ; elle jette un rideau de tirailleurs qui en-
gagent une fusillade avec les tirailleurs russes. Pendant
quelque temps, tout se passe en combats partiels entre ces
troupes volantes; mais peu à peu la distance qui nous sé-
pare des Russes s'efface, diminuée par la marche rapide
de nos soldats. Bientôt ils arrivent au sommet d'un plateau
où le terrain cesse de monter, et commencent à redescendre
vers l'Aile. Alors toute l'armée ennemie leur apparaît : de-
vant eux ils ont l'aile gauche russe, c'est-à-dire à peu
près 45 bataillons, formant 23,000 hommes avec leurs ré-
serves massées en arrière , la garde russe cachée par l'en-
foncement du terrain près de l'étang, et dont on n'aperçoit
que les baïonnettes, qui luisent aux derniers rayons du
soleil; enfin, de l'autre côté de l'Aile, la i4« division for-
mée en colonne par bataillons, et composant, avec quelques
escadrons de cavalerie, la grande réserve. A leur gauche,
ils ont le centre et l'aile droite de l'ennemi, traçant une
longue ligne depuis le ruisseau du moulin jusqu'au delà du
village d'IIenrichsdorff, et se composant de trois divisions
d'infanterie, de 420 escadrons et de 12 régiments de Co-
saques , en tout, 60 à 70,000 hommes.
Celte masse présentait deux aspects bien différents.
Sa gauche , qui faisait face à notre droite, était immo-
bile, silencieuse et l'arme au bras, attendant notre attaque,
tandis que, devant elle, deux ou trois batteries de canon
préludaient au combat qui allait s'engager en nous en-
voyant leurs bordées, auxquelles les nôtres ne répondaient
pas encore. Sa droite, au contraire, était en pleine action,
chargée pour la douzième ou quinzième fois par les dra-
gons de Grouchy, les dragons Bataves, la cavalerie saxonne
et les cuirassiers de Nansouty, qui redoublaient à cette
heure d'acharnement sur celte masse pour diviser ses feux
et laisser la division Ney faire son œuvre. On voyait les
cuirassiers et les carabiniers charger par colonnes , res-
plendissant au soleil comme des flots d'acier, disparaître
tout à coup dans les grands seigles qui cachaient presque
entièrement hommes et chevaux, puis reparaître face à face
avec l'ennemi. Alors la canonnade et la fusillade éclataient
à la fois , les obus décrivaient leurs sombres paraboles de
fumée ; puis tout à coup des carrés de moissons mûres
s'enflammaient, et l'on en voyait sortir les tirailleurs fuyant
à toutes jambes, tandis qu'on entendait les cris des blessés
qui ne pouvaient les suivre, et qu'en un instant envelop-
pait ce rapide incendie.
Du sommet d'un monticule qui dominait cette vaste scène,
Napoléon en suivait tous les détails.
Cependant les divisions Marchand et Bisson continuaient
de se rapprocher, et un feu terrible de fusillade et d'artil-
lerie venait de s'engager sur toute la ligne : les deux divi-
^ fions ne s'en approchaient pas moins d'un pas ferme et
; égal , s'arrêtant pour faire feu , puis rechargeant tout en
marchant, puis s'arrêtant pour tirer encore; mais au mo-
ment où les deux masses opposées allaient enfin s'aborder»
une nouvelle batterie s'enflamme de l'autre côté de l'Aile ;
c'est celle qui a déjà plongé sur nous et qui a failli mettre
le désordre dans nos rangs quand nous avons rencontré le
coude de la rivière ; elle nous prend en écharpe, creusant
dans nos colonnes de larges sillons, qui se referment aus-
sitôt. Ney , qui est au premier rang, voit tomber ses hommes
par centaines ; mais il ne peut rien contre celte terrible
\atteric , défendue qu'elle est par l'armée russe, par la ri-
vière et par la réserve; c'est donc une affaire d'artillerie à
à artillerie; il faut éteindre le feu par le feu. il court à sa
gauche, abritée par des plis de terrain et par conséquent
moins maltraitée que sa droite, lui prend son artillerie,
passe avec elle au grand galop sur tout le front de sa ligne,
trouve ses canonniers, déjà trop peu nombreux, diminués
d'un tiers; tandis que sur les derrières des deux divisions
un millier de blessés se détachent des rangs, les uns cou-
rant, les autres se traînant dans la plaine. Enfin les pièces
sont mises en batterie et répondent à celles de l'ennemi.
Ney revient prendre la tête de colonne ; chaque régiment
qui l'a vu passer se croit conduit par lui ; les cris de : « En
avant ! en avant ! » retentissent sur toute la ligne ; le moment
d'hésitation a disparu. On s'aborde au milieu du feu de la
mousqueterie, qui bientôt devient si continu qu'un nuage
de fumée enveloppe Français et ennemis, et que tout dis-
paraît dans ce terrible brouillard.
Cependant tout est disposé pour soutenir la division de
Ney, si audacieusement poussée en avant. 4,000 hommes
de cavalerie appartenant à cette même division se tiennent
à la lisière du bois et voient rouler jusqu'aux pieds de leurs
chevaux les boulets des batteries ennemies ; à leur gauche
et un peu en arrière, à la droite de la route d'Eylau, le
premier corps, c'est-à-dire 20,000 hommes, composés delà
division Dupont, de la division Lapeire, de la division Vil-
late et des dragons Lahoussaie , se massent derrière un
mamelon, qui les dérobe entièrement à la vue et aux coups
de l'ennemi ; enfin le général d'artillerie Sénarmont est
prêt à se porter eu avant avec ses 36 pièces partout où be-
soin sera.
Tout à coup, du nuage qui enveloppe les combattants et
qui commence à s'élever, on voit sortir et se retirer en
arrière un plus grand nombre de blessés; la crépitation de
la fusillade devient plus vive, il semble que cette marée
d'hommes, qui a monté vers l'ennemi comme vers un ri-
vage , commence à reculer en vagues désordonnées ; c'est
la garde impériale russe qui a chargé , et devant laquelle
les deux divisions de Ney, écrasées par les boulets et par
la mousqueterie , est forcée de faire un pas en arrière.
Aussitôt la division Dupont, forte de 7,000 hommes ,
s'avance à son tour et marche au pas charge. A mesure
qu'elle approche, elle voit le désordre devenir plus grand ;
c'est la cavalerie russe qui vient de plonger dans les rangs
déchirés de la division Marchand ; deux ou trois régiments,
culbutés du choc, tourbillonnent sur eux-mêmes par un
mouvement insensé. Le général Marchand se jette au mi-
lieu d'eux , appelant les officiers par leur nom , conjurant
les soldats au nom de leur gloire ; mais sa voix se perd dans
le bruit et le désordre. Bientôt la même terreur s'étend à
la division Bisson ; un aide de camp de l'Empereur, le gé-
néral Mouton, arrive alors au galop sur le front de la divi-
sion Dupont:
— En avant? en avant! crie-t-il, au nom de l'Empereur,
et tenez ferme contre la cavalerie.
Alors la division Dupont s'élance en colonnes : toute la
ligne qu'occupaient les deux divisions Bisson et Ney est
rompue par le milieu ; aux deux angles seulement quatre
régiments ont tenu ferme, se sont réunis en carrés, et tien-
nent comme des forteresses vivantes, sans que ni fusillade,
ni artillerie, ni charges de cavalerie puissent les faire
bouger de l'endroit où elles semblent avoir pris racine. Le
général Dupont se met à la tête de sa division , le général
BaiTois le suit, tous deux s'élancent au-devant de cette
brèche comme une double muraille de fer, ouvrant l'in-
tervalle de ses colonnes aux fuyards, qui s'écoulent comme
l'eau dans le lit d'une rivière. Les bruits les plus terribles
198
LECTURES DU SOIR.
circulent : on dit le maréchal Ney tué, le général Marchand
blessé, et enfin on voit le géairal Bisson, que Ton reconnaît
à sa stature de géant, entraîné par ses soldats, à pied, car
ses deux chevaux ont été tués, et, un fusil à la main, qu'il
tient par le canon, et dont il frappe comme avec une mas-
suc, afin de défendre le porte-aigle d'un des régiments qui
n'a que le temps, pour ne pas être pris par une vingtaine
de cavaliers qui le poursuivent, de se jeter dans les pre-
miers rangs de Dupont, sur lesquels la cavalerie ennemie
vient se ruer avec tant de force que les baïonnettes et
les sabres se croisent, et que quelques cavaliers pénètrent
jusqu'aux batteries qui roulent dans l'intervalle des colon-
nes. 11 n'y a pas de temps à perdre, il faut que l'artillerie
balaye tout cela. Le mot halle retentit sur toute la ligne ;
les canons seuls continuent d'avancer quelques pas, puis ils
s'arrêtent à leur tour. Feu: crie d'une voix tonnante le
capitaine Ricci ; au même instant vingt pièces éclatent à
la fois, couvrant la plaine d'un réseau de feu et d'un voile
de fumée, au milieu desquels on voit confusément rouler,
se tordre et se débattre hommes et chevaux; la décharge a
été terrible. L'ennemi s'arrête, en ce moment les dragons
de Latour-Maubourg tombent sur lui ; il recule, pressé en
tête par notre artillerie et en flanc par les dragons; puis,
au moment où il repasse entre les deux carrés , les deux
carréss'enflamment à leurtour;300 hommes tombent de
cette seule décharge, tués ou blessés. Plus de 1,300 ca-
davres jonchent les 400 toises qu'ils viennent de parcou-
rir, tour à tour vainqueurs et vaincus. Le combat est ré-
tabli, la division Dupont, soutenue par la brigade Barrois,
s'avance ferme et menaçante, tandis que derrière elle Ney,
qu'on a cru mort. Marchand, qu'on a cru blessé, et Bisson
qu'on a cru pris, reforment en colonnes les débris de leurs
deux divisions.
Dans ce moment, le général Sénarmont arrive au galop ;
il vient prendre la direction de la batterie d'artillerie du gé-
néral Dupont, Une partie des chevaux qui traînent les
pièces ont été tués, mais il trouve les sous-officiers met-
tant pied à terre et attelant de leurs propres mains les
chevaux aux canons.
— Bravo ! crie le général , c'est manœuvrer comme au
polygone.
— Oui , répondit l'un d'eux , mais voyez combien les
Russes ont de pièces à droite de nous et vis-à-vis de nous.
Au même instant une double décharge part , et couvre
artilleurs, chevaux , pièces et général d'une grêle de bis-
caïens et de boulets.
— Ce n'est rien , dit le général Sénarmont, ce n'est rien ;
tenez bon, et dans un instant je vous amène du renfort.
En effet, il remet son cheval au galop, court au général
Victor, qui commande le premier corps, dont est la divi-
sion Dupont.
— Général , lui dit-il , je vous demande tous vos canons
à rmslanl même; ce n'est pas ici le moment d'éparpiller
nos pièces en petues batteries, mais en une seule, une bat-
terie de siège qui puisse me faire une brèche dans celte
muraille d'hommes.
Victor répond par ce seul mot ;
— Prenez.
Sénarmont remet son chapeau sur sa tête, repart au
galop, emmène tous les canons avec lui, malgré les obser-
vations des généraux de division , qu'il fait taire en ar-
guant d'un ordre supérieur, ramène IG pièces, forme
deux batteries de lu bouches à feu chacune, avec 0 autres
de réserve, les met au galop, gagne le mamelon qui abrite
les trois autres divisions du premier corps , les met en po-
sition en un dm d'œil, et, distant de 200 toises à peine de
l'ennemi, commence à tonner sur lui dans trois directions.
La première va éteindre la batterie qui est de l'autre côte
de l'Aile et qui, deux fois de suite, a fait tant de mal à la
division Marchand ; la seconde riposte aux batteries par-
tielles que les Russes établissent sur leur flanc ; la troi-
sième plonge sur leur centre, qu'elle prend en écharpe,
et dans lequel elle fait de si cruelles trouées que toute
notre ligne, en voyant les sillons qu'elle creuse, jette de
grands cris et demande, tout écrasée, toute sanglante,
toute mutilée qu'elle est elle-même par cette journée et
par les journées précédentes, à marcher à l'ennemi. Alors
le combat, un instant amorti, se rengage; Oudinot, qui
est sur pied depuis trois heures, se remet à la tête de ses
grenadiers ; Verdier, qui se bat depuis trois joiu"s, repreml
l'olTensive avec ses troupes décimées ; le 2« léger, qui de-
puis le matin se bat, se retrouve le soir en tirailleurs et
rengage le feu comme s'il arrivait tout frais sur le champ
de bataille.
Toute l'armée nisse est engagée, et l'Empereur a encore
près de 50,000 hommes qui n'ont pas donné.
Sénarmont voit refl"et terrible de sa batterie et s'exalte
à cette vue. Au bout de cinq ou six salves, il se lasse de
canonner ainsi l'ennemi de loin et à boulets; il met ses
batteries au galop, s'approche de 100 toises de l'ennemi et
ordonne de tirer à mitraille. Napoléon, qui suit chaque
détail de l'œil, voit son artillerie s'avancer au galop et se
mettre en position presque à portée de fusil de l'ennemi.
Aussitôt il ordonne aux quatre régiments de dragons de
La Houssaie et à un bataillon de la brigade du général
Freyre de s'avancer pour la soutenir ; de plus, il envoie
Mouton demander à Sénarmont d'où vient qu'il s'aventure
ainsi.
— Laissez-moi faire , dit le général , et je réponds de
tout.
Mouton rapporte celle réponse ; mais dans l'intervalle
de son retour, Sénarmont a eu le temps de faire feu. Na-
poléon a vu l'elTet terrible qu'a produit celte nouvelle bor-
dée; aussi, lorsque Mouton lui rapporte la réponse qu'il a
reçue.
— Bien, bien, dit Napoléon en souriant, mes artilleurs
sont de mauvaises têtes , il faut les laisser faire.
Puis, pour mieux voir, il met son cheval au galop , se
rapproche de 300 pas du champ de bataille et se place sur
un mamelon au pied duquel est rangée la brigade du gé-
néral Lapeyre; en ce moment un obus passe en sifflant
au-dessus des derniers rangs de celte brigade et va s'en-
terrer à dix pas de l'Empereur. Quelques soldats, dont il
a frisé les baïonnettes, se sont baissés par un mouvement
involontaire. Napoléon se tourne vers eux, les regarde
lixement ; puis, s'adressant à celui d'entre eux qui est le
plus près de lui :
— Tu l'enfoncerais dans une cave, lui dit-il, que l'obus
t'atteindrait tout de même s'il t'était destiné !
A ces mots, la brigade entière tressaille, frappée par ces
paroles moitié railleuses , moitié méprisantes ; il semble
que tous sont responsables du mouvement de crainte qui
est échappé à quelques-uns ; pas une voix ne répond à la
voix du chef. Napoléon reconnaît ii ce silence de honte
qu'il a été trop loin; alors il s'approche d'un de ceux qui
se sont baissés et lui demande sa gourde : le fiintassin la
lui présente en tremblant. Napoléon avale quelques gorgées
du liquide qu'elle contient, puis la rendant au soldat :
— Diable, dit-il, de Teau-de-vie do France! on t'a traité
en grand seigneur.
Aussitôt, à celte familiarité, à laquelle pas un seul
liomme ne s'est mépris, lous demandent d'une seule voix
MUSEE DES FAMILLES.
199
à marcher à l'ennemi , et toutes ces voix éclatent en un
seul : «Vive l'empereur! »
Pendant ce temps, le combat a marché, l'artillerie, la
fusillade et la baïonnette ont fait leur œuvre; la garde
russe a fléchi, et comme elle ne peut faire un pas en arrière
sans être précipitée dans l'Aile, elle a reculé en pivotant
sur sa droite; et, se brisant aux deux tiers de sa lon-
gueur, elle nous présente maintenant un angle aigu, dis-
l)Osilion qui, en entassant les hommes les uns sur les au-
tres, -leur laisse la liberté du mouvement. Pendant ce
temps , Ney, avec celte activité surhumaine que lui donne
un jour de bataille, son courage de lion, a rallié les divi-
sions Bisson et Marchand et les ramène au combat ; tan-
dis que Sénarmont, dont le succès accroît l'audace, enlève
de nouveau ses pièces, va les mettre à 60 toises de l'en-
nemi, et là, à portée de fusil, commence sur cette masse
un effroyable feu de mitraille qui prend l'aile droite et l'aile
gauche en écharpe, et l'angle de front.
Alors les Russes voient qu'ils sont perdus s'ils n'étei-
gnent à l'instant même ce volcan qui les dévore; ils ras-
semblent tout ce qu'ils ont de cavalerie sous la main, en
font une seule masse qu'ils lancent au galop sur cette ter-
rible batterie. Sénarmont voit arriver la tempête , change
ses pièces de direction, fait converger tous ses feux sur un
seul point; puis, quand ce tourbillon d'hommes et de che-
vaux n'est plus qu'à cent pas de lui, 56 pièces éclatent à
la fois et d'un seul coup. Alors la cavalerie tout entière
tombe brisée, broyée, anéantie, pareille à une trombe qui
s'évanouit et disparait; deux ou trois cents hommes seu-
lement, les uns à cheval, les autres démontés , rejoignent
leurs compagnons, dont les rangs s'ouvrent pour les re-
cueillir ; puis l'impassible batterie reprend sa direction pre-
mière. Les masses ennemies , qui ne lui opposent plus
qu'une résistance d'inertie, s'éclaircissent, se déchirent, se
referment, remplacées par d'autres que l'inflexible mitraille
dévore encore; enfin les deux fronts qui nous sont opposés
s'écroulent comme deux murailles ; l'un est jeté à gauche,
dans le ravin du ruisseau, l'autre dans l'avenue d'Eylau , en
avant de Friedland. En trois heures, les 56 pièces d'artille-
rie qui viennent de décider du gain de la journée ont tiré
5,600 coups de canon, dont les 400 derniers à mitraille.
Le plan de Napoléon avait réussi ; l'aile gauche des Rus-
ses était enfoncée et se relirait en désordre, poursuivie par
Ney et Dupont, qui entraient avec elle à Friedland ; mais,
arrivés à l'autre côlé de la ville, nos soldats se trouvent à
leur tour sous le feu de 120 pièces de canon , disposées
en batterie au delà de la rivière. Alors des prodiges de
courage éclatent; nos soldats se mêlent tellement à cette
masse, que les artilleurs russes ne peuvent plus distin-
guer les amis des ennemis. Mais les cartouches manquent,
et il faut reculer ; on n'entend par toute la ligne que ce
cri : « Des munitions ! des munitions ! » Un seul régi-
ment a encore vingt-cinq à trente cartouches par hom-
me, Ney le lance au pas de course sur l'ennemi ; son colo-
nel , d'Alton , se met alors à sa tête, le forme en colonne, et
fait battre la charge.
Tout à coup un obus éclate au milieu de son premier
rang, lue et blesse tous les tambours , à l'exception d'un
seul dont il a brisé la caisse ; le tambour ramasse celle d'un
camarade mort, continue de battre, et le régiment aborde
l'ennemi.
Pendant ce temps, les Russes ont fait repasser leur ma-
tériel , et ont commencé de repasser eux-mêmes par les
quatre ponts jetés sur l'Aile; grâce à une admirable disci-
pline, ce passage, où toute autre armée eût élé anéantie,
s'opère sans trop de désordre et de confusion; puis , lors-
que Bennmgsen voit ses derniers régiments prêts à franchir
cette barrière qui va enfin le séparer de nous, il ordonne de
mettre le feu aux matières combustibles qui garnissent les
ponts ; tous quatre s'enflamment aussitôt , et nos soldats,
arrêtés sur le bord , voient bientôt flotter sur la rivière
les voûtes qui les avaient soutenus. Un tiers de l'armée
russe est en sûreté.
Mais les deux autres tiers restent encore; le centre et la
droite sont toujours là : 42,000 hommes continuent de
combattre et de se croire vainqueurs , tandis qu'ils n'ont
plus de retraite , que l'armée française les presse de front
et sur les flancs comme une vaste muraille, et que l'Aile les
attend par derrière pour les engloutir. C'est ce qu'a voulu
Napoléon ; c'est pour cela qu'il a ralenti ses attaques sur la
droite elle centre de l'ennemi, en concentrant tous ses ef-
forts sur sa gauche; cette gauche, c'était sa victime! ce
centre et celte droite, c'était sa proie !
Alors les ordres partent de tous côtés ; les aides de camp
se croisent au milieu des feux. Ney et Dupont, qui en ont
fini avec la gauche, se retournent sur le centre qu'ils atta-
quent de front, lui barrant le chemin avec leurs batteries ;
Lannes et Mortier le foudroient de face ; Grouchy et Nan-
souly rassemblent dragons et cuirassiers pour un dernier
en"ort. Napoléon lance les 13,000 hommes qui n'ont point
encore donné, et fait avancer sa garde, qui vient, l'arme au
bras et toute frémissante d'être restée ainsi inactive, re-
prendre la place que les divisions LapejTe et Yillate vien-
nent de quitter.
Tout se rengage ; tout se renflamme , comme si au
lieu d'être à la fin de cette laborieuse et sanglante journée,
on se mettait seulement à l'œuvre. Alors Gortschakoff ap-
prend le désastre de son aile gauche, et comprend la posi-
tion où il se trouve ; il forme ses troupes en carré , ache-
mine tout son matériel sur le gué de Kloschenen , et
s'apprête, pendant que ses canons et ses bagages passent
la rivière, à défendre le terrain jusqu'à ce que la nuit, la
seule alliée sur laquelle il compte, arrive à son secours.
C'est alors qu'éclatent , de part et d'autre, chez nous des
miracles de valeur, chez l'ennemi des prodiges de con-
stance ; les carrés de Gortschakoff sont attaqués tout en-
semble avec l'arlillerie, la cavalerie et l'infanterie : l'artille-
rie les foudroie , la cavalerie les poignarde, l'infanterie les
fusille ; les carrés se démolissent et se reforment pour se
démolir encore; on dirait des murailles vivantes où les
pierres viennent se replacer d'elles-mêmes: enfin l'Empe-
reur ordonne d'attaquer à la mousqueterie et à la baïon-
nette. Tout s'ébranle à la fois; les ligues se resserrent; les
Russes sont culbutés, ils reculent, enfin ils fuient: mais
l'Aile est là profonde, sombre, inexorable ; l'armée s'y préci-
pite, s'y débat, la comble; une digue de morts arrête son
cours , et l'on voit bouillonner l'eau en passant au-dessus
d'elle (1).
Une seule division échappe à ce désastre en crevant à
l'extrémité de l'aile droite le réseau qui l'enveloppe ; c'est
la division Lambert, celle qui se dirige à l'est et se relire
parla rive gauche de l'Aile, en suivant la route d'Allehi-
bourg à Whelau. On lâche à sa poursuite les dragons
d'Arrighi, qui nous appartiennent, et les cuirassiers
saxons; l'armée les voit passer dans le crépuscule qui com-
mence à envelopper toute cette scène, ayant peine à diri-
ger leurs chevaux sur le champ de bataille, trempé de sang,
jonché de morts et encombré de débris ; dix minutes
(0 (c Quand j'arrivai sur les bords de la rivière, une foule innom-
brable s'y débattait sans pouvoir en sortir ; dans retendue d'une de-
mi-lieue, elle fut ainsi comblée de cadavres, et les eaux, arrêtées, dé-
bordaient de leur lit.
200
LECTURES DU SOIR.
après, l'horizon s'enflamme du côté par lequel a disparu la
division Lambert, 50 pièces de canon qui protègent sa re-
traite tonnent à la fois. On voit revenir en désordre dra-
gons et cuirassiers chargés par les débris de la cavalerie
russe, quatre fois plus nombreux qu'eux. On croit que
l'ennemi revient à la charge. Le soldat qui, après 1 i heu-
res de combat, croyait enlin la journée finie, reprend ses
armes; Ney ramasse ce qu'il trouve de tambours, fait bat-
tre la charge, se met dans les rangs d'un lambeau du 2«
léger, qu'il retrouve encore combattant, et se porte au se-
cours des dragons et des cuirassiers ; mais c'est le dernier
effort de l'ennemi ; c'est l'agonie du lion. Un coup de ca-
non se fait encore entendre à leur arrière-garde : c'est le
soupir suprême de 70,000 hommes.
Comme à Marengo, le résultat fut suprême et définitif.
Les Russes furent écrasés. Alexandre laissa 60,000 hom-
mes couchés sur le champ de bataille, noyés dans l'Aile
ou prisonniers ; 120 pièces de canon et 2d drapeaux fu-
rent les trophées de la victoire, et les débris de l'armée
vaincue, n'espérant pas même résister, coururent se met-
tre à couvert en passant la Prige et en détruisant tous les
ponts.
Malgré cette précaution, les Français passèrent la rivière
le 16, et marchèrent aussitôt sur le Niémen, dernière bar-
rière qui restât à franchir à Napoléon pour porter la guerre
sur le territoire même de l'empereur de Russie. Alors le
czar s'effraye, le prestige des séductions britanniques s'é-
vanouit ; il est dans la même position qu'après Austerlitz;
sans espoir de recevoir du secours, il prend la résolution
de s'humilier une seconde fois. Cette paix qu'il a refusée si
opiniâtrement et dont il pouvait dicter les articles , il vient
la demander lui-même et recevoir les conditions de son
vainqueur. Le 21 juin, un armistice est signé, le 22 la pro-
clamation suivante est mise à l'ordre de l'armée :
€ Soldats,
« Le 5 juin nous avons été attaqués dans nos cantonne-
ments par l'armée russe ; l'ennemi s'est mépris sur les
causes de notre inactivité; il s'est aperçu trop tard que
notre repos est celui du lion : il se repent de 1 avoir ou-
blié.
« Dans les journées de Gunstadt, d'IIeilsberg, dans celle
à jamais mémorable de Friediand , dans dix jours de cam-
pagne enfin, nous avons pris 120 pièces de canon, 70 dra-
peaux, tué, blessé ou fait prisonniers 00,000 Russes, en-
levé à l'armée ennemie tous ses magasins, ses hôpitaux,
ses ambulances, la place de Kœnisbcrg, les bâtiments qui
étaient dans son port chargés de toute espèce de munitions,
160,000 fusils que rAnglelcrrc envoyait pour armer nos
ennemis.
« Des bords de la Vistule nous sommes arrivés à ceux
du Niémen avec la rapidité de l'aigle. Vous célébrâtes à
Austerlitz l'anniversaire de mon couronnement; vous avez
cette année dignement célébré celui de Marengo, qui mit
fin à la deuxième guerre de la coalition. Français , vous
avez été dignes de vous et de moi. Vous rentrerez en France
couverts de tous vos lauriers, et après avoir obtenu une
paix qui porte avec elle la garantie de sa durée : il est temps
que notre patrie vive en repos à l'abri de la maligne in-
fluence de l'Angleterre. Mes bienfaits vous prouveront ma
reconnaissance et toute l'étendue de l'amour que je vous
porte. »
Dans la journée du 24 juin, le général d'artdlerie Lari-
boissière fit établir sur le Niémen un radeau, et sur ce ra-
deau un pavillon destiné à recevoir les deux empereurs :
chacun devait s'y rendre en parlant de la rive qu'il occu-
pait.
Le 2o, à une heure de l'après-midi , l'empereur Napo-
léon, accompagné du grand-duc de Berg, des maréchaux
Berlhier et Bessières, du général Duroc et du grand-écuyer
Caulaincourl, quitta la rive gauche du fleuve pour se rendre
au pavillon préparé. En même temps, l'empereur Alexan-
dre, accompagne du grand-duc Constantin, du général en
chef Benningsen, du prince Habanoff, du général Ouwa-
roff, et de l'aide de camp général comte de Liéven, quitta
la rive droite.
Les deux bateaux arrivèrent eu même temps. En met-
tant le pied sur le radeau , les deux empereurs s'embras-
sèrent.
Cet embrassement était le prélude de la paix de Tilsit,
qui fut signée le 9 juillet 1807. La Prusse paya les frais de
la guerre : les royaumes de Saxe et de 'Westphalie furent
érigés comme deux forteresses pour la surveiller. Alexandre
et Frédéric-Guillaume reconnurent solennellement Joseph,
Louis et Guillaume comme leurs frères. Bonaparte , pre-
mier consul, avait créé des républiques; Napoléon, empe-
reur, les changeait en fiefs. Héritier de trois dynasties qui
avaient régné sur la France , il voulut augmenter encore
la succession de Charlemagne, et l'Europe fut forcée de le
regarder faire.
Le 27 juillet de la même année, après avoir terminé cette
splendide campagne par un trait de clémence , Napoléon
était de retour à Paris, n'ayant plus d'ennemi que l'An-
gleterre, sanglante et blessée il est vrai de la défaite de ses
alliés, mais toujours constante dans sa haine, mais toujours
debout aux deux extrémités du continent, en Suède et en
Portugal.
Alexanphe DUMAS.
I
MUSÉE DES FAMILLES.
201
SOXrWMMIRB SS I^^ I^03fflSABSZS.
IL PALAZZO DEL DIAVOLO.
(CUROM'JLE DU DIXIÈME SIÈCLE.)
LES PLAIDS Df ROï.MME.
Par une belle journée d'élé de l'an de grâce 931, une
Itrillante cavalcade, sortie de Plaisance à la pointe du jour,
s'acheminait au petit trot vers Pavie pour assister aux
jtlaids du royaume, convoqués par Olhon le Grand, roi de
Germanie.
En tête de la troupe marchaient douze envoyés de ce roi .
Ils revenaient de la forteresse de Canossa (1), où ils avaient
clé délivrer d'un long siège la reine Isabelle, veuve de Lo-
(i) Cbâieau célèbre, apparienaol à la famille de la fameuse cotniesse
MaUiilde qui y recul l'empereur Henri IV el le pape Grégoire VII,
dans l'espoir de les réconcilier. Après la mon de la comlesse, la fa-
mille Canossa fui investie de ce châlcau cl de quatre auires qui » fu-
reol adjoints.
AVRIL 1844.
thaire, fds de Hugues, roi des Lombards. Celte noble vic-
time de l'ambilion de Bérenger, administrateur-général du
royaume, puis roi, chevauchait au milieu d'eux, entre Al-
tone, son plus zélé défenseur, et l'évèque de Pavie.
Venaient ensuite les comtes , ducs et marquis de plu-
sieurs diocèses, suivis de leurs écuyers, puis leurs an-
manni (1) et leurs hommes de masnada (2), qui fermaient
le cortège.
(0.4n'»naHHi, de l'allemand Heermaiine, hommes d'armées. C'étaient
des agriculteurs de condition libre qui, avec les leurs, culiivaicnl les
terres de quelque seigneur, sans être soumis pour cela à aucune ser-
vitude humiliante. Au contraire, ils tiaienl les seuls liabiUnts des
campagnes qui fussent obligés d'assister aux plaiJsdcs comtes, et ils
suivaient leur seigneur dans loutc» les batailles. Vojcz Muralori, Aiii.
liai., Diss. XIII, I. /, p. 715.
(2} Uomrocs de masnada, de massent, Ticux root leulooiquc qui
— 26 — O.NZIÈME VOLUME.
202
LECTURES DU SOIR.
Tous les gentilshommes portaient heaume, cuirasse,
brassards, cuissards, jambières, épée et lance, le tout fourbi
et luisant, plus ou moins orné d'incrustations d'or.
Les arimanni et les hommes de masnada étaient revêtus
d'un collier, d'une cuirasse, d'un casque, de bottines de
fer, et armés de lance, d'épce, de poignard, de francisque
cl d'un large écu.
C'était un coup d'oeil imposant. Le soleil dardait en plein
eur ces boucliers d'acier, qui en réfléchissaient les rayons
comme ils eussent fait de la flèche d'un fantassin au milieu
de la mêlée.
A quelques milles de Plaisance, les rangs delà première
colonne se rompirent peu à peu, la cavalcade, sans se sé-
parer tout à fait, s'organisa en petits groupes de deux , de
trois, de quatre gentilshommes, et une causerie intime rem-
plaça le silence qu'on avait gardé jusqu'alors.
Un beau cavalier, à la taille haute et svelte , aux ma-
nières moins rudes que celles de son époque, à la figure
douce et mâle à la fois , arrêta son cheval , et attendit le
rang des arimanni. C'était Adalberl, fils de Miion, comte
de Vérone.
— Conrad ! appela-t-il lorsque ces hommes passèrent
devant lui ; et le vassal accourut auprès du vavasseur (1).
— Eh bien ! mon vieil ami, demanda le jeune seigneur,
es-tu content d'avoir échappé à celte maudite prison où
uous étions enfermés depuis trois ans?
— Par l'âme d'Aihoin(2)! il me semble aujourd'hui
avoir vingt ans de moins. Soit béni l'empereur qui nous a
tirés de làl Je crois que ce romain [o) de Bérenger nous
aurait tenus sous ces voûtes pendant un siècle.
— Trois ans! soupira Adalhert; trois ans sans la voir!
Trois ans sans apprendre de ses nouvelles !
— Pour ce qui est de la voir, ça viendra, après le sacre,
je pense ; quant à avoir de ses nouvelles , j'en tiens , mon-
seigneur, j'en tiens et de bonne source, répondit le vieux
arimanuo tout joyeux , en laissant tomber la bride sur le
cou de son cheval pour se frotter les mains.
— Dis-tu vrai? s'écria le jeune seigneur.
— J'ai causé celte nuit avec un des schultheiss (i) du
comte, et j'ai su qu'elle se porte bien, qu'elle pense à
vous...
Adalhert fronça le sourcil, fixa ses yeux sur ceux de son
vassal, et lui dit d'un ton de reproche :
veut dire sociclc. Ils recevaienl d'un gcnlilhomrne une portion de ter-
rain qu'ils pojsédaicnl par une tenurc militaire. Ils payaient pour
cela la redevance el étaient en outre obliges de suivre leur seigneur
toutes les fois qu'il était forcé de prendre les armes. Voy. Mur.,
Dissert. XIV.
(i) >i Les nobles châtelains étaient désignés encore par le nom de
Vavasseurs qui, dans le système féodal, exprimait leur double allé-
geance. En effet, ils étaient vassaux des comtes ou des ducs, dont ils
relevaient immédiaiemenl, et vavasseurs des rois. Leurs plaisirs
étaient les armes cl la chasse, leur luxe était encore les armes et la
chasse.» Sismondi,Hi,jr. des Ri'piibl. II. dumoijen âge, 1. 1, eu, p. 7i.
(2) rrcmier roi lombard.
(3) « Nous autres Lombards, de môme que les Saxons, les Francs,
les Lorrains, les Bavarois, les Soiiabes el les Bourpuignons, nous mé-
prisons si fort le nom romain, que, dans notre colère, nous ne savons
pas offenser nos ennemis par une plus forte injure, qu'en les appe-
lant des I\omains; car, par ce nom seul, nous comprenons loui ce
qu'il y a d'ignoble, de timide, d'avare, de luxurieux, de mensonger,
tous les vices enfin. » Liulprandus, in Lcgaiione, l. II, p. 481. (Liut-
prand, évéque de Crémone, était Lombard d'origine.)
(4) Echevins, Scabini. Le nom de Scabini ou Schœppen est em-
ployé de préférence par les rois des Francs, et celui do Sculdacsi,
Schuliliciss, par les rois lombards. Ces echevins formaient la magis-
trature des villes, étaient choisis par le comle ( qu'ds suivaient aux
plaids du royaume, dans ses plaids particuliers) parmi les bourgeois,
cl confirmés ensuite par les citoyens. Sismondi, Hist. des Rép- It.,
l.l, C. II, p. 70.
— Tu mens à ton seigneur, Conrad ! C'est mal, c'est très-
mal.
— Que Dieu m'en préserve, monseigneur.
— Conrad! répliqua Adalhert d'un ton sévère. Puis il
reprit avec plus de douceur : Tu ne penses pas , Conrad,
qu'Isabelle aille confier ses secrets à un schultheiss.
— Certes, non ; mais elle peut bien les confier à sa nour-
rice, qui est lu femme de mon rapporteur.
— Ah! c'est différent.
— Mais il y a aulre chose que je tiens du schultheiss,
et que le schultheiss ne tient pas de sa femme.
— Quoi donc? demanda le jeune homme en s'efforçant
de cacher la curiosité qui le piquait.
— Mon ami est fort dans les bonnes grâces de monsei-
gneur le comte , et il parait que son maître a découvert les
secrets de la dame de vos pensées et qu'il veut faire voire
bonheur.
Ce colloque fut interrompu par un écuyer, qui vint re-
quérir Adalhert de la part d'Adélaïde.
Adalberl, seigneur de Suisnianlium(l), avait vuà Vérone,
à l'occasion d'un tournoi, célébré par Alipraudo Aliprandi
en fort mauvaise poésie italienne dans sa Chronique de
fllantoue, la fille du comte (2) de cette cité, et en était de-
venu épcrdumeut amoureux. A cotte époque d'ignorance,
il n'y avait point de correspondance possible entre deux
amants. Les gentilshommes qui passaient un contrat le
faisaient rédiger par leur notaire, lequel certifiait, avec son
tabellion, que les signes de croix placés en bas de l'acte
avaient réellement été faits, et en sa présence, par les par-
ties contractantes (ô). Force donc fut au seigneur de Suis-
mantium de s'en tenir à des œillades fort éloquentes, aux-
quelles Isabelle répondit par de tendres sourires. Il forma
bien en son cœur le projet de se rendre au plus tôt à .Man-
toue, où il eût été fort bien reçu par le comte, ami intime
de Milon, son père; mais les événements politiques relar-
dèrent pendant six ans ce voyage tant désiré, sans cepen-
dant éteindre dans le cœur des deux amants le souvenir du
tournoi de Vérone. •
Après la mort civile de Charles le Gros, qui perdit en un
instant ce que Charlemagne avait accumulé avec tant de
victoires; après que l'archevêque de Mayenceeut fait l'au-
mône d'un canonicat au dernier roi de la race carlovin-
gicnne pour ne pas le laisser périr de faim; les Lombards,
qui avaient, ainsi que tous les autres sujets du roi de
France, saisi celle occasion pour secouer le joug, convo-
quèrent l'assemblée des plaids du royaume, et décernèrent
la couronne d'Italie à Bérenger, fils d'Ébérard , duc de
Friuli , et de Gisèle, fille de Louis le Débonnaire (4), en cette
même année 888, qui signala le malheur de Charles le Gros.
(i) Probablement Bismantova, bourgade dans les environs de Cor-
reggio qui, dans le moyen âge, possédait un château forl, bâti sur un
énorme rocher dont parle le Dante dans le IV' chant du Purgatoire,
Montas! su Bismantova \ncicame
Contssoi r>e'; nia qui codtIcd cli' aom tuU.
(2j Sous le gouvernement des Carlovingiens, plusieurs familles du-
cales, en s'éteignant, avaient fait place à un autre ordre de haute no-
blesse, celui dos comtes. Ceux-ci gouvernaient les villes comme re-
présentants du roi. Dans la charte de leur création, le roi déclarait
que, « reconnaissant l'amour de N'N. pour la justice, il lui conGail
toile ville, à la charge de garder envers la couronne une fidélité con-
stante ; de juger tous les hommes soumis à son gouvernement, de
quelque nation qu'ils fussent, selon leurs lois et coutumes; de prolé-
ger les veuves et les orphelins; de poursuivre les malfaiteurs, et de
faire rentrer au fisc les impôts qui lui seront dus. » Marculfi, Formu-
lar., I. I, c. viii. Les comtes avaient en outre l'obligation de conduire
à la guerre les milices de la ville où ils gouvernaicDl. Baluii, (• U.
p. 380.
(3) Sismondi, Iliil. des Rrp. II., 1. 1, c. n, p. 72.
(4) Muratori, Annali, an. 877, i. VII, p. 215.
MUSÉE DES FAMILLES.
203
Béreugcr régna en père plutôt qu'en maître, et combattit
vaillamment les Hongrois et les Sarrasins qui infestaient
rilalie; ces barbares qui, sous les yeux mêmes de Charle-
magne, osèrent se fortifier àFrassineto, près de Nice, sur
les frontières de la Ligurie et de la Provence, pour piller le
Piémont (i). Il fut clément, bon, confiant, et ne dut la
perte de la vie qu'à ses qualités. En 91o, il fut nommé
empereur.
Quelques seigneurs de son royaume, comblés par lui de
bienfaits, conspirèrent contre ses jours. Cette trame étant
venue à la connaissance de l'empereur, il marcha contre
Piodolphe , roi de la Bourgogne transjurane , qui devait
passer en Italie pour le remplacer sur le trône des Lom-
bards, le défit complètement, rendit la liberté à ceux des
conspirateurs qui avaient été faits prisonniers par un parti
de Hongrois à sa solde, puis se retira dans sa ville de Vé-
rone, qui lui avait souvent servi de refuge. Les conjurés
l'y poursuivirent, et engagèrent un nommé Flambert, noble
Véronais, dont l'empereur avait tenu un fils sur les fonts
baptismaux, à profiter de son intimité avec Bérenger pour
l'assassiner.
Ayant été averti de cette nouvelle conspiration, ce mo-
narque généreux fit venir Flambert en sa présence, lui fit
sentir toute l'ingratitude dont il était coupable, l'énormilé
du crime qu'il s'était chargé de commettre, et, lui tendant
ensuite une coupe d'or d'un travail précieux, il lui dit :
« Que cette coupe soit entre nous le gage de l'oubli de
votre faute et de votre retour à la vertu. Prenez-la, et rap-
pelez-vous que votre empereur est le parrain de votre fils.»
Le matin suivant, au moment où Bérenger se rendait à
la messe, Flambert vint à sa rencontre accompagné d'hom-
mes armés italiens et hongrois, et, feignant de vouloir
embrasser l'empereur, il le poignarda lâchement.
Flambert ne recueillit cependant pas les fruits de son
crime. Milon, comte de Vérone, arriva sur le théâtre de ce
drame affreux, trop tard il est vrai pour sauver le plus
grand des empereurs italiens, mais assez tôt pour tailler
en pièces l'assassin et sa suite (2).
Celte mort prématurée laissa, en 924, les Italiens sans
chef. Un interrègne de deux ans précéda la domination d'un
tyran. Hugues, duc de Provence, fut préféré à Rodolphe de
Bourgogne , qui s'était mis sur les rangs, et monta sur le
trône des Lombards (3). Le r&gne de Hugues fut l'antithèse
parfaite de celui de son prédécesseur. Bérenger avait chassé
lesbarbares, Hugues les établit dans son royaume, et au-
torisa leurs pillages afin d'en faire des soldats dévoués.
Bérenger avait protégé la propriété de ses vassaux, Hugues
la viola indignement. Bérenger avait fait le bonheur de son
peuple , Hugues fut le tyran des Lombards.
Vers l'an 940, de tous les feudalaires italiens il n'en res-
tait plus qu'un seul qui conservât encore l'héritage de ses
pères : c'était Bérenger, marquis d'Ivrée, petit-fils de l'em-
pereur du même nom. Ermengarde, belle-mère du mar-
quis, était sœur de Hugues et avait contribué puissamment
à lui faire accorder la couronne. Par égard pour elle, et se
confiant dans la jeunesse de Bérenger, Hugues avait laissé
vivre celui-ci , et lui avait permis de gouverner Ivrée.
Mais lorsqu'il s'aperçut que les Italiens regardaient ce jeune
seigneur comme le seul libérateur dans lequel ils pussent
espérer, le roi ordonna qu'on lui crevât les yeux et qu'on
lui enlevât Guilla , sa femme , dont la grossesse était déjà
avancée. Avertis de ce danger, les deux époux prirent la
fuite à travers les gorges du Saint-Bernard , que Hugues
(t) Liulprandi, nist., lib. I, p. 425, an. 89i à 896.
(SlLiutprandi, llist., lib. II, c. xvi-xx p. H2 el icq.
(3) Liulprjndi. Uisi., lib. 111, c. lu, p. Ui,
avait crues fermées par les glaces d'un hiver rigoureux, et
allèrent se réfugier à la cour d'Othon le Grand , fils de
Henri l'Oiseleur, roi de Germanie. Oihon les accueillit fa-
vorablement, et, sanslesaiderouvertement, il leur permit
d'appeler autour d'eux les mécontents italiens, et il leur
laissa faire toutes les dispositions nécessaires pour chasser
du trône leur persécuteur.
Aussi Bérenger revint-il en Italie en 94S àla tête d'une
petite armée qui grossit en Lombardie à chaque forteresse
devant laquelle elle passait, et où elle était reçue avec des
acclamations de joie.
Le mécontentement du peuple étant général , Hugues
n'osa point marcher à la rencontre du marquis d'ivrée, et
celui-ci convoqua l'assemblée des plaids du royaume à Mi-
lan, afin qu'ils servissent d'arbitre entre lui et son rival.
La décision des gentilshommes, rappelés enfin à leur sou-
veraineté, fut pourtant généreuse et conciliante. Lothaire,
fils de HugucSy devait être nommé roi aux lieu et place de
son père, et Bérenger devait avoir l'administration générale
du royaume (1).
Le marquis d'ivrée étant alors devenu jaloux de Lothaire,
que le peuple n'avait aucune raison de hair comme il avait haï
Hugues, le fit empoisonner, à ce qu'on prétend (2], usurpa
le titre de roi, et demanda pour son fils la main de la veuve
de sa victime, femme douée de qualités éminentes, pour
laquelle l'affection des Italiens allait jusqu'à l'adoration.
Adélaïde ayant refusé, il la persécuta ouvertement, et la fit
emprisonner dans un château sur le lac de Garda.
Pendant la détention de la reine , les vassaux fidèles
à la mémoire de son mari firent toutes sortes de tentatives
pour la délivrer. De ce nombre était le comte de Vérone,
et il employa son fils à cette sainte mission; puis quand
Adélaïde, parvenue à s'échapper de sa prison, se réfugia
dans le château de Canossa , Adalbert la suivit par ordre
de son père, et, sous le commandement du brave et dévoué
Altone, il la défendit dans cette forteresse durant l'espace
de trois ans, malgré l'ardent désir qu'il éprouvait de revoir
la belle comtesse du tournoi de Vérone.
Cependant le peuple, indigné de la conduite infâme de
son nouveau roi, suivit l'exemple d'Adalbert, et s'adres.sa,
par l'intermédiaire de Vatpert de Wédicis, archevêque de
Milan , à Othon le Grand pour en avoir aide et protection.
Le vaillant monarque accourut en Italie; son premier soin
fut de faire lever le siège de Canossa et de faire offrir sa
main à Adélaïde, afin qu'elle partageât avec lui la couronne
d'Italie, que les Lombards voulaient lui faire accepter.
C'est sous ces auspices que la veuve de Lothaire se ren-
dait à Pavie avec une suite si nombreuse.
Lorsque Adalbert arriva près d'elle :
— Preux et vaillant guerrier, lui dit Adélaïde, vav5 avez
combattu trois ans pour une veuve persécutée : aujourd'hui
que cette veuve va redevenir reine des Lombards, ne lui
sera-t-il point possible de vous témoigner sa reconnais-
sance autrement que par de vains mots? Que peut-elle
faire pour vous? dites, seigneur de Suismantium.
Le jeune guerrier baissa la têle et n'osa point répondre.
— Parlez franchement, Adalbert. A Canossa vous n'é-
tiez pas si timide.
— C'est qu'à Canossa je faisais mon devoir, madame, et
que je ne croyais pas gagner un prix! répondit-il en re-
levant fièrement son noble visage.
— Vous me comprenez mal, Adalbert; ce n'est point le
(1) Liulprandi, Uisl., I. V, c. xii-xiu, p. 466.
(2) Id. Ib. I. V, c. iT, p. i63.—Frodoardi Chronic. apud
Muralori, Annali, ad an. 950, t. VIII, p. 58.
204
LECTURES DU SOIR.
prix de vos services que je vous offre, mais un témoignage
public de ma reconnaissance.
— Oh! madame! s'écria le fils du comte de Vérone en
saisissant la main de la reine, qu'il porta respectueuse-
ment à ses Iè\Tes.
— Nous voilà donc réconciliés? dit Adélaïde en souriant.
Et, maintenant, ajouta-t-elle, je vous écoute.
Adalbert jeta un regard sur l'évèque de Pavie et sur Al-
tone, comme s'il eût voulu dire à la reine : ces témoins sont
de trop.
Adélaïde comprit cette muette prière , ralentit le pas de
son cheval, et dit au jeune homme, qui avait imité son
exemple :
— Parlons vulgaire ',V. Ils ne nous comprendront point,
ajouta-t-elle en désignant les envoyés d'Othon.
Ils s'étaient servis jusqu'alors du lalin barbare qu'on par-
lait à cette époque et que tout gentilhomme comprenait;
en tenant leur conversation en sermon vulgaire, ainsi ap-
pelé peut-être parce que le peuple le parlait exclusivement,
ils étaient sûrs de ne pas être entendus par les nobles Ger-
mains.
— Pendant trois ans, que le devoir le plus sacré m'a re-
tenu à Canossa, ce n'est point ma patrie que je regrettais,
ce ne sont point mes amis ni mes parents, car j'avais des
nouvelles de ceux-ci. Ce que je regrettais, c'était la dame
de mes pensées. Pour m'accorder une faveur inapprécia-
ble , ma reme n'aurait qu'à prendre pitié de mon amour.
— La reine des Lombards aime déjà la reine de votre
cœur sans la connaître.
— C'est la fille du comte de Mantoue, madame.
— Elle sera votre épouse, Adalbert. Le comte nous suit
à Pavie ; le roi lui demandera pour vous la main d'Isabelle.
— Oh! merci, madame, merci!
— Rejoignons nos bons amis , et laissons le sermon vul-
gaire à nos aldiens (2).
Cependant Conrad, qui, en' voyant son seigneur s'éloi-
gner, avait repris sa place dans ses rangs, était ainsi inter-
pellé par un des arimanni de l'évèque de Pavie :
— Avons-nous des nouvelles du raidi, Conrad?
— Comment! vous n'avez pas entendu parler du traité
conclu entre Rodelchiseet Sinocolfe?
— Mais, non.
— Sachez donc que le duc de Spolète, après s'être enri-
chi aux dépens des deux rivaux, a daigné s'unir à l'empe-
reur, afin de les résoudre à se réconcilier. La moitié du
royaume assouvit la haine de chaque prétendant. La paix
(i) «Il est asscï étrange, dii Sisniondi(Hi5r deir.èp. It., i. I, c. vi,
p. Î78), qu'il ne nous reslc plus aucun monument du langnge que par-
lait le peuple en Italie jusqu'à la fin du lO' siècle, l.e savant Muratori
3 fouille avec une palicoce infatigable toutes les anciennes archives,
tous les dépôts d'anciens papiers de famille ou de communauté, sans
qu'il lui ait été possible de découvrir un seul écrit dans ce langage
qu'on appelait vulgaire, etc. >• Nous avouons que nous ne trouvons
cela nullement étrange. Le vulgaire n'ciait parle que par le peuple, le
peuple ne savait pas écrire. Les nobles ne savaient pas écrire non
plus. Les seuls hommes pouvant se servir de la plume, étaient les
notaires ou Ubeilions et les ec'.evins ou Schuliheiss, les seuls qui ne
faisaient que dresser des actes ou écrire des lettres. Les actes ile\aienl
tire en latin, les lettres étaient en latin ou en tudesque, un noble n eût
(amais écrit i un noble avec la langue du peuple; qui donc aurait
bisse des documents de ce langage qui produisit dans le douzième
fièctela belle langue du Dante?
(2) Aida ou aldiain. C'étaient des esclaves qui avaient obtenu de
leurs maîtres une demi-liberté, et qui avaient échangé leur dépendance
absolue contre des redevances fixes et en service personnel. Ils te-
naient en villenage les terres de leurs seigneurs, mais leurs personnes
étaient libres. « Leur nom, dit Sismondi (.//isf. des Rèp. It., 1. 1, c. ii,
p. H), parait dori\é de l'arabe: il s'est conservé dans la langue espa-
gnole, où Aldea et Aldeauos signifient un village et des vill.igeois. •
Voyez sur cet ordre de la société du diiiéme siècle, Mural., Dis-
iiri. XV, 1. I, p. 811, Aiiiiii- liai.
fut conclue, et les Siciliens auront désormais deux rois au
lieu d'un.
— Ils n'auront à se plaindre que d'eux-mêmes... Vous
êtes heureux, vous, qui êtes plutôt le maître que le vassal
de votre seigneur. Il n'en est pas ainsi de nous...; les
parchemins vont et viennent dans le palais, et nous n'en
savons jamais davantage... Les évêques sont trop puis-
sants pour descendre jusqu'aux arimanni... Mais les châ-
telains!...
— Que la sainte Vierge en soit glorifiée! je n'ai qu'à me
féliciter d'être le vassal du seigneur de Suisraantium...
Pourtant, j'ai, moi aussi, mes tracasseries...
— Vous?
— Oui, moi. Tenez, j'aime mon seigneur comme s'il
était mon propre enfant..., il est si bon!... Je l'aime trop
enfin.
— Je ne vois pas...
— C'est que vous ne savez pas qu'il est épris d'une noble
comtesse, et que j'ai la conviction qu'il l'obtiendra bientût
en mariage.
— Tant mieux, par saint Pierre!
— Tant pis, de par tous les diables!
— Je ne vous comprends pas...
— Eh! ne voyez-vous pas qu'une fois marié, il faudra
qu'il aille habiter son domaine avec son épouse?
— Dien. Après?
— Après! après!... Ah! c'est juste; je ne suis qu'un
vieux fou. Vous ne pouvez pas avoir connaissance de la
femme de feu... -, je croyais parler à un homme du fief...
Vous ne pouvez pas savoir quels dangers menacent mon-
seigneur s'il se rend à Suismantium.
— Des dangers?
— Et de très-graves encore, surnaturels, tels, en un
mot, que son bonheur en serait détruit à jamais.
Comme ils venaient d'entrer dans Pavie , ils furent obli-
gés d'interrompre leur dialogue.
Adélaïde se rendit au palais qui lui était destiné, accom-
pagnée d'.Altone , de l'évèque et des envoyés germains.
Les autres gentilshommes et les arimanni se rendirent sur
la place située devant la cour des rois lombards, où les
États étaient déjà rassemblés.
Cet immense carré, dont la façade de la cour occupait
tout un côté , était garni de bancs plus ou moins richement
ornés, selon la condition des personnes qui devaient s'y
placer. Des tapis de Perse avaient fait disparaître les
dalles du pavé. Des tapisseries, achetées à Venise, la reine
du commerce, pendaient de toutes les fenêtres et de tous
les balcons. Au centre de la place, s'élevait une chapelle en
forme de pavillon, devant laquelle se trouvait le siège des-
tiné au roi, surmonté d'un grand dais de damas frange
d'or; tout le haut clergé du royaume, revêtu des orne-
ments d'église , se tenait alentour. Dans le reste de la
place, on ne voyait que des milliers d'armures.
Les envoyés des cours étrangères, tous les ducs, les
comtes, les marquis et les seigneurs feudataires du royau-
me, les juges du sacré palais, les juges de l'empereur,
tous les schullheiss et les arimanni d'Italie, des tabellions
et des jurisconsultes en grand nombre composaient celte
imposante assemblée.
Les arimanni seuls n'avaient point de voix délibéralive ,
quoiqu'ils fussent tenus d'assister aux plaids ;,1).
On commença par prendre des mesures sur le statu quo
du royaume, et on déposa le roi Bérenger.
Puis, après avoir entendu la messe, qui fut dite par l'ar-
chevêque de Milan, dans le paviUa dï centre, on procéda
(I) Mural., AntiqUttl.MMtftX. X*'^.'. 1,T V3.
MUSEE DES FAMILLES.
205
à l'élection du nouveau roi. Tous les suffrages furent pour
Olhon le Grand , cette assemblée n'étant qu'une confirma-
tion de celle que Valpert avait convoquée à Milan avant
d'appeler en Italie le fils de Henri l'Oiseleur.
Alors le roi de Germanie s'assit sous le dais en signe d'as-
sentiment, et prononça le serment des rois Lombards, t de
respecter les droits de tous, d'observer la justice, de mé-
nager les pauvres, de réprimer les soldats.» Puis ou dressa
la charte d'élection, qui se terminait par ces mots :
« Et comme le glorieux roi Otbon le Grand a daigné nous
promettre qu'il observerait toutes les conditions ci-dessus,
dont l'accomplissement nous est bien nécessaire, et, qu'a-
vec l'aide de Dieu, il soignerait notre salut et le sien ; il
nous a plu, à tous, de l'élire pour notre roi, seigneur et
défenseur, nous engageant à l'aider de toute notre puissance
dans son ministère royal, pour sa conservation et pour celle
du royaume (1).»
La séance fut ensuite levée, les fêtes publiques commen-
cèrent, et, quelques jours après, la même assemblée se
trouva réunie dans l'église Saint-Arabroise, à Milan.
Vue de Saint- Ambroise, à Milan.
Celle belle basilique, dont le portique et les portes à bas-
reliefs étaient dus au siècle précédent, ainsi que les riches
ornements en vermeil incrusté de pierreries du maître-
autel et le beau travail en mosaïque du chœur, celte belle
basilique, disons-nous, était alors partagée en deux par un
mur, dans lequel on avait pratiqué trois grandes portes.
Du cote du chœur se trouvait tout le clergé, de l'autre, tous
les gentilshommes qui pouvaient y tenir. La grande place
qui s'ouvrait devant la façade de l'église était remplie de
nobles, de guerriers et d'hommes libres.
Arrivé dans cette ancienne métropole, le roi déposa sur
autel de Saint-Ambroise tous ses ornements royaux ; la
lance , dont le fer avait été forgé avec un clou de la croix
de Notre-Seigneur, l'épée royale, la hache ou francisque,
le baudrier et la chiamyde impériale ; puis il servit la messe
oabille comme un sous-diacre, tandis que le clergé, l'arche-
vêque de Milan célébrant, solennisait les mystères selon le
rite ambroisien. La messe finie, Valpert adressa aux ducs,
comtes et marquis présents aU sacre, un discours en l'hon-
neur du roi. Il donna ensuite à Othon l'onction sacrée , lui
rendit les vêtements et les armes déposés sur l'autel, puis
il mit sur sa tète le diadème des rois lombards (2), ce dia-
dème, dont fut couronné Charles V dans le seizième siè-
cle à Bologne , et plus récemment l'empereur Napoléon à
Milan.
Aussitôt que la cérémonie fut achevée, le roi eut un col-
loque avec le comte de Manloue, qui, une heure plus tard,
salua du nom de fils le seigneur de Suismantium. r
(i) Landulphi senioris. ilediolanens. Bist. Rer. Ital. t IV p 73
lib. II, c. XVI. ' ■ ' *^' '
i2)Synodus Ticinensis pro electioneseu confirmatione Widonisin
regem Italiœ, an. 890. Rer. Ital., t. H, p. ne, VIII, c. ii.
20G
LECTURES DU SOIR.
II.
LA FEMME DE FEU.
Adalbert tenait le fief de Suismanlium de la géuérosité
de Lothaire, qui lui en avait fait donation après la mort de
Szàrnyan, chef d'une horde hongroise. A son avènement
au trône, Hugues avait donné ce manoir à ce dernier comme
rétribution du dévouement de son père, lequel faisant par-
tie, en qualité de cattaneo{\), de la suite de Lampert,
lors du meurtre de l'empereur Bérenger, en 924, avait été
tué par le comte de Vérone.
Quoiqu'il possédât ce château depuis bientôt huit ans,
Adalbert ne l'avait jamais visité, il le laissait exploiter par le
fils de Conrad, auquel il avait fait un long bail, car n'ayant
jamais goûté aux délices de la vie de châtelain, il n'y attachait
aucun prix. Il aimait mieux aider son père dans ses fonc-
tions ou combattre vaillamment dans les tournois et les
batailles , que de passer son temps à la chasse ou à domp-
ter un cheval fougueux dans les sombres cours d'un ma-
noir isolé.
Cependant, voyant approcher l'époque où son vœu le plus
ardentseraitaccompli, il songeaàmettre son château en état
de recevoir la comtesse Isabelle. Après être allé à Vérone
demander à son père le consentement à ce mariage désiré,
consentement queMilon lui donna avec joie; après avoir
imploré toute une vie de bonheur aux pieds de sa dame
et lui avoir fait et reçu d'elle des serments d'un amour
éternel , Adalbert , accompagné de son fidèle Conrad , se
mit en route pour Suismantium. De Mantoue il alla vers
Guaslalla, y arriva à la fin du premier jour, et y pernocta.
Le lendemain, de bonne heure, il se remit en marche et
atteignit, au coucher du soleil, le pied des Apennins. 11
avait voyagé jusqu'alors dans une plaine fertile, arrosée en
tout sens par les fleuves et les torrents descendant des
montagnes, oii les prairies étaient émaillées de fleurs, les
champs recouverts de blé, de vignes, d'arbres fruitiers, les
chemins ombrages, égayés par une végétation riante, par
un ciel sans nuage , par le soleil d'Italie. Voir disparaitre
celte scène magnifique avec la lumière du jour, afin de s'en-
gager dans une gorge de monlagnes à travers des sentiers
peu praticables qu'on n'a jamais parcourus, c'est une tran-
sition trop frappante pour qu'on n'en éprouve pas une
sensation douloureuse. Aussi, à mesure qu'il avançait dans
celte gorge, le seigneur de Suismantium ressentait-il une
espèce d'éloignement pour son manoir; une mélancolie
profonde s'emparait de lui. Jetant de temps en temps un
regard sur son fidèle vassal, il pouvait t: ■ convaincre que
le vieillard était encore plus triste que lui , et le devenait
d'autant plus qu'ils s'éloignaient davantage de la vallée.
Pourtant Conrad ne visitait pas ce pays pour la première
fois , il y avait passé une partie de sa vie , et ne l'avait
quitté qu'afin d'être agréable à Milon, lequel désirait don-
ner à son fils un compagnon dévoué, une espèce de Mentor
obéissant, de serviteur surveillant qui lui tînt lieu d'expé-
rience sans enchaîner sa volonté. Soit par la curiosité de
savoir si la mélancolie de l'arimanno provenait de la même
cause que la sienne, soit pour rompre la monotonie gla-
ciale de cette scène sans vie, Adalbert fit signe à Conrad ,
qui marchait respectueusement derrière lui , de s'appro-
cher, et lui dit :
— Que penses-tu , mon vieil ami, de cette route majes-
tueuse qui conduit à mon château?
(i) Capitaine, c'csi-à-dire, homme libre, possédant un terrain ou
Une portion de terrain, ayant des esclaves et une masnada (Vojez la
note 2, p. 201). Celait un litre qu'on prenait de ion propre chef.
En ce moment, la lune venait de se lever et projetait sa
lueur pâle et blafarde sur le sommet des montagnes, tan-
dis que le chemin, longeant un torrent creusé à leur inter-
section, restait dans une parfaite obscurité rendue encore
plus profonde parla faible lumière qu'on apercevait à peine
sur les hauteurs. Mille cascades s'échappaient du scindes
rochers et venaient se précipiter avec bruit dans les eaux
du torrent, pour bouillonner avec elles et se rompre en-
suite avec fracas contre tout obstacle, ou tomber de tout
leur poids dans un lit soudainement plus profond.
— Je pense, monseigneur, que c'est bien triste, répon-
dit Conrad.
— Triste comme toi , répliqua le jeune seigneur.
Puis , voyant que le vieillard ne lui répondait pas , il
poursuivit:
— Tu devTais pourtant être joyeux , toi qui vas revoir
une famille dont tu as été éloigné depuis bientôt cinq ans.
— Oh! je n'ai pas d'inquiétude au sujet de ma famille,
je sens en mon cœur qu'elle se porte bien.
L'accent avec lequel Conrad venait de prononcer ces pa-
roles était lent, monotone, douloureux : on ciit dit que le
vieillard était absorbé par une pensée affligeante pendant
qu'il laissait échapper ces mots.
— Mais, alors, qu'as-tu? Pourquoi te laisses-tu aller à
la terreur qu'inspirent ces lieux?
— Ces lieux? fit Conrad en relevant les yeux et en re-
gardant tout autour de lui. Puis il secoua la tète et répondit :
Ce n'est pas cela!
— Quoi donc? demanda encore Adalbert avec un peu
d'impalience cette fois.
— Vous me demandez quoi, monseigneur; vous!
— Que veux-tu dire, Conrad? s'écria le jeune seigneur,
choqué et alarmé (out à la fois par celte exclamation.
— Au fait, fit le vieillard, comme en se parlant à lui-
même, il faut bien qu'il le sache ; un peu plus tôt, un peu
plus tard, cela revient au même.
— Explique-toi donc!
— Dans un instant, monseigneur; dans un instant. Je
ne sais vraiment pas si je dois...
Le vieillard se tut soudainement. Us venaient de débou-
cher dans un vallon profond et sauvage. En face d'eux, le
mont Gotra se dressait dans toute sa majesté. Sur le som-
met de cette montagne , une tour carrée et massive se dé-
tachait sur le fond azuré de la voûte des cieux , et entre
ses créneaux, quelque chose qui ressemblait à un point
noir surmonté d'une étincelle, paraissait s'agiter, se dé-
placer de temps h autre, s'efl'acer et disparaître après avoir
reparu, pour se montrer de nouveau à la même place.
Conrad cessa de parler, tressaillit, poussa un cri, tendit
son bras droit vers la tour, murmura le mot Suismantium,
puis se couvrit le visage des mains en laissant tomber les
rênes sur le cou de sa monture. Son cheval se sentant li-
bre, s'élança vers le vallon.
Adalbert serra les flancs de son palefroi , lui lâcha la
bride, et fit tout son possible pour atteindre la monture
du vieillard. 11 n'en était plus qu'à quelques pas, quand
il la vit disparaître avec son cavalier dans un abimc, et
saisit ces mots prononcés par son vieil ami, qui, en ce
moment suprême, voulait encore lui dooncr une preuve de
son affection:
— N'allez pas!...
Puis la voix se perdit dans le goufTre, et on n'entendit
plus qu'un froissement de feuilles, un bruit de branches
cassées et un long gémissement, qui fut suivi d'un silence
de mort.
Adalbert mit pied à terre, se prosterna sur le bord de
MUSÉE DES FAMILLES.
207
l'abîme, joignit les mains, leva au ciel ses yeux remplis de
pleurs, récita avec recueillement le psaume : De profun-
dis clamavi ad te. Domine; Domine, exaudies vocem
meam, puis il pria longtemps, et paya un large tribut de
larmes à son fidèle vassal.
Une heure après, il chevauchait de nouveau dans la di-
rection que lui avait désignée l'infortuné Conrad.
La nuit était calme et belle, le vent pur et frais, la si-
tuation pittoresque ; mais malgré cela, et quoiqu'il eût rem-
pli son devoir de chrétien envers son vieil ami, \dalbert se
sentait profondément ému, affligé, abattu. Il éprouvait un
besoin instinctif de pleurer encore ; une crainte vague le
tourmentait , un malaise inconnu gagnait peu à peu tout
son corps, l'amertume se glissait dans son àme. Il s'effor-
çait de maîtriser son émotion , de calmer son spasme ; mais
il ne pouvait y parvenir. Pensant à la perte qu'il venait de
faire, au secret qu'avait emporté Conrad dans son horrible
tombeau , il se disait que la mort de son ami était d'un
mauvais augure pour lui, pour son futur mariage ; que de
ce secret dépendait peut-être sa destinée à lui. Il se de-
mandait ensuite ce qu'avaient voulu dire les dernières pa-
roles de l'arimanno ; il s'avouait qu'elles ne pouvaient se
rapporter qu'à Suismantium , et pourtant il marchait tou-
jours dans la direction du château, entraîné comme par
une force irrésistible, mais sans oser lever les yeux sur la
\our colossale.
Il gravit lentement le Gotra, tantôt à cheval et au galop
ijuand le chemin était uni , tantôt à pied et conduisant son
palefroi par la bride quand les obstacles se multipliaient,
et, toujours agité par les mêmes pensées, toujours engagé
dans la même lutte avec la voix de son cœur, il parvint à
un demi-mille de distance du château. Alors, et par un
effort pénible, il leva les yeux sur son manoir.
Debout, au milieu du donjon, se tenait une ombre noire
ressemblant à une femme, et portant dans sa main droite
une torche de résine qu'elle élevait aihdessus de sa tête.
Ce fantôme semblait avoir le regard fixé sur le jeune sei-
gneur, et exerçait sur lui le pouvoir du serpent sur l'oi-
seau. .\dalbert avait peur, il frissonnait, il sentait son sang
refluer vers son cœur, mais il avançait toujours vers l'om-
bre qui le fascinait. Il avait peur, mais il ne pouvait déta-
cher ses yeux de dessus cette apparition fantastique.
Quand il fut parvenu au faite du rocher sur lequel le
château était bâti, devant le pont-levis, la cloche du donjon
sonna la sixième heure (minuit).
Alors la femme noire jeta sa torche en bas de la tour du
côté du versant de la montagne ; de noire qu'elle était ,
elle devint tout à coup resplendissante comme un monceau
de braises vives et pétillantes , et, élevant sa voix rauque
et caverneuse, elle chanta ces mots barbares sur un air
triste et monotone, que l'écho répéta mille fois dans le val-
lon, que le vent emporta bien loin dans la mer (1) :
Gjôvbk legzebb kôzë aszszooysàgok
Oda megyek à hova hivnak
A legzebb aszszony à varosoak
A kigyelmelDek à szèp aszszonyja
Tèremieinek, lèremioja ,'2;.
(I) LeTcrsanl du mont Gotra domine la Méditerranée.
(7J Je sais la plas belle entre les femme*.
Je Tais 00 TOUS m'arei ordonne,
La plos belle remme de la Tille,
La belle (emme de Tolre seigoeurie,
■ La créature da creatoar.
ànc. Bail. Anatt. Aut. Ltng. Hung., t. II, p. 7M.
Rons ne savons pas si ce refrain d'une ancienne ballade est préci-
iément du dixième siècle; mais, à ce qu'en assure l'auteur du livre ei-
Irêmemeni rare que nous venons de citer et dont nous avons eu con-
naisiance par un hasard étrange, il ï a bientôt dix ans, daai une
Puis elle disparut, et Adalbert tomba sans ccDDaissance
devant le pont-levis.
m.
SUISMAMIIM.
Quand Adalbert reprit l'usage de ses sens, les premiers
rayons de l'aurore venaient de poindre à l'horizon. Il eut
bien de la peine à rassembler ses souvenirs, à se rappeler
les causes de son évanouissement et la catastrophe qui
l'avait précédé. Cependant l'air pur et frais du matin lui
rendit peu à peu toute l'énergie de son caractère. S'il l'avait
perdue quelques heures auparavant, ce n'est pas à lui
qu'il fallait en imputer la faute, mais à l'ignorance et à la
superstition de son siècle barbare ; siècle de crimes et de
miracles, de hauts faits et de lâchetés impardonnables, de
liberté et d'esclavage, de clémence et de cruauté ; mélange
incompatible de vertus imaginaires et de vices atroces, dont
la cause unique était l'ignorance la plus profonde. Un re-
gard qu'il jeta autour de lui contribua efficacement à rétablir
l'équilibre de ses facultés mentales. La sérénité de la scène
qui se déroulait devant ses yeux le frappa d'admiration ,
de respect et de reconnaissance pour la divine puissance
conservatrice ; et, chose étrange ! ce même château qu'il
aurait voulu fuir pendant la nuit au prix de tout son sang
s'il l'eût fallu, il l'aimait maintenant, il le chérissait comme
un père chérit son fils, car il le trouvait beau et sublime
de toutes les beautés et de toutes les magnificences qui l'en-
vironnaient.
Suismantium, forteresse inexpugnable par sa position,
dominait toute l'étendue du mont Gotra , sur lequel était
enraciné le rocher à pic qui lui servait de base. Deux bras
de cette montagne, hérissés de bois verdoyants, se pro-
longeaient sur ses flancs jusqu'à la rencontre d'autres
monts moins élevés, qui établissaient les limites du vallon
du côté de la terre et formaient la gorge dont nous avons
parlé dans le chapitre précédent. Toute cette belle et fer-
tile vallée, où des cascades innombrables se résolvaient en
torrents la serpentant en tout sens ainsi que plusieurs
fleuves qui avaient leur source dans le Gotra, toute cette
belle vallée, si bien peuplée d'arbres, de blé, de vignes ;
tous ces mamelons, si pleins de végétation et de vie ; tout
ce gibier qui volait et ces che^Teuils qui bondissaient sur
ces terres, tout cela appartenait à Suismantium; et Suis-
mantium , dominant tout cela de sa hauteur, semblait vou-
loir tout protéger, tout abriter sous l'ombre de sa base de
granit. Suismantium n'était plus maintenant pour Adal-
bert un sombre manoir se dressant comme un spectre
sur le sommet d'une montagne afin d'aller percer les nua-
ges et lire dans les étoiles du firmament un funeste horos-
cope. Cette création fantastique n'existait plus, ou plutôt
elle s'était métamorphosée, dans l'esprit du jeune seigneur,
en un roi dictant un code providentiel à des sujets bien-
aimés , en une mère affectueuse tenant ses mains sur les
blondes têtes de ses enfants chéris pour les garantir de
tout danger.
Adalbert se sentit ému , et il versa de douces larmes sur
le seuil de son donjon, des larmes de reconnaissance pour
un instant de bonheur. Puis, il porta son cor à ses lèvres
et fit retentir les airs de trois sons distincts, clairs, pro-
longés.
Au bout d'un instant, le pont-levis se baissa, la herse se
petite bourgade du Piémont, il est d'une époque antérieure de plu-
sieurs siècles à celle oii Jean de Zapol, vayvode de Translyvanie,
appela les Turcs en Hongrie pour chasser du trône de ce royauiLO
Ferdinand d'Autriche, à savoir, en iS26.
208
LECTURES DU SOIR.
leva, la porte s'ouvrit, et le fils du comte de Vérone se
trouva dans une vaste cour carrée, au milieu de ses vassaux.
Aussitôt qu'Adalbert se fut nommé, NVilfrid, fils de Conrad,
et tous les hommes libres du fief vinrent faire hommage à
leur seigneur. Les esclaves se tinrent à distance , mais ils
lui témoignèrent leur respect parleurs acclamations. Adal-
bert, se sentant encore faible, voulut se reposer immédia-
tement des fatigues de son voyage, et il congédia tous
ses vassaux.
Resté seul avec Wilfrid , il se fit conduire à ses appar-
tements et s'y li\Ta au sommeil.
Quelques heures de repos ayant réparé ses forces, il re-
joignit son tenancier et se fit accompagner par lui dans
tous les appartements du donjon seigneurial, où il donna
ses ordres pour les améliorations qu'il entendait y faire.
Puis, il visita toutes les dépendances du château, et prit
les mesures nécessaires pour rendre moins dure la con-
dition des esclaves qui travaillaient ses terres et pour cap-
tiver le dévouement des hommes libres, des aldiens, qui
auraient été son bouclier et sa force en cas de guerre de
parti, la sauvegarde de sa réputation en cas de guerre du
royaume. C'est ainsi que tous les gentilshommes agissaient
en ce siècle envers leurs vassaux par un sentiment d'é-
goisme, tandis qu'Adalbert le faisait par humanité.
Mille fois il ouvrit la bouche pendant toute celle jour-
née, la plus belle de sa vie, pour raconter à Wilfrid la
triste fin de Conrad, mais il ne voulut point troubler la
joie de ses vassaux ni le bonheur ineffable qu'il éprouvait
au milieu d'eux. Son imagination aidant puissamment à la
réalité, Isabelle se trouvait de la partie, à côlé de lui; elle
passait son bras sous son bras , elle lui souriait , et .\dal-
bcrt respirait à peine tant il se sentait heureux, tant son
illusion était complète.
Cependant la nuit revint , et avec elle les souvenirs de la
veille. Assis devant une table dressée pour lui dans la
salle d'honneur, Adalbert réfléchissait profondément à son
aventure de la nuit précédente, quand Wilfrid entra pour
lui servir lui-même le souper. Après avoir placé les mets
devant sou seigneur, le vassal se disposait à sortir, quand
celui-ci l'appela et lui dit :
— Qui habite le donjon ?
— Le donjon? demanda le tenancier en faisant le signe
de la croix avec épouvante; puis, après un instant de si-
lence, il ajouta : Personne, monseigneur.
— A quoi sert-il donc?
— Mais... à rien, monseigneur.
La VOIX de Wilfrid tremblait sensiblement : Adalbert
s'en apercevait , mais il n'osait point lui adresser une
question directe sur le fantôme du donjon, comme le te-
nancier ne se sentait pas la force de lui donner une ré-
ponse évasive.
— Il est donc tout à fait abandonné? reprit le châte-
lain.
— Absolument.
— On y va cependant quelquefois?
— Oh ! jamais, monseigneur, jamais ! s'écria Wilfrid avec
frayeur.
— J'y ai pourtant vu de la lumière hier au soir.
— Jésus!... Mon père ne vous a donc jamais parlé..., il
ne vous a jamais dit...
— Mais quoi? quoi? dit Adalbert avec anxiété.
— Que cette tour est maudite, murmura tout bas Wil-
frid ; qu'on donnerait le château avec toutes ses dépen-
dances au plus brave de vos vassaux pour l'y faire entrer
un seul instant, qu'il refuserait?
— Mais encore, pourquoi cela?
— Oh! je vous en supplie, monseigneur, ne m'interro-
gez pas ce soir. Demain, à la clarté du jour, je vous dirai
tout, mais dans ce moment-ci..., oh! non, je ne pourrais
pas!
— Demain, soit, répondit .\dalbert en souriant : tu n'es
pas fort courageux, Wilfrid.
— Demandez-le dans le château et dans tous les envi-
rons , monseigneur, et on vous dira que Wilfrid, fils de
Conrad, est toujours prêt à rompre une lance, à mesurer
son épée et ses forces avec qui que ce soit, avec un Lom-
bard comme avec un Hongrois, avec un Franc comme avec
un Sarrasin ; mais quand il s'agit de choses surnaturelles,
ajouta-t-il en baissant la voix et en jetant un regard crain-
tif autour de lui , le fils de Conrad est aussi faible, aussi
peureux qu'un Romain (1).
— A demain donc , et bonne nuit.
— Que Dieu vous garde, monseigneur..., pendant votre
sommeil...
— Il y a donc du danger partout? s'écria Adalbert ea
bondissant sur ses pieds.
Wilfrid s'approcha de son maître et lui dit avec l'accent
de la véritable affection :
— Permettez-moi, monseigneur, de passer la nuit dans
cette salle avec quelques aldiens' armés. Pour parvenir
jusqu'à vous , il faudra passer d'abord sur nos corps , au
moins.
— Bon Wilfrid!... Mais de quelle nature est donc ce
péril?
— Il est peut-être imaginaire..., je me suis peut-être
alarmé à tort..., mais...
— Alarmé de quoi?
Wilfrid courut tirer le verrou de la porte d'entrée,
puis revint à son seigneur, et lui dit d'un ton résolu :
— J'ai entendu de mes propres oreilles la femme de
feu prononcer votre nom au milieu de ses chants satani-
ques!
— Qu'est-ce que la femme de feu? demanda d'une voix
plus soumise Adalbert , qui commençait à comprendre.
— C'est le fantôme du donjon, monseigneur, murmura
Wilfrid avec un accent à peine articulé, c'est la terreur
du château, le revenant de Suisraantium enfin, célèbre à
dix milles à la ronde.
— Tu n'en sais pas davantage?
— Je sais seulement que ses apparitions datent du jour
où la veuve de votre prédécesseur fut chassée du château
par suite de votre mise en possession.
— Qui donc a pu donner cet ordre barbare?
— Il était juste, monseigneur, et provenait du comte de
Vérone. Le beau-père de cette femme était un des assas-
sins de l'empereur Dérenger.
Adalbert réfléchit quelques instants; puis, faisawt un
effort sur lui-même, il prit les deux mains de Wilfrid
dans les siennes et lui dit :
— Merci de ton noble dévouement, ami, merci!... Je
veux rester seul...
Et comme le tenancier allait répliquer, il ajouta aussi-
tôt avec solennité :
— Si c'est une destinée, il faut qu'elle s'accomplisse.
Toi, mon fidèle vassal, va passer la nuit en prières devant
l'abîme à l'est du vallon , car les restes de ton père repo-
sent dans le fond de ce gouffre.
Un cri d'horreur s'échappa de la poitrine de Wilfrid ; sa
crainte fil place à l'égarement du désespoir, et sa voix re-
tentit dans la salle en prononçant ces mots ;
(1) voj. Il note (3), p. 303.
MUSÉE DES FAMILLES.
209
— J'avais prévu un grand malheur ! Le chant de cette
ombre maudite était hier au soir phis sombre que d'ha-
bitude; la clarté infernale qu'elle répandait autour d'elle
plus vive, plus rouge : c'était du sang! c'était du sang!
IV.
LE FAÏDA (1).
Adalbert ne prit aucune précaution pour se garantir des
surprises dans son appartement. Il en laissa les portes ou-
vertes, afin de ne pas trop sentir la chaleur de la saison,
se jeta tout armé sur son lit, après avoir éteint sa lampe,
et attendit les événements avec un mélange de crainte et
d'anxiété.
Aussitôt après que minuit fut sonné, il entendit la voix
de la femme noire s'élever au faite du donjon. Celte voix
répéta le refrain de la veille, mais elle y ajouta celle nuit
les noms du comte de Vérone et de son fils, suivis d'une
kyrielle d'imprécations.
Le sdence se rétablit ensuite, et le jeune seigneur com-
mençait à croire que Wilfrid s'était effrayé à tort, quand
une clarté soudaine vint éblouir ses regards. Malgré toute
la force de caractère dont il était doué, il ne put parvenir i
sauter en bas de sa couche.
Le fantôme du donjon entra dans sa chambre, fixa sur
lui des yeux flamboyants et s'achemina lentement vers son
lit.
L'apparition.
Adalbert ne put retenir un cri de terreur :
— La femme noire ! murmura-t-il.
— Non ! la femme de feu ! cria le fantôme, et il étei-
gnit sa torche sur le carreau et parut comme la veille, aux
yeux d'Adalbert, étincelant de lumière (2).
— La femme de feu ! répéta-t-elle lorsqu'elle fut arri-
vée tout près du châtelain sur lequel elle exerçait la même
puissance d'attraction que le soir précédent. Oui ! la fem-
me de feu! qui vient te demander raison du sang répandu
par ton père i\ Vérone ! la femme de feu! qui vient re-
vendiquer ses droits sur ce château ! la femme de feu!
qui vient te crier : Fa'ida ! Faïda ! la femme de feu! qui
s'appelle Didgyin Szàrnyan !! Reconnais-tu ce nom, que
(1) De Fehde, mot tudesque qui signifie inimitié, guerre. Quand
les gentilshommes recevaient une injure, les lois des Lombards leur
accordaient le droit d'en poursuivre la réparation, et donnaient à leur
inimitié, une fois déclarée, le nom de Faida. Elles ne leur imposaient
d'autre devoir que celui de renoncer â leur haine, lorsqu'on leur payait
la compensation pécuniaire fixée pour l'injure reçue. Ce payement
s'appelait Widrigild (Widergeld, en allemand, argent donné de re-
tour), et devait se faire cessante faida. Mais si l'offenseur se refusait
t payer le Widrigild, ou l'offensé à le recevoir, les deux parties res-
taient en guerre. Rotharis leges in Cod. Longob., p. 21-22, $ 45 et 74.
(2) Cette métamorphose s'opérait probablement en vertu d'une
poudre phosphorescente dont la femme noire saupoudrait ses vëic-
meotf.
AVRIL 1844,
ton père a efTacé en se lavant les mains dans le sang de
ceux qui le portaient ? le meurtrier ! Reconnais-tu ce nom
que tu as déshérité, proscrit, exilé de sa terre? voleur! La
femme de feu s'est débarrassée de ton gardien en faisant
tomber sous sa main un cheval habitué à s'élancer vers
l'abime ; et maintenant elle te défie, toi, en combat singu-
lier, à armes égales, à outrance ! Elle veut s'abreuver, elle
aussi, de ton sang maudit! Point de fFidrigild pour ar-
rêter ma vengeance! Du sang! du sang! Point de Char-
lemagne pour me forcer à recevoir le prix de mon déshon-
neur ! Il me faut du sang ! il me faut du sang ! Où tu iras,
j'irai; où tu t'arrêteras, je m'arrêterai; je ne me séparerai
de toi qu'après t'avoir vaincu dans la lice, après m'étre
abreuvée de ton sang ! Si tu n'acceptes pas mon défi, je
t'assassinerai, aussi vrai que les âmes de deux Szàrnyan
demandent vengeance du fond de leurs tombeaux ! Quand
tu seras prêt, tu m'appelleras ; si tu ne m'appelles pas
avant une époque que j'ai fixée pour l'accomplissement de
la justice, les entrailles de la terre ne sauraient te sous-
traire à mon poignard !
Revenu de sa surprise et croyant s'apercevoir qu'il avait
affaire à un être vivant, à une folle peut-être, et non à UD
fantôme, Adalbert allait répondre énergiqueraent à celte
longue invective, quand la femme de feu disparut à ses
— 27 -r- ONZIÈME VOLUME.
i
210
LECTURES DU SOIR.
regards, et il ne resta plus à la place où elle se trouvait
qu'un cercle d'étincelles (1).
Quoiqu'un peu troublé par cette étrange disparition, le
jeune châtelain ne tarda pas à s'endormir.
11 resta encore quelques jours à Suismantium, pendant
lesquels il ne négligea jamais de se rendre le matin sur le
bord de l'ablrae où il avait perdu son ami et de prier pour
lui. Peu à peu il s'habitua tellement à la visite nocturne de
Didgjin et à sa bizarre interpellation : Es-tu prêt? que,
/orsqu'il quitta son manoir pour retourner à Mantoue, il
ne put s'empêcher de penser à la veuve et de faire des
vœux pour qu'elle recouvrât la raison.
Aussi fut-il fort étonné quand le soir, à Guastalla, il la
vit paraître, sans torche ni vêlements de feu pourtant, à
minuit sonnant, devant son lit, et lui répéter sa question
d'une voix plus creuse, plus menaçante que d'habitude. Il
ne put retenir un long éclat de rire, et le mot : Folle ! vint
errer sur ses lèvres. Didgyin y répondit par l'imprécation
dont les Hongrois ont abusé de tout temps : Baszama
aszszonyat (2) .' puis elle s'esquiva promptement.
Cependant le comte de Mantoue, qui attendait son gen-
dre futur, lui avait fait préparer un appartement dans un
château qu'il possédait en propre à quelques pas de la
porte Leona (3), et dont il comptait faire donation à sa
lille en la mariant. Il avait ordonné des fêtes civiques et
envoyé des invitations pour un tournoi dans tous les châ-
teaux et dans toutes les villes environnantes, en un mot,
il n'avait rien négligé pour qu'Adalbert n'eût pas à attendre
longtemps l'accomplissement de son souhait le plus ar-
dent.
Dans le château du comte de Mantoue, comme à Guas-
talla, Didg}in ne manqua pas au devoir qu'elle s'était im-
posé. Le seigneur de Suismantium la revit immanquable-
ment toutes les nuits, mais non plus sous la robe noire
qui l'enveloppait sur le Gotra. La femme de feu s'était
métamorphosée en guerrier mystérieux. Sa visière était
constamment baissée. Un voile noir ceignait sa taille et
retombait en larges plis le long de son épée.
A 800 mètres au nord de la ville de Mantoue se trouvait
alors le faubourg de San Giorgio , où l'on voyait le ma-
gnifique palais de Trajan. C'est au delà de ce faubourg
(démoli dans le siècle dernier et remplacé par une demi-
lune), dans une vaste prairie en forme d'amphithéâtre, que
se tint le tournoi (4), la veille du mariage d'Adalbert avec
la comtesse de Mantoue.
Après avoir laissé donner des preuves de leur force et
de leur adresse à bien des invités, Adalbcrt entra dans la
(0 Cp fait confirme notre supposilion de la poudre phosphores-
cente. Didgyn n'avait qu'à la secouer pour devenir invisible dans l'ob-
icuriié. Ceue poudre tombée autour d'elle devait en effet ressem-
bler à un cercle d'étincelle?.
(2) Quêta femme soit honteusement déshonorée!
(3) La porte Leona se trouvait, apri'-s l'agrandissement de la ville
par les Gaulois, au-dessus du canal nio. qui bornait alors la ciie au
lud. Elle était »iiuéc M où commence mamtenant la porta Predella,
entre le Iheâire nouveau et la maison qui ilonne it l'est sur la rue,
au sud sur le canal. Une inscription qu'on voit encore sur une p'aque
de marbre, conservée dans la façade de cette maison, certifie ce fait.
Voyez Epil. délia St. di Mamova par Basilio Soresina et les anciens
Chroniqueurs de celle ville.
(4) Les bornes que nous nous sommes presrriles, dans celte es-
quisse de mœurs, ne nous permetieni point de donner une descrip-
tion de ce lournoi. D'ailleurs, nous n'aurions pas osé le faire après
Walter Scott. Dans son lianhoe, il nous transporte dans le moyen
4pe et nous fait assister, en Ecosse, à un de ces spectacles sanglants,
peint avec toute la couleur locale de son inimitable pinceau. Les dif-
férences qui eiislaient entre les détails d'un tournoi en Ecosse et en
Italie ne sont pas assez considérables pour que le lecteur nous par-
.nnn&t, si nous nous menions en concurrence avec le roi dei roman-
cier».
lice. Les regards de toutes les dames se portèrent sur lui
et s'y arrêtèrent avec plaisir, car c'était un beau guerrier
que le seigneur de Suismantium.
A peine avait-il commencé à faire le tour de l'enceinte,
qu'un chevalier inconnu toucha du fer de sa lance le bou-
clier du nouveau tenant, et s'élança dans l'arène, monté sur
un fougueux cheval hongrois qu'il faisait caracoler avec une
dextérité admirable. Adalbert n'eut qu'à jeter un regard sur
lui pour reconnaître Didgvin. Il s'approcha d'elle, afin de la
détourner de son projet audacieux, mais elle ne lui en laissa
pas le temps et alla se ranger à l'autre extrémité de la lice.
Alors Adalbert, qui se fût cru déshonoré en croisant son
fer avec celui d'une femme, proclama hautement le sexe de
Didgyin et se débarrassa ainsi, pour le moment, de cette
créature, qui désormais commençait à lui apparaître sous
un jour moins comique. En sortant de la lice, Didgyin s'ap-
procha du châtelain et lui dit tout bas : e On n'échappe
pas au bras de la justice? > L'acharnement qu'elle mettait
à poursuivre son but était trop bien raisonné pour qu'il
pût être l'effet de la folie. Dès ce moment Adalbert consi-
déra Didgyin comme un ennemi dangereux; mais, vaillant
ainsi qu'il l'était, il ne pouvait concevoir pour cela aucune
inquiétude.
Adalbert sortit victorieux de six combats, dont deux à
outrance, et ayant été proclamé vainqueur du tournoi, il
en reçut le prix et fut couronné des mains de la reine de la
beauté, qui n'était autre, comme on le pense bien, que la
comtesse Isabelle.
Le reste de la journée se passa dans la cité en banquets
et fêles. Constamment près de son père et de sa fiancée,
Adalbert se sentait parfaitement heureux, tandis que la
comtesse Isabelle, aussi enivrée de joie que son amant,
s'enorgueillissait d'avoir su lui inspirer un amour si
profond. Milon, dont les cheveux blancs parlaient d'une
vie longue et agitée, se réjouissait de se voir renaître dans
son fils, qui serait très-probablement son successeur dans
la seigneurie de Vérone; et le comte de Mantoue, n'ayant
plus aucun souhait à former maintenant qu'il avait mis sa
fille unique sous la protection d'un haut et puissant sei-
gneur, croyait avoir atteint le plus parfait degré de félicité
possible. Le lendemain paraissait devoir être un si beau jour
pour la ville de Mantoue ! On se sépara bien tard dans la
nuit ; chacun alla se livrer au repos, appelant de ses vœux
avec impatience ce jour désiré qui s'était préparé sous de
si brillants et joyeux auspices.
Mais, l'heure de la cérémonie arrivée, on attendit en vaio
le fils du comte de Vérone.
Quand on se rendit au château qu'il habitait hors de la
porte Leona, pour savoir la cause de ce retard inattendu,
on ne trouva qu'un cadavre transpercé d'un grand nombre
de coups de poignard.
Le comte de Vérone mourut de chagrin à quelque temps
de là. Isabelle alla ensevelir son désespoir dans un cloître
du faubourg San Giorgio, et le comte de Mantoue resta in-
consolable pendant tout le reste de sa vie.
A dater de ce jour mémorable, à l'aurore duquel on avait
vu un beau cheval de bataille hongrois tout harnaché s'é-
'ancor sans cavalier à travers les campagnes au sud de la
ville, personne n'osa plus mettre les pieds dans le palais
qu'avait habité Adalbert.
Un guerrier, dont les traits étaient sans cesse cachés sous
la visière, se montrait toutes les nuits sur le balcon du châ-
teau et remplissait l'air d'un chant barbare de triomphe
qu'on entendait jusqu'à l'extrémité opposée de la cité.
Ceux qui demeuraient près de ce manoir prétendaient
que, depuis minuit jusqu'à une heure avant le jour, ua
MUSEE DES FAMILLES.
211
bruit épouvan(al)lc s'élevait de celte demeure redoutée. Le
peuple lui donna le nom de Palazzo del Diacolo (palais
du diable), nom qu'il conserve encore aujourd'hui, quoi-
qu'il ait été rebâti de fond en comble dans le siècle dernier,
et qu'il se trouve depuis fort longtemps dans la plus belle
rue de la ville, dans le Corso di porta Predella.
On ne sait ni à quelle époque cessèrent les chants du
guerrier mystérieux, ni si on trouva son cadavre dans le
palais, quand, par suite de l'agrandissement delà cilé, ce
manoir fut réédilié et compris dans l'enceinte de Mantoue,
UUBINO PA MAMOVA.
LES JEUX.
Nil novî suh sole, il n'y a rien de nouveau sous le so-
leil. Dans tous les pays, sous tous les ciels, au nord comme
au midi, chez les noirs comme chez les blancs , sous la
hutte du sauvage, et sous l'ardoise du citadin, de tout
temps, toujours et partout, le jeu a existé avec ses appé-
ffls, ses violences et ses excès. Les dieux, aujourd'hui
destitués, du paganisme avaient fait de l'Olympe un cé-
leste tripot. Mercure, premier sujet dans la troupe divine,
inventa le jeu, nous apprend Platon; les parents et collè-
gues de Mercure étaient trop bien élevés pour ne pas
adopter une invention due à un membre de leur famille ; ils
jouaient, les bons cousins, pour rendre hommage au dieu
du jeu, comme ils se grisaient pour faire honneur au dieu
du vin. Plutarque, qui comme Platon était dans la confi-
dence de ce qui se passait sur le sommet de l'Olympe,
rapporte, dans son Traité d'Isis et d'Osiris, une anecdote
tant soit peu fabuleuse. Mais Plutarque est un personnage
grave, qui ne voudrait pas nous induire en erreur ; croyons
donc à Plutarque, comme déjà nous avons cru à Platon.
Rhéa aimait Saturne, et Saturne aimait Rhéa. Mou-
sieur Rhéa découvrit et n'approuva pas celle douce réci-
procité de sentiments. Les dieux de ce temps-là étaient
susceptibles comme de simples morlels à l'endroit de
leurs moitiés. Ici-bas, nos époux outragés se vengent l'é-
péeou le code à la main; en sa qualité de dieu, le Soleil
se ménagea une vengeance de dieu : il condamna Rhéa à
ne pouvoir jamais accoucher. Voilà donc la coupable Rhéa
vouée à une éternelle grossesse; pauvre Rhéa, pauvre
déesse ! L'amour avait fait le mal, l'amour le répara. En-
tre un vol et une partie de whist, Mercure eut pitié de
Rhéa, et de la pitié il passa bientôt à un sentiment plus
tendre; mais il n'était qu'un bien petit dieu à côté du
père Soleil, et il ne pouvait désensorceler Rhéa qu'à force
de ruse et d'adresse : il proposa à la Lune une partie de
piquet ; Mercure, à ce que ne disent ni Platon ni Plular-
que, était de première force au piquet. La Lune accepte.
Entre dieux, il ne pouvait être queslion déjouer des billets
de la Banque de France. Mercure paria son caducée contre
chaque soixante-dixième partie du temps que son adver-
saire éclaire l'horizon ; la Lune perdit, elle devait perdre :
Mercure n'est-il pas le dieu des voleurs? Il réunit les par-
ties qu'il avait gagnées à la Lune , en fit cinq nouveaux
jours, et, plein de joie, il les offrit à Rhéa, qui profita de
l'un d'eux pour accoucher. C'est ainsi que l'année, qui
jusqu'alors s'était contentée de 3G0 jours, en eut 56S.
Les Romains, qui croyaient à Mercure, jouaient comme
les Gênions, peuples du Bengale et de l'Indostan , qui
croyaient à autre chose. Galon avait beau leur crier :
€ Fuyez les jeux de hasard » , les Romains fuyaient les
discours de Galon, Galon leur semblait un censeur fort
ennuyeux.
Les Germains, selon Tacite, et les Huns, selon je ne sais
qui, se jouaient eux-mêmes; le perdant subissait l'escla-
vage du gagnant. Ils engageaient leur liberté pour un an,
pour deux ans, quelquefois pour toute leur vie.
Gerfains nègres, plus intelligeuts que les Germains et
les Huns, jouent leurs femmes et leurs enfants; ce qui
n'empêche pas un vieux chef, bien tatoué, bien ridé et
bien crépu, de prononcer un discours touchant sur la
tombe d'un afTreux noir, qui a joué et perdu dix femmes
et vingt eniauts peut-èlre pendant sa vie, et de s'écrier,
avec l'aplomb d'uu homme civilisé : il fut bon époux et
bon père, ainsi soit-il !
Les Indiens jouent leurs doigts et leurs yeux. Sans atten-
dre sa revanche, le perdant s'insinue sous la pupille un
petit stylet effilé à cet usage, et il se fait sauter l'œil avee
une adresse inouïe ; jamais il ne manque son coup ; il le
place dans un verre, et la partie continue. Sera-t-il aveu-
gle? Ne sera-t-il que borgne? là est la question. Si le sort
le favorise, son adversaire, du même petit stylet, se privg
aussi d'un œil. Dansées cas-là, les Indiens ne font jamais
plus de trois parties ; il faut toujours qu'il survive un œil
pour servir de guide aux trois yeux domiciliés dans leurs
verres respectifs. Nous autres joueurs rachiliques, myr-
midons que nous sommes, nous n'avons jamais été, nous
ne serons jamais à la hauteur de ces jeux de géants.
Les Français cependant ont toujours été joueurs, mais
rarement à la manière des Germains et des Huns , plus
rarement encore à la façon des Indiens. Jouer à se couper
un doigt, à s'arracher uu'œil; fi donc! C'est bon pour
des doigts, pour des yeux de sauvages ; des doigts et des
yeux français sont choses trop précieuses pour que les
propriétaires s'en séparent si facilement. A Naples, et
dans quelques endroits de l'Italie, des bateliers jouent leur
liberté ; les Germains n'ont jamais eu d'autres imitateurs
en Europe.
L'invention des cartes remonte au roi Charles VI; à l'hô-
tel de Nesie on en faisait une immense consommation.
Dans les commencements et faute d'habitude, on prenait
les pertes au sérieux. Les catastrophes de l'hôtel de Nesle
sont célèbres dans l'histoire du temps. (Ne pas con-
fondre avec les catastrophes de la Tour de Nesle, qui se
215
LECTURES DU SOIR.
passent au théâtre de la Porte-Saint-Martin.) Les caries
furent imaginées pour amuser les instants lucides que la
folie voulait bien laisser au roi. L'inventeur, tout nous
porte à le croire, était Français : les couronnes et les scep-
tres fleurdelysés que portent les rois, révèlent une main
française. Le roi de pique, c'est David; le roi de carreau,
César ; le roi de trèfle , Alexandre ; et le roi de cœur,
Charlemagne. Un étranger fùt-il allé chercher un monar-
que français pour le faire figurer au milieu des plus grands
noms de l'antiquité? Un étranger eût-il donné à Charle
magne le plus noble des symboles, celui du cœur !
Le père Daniel a cru que le valet de carreau, Hector,
était Ileclor de Galard, capitaine de la grande garde de
Louis XI. Hector est ici le fils de Priam, dont on faisait
descendre nos rois par son fils Astyanax , dans les onzième,
douzième, treizième, quatorzième, quinzième et seizième
siècles. Quelque célèbre qu'ait pu être dans son temps
l'Hector de Galard , dont le père Daniel voudrait faire un
valet de carreau, il ne doit pas entrer en balance avec Hec-
tor de Troie. La courtisanerie de l'inventeur n'a pu hési-
ter entre ces deux Hectors.
Lancelotdu Lac est un des chevaliers du roi Arthur; et
Ogier un preux de Charlemagne; Lahire est le fameux
Etienne de Vignole, surnommé Lahire, qui contribua tant
par sa valeur à consolider le trône chancelant de Char-
les VIL
Seul, un Français peut et doit avoir voulu, tout en créant
un divertissement frivole, élever un trophée historique aux
guerriers illustres de sa patrie. Les cartes constituent pres-
que un cours d'histoire de France. Nous ne prétendons
pas qu'elles doivent supplanter dans les écoles les ouvrages
acclimatés et approuvés, mais il serait injuste de ne pas
voir dans l'mventeur des cartes un homme éminemment
national, et très-versé dans l'histoire de son pays.
Z?ame vient du celtique daniy qui signifie une personne
distinguée ; valet dérive aussi du celtique was, et jusqu'au
neuvième siècle a indifféremmen/ voulu dire homme de
guerre ou homme de service.
Le père iMenestrier pense quePallas, Rachel, Judic qu'à
lort il nomme Judith, et Argine, anagramme de regina,
expriment les quatre manières de régner, par la beauté, la
sagesse, la piété et l'amour.
Le père Menestrier se trompe ; et les chroniqueurs du
temps donnent une tout autre interprétation aux quatre
noms de reines ou dames des cartes.
En idiome breton, Judic et non Judith signifie reine deux
fois. C'est Anne de Bretagne qu'on a voulu désigner. Est-
il rien de plus naturel que cette flatterie bretonne et en
langue bretonne, adressée à une princesse bretonne? Anne
de Bretagne n'a-t-elle pas été deux fois reine? N'a-t-elle
pas régné deux fois sur la France, par son premier mari,
Charles VHI, et par son second époux, Louis Xil ? Argine
et Judic sont la seule et même personne , la seule et même
Anne de Bretagne. Comme reine de France, Argine porte
une couronne royale sur la tête, et comme souveraine de
Bretagne , une couronne ducale renversée sur son bras.
Faut-il une meilleure preuve? Reine et duchesse, reine
deux fois, telle a été Anne de Bretagne.
Palîas, déesse de la guerre; Bachcl, déesse de beauté,
in(ii(iuent que- les cartes sont le passe-temps des guerriers
et des dames.
Les premières caries furent dessinées et peintes à la
main, et pour cette raison elles coûtaient fort cher; plus
tard on les grava et on les enlumina ; alors le prix diminua,
et le peuple put en faire usage. Mais avant que les cartes
ravageassent les rangs inférieurs de la société, les classes
élevées étaient en proie à une maladie, à une dhvrc de jeu,
qui se trahissait par mille extravagances.
Un fils naturel du duc de Bellegarde gagne S0,000 écus
à son père, et le père reconnaît, légitime son fils ; mais le
fils renonce aux 50,000 écus gagnés à sou père. Pour
50,000 écus, le duc fit ce qu'il avait toujours refusé à la
voix du sang et à ses entrailles de père. 0 amour paternel,
habilerais-tu plus souvent le coffre-fort que le cœur des
pères ?
Sous Henri 111, le Louvre se métamorphose en une
royale maison de jeu où l'on n'entend plus que le son des
dés , le bruissement des cartes et les cris des joueurs.
Henri IV, qui eut, dit la chanson, le triple talent de
boire, de battre et d'être vert galant, possédait un quatrième
talent dont elle n'a pas parlé : il aimait le jeu, il aimait sur-
tout le gain. La perte lui était insupportable; et ses adver-
saires ordinaires, le maréchal de Bassompierre, Sully, l'I-
talien Pimentelli , MM. de Guise et de JoinviUe eurent plus
d'une royale rebuffade à essuyer quand ils gagnaient l'ar-
gent de sa majesté. Mais les joueurs, mais les courtisans,
véritables estomacs d'autruche , digèrent tout, menaces et
injuiLi, quand l'argent vient en aide à la digestion, et
quand l'injure sort de la bouche d'un roi. Sous le règn".
de Henri , un seigneur obtint , grâce au jeu, une distinc-
tion dont jusqu'akift) n'avaient joui ni princes ni ducs. Ceux-
ci , dit Amelot de la Houssaye, n'entrent en voiture dans
les maisons royales que depuis 1 007, et cette faveur, ils la
doivent au premier duc d'Épernon. Tous les jours, il
jouait avec la reine Marie de Médicis ; tourmenté de la
goutte , impotent , il osa faire entrer son carrosse dans la
cour du Louvre, et cette témérité lui réussit.
Les premières académies de jeu datent de cette époque.
Sans distinction de rangs ni d'habits, la foule était admise
à y perdre son argent, et la foule se ruait à sa ruine. Le
premier banquier connu répondait au nom de Jonas. Il
loua 400 livres par jour une maison du faubourg Saint-
Germain pour donner à jouer pendant la foire. 400 livres!
la somme était énorme pour le temps; il n'en réalisa pas
moins de très-gros bénéfices.
Louis XIH, sévère, impitoyable pour les joueurs, fit fer-
mer quarante-sept brelans et condamnei à 10,000 livres
d'amende deux maîtres de jeu.
Mazarin connaissait en police et en politique la râleur
des petits moyens; il se relâcha de cette sévérité de sou
prédécesseur. Sous son cardinalat, presque sous s. n rè-
gne, les maisons de jeu se rouvrirent. 11 aimait mieux sa-
voir les seigneurs de la cour occupés à perdre leur patri-
moine qu'à se mêler aux affaires publiques; là il les te-
nait sous sa main : pendant qu'ils jouaient, ils ne conspi-
raient pas contre lui.
Law créa le jeu sur la place publique; les actions du
Mississipi, espèce de guillotine contre les fortunes, ins-
trument expédilif de ruines et de misères, se cotaient et se
trafiquaient dans les rues et dans les carrefours. Quelques
laquais .xubilement enrichis servirent de prospectus à ces
jeux en plein vent, et petits et grands, riches et pauvres,
vilains et nobles, hommes et femmes, tous furent piqués
prr le système Law, système dangereux et fatal, oar il
était protégé par les gouvernants. Bien des gens, par dé-
cence publique , s'abstenaient de cartes et de dés. Sitôt
que le jeu eut change de nom , les esprits timorés et
craintifs ne laissèrent pas échapper une si belle occasion
de jouer ; un jour leur suffit pour rattraper, pour dépasser
même les joueurs les plus consommés.
Le Journal politique et littéraire du 15 déccmbr©
MUSEE DES FAMILLES.
in
1776 rapporte un trait qui s'accorde à merveille avec Tex-
centncité du caractère anglais :
Deux Anglais voyageaient ensemble. En route, que
faire? pourquoi ne pas jouer, quand on aime le jeu? La
voiture fut favorable à sir John , il gagna sur les grands
chemins des liasses de banknotes à sir Peter. La partie
était si bien lancée qu'elle ne s'arrêta pas lorsque la voi-
lure fut arrivée à sa destination; mais dans une cîiambrc
d'auberge, la fortune vira de bord : sir John rendit gorge.
Muins flegmatique, moins Anglais que sir Peter, il eut le
mauvais goût de montrer sa mauvaise humeur. X un coup
piquant qu'il avait perdu, il riposta par une provocation;
il paria y,000 guinées qu'à vingt-cinq pas il serait plus
heureux au pistolet qu'aux cartes. Les spectateurs fran-
çais ne voyaient là qu'une boutade de joueur exaspéré ;
quelle ne fut pas leur surprise! Sir Peler se leva tranquil-
Figures principales de cartes de Charles VI.
lemcnt, et accepta le défl. Les o,000 guiaécs furent dépo-
sées en mains sûres; on se procura des armes, des té-
moins, et la partie, le duel commença. La veine u'aban
donna pas sir Peter; il blessa grièvement le pauvre sir
John , qui en fut pour une épaule fracassée et ses b,000
guinées perdues.
Les joueurs sont sujets à de singulières idées. La pas-
sion du jeu développe dans certains esprits des bizarreries
prodigieuses. En face de la mort et de son testament, un
homme exigea qu'après lui de sa peau l'on coumt un da-
mier, et que de ses os on fit des dés.
Le jeu égalise et confond tous les rangs. Entre wueurs,
il n'y a plus ni esprit , ni richesse , ni naissance , il n'y a
plus que des cartes. Le prince de Condé avait admis à sa
partie l'acteur Baron.
— Masse à Condé, dit familièrement le comédien.
— Tope à Britannicus , répondit le héros.
Une autre fois , un officier jouait et perdait contre un
prince du sang. Tout à coup, la figure décomposée, les
yeux hagards, il se lève.
— Où allez-vous ? s'écrie le prince.
— Je vais jurer dans une pièce voisine.
— Eh! mon ami, ne vous gênez pas, jurez ici.
Le scrupule de l'officier Cit sans exemple. Un vrai joueur
214
LECTURES DU SOIR.
ne se gêne pour personne ; il jure devant un prince comme
devant un égal ; Tofficier était plus courtisan que joueur,
et il eût mieux fait son chemin dans les antichambres de la
cour qu'à une table de jeu.
Crédules et superstitieux , les joueurs rendraient des
points aux enfants qui ont peur de Croquemitaine.
— Toutes les fois que monsieur coupe, murmurait un
financier, je suis sûr de perdre.
— Monsieur, disait un joueur malheureux à un specta-
teur dont la figure ne lui revenait pas, je ne suis pas assez
riche pour que vous restiez près de moi.
Pour rien au monde les uns ne joueraient sur telle table,
les autres dans telle pièce. Ceux-ci changent de cartes ou
de dés à chaque coup, ceux-là attribuent leur veine ou leur
déceine à certaine partie de leur costume. Pierre soupire
après la pluie qui lui porte bonheur; Jean appelle de tous
ses vœux le beau temps, qui seul le fait gagner. Les uns
ne jouent que la nuit, les autres ne jouent que le jour. Bien
des femmes ont été délaissées parce que les hommes les
accusaient d'être leurs mauvais génies au jeu.
Est-il rien de comparable au supplice du joueur qui a
tout perdu et à qui Ton refuse de jouer sur parole? 11 reste
là, cloué à sa place, immobile, les yeux fixés sur les cartes ;
il les dévore. Il joue en lui-même, il adopte un côté, et ce
côté est toujours heureux. Il eût regagné, il eût refait sa
fortune. Quel guignon!
En d72o, àBayonne, un capitaine du régiment d'Au-
vergne perd au billard jusqu'à son dernier sou. Capitaines
de fantassins , peintres et poètes, n'inspirent que peu de
confiance aux prêteurs. L'officier rongeait son frein en si-
lence ; une bille à la main , il la mordait, et passait sa rage
sur elle. Il l'introduisit dans sa bouche, on ne put la lui
retirer, et il mourut.
Les anciens étaient peu conséquents avec eux-mêmes.
Ils rendaient un culte au dieu du vol et du jeu; ils ado-
raient des divinités libertines et ivrognes, et ils s'éton-
naient, ils s'affligeaient de l'immoralité des peuples. De
temps en temps, pour réparer les mauvais exemples don-
nés par leurs dieux, ils leur prêtaient des actions sublimes.
Quelle belle décision ils ont mise dans la bouche d'Eaque,
l'un des trois juges infernaux !
Claude, l'empereur des Romains, était aussi l'empereur
des joueurs. Tant qu'il vécut, on encensa ses vices et ses
dissolutions; une fois mort, la vérité arriva jusqu'à lui. On
prétendit qu'à son entrée aux enfers il avait été condamné
par Eaque à ramasser perpétuellement les dés des joueurs.
Que de haute raison dans ce supplice inOigé au joueur le
plus effréné de son temps ! Voir jouer, ne pas jouer, et être
le valet de ceux qui jouent! Un empereur! quelle humilia-
tion! Quel enseignement pour les hommes!
Le jeu inspire des mots pleins d'une énergie sauvage
qui étonne et effraye. Ce n'est plus l'homme qui parle, c'est
la passion ; la plus terrible des passions , la plus poignante,
la seule éternelle. L'amour disparait avec le temps et la
satiété; la passion du jeu ne s'assouvit jamais. Entendez,
voyez cet homme : il joue, il perd le pain de ses enfants ;
il est fou. La maison brûle, lui annonce-t-on. Tant pis
pour elle , répond-il. II resterait à jouer et à brûler, si ses
adversaires, plus heureux, ue voulaient vivre pour con-
server son argent.
Un receveur des finances entre dans une maison de jeu:
il gagne :
— -Malheureux, lui dit en sortant un de ses amis, si vous
aviez perdu, que fussicz-vous devenu?
— N'avais-je pas un pont à traverser avant de rentrer
chez moi?
Quelle passion que celle-là, qui ne laisse pas de milieu
entre la fortune et le déshonneur!
Souvent la vie d'un homme tient à la moralité de son
adversaire. On frémit, on voudrait des peines sévères con-
tre le chevalier d'industrie, contre le voleur de salon qui
exploite, impuni, sa mortelle industrie.
Tous les peuples de la terre , anciens et modernes , ont
eu des lois contre le jeu. Chez les Grecs et chez les Ro-
mains, elles étaient d'une sévérité excessive. Les Japonais
eux-mêmes, avec celte humanité de cannibales qui leuf
est propre, décrétèrent la peine de mort contre tout indi-
vidu surpris en jeu flagrant. Dracon était digne de nailra
au Japon , cependant il ne s'est pas trop mal tiré du ha-
sard qui lui avait donné Lacédémone pour patrie.
Henri VIII et Georges lil d'Angleterre défendirent aux
artisans, sous peine d'amende et de prison, de se livrer au
jeu. Pendant les fêtes de Noël, la défense était suspendue.
Bizarre ordoc-nance, qui n'atteignait pas ni les bourgeois
ni les nobles! Singulière tolérance, qui permettait de pro-
faner à des plaisirs condamnés les saints jours de Noël !
Charlemagne, dans ses Capitulaires, prive les joueurs de
la communion des fidèles.
En 1315, Charles IV, dit le Bel, proscrivit les dés, tables,
trictracs, palets, quilles, billes et boules. Tout délinquant
était passible d'une amende de quarante sols parisis.
Charles IX ferma tous les brelans du royaume.
Il serait trop long d'énumérer ici tous lesédits de nos rois
qui voulurent mettre un frein à la fureur du jeu. 11 n'est
pas un prince qui n'ait fulminé des ordonnances contre
cette passion.
De nos jours, dernièrement, la Chambre des députés a
pris en main la cause de la morale publique. D'un seul
vote , elle a enterré roulette , creps , trentc-ct-quarante ,
Frascati, Salon des Etrangers, et tous ces bouges infâmes
où le peuple allait engloutir ses épargnes et apprendre à
voler pour avoir de quoi jouer.
La variété des différents jeux de cartes et de dés est in-
finie. Quelques-uns de ces jeux à peine sont venus jusqu'à
nous. C'est tout au plus si nous connaissons leurs noms :
supprimez la bouillotte, le whist, le piquet, l'impériale,
le quinze, les échecs, les dames, le trictrac et le billard ,
que restera-t-il? Notre époque n'a inventé que l'écarté, qui,
après avoir brillé d'un éclat sans pareil dans les salons, est
allé finir sa carrière dans les antichambres avec les laquais
et les servantes. L'écarté n'est plus! que la terre lui soil
légère, paix à ses cendres! Nos joueurs , honte sur eux,
n'ont, en trente et quarante ans, produit que l'écarté. Nos
aïeux étaient bien autrement inventifs et féconds. Ils
avaient à la disposition de leur ruine des jeux de toute
sorte et de toute nature. Quand ils étaient las de perdre à
un jeu, ils se mettaient à perdre à un autre. Cette variété
les délassait et les reposait.
D'abord c'est Vamhiiju, puis la bassette, importée d'Ita-
lie en France en 1GT4, par Juslmiani, ambassadeur de la
république de Venise. Quelle destinée différente dans les
deux pays ! Le noble Vénitien, père de la bassette, fut,
pour les crimes de son entant, banni de sa patrie; en
France, terre promise des étrangers, la fille de l'exilé jouit
sous Louis XIV dune vogue immense ; son parrain Jusliniani
fut choyé , caressé et bien reçu du roi et de toute la cour.
Belles-fleurs, la 6^'/^, qui se joue à trente-deux cartes entre
deux, trois, quatre et cinq personnes ; la béte ombrée exis-
tait encore au commencement du siècle. Le biribicsi une au-
tre importation d'Italie avec le boston çl\AbouiUotte,\)Ta[\-
<]ués do nos jours par les gens à tète trop dure, à esprit trop
I
MUSEE DES FAMILLES.
215
lourd pour accepter les combinaisons du whist. Brelan
ou berlan, briscan à deux, brisque ^ mariage, brus-
quembille, cavagnole, née à Gênes vers le milieu du dix-
huitième siècle ; comète, se joue avec deux jeux entiers
débarrassés des as ; co»imerce, jeu élastique, qui admet
depuis trois joueurs jusqu'à douze; commère accommodez-
moi; coucou, plus élastique encore que le commerce;
cul bas, dupe, emprunt, ferme, gillet, guimbarde,
guinguette; hoc ou hoca, d'origine catalane, émigré îi
Rome , et naturalisé français par les soins du cardinal
Mazarin; hombre, en espagnol homme, jeu digne de
l'homme par les savants calculs, les profondes études qu'il
exige; homme d'Auvergne ; impériale, inventée sous
l'empereur Charles-Quint; lansquenet a pris son nom des
fantassins allemands ou lansquenets, qui vinrent en France
dans le quinzième siècle; lindor on nain jaune, manille,
tnariland, médiateur, mouche, pamphyle , papillon,
pique, médrille ; piquet, du celtique piquo (choisir) ; cha-
cun des deux joueurs reçoit douze cartes, et choisit celles
qu'il veut garder, les autres il les écarte. On dit par la
même raison piquer des raisins , piquer des cerises,
choisir des raisins, choisir des cerises. Pique-assiette vient
sans aucun doute de la même source; le pique-assiette
choisit ses amphitryons. En termes de guerre, on appelle
pi(iuet de cavalerie un certain nombre de cavaliers choisis
et piqués dans les escadrons. Poque, quarante de rois,
quintille, quinze; reversi,']t\x si ridiculisé il y a quelques
années, est né sous le règne de François 1" ; les galants
chevaliers de l'époque étaient inconstants au jeu comme
en amour : les mêmes dames et les mêmes jeux ne pou-
vaient leur plaire longtemps. Le maître donnait l'exemple
delà légèreté, et la cour et la ville imitaient le maître. 11
fallut, à ces amis du changement, un jeu qui eût un ordre
et une marche opposés aux autres jeux connus; de là le
nom de rerers/, revers, opposé. Sixte, sizette, solitaire;
tarots, cartes marquées différemment de celles en usage
en France. Au lieu de cœur, pique, carreau et trèfle, ce
sont des coupes, deniers, épées et bâtons. Tontine, treize,
trente -et -quarante, trente-et-un, tresette, triomphe;
whist, jeu anglais, généralement adopté aujourd'hui dans
le monde et dans les cercles.
Des cartes, passons aux dés et aux jeux d'adresse.
Ballon; belle, avec dés, espèce de roulette à 104 nu-
méros, venue d'Italie; billard; blanque, cornets et dés,
jeu en manière de loterie, originaire aussi d'Italie. Boules ;
dames, le père Daniel, dont l'opinion fait autorité, prétend
qu'elles ont été inventées par les Romains, et qu'elles
s'appelaient ludus latrunculorum, le jeu des petits mor-
ceaux de bois. Ovide et Lucainlui ont consacré quelques
vers. Les Germains l'auraient appris des Romains, et lui
auraient donné le nom qu'il a depuis conservé parmi nous.
La version du père Daniel trouve naturellement des con-
tradicteurs. Vamm, en allemand, signiiie rempart, damen,
jouer au rempart ; ne serait-ce pas en Allemagne que nous
serions allés chercher et notre jeu de dames, et son nom ?
Délassements de Mars, avec cornets et dés; domino;
échecs partagent avec bien d'autres jeux l'agrément d'une
naissance problématique. Les uns attribuent les échecs à
Palamède, les autres à Sersa, conseiller intime d'Ammolin,
roi de Babylone. Euripide raconte qu'Ajax et Protésilaiis
jouaient aux échecs. De son côté, Homère représente les
soupirants de Pénélope, prenant patience aux échecs devant
la porte de leur inhumaine. D'autres font naître leséchecs
dans l'Inde. Ce mot, disent-ils, vient, à n'en pas douter,
du mot arabe ou persan scach, roi, principale pièce du
jeu. Toujours suivant la même opinion, un Lramiuc
nommé Sissa ou Sisla l'inventa, vers le cinquième siècle,
pour Sirham, roi de l'Inde. Il est des gens qui donnent aux
échecs une origine allemande, s'appuyant sur le mot
allemand schach. Que les échecs soient arabes, persans,
chinois ou allemands, peu importe; constatons leur anti-
quité et n'en demandons pas davantage.
Charlemagne était un très-fort joueur d'échecs. Hvde
raconte que pendant des siècles on a conservé, au trésor
de Saint-Denis, des échecs ayant appartenu au grand em-
pereur.
Charles XII, ce soldat couronné, aimait passionnément
les échecs, qui lui représentaient les hasards de la guerre;
à Bender, en Turquie, pendant sa captivité, il se consolait
de ne plus battre les Russes sur le champ de bataille, en
les battant sur l'échiquier.
Louis XllI avait le même goût que Charles XII, mais il
ne le puisait pas dans son amour de la guerre. Pour jouer
en voiture, il possédait un échiquier en étoffe monté sur
un coussin ; les échecs se terminaient par des aiguilles et
s'enfonçaient dans le coussin.
Don Juan d'Autriche , le héros de Lépante, le fils natu-
rel de Charles-Quint , avait fait daller une pièce de sou pa-
lais en manière d échiquier. Il s'étendait par terre, et pas-
sait des journées entières à jouer ou plutôt à combiner des
évolutions, militaires et des mouvements stratégiques.
Après toutes ces tètes couronnées, après ces grands
princes, il sera bien modeste de citer Philidor; mais Phi-
lidor, simple sujet, était roi aux échecs, et un Charles de
Suède, un Louis de France, n'eussent pu lutter contre cet
invincible adversaire.
Espérance, dés ; guerre, dés et jetons ; hymen, jeu de
tableau avec dés cl jetons ; krabbs, se joue avec deux dés
qui produisent trente-cinq variations, origine anglaise;
jeu des clefs, autrefois de mode dans l'étendue de la jus-
tice de Chamarande et du bailliage d'Élampes; divertisse-
ment dangereux; morceau de fer qui souvent pénétrait
fort avant dans les chairs et faisait de graves blessures. Le
16 juin 1779, un édit du procureur-général défendit le
jeu des clefs, et cette défense fut confirmée le 10 juillet
1781. Loterie, venue d'Italie. Ce préambule de l'ordon-
nance rendue par le conseil d'État pour la création de la
loterie royale est curieux :
€ Sa Majesté ayant remarqué l'inclination naturelle de
ses sujets à mettre de l'argent à des loteries particulières,
et désirant leur procurer un moyen commode de se faire
un revenu suret agréable, et même d'enrichir leur fa-
mille..., a jugé à propos d'établir à l'IIôtel-de-Ville une lo-
terie royale de 10 millions. »
Le bon et philanthrope conseil d'Etat d'alors ne se dou-
tait pas qu'un siècle plus tard la loterie serait condamnée
et abolie dans l'intérêt du peuple. Autre temps, autres
mœurs.
Mail. On pousse avec une petite masse de bois garnie
de 1er par les deux bouts ime boule de bois. Mappe-
monde, jeu de tableau; marine, jetons et dés ; oie, pair
et impair, entonnoir, pharaon, plein, poule de Ilen-
rilF, parfaite-égalité , passe-dix, paume. Pline nous
apprend que la paume est due à Pithus, ou Picus ; mais il
ne se donne pas la peine de nous dire dans quel siècle, ni
dans quel pays vivait le sieur Pithus ou Picus, et son éru-
dition ne nous sert pas à grand' chose. Selon Athénée,
l'honneur de l'invention revient à ^■ausiaca, fille du roi
Alcinoûs ; selon Dicéarque, aux Sycioniens; selon Hisipa-
sus, aux Lacédémoniens ; selon Hérodote, aux Lydiens,
aux Grecs et aux Romains. Quand les modernes prirent-
ils le goût de ne plus jouer à la paume en plein air ? Voilà
21G
LECTURES DU SOIR.
une grave question que nous ne nous permettrons pas de
trancher. Un jour probablement la pluie aura enrhu-
mé, ou bien le soleil aura trop échauffe quelques
joueurs , et les amateurs se seront aperçus qu'il n'était
rien de meilleur contre la pluie et le soleil qu'un toit, et
ils se bâtirent des sphœristères. D'abord Ton jouait à la
paume avec la paume de la main. Les intelligences élevées
sont libres de supposer que le jeu lira son nom de cette
circonstance naturelle. Après une foule de mains meur-
tries, de doigts cassés et de bras dérais, vinrent les gants
doubles , gantelets garnis de cercles à boyaux ; puis enfin
apparut la rayonnante raquette, la dernière et la plus
haute expression de la civilisation en matière de paume.
L'usage de la raquette remonte au quinzième siècle.
11 existait autrefois en France une communauté de mai-
Ires paumiers et raqucttiers. Leurs statuts datent de 1610.
Quatre-fleurs , quilles, quinqiienove, revertier\ rou-
lette, imaginée dans les jeux publics des hôtels de Gèvres
et de Soissons; toc, tourne-case; trictrac, ainsi nommé
à cause du bruit qu'on fait en jouant ; chez les Grecs, ^iï\-
paa'.5y.c;, chcz les Lalins, duodcna scripta.
Belagi, roi de rinde et tributaire de Nushirravan, roi de
Perse, ne sachant un matin ou un soir comment dissiper
l'ennui qui le dévorait, conçut et exécuta le projet de se ré-
volter contre son suzerain. La guerre éclate entre les deux
peuples; guerre furieuse, où des milliers d'hommes per-
dent la vie, cil des villes ûorissantes sont saccagées. Enfin,
traqué, réduit, vaincu, Belagi fait à son vainqueur la plus
sotte des propositions, et son vainqueur, plus sot encore,
l'accepte. Belagi consentait à se soumettre, si, seuls, sans
le secours de personne, les Persans parvenaient à décou-
vrir le mécanisme du jeu d'échecs. Nushirravan , il n'en
faut pas d'autre preuve, doit avoir été un bien excellent
prince : il n'a qu'un mot à dire, il n'a qu'un geste à faire,
le Belagi est son prisonnier, sou esclave, trop heureux
mille fois d'en être quitte pour la prison ou l'esclavage ; et
lui, Nushirravan, lui le vainqueur des vainqueurs, il se laisse
prendre à une proposition qui remet tout en question ! 0
grand Nushirravan! Bouzourgemhir, l'un des conseillers
intimes du roi, tête carrée, esprit profond, presque sorcier,
le Philidor de la Perse, battit les Indiens sur ce puint comme
Bon maître les avait ballus sur le champ de bataille. Voilà-
donc les Indiens bien et dûment tributaires de la Perse , de
parle double droit de la victoire et des échecs. Désormais
toute guerre est finie, la grande comme la petite-, les In-
diens n'ont plus qu'à payer le tribut de la meilleure grâce
possible. Mais Bouzourgemhir était en verve, il continua
les escarmouches: il avait deviné les échecs, il inventa le
trictrac, et, au nom du puissant Nushirravan, il offrit aux
Indiens la remise du tribut et l'affranchissement de leur
patrie, si, à leur tour, ils découvraient la marche du tric-
trac. Il ne se trouva pas dans l'Inde un seul Bouzourgem-
hir; et cela n'est pas étonnant, les Bouzourgemhir sont
rares , ils ne poussent qu'en Perse. Le trictrac resta une
énigme pour ce peuple peu intelligent , et Nushirravan,
trois fois vainqueur, trois fois propriétaire de l'Inde, ajouta
à ses armoiries un trictrac. Depuis, les Indiens tentèrent
bien quelquefois de se soulever, mais aussitôt, pour les
mettre à la raison, on envoyait contre eux une table de
trictrac et un descendant de Bouzourgemhir, et à l'instant
les révoltés rentraient dans le devoir. La science du trictrac
s'était perpétuée dans l'illustre famille des Bouzourgemhir
et n'avait jamais pénétré dans les États indiens.
Se non à vero, è mal trovato.
Tels sont les différents jeux que cultivaient nos pères, cl
que négligent leurs vertueux enfants. Notre siècle , émi-
nemment moral, a fermé les maisons de jeu, mais il a élevé
un temple niagnifiijue à l'agiotage. Ce temple, il l'a orné
de tous les marbres , de tous les péristyles , de toutes les
colonnades, de toutes les inscriptions et séductions qu'il a
pu trouver. Sur le frontispice de la Bourse, on lit tribunal
de commerce, comme sur les murs des corps-de-garde,
liberté , ordre public. Ou entre , et cent mille personnes
jouent ce qu'elles n'ont pas. A la Bourse, on joue à cré-
dit; à Frascati, on ne connaissait que l'argent comptant.
A la Bourse, on joue nuit et jour; à Frascati, la caverne
s'ouvrait à quatre heures et se fermait à dcu.x heures du
matin. A la Bourse, on a contre soi sa stupidité et la mau-
vaise foi ; à Frascati, il y avait le refait.
Grâce au Ciel , la loterie, les jeux n'existent plus ; UQ
jour peut-être la Chambre complétera son ouvrage.
Charles de SOIGNE.
MUSEE DES FA -"MILLES.
•217
riala (Exposition de 1841, marbre par Mathieu Meusnierj.
Juillet 1793... Cependant Tennemi s'était emparé , mal-
gré les efforts des assiégés , des barques laissées sur la
Durance, à Avignon , et se préparait à traverser cette ri-
vière pour se rendre à Lyon. Le seul moyen d'empêcher
ce passage était de couper les câbles qui servaient au tra-
jet des bacs. Mais le feu le plus violent, dirigé sur ce
point , rendait cette entreprise Irès-pénlleuse , et faisait
reculer les hommes les plus hardis et les plus courageux.
Un enfant donna l'exemple du dévouement.
Joseph-Agricole Viala , d'Avignon , se présente pour
iVRiL 1844.
couper le câble : on refuse de l'exposer à une mort cer-
taine ; mais le jeune héros, blessé de ce refus qui outra-
geait son courage , se saisit d'une hache qu'il enlève des
mains d'un sapeur, se précipite vers la Durance, s'approche
du poteau auquel la corde du bac est attachée , et alors
qu'il faisait de grands efforts pour couper le câble, il essuie
tout le feu de Tennemi ; une balle lui traverse la poitrine.
Frappé à mort, la hache lui échappe, il chancelle et s'écrie :
* Ils ne m'ont pas manqué; mais je suis content, je
meurs pour mon pays » ; et il expire.
— 28 — O.NZIÈUE T»LLME.
218
LECTURES DU SOIR.
S1?S3BIG1?S3IÏS^T 9? SESSZl?.
Le goût de la musique a fait de grands progrès en France
dejuiis tjuaraule ans, et Ton peut dire qu'il a pénétré dans
toutes les classes de la société ; mais il n'en est pas de même
du dessin : pourtant ce n'est pas là seulement un art d'agré-
ment, et il n'en est pas de plus utile dans presque toutes
les carrières, depuis l'élève en botanique ou en anatomie,
jus(|u"à l'aspirant aux tcoles des arts et métiers ou à l'É-
cole polytechnique. Indiquer les moyens de former en peu
de temps de bons dessinateurs, c'est donc rendre un véri-
table service aux pères de famille , et c'est dans cette con-
viction que nous les entretenons ici de la méthode de
M. Alexandre Dupuis, peintre et professeur de dessin
au collège royal de Saint-Louis.
Cette méthode a été, dès son apparition, approuvée par
le ministre de l'instruction publique pour les collèges
royaux. Elle consiste à faire dessiner de suite les élèves
d'après des modèles en relief et de difficultés graduées.
Elle ne s'applique pas seulement au corps humain, depuis
la tète jusqu'à l'acadéniie ; elle comprend aussi l'ornement,
si utile à la plupart des professions industrielles , et le des-
sin linéaire, qui est en même temps un cours de perspec-
tive. Tous les modèles de M. Dupuis sont en plâtre, et leurs
proportions sont assez fortes pour que le même modèle
placé sur un piédestal puisse servir à plusieurs élèves grou-
pés autour de lui.
L'étude du dessin doit toujours commencer par le dessin
linéaire. Celui-ci n'est pas seulement le plus simple et le
plus facile, il sert encore à faire connaître de bonne heure
aux élèves la forme sous laquelle tous les corps nous appa-
raissent. Les modèles qui le composent n'étant autres que
des figures de géométrie qui n'ont pas besoin d'une expli-
cation particulière, nous allons donner immédiatement la
description des figures qui servent à l'étude des formes hu-
maines (1).
Seize bosses graduées et de grandeur naturelle compo-
sent l'ensemble de la méthode : c'est dans l'analyse de ces
seize modèles (lu'il faut chercher l'esprit et les avantages
de ce nouveau mode d'enseignement.
Les seize modèles se partagent en quatre séries, chacune
de quatre bosses.
PREMIÈRE SÉRIE.
Les quatre bosses de la première série offrent seulement ,
comme on le voit dans les dessins ci-joints, la masse de
l'ovale avec ses gi'ands plans; le profil est indiqué par un
angle obtus, dont le sommet correspond à la partie inférieure
du nez, et les lignes se terminent l'une à la racine des che-
veux, l'autre à l'extrémité de la mâchoire inférieure; en
sorte que l'attention de l'élève, n'étant pas distraite par
les détails, se porte tout entière sur le dessin de l'ovale
et sur l'ensemble et le mouvement du modèle. Tous ceux
qui se sont occupés de l'enseignement du dessin savent
combien il est difficile d'obtenir, même des élèves les plus
forts, l'ensemble et le mouvement d'une tète; l'expérience
de celte difficulté a fait naître l'idée de donner à chacun
des modèles qui composent ces quatre séries un niouve-
(0 La rocihode de M. Dupuis ne s'appliquant pas seulement i la
lôlo, nous parlerons, ilans un procliaiu ariicle, de l'oriicmenl, des
extrémités, des académies, des fleurs el des groupes de maisons
pour lu paysage.
ment différent : le premier modèle de chaque série est droit;
le deuxième est porté en avant; le troisième est incliné
de côté , et le (|uatrième est renversé en arrière.
11 est à remarquer que les quatre bosses de la première
série sont en même temps un exercice de dessin linéaire
et de perspective.
DECXIÈME SÉRIE.
Les quatre modèles de la deuxième série présentent le
même ovale, mais avec les quatre divisions principales de
la tète : l'occipital jusqu'à la naissance des cheveux, le
front jusqu'à la ligne des yeux, le nez en saillie, et la partie
inférieure de la face avec indication de la bouche. Ces
quatre divisions sont marquées par quatre plans sans au-
cun détail ; les modèles de cette série correspondent pour
le mouvement à ceux de la première. L'élève peut faire
lui-même sur ses premiers dessins les divisions indiquées
dans la deuxième série , et il se trouve ainsi conduit, sans
explication de la part du professeur, à l'intelligence des
divisions de la tête.
TROISIÈME SÉRIE.
Les modèles offrent ici, de plus que ceux de la série pré-
cédente, les yeux, la bouche, le menton et les oreilles, in-
diqués par de grands plans fortement accentués , avec le
sentiment de la forme, mais sans détails.
QUATRIÈME SÉRIE.
Chacun des modèles de cette série mérite un examen
particulier. Dans le premier, les cheveux commencent à
être massés; les traits de la face sont plus arrêtés; le front
a ses plans principaux ; les yeux sont dessinés avec plus
de détails ; les ailes du nez et les narines sont exprimées;
la bouche el le menton mieux articulés; les muscles du
visage généralement sentis. Le col est modelé de manière
à indiquer les attaches des mastoïdiens aux clavicides :
cette tète appartient à un homme d'un âge mûr.
Dans les modèles suivants, les cheveux sont détaillés ,
toutes les parties qui composent la face sont déjà d'un tra-
vail plus fini : c'est une tète de jeune homme, qui sert de
passage aux deux derniers modèles; ceux-ci présentent
chacun une tête de femme avec tous les détails. Arrivé à
ce point, l'élève peut, sans aucune difliculié, aborder l'é-
lude de l'antique et même de la nature : il a été conduit à
cette étude par une marche graduée qui a pour point de
départ cette vérité capitale dans l'étude du dessin , à sa-
voir : que les détails ne doivent venir qu'après l'ensemble
el le mouvement; il n'a pu, par conséquent, contracter
aucune mauvaise habitude, puisqu'il a commencé par co-
pier le relief, les corps saillants, et son {aire, entièrement
original, n'est celui d'aucun maitre.
Exposé sommaire pour mettre en pratique la
méthode.
Art. 1". Les élèves sont réunis dans la classe consacrée
au dessin. Ils doivent être munis : 1" d'une toile imprimée
en noir el vernie ; 2" de plusieurs crayons blancs d'un grain
très-doux pour ne point rayer la toile.
Art. i. Les élèves sont assis et placés de manière à voir
MUSÉE DES FAMILLES.
219
de profil , (le l'un et de l'autre côté , le modèle en relief
qu'ils doivent copier. S'il y a plusieurs rangs d'élèves, le
premier ranq se placera à la dislance de deux fois et demie
la hauteur de l'objet qu'il veut dessiner, attendu que le
regard fixe n'embrasse un objet, quel qu'il soit, que lors-
que l'œil est à la dislance de deux fois et demie à trois
fois la plus grande dimension de ce même objet, ce qui
donne à l'angle visuel une ouverture de 20 à 22 degrés.
Art. 3. Pour donner aux élèves une démonstration pré-
liminaire des différentes lignes et de leurs directions ver-
ticale, horizontale, oblique, etc., le piolesseur. avec son
porte-crayon, simulera successivement ces ditlérentes sor-
tes de lignes, et fera répéter cet exercice aux élèves, afin de
les accoutumer dès le commencement à se servir du porte-
crayon pour reconnaître l'inclinaison des lignes et prendre
des aplombs. Cette étude est de la plus grande importance
dans les premières leçons de l'enseignement du dessin.
Art. 4. Lorsque les élèves ont bien compris les exercices
indiqués dans l'article précédent, on les admet immédiate-
ment ii dessiner d'après le modèle n" 1 de la première série.
Le professeur, pour leur indiquer la manière de chercher
la place, d'établir V ensemble et de saisir le mouvement ,
trace lui-même sur la toile un angle obtus répondant à la
ligne faciale, ainsi que toutes les autres lignes que présente
le modèle. Après avoir appelé l'attenlion de l'élève sur cet
ensemble, il efface ce qu'il vient de faire, pour que celui-ci
ne puisse pas suivre le tracé. Cette opération faite sous les
yeux de l'élève est bien préférable aux explications orales
les plus détaillées qu'on pourrait lui donner.
Les élèves dessinent ce premier modèle d'abord de pro-
fil d'un côté, puis de l'autre côté, ensuite de fac«, puis vu
de trois quarts , et ils répètent ces exercices jusqu'à ce
qu'ils arrivent à tracer ces divers aspects avec assurance
et correction. On s'attachera, pour les deux positions de
face et de trois quarts, à leur faire bien comprendre les
plans des parties fuyantes et les côtés vus en raccourci. Ce
sont des difficultés sur lesquelles on doit insister jusqu'à
ce qu'elles aient été complètement surmontées.
On suivra absolument la même manière d'opérer sur les
modèles n»' 2, 5 et 4 de celte série.
La première série comprenant toute la marche de la mé-
thode, et les autres séries n'étant que la suite et le dévelop-
pement de celle-ci, il ne faut point permettre aux élèves de la
franchir avant qu'ils l'aient suffisamment comprise; et ce
que l'on veut dire par comprendre un modèle , c'est d'en
bien saisir l'ensemble et le mouvement, le copier avec toute
facilité. Qu'on ne craigne donc pas d'arrêter les commen-
çants sur la première série : ils recueilleront plus tard le
fruit de leur élude.
Que trouveront-ils en effet dans les autres séries?
la même gradation et le même mouvement que dans la
première. Ils devront donc opérer sur les modèles de la
deuxième série comme sur ceux de la première, et le pro-
fesseur est invité à appeler toute leur attention sur ce point.
Une fois la tête bien mise en place, on la divise en quatre
parties égales, une pour la partie supérieure, une pour le
front, une troisième pour le nez, et la dernière pour la par-
tic inférieure de la face ; c'est là toute la difficulté que pré-
sente la deuxième série.
J.es professeurs feront bien observer aux élèves que, de
même que la deuxième série n'est qu'une modification de
la première, de même la troisième n'est autre chose que la
secoiido- plus détaillée ; ainsi, même manière d'opérer, c'est-
à-dire mellre en place, saisir l'ensemble çt le mouvement,
puis diviser en quatre parties, comme on a .fait à la seconde
série ; enfin, indiquer les détails.
QUATRIÈME SÉRIE.
Tout ce qui vient d'être dit sur les trois premières sé-
ries est applicable à la quatrième. L'élève doit toujours
commencer ainsi qu'il a opéré sur les modèles de la pre-
mière, diviser comme il l'a fait pour ceux de la seconde,
mar(|ucr les grands plans et quelques détails comme dans
la troisième, et terminer en leur donnant le fini que pré-
sentent les modèles de cette dernière série. Toute la mé-
thode consiste dans cette gradation.
Les quatre séries étant dessinées sur la toile, on repren-
dra la jircmière pour dessiner sur le papier, et l'on recoirv-
mencera ici les mêmes études qu'on a faites sur la toile,
en suivant absolument la même gradation.
Chaque tête mise au trait doit être immédiatement om-
brée, et voici en quoi consiste ce travail important.
Pour donner les ombres.
Le modèle doit être placé de manière qu'il soit parfaite-
ment éclairé, c'est-à-dire que les masses d'ombres et les lu-
mières soient forlement écrites. Le modèle ainsi disposé,
l'élève établira d'abord les ombres les plus fortes par de
grands plans bien fermes , comme l'indiquera le modèle
qu'il aura sous les yeux ; ensuite, les demi-teintes les plus
prononcées, puis enfin les plus légères, qui servent de pas-
sage de l'ombre à la lumière. Ainsi, la tête sera massée
entièrement avant qu'on recherche les finesses de la liaison
des ombres et des plans modelés.
L'élève s'attachera, avant tout, à copier son modèle avec
la plus exacte naïveté, c'est-à-dire à ne mettre du noir que
là où il voit du noir, des demi-teintes là où il voit des demi-
teintcs. Pour lui, le plus essentiel et le plus difficile est de
s'habituer à faire le portrait le plus vrai des modèles qu'il
a sous les yeux; puis successivement on lui fera remar-
quer que, dans la nature, les différents degrés d'intensité
des teintes ne sont pas tranchés, qu'il existe au contraire
entre eux une liaison presque insensible, qui conduit des
ombres les plus fortes à la plus vive lumière par une tran-
sition douce et harmonieuse.
Tels sont les préceptes indispensables à l'application da
la méthode. Le reste est abandonné à l'intelligence et à l'ex-
périence des professeurs de dessin.
Quelques-uns avaient cru faciliter et accélérer les pro-
grès de leurs élèves en intervertissant l'ordre qui vient
d'être décrit : se fondant sur l'identité de position des mo-
dèles à numéros identiques dans les diverses séries, ils né-
gligeaient momentanément les n"' 2, 3 et 4 de lu première
série , par exemple, pour arriver immédiatement au n» i
des trois dernières séries. Ce changement , qu'ils avaient
étendu aux autres numéros des quatre séries, ne leur ayant
pas du tout réussi, nous signalons leur essai comme ua
écueil à éviter dans la recherche des perfectionnements
qu'on pourra tenter à l'avenir'.
Parmi les titres fort nombreux de la méthode de M. Du-
puis à la confiance publique, nous ne citerons que les sui-
vants :
Jîapport fait à l'Institut de France par MM. Thevc-
niii, Roman et Garnier, rapporteurs.
t Une chose bien remarquable, c'est l'exactitude et la naï-
veté des contours que présentent les dessins de ces jeunes
élèves. Leurs progrès sont satisfaisants, surtout si l'on fait
attention au peu de temps qui leur est accordé pour la le-
çon de dessin , qui ne dure qu'une heure et n'a lieu que
trois fois par semaine,
220
LECTURES DU SOIR.
€ Plusieurs dessins faits d'après nature parles élèves les
plus avancés, n'ayant pas plus d'un an de ces leçons si ra-
res, nous ont été montrés. Us offrent un caractère de vé-
rité et de simplicité qu'on aurait peine à trouver dans des
dessins faits par des jeunes gens dirigés par d'autres mé-
thodes et qui travaillent depuis un temps bien plus consi-
dérable. »
A la suite d'un concours ouvert au collège Saint-Louis,
sous la présidence de M. le baron Thénard, entre des élèves
de l'ancien et du nouveau système, il fut adressé à M. le
ministre de l'instruction publique un rapport signé Gar-
nier, Blondel, Stcuben, Mérimée et Thénard, où nous trou-
vons les lignes suivantes :
€ Le résultat du concours démontre que les élèves com-
mencés suivant le système de la nouvelle méthode, n'ayant
qu'à peine la moitié de temps d'étude de ceux de l'ancienne
méthode , ne sont point demeurés en arrière ; que pour le
concours du dessin au trait, un a obtenu le 1" rang ex
cequo , et les deux autres ont obtenu les 5' et 4^ places.
a Dans la tête dessinée et ombrée d'après la bosse, un a
obtenu la 1" place, les deux autres la 5« et la 'i^
« Pour la tète ù barbe dessinée d'après nature, deux ont
obtenu la 2' et la ô" place, et un autre la 5*.
€ 11 y a donc non-seulement égalité avec les élèves selon
l'ancienne méthode pour les premières places, mais encore
supériorité dans les 2% 5% 4*. Tout porte à reconnaître
que quand il n'y aurait qu'une simple égalité, il y a un
avantage considérable, ayant en moitié moins de temps at-
teint ceux qui avaient sur eux un acquis de temps de plus
du double.
cOn peut doue être assuré que cette méthode, propagée
dans les différentes écoles des départements , serait d'un
grand avantage, mettrait les élèves en état d'acquérir avec
moins de temps, et à un degré suffisant, une assurance
pour dessiner avec facilité tous les objets d'après nature.
Quant à un plus grand perfectionnement, ce n'est que dans
les écoles spéciales qu'on peut l'obtenir. Mais au moins
ces premiers principes sont certains et ne peuvent faire
prendre aucune fausse manière. Us tendent au contraire à
rectifier le sentiment de la vision, à juger de la forme des
objets, à les voir sous toutes les faces, et à apprécier leurs
apparences sous les rapports de la perspective linéaire,
ainsi que leur décroissement de formes ou leur dégradation
de lumière et de couleur, en raison de l'éloignement.
€ Les concours qui ont eu lieu, et qui font l'objet de ce ,
rapport, démontrent évidemment que l'influence person-
nelle de l'auteur de la nouvelle méthode n'y est pour tien
de plus que les soins attentifs de tout autre maître; qu'elle
ne tient pas nou plus aux dispositions particulières des élè-
ves, et que les elTets de celte méthode s'opèrent uniformé-
ment à l'égard de tous.
« La Commission, pénétrée des avantages précieux obte-
nus par une méthode si simple et si bien adaptée à l'in-
telligence naturelle des commençants, pense que l'extension
que M. le ministre de l'instruction publique serait dans
l'intention de lui donner dans tous les collèges soumis à sa
direction, ne peut être que de la plus grande utilité, et
qu'elle peut avoir une influence très-heureuse sur l'ensei-
gnement des véritables éléments du dessin. Il est bien de
faire observer qu'il faut que le maître fasse précéder la
pratique de cette méthode de quelques leçons, pour faire
décrire sans le secours d'aucun instrument, soit com-
pas ou règle, les figures primitives de la géométrie pra-
tique, telles que le carré, le parallélogramme, le triangle,
les polygones, le cercle, l'ellipse, etc., que les élèves doivent
bien connaître et être en état de tracer avec assurance,
avant d'être admis aux études d'après la bosse.
c Us doivent aussi être familiarisés avec l'usage de se ser-
vir du porte-crayon comme d'un plomb ou d'un niveau,
pour trouver l'inclinaison des lignes des modèles en ronde-
bosse qu'ils ont devant eux.
c C'est le moyen le plus simple et le plus sûr pour recon-
naître les erreurs qu'ils auraient pu commettre, et aussi
pour juger de l'obliquité soit à droite, soit à gauche, des
din"érentes positions des têtes qu'ils ont à copier.
« Rapport de la Commission de l'Institut. Ont signé
MM. Garnier, Blondel, Steuben, Mérimée et Thénard.»
Circulaire du ministre de l'instruction publique aux
recteurs de l'Université.
Monsieur le Recteur,
Aux termes des règlements universitaires, renseigne-
ment du dessin, soit linéaire, soit de la figure, doit com-
mencer en quatrième et être continué dans les autres classes
des collèges.
Le but de ces dispositions est de mettre les élèves en
état de suivre les diverses carrières dans lesquelles la con-
naissance du dessin est nécessaire. Cette étude, suivie
avec soin dans quelques collèges, n'a pas produit partout
des résultats aussi satisfaisants. C'est dans la vue d'obtenir
sous ce rapport les améliorations désirables, que l'autorité
a cru devoir fixer depuis deux ans son attention particu-
lière sur la méthode employée par M. Dupuis, professeur
de dessin au collège royal de Saint-Louis. Diverses expé-
riences ont fait ressortir l'eflicacilé des procédés mis en
usage par M. Dupuis. Les élèves de ce professeur, concou-
rant, au bout de deux années de leçons, avec des jeunes
gens qui étudient le dessin depuis six ans selon l'ancienne
méthode, se sont montrés non-seulement de même force ,
mais quelquefois supérieurs à ces derniers. C'est en faisant
travailler immédiatement d'après les bosses préparées gra-
duellement à cet ellet, que M. Dupuis est parvenue obl«-
nir des succès si remarc^uables-.
Je vous invite, monsieur le Recteur, à signaler à tous les
cheh d'établissement de votre académie les avantages de
cette méthode. Propagée dans les différentes écoles des dé-
partements , elle mettrait promptemenl les élèves en état
d'acquérir avec moins de temps, et à un degré suffisant,
l'assurance nécessaire pour dessiner avec facilité tous les
objets d'après nature; elle ne leur laisserait contracter,
dès les premiers principes, aucune fausse manière, puis-
qu'elle tend, au contraire, à rectifier le sentiment de la
forme des objets, à les montrer sous toutes leurs faces , et
à faire apprécier leurs apparences sous le rapport de la
perspective linéaire, ainsi que leur décroissance de formes
ou leur dégradation de lumière et de couleur, en raison de
l'éloignement.
Je ne doute pas que MM. les proviseurs des collèges
royaux ne s'empressent de faire leurs eiïorts pour secon-
der dans cette circonstance l'autorité universitaire. Ce sera
une nouvelle preuve du zèle éclairé qui les anime pour le
perfectionnement des études.
Vous trouverez ci-ioint l'explication de la méthode de
M. Dupuis, et un exposé sommaire des moyens de la mettre
en pratique.
Recevez, monsieur le Recteur, l'assurance de ma consi-
dératiou distinguée.
Le mioistrc de linslruclion publique.
Signe GLIZOT.
r MUSEE DES FAMILLES.
221
rrcmière série.
Deuxième série.
Troisiêiiie sOrie.
Qualrième série.
2^2
LECTURES DU SOIR.
m mmi'n n^a^aùn ù. m\^im mm m mmb^^
Il y a à peine vingt-cinq ans que la navigation à vapeur
était presque inconnue à Londres; aujourd'hui, toutes les
mers en sont régulièrement sillonnées ; elle est devenue
l'une des causes premières du récent triomphe des Anglais
en Chine, etc.
Lorsqu'au commencement de 1816 je me rendis à Lon-
dres pour faire l'acquisition d'un bateau à vapeur capable
de donner aux Parisiens l'idée de la nouvelle navigation, je
ne pus, après plusieurs jours de recherches, découvrir, sur
la Tamise et dans les docks, que trois misérables bateaux,
dont le plus considérable était mû par une machine de la
force de dix chevaux et n'avait que seize mètres environ de
longueur sur cinq de largeur. La hauteur de la cheminée
ne dépassait pas six mètres au-dessus du pont. Je fis l'ac-
quisition de ce dernier bateau , dans l'impossibilité d'en
trouver un meilleur ; je changeai son nom de Margery en
celui à' Élise, et, le 9 mars 1816, je m'embarquai pour Pa-
ris sur ce petit navire.
Nous partîmes du pont de Londres à midi, par un vent
d'est bon frais. La marée, quoique faible, nous favorisa
pendant une heure et demie ; à trois heures un quart, nous
arrivâmes à Gravesend ; le lendemain, dimanche, nous quit-
tâmes cette ville. Nous rencontrâmes bientôt sur la Tamise
un cutter de la marine royale , dont le commandant, pres-
sentant sans doute les futures destinées de la vapeur et sa
supériorité sur la voile , essaya d'arrêter notre navigation
en dirigeant ses bordées vers nous. Plusieurs fois il nous
mit en danger de couler à fond, ce qui donna heu à de vives
protestations, faites en partie au moyen du porte-voix, et
desquelles il semblait tenir peu de compte. Abusant même
de sa force et de notre faiblesse, il courut sa dernière bor-
dée de si près, que son mât de beaupré vint se heurter
contre notre cheminée de tôle; il espérait sans doute , en
nous coulant, répandre dans l'opinion l'idée de l'infériorité
de la navigation nouvelle et se donner la gloire de l'élouflcr
dans ses langes. Le 10 mars, à onze heures du soir, nous
étions à la hauteur de Douvres. Le U, à dix heures du
matin, notre bateau se trouvait dans la Manche, entre le
Havre et Beachy-IIead, à trente-cinq milles sud de ce der-
nier endroit, lorsqu'un vent de sud-ouest des plus violents,
quelques murmures de l'équipage et surtout la crainte de
fortes avaries, nous ramenèrent sous Dungerness, où nous
jetâmes l'ancre au milieu d'une cinquantaine de navires
marchands et autres, qui, comme nous, étaient venus s'y
abriter.
A Dungerness je demandai l'hospitalité à des pê-
cheurs. Le gros temps dura plusieurs jours. Ce ne fut que
le 15, à cinq heures du malin, que nous nous dirigeâmes
de nouveau vers le Havre. Ce même jour, à midi, un fort
vent du sud souleva la mer avec tant de violence, que nous
perdîmes quatre des palettes en fer de nos roues ; celte cir-
constance nous força d'entrer à New-Haven pour réparer
nos avaries. Le 17, à une heure après midi, en présence
d'une nombreuse population accourue de tous les environs,
nous sortîmes de New-Haven par un vent de sud-sud-ouest
bon frais, au moment même de la marée montante. A
peine eûmes-nous perdu de vue la côte d'Angleterre, que
la mer devint menaçante ; nous ne naviguions souvent que
sur une seule roue, l'autre se trouvant iiors de l'eau par
la bande que donnait le vaisseau. Vers minuit, une tempèle,
en tous points équinoxiale, nous assaillit avec tant de fu-
reur, que l'équipage, tout composé d'Anglais, fut effrayé
par l'inégalité du jeu de la machine, par la violence des
vagues et par la nouveauté d'une tentative qui les plaçait
entre l'eau et le feu, sur une chétive embarcation, pendant
une nuit noire et une pluie battante. Nous étions au nom-
bre de dix, y compris les chauffeurs et le mécanicien. Tous
me demandèrent à grands cris de retourner en Angleterre,
le vent étant favorable à ce dessein. Après avoir ranimé
les esprits avec quelques verres de rhum, je descendis pour
examiner soigneusement toutes les parties de la mécanique.
Satisfait de cet examen, le bateau ra'ayant d'ailleurs donné
la mesure de ses moyens par mes deux premières tenta-
tives, je continuai à me diriger contre vents et flots, bien
déterminé à entrer enfin au Havre, où l'on m'attendait de-
puis plusieurs jours. Les vents varièrent singulièrement, et
souvent avec une telle violence, qu'on eût été forcé de met-
tre à la cape à bord d'un navire ordinaire. Plusieurs fois la
lame enveloppa le bateau tout entier et me renversa moi-
même sur le pont, où j'étais de quart. Vers deux heures du
matin, j'étais descendu dans ma chambre pour sécher mes
vêtements. J'avais lait allumer un bon feu dans un petit
poêle composé de plusieurs pièces en fonte, lorsqu'un coup
de vent terrible, renversant le bateau, démonta le poêle, en
fil rouler les pièces et répandit une lave de houille ardente
sur tout le plancher, recouvert d'une toile cirée , qui prit
feu instantanément. J'eus assez de bonheur pour arrêter
l'incendie avec le seul concours de mon second, qui avait
compris comme moi l'importance de la promptitude et sur-
tout du silence.
Si nous eussions péri par l'accident du poêle, les com-
pagnies de Londres , qui avaient obstinément refusé d'assu-
rer le navire et ma vie, n'auraient certainement pas man-
qué de se féliciter de leur prudence. On eût allribué le
sinistre à quelque accident survenu à la machine, et, en
l'absence d'un procès-verbal ou d'un historien, la naviga-
tion à la vapeur eût été discréditée dès son berceau. Que
d'erreurs de ce genre l'histoire n'a-t-elle pas consa-
crées!
Peu après ce nouveau danger, la mer devenant de plus en
plus irritée, nouvelles clameurs des hommes de l'équipage,
nou\ elles prétentionsde retourner en .\ngleterre. Ma fermeté
néanmoins leur imposa; j'aperçus bientôt moins de déter-
mination sur leurs visages, et je me hâtai de leur verser un
nouveau verre de rhum, que je bus avec eux ; puis je pro-
mis trois bouteilles de celte liqueur à celui qui, le premier,
m'annoncerait la terre de France; un hourra spontané
accueillit cette promesse, et chacun de courir à son poste.
Le matin , à cinq heures moins un quart, deux voix me
crièrent à la fois :« Frcnc/j Ughl'.t (fanal français). Je
montai aussitôt pour me convaincre de la vérité, et ce fut
avec bonheur qu'on dépit d'une mer toujours houleuse et
d'une tempête continuelle, je leur remis une seule des bou-
teilles promises, me réservant de leur donner les deux au-
tres aussitôt que les pilotes seraient à bord. Enfin, le len-
demain de notre départ de New-Haven , le 18, à six heures
du matin, nous arrivâmes en vue du Havre, après une tra-
versée de dix-sept heures. |)ar une mer furieuse, que, de-
puis ma sortie de la Tamise, j'avais constamment vue cou-
verte de débris de vaisseaux.
Nous aperçûmes au loin un bateau pilote se dirigeant vers
nous ; mais à peine eut-il distingué l'épaisse fumée qui si-
gnalait notre course, qu'il vira de bord sans même nous
avoir hélés et fit voile vers le port, où nous ne pûmes en-
]\IUSÉE DES FAMILLES.
223
trer que vers huit heures du matin. Malgré le mauvais
temps, la foule remplissait les quais.
Quand je me présentai chez M. Martin Laffitte, corres-
pondant de la compagnie, j'eus de la peine à lui faire com-
prendre que je venais réellement d'arriver par mer et sur
mon bateau à vapeur, tellement, en sa qualité d'armateur
et d'habile marin, il avait éprouvé de sollicitude pendant
cette nuit funeste à tant de navires ; il crut longtemps que
je venais d'arriver par la diligence de Calais, et il fallut le
conduire à bord de l'Élise pour le convaincre entière-
ment.
Le lendemain, 20 mars, à trois heures de l'après-midi,
après quelques manœuvres en rade du Havre, en présence
de toute la population, je partis pour Rouen. La nuit sui-
vante était obscure, elles villageois, effrayés, s'ameutaient
sur les rives au bruit de mes roues et surtout à la vue des
nombreuses étincelles et des jets de flamme qui s'échap-
paient de la cheminée, que l'ardeur du foyer faisait sou-
vent rougir à plus d'un mètre au-dessus du pont. Ce
n'est qu'au point du jour que discontinuèrent ces cris
sinistres : ^u feu! au feu! et que les tocsins et les aboie-
ments des chiens cessèrent de nous poursuivre. Ce fut alors
que la scîne changea; bientôt je n'aperçus, sur les belles
rives de la Seine, que des paysans aux visages gais et épa-
nouis, et me saluant en jetant leurs chapeaux en l'air.
Il fallut m'arrèter à Rouen pour faire disposer ma che-
minée de manière à pouvoir l'abaisser au passage des ponts.
Le 23, à onze heures du matin , j'embarquai à mon bord
le prince de Wolkonski , aide de camp de l'empereur
Alexandre, et quelques officiers russes de sa suite, qui
m'avaient été adressés par l'honorable Jacques Laffitte.
Nous traversâmes Rouen sous les doubles couleurs fran-
çaises et russes, aux acclamations des habitants de la ville
et des campagnes d'alentour, qui, poussés par la curiosité,
encombraient les quais , les fenêtres et jusqu'aux toits des
maisons. Au passage du pont, les dames de la halle de
Rouen me présentèrent un énorme bouquet et me souhai-
tèrent l'heureuse continuation de mon voyage, aux applau-
dissements de la foule.
Durant mon trajet, en remontant la Seine, les fonction-
naires publics des villes riveraines m'honorèrent de leur
visite, et, en me félicitant sur le succès de mon entreprise,
plusieurs d'entre eux me parurent en comprendre l'im-
mense avenir.
Le 28, je vins mouiller à la hauteur du Champ-de-Mars.
Là, je reçus à mon bord deux petits canons, et, pour en
faire le service, quelques canonniers de la garde royale.
Enfin le lendemain, 29 mars 1816, le public parisien
s'était porté avec empressement sur les quais, depuis la
barrière de la Conférence jusqu'au quai Voltaire, où devait
se garer le bateau à vapeur dont l'arrivée, annoncée de-
puis quelques jours dans les journaux , avait soulevé la
curiosité générale. Parvenu à la hauteur de la Chambre
des députés, je commandai le premier coup de canon, au-
quel succéda toute une salve , dont le vingt-unième coup
fut tiré sous les fenêtres des Tuileries aux cris de Fue
le Roi! et aux acclamations de la multitude. Louis XVIII
lui-même, partageant l'enthousiasme public, applaudit en
élevant les mains.
Le 8 avril suivant, l'Elise manœuvra entre le Pont-
Royal et le Pont-des-Arts, puis descendit à la hauteur des
Invalides et revint mouiller quai Voltaire, d'où elle partit
le 10 pour Rouen : elle y fit quel']ue temps le service
d'Elbeuf.
ANDRIEL.
HÏSEC^Bli BB WRlkMCM.
(du 12 MARS AU 12 AVRIL.)
Lorsqu'on entre, le matin, avant la
foule, dans les g.ilerics consacrées à l'ex-
posilion, on ne peut se défendre d'un
senlimcnt de tristesse. Le découragement
saisit à la vue de toutes ces toiles, ras-
semblées confusément : dans la plupart,
se montre, à des degrés plus ou moins
élevés, le talent qu'on peui acquérir par le
travail etparlapersévérance,maisbien peu
révèlent l'œuvre d'un génie supérieur et
d'unartistehorsde ligne. La médiocritédo-
mine partout ; médiocrité souvent estima-
ble, sans doute, mais qui n'est, liélas! des-
tinée ni à un véritable succès, ni même
à la vogue qui parfois, à défaut de célé-
brité, amène du moins la fortune. Quel
sera le sort de tous ces jeunes gens de
cœur et d'intelligence, à la poursuite d'un
perfide feu follet, qu'ils prennent pour
un astre? Quelles conséquences amènera,
pour ces victimes d'une noble ambition,
le désillusionnement qui, un peu plus tôt,
uu peu plus lard, ne saurait manquer de
les frapper?... une carrière perdue, une
existence avortée, des sacrilices immen-
ses saus résultat, et souvent la misère
au bout!
Et puis, comme dans la plupart des
branches de l'industrie pour laquelle, dans
son orgueil, il affecle du dédain, l'artiste
ne s'aperçoit pas qu'il dépasse les be-
soins de la consommation. Deux mille
quatre cent vingt-trois labieaux, dessins
ou statues, encombrent en ce moment le
Louvre. Ce nombre égale à peu près celui
des trésors amassés, depuis tant d'années,
dans notre Musée national que toutes les
nations admirent et nous envient. Que
deviendront ces deux mille quatre cent
vingt-trois objets d'art, ainsi que les
quinze cents qui ont été refusés? Cent à
peine onl été commandés par le gouver-
nement. Le nombre des amateurs se
reslreintchaquejour,el leurs cabinets re-
gorgent de toiles modernes : l'exiguiié des
appartements, la médiocrité des fortunes
sont autant d'obstacles à des achats nom-
breux. Restent les étrangers, qui n'expor-
tent point deux cents tableaux chaque
année, et qui s'adressent exclusivement à
huit ou dix maîtres dont la réputation
surgit incontestée au-dessus de la foule.
Restent les marchands, qui acquièrent des
tableaux pour les donner en location, et
qui finissent, après cinq ou six ans, et
lorsqu'on en a fait des centaines de copies,
par les vendre à vil prix. Les achats des
marchands ne dépassent point deux cents
objets... El le reste? le reste!
Aussi beaucoup de nos artistes célèbres
se trouvent eux-mêmes dans une situation
pénible et qui deviendrait fatale, sans les
encouragements et l'aide que le gouver-
menl accorde à la peinture et à la statuaire.
Beaucoup d'œuvres restent invendues
dans les ateliers, et souvent le découra-
gement fait tomber la palette des mains
les plus habiles.
Le Musée des Familles doit, plus que
tout autre journal, signaler ce triste état
de choses. Il faut arrêter les jeunes impru-
dents qu'une ardeur honorable, mais fu-
neste, entraînerait vers une carrière qui
devient, de jour en jour, plus périlleuse,
et dont une dure initiation n'ouvre que ra-
rement le sanctuaire encore plein d'é-
preuves lui-même. Ilélas! ceux qui sont
admis parmi les élus de l'art ne ceignent
presque loujoursqu'une couronne d'épines
et regardent avec désespoir derrière eux:
jugez de ceux-là qui restent devant le
portique fermé, ou qui ne font qu'enlre-
voir, à travers le seuil à demi clos, les
lueurs de la lumière sainte!
224
LECTURES DU SOIR.
Laissons là ces tristes réflexions , et
entrons dans la galerie de la statuaire.
Jamais elle n'a été si peuplée; jamais
elle n'a offert un plus grand nombre d'œu-
vrcs remarquables , quoique plusieurs
noms célèbres se fa.ssent remarquer par
leur absence. Pans le vestibule réservé
aux œuvres d'élite, on remarque d'abord
un immense groupe de M. Bosio: l'His-
toire et les arts consacrant la gloire de
la France. Le vieux mailre a retrouvé sa
verve pour traiter avec vigueur ce sujet:
peut-être seulement la figure de l'Histoire
manque-t-elle un peu de noblesse et le
dessin trahit-il quelques incorrections.
La Norma, de M. Danlan jeune, sous
les traits de miss Kemble, justifie ce que
le Mercure en a déjà dit. En face de la
belle et poétique prophélesse gauloise,
M. Guillaume Geefs a exposé une Gene-
viève de Bradant. M. Geefs rappelle, par
la suavité de ses lignes, le talent de
M. Pradier; comme lui, il s'entend mer-
veilleusement à reproduire la vérité et le
pli des chairs. Il est néanmoins plus
chaste et plus chrétien. L'héroïne de la
tradition (]amande,appuyée sur une biche,
et tenant dans ses bras son enfant aban-
donné, présente une grande simplicité de
composition: on retrouve encore cettequa-
lilé dans les bustes du roi et de la reine
des Belges, sculptés par le même artiste.
M. Geefs arrive à l'effet sans fracas et sans
fatigue. Un charmant bénitier en marbre
forme le pendant de la Geneviève. Il faut
féliciter M. Jouffroy sur ce groupe plein
d'harmonie et d'une savante exécution;
l'idée du bénitier apparlicul à M°" de La-
martine. La statue de Portails, par M. Ra-
mus, laisse à désirer, et sous ce rapport,
M. Jaley n'a pas été plus heureux dans
sa figure de M. le duc d'Orléans : on peut
reprocher au premier de la lourdeur, et
au second une maigreur qui ne se trou-
vait point dans le modèle.
VEccehomo, de M. Ollin, montre d'es-
timables qualités. Lemaréchal Bessières,
de M. Molchnelh, la mort de f^iala, par
M. Meunier, Véveil de l'âme, par M. Le-
gendre-Hérald , la Madeleine, de M.
Gechter, la Pomone, de M. Galleaux, le
Bossuet, de M. Feuchères, le Colbert, de
M. de Bay, YOreste, de M. Chambard,
Vange Gabriel, de M. Régis . doivent se
classer dans la catégorie des statues qui,
sans être éminenles, forment néanmoins,
avec leurs qualités et leurs défauts, des
œuvres estimables.
Nous voudrions pouvoir placer dans
cette catégorie la F'elléda de M. Main-
dron ; mais la lourdeur et l'écrasement de
la tète, l'exagération des yeux et l'ensem-
ble tourmenté et mélodramatique de cette
figure, laissent à peine remarquer des
beautés de détails et des parties savam-
ment étudiées.
Les bustes sont nombreux. Une des
gloires italiennes, Bartolini, a exposé un
buste de femme dont l'exécution se fait
remarquer par plus d'adresse que d'auda-
ce. Au buste de M. Sinuon, par M. Da-
niel, à celui de Mustapha Ben Ismael ,
de M. Jean de Bay, à ceux de M. Etex,
de M. Guillot, de M. Maggesi et de
M. Moore , nous préférons ceux de
MINI. Jouffroy, des deux frères Dantan et
de M""' Edouard Dubuffe. Celte dernière
a exposé une remarquable figure en mar-
bre de M. Delaroche. Toutefois, M. Dan-
tan aîné a-t-il étudié et modelé avec assez
de vigueur le cou de la Dauphine? Barye
n'a point paru au Salon ; Ta-l-on exclu,
comme les autres années, par d'inexpli-
cables préventions, ou bien, découragé,
consacre-t-il exclusivement à la profes-
sion de fondeur, qu'il vient d'adopter, la
haute intelligence qui le laissait sans ri-
val dans l'art d'animer et de grouper des
animaux? Si le maître est absent, l'école
qu'il a créée compte des représentants nom-
breux. On remarque surtout un droma-
daire, un buffle et un chien de Terre-
Neuve, de M. Rouillard ; une chasse au
cerf, de M. Mène ; un enfant retenant un
épagneul, de M. Jéhotte; un jaguar, de
M. May; une lionne, de M. Contour, et
un petit groupe, de M. Aubry.
Quand le Mercure aura énuméré en-
core les médaillons si remarquables de
M. Klagmann, et de madame Edouard
Dubuffe, celte revue rapide des œuvres
de sculpture se trouvera à peu près com-
plète.
Remontons maintenant le vaste escalier
qui conduit aux salles supérieures du
Louvre; traversons les musées antiques;
arrêtons-nous un moment pour admirer
la plus belle œuvre de M. Ingres, le
plafond d'Homère, et avant d'entrer dans
les galeries exclusivement consacrées aux
tableaux, faisons une station devant les
aquarelles et devant les pastels placés,
cette année, dans une salle à part.
On y remarque tout d'abord des pas-
tels de M. Vidal. Le pastel, celte gloire
du dix-huitième siècle, était tombé dans
la décadence et dans l'oubli ; l'art de
Délateur ne comptait plus d'adeptes, et
l'école de David l'avait enveloppé dans
son dédain pour Boucher et pour Walleau.
Depuis quelques années, on en a appelé
de cet arrêt : des artistes ont étudié avec
conscience les ressources du pastel; par-
mi ceux-là, M. Vidal occupe le premier
rang. On ne saurait se figurer rien de
plus suave que les trois petits tableaux
désignés, dans le livret, sous le litre de
Frasquita, I\'eeljmé et Noémi.
M. Edouard Dubuffe a exhumé éga-
lement une méthode ancienne et dédai-
gnée. Ses porlrails aux crayons de trois
couleurs se font remarquer par beaucoup
de verve et de vérité, surtout celui de
M. Zimmermann.
Comme les tableaux et les statues, les
aquarelles, les pastels, les miniatures,
surabondent. Assurément l'espace réservé
dans le Mercure aux deux articles qu'il
consacrera au Salon ne suffirait point à
en faire une simple énuméralion. On s'ar-
rête devant plusieurs vues de M. Bour-
geois: des fleurs de madame Champinel
de M. Charles, des fruits de M. Chirat ,
une femme mauresque, de M"« Anaïs
CoUin, méritent encore l'allenlion de la
critique. Les fleurs et les fruits comptent
un grand nombre déjeunes femmes et de
jeunes personnes parmi les artistes qui
se consacrent à peindre ce genre. Il faut
le reconnaître, c'est une sage direction
donnée à leur talent ; aussi beaucoup d'en-
tre elles atteignent une perfection qui sou-
vent touche à la supériorité.
M. Finck a fait un beau portrait; M.
Foussereau a peint de charmantes scènes
militaires, pleinesde mouvement et d'éner-
gie; M. Eugène Giraud, dans ses pastels,
rappelle la manière line et croquante des
bons maîtres du- dix-huiiième siècle.
Citons encore la cathédrale de Saint-Pol
de Léon, par M. Justin Ouvrier ; un por-
trait de M. Théophile Kiwaikowski, et le
duc d'Orléans à l hospice Cochin, de
M. Millet.
Le mois prochain, le Mercure, comme
l'exige son cadre restreint, fera passer
rapidement sous les yeux de ses lecteurs
les pages principales du salon de pein-
ture; il s'acquittera loyalement de celte
lâche, sans préoccupation d'amitié, sans
esprit d'exclusion, et surtout sans obsti-
nation de système. Il ne reconnaît, dans
les arts, d'autre division à établir que le
bon, le mauvais, — et le médiocre, plus
funeste que le mauvais peut-être.
— MM. Sainte-Beuve et Mérimée ont
été élus membres de l'Académie française.
— L'Académie royale de musique a
joué un opéra en deux actes, intitulé le
Lazzarone ou le Bien vient en dormant.
Le livret manque de gaieté et rappelle
beaucoup le sujet du Philtre; une mu-
sique pleine de franchise et de grâce ra-
chète, autant qu'il est possible, le défaut
que nous venons de signaler.
— La Société des bibliophiles français,
société composée de vingt-quatre ama-
teurs de livres curieux, qui consacrent
annuellement une certaine somme à la
publication ou à la reproduction d'anciens
ouvrages, fait paraître en ce moment un
beau volume in-folio, sur les cartes à
jouer. On y trouve une reproduction li-
dèle des dix-sept caries de Charles VI,
des cartes de piquet à différentes époques,
depuis Charles VII jusqu'à la Républi-
que, et enfin une nombreuse colleclioa
de ces magnifiques cartes, dans lesquelles
les artistes allemands et italiens des quin-
zième et seizième siècles ont fail preuve
de tant de grâce et de tant de poili. Ce
volume se trouve à Paris, chez Silvostrc,
libraire, rue des Bons-Enfants, 30, cl chez
Techener, place du Louvre, 12.
— Le théâtre Comte est constamment
l'objet de la faveur des pères de famille.
Encore deux succès : la Polka et le Ga~
min de Sologne attirent une foule im-
mense au Ihi'àtre Clioiseul.
r.e ridactcur en chef. S. Ill-xnv r.rnTIlOUD.
Le directeur, F. PIQfÊE.
Imprimerie de IlENNCTEP.
rue Lenifrclcr, ?4. lUlignoIlcj.
VIII.
MUSEE DES FAMILLES.
225
\
N'ayez pas peur. — Nous n'avons aucune envie de faire
un pastiche d'Honoré d'Urfé , et nous ne vous mènerons
pas sur les rives du Lignon , nous n'évoquerons pas les
on)bres pastorales d'Estelle et de Némorin. Le chevalier
MAI 184-L
de Florian, quoique plus nouveau, est tout aussi passé de
mode que l'auteur de YAstrée.
Aujourd'hui, dans le temps prosaïque ou nous vivons,
même sans être sorti de Paris, on peut, d'après les ta-
— 29 — OZIÈME VOLUME.
226
LECTTRES DU SOFR.
bleaux de Brascassat et de la Berge, se faire une idée as-
sez juste des moutons et des bergers. Les moulons ne
sont pas poudrés à blanc et ne portent généralement pas
de faveurs roses au cou ; ce sont des animaux fort stupi-
des, recouverts d'une laine sale, imprégnée d'un suint
d'une odeur désagréable ; leur principale poésie consiste
en côtelettes et en gigots. Les bergers sont des drôles peu
frisés, hâves, déguenillés, marcluint d'un air nonchalant,
un morceau de pain bis à la main, un maigre chien à mu-
seau de loup sur les talons. I-es bergères sont d'affreux,
laiderons qui n'ont pas la moindre jupe gorge-dc-pigeon,
pas le moindre corset à échelle de rubans, et dont le teint
n'est pas pétri de roses et de lis. — Il a fallu plus de sis
mille ans au genre humain pour s'apercevoir de cela, et
ne plus ajouter foi entière aux dessus déporte, aux éven-
tails et aux paravents.
Donc, puisque voilà nos lecteurs rassurés contre toute
tentative d'idylle de notre part, commençons notre récit;
il est fort simple, il sera court. Nous espérons qu'on nous
saura gré de cette qualité.
Vers le milieu de l'été de i8.., un petit pâtre de quinze
ou seize ans, mais si chétif qu'il ne paraissait pas en avoir
douze, poussait devant lui, de cet air méditatif et mélan-
colique particiiiier aux gens qui passent une partie de leur
existence dans la solitude, une ou deux douzaines de mou-
tons, qui se seraient à coup sur dispersés sans l'active
vigilance d'un grand chien noir à oreilles droites, qui ral-
liait au groupe principal les retardataires ou les capricieux
par quelque léger coup de dent appliqué à propos.
Les romans n'avaient pas tourné la tète à Petit-Pierre;
— c'est ainsi qu'il se nommait, et non Lycidas on Tircis ; —
il ne savait pas lire. Cependant il était rêveur; il restait de
longues journées appuyé le dos contre un arbre, les yeux
errant à l'horizon dans une espèce de contemplation exta-
tique. A quoi pensait-il? il l'igcorait lui-même. Chose bien
rare chez un paysan, il regardait le lever et le coucher du
soleil, les jeux de la lumière dans le feuillage, les diffé-
rentes nuances des lointains, sans se rendre compte du
pourquoi. Même il jugeait comme une faiblesse d'esprit,
presque comme une infirmité cet empire exercé sur lui
par les eaux, les bois, le ciel, et il se disait : — Cela n'a pour-
tant rien de lien curieux; les arbres ne sont pas rares, ni
la terre non plus. Qu"ai-je donc à m'arrêter une heure en-
tière devant uu chêne, devant une CflUine, oubliant le
boire et le manger, oubliant tout? Sans Fidèle, j'aurais
déjà perdu plus d'une bête, et le maître m'aurait chassé.
Pourquoi ne suis-je pas comme les autres, grand, fort, riant
toujours, chantant à tue-tête, au lieu de passer ma vie à
regarder pousser l'herbe que broutent mes moutons? Petit-
Pierre se plaignait tout bonnement de n'être pas stupide,
et avait-il tort?
Saus doute vous aver déjà pensé que Petit-Pierre était
amoureux : il le sera peut-être , mais il ne l'est pas. Les*
amo'.irs '■ ps ne sont pas 5 ' 'er-
ger ne s'^.„, -i encore aperçu r,.- .. ; .: -.11
est >Tai qu'en certains cantons peu favorisés, l'on pourrait
s'y tromper; c'est le même hàle, la même carrure, les
mêmes mains rouges , la même voix rauque : la nature
n'a créé qii» la femelle, la civilisation a créé la femme.
Arrivé sur le revers d'une pente couverte d'un gazon
fin et luisant, et semée de quelques beaux bouquets d'ar-
bres s'agrafapl au terrain par des racines noueuses d'un
caractère singulier et pittoresque, il s'arrêta, s'assit sur
un quartier de roche, et, le menton ;v ' - ' ' .
recourbé comme ceux des pasteurs i , -
donna à la pente habituelle de ses rêves. Le chien , ju-
geant avec sagacité que les moutons ne s'éloigneraient pas
d'un endroit où l'herbe était si drue et si tendre, se coucha
aux pieds de son maître, la tète alloigêe sur ses pattes et
les yeux plongés dans son regard avec cette attention pas-
sionnée qui fait du chien un être presque humain. Les
moutons s'étaient groupés çà et là dans un désordre heu-
reux. Un rayon de lumière glissait sur les feuilles et faisait
briller dans l'herbe ■ ' - gouttes de rosée, diamants
tonil es de l'écrin de ; , et que le soleil n'avait pas
encore ramassés. C'était un tableau tout fait, signé : Dieu,
un assez bon peintre dont le jury du Louvre refuserait
peut-être les toiles.
C'est la réflexion que fit une jeune femme qui entrait
en ce moment par l'autre extrémité du vallon :
— Que! joli site à dessiner! dit-elle en prenant un al-
bum des mains de la femme de chambre qui l'accompa-
gnait.
Elle s'assit sur une pierre moussue, au risque de verdir
sa fraîche robe blanche, dont elle paraissait s'inquiéter
fort peu, ouvrit le livre aux feuillets de vélin, le posa sur
ses genoux et commença à tracer l'esquisse d'une main
hardie et légère. Ses traits fins et purs étaient dorés par
l'ombre transparente de son grand chapeau de paille,
comme dans cette délicate ébauche de jeune femme par
Rubens que l'on voit au Musée; ses cheveux, d'un blond
riche,, formaient un gros chignon de nattes sur son cou
plus blanc que le lait et moucheté, comme par coquetterie,
de trois ou quatre petites taches de rousseur. Elle était
d'une beauté charmante et rare.
Petit-Pierre, absorbé par une découpure de feuilles de
châtaignier, ne s'était pas d'abord aperçu de l'arrivée d'iin
nouvel acteur sur la tranquille scène de la vallée. Fidcle
avait bien levé le nez, mais ne voyant là aucun sujet d'in-
quiétude, il avait repris son attitude de sphii'^
que. L'aspect de cette forme svelte et Hanche l; . ... ... c..._..-
lièrement le jeune berger; il sentit une espèce de serre-
ment de cœur inexprimable, et, comme pour se soustraire à
cette émotion, il siflBa son chien et se mit en devoir de se
retirer.
Mais ce n'était pas là le compte de la jeune femme, qui
de côté album et crayons, et. avec deux ou trois bonds de
biche poursuivie, elle eut bientôt r
qu'elle ramena d'autorité au quartier ^. ^ .. .. , . 1
il était assis auparavant.
— Toi, lui dit-elle gaiement, tu vas rester là jusqu'à ce
que je te prie de l'en aller ; le bras un peu plus avaca?, la
tète plus à gauche.
Et tout en parlant, de sa main frêle et blanche, elle
r 'la joue hàlée de Petit-Pierre pour la remettre dans
— Mais c'est qu'il a de beaux yeux , Lucy, pour dos
vei'
iro.
L re-
courut à sa place et reprit son dessin , qu'elle eut bientôt
achevé.
— Tu peux te lever et partir, si tu veux , maintenant ;
mais il est liien juste que je te dédommage de l'ennui que
je t'ai causé en te faisant rester là comme un saint de bois.
Viens ici.
Le paire arriva lentement, tout honteux, le dos humide
et les tempes mouillées; la jeune femme lui glissa vive-
ment une pièce d'or dans la main.
— Ce sera pour l'acheter une veste neuve quand tu irai
à la danse le dimanche.
r.îUSÉE DES FAIMILLES.
227
I
Le paire, qui avait jeté un regard furlif sur l'album
entr'ouvert, restait comme frappé de stupeur sans songer
à refermer sa main , où rayonnait la belle pièce de vingt
francs toute neuve : des écailles venaient de lui tomber
drs yeux, une révélation subite s'était opérée en lui. Il di-
sait d'une voix entrecoupée, en suivant les différentes por-
tions du dessin :
— Les arbres, la pierre, le chien, moi, tout y est, les
moutons aussi, dans la feuille de papier!
La jeune femme s'amusait de cette admiration et de cet
étonnement naïfs, et lui (it voir différents sites crayonnés,
des lacs, des châteaux , des rochers; puis, comme la nuit
venait, elle reprit avec sa femme de compagnie le chemin
de la maison de campagne.
Petit-Pierre la suivit des yeux bien longtemps encore
après que le dernier pli de sa robe eut disparu derrière le
coteau, et Fidèle avait beau lui pousser la main de son nez
humide et grenu comme une truffe mouillée, il ne pouvait
parvenir à le tirer de sa méditation. L'humble berger com-
mençait à comprendre c(^nfusément à quoi servait de
contempler les arbres, les plis du terrain et les formes
des nuages. Ces inquiétudes, ces élans qu'il ressentait
vis-à-vis d'une belle campagne avaient donc un but ; il
n'était donc ni imbécile ni fou! Il avait bien vu collées
au manteau des cheminées , dans les fermes, des images
comme le portrait d'Isaac Laquedem , de Geneviève de
Prabant, de la iMcre de Douleurs, avec ses sept glaives en-
foncés dans la poitrine ; mais ces grossières gravures sur
bois placardées de jaune, de rouge et de bleu, dignes
des sauvages de la Nouvelle-Zélande et des papous de la
mer du Sud , ne pouvaient éveiller aucune idée d'art dans
sa tète. Les dessins de l'album de la jeune femme, avec leur
netteté de crayon et leur exactitude de formes, furent une
chose tout à fait nouvelle pour Petit-Pierre. Le tableau de
l'église pa-roissiale était si noir et si enfumé qu'on n'y dis-
tinguait plus rien , et d'ailleurs il avait à peine osé y jeter
les yeux, du porche où il se tenait agenouillé.
Le soir vint. Petit-Pierre enferma ses moutons dans le
parc et s'assit sur le seuil de la cabane ii roulettes, qui
lui servait de maison l'été. Le ciel était d'un bleu foncé.
Les sept étoiles du Chariot luisaient comme des clous d'or
au plafond du ciel; Cassiopée, Bootès scintillaient vive-
ment. Le jeune berger, les doigts noyés dans les poils de
son chien, accroupi auprès de lui, se sentait ému par ce
magnifique spectacle qu'il était seul à regarder, par cette
fête splendJde que le ciel, dans son insouciante magnifi-
cence, donne à la terre endormie.
Il songeait aussi à la jeune femme, et en pensant à celte
main frêle et satinée qui avait effleuré sa joue hàlée et
rude, il sentait un frisson lui courir dans les cheveux.
Il eut bien de la peine à s'endormir, et il se roulait dans la
paille, comme un tronçon de reptile, sans pouvoir fermer
les paui)ières; enfin le sommeil vint, quoiqu'il se fût fait
piier un peu longtemps. Pelit-Pierre fit un rêve.
Il lui semblait qu'il était assis sur un quartier de roche
avec une belle campagne devant lui. Le soleil se levait à
peine, l'auljépine frissonnait sous sa neige de fleurs, les
herbes des prairies étaient couvertes d'une sueur perlée;
la colline paraissait avoir revêtu une robe d'azur glacée
d'argent. Au bout de quelques instants, Petit-Pierre vit
venir à lui la belle dame de la vallée. Elle s'approcha de
lui en souriant et lui dit :
— 11 ne s'agit pas de regarder, il faut faire.
Ayant prononcé ces paroles, elle plaça sur les genoux
du pâtre étonné un carton, une belle feuille de vélin, uo
crayon taillé, et se tint debout près de lui. Il commença à
tracer quelques linéaments, mais sa main tremblait comme
la feuille, et les lignes se confondaient les unes dans les
autres. Le désir de bien faire, l'émotion et la honte de
réussir si mal lui faisaient couler des gouttes d'eau sur les
tempes. 11 aurait donné dix ans de sa vie pour ne pas se
montrer si gauche devant une si belle personne ; ses nerfs
se contractaient, et les contours qu'il essayait de tracer
dégénéraient en zigzags irréguliers et ridicules ; son an-
goisse était telle qu'il manqua de se révcdier; mais la
dame, voyant sa peine, lui mit à la main un porte-crayon
d'or dont la pointe étincelail comme une flamme. Aussitôt
Petit-Pierre n'éprouva plus aucune difficulté : les formes
s'arrangeaient d'elles-mêmes et se groupaient toutes seules
sur le papier; le tronc des arbres s'élançait d'un jet hardi
et franc, les feuilles se détachaient, les plantes se dessi-
naient avec leur feuillage, leur port et tous leurs détails.
La dame, penchée sur l'épaule de Petit-Pierre, suivait les
progrès de l'ouvrage d'un air satisfait, en disant de temps
à autre :
— Bien, très-bien, c'est comme cela! continue.
Une boucle de ses cheveux, dont la spirale allanguie flot-
tait au vent, effleura même la ligure du jeune paire, et de
ce choc jaillirent des milliers d'étincelles, comme d'une
machine électrique ; un des atomes de feu lui tomba sur
le cœur, et son cœur brûlait dans sa poitrine, lumineux
comme une escarboucle. La dame s'en aperçut, et lui dit :
— Vous avez l'étincelle, adieu !
Ce songe produisit un effet étrange sur Petit-Pierre. En
effet, son cœur était en flamme, et aussi sa tète; à dater
de ce jour il était sorti du chaos de la multitude : entre sa
naissance et sa mort il devait y avoir quelque chose.
Il prit un charbon à un feu éteint de la veille, et voulut
commencer tout de suite ses éludes pittoresques; les plan-
ches extérieures de sa cabane lui servaient de papier et de
toile.
Par où commença-t-il? Par le portrait de son meilleur
ou pour mieux dire de son seul ami, de Fidèle ; car il était
orphelin et n'avait que son chien pour famille. Les pre-
miers traits qu'il esquissa ressen'il)laient autant, il faut
l'avouer, à un hippopotame qu'à un chien; mais à force
d'effacer et de refaire, car Fidèle était le plus patient mo-
dèle du monde, il parvint à passer de l'hippopotame au
crocodile, puis au cochon de lait, et enfin à une figure dans
laquelle il aurait fallu de la mauvaise volonté pour ne pas
reronuailre un individu appartenant à l'espèce canine.
Dire la satisfaction que ressentit Petil-Pierre, son dessin
achevé, serait une chose difflcile. Michel-Ange, lorsqu'il
donna le dernier coup de pinceau à la chapelle Sixtine, et
se recula les bras croisés sur sa poitrine pour cnnlempler
son œuvre immortelle, n'éprouva pas une joie plus intime
et plus profonde.
— Si la belle dame pouvait voir le portrait de Fidèle! se
disait en lui-même le petit artiste.
H faut lui rendre celte justice que cet enivrement dura
peu. Il comprit bien vile combien ce croquis élail informe,
et différent du véritable Fidèle; il l'edaça, et cette fois, es-
saya de faire un mouton ; il y réussit un peu moins mal,
il avait déjà de l'expérience : cependant le charbon s'écra-
sait sous ses doigts, la planche mal rabotée trahissait ses
efforts.
— Si j'avais du papier et un crayon, je réussirais mieux;
mais comment pourrai-je m'en procurer?
Petit-Pierre oubliait qu'il fût un capitaliste. Il s'en sou-
vint; et un jour confiant son troupeau à un camarade, il
s'en fut résolument à la ville et entra chez un marchand,
lui demandant ce qu'il fallait pour dessiner. Le marchand
228
LECTURES DU SOIR.
étonné lui donna du papier et des crayons de plusieurs
sortes. Petit-Pierre, tout heureux d'avoir accompli cette
tâche héroïque et difficile d'acheter tant d'objets étranges,
s'en retourna à ses moutons, et, sans les négliger, consa-
cra au dessin tout le temps que les bergers ordinaires met-
tent à jouer du pipeau, à sculpter des bâtons et à faire des
pièges pour les oiseaux et pour les fouines.
Sans trop se rendre compte du motif qui guidait ses pas,
il conduisait souvent son troupeau à l'endroit où il avait
posé pour la jeune femme, mais il fut plusieurs jours sans
la revoir. Est-ce que Petit-Pierre était amoureux d'elle ?
non, dans le sens qu'on attache à ce mot. Un tel amour
était par trop impossible, et il faut même au cœur le plus
humble et le plus timide une lueur d'espérance, tout
simple et tout rustique ou'il fût. Petit-Pierre sentait bien
qu'il y avait des abîmes entre lui, pauvre pâtre en haillons,
ignorant, inculte, et une femme jeune, belle et riche. A
moins d'être fou, est-ce bien sérieusement qu'on aime une
reine? Est-on bien malheureux, à moins d'être poète, de
ne pas pouvoir embrasser les étoiles? Petit-Pierre ne pen-
sait pas à tout cela. La dame, c'est ainsi qu'il se la désignait
à lui-même, lui apparaissait blanche et radieuse, un crayon
d'or à la main ; et il l'adorait avec cette dévotion tendre et
fervente des catholiques du moyen âge pour la Sainte
Vierge ; bien qu'il ne s'en rendit pas compte, c'était pour
lui laBéatrix, la muse!
Un jour il entendit sonner sur les cailloux le galop d'un
cheval; Fidèle jeta un long aboiement, et, au bout de quel-
ques minutes, il vit la dame emportée par le coursier fou-
gueux qu'elle cinslait de couos de cravache pour le remettre
dans son chemin; mais l'anima! indocile, poussé sans doute
par quelque frayeur, n'écoulait ni le mors, ni l'éperon, m
la bride, et, par un soubresaut violent, avant que Petit-
Pierre, qui s'élançait de rocher en rocher du haut de la
colline, eût eu le temps d'arriver, il se débarrassa de son
écuyère dont la tète porta violemment sur le sol. La force
du coup la fit évanouir, et Petit-Pierre, plus pâle qu'elle
encore, alla ramasser dans le creux d'une ornière où la
pluie s'était amassée, à la grande frayeur d'une petite gre-
nouille verte qui avait établi là sa salle de bains, quelques
gouttes d'eau claire qu'il jeta sur le visage décoloré de la
dame. .\ sa grande terreur, il aperçut des filets rouges se
nuler aux roseaux bleus de ses tempes, elle était blessée.
Petit-Pierre tira de sa poche un pauvre mouchoir à carreaux,
MUSÉE DES FAMILLES
220
et se mit à étancher le sang qui se faisait jour à travers les
boucles de cheveux, aussi pieusement et avec autant de
respect que les saintes femmes qui essuyaient les pieds du
Christ. Une fois elle reprit connaissance, ouvrit les yeux,
et jeta sur Petit-Pierre un vague regard de reconnaissance
qui lui pénétra jusqu'à l'âme.
Un bruit de pas se fit entendre, le reste de la cavalcade
était à la recherche de la dame : on la releva, on la mit
dans la calèche, et tout disparut. Le berger serra précieu-
sement dans son sein le tissu imprégné de ce sang si pur,
et le soir fut à la villa demander des nouvelles de la dame.
La blessure n'était pas dangereuse. Cette bonne nouvelle
calma un peu Petit-Pierre, à qui tout semblait perdu de-
puis qu'il avait vu emporter la jeune femme inanimée et
blanche comme une morlc.
La saison était avancée : les habitants du château retour-
nèrent à Paris, et Petit-Pierre, bien qu'il n'entrevit que de
loin en loin et comme à la dérobée le chapeau de paille et
la robe blanche, se sentit immensément seul ; quand il était
par trop triste, il tirait le mouchoir avec lequel il avait
étanché la blessure de la dame, et baisait la tache de sang
qui couvrait un des carreaux : c'était sa consolation. 11
dessinait à force, et avait presque épuisé sa provision de
papier ; ses progrès avaient été rapides, car il n'avait pas de
maître : nul système ne s'interposait entre lui et la nature,
il faisait ce qu'il voyait. Ses dessins étaient cependant en-
core bien rudes, bien barbares, quoique pleins de naïvelé
et de sentiment; il travaillait dans la solitude sous le re-
gard de Dieu, sans conseil, sans guide, n'ayant que son
cœur et sa mélancolie. Quelquefois, la nuit, il revoyait la
belle dame, et, le porte-crayon d'or à la pointe étincêlante
entre ses mains, traçait des dessins merveilleux; mais le
matin tout s'évanouissait, le crayon devenait rebelle, les
formes fuyaient, quoique Petit-Pierre usât presque toute
la mie de son pain à effacer les traits manques.
Cependant un jour il avait crayonné une vieille chaumine
toute moussue, dont la cheminée dardait une spirale de
fumée bleuâtre entre les cimes des noyers presque entière-
ment dépouillés de leurs feuilles; un bûcheron, sa tâche
accomplie, se tenait debout sur le seuil, bourrant sa pipe,
et dans le fond de la chambre, entrevu par la porte ou-
verte, on apercevait vaguement une femme qui poussait du
pied uue bercelonette tout en filant son rouet. C'était le
chef-d'œuvre de Petit-Pierre, il était presque content de lui.
Tout à coup il aperçut une ombre sur son papier, l'om-
bre d'un tricorne qui ne pouvait appartenir qu'à M. le curé.
En effet, c'était lui ; il observait en silence le travail de
Petit-Pierre, qui rougit jusqu'à l'ourlet des oreilles d'être
ainsi surpris en dessin flagrant. Le vénérable ecclésiasti-
que, bien qu'il ne fût pas un de ces prêtres guillerets van-
tés par Béranger, était cependant un bon, honnête et savant
homme. Jeune, il avait vécu dans les villes; il ne manquait
pas de goîit et possédait quelque teinture des beaux-arts.
L'ouvrage de Petit-Pierre lui parut donc ce qu'il était, fort
remarquable déjà, et promettant le plus bel avenir. Le bon
prêtre fut touché en lui-même de cette vocation solitaire.
230
lectuhes bu soir.
de ce génie inconnu qui répandait ses parfums devant
Dieu, iT|)rodiiisant a\oc amour, dévotion et cont^tience
qiiehiucs frugmculs de Tocuvre iuliiiic de l'cleiuel Créa-
teur.
— Mon petit ami, quoique la nioilcsfiesoit un sonlimi^nt
louable, il ne faut pas rouyir comme cela. C'est peul-clre
un mouvement d'orgueil secret. Lorsqu'on a fait fiiiel(|ue
chose dans la siucéiilé de son cœur, et avec tout reflort
dont on est capable, on ne doit pas craindre de le mon-
trer, il n'y a pas de mal à dessiner, surtout lorsqu'on ne
néglige pas ses auires devoirs. Le temps que vous passez
à crayonner, vous Te perdriez à ne rien faire, et l'oisiveté
est mauvaise dans la solitude : il y a là-dedans, mon cher
enfant, un certain mérite : ces arbres sont vrais, ces her-
bes ont chacune les feuilles qui leur conviennent. Vous
avez, on le sent, longlemps contemplé les œuvres du
grand Maître pour lequel vous devez vous sentir pénétrer
d'une admiration bien vive, car, s'il est déjà sidilTicile de
faire une copie imparfaite et grossière, qu'est-ce doue
quand il faut créer et tirer tout de rien !
C'est ainsi que le bon curé encourageait Petit-Pierre ;
il eut la première confidence de ce talent qui devait aller si
haut et si loin.
— Travaillez , mon enfant , lui disait-il : vous serez
peut-être un autre Giotto. Giolto était comme vous un
pauvre gardeur de chèvres, et il finit par acquérir tant de
talent, qu'un de ses tableaux, représentant la sainte Mère
du divin Sauveur, fut promené processionnellemeut dans
les rues de Florence par le peuple enthousiasmé.
Le curé, durant les longues soirées d'hiver qui laissaient
beaucoup de loisir à Petit-Pierre, que ne réclamaient plus
ses moutons chaudement entassés dans l'étable, lui apprit
à lire et aussi à écrire, lui donnant ainsi les deux clefs du
savoir. Petit-Pierre (it des progrès rapides, car c'était au-
tant son cœur que son esprit qui désirait apprendre. Le
digne prêtre, tout en se reprochant un peu de donner à
son élève une instruction au-dessus de l'humble rang qu'il
occupait, se plaisait à voir s'épanouir l'un après l'autre les
calices de cette jeune âme. Pour ce jardinier attentif, c'é-
tait un spectacle des plus intéressants que celte floraison
intérieure dont lui seul avait le secret.
Les glaces fondirent, les perceneiges et les primevères
commencèrent à pointer timidement, et Petit-Pierre reprit
la conduite de son troupeau. Ce n'était plus l'enfant ché-
tif (pie nous avons vu au commencement de ce récit; il
avait grandi et pris de la force. La nature avait fait un ap-
pel à ses ressources pour subvenir aux dépenses des fa-
cultés nouvelles. Sous le développement de son cerveau
ses tempes s'étaient élargies. Son œil, désormais arrêté
sur un but, avait le regard net et ferme. Comme dans toute
tête habitée par une j)ensée, on voyait briller sur sa figure
le reflet d'une flamme intérieure. Non qu'il fût dévoré par
les ardeurs maladives d'une ambition précoce; mais le vin
de la science, quoique versé par le bon prêtre avec une
prudente discrétion, causait à cette âme neuve une espèce
d'enivrement qui eût pu tourner à l'orgueil. Heureusement,
Petit-Pierre n'avait pas de public. Ni les arbres ni les ro-
chers ne sont flatteurs. L'immensité de la nature, avec
laciui'lle il était toujours en relation, le ramenait bien vite
au sentiment de sa petitesse. Abondamment fourni par le
curé de papier, de crayons, il fit un grand nombre d'étu-
des, et quekiuefois, tout éveillé, il lui semblait avoir à la
main le porte-crayon d'or à la pointe de feu, et la dame,
penchée sur son épaule, lui disait : « C'est bien, mon ami.
Vous n'avez pas laissé éteindre rélincelle que j'ai mise
dans votre cœur. Persévérez, et vous aurez votre récom-
pense. » Pelif-Pierre ayant acquis un fin sentiment de la
forme, comprenait à quel point la dame était belle, et, à
cette |)cnsce, sa poitrine se gonflait. II regardait le mou-
choir à carreaux où la tache, quoique brunie, se distinguait
toujours, et il disait : a Heureux sang, qui as coulé dans
ses veines, qui es monté de son cœur à sa lùle ! »
Avec la même sincérité qui nous a fait avouer là-baut
que Petit-Pierre n'était pas encore amoureux, nous devons
convenir qu'il l'est à présent, et de toutes les forces de sou
âme. L'imageadorée ne le quitte plus. H la voit dans les ar-
bres, dans les nuages, dans l'écume des cascades. Aussi
a-t-il fait d'immenses progrès. Il y a maintenant dans ses
dessins un élément qui y manquait : le désir.
Un événement très-simple en apparence et qui n'est pas
dramatique le moins du monde, .mais il faut vous v rési-
gner, car nous vous avons i)révenu en commenrant que
noire histoire ne serait pas compliquée, décida tout à fait
de la vocation de Petit-Pierre et vint changer la face de sa
vie.
Le député du département avait obtenu du ministère de
l'intérieur un tableau de sainteté pour l'église de*** : le
peintre, qui était un homme de talent, soigneux de ses œu-
vres, accompagna sa toile et voulut choisir lui-même la
place où elle serait suspendue. Naturellement il descen-
dit au presbytère, et le curé ne manqua pas de parler
au peintre d'un berger du pays qui avait beaucoup de
goût pour le dessin et faisait de lui-même des croquis an-
nonçant de merveilleuses dispositions. Le carton de Petit-
Pierre fut vidé devant le peintre. L'enfant, pâle comme la
mort, comprimant son cœur sous sa main pour l'empêcher
d'éclater, se tenait debout à côté de la table. 11 attendait en
silence la condamnation de ses rêves, car il ne pouvait
s'imaginer qu'un homme bien mis, bien ganté, un bout de
ruban rouge à sa boutonnière, auteur d'un tableau entouré
d'un cadre d'or, pût trouver le moindre mérite à ses char-
bonnages sur papier gris.
Le peintre feuilleta quelques dessins sans rien dire, puis
son front s'éclaira ; une légère rougeur lui monta aux joues,
et il s'adressait à lui-même de courtes phrases e.xclamalives
en argot d'atelier :
— Comme c'est bonhomme! comme c'est nature! pas le
moindre chic. Corot n'eût pas mieux fait ; voilà un chardon
qu'envierait Delaberge; ce mouton couché est tout à fait
dans le goût de Paul Potier.
Quand il eut fifli, il se leva, marcha droit à Pelil-Pierrc,
lui prit la main, la secoua cordialement, et lui dit :
— Pardieu ! quoique cela ne soit guère honorable pour
nous autres professeurs, mon cher garçon, vous en savez
plus que tous mes élèves. Voulez-vous venir à Paris av(ic
moi? en six mois je vous montrerai ce qu'on nomme les
ficelles du métier, ensuite vous marcherez tout seul, et...
si vous ne vous arrêtez pas, je peux vous prédire, sans
craindre de me compromettre, que vous irez loin.
Petit-Pierre, bien sermonné, liien chapitré, bien prévenu
sur les dangers de la lîabvlone moderne, partit avec le
peintre, en compagnie de Fidèle, dont il ne voulut pas se
séparer, et que Partiste lui permit d>mmener, avec celte
délicate bonté d'àme qui accompagne toujours le talent.
Seulement, Fidèle ne voulut jamais se laisser hisser sur
l'impériale, etsuivil la voiluredansunélonnemeut profond,
mais rassuré par la figure amicale de son maître, qui lui
souriait à travers la portière.
Nous ne suivrons pas jour par jour les progrès de Petit-
Pierre, cela nous mènerait trop loin. Les œuvres desgrands
maîtres, qu'il visitait assidûment dans les galeries et dont
il faisait de fréquentes copies, mirent à sa disposil«jn mille
MUSEE DES FAMILLES.
231
i
i
moyens de rendre sa pensée, qu'il n'eût pu deviner tout
seul. Il passa des sévérités du Guasprc Poussin aux mol-
lesses lumineuses de Claude Lorrain, de la fougue sauvage
de Salvalor Hosa à la mérité prise sur le fait de Uuysdaël ;
mais il ne s'imprégna d'aucun style particulier : il avait
une originalité trop fortement trempée pour cela. Il n'avait
pas fait comme le vulgaire des peintres qui commencent
dans latelier, et vont ensuite mettre leur carte de visite à
la nature dans des excursions de six semaines, sauf à
peindre ensuite au coin du feu les rochers d'après un fau-
teuil, et les cascades d'après l'eau d'une carafe versée de
haut dans une cuvette par un rapin complaisant : ce n'est
qu'imprégné de l'arôme des bois, les yeux pleins d'aspects
champêtres, à la suite d'une longue et discrète familiarité
avec la nature, qu'il avait pris le crayon d'abord, puis le
pinceau. Les conseils de l'art lui étaient venus assez tôt
pour qu'il n'eût pas le temjjs de prendre une mauvaise
route, assez tard pour ne pas fausser sa naïveté.
Au bout de deux ans de travail opiniâtre, Petit-Pierre
eut un tableau admis et remarqué à l'exposition duLouvre.
Il aurait bien voulu revoir la dame au crayon d'or, mais,
quoiqu'il eût regardé très-attentivement dans les prome-
nades, au théâtre, aux églises, toutes les femmes qui pou-
vaient offrir quelque ressemblance avec elle, il ne put re-
trouver sa trace. Il ne savait pas son nom, et ne connaissait
d'elle que sa beauté. Un vague espoir cependant le soute-
nait ; quelque chose lui disait au fond du cœur que la des-
tinée n'en avait pas fini entre eux deux. Quelque modeste
qu'il fût, il avait la conscience de son talent; il s'était rap-
proché du ciel, et l'impossibilité d'atteindre l'étoile de son
rêve diminuait chaque jour. De temps à autre, notre jeune
peintre se promenait aux alentours de son tableau, en se
penchant sur la balustrade, aflectant de considérer atten-
tivement quelque cadre microscopique dans le voisinage
de sa toile , afin de recueillir les avis des spectateurs ,
et puis il se disait, non sans quelque raison, que la dame,
qui dessinait elle-même et paraissait aimer beaucoup le
paysage, si elle était à Paris, viendrait immanquablement
visiter l'esposiiion. En effet, un malin, avant l'heure où la
foule abonde, Petit-Pierre vit s'avancer du côté de son ta-
bleau une jeune femme vêtue de noir ; il ne vit pas d'abord
sa figure, mais une petite portion de ce cou blanc semé de
petits signes, et qui brillait comme une opale entre l'é-
charpe et le bord du chapeau, la lui fit reconnaître sur-le-
champ avec cette sûreté de coup d'oeil que l'habitude
donne aux peintres. C'était bien elle : le deuil qu'elle por-
tait faisait encore ressortir sa blancheur, et, dans le noir
encadrement du chapeau, son profil fin et pur avait la
transparence du marbre de Paros. Ce deuil troubla Petit-
Pierre.
— Qui a-t-elle perdu? son père, sa mère..., ou bien se-
rait-elle... libre? se dit-il tout bas dans le recoin le plus
secret de son âme.
• Le paysage exposé par le jeune artiste représentait pré-
cisément le site dessiné parla dame, et pour lequel avaient
posé lui, Fidèle, et ses moutons. Petit-Pierre, par une
pensée d'amour et de religion, avait choisi pour sujet de
son premier tableau l'endroit où il avait reçu la révélation
de la peinture. La pente gazonnée, les bouquets d'arbres,
les roches grises perçant çà et là le vert manteau de Iherbe]
le tronc décharné et bizarre d'un vieux chêne frappé de la
foudre, tout était d'une scrupuleuse exactitude. Petit-
Pierre s'était peint appuyé sur son bâton, l'air rêveur
Fidèle à ses pieds, et dans la position que lui avait indi-
quée la dame à l'album.
La jeune femme resta longtemps en contemplation de-
vant le tableau de Petit-Pierre ; elle en examina attentive-
ment tous les détails, s'avanrantet se reculant pour mieux
juger de l'effet. Une pensée semblait la préoccui)er : elle
ouvrit le livret et chercha le numéro de la toile, le nom du
peintre et le sujet de son œuvre. Le nom lui était inconnu;
le livret ne contenait que ce seul mot : t Paysage. » Puis,
paraissant frappée d'un souvenir lumineux, elle dit (|uel-
ques mots tout bas à la vieille dame qui l'accompagnait.
Après avoir regardé encore quelques tableaux, maisd'uu
œil déjà distrait et fatigué, elle sortit.
Petit-Pierre, entraîné sur ses pas par une force magique
et craignant de perdre cette trace retrouvée si à propos,
suivit la jeune dame de loin et la vit monter en voiture.
Se jeter dans un cabriolet, et lui dire de ne pas perdre de
vue celte voilure bleue à livrée chamois, fut l'affaire d'une
minute pour Petit-Pierre. Le cocher fouetta énergiquement
sa haridelle, etsemitàla poursuite de l'équipage.
La voiture entra dans une maison de belle apparence,
rue ***, et la porte cochère se referma sur elle. C'était bien
là que demeurait la dame. Savoir la rue et le numéro de
son idéal est déjà une belle position, et c'est quelque chose
que de pouvoir se dire : a Mon rêve demeure dans tel quar-
tier, sur le devant, « ou bien : « entre cour et jardin. > Avec
cela, avec moins peut-être, Lovelace ou Don Juan eussent
mené une aventure à bout; mais Petit-Pierre n'était ni
un Don Juan ni un Lovelace, bien loin de là!
Il lui restait à savoir le nom de la dame de ses pensées,
à se faire recevoir chez elle, à s'en faire aimer : trois pe-
tites formalités qui ne laissaient pas que d'embarrasser
étrangement notre ex-berger.
Heureusement, le hasard vint à son secours, et le moyen
qu'il cherchait s'offrit de lui-même. Un malin, son rapin
Iloloferne lui apporta, délicatement pincée entre le pouce
et l'index, une petite lettre oblongue qu'il flairait avec des
contractions et des dilatations de narines, comme si c'eût
été un bouquet de roses ou de violettes.
A l'anglaise fine et vive de l'adresse, on ne pouvait mé-
connaître une main de femme et de femme bien élevée, sa-
chant écrire une autre orthographe que celle du cœur.
La lettre était ainsi conçue :
€ Monsieur,
« Je viens de voir au salon un charmant tableau de vous.
Je serais bien heureuse de le posséder dans ma petite ga-
lerie ; mais j'ai peur d'arriver trop tard. S'il vous appartient
encore, ayez la bonté de me promettre de ne le vendre à
personne et de le faire porter, l'exposition finie, rue
Sainl-H..., n»... Vos conditions seront les miennes.
« G. d'Escars. »
La rue elle numéro concordaient précisément avec ceux
où Pclit-Pierre avait vu entrer la voiture. Il n'y avait pas à
s'y tromper. M-^e d'Escars était bien la dame au porte-
crayon de flamme des visions de Petit-Pierre, celle qui lui
avait donné le louis avec lequel il avait acheté les premières
feuilles de papier, celle dont il gardait précieusement une
goutte de sang sur son mouchoir à carreaux.
Petit-Pierre se rendit chez M'"= d'Escars, et bientôt des
relations assez fréquentes s'établirent entre eux. L'esprit
naïf et droit, enthousiaste et sensé à la fois de Petit-Pierre,
que nous appellerons ainsi jusqu'à la fin de celle histoire
pour ne pas divulguer un nom devenu célèbre, plaisait in-
finiment à M"* d'Escars, qui n'avait pas reconnu dans le
jeune artiste le petit pâtre qui lui avait servi de modèle,
mais qui pourtant, dès la première visite, avait eu quelque
vague souvenir d'avoir vu cette physionomie ailleurs.
232
LECTURES DU SOIR.
M"« d'Escars n'avait pas dit à Petit-Pierre qu'elle-même
dessinait, car elle n'avait aucune hâte de faire montre des
talents qu'elle possédait. Un soir, la conversation tomba
sur la peinture, et M"»» d'Escars avoua, ce que Petit-
Pierre savait fort bien, qu'elle avait fait quelques études,
quelques croquis qu'elle lui aurait déjà montrés si elle les
avait jugés dignes d'un tel honneur.
Elle posa l'album sur la table, en tournant les feuilles
plus ou moins rapidement, selon qu'elle jugeait les dessins
digues ou indignes d'examen. Quand elle arriva à l'endroit
oii Petit-Pierre et son troupeau étaient représentés, elle dit
au jeune peintre :
— C'est à peu près le même site que celui que vous
avez représenté dans votre tableau, que j'ai acheté, pour
voir, réalisé, ce que j'aurais voulu faire. Cette rencontre
est bizarre. Vous êtes donc allé à S***?
— Oui, j'y ai passé quelque temps.
— Un charmant pays, inconnu, et renfermant des
beautés qu'on va chercher bien loin; mais puisque que j'ai
tiré mon album de son étui, ce ne sera pas impunément.
Voici une page blanche, vous allez crayonner quelque
chose là-dessus.
Petit-t-ierre dessina la vallée où M™' d'Escars était tom-
bée de cheval. 11 représenta l'amazone renversée à terre et
soutenue par un jeune pâtre qui lui bassinait les tempes
avec un mouchoir trempé dans l'eau.
— Quelle coïncidence étrange ! dit M"» d'Escars. Je suis
effectivement tombée de cheval dans un endroit semblable,
mais il n'y avait aucun témoin de cette mésaventure qu'un
petit pâtre que j'ai vaguement entrevu à travers mon éva-
nouissement et que je n'ai jamais rencontré depuis. Qui a
pu vous raconter cela ?
— C'est que je suis moi-même Petit-Pierre, et voici le
mouchoir qui a essuyé le sang qui coulait de votre tempe,
où j'aperçois la cicatrice de la blessui'e sous la forme
d'une imperceptible petite raie blanche.
M^e d'Escars tendit sa main au jeune peintre, qui posa
sur le bout de ses doigts roses un baiser tendre et respec-
tueux, puis, d'une voix émue et tremblante, il lui raconta
toute sa vie, les vagues aspirations qui le troublaient, ses
rêves, ses efforts et entia son amour, car maintenant il
voyait clair dans son âme, et si d'abord il avait adoré la
muse dans M"* d'Escars, maintenant il aimait la femme.
Que dirons-nous de plus? La fin de cette histoire n'est
pas difficile à deviner, et nous avons promis en commen-
çant qu'il n'y aurait dans notre récit ni catastrophe ni sur-
prise. M"« d'Escars devint au bout de quelques mois
jlme D***^ et Petit-Pierre eut ce rare bonheur d'épouser
son idéal et de vivre avec son rêve sans jamais s''être souillé
par de vulgaires unions. — Il aimait les beaux arbres, il
devint un grand paysagiste. — 11 aimait une belle femme,
il l'épousa; heureux homme! Mais que ne fait-on avec un
amour pur et une forte volonté?
TuÉOPUU-E GAUTIER.
MUSEE DES FAJVIILLES.
233
à> B®i© wum "ïïMMumm
(t)
I
I. — PESARO. — TÛILON.
J'avais rencontré à Pesaro une famille française avec la-
(i) V. t. II, p. 49-56 du MiisCe des Familles, le morceau iolilulé :
Les trois âges d'un vaisseau-
MAI 1844.
quelle j'avais commencé une de ces liaisons si douces elsi
promptement intimes, que rompt tout à coup, et ordinai-
rement pour toujours, le dernier tour de roue de la voi-
ture ou du bateau à vapeur qui vous a portés de com-
— 50 — ONZIÈME VOLUME.
234
LECTURES DU SOIR.
papnie pendant deux ou trois fois vingt-quatre heures...
On ne s'anèle guère à Pesaro jiour voir son port, canal
étroit et sans profondeur, abri pour de petits navires,
qu'aucun bâtiment un peu considérable ne peut venir
chercher : on s'y arrête pour y recueilhr les souvenirs de
la cour galante et poéli<iue des ducs de la Rovère; pour aller
s'asseoir dans la maisonnette où l'auteur de VAmadis dic-
tait à son fils, qui devait cire un jour le grand Torquato
Tasso, les chants d'un poème que la Jérusalem a trop fait
oublier peut-être ; pour visiter son église du Saint-Sacre-
ment, sa cathédrale trop vantée, sa bibliothèque, et sa
promenade du Belvédère. Dans un demi-siècle, on y fera
des pèlerinages pour voir la maison modeste où naquit
Rossmi, et le palais de campagne où il se retira il y a
quelques années, quand ce cri douloureux eut échappé àson
cœur profondément ulcéré :« Paris, où l'on fractionne mon
Guillaume Tell ; Paris, cité barbare et qui te crois ar-
tiste ; Paris, indigne de me posséder plus longtemps, adieu !
Adieu, ville ingrate, tu n'auras pas mes os ! «
La famille dont je parlais à l'instant n'était venue à Pe-
saro que parce qu'elle faisait en conscience, comme disent
les touristes, son voyage en Italie. Elle ne laissait derrière
elle aucune ville ayant ou ayant eu une certaine impor-
tance, sans avoir vu surtout ce que les ciceroni ne recom-
mandent point aux voyageurs : méthode excellente dont je
me suis toujours très-bien trouvé pour ma part, et que
^'indique à tous ceux qui, ayant envie de connaître les
choses vraiment intéressantes, voudront ne pas perdre
leur temps aux niaiseries consacrées.
J'étais à l'embouchure du port, où je causais avec des
matelots dalmates et romagnols, recueillant les termes
nautiques qui leur sont particuliers et dessinant un des na-
vires les plus communs de l'Adriatique auxquels ils ont
donné, je ne sais pourquoi, le nom de frabacoli (1). Mon
croquis s'avançait, avec la nomenclature que je recueillais
à mesure que je plaçais un cordage ou un détail de construc-
tion, lorsque derrière moi j'entendis plusieurs voix parler
en français. Je me retournai, et vis trois personnes de fort
bon au' qui, me prenant sans doute pour un artiste, s'ap-
prochaient pour voir mon dessin. Je les laissai faire, et leur
montrai, quand elles furent à portée, le profil sans ombres
du bâtiment que je venais d'étudier. Où elles avaient cru
admirer un cro(]uis vivement touché, une chose piquante
par PelTet et l'arrangement, elles parurent assez étonnées
de trouver quelques traits bien froids, quelques lignes
l)iea rigides, et, à côté de chaque objet tracé, un ou plu-
sieurs mots italiens et illyriens qui leur semblaient des
termes de cabale. Une d'elles — à la manière dont je par-
lais italien, elle avait bien vile reconnu que j'étais fores-
tier a et Français; — une d'elles me demanda poliment à
quoi pouvait être bon ce que je faisais là :
— Assurément, me dit-elle, monsieur n'est point un
peintre de marine ; les peintres ne procèdent guère de cette
iaçon : c'est au côté pittoresque des choses qu'ils s'atta-
chent plus qu'à leur côté positif. Comme je ne vois pas
monsieur seservir du compas et de la règle, indispensables
aux géomètres, architectes etaulres constructeurs de plans
rigoureux; comme je ne le vois pas agir non plus en ar-
tiste, je me demande quel usage il pourra faire de celte
figure qui d'ailleurs, je le reconnais, me semble rappeler
forl bien le navire que nous avons sous les yeux.
— Mes dessins ne sont point d'un artiste, madame, et
vous l'avez très-judicieusement remarqué. Pour moi, ce
sont des notes explicatives, des délinéalions graphiques, si
je puis dire ainsi, qui suppléent aux définitions que je n'ai
(i) Voir page 237.
pas le temps de faire, ou les complètent quand je ne veux
pas, dans une étude commencée pour uu travail sérieux,
me donner la peine de détailler minutieusement, la plume à
la main, les choses dont il faut pourtant que je garde un
souvenir précis.
En i)arlant ainsi, je feuilletais mon journal de voyage cl
montrais à mes curieux interrogateurs toutes ses pages
chargées ou, comme on le dit maintenant en français-an-
glais, illustrées de petites esquisses cl de fragments de
figures nauti([ues qui leur donnaient un pelil air de gri-
moire assez intéressant en vérité. Je leur fis connaître le
but et les résultats de ma course en Orient et à Venise,
et leur dis que j'espérais, avant deux mois, rentrer en
France, où peut-êlre ma bonne fortune me les ferait ren-
contrer.
Par un échange de politesses tout naturel, la dame qui
m'avait adressé la parole mè fit connaître ses projets pour
la fin d'une pérégrination commencée depuis huit mois
environ, et me dit le plus olligeamment du monde que,
elle, son épnux et leur fils seraient heureux de me retrou-
vera Marseille ou à Toulou vers le mois de septembre, que
j'avais assigné pour l'époque de mon retour par la Pro-
vence.
La connaissance était faite. On ne m'avait cependant pas
demandé mon nom; je n'avais pas osé non plus deman-
der qui le Ciel m'avait adressé sur ce point du rivage de
l'Adriatique assez négligé par les voyageurs. Je me rappelai
heureusement, à propos, le moyen que j'avais vu mettre
en pratique, sur le Danube, par un Russe qui, après d'assez
longs entretiens avec moi, avait fini par m'envoyer sa carte
par un des liellncrs (I) de notre bateau à vapeur, à qui,
bien entendu, je devais tout de suite rcmellre la mienne.
Quand mes compatriotes m'eurent quitté pour aller au pelil
phare dont est munie l'entrée du port de Pesaro, je leur
dépêchai un matelot avec mon biglietto et mes compli-
ments ; et bientôt mon page goudronné revint tenant à la
main une carte sur laquelle j'eus assez de peine à lire ces
deux lignes gravées en caractères microsco|Mques : « G. de
Tournevillc, ingénieur en retraite. » Grâce à ce procédé
diplomatique et très-simple, qui n'a que l'inconvénient
d'exiger l'intermédiaire d'une tierce personne que l'on n'a
pas toujours à ses ordres, sans avoir eu l'ennui de nous
réciter nos noms les uns aux autres, nous sûmes à peu près
des deux côtés à qui nous avions affaire.
Le Ciel, qui ne voulait apparemment point que nous
nous quittassions ainsi, nous réunit, une heure après cette
première rencontre, à la table d'une auberge où je devais
dincr avant de partir pour Ancône. La conversation fut là
ce qu'elle ne pouvait manquer d'être entre gens qui ve-
naient les uns de la Hollande et de l'Allemagne, l'autre
d'Athènes et de Conslantinople. Ce qui m'en resta, c'est
que la famille dont le hasard m'avait ainsi rapproché, con-
stituait une Irinitc charmante.
M"'* de Tournevillc n'était point une personne vraiment
belle ou jolie ; elle avait passé quarante ans ; mais elle était
tout aimable, toute gracieuse, toute bonne; et puis, elle
avait un mérite qui ne pouvait manquer de la recomman-
der puissamment à mes yeux : elle ressentait pour la mer et
les navires une de ces sympathies intelligentes que j'ai bien
rarement trouvées chez lesgei^du monde, chez les femmes
surtout. Tout ce qui regarde la marine l'intéressait véri-
tablement, et c'était par uu autre sentiment encore que
celui d'une vaine curiosité qu'elle nimait à pénétrer les
mystères de l'organisation (\u vaisseau, ce grand instru-
ment de la civilisation. Il faut dire aussi que celle dame
(1) Donicsliques; proprt:tnen(: '^mmoliers.
MUSEE DES FAMILLES.
535
avait navigué lieaiicoiip; c]iic, nôe à J'Ile-de-Fraiice, elle
avait plusieurs fois Tait le voyage de riiide ; et qu'une édu-
cation cxcc|)lionnclle lui avait permis de mettre à prolit
SCS longues traversées.
Quant à M. de Tourneville, il me parut un Iinmme in-
struit sur toutes choses, et très-propre à donnera son fds,
dans des conversations sérieuses et pendant une tournée
assez lente en Allemagne et en Italie, un comi>Iémcnt au\
études que celui-ci venait de faire au collège. Car ce jeuuc
homme, âgé de vingt ans environ, avait quitté depuis un
au les Laucs de RoUin, où il avait appris, et Men ap-
pris, ce qui est assez rare pour être remarqué, toutes les
choses — utiles, quoi qu'en disent des esprits chagrins ou
systémaliqucs — qu'où enseigne dans les cours de l'Uni-
versité. C'était un bon esprit que M. Edouard de Tourne-
ville : au lieu de prendre seulement en patience le collège,
il Pavait jiris en passion ; pour lui, pas de temps perdu; ce
que ses camarades donnaient au rien faire, à l'ennui, aux
lectures clandestines, il le donnait loyalement à une étude
sérieuse, pleine d'ardeur et de volonté. Aussi avait-il de
solides teintures de toutes choses ; aussi était-il merveil-
leusement disposé pour toute étude nouvelle. 11 avait d'ail-
leurs de la vi\ aeiié, de l'entrain, avec de bonnes manières;
en deux mots, c'était un jeune homme vraiment distin-
gué.
J'en jugeai moins par les deux heures que uous passâ-
mes ensemble à Pesaro, que par un séjour d'uue semamc
à Toulon, où j'eus occasion de le voir tous les jours, et
chaque jour assez longtemps pour mefortifierdanslabonne
opinion que j'avais prise de lui dans la petite ville du
pape.
Ce fut vers le milieu de septembre que je retrouvai à la
Croix d'or, où je leur avais à peu près donné rendez-vous,
M. et M'"«de Tourneville et leur fils, venant de Marseille à
Toulon pour visiter l'arsenal et les vaisseaux sur rade.
IL
LES TREMIERS NAVIRES.
J'étais le guide naturel de mes nouveaux amis dans ce
grand labyrinthe qu'on appelle l'arsenal de Toulon, ils vou-
laient tout examiner, se faire tout expliquer; je ne leur
épargnai aucun détail. La seule chose que je réservai, ce
fut LE VAISSEAU. Ils avaient vu tous les éléments qui con-
courent à sa formation, à son organisation; je voulais le
leur montrer complet, vivant, actif, dans toute sa beau'é,
dans toute sa puissance, dans toute sa grandeur. C'était en
rade, peut-être même à la mer que j'espérais le leur ana-
lyser.
Nous prîmes rendez-vous pour un jour prochain, que je
savais être celui des grands exercices dans l'escadre, un
jour que mes camarades m'avaient annoncé comme celui où
l'amiral avait l'habitude de faire appareiller ses vaisseaux
pour les faire évoluer dans les eaux des iles d'Hyères. La
veille cependant, je crus qu'il était bon d'aller faire un tour
en rade, et de visiter le chantier du Mourillon, où étaient
en construction des navires à différents degrés d'avance-
ment. Le canot d'un capitaine de vaisseau de mes amis
était à mes ordres ; il nous emporta hors du port, et nous fit
faire une promenade à la voile, dans la petite et la grande
rade, avant de nous porter au chantier.
Une corvette rentrait, signalée dès le malin comme re-
venant des mers de la Chine. Nous allâmes auprès d'elle,
et je fis remarquer à mes Parisiens que ce navire, si nous le
comparions à tous ceux au milieu desquels nous courions
depuis deux heures, avait réellement l'air fatigué ; et que,
dans le désordre de ses cordages, dans les souillures de
son vêlement, autrefois d'un beau noir, grisâtre mainte-
nant et comme couvert d'une sorlede poussière, il v avait
des rapports frappants avec ce qui signale un homme qui
achève un long voyage.
— Ce n'est pas moi, dit M"» de Tourneville, qui ppux
m'étnnner de ce qu'on revient de la Chine; j'ai doublé
cinq fuis le cap de l5onne-E>pérance, et je sais que Ls plus
longues navigations ne sont guère que des qucsàons de
temps, aujourd'hui que la science est tiès-avaDoic. Ce-
pendant je ne puis jamais m'empêcher d'un certain mou-
vement de crainte en même temps que d'admiration,
quand je pense qu'un homme s'est trouvé qui a mis le pied
sur uu navire et a quitté le rivage tranquille pour une mer
immense, inconnue, où devaient régner les lempC-tes !
Edouard de Tourneville était un jeune écolier d'un goût
trop délicat pour appuyer cette observation d'une citation
vulgaire. Ce ne furent donc pas les vers célèbres d'Horace:
« nu rubur et œs triplex, etc. » ', qu'il récita à ce mo-
ment, mais cinq distiques de la préface de VEnlécemenl
de Proserpine par Claudicn, que je u'avais jamais entendu
cilerpar personne, et qui ne sont pas dans ce bagage de
lieux communs dont sont chargées tant de mémoires éru-
dites. Il était tout naturel qu'après avoir dit pour son père
et pour moi les dix vers du poêle d'Alexandrie, il en donnât
une traduction à sa mère; il le fit, et voici sa version du
a Inventa secuit primus qui nave profundum, etc. » :
a Le premier qui, avec le navire nouvellement inventé,
« fendit la mer profonde, et frappa les flots de ses rames
a téméraires, ne se confia d'abord qu'en tremblant aux
« eaux tranquilles, cherchant une route facile et sûre le
« long des rivages connus. Bientôt, ouvrant ses voiles au
« vent doux et propice, il essaya les navigations sur une
« mer éloignée du rivage, et perdit la terre de vue. Alors,
« peu à peu sou audace s'accrut; son cœur ne ressentit
€ plus la crainte ; il s'élança sur l'océan inconnu, et, se fiant
« aux astres, il brava les tempêtes de la mer Egée et
« dompta la mer d'Ionie. d
— C'est à merveille, dit M"* de Tourneville; mais qui
fut le premier navigateur?
— Qui, madame? Croyez-vous qu'un homme, sur un
point du rivage de la Méditerranée, ayant eu l'idée de faire
un navire, c'est ce navire, quel qu'il fût, qui devint le
point de départ de toutes les idées de uavigation dans le
monde? Croyez-vous que si Dédale inventa la voile, ce qui
est au moins douteux, c'est de lui que la tiennent les sau-
(0 II eut un cœur d'airain, celui qui de l'orago
Affronla le premier l'Impéiueusc rage
Sur un fragile bois!
Il méprija ces venls des plaines boréales.
Ce fougeux aquilon, ces étoiles falaicî,
Terreur des maieiols;
Les tyrans orageux de l'onde adrialiquc
El l'Eiirus el l'Aulan, que la rive d'Arriquo
Voit luUer sur ses llois.
A côléde ecUe imitation, tentée par Daru, il sera peut-être assez pi-
quant de trouver la paraphrase que publia Uousard de ce passage ao
la 3' ode d'Horace, dans l'ode ssni de son V» livre des Odes :
Hardi le cœur du cîiarpenticr
Qui vil le sapin forestier
Inutile sur sa racine.
Et qui, le Iranclianl en un tronc,
Le laissa seicher de son long
Dessus le bord de la mnrine;
Puis, sec des rayons de l'esté,
Le scia d'un fer bien denté.
Le transformant en une hune,
Eo mast, en tillac, en carreaux,
El l'envoya dessus les eaux
Servir de charrette i Nepiune.
236
LECTURES DU SOIR.
rages de l'Araériqueetceuxde la Polynésie? Je n'en crois
rien, quant à moi.
— Mais enfin , monsieur, tout ceci a eu un commence-
ment, et, selon vous, quel a-t-il été, je vous prie?
— Voici, madame, comment, à mon sens, les choses
turent se passer, non pas seulement dans la mer des Cy-
tlades ou de Pbénicie, mais partout où il y a rivière ou
Dcéan, partout où l'on eut besoin de traverser un cours
d'eau, ou curiosité d'aller visiter une ile baignée par les
flots salés de la mer. Un arbre flottait, suivant le cours de
l'eau, tourmenté par le vent, esclave des deux puissances
qui le ballottaient; c'était un tronc. On le regardait passer;
quelqu'un remarqua une propriété inhérente au bois :
« Il surnage et le courant l'emporte. » Un autre arbre sui-
vait que surmontait une branche garnie d'un bouquet de
feuilles ; il allait plus vite que le premier, il le dépassait ;
ou en fit la remarque, et l'idée de la voile se trouva dans
cette observation qui ne devait porter son fruit peut-être
que longtemps après. On mit une pierre, deux, trois ou un
plus grand nombre sur l'arbre ; il les supporta et fit son
voyage. On le chargea davantage et il s'enfonça. A la
pierre se substitua un homme hardi, armé d'une longue
perche pour se garantir des accidents de la route : terre,
roches, sables trop voisins de la surface de la rivière. Mais
l'arbre tournait; mais, en flottant, il trouvait devant lui,
par sa forme, un obstacle continuel dans l'eau qu'il fendait
avec peine : on arrondit, on aiguisa la partie antérieure de
l'arbre voyageur, et l'obstacle diminua dans les deux cas.
.\. l'arbre, on ajouta un autre arbre, puis un second, et ce
système, agrandi par l'addition d'autres arbres encore, ne
tourna plus et présenta une surface large, solide, qu'on put
charger de poids assez lourds. Ce véhicule, c'est le radeau.
Quand la ratis, la smedia est inventée par les Lydiens
ou par d'autres, car les auteurs ne sont pas d'accord sur ce
point de critique, pensez-vous qu'ailleurs on ne trouvera
pas le radeau? Mais le catimaron dont se senent pour la
pèche les habitants de la côte de Coromandel ; mais hjan-
gada qui fait les navigations de Fernambouc à divers
Janffada du Bré.sil.
points de la côte, et qu'on rencontre à plus de vingt lieues
au larL'e, est-ce la Grèce qui les a donnés aux Hindous ou
aux Brésiliens? N'est-ce pas le même génie, le même be-
soin qui, sur trois points très-éloignés du globe, créent,
peut-être au même instant, le même moyen de transport
par eau ?
Ce n'est pas tout. Voyons ce que va devenir le tronc
d'arbre.
Accouplé, lié à d'autres, il a changé de destinée. S'il peut
porter de lourds fardeaux, s'il présente un sol auquel on
peut se confier sans trop de craintes, il a perdu la rapi-
dité, la facilité d'évolution : aussi est-ce à perfectionner le
flotteur isolé qu'on applique tous ses soins.
L'homme s'était mis d'abord à cheval sur le tronc d'ar-
bre, puis il s'y était assis les jambes étendues : c'était trop
peu pour sa commodité. Il veut creuser l'arbre pour se faire
un réceptacle moins incommode. Est-ce le raisonnement
ou le hasard qui lui a inspiré celte idée? qui sait! K'a-t-il
pas vu flotter les pétales détachés d'une rose, la coque d'une
noix, ou un morceau de l'écorce séchée d'un arbre de la
rive? N'a-t-il pas remarqué que ce corps concave a sur l'eau
une stabilité que n'a ni la planche, ni le tronc cylindrique ?
Il creuse le tronc avec le fer ou le feu, et dans cette espèce
de berceau flottant il peut mettre, sans les exposer à l'eau
qui les mouillait sur le radeau, son corps, ses vivres, sa
marchandise.
Le navire existe alors, mais en embryon, mais imparfait.
Il restera dans cet état chez le sauvage qui n'a pas de lon-
gues navigations à entreprendre, parce que le commerce
n'est pas un de ses instincts ; il grandira partout où la ci-
vilisation a développé quelques besoins réels ou factices.
Les rivalités commerciales ont amené la guerre, ce n'est
plus seulement la terre qui sera le théâtre des luttes enga-
gées par l'avarice et les mauvaises passions : on voudra se
battre sur la mer que l'on possède à peine, mais qui rendra
le combat plus terrible et, par cela, plus attrayant pour les
courages les plus féroces. Le monoxyle (1) est insuffisant
à ce raomenl-là; il laisse trop au hasard. Il faut qu'il s'é-
Fait d'un seul morceau de bois. Du gr. {»i»< (xyto»), boi*, cl
143 ■:;
{monoi'Jy un seul.
MUSEE DES FAIMILLES.
237
Trabacoli.
Navire du moyen âge.
238
LECTURES DU SOIK.
largisse pour contenir plus de combattants, qu'il s'allonge
en proportion de sa largeur nouvelle ; mais Tarbre est in-
suffisant, et un grand pas se fait tout d'un coup. Des
planches se joignent, montées sans doute sur des traver-
ses, pour faire le fond d'une sorte de caisse dont on élève
les côtés. On a ainsi le Latcau de rivière, ce plus simple de
tous les navires composés, qui pourra s'allonger, s'élargir,
se fortifier, mais qui ne changera guère de forme que pour
entrer à la mer, où sa solidité serait insuffisante. Un sys-
lèine de planches et de solives , d'abord assez grossier,
concourt à la composition de l'édifice naval; puis une ré-
volution a lieu.
On a remarqué que le poisson est rapide, que ses na-
geoires lui donnent le mouvement et sa queue la direction;
on a remarqué que le cygne, l'oie, le canard, le goéland,
enfin tous les autres oiseaux aquatiques sont solidement
placés sur l'eau où ils avancent et se gouvernent au moyen
de pattes dont les doigts sont unis l'un à l'autre par une mem-
brane: on pense à asseoir le navire sur la mer comme s'y
asseoit le i)a!mipède ; à lui donner un peu de la rapidité du
poisson, à lui prêter des bras à l'aide desquels il nagera, et
une sorte de queue qui le fera tourner à droite et à gauche,
selon la fantaisie de l'homme qu'il portera.
Ce sont là des idées toutes simples; mais que d'efforts
d'intelligence, que de tâtonnements, que d'essais il faudra
pour que l'automate navigant devienne poisson ou cygne!
La rame ne coûtera guère à trouver pour qui aura vu les
pattes de canard; et qui aura la rame aura le gouvernail,
car c'est une rame qu'on placera à l'arrière. La voile ne
coûtera pas davantage. L'homme remarque bien vite que
la brise qui frappe son navire par-devant le retient, comme
elle l'empêche de marcher lui-même lorsqu'à pied il veut
lutter contre la force du vent; il a senti en se promenant
que, poussé par le vent, il marche plus vite que si ce se-
cours lui manque; il a observé que cette impulsion est
d'autant plus grande qu'à la surface de son corps s'ajoute
l'ampleur d'une tunique ou celle d'un manteau : tout est
dans cette observation. Mais il ne peut rester planté au
milieu de son navire, ouvrant les plis de sa robe ou de son
manteau au souffle propice; à sa personne il substitue
donc un point d'appui pour l'étoffe qui doit transmettre au
navire l'effort du vent; il dresse une perche, et voilà le
premier màt. Une autre perche, élevée en croix, va faire
i'olTice de ses bras, pour soutenir et déployer la toile, et
voilà ce qu'aujourd'hui nous appelons la vergue. Vous
comprenez cela, n'est-ce pas, madame? vous concevez que
les choses ont dû se passer ainsi, et non pas seulement sur
tel ou tel point de la côte de Syrie ou de la Grèce, mais
partout où il y a un large courant d'eau, un lac ou une
mer.
— La vraisemblance est pour votre hypothèse, me ré-
pondit iM'"« deTourneville.
— La vraisemblance, madame! dites la vcrilc. Rien ne
m'est mieux démontré que ceLi, et les marins de tous les
ppupîes que nos relations n'ont point encore arrachés à
leur état primitif, témoignent en faveur do ma proposition.
Nous allons voir maintenant comment le navire devint
grand et fort en se modelant sur le squelette du poisson,
comment le poisson se fit vaisseau.
IH. — LE CHANTIER DE CONSTRUCTION. — LA LANGUE
MARITIME.
Nous arrivions à la plage du Mourillon. Le chantier
était dans toute son activité; les ouvriers s'y pressaient
autour de plusieurs carcasses de navires qui étaient bien
propres, par les divers degrés d'avancement auxquels ils
étaient parvenus, à faire connaître à des gens du monde
intelligents l'osléologie de ce grand corps flottant qu'on
appelle le vaisseau. Si je votdais faire une leçon d'anato-
mie, les sujets ne me manquaient pas.
Je laissai d'abord mes trois amis se promener librement
autour des plans inclinés sur lesquels des squelettes gi-
gantesques s'élevaient à des hauteurs presque effrayantes.
Je pensai qu'il était bon de les abandonner un moment à
leurs impressions, devant ces grands édifices dont les plans
et les détails multipliés devaient les étonner beaucoup,
,Eurtout s'ds se reportaient par la pensée aux premières
constructions dont je venais de les entretenir. Après un
quart d'heure donné à ce spectacle sans explications — car
ils devaient écouler sans profit les charpentiers qui avaient
pour mes Parisiens le double tort de parler provençal et de
se servir du dictionnaire des constructions navales, fort peu
usité hors des chantiers, — après un quart d'heure, je me
rapprochai de M-^^ de Tourneville et de son fils pour les
initier à quelques-uns des mystères de la formation du
vaisseau.
— 5Ion Dieu, que tout ceci est prodigieux ! me dit
M""* de Tourneville d'un air où perçait le découragement.
— Pour moi, je n'y comprends rien, ajouta le fils.
— Je suis im peu plus avancé que vous, Edouard et
Marie, maisen vérité j'ai bien besoin que la lumière se fasse
dans les ténèbres où j'aperçois à peine quelques détails
précis.
— J'avouerai que ce qui me trouble beaucoup, c'est la
langue étrange que parlent tous ces braves gens-là. Quels
termes, bonté divine ! les comprenez- vous, mon cher mon-
sieur?
— Je les connais presque tous ; je sais la valeur et l'ori-
gine d'un assez grand nombre, mais je confesse que toutes
mes recherches n'ont pu me fixer sur le sens réel de beau-
coup d'entre eux.
— Mais c'est un horrible patois ; c'est un argot inintel-
ligible, et sans doute capricieusement fait parles marins et
les charpentiers dans leurs jours de goguettes.
— Non, madame, ce n'est point un argot ; c'est une
langue bien faite, riche, poétique, et qui a les origines
les plus nobles. Bien des corruptions l'ont altérée, mais
elle a ce malheur commun, non-seulement avec toutes les
langues de métier parlées par des hommes ignorants ou
insouciants, mais encore avec les langues de tous les peu-
ples, parlées par les savants et les hommes du monde bien
élevés.
A mesure qu'un mot de marine interviendra dans les
explications que je vais vous donner, je vous dirai, si je lo
puis, son sens, sa valeur, son origine, cl vous verrez que
le patois des gens de mer, comme vous appelez di' ' ~ :-
sèment leur idiome, mérite qu'on l'étudié série
Jusqu'alors, à la vérité, les marins ont fait ii peu près
comme vous ; ils ont parlé leur langue sans trop se soucier
de la véritable conformation des mots, de leurs sens primi-
tifs, de leurs racines; ils ont paloisé cette langue qui de-
vait rester pure parce qu'elle était technique, et qui s'est
altérée parce qu'elle est devenue commune à tous les peu-
ples navigants de l'Europe : commune non pas dans la to-
talité de ses expressions et de ses locutions, mais dans un
très-grand nombre. J'espère que, plus tard, les gens de
mer — je parle des hommes instruits qui aiment tout dans
leur beau métier, — prendront coût à l'élude de la langue
maritime cl que tout ne sera pas dit pour eux, sur ce sujet,
quand ilsauroot fixe dans leur mémoire une nomenclature
MUSEE DES FAMILLES.
2^9
d'environ deux mille mots. 11 leur manquait un diction-
naire, patiemment composé, où tout fût étudié avec soin,
oùla comparaison des termes employés par les navigateurs
de tous les pays se présentât sans peine à roeil et à l'in-
teiiigenec du lecteur, où les racines des mots fussent don-
nées, autant qu'il est possible de le faire avec quelque cer-
titude ; enfin où les formes diverses des termes, recueillies
dans les documenis les plus certains, donnassent une his-
toire véritable de chacun d'eux : j'ose espérer que dans (rois
ou quatreansce vaste lexique marin sera achevé (1}; alors,
madame, toutes les opinions singulières que l'on a émises
sur ce palois capricieux, — comme si le caprice pouvait
être pour quelque chose dans les nomenclatures faites par
le besoin, et par les progrès d'un art qui se développe, —
toutes ces opinions tomberont devant la vérité. 11 vous se-
ra démontré, comme aux marins et aux érudits, que la
langue maritime a peu de mots qui n'appartiennent à la
langue vulgaire d'une des nations qui naviguent; que c'est
une langue générale, ici plus française, là plus espagnole
ou italienne, plus anglaise ou germaine ailleurs, mais par-
tout un peu grecque, latine, saxonne, arabe, comme tou-
tes les langues vulgaires. Venons au vaisseau. Voici une
cale qui nous le montre à peine ébauché.
— .\h ! monsieur, je vous arrête tout d'abord. Cale!
qu'est-ce que cale? et que veut dire ce mot?
— C'est juste, madame, je vous dois l'explication de ce
terme. Vous voyez que la construction de pierres devant
laquelle nous sommes, comme toutes celles qui servent de
bases aux navires dans ce chantier, est établie de telle fa-
çon qu'au lieu d'èlre une surface plate et horizontale, elle
est une surface plate mais inclinée de la terre à la mer.
Quand le navire sera achevé, il glissera sur ce plan, dont
l'inclinaison est de quinze à vingt degrés environ, et il ira
ainsi très-facilement à l'eau, entraîné par son propre poids,
ce qu'il ne pourrait faire qu'à grand renfort de machines
s'il était monté sur une base horizontale. Cela est facile à
comprendre.
— Assurément, très-facile.
— Madame ne sait pas plus le grec sans doute que la
spirituelle et maligne Henriette des Femmes sava7ites ;
mais M. Edouard n'ignore pas que chalao [y^Hui) si-
(1) Quand jVus publié mon Archéologie navale (décembre 1S39\
M. te r-inistre de la marine me donna l'ordre de composer un recueil
deious les mois de marine en u«a?e ou lombOs en désuétude, qui se
trouvent dans les documenis historiques cl dans les correspondances
des grands hommes de mer français. J'acceptai avec reconnaissance
la lâche pénible qui m'dail im[)0s6e. J'ai depuis considérablement
clart;i les ba:^c3 du travail qu'on me demandait. Les cléments de ce
recueil étaient nombreux entre mes m-ins depuis vingt ans, mais il
fallait les compléter, si l'on peut se servir de ce mol quand il s'agit
d'un sujet si vaste! Le ministre m'envoya à la recherche des monu-
ments eciits qui devaient enrichir mes nomenclatures anciennes, la-
tine, française, italienne, génoise, vénitienne; il me fit aller en Grèce
et à Consianiinopie, pour recueillir les termes usités dans les marines
de l'Archipel et de la mer Noire; en Iialie, pour faire à bord des na-
vires do Venise, de la Ralmatie, d Naples et de Gènes, ce que j'avais
fait sur une corvette grecque au Pirée et sur des barques turques à
Consianiinopie. Je revins riche d'une dizaine de mille mots, de passa-
ges de telles respectables; riche aussi en espérance, parce que j'a-
vais éialili des relations avec des marins et des savants de plusieurs
pays, qui, depuis, m'ont él6 déjà d'un grand profit. Le diciionnaire
qui rcsul.era de mes longues ciudi'S sera polyglulie; il ne con'.iendra
guère moins de cinquante mdie articles et sera intitulé : Glossaire
ncuniqne. Composé par ordre du minis'.re de la marine, il sera im-
primé et publié par ses soins. 1! n'y aura ri^n dans ce volumineux
ouvrage des livres faits pour les spéculations commerciales par l'in-
dustrie de la librairie. Mon devoir, autant que ma passion pour les
éludes sérieuses, m'impose l'obligation de ne rien négliger; je ne
l'oublie pas: c'est sous les auspices du gouvernement que ce travail
doit se produire, et il faut qu'il soit le moins indigne possible du dé-
parl«menl ministériel aui m'en a conSé !a ecmpoiiliOD.
gnifie/aire descendre. Eh bien! le mot cale, dans le cas
présent, est emprunté au verbe grec. La cale fera descen-
dre le navire dans le port.
— Ainsi, monsieur, quand le vaisseau descendra à la
mer, il fera escale dans le port.
— Pardon, madame, l'analogie vous trompe; et puis-
qu'un souvenir de vos lectures vous est revenu à propos de
cale qui, en effet, semble élre le même molqu'fsca/c, fran-
cisation méridionale du latin scala, signifiant échelle, je
vous dirai ce que c'est que faire escale dans un port. Les
navires du moyen âge aussi bien que ceux de l'antiquité,
lorsqu'ils se voulaient mettre en communication avec la
terre qu'ils pouvaient approcher beaucoup , soit parce
qu'eux-mêmes s'enfonçaient peu dans l'eau, soit parce qu'à
l'endroit où ils abordaient la terre était presque verticale,
poussaient des planches au rivage (1), et ces planches qui
leur servaient de pont, vous savez, messieurs, comment les
appelait Virgile. Vous vous souvenez du navire qui avait
apporté de Clusium le roi Osinius.
— Et qui était contre une roche, les échelles dehors et
le pont préparé : * Eccpositis slabat scalis el ponlepa-
rato. »
— Votre mémoire d'humaniste ne vous a pas trahi,
monsieur Edouard. Voilà bien le pons etla5Cfl/a,la phn-
che qui faisait un pont, qui fournissait un passage, de la
terre au navire. Metire ainsi la planche dehors, pour les
Italiens, ce fut : métier la scala et puis : far scala. Nos
Provençaux ont francisé cela à leur manière toute catalane,
et ils ont dit : far Vescola^ faire escale. De là, tous les
ports où l'on s'arrêtait, où l'on poussait la planche pour
embarquer ou débarquer des marchandises, furent appe-
lés : ports d'escale, ou simplement : escales. Escala,
francisée tout à fait, est devenue : échelle ; et l'on a eu
les échelles du Levant, ]cs échelles de Barbarie. A Con-
sianiinopie les embarcadères du port sont appelés échelles,
et Ton dit : Top-Khana isuilé, réchelle de Top-Kliana,
comme à Brest l'on dit : la cale de l'intendance, la cale
de la mâture, la cale de la rose. Ces cales que je viens de
nommer sont, dans nos ports, de petites rampes descen-
dant des quais au fond delà mer; elles sont eiituilléesdans
le rocher, ou construites comme les murs des quais, ou
faites en terre, en pierres, en gravier, revêtus de murailles
pour soutenir ces matériaux. Quelquefois même ce sont de
véritables escaliers. Voilà, madame, quant au mot cale et
à son analogue escale, une explication qui, je l'espère,
vous aura paru simple et claire.
— Très-claire, en effet, et je dois ajouter lrès-in(éres-
sante, car elle m'a montré comment les choses d'aujour-
d'hui se rattachent par une tradition constante aux choses
antiques.
— Cette continuité de la tradition, vous la pourrez re-
marquer plus d'une fois dans l'organisation de la machine
navale; et vous trouverez qti'il est tout naturel qu'il en
soit ainsi, si vous vous rappelez que, dans l'initiquité, l'on
bàlit des temples magnifiques, de grands palais, des théâ-
tres, des arcs de triomphe, et que, par conséquent, tout ce
qui tenait aux arts et à la mécanique était parvenu à un
degré de perfection qui ne laisse atinm doute sur celui où
avait dCi monter l'art de construire les vaisseaux et de les
disposer pour la meilleure navigation possible. N'en dou-
tez point, madame, le navire antique fut excellent ; la rai-
son le dit, et mille fiùts l'attestent. Notre seule vanité
d'hommes de progrès, comme nous nous appelons avec
modestie, nous fait croire qu'il était enfant et que nous
l'avons fait homme.
(1) Voir page 237.
240
LECTURES DU SOIR.
IV. SQUELETTE DU NAVIRE.
Nous voici devant une cale, où le vaisseau se montre
dans ses éléments les plus simples. Voyez, quelques piè-
ces de bois droites ou courbes , formant un ensemble au-
quel vous ne manquerez pas de trouver une frappante
analogie avec la vaste poitrine d'un cétacé. Seulement,
comme dans la baleine, l'épine dorsale n'est pas en haut
et le sternum en bas, la carcasse du navire ressemble à celle
de la baleine renversée sur le dos. Ce qui dans l'animal
est nommé colonne vertébrale, dans le vaisseau s'appelle
quille. Quille est un mot saxon, dont je vais vous montrer
la conformation écrite.
A. JAL.
( La suite an numéro prochain.)
%m VOî^CAN DE HIBAUIËA.
Le volcan de Kirauea est situé dans la partie méridio-
nale de Tile d'Oahu ou Owyhee, la plus considérable du
groupe des Sandwich. Oahu , comme beaucoup d'autres
îles de rOcéan Pacifique, est de formation volcanique. De
vastes fleuves de lave ont couvert, depuis, la plus grande
partie de sa surface : quelques-uns , après avoir parcouru
une étendue de près de huit lieues, se sont précipités du
haut des falaises dans la mer. Eu 1800, un de ces grands
courants de lave, vomi par un des cratères de l'Ile, com-
bla une baie immense, et forma, sur ce point, la côte ac-
tuelle. La lave récente présente une surface entièrement
nue, sur laquelle on ne voit pas même poindre un brin
d'herbe, tandis que la lave plus ancienne s'est décomposée
et recouverte de la plus riche végétation. Du reste, l'as-
pect d'Oahu est ravissant, et d'admirables points de vue
B'offrent de toutes parts : quelques-unes de ses montagnes
s'élèvent de quinze à dix-huit mille pieds au-dessus du ni-
reau de la mer. Mais le volcan de Kirauea n'est point ,
tomme les autres volcans connus, une montagne tronquée
qui domine le pays environnant et qu'on aperçoit de tous
côtés. Il occupe le centre d'un vaste plateau, et ce n'est
qu'en arrivant au bord du précipice que l'œil découvre
tout à coup son immense foyer.
Nous quittâmes de bonne heure la baie de lord Byron ,
dans la matinée du 7 mai 1845, pour aller visiter ce fa-
meux volcan. Après une ou deux heures de marche à tra-
vers une campagne délicieuse , entrecoupée de collines et
dévalions et parsemée de bouquets de beaux arbres, nous
arrivâmes à une forêt d'une certaine étendue ; le sol en était
hérissé de broussailles, tellement entrelacées de lianes et
de vignes rampantes , que nous eûmes beaucoup de peine
à la traverser. Au sortir de cette forêt, le paysage était en-
core agréable , mais il prit bientôt un aspect sombre et dé-
solé : nous cheminions au milieu d'une couche de lave de
près de deux lieues de largeur. Celte lave était de forma-
tion récente, et sa surface était, en quelques endroits, si
unie et si glissante, que nous pouvions à peine tenir pied ;
en d'autres endroits, elle était tellement inégale et couverte
de scories, que nous n'avancions qu'avec xifie extrême dif-
ficulté. Çà et là s'élevaient quelques chétifs arbrisseaux
qui avaient pris racine dans ce sol brûlé, et de chaque côté
le lit du fleuve était bordé par une forêt d'arbres nains et
rabougris. On apercevait dans le lointain les cimes majes-
tueuses de Mouna-Roa et de Mouna-Kea : à droite et à gau-
che, s'étendait à perte de vue l'immense Océan, et l'azur
des flots se confondait avec l'azur des cieux.
Nous avions, avant le coucher du soleil, remonté la lave
presque jusqu'à sa source; mais nous étions accablés de
fatigue, et nous fûmes heureux de trouver un abri pour la
nuit dans une hutte grossière construite par les naturels,
où nous dormîmes d'un profond sommeil. Le lendemain,
nous étions en marche à la pointe du jour, et nous ne tar-
dâmes pas à apercevoir la fumée du volcan , qui s'élevait
en tourbillonnant gracieusement. Nous pressâmes le pas,
et nous arrivâmes vers neuf heures à uuc espèce de lac de
soufre et de scories, d'où s'exhalaient des vapeurs, et nous
recueillîmes quelques cristallisations ; mais nous ne nous
y arrêtâmes pas. Notre attention fut bientôt attirée par une
longue crevasse qui s'étendait à cinq ou six cents pieds en
avant du cratère : elle avait environ trente pieds d'ouver-
ture sur sept à huit cents de longueur, et il en sortait inces-
samment des tourbillons d'une vapeur tellement chaude ,
que nos guides y firent cuire des patates en quelques mi-
nutes. Cette vapeur, par suite de son contact avec l'air
froid , se condense, et, non loin de là, s'est formé un bel
étang , dont l'eau est excellente et la seule que l'on ren-
contre à plusieurs lieues à la ronde : cet étang est entouré
de grands arbres, et de nombreuses bandes d'oiseaux aqua-
tiques se jouaient à sa surface.
11 était alors dix heures, et depuis que nous avions de-
passé le lac de soufre , nous marchions sur un lit de lave
extrêmement accidenté , côtoyant de sombres crevasses
dont le sol était comme lézardé et dont l'œil n'apercevait
pas le fond. Nous arrivâmes enfin au grand cratère du Ki-
rauea , qui a trois lieues de tour, et nous nous arrêtâmes
au bord d'un précipice, d'où nos regards plongeaient dans
un gouffre affreux, béant, à plus de mille pieds au-dessous
de nous, dans lequel tous les éléments de la nature sem-
blaient confondus et luttant les uns contre les autres :
nous pouvions y voir distinctement d'énormes masses de
feu rouler et bondir comme les vagues de l'Océan. Ce
gouffre, qui semblait un véritable soupirail de l'enfer, était
parsemé d'une multitude de cônes volcaniques, du sommet
desquels jaillissaient sans cesse des torrents de lave en fu-
sion, dont la chaleur montait jusqu'à nous. Des sifflements
aigus , d'effroyables mugissements , des roulements sem-
blables à ceux du tonnerre, s'élevaient des profondeurs de
l'abîme, accompagnés de fréquentes détonations et d'épais
nuages de vapeur, de cendres et de fumée.
In spectacle aussi imposant et aussi terrible suffisait
pour glacer les cœurs les plus courageux ; mais nous avions
bravé trop de dangers dans notre vie pour nous arrêter de-
vant de semblables obstacles. .Armés chacun d'un long bâ-
ton pour sonder le terrain inconnu sur lequel nous allions
nous aventurer, nous commençâmes à descendre dans l'in-
térieur du cratère. La pente périlleuse sur laquelle nous
nous lançâmes était quelquefois presque à pic, et sillonnée
par de larges fissures. Nous avançâmes avec précaution,
et, au bout de trois quarts d'heure, nous étions au fond du
cratère, sur le sol même du volcan. Nous y comptâmes
MUSÉE DES FAmLLES.
241
jusqu'à vinfît-six cônes dislincls, variaot en hauteur de
vingt à soixante pieds ; huit d'entre eux seulement
étaient en activité. Nous gravîmes sur quelques-uns de
ceux qui vomissaient des cendres et de la vapeur, et d'où
s'épanchait une lave rouge et brûlante : nous approchâmes
même si près du cratère de l'un d'eux , que nous pûmes
plonger nos bâtons dans le feu liquide. Nous lançâmes dans
un autre de gros fragments de scories , qui furent aussitôt
rejetés en l'air.
Parmi les objets de curiosité que présentait en ce mo-
ment le grand cratère, se trouvaient ces lacs de lave fondue.
On en distinguait six ; l'un d'eux, situé dans la direction
du sud -ouest, était beaucoup plus considérable que
tous les autres. Arrivés au bord, nous ne pûmes con-
templer sans admiration le spectacle de cette mer de feu
qui tourbillonnait à plus de trois cents pieds au-dessous de
nous : de larges vagues enflammées se brisaient contre ses
parois , tandis que des jets d'une lave ardente , s'élançant
aune hauteur de soixante à soixante-dix pieds, produi-
saient une chaleur tellement intense, que nous fûmes obli-
gés de nous éloigner précipitamment. Au bout de quelques
minutes, la scène changea comme par enchantement : tout
redevint calme , et la surface du lac ne présenta plus à nos
yeux étonnés qu'une masse noire et informe de scories.
Mais la nature ne s'était reposée un instant que pour
reprendre de nouvelles forces ; tandis que nous nous
occupions à examiner ce merveilleux changement ,
la croûte qui s'était formée à la surface commença à se
fendre et à se déchirer d'une extrémité à l'autre : la
lave en fusion , soulevant et brisant de toutes parts cette
frêle enveloppe, cou^Tit de nouveau l'étendue du lac,
à l'exception d'une espèce d'ilot que nous observâmes vers
le milieu, et qui semblait se balancer comme un vaisseau
sur une mer orageuse. Plusieurs fois nous vîmes se repro-
duire le même phénomène, toujours accompagné des mê-
mes effets.
Nous traversâmes alors le fond noir et inégal du cratère,
entrecoupé de larges et profondes crevasses, et nous arri-
vâmes, au bout de quelque temps, devant une longue digue
formée de lave durcie : nous la franchîmes, puis, ayant re-
descendu une pente d'environ quarante pieds , nous nous
trouvâmes dans une sorte de plaine unie , qui occupait à
peu près le quart de la surface totale du cratère. Cepen-
dant, nous ne tardâmes pas à reconnaître que la position
n'était guère tenable , car les nombreuses fissures dont
cette plaine était sillonnée en tous sens nous laissaient voir
le feu souterrain à moins de deux pouces de la surface. Un
de nos compagnons de voyage alluma son cigare dans une
de ces ouvertures, et presque partout nous pouvions, avec
nos bâtons, percer la croûte et pénétrer jusqu'au feu li-
quide. Le soufre se rencontre en abondance dans le volcan
et aux environs; à l'endroit où nous étions, la paroi du
cratère, qui avait, comme nous l'avons dit, plus de mille
pieds de hauteur, n'était qu'une masse de cette nature. Nous
étions occupés à recueillir sur cet escarpement quelques
beaux échantillons cristallisés , lorsqu'un assez gros bloc ,
s'étant détaché par accident, roula dans une des crevasses
dont j'ai parlé : nous dûmes nous retirer à la hâte, l'é-
paisse fumée qui s'éleva aussitôt du gouffre faillit nous
suffoquer. Il y avait déjà plus de cinq heures que nous
parcourions le cratère et nous y serions volontiers restés
plus longtemps ; mais les derniers rayons du soleil cou-
chant doraient la crête du précipice, et nous commençâmes
à remonter, opération assez difficile et qui ne nous de-
manda pas moins de cinq quarts d'heure. Nous nous diri-
geâmes vers la hutte où nous avions passé la nuit précé-
dente, et pendant que les ombres du soir s'épaississaient,
nous expédiâmes un repas frugal. Mais nous ne pûmes
nous décider à nous endormir avant d'avoir rendu une der-
nière visite au cratère du Kirauea. Nous nous remîmes
donc bravement en route, et parvenus, non sans peine, car
nous trébuchions à chaque pas, au bord du précipice, nous
contemplâmes encore une fois cet immense gouffre éclai-
ré par la lave enflammée. Toute la surface de la plaine qui
nous avait paru sillonnée de fissures, semblait maintenant
couverte d'un réseau de lave ardente. Pendant que nous
contemplions ce spectacle , rendu plus magnifique par
l'obscurité de la nuit , la plaine se transforma tout à
coup en un vaste lac de feu; la croûte solide se liqué-
fia , et ses parois bouleversées se confondirent dans la
masse agitée. Nous nous retirâmes , sans pouvoir nous
empêcher de frémir en pensant que nous étions, quelques
heures auparavant, à ce même endroit. Le lendemain matin
nous retournâmes encore au cratère. Tout y était dans le
même état : le nouveau lac continuait de brûler, les cônes
volcaniques lançaient dans l'air des fragments de roches
calcinées, accompagnés de tourbillons de vapeurs qui s'é-
chappaient en sifflant, et le grand lac vers le sud-ouest était
en proie aux mêmes crises convulsives que la veille.
A. BORGHERS.
{Traduit de l'anglais.)
OB QTJI EST DIT EST DIT^^^.
% :
A peine premier consul depuis quelques jours. Na-
poléon comprit tout d'abord la nécessité de frapper un
sa grand coup propre à étonner l'Europe et à accroître
propre renommée. Ses regards devaient naturellement se
porter vers l'Italie; mais comme tous les débouchés lui en
étaient fermés , il conçut l'idée d'y pénétrer, à la tête d'une
armée , par le point où il devait être le moins attendu ,
quoique le principe établi par la constitution de l'an VIll
interdît aux consuls le commandement des armées ; mais
que peuvent les principes contre de certains caractères et
de certaines nécessités?... Pour sauver la forme, tout en
10 La reproduction de cet article eit formellement iotcrdite.
MM 1844.
violant le fond, Berthier, auquel avait été confié le minis-
tère de la guerre, fut nommé général en chef de cette nou-
velle armée, dite de réserve , bien qu'il fût évident que
le premier consul, seul, dût la commander.
Les choses en étaient là, lorsqu'un soir du mois d'avril
4800, au milieu d'un travail sur l'instruction publique,
Napoléon se retourne vivement vers Bourrienne, alors son
secrétaire intime, et, d'un ton presque gai, lui demande:
— Où croyez-vous que je battrai Mêlas?
Mêlas commandait en chef les forces que l'Autriche avait
rassemblées en Italie.
— • Ma foi ! général, je n'en sais rien, répond Bourrienne.
— 31 ■— ONZIÈME VOLUME,
242
LECTURES DU SOIR.
— Eh bien ! dépliez sur ce bureau ma grande carie d'Ita-
lie, je vais vous le faire voir.
Le secrétaire obéit. Napoléon se nnunit d'épingles à tète
de cire rouge et noire, se penche sur l'immense carte, pi-
que ses épingles, puis se relevant :
— Tenez , dit-il à Bourrienne qui l'avait regardé faire en
silence, ce sera là.
— C'est possible, général, je le souhaite, même; mais je
ne comprends rien à ces épingles jalonnées sur cette carte.
— Vous û'èles qu'un grand nigaud, mon cher, réplique
le consul.
Et prenant l'oreille de Bourrienne, qu'il tire doucement,
il ajoute :
— Regardez bien et suivez mon doigt : Mêlas est ici (il
indiquait Alexandrie); moi, je passe les Alpes par là (le
grand Saint-Bernard ) ; je tombe sur les Autrichiens qui
se sont rapprochés de cette petite rivière (la Borinida), et
je les bats complètement à cette place.
Celait le plan de la bataille de Marengo que Napoléon
venait de tracer, et il avait dit vrai.
Tous ses préparatifs de guerre achevés, dans la nuit du
b au 6 mai le consul quitta Paris pour se rendre à Dijon ,
sous le prétexte d'inspecter lui-même cette année de ré-
serve, dont le quartier général avait été établi dans l'anti-
que capitale des ducs de Bourgogne. Cette nouvelle armée
était magnifique et presque entièrement composée de vieux
soldats, qui tous avaient fait leurs preuves. Cependant la
plupart d'entre eux ne connaissaient le premier consul que
de réputation, parce que les corps auxquels ils avaient
appartenu jusqu'alors n'avaient point servi avec lui, soit
dans ses premières campagnes d'Italie, soit en Egypte.
Parmi les régiments de la division Victor, (jue Napoléon
devait plus tard doter du bâton brodé d'abeilles, le 17^ ré-
giment d'infanterie légère se faisait distinguer tant à cause
de sa belle tenue que du nombre de chevrons qu'il comp-
tait dans ses rangs. Et puis, ce 17* régiment avait fait par-
tie autrefois de l'illustre 56= demi-brigade, à laquelle l'ar-
mée avait décerné le titre tout à la fois terrible et glorieux
de brigade infernale.
Le 17* léger était donc à Dijon, attendant patiemment,
comme tout le monde, qu'il plût au |)remier consul de fran-
chir les Alpes et d'anéantir les Autrichiens, et passait le
temps comme les soldats des autres corps avaient coutume
de le passer ; c'est-à-dire que le matin ils allaient aux exer-
cices, et le soir à la cantine de leur vivandière, la mère
Marguerite, fille majeure depuis plusieurs années. Cette
héroïne, qui, dans plus d'une occasion, avait déployé au-
tant de courage et de présence d'esprit que le soldat le
plus aguerri, ne ressemblait point à ces cantinières en ta-
blier rose, à l'œil vif, à la peau de satin , au pied mignon,
qu'on nous montre sur nos théâtres de vaudeville. Margue-
rite, disons-nous, était une gaillarde vigoureusement con-
stituée, d'environ cinq pieds deux pouces, à la voix de
basse, au teint bronzé, à la bouche vermeille, et dont la
lèvre supérieure était garnie d'un duvet un peu rude et
tirant sur le noir. Elle portait habituellement des bottes
de cavalier, une capote de fantassin, et, malgré une tem-
pérature de 28 degrés de chaleur, était coiffée d'un chapeau
rond de feutre à larges bords. Elle ne se gênait jamais pour
appliquer un soufflet au guerrier de son régiment assez
téméraire pour se permettre de joindre le geste à une pa-
role un peu risquée. Joignez à cela un langage hardi et des
plus pittoresques, et vous aurez le i)ortrait exact de l'ai-
luable vivandière qui, depuis huit ans, servait dans le 17' lé-
ger :Jemmapcs avait été sa première bataille; Waterloo
devait être sa dernière.
Or, un soir que Marguerite, après avoir été faire quel-
ques achats de comestibles aux environs de Dijon, revenait
seule à la ville en cheminant philosophiquement, selon sa
coutume, un homme jeune encore, petit de taille, maigre
de figure, et n'ayant du costume militaire qu'un petit cha-
peau à trois cornes et une redingote bleue boutonnée jus-
qu'au menton , l'accoste sur la route :
— Vous êtes, à ce que je présume, vivandière d'un des
régiments qui séjournent à Dijon? lui demande l'étranger
en allongeant le pas pour se trouver en ligne avec elle.
— Un peu, mon neveu! répond celle-ci en toisant l'étran-
ger d'un air narquois.
A ce langage un peu leste, le petit homme ayant jugé
tout de suite à qui il avait affaire, se promit bien de pro-
longer l'entretien autant que possible.
— El à quel régiment appartenez-vous , citoyenne vi-
vandière? reprit-il.
— Au plus brave et au plus soigné de l'armée, au 17« lé-
ger, surnommé pas lourd, si vous ne le savez pas.
— Si ma mémoire est fidèle, repartit l'inconnu en sou-
riant de ce lazzi, ce régiment n'était ni à Lodi, ni à Arcole,
ni aux Pyramides, ni à Aboukir.
— Ni, ni, ni, c'est fini ; s'il n'était pas là, il était ailleurs
et dans des endroits où il faisait tout aussi chaud, riposta
Marguerite. A ce que je vois, mon bonhomme , vous êtes
de ceux qui ont suivi le Petit-Caporal en Italie ou en
Egypte?... Il n'y a eu de besogne bien faite que par vous et
par lui, n'est-ce pas? ajouta-t-elle d'un ton de dépit.
— Rendez plus de justice au général Bonaparte et à ses
amis, répondit le petit homme ; il est loin de dénigrer les
services rendus à la patrie sur d'autres terres que sur celles
qu'il a conquises.
— Patatras! les grands niola.... repliquaMarguerite.il
m'est avis que vous êtes un de ces bouffe-la-balle dont le
Petit-Caporal a coutume de se faire suivre dans ses expéili-
tions... Comment donc qu'ils appellent ça? un philosophe,
un mathématicien, un savant, que sais-je? c'est enfin quel-
que chose qui rime dans ce goût-là.
— Un savant . vou? l'avez dit.
— Juste, un savant. Parbleu ! vous faites de belles choses
avec vos expériences !
— Si vous aviez été à Jemmapes , vous auriez été à même
de voir...
— Un peu, que j'ai été à Jemmapes, interrompit la can-
tinière; mais vous, nisco...
— Je n'y étais pas, c'est vrai ; mais , puisque vous y
étiez, vous devez savoir que c'est aux savants qui ont
monté dans le ballon que l'on doit le succès de la journée.
— Plus souvent, aux savants! prends garde de le per-
dre! fit la canlinière en frappant du pied contre terre. On
doit la victoire à toute l'armée, et surtout aux volontaires
de Commune -.Affranchie, embrigadés dans la ci-devant
infernale, aujourd'hui le 17' léger, avec lequel j'ai l'avan-
tage de coopérer; et, pour être juste, au régiment de cui-
rassiers n° 5, ci-devant cuirassiersHiauphiu, dits gros-ta-
lons, qui a chargé l'ennemi et à fait sauter ses carrés dos
par-dessus tète... C'est comme ça; c'est moi qui vous le
dis.
— Ne vous emportez pas, citoyenne c;intiuière, ne vous
emportez pas, fit le petit homme en s'arrèlant et en se
croisant les mains surlo dos; mieux que personne, j'aime
à vous voir rendre justice aux braves, et je serais fàcho de
vous mettre eu colère , d'autant mieux que nous sommes
du même avis.
— C'est que, voyez-vous, citoyen, quand on ne rend pas
à César ce qui appartient à César. £a me met hors de moi.
IMUSÈE DES FAMILLES.
243
Maintenant, dites-le-moi sans gloser, qu'est-ce que vous
fricotez à l'armée de réserve, vous?
— Je suis attaché aux subsistances militaires.
— Je m'en doutais; vous êtes dans les riz-pain-sel (1) ,
et cependant vous n'en êtes pas plus gras pour cela...
C'est qu'apparemment vous ne vous êtes pas encore en-
graissé au métier ; car, pour parler à mots couverts, vous
êtes maigre comme un pur coucou ; mais ne vous pressez
pas, ça viendra, vous grossirez comme les autres, la partie
est bonne.
— Croyez-vous ?
— Pardi! si je le crois. Depuis bientôt huit ans que je
suis au service, j'ai vu beaucoup de ces gens-là arriver à
l'armée sans souliers, et s'en retourner en voiture. Oh! il
n'y a rien tel que le métier de riz-pain-sel pour engraisser.
Dites-moi , citoyen , vous devez avoir rencontré quelque-
fois le Petit-Caporal, vous?
— Très-souvent.
— Eh bien ! quel homme est-ce ? Je ne l'ai pas encore en-
visagé, moi qui vous parle.
— Mais... c'est un homme... comme un autre.
— Parbleu ! je crois bien qu'il n'a ni la queue d'un lézard ni
les ailes d'une chauve-souris . Quand je vous demande quel
homme c'est , je m'exprime : je veux dire s'il est accessible,
juste et avenant envers le sexe et le soldat.
— Les siens le regardent comme leur père, et les four-
ni.sseurs comme leur ennemi. Est-ce que, par hasard, vous
auriez quelque chose à demander au premier consul?...
— C'est possible!
— Eh bien! contez-moi cela, peut-être pourrais-je...
— Je voudrais, interrompit Marguerite, lui couler deux
mots dans le tuyau de l'oreille : c'est au sujet d'une injus-
tice à réparer.
— Et... cette injustice...
— Citoyen, vous êtes bien curieux, ce me semble! dit la
cantinicre en fixant dédaigneusement ses grands yeux noirs
sur la personne de l'étranger, dont le regard avait quelque
chose d'imposant.
— Ah ! pardon, citoyenne , fit à son tour l'inconnu ; c'est
que vous m'inspirez une certaine confiance...
— Voilà! vous voulez savoir qui est-ce qui l'a couvé et
qui est-ce qui l'a pondu, n'est-ce pas? Eh Icn! au fait, je
ne vous ferai pas mystère de ce que j'ai à demander au
Petit-Caporal. Nous avons au 17^ un lieutenant, la crème
des lieutenants.
— Comment s'appelle-t-il?
— Le citoyen Coppet, dit père Capucine.
— Ah! oui!
— Tiens! vous le connaissez? Eh bien! oui, le lieute-
nant Coppet, dit père Capucine, ancien sergent aux volon-
taires de Commune-Aflranchie, comme je vous le disais
tout à l'heure ; ce brave officier, mon ami, mon protecteur,
qui a reçu plus de blessures qu'il n'a de cheveux sur la
tête, est depuis six ans lieutenant. Il reste là, lui, tandis
que des paltoquets, des intrigants, des pas grand'chose,
lui ont passé sur le corps, et par conséquent l'ont dépassé.
Je veux ex|)liquer cela au Petit-Caporal , moi! et je veux
lui demander, pour père Capucine, le grade de capitaine,
qu'il n'a certes pas volé.
— Et si le premier consul ue croit pas devoir faire droit
ùla demande?
— S'il ne me l'accorde pas, à moi, Marguerite, vivandière
fl) I,es soldats donnent la qualification àc riz-painsel i quiconque,
dans l'armée, fait partie de l'adminislration et de l'intendance .- les
gardes-magasins de vivres, entre autres, ne sont jamSis désigues au-
trement.
au 1 7«, je l'envoie faire.. . vous m'entendez bien ; et s'il n'est
pas content, je lui propose une promenade champêtre sur
mon âne, la tète tournée du côté de la queue, comme oa
fait dans mon pays.
Tout en discourant de la sorte, la cantinière et son inter-
locuteur étaient arrivés aux portes de Dijon.
— Je vois là-bas, dit l'étranger en désignant un groupe
d'officiers, des gens de ma connaissance. Je vous quitte,
citoyenne cantinière; si dans le courant de la campagne,
qui probablement ne va pas tarder à s'ouvrir, je puis vous
être bon à quelque chose, vous n'avez qu'à vous adresser
à moi.
Et l'inconnu, après avoir fait de la main un geste affec-
tueux, s'éloigna à grands pas pour rejoindre les officiers.
— Eh bien! bonsoir, les voisins. En voilà encore un! fit
Marguerite, il m'offre ses services, et il ne me dit pas seu-
lement son nom. Au surplus, je le reconnaîtrai bien, car
tout maigrelet qu'il est au physique, il a au moral des yeux
qui brillent comme la bouche de nos obusiers : c'est rare
dans la partie des riz-pain-sel.
Comme Marguerite mettait le pied dans la cour du quar-
tier, un sapeur de son régiment, appelé Triboulard, qui
depuis longtemps lui faisait la cour, dans l'espoir de l'épou-
ser, alla au-devant d'elle en se dandinant selon sa cou-
tume.
— Eh bcn! citoyenne Marguerite, lui dit-il, le bruit
court dans les chambrées que tu as fait route avec le citoyen
premier consul en personne naturelle?
— Qu'est-ce qu'a dit c'ie bêtise, citoyen Triboulard ? de-
manda la vivandière.
— C'est le tambour-maître du 2% qui a fait la campagne
ù'Égyplre, et qui connaît le Petit-Caporal comme sa canne.
— Tu en es une autre, citoyen Triboulard ! s'écria la can-
tinière, s'imaginant que le sapeur voulait la mystifier.
— Ne t'échappe pas ainsi, citoyenne Marguerite, reprit
celui-ci, je ne te dis que ce qu'on a vu.
— Serait-il Dieu possible! exclama celle-ci , et qu'est-ce
que tu me dis là, Triboulard?
— La vérité!... aussi vrai que la république «ne et î/!/"!/-
sible est notre chef de file à tous. Bombarde ! j'aurais voulu
être à ta place tout d'même.
— Tu aurais dit et fait de belles choses, Triboulard. Ah!
nom d'un petit bonhomme! si j'avais su cela..., j'aurais
mis un bonnet blanc! N'importe, il faut battre le fer tan-
dis qu'il est chaud, comme dit le proverbe. J'irai demain
achever de chanter mon antienne au Petit-Caporal. Où est
son logement, le sais-tu?
— A l'hôtel de la Préfecture, ai-je ouï dire à l'adjudant.
— C'est bon; selle-moi demain matin mon âne; j'irai
trouver Ife citoyen premier consul à l'heure de son déjeu-
ner, et...
— Il ne déjeune jamais! interrompit le sapeur.
— Alors, ce sera à l'heure de son diner.
— Il ne dine pas non plus.
— Ah , mon Dieu ! et moi qui l'ai pris pour un riz-pain»^
sel ! je l'aurai insulté, c'est sûr. C'est égal : j'irai le trouver.
N'oublie pas de seller mon àne.
— Siifficit, citoyenne Marguerite. Mais , sans être trop
curieux, serait-ce pour quelque chose qui nous regarde res-
pectivement, que tu veux aller discourir avec le Petit-Capo-
ral?... Quelque chose par exemple, comme qui dirait, je
suppose, une permission de vingt-quatre heures pour nous
marier commodément?
— Il s'agit bien de cela, ma foi! exclama la vivandière.
Ne t'inquiète de rien et fais ce qu'on te dit. Si on te le de-
mande, tu répondras que tu n'en sais rien.
244
LECTURES DU SOIR.
— Parbleur '....]& ne mentirai pas!
Le lendemain, Marguerite était dans les salons de la pré-
fecture, où Napoléon , déjà entouré des chefs de corps de
l'armée, donnait son audience d'habitude. Le consul recon-
nut tout d'abord la vivandière.
— Ah! ah! fit-il, voici une de mes nouvelles connaissan-
ces. Approchez, approchez, citoyenne.
Marguerite , sans se déconcerter, s'avança , fit le salut
militaire en portant le revers de la main à son front, et dit
avec un aplomb inexprimable :
— Votre servante, citoyen premier consul; comment
va votre santé depuis hier au soir?
— Très-bien, je vous remercie. Et vous?
— A la douce, citoyen premier consul, à la douce, comme
les marchands de cerises. Je viens pour ce que vous savez.
— Ah ! oui ; mais c'est impossible, répondit Napoléon en
accompagnant ces paroles d'un signe de tête négatif.
— Comment! impossible!... fit à son tour Marguerite
en ouvrant de grands yeux. Ah ben ! ah ben !...
— Je ne puis accéder à votre demande, reprit le consul.
— Tiens, tiens, tiens! fit encore Marguerite sur trois
tons différents.
— Est-ce que vous trouvez cela étonnant? demanda
Napoléon.
— Mais..., citoyen premier consul..., je...
— Voyons, parlez, citoyenne cantinière ; qu'avez-vous
à dire?
— Eh bien ! puisqu'il en est ainsi, reprit Marguerite avec
la plus grande volubilité, j'ai à dire que ce qui est dit est
dit, et que si vous n'êtes pas content, mon âne est là, en
bas, qui attend... Vous savez?
Cette réponse , ouïe par tous ceux qui étaient présents ,
ne fut cependant bien comprise que de Napoléon seul , qui
partit d'un grand éclat de rire. Alors cette hilarité du chef
de l'État fut partagée par les généraux qui l'entouraient,
sans qu'ils sussent pourquoi ; mais dès que le consul eut
recouvré sa gravité habituelle, il dit à la vivandière, avec
cette inflexion de voix qui n'appartenait qu'à lui :
— Citoyenne cantinière, consolez-vous. J'ai voulu vous
éprouver. Votre réclamation est juste ; je me suis fait pré-
senter hier au soir les états de service de votre protégé, et
j'ai vu qu'il méritait le grade que vous réclamiez si géné-
reusement pour lui. Voilà sa lettre de nomination au grade
de capitaine; portez-la au brave Coppet, et dites-lui que le
premier consul, en lui confiant le commandement d'une
compagnie du 17« léger, espère le voir bientôt sur le champ
de bataille.
— Nom d'un petit bonhomme! s'écria Marguerite en
prenant des mains de Napoléon la précieuse nomination ,
ce que vous faites là , citoyen premier consul, est magnifi-
que ! Entre vous et Marguerite, c'est désormais à la vie, à
la mort ! Vive le premier consul ! vive le général en chef
Bonaparte! vive le sénat et le consulat! vive la république
et toute la boutique !
Et en faisant entendre ces cris d'une joie insensée,
Marguerite sortit de l'hôtel de la Préfecture. Elle cou-
rut aussitôt chez le lieutenant Coppet, et, dans sa fièvre
de bonheur, elle oublia son âne, qui fut ramené au quartier
par l'impassible Triboulard, dont l'humeur grave et posée
était ennemie de tous témoignages d'enthousiasme.
— Mon lieutenant, mon brave père Capucine, dit la vi-
vandière en jetant ses bras au cou du vieux soldat, vous
voilà capitaine! Tenez, voici le grimoire du Petit-Caporal.
Coppet croyait que la pauvre Marguerite était devenue
folle ; mais il prit le papier qu'elle lui tendait, et vit tout de
suite qu'elle disait vrai.
La vivandière lui raconta alors sa rencontre de la veille
avec le premier consul et la manière originale dont elle ve-
nait d'enlever la promotion.
— Ma chère Marguerite, dit le vieil officier attendri , tu
me rends plus que je ne t'ai donné...
— Comment! je vous rends plus, père Capucine? ce n'est
pas vrai. N'est-ce pas à vos soins, à votre amitié que je dois
ce que je suis? Que de fois, cher père Capucine , n'avez-
vous pas retranché de votre portion de pain pour me nour-
rir ! Dans combien de circonstances ne m'avez-vous pas
prémunie contre les dangers que je pouvais courir ! Ah !
mon bienfaiteur, il me faudrait faire bien des rencontres
pareilles pour m'acquitter vis-à-vis de vous !
— Ma chère Marguerite, dit le nouveau capitaine en ser-
rant avec effusion la vivandière dans ses bras, prie le Ciel
de m'accorder encore quelques années d'existence pour que
je puisse reconnaître, selon mon cœur, le bienfait de ma
sœur d'adoption.
— Dieu vous conservera longtemps, mon capitaine, fit
la vivandière ; permettez-moi de vous donner ce nom la
première. Il y a de vieux soldats comme il y a de vieux lions,
et, quand nous aurons achevé de battre les Kinserlichs ,
nous nous retirerons ensemble dans quelque maisonnette.
Je serai votre bâton de vieillesse, et nous passerons encore
des jours heureux, puisque, après avoir combattu pour la
France, nous serons sûrs d'avoir contribué à la paix et au
bonheur de notre pays!
EMILE MARCO DE SAINT-HILAIRE.
LA PRIERE D^UN ENFANT.
Château de V , lO février i844.
Il ejt temps de prier : allons, viens, mon cher ange;
Joins tes petites mains et te mets à genoux :
Si pour prier Jésus tu quittes tes joujoux.
Enfant, tu recevras tous ses dons en échange.
Dis-lui , mais songe bien qu'il regarde ton cœur.
Dis que tu veux l'aimer, le servir dès l'enfance;
Et, sans comprendre encor ce que vaut rinnocencc,
Dis : Mon Dieu , garde-moi comme une blanche fleur.
t Dieu, fais qu'à mon réveil je retrouve ma mère,
« Mon lait et mon gâteau, ma poupée et mon chien ;
« Aujourd'hui j'ai donné, mon Dieu, tu le sais bien,
« Aux pauvres mes bonbons, et c'était pour te plaire. »
En murmurant ces mots, et tombant à demi,
Le sommeil est venu lui clore la paupière;
0 Marie! à ton fils présente sa prière,
Et daigne protéger cet enfant endormi.
S. DE M...«
MUSEE DES FAMILLES.
245
B
Il y avait trois ans que Corneille était né à Rouen , ca-
pitale de la Normandie, lorsque, le 21 août 1609, Jean Ro-
trou naquit à Dreux, petite ville de la même province.
Mais Corneille prolongea sa carrière jusqu'à près de qua-
tre-vingts ans, tandis que Rotrou, viclime de son dévoue-
ment pour ses concitoyens, termina la sienne à Tàge de
quarante ans et quelques mois (i). Sa famille, l'une des
plus anciennes du pays , y avait de tout temps possédé
les premières charges : Pierre Rotrou, l'un de ses ancê-
tres, occupait, en 1561, l'emploi de lieutenant-général du
bailliage de Dreux; c'est ce que constate l'inscription qui
se lit encore sur la cloche du beffroi.
Rotrou avait, dit-on, quinze ans à peine lorsque, le
hasard ayant fait tomber entre ses mains un exemplaire de
(0 Mairet, auteur de douze tragédies dont la Sophonisbe est la
seule qui ofTre quelques morceaux remarquables, naquit en i6oi, et
mourut i quatre-vingt-deux ans. La Sophonisbe parut en I6î9. «Mai-
ret, dit Voltaire, ouvrit la carrière dans laquelle cnira Rotrou, et ce
ce fut qu'en les imitant que Corneille apprit à les surpasser. »
Sophocle, il se sentit poète, et résolut de se livrer à la
carrière dramatique. Mais si son génie lui fut révélé par
le sentiment des beautés du théâtre grec, il fut aussitôt
comprimé par l'influence du mauvais goût de l'époque,
qui le contraignit d'imiter le Jthéàtre espagnol , et l'en-
traîna dans cette route aventureuse où il s'égara presque
toujours. Nulle part, en effet, dans ses nombreuses tragé-
dies, alors même qu'il nous transmet presque servilement
des sujets empruntés à Sophocle ou à Euripide , on ne s'a-
perçoit de l'influence du génie grec. Racine est bien loin
de traduire ces grands modèles aussi fidèlement que lui,
et cependant on peut dire que Racine est presque toujours
Grec par le sentiment et même par l'expression , tandis
que Rotrou reste constamment Espagnol.
Jamais, dans aucune des pièces de Rotrou, on n'aperçoit
ce qu'on appelle aujourd'hui la couleur locale ; jamais, ex-
cepté dans certaines parties du Fenceslas, et, de loin en
loin, dans quelques-unes de ses meilleures pièces, on ne
remarque de traces de cette observation des mœurs , de
246
LECTURES DU SOIR.
celle élude des caraclères qui , chez Racine et dans les
chefs-d'œuvre de Corneille, complètent l'illusion du specta-
teur, et le transportent, pour ainsi dire, aux temps , aux
lieux et auprès des personnages que le poêle fait revi\Te.
Chez Rolrou, tout est sacrifié à Tintrigue et à la surprise
du spectateur; sa tragédie est véritablement Glle du ro-
man (1), et l'on y sent TmOuence espagnole bien plus en-
core que chez Corneille. Très-souvent il viole l'unité de
lieu; presque toujours les intrigues, trop compliquées,
sont très-difficiles à débrouiller; l'unité de temps n'est
pas toujours observée; les événements sont inattendus et
invraisemblables; les duels, les déguisements de sexe et
d'état, les bravades, les apparitions subites de voleurs et
de pirates, les sorties et les entrées rarement motivées;
enfin, beaucoup d'amplifications, de mauvaises pointes et
de négligences, rendent sa lecture fatigante; mais cepen-
dant on est étonné de l'élégance et de la pureté du style,
d'une foule de détails spirituels, de pensées énergiques
exprimées avec concision , et l'attention est soutenue par
la richesse constante, et même quelquefois alTectée, de la
rime : on reconnaît que Rotrou n'est pas étranger aujj ar-
tifices de la bonne versification, qu'il connaît la coupe
des vers, auxquels il sait donner le nombre et l'harmonie.
C'est dans son premier ouvrage que l'on remarque sur-
tout l'excès de ses défauts, accrus encore par la méta-
physique de l'amour quintessencié qui régnait alors sur
la société en France, et qui oblige le poète à faire quel-
quefois voyager ses héros sur la carte de Tendre ou sur
le Oeuve de l'Oubli (2). Le mariage de Louis XIII avec la
fille de Philippe III avait mis la littérature espagnole en
faveur. On avait abandonné la route ouverte par Jodelle et
Baïf, traducteurs et imitateurs des anciens. Hardy, Théo-
phile et Mairel même, lorsqu'ils traitaient des sujets de
raniii|uité, ne croyaient pouvoir mieux faire que d'imiter
Lopez de Véga et Caldéron. On doit pardonner à Rotrou
d'avoir suivi trop constamment leurs traces, puisque long-
temps le grand Corneille lui-méii*e ne crut pas pouvoir
faire autrement, et mérita même, jusqu'à la fin de sa car-
rière, le reproche d'avoir revêtu de la cape espagnole les
héros du Tibre, leur prêtant et la morgue castillane et la ga-
lanterie mauresque conservées encore au delà des Pyrénées.
Dominé par l'amour de la poésie et du théâtre , Rotrou
leur consacra tous les moments que, dans sa courte exis-
tence, il put dérober aux devoirs de sa charge et, disons-
le aussi, à ses plaisirs. Mais il fallait qu'il fût doué d'une
merveilleuse facilité , puisqu'en vingt-deux années (3) il
put produire trente-cinq tragédies, tragi-comédies ou co-
médies, toutes en cinq actes et en vers. On lui attribue
même encore cinq autres grandes pièces (-4) ; et il est cer-
tain qu'il travailla en outre ii une tragi-comédie et à une
comédie (3) en commun avec les poètes qui formaient la
(i) Voltaire, dans son commentaire sur VAriaue de Thomas Cor-
neille, en cite quelques vers qui conOrmenl l'opinion de Riccoboni,
qui disait que la tragédie, en France, était fille du roman.
(2) Les moiierncs ont encore, plus fréquemment que les Grecs,
imaginé des sujets de pure invention. Nous eûmes beaucoup de ces
ouvrages du temps du cardinal de Richelieu : c'était son goût , ainsi
que celui des Espagnols; il aimait qu'on cherchât d'abord à peindre
les mœurs, à arranger une intrigue, et qu ensuite on donnât des
noms aux personnages, comme on en use dans la comédie. C'est ain>i
qu'il travaillait lui-même quand il voulait se délasser du poids du mi-
nistère. Le renceslas de Rotrou est entièrement dans ce goût, et
louie celle histoire est fabuleuse. (Dissertation sur la tragédie, placée
en tète de la Sèmiriimis.)
(3) Sa première pièce date de 1628: il mourut en 1650.-
(4) Lisimènc, la Thcbaldf, don Alvar de Lune, Florante, ou les
Dédains amoureux, /'///i(.<(rt' Amazone.
(5) L'Aveugle de Smyrne, iragi-comèdic, 1638, et la Comidie des
Tuueries, comédie, i635.
petite académie particulière du cardinal de Richelieu : on
sait que l'on donnait alors à ces pièces le nom de pièces
des cinq auteurs, parce que ceux-ci en composaient en
même temps chacun un acte d'après le plan donné par
Richelieu , qui prenait quelquefois part au travail com-
mun, mais qui était toujours le réviseur suprême (1). Rotrou
se trouva donc réuni à l'Etoile, Bois-Robert, Guillaume
Colletet, et Pierre Corneille.
Il est assez singulier de voir Pierre Corneille le dernier
sur cette liste. C'est qu'en efTet le grand homme qui devait
bientôt laisser si loin derrière lui ses collaborateurs était
alors le moins estimé des cinq. € 11 n'avait trouvé, dit
Voltaire , d'amitié et d'estime que dans Rolrou, qui sentait
son mérite ; les autres n'en avaient point assez pour lui
rendre justice. »
Ainsi, à cette époque , la réputation de Rotrou était bien
supérieure à celle de Corneille ; c'est qu'il avait déjà ob-
tenu plusieurs succès sur la scène tragique, tandis que
Corneille n'avait point encore fait son coup d'essai drama-
tique. Aussi Corneille , bien qu'il eût trois ans de plus que
Rotrou, touché de l'amitié que celui-ci lui ténroignait et
des conseils qu'il lui donnait, se plaisait-il à l'appeler son
père ; on sait combien le père fut surpassé par son fils.
Rotrou avait commencé à faire des vers à dix-sept ans;
il n'en avait encore que dix-neuf lorsqu'il Ot représenter la
tragi-comédie intitulée : V Hypocondriaque , on le Murt
amoureux, pièce d'une imagination bizarre, comme le titre
seul l'annonce, mais où, à travers des défauts de goût, les
pointes et les concctti , on remarque des qualités de style
et des intentions dramatiques supérieures à tout ce que l'on
rencontre chez les contemporains de l'auteur.
€ Il y a d'excellents poètes, mais ce n'est pas à vingt ans »,
disait Rotrou en terminant l'argument de cette pièce : cette
remarque prouve la modestie de l'auteur.
Voltaire avait le même âge lorsqu'il composa son OEdipe-,
mais il ne s'exprime pas avec autant de modestie dans sa
préface , où il montre peu de respect pour Sophocle, qui
venait pourtant de l'initier aux vrais principes du beau.
Et, moins excusable que Rotrou. Voltaire céda comme
lui aux exigences des acteurs et à l'inûuence du goût
public.
Ces exigences devaient être des lois absolues pour un
jeune homme inconnu qui , de sa province , composait pour
le théâtre de Paris des pièces autant pour satisfaire sa pas-
sion des vers et du théâtre que pour le léger salaire qu'il
en retirait, et l'on conçoit que Rotrou, jeune, ardent, em-
(i) Ce grand ministre, en encourageant les auteurs dramatiques el
en cherchant quelque noble délassement à ses travaux el à s>'S soucis
politiques, avait au>si peut-être pour but d'accoutumer l'auditoire
d'élite quiecoulaii les pièces de Corneille et de Rolrou aux maxime]
politiques qui pouvaient lui convenir; tels seul ces passages :
La Tolonte des rois par l'cfTet seal t'fipliqae;
Un suit lear paMioD,ou juste ou tyranniquo.
Et toujours un sujet se porte justemeut
A t'eieculioD de leur commandemeai.
[L UeureyLX naufrage.)
Ce qu'an ciel sont les dieui , 1rs rois le sont sur lerra;
Et c'est ternir l'ecUt Je totre dicnite
Uue de souOrtr qu'elle ait un pouruir limite.
.... ijue ne peuient les rois.'
Et qal peut %»ja ofTense en corrisier les lois.'
Quel obstacle peut tire a leur désir contraire.'
Et quel temps leur faut il entre touloir el (aire?
t,L' Innocente in/iiUUU.)
L« perte d'un sujet dancereni k l'Ëtat,
Arant tout autre soin importe au potcatat:
Tout membre retranche dn corps d'une proTlac*
Est l« salut da reste et le repo$ du prince.
{Laure perieculet.)
Ces vert ne scmblenl-iU pas être l'apologie des cieculioos qui ti-
gnalèrcnl le ministère de Richelieu.'
MUSÉE DES FAMILLES.
247
porté par la fougue de ses passions , ait négligé ses pre-
miers ouvrages et suivi le funeste exemple de son con-
temporain Hardy, qui versifia pour les comédiens plus de
cinq cents tragédies : nous le verrons aussi, dans le cours
d'une seule année , donner au théâtre jusqu'à quatre pièces
de cinq grands actes, et composer ainsi jusqu'à dix mille
vers par an.
Quand on réfléchit à ces fâcheuses conditions où se trouva
Rolrou , et au véritable mérite que l'on remarque même
dans les plus faibles de ses ouvrages, on ne peut s'empê-
cher de regretter de le voir forcé d'abandonner, pour la
mauvaise école espagnole, l'élude des chefs-d'œuvre de
l'antiquité , qui lui auraient appris à travailler longtemps
son style et ses ouvrages. S'il se fût pénétré du précepte
d'Horace, limœ labor etmora, il eût sans doute produit
moins; mais nous aurions de lui quelques chefs-d'œuvre
de plus.
D'ailleurs, cette fatale précipitation d'écrire qui égara
Corneille lui-même dans ses premirs essais , et contre la-
quelle Boileau sut garantir Racine eu lui apprenant à faire
difficilement des vers faciles, n'était pas pour Rolrou le
seul écueil à éviter. La langue du dix-septième siècle n'é-
tait pas faite encore , et il contribua non moins que Cor-
neille à l'enrichir et à l'épurer. Ce serait un travail curieux
et utile que de rechercher tout ce que lui doit notre langue.
Tant de vers nerveux et précis que l'on rencontre dans ses
ouvrages semblent nous avertir que l'emploi de tel ou te!
mot, de telle ou telle locution lui appartient. C'était sans
doute ce mérite qui avait frappé le grand Corneille , et lui
faisait appeler Rotrouson maître. On trouve en effet dans
Rotrou un grand nombre de vers vraiment cornéliens^ et
en général, si son style a rarement l'éclat de celui des chefs-
d'œuvre de Corneille, on doit reconnaître qu'il est plus
correct que celui des premières et même des dernières
pièces du grand tragique. Sa diction s'améliore sensible-
ment à partir de VNeureuse Constance (1631 ), et des
Ménechmes, pièces jouées avant le O'd.Dans renceslas,
ainsi que dans quelques endroits de Saint Genest ou de
Cosroès, elle est véritablement forte et correcte.
Voltaire cite partout la tragédie de Fenceslas avec les
plus grands éloges ; il ne met rien au-dessus de la scène
d'ouverture et du quatrième acte : la comparaison qu'il
fait de plusieurs endroits de Polyeucte et de Saint Genest
est très-souvent à l'avantage de Rotrou (1).
La Harpe a fait un examen très-détaillé de Fenceslas -.
€ Ce dialogue , dit-il après avoir signalé les beautés de la
grande scène entre Venceslas et Ladislas, m'a toujours paru
;idmirûble. 11 est parfaitement adapté aux circonstances et
aux personnages , et il a surtout un caractère de simplicité
touchante, rare dans tous les temps, mais alors absolu-
ment original, puisqu'on ne trouve rien , même dans Cor-
neille, qui ressemble au ton de cette scène. » Et plus loin,
après avoir signalé quelques scènes déplacées ou inutiles
qui font languir l'action, il ajoute : «A l'égard du style, il
offre des beautés réelles , particulièrement dans le rôle de
Ladislas, le seul, avant Racine, où l'on ait peint les fureurs
et les crimes dont l'amour est capable. »
Mais pour apprécier les ouvrages de l'époque de Rotrou,
il faut, avant tout, se pénétrer de cette vérité, que ni le
style, Di les idées ne doivent être jugés d'après les idées
actuelles et l'état de la langue, qui n'est plus aujourd'hui
celle de Racine ni même de Voltaire. Combien de locu-
tions en effet nous paraissent basses , et sont même deve-
nues presque trivioles , qui ne l'étaient point alors! mais,
au contraire, créées le plus souvent par l'auteur lui-même,
(0 Vollaire, Siècle de Louis XIV.
elles étaient pour la langue, pauvre, timide et encore em-
barrassée, d'utiles acquisitions. Combien d'autres locutions,
qui nous semblent bizarres aujourd'hui, étaient alors con-
formes au style et au goût du public, qui leur donnait un
sens dont nous ne pouvons reconnaître la valeur que par
une sorte d'abstraction et en les comparant aux locutions
analogues qu'employaient les auteurs contemporains !
Parmi les innovations que l'on doit à Rotrou , il faut re-
marquer que ce fut lui qui introduisit l'usage des stances,
dont Corneille a fait quelquefois un heureux emploi (1).
Quelques-unes de ces stances s'élèvent à la hauteur de la
poésie lyrique; l'emploi de divers rhythmes, dont il est
aussi l'inventeur, prouve combien son oreille avait le sen-
timent de l'harmonie.
Voici unestance de la belle Alphride :
Quoi! passe-temps pleins d'innocence,
Doux exercices de l'enfance.
Mes chères liberlés , mes ébats, mes plaisirs,
Innocents entretiens de ma jeune pensée ,
Vous m'avez délaissée.
Et TOUS m'abandonnez à de nouveaux désirs.'
Je citerai cette autre stance de V Innocente Infidélité :
Qu'un instable pouvoir gouverne toutes choses.'
Le plus terme pouvoir passe comme les roses;
Pour elles, vivre un jour est un heureux destin ,
El le soir y détruit l'ouvrage du matin.
On aurait tort de s'étonner si l'on rencontre parfois dans
certaines tragi-comédies et comédies de Rotrou quelques
détails un peu libres ; car en cela il était en arrière de ses
contemporains; la Sophonisbe de Uairet , h Lucrèce de
Duryer, et même le Ctitandre de Corneille, offrent des
scènes peut-être plus inconvenantes que celles qu'on pour-
rait reprocher à Rotrou ; et Voltaire, qui l'appelle le fonda-
teur et le maître de Corneille ( nom que Corneille lui donne
lui-même dans la préface de son OEdipe), reconnaît que
ce fut lui qui purgea la scène des indécences révoltantes
que Tonne craignait point d'y commettre de son temps.
Amené par une circonstance particulière à lire avec soin
les œuvres complètes de Rotrou ( lecture pénible, il faut
l'avouer ), j'ai cru faire une chose utile et à la mémoire
de notre poète, et à ceux qui voudraient connaître ses ou-
vrages, en composant un extrait de tout ce que ses trente-
cinq pièces offrent de remarquable ; mais comme ce choix
occuperait ici trop de place , je me bornerai à en citer un
seul passage, qui pourra faire juger de ce dont Rotrou eût
été capable s'il n'eût été dominé par les circonstances , et
par l'exemple de ses contemporains.
ÀBGINT.
Une couronDe est-elle si pesante?
TARIS.
Ah; qu'elle pèserait sur ton cerveau léger!
Tu connais mal un Dieu dont tu crois bien juger.
(0 «Kolrou, dit Vollaire, avait mis les stances à la mode. Cor-
neille, qui les employa, les condamne lui-même dans ses nllexions
sur la tragédie ; elles ont quelque rapport à ces odes que chaïUaieiit
les choeurs entre les scènes sur le théâtre grec. Les Romains les imi-
tèrent : il me senible que c'était l'enfance de l'art. \\ était bien plus
aisé d'insérer ces inutiles déclamations entre neuf ou dix scènes qui
composaient une tragédie, que de trouver dans son sujet même do
quoi animer toujours le théâtre, et de soutenir une longue intrigue
toujours intéressante. Lorsque notre théâtre commença à sortir da
la barbarie et de l'asservissement aux usages anciens, pire encore
que la barbarie, on substitua à ces odes des chœurs qu'on voit dans
Garnier, dans Jodelle et dans Baïf , des stances que les personnages
récitaient. Cette mode a duré cent années ; le dernier exemple que
nous ayons des stances est dans la ThébaUe. Racine se corrigea do
ce défaut; il sentit que cette mesure, différente de la mesure em-
ployée dans la pièce, n'était pas naturelle; que les personnages no
devaient pas changer le langage convenu, qu'ils devenaieol poëtcf
mal à propos.»
2^8
LECTURES DU SOIR.
Peu savent ce qu'on souffre à régir un empire.
Et c'est pourtant un but où tout le monde aspire.
Quand nous voyons du port des navires Ooliants,
Pleins de riches butins et caressés du temps.
Chacun est envieux du bonheur de leur malire.
Et des premiers, Argant souhaiterait de l'être.
Mais quand le vent combat contre les matelots,
Qu'il leur faut aplanir des montagnes de flots,
Que l'orage fait naître une nuit sans étoiles ,
Fend le flanc des vaisseaux et déchire les voiles (J).
Il faut être assisté par un puissant démon
Pour ne pas se fâcher d'avoir pris le timon.
Nous envions les rois, mais, connaissant leur vie ,
Nous saurions très-souvent qu'ils nous portent envie;
Beaucoup éviteraient ce qu'ils ont désiré :
Le destin médiocre est le plus assuré.
(Vneureuse constance, a. III, se. ii )
Le Cid parut en 1636, et aussitôt le public tout entier
se passionna pour ce chef-d'œuvre. Mais ce succès fit om-
brage aux rivaux de l'auteur et ils cherchèrent à l'atténuer;
or, à la tête de ces rivaux, était un homme alors tout-puis-
sant en France, le cardinal de Richelieu, qui avait la fai-
blesse de vouloir joindre à tous ses titres celui de poète
dramatique.
On sait les persécutions qu'un tel rtval fit éprouver à
Corneille. La pièce fut soumise à la censure de l'Académie
française, qui s'honora en rendant hommage au génie du
grand poète qu'elle était chargé de critiquer. Rotrou, qui
n'était pas de l'Académie, parce qu'il n'avait pas son domi-
cile à Paris , mérita dans cette circonstance encore plus
d'éloges que cette illustre compagnie. Seul parmi les au-
eurs dramatiques, il prit la défense du Cid ,- dès ce mo-
ment il reconnut Corneille pour son maître, et désormais
il donna ce nom à celui qui , comme nous l'avons vu , se
plaisait à le nommer son père. Combien sont touchantes
ces marques de sincère amitié dans ces grands hommes!
combien leur antique simplicité était supérieure à nos
mesquines rivalités littéraires!
Il nous reste deux manifestations de ces sentiments de
Rotrou pour Corneille ; l'une est un hommage éclatant pro-
clamé publiquement sur le théâtre dans une tirade épiso-
dique, ou plutôt dans un hors-d'œuvre placé au milieu de la
tragédie de Saint Gcnes/. L'empereur Dioclétien demande
à saint Genest quelles sont les tragédies les plus célèbres
de l'époque ; celui-ci lui répond que ce sont celles qui
Portent les noms fameux de Pompée et d'Auguste ;
Ces poëmes sans prix, où son illustre main
D'un pinceau sans pareil a peint l'esprit romain ,
Rendront de leurs beautés notre oreille idolâtre.
Et sont aujourd'hui l'ànie et l'amour du théâtre.
Cet éloge, par cela même qu'il est placé d'une manière
un peu forcée dans cette tragédie, prouve d'autant mieux
le désir qu'avait Rotrou de manifester à tout prix son
amitié et son admiration pour Corneille ; et ce dut être une
douce joie pour ces deux rivaux que de voir se confondre
les applaudissements décernés par le public au génie de
l'un aussi bien qu'aux beaux vers et au désintéressement
de l'autre.
L'autre manifestation des sentiments que Rotrou pro-
fessait pour Corneille, est un écrit qu'il publia sous le titre
(1) Des quatre-vingt-dix mille vers qu'a composés PiOtrou, ce-
lui-là est peut-être le seul où il ait cherché â rendre par l'harmonie
imitative un effet physique ; il a heureusement imité Homère , et l'on
doit regretter qu'il n'ait pas plus souvent tenté de rapprocher par le
travail sa poésie des beaux morceaux de l'antiquité. Dans ce morceau,
qui est aussi remarquable par le style que par les pensées , la coupe
Ue ce vers
Qo'il loor faat aplanir des montagnes do flols,
f si d'un mouvement tellement heureux qu'on pourrait le croire aussi
le résultat du travail qui a cherché à imiter le mouvement des flots
cl des vagues régulières.
de VInconnu et véritable ami de messieurs de Scude'ry et
Corneille .- cette pièce est assez rare. Il serait trop long de
la citer ici.
Lorsque Corneille fit représenter la Preuve, Rotrou lui
adressa la pièce suivante, que je cite ici tout entière parce
qu'elle est devenue très-rare : on y remarque une grande
modestie et un grand respect pour Corneille.
Pour le rendre justice autant que pour te plaire.
Je veux parler. Corneille, et ne puis plus me taire.
Juge de ton mérite à qui rien n'est égal.
Par la confession de ton propre rival.
Pour un même sujet, même désir nous presse;
Nous poursuivons tous deux une même maîtresse;
La gloire, cet objet des belles volontés,
Préside également dessus nos libertés.
Comme loi je la sers , et personne ne doute
Des veilles et des soins que cette ardeur me coiite.
Mon esprit toutefois est déçu chaque jour
Depuis que je t'ai vu prétendre i son amour.
Je n'ai point le trésor de ces douces paroles
Dont tu lui fais la cour et dont tu la cajoles.
Je vois que ton esprit, unique dans ton art,
A des naïvetés plus bellf^s que le fard ;
Que tes inventions ont des charmes étranges.
Que leur moindre incident attire des louanges;
Que par toute la France on parle de ton nom ,
Et qu'il n'est plus d'estime égale â ton renom.
Depuis, ma muse tremble et n'est plus si hardie:
Une jalouse peur l'a longtemps refroidie;
El depuis, cher rival , je serais rebuté
De ce bruit spécieux dont Paris m'a flntl'^.
Si cet ange mortel qui fait tant de mirscles
Et dont tous les discours passent pour des oracles.
Ce fameux cardinal, l'honneur de l'univers.
N'aimait ce que je fais, et n'écoutait me.« ver».
Sa faveur m'a rendu mon honneur ordinaire.
La gloire où je prétends est l'honneur de lui plaire
Et lui seul, réveillant mon génie endormi.
Est cause qu'il le reste un si faible ennemi.
Mais la gloire n'est pas de ces chastes maîtresses
Qui n'osenl en deux lieux répandre leurs caresses.
Cet objet de nos vœux nous peut obliger tous.
Et faire mille amants sans en faire un jaloux.
Tel je le sais connaître et te rendre justice.
Tel on me voit partout adorer la Clarice;
Aussi rien n'est égal à ses moindres attraits ,
Tout ce que j'ai produit cède à ses moindres traits.
Toute veuve qu'elle est, de quoi que lu l'habilit-s.
Elle ternit l'éclat de nos plus belles filles.
J'ai vu trembler Silvie, Amaranthe et Philis;
Célimène a changé, ses attraits sont pâlis.
Et tant d'3uire.< beautés que l'on a tant vantées ,
Sitôt qu'elle a p.iru se sont épouvantes.
Adieu ; fais-nous souvent de,< enfants si parfaits;
Et que ta bonne humeur ne se lasse jamais.
On reconnaît, à ces traits, cette noblesse d'àme dont notre
poète donna dans sa mort une preuve si éclatante.
On a peu de détails sur la vie de Rotrou ; et le peu que
j'oiïre ici , j'ai dû le chercher dans ses préfaces et dans
quel(]ues-uncs de ses pièces de vers. On .sait seulement
qu'il fut bon époux et bon père ; il avait épousé Elisabeth
Le Camus , qui lui avait donné trois enfants. Sa descen-
dance mâle est aujourd'hui éteinte.
Il dut lutter longtemps contre la pauvreté et la fougue
de SOS passions, surtout contre la passion du jeu, à laquelle
il ne sut pas résister dans sa jeunesse. On raconte que
chaque fois qu'il avait gagné ou qu'il recevait des comé-
diens quelque argent , il allait le jeter derrière des fagots ,
se forçant ainsi lui-même à chercher cet argent pièce à
pièce , et se formant, presque malgré lui, une épargne que
le jeu lui aurait bientôt enlevée, si elle eût été d'un plus
facile accès. Il ne faut pas voir dans ce trait une espèce de
bonhomie et d'enfantillage , mais bien plutôt l'indice d'une
précieuse qualité , la défiance de soi-même, qui met eu
garde contre les faiblesses de rhumanilé.
MUSEE DES FAMILLES.
249
On lit dans V Histoire du Théàire-Français (1), que
Rotrou, après avoir achevé la tragédie de Venceslas , se
préparait à la lire aux comédiens , lorsqu'il fut arrêté et
conduit en prison pour une dette qu'il ne pouvait acquit-
ter. La somme n'était pas considérable ; mais il était
joueur, et par conséquent assez souvent vis-à-vis de rien.
Il envoya chez les comédiens , et leur offrit sa tragédie
pour vingt pistoles. Le marché fut bientôt conclu; il
sortit de prison ; la pièce fut jouée, et elle eut un tel succès,
que les comédiens crurent devoir joindre un présent hon-
nête au prix qu'ils l'avaient payée.
On voit par les préfaces des pièces de Rotrou , dédiées
au roi et à la reine (2) et aux plus grands seigneurs du
temps , que son talent était apprécié, ainsi que sa per-
sonne , et qu'il était particulièrement attaché à la maison
de Soissons.
Enfin on voit dans sa préface de Saint Genest, qu'in-
vité par la princesse de Soissons à l'accompagner dans son
voyage à Bourbon , il n'avait pu revoir les épreuves de cette
pièce, et qu'un grand seigneur de la cour avait bien voulu
se charger de ce soin. Des pièces de vers lui étaient adres-
sées par les admirateurs de son talent.
Dans des stances remarquables que Rotrou adresse à
un ami qui le quittait pour retourner à Dreux , on voit
combien son âme était sensible à l'amitié , et que ce sen-
timent ne contribua pas peu à le retirer de la vie un peu
déréglée à laquelle il s'accuse de s'être laissé entraîner.
A SO.N AUI.
STANCES.
Peni-Jn , cruel ami , l'éloigner de mes tcuï '
Dreux, pour nous séparer, a-t-il assez de charmes.'
El, quelque rare objei qui se irouTe en ces lieux,
l'eu!-il plus sur loi que me» larmes '
En quelques enlreiiens que je passe le jour,
A quoi que mon esprii s'amuse.
Et quelques amis que ma muse
M'ait déjà donnés à la cour.
Ce bonheur ne rend pas mes désirs plus contents;
On m'accuse parlout de peu de complaisance.
Je crois éire inutile et perdre loul le temps
Que je passe hors de la présence ;
Si bien quayani à plaire à tant d'esprits dircrs.
Un nombre infini me méprise.
Ne trouvant point en ma hantise
Les appas qui sont en mes vers
êi jamais deux esprits se sentirent aiteicts
Et surent conserver de si Gdéles narames,
Si la conTormité de nos premiers desseins
Se trouve encor en d'autres âmes;
Si Pvihie et DamoD brûlaient d'un feu si beau.
Alors qu'avecque tant de gloire
lia exemptèrent leur mémoire
Des tristes effets du tombeau.
Lors je me ressouviens des sa'es voluptés
Où jadis nous faisions une chute commune;
Quand une brune avait les esprits encbaotés.
Je soupirais pour une brune.
Mais que le souvenir de ces jours criminels.
En l'eiat où je suis m'offense la mémoire.'
Que le ciel me devait de tourments éternels.
Quand il me vit l'âme si noire.'
■on Dieu : que ta bonté rend mon esprit confus .'
Qu'avecque raison je t'adore.
Et combien l'enfer en dévore
Qui sont meilleurs que je ne fus.'
Les rayons de ta grâce ont éclairé mes sens.
Le monde et ses plaisirs me semblaient moins qu'un verre.
Je pousse encor des vœux , mais des vœux innocents
Qui montent plus haut que la terre.
Je ne rends plus hommage à des objets si ùxa ;
Toi seul mérites des louanges :
Devant toi le plus beau des anges
A des taches et des défauts.
[0 Par les frères Parfait, notice sur Venceslas.
(2) La reine lui avait dit que la Rosalie lui éuit iaGoimenl agréa-
ble; il le rappelle dans la préface de celte pièce.
Mil iUi.
Les nombreux succès de Rotrou au théâtre lui avaient
mérité une pension du roi ; il habitait ordinairement
Dreux , où le retenaient ses charges de lieutenant particu-
lier et civil au bailliage de cette ville, d'assesseur criminel
et de commissaire examinateur du même comté. Mais il
était souvent obligé de venir à Paris pour y diriger la mise
en scène de ses pièces. Il se trouvait dans la capitale au
mois de juin 1650, lorsqu'une maladie épidémique se dé-
clara inopinément à Dreux. Une sorte de 6è\Te pourprée,
contre laquelle tous les efforts de l'art étaient impuissants,
y emportait chaque jour plus de trente habitants et, par la
rapidité de ses progrès, menaçait de dépeupler la ville ;
déjà la mort avait atteint le maire et plusieurs des princi-
paux citoyens : chacun s'empressait de fuir le fléau.
Rotrou est informé de ce désastre ; mais il n'hésite pas un
seul instant. C'est en vain que son frère le conjure de ne
pas courir à un trépas certain ; il quitte Paris et le théâtre
où il va peut-être donner un chef-d'œu\Te, et vole où son
devoir l'appelle. Son frère lui écrit pour le prier de mettre
sa vie en sûreté , et de s'éloigner des lieux dont les habi-
tants paraissent dévoués à la mort ; il lui répond qu'il est
le seul qui puisse veiller aux besoins de la ville et v main-
tenir le bon ordre (1), et que sa conscience lui défend de la
quitter : « Le péril où je me trouve , dit-il en finissant sa
lettre, est imminent. Au moment où je vous écris, les
cloches sonnent pour la vingt-deuxième personne aujour-
d'hui : ce sera pour moi demain , peut-être ; mais ma con-
science a marqué mon devoir. Que la volonté de Dieu s'ac-
complisse!» Trois jours après, les habitants de Dre-jx
accompagnaient à l'église paroissiale de Saint-Pierre le
cercueil de leur vertueux magistrat, et déposaient le corps
de Rotrou dans le cimetière annexé à cette église, où, sur
une pierre (2) , à moitié effacée par le temps , mon père a
pu lire le nom glorieux du fondateur de la langue française.
L'.\cadémie française proposa, en 1SH , la mort de
Rotrou pour sujet du prix de poésie. Presque tous les
hommes qui se sont distingués dans les lettres se sont
fait remarquer en même temps par la noblesse de leurs
sentiments , l'élévation de leur âme et leur désintéresse-
ment ; mats peu ont eu l'occasion de développer ces qua-
lités avec le même éclat que Rotrou. Il est doux d'avoir à
célébrer, à la fois, de beaux ouvrages et de belles actions.
Ce fut Millevoie qui fut couronné ; il mourut peu de temps
après , enlevé à la fleur de l'âge , comme le poète qu'il
avait chanté.
La ville de Dreux va bientôt élever un monumenl à la
mémoire de Rotrou ; c'est un devoir dont elle eût dû, peut-
être, s'acquitter plus tôt ; car on avait droit de s'étonner
que, tandis que toutes les villes de France s'empressent de
s'illustrer en honorant la mémoire de leurs grands hom-
mes par des marques ostensibles de leur reconnaissance,
Rotrou, ce fondateur de la scène française , ce poète qui ,
mieux qu'aucun de ses contemporains, sut apprécier
Corneille et rivaliser de gloire avec lui , ce magistrat enfin
qui paya de sa vie l'accomplissement de ses devoirs, n'eût
pas encore obtenu de sa ville natale un hommage qu'elle
lui devait à tant de titres.
AifB.-FiRuiN DIDOT.
(i) Voyez Nicéron , Mémoires pour servir à rhistoire des hommes
ilùtsires.
(2) Celle pierre n'existe plus; celle qui sert de senil i l'une des
portes latérales de l'église de Dreux, et sur laquelle on lit le nom de
Roirou Ues prénoms sont effacés , ne saurait être La même qui re-
couvrait le corps du poêle, car la date mortuaire porte 1695. Elle
ne peut donc se rapporter qu'à l'un des descendaou de Roirou,
puisque sur les registres de la ville de Dreux l'inbumatloo de Rotrou
est inscrite i la date do mardi 28 juin 16S0.
— 52 — ONZIÈME VOLtTlE.
S.'ïO
LECTURES DU SOIR.
LES TROIS ENTERREMEINTS DE GLILLALME LE COXQt'ERAlVT.
Guillaume le Bâtard, conquérant de l'Angleterre, prit ,
dans les dernières années de sa vie, un embonpoint qui
porta un jour Philippe 1", roi de France , prince enclin à
la raillerie, à l'en plaisanter.
— € Quand donc Guillaume, dit Philippe, accouchera-
t-il?»
— € Bientôt, fit répondre Guillaume, et, à mes relevailles,
j'irai présenter pour cierges tant de lances à Philippe, que
je le ferai bien repentir de sa plaisanterie. >
En eiïet, il ne tarda pas à entrer en campagne avec une
puissante armée. 11 ravagea le Yexin, prit Mantes et la ré-
duisit en cendres. Mais là aussi se terminèrent ses exploits
et sa gloire. Ayant eu , dans un certain passage, un fossé à
franchir à cheval, il donna si rudement de la poitrine con-
tre le pommeau de sa selle, qu'il en fut blessé grièvement.
Il se fit d'abord porter à Rouen, capitale de son duché de
Normandie , et ensuite à une terre nommée Hcrmenlriide
ou Hcrmentruville, qu« Richard, son aïeul, avait donnée à
l'abbaye de Fécamp. Durant plus d'un mois.il éprouva de
très-grandes souffrances, auxquelles il succomba enfin le
9 septembre 1087.
A peine Guillaume eut-il rendu le dernier soupir, que
tout ce qui l'entourait, prélats, barons, officiers de sa cour,
fut saisi d'un vertige si inouï, que l'historien Orderic Vital
le qualifie de folie. Chacun courut s'enfermer dans son châ-
teau pour s'y préparer à la défense, comme si la Norman-
die élait menacée de l'invasion ou de toute autre calamité
inévitable. La terreur gagna Rouen même dans un instant;
elle y fut si générale et si grande, que la plupart des habi-
tants se sauvèrent au loin. Ceux qui y restèrent n'y furent
retenus que parce qu'ils ne savaient en quel lieu ils seraient
j)liis en sûreté. Tous du moins enfouirent ce qu'ils possé-
daient de plus précieux, se croyant menacés des plus ter-
ribles malheurs.
Après la dispersion entière de la cour de Guillaume , les
gens des conditions inférieures, qui, d'abord, avaient fui
aussi, revinrent. Abandonnés sans frein à eux-mêmes, ils
se livrèrent à tous les genres de désordres. Le château
d'IIcrmcnlrude devint en un instant le théâtre d'une dévas-
tation absolue. Le pillage de la vaisselle, des meubles, du
linge, fut si audacieux et si complet, que le corps même
du roi fut retrouvé à demi nu et dépouillé du linceul qui
l'avait enseveli d'abord.
.\u milieu de ce vertige universel et profond et dont l'his-
toire n'oiïre peut-être pas un autre exemple, et tandis que
chai un apportait tous ses soins à se garantir d'un malheur
imaginaire, personne ne pouvait songer et ne songeait en
effet à son devoir obligé, qui était de pourvoir aux obsè-
(|ucs du roi. Le corps était donc depuis plusieurs jours sans
sépulture, lorsqu'enfin un gentilhomme, nommé Herluin
•de Conteville, porté à cette action, dit l'historien du temps,
par sa bonté naturelle, se chargea courageusement, pour
l'amour de Dieu et l'honneur de sa nation, car il ne te-
nait au roi par aucun lien de parenté , du soin des funé-
railles de son souverain, et remplit ce pieux devoir à ses
frais. 11 rassembla au château d'IIcrmentruville les ecclé-
siastiques dispersés par l'impression de la frayeur publi-
que. 11 fit transporter le corps à Rouen , dans le prieuré ,
non de Saint-Georges de Boscherville, comme quelques co-
pies fautives d'Ordcric Vital le disent, mais de Saint-Gervais,
ad sancium Gervasium. L'archevcauc de Rouen présida
au service religieux. Mais ce prélat ayant ordonné que le
corps serait porté à Caen pour être inhumé dans l'abliaye
de Saint-Étienne, fondation du défunt, aucun officier de la
couronne ne se présenta pour exécuter cette disposition. Il
fallut que le généreux Herluin se chargeât encore de cette
dépense, et elle fut très-considérable.
Le convoi se rendit par terre jusqu'au lieu où, depuis,
fut bâtie la ville du Havre. Là, il fut embarqué et dirigé
vers l'embouchure de l'Orne. A la nouvelle de cette transla-
tion, Télite delà noblesse normande et tous les prélats de la
province accoururent à Caen pour rendre au roi d'Angle-
terre les derniers devoirs et réparer, autant qu'il élait en
eux, la fâcheuse impression laissée dans tous les esprits
par la scène extraordinaire d'Hermenlrude. Le jour indi-
qué pour le débarquement étant venu, Gilbert, abbé de
Saint-Élienne, accompagné de tous ses religieux, des pré-
lats et des barons, alla processionnellement au-devant du
convoi royal qui attendait au faubourg de Vauxelles, au
bord de la rivière. On s'était remis en marche, on revenait
plein de recueillement et de sécurité , on allait arriver à
Saint-Étienne, lorsqu'un subit et violent incendie, dont on
n'a jamais su la cause, se manifeste à la fois dans plusieurs
quartiers de la ville et les consume en quelques heures.
Soudain on se rappelle qu'un malheur semblable avait eu
lieu à Westminster pendant la cérémonie même du cou-
ronnement de Guillaume, et qu'un grand nombre d'habi-
tants avaient été dévorés par les flammes ou écrasés par
les débris des maisons, et ce souvenir donne tout à coup
naissance à une autre scène d'Hermentrude , dont , celle
fois du moins, la cause est connue et en quelque sorte na-
turelle. On court sans savoir où l'on va , on gagne ou la
prairie de Louvigny, ou les champs cultivés ; chacun cher-
che son salut dans la fuite, et subitement la désertion
est complète. Les religieux seuls se rallient, seuls ils arri-
vent à l'église, et seuls ils sont témoins de reulerrement
du roi, comme autrefois les prêtres de Westminster avaient
assisté seuls aussi à son couronnement.
Cependant, un des efléts de la confusion avait été d'em-
pêcher que le dernier acte de la cérémonie funèbre ne reçût
son exécution le jour même. Les religieux s'étaient bornés
à déposer le cercueil sur la première marche du caveau
qui était au milieu du chœur, afin de laisser aux prélats
l'honneur de rendre le lendemain au défunt les derniers
devoirs consacrés par l'Église en pareil cas , et qui consis-
taient dans un service solennel et la fermeture définitive
du caveau.
L'assemblée, ce jour-là, ne fut pas moins nombreuse
que la veille. L'incendie était éteint, les fuyards ralliés et
la sécurité revenue. On pouvait croire tous les incidents
épuisés; mais on élait loin de compte! Sans le vouloir,
Gislebert, évèque d'Évreux, en fit naiire un de la nature
la plus étrange. Ce prélat, qu'Orderic Vital surnomme le
Grand, prononça une oraison funèbre, premier exemple
en France de ces discours d'apparat , comme trois cents
ans après (1589) l'évèque dWuxerrc en donna le second
pour Duguesclin, dans laquelle oraison il s'attacha à rele-
ver les grandes qualités du roi Guillaume, sa valeur à la
guerre , sa justice dans la paix et sa piété en tout temps.
Mais il termina son oraison, qui décèle un talent remar-
quable pour l'époque, par une interpellation singulière dans
la bouche d'un ministre de la religion paiiaot du haut de
la chaire de vérité.
MUSÉE DES FAMILLES.
251
— «Que ceux-là se préscnlent, dit-il, qui croiraient pou-
voir m'accuser d'exagération ou de mensonge ! »
D'uliord fiuelrjues voix alieslèrent que l'évèque avait été
juste et vrai; puis un murmure générai d'asseniiment se
lit entendre, puis enfin un silence profond s'établit dans
rassembiéo. L'cnterrcmont allait se consommer, lorsqu'un
bourgeois de Caen, Ascelin, (ils d'Arthur, perçant la foule,
interrompit encore une fois la cérémonie par une allocution
aussi véhémente qu'inattendue contre un acte de tyrannie
du roi.
— « Ilaro ! s'écria-l-il d'une voix retentissante, haro ! je dé-
clare devant Dieu que la terre où l'on veut déposer ce corps
nrapparlieut légitimement. C'est un champ que Guillaume,
n'étant encore que duc de Normandie , usurpa sur mon
pîre par abus de puissance. 11 ne lui en a pas payé la va-
leur (juand iJ y fit bàlir cette abbaye. Je réclame ce champ,
et, en vertu de la clameur de haro , je vous défends d'en-
terrer le corps du ravisseur dans mon héritage ! »
Que l'on se représente l'élonnement dont les témoins de
cette courageuse protestation durent être saisis! Peu s'en
fallut qu'il ne fût suivi d'une désertion nouvelle : du moins
le service divin fut encore une fois suspendu, et un long
silence d'anxiété succéda à l'explosion du premier mouve-
ment de surprise. Aucun des fils du roi n'était présent à la
cérémonie. Le prince Robert même, qui devait lui succé-
der au duché de Normandie , n'avait pu arriver à temps
d'Angleterre, où il avait d'ailleurs des manœuvres à pra-
tiquer afin d'en enlever la couronne à Guillaume le Roux,
sou frère. Personne ne le représentait aux obsèques, per-
sonne, par conséquent, n'était en droit de promettre pour
lui le |)rix du champ envahi. On attendait donc avec inquié-
tude l'issue d'une action inouïe à cette époque. Ascelin ce-
pendant ne quittait pas le bord du caveau, bien résolu à
ne point le laisser refermer avant d'avoir obtenu justice.
Lnfin les évèques et les barons, après en avoir conféré entre
eux, lui offrirent en leur propre nom soixante sous pour
le droit de la fosse, en lui promettant qu'on aurait égard à
ses droits pour la propriété du terrain. A ces conditions ,
le hardi bourgeois se rend et consent à ce que le caveau
soit fermé; mais comme tout devait être extraordinaire
dans l'enterrement de Guillaume, ce n'était point une rai-
son pour qu'd le fût aussitôt. Toutefois, les fossoyeurs des--
cendent, ils atteignent avec peine les derniers degrés du
caveau souterrain, parce que le corps du roi, quoiqu'il fût
diminué de beaucoup pendant sa maladie , était encore
d'une grosseur et d'un poids considérables. Le pied man-
que à lun de ces hommes , le cercueil lui échappe des
mains, et, en retombant, crève, ainsi que le corps, avec
explosion. La foudre, traversant les voûtes épaisses du tem-
ple et tombant sur les fidèles en prières, ne les eussent
pas fait fuir avec plus d'effroi. Quelle cause produit donc
un aussi étrange effet? Le bruit ne suffît pas pour en rendre
raison. Non; mais il se dégagea tout à coup de ce cercueil
enlr'ouvert une puanteur si horrible, quoique Orderic Vi-
tal ait dit que le corps du roi avait été préparé par des
embaumeurs, pollinctores, que chacun crut respirer la
mort même. En vain l'encens de la cérémonie s'élevait en
colonnes; en vain les parfums coulaient à grands flots, il
fallait fuir ou mourir suffoqué. Aussi, ni la désertion d'IIer-
mentrude, ni la désertion causée par l'incendie de la veille,
ne peuvent être comparées à celle qu'occasionna cet ex-
traordinaire événement. Pour la troisième fois depuis sa
mort, Guillaume fut abandonné par le peuple et par les
grands. Le clergé même, longtemps retenu par son carac-
tère et par son devoir, fut, à la fin, contraint de suivre le
torrent. Il abrégea ce qu'il restait de prières funèbres à ré-
citer encore , et s'échappa de l'église par toutes les issues
et dans le plus grand désordre. Enfin , lorsque le temps
eut suffisamment fait perdre à la mauvaise odeur de son
intensité, on revint; on fit glisser la pierre tumulaire sur
l'ouverture du caveau, et tout fut décidément consommé.
«Ainsi, di.senl les historiens du confpiérant de l'Angle-
terre, un roi puissant et redoutable fut lai>sé nu sur
le carreau de la chambre où il venait d'expirer, et fut dé-
pouillé de son linceul par ceux mêmes à qui il avait donné
la nourriture. Un des plus riches monarques de l'Europe
fut redevable de la sépulture à la charité d'un de ses sujets.
Le maître d'un grand empire manqua de terre pour rece-
voir son cercueil, ou, du moins, on la lui disputa. Enfin,
un corps qui, naguère encore doué de vie, avait été l'objet
de tant de soins délicats, porté à l'église à travers les flam-
mes d'un incendie par un cortège effrayé, ne prend place
dans sa dernière demeure qu'après avoir été, en quelque
sorte, déshonoré par l'accident le plus inouï, le plus hon-
teux. Leçons mémorables pour ceux qui estiment les avan-
tages matériels et précaires de ce monde plus qu'ils ne va-
lent réellement, et qui ne cherchent point à obtenir, en
mettant un frein à des appétits sensuels, à des passions
déréglées, des biens supérieurs mille fois aux délices d'une
chair qui n'est que pourriture durant la vie, et qui ne laisse
qu'une froide et vile poussière après la mort! »
En montrant le corps de Guillaume le Conquérant aban-
donné trois fois avant son enterrement définitif, j'ai fait
l'histoire de ses trois grandes humiliations. Je vais main-
tenant tracer en peu de mots celle de trois grands outrages
qu'il eut à subir après sa sépulture.
Richard, son fils, lui avait élevé dans Saint-Étienne un
monument funèbre consistant en un sarcophage de schiste
noir posé sur quatre pilastres de marbre blanc, surmonté
de la statue couchée du duc, et orné des ouvrages d'orfè-
vrerie les plus précieux. Ce monument fut profané trois
fois, et !a première, chose remarquable , par des ministres
de la religion. On raconte qu'un cardinal, uu archevêque
et plusieurs autres ecclésiastiques éminents, visitant la
ville de Caen, en 4522, eurent le désir d'examiner l'inté-
rieur du cercueil et en obtinrent la permission. Ils y trou-
vèrent le corps du prince : il était d'une force et d'une gran-
deur extraordinaires, et parfaitement conservé.
Si la circonstance de la parfaite conservation est vraie,
elle confirme ce que dit Orderic Vital de l'embaumement,
mais elle ne s'accorde plus avec la putréfaction que fait pré-
sumer la dernière scène de l'enterrement. Quoiqu'il en soit,
on trouva aussi dans la tombe une table de cuivre sur la-
quelle était gravée une inscription que, par son stylo , on
peut croire postérieure au monument, et que voici :
Je, Guillaume, prince tres-magnanimc.
Duc deXeuslrie, pareil à Charlemaigne,
Passay la mer par un doux temps de sust
Pour conquesier loule la Grande Bretagne;
Puis déployer fis mainte noble enseigne
El dresser lentes el pavillons de guerre,
El ondrier fis comme fil d'araigne
Neuf cent grands ni-fs. Sitosl qui cuz pied à lerre,
Et puis en armes de là partis grand erre
Pour coups receuz au doublé roi Hérault (llarold).
Dont, comme preux, j'eus loule la déferre,
Non pas sans dur el merveilleux assaull.
Pour bien jouter le desloyal ribjult.
Je mis à mort el soixante et sept mille
N'euT cents dix-huit, et par ainsi d'un saull
Faz roi d'Anglois. tenant toute leur isle.
Or n'est-il nul, lanl soit forl el habile,
Qui, qii.nnd c'est faii, après ne se repose?
Mors m'a defaicl, que suis-il? cendre vile:
De toute chose on jouit une pose.
Après cette première violation de la paix du tombeau ,
952
LECTURES DU SOIFx.
excusable jusqu'à un certain point, en ce qu'elle n'eut pour
motif qu'un simple mouvement de curiosité, il en vint une
qui est bien autrement criminelle. En 1562 les huguenots,
qui allaient détruisant par toute la France les monuments
les plus sacrés de la religion et les plus chers à la gloire
nationale, détniisirent en particulier tout ce qu'il y avait
de précieux dans l'église et dans l'abbaye de Saint-Etienne,
et ils le firent avec une telle fureur, qu'il n'en resta rien,
excepté les murs, dit un procès-verbal dressé quelques
mois après la profanation. La tombe de Guillaume fut bri-
sée, son cercueil ouvert de nouveau et ses ossements dis-
persés. Debras, auteur contemporain, qui a été témoin de
ces horreurs, et qui ne les a décrites qu'en partie * parce
« que, dit-il , si je voulais décrire et référer par le menu
« toutes les choses exquises qui furent démolies, brisées et
cbruslées auxdits temples, un bon mois n'y suffirait»,
Debras a \'u un os de la cuisse qui était plus long de quatre
travers de doigt que ceux des hommes les plus grands qu'il
ait connus. Sans doute cet os faisait partie de ceux que Ton
put rassembler après l'événement , et qui furent replacés
dans un monument fort simple qu'on érigea de nouveau,
et qui subsista jusqu'à nos jours.
Enfin 95 vint : c'est dire que la tombe de l'illustre duc
de Normandie fut violée pour la troisième, mais pour la
dernière fois, car elle le fut si absolument , que tout en a
péri pour jamais, marbre, cercueil, ossements.
On peut presque pallier l'action des curieux de 1522 ; on
peut atténuer celle des fanatiques de 1562, en faisant re-
marquer que, ramassis impurs de toute la France héréti-
que, ils n'étaient pas du moins exclusivement Normands ;
mais qui pourra jamais sur terre absoudre les Normands
qui, en 93, portèrent leurs mains sacrilèges sur les restes
inanimés du héros de leur province, du glorieux père de
leur patrie?
Ici finit l'histoire du corps de Guillaume le Conquérant.
En fut-il jamais un qui ait été plus agité et durant sa vie et
après sa mort? En fut-il un qui ait péri avec un concours
de tant de circonstances criminelles?
REY.
EXPOSITION DE L'INDUSTRIE DE 1844.
Depuis quinze ans, la broderie en tapisserie est devenue
une occupation favorite, une mode élégante, un goût uni-
versel. La coquetterie, la charité, l'industrie s'en sont em-
parées. C'est une contenance si gracieuse dans le boudoir;
c'est un tribut si doux à payer aux loteries que la bienfai-
sance multiplie autour de nous; c'est une spéculation pro-
ductive pour les aiguilles laborieuses qui achèvent l'ou-
Trage commencé par de jolies mains paresseuses. Dans le
sein des familles, c'est le travail ou plutôt l'amusement de
la veillée. On brode des tapis, des coussins, des buvards,
des pelottes, des sous-lampe; dirons-nous même des bre-
telles , ou pis encore , des porte-cigares , avec un air
discret, en vue d'une fête prochaine ou de l'inévitable
jour de l'an. Les enfants y mettent un air de mystère ; les
papas ou les frères font semblant de ne pas deviner. Dans
les loteries charitables, la galanterie des habitués d'un sa-
lon s'empresse de couvrir d'or (d'un or qui soulagera des
misères) les ouvrages tombés de la main d'une maîtresse
de maison, à qui l'on témoigne ainsi un respect dont pro-
fitent les malheureux. Des mains augustes ne dédaignent
pas elles-mêmes ce moyen de bienfaisance, et nous savons
ce que ces délassements gracieux rapportent aux pauvres
de toutes les villes qui obtiennent une de ces royales fa-
veurs.
Depuis quinze ans aussi, l'on se plaignait de la mauvaise
construction des métiers à tapisserie. Le luxe les embellis-
sait pour les grandes maisons, mais il ne les rendait pas plus
commodes. C'était toujours, pour de faibles mains, une vé-
ritable fatigue que de monter et de démonter sans cesse le
canevas, de faire mouvoir tantôt dans un sens, tantôt dans
l'autre, de grosses et lourdes vis, de coudre et de découdre
contmuellement. Dans les salons, c'était une peine rebu-
tante ; dans les ateliers, c'était une perte de temps considé-
rable, et le temps est la richesse de l'ouvrier.
L'inventeur du métier nouveau, dont nous offrons ici le
dessin (l'inventeur , c'est une demoiselle) , impatientée
elle-même des difficultés que lui opposait l'ancien métier,
avait résolu de les vaincre. Elle y a réussi. Aujourd'hui,
grâceà un mécanisme aussi ingénieux que simple, ce Métier
nouveau (qui s'annonce sous le nom de Mélier parisien, et
que tous les départements, tous les pays adopteront comme
lefiloir), ce métier perfectionné permet de monter et de
démonter l'ouvTage avec promptitude et facilité ; de ten-
dre la toile ou le canevas dans le sens de la largeur et de
la longueur, par le simple mouvement de manivelles lé-
gères; et, par un autre procédé encore, il présente un sup-
port pour le modèle, et un cadre à quadrilles pour repro-
duire et pour nuancer un dessin donné. Les perfection-
nements dont il s'agit s'adaptent également à de grands
métiers ou métiers à pieds , ou à de petits métiers à la
main, que l'on fixe à volonté sur le bord d'une table ou de
tout autre meuble.
Expliquons ces procédés le plus clairement possible .
sans etTrayer les dames des détails de la description con-
tenue dans le brevet dont nous avons pris connaissance.
Soyons simple comme le mélier lui-même ; sa simplicité
est son premier mérite , c'est celui de toutes les idées
vraies.
L'espace qui doit recevoir le canevas est fermé dans sa
longueur par deux cylindres, de petit diamètre , aux ex-
trémités desquels se trouve une vis. Par l'efTet d'une légère
pression exercée sur cette vis , les deux cylindres se sé-
parent, et , dans toute l'étendue de leur partie inférieure ,
présentent de petites pointes sur lesquelles on fixe le cane-
vas. Les cylindres refermés , on enroule indifféremment
sur l'un des deux, au moyen d'une petite manivelle, la
partie du canevas déjà brodée , ou à broder plus tard. Si
le canevas a peu d'étendue , l'enroulement est inutile ;
c'était peut-être aussi inutile de le dire , mais nous vou-
lons être clair. Maintenant , pour tendre le canevas de
droite à gauche, le procédé n'est pas plus compliqué. Deux
petites arêtes en cuivTC sont fixées dans les deux autres
montants du parallélogramme que forme le métier. A ces
arêtes viennent se rattacher de petites cordes de soie
dont il est toujours possible d'augmenter ou de diminuer
la longueur, et qui sont terminées par de légers crochets,
ayant pour fonction de tendre le canevas dans la direction
des arêtes.
MUSÉE DES FAMILLES.
253
Ce que les dames comprendront bien d'abord , c'est
qu'elles n'ont plus à dépenser leur force ou à fatiguer leur
faiblesse pour faire mouvoir des vis grossières ; car pour
tendre l'étoffe qu'elles vont broder , elles tourneront la
petite manivelle sans se déranger. Ce n'est pas tout, l'in-
venteur (toujours le même) a imaginé un accessoire qui
permet à la broderie de se rapprocher de plus en plus
du modèle qu'elle reproduit , et de nuancer les couleurs
avec une admirable précision. On traçait habituellement
sur le dessin colorié, des quadrilles de dimensions diverses,
afin de diriger les yeux de la brodeuse, et le choix de ses
couleurs. C'étaient autant de dessins perdus après avoir
été copiés. Mais pour conserver intacts tous les dessins
imaginables après les avoir reproduits, l'inventeur a fait
disposer des quadrilles de plusieurs dimensions, surunpa^
pier transparent qu'on adapte au dessin colorié, en le super
Pupitre du mélier parisien.
2:) 4
LECTURES DU SOIR.
posant. C'est le moyen d'obtenir une reproduction exacte,
sans gâter un dessin. La superposition du papier est as-
surée par un cadre léger qui surmonte lui-même le métier
à la hauteur des yeux de la brodeuse. Ajoutez à ces
excellents procédés , une pelotte pour placer les aiguilles,
une petite coupe pour recevoir les ciseaux et le dé; et
rassemblez tout cela , sous une form» gracieuse , élé-
gante, artistique; voilà le Métier parisien, qui deviendra
le Métier français, le Métier européen.
Le Musée des Familles devait se hâter d'annoncer
cette jolie invention dont les familles voudront profi-
ter. Nous nous sommes empressé d'en faire prendre le
dessin au n" 337G de l'Exposition des produits de l'In-
dustrie , galerie de l'Ouest. Les veillées auront besoin
(lu Métier parisien , comme de nos Lectures du soir ;
C'est un agrément pour les dames qui brodent par plaisir.
ce sera bientôt un avantage pour les ouvrières qui bro-
dent par devoir. Aujourd'hui , c'est un meuble élégant ,
car les premiers modèles sont exécutés avec coquetterie
pour les salons ; plus tard ce sera une nécessité et un bien-
fait pour les ateliers.
Les premiers modèles de ce métier ont déjà produit de
jolis ouvrages qu'on admire à l'FAposition; grâce au trans-
parent rayé , les fleurs de Redouté sont copiées avec
des nuances que n'admettait pas l'ancien système. Il y a
là des bouquets qui tromperaient, à dislance, les admira-
teurs des guirlandes de Saint-Jean. Mais le mérite s'en eflace
pour nous devant celui de l'invention utile du Métier, du
Métier Parisien, que nous signalons à toutes les dames
comme un des produits de l'Exposition qu'elles doivent
rechercher et désirer le plus...., après les cachemires.
(du 12 AVRIL AU 12 MAI.)
L'école de peinture française se
trouve, depuis quelques années, en proie
à deux ou trois sectes, qui comptent dans
les ateliers, et surtout dans la presse, des
adeptes pleins de ferveur. Ceux-ci se li-
vrent sans réserve à une polémique ar-
dente qui se manifeste par une partialité
absolue et par un parti pris violent d'ex-
clusion. Tout ce qui n'est point pour eux
est contre eux; liors de leur voie, il n'y a
point de salut artistique.
Cependant, il faut bien le reconnaître,
rien n'est funeste à la peinture comme
l'esprit d'école. On n'arrive à la supério-
rité que par l'individualité, l'originalité
ou l'innovation. Marcher à la suite d'un
clief, sur un terrain battu cl dans une
voie frayée, ne saurait exciter l'intérêt et
mener au génie. Sans contredit, en fait
d'art surtout, il vau' mieux se placer le }
premier dans une bicoque, que de rester
le second dans Rome... Et cependant on
voudrait que tous entrassent dans cette
Rome banale, placée, par chacun, à son
gré, sur une carte imaginaire.
A entendre les coloristes, M.Ingres,
sa suavité de contours et sa pureté de des-
sin sont autant d'erreurs : en revanche, les
sectateurs de M. Delacioix rojettonl vio-
lemment l'auteur de !a Fierge à Vhos-
tie; ils ne s'accordent que pour dire ana-
thème sur l'ineffable poésie d'Ary Schcf-
fer, sur la brillante facilité d'Horace Vcr-
nel cl sur la puissance calmo de Paul
Dclaroche. Avec un pareil système, Ru-
bens et Rembrandt ne seraient plus ad-
mis de nos jours, et une foule d'enthou-
siastes diraient, de Téniors, comme au-
trefois Louis XIV : • Loin de moi ces
magots ! »
Car il faut le remarquer, cliarun des
partis se sert de la même expression , et
adresse à ses antagonistes le même re-
] proche: ils proclament également le haut
! ityle, dont ils se reconnaissent exclusive-
ment le .secret et dont ils rcfusenl les plus
légères notions à leurs adversaires.
Le moindre inconvénient de cette mé-
thode, a été d'écarter du Salon tous
les artistes qui s'étaient conquis de la
célébrité par de longs et brillants suc-
cès. Découragés en présence d'une in-
justice flagrante, attaqués sans merci et
sans dignité, réduits souvent à subir des
invectives, ils ont laissé l'arène à ceux
qui devaient encore gagner leurs éperons,
el se sonl contentés d'exposer, chez eux,
des tableaux , que la foule esi venue y
visiter avec empressement ; protestant
ainsi contre l'injustice qui frappe d'ostra-
cisme, dans les expositions publiques,
les œuvres qui font la gloire de la France.
L'auteur de ces notes l'avoue humble-
ment , il ne saurait prendre sa part d'un
tel fanatisme. Comme il l'a déjà dit, il ne
connaît, en matière d'art, que le bon et le
mauvais. Raphaël ne l'empêche pas d'ad-
mirer Rubens; malgré l'émotion qu'il
éprouve à contempler une toile du Pous-
sin , il ne dédaigne point d'égayer ses yeux
devant la peinture piquante de Watteau
ou le laisser-aller voluptueux de Bou-
cher lui-même, quelle que soit l'infé-
riorité de son génie. Une œuvre , em-
preinte d'un cachet original, ne réunit-
elle point toujours plus d'attrait et de
mérite qu'une imitation, si parfaite qu'elle
soit? Les chansons de Beranger ne valent-
elles pas mieux que les poëmcs de M. Par-
ceval de Grandmaison?
Malgré la simplicité des idées qui vien-
nent d'être formulées, peut-être y a-t-il
un peu de courage à les exprimer fran-
chement. Elles se trouvent dans la pen-
sée de tous et sortv-nt rarement de quel-
ques lèvres. C'est avec ce sentiment do
bonne foi et cet esprit d'impartialité que
nous allons rapidement passer en revue
les tableaux qui composent l'exposition
de cette année.
Lorsqu'on entre dans le grand salon
carré, réservé d'ordinaire aux œuvTCs les
plus capitales, le regard, ébloui, cherche
d'abord à se tixer sur un de ces ceniaiacs
de tableaux qui miroitent de toutes parts
sous les reflets de la lumière, et dont les
couleurs se heurtent et se confondent
dans une sorte de chaos. Peu à jwu l'œil
s'habitue à cette confusion et cherche un
ouvrage sur lequel il puisse se reposer.
C'est d'ordinaire au tableau de M. Saint-
Jean qu'il s'arrête; cependant, les fruits
de cet artiste sont peut-être inférieurs aux
fleurs exposées par lui l'année dernière.
Ils manquent un peu d'air; peut-être en-
core les tons rouges s'y trouvent-ils mul-
tipliés : raisins rouges, figues rouges,
fraises rouges, pêches nuancées de rouge,
pavots d'un rouge sombre. Il en résulte
pour l'ensemble une certaine monotonie,
et comme il y a encore uniformité dans
la manière de peindre, cette monotonie
devient par là un défaut plus remarqua-
ble.
Au-dessus du tableau de M. Saint-Jean,
se trouve un portrait de M. le duc de Ne-
mours par M. Winlerhalter. Il faut Mon
en faire l'aveu, le talent de M. Winter-
haller ne va point en progression. Le
portrait de M. le duc de Nemours est in-
digne de l'artiste à qui l'on doit le Déca-
méron et le beau portrait de la rt'ine.
Faible de ton, incorrect de dessin, il n"a
même pas le médiocre mérite d'une res-
semblance réelle.
Parmi les tableaux, de genres diffé-
rents , dus à M. Biard et qui se trou-
vent dispersée dans les diverses galories
du Salon, il faut citer, en première ligne
le lîoi tisitant la garde nationale dam
la soirée du six juin. Les effets de lu-
mière y sont admirablement étudies el
rendus avec une originalité el une har-
diesse extrêmes. L'altitude de la figure
du roi n'est point heureuse, el ce dé-
tail nuit à l'ensemble , plus qu'on ne
pourrait le dire. En revanche, jamais
on n'a reproduit avec plus de vérité la
transparence des eaux et la solitude du
nord que dans la Baie de la Madeleine.
L' Appartcmtnt d louer et U* Inconvi-
MUSÉE DES FAMILLES.
255
nients cTun voyage d'agrément rappel-
lent la manière fine et l'esprit caustique
de Wilkic.
Il est peu de toiles dont on ait parlé
autant que du portrait de la princesse
B par M Lelimann. L'oirani^elé de
cette figure pâle, enveloppée dans une
sorte de suaire blanc, attire tous les re-
^•anlsct produit un élonnenient véritable.
Disons-le avec regret, on ne retrouve
point, dans cette étude, la sévère correc-
tion de dessin que l'adepte de M. Ingres
doit à son maître. Les plis de la draperie
manquent de souplesse, enfin, ce qui est
plus grave, les mains paraissent mal dessi-
nées, les attaches des articulations sont
dépourvues de finesse et les doigts sem-
blent hors de toute proportion.
Non loin de là, un portrait exécuté avec
une grande simplicité, et signé d'un nom
à piu près inconnu, réunit à d'immenses
qualités cet attrait qui attire à la fuis la
foule et les artistes. M. Pérignon a surgi
tout à coup et a pris rang parmi les plus
habiles portraitistes qui honorent l'école
française.
Un portrait de femme par M. Dubuffe
pt're place le talent de ce peintre sous
un aspect nouveau. La presse s'est mon-
trée 'injuste pour M. Dubnffe, plus que
pour tout autre. Ary SchefTer lui-même
ne désavouerait point cette figure blonde
et suave où se trouvent exprimées à
la fois la candeur et la maternité. La
couleur, pour manquer d'un peu de
solidité , n'en réunit pas moins des
qualités éminentes. Enfin, on reconnaît
dans l'ensemble de celte œuvre une poésie
qui, selon nous, constitue la première et
la plus indispensable qualité d'un artiste:
quel que soit l'instrument par lequel il
exprime son idée, qu'il se serve d'un pin-
ceau, d'une plume, d'un crayon ou d'un
ciseau, la pensée doit toujours être pré-
férée à l'exécution.
Bonheur et Malheur, de M. Gallait ;
Ylilylle, de M. Delandelle ; V Entrée à
Jérusalem, de M. Muller; la Sainte Eli-
sabeth, de M. Glaise; le Saint Martin
de Tours, de M. Guermann Bohn; la
Descente de croix, de M. Louis Boulan-
ger; la Fision de saint Ovens, de M. Eu-
gène Appert; des Baigneurs dans les la-
gunes, et la Bienfaisance, de M. Alophe
Menut, sont des œuvres qui mériteraient
une analyse sérieuse et auxquelles on ne
peut nier de véritables cléments de suc-
cès.
11 en est de même de M. Chassériau et
de son Christ au jardin des Oliviers.
Chargé de peindre la grande scène de
la Fédération , M. Couder a peut-être
manqué d'audace en abordant un sujet
aussi difficile. Il s'est tiré de sa tâche
avec habileté ; voilà tout : l'ensemble gé-
néral manque d'effet; les détails sont
charmants ; jamais on n'a prodigué plus
•de patience, de soin, de finesse et de co-
quetterie pour une toile de cette propor-
tion. Chacune des deux ou trois mille fi-
gures qui se pressent dans ce tableau sont
de petits chefs-d'œuvre.
Retenu longtemps loin de son atelier
par la fatigue et par les souffrances,
M. Ziégler a reparu, cette année, avec trois
tableaux : la Rosée, une Fénitienne et la
Fiergeaux neiges. La Fierge aux nei-
ges, traitée avec une grande simplicité,
attire l'attention par la noblesse de la
tête et par l'expression maternelle qui
porte instinctivement l'immaculée Marie
la Tentation de saint Ililarion, par
M. Papely; un Paysage, de .M. Boisse-
lier; Diogène et Alexandre à Corinthe,
une Sainte Anne, de M. Bougenier; la
Prière du matin, de M. Edouard Dubuffe;
le Repos en Egypte, de M. Jules Du val
à couvrir de son manteau et à préserver du Lecamus, et son Oiasseur perdu dans
froid les pieds du divin enfant. Toutes K'S
qualités de coloriste qui caractérisent M.
Ziégler se retrouvent dans ce tableau,
qui atteste une science profonde des res-
sources de la peinture.
L'amour de For a, cette année, appris
au public le nom de M. Coulure. Appro-
chons : voici l'avare, et autour de lui un
groupe de personnages; la beauté, le ta-
lent viennent s'offrir à celui qui pré-
fère à leurs faveurs l'or amassé devant
lui, et qu'il couve des mains et de l'œil.
Derrière le thésauriseur se tient un démon
qui rit, et de la présence duquel on s'ex-
plique difficilement l'utilité. On le voit,
la composition du tableau de M. Couture
les montagnes; le Saint Sébastien, de
M. Etex; des études remarquables de che-
vaux, par M. .\cbille Giroux; le portrait
équestre de M. le duc d'Orléans, par
M. Alfred Dedreux; le Chatterton, de
M Fourau; trois jolies scènes de genre,
par M"* Fanny Geefs,de Bruxelles, femme
du célèbre statuaire; la Récolte des pom-
mes, de M. Grenier, enfin, plusieurs ta-
bleaux de M. Gudin.
M. Gudin semble vouloir sortir de ses
habitudes de peinture; il renonce aux
scènes maritimes pour traiter des sujets
tout à fait différents. La mort de saint
Louis devant Tunis, et l'incendie du
quartier de Péra, à Constantinople,
a le grand défaut de n'être pas suflisam- 1 font regretter que .M. Gudin se laisse trop
ment claire et logique pour les yeux ;
l'exécution pèche aussi par un excès de
vigueur et de fougue. Les figures des
deux femmes manquent de ce charme in-
exprimable, de ce je ne sais quoi de lu-
mineux, d'harmonieux et de doux qui est
la grâce, à défaut de la beauté; faute ca-
pitale lorsqu'il s'agit de réaliser la lutte
et la séduction. Cependant, après toutes
ces critiques, on le reconnaît encore, le
tableau de M. Couture laisse à l'esprit
l'impression que fontles œuvres sérieuses.
Il a de la force, il a de la sève. C'est
un pinceau qui dédaigne la surprise et
l'artilice. Il peint franchement, il peint
largement; la touche est sèche, elle mêle
les couleurs sans les fondre, mais elle a,
quand il lui plaît, des nuances charman-
tes et des tons d'une finesse parfaite. Seu-
lement il reste toujours dans la gamme
d'une palette sévère, comme l'atteste le
vêlement du jeune homme et tout l'ar-
rière-plan du tableau. Il y a aussi, de M.
Couture, un périrait de jeune homme et
une toile représentant la Joconde de l'A-
rioste ou de La Fontaine. J'aime moins
cette petite toile. La peinture, dans ces
proportions restreintes, demande plus de
soin de détail et plus de fini. D'ailleurs,
le jeune muletier assis sur la paille, et
qui échange nonchalamment, avec Jo-
conde, un regard d'intelligence, rappelle
trop le sans-façon, le dessin et la couleur
de Murillo. C'est un pastiche. Le portrait
a de la beauté et présente un grand carac-
tère.
A quelque distance de ce portrait, en
voici un autre qui porte la signature d'un
de nos premiers peintres de fleurs, de
M. Chazal, dont on remarque, un peu plus
loin, un charmant petit tableau de Fruits
dans un vase. Cette œuvre , sagement
peinte, correcte de dessin, solide de cou-
leur, habilement disposée, réunit toutes les
qualités ni'cessaires pour prenlro rang
parmi les tableaux de ce genre les plus re-
marquables.
Il nous faut maintenant marcher avec
rapidité cl nousborner à une simpleénume-
ration : l'éducation de la Fierge et l'En-
fant surprit par lamarét, de M. Beaune;
entraîner à la facilité de son pinceau et
ne produise guère que des ébauches.
M. Dauzals a su reproduire, avec la vé-
rité qu'il met habituellement dans ces
sortes de sujets, la soumission d'EI-Mo-
krany, kalifal de la Medjanab. Au pied de
ruines romaines, épargnées par le temps
depuis dix-huit cents ans, s'élèvent le camp
français, et un fort qui domine la plaine
et se confond à l'horizon parmi les mon-
tagnes et les nuages. Le général Galbois,
entouré de ses officiers, reçoit El-Mokra-
ny, revêtu d'un burnous rouge, et suivi
de plusieurs autres chefs. Les figures sont
traitées d'une manière piquante et grou-
pées avec bonheur." La Mosquée d'Alger,
rappelle les plus beaux intérieurs de M.
Dauzats. Mais personne, sans contredit,
n'a poussé plus loin l'art de peindre les
intérieurs que M. Uipp. Sebron. La vue
de la Chapelle de fFin^sor, dont nous
avons déjà entretenu nos lecteurs, est un
chef-d'œuvre de peinture , de perspective
et d'effets de lumière.
W. Decaisne a exposé une Education
du Christ et une Prise de Marrah.
Nous préférons de beaucoup ce dernier
tableau au premier.
M. Guignet est moins heureux dans les
portraits de femme qu'il ne l'avait précé-
demment été dans ses portraits d'homme.
M. Jadin ne peint plus les chasses ; ce
sont à peine des maquettes informes, dont
on ne peut entrevoir la pensée que de
loin. De près, c'est un amas incohérent
de couleurs. Un charmant paysage de
M. Léon Fleury, par son contraste, rend
encore plus étrange celle peint\ire inex-
plicable. On ne saurait reproduire la nature
avec n'.us de naïveté et de franchise, que
ne l'a fait cet artiste dans sa vue des En-
virons de Saint-Maur.
Citons encore avec éloge une Fue du
château de Pau, par M. Justin Ouvrier;
le Chapelet, i}ii madame Emile Lagache;
le Couvent de Sainie-Scolastique. et des
Souvenirs de Corse, par M. Lapilo; la
Bataille d'Ascalon, par M. Larivière;
le Soir et la Rêverie, par M. Emile Wat-
lier, de charmantes esquisses de M. Tony
Johannot , de octils tableaux de oalure
1
256
LECTURES DU SOIR.
morle, de M. Rousseau ; le Gué de Diou-
ville, par M. Mozin; des Bégaies, par M.
Mor,el Fatio; le Cheval blessé, deM.Sei-
gneurgens, et cinq ou six charmants pay-
sages de Maréchal, entre autres une f^ue
d'Auvergne et une faille d'Egypte, avec
un effet de crépuscule. Citons surtout un
paysage de M. J. Thierry; à une grande
solidité de peinture, à une grande vérité
d'aspect, cejeune artiste réunit un charme
extrême de faire et beaucoup de poésie.
L'Ecole hollandaise et belge a été re-
présentée à Paris par plusieurs artistes.
On a pu se convaincre de nouveau que
le talent de M. Verboeckoven, si remar-
quable dans les tableaux de chevalet, se
sentait mal à l'aise quand il avait à se dé-
velopper sur une toile de vaste dimen-
sion. Ses Taureaux italiens sont secs,
manquent d'effet, et laissent à désirer
plus d'harmonie. En revanche, on ne sau-
rait peindre rien de plus charmant que le
Jeune Taureau et la Génisse et l'Inté-
rieur d'une étable.
M. Verheyden , d'Anvers , dans deux
tableaux de genre , a reproduit des scè-
nes flamandes de manière à rappeler le
faire des anciens maîtres : le sen en kan
niet nayer surtout, est un petit chef-
d'œuvre.
M. Reckers, peintre de fleurs et de gi-
biers, doit prendre place entre Saint-Jean
et Chazal.
M. Willems, plein de vérité dans la
Fête des Arbalétriers et dans la Fi-
site à la Nourrice, se montre également
heureux en reproduisant la grande scène
du Fcngeur.
M. Slingeneyer n'est point resté au-
dessous de sa tâche; enfin, malgré la vé-
rité qu'il a su mettre dans sa Fue de
Hollande, nous reprocherons un peu de
pâleur à M. Scheifhout, de La Haye.
Voici notre rapide revue du Salon qui
touche à sa lin : ne terminons point ce-
pendant sans répéter ce qu'on redit tous
les ans des miniatures de madame de
Mirbel et de M. de Pommeyrac, que
ces deux artistes se font remarquer par
plus de perfection encore.
— Un de nos célèbres compositeurs vient
de mourir. Henri Montan Bertonétaitné à
Paris vers 1767. Son père, après avoir été
directeur de l'Opéra, exerçait depuis long-
temps les fonctions de chef d'orchestre ,
et c'est lui qui monta les principales œu-
vres de Gluck, de Piccini et de Sacchini.
A quinze ans, Berton fut ad mis déjà comme
violon à l'Opéra. Il eut Rey pour pre-
mier maître de composition ; celui-ci
ne trouva que fort peu de dispositions
à son élève , et déclara qu'on n'en fe-
rait jamais rien. Ce jugement ne put
éteindre l'ardeur du jeune artiste ; il se
procura un livret d'opéra, et se mit à en
composer la musique. A peine ce travail
fut-il achevé, que des doutes vinrent l'as-
saillir. Ne s'abusait-t-il point sur sa vo-
cation? avait-il réellement le feu sacré?
Il confia son manuscrit à Sacchini; celui-
ci ne partagea pas un instant l'opinion
de Rey; il comprit tout l'avenir du jeune
musicien, et se fit un bonheur de l'éclai-
rer de ses leçons.
Peu de temps après, Berton, à peine
Sgé de dix-neuf ans, fit entendre, au Con-
cert spirituel, des oratorios et des cantates
de sa composition : il donna ensuite à
la Comédie-Italienne son premier opéra,
intitulé Les Promesses de mariage.
Lorsque le Conservatoire fut organisé,
en 1793, Berton y fut appelé comme pro-
fesseur d'harmonie, et plus lard comme
professeur de composition. En 1807, il fut
nommé directeur de l'Opéra-Buffa. 11 ne
conserva cette place que jusqu'en 1809,
époque où il entra à l'Opéra comme chef
du chant, fonctions qu'il remplit jusqu'à
la fin de 1815.
Il est trois ouvrages de Berton qu'on
peut citer en première ligne et comme
dignes de figurer au nombre des chefs-
d'œuvre de toutes les écoles : ce sont :
Aline, Montana et le Délire. Le génie du
maître s'y montre sous les aspects les
plus variés : le temps n'a rien ôté à leur
immense mérite. Beaucoup d'opéras de
Berton renferment des parties fort remar-
quables; aucun ne forme un tout aussi
complet que ces trois ouvrages. Plusieurs,
d'ailleurs, n'ont pas été publiés, et quel-
ques-uns n'ont obtenu que peu de suc-
cès ; car Berton n'était pas heureux dans
le choix de ses poëmes. Ce malheur était
dû à l'extrême bonté de son caractère, et à
une bienveillance qu'il poussait quelque-
fois j usqu'à la faiblesse, tant il lui en coûtait
d'affliger un auteur en lui refusant son
poëme.
Peu d'artistes ont eu une vie plus ac-
tive que Berton; on a vu qu'il s'était mis
à composer dès l'âge de quinze ans, et il
ne donna son dernier ouvrage qu'en 1827.
Depuis cette époque, il partagea son
temps entre ses élèves et les travaux de
l'Institut, dont il se trouvait presqueexclu-
sivement chargé, depuis la mort de Le-
sueur. Berton était, nous l'avons dit, de
la fondation du Conservatoire; il y comp-
tait quarante - neuf années de services
comme professeur.
C'est depuis 1830 seulement qu'il avait
été nommé officier de la Légion-d'Honneur.
Du reste, il ne possédait d'autres revenus
que les émoluments de sa place de pro-
fesseur au Conservatoire et de membre de
l'Institut. Depuis vingt ans son répertoire
ne se jouait plus : le pauvre vieillard ne
pouvait se consoler de sa gêne que par le
souvenir de sa gloire.
Après une longue et douloureuse ma-
ladie, il vient de s'éteindre en ne laissant
à sa veuve d'autre héritage qu'un nom
célèbre.
— Chaque jour voit éclore un nouveau
volume de poésie, et presque toujours le
poëte sort de la classe des ouvriers. A
mesure que l'enseignement pénètre jus-
qu'à eux, les ardents néophytes répon-
dent à ce bienfait par un hymne de re-
connaissance. Tel est encore le volume
publié par M. Claudius Hebrard, sous le
^ litre d'Heures morales et poétiques de
l'ouvrier. Ce livre peut se résumer par
quatre mots : la famille, Vatelier, la pa-
trie et l'église. C'est une œuvre pleine
d'épanchements du cœur; une sensibi-
lité profonde, quoique sans exagération,
s'y unit à un esprit élevé et à une imagi-
nation gracieuse. Parfois une plainte
s'échappe des lèvres du poëte ; mais
bientôt la résignation, ranimée par la
foi, vient étouffer ces gémissements et
les remplace par un hymne. Citons quel-
ques vers :
Mon Diea, rends an pays plos d'an ancien ouge.
Dont noas pleurons de Toir se perdre l'herltacc.
Rends-noui ce temps heareax uu la simplicité
Eniironnail les mœurs de tant de pureté.
Bienheureux mille fois ceux qui toujours Odeles
Gardent ces soutenirs, traditions si belles
De probité, d'bonneur, d'ordre, de pieté,
D'inTincible Taleur, de noble dignité.
Bienbeureux mille (oit ceux qui voient a lenr tabla
Venir encor lenr père an front il respectable:
Et qui, pour l'écouter, Toni près de lui s'asseoir.
Quand on se réunit an roin do feu, le soir ;
Quand nos mères, nos sœurs, au flambeau qui Tacille,
Font tournoyer ralcaille on le fuseau docile.
Bienheureux mille fois l'bomme saceet loyal
Qui comprend les douceurs de l'amour filial :
Qui, dans ses pas tremblants, (uide un doutcI Homère
Uu soutient dans tes maux un nooTeau Uelisaire;
Qui sur la tombe aimée entretient quelques fleurs
Et Tient les arroser de prière et de pleurs.
Bienheureux mille fois l'bomme dont la sagesse
D'aimer et d'être aime comprend toute l'iTress^,
Qui, liant an passe le présent, l'afcnlr.
Ne Tll que d'espérance et que de souTenlr.
Tonte la Tie est là 1 comme aussi toute gloire.
Plus d'un grand peuple a dû ta place dans l'histoire
A ce respect qu'olTrail, mêle de tant d'égards.
Le fils à ses parents, le jeune homme aux iieillar4
Ah.' malheur au pays ou le passe s'elTace,
Après atoir laisse si glorieuse trace;
Ou les liens du cœur, aCTaiblissant leurs nœuds.
N'unissent plus les fils et les parents entre eux!
— L'art et l'industrie font sans cesse
de nouveaux progrès; ils produisent des
résultats qui tiennent du merveilleux.
Déjà on était parvenu à rendre le verre
malléable et à le tisser en étoffes. Voici
venir aujourd'hui M. Lambourg , qui
oblige cette matière fragile à prendre les
formes les plus variées et les moins com-
patibles, en apparence, avec sa nature.
Dans l'exhibition qu'il vient de livrer à
la curiosité publique, on admire des lions,
des ours, des panthères de grandeur na-
turelle, dont les poils s'agitent au moin-
dre soufDe, et qui sont construits entiè-
rement en verre , sans le secours d'au-
cune autre substance. Mais, ce qui
déconcerte surtout, ce sont les fleurs:
l'œil est trompé complètement : la rose,
le réséda , le forget-me-nol, le bluet, se
balancent sur des liges souples, .ivec
leurs corolles, leurs pistils et leurs tia-
mines, imités avec un art qui produit
une illusion véritable. M. Lambourg tra-
vaille sous les yeux des spectateurs , ol
donne ainsi , par son adresse et par les
procédés qu'il a su se créer, le secret de
l'art qu'il a inventé.
U rtdacteur en chef. S. HENRY BERTIIOLD.
Le directeur, F. PIQUÉE.
Imprimerie do HBNNinrEn
rue Lenercier. 34. Batigoollei.
IX.
MUSEE DES FAMILLES.
25?
Fleurs par M. Saint- Jeas^ de I<yon.
( ExrOSlTlOX DE 18J3.)
a
.^•iilil
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P.
JUS 1841.
— 33 — 0 ZÙ\!E \OLl'ME.
MUSÉE DES FAMILLES.
DE QUELQUES PEINTRES DE FLI
Un des collaborateurs du Musée des Familles, M. Boi-
lard, a écrit sur les fleurs, comme botaniste, tout ce que
comporte le cadre de cette revue. Il ne nous reste donc qu'à
dire à nos lecleurs que les plus belles fleurs, à l'exception
des œillets, viennent du Levant et se sont acclimatées pour
la plupart, avec facilité, dans noire latitude. Les renon-
cules, les tubéreuses, les narcisses , les hyacinthes et les
anémones sont originaires de Conslantinople.
C'est aux jardiniers hollandais, encouragés par les ri-
ches florimanes de ce pays, qu'on doit les fleurs doubles,
celle conquête de l'art sur la nature. Ce sont eux aussi qui
ont trouvé le moyen de panacher les tulipes et les œillets.
La Hollande a, du reste, acquis des titres plus sérieux, en
produisant les premiers et les plus célèbres des peintres
de fleurs.
Longtemps les fleurs ne furent regardées, dans l'art de la
peinture, que comme des accessoires qui ne valaient pas la
prine d'être étudiées sérieusement et qu'il suffisait de re-
produire d'une manière vague, qui rappelât à peu près
leur forme et leur couleur.
Les |)remiers qui aient véritablement excellé à les pein-
dre, sont sans contredit Mignon, van Huysum et Rachel
Ruisch.
Abraham Mignon, quoique d'origine hollandaise, était
né à Francfort, d'un négociant que des spéculations com-
merciales avaient amené dans cette ville. De retour à
Amsterdam , le négociant eut le malheur de perdre toute
sa forlune par le naufrage de plusieurs vaisseaux, et se vit
réduit à la plus grande misère. Un peintre de ses amis,
Jacques Murel, éleva le petit Abraham Mignon. Quoique
l'enfant ne comptât encore que sept ans , il devint bien-
tôt le favori de Murel. Malgré son extrême jeunesse ,
il dessinait avec un goût extrême , et se faisait remarquer
en outre par son goût passionné pour les fleurs. Le père
adoptif d'Abraham développa ce goût avec beaucoup de
sollicitude, et ne lui permit de montrer en public ses ta-
bleaux qu'après dix-sept années d'un travail persévérant et
éclairé.
Les ouvrages de Mignon acquirent de suite une grande
l'aîné de quatre frères qui, s'occup
avaient fait de la maison paternelle y
où les amateurs pouvaient se procure
sage ou d'animaux, de figures, d'
tecltire, tout ce qui peut servir à la
lements.
Jean ne se borna pas à un métier qi
faiblement à sa réputation. Lors(|u"i
rite de l'âge et que, maiire de son ter
ner à ses goûts, il se livra tout entier î
de la nature, qui seule pouvait le c(
de son art. Il étudia les ouvrages d(
de ïleem, reconnus jusqu'alors pour
de peindre les fleurs ; il les imita i
vivacité des nuances, dans la précisi
surpassa bientôt dans l'art de dispos
per les ombres et les lumières, d'ob
l'accord et de l'opposition des teinlej
plus harmonieuses ; il se fit remarque
la grâce et le moelleux de son pince
sants parurent tout ii fait nouveau:
sensation parmi les amateurs, car or
talent d'un peintre de fleurs pût aliei
individuelle des productions de la r
cupaienl particulièrement de la cullu
sèrent d'ofl'rir à l'artiste les modèle!
plus rares. C'est que son pinceau se
les faire revivre, mais encore leur p
un nouveau charme. Aussi les homi
par leur rang ou leur richesse cher^^l
des ouvrages de Jean van Huysum,
de liesse fut un de ses premiers et
lecteurs. Il lui commanda plusieui
généreusement. Mais c'est en Franc
grand peintre avait été p'ius justem
de là que sa réputation , bien établit
principales cours de l'Europe. Le c
voyé de France, acheta pour lui deus
autres pour le duc d'Orléans, et pa
LECTURES DU SOIR.
transparence et la solidité, l'un des principaux mérites des
peintures de ce genre. Il paraissait faire un mystère de
ses procédés chimiques ou du moins de sa manière d'o-
pérer, soit pour l'ébauche, soit pour le fini de ses tableaux.
Personne ne pouvait entrer dans son atelier lorsqu'il tra-
vaillait; ses frères même n'y étaient point admis. On dit
qu'il ne voulut jamais avoir d'autre élève qu'une demoi-
selle Havermann , et que le talent de cette jeune artiste
lui ayant donné de l'ombrage, il finit par la congédier.
Rien n'eût manqué au bonheur de van Huysum, si son
repos n'eût été troid)lé par des chagrins domestiques, sur-
tout par la mauvaise conduite de sou fils. Devenu méfiant,
sauvage, il s'éloigna du monde, qui parut enfin l'oublier,
quoique ses tableaux fussent toujours recherchés avec le
même empressement. Il mourut le 8 février 1749.
Jean van Huysum ne s'était pas seulement appliqué à
peindre des fleurs et des fruits ; il a composé des paysages
d'un bon style, ornés de figures agréablement dessinées et
d'une touche ferme et spirituelle. Il a fait aussi plusieurs
études au dessin et au lavis, qui ne sont pas moins estimées
que ses tableaux.
Le Musée du Louvre possède quelques-uns des meilleurs
ouvrages de ce maître ; entre autres, deux superbes ta-
bleaux de fleurs, deux de fruits et quatre petits paysages.
Il faudrait tout un volume pour dire l'histoire de tous les
peintres de fleurs qu'ont produits les Pays-Bas. Avant d'ar-
river à van Spaendonck, disons un mot de Rachel Ruisch,
fille du célèbre anatomiste de ce nom, et qui seule, sans
maître et sans que son père encourageât d'abord ses dis-
positions, s'enfermait dans sa chambre pour peindre en
secret. S'apercevant, un jour, qu'une fleur rare avait été
enlevée dans ses serres , Ruisch, soupçonna sa fille de ce
larcin ; il entra brusquement chez elle et la trouva occu-
pée à peindre la plante précieuse.
Rachel Ruisch épousa, en 1655, un jeune peintre de
beaucoup de talent : en devenant la femme de Juriaen IIool.
Elle ne renonça point à son goût pour la peinture ; elle se
consacra à l'éducation de ses enfants, et sut faire marcher
de front l'art et les devoirs de la famille. En 1701, elle fut
reçue membre de l'académie de La Haye. L'électeur palatin
lui donna le titre de peintre de la cour de Dusseldorf, et il
voulut être le parrain de son premier enfant.
Rachel Ruisch mourut en 1750, îi l'âge de quatre-vingt-
six ans.
Ses tableaux réunissent au plus grand fini une vigueur
surprenante et une couleur aussi éclatante que vraie. « Ses
fleurs, ses fruits, ses plantes et ses insectes, dit Decamps,
sont comme la nature même; on y serait trompé.»
Le rival de Rachel, le successeur de van Huysum et l'hé-
ritier de son talent fut encore un Hollandais. Gérard van
Spaendonck était né àTilbourg, trois années avant la mort
de van Huysum. Il eut pour maître Herreyns, d'Anvers. Il
ne comptait que vingt-quatre ans, lorsqu'il vint chercher à
Paris une réputation qu'il n'espérait plus conquérir dans
sa patrie. Il se (it connaître d'abord comme peintre en
miniature; elles ressources que lui procura ce genre lui
permirent de cultiver celui dans lequel il voulait s'illus-
trer. Il se lia d'amitié avec Walelet, qui, pour le fixer en
France, lui fit obtenir, en 1774, la survivance de la place
Je peintre eu miniature du roi. La grande vogue de van
Spaendonck date de celte époque. Il n'y eut personne à la
cour qui n'eût sur sa tabatière un vase de fleurs de cet
artiste. Les grands tableaux qu'il fit à la même époque
attirèrent tous les regards , et l'admiration qu'ils inspirè-
rent ne connut plus de bornes. Tous les genres de mé-
rite qui avaient fait la réputation des plus célèbres peintres
de fleurs se retrouvent dans les productions de leurémule.
Ils lui obtinrent, en 1781, l'entrée de l'Académie de pein-
ture, et depuis lors, il n'y eut pas une exposition au Lou-
vre sans que van Spaendonck y fit admirer quelque nou-
veau chef-d'œuvre.
Lorsque la révolution éclata, il trouva dans la place d'ad-
ministrateur et de professeur d'iconographie au Jardin des
Plantes, que lui confia le gouvernement de cette époque,
un asile où il put exercer, sans danger, l'art dans lequel il
avait mis ses seules jouissances. Il forma d'habiles élèves,
auxquels il apprit non-seulement à copier la nature avec
exactitude, mais à choisir , pour les objets qu'ils imitaient,
les formes les plus heureuses et les plus élégantes. Nos ma-
nufactures, et en particulier celle de porcelaines de Sèvres,
tirèrent un grand profit de ses leçons et de ses élèves.
Lorsque l'Institut fut créé , il fut un des peintres appelés à
former le noyau de la classe des beaux-arts. Dans toutes
les séances il se fit remarquer par sou assiduité, par la jus-
tesse de ses observations, l'agrément de son esprit, la dou-
ceur et l'amabilité d'un caractère parfaitement en harmo-
nie avec le genre de peinture qu'il avait adopté. Peu de
peintres d'histoire ont mieux entendu la composition, c'est-
à-dire l'art de disposer les objets de manière à les faire va-
loir mutuellement sans opposition tranchée, et comme la
nature elle-même les aurait arrangés. Sa couleur, pleine
de fraîcheur et d'harmonie, est fine, légère et transparente,
ses accessoires sont choisis avec goût, et, surtout, les fleurs
ne leur sont jamais sacrifiées. Personne n'a mieux rendu le
coloris des roses, le velouté des fruits, la forme et le port
des di/Térentes espèces de fleurs.
Ses ouvrages sont nombreux , et les plus riches collec-
tions se font gloire d'en posséder quelques-uns. Le Musée
du Louvre en a quatre. Il faut citer surtout un vase d'al-
bâtre fleuri, sur une console de marbre rouge, contenant
des roses, des tulipes, des roses trémières, des reines-
marguerites, une impériale, etc. Auprès du vase sont con-
fusément jetés des ananas et des châtaignes revêtues de leur
enveloppe, et une corbeille dans laquelle se trouvent des
pêches, du muscat noir et des épis de maïs.
L'héritier de la gloire et du talent de van Spaendonck
fut un Français : chacun a déjà nommé Redouté. Tous ceux
qui l'ont connu ont apprécié la douceur et la bonhomie
de son caractère ; l'impératrice Joséphine disait que van
Spaendonck était l'historien des fleurs, et que Redouté en
était le poète. Le mot ne manque pas de justesse et définit
d'une façon piquante la manière des deux peintres.
Parmi les artistes qui se disputent l'héritage de Redouté,
se trouve, au premier rang, M. Saint-Jean, de Lyon. Le
Musée des Familles publie aujourd'hui la gravure du
tableau exposé par ce peintre au Salon de l'année der-
nière, et il espère donner bientôt à ses abonnés la gra-
vure de celui qui a été si généralement admiré au Salon
de 1811.
MUSEE DES FAMILLES.
261
mmR'RY'moYÉ^mmm,
•-go-
s*..
■''•^'>TEuunu:\ci
A l'ouest des monts Aiiofibanys, cl au sud du grand lac
Érié, sur le cours de l'Ohio, entre les 39' et 40« degrés de
latitude, se trouve l'emboucbure diine grande et l)elle ri-
vière, leMuskinghum. La magnifique contrée qu'elle par-
court forme aujourd'hui l'État de Washington , un des
plus industrieux et des mieux cultivés des États-Unis. I!
a été peuplé, après les guerres de l'indépendance, par les
officiers et soldats licenciés de la ligue de Massachussets,
et celte population est rapidement devenue une des plus
aisées et des plus civilisées de l'Amérique septentrionale.
26-2
LECTURES DU SOIR.
Si, voyageant dans ces piltoresques clinoats, vous pre-
nez le bateau à vapeur à 51arietta(l), et que vous remou-
tiez le Muskinghuin, débarquez à rembouchure du Tuska-
raway, car c'est là que s'est passée, en 1763, l'aventure
étrange que je veux vous raconter. Le Tuskaraway est une
petite rivière dont les bords fleuris sont aujourd'hui cou-
verts de charmantes maisons de campagne, d'usines, de
moulins, de villages et de villes très-commerçantes. Une
des plus belles habitations du pays est celle de M. AVillam
Garakontié, un des riches propriétaires de la contrée. Cet
aimable vieillard, âgé aujourd'hui de quatre-vingt-deux
ans, a conservé toute la vigueur de l'âge mûr, et quand
on l'en félicite, il répond, en souriant, qu'il le doit au sang
indieu mêlé au sang blanc qui coule dans ses veines. El si
vous êtes assez curieux pour faire une question à ce sujet,
loin de regarder cela comme une indiscrétion, l'excellent
M. Willam vous prendra par la main, vous conduira dans
un endroit écarté de son magnifique parc, et vous mon-
trera avec orgueil une vieille cabane d"écorce de bouleau,
ombragée par un énorme et aniique tilleul, le dernier lils
des forets, qui existe encore sur sa propriété parfaitement
cultivée. De ce point de vue, il vous fera remarquer les
immenses et belles cultures qui couvrent entièrement le
pays, puis il vous dira :
— Il y a quatre-vingts ans, que c'était tout autre chose.
Alors, la hache du bûcheron n'avait pas encore retenti dans
les forêts vierges qui s'étendaient presque sans interrup-
tion sur toute une contrée encore ignorée des hommes
blancs; là vivaient, au milieu de leurs bois, les Indiens
indigènes, et ceux refoulés dans les déserts par la civilisa-
tion européenne. Mais déjà ces peuples, si nombreux lors
de la découverte, avaient été décimés par deux fléaux ap-
portés de l'ancien monde : la petite-vérole et Teau-de-vie.
Les derniers restes de ces nations, jadis si puissantes, s'é-
taient groupés derrière les pentes occidentales des Allegha-
nys, sur les bords de l'Érié, de TOhio, et surtout sur ceux
du Muskinghum. Les tribus les plus connues étaient celles
des Delawares, dont les villages étaient placés sur lesri\es
les plus fertiles du Muskinghum ; des Senneccas, qui jadis
faisaient partie de la terrible ligue des Mohawks ; des Wyan-
dots, autrefois chassés des montagnes d'Ouasito par les
Chérokés, et qui s'étaient retirés sur les rives du Sanduski;
des Outawas, habitant aujourd'hui entre les lacs lluron et
Micbigan; des Shaïanèses, qui ont élevé leurs wigwhams
dans lesbelles plaines arrosées parle Scioto etsesafTluents;
des ^Vinebagos, dont la principale nourriture est le riz sau-
vage qui croit sur les bords de leurs lacs ; des Sandoukis,
Munsys, Cagnawagas, Chikassaouws, Mingos, et autres
tribus dont il ne reste aujourd'hui que le nom. Derrière
leurs montagnes, longtemps ils vécurent dans toute la sim-
plicité de leur nature sauvage, et conservèrent précieuse-
ment les traditions et les mœurs de leurs ancêtres; mais
la Providence avait décidé que leur dernier asile leur serait
enlevé par leur faute, et ils ne purent éviter leur triste des-
tinée.
Un léger circuit du Tuskaraway formait comme une
sorte de petite baie autour de laquelle de jolies prairies
(i) En descendant le cours du Muskinghum,, tout prôs de son em-
bouchure dans l'Ohio, on irouve i droite le forl llarmar, el i gauche,
une sorte de petite presqu'île formée par le Muskinghum au sud-ouesl,
l'Ohio au sud-esl, et le Uuck-Creeck au nord-est. Sur le plaieau d'une
petite colline de la preiqu'Ile. on abàii, depuis une cinquanljine
d'années, la jolie ville de Marieita, sur les ruines d un ancien camp
retranché annonçant qu'une antique civilisation avait existe en Amé-
rique bien avjnt sa découverte. On peut en voir le plan et la des-
cription dans le Voyage dans la hattîe Pensylvanie et dans l'Etat de
New-York. Pans, 1801.
étendaient leurs tapis verts et émaillés par les premières
fleurs du printemps, car on était alors au quatorzième so-
leil de la lune des écureuils (1). Au fond de la baie, s'éle-
vait la pente douce et boisée d'une colline formant comme
le cadre rapproché, mais très-pittoresque, d'un paysage de
l'aspect le plus gracieux, quoique un peu sauvage ; une
sombre forêt de frênes (2), de chênes (5), de cèdres rou-
ges (4) et de cyprès (S), fournissait le fond du tableau,
rntin, au milieu de la savane s'élevait un petit tertre
naturel, ombragé par les plus beaux arbres du pays. Le
niagnolier (6) aux grandes fleurs verdàtres, aux fruits
d'un rouge de corail, mêlait ses larges feuilles vernissées
au léger feuillage de l'acacia (7) ; l'ikori, le pignut, le kes-
ketomah et le shelibark (8) enlaçaient leurs branches ra-
meuses et couvertes de noix trop ligneuses pour être man-
gées, mais dont les naturels préparent une boisson laiteuse
et rafraîchissante; le gordonia toujours vert (9), le ste-
vvartia à fleurs odorantes (10), ouvraient leurs jolies corolles
blanches à travers les touffes vertes et grimpantes de la
vigne vierge (11), qui s'accrochait à leurs troncs et pen-
dait en longues guirlandes mollement balancées par la
brise.
A travers l'épais feuillage de ce bosquet planté par la
nature, on voyait se dessiner les toits de trois wigwhams
indiens. La charpente de ces légères habitations consis-
tait en quelques pieux longs de deux à trois mètres, soli-
dement implantés d;ius le sol, portant, pour soutenir la
toiture, des demi-cerceaux faits avec les branches longues
et pliantes du chincanpin (12). Toute cette tbarpente
était entièrement recouverte de larges bandes o écorce de
bouleau noir (15) fort proprement cousues, surtout dans
la partie qui formait le toit, et les coutures étaient endui-
tes de poix résine qui les rendait imperméalles. La porte,
faite de la même écorce, soutenue par un petit châssis de
bois, battait contre deux traverses, dont une formait le
seuil et l'autre le linteau. Dans le milieu du toit était une
ouverture servant à la fois de fenêtre pour laisser pénétrer
la lumière, et de cheminée livrant passage à lu fumée d'uQ
fojer placé au milieu de la cabane. De celle ouverture,
pendait un bâton crochu, qui soutenait sur le feu un grand
chaudron de cuivre. Le reste de l'ameublement consi>lait
en quel(|ues peaux d'ours roulées dans un coin, une cara-
bine enjolivée de petites incrustations en os, quelques
vases et ustensiles de bois, un sac de peau de loutre ren-
fermant du vermillon, du blanc en poudre, divers petits
objets ; et enfin on y voyait plusieurs pièges pour la chasse.
On aurait pu aussi remarquer, pendu au plancher, un
cerceau autour duquel étaient attachées quelques cheve-
lures humaines dont la peau, peinte eu rouge, avait été
soigneusement tannée; ce trophée d'un courage féroce
annonçait que le wigwham appartenait à un guerrier.
(1 ■ Les Indiens comptaient par mois Iun.iires ou par lunes, et cha-
que mois était désigne par le nom d un animal ou d'une plante. La
lune des écureuils ré(>undait i noire mois de juin; il y avait la lune
du castor, du mais, etc.. etc. Les jours étaient comptes par soleils.
(î) t'roxiniis caroliniawi, Lam. t'rajiinus americana, letragona,
liriilis. canadcn.sis, elc , de Micuaix.
i3)Quercusalbii.macrocarpa,lyraia,luicioria,cocciHea.cic.,He.,
de Micii. et WiLLDN.
i,V Juiliperas lirginiana, Lii».
(:>) Cupifssus thuyolles, Li».
(6't Magnolia acuviinaia. Lin.
i,7) Robinia pseudo acacia, Lkj.
(S^ LcsjuglauK atba, nigra,CMerea, Holivœformis. Mien.
(9) Gordonia lastanihus, LI^.
( 10) Stewariia peniagyna.
(Il) Ciiius kadcracea, WiLLDti.
(13) Castituca piunila, kUcu.
(iS) 6e(u/d nigra, IL K.
MUSEE DES FAMILLES.
263
Telles sont encore toutes les demeures des sauvages in-
diens.
Cependant, parmi ces trois habitations il en était une,
et c'est la cabane auprès de laquelle nous sommes main-
tenant assis, qui diflërait un peu des autres, cela par une
exception fort rare. Au lieu d'avoir la forme circulaire
d'une ruche d'abeilles, elle affectait celle d'un ovale allongé;
son intérieur n'ofirait ni carabine, ni chevelures, ni rien
qui pût annoncer la demeure d'un guerrier, mais il était
d'une propreté trop rare dans ces contrées, et, ce qui était
tout aussi remarquable, il se divisait eu deux petits appar-
tements au moyen d'une tenture de peau de daim : la pièce
d'entrée servait de salle commune, et celle du fond était
évidemment une chambre à coucher. C'est dans celte ca-
bane, monsieur, que je suis né, en 1764.
Un superbe tilleul (1) ombrageait ce dernier wigwham,
et, sur un banc de mousse et de gazon, près de la porte,
étaient assis deux individus avec lesquels il faut que nous
fassions connaissance. A sa taille bien prise, à ses membres
robustes, à ses grands yeux noirs, brillants et un peu obli-
ques, à ses pommettes saillantes, à son nez aquilin,.à son
menton sans barbe, mais surtout à sa peau d'un rouge de
cuivre, on eût de suite reconnu dans l'un d'eux un
Indien, quand même son costume ne l'eût pas annoncé.
C'était un jeune homme paraissant avoir au plus vingt-cinq
ans ; sa tête était rasée autour de son front, et ses cheveux
d'un noir de jais, mais gros et rudes, lui pendaient sur le
cou sans cependant atteindre les épaules ; sur le sommet du
crâne s'élevait une large aigrette de plumes de différentes
couleurs, et une longue plume d'aigle était passée dans un
trou percé à chacune de ses oreilles (2) ; sur ses tempes,
sur ses joues, et très-près des oreilles, quelques lignes ta-
touées formaient la figure d'un oiseau assez grossièrement
dessiné, dont les contours étaient cependant assez bien
arrêtés pour qu'on pût reconnaître un canard. Pour vête-
ments, le jeune homme n'avait qu'un court manteau de
peaux de castor, jeté sur l'épaule gauche, lui laissant la
moitié de la poitrine et le bras droit à découvert, et une
sorte de jupe ne lui descendant qu'à mi-cuisse, faite avec
une peau de daim fort bien tannée. Ses pieds étaient chaus-
sés de mocassins sans ornements, préparés avec le cuir
écru d'un cerf du Canada (3); ses bras, entre le coude et
l'épaule, étaient ornés de bracelets d'argent, et à son cou
pendait un beau collier de wampum(4j. Tout cela était
assez pittoresque pour être décrit dans une nouvelle du
Musée des Familles, mais je ne sais comment vous faire
accepter le nom trivial de mon héros! Toute réflexion faite,
je suis ici plus historien que romancier, ainsi je vous dois
la vérité : mon beau jeune homme s'appelait donc Gara-
honlié, ce qui, en langue delaware, signifiait le Canard!
J'aurais mieux aimé qu'il s'appelât Cuslaloya, le Grand-
Castor; ou Keyssinocta, le Serpent-Noir; Mawhingon,
le Loup ; ou bien encore Outagamy, le Renard ; Maski-
(1) Tilia pubescens. Vent.
(2) Ceue plume esi la marque dislinclive des chefs ou sachems.
(3) Cervus omadensis, Desm. Cel animal slupide, donije cri appro-
che du braiment de l'âne , n'est probablement qu'une variété du
wapiti ou cervus major de Desmaret.
(4) Le wampum est un petit cylindre fait avec la partie transpa-
rente et intérieure d'une écaille ou coquille de clam, artislement ar-
rondie, polie, el percée dans toute sa longueur, qui est communément
de trois lignes sur une demi-ligne de diamètre. Il y en a de bleus et
de blancs. Pris séparément, les wampums peuvent être regardés
comme la monnaie courante des indigènes ; enfilés par du fil, c'est un
collier formant le plus précieux ornement; enfilés dans un petit ra-
meau de bois et donnés après une promesse, un marché, un acte
d'adoption, un discours, la branche ou le collier de wampums sont
considérés comme la meilleure garantie ; c'est comme le grand sceau
de leur cbaocellerie.
nongé, l'Esturgeon; tout cela eût été plus romantique ;
mais hélas ! mon héros, fort peu romantique lui-même, se
nommait le Canard, et je n'y peux rien! Ses compatriotes
lui avaient imposé cette épithèle, non pas parce qu'il était
fort habile nageur et pêcheur, non pas parce qu'il était né
surles rives alors marécageuses du Muskinghum, mais tout
simplement parce que dans ses chants joyeux il avait le
talent d'imiter, à s'y tromper, le cri du canard, chose que
les Indiens trouvaient admirable.
Quant à l'autre personne assise à côté de Garakontié,
c'était une jeune femme de vingt ans, d'une beauté d'au-
tant plus surprenante qu'elle n'avait rien de commun avec
celle des plus jolies filles delawares. Sa peau, au lieu
d'être rouge, était du blanc le plus éclatant, et le rose de
ses joues n'avait aucune analogie avec la couleur du cui-
vre; ses yeux étaient d'un bleu d'azur, ses cheveux, longs
et soyeux, du plus beau blond cendré ; ses formes gracieu-
ses et légères, sa taille mince et élancée, ne lui laissaient
aucune ressemblance avec ses sauvages compagnes, et son
costume seul pouvait la faire reconnaître pour une habi-
tante des bois. Sa chevelure était divisée en quatre longues
tresses, dont deux lui tombaient devant les épaules, et
toutes quatre étaient entremêlées de perles en verroterie
jaune, rouge et bleue; une espèce de tunique en cuir
mince et très-souple la couvrait depuis le cou jusqu'aux
pieds, et était enjolivée à la poitrine, aux manches et au
bas de la jupe par des garnitures de fourrures brillantes
et délicatement découpées. Une large ceinture rouge, gar-
nie de quatre rangs de petites perles de verre , lui serrait
la taille ; elle portait aux pieds d'élégants mocassins de
peau de chevreuil tannée, artislement brodés en pointes
de porte-épic, et garnis de grelots d'argent. Par dessus
toute cette toilette , elle avait jeté un léger manteau de
laine rouge, évidemment de fabrique européenne. Mais ce
qu'elle avait de plus extraordinaire parmi les sauvages,
c'était une petite croix d'or qui, soutenue par un collier de
verroterie, pendait sur sa poitrine. Cette jeune fille se nom-
mait Kerry-Moyamée, ce qui se traduit littéralement par
femme de l'Est (1).
Au moment où nous la rencontrons assise à la porte de
son wigwham, ses beaux yeux bleus étaient fixés sur uu
morceau de blanche écorce de bouleau sur laquelle étaient
tracés quelques caractères d'écriture.
— Moyamée, disait le jeune homme, je ne comprends
pas comment, avec une plume d'oie que tu tiens dans tes
doigts délicats, tu peux arrêter, sur une écorce de bouleau,
mes paroles, qui volent plus vite que l'épervier. Tu leur
dis : restez ici ! et elles y restent. Toutes les fois que tu dis à
l'écorce morte : répète-moi ces pensées ! elle te les repèle.
Pourquoi n'en puis-je faire autant? Comment ces petits
traits noirs peuvent-ils redire les paroles vivantes d'un
homme parti pour l'Ouest (2) , le faire parler sans qu'il
ouvre la bouche? Sont-ce tep yeux qui voient où les miens
ne voient rien, ou bien ces petites figures ont-elles ane
voix qui parvient à tes oreilles? Voyons Je ne les en-
tends pas; les entends-tu?
— Non, répondit la jeune fille en souriant.
— Eh bien ! si elles sont aussi muettes pour toi que
pour moi, comment as-tu donc fait pour répéter mot pour
mot ce que je l'avais dit? Serait-ce ta mémoire qui serait
plus vive que la mienne?
— Non, frère.
— Alors, je n'y comprends rien. Cela viendrait-il du
(1) Ils nomment Kerryhum-sagat, hommes du jeune soleil ou soleM
levant, les Européens.
(2) C'est-à-dire mort.
264
LECTURES DU SOIR.
grand Esprit Agan-Kitchée-Ockimaw (1), qui a enseigné
cet art aux blancs? Voyons, Moyamée, fais encore répéter
à ce morceau d'écorce ce que je t'ai dit il y a déjà bien des
lunes.
Alors la jolie fille lui rappela que c'était à la place même
où ils étaient actuellement, que Garakontié l'avait abordée
en tenant à sa main un tison enflammé ; puis elle se prit à
lire ce qu'elle avait alors écrit: « Voilà mon tison, tu sais
ce qu'il signifie; je l'ai pris de mon feu, et non de celui
d'un autre. Ouvre la bouche, souffle dessus l'haleine du
consentement, et tu me rendras content. Tu baisses les
yeux : je continue. Pour te convaincre que je suis un
brave, regarde le manche de mon tomahawk (2), tu y ver-
ras les marques de sept chevelures ensanglarflées(5). Mais
si, comme un nuage noir et épais qui tout à coup obscurcit
la lumière du soleil, le doute venait embrumer ton esprit,
suis-moi, je le les montrerai : elles sont suspendues dans
mon wigwham. Tu y verras aussi de la viande fumée, du
poisson grillé, des peaux d'ours et des pelleteries en abon-
dance. Veux-tu avoir pour mari un guerrier? Prends-moi;
j'en vaux bien un autre. Veux-tu un chasseur infatigable?
Tu verras si jamais la faim vient frapper à ta porte. Veux-
tu un pécheur patient et subtil? Viens ce soir dans mou
canot, au clair de la lune, tu verras si je sais prendre le
saumon aux écailles rougeàtres, la truite tachetée, et l'an-
guille au ventre argenté. Si l'eau des nuages, ou le froid de
l'hiver entrent dans ton wigwham, je saurai bien les en
chasser : l'ccorce du bouleau ne manque pas dans les bois,
et voilà mes dix doigts. Quant à ta chaudière, elle sera
toujours pleine, et ton feu bien allumé. Tu ne dis rien : je
m'arrête. Puis-je revenir encore t'apporter mon tison (4) ?»
— Ce sont mes propres paroles, s'écria le jeune guer-
rier, et tu ne pourrais les répéter si le grand génie ne souf-
flait à l'oreille des blancs qui possèdent la science. Pourquoi
faut-il qu'Ockimaw ait oublié ses enfants de l'Érié (S),
pour ceux de la terred'0nas(6)?
— Non frère, lui répondit Moyamée, ainsi que les Dela-
wares, les premiers hommes du point du jour (7), avant
de traverser le grand lac salé (8) pour venir s'établir dans
le pays d'Onas, naquirent dans des forêts comme les nôtres,
et furent longtemps chasseurs. Le hasard leur fit décou-
vrir le fer, et c'est de là que sont venus toutes les sources
de leur civilisation et de leur science. S'ils ne connais-
saient pas le fer, comme nous ils navigueraient encore
dans des pirogues, chasseraient dans leurs forêts, n'au-
raient jamais traversé le grand lac, et n'auraient pas in-
(1) Le bon Esprit, créateur de tous les Cires. Jamais les sauvages
ne s'adressent à lui, parce qu'ils n'en ont pas peur. Leurs olTranJes
cl leurs prières sont toutes pour Agau-Matchée-Maniiou, qui habite
les ténèbres de la nuit, d'où il envoie les rêves funestes, les maladies,
les tempêtes, la guerre, etc., etc.
(2) Le tomahawk est une petite hache d'acier poli, autrefois de
pierre tranchante, proprement emmanchée, dont le côté opposé au
taillant est un morceau de fer octogone et crcui, dans lequel les guer-
riers fument.
(3) Chaque fois qu'un sauvage tue un ennemi sur le champ de ba-
taille, il fait un cran , avec son couteau , sur le manche de son toma-
hawk ; puis, avec le même couteau à scalper, il cerne la peau du
crâne du cadavre et l'enlève avec la chevelure pour la suspendre
dans son wigwham.
(4) Formule d'une demande en mariage, littéralement traduite.
(5) Le lac Rrié, autour duquel sont groupées les nations nommées
Delawarres , Wyandots , Cagnawagas , Shawanèses , Mingots , Oyata-
Dons, etc.
(6) William Pen était fort aimé des sauvages, qui l'appelaient Onas ;
de là, ils nommèrent la PensyWanie pays d'Onas , et ses habitants Tils
d'Onas.
(7) Les Européens, places au soleil levant par rapport aux Amc-
ricams.
(8) L'Océan,
venté l'écriture. Pourquoi, vous, guerriers de l'Ouest, n'a-
vez-vous jamais ramassé le fer sur lequel vous marchez (1)?
— Non, Moyamée, non! Il y a au-dessus des nuages
deux Ockimaws, l'un grand comme une montagne, puis-
sant comme le vent nord-ouest de l'hiver, dont la demeure
est près du pays de la lumière, de l'autre côté du lac salé,
et les blancs sont ses enfants; l'autre est plus petit, plus
faible, et habite le ciel de nos forêts. Tout cela est une nuit
noire, à travers les ombres épaisses de laquelle les yeux de
mon esprit ne peuvent rien apercevoir.
— En achevant ces mots, le jeune homme laissa échap-
per un long soupir de sa poitrine, et se couvrit la figure de
ses deux mains. Alors Moyamée s'approcha un peu de lui,
posa sa petite main sur son bras, et lui dit d'une voix lé-
gèrement émue:
— Garakontié, il n'y a qu'un Ockimaw, et tous les hom-
mes sont ses enfants ; car moi, fille d'Onas, ne suis-je donc
pas ta sœur, ta sœur qui t'aime? ajouta-t-elle d'une voix
plus douce.
— Ta bouche parle bien, Moyamée, ta parole est douce
comme la brise du printemps; mais ton cœur est sourd.
N'as-tu pas refusé de souffler sur mon tison enflammé ?
— Je te l'ai dit : jamais je n'habiterai le wigAvham d'un
homme qui n'adorera pas l'Ockimaw de mes pères, et qui
ne regardera pas sa femme comme son égale (2).
— Ne sais-tu pas que le bon Génie est trop élevé pour
voir ce qui se passe sur la terre, et que le mauvais, qui
habite les nuages de la nuit, se moque de nos malheurs?
Quant à toi, Moyamée, puis-je te porter sur les ailes de
l'aigle, puis-je l'élever aussi haut qu'une montagne des
Alleghanys? Regarde tes petites mains blanches comme la
fleur de l'atamasco (3), et dis-moi si elles pourraient saisir
le tomahawk; regarde si tes pieds délicats pourraient te
lancer à la poursuite de l'ours, à travers les forêts remplies
d'épines, ou dans les sentiers rocailleux de nos montagnes.
La timide colombe doit soupirer dans les branches du tu-
lipier (4), et l'aigle planer au-dessus des nuages.
Alors la jeune fille retira sa blanche main de dessus le
bras du sauvage, et prit un air boudeur.
— Oui, oui, dit-elle, tu penses comme le sagnmore qui
disait devant le feu du conseil : « Qui veut frapper son en-
nemi fort et dur doit avoir longtemps tourné le dos à la
société de la femme !... » Garakontié, tu ne m'aimes
pas !
— Moyamée, j'entends ta parole, et pourtant le vent de
la vérité ne souffle pas dans mon oreille. Mon esprit est
aussi ferme que celui du sagamore, mais mon cœur a été
(1) Les mines de fer sont tellement communes dans plusieurs Ëtals
de l'Amérique, que l'on fait quelqucTois plusieurs lieues en mar-
chant sur le minerai i nu, dans les champs. Mais, avant la décou-
verte, les Indiens ne connaissaient pas l'art de le fondre et de le
forger, et depuis qu'on le leur a enseigné, leur apathie naturelle
ne leur a pas permis d'exploiter ni cette branche d'industrie, ni au-
cune autre.
(2) Les sauvages, non-seulement de l'Amérique, mais encore de
tout le globe, se croient d'une nature beaucoup supérieure à celle
de la femme; mais, ce qu'il y a de plus singulier encore, c'est que
leurs femmes partagent cette barbare opinion. Elle» trouvent tout
simple d'être leurs très-humbles esclaves, de se charger des travaux
les plus rudes, de labourer la terre, transporter les pesants fardeaux,
même pendant de longs voyages ; d'avoir soin du ménage, des en-
tants ; de préparer les aliments, les vêlements, etc., etc., pendant que
li's hommes chassent , pèchent, fument ou dorment, et exercent la
tyrannie la plus insupportable sur ce sexe aussi faible que bon et
généreux. Il doit en être ainsi chez toutes les nations où la force
physique prévaudra sur la force morale.
{i) Amariilli.i atamasco, Li»., à fleur solitaire, b'anchc, légèrcmenl
teintée de rose.
(i) Liriodendron tuUpifera, Lin Arbre de vingt-cinq i irenlo
Cinq mètres, dont les fleurs ressemblent i uoc tulipe.
MUSEE DES FAMILLES.
26,5
frappé, et c'est lui qui gémit. Je suis seul dans monwig-
wham ; ma peau d'ours est froide, mon feu éteint, les cen-
dres de mon àtre dispersées, et ma chaudière... je n'ai plus
\e courage de la remplir. Quand on chasse ou qu'on pèche
pour soi seul, peut-on être aussi patient et aussi adroit que
lorsqu'on chasse ou pêche pour nourrir sa femme? Et si je
voulais chasser, qui me féliciterait de mon succès en me
serrant la main? Je n'ai pas vécu jusqu'à présent sans
avoir été souvent frappé par la grande flèche d'Agan-Mat-
chée-Manilou (1) : chaque fois je l'ai arrachée et mise sous
terre ; dans toute ma vie j'ai versé plus de sang que de
larmes ; elles ne devraient couler, les larmes, que des yeux
des femmes, et jamais de ceux d'un guerrier qui a vu plus
d'une fois avec des paupières sèches le malheur et la morl !
et cependant, Moyamée, regarde ! !
Le guerrier ôta ses mains de devant sa figure et montra
ses joues sillonnées par deux ruisseaux de larmes. Alors
la jeune fille tressaillit.
— Oh ! frère ! frère ! lui dit-elle, ouvre ton oreille afin
d'entendre mon cœur qui va parler .-que mes paroles soient
comme le vent du matiu lorsqu'il boit la rosée que la nuit
épanche goutte à goutte sur le calice des fleurs de la savane!
Ne sais-tu pas que ta sœur d'adoption est ainsi que toi ua
enfant des bois? pourquoi pleures-tu donc devant elle,
comme le castor lorsqu'il voit ses petits massacrés par le
tomahawk du chasseur? Garakontié, quand, au clair de
lune, tu jettes tes hameçons dans le lac, tu attends que le
sainnon vienne les mordre ; quand tu ouvres un trou dans
la glace du Tuskaraway, c'est pour attendre que le rat
musqué (1) vienne y respirer; quand tu te mets en em-
J aviiiisjf-^ _
buscade derrière un buisson de hemlock C^j, une mam sur
le manche de ton couteau, l'autre sur ta carabine, tu at-
(1) Le mauvais Esprit. Les sauvages le craignent, parce qu'il est
méchant, ei ils lui offrent des sacrifices de gibier et de wampum
pour l'empêcher de leur faire du mal ; tandis qu'ils ne s'occupenl
Dullemenl du bon Esprit Agan-Kitcbee-Ockimaw.
(2; Le sapin blanc ou sapmelte {p'mxis canadensis. Lin.; abiescana-
dcMSù, Mien.), dont l'écorce sert a tanner les cuirs, et Icj jeunes bour-
geons à brasser une bière a?sez agreab'e et aniiscorbuilquo.
tends ton ennemi pour je frapper par derrière (2}, el tout
(1) L'ondatra.
(2) On taxe les Indiens de perfidie parce que, i la guerre, ils usent
plus souvent delà ruse et du stratagème que de la force ouverte; mais,
en cela, ils sont pleinement jusiifics par leur code d'honneur qui leur
apprend, dès l'enfance, que ce qu'il y a de louable dans leurs expédi-
tions, c'est de vaincre avec le moins de danger possible et de se ser»
vir plus de leur intelligence que de leur force physique. Nous autres.
Français, nous nous vantons d'un courage chevaleresque qi:i, au
bout du compte, n'en que de la vanité et la crainte de la honte,
2GG
LECTURES DU SOIR.
cela, parce que tu sais que la patiyice est la vertu du véri-
table guerrier. Pourquoi la patience te tournerait-elle le
dos quand il s'adt de Moyaraée ? T'ai-je dit que je ne t'ai-
mais pas ? non. T'ai-je dit : je ne soufflerai jamais sur ton
tison, je n'étendrai jamais ta peau d'ours, je n'allumerai
jamais le feu de ton wigwham, ni ne réunirai les cendres
de ton foyer, je n'irai jamais chercher dans les bois le
gibier que tu auras tué? non ; mais je t'ai dit : adore l'Oc-
kiraaw de mes pères, et je serai ta femme parce que je
t'aime. Ainsi donc, cesse de pleurer comme un daim aux
abois, redeviens homme et chante-moi ta chanson de
guerre, car les timides GUes de TOccident aiment les hom-
mes vaillants et forts.
Garakontié se lève, agite, en secouant la tête, les longues
plumes qui ornent sa chevelure, fait tourner deux ou trois
fois son tomahawk autour de sa têie, et commence sa sau-
vage chanson, en frappant du pied et poussant son cri de
guerre :
« "NVar-houp! Mrar-houp(l) !
€ Le mico (2) de la terre d'Onas est venu trouver le sa-
ganiore (3j des Delawares, et il lui a dit : Cuslaloga, vends
aux blancs les terres qui bordent l'Ohio et le Muskinghum;
je te donnerai en échange du vermillon pour peindre tes
guerriers, des carabines pour tuer des bisons, et de Teau
de feu pour te réjouir le cœur. — Custaloga, le grand sa-
gamore des Delawares, lui répondit : Ces terres sont l'em-
placement de nos villages, dans lesquels naquirent les
pères de nos ancêtres, nos ancêtres aussi, et où vivent en-
core quelques-uns de leurs fils, dont nous sommes les en-
fants. Pouvons-nous dire à nos vieillards : roule ta peau
d'ours, éteins ton feu, embarque-toi dans ton canot, et
viens avec nous élever ton wigwham bien loin d'ici?
Pouvons-nous dire à ces os vénérables qui reposent sous
les arbres voisins : levez-vous, quittez vos tombeaux, et
suivez-nous sur une terre étrangère !
« War-houp ! war-houp !
€ Alors le mico est retourné dans les terres d'Onas,
mais il a envoyé ses gratleurs de terre (-i) qui ont traversé
les Alleghanys, non pas comme l'aigle qui plane sur les
monts, mais comme le serpent qui se glisse sous l'herbe.
Ils ont dit: frères, nousavons faim, — et nous leur avons
dit : mangez, voilà nos chaudrons ; chaulTez-vous, voilà
nos feux ; dormez, voilà nos peaux d'ours. Puis ils se sont
mis à bâtir des forts à l'embouchure de nos rivières, sur
nos portages (5), et dans nos rendez-vous de chasse, sous
prétexte d'établir des magasins de pelleteries ; ils ont ef-
frayé le gibier de nos bois et le poisson de nos lacs ; ils ont
(0 Cri de guerre des Indiens, le plus perçant, je crois, qu'il soit
possible de produire. Selon les circonstances, ils peuvent en rendre
les modulations plus ou moins désagréables et efTrajanles par le bat-
tement plus ou moins rapide des quatre doigts de la main sur les lè-
vres pendant les efforts de l'aspiration. C'est le cri de la victoire,
celui de la férocité pendant le combat et celui dont ils se servent pour
commencer ou terminer leur chanson de guerre.
(2) Autrefois les Indiens nommaient mico, le gouverneur de la Pen-
sjlvanie.
(3) Chaque grande nation indienne était gouvernée, ou plutdt con-
seillée par un chef ou sagamore; chaque nation se divisait en tribus
dont les chefs particuliers prenaient le titre de sachems.
{i) Los Indien*, vivant esclusivement dé chasse et de pèche, nom-
ment gratleurs de terre les cultivateurs, qu'ils mépTisent souverai-
nement.
(5) Quand les Indiens voyagent en canot, ils sont souvent obligés
de quitter une rivière pour en prendre une autre, en portant leurs
canots. Les points les plus rapprochés des deux fleuves leur sont
connus, et ce sont ces endroits qu'on nomme portages. Il ne s'agit
donc, pour interrompre leur communication d'une contrée i une
autre, que de s'emparer dei portages.
abattu nos arbres, détruit nos forêts, puis, en grattant la terre
pour semer leurs petites graines, ils ont exposé au soleil, à
la pluie et à la neige, les os blancs de nos ancêtres. Alors
nous avons vu que les hommes barbus (i) sont traîtres et
menteurs, et depuis les rives du Michigan et de l'Érié, jus-
qu'à celles de TOhio et du Muskinghum, le cri de guerre a
retenti dans les bois et dans les montagnes :
« War-houp ! war-houp !
« J'ai pris mon tomahawk et ma carabine, et, avec les
guerriers de vingt puissantes nations, j'ai poussé le cri de
guerre, j'ai passé l'Ohio, el je suis entré sur la terre d'Onas,
pendant que mes frères, le couteau d'une main et la tor-
che de l'autre, incendiaient les furts Bœuf et Venango, sur
le lac Érié ; de h Baie, sur le Michigan ; de Peakiky, de
Myamy, d'Ouyatanon, sur leWabash; de Sanduski, sur le
lac Junondat, et deMichillimakioac. Je suis un grand guer-
rier, et mon bras est fort. J'ai incendié comme la foudre,
et comme l'ours noir (2), j'ai brisé le crâne de mes enne-
mis. Pendant trois lunes j'ai porté le désespoir et la teneur
dans le cœur des blancs, en me glissant dans l'ombre de la
nuit comme la panthère (3), en me traînant dans les brous-
sailles comme le serpent à sonnettes. Vingt fois, lorsque
les ténèbres fuyaient devant les flammes de l'incendie, j'ai
jeté mon cri de guerre (4) :
€ War-houp ! war-houp 1
« Une nuit, quand la lune se leva, je sortis en rampant
d'une sombre forêt, et j'aiguisai mon couteau sur le roc.
Mes frères et moi nous nous avancions comme des loups
gris (3) qui lèvent le nez au vent et plient le jarret dans les
broussailles. Tout dormait autour de nous, excepté la haine
et la vengeance. Déjà notis apercevions un toit d'hommes
(1) Le lecteur sait que les Indiens n'ont pas de barbe.
(2^ Ceci est une pure fiction de la poésie métaphorique des sau-
vages, car l'ours noir {ursus gutaris , Geoff. ursus amcricanus ,
Pall.) n'est nullement féroce, et, quelque faim qu'il ait, il n'illaque
jamais d'autrts animaux que les poissons qu'il sait pécher, dit-on,
avec beaucoup dadresse. Il se plaît dans les forêts d'arbres résineux
et se loge dans les plus hautes cavités de leurs troncs. Pour le pren-
dre, les Indiens mettent le feu au pi< d de l'arbre, le forcent ainsi à
descendre, et le tuent d'un coup de carab-.ne au niomeni où il po--c le
pied sur la terre. Du reste, si on ne l'approche pas lorsqu'il est blessé,
jamais il ne vient sur le chasseur.
(3} Il n'y a point de panthère en Amérique ; mais les colons donnent
ce nom au jaguar (Yt/is onfo, Lix.]dans i'.\mérique mériuionaa-, et
au lynx du CataJa [felis canadensis, Ceoff.) dans l'Amérique septen-
trionale. Le premier est un animal terrible, plus dau;:ereux que la
véritable panthère de l'InJe ; le second n'attaque jamais l'homme et
ne vil que de petit gibier. Quant au tigre, iln°exi>te que daus les luJcs
orientales, particulièrement au Bengal.
(4) Dans sa chanson , Garakontié raconte assez bien comment a
commencé la gu;Tre do 1763: mais, selon lliabiiude des sau\a;o«, il
se vante et vante sa nation aux dépens de la vérité. Il sembleiûii, à
l'entendre, que Cusiaioïa, «on sagamore, était le chef de la confédé-
ration indienne, tandis que ce fut Pondiack, chef outavva, longtemps
célèbre par sa sagesse et son éloquence dans le conseil, ainsi que par
son intrépidité dans les combats. Ce fut la conquête du Canada qui
ouvrit les yeux aux sauvages sur les desseins des blancs, et surtout
l'usurpation de grandes portions de terrain qu'on ne leur avait pas
achetées. Les nations Sanduski, Munsy, Cagnawaga, Oulwa, Wvandol,
WInego, conjointement avec les Delawares et les autres nations de
l'Ohio, jouèrent le principal rôle dans cotte guerre qui mit la Pen-
sylvanie, le >laryland el la Virginie à deux doigls de leur perte. I^
première idée en fut conçue par Pondiack, qui resta, lif fait, le chef
de la confédération. Pour affamer plus aisément les forts et les postes
dont ils voulaient s'emparer, et leur couper toute communication
avec les provinces cultivées , il décida qu'une partie de leurs force»
en ferait le blocus, tandis que l'autre, au moment de la moisson, ferait
une irruption générale sur les frontières de la Pensylvanie. du Mary-
land et de la Virginie, dont ils devaient massacrer les habitants, les
bestiaux, cl incendier les roaiions et les granges, ce qui fui en partie
exécuté.
(5) Caiiis mbilus, S*T. U est plus grand el plus féroce que noire
loup d'Europe.
MUSÉE DES FAMILLES.
2G7
t
blancs ; déjà nous entendions les chiens de la ferme donner
l'alarme, lorsque mes imprudents amis, emportés parleur
iulrépidilé, tirent retentir récho des montagnes de leur
terrible cri de guerre. Nous nous précipitons, le tomahawk
levé..., mais il était trop taid, les hommes barbus avaient
fui précipitamment, laissant derrière eux leur bétail et
leurs richesses, et ne pensant qu'àsauver leurs chevelures.
Garakontié est un grand guerrier ! son bras est fort, mais il
ne frappe que ses ennemis. Je regardai en silence les lan-
gues de flammes s'élever des toits de chaume, s'entortiller
en sifflant dans les airs, s'allonger et se replier au milieu
d'un nuage de fumée, comme des serpents de feu, et je
jetai mon cri de guerre :
« War-houp ! war-houp !
« Alors, Un autre cri, perçant comme une flèche, jaillit
du milieu des flammes pétillantes et j'eus peur de perdre
une chevelure. Je me jetai à travers l'incendie, et bientôt
après je déposai sur l'herbe humide de rosée, une jeune
fille qui paraissait avoir vu à peine treize récoltes de maïs (1 ) .
Mes frères tuèrent de leur ceinture leur couteau à scalper,
mais le vent de mes paroles souffla dans leurs oreilles. —
Cette chevelure m'appartient, leur dis-je, et Garakontié est
un guerrier fort, qui ne fait pas la guerre aux femmes ;
celle-ci est à moi ; que celui qui osera me la disputer s'ap-
proche, et il verra si je frappe dur et ferme. J'ai parlé. —
Pas un n'avança ; je pris l'enfant dans mes bras, et leste
comme le chat-tigre (2) qui emporte un faible faon, j'ai
traversé les bois, les montagnes, les ruisseaux, les riviè-
res, et je suis venu déposer mon innocente proie sur le
seuil du vvigwham de mon père, en poussant mon cri de
guerre et de victoire :
« AVar-houp ! war-houp !
L'Indien cessa de chanter, et la jeune fille attendrie lui
tendit la main.
— La vérité sort de tes lèvres , Garakontié, et je me
souviendrai jusque dans le pays des esprits, que ce soir-là,
je t'aidù deux fois la vie. Tiens, vois, lui dit-elle, en tirant
de son sein le rouleau d'écorce blanche de bouleau : tout ce
que toi et ta famille avez fait pour moi est écrit ici.
— Vraiment, Moyamée? oh! je t'en prie, fais parler l'é-
corce par ta bouche, afin que mon oreille la comprenne.
— Je le veux bien ; écoute.
« Marie était désolée d'avoir été enlevée à des parents
qu'elle chérissait. »
— Marie ! interrompit Garakontié ; qu'est-(;e que cela ?
— Marie était mon nom avant que je vinsse habiter dans
les bois.
-^ Continue.
« Elle tremblait dans les bras du guerrier rouge qui
l'emportait avec autant de légèreté que le vent d'automne
lorsqu'il fait tourbillonner dans l'air les feuilles sèches du
maguoiier. Elle avait peur pendant le jour, parce qu'elle
voyait les yeux noirs et brillants du guerrier; et pendant
la nuit, reposant dans la cabane de feuillage, sur la mousse
de la forêt , elle avait peur parce qu'elle ne le voyait pas ,
car il veillait en dehors pour la sûreté de sa prisonnière (5).
Marie arriva fatiguée , presque mourante de chagrin, et
s'agenouilla en joignant les mains sur le seuil du wigw hara
du Grand-Castor. Le Grand-Castor est sage et bon ; il est le
sachem et le père de Garakontié. Quand il vit la pauvre
(i) Presque généralement les Indiens complcnl les années par les
récolles de maïs.
(3) Le lynx d'Amérique.
(3) Il est sans exemple qu'un Indien ail cherche â deshonorer une
femme prise à la guerre.
Marie tendre les mains, il lui passa au cou un collier de
wampum en signe d'adoption. Fille de l'Est, lui dit-il,
prends courage et lève-toi ; de prisonnière que tu étais , je
te délie ; n'aie pas le cœur mauvais contre nous. Bientôt
tu te consoleras d'avoir perdu tes proches et d'être éloignée
de ton pays. Dès aujourd'hui je t'adopte pour ma fille, et
tu es un enfant delaware; mon feu et ma chaudière sont
à toi. Sois la bienvenue , de quelque endroit (|ue tu
viennes! repose tes os sur cette peau d'ours ; chauffe-toi ,
mange, et demain ton frère et ton père t'élèvcront uq
wigwham à côté du leur. »
— Voilà ce que dit le sachem à Moyamée, et depuis ce
temps-là, la nuit noire qui obscurcissait son esjjrit , le
chagrin qui mordait son cœur, ont passé comme le vent
qui souffle , comme la voix de l'écho qui va se perdre dans
la montagne. Mais ce qui ne passera jamais , c'est l'affec-
tion que i'ai pour mon père, pour mon frère, et pour ma
nation delaware, car je ne suis ni aveugle, ni insensée.
— Ah! s'écria le guerrier, ce n'est plus l'écorce qui dit
ces derniers mots , c'est toi.
— Non, c'est l'écorce.
— Eh bien, donne-moi cette écorce, et je la conserverai
précieusement. Peut-être un jour meparlera-t-elle comme
elle te parle aujourd'hui. Si jamais tu retournes aux lieux
où sont couchés les os de tes ancêtres , alors , seul, triste
et vieux, je viendrai m'asseoir sous le grand nemenséélas(l)
où nous sommes aujourd'hui , et peut-être celte précieuse
écorce me racontera-t-elle des souvenirs de bonheur et les
derniers mots de Moyamée.
Laissons là, pour le moment, nos jeunes gens, et voyons
les résultats que devait nécessairement amener l'expédi-
tion dont Garakontié a fait le récit dans sa chanson de
guerre. Aussitôt que l'on connut à Philadelphie les ra-
vages inouïs que la confédération indienne commettait sur
une longue ligne de frontière, la désolation fut dans tous
les cœurs, et les nouvelles de nouveaux massacres qui
parvenaient chaque jour au gouvernement, n'étaient pas
faites pour rassurer. On apprit cependant que le Détroit et
le fort Pitt avaient repoussé la furie des sauvages , et que
ceux-ci n'avaient pas osé attaquer Niagara, parce qu'il était
défendu par une artillerie formidable. Un petite armée fut
confiée au général Bouquet, et celui-ci partit aussitôt pour
aller réprimer l'invasion et porter du secours au fort Pitt.
Il traversa la haute chaîne des Alleghanys, et à peine était-il
sorti du dangereux défilé de Turtle-Creek, et arrivé à
Bushyrun,que les sauvages, en poussant des hurlements
effroyables , l'attaquèrent en tête et sur les flancs. Ce coin»
bat opiniâtre et sanglant dura depuis une heure jusqu'à la
nuit. Il ne fallut rien moins que la bravoure et le sang-
froid des troupes, et l'habileté du général à tromper l'in-
fatigable vigilance et à éluder les pièges des ennemis, pour
résister à l'effrayante impétuosité de leurs attaques suc-
cessives ; jamais, auparavant, ils n'avaient été aussi au-
dacieux ni aussi formidables. Le général perdit beaucoup
de monde , mais enfin la victoire lui resta.
Voulant profiter de la terreur que cette mémorable dé-
faite avait jetée parmi les Indiens, il résolut de passer
l'Ohio, et de pénétrer jusqu'aux fourches du Muskinghum ,
d'où il pourrait attaquer les villages Mingos, Wyandols,
Delawares, et même ceux des Shawanèses , du Sciolo,
quoique situés à quatre-vingts milles plus loin. 11 partit
donc à la tête de 1,500 hommes d'infanterie et d'un esca-
dron de chasseurs à cheval. C'était la première fois, depuis
l'origine de ces colonies, qu'un aussi grand nombre de
(I) Bouleau noir (betula nigra, H. K.).
268
LECTURES DU SOIR.
troupes réglées osaient s'enfoncer dans la profondeur des
forêts , à une aussi grande distance des provinces cultivées.
Au bout de seize jours de marche , il parvint au Tuskara-
way, sans avoir été sérieusement inquiété par l'ennemi.
Profondément étonnés de se voir au moment d'être atta-
qués dans leurs foyers, que, jusqu'à ce jour, ils avaient
crus inaccessibles aux troupes européennes, ces fiers en-
fants de la nature se déterminèrent enlin à solliciter un
congrès , et le général y consentit. Mais il s'aperçut bien-
tôt que les chefs indiens ne cherchaient qu'à gagner du
temps pour affamer l'armée et la tailler en pièces à son
retour. 11 rompit le congrès, et huit jours après, il avait
pénétré jusqu'aux fourches du Muskinghum , à soixante-
dix milles de son embouchure dans l'Ohio. Cette démar-
che hardie ne contribua pas peu à déterminer enfin ces
nations à écouter plus favorablement les conditions que le
général leur avait imposées à Tuskaraway. Une de ces con-
ditions était qu'ils devaient lui rendre, dans son camp ,
tous les prisonniers qu'ils avaient pris, non-seulement
dans leur dernière invasion , mais encore dans les années
précédentes.
Les choses en étaient là, au moment où je vous ai
montré Garakontié et Kerry-Moyamée causant à la porte
du wigwham de la jeune fille ; ils allaient se séparer, lors-
qu'ils virent le vénérable Custaloga , leur père, s'appro-
cher d'eux avec gravité, et les prier de l'écouter attentive-
ment.
« Fils et fille des Delawares, leur dit-il , que vos oreilles
s'agrandissent, car mes paroles, semblables aux gouttes
d'eau d'une chute, ont chacune leur poids, et jamais le
mensonge noir n'est sorti de mes lèvres. Toi, .Moyamée,
tu vas bientôt abandonner ton wigwham et le village pour
retourner au pays d'Onas, dont les blancs ont fait dispa-
raître l'ombra et la fraîcheur! Que ne savent-ils, comme
nous , vivre de chasse et de pèche , coucher sur une peau
d'ours , et boire l'eau du ruisseau ! ils n'auraient pas tant
soif de nos terres , et nous serions voisins et amis. Quand,
loin de ton père adoptif , de tes frères et de tes amis dela-
wares , tu vivras parmi les blancs , souviens-toi des con-
seils que la sagesse des années fait découler de mes lèvres.
Méfie-toi de leurs longues et courtes paroles ! conmie les
glaces de nos rivières , au retour du printemps , celle qui
s'y fie est perdue : comme dans les remous perfides du Tus-
caraway, est engloutie la jeune fille qui les écoute! Jamais
ils ne dûent ce qu'ils pensent, et jamais ils ne pensent ce
qu'ils disent : sais-tu pourquoi ? parce que la ruse et le
mensonge coulent de leur bouche , comme l'érable dont le
cœur est creux et pourri ne laisse échapper qu'une sève
putride au lieu de sucre (1). Bientôt le seuil de ta porte va
être enlevé (2) ; les cendres de ton àtre dispersées et Ion
feu éteint, pauvre enfant ! mais l'Ockimaw, rouge ou blanc,
ne permettra pas que notre mémoire soit arrachée de ton
cœur, et cette pensée sera notre consolation. »
Alors il s'interrompit pendant que Moyamce essuyait ,
Cl) L'érable à sucre {accr saccharinum. Lis.) esl un arbre de
Tnoyrnnc taille, assez semblable à lï-rable plane. .\u printemps , au
moment de la sève, on fait à S'n tronc une enuillc cl Ion reçoit dans
des vases la sève qui en découle en abondance : on la mol ensuite dans
des chaudières sur le feu, pour fa\rc evai'orer leau qu'elle conlienl,
ei l'on en obtient ainsi un sucre jaun;.tre, mal êrisialiise, mais qui,
du reste, a les mêmes propriétés et presque les mêmes qualités que
le sucre de canne. Avant que l'on ail connu la manière d'extraire le
sucre de beiierave, celui d'érable était pour les colons ua objet
d'exploiiatioD, à la vérité de peu d'importance.
{■1) Le i^cuil de la porte, cliez les Uuliens, esl aussi sacré que Félail
le foyer chez les anciens Grecs et Uomains. Le plus grand outrage
que l'on pourrait faire a un sauvage sérail de briser le seuil de son
wil^lum,
en pleurant, une larme qui s'échappait de l'œil du vieil-
lard. .\près une courte pause il reprit :
< Quant à toi , Garakontié , écoute : tu es brave , tu es
fort comme un roc alleghany, ta vue est perçante comme
celle de l'aigle fauve ; ton ouïe , fine comme celle du
wapiti au bois fourchu (1), qui entend les pas du pékan (2)
sur la neige, et le souffle du rat musqué dans sa cabane (3);
ainsi que ta carabine , ton jugement ne manque jamais le
but. Il te faut encore autre chose : que les plus fortes
lianes attachent au fond de ton cœur ton amour et les
souvenirs , afin que rien ne paraisse au dehors ; sois sage
et tranquille comme le castor des marais (4), rusé comme
le renard terrier (o), audacieux comme la panthère affa-
mée (G\ léger à la course comme le cerf poursuivi , terrible
contre les ennemis , mais fidèle à tes alliés , blancs ou rou-
ges, et alors les feuilles de l'arbre de ta vie ombrageront
pendant longtemps les wiirwhams de notre village et de
notre tribu. Le feu du grand conseil s'allume dans le camp
des fils d'Onas, aux fourches du Muskinghum : prends ton
costume de guerre, et viens fumer i'oppoygan de paix (7)
avec les hommes barbus. »
Le jeune homme baissa la tête, et, sans répondre à son
père , il se dirigea vers son wigwham pour se disposer à
partir avec vingt guerriers qui devaient accompagner le sa-
gamore elMoyamée. La jeune fille était triste , parce que
dans son cœur combattaient deux affections : l'une pour ses
premiers parents qu'elle allait revoir après plusieurs an-
nées d'absence , l'autre pour sa famille adoptive qu'on
voulait lui faire quitter.
Une heure après , un canot d'écorce de bouleau (8) ,
(0 Le wapiti {ceriwt major, Desm.) esl l'elke des Américains. C'est
un cerf un peu plus grand que l'espèce ordinaire, et qui vil, non en
horde, mais en famille. Il esl fort doux el s'apprivoise facilement.
(2) Le pékan {mustela canadenùs, Li.n.) esl une martre un peu
plus grande que la nôtre, et qui vil dans des trous qu'elle se creuse
sur le bord des lacs el des rivières. Sa fourrure est assez estimée.
(3) Le rai musqué, ou ondatra [ca^ior zibetecus. Lis.), esta peu
près de la grandeur d'un lapin, el d'un brun gris teinté de roux; il
a les mœurs du castor, et, comme lui, se hûlil une habiiation'sur les
eaux. Sa fourrure serait plus estimoe si elle n'exhalait pas une forte
odeur de musc qu'il esl fort difTicile de faire passer.
H) Tout le monde connaU les mœurs du castor {castor fibcr. Lis.),
aussi ne répéterons-nous pas ici ce quia été dit mi le fois, et toujours
avec exagération. Les Indiens font un grand commerce de la fourrure
de cet animal, et foui quelquefois , dans leurs prandes chasses, plu-
sieurs centaines de milles pour lui aller tendre des picges jusque dans
l'extrême nord de TAmerique, ou il s est presque exclusivement re-
tire depuis la colonisation de l'Amérique septentrionale. Aujourd'hui,
dans les États de .New-York, par exemple, un castor csi presque
aussi rare qu'on France.
i iulpes ciiiereo-argenteus , Boit., canis ciitereo-argenteus ,
SciiRru. Ceiteespèce esl farouche, cl exhale unclrès-nMUva'.sc odeur.
Son pelage esl d'un gris argenté.
(6) Voyez la note 3 de la page 262.
(7' L'oppoygan est une espèce particulière de pipe dont la tèle ,
façonnée avec assez dari, est toujours de marbre rouge ou noir; le
tuyau , long quelquefois de lroi> ou quatre pied», esl en bois léger.
Lorsque ce tuyau est recouvert par b peau lacheiée d'un serpent e»
enjolive de plumes de diverses couleurs, l'oppoygan esl considéré
comme le symbole de la paix. L envoyé ou l'ambassadeur qui le porte
jouit de la plus parfaite sécurité, même dans les villages qui sont
ennemis du sien ; h sa vue, les haines cl les vengeances se Uisent.
On s'en sert aussi dans les adoptions, dans les mariages, ainsi que
dans toutes les fêles pacifiques.
Mais lorsque les plumes dont il est orné sont rouges, il devient le
signal de la guerre, el il prend le nom de grand oppoygan du sang;
les sauvages le fument tour i tour en exécutant leur danse d'at-
taque et de victoire.
^S Le bouleau à canot (ie/u/a pa/iyraffa. Mien.). Cet arbre s'è-
léve à trente ou irent-cinq mètres, et son ironc acquiert jusqu'à un
mètre et demi de diamètre. C'est un des arbres les plus beaux et
les plus majestueux que l'on rencontre dans les forêts, el plus on
atance vers le nord, plus il acquiert de hauteur. C'esl avec son
ecorce que les sauvages doublent leurs caoou. Ils onl le Ulenl de
n'enlever que la couche «lencure sans blesser larbre, qm, au b?\i\
MUSÉE DES FAMILLES.
269
pagayé par une douzaine d'Indiens , descendait les rapides
du Tuskaraway, pendant que dix autres guerriers suivaient
la même route en marchant sur le rivage dont ils s'éloi-
gnaient de temps à autre pour chasser. Un Européen eût
été étonné de la hardiesse de ceux qui montaient une si frêle
embarcation, et surtoutde l'adresse qu'ils mettaient à suivre
les rapides ou courants formant presque des chutes , et à
éviter les nombreuses roches contre lesquelles les ondes
écumeuses venaient heurter et bondir en mugissant. Bien-
tôt le canot entra dans les eaux plus tranquilles du Mus-
kinghum,et remonta le fleuve pour atteindre ses Fourches,
à trente-cinq milles de là. Une chose non moins remarqua-
ble, c'est qu'au milieu de ces farouches sauvages, ne rê-
vant que meurtre et massacre des blancs, suspectés même
d'anthropophagie par les colons , une jeune fille blanche
voyageait avec plus de sécurité que si elle eût été dans
une diligence parlant de Londres ou de Paris. Le soir ,
elle campait avec eux sur la mousse des forêts ; le jour,
ses mains délicates faisaient rôtir sur le rivage la chair des
animaux tués à la chasse, ou des truites prises au hameçon
dans le fleuve.
Voyons, pendant ce temps-là, ce qui se passait dans le
camp des Fourches. Le général Bouquet avait fait élever
quatre grandes redoutes, dont l'espace intermédiaire offrait
une grande place publique parfaitement nettoyée des arbres
et des lianes qui y croissaient auparavant. On construisit
aussi un magasin pour les provisions, et plusieurs maisons
et baraques pour loger les officiers et les prisonniers que
les sauvages devaient amener. Bientôt ce camp devint
comme une petite ville, dans laquelle régnaient l'ordre et la
police la plus exacte. Pendant plus de quinze jours que
dura ce singulier congrès, le général vit souvent les chefs
indiens , entendit leurs discours , reçut et envoya des mes-
sagers et des paroles dans les tribus voisines, relativement
aux conditions du traité , et particulièrement à l'exacte dé-
livrance des prisonniers de guerre , objet principal de ses
sollicitudes. Quatre-vingt-quatorze de ces prisonniers arri-
vèrent de chez les Mingos ; deux cents six de chez les
Cagnawagas ; cent quatre de chez les Shawanèses et quatre-
de quelques années, se recouvre de nouveau. On voit des rouleaux
ou bandes d'écorre qui ont quatre pieds de largeur et dix de lon-
gueur,
vinl-sept de différents villages des Delawares. Parmi eux
étaient beaucoup de femmes et d'enfants.
Au milieu du camp, le général avait fait construire une
immense hutte en grossière charpente, où devait s'allumer
le feu du conseil. Là se rendirent une foule de chefs et de
guerriers , parmi lescpiels on remarquait Kiashuta , chef
des Sennecas , accompagné delG guerriers ; Gustaloga le
Grand-Castor, sagamore des Delawares, avec 20 guerriers ;
Keyssinocla , un des principaux sachems des Shawanèses,
avec 30 guerriers ; Pianoachas, chef des Mingos , avec
270
LECTURES DU SOIR.
30 guerriers , et quelques autres chefs de tribus moins im-
portantes; les Tuscaroras et les Wyandots n'y parurent
que quelques jours après.
Maintenant nous allons faire assister le lecteur à une des
dernières assemblées de cet extraordinaire congrès. Un feu
était allumé au milieu de la salle du conseil. Le général
Bouquet, assis dans un fauteuil improvisé avec le morceau
d'un tronc de sycomore (i) , avait derrière lui tout son
état-major, dans un costume aussi brillant que les circon-
slances le permettaient. Autour du feu étaient accroupis ,
selon Pusage, les chefs et les guerriers indiens. Tous, la
tête penchée en avant, les yeux fixés sur la terre, aspi-
raient la fumée de leurs oppoygans, et après un assez
long intervalle ils l'exhalaient lentement, à travers leurs
narines , en deux colonnes non interrompues , indice , se-
lon eux , d'une profonde méditation sur des objets impor-
tants. Aucun n'était peint (2) et n'avait la tête ni les oreilles
ornés de plumes; leurs manteaux de castor , tombés der-
rière eux , laissaient voir leur large poitrine, et sur leurs
bras robustes , les différentes figures d'animaux, d'insectes
ou de poissons, qu'on y avait tatoués dans leur jeunesse.
Cette réunion d'hommes à demi nus, si féroces à la guerre,
si implacables dans l'assouvissement de leur vengeance, si
doux, si tranquilles dans leurs villages, offrait aux yeux
un spectacle singulier, mais imposant.
Je ne transcrirai pas ici tous les discours qui furent pro-
noncés et qui firent durer le congrès quinze jours, mais je
ne puis passer sous silence celui de Garakoatié. Ce jeune
chef se découvrit les épaules, se leva, el dit :
— Père des guerriers barbus, chef des hommes au long
couteau (3), écoute : ma voix court à tes oreilles. Voudras-
tu nous entendre, nous tes jeunes frères? Je vois dans tes
yeux les signes du mécontentement, et je les essuie avec
ce collier de wampum bleu et blanc (4), pour que tu puis-
ses voir plus distinctement ce que nous avons été et ce que
nous sommes encore. On t'a dit bien des mensonges à
notre sujet; avec ce collier, nous nettoyons tes oreilles
pour qu'elles puissent mieux entendre ce qui est vrai, et
rejeter au loin ce qui ne l'est pas. Nous purifions ton cœur
avec cet oppoygan, afin qu'il ressemble à celui d'Onas
(Guillaume Penn), de qui le mal n'approchait pas. Tu es
parvenu jusqu'ici, parce que ton tomahawk a été plus fort
et plus long que le nôtre ; nous n'avons cependant épargné
ni notre vie ni notre sang, il t'en souvient bien encore.
Mais peut-être la victoire vient-elle du grand Esprit, qui de-
puis longtemps favorise les blancs. Nous, tes jeunes frè-
res, aussi bons guerriers, aussi braves que les tiens, nous
arrachons le tomahawk de tes mains pour le jeter vers celui
qui réside au-dessus des nuages, afin qu'il en dispose selon
sa volonté, soit qu'il l'enfouisse bien profond sous terre,
soit qu'il le laisse tomber dans les lacs sans fond.
Garakontié présenta au général le rameau de wampum
qu'il tenait à la main, et ajouta :
— Prends une extrémité de cette branche de paix et d'a-
mitié, et que l'autre en soit tenue par les députés des tribus
(0 On nommeainsijCn Amérique, l'érable rouge, nrfrr((ir«m, Lis.,
prand et bel arbre , formanl une large lêie de feuillage élùgarameni
découpé.
(2) Les sauvages de l'Ériô el de l'Ohio se peignent la figure avec
du vermillon, de la craie blanche, et quelquefois avec du bleu quand
ils peuvent s'en procurer. I);m3 leurs guerres, les rombulianis se pei-
gnent de la manière la plus bizarre, dans le but d'effrayer leurs enne-
mis; mais dans leur toilette ordinaire, ils dessinent sur leurs joues el
leur front des volutes, des étoiles, des fleurs el des animaux.
(3) Les sauvages nommaient liommrs au long couteau les cavaliers
de l'armée, à cause de la longueur de leurs sabres; les fantassins étaient
les hommes au couteau court, à cause de leurs baïonDetles.
{\) Voyez la note 4 de la page !259.
ici présents .Toi, chef des braves parmi les barbus, voudrais-
tu brûler les wigwhams, détruire les provisions de nos fem-
mes, de nos vieillards et de nos enfants, qui ne t'ont jamais
fait de mal? Eh bien ! ce sont eux qui te parlent par ma
bouche. Quanta nos guerriers, ils peuvent se passer de ta
pitié, puisqu'ils savent vivre de chasse. Mais la vieillesse, la
faiblesse et l'enfance!... Ici, comme parmi les tiens, elles
exigent le repos et craignent la disette. Prends donc pitié
d'eux, puisque tu as pu arriver si près de nos villages ; que
la guerre finisse et que la paix commence dès ce moment.
Faut-il enterrer le tomahawk? J'ai parlé; parle (1).
Le général ayant consenti à la paix, les sauvages pré-
sentèrent leurs prisonniers, et Kiashuta, sagamore des
Sennecas, prit la parole :
— Père des guon iers blancs, dit-il, conformément à nos
promesses, voici ta chair et ton sang que nous te remet-
tons. Quelques-uns de ces prisonniers, comme tu les ap-
pelles, nous sont unis depuis longtemps par les liens de
l'adoption ; quoiqu'ils te soient rendus, ces liens ne sont
pas rompus; nous les considérerons toujours comme nos
parents et nos amis. Nous avons pris d'eux le même soin,
nous avons eu pour eux les mêmes égards que s'ils eussent
été de notre chair et de notre sang. Les voilà : demande-
leur s'ils ne se sont pas chauffés à nos feux, s'ils n'ont pas
vécu à nos chaudières, et s'ils n'ont pas couché sur nos
peaux d'ours. Qu'ils répondent!... Entends-tu ce qu'ils te
disent?... Aie donc de l'indulgence pour eux, car ils ont
oublié tes coutumes et tes usages, et quelques-uns même
ton langage. Ils vont retourner dans leur pays où peut-être
n'ont-ils plus d'amis, et ils abandonnent le nôtre où ils
n'en manquaient pas. Que feront-ils alors? Ils regretteront
le jour où tu es venu de si loin nous forcer de te les ren-
dre. Traite-les donc avec bonté, nous t'en conjurons : c'est
ce qui les engagera peut-être à rester parmi tes gens. Tiens,
voici une branche de wampum bleu et blanc, pour que
mes paroles soient toujours présentes à ton esprit, el que
tu n'oublies pas de les envoyer à leurs parents et à leurs
amis, s'ils en ont encore dans leur ancienne patrie.
Tous les prisonniers ayant été délivrés et les conditions
du traité acceptées, le général résolut d'éteindre le feu du
conseil. En conséquence, accompagné de tous ses ofTioiers
et de sa musique militaire, il entra dans la salle des confé-
rences ; pour la dernière fois, il prit les chefs par la main f t
fuma avec eux dans le grand oppoygan de paix, et chacun
s'apprêta pour retourner dans son pays.
On vit alors une chose aussi extraordinaire qu'imprévue.
Après la victoire de Bushyrun, un grand nombre de colons
échappés à la fureur des sauvages avaient suivi rarmée du
général Bouquet, espérant retrouver, dans les prisonniers
rendus, des parents, ce qui arriva en effet et occasionna des
scènes très-touchantes. Les sauvages eux-mêines, ouMiint
leurs opinions et leur férocité ordinaire, ne délivreront les
enfants qu'ils avaient adoptés qu'avec la plus grande réjMi-
pnancc, et en versant des larmes abondantes. Ces pauvres
enf.ints, dont beaucoup avaient oublié complctcmont leur
langue maternelle, se jetaient au cou de leurs pères adop-
tifs en poussant des cris lamentables, et on était contraint
d'cmployei- la force pour les en détacher. Moyamée était
dans le désespoir, et lorsque Custaloga la présenta au gé-
néral , le sagamore osa lui dire en le regardant fière-
ment:
— Sois sûr qu'il ne fallait pas moins que ta victoire
(i) Ce discours, ainsi que celui de Kiashuta. sont traduii.« liitérale-
ment.afin que le lecteur puisse se faire une idce précise de Itloqueneo
des Indiens.
MUSÉE DES FAMILLES.
271
de Bushyrun pour me forcer au sacrifice que je fais aujour-
d'hui.
Ce ne fut pas seulement les enfants qui regrettèrent
leur nouvelle patrie, et voici un court extrait d'une lettre
de F. Ilazen , alors aide-de-camp du général Bouquet ,
qui en porte témoignage :
« Vous seriez bien étonné, écrit-il, si je vous répétais ici
« tout ce que j'ai entendu dire aux prisonniers, relative-
€ ment au bonheur dont ils jouissaient parmi les sauvages.
€ Un des chefs shawanèses avoua au général qu'il avait été
« obligé d'en lier plusieurs avant d'arriver au camp. Mal-
€ gré la vigilance des officiers et des soldats, quarante-sept
« de ces hommes, à qui nous croyions rendre le plus grand
« service, rejoignirent leurs nouveaux compatriotes; et ce
« qui voug paraîtra encore plus étonnant, c'est que les
« femmes, retenues par leur faiblesse, déploraient, comme
« les hommes, le malheureux sort qui les éloignait des vil-
« lages sauvages. »
Vainement Moyamée, lorsque Custaloga la remit au gé-
néral Bouquet, jeta les yeux sur la troupe des guerriers de-
lawares qui lui faisaient leurs adieux : elle n'aperçut pas
Garakontié, et elle crut que son frère l'avait abandonnée le
premier. Son cœur se gonfla, et deux ruisseaux de larmes,
jusque-là retenues avec efTort, jaillirent de ses yeux. Le
général la prit par la main et voulut la consoler.
— Monsieur, lui dit Marie, conduisez-moi auprès de sir
Willam, mon père.
— Miss Marie, votre père m'a chargé de vous conduire à
Carlisle, car ses affaires de commerce l'ont retenu dans
cette ville.
— Et ma mère?
— Votre mère vous attend avec la plus vive impatience.
— C'est bien, monsieur, répondit Marie; et ses larmes
cessèrent de couler.
Le lendemain le camp fut levé, et l'armée se mit en mar-
che par la même route où elle était venue. Le général, qui
était lié d'amitié avec la famille de Marie, eut les plus gran-
des attentions pour elle ; mais la jeune fille répondait assez
froidement à ses soins, et paraissait plongée dans une pro-
fonde mélancolie. Comme elle n'avait témoigné aucune en-
vie de rester avec les sauvages, on la laissait parfaitement
libre de ses actions, et on ne s'étonnait pas de la voir quel-
quefois, aux haltes du soir, s'éloigner un peu du campe-
ment pour aller promener ses sombres rêveries sur les bords
du Muskinghum. Un seul jour elle ne s'éloigna pas du camp,
et ce fut celui oiî l'armée s'arrêta à l'emDouchure du Tus-
karaway. On remarqua aussi qu'elle quitta ce jour-là seu-
lement son costume delaware pour s'habiller à l'euro-
péenne, quoique le général lui eîit remis dès le premier jour
une malle que ses parents lui envoyaient, et qui contenait
plusieurs costumes complets.
Un soir, assise sur la rive de l'Ohio, que l'armée venait
de traverser, Marie cherchait à rappeler dans sa mémoire
les souvenirs de sa première enfance, et surtout à oublier
ceux des forêts. La nuit commençait à couvrir le fleuve de
ses ombres épaisses, lorsqu'un cri étrange fit tressaillir la
pauvre enfant. Je ne sais comment vous dire que ce cri n'était
ni le grognement de l'ours noir, ni le hurlement du loup, ni
même le cri funèbre de la chouette, mais tout simplement
celui d'un canard. Moyamée tourna vivement la tète vers
un bouquet de myrica (1), de groseillier et de framboisier,
(I) Le gale, cirier ou arbre à la cire {myrica cerifera, Li>-.) est un
arbrisseau de deux mèlres de hauleur, qui croît sur le bord des ri-
vières et dans les terrains marécageux. Ses fruits, cueillis en hiver
sont couverts d'une cireverdàtre et odorante qu'on fait fondre dans
l'eau bouillante en y jetant les fruits. La cire surnage, et on l'eniùve
pour en fabriquer des bougies excellentes.
dont les fleurs et les fruits parfumaient la brise du soir;
mais elle n'aperçut rien. Elle se levait tristement pour re-
tourner au camp, lorsqu'une voix bien connue vint frap-
per son oreille, et alors elle écouta avec toute l'attention
dont elle était capable ; car la voix se mêlait quelquefois au
bruit des roseaux agités par le vent et ne parvenait jusqu'à
elle que d'tme manière confuse. On murmurait sur un air
triste et assez monotone les paroles suivantes :
— Moyamée ! où es-tu? Ne peux-tu pas entendre la voix
de Garakontié, ton frère et ton ami (1)?
— Le seuil de ta porte a donc été enlevé, et ton feu
éteint! Mais à qui parlé-je, puisque tu n'es plus auprès de
moi pour entendre mes paroles? Ma voix pourrait-elle par-
venir jusqu'à toi, et la tienne, comme celle de l'écho, arri-
ver jusqu'à moi?... J'écoute... Ce n'est que le bruit du vent
qui passe, ou celui de la chute qui va mourir dans les fo-
rêts du voisinage. Il ne dit rien à l'oreille de mon esprit
attentif... J'écoute encore... Ce n'est plus que celui du pi-
vert qui frappe contre le tronc desséché d'un arbre, ou de
la gelinotte (2) qui appelle sa compagne en agitant ses
ailes. Je veux cependant m'entretenir avec l'amie qui vit
dans ma pensée et dont les yeux de mon esprit voient l'i-
mage. Que je te parle donc en moi-même, puisque le camp
des blancs, comme l'épaisseur d'une montagne, te cache à
mes yeux , et que, comme la gelée de l'hiver, ton absence
a fermé ma bouche.
— Moyamée ! où es-tu? Ne peux-tu pas entendre la voix
de Garakontié, ton frère et ton ami?
— Quand je pense à toi, mon bras s'étend , ma main
s'ouvre pour rencontrer et serrer la tienne; mais hélas! je
ne saisis pas même le vent qui glisse entre mes doigts. Pen-
dant la clarté du jour, je te cherche et ne te trouve plus :
ton ombre m'a quitté. Pendant le silence des nuits, mon
esprit songe à toi, et comme la surface des eaux, il réflé-
chit ta présence. Malheureux et triste que je suis, mes flè-
ches n'atteignent plus le gibier : le poisson passe et ne voit
plus l'hameçon de Garakontié. J'embouche l'oppoygan;
mais, de même que les eaux du ruisseau cessent dètre
bonnes et douces quand elles sont arrêtées par la digue du
Castor, de même mes pensées , que ton absence relient
dans mon cœur, deviennent tristes et lugubres. Je rôde le
jour et la nuit autour du camp, et je ne le vois pas : je ne
vois que moi assis au milieu des roseaux, sur le banc du
cyprès chauve (3) ; je te parle et tu ne m'entends pas.
— Moyamée! où es-tu ? Ne peux-tu pas entendre la voix
de Garakontié, ton frère et ton ami?
— Depuis ton départ, mon visage est sombre comme
l'eau qui coule sous de noirs sapins ; mon esprit s'égare au
milieu des ténèbres, comme le chasseur au milieu des fo-
rêts (4) ; le silence ferme ma bouche, mes oreilles n'enten-
(i) Extrait littéralement d'une chanson canadienne, recueillie et tra-
duite en anglais par M. Richard Eutller.
(2) Les Américains de la Pensylvanie nomment gelinotte et quelque-
fois faisan un grand tétras assez comfhun dans leurs forêts.
(3) C'est le schubertie <iisUque{scliuberiiadis!icha,yUi<B.cupre.isu$
disticha. Lis.). Les sauvages rappellent cyprès chauve, parce qu'il
perd ses feuilles tous les ans. Cet arbre singulier, plus commun dans
la Caroline que dans la Pensjlvanie, produit sur ses racines des espèces
de cônes creux, ressemblant à des bornes, d'un à quatre pieds d«
hauleur. On coupe ces cônes pour en faire des ruches. Cet arbre
croit dans les marais, et même dans l'eau.
(4) La manière dont les Indiens voyagent dans d'immenses forêts
sans jamais s'égarer a toujours été un sujet d'elonnement pour les
Européens. Il n'est pas rare, lors de leur grande chasse, de leur voir
faire cent ou deux cents lieues à travers des pays inhabités et cou-
verts de bois pour aller poursuivre dans le nord les bisons qui s'y
sont retirés, les castors, les rats musqués, les martres et hermines, et
les terribles ours gris, dont ils reviennent vendre les peaux dans les
grandes villes des Ëtats, afin de se procurer des armes i feu, de la
27^
LECTURES DU SOIR.
dent plus le ramage du nmskavis (i), cl mes yeux regar-
dent sans voir.Te souviens-tu combien nous étions heureux!
quand reviendras-tu donc rapporter la gaieté qui t'a suivie?
quand reviendras-tu ôter les épines de mon sentier et chas-
ser le vent du malheur que je trouve partout? Si je vais sur
les eaux, je ne peux plus diriger mon canot ; si j'allume du
feu sur mon âtre, il donne plus de fumée que de chaleur ;
si je m'exerce à lancer le tomahawk, il tombe avant d'ar-
river à l'écorce de l'arbre. Pour te suivre, j'ai quitté mon
wigwham ; les reptiles de la terre et les oiseaux de la nuit
s'en sont emparés. Si je ne puis te retrouver, ô Moyamée,
comme un érable qui n'a plus de sève, ma vie s'éteindra
et mon esprit partira pour l'Ouest, en laissant mes os blan-
chir aux vents et à la pluie.
— 0 Moyamée ! du pays d'Onas tu n'entendras plus la
voix de Garakonlié, ton frère et ton ami !
La voix cessa de se faire entendre, et la jeune fille resta
un instant pensive. Puis tout à coup elle passa la main sur
son front, secoua au vent sa chevelure dorée, et elle se mit
à chanter doucement.
— Moyamée est ici, assise sous l'orme pleureur; elle a
entendu la voix de Garakontié, son frère et sou ami.
Aussitôt le jeune homme se précipita vers elle, et lui
saisit la main qu'il arrosa de ses larmes ; mais ensuite il
se relira à trois pas en arrière, honteux d'une familiarité
que jamais un sauvage ne se permet avec une autre femme
que la sienne. Ce que se dirent les jeunes gens, je l'ignore ;
je sais seulement qu'après cet entretien Marie rentra au
camp avec un visage moins triste que de coutume, et que
des yeux exercés auraient pu lire dans les siens et sur son
front les signes d'une forte résolution.
Le lendemain, l'armée passa l'Ohio, et une foule de sau-
vages qui avaient suivi jusque-là leurs enfants adoplifs
pour les soigner pendant la marche et les nourrir de leur
chasse, leur lirent les derniers et les plus touchants adieux,
en les recommandant avec larmes à la bonté des officiers
et des soldats. Ici on entrait sur les possessions de la Pen-
sylvanie, et il est bien certain que si les Indiens eussent
essayé d'y mettre le pied, les colons, pour se venger, en
auraient massacré autant qu'ils en auraient rencontré. Ce-
pendant un jeune delaware refusa net de partir quand le
général lîouquet lui en donna l'ordre, et fout ce qu'on put
lui dire des dangers qu'il allait courir n'ébranla en rien sa
résolution. En effet, il suivit l'armée jusqu'au fort Pitt, mais
on ne le voyait que très-rarement, parce qu'il suivait les
flancs de l'armée en marchant constamment dans les bois
et les lieux les plus déserts. Lorsque, dans ses rares appa-
ritions, on lui demandait pourquoi il s'obstinait à s'exposer
à un tel danger :
— Je ne cours aucun risque , disait-il , car un esprit
blanc, que j'ai vu sur les bords du Muskinghum, m'a ap-
pris à adorer l'Ockimaw des chrétiens , et je crois que la
fenmie blanche est l'égale d'un homme rouge.
Personne ne comprenait rien à cette singulière réponse,
et on se bornait à le regarder comme un fou.
Après quinze jours de marche et de fatigues, on arma à
Pitlsburg, où l'armée devait se reposer quelque temps. Un
poudre, des balles, du vermillon , des couteaux , des chaudrons de
cuivre, des couverlurcs de laine et quelques autres étoffes, de l'eau-
de-vie, etc. Pour se diriger dans les bois, ils observent le cours du
ïoleil, celui de la lune, le côlé des troncs d'arbre où la mousse croit,
ce qui leur indique le nord; de distance en distance, ils cassent la
petite branche d'un buisson, et celte lé^ùre marque suffit pour leur
faire retrouver leur chemin au retour.
(i) Le muskawig est un oiseau connu par les naturalistes sons le
nom do moqueur, parce qu'il a le talent d'imiter le chant de tous les
•ulrei oiseaux.
grand nombre de colons riches et considérés s'étaient ren-
dus dans cette ville naissante pour venir féliciter le vain-
queur de Bushyrun, et le général, pour les remercier, ré-
solut de leur donner un grand dîner dont la charmante
Marie devait faire les honneurs. Déjà tous les convives
étaient assemblés dans la salle du festin, et, pour se mettre
à table, on n'attendait plus que la jeune et belle miss, lors-
qu'une scène des plus extraordinaires vint absorber l'atten-
tion des nombreux convives. La porte du salon s'ouvrit, et
l'on vit entrer trois bizarres personnages, tous trois dans le
costume indien le plus recherché. L'un était un vieillard à
la démarche grave et au front marqué des sillons d'une
longue expérience ; l'autre éiait un jeune guerrier. Tous
deux avaient une longue plume d'aigle, blanche et noire,
passée dans les oreilles, ce qui annonçait des chefs; leur
visage était bizarrement peint de vermillon et de blanc ; de
riches colliers de wampum paraient leur poitrine, et de
leur ceinture pendaient, d'un côté, un couteau à scalper,
et de l'autre, un tomahawk à lame d'acier luisante et polie.
Le plus jeune portait à sa main un bâton sec de mélèze rési-
neux, dont le bout était enflammé.
Le vieillard conduisait par la main une jeune fille sau-
vage dont le costume, entièrement indien, ne manquait ni
de grâce ni de richesse ; sur sa tête flottait une magnifique
aigrette de plumes rouges, et son visage était entièrement
couvert par de larges raies rouges, jaunes et blanches, for-
mant des figures d'oiseaux et de fleurs.
A la première vue, personne ne reconnut les convives
inattendus; mais le général s'étant approché d'eux, recula
tout à coup de sur|)rise en s'écriant :
— Quoi, miss Marie ! que signifie ceci?
Alors la jeune fille s'avança d'un pas ferme et majes-
tueux jusqu'au milieu du salon, étendit le bras vers le géné-
ral, et dit :
— Général Bouquet, je ne me nomme plus Marie, mais
Kerry-Moyamée. Ici, sur le territoire de la Pensyhanie, je
ne suis plus sous tes ordres ; je suis libre comme toi, puis-
que hier j'ai atteint l'âge fixé par vos lois pour ma majo-
rité. Ouvre tes oreilles pour entendre la vérité ; car, re-
nonçant pour jamais à mon ancienne patrie , je vais te
parler comme une digne fille delaware. J'avais un père
blanc, je le cherche parmi vous; où est-il? Il sait cepen-
dant que son enfant est ici, à quelques lieues de son habi-
tation : je ne le vois pas. Où est mon frère blanc? H n'c-^t
pas ici ; il a craint de se blesser les pieds dans les ronces
des Allcghanys. Où est ma mère? Je ne sais. Je ne vois
devant moi, du côlé de la Pensyhanie, rien qui ait un cœur
d'amour pour Marie. Je me retourne et regarde derrière
moi, du côté du Muskinghum : je vois le sage Custaloga ,
mou père adoptif; le vaillant Garakonlié, mon frère cl
mon ami, qui, tous deux, ont suivi l'enfant de leur cœur,
la nuit, dans les marais fangeux, le matin, parmi les
ronces des épaisses forêts , le jour, à l'ardeur du soleil ,
marchant pieds nus, couchant sur la terre humide, tra-
versant les lacs et les rivières à la nage, luttant contre les
bêtes féroces des bois, et craignant à chaque instant le long
couteau d'un habit rouge ou la carabine d'un colon. Que
penses-tu de cela, général? Parle ; je t'écoute... Tu ne dis
rien, je continue ; mais avant, regarde.
Elle fit signe à Garakontié, qui lui présenta le tison en-
flammé sur lequel elle souffla trois fois; puis Custaloga
prit la main de la jeime fille et la mil dans celle du jeune
liomme, et alors Moyamée dit :
— Je vais parler maintenant en femme delaware (!},
(i)Ce diicoun, à partir de ce parigraphe, i été tenu lillértle*
MUSÉE DES FAMILLES.
473
car j'ai soufflé sur le tison. Tu as vaincu, général, non parce
que tu es plus brave que nos guerriers, mais parce que tes
armes étaient meilleures que les leurs, et parce tu com-
mandais à des hommes au long couteau (1). Nos gens ont
dévasté vos frontières, parce que ces terres leur appartien-
nent ; ils ont pris quelques-uns de vos forts, parce que vous
vouliez vous emparer de leur commerce. Si tu dis qu'ils
ont eu tort , moi je te répondrai que leurs ancêtres mar-
chaient sur ce sol, y chassaient, le possédaient longtemps
avant l'arrivée des tiens. Tes cultivateurs ont besoin de paix
et de repos pour réparer leurs pertes; eh bien! tu auras
l'un et l'autre si tu n'exiges de nos gens rien qui les humi-
lie. Tu les connais, sans doute; une des conditions du
traité de Tuskaraway est qu'ils rendront leurs prisonniers -.
ne sais-tu pas qu'ils n'en ont point, et que les blancs qui
vivent parmi eux sont leurs parents adoptifs ou leurs amis?
Je fus prise il y a huit ans : j'ai été heureuse depuis. Si ,
malgré vos lois , tu me forces à te suivre , je retournerai
parmi mes frères aussitôt que j'en trouverai l'occasion.
Telles sont mes intentions : ce sont aussi celles d'un grand
nombre de ceux que tu as forcé nos chefs à te délivrer. A.
la gloire que tu viens d'acquérir par les armes, il est beau
d'ajouter celle que donne l'humanité ; mais, puisqu'elle dé-
truit notre bonheur, sois assez généreux pour nous per-
mettre de retourner aux villages de nos amis.
Étonné, frappé de la hardiesse sauvage de Marie, autant
que de ce qu'elle venait de lui dire, le général crut devoir
consulter non-seulement ses officiers, mais encore quel-
ques magistrats qui se trouvaient momentanément à Pitts-
ment au général Bouquet par une Irlandaise qui, depuis onze ans,
■vail été prise par les sauvages, s'était mariée dans leur pajs et ne
voulut pas le quitter.
(I) A de la cavalerie.
burg. Tous les officiers pensèrent que chacun était maître
de son sort et de chercher le bonheur là où il croyait le trou-
ver. Les magistrats affirmèrent que, selon les lois, nul n'a-
vait le droit de retenir Marie malgré elle. En conséquence,
le général prit galamment son parti, et, le lendemain, Cus-
taloga , Garakontié et Moyamée partirent pour retourner
dans leurs wigwhams du Tuskaraway, et une escorte de
soldats les accompagna jusqu'à l'embouchure du Musking-
hum, pour mettre les deux Indiens à l'abri de la vengeance
des colons.
Depuis, on n'a jamais entendu, à Philadelphie, parler de
la jeune fille. Quand son père de Carlisle, sir Willam , ap-
prit cette nouvelle :
— Ma foi, dit-il, je crois que Marie n'a pas fait là une
très-bonne affaire , et j'en suis fâché, parce que mon inten-
tion était de la marier à mon vieux voisin Walpol, qui est
riche, et qui l'aurait prise sans dot. Puisque la chose est
faite, il n'y faut plus penser. Hé ! John ! John ! dit-il en s'a-
dressant à un de ses commis , ayez plus d'attention à ce
que vous faites, ou je serai obligé de vous renvoyer; ne
voyez-vous pas que vous avez placé ce carton de travers
dans sa case?
Puis il remit ses lunettes, baissa la tête et continua l'ad-
dition qu'il avait commencée sur ses livres à partie double.
Il ne me reste plus à vous dire que tout ce que vous ve-
nez de lire, histoire naturelle, mœurs, événements histo-
riques, faits, détails, etc., est rigoureusement vTai, et que
dans tout ceci, mon mérite consiste simplement à avoir ras-
semblé en quelques pages ce qu'on peut trouver de plus
intéressant dans les bavardages , passez-moi ce mot, de
trente ou quarante volumes de voyages.
BOITARD.
JUIN IR4'<.
— :].'( — ONZIÈME VOM'MK.
274
LECTURES DU SOIR.
â B©1D W'Um ¥âliilâïï
(Voir le Doméro de mai 1844, page 233.)
Voici comment il est figuré : cœle. Ce qu'il signifie , je
Tignore (1). Les côtes s'attachent à la quille, s'y fixent
verticalement à des distances qui ne sont pas très-grandes.
Ces côtes — je les nomme ici comme Pline le naturaliste —
ne sont pas simples, mais doubles, accolées l'une à l'autre,
et, pour cette raison , nommées couples. L'accouplement
augmente la force de chacune d'elles, et forme un système
à la fois très-simple et très-solide.
Plusieurs pièces composent la côte : l'une se pose en
trois sur la quille, et se nomme varangue, peut-être de
l'espagnol vara ou baro, barre, mais cela n'est pas cer-
tain ; une seconde s'ajoute à celle-ci , et prend le nom de
genou. Ce nom est plus savant qu'il n'en a l'air; ce n'est
pas moins que le grec gonou (ii<j), qui signifie courbure,
comme ces messieurs peuvent vous l'attester, madame.
L'ne troisième pièce, qui s'ente sur le genou, et qui en pro-
longe la courbure, se nomme allonge. Il est mutile, je crois'.
de vous dire ce que ce nom signifie. 11 y a autant d'allonges
. qu'il en faut pour donner à la branche du couple, qu'elles
concourent à former, la grandeur qu'elle doit avoir. La der-
nière, la plus haute, celle que vous voyez avec une double
courbure, d'abord en dedans, puis en dehors, est appelée
allonge de revers, parce qu'elle se retourne sur elle-même :
avertit se ourevertitur, n'est-ce pas, monsieur Edouard?
Vous remarquerez que les couples sont assez nombreux.
Tous n'ont pas la même importance, bien que tous con-
courent à la formation du même corps. Tous n'ont pas la
même forme et le même nom ; et vous voyez que ceux
qui s'élèvent verticalement vers le milieu de la longueur
de la quille, ont plus de ressemblance avec un u majus-
cule (Uj , que ceux qui se rapprochent des extrémités ;
ceux-ci ressemblent un peu à des v majuscules (V), ou
mieux encore à la moitié inférieure du contour de ce cœur
que l'on a tracé sur les cartes à jouer.
-y^^
Squelette de navire.
Si, du côté oCi nous sommes depuis un moment, vous
voulez bien me suivre à. l'arrière du vaisseau, vous verrez
le dernier de ces couples, celui qui ferme la construction
(1I Edy. Lyp, dans soD Diet. saionico et golhico-latinum(2\o\.
in-fol., Londres, 1772\ ne donne aucune eiplicalion sur le sens réel
du mot catc\ \ côte du mot anglo-saion, il écrit le mot latin carina,
sans rien ajouter ; il ne dit même pas si cirle tient par la r.irine aux
autres mots commençant par les lettres c,a,e,l. Soraner est plus ex-
plicite; il n'explique pas, mais il range cœle dans une fimille de
mots à laquelle il parait reconnaître le Terbe cation (kelane) pour
chef. Or caelan signifie rafraîchir, refroidir. Voit-on comment la
quille a pu être appelée d'un nom qui suppose l'idée de rafraîchisse-
ment? Est-ce parce qu'elle est dans l'eau? Mais toute la partie im-
mergée est refroidie, et, i ce compte, ce ne serait pas la quille, mais
la carène qui devrait être appelée cale. On conçoit que les Grecs
aient nommé iropis la quille, de trrpo, tourner, parce que c'est, en
eiTel, sur la quille que tourne le nayirp, dans tous ses mouremenls;
on conçoit que les Véni.lens lui aient donné le nom colomba, du grec
qui signifie plonger, cette pièce de bois étant celle qui s'enfonce le
plus profondément dans l'eau ; on se rend très-bien compte du mo-
tif qui a porté les Italiens i l'appeler il primo, la quille étant i U fois
et la première pièce que l'on place sur le chantier et la pièce la plus
importante de la construction, le fondi ment de tout l'édifice : mais la
quille rafraîchie! je ne saurais admettre cela, si habitue que je sois i
la singulière hardiesse des iropes maritimes. Cepeadiot, est-il bien
à cette extrémité postérieure du navire : il a aussi la forme
d'un cœur, et, avec ses prolongements supérieurs, il a un
profil gracieux qui vous rappellera, je pense, le contour
élégant de la lyre. Il y a deux siècles, la courbure de ce
certain que le saxon cœle soit éiymolosique pour notre mot quille''
Carie n'est-il pas une transcription d'un mot étranger au Nord? Cons-
tancio, l'auteur d'un fort bon dictionnaire portugais, dit que quilha
Tient du grec imU^; mais ce mot signifie creu.r, et la quille longue,
droite, plate, n'a rien en rTe qui justifie un pareil surnom. S'il fallait
\oir dans cale, qui a. dailleurs. pour variantes ciol {kiot) et citU
{k'iOul), s'il fallait y voir une transformation d'un mot grec, il serait
plus raisonnable, je pense, d y reconnaître kolUto, qui e\ " .ie«
de coller, réunir, rassembler; ou koUops qui.si^ifiant r n-nl
encore i la même idée. Au reste, jusqu a preuve contraire, je rejette
l'origine grecque, parce qu'il ne m'est pas démontré que les Saxons
aient eu des relations avec la Crèce avant le temps de la conquête de
r.XDgleterre par les Anglo-Saxons, époque où. certainement, ceux-ci
avaient une marine deja grande et de ;:rands navires pour leurs expé-
ditions dans la Baltique et en Islande. Je crois que cœle est bien lo
mot emprunte par tous les peuples du Nord au sa\on et modifie selon
le génie de chacun, pour nommer ce qui est la qiiiHe. L'Espagne, le
Portugal, et plus tard l'Italie, l'ont pris i nous qui, tout naturellement
dans nos relations journalières avec l'Angleterre et la Flandre, l'auont
emprunté aux charpentiers de cei aalioos, nos maîtres dans les con-
ilruciions navales.
LECTURES DU SOIR.
27;5
couple n'affectait pas cette figure; c'était tout simplement
un grand arc de cercle (1), et c'est de là qu'il prit le nom
à''arcasse. La figure a changé, le nom est resté. Ce n'est
paS pour cette seule partie du navire que cela est arrivé.
Les deux branches qui se réunissent pour former l'arcasse
ne s'appellent point varangues, mais esiains ou cornières;
je n'ai pas besoin de vous dire pourquoi on les appela
cornières : dans le croissant de la lune, vous savez qu'on
appelle cornes les deux parties extrêmes de l'arc ; c'est
par analogie que les branches du grand arc de poupe ont
reçu le nom de cornières. Quant à estain, c'est autre
chose : il faut y voir les vieux mots italiens slamineç,i sta-
menali, qui désignaient toutes les varangues. Le stamis
grec, dont ces mots étaient des corruptions, venait du
verbe islêmi, signifiant faire tenir droit, dresser, élever,
et vous savez maintenant que les couples sont dressés de-
bout sur la quille.
Ce ne sont pas, au surplus, les seules pièces qu'on élève
ainsi. Voyez, aux deux extrémités de la quille, des mor-
ceaux de bois d'une forte proportion , l'un droit, l'autre
courbe. Le droit, implanté à la quille, non pas tout à fait
perpendiculairement, mais de manière à ce qu'il ait sur
l'arrière une certaine inclinaison, beaucoup moins grande
qu'elle n'était dans les constructions anciennes (2), il faut
même dire presque nulle; le bois droit s'appelle étambot,
ou, comme on l'écrivait et le prononçait jadis, estambord.
D'où vient le mot estambord? C'est ce que je ne puis
• vous dire affirmativement. 11 me semble que c'est une
corruption des mots saxons bord, signifiant planche, et
par extension, pièce de bois, ets/ern, contraction de sleor,
gouvernail, et ern, place. La pièce de bois qui doit porter
le gouvernail, qui esta la place du gouvernail, ne saurait
être mieux nonunée que stem-bord ; les .\nglais ont, en ef-
fet, siern-post, post signifiant pilier, poteau, comme bord.
Que sternbord ait fait esternbord, puis esten-bord, puis
estan-bord, puis estambord et étambot, rien n'est plus
croyable, quand on sait que tribord, qu'on a si sottement
écrit dextribord, parce que ce mot désigne le côté droit,
vient de stcor-bord; bord signifiant côté, comme il signifie
planche. Le côté où était le gouvernail dans les anciens
navires Scandinaves et normands, était le côté droit, le bord
du steor. Notre tribord est corrompu d'estirbord, cor-
rompu lui-même du steor-bord, anglo-saxon, qui a fait
(1) « Leur arc ou courbure (des estains) doit être à peu près en
rond.» L'art de bâtir tes vaisseaux ; Amsterdam, I7t9, p. 2i. —
« Les estains sont deux pièces de bois d'une mesme figure, lesquelles
estans mises en œuvre sur i'estambot, font portion de cercle et don-
nent le rond de l'arrière ou arcasse du vaisseau. » Desroches, Dic-
tion, de marine, 1687.
(2) Celle inclinaison a été appelée quête. Il n'y a évidemment rien
de commun entre ce mot et son homonyme qui vient du latin quœrere
[quœsitum) chercher. Je ne vois dans les langues européennes qu'un
inalogue à gué/e. le portugais queda, contraction, ou transforma-
lion de cahida, signifiant chute, déclivité. La raison est irès-salisfaite
d'une pareille étymologie, car la quête de l'élambot est justement la
quantité, mesurée sur le prolongement supposé de la quille, dont la
tête de l'élambot s'écarte de la verticale, c'est-à-dire, tombe ou se
penche en arrière. Si, comme je viens de le dire, quête ptutôtre rap-
portée au portugais queda, ce mot vient de cadere, tomber. Les au-
teurs qui ont écrit autrefois queste ne paraissent pas avoir adopté
celle opinion ; \'s est chez eux radicale, et il semble qu'ils aient rap-
porté queste au haste danois (kasia, isl. et suéd.), qui signifie élancer
(/.aif, jet.). L'élambot et l'etrave jaillissent, en effet, s'élancent, et le
•ynonymede queste tsi élancement dans les langues maritimes d'Ila-
iie, de l'Espagne et de la Provence. C'est donc entre kasla et queda
qu'il fautchoisir; et comment choisir.'La chose serait aisée, si l'on sa-
vait par des documents anciens quand le mot quête ou queste est en-
tré dans le vocabulaire des charpeniiers de port, et s'il y est venu par
la Flandre ou par Marseille. Mais les documents français antérieurs
tu dix-septième siècle sont extrêmement rares, et je D'en connais point
QÛ se lue le mot qui fait le sujet de celte note.
starboard, anglais, steuerbord, allemand, etc. (i). Tien
bord, qu'on trouve dans quelques auteurs respectables,
est une ridicule corruption de stirbord, non moins éloi-
gnée de steor-bord, q[ïétambot ne l'est de stem-lord.
Je vous demande pardon, madame, si j'entre dans tous ces
détails dont l'aridité n'est pas faite pour vous plaire; mais
c'est vous qui l'avez voulu. Vous m'avez dit, à Pesaro, si
je m'en souviens bien, que, loin de vous rebuter, ces re-
cherches vous amusent. Il ne faut rien moins que cette
assurance, pour que j'ose vous donner, par quelques exem-
ples, une idée des révolutions qu'a subies la langue mari-
time, la plus riche peut-être de toutes les langues d'art et
de métier, mais aussi la plus tourmentée, parce qu'elle a
toujours été parlée par des hommes illettrés et grossiers,
pour la plupart.
Je viens à la pièce qui s'élève sur l'extrémité antérieure
de la quille, et qui sert d'appui à toute la construction de
l'avant, comme l'étambot à toute la construction de l'ar-
rière. Vous voyez que cette pièce n'est point droite, mais
courbée. On a jugé que cette forme avait de certains avan-
tages; on a préféré l'arc à la pièce droite. Cet appui de
l'avant s'appelle étrave. Ces messieurs, qui savent le la-
tin, et vous, madame, qui italianisez comme une Toscane,
vous croyez deviner sous ce mot étrave, la poutre, la so-
live italienne, trave, la poutre latine, trabs ou trabes. Si
raisonnable que soit en apparence cette étymologie, il
y faut renoncer. Ve, qui précède trave, est un indice
certain de la disparition d'un s radical ; et en effet, on
écrivait autrefois estrave. Mais estrave était une corrup-
tion, et l'auteur chez lequel nous trouvons les plus anciens
renseignements sur la construction navale en France (2),
ne donne point cette altération, qui parait dater de la moi-
tié du dix-septième siècle. Il dit estable ou estabhire,
avertissant qu'à Boulogne on dit estante. Il est permis de
croire que le picard estante a de grands rapports avec le
sfœuder allemand, qui signifie pilier, poteau, comme
l'w/an/e espagnol. Quant h estable , n'est-ce pas la pièce
forte, stable (stabilis), sur laquelle on establit, on fonde,
on appuie ? Tous ces mots viennent du latin stare être de-
bout, qui procède lui-même de ce verbe istêmi dont je vous
parlais tout à l'heure à propos des estains.
Pour maintenir à leurs places, debout et fixes, les cou-
ples ou côtes de ce grand corps, auquel le mouvement ne
sera donné que lorsque son organisation sera tout à fait
complète, on a imaginé d'entourer la construction d'un
certain nombre de ceintures provisoires, si je puis les nom-
mer ainsi. On aurait pu faire de cordes, ces espèces de
bandelettes dans lesquelles on emmaillotte le squelette du
vaisseau ; on les a faites de bois, ce qui est plus solide, et
d'une plus facile application. Elles ont reçu le nom de lisses.
Lisse, qui n'a point d'analogie avec poli, ras, uni, me pa-
raît venir du latin licium, signifiant cordon, ruban, ban-
delette, étymologie probable du mot listel, dont les archi-
tectes civils se servent pour désigner des bandes ou mou-
lures carrées, qui ont quelques rapports avec certaines des
lisses du vaisseau complet.
La coque du navire, son corps, que l'on compare poéti-
quement à la coquille (concha) du Nautilus, rameur et
voilier, ou plus matériellement à la moitié de l'enveloppe
de la noix, la coque du navire, dis-je, serait trop peu so-
lide, si les principaux couples n'avaient pour les maintenir
de fortes poutres allant d'une de leurs branches à l'autre.
Ces traverses, ces solives sont appelées d'un nom que l'oa
(i)V. à ce sujet, \e Uémoire nos de mon Archéologie naval*
p. 183,1. L
(2) Le père Fournier dans sod Bydrogravhie,
276
LECTURES DU SOIR.
Vue d'une rade avec des bâtiments de tons les rangs.
Frécate du seizitme sièt^le.
MUSÉE DES FAMILLES.
277
a corrompu de l'anglais, iàti/c. Baukesi la prononciation
du saxon baie (1); au lieu de bauk, nous disons seule-
ment bau. Les baux, — et admirez, madame, que malgré
leur propension à tout altérer, à tout confondre par des
orthographes et des prononciations barbares, les marins
des seizième et dix-septième siècles n'ont pas forcé bau,
fils de baie, à prendre l'e de beau, fils de bellus ou bello ;
— les baux ne sont pas uniquement des moyens de liaison
et des arcs-boutants, qui empêchent de se rapprocher les
flancs du navire, pressés par le poids de la mer; ils sont
aussi les soutiens des planchers, qui partagent l'édifice
naval en étages. Le plus grand des baux , qu'on appelle
pour cela le maitre-bau , est placé à la plus grande lar-
geur du navire; aussi, pour dire qu'un vaisseau a, par
exemple, trente pieds de largeur à l'endroit où il est le
plus large, on dit qu'il a trente pieds de maitre-bau.
Les planchers, dont je parlais à l'instant, s'appellent au-
jourd'hui ponts; autrefois on les nommait tillacs. Il n'y a
plus guère que les poètes et les chansonniers qui se servent
de ce dernier mot, quand ils ont besoin d'une rime à ta-
bac, ou à hamac. Pont, c'est, comme vous savez, passage
(lat. pons). Au commencement du dix-septième siècle,
il n'y avait que le lillacd'en haut auquel on donnât le nom
de pont; maintenant tout tillac est pont.
— Et que signifie, je vous prie, ce mot tillac? demanda
le jeune Edouard de Tourneville.
— Sans doute il vient de tilleul, dit sa mère; le plan-
cher du vaisseau ayant été fait du bois de cet arbre...
— Très-probablement, ajouta l'ingénieur, on aura dit
tabulatum tiliaeeum, plancher de tilleul , et tiliaceum
aura fait tillac,
— C'est, assurément, la première idée qui se présente à
l'esprit, et d'abord j'ai cru comme vous qu'en effet tillac
venait de tiliaceus, et de iilia, tilleul ; mais un examen sé-
rieux de la difficulté m'a convaincu que je me trompais, et
que tillac vient par une route un peu longue, je l'avoue,
mais assez directe toutefois, du grectègos, signifiant toit.
— Oh ? voilà qui est étrange, et je crains que l'amour
du grec ne vous emporte un peu bien loin, monsieur l'éti-
mologiste.
— Mon Dieu , madame , si je n'avais pas peur de vous
lasser en vous faisant parcourir les chemins par où a dû
passer tillac en venant de tégos, je vous prierais de me
suivre dans les sinuosités dé ces sentiers épineux.
— Ce ne sont pas, à ce que j'entrevois, * petits chemins
tout parsemés de roses! > C'est égal, je me risque. As-
seyons-nous, si vous devez être long, comme vous nous en
menacez, et écoutons.
— Je m'attendais à vos épigrammes, et j'avoue que je
les mérite bien par mon pédantisme. Mais vous me provo-
quez à des explications qui doivent être sérieuses, et vous
redoutez qu'elles ne le soient trop. Rassurez-vous, ce-
pendant, ce ne sera ni bien long, ni bien grave. Je vous le
dirai d'abord, afin de fortifier votre opinion, que le tilleul
est pour quelque chose dans tillac, vous pourriez invo-
quer contre moi un passage de Théophraste. C'était un
Grec, madame, qui disait : t Le bois du tilleul est propre à
de nombreux usages; on l'emploie pour les planchers des
vaisseaux longs, les cassettes, les mesures pour les
grains, etc. (2). » Mais j'ajouterai qu'en grec le tilleul
(i)<'Balk. n. Bauk. » Websler. — Le baie sax. a donné balk au
holl. et au suédois, et balken à l'allemand. Le danois en a fait bielke.
L'anglais a un synonyme i bauk. plus usité dans les chantiers et sur
les navires, c'est beam (bime), mol saxon qui signifie poutre, solire
comme balk. '
(2) U texte de Théophraste, I. V, c. vm, de l'BUtoire des plantes.
s'appelait philura, ce qui est sans rapport avec le iilia
latin. J'ajouterai encore qu'on ne trouve nulle part la con- ;
firraation de ce qu'avance Théophraste; je dirai même que '
partout où il est question des bois qui entraient dans la
construction des navires, on voit nommés le chêne, le pin, i
le cèdre, le hêtre, l'aune, l'orme, le noyer, le sapin, et ja-
mais le tilleul. Si, dans les temps modernes, on a fait usage
du tilleul, c'est seulement pour faire des pompes (1) ou
des ornements sculptés. Maintenant que le tilleul, comme
matière, est écarté de la discussion, voyons quel mot, ana-
logue à tilia par sa forme apparente et sa consonnance , a
pu faire tillac. D'abord, permettez-moi de vous intro-
duire dans un vaisseau plus avancé que celui qui m'a
servi à vous faire connaître les pièces fondamentales de
la construction; montez cette échelle, et voyez ce qu'est
ce plancher inférieur par rapport à la paroi inférieure du
navire.
— C'est un plafond véritable.
— Fort bien; et le plafond d'une chambre, qu'est-ce
autre chose qu'un couvert, un toit qui la ferme par ea
haut, et l'abrite?
— Sans doute.
— Eh bien! sachez que ce plancher, ce plafond du
navire est appelé couverte par tous les peuples navigants
de la Méditerranée, excepté par les Turcs qui l'appellent
ustu, c'est-à-dire toit. Quant aux navigateurs du Nord,
ils le nomment deck, et deck signifie couverture. Toit,
couverture, c'est toujours la même idée; et cette idée est
antique. Ces messieurs n'ont pas oublié que les Grecs ap-
pelaient eatastroma, c'est-à-dire couverture, le plancher
du navire, nommé parles Latins stega ou couverte. Vous
allez jeter les hauts cris si je vous dis que deck et tillac
ont la même origine ; n'est-ce pas, madame ?
— Oh ! je m'attends à tout ; je sais ce que peut l'ingé'
niosité des dénicheurs d'origines !
— Vous vous attendez, n'est-ce pas, à quelque chose de
bien incroyable, de bien tiré, de bien impossible, et voilà
ce que votre politesse appelle ingénieux, par antiphrase!
J'espère que vous serez plus juste tout à l'heure; je veux
forcer votre conviction, et vous faire avouer que rien n'est
plus simple et plus vrai que ma proposition, toute hardie
qu'elle paraisse. Suivez bien, je vous prie, ce que je vais
dire. Deck vient du saxon thécane, signifiant couvrir. Il
y a entre thécane , le latin tego, et ses radicaux gr^cs
tegos et stego, une telle analogie , qu'il n'y a guère moyen
de se refuser à croire qu'ils ont une commune origine. Un
des plus savants auteurs de dictionnaires, Noah Webster (2),
le pense , et je me range bien volontiers à son opinion
qui me paraît inattaquable. Vous le voyez, le tillac est
une couverte, un toit. Le toit, la couverture de la maison,
était nommé quelquefois dans le bas latin tegia, de quel-
que matière qu'il fût fait, bien" que tegia fût une corrup-
tion du latin tegula, signifiant tuile. Un dictionnaire du
neuvième siècle l'atteste, et nous devons nous en rappor-
ter à Papias, son respectable auteur. Tegia n'est pas le
seul mot du bas latin qui signifie toit ; si ma mémoire est
dit : « philura de près ta sanidomata ton macron ploion »; or, sanh
doma désigne tout ouvrage fait en planches ; il peut, par conséquent,
dans la phrase de Théophraste, signifier cloison et bastingage tout
aussi bien que plancher. Le vieux traducteur latin de notre auteur
donne pour analogue latin à sanidomata, fori qu'on a l'habitude de
traduire par tillac, pont du navire. Nous ne ferons qu'une observatioo
â ce sujet, c'est qu'on n'est point d'accord aujourd'hui sur le seo»
qu'on doit donner au mot fort, et qu'aucun auteur.grec n'appelle «a»
nidoma le pont du navire, mais eatasiroma.
(1) Aubin, art. fioù.
(2) Dict. oftheenglish language, London (933.
278
LECTURES DU SOIR.
bonne, un document des premières années du treizième
siècle, document écrit à Marseille, et cité par un diction-
naire justement estimé (1), nomme le toit leu/icm. TeuU-
cia venait de teula, contraction provençale de tegula.
Le français fit ieule et tieulle de îeula, comme il Ot iieul-
lerie de ieularia (tegularia], avant d'en faire tuillerie.
Le toit, teulicia, dut devenir aisément tieullacia^ iieul-
laca, et iillaca, puis tillac; cela me parait tout naturel.
Au reste, si vous ne voulez pas que iillac vienne de texi-
licia, reportez-vous à iegia , que riialien admit et trans-
forma en teggia, puis en teglia. Et voyez comme teglia
(tellia) est près de tilla ou tillac! Pour moi, point de
doutes : tillac (2) c'est toit; toit, c'est tegia ou teulicia;
or, teulicia et tegia sont des corruptions de tegula, ve-
nant de tego, qui sort du grec tegos; de son côlé, deck
sort de tegos par thécane; deck et tillac sont donc deux
mots procédant de la même racine, deux formes, singu-
lièrement altérées, je l'avoue, de tegos, deux frèrei qui
ne se ressemblent guère, mais qui ont évidemment le
même père; ce qu'il fallait démontrer, comme disent
les géomètres, quand ils sortent victorieux du raisonne-
ment et des calculs par lesquels ils ont établi une vérité
d'abord problématique. Eh bien! madame, qu'en pensez-
vous? ai-je été bien long, bien ennuyeux?
— Mais, pas trop !
— Ai-je été convaincant?
— Je dois l'avouer, il me semble que vous avez raison,
et que vous n'êtes pas plus ingénieux qu'il ne faut. Va
donc pour tillac, venant de tegos, puisque c'est le toit
du navire. Mais, monsieur, il y a plusieurs toits à cette
grande maison flottante ?
—D'abord il n'y en eut qu'un, madame. Tanlqu'on ne fit
pas plusieurs étages à une maison, il ne dut y avoir qu'un
toit ; quand la maison grandit et prit un second étage, il y
eut un plafond et un toit, et ainsi de suite. C'est ce qui est
arrivé au navire. Tant qu'il fut d'une taille médiocre, le
vaisseau ne reçut qu'une couverte sous laquelle on plaça
les marchandises et le logement des hommes. Le navire
devenu plus grand, mais non pas très-grand encore, on
imagina, pour la commodité de l'équipage et la meilleure
disposition de la cargaison, de faire, entre la quille et la
couverte du tillac, une séparation dans la longueur du
bâtiment, et d'y établir un plancher qui prit le nom de
faux-tillac, et qu'on nomme aujourd'hui faux-pont. Un
premier étage ayant été monté sur le navire tillaqué ou
ponté, on le couvrit d'un toit, qui fut le second tillac ou
second pont. Celui-ci fut couvert à son tour d'un troisième
tillac ou troisième pont. Cela arriva quand le vaisseau at-
teignit le viaxinnim de sa force et de sa grandeur.
C'est par leurs ponts armés, par leurs batteries couver-
tes, qu'on désigne les vaisseaux de guerre; il y a cepen-
dant dans les désignations adoptées un mensonge contre
lequel il faut que je vous prémunisse. Venez, je vous prie,
avec moi, jusqu'à cette grande fenêtre qui est à l'arrière
du vaisseau, sur le premier pont duquel nous sommes ; elle
domine la rade, et nous pouvons parfaitement voir de là
foutes les espèces de bâtiments de guerre qui flottent sur
les eaux bleues et tranquilles de ce golfe si bien fermé.
— Pardon, je vous arrête là, monsieur. Vous venez de
dire golfe ; je sais bien ce que c'est qu'un golfe, mais je ne
Sais pas d'où vient ce nom ?
— Demandez à M. votre fils, madame; il atoutsondic-
.i)Ducange, Gfow. /flf., t. VI, p. iiii-iit2.
(2) Jai trouve le mol tillac dans un documenl français de l
'- --.38, inlilulé Paijcmcul de l'.lrbalestrièrc, Ms. de la Bibl r
9-î.
née 15
uo 6469
«n-
tionnaire grec dans la mémoire, et il vous dira que golfe
vient du grec kolpos, siAifiant sinuosité, renfoncement.
Voyez maintenant ces navires, qui portent tous au sommet
de l'un de leurs trois mâts un signe distinctif, flamme ou
pavillon.
— Je vois que tous, en effet, ont en haut de leur mât
le plus élevé une bande pointue d'étoffe tricolore, que le
vent soulève et agite en lui communiquant des ondula-
tions longues et capricieuses, qui en font jouer successi-
vement au soleil les couleurs éclatantes.
— Cette bande, c'est la flamme, fort bien nommée, car elle
a l'air d'une langue de feu que le souflle du vent fait vacil-
ler. Or, en latin, cette langue de feu est appelée flamma,
du souffle qui l'agite, flatus. Quant au pavillon, c'est le
morceau d'étofl^e, à peu près carré, qui voltige à la tête du
mât de l'avant de ce vaisseau que vous remarquez à gau-
che, le plus gros de tous. C'est aussi cet insigne de la
même forme, que vous voyez voltigeant sur la poupe de
tous les bâtiments. Ce n'est pas le vent qui a nommé cet
étendard, c'est, selon moi, le papillon. On a comparé à l'in-
secte ailé, brillant par ses couleurs variées, ces bannières
voltigeantes dont les différentes parties représentent les
couleurs et les émaux du blason des princes et des nations.
Si vous rejetez cette étymologie que je crois sérieuse, vous
serez obligée de revenir à favilla, latin , signifiant aussi
flamme, et vous ôterez à la langue un de ses mots figurés
les plus charmants.
— Je crois, dit alors M. de Tourneville venant à mon
secours, je crois, comme monsieur, que le papillon a
nommé le pavillon. En latin, le même mot désignait le pa-
pillon et la tente que nous avons appelée pavillon; or, que
le pavillon-drapeau ait pris son nom de la tente sur laquelle
il était planté, ou directement du papillon auquel on com-
parait aussi la tente faite de riches étoffes, et ou>Tanl ses
ailes pendant le jour, il n'importe guère; toujours est-il
que le latin jmpilio est étymologique de pavillon (i).
— Le pavillon flottant auraàt de l'avant du gros vaisseau,
est le signe auquel on reconnaît qu'il y aà bord de ce bâ-
timent un ofTîcier-général ayant le titre de vice-amiral. Si
ce pavillon était au mât de l'arrière, l'oflioier-général mon-
tant le vaisseau serait un contre-amiral ; s'il était au mât
du milieu, il annoncerait un amiral. Or, l'amiral est maré-
chal, le vice-amiral est lieutenant-général, le contre-amiral
est maréchal de camp, par assimilation. Un officier-géné-
ral de la marine est libre de monter tel ou tel navire, d'y
arborer, comme on dit, sou pavillon, c'est-à-dire de faire
placer le signe distinctif de son rang à la tête de l'un des
mâts ou arbres du bâtiment. L'italien dit encore albero,
l'arbre, pour le mât, comme le latin disait arbor. Les Pro-
vençaux disent Wirbre. Dans nos ports de l'Océan, on ne
dit que mât, mais on dit arborer le pavillon. J'établissais
donc qu'un ofTîcicr-général reste libre, au moins dans le
plus grand nombre de cas, de monter le navire qui lui
parait le plus convenable.
Le vice-amiral qui commande l'escadre dont vous voyez
les éléments réunis sur la rade, a mis son pavillon sur un
trots-ponts. Je ne m'excuse pas pour le sans-façon de
cette expression, parce qu'elle est fiimilière aux marins, et
qued'aillours — je m'en rapporte à votre rhéforicien, — c'est
une sorte de métonymie qu'autorisent de grands exemples.
On dit un trois-pont, un 80, un 74, comme on dit un
alezan, un bai-clair; comme on dit sabler du Champagne,
(0 Jehan de CCnos dit que « lej tentes sont appelées papillon» i. ;
par analogie avec linsecle volant. — « Papiliones dicuntur, elc. •
Dans une charte de 13S0, on voit la lenle nommée paiaillonus, Daoi
un compte de ia02, on lit . •< Espcnsa pro prmilionibut, tic •
MUSEE DES FAMILLES.
279
boire du l)ordeaux. Le trois-ponts a quatre batteries de
bouches à feu, mais trois seulement sont couvertes ; ce sont
celles-là qui donnent son nom à ce géant des mers. Comp-
tez bien, à partir de la ligne que l'eau trace autour de la
carène en partie immergée du navire, une première ran-
gée de canons appelée première batterie ou batterie basse;
immédiatement au-dessus , une deuxième rangée appelée
seconde batterie ; au-dessus de celle-ci , une troisième
rangée, troisième batterie ou batterie haute ; quant à la
quatrième batterie, qui n'est pas couverte, elle compte
dans l'armement du vaisseau, mais elle n'influe pas sur le
nom du bâtiment; c'est la batterie des gaillards.
Vous allez me demander ce que c'est que les gaillards,
et pourquoi on a donné ce nom à une partie du vaisseau ?
Je vais satisfaire votre juste curiosité, si je le puis, ma-
dame. Je suis forcé de remonter un peu haut dans l'his-
toire de la construction navale, mais je ne serai pas long-
temps à faire ce voyage en arrière. Les anciens élevaient,
aux extrémités de leurs navires, des tours pour l'attaque
et la défense ; au moyen âge, les gens de mer remplacèrent
les tours, qu'on ne montait qu'en temps de guerre, par des
châteaux construits à demeure sur l'avaut et sur l'arrière.
Ces châteaux étaient de véritables fortifications, garnies de
créneaux, de guérites, de machines à lancer des pierres
et des traits. Le nom de château resta longtemi)s à l'une
et à l'autre des constructions élevées à la poupe et à la
proue des navires. Je ne sais quand celui de gaillard leur
fut substitué ; j'ai trouvé les deux noms accolés ensemble
dans certains documents des premières années du seizième
siècle (1), ce qui me fait croire que déjà au quinzième siècle
gaillard s'était introduit dans le vocabulaire des marins.
Mais d'où vient ce terme? N'allez pas vous moquer, ma-
dame! gaillard vient, selon toute apparence, d'un vieux
mot français issu du grec, et signifiant gai. Vous riez, soit ;
riez, à votre aise, mais écoutez. Un vieil historien qui écri-
vait au commencement du treizième siècle, Guillaume,
qu'on surnomma le Breton, dit, en parlant du roi Ri-
chard I", que ce roi « donna à la fortification, qu'en 1196
il avait fait élever à Andelis, le nom de gaillard, ce qui
signilie en français pe/w/ance (2). Pourquoi le prince an-
glais nomma-t-il gaillard un château fort? Est-ce à cause
des soldats qui le devaient défendre, tous gens de courage
et de bonne humeur, amis du tapage et de la joie, habitués
à galer ou mener gale comme on disait, véritables mau-
vais sujets, qu'on pouvait, sans les blesser, comparer aux
ribauds et aux goliards, gallards ou galliards, c'est-à-
dire aux bouffons (5)? Il me semble que cela n'est pas
impossible. Mais de ce que Richard appela gaillard le châ-
teau qu'il établit à Vile d' Andelis, selon l'expression des
historiens du temps, s'ensuit-il que le château du navire
prit ce nom de gaillard? Rien ne le prouve. J'ai vu en
en assez grand nombre des inventaires de navires des
treizième et quatorzième siècles, et si j'y ai lu le mot cas-
tellum, château, jamais je n'y ai trouvé gaillard. Cepen-
dant comment gaillard est-il venu se joindre à château?
Ne serait-ce pas une épithète qui a voulu dire d'abord
que le château du navire était bien fortifié, et couronné de
créneaux ou d'autres moyens de défense ? Cette hypothèse
(1) Les Faits de la marine et narigaiges, par le capitaine Anthoine
de Conflans; Ms. Bibl. roy., no 7168-33, A, que je crois écrit entre
1515 et J522. V. Documents inédits mr la marine du seizième siècle,
que j'ai publiés dans les Annales maritimes ; iutilel 1842, et le Journal
de Parnientier (1529), publié par M. Estancelin.
(2) « Totamque nnunitionem illam vocavit Gaiilardutn, quod sonat
in gallico : petulantiam.» T. XVII, p. 75, Recueil des histor. des Gau-
les et de la France.
(3) V. Goliardus, dans Du Cangc.
a pour elle bien des probabilités; ainsi galandi, galandéj
signifiait dans le vieux français, entouré, bordé (1) ; gaU
landus, (hns le bas latin, désignait l'enceinte de la forti-
fication (2). Ne pourrait-on pas dire que le navire fut muni
de châteaux gallandés, c'est-à-dire entourés et couronnés
de créneaux. Château gallandé put devenir aisément châ*
ieau-galland, et de là à château-gaillard il n'y a pas
loin. Dans la langue vulgaire, galant et gaillard (3) étaient
à peu près synonymes; et ce n'était pas sans raison, car
tous deux procédaient du grec galeros, gai, ou du verbe
guelao (^cXxto) rire, se réjouir. Galer, mener gale, far
gala, signifiaient mener joyeuse vie, se divertir, être en
fêtes. Le festin splcndide et joyeux s'appela gala, comme
s'appelait gala un ornement de toilette dont on parait
quelque partie du vêtement (4), ou dont on se ceignait la
tête (j). Toute parure prit ensuite le nom de gala : les ru-
bans s'appelèrent galands (d'où gland) ; les passements,
galanterie; on futgaland quand on fut bien paré, et, par
extension, quand on chercha à plaire et qu'on plut aux
femmes. Vous le voyez, madame, tout cela se tient, et a
une même origine. Gaillard, s»it qu'on le rapporte au
château construit par Richard Cœur-de-Lion, soit qu'on y
veuille voir le château couronné de machines de guerres
et de créneaux, vient du mot grec qui signifie gai, comme
Je mot gala. Vous ne vous attendiez pas à trouver la gaieté
sous le château fort.
— Assurément non ; mais cela me paraît certain main-
tenant comme.... uneétymologie.
— Quoi qu'on pense des origines queje donne aux gail-
lards, ce sont aujourd'hui des parties de tillac, l'une recou-
vrant l'arrière, et l'autre l'avant; elles communiquent par
deux ponts latéraux qu'on appelle les passavants (passe de
l'avant à l'arrière ou de l'arrière à l'avant). Entre les ponts,
était autrefois une large ouverture nommée la grand'rue,
qui recevait la chaloupe et les canots qu'on mettait dedans
pendant la navigation. Dans le combat, les embarcations
étant mises à la mer, on couvrait la grand'rue d'un pont
à claire-voie ou caillebotis. Et, soit dit en passant, ce
n'était pas seulement pour cette grande ouverture qu'on
se servait des planchers à claire-voie, on en bouchait
presque toutes les ouvertures des ponts et tillacs. Les noms
de ces planchers ne sont pas également faciles à expliquer.
Claire-voie est très-simple, et l'on comprend tout de
suite comment on a pu appeler ainsi un grillage, voie
ouverte à l'air et à la fumée du canon ; mais caillebotis !
Je vous avouerai que je n'ai trouvé sur l'étymologie de ce
nom rien qui me satisfasse. Je ne crois pas que les deux
mots anglais kale, vent, et booth, cabane, aient été réu-
nis par nos marins pour faire entendre qu'avec ce plan-
cher on fait un logis ouvert au courant d'air; peut-être
dans caille faut-il voir le vieux français liai, du bas latin
kaia, signifiant grille , barreaux ; je pense pourtant que
c'est plutôt le mot Uael, par lequel les Bretons désignent
tout ce qui est claie, treillis, clôture à jour, balustrade, qui
CO « Breteschcs et manteaux couronnez ou gaiandés de tours. »
VI« vol. des Arrêts du parkmon de Paris ; année 1.175. Du Cange, qui
cite cette phrase à son article Galandra (tortue), paraît croire que
galandê vient de garantir ;\' ose n'être pas de cette opinion. Galandô
veut dire garni, ou entouré comme d'un ftia (ruban), d'une gallandé,
d'une guirlande, d'un ornement en couronne, d'un ornement de
fête.
(2) « Petens de villanis... loca forlaliciorum... munivit macbinis,
gallandis et fossatis. » Du Canpe, art. Gallandus.
(3) Gaillard avait aussi l'acception de vigoureux, fort. Au quatr
zième siècle, on disait en français un homme galois, el en bas laf
galletus.
(4) >< D'un fil d'or estoit galandée. » Roman de La Rose.
(5) V. l'art, gallanda, ûaus Ou Cange,
280
LECTURES DU SOIR
est devenu caille ; cela me paraît même certain , mais je
ne vois pas de quel mot botis est une corruption.
La grand'rue n'existe plus, et le pont à claire-voie qui
la recouvrait a été remplacé par un pont solide; si bien
que les gaillards, ainsi réunis, forment un véritable tillac
supérieur ou un quatrième pont. Vous remarquerez cela
sur le vaisseau où nous sommes. Prenez la peine de mon-
ter avec moi. Acceptez mon bras, madame, et vous allez
voir. Nous sommes sur le premier pont, dans la batterie
basse ; nous foulons aux pieds le premier tillac, et, au-des-
sous de nous, nous voyons par cette ouverture le plancher
du faux-pont. Montons cet escalier; nous voici à la hau-
teur de sa dernière marche : ce qui, il n'y a qu'un mo-
ment, était le plafond de la première batterie, devient le
plancher de la seconde ; c'est le second tillac ou second
pont. Montons encore. Voici la troisième batterie et le
troisième pont. Encore un effort, c'est bien haut, n'est-ce
pas? Bon, plus rien sur nos têtes; le plancher où nous
marchons est celui des gaillards. Vous voyez qu'il va d'un
bout à l'autre du navire, comme les quatre que nous avons
vus déjà, et qu'il n'est point interrompu entre les deux
parties latérales que je vous ai dit être les -passavants.
Ainsi, de compte fait, le trois-ponts a cinq planchers
complets, trois batteries couvertes, celles qui lui donnent
son nom, et une batterie découverte, celle des gaillards. Ce
n'est pas tout : il a encore un plancher à l'arrière, mais
celui-là n'est pas grand, dans le sens de la longueur. Comme
il dépasse en hauteur la ligne du rempart supérieur, et
qu'il fait une petite élévation au-dessus du gaillard, on
appelle dunette l'espèce de château qu'il recouvre ; ce
plancher lui-même reçut le nom de plate-forme de du-
nette. Vous voyez que c'est un terme de fortification appli-
qué au navire.
— Je ne connaissais pas dunette parmi les termes de
fortification, dit M. de Tourneville ; il est vrai que j'étais
ingénieur civil, et non pas ingénieur militaire.
—Ce n'est point du mot dunette, mais de plate-forme que
je parlais. Quant à dunette, c'est un diminutif de dune^
signifiant élévation, et venant du saxon dun. Sur l'avant
du vaisseau, voyez aussi un plancher qui vient peu vers
l'arrière ; il ne couvre pas une dunette, parce qu'il ne dé-
passe pas le bord supérieur de la muraille du vaisseau ; il
sert de toit à une portion du gaillard d'avant, où se réfu-
gient les matelots de service pendant le mauvais temps. Il
est lui-même très-commode pour quelques-unes des ma-
nœuvres qui se font à l'avant. Cet abri, ce toit s'appelle
maintenant teugue, après s'être appelé iuque, tugue, et
même seulement teu (1). La teu fut d'abord une couver-
ture dont les pêcheurs de morue couvraient le tonneau
dans lequel ils se mettent pour tenir leurs lignes; la teu-
gue est maintenant, comme vous voyez, une maison-
nette (2). Je serais fort embarrassé si je devais me pronon-
cer sur l'origine véritable de ce mot. Teu et teugue vien-
nent-ils du breton ti, signifiant maison, de tôen, signifiant
toit, ou de tô, désignant la couverture de la maison ? Faut-
(i)« Teu est une espèce de dôme que le« pescheurs de Terre-
Neuve mettent sur le barril dans lequel ils sont pour pescher la mo-
rue et les garantir des pluies et brumes qui sont presque continuel-
les sur le grand banc. » Le père Fournier, Hydrographie, a» édit.
(1667, in-fol.), p. 12.
(2) Il } avait autrefois une teugue i l'arrière ; Aubin en parle en
ces termes, p. 737 : <■ C'est une espèce de faux-tillac ou de couverte,
qu'on fait de caillebotis ou de simples barreaux, et que l'on élève sur
quatre ou six piliers au-devant de la dunette, afin de se garantir du
soleil ou de la pluie. Comme les tuqucs rendent un vaisseau pesant
i la voile, le roi de France défendit celles de charpente, en 1670, et
permit 1 l'équipago de se couvrir do tentes soutenues par des cor-
dages, .' \-,02,
il rapporter ces mots au latin tegmen , couverture, ou à
iugurium, cabane ? Faut-il voir sous leur forme altérée,
le tega italien, qui signifie coquille, ou l'espagnol tega
(teja), signifiant tuile? Je crois, quant à moi, que teugue
ou teugue est une corruption française de doek (deuft),
hollandais signifiant toile ; ou plutôt de dak, toit, quia
une grande analogie avec defc tillac, venant de dekkeny
couvrir.
Vous pouvez reconnaître, madame, par les hypothèses
étymologiques que j'ai eu l'honneur d'exposer jusqu'à ce
moment devantvous, combien il est parfois difficile d'arriver
à trouver le sens primitif véritable des termes employés par
les marins. Il y a deux causes sérieuses à cette incertitude
où je reste relativement à un grand nombre de mots;
l'ancienneté de ces mots, et les altérations qu'ils ont su-
bies. Si j'avais des documents d'une date très-reculée, ou
si je savais toujours lesquels de nos marins, les Marseillais
ou les Ponentais, ont les premiers mis en usage ces termes,
ma tâche serait assez aisée ; mais les documents anté-
rieurs au seizième siècle, et écrits en français, sont d'une
rareté désolante ; et quant à savoir quand et par quelle
route tel mot est entré dans le vocabulaire de nos gens de
mer, toute l'habitude que je puis avoir, toute l'ingéniosité
à laquelle j'ai pu parvenir par la comparaison des langues,
échouent souvent devant une forme bizarre, qui masque à
mes yeux la forme originelle. Aussi, je propose des doutes
plus que je ne décide des questions; je suis un chercheur
de bonne foi, et non un de ces hardis bâtisseurs d'étymo-
logies, qui donnent pour certaines les choses les moins
soutenables.
V. — LES BATIMENTS DE GUERRE.
Vous connaissez le trois-ponts ; voilà, à droite de celui
dont vous avez compté les rangées de canons, un vaisseau
qui n'a que deux batteries couvertes, et qui est presque
aussi fort en artillerie que celui dont les trois batteries
couvertes et la batterie des gaillards composent un total de
120 bouches à feu (1).
Le vaisseau à deux batteries qtie je vous montre a 100
canons. Il vous semblera qu'il faut ou que dans les batte-
ries les canons soient plus rapprochés qu'ils ne sont dans
le trois-ponts, ou que le vaisseau de 100 soit plus long
que le vaisseau de 120 ; eh bien ! ni l'une ni l'autre des
suppositions n'est vraie. Le vaisseau de 120 a 194 pieds
11 pouces, ou, pour parler suivant la loi : 63 mètres, 31 ;
le vaisseau de 100 a 190 pieds 10 pouces 3 lignes, ou 62
mètres 50. Quant à la place des canons l'un par rapport à
l'autre, le long du côté du navire, elle est la même sur les
deux vaisseaux. Ainsi tous deux ont, dans la batterie
basse, 32 canons, et 34 dans la seconde batterie, ce qui
fait 66 ; le vaisseau de 120 a une troisième batterie de 34
canons qui manque au vaisseau de 100, à deux ponts; il a
20 bouches à feu siu- les gaillards, mais le vaisseau de 100
en a 34.
Vous comprendrez aisément que ce soient de rudes jou-
teurs que des vaisseaux aussi puissamment armés, et vous
ne vous étonnerez pas si je vous dis que, prêts à se pré-
senter au combat, chacun d'eux coûte à l'État environ 2
millions 500,000 francs.
Après les vaisseaux de 120 et de 100, ou du 1" et du 2*
rangs, viennent les vaisseaux de 90 canons, ceux de 80 et
ceux de 74. Ces derniers, tout excellents qu'ils soient, et
quelques services qu'ils aient rendus , sont condamnes à
mourir. On les trouve trop petits ? Qu'est-ce en ciïel
qu'une machine de guerre qui n'a que 171 pieds de lon-
(.1} Voir page î33.
MUSEE DES FAMILLES.
281
gueur et 44 pieds et demi de largeur ! fi donc !... Cepen-
dant, le dernier mot de toutes ces choses-là n'est pas dit.
On reviendra peut-être au petit vaisseau. L'histoire de l'art
des constructions navales est pleine de ces revirements.
On cherche, on tâtonne, on essaye ; ce qu'on avait adopté
hier, on le rejette aujourd'hui, pour le reprendre peut-être
demain. Rien n'est admis ou condamné définitivement : il
ne faut pas s'en plaindre, au reste, c'est par celte conti-
nuelle application à chercher le mieux qu'on arrivera au
bien.
Au-dessous du vaisseau qui, ayant deux ponts armés,
porte, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, de 100 à
74 canons, ou, pour être plus exact, de 100 à 80 canons,
— car l'armement à 74 bouches à feu n'est plus réglemen-
taire, — se place, dans la hiérarchie navale, la frégate.
— Oh! voilà un mot qui ne nous est pas inconnu; il est
partout, ilsonne sans cesse à nos oreilles. Seulement, nous
ne savons quelle unité de la force navale il représente, et
ce qu'il signifie.
— Ce qu'il signifie, monsieur ! il signifie non couvert.
C'est Vaphracte des Grecs et des Latins, dont vous avez vu
Cicéron, dans ses lettres à Atticus, accuser la lenteur
quand la mer était un peu forte (1). Le navire sans tillac
était aphracte, c'est-à-dire non fortifié, ouvert ; encore à
la fin du seizième siècle, les frégates étaient pour la plu-
part des bâtiments non pontés. Je ne doute pas qu'a-
phracta n'ait fait fracta et fregata{1). Quant à frégate^
on voit ce mot dans une lettre de la comtesse de Provence,
datée de 1362 (3). Au seizième siècle, la frégate, petit na-
vire à voiles, ordinairement mû par des rames, dont le
nombre variait de 12 à 24, était le bâtiment le plus rapide
de la Méditerranée. Les corsaires en faisaient très-grand
cas. Quand on voulut avoir des vaisseaux moins lourds,
moins hauts qu'ils ne l'étaient en général au commencement
du dix-septième siècle, on modifia les constructions ordi-
naires, et pour nommer ces navires allégés, on emprunta
à la frégate son nom qui, dans les marines du Midi , éveil-
lait les idées de légèreté et de vitesse ; on eut alors des
vaisseaux frégates. Puis on fit un bâtiment particulier
n'allant qu'à la voile, appartenant à la famille du vaisseau,
ayant un seul pont armé, qu'on appela : frégate légère.
C'est celle-là qui s'est perfectionnée, et a singulièrement
grandi, surtout depuis une vingtaine d'années (4).
De ce côté de la rade, vous voyez plusieurs bâtiments
qui, sauf leur grandeur, ont tout à fait l'aspect des vais-
seaux ; parmi eux sont quelques frégates, et notre bonne
fortune veut qu'il y en ait de tous les rangs. Celle qui est
le plus rapprochée de vous est du 1" rang. Elle porte 60
bouches à feu, aussi l'appelle-t-on : frégate de 60. Elle a
167 pieds et demi, ou 54 mètres 40 de longueur. La fré-
gate de 2» rang, qui porte 50 à 52 bouches à feu, a près de
161 pieds ou 52 mètres 50 de longueur. La frégate de 3»
rang, qui a de 40 à 46 canons ou caronades, est longue de
145 pieds ou 46 mètres. Celle-là, c'était la grande frégate
du temps de la République et de l'Empire.
Après les frégates viennent les corvettes. La corvette
tient son nom d'un navire du moyen âge, héritier lui-
même du nom de l'antique corbita qui portait, dit-on, sus-
pendue à son màt, une corbeille (corbis), pour indiquer
(1) ■ Vous connaissez déjà les aphractes des Rhodleos; aucun na-
Tire ne supporte moins la résislaoce des flots. » Lettre ui, liv. V. —
«Nous avons navigué sans crainte et sans mal de mer; mais lente-
ment, à cause de la faililesse des apbracles. > Lettre xiu, liv. V.
(2) Voir page 24t.
(3) Suppi. i Du Caoge, par Carpentier, t. II, p. SM.
C4) La première frégate (rw^ise de iO bouches i feu lut mise sur
les chantiers vers iS20.
que la corbife était un navire de transport ordinairement
chargé de vivres. La corvette de charge rappelle l'antique
corbite, plus sans doute par son nom et sa fonction dans la
flotte que par sa forme.
Il y a des corvettes de plusieurs rangs, comme des fré-
gates. Les plus grandes, qui ressemblent fort aux petites
frégates, et qui, il y a deux siècles, auraient lutté contre
certains vaisseaux de Louis XIV, ont leur batterie sous til-
lac, et des bouches à feu sur leurs gaillards. On appelle
celles-là corvettes à batterie couverte. Elles portent en
général 30 bouches à feu. Il y a quelques conettes de 28
canons dont la batterie est découverte, et qui sont d'an-
ciennes petites frégates qu'on a allégées, en leur enlevant
leurs gaillards, en hs rasant, comme on dit. On a rasé
peu de frégates pour en faire des corvettes, et c'est, je
crois, seulement depuis dix ans qu'on a fait descendre ainsi
de son rang le bâtiment de 46 canons; mais depuis long-
temps on rase les vaisseaux (1). Aujourd'hui le vaisseau
de 74 rasé devient une grande frégate. Cette frégate et la
corvette de 28, qui fut jadis frégate de 46, sont à propre-
ment parler des monstres ; mais ces monstres ont de bon-
nes qualités (les frégates du moins), ils sont larges, très-
stables à la mer, portent bien la voilure très-vaste dont on
les pourvoit, et à ces mérites essentiels en joignent un autre
qu'on fait peut-être sonner trop haut : la transformation en
vertu de laquelle ils changent de nom, de rang, sinon tout
à fait de nature, utilise des coques, condamnées sans cette
opération à pourrir plus tôt au fond d'un port. Je vous
épargne le détail de leurs inconvénients.
Les corvettes de 24, 20 et 16 bouches à feu sont à batte-
rie découverte ; les plus petites sont vraiment des navires
charmants par la grâce, et, on peut le dire, par la coquet-
terie de leur tournure. Portez vos regards entre le dernier
vaisseau qui est à votre gauche et cet autre navire que vous
reconnaissez pour une frégate ; voyez ce petit bâtiment à
trois màti, ras sur l'eau, coiffé de mâts élancés et remar-
quables par une certaine inclinaison en arrière qui ne man-
que pas d'élégance. Si vous comptez bien les canons que le
profil de ce navire vous laisse voir dans ses embrasures
peintes en vert, vous verrez qu'ils sont au nombre de huit.
Ce bâtiment si joli est une corvette de 16, autrement dit
corvette-aviso, parce que, rapide comme un oiseau messa-
ger, elle porte des ordres ou avis, et fait dans une armée
navale le métier d'aide-de-camp ou d'officier d'ordonnance.
Celle-là est remarquable entre toutes ses sœurs ; elle se
nomme la Diligente, et la tradition de la marine del'Empire
veut qu'elle ait justifié merveilleusement ce nom ; en effet,
elle alla de Brest à la Dominique en dix-neuf jours ; c'est-
à-dire qu'elle fit environ 100 lieues par vingt-quatre heu-
res. Le fait se passa en 1802, si je n'ai pas oublié ce qu'on
m'a raconté d'elle en 1811, quand elle était sur la rade de
Brest avec nous (2).
(1) Sous Louis XIV, on enlevait lé^ balcons, les sculptures, les du-
nettes, les cabanes des vaisseaux, dans de certaines occasions, et l'on
appelait cela les raser. Duquesoe fit faire celte opération à quelques
vaisseaux de la flotte, en issi. Aujourd'hui on enlève une batterie au
vaisseau que l'on rase.
(3) J'ai voulu m'assurer de la vérité de celte tradition que certaines
personnes font plus merveilleuse encore; j'ai feuilleté la mal) icule
des bâtiments de la flotte, et j'ai trouvé celle de la Diligente sans
dates, quant au fait dont il s'agit. La matricule des officiers, pour ce
qui touche i .M. Moras, qui, avec le grade de capitaine de frégate,
commandait alors la corvette en question, ne m'ayant pas fourni do
renseignements précis, je me suis adressé i U. le vice-amiral de Ro-
samel, ex-minislre de la marine, qui fut successivement lieutenant
en pied et capitaine de la Diligente. Voici la lettre qu'il m'a fait l'hon-
neur de m'adresser en réponse à mes questions sur le voyage mer-
veilleux de ce bâtiment -
« Celte corvette avait i peine terminé son armement, lonqao
2S2.
LECTURES DU SOIR.
Plus près de la terre que du reste de l'escadre, vous
voyez un navire à deux ruàts verticaux, assez grand, car il
a 117 pieds de longueur; assez fortement armé, car il a 20
bouches à feu du calibre de 24 et de 50 ; ce navire est un
grand bhg. Brig est une abréviation de irigantin ; aussi
ne conçoit-on pas l'obstinalion de l'Imprimerie Royale et
de l'Académie française qui écrivent ce nom avec ck, quand
le g est certainement étymologique , quand la forme ck est
barbare et n'appartient à aucune langue. Il est arrivé au
brigantin, navire des briganti, àpeu près ce qui est arrivé
à la frégate. Le brigantin, bâtiment de la famille des ga-
lères, plus grand que la frégate, plus petit que la galiote,
donna son nom à un navire sans rames qu'on Gt pour les
expéditions en course sur les côtes de l'Océan. Depuis sa
naissance, il a bien grandi ! Au-dessous du brig de 20,
sont le brig de 18, celui de 16, et enfin celui de 10 qui
M. Moras reçut l'ordre de porter aux colonies la nouvelle de la paix
qui venait deire signée à Amiens. Il partit de Brest, muni d'un sauf-
conduit du gouvernement de S. M. B., le 18 nivôse an X (vend.
8 janv. I802;, à 10 h. du malin. Nous eûmes vent sous vergues, bon
frais, temps à grains et assez grosse mer durant toute la traversée;
ne filant pas moins de 6 à 7 nœuJsct très-souvent en filant 11, i2 et 13.
Le 19» jour à dater du départ de Brest, nous mouillâmes, à 2 heures
de l'après-midi, sur la rade des Roseaux, Ile de la Dominique, où
s'étaient réfugies le contre-amiral De La Crosse, gouverneur de la
Guadeloupe, M. le conseiller d'Étal L'Escalier et autres chefs et su-
balternes de noire colonie, par suite de l'insurrection des homme»
de couleur. M. Johnson Cochran était alors gouverneur de la Domi-
nique. Il nous reçut admirablement bien et nous fit le meilleur ac-
cueil possible. De la Dommique, nous nous rendîmes en trois jours
au Câp Français, d'oii nous fîmes noire retour à Brest en 24 jours.
Ainsi, de Brest aux Roscaui, i9 jours ; des Boseaui au Cap Français,
S jours; et du Cap à Brest, 24 jours: en tout 46, non compris le
temps passé au mouillage, qui fut fort court. Voilà tantôt 43 ans que
ces faits se sont passes; or, vous saurez que j'ai maintenant une
mauvaise mémoire et que mes journaui sont à Paris. Vous m'excu-
serez donc si je n'entre pas dans plus de détails. Cependant, je peux
ajouter que, durant la traversée de Brest aux Koseaux, il nous a été
impossible de nous mettre une seule fois à table pour dîner, déjeu-
Der ou écrire sans nous cramponner ou nous amarrer à des épon-
lilles ou taquets, mis ad hoc, tant la corvette était volage et ses rou-
lis forts et fréquents. .M. Cocauit n'a pris le commandement de la Di-
ligente que le 24 ou 25 juillet 1812, lorsque je l'ai quitté pour me
rendre à Boulogne, près de l'amiral de Bruix, en qualité d'aide-de-
camp. Plus tard, M. Cocauli l'a remis à M. Mareiquier, et c'est sous
lui qu'a eu lieu le beau combat qui fjittaot d'honneur aux braves qui
montaient cette corvette. Je me félicite, monsieur, etc.
Vice-amiral de Rosimel.
Hosamel, le jeudi, 21 septembre 1843.
prend le nom de brig-aviso. Une des variétés du brig, c'est
la canonnière-brig ; elle porte de 4 à 6 bouches à feu ;
elle n'a pas la grâce sévère du brig de 20 ou l'allure vive
du brig-aviso, elle est plus plate par-dessous ; mais die
marche bien en général et porte bien la voile. C'est un bon
et modeste servitetir.
Il est quelques petits navires encore que je puis vous
montrer sur cette rade. Voici, par exemple, près de l'en-
trée du port, une goélette. Ce bâtiment léger, aux deux
mâts grandement inclinés à l'arrière, a été comparé à Toi-
seau rapide que vous voyez raser la mer, ou se balancer
mollement sur la lame. Le goêlan, que les Bretons ont
nommé ainsi du verbe gucéla^ pleurer, par allusion à sou
cri, a nommé la goélette, je n'en doute pas. La goélette
n'est pas le seul navire auquel un oiseau ait donné son nom.
Vous voyez bien ce bâliment allongé, terminé à l'avant
par une pointe assez longue, et à l'arrière par une sorte de
plancher à claire voie qui prolonge sa poupe; maté de deux
arbres qui s'inclinent à l'avant; portant deax larges et
longues voiles triangulaires, et armé de quelques petits
canons; c'est ce qu'on appelle une felouque , du nom de la
foulque appelée en latin fulica, nom que les Turcs ont
moins corrompu que tous les autres peuples marins, car ils
disent fulouqa, quand d'autres disent filuca, feluca^ fe-
louque et falua. Quant à ce bâtiment à un seid mât verti-
cal, c'est ce que nous appelons un cotre, de l'anglais cut-
ter, signifiant coupeur. Cet autre, qui n'a aussi qu'un mât,
et qui, sauf son armement en artillerie, ressemble tout à
fait au cotre, c'est un chloup, ainsi nommé de l'anglais
sloop, sorti, comme notre mot chaloupe, du vieux français
chalan, venant du latin chalonnium, qui, lui-même,
venait d'un mot grec par lequel on désignait une barque,
rapide comme un cheval de selle («Xr,;).
Et maintenant, madame, voulez-vous reprendre mon
bras pour descendre des hauteurs de ce vaisseau où nous
nous sommes hissés afin de mieux voir la rade et les bâti-
ments de guerre qui la parent"? Nous nous rembarquerons,
si vous le voulez bien, et nous irons à bord du vaisseau
à trois ponts que je me propose d'avoir l'honneur de vous
montrer en détail.
A. JAL.
{La suite au prochain numéro.)
Ii£, OHASSZ AIT LiZOlT^i).
J'étais logé au Cap chez un horloger nommé Rouvière.
Cet horloger avait un frère dont la vie de périls résume en
elle seule celle des Boulins, des Mongo-Parcke, des Lan-
ders et des explorateurs européens les plus intrépides. Ici,
quand M. Rouvière passe dans une rue, chacun salue et
s'arrête. S'il entre dans un salon, tout le monde se lève par
respect, la plupart aussi par reconnaissance, car presque à
tous il a rendu quelques grands services. On n'a pas d'exem-
ple au Cap d'un navire échoué sur la côte dont M. Rouvière
(I) Ce fragment est extrait des Souvenirs d'tm Aveugle, Voyage
autour du monde, par Jacques Araso.
n'ait sauvé quelques débris utiles ou quelques mate/ots, et
cela au milieu des brisants et toujours au péril de sa vie.
J'avais entendu raconter de lui des choses si merveilleuses,
que je résolus de m'enquérir de la vérité, et je demeurai
bientôt convaincu que rien n'était exagéré dans le récit des
faits et gestes qu'on attribuait à M. Rouvière.
Le hasard me plaça un jour à son côté dans un salon,
et je mis à profit cette heureuse circonstance.
— Monsieur, lui dis-je après quelques paroles de poli-
tesse banale, croyez-vous à la générosité du lion?
— Oui, rae répondit-il, le lion est généreux, mais envers
les Européens seulement.
MUSÉE DES FAMILLES,
283
Sa réponse me fit sourire; il s'en aperçut, et continua
gravement:
— Ceci n'est pas une plaisanterie, mais un fait positif,
qui a cependant besoin d'explication. Les Européens sont
vêtus ; les esclaves en général ne le sont pas. Ceux-ci offrent
à l'œil du lion de la chair à mâcher; ceux-là ne lui présen-
tent presque rien de nu. Ce que j'entends par générosité,
c'est, à proprement parler, dédain, absence d'appétit, et
un lion qui n'a pas faim ne tue pas. Le lion a mangé moins
d'Euro|)cens que de Cafres ou de Malgaches; le souvenir
de son dernier repas l'excite ; il y a là, à portée de ses on-
gles et de ses dents, une poitrine nue , et la poitrine est
broyée.,.
— Je comprends...
Toutefois, je crois qu'il y a de la reconnaissance dans les
paroles du brave Bouvière, et voici à quelle occasion cette
reconnaissance est née.
Il partit un beau matin de Table-Bay pour False-Bay,
en suivant les sinuosités de la côte, et seul, selon sa cou-
tume, armé d'un bon fusil de munition où il glissait tou-
jours deux balles de fer. Il portait, en outre, deux pisto-
lets à la ceinture et un trident de fer à long manche, placé
en bandoulière derrière son dos. Ainsi armé, Bouvière au-
rait fait le tour du monde sans la moindre difficulté. Il était
en route depuis quelques heures, lorsqu'un bruit sourd et
prolongé appela son attention : au moment du péril, les
premiers mots de Bouvière étaient ceux-ci :
— Alerte, mon garçon, et que Dieu soit neutre !,..
Le bruit approchait, c'était le lion. Lorsque celui-ci
veut tromper son ennemi aux aguets, il fait de ses puis-
santes griffes un creux dans la terre, y plonge sa gueule
et rugit; le bruit se répercute au loin d'écho en écho, el
le voyageur ne sait de quel côté est l'ennemi. Après avoir
visité ses amorces. Bouvière, l'œil et l'oreille allenlifs,
continua sa marche, certain qu'il aurait bientôt une lutte à
soutenir.
En effet, les rochers qu'il côtoyait retentissent bientôt
sourdement sous les bonds du redoutable roi de ces con-
trées, et un lion monstrueux vient se poser en avant de
Bouvière et le provoquer pour ainsi dire au combat.
— Diable? diable ! se dit tout bas notre homme, il est
bien gros... la tâche sera lourde,,. Et en présence d'un
tel champion, il recule.
Le lion le suit à pas comptés. Bouvière s'arrête, le lion
s'arrête aussi.,. Tout à coup la bête féroce rugit de nou-
veau, se bat les flancs, bondit et disparaît dans les sinuo-
sités des rochers,
— Il est bien meilleur enfant que je ne l'espérais,
murmura M, Bouvière; mais essayons d'atteindre le bac,
cela est prudent,,.
Il dit, et le lion se retrouve en sa présence pour lui fer-
mer le chemin,
— Nous jouons aux barres, poursuivit Bouvière, ça
finira mal,.. 11 rétrograde encore ; mais l'animal impatienté
se rapproche de lui et semble l'exciter à une attaque,
comme fait un petit chien qui veut jouer avec son maître.
M, Bouvière, piqué au jeu, est prêt à combattre, et le
baudrier de son trident est déjà débouclé, mais il ne veut
pas être l'agresseur. Le lion rugit pour la troisième fois, re-
commence sa course à travers les aspérités voisines, et
pour la troisième fois aussi s'oppose à la marche du colon.
— Pour le coup, nous allons voir !
Bouvière s'adosse à une roche surplombée, met un
genou en terre ; un pistolet est à ses pieds, et, le doigt sur
la détente du fusil, il semble défier son redoutable adver-
saire.
Celui-ci hérisse sa crinière, gratte le sol, ouvre une
gueule haletante, s'agite, se couche, se redresse et semble
dire à l'homme : Frappe, tire. L'œil calme de M. Bouvière
plonge, pour ainsi parler, dans l'œil ardent du lion ; ils ne
sont plus séparés tous deux que par une distance de cinq
ou six pas, et pendant un instant on dirait deux amis au
repos,.,
— Oh! tu as beau faire, grommelait M, Bouvière, je
ne commencerai pas.
Qui dira maintenant de quel sentiment le lion fut animé?
Après une lutte de patience, d'incertitude et de courage,
mais sans combat, le terrible quadrupède rugit plus fort
que jamais, s'élance comme une flèche et disparait dans
les profondeurs du désert,
— Vous dûtes vous croire à votre dernière heure? dis-je
à M, Bouvière,
— Je le crus si peu, me répondit-il, que je me disais,
au moment où l'haleine du lion arrivait jusqu'à moi : Mes
amis vont être bien étonnés quand je leur raconterai cette
aventure.
Et la véracité de M. Bouvière ne peut ici être révoquée
en doute par personne, sous peine de lapidation et de
mépris.
— Il boite un peu, dis-je un jour à un citoyen du Cap.
— C'est un petit tigre à qui il a eu affaire, qui lui a
mutilé la cuisse.
— Et cette épaule inégale?
— C'est une lame furieuse qui l'a jeté sur la plage au
moment où il sauvait une jeune femme.
— Et cette déchirure à la joue?
— C'est la corne d'un buffle qui dévastait le grand mar-
ché et qu'il parvint à dompter au péril de ses jours.
— Et ces deux doigts absents de la main gauche?
— Il se les coupa lui-même, mordu qu'il fut par un
chien enragé dont plusieurs personnes avaient été victi-
mes... Tenez, il va sortir, voyez.
M. Bouvière se leva et salua. Toute l'assemblée, debout,
lui adressa les paroles les plus affectueuses ; chacun l'in-
vitait pour les jours suivants, et pas un ne voulut le laisser
sortir .sans lui avoir serré la main. Le boulanger Bouvière
est l'homme le plus brave que j'aie vu de ma vie.
Le lendemain de cette conversation et de cette soirée,
je retrouvai M. Bouvière chez le consul français, où il
était reçu, lui boulanger, sans fortune, avec la plus haute
distinction. Je lui demandai de nouveaux détails sur sa
vie aventureuse,
— Plus tard, me répondit-il ; je ne vous ai narré encore
que des bagatelles que j appelle mes distractions. Mes luttes
avec les éléments ont été autrement ardentes que celles que
j'ai eu à soutenir avec les bêtes féroces de ces contrées.
Je ne demande pas mieux que de me reposer sur le passé,
atin de me donner des forces pour le présent et des conso-
lations pour l'avenir. Je vous dirai des choses fortcurieuses,
je vous jure.
— Est-il vrai, interrompis-je , que vous craignez plus
dans vos habitations intérieures la présence d'un tigre que
celle d'un lion?
— Quelle erreur ! un lion est beaucoup plus à craindre
que trois tigres. Tout le monde ici va, sans de grands pré-
paratifs, à la poursuite du tigre ; la chasse au lion est au-
trement imposante, et, morbleu! vous en aurez le specta-
cle puisque vous êtes curieux. Il y a là du drame en action,
du drame avec du sang. Quand on vient de loin, ilfautavoir
à raconter du nouveau au retour; assistez donc à une chasse
au roi des animaux.
Les préparatifs ne sont pas chose futile, et le choix
284
LECTURES DU SOIR.
du chef de l'expédition doit porter d'abord sur des esclaves
intrépides et dévoués ; puis il prend des buffles vigoureux
et un chariot avec des meurtrières d'oiî l'on est forcé par-
fois de faire feu, si au lieu d'un ennemi à combattre on se
trouve par malheur en présence de plusieurs.
M. Rouvière avait la main heureuse ; il se chargea aussi
des provisions, et un matin, avant le jour, la caravane,
composée de quatorze Européens et colons, et de dix-sept
Cafres et Hotlentots, se mit en marche par des chemins
presque effacés. Mais le Cafre conducteur était renommé
parmi les plus adroits de la colonie, aussi étions-nous tran-
quilles et gais.
A midi nous arrivâmes , sans accident digne de remar-
que, dans l'habitation de M. Clark, où l'on reçoit parfaite-
ment. Nous repartîmes à trois heures, et nous voilà à tra-
vers des bruyères épaisses, dans un pays d'aspect tout à fait
sauvage. La rivière des Éléphants était à notre gauche, et
de temps à autre nous la côtoyions en chassant devant
nous les hippopotames qui la peuplent. Le soir nous arri-
vâmes à une riche plantation appartenant à M. Andrew,
qui fêta Rouvière comme on fête son meilleur ami , et qui
nous dit que depuis plusieurs semaines il n'avait en-
tendu parler ni de tigres, ni de rhinocéros, ni de lions.
— Nous irons donc plus loin, dit notre chef, car il me
faut une victime, ne fût-ce qu'un lion doux comme un
agneau.
Notre halte fut courte, et les buffles reprirent leur al-
lure rapide et bruyante. Bientôt le terrain changea d'as-
pect et devint sablonneux; la chaleur était accablante, et
nous passions des heures entières allongés sur nos ma-
telas.
— Dormez, dormez, nous disait M. Rouvière, je vous
réveillerai quand il faudra, et vous n'aurez plus sommeil
alors.
Nous campâmes cette nuit près d'une large mare d'eau
stagnante, attendant tranquillement le retour du jour. Le
matin, nous eûmes une alerte qui nous tint tous en éveil;
mais M. Rouvière jeta un coup d'oeil scrutateur sur les buf-
fles immobiles et nous rassura.
— 11 n'y a là ni tigre ni lion , nous dit-il ; les buffles le
savent bien ; le bruit que vous venez d'entendre est celui
de quelque éboulement, de quelque chute d'arbre dans la
forêt voisine, ou d'un météore qui vient d'éclater. En
route!....
Rouvière.
Le troisième jour, nous étions à table chez M. Anderson,
quand un esclave hollentot accourut pour nous prévenir
qu'il avait entendu le rugissement du lion.
— Qu'il soit le bienvenu, dit Rouvière en souriant. Aux
armes! mes amis; qu'on attelle, et que mes ordres soient
exécutés de point en point.
D'autres esclaves effrayés vinrent confirmer le dire du
premier, et malgré les prières de M. Anderson, qui refusa
de nous accompagner , nous nous mimes en marche vers
un bois où M. Rouvière pensait que se reposait la bête fé-
roce. Plusieurs esclaves du planteur s'étaient volontaire-
ment joints à notre petite caravane , et, connaissant les en-
virons, ils furent chargés de tourner le bois et de pousser,
SI faire se pouvait, l'ennemi en plaine ouverte. Nous fimei
MUSÉE DES FAMILLES.
285
halte à une clairière bordée par le bois d'un côté, et de l'au-
tre par de rudes aspérités, de sorte que nous étions enfer-
més comme dans un cirque.
— 11 est entendu, mes amis, que seul je commande, que
seul je dois être obéi ; sans cela pas un de nous peut-être
ne reverra le Cap, nous dit M. Rouvière en se pinçant de
temps à autre les lèvres et en relevant sa chevelure. L'en-
nemi n'est pas loin. Là les buffles et le chariot; ici, vous
sur un seul rang; derrière, les Hottentots avec des fusils
de rechange et les munitions pour charger les armes. Moi,
à votre front, en avant de vous tous. Mais , au nom du
Ciel, ne venez pas à mon secours si vous me voyez en pé-
ril; restez unis, coude à coude, ou vous êtes morts... Si-
lence!... jai entendu!... Et puis, voyez maintenant nos
pauvres bufïles !
En efTet, au cri lointain qui venait de retentir, les ani-
maux conducteurs s'étaient pour ainsi dire blottis les uns
dans les autres, mais la tête au centre, comme pour ne pas
voir le danger qui venait les chercher.
— Ah! ah! fit Rouvière en se frottant les mains , le
visiteur se bâte. Il faut le fêter en bon voisin...
Un second cri plus rapproché se fit bientôt entendre.
— Diable! diable! poursuivit notre intrépide chef, il
va vite, il est fort, il sera bientôt là... Je vous l'ai dit. Sa-
lut !
M. Rouvière était admirable de sagacité et d'énergie. Le
lion venait de débouquer du bois, et à notre aspect il s'ar-
rêta, puis il s'approcha à pas lents, sembla rédéchir et se
coucha.
— Il sait son métier, poursuivit le brave boulanger; il a
combattu plus d'une fois : allons à lui pour le forcer à se
tenir debout ; mais suivez-moi, et côte à côte.
Le lion se leva alors et fit aussi quelques pas pour venir
à notre rencontre.
Rouvière et le lion.
— Visez bien, camarades, nous dit Rouvière un genou à
terre, visez bien, et au commandement de trois, feu !... At-
tention... une, deux, trois!...
Nous suivîmes ponctuellement les ordres de notre chef.
Une décharge générale eut lieu, et nous saisîmes d'autres
armes des mains de nos esclaves. Le lion avait fait un bond
terrible, presque sur place, et des flocons de poil avaient
volé en l'air.
— Comme c'est dur à tuer! nous dit Rouvière ; voyez , il
De tombera pas le gredin!...
Mais la bête féroce poussait des rugissements brefs et en-
trecoupés de longs soupirs, sa queue battait ses flancs avec
une violence extrême, sa langue rouge passait et repassait
sur les longues soies de sa face ridée, et deux prunelles
fauves et ardentes roulaient dans leur orbite. Pas un de
nous ne soufflait mot, mais pas yn de nous ne perdait de
vue le redoutable ennemi qui en avait vingt-cinq à com-
battre...
— N'est-ce pas, disait tout bas M. Rouvière en tournant
rapidement la tête vers nous comme pour juger de notre
émotion, n'est-ce pas que le cœur bat vile! Du courage!
nous en viendrons à bout.
Mais le sang du lion coulait en abondance et rougissait la
terre autour de lui,
— Allons ! allons ! continua tout bas l'intrépide Rouvière,
une nouvelle décharge générale; et, s'il se peut, que tous
les coups portent à la tête ou près de la tête.
Nous allions faire feu quand le fusil d'un dçs tireurs tomba.
286
LECTURES DU SOIR.
Celui-ci se baissa pour le ramasser, et laissa voir derrière
lui la poitrine nue d'un Hottentot. A cet aspect, le redou-
table lion se redresse comme frappé de vertige, ses naseaux
s'ouvrent et se referment avec rapidité ; il s'allonge, se re-
plie sur lui-même, tourne sa monstrueuse tête à droite,
à gauche, pour chercher encore la proie qu'il veut, qu'il lui
faut, qu'il aura.
— Il y a là un homme perdu, murmura Rouvière.
— Moi mort, ditle Hottentot.
En effet, le lion prend de l'élan , et, encadré dans son
épaisse crinière, il se précipite comme un trait, passe sur
Rouvière accroupi, renverse sept à huit chasseurs , s'em-
pare du malheureux Hottentot, l'enlève , le porte à dix pas
de là, le tient sous sa puissante griffe , et semble pour-
tant délibérer encore s'il lui fera grâce ou s'il le broiera.
Nous avions fait volte-face.
— Êtes-vous prêts? dit Rouvière, qui avait repris son
poste en avant du peloton.
— Oui.
— Feu, mes amis!...
Le lion tomba et se releva presque au môme instant. H
passait et repassait sur le Hottentot comme fait un chat
jouant avec une souris. Rouvière s'approcha seul alors, et
dit à l'infortunée victime : Ne bouge pas.
Et, presque à bout portant, il déchargea sur la tête du
lion ses deux pistolets à la fois. Celui-ci poussa un horrible
rugissement, ouvrit sa gueule ensanglantée, et fit craquer
sous ses dents la poitrine du Hottentot... Quelques minutes
après, deux cadavres gisaient l'un sur l'autre.
— Vous ne me semblez pas très-rassurés , nous dit Rou-
vière d'un ton dégagé, et je le comprends. Ce n'est pas
chose aisée {|uc de venir à bout de pareils adversaires. Je
m'estime bien heureux que nous n'ayons à regretter qu'un
seul homme.
Il en est de ces luttes avec un lion comme des luttes avec
les tempêtes : on serait au désespoir de n'en avoir pas été
témoin une fois , mais on réfléchit longtemps avant de s'y
exposer de nouveau.
Notre retour au Cap s'effectua sans nouvel incident, et
IF. Rouvière était le lendemain avant le jour sur le môle, se
demandant où il irait se poster. Il n'avait pas dormi la nuit,
car son baromètre lui annonçait une tempête. Cependant il
n'y eut point de désastre à déplorer, la bourrasque passa
vite, et le noble Rouvière put se reposer la nuit suivante.
On se heurte çà et là dans le monde avec des hommes
tellement privilégiés , que tout ici-bas semble être façonné
et créé pour leur servir de délassement, d'occupation ou
de jouet. Rien ne les arrête, rien ne les étonne dans leur
vol d'iiigle, et les plus graves événements de la vie leur
paraissent des revenants-bons tout simples, tout naturels,
qui leur appartiennent exclusivement, et dont ils seraient
piqués de ne pas jouir. Ce qui émeut la foule les trouve
calmes, impassibles ; ils disent et croient (ju'il y a toujours
quelque chose au delà des plus terribles catastrophes, et
ils se persuadent qu'ils sont déshonorés quand ils ne
jouent pas le premier rôle dans un bouleversement. Ces
hommes-là, voyez-vous, frapperaient du pied le Vésuve et
l'Etna dans leurs désolantes éruptions; nouveaux Xeroès,
ils fouetteraient la mer, et ils s'indignent de la puissance
de l'ouragan qui les maîtrise ou du courroux de l'Océan
qui les repousse. Le sang bout dans leurs veines, et, sans
orgueil comme sans faiblesse, ils se figurent que la terre
ne tremble que pour les éprouver, que l'éclair ne brille ou
la foudre ne gronde que pour les vaincre. Cela n'est fait
que pour moi .' voilà leur exclamation première à chaque
péril qui vient les chercher ; aussi sont-ils toujours en me-
sure de résister au choc, aussi sont-ils constamment prêts
à la défense. Étudiez ces natures d'acier et de lave alors que
le sommeil les a subjuguées : c'est encore la vie qui les pour-
suit, la vie qui leur est réservée ; cette vie incidentée qui
fait de leur vie une vie à part, cette vie qui déborde comme
une lave et bouillonne comme le bitume du Cotopaxi : vous
diriez un criminel traqué par le remords, si vous ne décou-
vriez, avec plus d'attention, quelque chose de grand, de
calme sur leur large front, quelque chose de grave et de
surhumain dans le battement fort et régulier de leurs ar-
tères : le crime a une autre allure, la hyène a un autre som-
meil.
Rouvière est un de ces hommes exceptionnels dont je
viens de vous esquisser quelques traits moraux et phy-
siques. On ne le connaîtrait pas qu'on s'arrêterait en le
voyant passer, et pourtant, vous le savez déjà, c'est moins
qu'un homme ordinaire par sa chélive charpente.
— Mais, lui dis-je un jour, irrité presque contre sa supé-
rioté si peu vaniteuse, n'avez-vous jamais eu peur dans
votre vie?
— Si.
— A la bonne heure! Cela vous est-il arrivé souvent?
— Quelquefois.
— Quand, par exemple?
— Quand la réflexion n'avait pas eu le temps de venir
à mon aide. Tous, sur cette terre, nous avons nos mo-
ments de bravoure et de lâcheté.
— Comment, vous avez été lâche, vous aussi?
— Moi comme les autres.
— Oh! contez-moi ça, je vous prie.
— Ce n'est pas long : j'étais allé dans une des planta-
tions les plus éloignées de la ville, chez un de mes amis,
qui, soit dit en passant, est le plus triste poltron que le
Ciel ait créé. Si la témérité est souvent une faute, la pol-
tronnerie est toujours un malheur. Ne faites pas comme
moi, vous succomberiez à la fatigue; ne faites |)as comme
mou ami, la vie vous serait lourde et pénible. Je poursuis.
Le planteur ne me voyait jamais sortir de sou habitation,
armé jusqu'aux dents, sans me dire : Mon cher Rouvière,
vous avez là des pistolets qui peuvent vous blesser; soyez
prudent. Ce qui l'effrayait le plus était précisément ce qui
devait le plus le rassurer. Mais le poltron est cousin germain
du lâche Ah! pardon de mes digressions, j'achève. Un
jour que je m'étais éloigné plus que d'habitude, j'entendis
un bruit sourd et régulier sortir d'une espèce de grotte de-
vant laquelle j'allais passer. C'était la respiration fétide
d'une lionne, que ses courses de la journée avaient sans
doute épuisée... Oh! je vous l'avoue, je me conduisis comme
je ne l'eusse pas fait si je m'étais donné le temps de réflé-
chir. Profilant du sonmieil de la bête féroce, je la tuai en
lui tirant à bout portant trois balles dans la tête. Elle ne
bougea plus.
— Et vous appelez cela de la lâcheté?
— Quel nom voulez-vous que je donne à mon attaque?
on prévient les gens, on les réveille avant de les frapper.
Tuer un ennemi qui dort !
— Mais quand cet ennemi est une lionne!
— Vous avez beau me dire ce qu'on m'a souvent répété,
je ne puism'absoudre. Aussi, peu s'en fallut que je ne ter-
minasse là une vie encore forte; car, appelé par le bruit,
un lion accourut de la forêt voisine, et sans le secours
inespéré qui m'arriva de l'habitation de mon timi, je ne
vous conterais pas aujourd'hui ces petits détails d'une exis-
tence souvent beaucoup mieux remplie.
Jacques ARAGO.
MUSEE DES FAMILLES.
287
(du 12 MAI AD 12 JCLN.)
Tandis que l'expositiou des produits de
l'industrie attire dans son immense en-
ceinte une foule considérable et préoc-
cupe vivement l'attention publique , une
auire exposition a lieu au Louvre et ne
mériie pas moins d'inti rét. Là , depuis
quelques jours, se trouvent mises en
exhibition les tapisseries des Gobelins et
les porcelaines de la manufacture de Sè-
vres. Ces deux établissements royaux res-
tent , comme ils l'ont toujours été, au-
dessus de toute rivante possioie. Il ne
restait guère de progrés à faire aux Gobe-
lins, que de donner plus de durée et d'é- ;
clat à la teinture des laines; or, la tein-
ture des laiues , grâce aux conquêtes
modernes de la chimie , ne laisse plus,
aujourd'hui , rien à désirer.
Les porcelaines de Sèvres, par l'excel-
lence de leur pâte et la perfection de
leurs peintures, ne sont pas moins remar-
quables. Peut-être est-ce ici le lieu de
dire quelques mots sur l'histoire d'un
établissement dont peu de personnes
connaissent l'origine et l'organisation.
Celte manufacture, à laquelle le village
de Sèvres doit sa célébrité, fut établie
d'abord, en 1738, auchiteau de Vincen-
ues , par les soius du marquis de Fulvy,
rjui se ruina dans cette belle entreprise,
lit venir de Tournai et de Chantilly des i
arlistes qui manipulaient une espèce de |
itïrcelaine grossière ou faïence superBne:
le concert avec MM. Dubois frères et
ll.nri Bulidon , sculpteurs, il parvint à
fubriquer et à perfectionner une porce-
laine déjà digne, a celte époque, de
rivaliser avec celle du Japon.
En 1750, les fermiers-généraux lui ache-
tèrent celle première découverte el for-
mèrent le projet de transférer l'établisse-
ment à Sèvres. Alors, ils firent élever
!'( iJitiee que l'on voit aujourd'hui. Ce bâ-
timent fut achevé en 1755 , et la manu-
facture alla poursuivre ses travaux dans
le nouveau local, sous la direction de M.
Boiloau, qui d'abord avait été sous-di-
n-cieur à Vincennes.Mais en 1759, Louis
XV , sollicité par M"» de Pompadour,
l'acquit, pour son compte, des fermiers-
généraux, et, depuis ce temps, elle a
toujours fait partie des domaines de la
couronne. Les directeurs , autrefois
comme aujourd'hui, étaient nommés par
le roi. Parmi ceux qui ont fait prospérer
cet établissement , on cile MM. Parent ,
ancien conseiller de la Monnaie, et Rey-
nior, ancien sous-directeur. La révolution
^rta un coup funeste à la manufacture de
Sèvres. Après des perles réitérées qui
devaient à la longue amener une complète
désorganisation, elle éveilla enfin la sol-
licitude du gouvernement, et en 1801 elle
put reprendre un nouvel essor, grâce à
la direction habile de M. Brongniart.
De celle époque seulement datent sa splen-
deur el là célébrité sans rivale dont elle
jouit à plus d'un titre. Aujourd'hui la !
manufacture de Sèvres est, sans contre- '
dit, la plus belle de l'Europe; elle est!
surtout renommée par la beauté pure, la
richesse et la magnificence de ses pro-
duits. On n'en sera pas étonné si l'on ctm-
sidère le Uni des pièces qui en sortent, et
si l'on se rappelle que les Isabey , les Ja-
cotot, et beaucoup d'autres artistes du
premier mérite, y sont attachés. La ma-
tière première se tire principalement des
carrières de Saint-Yrieix, ville du dépar-
tement de la Haute-Vienne. Cette manu-
facture possède un musée renfermant
une collection complète de toutes les
porcelaines étrangères et des matières
première^ qui servent à leur fabrication;
une collection de toutes les porcelaines,
faïences et poteries de France et des ter-
res qui entrent dans leur composition ;
enfin une collection des modèles de vases
d'ornement, services, figures, statues, etc.,
qui ont été faits dans la manufacture de-
puis sa création. Ces diverses collections,
et surtout la dernière, sont infiniment
curieuses et sont visitées chaque jour par
une foule d'étrangers.
— Depuis que M. Auber a pris la direc-
tion du Conservatoire, plusieurs mesures
sages el uouvelles ont été arrêtées par lui,
el aileslent combien est éclairée la solli-
citude (ju'il apporte à remplir ses impor-
tantes fonctions.
On connaît les difficultés qui s'opposent
à ce qu'un jeune compositeur puisse pro-
duire sa première œuvre. L'Opcra-Comique
est oblige, par son cahier des charges, de
représenter, chaque année, un opéra en un
acte, compose par un des lauréats de l'Ins-
titut, après son retour de Rome; mais l'O-
péra Comique lait presque toujours les cho-
ses de mauvaise grâce. En etTel , chaque
année l'Institut envoie à Romeun lauréat,
et tous sont loin d'en revenir avec un
tajent transcendant et de nature, sinon à
faire la fortune d'un théâtre, du moins
à l'indemniser du temps employé à la
mise en scène et aux études d'un opéra.
Pourobvier àcesinconvénienls, M. Au-
ber a décidé que, chaque année, un opéra
comique en un acte, écrit par un lauréat
de l'Institut, serait joué sur le théâtre du
Conservatoire et aurait pour interprètes
les élèves de cet établissement. De cette
façon, un jeune compositeur d'un talent
réel ne saurait rester longtemps inconnu;
mis en évidence par le choix que le co-
mité du Conservatoire a fait de son œu-
vre, entendu et apprécié par l'élite du
monde musical, il doit arriver, sans trop
de peine, à un de nos théâtres lyriques.
L'épreuve a, du reste, été fort heu-
reuse cette année. On a représenté un
jietit opéra, intitulé Karel-Dujardin,
dont le livret est assez médiocre, mais sur
lequel, en revanche, M. Bousquet a écrit
une musique pleine de fraîcheur et de
grâce. On a remarqué et applaudi sur-
tout un air chanté par l'huissier chargé de
saisir les meubles de Karel , et que carac-
térisent un sentiment vif, plein de verve,
et une spirituelle entente du comique
musical. Les couplets de l'hôtesse, l'air
de la cantatrice et un duo ont mérité
des éloges unanimes. L'ouverture est
large, d'un caractère franc et d'une fac-
ture savante.
L'Hôtesse de Lyon a été interprétée
avec beaucoup d'intelligence par Laget
(Karel-Dujardin), Chaix (Mathieu-Vin-
cent), Montauriol (l'huissier), M"« Mon-
dutaigny (Carlotia), et M»« Leclerc (l'hô-
tesse). M"« Mondutaiguy surtout s'est fait
remarquer par sa belle voix et son excel-
lente méthode.
Karel-Dujardin avait été précédé du
quatrième acte de Mahomet^ joué avec
talent par M. Ponchard fils, chargé du
rôle de Séide.
Cette matinée artistique a été ter-
minée par le premier acte du Comte Ory,
qu'ont joué et chanté avec beaucoup de
talent M"«» Rouillé, Vaillant et Morize,
el M.M. Aubin et Gassier. L'orchestre était
conduit par M. Uabeneck, et les chœurs
ont été exécutésavec une verve, une pré-
cision el une puissance que l'on ne trouve
pas tous les jours dans nos meilleurs
théâtres lyriques.
Repélons-le encore, il faut vivement
féliciter M. Auber de la voie nouvelle et
féconde <lan< laquelle il conduit les tra-
vaux du Conservatoire. Jamais, sous ses
prédécesseurs, les œuvres des élèves n'a-
vaient atteint au degré de perfection oii
elles sont arrivées sous sa direction. L'art
musical, grâce à lui, prendra de grands
el d'heureux développements.
— La foule était grande le 31 au soir
sur les quais et sur les places d'où l'on
pouvait apercevoir l'éclipsé de lune dont
un ciel parfaitement pur permettait d'ob-
server toutes les phases. Vers dix heures ,
l'affaiblissement de la clarté lunaire a été
sensible; à dix heures et demie, la lune,
qui se trouvait dans son plein , n'offrait
plus qu'un faible croissant, et, à onze heu-
res unquart, ellese trouvaitcumpleteiuent
éclipsée. Il était curieux d'observer les
étoiles gagnant en éclat ce que perdait la
lune; c'est surtout en regardant la belle
étoile devenus, dans la partie de l'ouest,
qu'on remarquait ce phénomène.
— Nos lecteurs sont déjà familiers avec
le nom de M. Alfred de .Martonne el les
jolis poèmes qu'il publie de temps à au-
tre sous le titre d'Etoiles. Voici une se-
conde livraison, nommée le f^oyage-, c'est
une charmante élégie, pleine de grâce et
de mélancolie. Citons-en quelques vers ,
car, avec M. de Martonne, citer c'est
louer.
Qae ces lleoi «uieot bMux k mon tme rarlc'
288
LECTURES DU SOIR.
HalotcDant Je les falj; leon ittraiUiODtp«rdas.
L« passe rendralMI l'espérance oa la vie?
KoD, J'ai maodii ces lieux, ce* lleax oà ta n'es plas.
Il me fallait, Tols-to, ta naî*e tendresse,
El, pour TiTfe, l'espoir dèlre a loi cbaqne Jour.
Il me fallait, Tois-lu, pleurer de la tristesse.
Rire de ton soaris, naître de ton retour.
Ainii Je me plaindrais si ta donce présence
PooTait manquer jamais de parfumer mon toit,
Si Je laTais quel mal fait an cœur une absence,
SI Je pourais nn Joor respirer loin de toi;
— Depuis notre dernière revue, les
cinq Académies se sont réunies en
séance publique, au palais de l'Ins-
lilut. M. Charles Dupin occupait le fau-
teuil de la présidence. Dans le discours
qu'il a prononcé , il a fait un Ubleau
rapide de la vie des hommes qui ,
dans les temps modernes , se sont distin-
gués dans la littérature, dans les sciences
et dans les arts. Après lui , M. Lenor-
raand a lu un rapport sur l'étude des
vases peints aux temps antiques. M. de
Rémusat a lu ensuite un fragment sur
l'histoire philosophique de la littérature
française. M. Yiennet a dit plusieurs fa-
bles pleines de verve. L'Académie avait
annoncé qu'elle donnerait, en 184i, une
médaille d'or de la valeur de 1,000 fr. à
'ouvrage de philologie comparée qui lui
en paraîtrait le plus digne parmi ceux
qui lui seraient adressés. Ce prix a été
remporté par M. le docteur Schwartz.
— Le directeur de l'Odéon a fait une
tentative hardie et qui a réussi complète-
ment : il a représenté VAntigone de So-
phocle, et il a imité , autant que le per-
mettait son théâtre, la mise en scène
antique. Malgré la médiocrité de la tra-
duction et les diflScultés matérielles d'une
pareille entreprise, Antigone obtient un
succès des plus grands. La majestueuse
simplicité de l'œuvre antique a triomphé
de tous les obstacles. Bocage contribue
beaucoup, pour sa part, à ce succès ; nous
voudrions pouvoir en dire autant des
chœurs de Mendelsonh, qui sont, à l'ex-
ception d'un seul , d'une médiocrité fati-
gante.
— M"« Taglioni a reparu à l'Opéra ;
c'est toujours une admirable danseuse;
et malgré les qualités qu'elle a perdues,
elle reste encore un modèle de goût,
d'art et de grâce.
— Le Musée des Familles a souvent
entretenu ses lecteurs des merveilles des
Hubricateurs du mojen âge, et des ad-
mirables manuscrits qu'ils peignaient
avant l'invention de l'imprimerie. Voici
un livre exécuté de nos jours, et qui
égale, s'il ne dépasse point les merveilles
des rubricateurs.
Ce livre est intitulé Evangiles des di-
manches et /"éfe*. Il se compose de 320 pa-
ges in-i°, imprimées sur papier porcelaine;
chacune des pages se trouve entourée
d'un encadrement de couleur, dont le
goût et la richesse d'ornements sont de
véritables chefs-d'œuvre. Les tons les plus
fins, les plus riches et les plus délicats y
sont prodigués avec un art exquis. On
doit ce volume, sans précédents comme
sans rivaux, à MM. Barbât, de Châlons.
Le père et le fils , associés pour l'exécu-
tion de ces peintures, y luttent de science
et de bonheur. Citons surtout les pages
188, 336 et 310, qu'on doit à M. Barbât
fils.
— Le spirituel auteur des Physiologies,
M. Louis Huart, vient de publier, sous le
titre de Prodiges deVindustrie, un char-
mant petit vol urne, plein d'esprit, de verve
comique, et illustré de gravures dessinées
par Daumier, Cham et Maurisset. On ne
saurait faire un compte- rendu plus
gaiement railleur de l'exposition de l'in-
dustrie.
— Le libraire Potter vient de met-
tre en vente Marianne de Selvignits,
roman de M. S. Henry Berthoud, que la
Presse a publié le mois dernier.
— Si nous sommes bien informés ,
Toulon ne tardera point à compter un
historien de plus. Cette cité guerrière,
dont une multitude de vaisseaux rem-
plit le port, et dont la population se
compose en partie de marins, méritait as-
surément qu'un de nos écrivains les plus
célèbres consacrât sa plume à raconter la
force et l'activité d'une ville qui unit en
quelque sorte la France à l'Algérie.
le rédacteur en chef, S. HE.\RY BERTHOUD.
le directeur, F. PIQUEE.
-ntrU' RCST « LK.OIW <c.
Vue de Toulon.
Tvpographip llt.NNUYER, rue du Boulevard, 7. Batignolles.
MUSEE DES FAMILLES.
289
S01f 3VAW BM WATTMVlt&'E.
A a,../'/^'^^
Pendant que l'heure sonnait au clocher de la vieille ab-
baye, un vieillard, debout au milieu du cloître, semblait
chercher la trace des sons qui fuyaient dans l'air, et les
suivre jusqu'au sommet des portes de Baume, roches énor-
mes, entre lesquelles serpente le premier et le plus austère
des vallons du Jura.
Hors de l'enceinte deux fois consacrée, et par la religion
et par le fer impie des profanateurs, des cris joyeux se
mêlaient aux violons, aux cornemuses; c'était jour de fête :
an dansait à l'ombre des tilleuls de l'ancien seigneur-abbé •,
bruits lointains qui ajoutaient à la tristesse, à la solitude
du cloître.
S'approcbant peu à peu du banc où je m'étais assis, le
vieillard me salua de la tête en soulevant son bonnet de
laine. C'était un paysan de soixante années ou environ ; sa
taille était haute, ses épaules, un peu inégales , portaient
une tète singulière. Rien de plus âpre, de plus amer que
l'expression de sa bouche ; son front était vaste et fuyant.
De chaque côté de son nez très-aquilin , deux yeux per-
çants, quoique d'un bleu pâle et cendré, erraient avec
— 37 ~ ON'riÈHE voLimE.
290
LECTURES DU SOIR.
inquiétude sous un sourcil proéminent, dont les poils,
allongés et blanchis par l'âge, cherchaient à se mirer
dans l'azur vitreux des prunelles, comme se mirent les ra-
meaux des saules dans le cristal azuré des étangs. Des che-
veux d'un blanc fauve ruisselaient sur les tempes de cet
homme à physionomie sauvage, dont l'attitude offrait un
mélange bizarre de résolution et d'embarras. Sa large main
polissait la pomme d'un bâton herculéen ; sa remarquable
maigreur ne nuisait pas à son apparence vigoureuse. 11
portait une veste noire et une cravate rouge , dont l'éclat
effaçait les débiles couleurs d'un teint naturellement pâle.
On entrevoyait dans sa personne certain signe étrange et
fatal qui concentrait le regard et éveillait la curiosité. Comme
je le priais de prendre place à mon côté, il hésita, s'inclina
d'un air gauche, puis, relevant la tête :
— 11 est vrai, dit-il, que je puis m'asseoir auprès de
vous ; car on dit qu'il y a du sang de roi sur le nôtre.
Interdit à mon tour, je sentis les questions expirer sur
mes lè\Tes, et j'attendis qu'il parlât.
— Vous êtes venu, reprit-il en montrant l'église, visiter
le tombeau de l'abbé?
— C'est sans doute ce monument en marbre noir sur
lequel on lit une inscription...
— Oui, quand on sait lire ; mais je ne lis guère que dans
les souvenirs d'autrui, livre qui m'est le plus souvent fer-
mé ; car on évite les étrangers dans ce pays, et depuis deux
siècles que mes pères ont défriché les champs Ravaillard,
nous vivons seuls et sans amis.
A ce mot de Ravaillard, je considérai les traits de mon
interlocuteur, et, persuadé que le meilleur moyen d'attirer
sa confiance était de ne point paraître curieux, je murmu-
rai négligemment :
— Vous disiez donc que l'abbé...
— L'abbé de Watteville! reprit Ravaillard; se peut-il
que vous ignoriez son histoire? Monsieur, c'était le diable
en personne : pourtant, il mourut riche, honoré, encensé,
tandis que moi... Du reste, homme adroit et sachant le
ra onde ; il donna des ferres à mes ancêtres du temps des
Esp-agnols, et fit pendre mon bisaïeul dès que la province
app artint au roi de France.
— Cet abbé était donc un puissant seigneur?
— Un vrai Cartouche en habit de moine. 11 avait qualre-
vin gts ar-s, qu'il suivait encore à cheval ses meutes à tra-
V ers les bois; ses valets, au nombre de cinquante, lui ser-
vaient de soldats et de justiciers ; il pillait , il assommait
lui-même ses bons vassaux. Ajoutez qu'il avait de l'esprit,
monsieur, de l'esprit comme un avocat, et vous compren-
drez que ce n'était pas une personne ordinaire.
Là-dessus, ce vieux campagnard me fit, à propos de son
abbé, tant de contes bizarres, son amour pour la causerie,
goût rarement satisfait, lui fit trouver tant d'anecdotes im-
possibles à relier à un ensemble de faits quelconque, que,
les trouvant trop nombreuses, trop diverses de leur nature
pour s'appliquer à un même individu, je supposai un être
imaginaire, objet des légendes du lieu et auquel on attri-
buait les aventures de trois ou quatre personnages. Plus
tard, j'obtins des documents plus exacts sur l'abbé de
liaume , dont la vie fantastique et peu connue dépasse
en singularité celle des aventuriers les plus célèbres. Comme
personnage historique, il a une importance véritable, puis-
qu'il fut le principal instrument de la conquête de la Fran-
che-Comté par Louis XIV.
Avant donc de parler du vieillard que je rencontrai sous
le cloître de l'abbaye de Baume , autre illustration non
moins surprenante, je vous conterai, d'après les traditions
du Jura, la véritable histoire de don Juan de Watteville ,
qui compose, avec don Juan de Marana et don Juan Teno-
rio , une trilogie digne d'exercer la verve des romanciers.
Retiré depuis longues années dans son manoir de Chà-
telvilain, le marquis Nicolas de Watteville reçut un jour la
nouvelle de la prochaine visite de son petit-fils, frère
Juan de Watteville, qui, retiré du siècle dès sa seizième
année , se livrait depuis quatre ans aux plus rigou-
reuses austérités au couvent des Chartreux de Besançon.
Fort étonné d'apprendre que ce jeune reclus se mettait
en voyage , le marquis, personnage simple et pieux, qui
avait quitté Berne, sa patrie, pour pe point vivre en terre
d'hérésie , se livrait à la joie d'embrasser un enfant consi-
déré dès lors comme un saint; et la marquise, dévote sexa-
génaire, remerciait Dieu de lui faire la grâce d'abriter sous *
son toit un ange qu'accompagnaient les bénédictions du
Ciel. On était au plus fort de l'hiver 1633. X la tombée de
la nuit, Nicolas de Watteville découvrit, le long du sentier
aboutissant au château , un cavalier qui accourait à bride
abattue. Il entra dans la cour, sauta lestement à terre, sa-
lua, puis embrassa le marquis stupéfait, et. tout en entrant,
il jeta cavalièrement son feutre sur un prie-Dieu, se décei-
gnit de son épée et demanda à souper. Cette entrée, ce
costume, singuliers pour un chartreux, ébahirent grande-
ment ces bons seigneurs, qui n'osaient questionner leuf
hôte. A table, le religieux but à outrance, et sa grand'mère
se rassura un peu en contemplant la douce et belle figure
de son petit-fils. C'était le plus bel adolescent qu'on pût
voir, ses traits eussent fait envie à une femme ; sa physio-
nomie rappelait celle des chérubins. On le félicita sur sa
vocation, on lui recommanda de modérer, dans l'intérêt
de sa santé, les macérations qu'il faisait subir à la chair et
les austérités qui l'avaient rendu l'exemple et l'honneur du
cloilre.; enfin on daigna trouver naturel que , voyageant
pour le service de la communauté, il eût adopté un costume
propre à le garantir contre les railleries des impies et les
entreprises des méchants.
— Amen , repartit frère Juan ; mais je pars demain avant
l'aube, et il me faut de l'argent. J'ai vingt ans, du courage,
et un gentilhomme de notre maison ne saurait faire petite
6gure par le mondî.
— Puis, comme il vit son aïeul assez interdit :
— Vous ignorez, lui dit-il, ce qui jadis m'a fait prendre
le froc, et pourquoi je le quitte?
— Nous savons, mon enfant, que, suivant en qualité
d'ofTicier la reine à Milan, vous eûtes le malheur de tuer
un gentilhomme, et que la grâce ayant alors louché votre
cœur, vous effrites votre vie en sacrifice pour l'expiation
de ce péché.
— Oui, monsieur; j'avais alors près de seize ans; l'a-
mour, qui commande à Jupiter même, a causé mes mal-
heurs. Une parente de la reine me distingua; pour étouf-
fer le scandale à la manière italienne, on me mit en tète
un spadassin, que j'envoyai dans l'autre monde. Voilà
comment je tuai un homme.
— Vous étiez encore enfant , votre pénitence fut rigou-
reuse, et la miséricorde de Dieu est infinie.
— Tant mieux ; car, hier, j'ai, par maladresse, tué deux
autres personnes.
— Miséricorde!
— Siiinte Vierge! s'écrièrent ensemble les deux vieil-
lards.
— Je crains de n'avoir pas une vocation sérieuse pour le
cloître : désirant vous soumettre mes doutes, ô mon père,
je me suis échappe du couvent des Chartreux : un chevil
m'attendait hors des murs , et je ne sais comment le père
prieur a eu connaissance de mon dessein. 11 me guettait au
MUSEE DES FAMILLES.
291
bout du jardio pour me catéchiser : rien de mieux; mais
me voyant inébranlable, il s'est décidé à recourir à la force
et à donner l'alarme. Je n'avais qu'un poignard sous ma
robe, ajouta don Juan avec un doux sourire de femme, et
je me suis vu réduit à contraindre le bon père au silence.
Aussitôt, j'ai jeté mon froc, escaladé la clôture, revêtu cet
habit, enfourché ce cheval et piqué des deux talons.
L'exercice ouvre l'appétit, continua le jeune chartreux,
paisible entre ses deux parents muets d'horreur et d'épou-
vante ; mais les auberges sont si mal pourvues, qu'à la nuit,
exténué de fatigue , je ne trouvai pour me refaire du ré-
gime de l'ordre de saint Bruno, qu'un gigot et un chapon.
Je les fis mettre à (a broche.
— Un vendredi! s'écria la marquise.
— On ne saurait penser à tout. Tandis qu'on préparait
le souper, un second voyageur très-affamé, et ne songeant
pas au vendredi (c'était quelque huguenot), me pria de
partager avec lui mon repas. Sa proposition me déplut,
j'avais grand'faim : il s'obstina; me voyant jeune, il devint
familier, et me força de lui mettre un peu de plomb dans la
tête. Délivré de cet importun, je dormis à merveille dans
cette hôtellerie, que j'ai quittée ce matin de bonne heure,
impatient, monsieur, de vous présenter mes respects.
Il se tut , les grands parents levaient les bras au ciel et
contemplaient avec stupeur ce terrible enfant, ne compre-
nant pas un pareil cynisme joint à tant de perversité. Dès
qu'elle se sentit un peu remise, lavénérabie Anne de Joux,
marquise de Watteville, entrc|)rit d'adresser à don Juan
des remontrances : elle n'avait pas dit trois mots, que
son mari, se levant, lui posa la main sur le bras pour l'in-
viter au silence, et se plaça avec dignité devant son petit-
fils:
— Pour l'honneur de ma maison, monsieur, articula ce
vieillard, je garderai votre secret. Je vais a'ous compter
deux cents pistoles et faire seller pour vous un de mes
chevaux. Vous allez quitter sur-le-champ mes terres, qui,
grâce à Dieu, ne furent jamais un asile pour les criminels.
Allez où il vous plaira ; vous n'êtes plus mon fils, et je ne
vous connais pas.
Accompagnez cet étranger, dit-il ensuite à ses valets,
qu'il appela, et refermez sur lui les portes du château.
Don Juan salua gravement son aïeul impassible et sa
grand'mère qui pleurait; puis il s'éloigna en murmurant:
— Voilà qui est bien : décidément , la franchise est un
moyen excellent pour éviter les sermons et obtenir ce que
l'on souhaite. Là-ijessus, il mit le pied à Télrier et disparut
dans l'obscurité de la nuit.
Parmi les cavaliers accomplis qui brillaient, à l'aurore du
règne de Philippe IV, dans la capitale des Espagues, on
distinguait le chevalier d'Hautecourt. Il n'était bruit par le
monde que de ses galanteries, de sa valeur, de son esprit
et de sa merveilleuse beauté. Ce jeune seigneur avait paru
tout à coup sur l'horizon ; on ignorait sa famille, sa patrie,
sa fortune; mais on ne pouvait douter qu'il ne fût gentil-
homme. Son humeur était si affable, son caractère si sédui-
sant, que les amis lui vinrent de toutes parts. Eu le voyant,
on se sentait porté vers lui; dès qu'on le connaissait, on
l'aimait et on ne pouvait plus s'en séparer.
Courtois et discret, il n'affichait les objets de ses amours
qu'autant qu'ils lui fissent honneur et qu'ils fussent dignes
d'un prince. Entouré de la faveur publique, il captiva bien-
tôt celle des ministres , et , désirant obtenir un emploi , il
n'eut qu'à publier ses intentions pour voir chacun s'em-
presser à le servir.
Ud certain soir qu'il causait à demi-voix sous le balcon
d'une dame, au clair de la lune, le frère de la senora parut
brusquement l'épée à la main, et le chevalier d'Hautecourt
le tua fort galamment. L'affaire avait de la gravité; le dé-
funt était grand d'Espagne et allié à une famille puissante ;
le chevalier dut prendre la fuite. Il embrassa donc ses
amis, qui mirent leur bourse à sa disposition, et sortit de
Madrid , où il rentra dès que la nuit fut close, persuadé
qu'on le chercherait partout ailleurs que là. Il y avait alors
dans cette ville un béguinage de femmes nobles, institution
libre, retraite où l'on était admis sans prononcer de vœux,
et où l'on suivait la douce règle des béguinages de Flandre ;
ce fut là que le fugitif alla frapper. Introduit auprès de la
supérieure, jeune encore et douée de quelques attraits :
— Ma cousine, lui dit-il, poursuivi pour un duel, je viens
me mettre sous la garde des anges et m'abriter sous vos
ailes. Je suis don Juan de Watteville , votre parent, votre
cousin , qui aspire à devenir votre frère et votre hôte.
11 ajouta cent propos agréables, et la nonnette, oubliant
la mauvaise réputation de ce joli garçon, certaine d'ailleurs
de n'être pas compromise , vu le changement de nom de
don Juan, consentit à le cacher. Ces dames se réunissaient
le soir dans l'appartement de la supérieure ; Watteville sut
donner à ces réunions un charme inconnu ; il disposait du
cœur de toute la communauté. Bientôt une d'elles le rendit
infidèle à sa bienfaitrice, puis une jeune pensionnaire lui
fit oublier la religieuse. Cette demoiselle était un miracle de
beauté, un prodige desprit; l'excès de la passion le rendit
imprudent : la religieuse dédaignée dévoila l'intrigue à la
supérieure, qui, touchée d'une pieuse indignation, bannit
le coupable avec une sainte fureur et le menaça même de
le livrer à l'inquisition. Don Juan pleura ; la supérieure s'at-
tendrit ; le cousin obtint un sursis qu'il employa fructueu-
sement, car il enleva sa conquête et partit avec elle pour
Lisbonne, après l'avoir déguisée en jeune cavalier : ils se
firent passer pour des marchands.
Il ne leur manquait que des marchandises et de l'argent.
Watteville vendit son cheval , son épée et les bijoux de sa
compagne, avec qui il s'embarqua sur un navire qui appa-
reillait pour Smyrne. Grâce à la séduction qu'il exerçait sur
tous ceux qu'il approchait, don Juan se fit aisément bien-
venir du patron du bâtiment. Mais ce charme que Watteville
avait en partage, son compagnon le possédait à un degré
pour le moins égal ; ce fut l'avis du capitaine, qui, démê-
lant sans peine une jolie femme en la personne du jeune
cavalier, devint bien vite épris d'elle. A la faveur de l'oisi-
veté, les passions s'exaltent facilement à bord; Watteville
suivit les progrès de celle du marin , et, comme il était dans
une position à n'oflenser personne, il s'efforça de lui inspirer
une amitié assez forte pour mettre le frein à d'autres senti-
ments . Il y réussit si bien, que le patron, très-honnête homme
à ce qu'il paraît, se faisant scrupule de trahir un ami, épura
ses feux, et se prit pour le jeune couple d'une affection dé-
vouée. Chemin faisant, Wattevjlle s'instruisait de la langue
grecque, de la langue franque , et surprenait l'équipage
par sa facilité, sa mémoire et son étonnante sagacité. En
débarquant à Smyrne, le capitaine plaça ses passagers dans
la maison d'un confrère; il leur ouvrit généreusement sa
bourse, afin qu'ils pussent commencer un établissement,
et il s'en retourna en Europe, laissant à ses jeunes amis
des lettres de crédit qui ne leur furent pas inutiles. Cet
homme généreux revint au bout de deux ans ; il trouva
dans un état florissant maître Jean d'Hautecourt, qui s'ac-
quitta envers lui, et lui rendit à son tour divers services
dans la ville.
Il ne manquait rien à ces amants, rien que les faveurs
du Ciel, sans lesquelles aucune félicité n'est durable ; la
292
LECTURES DU SOIR.
jeune Espagnole tomba malade et mourut. Ce coup fut ter-
rible pour Jean de Walteville ; il n'avait, au monde , aimé
que cette femme, son cœur mourut avec elle , et, à l'âge
de quatre-vingts ans, don Juan avouait qu'il la regrettait
encore.
Soudain Smyrne lui devient odieux ; son esprit s'obscur-
cit, son activité s'éteint, ses affaires sont abandonnées, la
vie n'a plus d'objet pour lui ; il se laisse choir dans la pau-
vreté, et, ne pouvant plus supporter la vue des lieux té-
moins de son bonheur perdu , il quitte la ville et va cher-
cher un autre pays. Il voyage longtemps, ne peut s'arrêter
nulle part ; l'ennui qui le pourchasse incessamment le
conduit enfin àConstantinople. Après avoir été trafiquant
sur le port de Smyrne, le rejeton des princes de Hongrie,
des ducs impériaux de Zéringhen, dou Juan de Wattevilie,
arrière-neveu de saint Conrad, évèque de Constance, prit
le turban et embrassa la religion de Mahomet.
Au commencement de la seconde moitié du di.x-septième
siècle , l'Autriche était en guerre avec la sublime Porte. On
était au printemps; la campagne venait de se rouvrir sous
de fâcheux auspices. A la suite de deux batailles, l'Autri-
chien, battu, avait perdu trois villes importantes, et il tem-
porisait sur la frontière, attendant des secours qui n'arrri-
vaient pas. L'instrument de ses défaites était un général
turc fort redouté dans ce pays , où il avait précédemment
remporté de grands avantages contre la république de Ve-
nise. Pacha de première classe, ou, comme on disait alors
en France, pacha à trois queues, Hussem-Pacha était de-
venu la terreur des ennemis du grand-seigneur.
Un soir que le chef autrichien, campé à peu de distance
de l'ennemi, rêvait au moyen d'éviter un engagement pro-
chain, on lui fit dire qu'un derviche se présentait à l'en-
trée du camp, demandant à l'entretenir et à lui faire d'utiles
révélations moyennant quelque récompense. Le général
commanda qu'on lui amenât ce transfuge , qui refusa de
s'expliquer tant que le chef ne serait pas seul. On fit donc
retirer tous les officiers, à l'exception d'un interprète que
le derviche congédia, annonçant qu'il était en état de se
faire entendre en allemand.
Dès qu'il se fut assuré que personne n'écoutait, le der-
viche rejeta son capuchon, s'assit devant une table, et pria
le général de se placer en face de lui :
— Je suis las de mendier et de souffrir, dit-il ; si tu veux
m'entendre et payer mes services, je puis sauver ton corps
d'armée. Mais, d'abord, jure-moi, quelque soit le résultat
de celte entrevue, que tu n'attenteras pas à ma liberté, et
signe-moi un sauf-conduit.
Dès qu'il eut obtenu le serment désiré, le derviche reprit
en ces termes :
— Tant que Ilussem-Pacha commandera les croyants,
tu seras battu ; car le pacha est favorisé du prophète, et le
prophète est l'ami de Dieu. Je puis faire périr Ilussem-
Pacha par le poison...
— Misérable! s'écria le général avec la plus énergique
mdignation.
Le derviche l'interrompit :
— J'ai voulu peser ta loyauté, infidèle , et je vois qu'on
peut se fier à la droiture d'un chien.
— Explique-toi.
— Ilussem-Pacha ne périra point ; mais je te le livrerai.
— Comment un mendiant pourrait-il, sans quelque in-
fâme trahison (et nous autres Allemands nous repoussons
les traîtres), disposer d'un chef ausii puissant? Ucllécbis
avant que dp. fengager ; j'ai juré de te laisser libre , Riais
non de ne pas écrire à Hussem-Pacha : — Tu réchauffes
une vipère.
Le derviche, à ces mots, sourit, passa les mains sous sa
robe déguenillée, en tira deux pistolets dont il dirigea le
canon sur le général, et dit :
— Je suis Hussem-Pacha!... Silence, ou nous mourons
tous les deux!
L'Autrichien contempla avec curiosité le personnage qui
parlait ainsi. C'était un homme d'environ quarante ans,
d'une stature haute et majestueuse, et dont les traiti
avaient une régularité admirable; sa bouche souriait avec
douceur; l'extrémité de sou nez, droit et mince, paraissait
se mouvoir légèrement quand le chef parlait ; ses yeux ,
d'un bleu transparent, avaient l'immobilité intelligente et
la fixité diabolique de ceux du sphinx; sa beauté était no-
ble, et sa physionomie , aimable quand on ne l'examinait
pas à fond , inspirait d'abord la sympathie et la confiance ;
ses lèvres semblaient faites pour distiller le miel de la pa-
role.
Tant que l'Autrichien le contempla, Hussem-Pacha sou-
tint son regard d'un œil scrutateur; mais dès que le raa-
hométan reprit la parole , il baissa les yeux , car il ne les
levait jamais sur son interlocuteur.
— Vous voilà tout surpris , raurmura-t-il , de la visite
'yl'Hussem-Pacha. Je puis vous étonner davantage : je suis
Hussem et je ne le suis pas ; je suis né chrétien comme
vous , je suis comme vous fils de pères allemands, et comme
vous gentilhomme; comme vous, j'ai servi l'Espagne, dont
vous êtes les alliés ; comme vous, peut-être, à l'heure qu'il
est, je tiens fief de l'empereur.
— Veuillez me dire, si vous ne vous jouez de moi, à
quel singulier renégat j'ai affaire?
— Monsieur, prenez garde, interrompit le pacha en je-
tant ses pistolets loin de lui ; je me nomme le chevalier don
Juan de Walteville...
— C'est un nom à garder, monsieur, quand on a le droit
de s'en prévaloir.
— Aussi mon intention est-elle de le reprendre ; c'est
pourquoi j'ai bravé les périls de la visite que j'ai l'honneur
de vous faire.
— Si je vous entends bien, monsieur... le pacha, vous
souhaitez de rentrer dans le giron de l'Église...
— Précisément.
— Et, pour perdre les ennemis du Christ, vous rentre-
riez dans leur camp avec les sentiments de Judith franchis-
sant celui d'Holopherne.
— Rompre avec les pécheurs est le premier fruit de la
péniteuce.
Dès que le général se fut assuré de l'authenticité du per-
sonnage :
— Çâ, demanda-t-il , vos conditions?
— Mon frère l'ambassadeur, en ce moment à Venise, se
chargera de les faire accepter ; je lui adresse un paquet que
voici; mettez bien vite un courrier en campagne. Je de-
mande beaucoup, je vous en préviens ; à votre tour, que
sollicitez-vous de Hussem-Pacha?
— Vous nous laisserez reprendre nos trois places fortes
et détruire votre armée.
— Puisque vous êtes trop courtois pour la battre sans
ma permission, je vous l'octroie de grand cœur. Votre pa-
role me répond de votre droiture, monsieur; mais comme
vous pourriez vous défier, non de don Juan de Walteville,
mais du pacha Hussem , je vais développer mes plans de
campagne et indi(iuer les mouvements que je compte opé-
rer avec mes troupes durant la négociation. Vous les sui-
vrez, vous en paralyserez les effets, et la précision avec
MUSÉE DES FAMILLES.
293
/aquelle ce projet sera exécuté, sera pour vous une preuve
irréfragable de mon identité.
A ces mots , les deux généraux se séparèrent ; l'Autri-
chien prépara son courrier, et Hussem-Pacha regagna le
camp des Turcs.
Les circonstances qui l'avaient contraint à cette démar-
che hardie étaient impérieuses. 11 s'était gardé d'expliquer
à l'Autrichien sa situation véritable, de crainte de se dé-
précier à ses yeux.
Lors de son arrivée à Constantinople, il avait longtemps
vécu au jour le jour, cherchant à se rapprocher des grands
et briguant l'avantage de les servir. Exempt de préjugés,
connaissant son propre mérite, doué d'une volonté patiente
et durable , il finit par trouver moyen de se faire donner
audience par un vizir qui , récemment disgracié , aspi-
rait à redevenir premier ministre. Constantinople est le
pays de l'intrigue; une intrigue élevait tour à tour et
abaissait ce seigneur, qui avait un rival dangereux dans la
faveur du prince. Le vizir sentit promptement l'utilité qu'on
pouvait tirer d'un esprit aussi délié que celui de notre hé-
ros; il remonta au pouvoir, et, grâce à cet adroit auxi-
liaire , il ne redescendit plus. La fortune de don Juan se
ressentit de la faveur de son maître ; Watteville franchit
rapidement les premiers grades de l'armée ; puissant
seigneur à son tour, il obtint un pachalick sur les confins
de la Morée. Ses talents militaires le mirent à même de sou-
tenir avec honneur ce rang élevé. Mais, à l'époque où il
combattait contre l'Autriche, son protecteur mourut, et
leur commun adversaire remonta.au pouvoir. De sorte que
Ilussem-Pacha , familiarisé aux perfidies de la politique
ottomane , attendait chaque jour son rappel et l'envoi du
lacet fatal.
La réponse du pape et du roi d'Espagne à ses proposi-
tions précéda sa disgrâce ; il conduisit ses troupes dans une
embuscade où elles furent taillées en pièces, et il fut fait
prisonnier. Le Saint-Père le reçut à Rome en 1659, lui
donna l'absolution et lui remit les lettres de grâce du roi
d'Espagne. En même temps, on l'investit de l'abbaye de
Baume, au comté de Bourgogne , le second bénéfice de la
province, ainsi que d'une autre abbaye en Picardie; plus
tard, on le nomma archevêque de Besançon, dignité dont
le chapitre le contraignit à se démettre.
Honoré parce qu'il était puissant, recherché à cause de
son esprit , le nouvel abbé porta la crosse comme il avait
porté 1 épée, et vécut avec magnificence dans sa solitude
du Jura. Bientôt les projets de Louis XIV sur la Franche-
Comté le rappelèrent aux affaires. Le parlement de Dôle
l'envoya comme ambassadeur à Berne pour solliciter un
secours des treize cantons. Avec la perspicacité qui le dis-
tinguait, don Juan de Watteville avait compris l'impossibi-
lité d'une défense et l'insuffisance de l'Espagne ; il fit donc
échouer la négociation , parut désespéré de cet échec, reçut
les sollicitations du parlement d'un air contrit, et attendit
les événements. A cette époque, il joignait à ses dignités
celles de membre du parlement, de haut-doyeu du cha-
pitre de Besançon et de grand-bailli d'Amont. La mort de
son frère l'avait mis en possession des biens de sa famille,
et, entre autres, de Chàlelvilain, où nous l'avons vu faire
ses débuts et ses adieux à ses grands parents. Il avait reçu
en outre la coadjutorerie de Luxeuil, dont il se démit plus
tard, et l'investiture, à titre de fief héréditaire dans sa mai-
son, du couvent des dames nobles de Châleau-Chàlon. La
dignité d'abbesse fut conférée à l'une de ses parentes, à la
crosse de laquelle il plaça un rubis énorme, le plus gros
des rubis, qu'il avait rapporté de l'Orient, et qui, célèbre
en Europe, fut connu sous le nom du IFatteville , et si-
gnalé parmi les diamants royaux dans les Manuels des la-
pidaires.
Ce fut à l'époque de sa prospérité croissante que M. de
Louvois lui fit proposer de vendre la province au roi très-
clirclien. Pélisson, qui rapporte ce fait, observe que « la
t Franche-Comté n'avait guère de personnes plus mtelli-
« gcntes et plus capables d'affaires ou d'intrigues que doa
ï Jean de Watteville », et voici le portrait qu'il en trace :
« La nature et la fortune avaient contribué presque éga-
ï lement à son habileté. Un tempérament froid et paisible
« eu apparence, ardent et violent en eflet; beaucoup d'es-
« prit, de vivacité et d'impétuosité au dedans ; beaucoup de
«dissimulation, de modération et de retenue au dehors;
« des flammes couvertes de neige et de glace ; un grand
« silence ou un torrent de paroles propres à persuader ; ren-
« fermé en lui-même, mais comme pour en sortir au besoia
« avec plus de force : tout cela exercé par une vie pleine
« d'agitations et de tempêtes, propre à donner plusdefer-
« meté et de souplesse ii l'esprit. »
On n'épargna pas le nerf de l'intrigve à l'abbé ; il n'é-
pargna ni les flatteries ni les promesses. Par ses soins, le
parlement, si bien uni jusque-là contre la France, se divisa
tout à coup en deux partis ; les hommes d'épée se corrom-
pirent, les plus fidèles perdirent l'enthousiasme, la résis-
tance fut assoupie.
Sur ces entrefaites, le grand roi se présenta ; sa marche
fut rapide ; il semblait vaincre et ne combattait que d««
moulins à vent. Gray seul résista sérieusement; le nomi^
Watteville y était exécré ; ce que voyant, l'abbé, qui avai\:
démoralisé le marquis d'IIyenne, gouverneur de la province
pour le roi d'Espagne, l'abbé s'introduisit seul avec ce gé-
néral dans la place assiégée, au milieu des clameurs et des
menaces de la population.
— Si nous ne sommes massacrés avant que j'aie pu par-
ler aux magistrats, disait-il, la place sera rendue.
Ce trait d'audace et de confiance rappelle l'entreprise
d'Alcibiade quand il voulut s'emparer de Catane. Don Juan
parla, les colères s'éteignirent, la résolution des chefs s'at-
tiédit, et le lendemain l'on fit entrer Louis XIV à cheval par
une brèche. Watteville reçut deux mille pistoles pour prix
de ce petit service. Gray, cependant, contenait un homme
fidèle, le maire, nommé Guilon, qui, en rendant les clefs
au monarque, lui dit :
— Sire , la conquête serait plus glorieuse si elle eût été
disputée.
Quelques-uns prétendent qu'on le fit pendre ; c'était le
sentiment du père Ravaillard, qui me conta la chose dans
le cloître de l'abbaye de Baume ; mais le pauvre homme no
rêvait que tenailles et gibets. C'était, chez lui , une maladie
de famille.
Par malheur pour l'abbé de Baume , le traité d'Aix-la-
Chapelle rendit le comté de Bourgogne au roi catholique.
Don Juan, forcé de se réfugier à Paris, publia bravement
son Apologie, et l'envoya à Iq cour de Madrid. Quatre ans
après, le comté de Bourgogne fut définitivement reconquis
et incorporé à la France (1674). Notre prélat revint alor
dans sa patrie, et fixa sa résidence à Baume, où il se pro-
cura tous les plaisirs, toutes les distractions qui contribuent
à charmer la vie des chrétiens et celle des Turcs. Il avait
jugé à propos de ne changer aucune des habitudes qu'il
avait prises dans ses voyages, et de faire revivTC l'Orient
à son abbaye de Baume-les-Messieurs.
11 y tenait sa cour: abbés, gentilshommes, magistrats,
venaient y prendre leurs ébats. Son monastère, de l'ordre
irrégulier de l'abbaye de Thélème, suiva:'. la règle de ce(
agréable réformateur qu'on nomme lîabelais.
294
LECTURES DU SOIR.
Du reste, inflexible pour les corvéables, il daignait, si
l'on s'en rapporte au bonhomme KavaillarU , leur casser la
tête lui-même. Son courage personnel allait jusqu'à la té-
mérité : ayant appris que des voleurs avaient établi leur
repaire dans une forêt du voisinage, il conduisit ses gens
à la chasse aux bandits comme à une partie de plaisir, et
prit si peu de précautions, qu'il tomba, seul et séparé de
ses compagnons, au milieu du gîte. Avant qu'ils eussent
le temps de se reconnaître, il en tua deux ou trois, et em-
mena le survivant à Baume, où il le fît pendre, sans souf-
frir que les gens du roi s'en mêlassent ; car il rendait la jus-
lice lui-même , et gouvernait dans son fief comme un
compagnon du franc-comte Rainauld.
11 faisait de grandes courses à pied et se rendait parfois
ainsi jusqu'à Besançon; la distance est de quinze lieues.
Un jour, il lui prit fantaisie déjouer le rôle de brigand et
d'attaquer trois récollets qui se rendaient à la métropole;
il les dépouilla proprement, et ces pauvres clercs furent tout
ébahis, en arrivant, de retrouver leur voleur à la tête du
chapitre du diocèse. 11 en résulta une foule de quiproquos
sur lesquels Ravaillard s'étendait avec un agrément infini.
Watteville était, dit-on, fort charitable, et se plaisait à tirer
de la misère de pauvres gens qu'il faisait venir et qui s'at-
tendaient à quelque supplice. Son adresse à tous les jeux
était remarquable : elle lui valut même, sur la fin de sa vie,
un surnom qui lui est resté parmi le peuple de la contrée.
Comme il aimait à jouer à l'hombre, et qu'il s'en tirait avec
assez de supériorité pour gagner codille presque toujours,
ses amis, ses voisins le surnommaient l'abbé Codille. Cette
gloire modeste fut la dernière qu'il recueillit. A l'âge de
quatre-vingt-dix ans, exempt d'infirmités et dans toute la
force de son esprit, il s'éteignit à Baume, le 4 janvier 1702.
11 fut inhumé au pied du mur latéral d'une des contre-nefs
de l'église, qui est d'un style gothique, pesant et sauvage.
Sur sa tombe , en marbre noir, surmontée de ses armoi-
ries, on lit encore cette épitaphe :
«Ilalus etBurgundus in armis; Callus in albis;
«In curià reclus presbyler.- abbas adesl.»
Ce distique, que j'expliquai à mon chronicpieur Pierre-
François Kavaillard, me parut lui donner un goût modéré
pour le style lapidaire. Le Comtois est ami du détail.
Comme je tenais à me concilier cet homme étrange et à le
mettre en humeur de causerie, piqué dans ma curiosité
par son nom et par certaines paroles qui lui étaient échap-
pées, je lui proposai à mon tour, avec plus de bonne vo-
lonté que de modestie , et de discernement peut-être , de
lui conter une histoire.
— Une histoire de l'abbé Codille? interrompit le villa-
geois en arrondissant ses petits yeux de chat.
— Comme vous le dites.
— Eh bien ! alors, sortons du cloître ; le soleil est tout à
fait remonté sur la montagne et je demeure à plus d'une
lieue. Restez-vous au village, monsieur?
— Non, je vais coucher à Voiteure.
— A Voiteure... Si vous consentiez à faire un petit dé-
tour?...
— J'en ferais un grand, mon bon monsieur Ravaillard,
pour le plaisir de causer avec vous.
— Vous êtes bien honnête. Monsieur n'est pas du pays?
Comme je lui répondais, nous arrivâmes à l'avenue de
tilleuls qui ombrage le monastère; les paysans se détour-
nèrent pour éviter mon compagnon, qui prit une expres-
sion de visage assez âpre; puis nous passâmes silencieux
entre ces deux roches aiguës et sinistres qu'on nomme
les portes de Baume.
— Sans vous commander, murmura le bonhomme, je
vous rappellerai que vous me devez une histoire.
— Vous avez souvent parcouru les ruines de cette riche
abbaye, et vous savez que les grandeurs de ce monde ne
sont pas éternelles. A la fin de la révolution française, de
toute la gloire, de toutes les richesses, de toute la maison
puissante des Watteville , il ne restait plus qu'une pauvre
vieille femme dans la misère, et un rubis. Le rubis était
celui-là même dont l'abbé Codille avait dolé la crosse de
Chàteau-Chàlon ; la pauvre vieille était la dernière abbesse
du nom de Watteville. Cette femme, que j'ai vue presque
centenaire, habitait alors un méchant grenier à Besançon,
dans la rue Saint-Vincent, qu'on appelait sous le Direc-
toire rue de la Liberté. Malgré son extrême indigence, l'ab-
besse n'avait jamais eu le courage de se défaire de son
rubis, dont le prix aurait pu payer une province, dans le
temps que les provinces ne colîtaient pas trop cher. Cepen-
dant, pressée par la faim, ayant épuisé toutes les ressour-
ces, elle se décida à la perte du dernier fleuron de sa cou-
ronne. A cette époque, l'argent était rare et ne se montrait
guère. L'abbesse se rendit chez M. de *"*, qui passait pour
très-riche et qui mettait sa gloire à thésauriser en vivant
avec la plus dure économie. L'abbesse lui exposa sa pro-
fonde misère, le millionnaire objecta son dénùment com-
plet : ils firent assaut de lamentations. Comme il brocantait
volontiers, dans le but d obliger les malheureux, pourvu
qu'ils lui offrissent un bénéfice énorme, M"« de Watteville
ne se tint pas pour battue.
— Je possède, lui dit-elle, un joyau précieux , dernier
débris de notre fortune ; mes ancêtres y tenaient beaucoup,
et jamais il ne sortirait de ma famille sans les exigences
de la nécessité. Veuillez examiner ce rubis et m'avanccr
quelque somme sur ce gage.
— Hélas! madame, si j'étais moins gêné , je serais trop
heureux de vous obliger gialuitement; mais on vous a
trompée, si l'on vous a dit que je prêtais sur gage ; ce genre
d'arrangement me répugne ; reprenez votre rubis.
Craignant d'avoir été indiscrète, l'abbesse s'excusa hum-
blement, et supplia M. de*** d'acheter cette pierre pré-
cieuse, de la conserver et comme sa propriété, et comme
une marque de sa reconnaissance.
— J'ignore, repartit le bonhomme, la valeur de cette ba-
gatelle, je ne me connais pas en pierreries ; peul-être a-t-olle
un prix très-grand, peut-être sa valeur est elle modique;
je craindrais de me méprendre à voire détriment ou au
mien. Voyez unjoaillier, et entendez-vous avez lui.
— Comment le pourrais-je? répondit l'abbesse. Sans la
pauvreté qui me cache et l'obscurité qui me protège, mon
nom m'aurait depuis longtemps envoyée à léchafaud.
Si je montrais ce bijou, si j'attirais l'atteulion, je me ren-
drais suspecte et courrais plus d'un péril. Si vous n'avez
pitié de moi , il ne me reste qu'à mendier ou à mourir de
faim.
— Quelque pauvre que je sois aussi , madame , j'ai en-
core, dans un coin, deux mille francs intacts. Votre situa-
tion me touche , je vais vous en donner quinze cents. C'est
peut-être un mauvais marché que je conclus; mais je ne
puis voi;- laisser dans la détresse. A mon prochain voyage
à Paris, jo m'informerai du prix de ce rubis, et, s'il y a
lieu , je vous dédonunagerai par une nouvelle somme.
Peu de temps après, M. de *** se présente chez un joail-
lier fameux du Palais-Royal. Il tire de la |)oohc de son gilet
le rubis en question, le frotte avec sa manche en murmu-
rant d'un air insouciant :
— J'ar une petite pierre a vous montrer...
Dès que le lanidaire a jeté les yeux sur l'objet , il s'en
MUSEE DES FAMILLES.
20Û
saisit , le jette dans un tiroir dont il retire la clef, et, s'a-
dressant à ses commis :
— Fermez sur-le-champ les portes, s'écria-t-il, et courez
chercher main-forte! Et vous , ajouta-t-il en prenant au
collet M. de ***, dont la mise n'annonçait pas le possesseur
de plusieurs millions, n'essayez pas de m'échapper!
M. de**' eut beau protester, s'indigner et demander rai-
son de cette violence, le lapidaire fut inflexible.
— Enfin , murmura-l-il , comptez-vous me dérober de
force cette pierre, que...
— Cette pierre! s'écria le joaillier avec enthousiasme;
savez-vous ce que c'est que cette pierre ? c'est le Jf'atle-
ville, monsieur, le plus rare, le prince des rubis ! tfon
iguoraitson sort depuis longtemps; il passerait pour fabu-
leux, s'il n'était gravé dans notre manuel ; et vous ne sor-
tirez pas que je ne sache comment il est tombé entre vos
mains.
— Cela vaut donc quelque argent?...
— Peu vous importe à celte heure.
— 11 m'importe beaucoup; car je le tiens directement
de la dernière abbesse de AValleviile, qui est dans l'indi-
gence et qui m'a chargé de lui trouver de l'argent.
Là-dessus, M. de*** se nomma, et sut prouver qu'il n'é-
tait point un voleur. Quand il eut exhibé ses titres, ses pa-
piers et tout ce qui peut constater lidentité d'un homme:
— Combien m'offririez-vous du ^'a//cii7/e? demautia-
t-il au lapidaire.
— Ma fortune ne me permet pas d'en faire l'acquisition.
11 faudrait, pour l'acheter et le revendre, que plusieurs joail-
liers se réunissent; et qu'ils fussent intéressés à cette im-
mense aflaire par quelque événement dans les maisons
royales de lEurope, un couronnement, un mariage, par
exemple. Si vous voulez, je parlerai âmes confrères.
— C'est inutile, répliqua M. de *** ; je ne suis pas pressé
de m'en défaire.
Et, replaçant le joyau dans la poche de son gilet, il laissa
ce lapidaire enchanté d'avoir vu le Walteville une fois en
sa vie.
De retour à Besançon , M. de *** donna six mille francs
à la vieille abbesse , qui, jusqu'à son dernier jour, le bénit
et l'honora comme son bienfaiteur.
.\ l'époque du couronnement de l'Empereur, M. de ***
fut choisi par le département du Doubs pour aller compli-
menter les Majestés nouvelles. 11 porta son rubis chez un
autre joaillier, qui, moins érudit que le premier, se borna
à louer la grosseur, le poids de la pierre, sa nuance et la
pureté des facettes. 11 n'avait jamais ouï parler du ff'atte-
vilU.
— C'est dommage, observa-t-il après l'avoir examinée,
qu'elle ait sur une des tranches cette petite, tache opaque.
Sans ce défaut, elle serait parfaite.
— Ne pourrait-on l'enlever? objecta l'acquéreur.
— Si fait ; mais cette opération sur une des facettes m'o-
bligerait à modifier l'angle des autres ; ce travail vous coû-
tera deux ou trois mille francs. C'est une taille complète
sur un sujet qui excède les proportions ordinaires, et qui ^
besoin d'être rajeuni pour la forme.
Ravi de penser que grâce à lui et pour lui le fFaltevilU
allait être sans défaut, M. de '** attendit avec impatience
l'issue de l'opération. Dès qu'il lui fut remis , il admira
l'éclat éblouissant , l'air élégaut et dégagé de son joyau. Le
plaisir qu'on ressent seul n'est plaisir qu'à demi ; M. de***
résolut de faire jouir un connaisseur de celte glorieuse
transformation. 11 se souvint du premier lapidaire qu'il
avait autrefois visité ;
— Voilà , pensa-t-il, un véritable artiste et digne d'ap-
précier la perfection de mon rubis.
Pour mieux savourer l'agréable surprise du lapidaire,
M. de ***, sans se faire annoncer ni reconnaître, le va sur-
prendre à son travail.
— J'ai, dit-il avec une ambitieuse modestie, en posant
la pierre auprès d'un étau, j'ai un petit caillou à vous mon-
trer...
Le lapidaire soulève ses lunettes, jette un coup d'œildc
côté sur ce qu'on a posé là, et reprend froidement sa besogne
en murmurant :
— Je suis à vous; veuillez attendre une minute.
Ébahi de cet accueil, M. de*** ne sait que penser.
— Et combien voulez-vous de cela? dit négligemment le
lapidaire sans se détourner.
— Cela! s'écrie M. de ***; mais... cela, c'est le Tf'atte-
tille!
— Le Tratteville !\oas plaisantez, mon bon monsieur,
et vous vous adressez mal pour railler; car, moi qui vous
parle, je l'ai vu, le fFatteville, je l'ai tenu dans cette main!
Et, feuilletant un gros livre, il le plaça devant M. de***
en s'écriant:
— Tenez, voilà le portrait du U'attenlle ; jugez vous-
même de la ressemblance : cette tache sombre , cette pe-
santeur, cette taille à l'antique; tels sont les caractères du
rubis vénérable que vous calomniez.
— C'est fort juste, murmura le millionnaire avec un sou-
rire malicieux; mais je le connais aussi bien que vous, le
U'aiteville, puisque c'est moi qui vous le montrai autre-
fois, et je vous répète qu'il est sous vos yeux ; mais ravivé
et purifié de toute tache.
— Comment! c'est là...
— Oui, oui, monsieur; nous l'avons amélioré; c'est lui,
toujours lui, mais sans défaut.
— Misérable! s'écria le lapidaire en sautant à la gorse
deM.de***; vous avez déshonoré une pareille pierre! vous
avez assassiné le fraltecille, l'honneur des rubis! Sortez
de chez moi , monsieur, et n'y revenez jamais !
— Mais cette tache?
— Était son blason.
— Enfin, tel qu'il est, son prix est-il moindre ? Que vaut-
il encore?
— Rien pour moi , peu de chose pour un autre : trois ou
quatre mille francs, peut-être. Remportez, monsieur, cette
pierre bourgeoise et faites-la monter en épingle pour vous ;
je n'en veux pas.
Jugez du désespoir de notre harpagon ! Avoir détruit une
merveille n'était rien à ses yeux ; ce qui lui perça le cœur,
ce fut d'avoir déboursé dix niille francs pour un objet qui
n'en valait plus que trois mille. Il en garda rancune à la
pauvre abbesse , et il comprit si peu le ridicule de sa con-
duite en cette aventure, qu'il la contait volontiers pour
prouver qu'il était malheureux en afTaires et que rien ne
lui avait réussi dans ce mond.e.
Ainsi finit la splendeur de cette noble race, dont les chà-
tellenies éventrées s'égrenaient déjà sur le flanc des collines
du Jura. De toute sa splendeur, il n'avait survécu que cette
pierre, héritière du nom de la branche comtoise des Watte-
ville,qui périt avec elle.
En guise de commentaire, dès que j'eus terminé, le bon-
homme Ravaillard soupira, et dit:
— Le bien mal acquis ne profite jamais.
Je le laissai à son illusion consolante, et continuai de
gravir avec lui , par un sentier très-raide, hérissé d'un
cailloutage analogue à un vieux pavé de voie romaine. A
un certain embranchement de route, Ravaillard , me mou'^
296
LECTURES DU SOIPx
Irant une sorte de meule en pierre grise trouée au centre
et enfoncée dans le sol, murmura :
— Voici le support du gibet de Juan de Watte\ ille ; nous
approchons de ma demeure.
Derrière nous, le rideau des montagnes s'entr'ouvrait
soudainement, et, entre deux immenses arêtes de roc vif,
l'œil plongeait au loin sur le clocheton aigu de l'abbaye et
dans le vallon désolé de Baume ; de tous côtés se dres-
saient des bandes de rochers gris, découpant sur le ciel,
avec dureté, leurs tristes méandres, souvenirs impérissables
du déluge et du courroux du Ciel. Le long de ces talus in-
flexibles, il ne croit que des plantes malheureuses ; l'ellé-
bore, larhue, la chélidoine, lalitymale, de livides éclaires
et quelques buis contournés. Les coteaux voisins sont ca-
chés sous d'épaisses forêts.
A mesure que nous avancions, Ravaillard devenait som-
bre et intimidé. Au sommet du plateau, que les bois enve-
loppent, nous trouvâmes, dans une fondrière, les maisons
éparses du hameau de Ronnay au milieu de quelques terres
défrichées. Sur le bord d'un précipice, dans un champ pier-
reux, sont les débris d'une construction démantelée jusqu'à
un pied du sol.
— Voilà, dit mon compagnon d'une voix creuse , les
champs Ravaillard et la ruine de la première habitation de
mes pères.
Plus loin, à l'extrémité d'une file de chaumières basses,
il s'arrêta à la porte d'une masure écrasée, et, d'un air em-
barrassé, m'offrit d'entrer chez lui. Comme je franchissais
le seuil :
— Vous n'êtes pas superstitieux? demanda-t-il.
— Non, dis-je en mentant avec effronterie.
— C'est que nous portons malheur, monsieur ; Dieu ne
bénit pas notre toit.
On ne pouvait plus reculer : dans cette cabane démeu-
blée , qui accusait la plus amère indigence , le reOet du
crépuscule éclairait deux chaises de bois, une grande che-
minée noire et une table sur laquelle était un couteau. Dicn-
lôi la famille de mon hôte arriva : deux grands garçons
clUanqués chargés de ramée et une jeune fille de quatorze
an^, hâves et déguenillés.
Ronnay est le plus pauvre des hameaux du Jura ; les
Ravaillard sont les pauvres de Ronnay ; leur maison a déjà
brûlé deux fois. Les membres de celle famille sont, depuis
plusieurs générations, divisés par la haine, et les fils atten-
dent l'heure où ils sont assez forts pour battre leur père.
Ils vivent seuls , et la terre semble fermée pour eux. Ra-
vaillard me conta ses douleurs, et finit en s'écriant:
— Le sort nous poursuit, et nous payons pour des maux
que nous n'avons pas faits. Nous sommes les derniers des-
cendants de la famille de François Ravaillac (1).
Les Ravaillard ont une haute réputation de probité ; ils
exercent l'état de bûcherons, leurs pères passent pour avoir
fait de ce défilé un coupe-gorge. Après la mort de Henri IV,
forcés de s'expatrier, ils cherchèrent tout naturellement un
asile au comté de Bourgogne, soumis à l'Espagne, la mor-
telle ennemie de Henri, qui fit en Comté une guerre san-
glante. Us étaient assurés d'une protection dans cette re-
traite peu éloignée, dans un pays dont ils parlaient la
langue. Lors même que leur existence dans le Jura ne se-
rait pas attestée par quelques écrivains de la province, la
tradition constante et non interrompue des paysans du voisi-
nage ferait foi à cet égard, et la séquestration bizarre dont ils
sont l'objet est un indice remarquable. Ravaillard confesse
avoir appris son origine de son aïeul, qui la savait du sien.
La fille et les petils enfants de cet homme singulier prati-
quent le métier d'oiseleurs; ils vivent tous dans les bois,
séjour dont ils ont contracté une physionomie taciturne et
défiante. Au moment où j'allais sortir, la fille de Ravaillard,
qui a une figure d'oiseau de proie, tira de son sein une
linotte, l'étrangla net, et vint me la présenter avec un rire
silencieux.
Je pris congé d'eux en murmurant quelques formules
de consolation , après avoir eu beaucoup de peine à leur
faire accepter mon argent, contre lequel ils s'obstinèrent à
me donner des noisettes et des oiseaux moris.
Puis je cherchai à tâtons mon chemin à travers les bois,
entrevovant dans la nuit des formes étranges, tressaillant
au cri des hiboux, et rêvant avec effroi à ces crimes inouïs
que le Dieu de la Bible poursuit jusqu'à la dernière géné-
ration , comme si le sang innocent devait être offert en sa-
crifice, en échange du sang auguste et sacré des rois.
Francis WEY.
(1) L'aulheniiciié de ceUe généalogie me fui confirmée par des
erudiis qui ont remonté aux sources des traditions de leur proTincc.
La désinence ard du nom de Ravaillard ne préjuge rien contre la
réalité du fait. Les Comtois transforment en ard toutes les terminai-
sons en ac. Ainsi, dans le journal de Bonnet, bisontin contemporain
de Henri IV, on lit: « ... Celui qui la tue se nomme l'.-anço'js naiail-
-c lard, lequel a esté eiécuté cruellement et a tousioiirs maincteou
« que, ce qu'il en avoit faicl, c'estoit pour éver le public de la i}-
« rann'ie d'iceluy, et la crestienté d'estreopressée par luy clsesadlie-
.< ranls, comme l'apparence en estait notoire, dieu soit loie .' —
« Le dict Françoys Ravaillard fui exéqulé le Tiugl-scplième de may,
« en la ville de Paris, fort cruellement. »
On voit par la manière dont les Comtois envisageaient la mort de ce
roi, que les Ravaillac ne pouvaient mieux faire que de cliercher aiile
chez eux el en terre d'abbaye.
MUSEE DES FAMILLES.
297
INOUVELLE ARAGONAISE.
Vue de l'église Noire-Dame dcl
Pilar.
Depuis un mois je parcourais les villes du nord de l'Es-
pagne : j'avais déjà visité Jaca, Iluesca, Barbastro et Sol-
sona ; j'avais suivi avec délices les rives fleuries de lÈbre
en repassant dans ma mémoire les hauts faits de Sertorius,
SCS talents pour gouverner, et cette connaissance du cœur
humain qui lui lit sentir que le merveilleux agit plus puis-
samment que la raison sur l'esprit des peuples, et que le
'oug imposé par la superstition est toujours le plus respec-
JUILLET mu,
té. Dix-huit siècles s'étaient écoulés depuis que ce général
romain dictait des lois en Espagne, en feignant qu'une bi-
che blanche lui transmettait les avis des dieux ; et les leçons
du temps, le changement de maîtres et les lumières de la
religion chrétienne laissaient encore ces belles contrées
sous l'empire d'une foule de préjugés non moins aveugles.
Celte religion sainte, dont les préceptes n'enseignent que
la paix et lamour du prochain, n'a été que trop souveul
— 58 — ONZitME VOLUME,
298
LECTURES DU SOIR.
défigurée par les inquisiteurs, qui faisaient trembler devant
Télendard de la croix un peuple qui n'aurait dû voir dans
ce signe sacré qu'un gage de rédemption et de salut.
Ces réflexions m'avaient insensiblement conduit à pied
jusqu'aux portes de Saragosse. Ma voiture et mes gens
^ inrent me rejoindre à l'hôtel que je leur avais indiciué, et,
avant de me donner le temps de lui commander mon sou-
per, rhôte me prévint que j'arrivais à propos dans la ville
pourvoir, le lendemain (2 juillet), la fête de la Visitation
dans TégliBe de Notre-Dame del Pilar. Il s'étendit longue-
ment sur la magnificence de cette cérémonie, sur le nom-
bre de cierges, d'ex-voto et de dons de toute espèce dont
la sainte et miraculeuse image serait entourée dans cette
solennité, et le récit n'aurait fini de longtemps, si l'appé-
tit que j'avais gagné dans ma longue promenade ne m'eût
fait crier plus haut pour demander à manger, que mon hôte
ne criait lui-même pour me vanter la fête du lendemain.
Enfin, ayant réussi à me faire entendre, je fus servi passa-
blement, et, ma plus grande faim apaisée, je pus prêter
l'oreille aux merveilleuses descriptions de l'emphatique
personnage chez qui je m'étais logé.* De temps en temps il
s'interrompait pour regarder par la fenêtre de la salle où il
m'avait établi, et je ne pus ni'empécher de lui demander la
cause de l'inquiétude où il paraissait être.
— Je regarde, dit-il, si ma femme et ma fille reviennent
de la visite qu'elles ont voulu faire à la solitaire de la grotte
Amarilla.
— Qu'est-ce, lui dis-je, que cette solitaire?
A cette question, la figure de mon hôte prit une expres-
sion d'étonnement dédaigneux, comme s'il eût été honteux
et absurde de ma part de ne pas connaître une chose de
ce genre. Cependant il voulut bien, après un moment de
réflexion, condescendre à me faire le récit suivant; mais
non sans me faire sentir que ma qualité d'étranger pouvait
seule faire excuser mon ignorance sur un fait connu dans
toute la province d'Aragun.
— La sohtaue dont je vous parle, seùor , me dit-il,
n'est pas née dans nos cantons. On la croit originaire de
Valence, mais personne cependant ne connaît sa famille
ni ne peut atïirmcr au juste quel est le lieu de sa naissance.
La pureté de son langage et l'absence de tout accent
dans sa prononciation , font seulement présumer qu'elle
est née dans la province où la langue espagnole est parlée
avec une grâce et une élégance qu'on ne trouve nulle part
ailleurs. Du reste, il est impossible de ne pas reconnaître
on doua Alicia (c'est le nom de la solitaire) une éducation
parfaite et un savoir peu commun chez les femmes espa-
gnoles. On dit qu'en France, en .\ngleterrc et en Italie, les
dames cultivent les sciences et les arts avec un grand suc-
cès ; mais chez nous, une femme instruite est un prodige, et
c'est en grande partie à la rareté de ce genre de mérite que
dona Alicia doit sa célébrité. .\ peine âgée de trente ans,
elle est affaiblie par de précoces infirmités, et chaque jour
peut priver l'Aragon de son plus précieux trésor. Tout le
monde la regarde comme une sainte qui est en communi-
cation avec le Ciel. Dans tous les embarras qui surviennent
dans les familles, on la consulte comme un oracle, et, pour
ajouter au merveilleux qui l'environne, il n'est pas rare
qu'elle réponde en vers aux questions qu'on lui adresse.
Ma femme et ma fille sont allées lui demander son avis sur
un projet de mariage pour-cette dernière, et nous ne vou-
drions pas sans cela conclure une affaire dont le bonheur
uc notre unique et chère enfant doit dépendre. Voilà pour-
quoi, senor, vous me voyez sans cesse regarder à la fenê-
tre ; il me tarde de savoir si mon Inès a obtenu une réponse
conforme aux vœux de son cœur, et, si le mariage doit se
faire, je vous retiens, en votre qualité d'étranger, pour
vous faire voir les cérémonies d'une noce esi»aguole.
Je remerciai mon hôte de la complaisance qu'il avait mise
àm'instruirede ce qu'il savait de la solitaire, et je lui pro-
mis d'accepter son invitation si le mariage de sa fille avait
lieu, mon désir étant de passer plusieurs semaines à Sa-
ragosse. Je lui fis encore beaucoup d'autres questions, aux-
quelles il répondit fort en détail, et j'appris de lui que la
solitaire avait fixé sa résidence dans une grotte souterraine
formée dans les cavités d'une des mines de sel gemme qui
abondent dans l'Aragon. La grotte Amarilla, ou grotte
jaune, est ainsi nommée de la couleur de ses parois, les-
quelles sont entièrement formées d'un sel brillant, et qui,
éclairées par la lumière de deux lampes que la solitaire y
entretient sans cesse, reflètent l'éclat de l'or et des plus
belles topazes, de manière à faire de l'asile mystérieux d'A-
licia le lieu le plus propre à parler à l'imagination.
Tout ce que me racontait mon hôte se gravait dans
mon esprit, et je sentais s'accroître en moi le désir de
visiter cette étonnante créature, dont la réputation s'éten-
dait au loin, tandis que sa personne était déjà, quoi-
que vivante, ensevelie dans les entrailles de la terre. Je
demandai si elle recevait aussi les étrangers, et sur la ré-
ponse affirmative de mon hôte, je lui proposai de m'y faire
conduire le plus tôt possible par un guide qui m'enseigne-
rait le chemin de la grotte.
Dans le moment où je faisais cette demande , la femme
et la fille de mon hôte arrivèrent, et, au grand désappoin-
tement du père, elles dirent qu'elles n'avaient pu obtenir
audience de doiia Alicia , parce qu'elle était en prières à
cause des vigiles de la fêle de la Visitation, et qu'elle ne
recevrait que le surlendemain les personnes qui voudraient
la visiter. Je fus vivement contrarié de ce retard, mais je
n'en laissai rien paraître ; car mes hôtes ne m'auraient pas
pardonné de préférer une visite à la solitaire aux pompes
de la fête de Notre-Dame del Pilar.
Je me dédommageai de ce contre-temps en faisant con-
naissance avec mes hôtesses. La mère, âgée d'emiron
trente-deux ans, avait encore des traits charmants ; mais
elle avait les défauts de presque toutes les femmes espa-
gnoles, c'est-à-dire des hanches trop prononcées, une taille
un peu épaisse et une peau brune et luisante. Cependant
de grands yeux noirs , fendus en amandes et très-expres-
sifs , de longues tresses d'ébène relevées gracieusement
au-dessus de sa tête, et le charme magique d'un voile posé
avec art, et dont la finesse et la transparence projetaient
sur cette figure les ombres les plus favorables, tout cet en-
semble enfin faisait de Michaela une femme remarqua-
ble, d;ins un pays surtout où ses défauts étaient ceux de
tout son sexe, et où par conséquent ils n'étaient nullement
choquants.
Inès, sa fille, réunissait aux agréments de sa mère une
taille souple et légère , un air d'innocence et de gaieté
qui embellissait encore son joli visage. Le travail de son
père lui donnait de l'aisance, mais ne l'astreignait pas ù
cette réclusion ennuyeuse que la naissance impose aux
femmes d'une classe élevée, .\insi je pouvais à toute heure
jouir de la conversation naïve de Taimable Inès, dont l'es-
prit vif, quoique non cultivé, plaisait à mon imagination
et m'inspirait une véritable bienveillance.
Dans un entretien que j'eus le soir même avec celte jeune
fille, j'appris que sa mère désirait que je les accompa-
gnasse le lendemain de la fête à la grotte d'.\licia. Uiou ne
pouvait me convenir davantage, et je promis avec joie mon
bras aux deux aimables pèlerines. Inès me parla aussi de
son prétendu : elle m'apprit qu'il était peintre , qu'il avait
MUSEE DES FAMILLES.
?09
beaucoup de talent, mais que ce qui déplaisait à son père,
c'était que ce jeune homme travaillait indistinctement pour
des sujets communs , tels que des portraits de gens d'une
classe obscure , et qu'il paraissait mettre autant de zèle à
ces sortes d'ouvrages qu'îi ceux qui lui étaient commandes
pour les palais ou pour les temples des grandes villes.
— Juanito n'est pas riche, dit-elle, et ce n'est qu'en tra-
vaillant sans relâche, et pour tous ceux qui lui comman-
dent de l'ouvrage, qu'il a pu amasser la somme d'argent qui
lui donne le droit de prétendre à ma main. Nous nous se-
rions aimés eu vain , si mon père ne lui connaissait pas ce
petit trésor; mais il voudrait que Juanito abandonnât les
sujets communs pour se consacrer uniquement aux ta-
bleaux d'histoire du genre le plus relevé, afin d'accroître
sa réputation. Juanito, au contraire, regarderait comme
une ingratitude de renoncer à ce qui fut la source de sa
petite fortune : c'est là ce qui embarrasse mes parents.
Ma mère est toute pour moi, c'est-à-dire pour Juanito;
mais mon père ne peut oublier qu'il a peint des enseignes,
et son amour-propre l'empêche de nous donner son con-
sentement sans l'avis de la solitaire. Voilà pourquoi nous
allons la consulter. J'espère que sa réponse nous sera favo-
rable, car elle est femme, elle a peut-être aimé, et elle sen-
tira que le bonheur vaut mieux que la vaine gloire de ne
peindre que pour les grands.
L'aimable Inès rae souhaita le bonsoir en finissant cette
confidence, et j'allai chercher dans le sommeil le moyen
de raccourcir les heures qui devaient s'écouler jusqu'à
celle où nous ferions le pèlerinage projeté à la grotte d'A-
licia.
Le jour suivant était le 2 juillet, fête de la Visitation.
Les premières lueurs de l'aurore furent saluées par le son
des cloches, le roulement des tambours et une salve de
cent coups de canon, annonçant la solennité du jour qui
allait commencer. A cette époque de Tannée, et sous le beau
ciel de l'Espagne, on peut dire qu'il n'y a point de nuit;
à peine le voyageur a-t-il essayé de prendre un peu de re-
pos qu'il est réveillé par les sérénades ; et, la guitare à la
main , chaque galant caballero va attendre les premiers
rayons du jour sous les fenêtres de sa belle, et lui prépa-
rer un doux réveil en chantant son amoureux souci.
Moi qui, à cette période de ma vie, n'avais le cœur occu-
pé d'aucune belle, j'aurais voulu pouvoir dormir pour ré-
parer les fatigues de la veille; mais, ma chambre donnant
sur la rue, je fus condamné à entendre tous les chants du
voisinage, et je ne pus fermer l'œil de toute la nuit. Le
lendemain , au point du jour, j'étais levé, et je pus voir
les différents ordres de pénitents, noirs, gris ou blancs,
aller aux lieux de rendez-vous où ils s'assemblent, pour
de là se rendre en corps à la cérémonie religieuse. Un nom-
bre considérable d'habitants de la ville, quoique laïques,
s'affublent, les jours de fête, d'une espèce de domino , noir,
gris ou blanc, qui leur couvre la tête et tout le corps,
n'ayant pour voir et pour respirer que deux trous prati-
qués dans l'étoffe, et qui se trouvent en face des yeux.
Bientôt le son des cloches de toutes les églises, et la foule
grossissant à chaque instant, annoncèrent le commence-
ment de la cérémonie. J'achevai à la hâte ma toilette, j'avalai
une tasse d'excellent chocolat, préparé par les belles mains
de Michaëla elle-même, et, à huit heures, je pus lui offrir
mon bras ainsi qu'à sa lille, poursuivre la foule, qui nous
conduisit à Notre-Dame del Pilar.
Je n'entrerai pas ici dans une description artistique de
l'édifice qui renferme la miraculeuse image. Tant d'autres
voyageurs se font un mérite de n'oublier ni une volute,
ni une colonnette, de compter les feuilles d'acanthe et les
modillons de tous les chapiteaux, que mes leclrices me
sauront gré de leur épargner celle nomenclature. J'aime
mieux les faire entrer de suite dans l'intérieur du temple
où je venais moi-même de pénétrer, malgré la foule com-
pacle qui en obstruait le parvis.
Quelque brillant que fût l'éclat du jour à cette heure et
par le plus beau temps qu'on puisse imaginer, je fus ébloui
par la clarté magique qui régnait sous ces voûtes majes-
tueuses et dans le sanctuaire où était placée la statue de la
Vierge del Pilar. Je ne sais si des réflecteurs cachés décu-
plaient l'effet des cierges, des lustreset des lampes répan-
dus à profusion dans les vastes nefs de l'église, mais le
fait est que jamais mes yeux n'avaient été frappés d'une
lumière pareille, et que je fus un quart d'heure sans pou-
voir les ouvrir assez pour distinguer quelque chose.
Au fond d'un sanctuaire où la flamme de mille bougies
rivalisait avec l'éclat de l'or et des pierreries, s'élève le fa-
meux pilier qui a donné son nom à TédiCce et à la ma-
done qu'il supporte. Ce pilier, apporté, dit-on, parles
anges dans cet endroit, et qu'aucune main humaine n'a
jamais pu déplacer, est d'une pierre presque brute, sans
sculptures ni ornements quelconques. Il est le sujet d'une
antique légende, que les Espagnols ont adoptée dans tous
ses détails, et qu'ils croient comme si elle faisait partie du
symbole de la fui catholique. Nul assurément n'est plus
porté que moi à croire à la puissance de Dieu; il suffit
d'ouvrir les yeux sur les merveilles de la création , pour re-
connaître une suite de miracles dans tout ce qui nous en-
vironne : mais en Espagne, chaque ville , chaque bourg ,
chaque hameau, a son image miraculeuse, et, à force de
multiplier ces prodiges, on ébranle la croyance de? hommes
au lieu de leur en inspirer.
Mais revenons au pilier. Revêtu de brocart, de dentelles,
de fleurs, de perles et de diamants, il est invisible dans ces
jours de solennité, et on ne peut le voir que lorsque les
fêtes sont passées et que sa nature abrupte apparaît aux
regards des fidèles dans toute sa nudité. Quant à la statue
de la Vierge, est-elle de bois, de métal ou de marbre? c'est
ce que je n ai pu voir, et bien d'autres que moi n'en savent
pas davantage, car elle est toujours voilée et tellement sur-
chargée de bijoux et d'ornements, qu'aucun œil profane
ne l'a jamais vue à découvert. Ce jour-là elle était cou-
verte , de la tête aux pieds , par un voile de la plus riche
dentelle, parsemé d'étoiles d'or et de chatons de saphirs.
Sur sa tèle était posée une couronne de brillants, et mes
yeux ne purent voir d'elle que la forme d'une femme por-
tant son enfant sur le bras gauche, et étendant là main
droite comme pour bénir les fidèles prosternés par mil-
liers à ses pieds. Quatre riches trépieds d'argent soute-
naient des cassolettes du même métal, dans lesquelles brû-
laient de suaves parfums, et dont le brasier était entretenu
par quatre jeunes lévites couronnés de roses blanches et
revêtus de longues tuniques de dentelle. On eût dit quatre
beaux anges voués au culie de la Reine des cieux.
La balustrade qui ferme le sanctuaire est eu argent mas-
sif, d'un travail plus riche que gracieux. Six candélabres
de bronze doré, de huit pieds d'élévation et portant chacun
soixante bougies, entouraient l'autel placé devant l'image
de la Vierge. C'est sur cet autel que fut dite une messe
basse, par le prieur des hiéronymites du couvent de Sainte-
Eugracie, et pendant qu'on la célébrait, une musique fort
hellène cessa de se faire entendre dans une tribune voilée,
de sorte qu'il semblait que cette mélodie descendit du
ciel pendant la célébration des saints mystères. Tout parle
aux sens dans les cérémonies religieuses en Espagne. Si
l'on reproche avec raison au culte protestant la nudité des
300
LECTURES DU SOIR.
temples et la simplicité austère des services, on peut aussi
blâmer la profusion des ornements des églises espa-
gnoles; profusion dénuée de goût, qui les fait ressembler
plutôt à des bazars qu'à la maison de Dieu. L'architec-
ture intérieure disparait sous les tableaux, les tentures et
les ornements de clinquant. Les statues, au lieu de rester
telles queTanisle les a faites, sont toutes vêtues de brocart
plus ou moins riche, selon la solennité du jour, et chaque
saint ou sainte a sa garderobe aussi bien montée que celle
d'une jolie femme.
Mais laissons défiler la procession, dans laquelle la statue
de la Vierge est portée sur un riche brancard , au milieu
d'une foule de prêtres et de religieux de tous les ordres,
et suivie par une foule immense, composée de toutes les
classes de la population de la ville. Je ramenai chez elle
Michaëla et sa fille et j'allâT faire la siesta.
Le lendemain, au point du jour, j'étais debout, préparant
ma toilette de voyage et comptant les heures jusqu'au réveil
de Michaëla et d'Inès. Entin j'entendis leurs voix dans la
salle à manger, et, en y entrant, je les trouvai prêtes à
partir, la tête couverte d'un large somirero pour se ga-
rantir de l'ardeur du soleil. Un bon et solide déjeuner nous
donna des forces pour la roule, et nous nous mîmes gaie-
ment en chemin, avec cette satisfaction qui accompagne
toujours une espérance prête à se réaliser
lins et sa mère marchaient bien, et les deux lieues qui
séparaient Saragosse de la montagne sous laquelle était
située la grotte d'Alicia furent parcourues lestement et sans
fatigue, grâce au gentil babil de mes deux compagnes.
Arrivés au pied d'une montagne peu élevée, nous traver-
sâmes le Xalon sur un pont de bois à demi ruiné, et, tour-
nant sur la gauche, nous aperçûmes, sous un massif d'oli-
viers, une roche grisâtre, au centre de laquelle était une
ouverture en forme de porche , mais n'ayant environ que
quatre pieds d'élévation.
— Voici l'entrée de la grotte, me dit Michaëla; si la so-
litaire peut nous recevoir, nous allons trouver une lampe
allumée sur une pierre , et elle nous servira à guider nos
pas dans l'obscurité.
Eu effet, je vis bientôt avec une joie indicible la lueur de
cette lampe, posée là sans doute par la main de cet être
mystérieux qui m'inspirait une si vive curiosité. Je m'en
emparai, et, précédant mes deux compagnes, je marchai,
ie corps à moitié courbé, sous des voûtes étroites, dont les
parois me semblèrent formées de roches brunes, humides
au toucher et parsemées, çà et là, de parcelles brillantes
comme du mica, dont le poli reflétait la lumière de la lampe
que je tenais à la main. L'allée sombre que nous parcou-
rions me parut d'une longueur immense. Le sol était visi-
blement en pente, et, dans la route sinueuse que nous
décrivions, nous ne pouvions manquer de descendre à une
profondeur assez considérable. 11 y avait au moins qua-
rante minutes que nous marchions ainsi, lorsque des sons
harmonieux vinrent frapper mon oreille et arrêter mes pas.
— C'est elle, me dit à demi-voix Michaëla; elle chante
sans doute, en s'accompagnant sur sa harpe, des prières
qu'elle compose elle-même, car elle a tous les talents, et
il n'y a que les .anges qui aient pu l'instruire comme elle
l'est.
En efTct, à mesure que nous approchions, nous enten-
dîmes plus distinctement de savants accords, se mêlant
aux accents d'une voix pure, dont les nombreux échos de
la caverne répétaient les suaves modulations.
J'arrêtai Michaëla, dont l'impatience allait précipiter les
pas et inlenoini)rc lu solitaire dans l'homninge qu'elle ren-
dait au Créateur. Je jouissais délicieusement eu écoulant
cette voix , dont les sons enchanteurs exerçaient un pou-
voir magique sur tous mes sens, quoique je fusse encore à
une distance qui ne me permettait pas d'entendre les pa-
roles. Après quelques minutes d'une véritable extase,
j'avançai un peu, et que devius-je, en entendant la soli-
taire prononcer en très-bon français, et avec l'accent le
plus pur, la finale d'une strophe terminée par ces vers :
A mon pays, gloire et bonheur,
A moi, mon Dieu, la paii du cœur !
Rien des gens riront peut-être en voyant un homme, un
militaire surtout, verser des larmes d'attendrissement en
entendant subitement, à deux cents lieues de chez lui, par-
ler la langue de son pays. Mais cette faiblesse (si c'en est
une), je n'en rougis pas. Le moment où je l'éprouvai était
accompagné de circonstances si émouvantes , qu'à ma place
tout homme doué de quelque sensibilité en eût fait autant.
Je sais parfaitement la langue espagnole et je la parle aussi
facilement que le français , mais depuis plus d'un an je
n'avais pas entendu un seul mot prononcé dans ma langue
maternelle : c'était dans les entrailles de la terre qu'une
voix de femme, d'une pureté surnaturelle, me faisait en-
tendre ces accents aimés... Puis elle priait pour son pays:
ce pays, c'était peut-être cette France, si chère à tous ceux
qui lui doivent le jour! 11 y avait donc, selon toute appa-
rence, quelque chose qui nous était commun. Sans tarder
davantage, j'avançai rapidement près d'une porte en bois
dont je cherchai vainement la clef. Je frappai légèrement,
et, à l'instant, par un ressort caché, la porte s'ouvrit et
me laissa voir l'intérieur de la grotte : le fond était occupé
par un autel, dont les seuls ornements consistaient en
douze flambeaux et autant de vases de fleurs, entourant un
magnifique Christ d'ivoire sur une croix d'ébène.
Mes yeux, comme on peut le croire, cherchèrent d'abord
la solitaire ; mais ne la voyant pas, et n'osant avancer sans
son ordre, j'eus le temps d'examiner cette grotte magique,
dont les récits de mon hôte ne m'avaient donné qu'une im-
parfaite idée. La voûte avait au moins soixante pieds d'élé-
vation. Elle était soutenue sur vingt colonnes de sel gemme,
dont les nuances variaient, dans le bas, du grenat au rubis,
et, dans le haut, de l'hyacinthe à la topaze. Quatre lustres
d'ébène, supportant chacun douze lampes de cristal, étaient
suspendues à la voûte, et éclairant ce sanctuaire admira-
ble, faisaient briller les parois de la grotte et la transpa-
rence des colonnes de tous les feux des plus éclatantes
pierreries. L'imagination la plus riche pourrait à peine
créer une féerie qui approchât de cette merveillleuse réa-
lité. Toutes les facultés de mon âme étaient suspendues
dans celte contemplation , dont je fus tiré par une voix
douce, qui , dans le plus pur dialecte castillan , nous de-
manda ce qui nous amenait près d'elle, et en quoi elle pou-
vait nous être utile.
Je me retournai vivement, et derrière une légère balus-
trade de roseaux, que je n'avais pas remarquée en entrant,
je vis une femme, d'une taille moyenne, vêtue d'une longue
tunique de serge blanche, la tète couverte d'un voile d'une
mousseline assez claire pour qu'elle pût nous voir à
travers, mais trop peu pour qu'il nous fût possible de
distinguer ses traits. Ses mains, d'une rare beauté et
d'une blancheur d'albâtre, étaient posées sur l'appui de la
balustrade, et semblaient soutenir son corps, frêle et mince
comme un jonc. Je laissai approcher Mioliaéla et Inès les
premières, non-seulement par égard pour leur sexe, mais
aussi pour me donner le temps de me remettre de l'émo-
lion que mo causait tout ce que je voyais.
Micliacla détailla à la solitaire tout ce qu'elle devait sa-
MUSEE DES FAMILLES.
301
voir pour asseoir son jugement sur le projet de mariage
(l'Inès. Alicia, avec une grande sagacité, fit à la mère et à
la flile une foule de questions qui montraient que ce n'é-
tait point un avis pris au hasard quelle allait donner, mais
le fruit d'un examen approfondi. Après s'être recueillie un
moment, les mains jointes et la tète inclinée, elle la releva
par le mouvement le plus noble, et, !a main droite éten-
due, elle fît entendre ces paroles, prononcées avec l'accent
de l'insniration.
— Jeune fille, l'homme que tu aimes est digne de toi.
Dis à ton père que le Ciel réprouve les pitoyaMcs et pué-
rils calculs de l'amour-propre qu'il oppose à les vœux. Une
conduite irréprochable, des talents distingués et une afTec-
tion partagée par toi, sont des titres incontestables à l'ad-
mission de ce jeune homme dans sa famille. .Si mon avis
est compté pour quelque chose par ton père, si le bonheur
de son enfant lui est cher, qu'il consente à cette union : elle
est écrite dans le ciel et Dieu la bénira.
j^5:?~'S^;?^^^^^«^SS^SJ5SïX^
La solitaire.
On comprend quelle fut la joie d'Inès et de sa mère.
Nul peuple n'est comparable aux Espagnols lorsqu'il s'agit
d'exprimer un sentiment passionné. Ces deux femmes,
surtout la mère, étaient vraiment éloquentes, et le bonheur
promis par la solitaire se peignait si vivement à leur ima-
gination, qu'elles en jouissaient déjà, et en rendaient grâce
avec feu à celle qui venait de le leur assurer.
Après avoir écouté avec bonté cette touchante explosion
de la reconnaissance de deux cœurs simples et honnêtes,
la solitaire se tourna de mon côté et me demanda ce qui
m'amenait près d'elle.
— Rien autre chose, madame, lui dis-je en français, que
le désir de contempler pendant quelques moments la mer-
veille de l'Aragon.
— Ciel! un Français, dit-elle en joignant les mains et se
soutenant à peine. Oh ! merci, mon Dieu ! je n'espérais plus
en voir un seul avant de mourir.
Mes yeux se portèrent avec anxiété sur toute l'étendue
de la balustrade pour y découvTir une porte qui me permît
d'entrer près d' Alicia et de lui porter secours, car je la crus
prête à s'évanouir; mais elle devina ma pensée, et, repre-
nant la parole avec un son de voix d'une douceur enchan-
teresse , elle me dit en français , de manière à n'être pas
comprise par mes deux compagnes :
— Monsieur, je me sens bien faible et bien souffrante
aujourd'hui ; seriez-vous assez bon pour revenir encore
une fois me visiter et me parler de la France, qui, après
Dieu, possède toutes mes afTections?
— Ah ! parlez , madame , ordonnez ; veuillez désigner
302
LECTURES DU SOIR.
vous-même le moment où j'aurai le bonheur de me rendre
près de vous.
— Eh bien ! demain, à midi. Si vous habitez Saragosse,
vous ne pourriez faire la route à cette heure sans souffrir
de l'excessive chaleur; partez de chez vous le matin, venez
vous reposer chez un vieux paire qui pourvoit à tous les
besoins de ma vie; sa cabane est à cent pas de l'entrée de
ma grotte, sur la gauche. Là, vous trouverez du lait , des
fruits, du pain noir, et des nattes pour vous reposer, et, à
midi, vous me trouverez prête à vous recevoir, et heureuse
de pouvoir encore une fois parler des lieux dont le souve-
nir sera ma dernière pensée.
Alors .\lieia, avec cette grâce noble que possèdent seules
les femmes de la plus haute condition, me salua, et tira
le cordon d'un vaste rideau vert qui la cacha à nos yeux.
Le même ressort qui avait ouvert la porte de la grotte au
moment de notre arrivée l'ouvrit encore à notre sortie,
et elle se referma derrière nous , comme si une main
invisible l'eût poussée. Nous nous retrouvâmes dans le
couloir souterrain , qui bientôt nous rendit à l'air tiède
d'une belle soirée et à la clarté du soleil couchant.
Nous revenions , mes compagnes et moi, dans des
dispositions d'esprit bien différentes. Elles étaient sa-
tisfaites ; elles savaient tout ce qu'elles désiraient savoir,
et leur joie se manifestait par un flux de paroles qui
ne tarit pas depuis la sortie de la grotte jusqu'à Sara-
gosse. Bien différent d'elles, j'étais absorbé dans mes ré-
flexions, et le peu que je venais d'entendre me faisait sen-
tir combien de choses encore il me restait à apprendre.
Quelle pouvait être ccIté femme si extraordinaire? Tous les
indices qu'elle laissait paraître semblaient annoncer en elle
une haute origine, et, soit qu'elle fut Française ou Espa-
gnole, elle connaissait les deux pays, les deux idiomes, et
les manières nobles et élégantes qui sont en usage dans la
meilleure société des deux nations. Ce lendemain qui m'é-
tait promis occupait si vivement ma pensée, que, prétex-
tant un peu de fatigue , je laissai Michaëla et Inès à leur
joie bruyante, et me retirai chez moi pour rêver tout à mon
aise à dona Alicia.
Le soleil du lendemain dorait à peine la pointe des clo-
chers de Saragosse, que je reprenais le bâton du pMerin
et me mettais en route pour mon intéressant rendez-
vous. J'arrivai près de la première entrée du souterrain
avant la chaleur du jour, et me dirigeant sur la gauche,
d'après l'indication que m'avait donnée la solitaire, je ne
tardai pas à voir la cabane du paire, dont les chèvres pais-
saient sur la monfaghé. Je trouvai un vieillard courbé
par l'âge, mais dont les facultés morales n'avaient rien
perdu, et qui m'accueillit avec cordialité lorsque je lui dis
que je venais lui demander asile par ordre de dona Alicia
en attendant Thcurc où il me serait permis de la voir. A
ce nom, le bonhomme ôta son bonnet et resta tête nue tant
que nous parlâmes de la sainte (c'est ainsi qu'il appelait
la solitaire), bien persuadé de la sainteté de sa mission sur
la terre et de ses relations journalières avec le Ciel.
Tout ce que j'appris de cet homme me confirma dans la
haute opinion que je m'étais déjà formée sur cette femme
extraordinaire. Il me raconta tous les détails de celte vie
ascétique, toute de privations, de prières, de méditations et
de bonnes œuvres.
— Elle est très-riche, me dit-il, mais c'est pour les pau-
vres, les malades et les gens en peine qu'elle dépense sa
fortune. Pour elle, rien. l)u pain, un peu de lait, les figues
de la montagne, voilà sa nourriture. La mousse de nos ro-
chers, voilà sa couche. Quant à ses vêtements, c'est elle
seule qui les fait. Tous les ans je vais à la ville acheter de
la serge blanche pour lui faire deux tuniques, et de la mous-
seline pour lui faire deux voiles. Voilà toute sa dépense
personnelle. Ma fille, qui est mariée à une lieue d'ici, vient
toutes les semaines chercher son linge pour le blanchir, et
c'est là que se bornent ses relations avec le monde, si tou-
tefois j'en excepte les visites qu'elle reçoit des fidèles qui
viennent la consulter sur les choses qui les intéressent.
Mais jamais elle ne leur fait une question pour son compte
sur ce qui se passe sur la terre. Elle ignore ce qu'on fait,
ce qu'on dit ; elle n'est plus de ce monde , et si elle consent
à se laisser voir encore quelquefois , c'est toujours pour
rendre service et jamais pour son intérêt personnel.
— Je l'ai entendue chanter d'une manière admirable,
dis-je, lorsque je suis venu hier la visiter.
— Oh ! oui , je le crois bien. Elle chante avec les anges,
et aussi bien qu'eux. Tous les matins et tous les soirs, et
souvent dans le milieu de la nuit, elle chante et joue de la
harpe : ce sont des prières qu'elle fait comme cela, mais
dans une langue qui est sans doute celle qu'on parle dans
le ciel, car souvent je l'ai écoutée sans pouvoir y rien com-
prendre.
— Mais vous souvenez-Tous de l'avoir rue arriver dans
ce pays, et, avant elle, aviez-vous connaissance de la grotte
qu'elle habite?
— Oui, sans doute, je l'ai vue arriver. Un soir, je gardais
mes chèvres sur la montagne ; je priais la vierge Marie, car
c'était l'heure de l'angélus; je vis venir à moi une femme
vêtue de blanc et voilée : je crus que c'était la Reine du ciel
qui venait recevoir l'hommage de son humble serviteur;
mais je vis bientôt que c'était une femme de la terre , car
elle souffrait, elle était tremblante et prête à tomber en
défaillance. Je me hâtai de l'amener ici, dans ma cabane,
et de lui offrir le peu de nourriture qu'il était en mon pou-
voir de lui donner. Quand elle eut un peu mangé, elle me
dit qu'elle venait s'établir dans ce pays, qu'elle avait trouvé
une grotte superbe , dans laquelle elle voulait se fixer, et
que si je voulais l'aider à la déblayer de quelques masses
de sel et de pierres qui s'étaient détachées et qui obstruaient
le sol, je lui rendrais un grand service. 11 y avait dans sa
voix quelque chose de surnaturel, qui persuadait et à quoi
il était impossible de résister. Je promis donc tout ce qu'elle
voulut. Je ne connaissais pas celte grotte: je savais seu-
lement que c'était une des mines de sel, comme il y en
a plusieurs dans l'Aragon ; mais celle-ci , depuis bmg-
tcmps, était abandonnée et elle passait pour être hantée
par des esprits. Nul dans le pays n'aurait osé y pénétrer;
mais quand j'entendis une faible femme me dire qu'elle
l'avait visitée et qu'elle voulait y demeurer, j'aurais eu
honte de reculer devant une chose qu'elle avait faite. Il fut
donc décidé que le lendemain je l'accompagnerais à la
grotte, et que, sous sa dirocliou, j'y ferais los travaux
qu'elle me prescrirait. Je lui laissai ma cabane pour elle
seule la nuit suivante, et me relirai dans l'étable de mes
chèvres, pour qu'elle fût plus libre et plus tranquille. Ce
fut dans celle nuit que, pour la première fois, je l'entendis
chanter. Je crus n'être plus sur la terre, ou qu'un ange du
ciel avait pris celle forme pour enseigner aux hommes la
manière de louer Dieu. Mais qui pourrait Pimiter, ô mon
Dieu! qui pourrait chanter ainsi ! Le lendemain, au point
du jour, elle parut sur la porte de la cabane. Elle me
trouva prosterne à deux genoux et écoutant encore, quoi-
que depuis longtemps elle ne chantai plus.
— Allons, Jaïme, me. dit-elle, parlons |>our ma nouvelle
demeure. Prends avec toi de la lumière, de la nourriture
pour la journée el ce qui te sera nécessaire pour netloyer
la grotte. Le reste se fera avec le temps.
MUSEE DES FAMILLES.
303
Je remis la garde de mes chèvres à un paire de mes
amis qui demeurait non loin de hioi, et nous partîmes sans
que la sainte voulût prendre autre chose qu'une tasse de
lait pour toute nourriture. Elle s'aperçut que je tremblais
un peu en entrant dans le conduit obscur qui descend sous
la montagne.
— Laisse-moi passer la première, me dit-elle résolu-
ment; j'ai déjà fait ce chemin, je le connais, et tu me sui-
vras. Je vous demande si je pouvais hésiter! Nous arri-
vâmes dans la grotte, et, malgré l'encombrement du sol,
je me crus dans une magnifique église. Celle voûte bril-
lante comme les étoiles du ciel , ces piliers transparents,
l'air doux et tiède qu'on y respirait, tout cela ne pouvait
être que l'œuvre de Dieu, qui voulait être adoré dans les
entrailles de la terre comme il Test à sa surface, dans les
temples qui sont bâtis par les hommes. Mon preiuier mou-
vement fut de tomber à genoux et de prier avec ferveur;
le second, de me mettre de suite à l'ouvrage pour rendre
ce lieu digne de sa deslinaliou. Doiia Alicia dirigeait tous
mes travaux, et en moins de huit jours la grotte fut net-
toyée, nivelée et débarrassée de tout ce qui nuisait à une
libre circulation. Chaque soir, dona .\licia venait coucher
dans ma cabane, et sa sobriété est telle, qu'elle ne prenait
qu'un peu de lait le matin avant de partir pour la grotte,
et, le soir, en revenant à la cabane, elle mangeait quelques
figues, un peu de pain et ne buvait jamais que de l'eau.
J'avais fait la palissade de roseaux qui sépare sa demeure
particulière de la nef du temple. Quand cette balustrade
fut posée, elle me fit faire une natte de paille pour lui ser-
vir de lit. Puis elle me fit partir pour Saragosse, avec une
lettre qu'elle écrivit à uu digne religieux hiéronymite, pour
le prier de m'accompagner et de me diriger dans l'acqui-
sition des choses dont elle avait besoin pour son église et
pour elle-même. Elle me donna beaucoup d'or pour ache-
ter un autel, des flambeaux, des lustres, des vases de fleurs
et le beau Christ que vous avez pu voir sur l'autel. Elle
v oulut que tous ces objets fussent en ébène, disant que la
gr otte était assez brillante par les œuvres de Dieu, sans que
'.a main des hommes cherchât à rivaliser avec elles par
des ouvrages d'orfèvrerie. Le bon religieux choisit tous ces
objets, ainsi qu'une harpe, une horloge et quelques petites
vaisselles de poterie de terre commune pour sou usage
personnel. Je fis charger une voiture de tous ces objets, je
les fis amener à la grotte, et je les plaçai sous la direction •
de doïia Alicia, qui resta toujours si bien voilée, que ja-
mais mes yeux n'ont aperçu son visage.
Lorsque la grotte fut dans l'état où vous l'avez vue, doSa
Alicia m'envoya chercher le religieux qui avait sa con-
fiance. Il vint, bénit la grotte, y célébra la messe, donna
la communion à la sainte et partit, pénétré de respect et
d'admiration pour la courageuse résolution de cette femme
si faible et si délicate, qui se vouait à une existence qui
effrayerait les hommes les plus forts.
A dater de ce jour dona Alicia s'établit dans sa grotte et
n'en est jamais sortie. Je fus chargé par elle de lui appor-
ter chaque jour du pain, du lait et quelques fruits. Jamais
elle ne prend autre chose. Un jour, j'avais placé dans le
panier aux provisions une galette que ma fille m'avait ap-
portée ; mais la sainte n'y toucha pas, et, le lendemain, elle
me la rendit, en me disant que si je voulais faire près d'elle
comme le serpent auprès d'E\e, elle serait forcée de ne
plus accepter mes services et d'attendre que Dieu lui en-
voyât sa nourriture, comme à Élie, que les corbeaux étaient
chargés de nourrir. Depuis ce temps, je n'ai plus enfreint
ses ordres.
J'aurais pu écouter longtemps encore les récits du boa
Jaime sans éprouver aucun ennui ; mais les yeux fixés sur
ma montre, je vis qu'elle marquait onze heures et demie
et qu'il était temps de me rendre à la grotte. Après avoir
payé généreusement l'hospitalité que le bon pâtre m'avait
donnée, je le quittai, et dirigeai mes pas vers l'entrée de
la groUe.
Je n'eus pas fait quelques pas dans le couloir qui y
conduisait, que j'aperçus la lumière de la lampe que la
solitaire avait préparée pour éclairer ma marche. Le cœur
plein d'émotion, j'arrivai bientôt à la porte, et au premier
coup que je frappai, j'entendis avec joie le ressort qui jouait
et me livrait passage. L'intérieur de la grotte était éclairé
comme la veille : le rideau vert qui fermait la demeure
d'Alicia était tiré, et devant la balustrade était placée une
chaise, sans doute à mon intention, ce qui me fit présumer
que noire entretien serait un peu long.
Il y avait à peine trois minutes que j'étais arrivé, lorsque
le rideau s'ouvrit et me laissa voir Alicia, debout comme
la veille , et toujours voilée de manière à ne laisser voir
que ses admirables mains.
— Me voici à vos ordres, madarhe, lui dis-je, et bien
heureux de la faveur que vous daignez m'accorder.
— Monsieur, c'est moi qui éprouve en ce moment un
bonheur que je ne devais plus espérer dans ce monde, celui
de revoir un Français , et d'apprendre peut-être par lui
quelque chose sur les lieux et les personnes qui me seront
toujours chers. A un léger accent , j'ai cru reconnaître en
vous, monsieur, uu habilant des provinces méridionales
de la France. Me serais-je trompée, et serais-je indiscrète
en vous demandant quelle est la contrée où vous avez reçu
le jour?
— Il n'y a, madame, aucune indiscrétion dans ces ques-
tions, et je n'ai rien à cacher dans ce qui m'est personnel.
Je suis né à Bordeaux, d'une famille noble, et la carrière
des armes étant celle de tous mes aïeux, je ne pouvais
guère en choisir d'autre ; je suis aujourd'hui lieutenant-
colonel d'un régiment d'infanterie. Des affaires de famille
ni'ayant appelé en Espagne, j'ai profiléd'un momentdepaix
pour demander un congé et visiter les principales villes de
la Péninsule. J'étais loin de me douter que dans cette tour-
née de simple curiosité, je ferais une rencontre d'un intérêt
aussi grand que celle qui m'amène ici.
La solitaire se recueillit, et après un moment de réflexion
elle reprit :
— Vous êtes de Bordeaux, monsieur, et vous êtes noble!
Sans doute, la noblesse des provinces voisines les unes des
autres a des rapports d'affections, d'affaires et de conve-
nances. Auriez-vous, par hasard, connu la famille de ***,
de Toulouse?
— Beaucoup, madame. Casimir de*** a été mon cama-
rade à l'École militaire ; il n'était alors qu'un cadet de fa-
mille, et on le destinait à l'ordre de Malte, pour lequel il
n'avait aucun goût. Le sort en a ordonné autrement. Son
frère aine, Achille de ***, fui tué dans un duel, il y a un
an, et laissa son jeune frère héritier du litre de comte et
de la grande fortune de celle noble maison.
A cet endroit de mon récit, je fus interrompu par les
sanglots d'Alicia, dont la tête s'était penchée sur l'appui
de la balustrade, et dont les pleurs me causèrent une dou-
loureuse surprise.
— Suis-je donc assez malheureux, madame, pour avoir
causé l'état où je vous vois? Qu'ai-je dit qui puisse vous
affliger à ce point?
— Monsieur, dit Alicia en relevant la lète, pardonnez
ce moment de faiblesse. Loin de me faire du mal, vous me
faites espérer une grande consolation en m'offraut uu
304
LECTURES DU SOIR.
moyen de faire parvenir, d'une manière certaine, la nou-
velle démon établissement dans ce lieu, à la famille de votre
ami, le comte Casimir de ***. Veuillez m'accorder un mo-
ment d'attention, et vous connaîtrez le malheur qui s'est
attaché à moi depuis ma naissance, l'affection que je dois
porter à cette France qui est votre patrie et presque la
mienne, et combien je vous devrai de gratitude si un jour
vous voulez bien certifier au père du comte Casimir de ***,
que vous m'avez vue ici, bien décidée à y rester toute ma
vie, dont la On est si prochaine, que peut-être pourrez-
vous aussi lui porter la nouvelle de ma mort.
Je voulus essayer de dissuader Alicia du pressentiment
de sa fin prochaine ; mais elle m'écouta à peine. Elle prit
un verre d'eau qui était près d'elle, en but quelques gouttes
et continua ainsi :
— Je suis née eu Espagne. Mon père occup'ait un rang
distingué parmi les gentilshommes de la cour du roi
Charles III; mais sa fortune n'était pas proportionnée à
l'éclat de sa naissance, et au lieu de songer à l'augmenter
par un riche mariage, il consulta plutôt son cœur que la
prudence, et il unit son sort à celui d'une jeune personne
charmante, mais pauvre, dont il avait fait la connaissance
chez l'ambassadeur de France, qui était son tuteur, et qui
ne demandait pas mieux que de la marier, pour se délivrer
des soins d'une tutelle. Je suis l'unique fruitde celte union,
et ma mère mourut en me donnant la vie... Peu de temps
après, mon père tomba dans la disgrâce auprès de son sou-
verain. Juste cl boa lorsque la vérité pouvait parvenir
jusqu'à lui, Charles 111 était sujet à croire avec trop de fa-
cilité les rapports mensongers que l'envie et la méchan-
ceté lui faisaient contre ses sujets les plus dévoués. Ce
fut une de ces manœuvres perfides, dirigée contre mon
père, qui occasionna sa disgrâce. Privé de ses emplois,
sans fortune et sans amis, car, à la cour surtout, les mal-
heureux n'en ont jamais , il se vis réduit à s'expatrier et à
aller ofirirà la France une épée dont l'Espagne repoussait
les services. J'avais trois ans alors. Mon père réalisa le
peu qu'il possédait et me plaça à Toulouse dans une maison
religieuse, dont l'abbesse était la sœur du comte de ***.
Les malheurs de ma famille étaient connus de cette dame ,
qui était la bonté même, et elle prit à moi le plus grand in-
térêt. Elle exigeait que je fusse près d'elle tous les jours,
aux heures qui n'étaient pas celles des leçons, et ce fut sous
les yeux de cette digne femme que se passèrent les plus
heureux moments de ma vie. Lorsque, dans un couvent, les
religieuses s'aperçoivent qu'une pensionnaire est la favo-
rite de l'abbesse, elle devient bientôt celle de toute la mai-
son. C'était à qui me gâterait, me comblerait de bonbons,
de belles images et de tous ces riens qui font les délices
des enfants. Hélas! celte phase de ma vie a épuisé tout le
bonheur que le Ciel m'avait départi. J'avais à peine treize
ans, qu'un coup alTreux vint me frapper. Je perdis mon
père. Je restais sur la terre sans appui, sans parents, et
pour moi, l'univers, c'était l'enclos du couvent où je vi-
vais. J'étais déjà assez grande pour sentir mon isolement
et le malheur de ma position. J'entendais toutes les jeunes
pensionnaires parler de leurs familles. On venait les voir,
on leur écrivait, elles recevaient des présents ; moi, jamais
mon nom n'avait été appelé à la porte du couvent ni à la
grille du parloir. J'étais donc destinée à vivre et à mourir
dans celle clôture?...
— Ces réflexions n'étaient pas de nature à égayer une
jeune fdie de mon âge; aussi mon caractère prit dès ce
iiuiiucnl une teinte de tristesse, présage mystérieux des
malheurs qui m'étaient réservés par la Providence. J'étais
Irès-grandc pour mon âge et plus avancée, peut-être, que
ne le sont d'ordinaire les jeunes filles de treize ans; il paraît
que les vêtements de deuil que je portais me prêtaient une
nuance de mélancolie qui donnait quelque agrément à ma
figure. Le fait est, qu'à dater de cette époque, je devins
l'objet des prévenances de la famille de l'abbesse et de
toutes les personnes qui venaient la visiter. Le comte et la
comtesse de *** venaient assez souvent visiter leur sœur,
et cette dame, jouissant du privilège attaché à sa dignité,
avait la liberté de recevoir les personnes qu'elle voulait ad-
mettre chez elle, sans être obligée de s'astreindre à l'ennui
du parloir et à la gêne des règles de la clôture. La digne
abbesse n'abusait pas de ce droit, et sa famille et quelques
amis obtenaient seuls la faveur d'entrer dans ses apparte-
ments.
Un jour, le comte de *** vint avec un jeune homme d'une
haute taille et d'une physionomie douce et triste, qui me
parut ressembler à M"" l'abbesse plutôt par les traits que
par l'expression de la figure, car la bonne religieuse était
la gaieté et la sérénité personnifiées. Le comte présenta ce
jeune homme à sa sœur en le nommant son fils, et disant
qu'il sortait de l'École militaire, et qu'il était sur le point de
partir pour Malte, afin de commencer ses épreuves pour
être admis dans l'ordre. M""* l'abbesse combla son neveu de
caresses et d'éloges, et lui demanda s'il avait une véritable
vocation pour être chevalier de Malle et pour remplir
consciencieusement tous les devoirs de cet ordre. Le jeune
homme baissa les yeux (ceux de son père étaient fixés sur
lui) et répondit avec le lou de la résignation : « Ma tante,
quand on est sans fortune, on ne consulte pas son goût
dans le choix d'un état. »
— Mais, mon enfant, reprit l'abbesse, ne vaudrait-il pas
mieux être militaire dans un régiment français, et servir
son pays en honnête homme, que d'aller si loin faire dos
vœux que le cœur repousse, et prendre des engagements
qu'on se sent incapable de tenir? Moi, si je suis religieuse,
c'est de mon gré, et je ne le serais pas si l'on m'avait pré-
senté cet état comme une nécessité. Mon pauvre Casimir!
tu es un cadet de famille, il est vrai ; mais il y a place sur
la terre pour tout le monde, et il ne faut pas te croire de
trop parce que tu es venu un an plus tard que ton frère.
— .Ma sœur, vous n'entendez rien aux affaires de ce genre,
dit le comte en se levant d'un air d'humeur. Allons, em-
brassez votre neveu «t faites-lui vos adieux, car il part
dans trois jours.
— Oh bien , dit l'abbesse , puisqu'il a encore trois
jours à passer à Toulouse, j'espère qu'il me donnera
quelques instants avant son départ. En disant cela, elle
serra la main de Casimir d'une manière significative, et
un regard, qui valait une promesse, lui apprit qu'elle était
comprise.
— J'étais présente à cette visite. Vous pensez bien que
le silence le plus absolu était mon rôle, et que je ne m'en
écartai pas. Mais plus d'une fois les yeux de Casimir se
fixèrent sur moi et recontrèrent les miens. A l'exception
de mon père, de l'aumônier cl des jardiniers du couvent ,
je n'avais jamais vu d'homme depuis que j'étais en âge de
raison. Le comte de*** me parut repoussant par l'expres-
sion dure et hautaine de sa physionomie; mais celle de
Casimir, qui offrait avec elle un contraste parfait, mecaus»
une impression dont je n'avais eu, jusqu'à présent, aucune
idée. M"" l'abbesse, qui ne soupçonnait pas le trait dont
je venais de recevoir l'atleinte, ne cessa dans tout le reste
du jour de déplorer le sort de son neveu, de vanter sa dou-
ceur, son esprit, sa bonne mine, la haute intelligence qui
brillait dans ses yeux, sa soumission à la volonté pater-
nelle, et toutes les i-jualilés qui devaient assurer le succès
MUSEE DES FAMILLES.
305
de ce jeune homme dans le monde, si, au lieu de le vouer
à un état qu'il n'aimait pas, on lui laissait la liberté de
choisir une carrière selon ses goûts. Enfin, sans le vouloir,
la bonne abbesse grava en traits de feu l'image de son ne-
veu dans mon cœur. Le lendemain, fidèle à la muette pro-
messe que ses yeux avaient faite, il revint voir sa tante,
lletle fois, j'étais occupée à étudier sur la harpe un motet
que je devais chanter le dimauche suivant à la messe de la
communauté. Le nouveau sentiment qui s'éveillait en moi
prêtait sans doute à ma voix une expression plus tou-
chante qu'à l'ordinaire. Je tournais le dos à la porte du
salon, et, toute à la musique, je n'avais pas entendu ou-
vrir cette porte. A la fin du morceau. M"* l'abbesse s'écria :
— Bravo, Alicia, bravo ! vous n'avez jamais si bien chanté.
Je tournai la tète pour la remercier de l'éloge que je re-
cevais ; mais que devms-je en voyant Casimir, debout der-
rière ma chaise, et les yeux attachés sur moi avec une ex-
pression d'admiration et de tendresse passionnée ! Peu s'en
fallut que ma harpe n'écha'ppàt de mes mains et ne vînt
tomber à mes pieds. Il s'aperçut de mon émotion et s'ex-
cusa de m'avoir surprise par son apparition subite. 11 ren-
chérit sur lûs éloges que m'avait donnés sa tante, et mit
dans ses paroles un tel accent de vérité qu'elles achevèrent
de troubler ma raison. Je ne vous répéterai pas tout ce
que dit l'abbesse à son neveu pour le dissuader d'entrer
dans l'ordre de Malte et d'y prononcer ses vœux.
— Soyez plutôt soldat, lui disait-elle, que de vous lier
par des vœux qui sont un supplice ou une source de scan-
dale lorsqu'ds ne sont pas volontaires.
Le pauvre jeune homme abondait dans le même sens que
sa tante, et, en me regardant avec des yeux où se peignait
Je sentiment le plus tendre, il ajoutait que le bonheur le
fuirait sans retour au moment où il engiigerait sa liberté;
mais la conclusion de chaque phrase était toujours :
— Mon père le veut ; il me menace de sa malédiction si
je résiste à sa volonté; il n'aime que mon frère, et moi je
suis dévoué au malheur et à l'abandon par le hasard qui
m'a fait naître deux ans trop tard.
Enfin, il fallut se séparer. M"^ l'abbesse embrassa
son neveu en l'arrosant de ses larmes et lui souhaitant plus
de bonheur qu'il ne pouvait en espérer. 11 vint à moi, prit
ma main, fit un mouvement pour l'approcher de ses lèvres,
puis, comme par réflexion, il se borna à la serrer vive-
ment, et s'échappant sans ajouter une seule parole, il dis-
parut et nous laissa. M"* l'abbesse et moi, dans les larmes
et le trouble le plus douloureux.
Le surlendemain, un domestique portant la livrée du
comte de *** apporta une lettre adressée à M"" l'abbesse,
et demanda la faveur de la lui remettre à elle-même. On le
fit entrer, il s'approcha les yeux pleins de larmes, remit à
l'abbesse la lettre dont il était porteur, puis, s'approchant
de moi, il me présenta une charmante petite levrette
blanche qu'il tenait cachée sous son habit, et qui vint bon-
dir sur mes genoux et me caresser, comme si elle m'avait
connue depuis longtemps.
— Elle a appartenu à mon jeune maître, dit-il, et au
moment de son départ, il m'a chargé de venir vous l'ap-
porter et vous prier de la garder en souvenir de lui.
— Quoi ! il est parti, dis-je, parti pour Malte?
— Hélas! oui, mademoiselle, et Dieu seul sait si ja-
mais nous le reverrons.
Je cachai mes pleurs en caressant ma jolie levrette, et
M"'* l'abbesse congédia le brave serviteur en lui donnant
généreusement pour boire à la santé de son neveu.
Je ne sus pas alors ce que contenait la lettre de Casimir
usa tante. Mais elle était longue, et je ne doutai pas un in-
JCILLET iSii.
stant que je ne fusse le sujet de plus d'un paragraphe.
L'abbesse comprit, un peu tard il est vrai, qu'elle avait
manqué de prudence en mettant en présence l'un de l'autie
deux jeunes cœurs qui ne pouvaient manquer de s'aimer,
et qui, cependant, étaient séparés par des obstacles insur-
montables. Aussi, depuis ce jour, le nom de Casimir fut
banni de nos conversations. Ma vie s'écoulait plus triste-
ment qu'à l'ordinaire depuis ces deux jours d'immortel
souvenir, où les facultés aimantes de mon cœur s'étaient
révélées, et où j'avais osé croire à un bonheur qui ne de-
vait pas être mon partage.
Trois ans s'écoulèrent ainsi, dans un ennui et une tris-
tesse que je n'essayerai pas de décrire. Les jours se succé-
daient, les saisons changeaient, et je ne me sentais pas
vivre. Sans espérance, sans avenir, j'existais machinale-
ment, et ma santé dépérissait visiblement dans cette absence
totale des joies de la jeunesse. J'avais seize ans, et à ma
pâleur, à l'amaigrissement de mes traits, on m'en aurait
donné le double. La bonne abbesse craignit pour ma poi-
trine : elle consulta les médecins les plus renommés. Hélas !
c'était un peu de bonheur qui seul pouvait me sauver, plu-
tôt que tous les secrets de la médecine.
Un jour, j'étais à rêver sous un arbre du jardin de
M"' l'abbesse, lorsque je la vis venir à moi, une lettre à
la main, dans une agitation extrême.
— Ah! ma chère Alicia, dit-elle, quelle terrible nouvelle!
Mon neveu, Achille de '**, s'est battu en duel, il a été
blessé, il est à toute extrémité, et les médecins déclarent
qu'il ne peut vivre au delà de quelques heures. Son père
m'écrit quelques lignes ; il est au désespoir, et me demande
une neuvainepour ce fils mourant. Comprenez-vous, mon
enfant, le chagrin de mon frère! Cet aîné, l'objet de sa ten-
dresse idolâtre, sur qui reposaient toutes ses espérances,
le voilà aux portes du tombeau, tandis que le fils qu'il n'a
jamais aimé a été sacrifié par lui à la coupable envie de
n'avoir qu'un héritier!
— Quoi ! madame, dis-je avec effroi, les vœux de M. Ca-
simir sont-ils donc prononcés?
— Hélas! oui, mon enfant, le sacrifice est consommé
depuis trois mois. Mon malheureux frère est cruellement
puni de son injuste prédilection : le voilà sans postérité,
sans espérance de voir perpétuer ce nom dont il était si
fier, et de finir ses jours au sein d'une famille qu'il avait
rêvée ; car un riche et brillant mariage était presque con-
clu pour le pauvre Achille. Mais vous tremblez, Alicia;
vous allez vous trouver mal : mon enfant, je reconnais votre
bon cœur dans la part que vous prenez à ma peine, mais
ne vous affectez pas ainsi.
Je souffrais le martyre de voir cette digne femme se mé-
prendre sur la cause de mes pleurs et de l'état nerveux où
j'étais tombée. Sans doute il m'était douloureux de la voir si
affligée, mais ce neveu qu'elle pleurait, je ne le connaissais
pas ; je savais seulement que c'était pour lui que le comte
de *** avait sacrifié Casimir. J'apprenais en même temps la
consommation de cette cruelle injustice et la punition d'un
père dénaturé.... C'était trop d'émotions pour une nature
frêle et impressionnable comme la mienne. Je tombai gra-
vement malade. Je fus vingt jours privée de sentiment et
de connaissance, et c'est en revenant à la vie que j'appris la
mort du fils aîné du comte de ***, et l'ordre donné par ce-
lui-ci de faire revenir Casimir à la maison paternelle. Hélas !
je n'avais jamais osé espérer d'unir mon sort à celui de ce
jeune homme. L'orgueil inflexible de son père aurait tou-
jours repoussé l'alliance d'une orpheline sans fortune, dont
le père avait quitté sa patrie dans la disgrâce de son souve-
rain, et qui n'avait rien à offrir à son époux qui pût flatter
— no — ONZIÈME VOLUl.'E,
30G
LECTURES DU SOin.
les idées si orgueilleuses de cette noble famille. Mais Ca-
simir était malheureux; il était repoussé par son père, con-
damné à un état que son cœur détestait : moi aussi, j'é-
tais déshéritée de la part de bonheur qui semblait, à l'aurore
de ma vie, m'avoir été promise. Cette similitude d'infor-
tunes était le point de contact qui avait uni nos cœurs ,
car j'étais certaine d'être aimée comme j'aimais moi-même.
Je savais tout ce qui s'opposait à une union entre nous, et,
cependant, le moment où j'appris que Casimir avait pro-
noncé ses vœux et qu'un mur d'éternelle séparation venait
d'être élevé entre lui et moi, ce moment, dis-je, fut pour
mon cœur le coup mortel. Ma convalescence fut longue et
pénible. Je ne sortais pas encore de ma chambre, lorsque
Casimir, rappelé par son père, revint de Malte à Toulouse.
Peu de jours après son retour, il vint voir sa tante et de-
manda à me voir. M"" l'abbesse avait reçu la confidence
de ses senlimenls à mon égard, mais, pleine de confiance
dans la droiture et les principes d'honneur de son neveu,
elle ne crut pas devoir lui refuser la consolation de quelques
moments d'entretien, auxquels elle devait être [irésente.
Il me fut donc amené. Au premier regard , je recon-
nus sur ses traits le même changement qui s'était opéré
sur les miens. Le même malheur avait frappé nos deux
têtes d'un seul coup, et cependant nous n'avions pas la
consolation de pouvoir mourir ensemble. A la vue de la
grande croix de chevalier profès que portait Casimir sur
la poitrine, je cachai ma figure dans mes mains, et pen-
dant ionglemps mes pleurs furent la seule expression de
ce que je souffrais. L'abbesse, craignant de me voir tomber
en syncope, rompit la première ce douloureux silence.
"^ Hélas '.mes pauvres entants, nous dit-elle, à quoi ser-
vent ces pleurs? Le courage et la résignation sont les seuls
palliatifs à opposer à une si juste douleur, et votre mal est
sans remède... Mais, que dis-je, sans remède ! Casimir, le
nom que tu portes ne doit pas s'éteindre. Pour le conser-
ver, n'y a-l-il pas moyen de rompre tes vœux, et si ton
père, éclairé par le malheur, te rend la tendresse qu'il por-
tait à ton frère, ne consentira-t-il pas à adopter pour fille
celle que ton cœur a choisie, celte jeune orpheline, aussi
noble que toi, et à qui il ne manque que la fortune pour
qu'elle soit en tout point ton égale?
— Non, non, ma tante, dit Casimir avec l'acccentdu
plus profond désespoir : mon malheur est complet, et
rien ne peut le changer. Depuis trois jours que je suis
arrive, mon père ne m'a pas laissé un moment de repos.
Il m'offre de faire révoquer mes vœux par les puis-
sances ecclésiaslisques , de ne pas laisser éteindre son
nom ; mais il y met pour condition d'épouser la personne
qui était destinée à mon frère. A ce prix, je serai libre,
si c'est l'être que d'échanger une chaîne religieuse
contre une autre plus lourde encore, puisqu'elle se-
rait forgée par l'orgueil et l'ambition. Je me suis jeté aux
genoux de mon père; je lui ai fait l'aveu de mou amour
pour Alicia, et du bonheur qui serait mon partage ^'il m'é-
tait donné de mettre à ses pieds le nom, le titre et la for-
tune que me laisse la mort de mon frère ; mais il ne m'a
pas permis d'achever. « Jamais! jamais! s'est-il écrié avec
cet emporlement qui fait trembler tout ce qui est dans sa
dépendance : allez, allez, monsieur, retournez à Malte et ne
re|)araissez jamais devant mes yeux que pour signer l'en-
gagement formel d'épouser la femme que j'avais choisie
pour votre frère, et qui seule peut devenir ma fille. Jusqu'à
trente ans, vous ne |)0uvez rompre vos vœux sans mon
consentement, et je ne vous le donnerai jamais, entendez-
vous? » Ma mère, présente à celle scène, au lieu d'apaiser
mon père, s'est jointe à lui pour m'accabler de reproches
sur mes visites dans celte maison. Enfin, il m'a été accordé
un mois pour me décider à obéir. Ce délai passé, je dois
signer cette fatale promesse de mariage, ou quitter la mai-
son paternelle comme un misérable proscrit qu'on chasse
pour ses méfaits. Mais, Alicia, mon choix est fait ; vous se-
rez à moi, ou je garderai le célibat; je subirai mou sort
dans toute sa rigueur plutôt que de renoncer à vous.
— Et moi, dis-je en me levant avec une exaltation fié-
vreuse, je jure de n'entrer jamais dans une famille qui me
repousse et me méprise injustement. Casimir, je vous aime,
oui, je vous aime de toutes les puissances de mon âme; je
vous aime pour vos vertus, pour vos nobles sentiments; je
vous aime pour vos malheurs, pour cette injustice odieuse
qui pèse sur votre tête depuis le jour de votre naissance ;
je vous aime, enfin, pour celte si flatteuse préférence que
vous m'accordez sur une femme douée de tous les avan-
tages de la terre; mais, malgré cet amour mutuel, tout
nous sépare dans ce monde. Heureusement, il en est un
autre où nous nous retrouverons et où nous pourrons être
réunis. Vous appartenez déjà à Dieu par vos vœux : moi,
je saurai m'enchaîner aussi, et mes vœux, pour n'être pas
prononcés solennellement, n'en seront pas moins sacrés et
durables. Reprenez cette jolie levrette que vous m'aviez
donnée. Elle m'a appartenu, elle sera comme un lien entre
nos deux existences. Adieu, Casimir , adieu ! nous nous re-
verrons dans le ciel. Adieu f
En achevant ces mots, je tombai dans une crise ner-
veuse qui dura toute la soirée, et ce ne fut que vers mi-
nuit que je retrouvai un peu de calme. Casimir était parti
dans un état moins violent, mais aussi douloureux que le
mien. Il passa chez son père le mois d'épreuve qu'on lui
avait accordé comme une insigne faveur. Dans la nuit
qui précéda l'expiration de son terme, il écrivit à son père
et à sa mère une lettre respectueuse, mais d'une fermeté
qui ne laissait aucun espoirde l'amener à céder aux volontés
tyranniques de ses parents. Il écrivit aussi à M"« l'abe^se,
et dans celle lettre plus de la moitié était pour moi. C'étaient
des adieux éternels et des serments de (idclité à son amour
et à ses vœux religieux. Ce double culte pouvait trouver
place dans son noble cœur, car un amour comme le nôtre
pouvait s'allier avec celui de la Divinité.
Ces lettres terminées, il les donna à son fidèle servi-
teur, avec ordre de les remettre dans la matinée qui allait
suivre. Il fit seller son cheval , jeta un dernier regard sur
la maison qui allait se refermer sur lui, et partit au galop
de son cheval , après avoir serré convulsivement la main
du vieux domestique qui l'avait vu nailre.
Upe langueur mortelle avait suivi pour moi ces
scènes de désolation ; mais la coupe du malheur n'était pas
encore entièrement vidée, il y restait une goutte de fiel
dont je devais savourer douloureusement l'amerlume. Quel-
ques mois a|)rès le départ de Casimir, je vis s'éteindre dans
mes bras ma digne protecirice, celle qui avait été pour
moi une seconde mère, M°>' Olymjie de ***, abbesse du
monastère où j'avais passé près de quatorze ans de ma vie.
C'est alors seulement que je sentis l'horreur de l'isolement,
de l'abandon et du désespoir. L'excellente abbesse avait à
elle la propriété d'une rente, dont le principal était de cent
mille francs. Depuis le départ de Casimir, et à mon insu,
elle en avait passé le contrat à mon nom , et, ce qui n'aug-
menta pas peu la haine du comte de *** conlremoi, ce
fut la connaissance qu'il eut de ce don de ma chère pro-
tectrice.
Une autre abbesse fut nommée. Elle vil encore, et
Dieu me garde de due du mal d'elle ; mais je ne me liai pas
avec elle, J'étais d'âge à vivre seule dans l'appartement que
MUSÉE DES FAMILLES
"ÎO?
yocciipais dans la communauté. Ce que m'avait laissé Tal)-
besse, et le peu que j'avais recueilli dans la succession de
mon père, formaient un revenu plus que suffisant pour
mes besoins. Je nourrissais un projet depuis le départ de
Casimir, mais, pour l'excculer, je voulais attendre que
j'eusse vingt -cinq ans accomplis, afin d'être dans la
pleine jouissance de ma lilierté, sans qu'aucunes réclama-
tions pussent s'élever contre moi, de la part de quelques
parents collatéraux que je n'avais jamais connus. Ce mo-
ment impatiemment attendu arriva enfin. Je fi? appeler le
uotaire qui avait eu la confiance de mon père et qui avait
entre ses mains tout ce que je possédais. Je lui fis part de
mon projet de quitlerla France et de me retirer en Espagne,
Je le chargeai de me faire passer mes revenus à une adresse
que je lui mdiquerais lorsque je serais arrivée au lieu de
ma résidence, et je luis remis un testament olographe, par
lequel je léguais la propriété de toute ma fortune au che-
valier Casimir de *'*.
Cela fait, je mis en ordre le peu d'effets que je vou-
lais emporter, et après avoir acquitté ce que je devais pour
ma pension, je partis, accompagnée d'une femme âgée que
j'avais prise pour me servir de sauvegarde dans les voi-
tures publiques et les hôtelleries où je serais obligée décou-
cher pendant la route. J'hésitai un peu sur le lieu où j'trais
finir ma triste vie ; je ne voulais pas revoir Madrid où mon
père avait éprouvé de si cruelles injustices, et je pris au
hasard la roule de l'Aragon. Arrivée à Saragosse, je voulus
faire mes dévotions à Notre-Dame del Pilar. Je me con-
fessai à un religieux hiéronyraite, nommé le père Eusébio,
qui me parut digne de toute ma confiance, et en eflet il la
méritait par sa bonté et son zèle pour être utile aux mal-
heureux. Je lui fis part de mon projet de retraite dans une
solitude où mon nom fût à jamais ignoré, et où la haine du
comte de *** ni l'amour de son fils ne pussent venir me
chercher. Le père Eusébio combattit longtemps cette réso-
lution , et m'en détailla tous les dangers avec la bonne foi
consciencieuse d'un honnête homme et d'un bon religieux :
enliii, voyant que mon paiti était pris irrévocablement, il
me parla des grottes que formaient des mines de sel aban-
données. Il ne li's connaissait pas, mais son zèle lui fit faire
celte exploration. Accompagné d'un chien, fidèle gardien
de son couvent, il visita cette grotte où nous sommes, et
fut enchanté de la possibilité d'en faire tout à la fois un
temple et la demeure d'une créature humaine. Son récit
me décida à l'instant. J'y allai avec lui ; comme lui j'admi-
rai ce lieu que je regardai de suite comme un don que me
faisait la Providence pour me cacher aux yeux des per-
sonnes que je ne devais plus revoir. Le lendemain de cette
visite, je vins chez Jaïme, le chevrier, où vous avez passé
quelques heures ce matin, et avec qui je fis mes conven-
tions pour avoir tous les jours du lait, du pain, de l'eau et
quelques fruits. Il faut si peu pour une vie qui s'éteint et
qui, grâce à Dieu, ne surchargera pas longtemps la terre
d'un poids inutile.
Avant de descendre dans ce lieu qui sera mon tom-
beau, je voulus essayer de rendre la tranquillité à un
homme qui, pourtant, ne m'avait causé que des peines.
J'écrivis au comte de ***, que j'étais hors de France ;
qu'un lien sacré , quoique volontaire, me retranchait du
nombre des vivants et menait entre son fils et moi une
barrière infranchissable. J'ajoutai que, si la parole d'une
humble fille qui connaît les lois de l'honneur et ne les a
jamais enfreintes pouvait rassurer le noble comte de *",
je lui donnais formellement la mienne de ne jamais repa-
raître dans le monde et de finir mes jours dans la retraite
profonde que j'avais volontairemeot choisie.
Tous ces préliminaires achevés, j'entrai dans celte
grotte où vous me voyez. Je dis un adieu éternel à la lu-
mière du jour, et je voilai mes traits de façon à ne les
laisser deviner à aucune des personnes qui pourraient pé-
nétrer jusqu'à moi. J'aurais désiré vivre isnorée de tout le
monde, excepté du père Eusébio et de Jaïme, mon père
nourricier ; mais ces deux hommes, me jugeant trop favo-
rablement et m'accordant un pouvoir que je n'ai pas, oui
imaginé de m'amener des malades pour que je leur indique
des remèdes et que j'obtienne du Ciel, par mes prières, le
soulagement de leurs maux. Quelques guérisons, opérées
par la bonté divine bien plutôt que par mon intercession,
m'ont donné une vogue que j'étais loin d'avoir désirée,
mais que je n'ai pas voulu repousser, dans la persuasion où
je suis que souvent la Providence se sert des moyens les
plus infimes pour opérer les plus grandes choses. On m'a
souvent aussi demandé des conseils dans les affaires de fa-
mille : après avoir invoqué l'Esprit saint , je les ai donnés
dans la simplicité de mon cœur, d'après le seul bon sens
que Dieu m'a départi. J'ai cité quelquefois des tirades de
vers que ma mémoire me rappelait, et qui venaient en ré-
ponse aux questions qui m'étaient adressées., De là s'est
établie la persuasion que j'étais une espèce de pythonisse
qui ne répondait qu'eu vers aux demandes qu'on me fai-
sait. Mais, peu m'importe, hélas! la renommée qu'on m'a
faite : je ne suis plus habitante de la terre, et avant peu il
ne restera de moi que le souvenir.
Voilà, monsieur, ma vie entière, déroulée à vos yeux.
Actuellement, j'attends de vous ua service : c'est d'aller,
à votre retour en France, trouver le comte de *** et de lui
raconter ce que vous avez vu et entendu ici. Si vous avez
encore quelques mois à passer en Espagne, c'en est plus
qu'il ne faut pour que vous puissiez porter la nouvelle de
ma mort au père de Casimir. Veuillez lui dire que jusqu'à
mon dernier soupir j'ai prié le Ciel de changer son cœur et
de 1 eolairer sur le compte de ce fils si digne de son estime
et de sa tendresse. J'ose espérer que ce miracle sera accordé
à mes vœux, et que dans un monde meilleur mon àme tres-
saillera de joie en apprenant cette réconciliation.
Je ne puis dire à quel point je fus touché de ce récit, in-
terrompu souvent par une toux sèche et déchirante, qui ne
m'annonçait que trop la réalisation des sinistres prévisions
de la malheureuse Aiicia. Elle avait vidé, presque goutte à
goutte, le verre d'eau qu'elle avait près d'elle, et sa tète
était retombée sur ses mains, dans l'attitude d'un épuise-
ment complet. Je lui adressai quelques paroles de consola-
tion et d'encouragement, et la promesse formelle de faire
tout ce qu'elle désirait de moi. Cette promesse eut le pou-
voir de la ranimer un peu.
— Merci, merci, me dit-elle, en rae présentant sa main
à travers la grille.
J'y appuyai respectueusement mes lèvres, et j'osai lui de-
mander la faveur de contempler un moment les traits d'une
sainte....
— Vous voulez dire d'une femme mourante, reprit-elle.
Si j'avais encore ma figure d'autrefois, je vous refuserais ce
que -ous me demandez ; mais aujourd'hui, il y aurait peut-
être m sentiment de vanité à ne pas vouloir montrer un vi-
sage qui porte la trace des ravages du temps et du malheur.
En disant cela, elle leva son voile et me laissa voir des
traits que je n'oublierai jamais, dussé-je vivre des siècles.
A travers la pâleur de la mort et la maigreur causée par la
souffrance , on voyait encore une beauté frappante, des
veux d'une expression si intelligente et si douce, un faible
sourire dessinant des lèvres pâles, mais de la forme la plus
gracieuse, en un mot, uu ensemble qu'il est impossible
308
LECTURES DU SOIR.
d'oublier. Elle vit sans doute l'effet que me causait sa vue,
car elle laissa retomber son voile, et me tendant une der-
nière fois sa main :
— Adieu, dit-elle. Songez à vos promesses ; revenez ici
prier sur ma tombe avant de rentrer en France, et que Dieu
vous accorde la récompense de cette œuvre de charité !
En disant cela, elle tira le cordon de son rideau entre
elle et moi. J'entendis son pas lent qui s'éloignait et je pus
croire un moment que je venais de faire un de ces rêves
qu'on voudrait pouvoir continuer après que le sommeil a
fui. Je sortis de la grotte, et je vis à ma montre que ma vi-
site avait élé plus longue que je ne le croyais. Il était six
heures, le soleil couchant dorait de ses feux cette montagne
qui renfermait dans ses flancs un être qui ne devait jamais
jouir de son éclat et de sa chaleur vivifiante. Je revins tris-
tement à Saragosse, en repassant dans ma pensée tout ce
que m'avait dit l'intéressante créature qui mourait victime
de 1 orgueil barbare du comte de ***. J'abrégeai mon séjour
dans une ville qui ne pouvait plus m'offrir aucun intérêt.
Je souhaitai tout le bonheur possible à Inès et à sa famille,
et le second jour après ma visite à Alicia, je partis pour
Madrid où jf séjournai un mois. De là, je fus à Valence, et
après y être resté vingt jours, je revins à Saragosse. Vou-
lant éviter les questions importunes de mon hôte, je lis
choix d'un autre logement, et dès le lendemain de mon re-
tour, je pris le chemin de la grotte. Un douloureux pres-
sentiment me saisit au cœur, et avant d'entrer dans le cou-
loir, je fus chercher Jaime sur la montagne afin d'avoir
des nouvelles d' Alicia. Je le trouvai gardant ses chè-
vres, et à son air morne et abatlu je devinai la triste
vérité. Alicia n'existait plus. Elle était morte un mois après
mon départ, par suite de la phlhisie qui la minait depuis
longtemps. Aucune douleur n'avait rendu pénible r-T elle
ce moment suprême. Elle s'était éteinte doucemeui tu pré-
sence du pâtre qui venait lui apporter sa nourriture de la
journée, et qui, la voyant sans mouvement et sans parole,
crut qu'elle dormait. Elle Teolendit^j l'appela d'une voix
faible, lui dit adieu, et rendit le dernier soupir. L'ange
était retourné au ciel.
D'après l'ordre qu'elle avait donné, son corps avait été
inhumé dans la grotte, au pied de l'autel du temple sou-
terrain. Je voulus aller prier sur cette tombe, comme elle
me l'avait demandé, et y renouveler la promesse de rem-
plir la mission dont elle m'avait chargé. In simple lit de
mousse recouvrait la fosse creusée dans le sol. Une cou-
ronne de fleurs des champs était le seul ornement qui en
marquât la place, une lampe brûlait auprès et était entre-
tenue par le bon Jaïme. Le reste de la grotte était dans
une obscurité profonde, qui rendait ce lieu d'une impo-
sante et solennelle tristesse. La partie de la grotte qu'elle
avait habitée était soigneusement fermée par le rideau,
je ne voulus pas y entrer et porter un œil profane dans
cet asile d'une vierge pure et aujourd'hui habitante des
cieux. Je dis un dernier adieu aux restes mortels d'.\licia,
et je sortis de la grotte avec un serrement de cœur que
comprendront facilement les âmes douées de quelque sen-
sibilité.
Je repris le chemin de la France, et arrivé àToulouse, je
me rendis chez le comte de ***. J'appris en entrant que la
comtesse était morte depuis quelques semaines, et que la
santé du comte était très-mauvaise. Ces détails me furent
donnés par un domestique âgé, que je soupçonnai être ce-
lui qui était particulièrement attaché à Casimir. J'appris
aussi que celui-ci était toujours à Malle, et ne donnait que
très-rarement de ses nouvelles. Après quelques moments
d'attente, je fus introduit dans le cabinet du comte. Je vis
un \ ieillard d'une haute taille, d'une figure sombre, courbé,
moins par l'âge que par la souffrance morale qu'on voyait
empreinte dans tous ses traits. Je m'acquittai de ma pé-
nible mission avec tous les ménagements qui pouvaient
adoucir l'amertume qu'on éprouve toujours à voir un étran-
ger instruit des chagrins domestiques qu'on peut avoir. Au
nom d'Alicia, l'inflexible vieillard me jeta un regard de cour-
roux, et ne reprit un peu de calme qu'après que je lui eus
donné l'assurance formelle que 1 infortunée n'existait plus.
— A la bonne heure! dit-il avec un sourire d'infer-
nale méchanceté. Elle m'a privé de mon fils; grâce à
elle, je suis sans famille, et ma vie se passe dans l'isole-
ment. Si elle fût morte il y a dix ans, je n'aurais pas l'af-
freux avenir qui m'est réservé.
J'aurais eu trop à dire si j'avais voulu répondre à un
propos d'une atrocité si révoltante. Le dégoût et l'indi-
gnation me fermèrent la bouche et me firent abréger ma
visite. Je quittai cet homme incorrigible en rendant grâce à
la Providence qui, dans sa haute sagesse, permettait que
dès cette vie un mauvais père trouvât la punition de sa
perversité dans la faute même qu'il avait commise.
Marif. de HLAYS.
Êà<^J.^,
LECTURES DU SOIR.
309
^ B©1S B'irir ¥MBSEaU,
(1)
Un brig et une goélette.
M. — ALTOLR DU NAVIRE.
Nous ne prendrons pas la voie la plus directe pour aller
au bâtiment où nous devons passer la journée ; nous nous
promènerons un peu au milieu de l'escadre, et ainsi vous
verrez de près toutes les espèces de navires que, de loin,
je vous ai montrées, en vous disant à quels caractères vous
les devez reconnaître. Quant à ces caractères, j'ajouterai
que les bâtiments se classent par le nombre de leurs mâts;
ainsi : bâtiment à un, deux et trois mâts. Le mât incliné
sur l'avant étant commun à tous les navires ou à peu près
à tous, on n'en tient pas compte dans le nombre des mâts
par lequel on désigne ces navires. Je dois vous dire ce
pendant que l'usage n'admet point les locutions : un deux-
mâts, un un-mât, quand il permet que l'on se serve de
celle-ci : un trois-màts. Tous les jours, sur les murs de
Paris, vous voyez des affiches oiî vous lisez, sous une vi-
gnetle représentant un navire à la voile : « En départ
pour... le superbe trois-màts le... du port de tant de ton-
{)) Voir le numéro dernier, page 233.
neaux. » Jamais vous ne lisez l'annonce du départ d'un
deux-mâts.
Autre chose encore : les mâts qui portent des voiles
carrées ont seuls le privilège de nommer les navires. Ainsi
le lougre, dont je vous parlais il n'y a qu'un instant, a trois
mâts, et il ne compte point parmi les irois-màts. Les trois-
màts sont : le vaisseau de ligne, la frégate, la corvette de
guerre, la corvette de charge, la gabarre, et quelques
navires du commerce, matés et gréés comme la cor-
vette ou la frégate. Le brig est un bâtiment à deux mâts;
mais, je vous l'ai fait remarquer, oa ne dit pas : un deux-
mâts. Tous les bâtiments à deux mâts portant des voiles
carrées ne reçoivent pas le nom de brigs ; le dogre, le bu-
galet, la bilandre et d'autres encore, que je ne puis vous
faire voir, parce que la rade n'en montre point en ce mo-
ment, ont les deux mâts, mais ils diffèrent du brig par
certaines dispositions de la mâture et par quelques modifi-
cations dans la construction.
— Vous nous parlez beaucoup, monsieur, me dit le
jeune Edouard, de voiles carrées ; mais il me semble que
310
MUSEE DES FAMILLES.
toutes les voiles que j'ai aperçues jusqu'à présent sont car-
rées.
— Vous n'y avez pas regardé d'assez près, mon chef
ami ; avec plus d'attention et ce que vous savez de géo-
métrie, vous auriez remarqué qu'il s'en faut de beaucoup
que toutes fes voiles aient la figure d'un carré. A parler
rigoureusement, il n'y a même pas de voiles carrées.
Voyez autour de nous ; plusieurs de ces navires ont leurs
voiles au sec; quelques-uns, pour que l'air en pénètre plus
vite la toile, les ont montées à la tète des mâts, et les ont
étendues de telle façon que leurs angles inférieurs tiennent
à peu près la place qu'ils occuperaient si les voiles devaient
emporter le bâtiment, délivré des ancres qui l'attachent à
la terre; parmi ces voiles hissées et bordées, — je vous
dirai plus tard d'où viennent ces deux mots, — en vo}-ez-
vous une qui ait, avec les quatre côtés, les quatre angles
égaux? Non ; toutes sont moins larges en baut qu'en bas;
toutes ont la figure de ce qui resterait d'un triangle isocèle
dont on aurait enlevé le sommet par une section, faite au
moyen d'une ligne parallèle à la base, aux deux tiers en-
viron de la bauteur de ce triangle. Quand le navire ne por-
tait qu'une seule voile, étendue sur une longue pièce de
bois suspendue en croix en avant du màt, celte voile était
presque carrée; quelfiues barques n'ont encore que la
voile dont je parle , et seraient plus justement api)elées
bâtiments carrés, ou à trait carré, que ceux auxquels
on applique cettedésignation, puisque ceux-ci ont, comme
vous venez de le voir, des voiles à figures de trapèze.
Nous reviendrons sur les pièces diverses qui entrent dans
la voilure des bâtiments, et alors je vous dirai la composi-
tion et la garniture d'une voile. Quant à présent, occu-
pons-nous de l'extérieur du navire.
Vous aA'ez vu sur le chantier que nous avons quitté tout
ii l'heure le squelette du vaisseau à divers degrés d'avan-
cement. Vous l'avez vu réduit à sa première charpente, à
ses os majeurs, si je puis parler ainsi ; puis, muni à l'inté-
rieur de ses baus, de ses planchers, tilIâcS ou ponts, de sa
dunette et de sa teugue : vous allez le voir mamtenant
pourvu de ce que je pourrais appeler sa peau. Sur ses
côtés, dans toute sa longueur, et du bas en haut, on a
étendu des planches longues et épaisses a\)pe\ées borda ges.
A propos du mot estainbord, je crois vous avoir dit que
bord signifiait en saxon : planche ; bordage est fait de
bord.
Si vous examinez cette surface extérieure dont les lignes
ont une grâce et une majesté particulières, vous verrez
qu'elle n'est pas, du haut en bas, tout à fait unie. A de cer-
taines hauteurs, des bordages plus épais que les autres y
font saillie ; ils sont destinés à lier fortement tout le système
des couples et des poutres ou baus qui les maintiennent ;
ils forment des ceintures solides dans le sens de la lon-
gueur : c'est de leur fonction qu'ils tiennent leur nom. On
Iesappelleprf'cejn/C5.
Préceinte est une corruption ^eperceintr, qui \ient du
latin prrcingcre. Ces messieurs vous diraient, madame,
que cela signifie : ceindre au'our ; ils vous diraient même
nue per vient du grec péri, si cela pouvait avoir le moindre
intérêt pour vous. I.a percciufe s'appela tout simplement
ceinte, du mot ceinture ; vou.i la Irouveriezdans quelques
vieux auteurs écrite : chainte, qui est une francisation de
l'italien, de l'espagnol ou du provençal cinla, prononcé:
tchinnta.
Aux flancs du navire de guerre on ouvrit des canon-
nières dès que rarmemenl sur les châteaux fut jugé in-
suffisant. Ccscanonnières, dont on voit des représentations
sur d'anciennes images gravées de vaisseaux, étaient ou
carrées ou cintrées par en haut. Longtemps elles eurent
le nom de por/e5, qu'elles retiennent encore dans les marines
du Nord ; nos matelots du seizième siècle les appelaient
comportes. Votre ingéniosité, madame, et à vous, mes-
sieurs , votre habileté d'humanistes , renonceraient, je
pense, à trouver comment comporte, qui semble composé
de porter et de avec, ou de porte et avec, a pu désigner la
porte par où le canon sortait sa bouche. Voulez-vous
prendre quelques minutes pour vous donner le plaisir de
deviner?
— Oh ! assurément, non ; vous nous avez mis au déti
de façon à nous décourager. Dites-nous bien vite ce que
nous ne saurions dire tout seuls.
— Vous savez l'anglais, madame, et vous vous rappel-
lerez certainement que dans cette langue : gun, signifie
canon. Gun-port est le nom que les charpentiers d'An-
gleterre donnèrent à l'embrasure pratiquée dans le côté du
vaisseau ; eh bien ! c'est évidemment de gun-port que nos
matelots bretons, normands ou picards ont fait leur co/n-
porte. .aujourd'hui, la canonnière ou embrasure se nomme
sabord; pour(iuoi? c'est ce que j'ignore. Est-ce : bord
sapé, coupé ? la raison s'accommoderait de cette étvmolo-
gie ; mais je n'oserais pas affirmer que sapé et bord se
soient unis et presque juxtaposés pour former sabord. H
fallait une fermeture à la porte du canon ; on lui appliqua
un volet tout à faitsemblable au battant d'une porte ordinaire,
ets'ouvrant d'un côté. Ce battant s'appelait autrefois «jon-
teau, en bas latin mantellus; le volet du sabord prit ce nom,
et aujourd'hui nous disons : mantelet de sabord. Vous
pouvez remarquer seulement que ce n'est plus de droite à
gauche ou de gauche à droite que le manlelcl se rabat dans
l'huis pour fermer la porte, mais qu'il tourne sur des gonds
horizontalement placés au-dessus de l'ouverture du sabord;
si bien qu'il s'abat du haut en bas. Comme on dit de la
partie inférieure d'une porte : le seuil de la porte, on dit
le séuillet du sabord. Il y avait jadis, de chaque côté du
navire, une porte dégarnie de canon, plus élevée que les
canonnières, généralement ornée^ peinte, sculptée, dorée,
entrée plus ou moins magnifique de cet édifice naval ; on
l'a supprimée. On entre aujourd'hui ou par un sabord or-
dinaire de la batterie basse, ou par-dessus la muraille
d'enceinte du navire. Un escalier, formé de traverses
clouées sur la surface du bâtiment, sert de communica-
tion entre le vaisseau et les embarcations qui l'appro-
chent.
— Et il paraît Irès-dilBcile de monter là. J'y aurais fort
peur, il me semble.
— .\ussi, madame, ne vous fera-t-on pas gravir celte
échelle assez peu commode, en eiïet, pour qui n'a pas
riiabittidede ces sortes d'ascensions. Vous monterez très-
confortaMement un autre escalier, suspendu le long du
flanc droit du bàliment, escalier d'honneur, aux marches
larges et peu élevées, à un ou deux repos ou paliers,
ayant un garde-fou, et, en guise de tapis, quelques pavil-
lons délamine dont on humiliera les couleurs orgueilleuses
sous vos pieds, par galanterie : car vous verrez qu'on est
très-galant à bord de ces vaisseaux terribles où tout est
préparé en vue de donner la mort.
— Je sais, monsieur, que la politesse et les bonnes ma-
nières des marins de ce temps-ci méritent de devenir pro-
verbiales, comme l'ont été la brusquerie et la rude franchise
de leurs devanciers.
— Nous allons tourner par son arrière le vaisseau que
voilà devant nous à une portée de fusil ; nous passerons de
là sur l'avant de l'autre, et, après quelques instants accor-
dés aux remarques qui seront naturellement amenées par
LECTURES DU SOIR.
311
rexamcn des parties postérieure et antérieure du navire,
autant que de sa mâture, nous irons à Gord de V Océan,
où nous arriverons avant l'heure fixée pour rapparcillage,
auquel j'ai voulu vous faire assister pour vous donner une
idée plus grande de cette machine admirable à quiTintcili-
gcnce semble avoir été donnée avec la force et le mouve-
ment.
— Comment, nous verrons un vaisseau sous voiles ?
— Vous verrez toute cette escadre, mon jeune ami.
— Et nous serons sur le vaisseau, quand il sortira de
son inaction pour entrer dans la vie réelle?
— Vous y serez, madame !
— Quelle fête ! quel spectacle ! Dans notre long voyage,
nous n'aurons rien vu d'aussi beau, sans doute ! Pouvoir
dire, en rentrant à Paris, qu'on a été sur un des plus grands
vaisseaux de la mer, qu'on a navigué sur ce bâtiment qui
est une ville, — Orbis opus, comme dit Virgile de la Chi-
mère, qui eût paru comme une coquille de noix à côlé de
ce gigantesque navire à trois ponts; — pouvoir ajouter
qu'on a pris la mer sur un vaisseau portant un amiral, il
y a de quoi être fier ! Si peu de Parisiens ont eu cette
bonne fortune ! ! oh ! ma mère-, je suis d'une joie !
— Modérez des transports, que je conçois au reste à
merveille, et continuez à prendre vos notes, mon cher
monsieur Edouard. Vous aurez plus de plaisirs encore que
vous n'en prévoyez ; mais, pour en jouir en homme qui les
comprend, comme il faut bien voir tout ce qui s'oiïrira à
votre curiosité, comme les détails seront sans nombre et
les scènes très-diverses, il faut tout examiner a\ec calme.
Vous jugeriez mal ce qui frapperait vos regards troublés
par l'émotion. Ce spectacle auquel vous devez assister est
grave, imposant, solennel ; c'est d'un œil, non pas froid,
mais assuré, qu'il faut le contempler.
— Je ne suis pas bien sûr, monsieur, d'être aussi im-
passible que vous voudriez que je le fusse ; je crois que le
cœur me battra plus d'une fois ; mais, soyez tranquille, je
ne perdrai rien de ce que vous voudrez bien nous montrer.
Mes yeux et mon crayon ne resteront pas oisifs ; le plaisir
ne paralysera ni mes doigts ni ma vue.
— Nous voici près du vaisseau que nous devons dou-
bler (1) par l'arrière. Je vais m'arranger pour lui passer
doucement à poupe, et à une distance convenable, afin que
vous puissiez bien voir tous les détails de son arrière.
Celte construction saillante, en arrière des derniers sa-
bords, et qui descend jusqu'à la ligne de la première batte-
rie, se nomme bouteille. Il semble quil n'y ait la possibi-
lité d'aucun rapport entre une bouteille et ce petit cabinet
qui remplace certaine galerie extérieure, latérale à la poupe,
qu'une ordonnance de Louis XIV supprima en 1G73, parce
qu'elle était un objet de luxe inutile et un poids fâcheux,
sur les côtés et à l'arrière du vaisseau, déjà si chargé par
son gaillard et ses dunettes; en effet, ni la forme actuelle
ni l'usage n'est en relation avec le nom de l'objet. C'est que
la forme a changé, quand le nom est resté le même. La
construction que vous voyez, réduite à des proportions
exiguës, ressembla d'abord à la moitié d'un fanal de poupe,
appliquée sur la hanche du vaisseau. Or, le fanal, dans ce
temps-là, avait l'air d'une grosse dame-jeanne, l'ornement
(0 Contourner. De duplex (lat.), formé de plicare, plier et duo,
deus. Doubler un cap, un navire, c'est f.iire flectiir la roule qu'on
suivait, de manière à en faire revenir la direction parallèlement à
elle-même, à la courber, à la plier tn deux. Le mot doubkr est dans
le vocubuiaire des marins français depuis le commencement du sei-
rieme siècle au moins, car on le lit dans le Journal de Parmentier
{i5'29'). Doèrar est dans le Ro/eiro de Don Juan de Castro, qui est aussi
du seizième siècle. On trouve le verbe doppiwe dans le Voyage de
Pigafeua.
du côté de la poupe prit donc un nom qu'il a gardé jus-
qu'à présent, bien que cette espèce de réduit n'ait plus
extérieurement la figure de la grande bouteille.
Quant à la destination de la bouteille, je vais vous la
dire. Comme il y a une bouteille de chaque bord, on a fait
de l'une un cabinet de bain, et de l'autre une zambra, un
îca/fr-c/osff, que dirai-je"? un cabinet de garde-robe. De
la fenêtre de la bouteille, sans être vu de personne, le ca-
pitaine voit très-bien si son bâtiment se comporte comme
il faut, si ses voiles font convenablement leur office, si sa
course est lente ou rapide, enfin si tout est pour le mieux.
Voici maintenant la face postérieure du vaisseau; elle
repose, comme vous le remarquez, sur une voiite dans
laquelle sont percés des sabords appelés sabords d'ar-
casse. J'ai eu l'honneur de vous dire, au pied de la cale de
construction, ce que c'est qneVarcasse. Cette face large,
plate, un peu inclinée en arrière, s'appelle improprement
la poupe. La poupe est, en réalité, tout ce qui constitue
l'arrière du navire, depuis le grand màt. Mais poupe a pré-
valu dans la marine française sur un autre mot qui val.iit
bien mieux. On appelait autrefois cette façade de l'édifice
naval : le tableau. C'était un tableau, en effet, tout chargé
de devises, d'emblèmes, de riches ornements dorés, de
bas-reliefs, de sujets héroïques, mythologiques ou reli-
gieux, peints de couleurs éclatantes. Le tableau d'un vais-
seau de ligne sous Louis XiV, quand le faste des construc-
tions civiles et les magnilicences de l'archilecture des palais
royaux avaient été appliqués au navire, ce tableau était
un morceau curieux que Puget ne dédaignait pas d'honorer
de ses sculptures, dont Lebrun, le premier peintre de Sa
Majesté, préparait la composition, afin que la mer portât,
comme la terre, des témoignages éclatants de la protection
que le roi de France accordait aux beaux-arts.
Aujourd'hui, tout est devenu d'une simplicité extrême
dans l'ornement extérieur des bàliments militaires. Jadis le
vaisseau de guerre était un palais somptueux, on en fait
maintenant quelque chose de sombre et de grave qui a
toute la majesté sévère d'un sépulcre de marbre noir. On
dit que cela est plus marin. N'en croyez rien, madame.
On était fort marin sur les vaisseaux dorés et sculptés que
moulaient MM. de Tourville, Duquesne, Jean Rart, Du-
guay-Trouin, La Galissonnière, Lamolhe-Piquet et de
Suffren. Ce qu'il faut dire, c'est que c'est la mode, et que
celte mode passera, comme ont passé toutes celles dont
nous avons ou non gardé le souvenir. Ce qu'il faut ajouter,
c'est que, réduit à cette simplicité, ou, si l'on veut, à
cette pauvreté d'ornements, le vaisseau est moins cher. II
est certain que le grand luxe déployé pendant les seizième,
dix-seplième et dix-huitième siècles, pour la décoration
des vaisseaux, coûta beaucoup aux dilTérents peuples na-
vigants. Mais entre cette profusion d'ornements dispen-
dieux et la parcimonie dont on se targue dans ce temps-ci,
le bon goût trouvera une juste mesure qu'autoriseront
sans doute les prescri|»lion^ du budget, si rigoureuses
qu'elles soient. Où se jouaient autrefois des arabesques
élégantes, des guirlandes de petites figures animées, des
groupes d'animaux de tous les pays, on voit quelques
froides moulures, quelques cordons ou quelques branches
de feuillage ; où brillaient l'or et les vives couleurs de la
palette, règne l'uniforme teinte d'une peinture noire
qu'allristeeucore la blancheur des raies dont sont marquées
les batteries. La flotte serait en deuil que les bâtiments ne
seraient pas peints d'une façon plus lugubre. On dirait
des catafalques floltants.
Quand les chevaliers de Saint-Étienne de Pise eurent
perdu leur capitane dans un combat contre les Turcs, ils
31Î
se
MUSEE DES FAMILLES.
peignirent en noir leurs galères, ordinairement couvertes
de vermillon et d'or. Lorsqu'après le désastre de Pavie,
notre roi François I" fut transporté à Barcelone, la galère
qui le portait et cinq autres galères françaises de sa suite
reçurent une couleur noire qui, du corps et des rames,
s'étendit jusqu'aux voiles et aux bannières. On n'a pas en-
core songé à teindre les voiles en noir : mais cela viendra
peut-être. De voiles qui ont perdu la blancheur que le
tempsdonne aux toiles jaunâtres employées pour la voilure
des bâtiments, il n'y a que celles des bateaux à vapeur,
noircies par la fumée des cheminées.
Nous sommes bien loin du temps où les souverains et
les préleurs des flottes déployaient aux vents des voiles de
pourpre ; où les croisés faisaient peindre sur les ailes blan-
ches de leurs vaisseaux des figures de saints, des devises
et les emblèmes adoptés par leurs familles ; où les bande-
roles se multipliaient aux sommets des mats, aux bouts
des vergues, autour des hunes et des bastingages; où le
rempart supérieur des navires était formé d'une série d'é-
cus timbrés d'armes brillantes ! Nous sommes devenus
simples et graves comme des quakers; mais cela changera.
L'architecture civile est revenue au style fleuri qui admet
l'ornement capricieux et le luxe du bas-relief à sujets ;
l'architecture navale, dont la marche fut toujours à peu
près parallèle à celle de sa sœur, suivra bientôt l'exemple
qui lui est donné, soyez-en sûrs.
Cette face postérieure du navire, qui fut si éclatante et
que vous voyez si froide , si noire, je vous ai dit qu'on
l'appelle la poupe. Ce n'est pas à ces messieurs que j'aurai
besoin de dire que ce mot vient du latin puppis. C'était dans
la poupe qu'étaient gardées les images des dieux protec-
teurs du navire ; c'était à la partie extérieure de la poupe
que souvent une répétition de ces images sacrées était
sculptée; or, ces figures étaient petites; on les compara, à
cause de leur taille, au petit enfant, pupu5, et le sanctuaire
prit le nom des petits dieux, d'auianl plus que les divinités
principalement honorées à bord élr^ienl les deux jumeaux,
enfants de Léda. Longtemps il y eut sur les navires chré-
tiens une chapelle à la poupe, et nous voyons qu'à son dé-
part pour la croisade Louis IX en fit établir une dans
laquelle le saint sacrement devait être exposé, et la messe
dite chaque jour. Longtemps l'image d'un saint ou d'une
sainte, parrain ou marraine du navire, figura parmi les
sculptures de l'arrière, au-dessus d'un cartouche de me-
nuiserie sur lequel était écrit te nom du bâtiment. Ce car-
touche s'appela miroir, écusson (il avait en effet quelque-
fois la forme d'un écu d'arraes> et Dieu conduit. Celte
dernière dénomination, qui rappelait que le marin avait
placé son avenir sous la protection du Ciel, et qu'il s'expo-
sait aux périls de la mer, à la garde de Dieu, cette dénomi-
nation a disparu quand l'habitude de donner des noms de
saints aux navires ne fut plus générale. Aujourd'hui on
donne des noms plus profanes que chrétiens, des noms
d'hommes ou d'animaux, des noms faits d'un adjectif qua-
lificatif, comme invincible, redoutable, majestueux , et
ces noms qu'on écrit sur le cartouche du tableau, on les
couNTe d'une telle couche de peinture noire qu'on ne peut
pas les lire, même du point où nous sommes. Jadis le vais-
seau avait l'air fier de son nom ; pourquoi le voile-t-il au-
jourd'hui ?
Les larges fenêtres qui s'ouvrent immédiatement au-
dessus de la voûte d'arcasse éclaireul la grande chambre
ou chambre commune des officiers. Nous verrons bientôt
ce salon. Au-dessus de ces fenêtres est une galerie peu
saillante ; c'est le promenoir particulier du capitaine dont
'appartement donne sur ce balcon. Autrefois les officiers
avaient aussi une galerie; les galeries tournaient autour de
la poupe qu'elles élargissaient et alourdissaient. On les
supprima lorsqu'on commença à dégager l'arrière de tout
ce qui le surchargeait outre mesure. La grande ligne cin-
trée, limite supérieure du tableau, s'appelle le couronne-
ment, que ce nom lui ait été donné parce qu'elle couronne
en effet l'édifice de la poupe, ou parce que souvent, sur les
vaisseaux du roi, une couronne royale a été placée là parmi
les décorations du tableau.
Passons, de l'arrière de ce vaisseau, à l'avant de l'autre
que voilà à notre droite. — Avant, garçons! — Assez
d'erre ! — Lève rames ! —
A proprement parler, le navire étant partagé en deux
grandes fractions par le maître-couple qu'on place à peu
près à la moitié de la longueur totale, l'aranf est toute la
partie antérieure à ce couple, et Varrière toute la partie
postérieure. Dans l'usage ordinaire, par avant on entend
la partie arrondie qui s'appuie sur Vétrave et les oeuvres
extérieures attachées à cette portion de l'édifice. Les an-
ciens appelaient proue ce que les marins français du Nord et
de l'Ouest nomment aranf. Nos marins du Midi, comme
tous ceux de la Méditerranée, ont conservé la dénomination
antique. Ces messieurs savent aussi bien que moi que
proue vient du latin prora, contraction de deux mots
grecs : pro oran [-t-, c:â-.), voir devant, ou : pro réein
(r:5 f stiv), couler eu avant ou le premier, on ne sait le-
quel des deux. La proue ou l'avant comprend \es joues du
navire, ses épaules...
— Comment, des épaules et des joues au navire!
— Oui, madame, et ce ne sont pas les seules parties du
corps humain dont on ait donné les noms à certaines par-
ties du navire. Devant, le vaisseau a des épaules et des
joues ; derrière, il a des hanches, et oserai-je ajouter sans
blesser votre susceptibilité, qu'il a aussi...? Madame, vous
n'êtes pas Anglaise, c'est-à-t.lire prude en ce qui touche
aux mois ; vous diriez donc fort bien d'un ladre qu'il est
un fesse-mathieu ; et, si vous lisiez Dorât — ce n'est pas
un conseil que je vous donne, au moins ! — vous ne jette-
riez pas le livre quand vous trouveriez dans ses vers si
coquets que le bruit dont est frappée notre oreille quand
un fouet est vivement agité en l'air provient, non de l'air
froissé par la cordelette ou la fine lanière de cuir, mais du
cri que pousse quelque sylphe fessé.
— Mon Dieu ! cela ne me choquerait pas du tout. Je
penserais, et probablement vous seriez de cet avis, que
l'idée est recherchée, et, par cela, de mauvais goût ; mais
je ne me révolterais pas pour le mot, qui ne blesse mou
oreille que par le malheur qu'il a de commencer par une
syllabe sonnant mal après la dernière du mot précédent.
— C'est prendre la chose en personne d'espnt. Vivent
les femmes honnêtes qui n'ont pas des vertus diablesses,
toujours prêtes à se cabrer! Eh bien ! madame, vous sa-
vez maintenant ce que le navire a sous les hanches. La
hanche du vaisseau est tout ce qui est en arrière des grosses
cordes qui appuient le grand màt, de l'un et de l'autre côté;
les parties arrondies sur lesquelles le bâtiment est assis
par derrière sont ses fesses. Celles qui, rondes aussi, se
trouvent au-dessus de l'eau, à l'avant, sont sesjouM et
ses épaules. Les .\nglais ont fait plus que nous ; s'ils
n'ont pas donné à certaines formes du vaisseau des noms
qui appartiennent à des parties du corps humain, ils ont
nommé le vaisseau : mon of icar , l'homme de guerre :
cela est vraiment beau. A. JAL.
MUSEE DES FAMILLES.
313
Un arrière de vaisseau moderne.
Un arrière de vaisseau du dix-seplième siècle.
JUILLET 1844.
— 40 — ONIIEMB >OI,UME.
'i^^.jLJV.
314
LECTURES DU SOIR.
l^F©BîTÏ©ïf ©1 li'
C'est assurément une belle et uoble idée qi<t celle ilè l'e'x-
position de l'industrie, et qui ne peut manquet d'dinenef
d'excellents résultais. La période de cinq ans qui sépare cha-
que exhibition n'est ni trop longue ni trop courte. H faut
laisser aux inventeurs le temps de trouver (juelque chose
de nouveau, et cependant ne pas leur faire attendre pen-
dant trop d'années le jour de produire lents détouterles;
le public, en outre, se lasserait d'expositions pins J-nppfo-
chées, et de plus grands intervalles l'empêcheraient de sui-
vre les progrès de l'industrie.
Les salles des Champs-Elysées, qui ont lé fort d'être!
provisoires, ne contiennent pas exclusivement des inven-
tions ou des perfectionnements ; elles sont remplies de tous
les objets d'un débit Jisuel ; c'est comme une encyclopédie
en relief de l'élat des arts et des métiers en Fraiice, un
jubilé de l'industrie où chaque branche de commerce en-
voie son chef-d'œuvre. Il est vrai qUë l'on pourrait repro-
cher au commerce d'ahustt de l'exposition comme moyen
d'annonce et de donner le pas à la boutique sur l'industrie
véritable. Bien des produits confectionnés avec un soin tout
particulier ne pourraient être livrés par les fabricants à la
consommation sans compromettre leur fortune. La diffi-
culté pour beaucoup de choses n'est pas de les bien faire,
mais de les faire à peu de frais. 11 n'est douteux pour per-
sonne qu'avec deux mille francs on ne puisse avoir un beau
chàle et un bon piano. Le problème n'est pas là, et, dans
un sens, l'objet le plus renianjuable de l'exposition est
une marmite en fer d'une seule pièce qui coûte sept
à huit sous. Une perfection obtenue à grands frais, et au-
de^^usdes possibilités du débit, est donc le reproche qu'on
peut en général adresser aux exposants; mais les elForts
qu'ils ont faits pour produire leur chef-d'œuvre ne sont pas
perdus pour rinlcrèt |)ublic ; en cherchant à mieux faire ,
en s'ingéniant ii découvrir quelque perfectionnement de
détail, en donnant un soin excessif à l'exécution, ils s'in-
struisent, ils font des expériences auxquelles ils n'auraient
pas songé sans l'appât des médailles d'or, de la gloire et
de la publicité, et, ce qui d'abord n'a été qu'une mntilre^
qu'une curiosité ruineuse, devient bientôt, par la simplifi-
cation des procédés ou un choix plus judicieux de matière,
a crandemetif tort : la qu
de là que dépend l'avci
tel traité, de tel ou tel v(
taille. En entrant dans C(
tis saisi»! d'une espèce (
pas sans quelque espèce (
avec i'dtenir du monde,
tubes conlourtiés en spirj
sueur, ces foUrneaux haie
ces turbines, Wutes ces i
qtiées^ étinceiàntesd'acie
quelles on entend des b
de leviers, nous paraissai*
Quand on ouvre la terr
che l'épiderme de notre
gce, on rencontre dan
l'ancs de calcaire, tantôt
tôt des débris encore sol
moignngnes des énormit(
du globe, encore chaud d
pétri. Le mastodonte, le d
plothœrium , nous appar
sale et bizarre , leurs os
comme des meules, leurs
de barres d'acier, ainsi q
et Lévialhan.
Ces colosses du monde
d'une taille plus humble
ont remplacés. La créatic
iras d'airain lançant la fu
se nourrissant de charbo
lendemain du déluge, a i
animaux de fer et de ci
forêts que la foudre allur
dit avec une effroyable :
événement symbolisé p
causa en s'approchant I
dont le Soleil, son père,
gret ; ces forêts brûlées
poussière des siècles onl
MUSEE DES FAMILLES.
Oui, c'est là, dans cette salle, que se prépare le loisir
futur du monde : la cliule ([ui s'éparpillait en poussière
d'écume, grâce à cette turl'ine, va faire ie travail de tout
un atelier ; l'anticiue malédiction t Tu mangeras ton pain
à la sueur de ton front » sera désormais sans effet. Cette
machine, à l'air si calme, au mouvement si onctueux,
rabote le fer comme du sapin et perce des plaques de deux
pouces d'épaisseur. Ce métier, avec ses milliers de bobines
inquiètes, tord plus de (il à elle seule, en une minute, que
toutes les filandières et toutes les araignées de la terre. Nous
sommes à une grande époque, des choses merveilleuses
se préparent, et ceux qui sont jeunes verront de magnid-
ques spectacles. I-a distance est supprimée, les vaisseaux
n'ont plus besoin du vent; avec le télégraphe électrique,
on se parlera d'un bout du monde à l'autre connue si l'on
était dans la même chand)re ; le sol, foré à d'immenses pro-
fondeurs, est obligé de livrer le trésor de ses eaux. La pile
de Voila aurait déjà rem|)lacé le soleil et la lune, si les com-
pagnies de gaz ne s'y opposaient. D'un jour à l'autre, l'on
trouvera le moyen de diriger les ballons, et la conquête de
l'atmosphère sera faite comme celle de la croûte terrestre.
La liunière sera forcée de raconter ses secrets au daguer-
réotype. Ruolz , l'associé d'EIkington pour la dorure des
métaux sans mercure, porte à sa chemise un diamant qu'il
a fabriqué lui-même, et si nos chimistes dédaignent de
faire de l'or, c'est que l'or tout fait coiile moins cher. Nous
aurons dans l'air, dans l'eau, dans le feu, dans le fer, des
serviteurs bien plus actifs que les anciens esclaves et les
ouvriers modernes, des serviteurs qu'on pourra faire tra-
vailler vingt-quatre heures par jour sans barbarie et sans
crainte de coalition. Il y a assez longtemps que les miné-
raux se reposent dans le sein de leur mère ; il faut qu'ils
travaillent à leur tour, eux qui ne sentent pas la fatigue et
qui ne deviennent ni poussifs ni fourbus.
Ces changements ne s'opéreront pas sans quelques mal-
aises passagers; des classes de travailleurs se trouveront
supprimées par l'invention d'une machine. On disait, dans
le prenaier temps de la découverte de l'imprimerie : a Que
vunt devenir les calligraphes, les copistes, les enlumineurs,
les parcbemiiiiers, tout ce peuple qui vivait des manu-
scrits? » Ils se sont faits compositeurs, protes, imprimeurs,
fondeurs de caractères, fabricants de papier ; quelques-uns
même, n'étant plus obligés de recopier les ouvrages des
autre?, sont devenus écrivains eux-mêmes, et il est à croire
que la typographie a plus fait vivre d'imprimeurs qu'elle
n'a fait mourir de scribes.
L'important, c'est que l'homme ne soit plus asservi aux
besognes insipides, et qu'il garde toute la vivacité de son
esprit pour les spéculations de l'intelligence. L'homme de
l'avenir aura à sa disposition beaucoup plus de temps que
gaiement exercés par une fonction touj
deront leur équilibre , et la beauté
L'homme pourra se dire alors vraimen
Dieu, car il sera délivré des scrofuk
des pestes de toutes sortes. I/hyg
d'immenses progrès, qui allongeront
maine ; la chimie s'appliquera à décoi
lions du commerce , et bientôt les mo
fraude seront si répandus , qu'ils la r(
Ce ne sont pas là des rêves. Voyez pi
mystérieuses, pour nous autres igni
qu'un peu de charbon pour réaliser qi
merveilles : l'homme s'assimile sa pla
il en fait servir les forces vives, et cor
litre de roi de la création , qu'on s'étai
pressé de lui donner. Tout progrès c
Le bateau à vapeur nous a préparé h
chemin de fer athiosphérif]ue prépare 1
suite. Nous avons soumis l'électricité
tisme, vaincu, avouera son secret, U
pourra être dit sans renverser la société
Chaque découverte arrive à son heure,
capables de nous en servir. Comme au
fait l'opération de la cataracte, il faut i
lumière que graduellement; la vérii
comme le soleil.
Par exemple, le monde n'est pas prêt i
ges en ballon, qui sup|)rimeraient les I
nés , les Ibrtifications , qui
fenêtres, et si le moyen de
trouvé aujourd'hui , les gouvcrnem^
un grand embarras. Les chemins de I
manquer d'amener de grands changer
tions de peuple à peuple, sont les pi
motives aériennes, qui d'abord seront
dront bientôt individuelles. Dans cinqi
chimère des hommes volants sera réal
dra un autre système de politique et
que l'imagination peut concevoir de
demain; et la semaine prochaine, les pa
des lieux commims.
Quoi qu'en disent des esprits chagri
grande et belle; nous valons nos pèi
peut le disputer au nôtre. Les pédants
mère et Virgile ; nous avons de quoi le
Ces gigantesques cuillers, ces lire-bc
colossales, au moyen desquels M. Mul(
chercher l'eau à d'incroyables profond
autant de poésie que les odes d'Ilorac
moyen âge? Avec ces instruments, qui
changer
diriger
316
LECTURES DU SOIR.
blcs iiiventiousqui centuplent les forces de l'homme; notre
malheureuse éducation classique nous enseigne ce qui se
faisait il y a deux mille ans, et ne nous permet pas d'ap-
precier les prodiges de notre temps.
Nous parlerons des objets qui, par leur nature moins
compliquée et moins mystérieuse, sont plus faciles à juger
et touchent par un côté à un art quelconque.
Les meubles, les tapis, les bronzes, les bijoux, les étoffes
ne demandent pas des connaissances si profondes, et relè-
vent plus directement du goût que de la science. On peut
dire que le style général de Tornement est devenu medieur
depuis quelques années; l'on a fait beaucoup de recher-
ches, tous les genres et toutes les époques ont été consul-
tés, et si nous n'avons pas encore un cachet particulier,
du moins on est arrivé à une grande supériorité sur le style
de l'Empire et de la Restauration. Le goût qui parait do-
miner est celui de la renaissance accommodé à nos usages
et quelque peu mélangé de moresque. On semble avoir
renoncé aux formes tourmentées et rocailleuses du temps
de Louis XV, qui ont obtenu naguère une si grande vogue.
Bien que les artistes de cette époque aient été des gens
pleins d'invention, de facilité et de feu, nous pensons qu'i-
mitation pour imitation, les maîtres de la renaissance sont
de meilleurs modèles.
Les meubles sont donc en général conçus dans ce goût;
l'on ne peut voir de plus belles formes, de plus beaux bois,
un assemblage plus exact, une exécution plus soignée, un
lustre et un poli plus parfaits.
Une châtelaine du moyen âge qui reviendrait au monde
s'agenouillerait devant le prie-dieu de M. Dulzchold ou de
MM. Grohé, comme s'il était sculpté par Cornejo Duque ou
Berruguete ; Bernard de Palissy n'aimerait-il pas à ranger
ses faïences sur le buffet de M. Durand?
Celte armoire, ce lit et ces tables de M. Jolly ne sont-ils
pas d'une fantaisie délicieuse? celle étagère en bois de rose
et en marqueterie n'aurait-elle pas très-bien figuré dans le
boudoir de M"« de Pompadour?
Que d'inventions ingénieuses, de recherches conforta-
bles ! Avez-vous un appartement dans le genre de la maison
de Socrate, et la place vous manque-t-elle pour prendre
vos aises? regardez ces divans et ces lits qui se dédoublent,
de la composition de M. Baudry,et vous donnent deux
chambres à coucher en une minute.
Si vous aimez le noble jeu du billard, en voilà de toutes
les sortes, de carrés, de ronds, de grands, de petits, en
chêne, en acajou, en palissandre, et même en fonte de fer,
comme celui de MM. Guilelouvctteet ïhomeret ; les con-
naisseurs admirent des perfectionnements dans l'horizon-
talité du champ, dans la manière dont sont percées les
blouses, etc. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils ont été faits
par d'excellents ébénisles. Comme si l'ébène, le citronnier,
l'acajou, le palissandre, ne suffisaient pas ii ces habiles ou-
vriers, M. le docteur Boucherie a trouvé moyen de faire
avec le premier tronc venu, chêne, peuplier, frêne ou bou-
leau , les plus belles marbrures, les plus riches veines du
monde. Par un procédé merveilleux, il chasse la sève des
veines de l'arbre et la remplace par une injection de liqui-
des colorés, bleus, verls, pourpres, qui du bois le plus
commun fait une plaque de jiorphyrc , de malachite , de
jaspe rubané, sans compter l'inappréciable avantage d'une
incorruptibilité à dépasser celle du cèdre et de bois de Teck.
Voilà pour les meubles, voici pour les murailles. En
vous promenant dans (pielque ancienne résidence prin-
cicre dont on a conservé l'antique ameublement , vous
avez admiré les riches tentures qui recouvraient les
6alles,etvous vous êtes récrié sur l'épaisseur du grain, sur
la beauté des couleurs, sur l'élégance des dessins et des
ramages : M. Desbrosses, avec du feutre, c'est-à-dire
avec des brins, des rognures et des débris de laine foulés en-
semble, est parvenu à imiter les plus belles tapisseries à
s'v méprendre ; au moyen d'une forte gaufrure , la trame
du canevas est reproduite, et ce n'est qu'un examen atten-
tif qui peut vous faire découvrir que vous n'avez pas sous
les yeux une véritable tapisserie ; cette étoffe, qui ne coûte
pas cher et qui peut recevoir les teintes et les dessins les
plus riches, remplacerait avec beaucoup d'avantage les
papiers peints, et jouerait parfaitement le rôle du damas,
du lampas , de la brocatelle et de la tapisserie de haute
lisse.
La tenture exécutée par MM. Grand frères , de Lyon ,
pour S. A. R. le comte de Pans, n'est-elle pas digne d'un
palais de fée? Est-il possible de combiner les tons avec plus
de goût et de richesse, et de mêler plus heureusement l'or
à la soie ? Quel éclat à la fois souple et métallique ! quel jeu
varié d'ombre et de lumière! quel splendide chatoiement!
Lyon nous a, du reste, accoutumés depuis longtemps à ces
merveilles. Sous les mains patientes de ses dessinateurs et
de ses canuts, que de fleurs éblouissantes se sont épanouies
à faire envie au parterre le plus opulent, que de couleurs
se sont mariées, contrariées, unies et désunies de cent
mille manières! Tout l'Orient s'habille à Lyon. Ces caftans
d'honneur que distribue le Grand-Turc ont été tissés à
Fourvières ou aux Brotteaux. Ces cravates de Tunis rayées
d'or viennent de Lyon, car l'Orient ne sait plus faire passer
dans la pourpre un rayon de soleil. Le rideau du boudoir,
l'étoffe du sofa, la moire de la robe, le damas de l'étole, tout
vient de là. C'est pour Lyon que l'on dépouille les mûriers
de leurs feuilles et que les vers laborieux des magnaneries
lilent leur bave d'or ou d'argent; c'est pour Lyon que Jac-
quart a inventé toutes ces bobines qui tournent à éblouir
la vue, et que la Mull-Jenny se démène avec son activité
sans repos.
Les anciens verriers de Bohême et de Venise n'en appren-
draient guère à M. le baron de Klinglin. Ne vous étonnez
pas de voir un baron s'occuper de tels soins; d'ailleurs ce
n'est pas déroger que de souffler le verre, et il y avait au-
trefois des gentilshommes verriers. Quelle variété et quels
caprices de formes! Ici, le cristal s'épanouit en large coupe ;
là, il s'effile comme une clochette pleine de rosée. Des
spirales bleues, blanches, transparentes, laiteuses, montent
dans le pied des verres, entrelaçant, tordant leurs filets
plus embrouillés que les écheveaux de soie que les rac-
chaules fées donnaient à débrouiller aux princesses en pri-
son ; et pourtant elles sont si ténues, si nettes, que pas un
fil ne touche l'autre. Quels doigts seront assez délicats pour
toucher sans les rompre ces verres-mousseline, qui sem-
blent des bulles de savon solidifiées? 11 est impossible de
voir un étalage plus éblouissant que celui de M. le baron
de Klinglin : ce ne sont que facettes, prismes réfléchissant
les couleurs de l'iris; le rubis, la topaze ctincellent sur le
flanc des flacons, et l'on dirait réorin d'un lapidaire tout
autant que la montre d'un fabricant de verres.
Nous voyons avec plaisir se répandre l'usage du grès et
de la terre cuite, à laquelle M. Ziégler a, le premier, impri-
mé des formes si nouvelles et si gracieuses. M. Follet,
marchant dans la même voie, vient de modeler, non pas
un vase ou une amphore, mais un luslre de jardin. L'inven-
tion est originale , et ce lustre, d'un joli galbe, peut, dans
une fête nocturne, offrir un heureux mélange de lumières
et de fleurs. Placé on perspective au bout d'une allée, il
produira l'effet le plus heureux, et aura l'air d'une étoile
tombée dans un bouquet.
MCSEE DES FAMILLES.
317
Tenture, soie et or, par Grand frères, de Lvon.
Lampe d'église en bronze doré, par Villem«ens.
Coupe et cafetière en argent, par Morisse Maver,
ycrres en cristal, par le baron de Klinglin. '
Lustre d'été en terre cuite, par Follet.
Console, bronze et palissandre, par Grolié.
Vase en porcelaine, par Gille.
Tapis, par Salandrouze.
MUSÉE DES FAMILLES.
319
M. Sallandrouzc a exposé de maonifiques (apis. C'est un
vrai gazon de laine, où les fleurs semblent naturelles tant
les teintes en sont vives et bien nuancées. L'on a surtout
remarqué un grand tapis représentant un éléphant dans un
paysage asiatique, à la végéiation touiïiie, diaprée de paons
faisant la roue, d'aras, de kakatoès, à la manière de ces ta-
bleaux zoologiques de Desportes, symbolisant, par un choix
d'animaux, une des quatre parties du monde. M. Sallan-
drouze n'a rien à envier ni à la Turquie ni à la Perse.
Les artistes du moyen âge ne sont pas morts, comme on
affecte de le croire, en emportant leurs secrets dans la
tombe. Voici M. Villemscns qui nous apporte un lustre go-
thique en bronze doré, que l'on croirait, pour la délicatesse
des ciselures et l'clégance évidée des clochetons et des ga-
leries qui le composent, avoir été détaché des voûtes delà
cathédrale de Barcelone; ce lustre est destiné à l'église de
Notre-Dame de Bon-Secours.
Les vases de porcelaine de M. Gilles, pour la beauté de
la pâte et de la forme, valent les potiches de la Chine et
les produits de la manufacture de Sèvres. Il est beau à l'in-
dustrie de pouvoir lutter contre les grands établissements
royaux.
La coupe en argent et la cafetière de M. Maurice Mayer
sont d'un goût pur et d'une exécution précieuse. La coupe
est destinée ii un prix de course. Dire que le roi, dont le
suffrage éclairé ne manque jamais aux vxais artistes, en
a commandé une pareille, c'est faire un éloge suffisant de
Tœuvre. M. Maurice Mayer prend place parmi les bons or-
fèvres de notre époque, Vagner, Froment- .Meurice, etc.
M. Froment-Meurice, puisque nous venons de le citer,
a pris pour enseigne et patron de son magasin le Florentin
Benvenuto Cellini , et il en avait bien le droit ; c'est assu-
rément l'un des orfèvres qui a fait entrer le plus d'art dans
son métier, et, à celte occasion, combattons en passant un
préjugé étrange. La sculpture, dès qu'elle est exécutée en
or ou en argent, dès que le prix de la matière s'ajoute
à celui du travail, n'est plus considérée comme un art;
le Jupiter de Benvenuto Cellini eût été repoussé par le
jury du Louvre parce qu'il est en argent, de même que le
le fut le cadre de miroir de M"* de Fauveau. Nous regar-
dons M. Froment-Meurice autant comme un sculpteur que
comme un orfèvre ; car ses bijoux seraient en fer qu'ils n'au-
raient pas moins de valeur.
L'ostensoir commandé par notre saint-père le pape rap-
pelle, pour la pureté des lignes, ce magnifique calice d'Au-
dré Mantegna, dont il existe une si tine gravure. Le style
est du temps de Louis Xll, à l'époque où le gothique fleuri
se fond dans la renaissance.
Le pied est forme par un groupe des trois Vertus théo-
logales, ces trois Grâces chrétiennes ; des émaux représen-
tant les sept sacrements, la sainte Vierge, saint Joseph,
complètent l'ornementation; le disque blanc de l'hostie
est entouré d'un cercle de pierres précieuses d'où partent
des rayons d'or. C'est en effet le soleil dont l'éclat fait
baisser toute prunelle catholique. On ne saurait voir uu
travail plus parfait, une plus fine ciselure; Maso Fini-
guerra, Ghiberti, n'eussent pas mieux fait.
Le bouclier destiné à être donné pour prix de coufse
est doublement remarquable sous le rapport de l'exécu-
tion et de la composition : il retrace l'histoire du cheval,
depuis les temps mythologiques jusqu'aux courses d'Ep-
som ou de Chantilly. Au milieu s'élève un groupe en
ronde bosse, formant comme Vumbo du bouclier; c'est
Neptune domptant un quadrige. L'on sait que Neptune a
fait sortir le cheval de terre d'un coup de trident, le pre-
mier il l'a façonné au mors, ei cet animal lui était consacré,
commclebœufà Jupiter. Ce groupe est de M. J. Feuchères.
De là nous passons à l'état primitif du cheval, errant dans
les steppes ou les savanes , comme chez les Kosaks ou les
Gauchos. Des jagiiars lui donnent la chasse, et sans
l'homme il deviendrait peut-être leur proie. Ce bas-relicf
est de M. Rouillard, le sculpteur d'animaux, à qui Ton
doit la frise de la maison dorée De la sauvagerie nous
passons à la barbarie. Le bas-relicf de M. J. Feuchères,
nous montre le cheval monté parun maître farouche comme
lui, et se lançant au milieu d'une de ces immenses mêlées
de peuples que Decamps a si bien rendues dans sa ba-
taille des Cimbres. La férocité des armes, des harnais, la
hardiesse échevelée des attitudes, font de cette composi-
tion un petit chef-d'œuvre.
M. Justin, en consultant Pluvinel, nous a conduits dans
une forêt, au milieu d'une chasse au temps de Louis XIII.
C'est I âge féodal de l'équilation, l'époque des courbettes,
des grâces étudiées ; le cheval est devenu tout à fait gentil-
homme, il a les allures et les manières d'un courtisan; il
est Italien pour la souplesse, Espagnol pour la fierté.
Mais nous voici en plein turf, en plein Z?er 6i/. M. Schœn-
nevert nous mène tout droit à l'hippodrome : vous diriez
un tableau d'Alfred Dedreux sculpté. Voilà les chevaux
entraînés qui se précipitent, le cou tendu, les jambes en
arrière, aussi rapprochés que possible de la forme hori-
zontale, ayant sur le dos ces singes desséchés qu'on ap-
pelle (les jockeys. Le cheval est arrivé à lutter de vitesse
avec les locomotives, il n'a plus que quatre piquets pour
courir, et une épine dorsale, en forme de barre, pour y
poser une selle.
Le tour du bouclier est entouré de têtes d'animaux,
loups, sangliers, renards, chiens de chasse et autres analo-
gues, modelés avec une grande finesse et une grande vé-
rité.
La coupe d'agate vaut tout ce qu'a produit la Renais-
sance de plus ingénieux et de plus délicat. Le pied se
compose de trois groupes représentant les trois sortes
d'ivresse : l'ivresse poétique, l'ivresse sensuelle et l'ivresse
du festin. Anacréon, Silène et don Juan! L'anse est formée
par une figure de la Raison, que de petits génies renver-
sent et attachent avec des pampres et des brindilles de vi-
gne.
Le peu d'espace qui nous est réservé ne nous permet
pas de détailler toute la montre de M. Froment-Meurice.
Pans la bijouterie proprement dite, il a exposé une foule
de merveilles : nous citerons d'abord une tabatière avec une
peinture de Meissonier, d'un précieux, d'une délicatesse et
d'une vérité admirables. Selon nous, l'artiste n'a rieu fait
de mieux, et, jusqu'ici, il n'a fait que des chefs-d'œuvre;
la bague de la colonie de Mettray, les pommes de canne,
les épingles, les parures où les diamants semblent des
gouttes de rosée tremblant sur la pointe des fleurs, nous
entraîneraient trop loin.
Une industrie qui fait chaque année de grands progrès,
c'est celle des facteurs de pianos. Le piano n'est plus seu-
lement, aujourd'hui, un instrument, c'est un meuble in-
dispensable. Et il a été porté, dans ces derniers temps, à
un haut degré de perfection; Erard, Pleyel, Henri llerz,
Rinaldi et Boisselot n'ont rien laissé à désirer. Le piaùo
tous les jours gagne en sonorité et perd en volume, grand
avantage avec des constructions aussi étriquées que les
nôtres ; il y en a de carrés, de longs, de droits, à touches
rondes, à triple clavier qui tiennent dans une table à jeu,
dans un guéridon ; on en logera bientôt dans des taba-
tières. C'est une industrie dans laquelle nous sommes
maintenant sans rivaux.
320
LECTURES DU SOIR.
Notre colonne, arrivée à sa dernière assise, nous averlil
qu'il est temps de finir. Nous n'avons pas tout dit, il s'en
faut; nous laissons derrière nous mille objets dignes d'at-
tention. Que ceux dont nous n'avons pas parlé ne s'en of-
fensent pas ; notre silence n'est pas une condamnation ;
mais dans trois ou quatre pages de journal on ne jieut
rendre compte de tout ce qu'a produit en cinq ans l'm-
dustrie d'un pays comme la France. Seulement, avant de
Ostensoir de M. Froment-Meurice.
quitter l'exposition, nous jetterons un coup d'cril attendri
sur ces écheveaux de soie grége, sur ces échantillons de
toile à voile en coton, qui nous viennent de Pondichér) ,
de Pile Hoiirbon , de la Guadeloupe et de l'Algérie. Nous
aimons à voir que, si loin qu'ils soient de la mère patrie, ses
enfants ne l'ouMient pas. Thi-ophile GAUTIKK.
Le rédacteur en chef. S. II. BERTMOtD.
le directeur, F. PIOLÈK.
Imprimerie (|p IIESM'VF.R
me l.pmcrcicr, IJ. IL^iignollcj.
xr.
MUSÉE DES FAMILLES.
-21
lil FÉmUGî
(1)
Nous voici arrivés au peintre idéaliste par excellence, à
Pielro Vanucci dit le Pérugin.
Pieiro Vanucci naquit non pas à Pérouse, comme le dit
Vasari, mais in citta délia Piene, comne le prouve une
multitude de tableaux signés Petrus de Castro Pleiis.
Sa famille était pauvre, mais non pas de basse condition :
on trouve des actes qui prouvent que jusqu'à la Gn de 1427
elle jouissait du droit de bourgeoisie.
Ce fut en 1 440, environ six ans après la mort de Ma-
saccio, six ans avant la naissance de Léonard de Vinci, que
naquit celui qui devait mettre le pinceau aux mains de
Raphaël.
II y a des hommes deux fois grands ; grands par eux-mê-
mes, grands par l'élève qu'ils ont fait. Sur ce point, certes,
le Pérugin peut soutenir la comparaison avec Verrochio,
le maître de Léonard de Vinci, et avec Guirlandajo, le
maître de Michel-Ange.
En outre, à l'examiner comme artiste providentiel, si
cela peut se dire, Pérugin fut la dernière digue opposée
(i) l>i reproduction de cet ariirlrcsi formclîcmcnl inîcrdile, souô
peine de poursuite en conirefaroi!..
AOl-T \%ih.
par Part chrétien à l'art païen ; Pérugin mort, à part quel-
que ressouvenir de son maître, qui perce encore dans les
Madones de Raphaël, le naturalisme triomphe, et l'idéa-
lisme est perdu.
Pérugin vint à Pérouse à l'âge de onze ans, et entra comme
fattorono, je ne trouve pas de mot français qui rende ce
mot italien, chez un peintre ; le nom de ce peintre, on l'i-
gnore; les uns disent que c'était Benedetto Buonâgli,
d'autres que ce fut Nicolo AÎunno. Vasari ne le nomme
pas, mais se contente de dire que quoique ce professeur
inconnu ue fût point un maître, il avait les maîtres eu vé-
nération.
Toute cette première partie do la vie du Pérugin reste
obscure; on sait seulement qu'il travaille avec ardeur chez
ce maître inconnu, lequel l'excite sans cesse, en lui citant
de grands exemples, par l'appât de la gloire et de l'argent.
Il en rosultp.it que le jeune homme demandait sans cesse,
non-seulement à son maître, mais encore à tous ceux avec
lesquels il pouvait parler de son art, en quel lieu étaient
les meilleurs peintres, et chacun lui répondait à Florence.
Car, en effet , c'était à Florence qu'avaient brille Gioilo,
— -il — ÛNZltME VOLlJiC.
322
LECTURES DU SOIH.
frère Jean de Fiesole, Masaccio, et Benozzo Gozzoli. Quant
àFrancia, cette étoile de fécole de Bologne, et à Léonard
de Vinci, cet astre de Técole Lombarde, ils étaient à peine
nés lorsque Pérugin faisait cette éternelle question.
Avec un boninie aussi décidé que Tétait le Pérugin à
devenir un grand peintre, une pareille réponse devait por-
ter ses fruits ; aussi un beau matin, ricbe d'espoir mais
fort léger d'argent, le jeune bomrae partit pour Florence.
Sous quel maître étudia-t-il dans l'Athènes moderne?
c'est ce que personne ne sait encore ; les uns lui donnent
André Verrocbio pour maître, et le font par conséquent
condisciple de Léonard de Vinci ; les autres Pierre Borghèse,
ce grand professeur de géométrie; les autres enfin Nicolas
de Foligno. Malheureusement deux faits positifs empêchent
que ni Verrocbio ni Pierre Borghèse aient droit à cet hon-
neur : Verrocbio avait complètement cessé de peindre
lorsque le Pérugin vint à Florence, et le Pérugin n'avait
que douze ans encore lorsque Pierre Borghèse perdit la
vue.
Reste donc Nicolas de Foligno, contre le préceptorat
duquel aucune objection ne s'élève, et dont le talent a une
grande analogie avec ce qu'on appela depuis le style péru-
ginesque.
Quoiqu'il en soit, le jeune artiste était 'pauvre; mais
fort, mais résolu: habitué dès Fenfance à la misère, la mi-
sère passée et la misère présente n'étaient rien pour lui ; sa
pauvreté se dorait aux rayons de l'avenir, et jamais un
seul instant il ne parut douter de la gloire et de la fortune
qui lui étaient promises par la voix de sa conscience.
En attendant, le pauvre rêveur était dans une man-
sarde sans meubles et sans lit, couchant dans un cotfre,
et ne possédant qu'une table et une chaise ; ajoutant les
nuits à ses journées trop courtes, et dessinant chez lui
quand il ne pouvait plus peindre dans l'atelier de son maî-
tre ; ne s'inquiétant ni du chaud, ni du froid, ni de la faim,
et répondant gaiement à ceux qui le plaignaient: « C'est
r habitude de Dieu d'envoyer le beau temps après la tem-
pête. »
Tant d'elTorts et de constance eurent enfin leur prix :
on lui commanda queJques travaux dans le couvent de
San-Martino, situé hors la porte al Prato, et qui fut ruiné
depuis pendant le siège de Florence, et aux Camaldules un
saint Jérôme, que l'expression de son visage et la savante
anatomie de son corps firent regarder du premier coup
comme un chef-d'œuvre. Dès lors tout était dit; le temps
des épreuves était passé pour le Pérugin. Les commandes
arrivaient de toutes parts, l'argent les suivait ; et à son
premier proverbe t Après la pluie le beau temps », vint
un second adage qu'il mit en principe avec autant de
constance que le premier, c'est que « Pendant les beaux
jours il faut bâtir la maison où l'on s'abritera pendant les
mauvais. »
De là sans doute cette réputation d'avarice que Vasari
fait à Pérugin, oubliant que cet artiste, cupide selon lui,
au plus fort de son talent et lorsque par conséquent chaque
coup de son pinceau était payé au prix de l'or, ne deman-
dait qu'une omelette pour prix des magnifiques peintures
dont il avait orné l'oratoire annexé à la confrérie des
Blancs, située en face de la maison qu'il habitait.
Nous reviendrons là-dessus, et nous dirons comment la
haine que portait Michel-Ange au Pérugin fut partagée
par Vasari, son élève infime et son admiralciir exagéré.
Ce fut vers ce temps que Pérugin exécuta pour les da-
mes de Sainle-Claire un Christ viort, dont le merveilleux
coloris étonna les maîtres eux-mêmes; c'est que l'artiste,
qui ne voulait négliger aucune partie de son art, avait
appris des jésuites, ces grands peintres sur verre, l'art de
préparer les couleurs minérales.
Aujourd'hui ce tableau est au palais Pitti ; sa couleur
merveilleuse s'est à peu près évanouie par le long temps
où il fut exposé aux rayons du soleil dans l'église de
Sainte-Claire; mais ce que n'ont pu lui ôler ni le soleil ni
le temps, et ce qu'on y retrouvera encore, c'est la merveil-
leuse ordonnance des personnages; ce sont ces belles têtes
de vieillards, pleines d'onction et de majesté; c'est enfin la
profonde douleur répandue sur le visage des Marie qui
contemplent en pleurant le Christ trépassé.
François de Pouille vit ce tableau en passant à Florence,
et voulut l'avoir; mais les religieuses refusèrent de le lui
vendre. Le prince leur en offrit alors trois fois le prix
qu'elles l'avaient payé, et en outre une copie de la main
du même artiste. A ces conditions elles consentirent, mais
alors ce fut Pierre Pérugin qui refusa, quelque prix que
François de Pouille lui offrit de cette reproduction, disant
qifil n'était pas sur que la copie atteignit jamais la valeur
de l'original.
Comme on le voit, et quoi qu'en dise Vasari , Pérugin
n'était donc point capable de tout pour de l'argent.
Outre les tableaux et les fresques que nous venons de
dire, Pérugin exécuta encore de sa main beaucoup de
peintures dans le couvent des frères jésuites, situé hors la
porte Pinti; couvent qui fut jeté à terre pendant le siège
de Florence, si bien qu'on ne put en sauver que les ta-
bleaux, qui furent transportés dans l'église délia Calza.
Deux de ces tableaux étaient, l'un le Christ au jardin^
entouré des apôtres qui donnent, tableau qui se trouve
aujourd'hui ù l'Académie dos Beaux-Arts, et une Piété que
l'on peut voir aussi dans le même lieu, mais qui ne peut
se comparer pour la conservation au premier que nous
avons cité.
Au reste, comme composition et comme sentiment, tout
deux sont magnifiques.
A partir de ce moment, les commandes se succédèrent
avec une ti lie rapidité, que nous ne pouvons plus guère
que nommer les différents tableaux qui venaient ajouter
à la réputation toujours croissante de larliste.
Ce furent, d'abord, un Crucifix ayant à ses pieds la Ma-
deleine, saint Jérôme, saint Jean-Daptisie et saint Jean
Colombin, crucifix qui est aujourd'hui encore à l'église
délia Calza.
Puis, dans le même couvent des jésuites, une fresque
représentant Vyldoration des Mages, fresque dont la com-
position savante et l'exécution achevée excitaient l'admira-
tion de Vasari.
Puis, dans le même couvent, encore une autre fresque
représentant le bienheureux saint Jean Colombin rece-
vant l habit religieux des mains du pape Boni face.
Enfin, toujours dans le même couvent, une adoration
des Berijers, qui ne le cédait en rieu aux deux fresijues
que nous venons de citer.
A propos do ces trois fresques, Vasari raconte une anec-
dote qui prouve que Pérugin n'était point si malhonnête
homme qu'en un autre lieu il voudrait le faire croire.
11 y avait dans ces trois tableaux de grandes portions de
ciel , et le prieur, qui était à la fois fort orgueilleux pour
l'honneur de son couvent et très-avare de sa bourse, avait
recommandé au Pérugin de peindre ces ciels à l'outremer;
mais comme routiemer était une couleur fort chère, il
craignait en même temps que le peintre n'eût l'idée d'en
distraire une certaine (|uanlilo, pour s'épargner la peine
d'en acheter lorsqu'il travaillerait pour son propre compte.
Il demeurait donc là, fatiguant Pérugin de ses recomman-
MUSEE DES FAINIILLES.
323
dations pendant tout le temps que l'artiste exécutait les
parties azurées de son tableau. Pérugin, qui avait fait
honneur de la présence du prieur à son amour de l'art,
s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé, et que ce qu'il avait
pris pour de l'enthousiasme était tout bonnement de la
déliauce. Il résolut alors de donner une leçon au bon
prieur, et s'avisa pour cela d'un expédient assez simple.
Le prieur, comme pour aider Pérugin, tenait à la main le
sachet dans lequel celui-ci trempait son pinceau pour y
prendre l'outremer, l'artiste donnait deux ou trois coups
sur la fresque, puis comme si la couleur était épuisée, il
abandonnait le pinceau qu'il déposait dans un godet plein
d'eau, en prenait un autre, donnait trois ou quatre touches
encore, et posait à son tour le nouveau pinceau près du
précédent. Le prieur suivait avec effroi son outremer, qui
passait avec une rapidité effrayante de son sachet sur la
muraille ; secouant la tète de temps en temps avec douleur,
et se contentant de dire :
— Quelle quantité d'outremer absorbent ces abomina-
bles ciels?
— Vous le voyez vous-même, répondait Pierre.
Puis, le prieur parti, il recueillait l'outremer qui res-
tait au fond du godet, et c'était la meilleure partie.
Lorsqu'il en eut une quantité suffisante : « Révérend
prieur, dit l'artiste en lui remettant le paquet qu'il aurait
pu soustraire, voici de l'outremer qui vous appartient; ce
sont les économies que j'ai faites sur vos fresques et que
je vous rends ; reprenez-le, et n'oubliez pas qu'il faut avoir
deux poids et deux mesures en ce monde, et ne pas traiter
les honnêtes gens comme s'ils étaient des voleurs. »
La leçon profita au prieur, et il laissa désormais Pérugin
accomplir seul et à sa guise toutes les portions du ciel qui
lui restaient à faire.
Ces travaux achevés, Pérugin partit pour Sienne, où il
peignit, dans l'église de Saint-François, un tableau que
A'asari regardait comme un de ses chefs-d'œuvre, et qui,
malheureusement, périt dans l'incendie qui dévora cette
église au milieu du dix-septième siècle. Dans l'église de
Saint-Augustin, un tableau représentant un crucifix avec
plusieurs saints et saintes agenouillés, lequel crucifix lui
fut payé deux cents écus d'or, et existe encore aujourd'hui
dans la même église ; puis il revint à Florence, afin d'exé-
cuter, pour l'église de San-Gallo, un saint Jérôme faisant
péniience, que Yasari a vu de son temps dans l'église de
Saint- Jacques au delà des fossés, mais qi.ii a disparu de
nos jours, sans qu'on ait pu savoir ce qu'il était devenu.
Un Christ mort entre saint Jean et la Madone, qu'on
voyait sur l'escalier de Saint-Pierre-Majeur, et qui, quoi-
que exposé à l'action de l'air, garda sa fraîcheur, comme
s il venait de sortir de la main de l'artiste. Lors de la dé-
molition de l'église, cette peinture fut conservée par les
soins du sénateur Allizzi, qui la fit transporter au second
étage de son palais, où on la voit encore.
Les autres tableaux de cette belle époque du Pérugin
sont:
Une Piété c\u\\ exécuta pour l'église de Santa-Croce.
Un saint Sébastien, que Bernardino di Rossi lui acheta
cent écus d'or, et qu'il revendit quatre cents au roi de
France.
Une Assomption de la Vierge, miracle de sentiment et
d'idéalité, commandé par les moines de Vallombreuse, et
qui se trouve à cette heure à l'Académie des Reaux-Arts de
Florence.
Une autre Assomption de Notre-Dame avec les apôtres
cgenouilléseten extase autour du tombeau. Cette peinture,
cjnimandée par le cardinal Caraffa, est encore dans la ca-
thédrale de Naples. Ce fut là que la vit le célèbre André de
Salerne, lorsque, pris d'admiration à sa vue, il résolut de
quitter Naples pour venir étudier sous le Pérugin. Mais ca
passant à Rome, il rencontra Raphaël et n'alla pas plus loin,
préférant se faire l'élève de l'élève que celui du maître.
l'ne Ascension de Notre- Seigneur, que l'on retrouve
aujourd'hui encore dans la cathédrale de Borgo San-Lepo-
lero.
Enfin, une Madone et l'Enfant Jésus dans les nuager,
qui, après avoir été enlevés de la chapelle Vizzani et trans-
portés à Paris, sont maintenant dans la galerie de Bologne.
Cette suite de tableaux, tous plus beaux les uns que les
autres, firent à Pierre V.inucci une telle réputation, que le
pape Sixte IV le fit venir à Rome, et voulut qu'il concourût à
orner la chapelle qu'il avait fait bâtir, et où, plus tard, Mi-
chel-Ange devait peindre le Jugement dernier.
Là, il peignit A/oî5« trouvé dans les eaux , le Baptême
dxi Christ, Jésus donnant les clefs à saint Pierre, et, sur
la face du fond, c'est-à-dire au-dessus de l'autel, l'As-
somption de la Fierge avec le Pape en prière. Ce fut ce
dernier tableau que l'on gratta pour faire place à la fresque
de Michel-Ange.
Il exécuta en outre, dans la tour Borgia, quelques sujets
tirés de l'histoire du Christ.
A Saint-Marc, l'histoire de deux marfvTS.
Enfin, les fresques du palais Colonna : travaux qui ajou-
tèrent encore à sa réputation et à sa fortune; si bien, dit
Yasari, qu'il revint à Pérouse, dont il était sorti pauvre et
ignoré, riche de gloire et riche d'argent.
Là, de nouveaux travaux l'attendaient; il y exécuta:
Dans la chapelle des seigneurs, un tableau à l'huile re-
présentant la Madone et plusieurs saints, qui fait partie
aujourd'hui de la galerie du Vatican.
A Saint-François-du-Mnnt, deux fresques représentant :
l'une l'Adoration des Mages, l'autre le martyre de quel-
ques franciscains, mis à mort par le Soudan d'Egypte.
A Saint-François del Covcnto, deux tableaux à l'huile,
l'un représentant saint Jean, l'autre la Résurrection de
Notre- Seigneur.
Dans l'église dei Servi, deux tableaux représentant, l'un
la Trans/iguration de Notre-Seigneur , tableau qui
existe encore, mais qui a beaucoup souffert; l'autre l'His-
toire des Mages.
A San-Lorenzo, dans la chapelle du Crucifix, la Notre-
Dame^ saint Jean, les autres Marie, saint Laurent et
saint Jacques.
A l'autel du Saint-Sacrement, sur lequel est conservé
l'anneau qui servit aux fiançailles de la Vierge , un sposa-
lizio.
Enfin il peignit à fresque toute la salle du Change, où
l'on voit encore aujourd'hui les portraits de Fabius Maxi-
nnis, de Socrate, de Numa Pompilius, de Camille, de Py-
thagorc, de Trajan. de Lucius Sicinius, de Léonidas, d'Ho-
ratius Codés, de Fabius, de Périclès, de Cincinnatus,
Puis, sur l'autre façade, ceux des prophètes Isaïe, Moïse,
Jérémie, Daniel, Salomon, David, ainsi que les images des
sibylles Érithrée, Libyque, Tiburtine et Delphique.
Ce fut pendant cette station à Pérouse, qu'un pauvre
peintre d'Urbin amena à Pierre Yanucci un enfant qui don-
nait des espérances en peinture et que Pérugin reçut au
nombre de ses élèves. Cet enfant était Raphaël.
Deux ans après, l'élève travaillait déjà aux tableaux du
maître, et l'on montre encore aujourd'huiau voyageur qui
passe à Pérouse, les parties de ces tableaux qui avaient été
exécutées par le futur auteur des Stanze et de la Far-
nésine.
324
LECTURES DU SOIR.
Maintenant, il semble que l'œuvr» providentielle duPé-
rugin soit remplie : il a reçu des mains de son frère celui
qui sera le plus grand peintre de tous les temps; il lui a
appris tout ce qu'il pouvait lui apprendre. Raphaël le quitte
vers l'an 1S02. Pérugin a atteint l'âge de cinquante-six ans,
son talent ne fera plus que décroître. 11 en est ainsi de la
fleur qui doit proauire le fruit; quand le fruit paraît, la
fleur se fane, se dessèche et meurt.
Malheureusement, Pérugin devait se survi\Te; malheu-
reusement, grâce à la facile exécution que lui avaient donnée
ses œuvres multipliées, et grâce à la réputation que lui
avaient faite ses chefs-d'œuvre , Pérugin devait vingt
ans encore aller en décroissant. Mais Pérugin avait trop
fait pour que ses dernières productions, si faibles qu'elles
fussent, pussent le défaire.
Ses derniers coups de pinceau furent pour une peinture
à fresque commencée par son élève Raphaël vingt ans au-
paravant dans l'église Saint-Sylvestre.
Pierre Pérugin mourut en 1524, survivant ainsi de plus
de trois ans à son élève Raphaël, dont il vit grandir la gloire,
sans que jamais cette gloire, si éclatante qu'elle fût, parût
lui inspirer le moindre sentiment d'envie. Ce fut au châ-
teau de Fonlignano qu'il rendit le dernier soupir, c sans
avoir voulu recevoir les sacrements», dit une tradition du
pays ; ce qui fut cause qu'on l'enterra eu terre profane et
près d'un chemin : < depuis , dit-on encore, il fut exhumé
et déposé dans un lieu plus voisin de l'église , peut-être
même dans le cimetière. »
Ce refus des sacrements et cette inhumation en terre
profane est fort débattue de nos jours, après avoir long-
temps passé pour article de foi. D'abord Vasari, qu'on n'ac-
cusera pas de partialité envers le maître de Raphaël, et
l'ennemi de Michel-.Vnge, lequel, dans sa haine des choses
calmes, douces et simples, appelle Pérugin une mâchoire^
Vasari, qui était contemporain du Pérugin, ne raconte pas
un mot de toute cette histoire, et dit tout simplement:
« Enfin , arrivé à l'âge de soixante-dix-huit ans, Pérugin
termina sa carrière au château de la Piève, où il fut hono-
rablement enterré. »
Puis, ne serait-ce pas rêver une trop cruelle opposition
entre l'homme et ses œuvres, que de tenir pour libertin,
impie et athée celui dans l'esprit duquel le Seigneur avait
misa un si haut degré le sentiment religieux? Est-ce par
dérision , qu'en exécutant son propre portrait il écrivit
sur cette clef qu'il tient à la main, et qui doit dans sa sym-
bolique espérance lui ouvrir le ciel, cette devise, que l'on
peut supposer avoir été la sienne, Timete Deum (crains
Dieu) ? Est-ce enfin l'œuvre d'un homme sans foi, que cette
éternelle Madone éternellement reproduite, et chaque
fois avec un charme de plus, chaque fois avec un nouveau
développement de beauté, un nouveau perfectionnement
d'idéalisme; si bien que chez lui la Vierge en est arrivée à
n'avoir plus rien de mondain, et à n'appartenir à la terre
que par le sentiment de mélancolie qui indique que la créa-
ture céleste qu'on a sous les yeux est cependant destinée
à souffrir une des plus grandes douleurs humaines, la
perle de son enfant? Est-ce enfin par calcul que pendant
toute cette longue existence, qui dura plus de trois quarts
de siècle et qui compte soixante années successives de
productions, pas un seul tableau profane ne sortit des
mains de l'artiste; et à quelle époque cela? à l'époque où
les Médicis payaient au poids de l'or les scènes mytholo-
giques, qu'ils substituaient peu à peu sur les murailles de
leurs palais et jusque sur les parois des hôpitaux, aux
sujets sacrés, qui avaient été jusqu'à eux le seul programme
sur lequel s'était exercé le pieux pinceau des peintres?
Tout au contraire, nous ne trouvons pas dans toute la vie
du Pérugin trace d'un seul tableau commandé soit par
Laurent, soit par Pierre, soit par Julien, quoiqu'un ta-
bleau allégorique, le seul peut-être de ce genre que Péru-
gin ait exécuté, le Combat de V Amour et de la Chasteté,
prouve victorieusement une flexibilité de talent qui, si la
voix de sa conscience n'eût été là pour retenir l'artiste, eût
pu se plier aux gracieuses compositions de la mythologie
grecque.
Mais non, Pérugin était le digne continuateur, au con-
traire, de ces hommes qui, puisant une partie de leur talent
dans la foi, emportèrent avec eux le grand secret de la
peinture idéaliste; et il devait clore, avec Francia et frère
Rartholomée de Saint-.Marc, la liste de ces hommes privilé-
giés du Seigneur et de la Vierge, dont ils élCDdaient la re-
ligion en reproduisant leurs images.
.Uexandre DL'.MAS.
^lit/9'^
ML'SEE DES FAMILLES.
325
UNE IHSTRIBLTIOIV DE PRIX.
Hl'lHl^lJlfïT
m
PERSONNAGES :
LUCIEN MOXTHOREL, iotelligeot et religieux.
ABEL DCUEM, bon , spiriluel , mais insouciant.
LÉON DE BEACLIEC, studieux par ambition, >ain.
TOXY, enTant pauvre.
siMÉON LEFAIVRE, le plus petit de sa classe.
PLl'SIErRS ENFANTS, ÉLÈVES DU COLLEGE DE *•*,
LE SUPÉRIEUR DU COLLEGE.
LE DIRECTEUR.
LB CENSEUR, figurant.
MATTHIEU , jardinier du collège.
DESCRIPTION DES LIEUX.
Au rez-de-chaussée une salle d'étude disposée pour une distri-
bution de prix. Les murs tapissés de dessins et de cartes géo-
graphiques. Au fond de la salle deux portes (erméos commu-
niquant  d'autres apparterocnls. Au milieu une table couverte
d'un tapis. Trois fauteuils derriérela table. Des chaises rangées
jur la droite pour les parents des élèves. A gauche la grande
porte d'entrée donnant sur les jardins. Près de cette porte des
bancs de bois encore les uns sur les autres. Il pleut.
SCÈNE I.
ABEL , LCCIEN, LÉON, SIUÉON , PLOSIEURS ENFA^T$.
(Abel entre le premier ; il tient une baguette d'une main et sa cas-
quette de l'autre. Les enfants le suivent.)
ABiL, secouant sa casquette. Quelle pluie ! quel orage !
Entrons ici, messieurs! puisqu'on nous permet d'être im
peu ensemble avant la dislribution, et que la pluie nous
chasse de partout ! il en tombe vraiment à ne pas mettre
un maître d'étude à la porte!
Plusieurs enfants rentrent en riant et s'amusent à regarder les
dessins suspendus au mur.
ABBt, regardant autour de lui, et continuant. Bon !
nous sommes dans la salle des prix ! Ma foi, elle est bien
digne de nous servir d'arche de salut pendant l'orage, car
elle nous sauve aujourd'hui de tous les déluges. (Avec em-
phase.) 0 mes vieux livres latins et grecs! mes allas et mes
326
LECTURES DU SOIR.
pinsiims! déluge universel et quotidien de tous les éro-
liers ! du seuil de celte salle je vous brave et vous détïe,
car ici finit voire pouvoir. Ne suis-je pas dans l'arche bé-
nie où tout à l'heure on va nous signer deux mois de va-
cances? deux mois de soleil! quelle bonne sécheresse!
Quelques enfanlss'approchenl d'Abel en riant.
tDciKs, avec douceur. C'est vrai, deux mois de vacan-
ces, deux mois de fêtes et de joyeuses folies! Et cependant
quelque chose nous manquera, comme dans tous les bon-
heurs de ce monde ! nous aurons nos familles et notre li-
berté, mais nous ne serons pas heureux ensemble !... plus
d'étude en commua ; plus de causeries bruyantes sous les
arbres du parc, où tant de projets ambitieux sont confiés
au vent qui passe et qui s'en moque ; plus d'amis, plus de
collège enfin!
AEEL, vivement. Merci! passe encore pour les amis, mais
je te dispense de me faire suivre d'un collège en vacances,
moi !
LÉo.N, avec ironie. Tu n'en uses pourtant guère du col-
lège ! et tu ne devrais pas savoir si son régime est nuisible
à ton estomac, toi qui vis de confitures et de flânerie.
ABKL. Et de punitions, s'il te plait ! tu n'oublies que ce
petit agrément-là! il est vrai qu'il n'est pas de ta connais-
sance, à toi, la perle des bons écoliers !
LUCIEN, frappant sur l'épaule d'Abel. Bien, ami! très-
bien ! tu rends un compliment pour une injure, et cela te
vaudra la force et la grâce de mieux travailler l'année pro-
chaine.
A DEL. Ainsi soit-il! mais j'en doute, vois-tu! c'est plus
fort que moi. J'ai beau me dire que je dois apprendre
comme les autres tous ces gros livres par cœur; mes yeux
suivent les lignes du livre, mais mes oreilles suivent l'oiseau
qui chante sur les arbres, ou les pensées qui me passent
par la tète, et j'arrive à la fin de la page sans en avoir com-
pris un mot. Que veux-tu que j'y fasse? Je ne demande-
rais pas mieux d'être bâti autrement, et je me recommande
à tes prières, à loi, la sagesse des nations, comme auraient
dit nos patriarches s'ils avaient eu l'honneur de te cnn-
naitre.
LUCIEN, avec gravité. Ne te moque pas, Abel, je prie;;::
pour toi. Nous n'aurons même plus que ce moyen d'élro
encore ensemble ; et si tu veux être à genoux tous les soirs,
à dix heures, nous pourrons dire que la même pensée nous
réunit encore ; après la prière, nos âmes pourront causer un
peu avant de se quitter; elles se sentiront et s'entendront,
comme si toute la France ne nous séparait pas. Est-ce
dit?
ABEL, lui tendant la main. C'est dit, puisque tu ne me
trouves pas trop mauvais pour cela!
LÉON, s'avançant avec raideur. Messieurs, sommes-
nous ici pour dire nos chapelets? Nous allons recevoir des
prix et des couronnes ; il me semble que ce sujet de con-
versation en vaut bien un autre?
ACEL. Pour toi, c'est possible, parce que tu es sûr d'a-
voir force prix etcouronnes ; mais moi, par exemple, j'aime
tout autant que l'on parle d'autre chose.
PLUSIEURS ENFANTS A LA FOIS. Et nous aussi !
LÉON, d'un ton dédaigneux. Oui, je suis sûr d'avoir
des prix; mais j'y tiens peu, et pourvu que vous ne me
chantiez pas de psaumes, vous pouvez vous entretenir de
ce ([u'il vous plaira ; vous me permettrez seulement de vous
écouter à distance.
Léon va se placer majestueusement sur un des Tautcuils, tire ua
petit livre de sa poche cl lit.
LE PETIT siMÉoN, Ic regardant s'asseoir. Fait-il ses em-
barras, ce Léon ! parce qu'il a toute la tête de plus que
nous.
ABEL, enriant. Et tout le cœur de moins!
On rit.
SCÈXE II.
TOW, LES PEÉCÉDEMS.
Tony, pâle , mal véiu. li hesiie, avance uu peu la tête et s'arrête
encore sur le seuil de la porte.
ABEL, l apercevant et allant à lui. Qui cherches-tu, ca-
marade?
TONï. // fait quelques pas dans la salle et chante
d'une voix mal assurée et faible:
0 messieurs, ne me chassez pas.
Je ferai courte ma prière.-
Comme tous je suis jeuue, hélas;
Mais des parents aident vos pas ,
£t moi , je chante pour ma mère. (Dis.)
Bien riches vous serez ce soir.
Car chacun aura sa couronne :
Moi, quand j'ai bien fait mon dcToir,
Ma mère à peine a du pain noir,
El je n'ai des prix de personne. i,Bis.)
Donnez , donnez à l'orphelin ,
Vos poches seront pius légères ;
Vous courrez mieux sur le chemin
Après les oiseaux du matin :
Moi, je dirai mieux mes prières : {Bi$.)
Tony a prononcé les dernières paroles de sa chanson d'une ton
éteinte; il se laisse tomber sur une chaise. Tous les enfants
font un mouvement vers lui.
LUCIEN, avec bonté. Qu'as-tu, mon earçon! es-tu ma-
lade?
TONT, abattu. Oh non! mais c'est bien fait! je chante
mal, et vous ne me donnerez rien !
ABEL, lui donnant sa bourse. Tiens, voilà ma fortune ;
mais ne sois pas si triste. Comment veux-tu bien chanter,
si ton âme pleure en dedans?
TONT. Si je n'étais pas triste, je ne chanterais pas!
LUCIEN, s' approchant avec intérêt et lui donnant aussi
de l'argent. Que dis-tu, mon ami? tu ne chanterais pas si
tu n'étais point triste? Mais ce sont pourtant le soleil et la
joie qui font chanter les oiseaux et les enfants!
TONY. Oui, les oiseaux libres, elles enfants riches; mais
les autres? C'est pour appeler sa becquée que l'oiseau
chante dans sa cage ; et c'est pour vous ilemander du pain
que je suis venu chanter ici !
LUCIEN, lui prenant la main. Mon ami, dis-moi, com-
ment se fait-il que ta chanson parle de nos prix?
TONV. Mais, depuis huit jours, je sais que vos vacances
arrivent aujourd'hui ; je demeure ici près, et ou me l'a
dit.
ABEL. Cela n'explique pas comment ta chanson se trouve
faite pour nous, mon garçon.
TONV. J'allais vous le dire : nous autres, nous sommes
trop pauvres pour faire faire des chansons et des compli-
ments tout exprès, lorsque nous avons une fêle à souhai-
ter, une noce ii réjouir, ou un baptême à chanter; mais
comme le bon Dieu n'a pas voulu pour cela nous empêcher
de chanter quand nous en avons l'envie, il a donné ii je ne
sais qui une bonne idée, celle de faire de petits livres qui
coûtent deux sous, et où se trouvent des couplets de fêtes
pour toutes les bonnes journées de la vie. Si, par excmjile,
nous ne trouvons pas tout à fait dans le livre ce que nous
voulons dire à nos parents et amis, nous changeons un
peu, et ça va tout de même.
AiiL, l'interrompant. Bonnesgens, va !faule de richesse
pour payer les chanjoDsd'un pocte, les voilàqui inventent
MUSEE DES FAMILLES.
327
la poésie! ils finiront par inventerrastronomie faute de pou-
voir acheter un almanach!
LUCIEN, à /Ibel. Les hommes seraient peut-être insou-
ciants comme toi, s'ils étaient comme toi indépendants et
riches. Dieu fait bien de mettre quelques privations dans
leur vie, pour exciter leur activité ; cela te manque, Abel.
ABEL. Et je ne m'en plains pas, quoi que tu en dises. Mais
laissons finir notre petit chanteur. [A Tony.) Tu as donc
trouvé ta chanson dans ton livre?
TONY. Pas tout à fait; mais lorsque j'ai été décidé à ve-
nir, lorsque j'ai vu que la pluie tombait toujours, et qu'il
n'y avait pas moyen de travailler sur les toits, quand j'ai
entendu ma mère cette nuit, crier dans un rêve : « Non!
c'est impossible ! je ne quitterai jamais ma fille, ma pauvre
petite; et cependant qu'allous-uous devenir!» Quand j'ai
entendu cela, j'ai pensé à vous le dire, ài vous parler de
mon chagrin, et de votre joie ! alors, j'ai pris le petit livre,
et j'ai cherché tout ce qui pouvait ressembler à ma peine et
à votre fête. Je n'ai pas trouvé dans une seule chanson tout
ce qu'il me fallait, mais j'ai pris un peu dans l'une, un peu
dans l'autre, et j'ai mis ce que je ne trouvais- pas, voilà tout.
ABEL, étonné. Comment! tu as fait ta chanson? (Olant
sa casquette, et prenant Tony par la main, aux autres
enfants en souriant.) Messieurs! je vous présente un
poète, et je fais sa recette.
Tous les enfanls s'approchent el jeUent des sous dans la cas-
queUe d'Abel. Tony est tout confus.
ABEL, à Tony. Comment te nommes-tu?
ToNï. Je m'appelle Antoine, mais ma mère me dit Tony.
ABEL. Tony soit. (A Léon.) Eh bien ! ne donneras-tu rien
au petit chanteur, toi, là-bas?
LÉON vient jeter quelques sous à Tony en haussant les '
épaules; il le regarde sous le nez, et dit d'un air mo-
queur. Pas mal ! il chante ses verset il mendie. Il ne lui
manque rien pour être un nouvel Homère : il n'a que les
yeux de trop... (Â Tony.) Mon garçon, je te conseille de
devenir aveugle, cela sera plus complet de ressemblance!
ABEL, irnté. As-tu bientôt fini tes mauvaises plaisante-
ries, voyons! {A Tony.) Toi, viens ici, je t'aime; dis-nous
tout ce que tu soutires, raconte-nous (jui lu es, et le premier
qui rira de toi... {Regardant Léon.) Le premier qui rira
de loi, je lui casse ma baguette sur la figure !
LÉON, avecironie. Comme lu prends feu, Abel ! C'est sans
doute parce que ce mendiant l'ait des vers comme toi? Tu
as là un joli concurrent, je t'en félicite.
ABEL, un peu troublé. Qui t'a dit que je faisais des
vers?
LÉON, avec un sourire moqueur. Bah! le paresseux du
collège est toujours poète, c'est connu!
ABEL, prenant Léon par le bras et l'attirant à lui.
Eh bien ! oui, je fais des vers ! Jusqu'à présent, j'en ai eu
honte ; mais ce petit mendiant vient de me prouver que
l'on pouvait nourrir sa mère avec des chansons, et je ne
sais pas si Léon, quoi qu'il devienne, pourrait un jour en
dire autant!...
LÉON. H est probable que ma mère n'aura pas besoin de
moi pour la nourrir; mais si la tienne est dans ce cas, tu
fais bien d'être reconnaissant envers le petit mendiant qui
l'enseigne des ressources pour l'avenir.
ABEL, avec tristesse. Léon, tu n'étais qu'orgueilleux,
mais lu deviens méchant !
LÉON, impatienté. Laisse-moi donc tranquille !
il retouroe s'asseoir sur un fauteuil. Pendant qu'Abel el Léon
causaient ensemble, Tony a compté les sous que les enfanls
ont jelés dans sa casquette, el plusieurs fols il a joiat les mains
avec une douce expression de joie, Lucien el les autres en-
fants ODi écoulé Abel el Léon.
ABKL, à Tony. Allons, dis-nous ton histoire, mon petit
garçon.
Tous les enfants se rangent autour du petit mendiant.
TONV. Je me nomme Tony Ebrard. {S' interrompant.)
Mais ce sera bien long, messieurs, et vous vous ennuie-
rez!
TOUS LES ENFANTS A LA FOIS. NoD ! uon ! dis toujours.
TONY. Eh bien ! mon père est mort il y a un an, empoi-
sonné par des drogues dont il se servait pour polir et tra-
vailler des bijoux en cuivre. Ma mère était brodeuse alors;
mais quand elle eût perdu son bon mari, elle pleura tant et
tant, qu'elle ne vit plus clair pendant trois mois! Adieu
les jolies broderies ! Et plus elle pensait au malheur de ne
pouvoir travailler pour nous nourrir, plus aussi elle pleu-
rait et usait ses yeux! Les ouvriers ne devraient jamais
avoir de chagrin, puisqu'ils ne peuvent pas pleurer. — J'é-
tais l'aîné de la famille, et j'avais donze ans. A voir pleu-
rer ma mère, j'ai pris du cœur et du courage, et j'ai cher-
ché à gagner quelque chose. Sans profession encore, et
voulant tout de suite aider la mère et la petite sœur, je suis
allé offrir mes services à des couvreurs el des maçons qui
emploient d'ordinaire des gamins pour leur porter sur les
toits ou sur les murs, soit de l'eau, soit une planche, soit
une brique ou une corde. — J'ai fini par trouver maîtres;
et, depuis, je suis toujours occupé; excepté quand il pleut,
cependant !
ABEL. Comme j'aimerais la pluie, si j'étais à ta place !
TONY, souriant tristement. C'est selon! Si vous aviez
une jolie petite sœur qui vous dise : Frère, je suis bien
malheureuse ! regarde, je n'ai pas de souliers, et je ne puis
plus courir et danser, vous maudiriez bien la pluie qui
vous empêcherait de gagner les petits souliers.
ABEL. C'est vrai; cependant, sans pluie, les jardiniers et
les cultivateurs mourraient de faim. Pourquoi faut-il que
ce qui ôte le pain de l'un le donne à l'aulre, mon Dieu !
LUCIEN. Ce n'est pas tout à fait nécessaire que le couvreur
el le maçon aient faim pendant qu'il pleut : chez moi, dans
ma province, les ouvriers sont souvent jardiniers et fer-
miers, et , quand ils perdent d'un côté , ils gagnent de
l'autre.
ABKL. A la bonne heure. Tu entends, Tony, tu peux être
jardinier si tu veux, et courir sur les loils tout de même,
quand le jardin n'aurait pas besoin de tes bras.
TONY. Oh! je le voudrais bien, mais c'est impossible. H
faut apprendre, être longtemps sans rien gagner, et ma
mère est malade!
ABEL. Bien malade?
To»y. Non, mais si faible, si faible, que je la ferais tom-
ber rien qu'en la touchant du doigt. Le mauvais temps la
désespère, parce qu'elle sent bien que nous allons manquer
de pain. C'est ce qui lui fait rêver toutes les nuits qu'on
lui prend ma sœur pour la mettre aux Enfants-Trouvés. Ça
me fend le cœur de l'entendre prier et crier en étendant les
bras sur le berceau de la petite Péroliue, et ce matin, en
voyant ramasser beaucoup d'argent par une chanteuse des
rues, j'ai résolu de chanter aussi dans les cafés, partout,
jusqu'à ce qu'il fasse beau temps pour travailler.
LticiKN. Mais si lu gagnes plus à chanter, pourquoi ne
chanterais-tu pas toujours?
ABEL, c?i riant. A la bonne heure! voilà Lucien, le grave
penseur, qui prêche la joie: Vive la joie!
LUCIEN, Je ne prêche rien, Abel, j'interroge.
TONY, avec dignité. Je ne chanterai pas, voyez-vous,
parce qu'on regarde les chanteurs d'un mauvais œil. Moi,
je croyaiisie cçntraire : j'çlais gi recoûnaissaiit envers ces
328
LECTURES DU SOIR.
chanteurs des rues qui font de la musique pour le pauvre
comme pour le riche ! Je me disais : Sans ces braves gens
nous n'entendrions jamais une romance, une valse, un
concert. Je les regardais comme des bienfaiteurs, et je les
respectais. Mais, dans le monde, ce n'est plus cela; ils ont
beau avoir du plaisir à entendre nos chansons, ils nous mé-
prisent! et ceux que nous avons amusés, passent dans la
rue sans nous dire : bonjour. Hier j'ai vu une petite fille
entrer dans une boutique devant laquelle elle a chanté bien
souvent pour égayer la dame du comptoir, et cette dame l'a
mise à la porte en lui disant : Va travailler. Oh I le rossignol
a bien raison d'aller prendre sa nourriture dans les champs;
s'il la demandait à ceux qui l'écoutent, ils lui diraient : Va
travailler. Voilà pourquoi je ne chanterai plus quand le
soleil reviendra ! Je retournerai sur les toits gagner mes
trente sous par jour, et personne n'aura le droit de m'ap-
peler fainéant et vagabond !
LLCiKN. Mais, les trente sous ne suffiront pas à toute la
famille, mon pauvre enfant; il faut apprendre un métier
plus lucratif, il le faut absolument.
TONY. Hélas oui ! je serais bien heureux si je pouvais être
teinturier ; mais c'est impossible !
ABEL. Comment, teinturier? qui t'a donné ce goût-là?
TONY. C'est le bon Dieu tout seul! Quand je suis sur les
toits, je regarde, je regarde..., et je vois bien des choses !
D'abord les campagnes toutes vertes, puis les nuages d'or,
d'argent, de feu ou de plomb. Je voudrais bien savoir alors
comment le bon Dieu fait toutes ces belles couleurs, et
pourquoi elles viennent aux nuages et aux arbres. Il me
semble que les teinturiers, qui font aussi des couleurs, doi-
vent savoir tout cela? et je voudrais être teinturier pour
faire aussi des couleurs; j'ai entendu dire que les jardiniers
pouvaient changer les nuances et les parfums des fleurs
avec des teinlures. C'est ça qui est beau ! faire des fleurs
tout seul, les habiller comme on veut ! Ah ! si j'étais teintu-
rier !
ABEL. Mon garçon, si tu étals teinturier, tu deviendrais
chimiste ; n'est-ce pas Lucien?
LUCIEN, d'un air réfléchi. C'est possible. Mais que va-t-
il faire ce pauvre Tony ! Si jeune, il se tuera sur les toils à
servir les couvreurs et les maçons, et il tombera malade
bientôt I (A Tony.) Et tu n'es pas triste de ne pouvoir cire
teinturier?
TONY. Oh! si, bien triste! Mais que voulez-vous! quand
on est pauvre on ne peut pas même choisir sa fatigue et
sa tâche. Il ne me reste qu'un espoir.
Il montre ses braa.
LUCIEN. Ils sont bien faibles, tes bras! Quel espoir as-tu
donc?
TONY, péniblement. J'ai l'espoir qu'ils sont trop faibles
pour supporter longtemps...
La voix lui manque; il s'assied.
LUCIEN, avec émotion et se tournant vers les enfants.
Messieurs, cet enfant ne peut pas mourir ainsi! Mossieiuv,
nous pouvons le sauver, mais par un grand sacrifice. (Léon
lève la tète.) Tout à l'heure nous aurons des livres et dos
couronnes ; les livres seront beaux, et, avec le prix qu'ils
roulent, on pourrait payer un apprentissage pour Tony, et
pourr/r £a mère pendant quelque temps. Qu'en dites-vous,
mes amis? nous garderons les cooronues pour nos familles
et nous vendrons les livres pour Tony?
TOUS us ENFANTS A LA FOIS. Oui! OUi !
LÉON, se levant. Je déclare ne pas entrer dans cet arran-
gement-là. Pouiquoi ne pas demander tout à l'heure de
l'argent à vos familles, si vous voulez à toute force que ce
petit mendiant ait un mélier?
ABEL. Bah ! nos familles! avec ça qu'on ne leur en de-
mande pas assez toute Tannée, de l'argent! Et puis, n'est-
ce pas irop bambin de demander un sou à sa mère |)our
donner au pauvre. Si nous ne savons pas nous priver de
quohpie chose pour faire l'aumône, laissons mourir les
malheureux I Nos parents n'oiil pas besoin de nous pour
faire la charité. [Â Lucien.) Va, c'est une idée d'orque lu as
eue là, et quoi qu'en dise Léon, je suis sûr qu'il consent.
LÉON. Pas du tout! je n'ai pas travaillé toute l'année pour
ce marmot que je ne connais pas !
ABEL. Tiens! tiens! toi qui t'en souciais si peu de tes
prix tout à l'heure, et tu es le premier à les refuser! Allons,
I.éon, sois raisonnable!
LÉON. Tu en parles fort à ton aise, toi qui n'auras pas de
prix.
ABEL, /r«5aj //an/. C'est vrai! je n'aurai pas de prix!
Oh ! je donnerais la moitié de ma vie pour avoir travaillé
toute l'année! (A Lucien.) Tu es bien heureux, toi! lu
MUSEE DES FAMILLES.
329
auras des livres ! Moi, je suis un lâche ! je joue et je chante,
et quand une bonne action se présente à faire, je n'ai rien
adonner, rien! {Il s'agenouille.) Mon Dieu, pardonnez-
moi, et rendez-moi nieilleur!
Luciia, tout attendri. Mon bon Abel, tu es sauvé! Tu
travailleras désornaais ! Cet enfant pauvre te rend bien ri-
che aujourd'hui. (// s'incline.) Et moi aussi, mon Dieu, je
vous remercie! (Aux autres enfants.) Eh bien! est-ce con-
venu, à Tony les livres ?
TOCS LIS i>TA.iiTs. A Tony les livTes !
TosT. Mais, mon Dieu ! je serai trop riche!
LLciEs, rt Tony. Ecoute, lu resteras sur la porte d'en-
trée qui sera ouverte pendant la distribution à cause de la
chaleur, {.^ux enfants.) Vous, messieurs, vous ferez pas-
ser les prix de main en main jusqu'à Tonv, qui pourra
les vendre facilement; il y a un libraire ici près. De celle
manière, personne ne sera tenté de garder ses prix.
TosY, tout joyeux. Oh ! ma mère ! ma mère !
siMÉoN, pensif. C'est peul-être mal, cependant, de don-
ner ses prix? ils nous viennentde ceux qui nous instruisent,
ce sont des souvenirs sacrés. .. Eh, Lucien, 'posant sa main
sur sa poitrine) va! les souvenirs sont là! Et, d'ailleurs,
s'il ne nous en coûtait rien, où serait notre mérite?
TOLs LES EsfA^Ts. Bravo ! bravo! à Tony les livres!
LÉON, Je déclare encore que je ne suis point engaiié dans
votre convention, et que je garde mes prix.
On entend la cloche du collège.
LcciEN, tristement. Pauvre Léon!
ABEL. Rentrons, messieurs; dans une heure nous revien-
drons. (A Tony.) Toi, reste, ne t'éloigne pas trop. Ta
mère ne t'attend pas?
To.NY. Non, je lui ai dit que j'allais chercher à travailler,
n'importe à quoi ; et, ne me voyant pas revenir, elle sera
bien contente , parce qu'elle me croira occupé quelque
part.
LUCIEN. Alors attends-nous ici.
Les élèves sorient.
SCÈXE III.
TONV, seul.
Mon Dieu, est-ce que c'est bien vrai qu'ils vont me don-
ner tous leurs beaux livres! Je voudrais bien les lire avant
de les vendre ! Mais, quel bonheur! je vais apprendre un
métier, être ouvrier et faire des couleurs comme celles des
nuages! (Apercevant quelqu'un au dehors.) Voici quel-
qu'un ! si c'était le maître d'école de ce collège , et s'il al-
lait me renvoyer! Cachons-nous vite.
Il se bleuit dans un coin et met ses mains sur son visage. Le su-
périeur entre.
AOUT 184 i.
SCE.\E IV.
LE sDPÉKiECK, To.w, caché.
Li supÉRiEUB. Excellents enfants ! J'ai tout entendu, j'é-
tais là dans un cabinet. (// montreune des portes du fond.)
J'étais là, et j'ai écouté avec bonheur ces jeunes tètes et ces
jeunes :!:nes ! Je ne sais vraiment lequel est le meilleur!
Léon s- •;) m'afflige! Il a besoin d'une forte leçon pour
l'empêclior d'être emporté par son orgueil et sonégoïsme,
et je la lui donnerai. Mais les autres ! comme ils sent géné-
reux ! comme le sentiment religieux les élève ! Ils sont bien
un peu imprudents à la vérité ! Si je leur donnais une leçon
aussi? (Réfléchissant un peu.) C'est cela, sans rien dé-
ranger à leurs projets, je vais leur montrer la conséquence
d'une bonne action faite à la légère. Tony va recevoir les
livres, notre jardinier les achètera, et viendra tout d'un
coup dire qu'il a lait arrêter et conduire en prison un petit
voleur de livres. De celle manière ils seront punis de leur
imprudence, ils trembleront pour leur protégé, et nous
verrous si, après l'avoir compromis, ils savent du moins le
défendre. (A Tony, qui est caché.) Vous ici, mon ami !
To.>v, sortant de son coin et se découvrant les yeux.
(A part.) Il m'a donc vu ! moi je ne le voyais pas, pourtant !
(Au supérieur.) Me voilà, monsieur.
LESLPÉBiBL'B. llaugc un pcu ces bancs, et prends cela
pour ta peine.
Il lui donne une pièce de monnaie.
•42 — • OZIÈilC VOLUME.
330
LECTURES DU SOIR.
To>r, refusant. Merci, monsieur le raailre, je n'aime
pas qu'on me paye pour si peu de chose !
LE supÉKiELB. Mais il me semble que tu mendiais tout à
l'heure.
ToxT. Je ne dis pa»; non; mais ce n'est pas la même chose,
vovez-vous ! Vous êtes de cette maison, et je l'aime cette
maison ! Vous me dilcs de ranger les bancs pour vos bons
petits messieurs, et vous voulez me payer pour cela ! Mais
si j'étais riche, je vous payerais, moi, pour pouvoir balayer
tous les jours le chemin où vous passez tous !
LK S0PÉRIECB, posant sa main sur la tête de Tony. Toi
aussi tu seras un noble enfant.
To.Nv, ôtant sa casquette. Merci, monsieur !
LE scpÉaiEUB. Allons faire la leçon au jardinier.
Il sort.
SCÈXE V.
Tosv, seul, rangeani les bancs.
Ma foi, il fait bien de s'en aller, ce bon monsieur, car un
peu plus j'allais tout lui dire ! Il n'aurait peut-être pas été
content ? Mais s'il allait gronder les écoliers, quand il ap-
prendra ?... Que laire ? si ces enfants revenaient au moins,
pour que je leur dise cela ! Mais au fait, ils y auraient pensé,
si cela pouvait être ! C'est qu'ils sont bien sûrs du con-
traire. EnGn ils ont plus d'esprit que moi, eux qui sont
savants ! Tiens, voilà encore quelqu'un qui vient ici !
SCÈXE TI.
TO!iT, MATTHIEU , jardinier.
MATTniie, entre en riant, et dit à part. Mais pourquoi
donc que M. le supérieur m'a fait libraire aujourd'hui? Moi,
premier jardinier fleuriste du pays, me faire marchand de
livres! C'est insultant, ma parole d'honneur! mais ça ne
me regarde pas ! il laut obéir à la consigne, primo d'abord !
(^ Tony, respectueusement.) Mon petit monsieur, étes-
vous de ce collège?
TosT, à part. Il s'y connaît, le citoyen. (À Matthieu.)
Moi, de ce collège ! je suis joliment bâti pour en être ! re-
gardez-moi donc !
MATTHIEU, branlant la tête. Dame! tant pis pour vousl
Je viens \oir si ces messieurs ont des vieux livres à me ven-
dre, en partant. Ça leur garnit un peu la bourse, et ça les
débarrasse de leurs bouquins. Je vais les attendre un peu
ici.
Il s'assied sur un banc.
T0.1Y. Vraiment, vous acnetez des livres? Je ne m'en
serais pas douté ! [A part.) Il ressemble à un libraire
comme je ressemble à un collégien ! Je l'aurais plutôt pris
pour un planteur de choux ! mai» j'y pense ! (.4 Matthieu.)
Puisque vous achetez de vieux livres, vous pouvez bien en
acheter de neufs, et je vous en vendrai, si vous voulez.
MATTHIEU, d'un oir étonné. Vous! des Ii\Tes ueufs! où
les prendrez-vous ?
TONï. Je les aurai tantôt, et vous les porterai chez vous.
MATTHIEU. Ce n'est pas la peine. Je resterai en dehors ici
près, et vous me les apporterez dans la rue, chez le voisin.
Je vous payerai de la main à la main et à mesure que vous
me les remettrez. Est-ce entendu ?
TONY. Très-entendu, monsieur!
MATTHIEU, à part. Voici un collégien, faisons un demi-
tour à gauche et marchons leste, car s'il nous reconnais-
sait, l'affaire ne pourrait plus prendre ! [A Tony.) Je vais
voir si je trouve les collégiens par ici.
Il son.
SCEXE VII.
TO\Y, seul, el se croisant les bras.
Ma foi, je ne m'en mêle plus ! tout marche comme sur
des roulettes !
Abel enire.
SCÈ5E TIII.
TDS y, A BEL.
TONT. Avez-vous rencontré le marchand délivres?
ABEL. Non, je me suis échappé pour venir te demander
ton adresse. Je veux te revoir avant de partir pour deux
mois.
To.NY. Vous êtes bien bon ! Je demeure rue Saint-Louis,
20, au cinquième, sous les toits. Mais si vous étiez arrivé
un peu plus tôt, vous auriez trouvé ici un homme qui
achète les livres, vieux et jeunes.
ABEL. Et tu lui as dit de revenir?
To:«Y. Oui, monsieur.
ABEL. Dis-moi mon nom tout court. Va ! tu vaux mieux
que moi ! tu chantes pour nourrir ta mère, moi je chante
pour la désespérer, car pendant que je lu'amuse, les autres
gagnent des prix, et je m'en vais toujours les mains vides
vers cette bonne mère qui me pardonne toujours!
To.NT, surpris. Vous chantez aussi, vous 1 et qui vous
fait vos chansons ? elles doivent être bien belles celles-là?
ABEL, à l'oreille de Tony. C'est moi qui fais aussi mes
chansons quelquelois. Mais ne le dis pas ! Tiens, en voilà
une; elle ne vaut pas la tienne de ce matin; prends-la tout
de même, en souvenir de moi ! Je l'ai faite hier après avoir
entendu noire professeur nous vanter le bonheur des en-
fants ! merci, je sortais d'en prendre, par exemple ! 11 ve-
nait de nous écraser de pinsums, et de nous mettre en re-
tenue. Au lieu de faire les pinsums, chose fort ennuyeuse
et que tu as l'honneur et la félicité de ne pas connaître, j'ai
fait cette petite pièce, mais je ne l'ai pas même achevée ;
prends-la, et finis-la comme tu l'entendras.
TONT, prenant le papier. Merci, Abel, merci! Vous
voulez bien que je la lise tout de suite? parce que si je la
lis mal, moi qui ne sais pas trop lire récriture, vous m'ai-
derez.
Il lit.
Esl-ee bien vrai, mon Dieu, ce que disent les autres ,
Que pius loin dans la vie on est plu« maiheureux.
Que leà plus doux instants, ce sont encor les nôtres.
Que le ciel pour 1 enfant est bien plus généreux :
Quoi : le bonheur n'est pas d'être fort sur la terre.'"
11 me semb. ait pourtant qu'être grand ceiaii beau ,
Que c'elaii à son gré tout pouvoir et lout faire.
Et Toilà que les forts nous vaoïeni le berceau.
Mais ce monde , Toyei, est plein de belles choses.
Plein d'immenses trésors dont le fort seul est roi.
Enfant , moi , je n'ai rien , des jouets et des ro$es ,
Encore on me les donne... Et 1 heureux serait moi :
Mais qu'est-ce donc , mon Dieu , qu'cst<e donc que la rie >
TONY. Elle est bien triste aussi, votre chanson? Il n'y a
donc pas que les enfants pauvres qui souffrent? J'aurais
bien voulu le croire pourtant !
ABEL. Grâce à toi, je ue souffrirai plus de l'étude. Biais
j'aperçois tout le monde qui vient. Reste à ton poste sur le
seuil de la porte, et ne te mets pas en peine, je ferai joli-
ment circuler les livres jusqu'à toi ! Quand lu en auras deux
ou trois, tu courras chez ton marchand, puis tu revien-
dras nous dire combien tu les as veodui el en chercher
d'autres, n'est-ce pas?
TONY. Soyez tranquille!
Abcî sort.
MUSEE DES FAMILLES.
331
SCENE IX.
TONY, DES DOMESTIQUES, personnages muet9.
Les domesliques apportent des corbeilles de livrrs et de cou-
ronnes. Tony regarde, émerveillé, en essuyant les bancs avec
son mouchoir de poche.
TONV, à par/. A moi tout cela! Pourvu que le libraire
vienne tout à l'heure!
SCÈNE X.
Tony; des parents des élèves entrent par une porte du fond et se
placent à droite; les enfants entrent bruyamment par la porte
donnant sur les jardins; il se placent sur les bancs. Le supé-
rieur, le directeur et le censeur se placent sur les fauteuils.
Une dame voilée est entrée la derméro, accompatsuée d'un
jeune homme vêtu de noir. Trois fauteuils de velours sont ap-
portés près de la table où sont les livres. On entend de la mu-
sique dans la pièce voisine ; puis le directeur se lève .-
LK DIRECTEUR. Messieurs, nous venons aujourd'hui vous
rendre les dépôts chers et précieux que vous nous aviez
confiés. Puissent ces enfants, que vous allez retrouver pen-
dant deux mois, vous prouver que nos promesses n'ont
pas été vaines, et nos efforts stériles. Nous leur avons sou-
vent parlé de vous ; et leurs cœurs ue se sont jioiat refroi-
dis par l'étude, car le but de leurs travaux a toujours été
de plaire à Dieu et à vous, en acquérant des connaissances
utiles aux hommes !
Le directeur s'assied. Au moment où le directeur ouvre la liste
des noms couronnés, Siméoase tourne vers Léon.
siMKON. Voyons, décide-toi; donne tes prix, Léon!
léoa, impatienté. Non! mille fois non!
ABEi:, à Tony resté sur la porte. Vois-tu ton libraire ?
TONY, bas. Oui ! otii ! 11 est à deux pas, sur la porte
d'uu concierge du voisinage !
Le directeur va lire les noms. Grand silence.
LE DIRECTEUR, Ht. Pu'.i d'excelIcnce décernés aux élèves
qui pendant l'année ont obtenu les meilleures notes pour
leur conduite, leurs travaux ou leurs progrès.
Premier prix... {Tous les enfants regardent Lucien et
Léon.) Premier prix : M. Lucien iMonthotel.
Explosion de joie sur les bancs.
Deuxième prix : M. Siméon Lefaivre.
Accessit : M. Léon de Baulieu.
Léon paraît consterné. Lucien et Siméon vont chercher leurs
livres et les passent de main en main jusqu'à ^hc\, qui les
donne i Tony. Pendant ce temps, le directeur cherche les au-
tres prii.
LE DIRECTEUR, lH. Vïw d'instructioD religieuse : M. Lu-
cien Monthorel.
Accessit : M. Léon de Beaulieu.
Agitation de surprise parmi les enfants. Tony est allé porter les
premiers livres au libraire, et dit un mol à l'oreille d'Abel.
ABEL, à demi-voix et la main devant la bouche. iMes-
c-ieurs, Tony revient de chez son acheteur de livres; vendu
six francs le Petit carême de Massillon ! Grâce à ce ca-
rèmc-là, Tony ne jetîuera pas demain !
Les enfants rient.
LE DIRECTEUR. Phx de thèmc latin. Premier prix : M. Lu-
cien Jlonthorel.
Deuxième prix : M. Siméon Lefaivre.
Accessit: M. Léon de Beaulieu.
LÉON, frappant du pied. Mais c'est un cauchemar! Je
rêve ! C'est impossible !
ABEL, avec malice, à Léon. Dis donc, tu pouvais bien
l'engager à donner tes prix ! Si tu nous passais tes acces-
sits pour les vendre?
Léon froisse les accessits dans ses mains et ne répond pa«. On
passe toujours les livres à Tony, qui les porte toujouis au
marchand.
LE DiRECTBUR, Ut. Prix ds version latine. Premier prix :
M. Abcl Duhcm.
Deuxième prix : M. Lucien Monthorel.
Accessit : M. Léon de Beaulieu.
i.ÉoN, serrant sa poitrine avec sa main. Oh ! mais ça
ne finira donc pas !
ABEL, en regardant ses livres. Moi, un prix! Ahî mes
poètes latins, vous me deviez bien cela, je vous aime tant!
TONY, revenant sur le seuil de la porte ^ bas à Abcl.
Vendu trente sous le volume d'Anquetil.
ABEL, en riant. J'en donnerais bien le double pour ne
pas le lire !
Le supérieur se lève.
LE SUPÉRIEUR. Mcs cnfauts, vous venez de recevoir le prix
de vos efforts, et vous allez vous reposer un peu de vos
études ; mais souvenez-vous que l'homme n'est rien sans
le travail. Dans ce monde où la main de l'homme est
l'instrument de Dieu, celui qui ne fait rien laisse sa tâ-
che aux autres. C'est un vol qu'il commet; il leur dérobe
tout ce qu'il devrait leur prêter d'aide et de concours dans
la vie! Conservez donc, même en vacances, l'habitude du
travail. Il est bon de varier un peu les occupations de l'es-
prit, et nous vous rendons à vos familles; mais encore une
fois, travaillez, travaillez toujours! soit à vous rendre meil-
leurs, soit à vous rendre utiles autour de vous ! Que pas
une journée ne se passe sans que vous puissiez dire le soir :
j'ai fait quelque chose aujourd'hui. € Celui qui ne travaille
pas ne doit pas manger », a dit saint Paul, et l'esprit de
Dieu était sur ses lèvres !
Tony est visiblement ému. Jl tient l'argent des livres dans ses
mains, le regarde et sort avec précipilation ; on entend un
bruit de voix au dehors. Le supérieur fait un siijnc, et Mat-
thieu le jardinier entre.
SCÈKB XI.
MATTHIEU, LES PRÉCÉDEIVTS.
LE SUPÉRIEUR, à Matthicu. Qu'est-ce que ce bruit?
MATTHIEU, ôlant son bonnet, et saluant la compagnie.
Pardon, monsieur, faites excuse : c'est un gendarme (lui
emmène un petit voleur en prison; ce petit qu'était là tout
à l'heure.
Il montre le seuil de la porte.
TOUS LES ENFANTS AVEC STUPEUR. Touv cn prlson!
LE SUPÉRIEUR. Qu'a-t-ll fait cet enfant?
MATTHIEU. Je vous û\s, niousieur, quc c'est un vrai vo-
leur! Je l'ai vu tout pendant la distribution emporter d'ici
les livres des élèves, qu'il prenait sans doute, et je l'ai fait
arrêter. Voilà.
LUCIEN, vivement. Tony en prison ! Et j'en suis cause !
( Se levant, et s'inclinant devant le supérieur. ) Mon
père, punissez-moi, mais faites que Tony soit libre! Il n'est
pas coupable, c'est moi seul qui ai tout fait : j'ai...
ABEL, l'interrompant. Non, mon père, ce n'est pas lui
seul, c'est nous tous ! Tony est l'unique soutien de sa fa-
mille; il a treize ans et pas de profession; nous avons
pensé à lui faire vendre nos prix pour payer un apprentis-
sage, et nourrir sa mère. Voilà tout. Nous avons eu tort de
ne pas vous demander conseil, mon père, mais nous avons
tous eu tort !
TOUS LES ENFANTS SE LEVANT. C'CSt Vral !
LÉON , radieux. J'ai prolesté, moi , contre leur projet
jusqu'au dernier moment! J'en appelle, messieurs, à votre
témoignage?
332
LECTURES DU SOIR.
LUCIEN. Oui, mon père, Léon a été le plus raisonnable.
Mais les autres n'ont cédé qu'à mes instances ; c'est moi
seul qu'il faut punir. Pauvre enfant, en prison ! Oh ! grâce
pour lui; je mourrai de douleur si vous le laissez deux
jours enfermé loin de sa mère qui l'attend !
U s'agenouille.
LK supiRiKUR, avec attendrissement. Relevez-vous, mon
tîlsbiea-aimé; Tony n'est point arrêté.
Un cri de joie s'échappe de tous les bancs.
Non, Tony n'est point arrêté, mais il aurait pu l'être, et
subir mille chagrins, grâce à votre imprudente bonté. J'a-
▼ais entendu, de mon cabinet, votre petit conciliabule, et,
vous trouvant un peu légers dans votre manière de faire le
bien, j'ai voulu vous en faire connaître les inconvénients.
C'est moi qui ai fait racheter vos livres, et, si vos parents
le permettent, ils formeront le commencement d'une biblio-
thèque pour votre collège. De la sorte, tous pourront jouir
des prix de chacun, et vous aurez également le mérite du
sacrifice. Mais voici votre protégé, d'où vient-il?
SCÈNE XII.
TONV, LES PRÉCÉDENTS.
Il entre en courant; il s'avance tout ému près du supiricur cl
lui tend de l'argent.
TONv. Monsieur, monsieur, reprenez cet argent, je n'ai
plus trouvé l'homme pour racheter les livres.
LE SUPERIEUR. Pourquoi voulais-tu racheter ces livres,
mon enfant?
TONY. Monsieur, parce que vous venez de dire que celui
qui ne travaille pas vole les autres ; moi, je n'ai rien fait,
et j'allais emporter la récompense du travail des autres ! Je
n'ai pas voulu ! J'ai couru après le marchand, impossible
de le retrouver. Je suis bien malheureux 1
LUCIEN, au supérieur. Mon père, il est bien pauvre, et
il voudrait un métier; il vaut mieux que nous tous;
aidez-le!
La dame voilée, qui est près de la table, se lève.
LA DAME VOILÉE. Monsieur le supérieur, j'ai apporté un
prix de charité chrétienne, me permettez-vous de l'offrir
à M. Lucien Monthorel ? Me permettez-vous aussi de
solliciter pour Tony un an de vos soins, afin de le préparer
à une école d'arts et métiers, ou de auivre le doigt de Dieu,
dans le choix d'une vocation pour lui ? Et pour que sa mère
souffre moins en perdant le travail de l'enfant qui l'aidait
déjà, voici pour elle.
La dame voilée pose une bourse sur la table.
LE SUPÉRIEUR, c/i sincHnaut profundément. Madame,
nous n'avons rien à refuser à votre inépuisable bonté.
Cet enfant sera le nôtre.
To.NY, joignant les mains. Oh ! ma mère! Ma mère !
LA DAME VOILÉE soluc , et vemel un beau volume à
Lucien ; puis, se tournant vers Abel . A l'année pro-
chaine, M. Duhem !
Abel s'incline.
LUCIEN, Usant tout Mut sur la couverture de son livre.
Donné par... {Jl joint les mains.) La reine!
Tout le monde se lève.
LÉON, repentant. Oh ! je suis un misérable ! mais quelle
leçon !
LoLiSE CUOMBACT.
jL aA.t<^u(L'
MUSEE DES FAMILLES.
333
â, mm'B B'ïïl? VAIBBEM!,
CI)
Un navire tiré au sec.
Tout ce qui est antérieur aux joues du navire a reçu le
nomdVp?ron,en mémoire de l'éperon antique, le rosirum,
dont vous avez vu des représentations autour de la colonne
de Duilius, qui est au musée du Capitole ; aux colonnes
qui, sur la place du Peuple, à Rorae, ornent la rampe par
laquelle on monte au Pincio ; sur le marbre d'Ostia qu'on
a placé parmi les marbres du Vatican ; enfin sur mille des-
sins, bas-reliefs ou médailles. L'éperon antique était une
arme, celui-ci est un ornement, autrefois très-gracieux,
maintenant assez triste. Il se détachait jadis du vaisseau
qu'il prolongeait à l'avant; il s'élançait de l'étrave où il était
retenu par des pièces de bois ayant des formes arrondies
fort élégantes, de riches sculptures et des peintures va-
riées : vous voyez qu'aujourd'hui c'est une pyramide
jioire, soutenue par des courbes noires, et tout à fait liée
aux hanches par la continuation de la muraille qui règne
tout autour du bâtiment. Ce nouvel ordre de choses a sans
doute des avantages, mais quand j'entends dire que l'épe-
ron ainsi arrangé est plus beau qu'il n'était au dix-septième
siècle, mon goût se révolte.
I>es noms ne manquèrent pas à cette portion avancée
de Yœutrc morte du vaisseau , — la partie qui n'est point
submergée, par opposition à celle qui est toujours sous
'0 Voir le numéro de mai. poge J33, celui de juio, page OTi, el ce-
lui de juillet, page 3os,
leau et qu'on appelle Vceuvre vive. — On la nomma bec,
traduction du roslrum latin, par lequel on désignait le bec
de l'oiseau. On la nomma cap oulcte, du latin caput: on
dit encore : Nous avons le cap au nord, au nord-ouest, etc.
On lui donna le nom d'avantage, et l'on dit alors : Ce
navire a un bel avantage, au lieu de : un bel avant. Enfin
on le nomma poulaine, parce que sa pointe élancée se re-
dressait, semblable à ces chaussures extravagantes qu'un
de nos rois, qui, je pense, ne fut pas surnommé le Sage
pour cela seulement, crut devoir interdire à cause de leur
exagération (i). Les représentations que nous connaissons
des vaisseaux du commencement du dix-septième siècle
nous montrent la poulaine ordinairement très-allongée et
se recourbant assez haut par l'avant. Une partie de l'avant
a retenu le nom de poulaine ; ce sont les latrines des mate-
r Charles V, «elon le continuateur de Xanps (année iî6S), Et cner
par les crienrs publics dans les rues de Paris que défenses étaient
faites de porter des poulaioes, parce que cela était tort laid et con-
traire, en quelque sorte, dit fauteur latin, aux lois de la nature. Ces
poulaines étaient les unes directes et recourbées comme des cornes,
les autres obliques. Le pape Crbain v les avait interdites. Les statuts
de l'ordre de la Couronne d Epines prescrivent aux religieux de por-
ter des chaussures « sans aucune poulaine quelconque, de Dieu mau-
dite, sur griéve peine. » Le concile d Avignon ne fut pas moins ri-
goureux, en Hs:. Les statuts de laSaioie-Lhapellede Pans déclaraient
que les souliers a becs ou a poulaines n'étaient pas decenti pour dei
crc'éiiMliques. V. Du Caoge, t» poulaina.
334
LECTURES DU SOIR.
lots. La pièce de bois courbée qui, partant de Tetra ve ou
plutôt d'une autre pièce qui double Tétrave par-devant, et
qu'on nomme taquet de gorgére, se nomme la gorfière ou
le taille-mer. Quant au nom de taille-mer, pas de difficulté;
vous voyez, en effet, que c'est celte portion de l'éperon qui
fend les flots quand la mer est un peu creuse, quand le
navire doit passer au travers des lames soulevées. Mais,
que signifie ^or^ere? Je crois que ce mot est, comme cap,
joue, hanche^ épaule, etc., un nom emprunté à une des
parties du corps humain ; la gorge est au-dessous de la
tête, ainsi dans le vaisseau la gorgère est au-dessous du
cap. Gorgère est, selon moi, une francisation du hollan-
dais ^orge/, signifiant ^orye, gosier.
A l'extrémité de l'éperon, vous voyez une grande statue
blanche qui a l'air d'être à cheval sur le sommet du taille-
mer : on nomme cette image la figure. Le plus ordinaire-
ment celte figure représente le personnage dont le navire
porte le nom. Quelquefois, à celte représentation significa- •
live, on substitue une figure allégorique, un petit génie te-
nant un cartouche ; quelquefois aussi on met à sa place un
simple écusson, un emblème sans importance. Par écono-
mie, on supprima souvent la figure, qui était un véritable
objet d'art quand elle sortait de la main ou de l'atelier de
Puget. Longtemps on mit la représentation d'un animal à
la pointe de l'éperon; aussi cette partie du navire fut-elle
nommée le bestion. A l'imitation des Anglais et des Hol-
landais, qui y plaçaient d'ordinaire un lion, nos couslruc-
teursy mirent une figure léonine, et les matelots appelèrent
l'éperon : le lion. Parmi les bêtes que l'on choisit pour or-
ner la proue des navires, le serpent, appelé en lerme de
blason givre ou guivre, du latin vipera, vipère, fut un de
ceux qu'on y plaça communément : de là le nom de guibre
qu'a retenu en France le taille-mer ou éperon.
L'avant, comme l'arrière, était encore à la fin du dernier
siècle l'orgueil des vaisseaux. Tout ce que le luxe avait
imaginé de beaux ornements brillait à la proue aussi bien
qu'à la poupe d'un bâtiment royal, d'un vaisseau offert au
roi par une province ou par une ville, d'un navire apparte-
nant à un grand seigneur. Le budget n'admet plus cessu-
perfluilés que nos marins affectent d'ailleurs de mépriser
beaucoup, et qu'ils mépriseront tant que la mode sera aux
choses simples.
L'office important de l'éperon est de sen'ir, comme une
forte console, de point d'appui au màt couché sur l'avant
du navire. Ceci m'amène à vous parler des mâts, des voiles
et de leurs vergues, avant que nous mettions le pied sur
l'échelle de commandement de \' Océan.
VIL — MATS ET VOILES.
— Je vous l'ai dit, je crois, madame, tant que le navire
fut petit, un mât, une voile lui suffirent. Vous voyez, na-
viguant sur celte rade, des bateaux, des tartanes, des
barques, à qui il n'en faut pas davantage.
Il est facile à comprendre qu'un grand bateau a besoin
de plus d'avirons qu'un petit. Si le ainoloù nous sommes,
par exemple, au lieu do ses huit rameurs vigoureux, avait
seulement un homme maniant un petit aviron de chaque
main, il perdrait tout de suite la marche rapide qu'il a ac-
quise, sollicité par ces nageurs, qui agissent avec un si bel
ensemble : nous ramperions sur l'eau, et nous volons.
Pour les voiles, il en est de même. A de certains mo-
ments, quand la tempête mugit, quand le vont furieux sou-
lève la mer et transforme en vallées profondes, en monta-
gnes écumeuses sa surface, si bien unie pendant le calme,
une seule voile , et une voile petite , suffit aux plus gros
vaisseaux pour fuir devant le temps, comme on dit , ou •
pour tenir la cape, c'est-à-dire pour présenter sa tête, son
avant, son cap au vent oblique qui lui fera faire peu de che-
min. Dans le beau temps, il ne peut pas en être de même :
la lourde masse du navire a besoin , pour être entraînée ,
qu'une plus large surface de toile soit ouverte au vent, dont
le souffle est modéré. Or, cette surface, il y aurait de grands
inconvénients à l'augmenter par l'agrandissement d'une
seule voile. Comment, si l'on était surpris par une tour-
mente subite, par une rafale violente, par une de ces bouf-
fées tempétueuses qu'on ne peut guère prévoir, et contre la
furie desquelles on a peine à se mettre en mesure de salut,
comment se débarrasser tout de suite d'une voile démesu-
rément grande? Comment la serrer? comment la faire dis-
paraître complètement en moins de quelques minutes? Et
puis, pour cette voile immense, quels agrès ne faudrait-il
pas! La pièce de bois qui la supporterait, quelle grandeur
il faudrait lui donner! par conséquent, de quel poids elle
serait et quelle difficulté on aurait à la manœuvrer!
Au lieu d'une seule voile , présentant la surface désirée,
on en a fait plusieurs, dont les surfaces ont offert au vent
une étendue égale à celle de la toile qu'on aurait déployée
au moyen d'uae seule vergue, alors tout est devenu facile :
on a augmenté ou diminué la surface selon le besoin ; on a
pu manier aisément chaque voile, et les acres de chacune
des pièces de bois auxquelles elles sont attachées. Et puis,
les voiles ont été réparties dans la hauteur de la mâture et
dans la longueur du navire, selon certains principes, tous
déduits de la pratique. Ainsi, l'on a remarqué qu'à de cer-
tains moments il est convenable de recueillir le vent qui
règne à une certaine hauteur au-dessus de la surface de la
mer, et on a imaginé des voiles hautes; on a senti que le
navire étant un levier qui tourne autour d'un point placé
à peu près au milieu de sa longueur, quand il évolue, on
faciliterait son mouvement en meltaut aux extrémités de
ce levier des voiles employées selon qu'on voudrait con-
traindre le navire à tourner dans un sens ou dans l'autre ;
de là, les voiles de l'avant et celles de l'arrière.
Une voile mise tout à fait à l'arrière du navire, et ouverte
au vent oblique , si elle n'est contrebalancée par au-
cune voile placée à l'avant , force le bâtiment à porter sa
tête dans la direction même du vent ; le contraire a lieu si
une voile est mise à l'avant sans contrepoids à l'arrière.
Quand les voiles des deux extrémités fonctionnent ensem-
ble , l'équilibre s'établit, et leur action tend à la progres-
sion du navire à peu près dans le sens de la route directe
que l'on veut suivre. Tout cela est fort simple, il me semble,
et, maintenant que vous êtes avertie, je suis persuadé que
vous comprendrez facilement l'effet des voiles sur le vais-
seau, quand nous naviguerons tout à l'heure.
Il est bon que je vous montrt une voile et tout ce qui
sert à la rendre complète el à la manœuvrer. Je prendrai
pour exemple une de ces voiles qu'on appelle carrées, bien
qu'en eflet elles ne le soient pas, ainsi que j'ai eu l'honneur
de vous le faire remarquer il y a une heure.
Celle surface de toile a la figure d'un trapèze; ces mes-
sieurs vous diront, nindame, que la géométrie appelle tra-
pèze un quadrilatère dont deux cùlés seulement sont
parallèles. La voile n'est pas faite d'un seul morceau de
toile; plusieurs bandes cousues l'une à côté de l'autre la
composent. Un ourlet et des bandes appelées renforts la
consolident tout autour. Cependant les renforts et l'ourlet
seraient impuissants contre les efforts auxquels il faut que
résiste la toile; on a pensé à donner un complément de
solidité à ce système de bandes qui seraient bientôt désu-
nies par le vent ou par la traction des cordes tendant à élen-
MUSÉE DES FAMILLES.
335
drc la voile : ce complément, on Ta trouvé dans Tadditinn
à roiirlet d'une corde, solide, bien que molle, sur laquelle
la voile se fronce légèrement. Cette corde se nomme ra-
linçjue.
Le mot est français depuis longtemps ; je Tai trouvé chez
un poète franco-normand du commencement du treizième
siècle, le chroniqueur AVace (1) ; il est d'origine germaine
et composé de deux mots, dont l'un, ra, raa, rœ, est islan-
dais, allemand, danois, suédois, hollandais, et désigne la
pièce de bois à laquelle est attachée la voile dans le sens de
• sa largeur, pièce que nous nommons vergue, du latin var-
ga, qui signifie verge, gaule. La petite voile n'eut en effet
besoin pour se déployer que d'une gaule d'une médiocre
grosseur. La voile a grandi , et la virga , en grandissant
aussi , a gardé son nom. Vous avez vu cela à propos de la
frégate et d'autre chose encore. Le second des mots dont
est composé ralingue , c'est ttk, leik, lig, lyk, variantes
suédoise, allemande, danoise et hollandaise, d'un nom qui
me parait venir du verbe anglo-saxon , licgan (2), signi-
fiant étendre. La lik est en effet la corde étendue à la limite
de la surface de la voile ; la raalik est la corde qui borde
la voile le long de la vergue. Les trois autres cordes , bien
qu'elles n'aientrien de commun avec la vergue, ont pris aussi
le nom de ralingues. Seulement, les ralingues se distin-
guent par des dénominations particulières ; ainsi celle qui est
véritablement ralingue, celle qui s'étend le long de la ver-
gue, se nomme la têtière, c'est-à-dire qui est à la tête de la
voile; on l'appelle aussi ralingue d'envergure. Cesl là
une espèce de battologie, et je suis certain que M. Edouard,
en sa qualité de rhéloricien, l'a remarqué déjà. Cette dé-
nomination contient une répétition du même sens : Venver-
gure est la longueur du côté de la voile qui s'étend le long
de la vergue, et vous savez ce que je viens d'avoir l'hon-
neur de vous dire du lik et du raa. Les ralingues qui bor-
dent les deux côtés non parallèles de la voile sont désignées
par le nom de ralingues de chute, parce qu'elles tombent
de la vergue aux angles inférieurs de la voile, parce qu'elles
bordent les côtés verticaux ou à peu près verticaux de la
voile, qu'on appelle chute de la voile. Quant à la raF-^^çue
qui garnit le côté opposé à l'envergure , on la nomme ra-
lingue de fond, ou ralingue de bordure. Le fond de la
voile est comme le fond de toutes choses , sa partie infé-
rieure, celle d'ailleurs qui, dans l'ancienne coupe des voi-
les, était un véritable sac, et, comme on le disait alors,
une bourse ; or bourse et sac entraînent naturellement cvec
eux l'idée de fond.
Le coin de la voile a reçu en France le nom de point -.
c'est le point d'attache des cordages qui doit aider à étendre
la voile ; c'est la pointe, l'angle de la voile, et ces messieurs
n'ont pas oublié que le latin punctum désigne à la fois la
pointe et le point (5). Pour ouvrir la voile au vent qui de-
vait faire effort sur sa surface, il fallait à chacun de ses coins
inférieurs attacher une corde; cette corde, que vous voyez
(1) « Por le vont as trefs coillir,
« Font les lisproz avant tenir,
« Et bieo fermer as raalinges. »
Wace, Roman de Brut.
(2) V. mon Archéologie uavale, t. I, p. ni.
(3) I.cs Italiens appellent aussi le point de la voile pwuo, mais ils
ont un autre nom pour désigner ce coin où la ralingue se recourbe;
ils l'appellent bngna, c'est-à-dire, bosse, à peu près comme les An-
glais qui le nomment dite ou clcw (cliou), ce qui sigiiilie pelote,
masse. Les Allemands, les Hollandais et les Danois nomment ce coin
horn (corne). Les Danois le comparent assez étrangement à la gorge,
au sein, et disent barm. Quant aux Espagnols et aux Portugais, pour
eui, lepoin; est devenu poitig {pitno, pwiho), ils ont compare ce^oin
de la voile auquel sont attachées plusieurs cordes, plusieurs poulies,
à une maia (ermce qui tient caergiquumeot ces objets divers.
très-bien à la voile du canot qui nous porte, on l'a nommée
écoute. Écoute n'a rien de commun avec écouter. Très-
probablement ce mot vient de l'anglo-saxon sceotan (skeo-
tann), qui signifie déployer {\) ; il était déjà dans la langue
maritime française au douzième siècle (2). Quand la voile
n'est pas grande, et c'est le cas de celle du canot où nous
sommes, l'écoute est simple ; dans le cas contraire, l'écoute
passe dans une poulie fixée au point de la voile : c'est le
cas de presque toutes les écoutes d'un vaisseau.
S'il faut des cordes pour étendre la voile, pour la lorder,
ou étendre son bord inférieur, il en faut aussi pour la re-
ployer, pour la rapporter vers la vergue où elle doit être
recueillie. Celles-ci se nomment des carguex. Cargue vient
du bas-latin cargare., ou caricare, charger. Quand on veut
replier la voile sur elle-même, on fait effort sur cette corde,
on élève la toile qui est à l'extrémité comme un fardeau ,
comme une charge.
On a distribue les cargues à différents points des ralin-
gues de chute et de fond, afin que la toile retroussée le fût
plus complètement et laissât moins de prise au vent , et l'on
a eu des cargues points, des cargues fonds et des cargues
boulines.
Ces dernières ont été placées à l'endroit de la ralingue
verticale où est fixée une corde dont la fonction est d'ou-
vrir la voile au vent oblique. Cette corde va naturellement
de la voile à l'avant du navire, et c'est de là que lui vient
son nom de bouline, francisation du mot composé anglais
bow-iinc, ou du hollandais boeg-lijn, signifiant la corde
(Une, lijn) de l'avant (bow, boeg). Bouline était un mot
usité chez les marins français ou normands en même temps
que ralingue et écoute (3).
Lorsque le vent est assez fort pour qu'il soit dangereux
de garder la voile indispensable pendant le beau temps,
mais aussi lorsqu'on ne veut pas plier tout à fait cette voile
parce qu'il importe de ne pas discontinuer sa route, il faut
nécessairement opérer sur la surface de la toile et la dimi-
nuer. On parvient à ce résultat en repliant sur elle-même
une partie de la toile, ce qu'on appelle prendre un ris.
Vous voyez, à la voile de notre canot, une bande de toile
cousue à la partie inférieure et percée de trous dans les-
quels passent des cordelettes; cette l)ande, ces trous et
ces petites cordes, vous les retrouvez dans la partie supé-
rieure de la voile du vaisseau dont j'ai l'honneur de vous
dire la constitution. Vous remarquez qu'à cette voile il n'y
a pas qu'une seule bande, mais trois. Vous comprenez que
si l'on attache les cordes passant par les trous de la pre-
mière bande autour de la vergue, on diminue la voile ac-
tive , si je puis dire ainsi, de tout ce qui , dans l'état actuel
des choses, se trouve entre la ralingue et la bande trouée.
Si on attache de même les cordes de la seconde bande,
on diminue plus encore la voile, et davantage si on attache
celles de la troisième. Au premier cas, on prend un ris, on
en prend deux dans le second cas , et trois dans le dernier.
Vous me demanderez , madame , ce que c'est que ce mot
m, qui n'a d'analogie ni avec le m, sourire, ni avec
la graininée que vous avez mangée si peu cuite en Italie.
JRis signifie pli, ride. Je serais tenté de le faire venir du
(t) Je crois cela d'autant plus que, dans un petit glossaire nautique
latiii et anglo-saxon du X' siècle, je trouve Vccouie nommée sceata
(skéata), qui paraît en relation intime avec sctoian. V. Archcol. na-
vale, t. 1, p. 164.
(2) « Estroins firmenl et esciites,
• El faut tendre les cordes tutcs. «
F,oma)t de brut.
(3) « Buelines sachent et liaient. »
Roman de Brut.
336
LECTURES DU SOIR.
vieil italien rizza (1), qui a les significations que je viens
de vous dire , si je ne voyais toutes les langues du Nord
avoir le mot reef(rif), et surtout si, au treizième siècle,
le poète Wace ne s'était pas servi du mot ris (2), ce qui
me fait croire que le mot appartient par sa racine à la fa-
mille germaine (3). Quoi qu'il en soit, l'usage de prendre
des ris est ancien : un monument intéressant, le sceau de la
ville de La Rochelle, qui est du treizième siècle comme le
poëme de Wace, nous montre une barque ayant une voile
avec trois bandes de ris.
Les cordelettes, les tresses qui servent à prendre des ris,
à riser la voile, s'appellent garcettes. 11 est difficile de
trouver l'origine de ce mot , avec lequel l'anglais gasket
n'est pas sans analogie euphonique. Gasket, qui désigne
la garcette, est isolé dans la langue anglaise; il me semble
que c'est une corruption de notre terme français qui pour-
rait bien venir de garselte, mot par lequel, au moyen âge,
on désignait les mèches ou tresses de cheveux qui garnis-
saient le front des hommes. Les trous par lesquels passent
les garcettes, retenues de chaque côté de l'ouverture par
un nœud, sont nommés ceits de ris, et aussi œils de pie.
Je ne vois pas ce qu'est venue faire la pie en cette affaire.
Des attaches fixent la voile à la vergue ; elles ont le nom
de rabans d'envergure. Raban vient du saxon rap, corde,
et bœnd, lien. C'est la corde qui lie, qui entoure. Quand on
plie la voile, qu'on la serre, c'est contre la vergue qu'on
en étend la toile; étendue ainsi, on la lie avec un raban
qui prend le nom de raban de ferlage. Ferler, c'est ser-
ser, recueillir et mettre à l'abri. Je ne sais si le français a
donné à l'anglais furl, ou si, au contraire, il tient ferler
de l'anglais furl ,- tant il y a que ces deux langues ont seules
des termes analogues pour désigner l'opération dont je
viens de vous parler (4).
Maintenant que vous connaissez bien la voile, que vous
savez comment on l'étend et on la replie, comment on di-
minue sa surface , et comment on la soustrait complète-
ment à l'action du vent en la serrant, vous allez voir de
quelle manière on la monte et on l'abaisse, par quel moyen
on la fait tourner à droite ou à gauche pour la présenter
au soufïle qui doit la remplir, par quel cordage elle est re-
tenue au màt autour duquel elle tourne.
Vous pouvez remarquer au mât de notre embarcation
un cercle de fer monté au sommet du màt par une corde et
portant la vergue qui y est suspendue par un crochet ;
quelque chose d'analogue est organisé pour les voiles du
vaisseau. Au lieu du cercle de fer, un cercle de corde re-
tient la vergue au màt. Cette corde circulaire, pour qu'elle
glisse plus aisément, est garnie d'un certain nombre de
boules ou pommes de bois et de petites barres verticales.
On appelle ce système de sphères et de corde un racage.
Le mot vient du saxon raca, racca ou hraca, signifiant
col; le racage est proprement la cravatte du màt, le col-
lier qui retient la vergue. I.es vergues basses, ainsi appe-
lées de leur position par rapport aux autres, et parce qu'elles
portent les voiles hissées au sommet des mâts inférieurs ou
{l) V. le Dict. de Duez{i6H).
{2) " A 10U9 ris curent et i treis. » [Courent avec deux ou trois
ris). V. Arclu'ol.uav.,l. I, p. I7l-i80.
(3) Le savant M. Webster hésite i se prononcer iur l'origine réelle
de l'angl. re<7'(rir); il dit que si ce mot peut être rapporté au mot
rivi, son sens primitif est division, mais que, si on le fait venir du
welche rhei a, il signifie pli. C'est, selon moi, à cette dernière origine
qu'il faut rapporter le terme dont se servent les marins anglais, iiol-
lanclai^', allemands, suédois et danois, et dont fort probablement les
mariniers normands du XII' siècle firent le mot ris.
(4) Flirt ne seraii-il pas une corruption du saxon for, pour, et Icc-
gan, mourc en ordrr, placer, d'où l'anglais a tiré lay, «errer, tnciire
i l'jbrlr
bas-mdts, n'ont plus deracages composés de cordes et de
boules de bois, mais de cordes seulement, disposées de
telle façon qu'on puisse les serrer à volonté. Ces cordes
ont pris le nom de drosses de racage.
Drosse est corrompu de trosse , qu'on trouve dans les
marchés passés à Gênes pour le loyer des navires qui por-
tèrent saint Louis à Tunis. Vous voyez, madame, que ce
mot, comme beaucoup de ceux que je vous ai cités déjà, onl
cours depuis assez longtemps. Au moyen âge, on appelai!
la trosse chapelet (1); remarquez que le racage dont je
vous disais à l'instant la composition , est un chapelet vé-
ritable, composé de grains enfilés à une corde; cela est si
vrai, que les italiens appellent les pommes de racage pa/er
nostri, et nos Provençaux patrè. La trosse ne différait
donc pas du racage; drosse de racage, comme nous di-
sons, est donc une locution vicieuse, autorisée par l'usage,
qui est la loi en toutes choses. Au treizième siècle, quand
la trosse retenait la vergue au bas-mât , il y avait de bonnes
raisons pour qu'elle fût un chapelet, comme le racage de
nos vergues hautes, c'est que le màt était d'une seule pièce,
uni à sa surface, et qu'on descendait les voiles quand il fal-
lait prendre des ris ou quand on voulait aller à sec de voiles,
c'est-à-dire sans voiles.
Pour faire monter ou descendre la voile , on attache la
vergue à une corde qui passe dans la tète du màt sur une
poulie, ou dans une poulie suspendue à la tête de ce màt.
Cette corde, quand elle est simple, et jamais elle ne peut
l'être que pour de petites voiles, s'appelle drisse, de l'ita-
lien drizzare, dresser. On la nommait auti'cfois issas,
aussi de l'italien issare. Quand la drisse est composée, la
corde qui est immédiatement attachée à la vergue se nomme
Vitague, du saxon under, signifiant dessous. L'itague, qui
s'appelait jadis hutague, sert à descendre et à monter la
vergue ; de là son nom , si éloigné par la corruption de la
racine saxonne à laquelle on doit le rapporter (2). L'itague
est fixée par une moufle, système de poulies et de cordons,
appelé palan par nos marins, qui ont ainsi francisé lepa-
ranco ou palanco usité à Gênes au treizième siècle, et
venu sans doute du grecphalanx, par une analogie moins
lointaine qu'elle ne parait l'être entre les poulies qui sou-
lèvent des poids et les rouleaux qui aident à déplacer des
fardeaux, à mettre des navires à la mer. M. Edouard, qui
est meilleur grec que moi, me dira tantôt si cette étymo-
logie de palanco — je n'en imagine pas d'autre — est ad-
missible. Quant au phalanx lui-même, appelé maintenant
palata par les Génois , vous l'avez vu en exercice sur toute
la côte d'Italie, où l'on tire les navires à sec au moyen de
rouleaux.
Entre les drisses et les itagues qui les élèvent et les abais-
sent, les basses vergues ont une corde très-forte ou même
une chaîne pour les supporter; c'est ce qu'on nomme sus-
pente de basse vergue. Pour tourner à droite ou à gauche,
selon le besoin, toutes les vergues qu'on n^ saurait toujours
tenir dans une position parallèle à la largeur du navire,
parce que le vent n'est pas toujours en poupe, on a ima-
giné de fixer à chacune de leurs extrémités un cordage
allant à l'avant ou à l'arrière du bâtiment. On l'appelle bras.
Pourquoi? Le voici, je pense. Le màt a été comparé à
un corps humain ; il a un pied, une tête; la vergue repré-
sente la largeur de ses épaules, et les cordes qui agissent
à ses extrémités représentent ses bras. Il en est à peu près
de même dans une ancre. Les deux branches recourbées,
dont la fonction est de saisir la terre, sont appelés bras;
ils^sont soudés à une verge de fer que l'on compare au
(1) V. Don Carpeniier, supp ément i Du Cange, »rl, Trossa, 2.
(î) Je l'ai demoniré p. iS6. 1. 1 de lArchiol niv.
MUSÉE DES FAMILLES.
337
corps, et l'endroit de la soudure s'appelle le col, le collet,
par analogie avec le cou, voisin des clavicules et des omo-
plates. Quant au triangle de fer qui entre dans le fond de
la mer, nous lui avons donné le nom de patte; les Alle-
mands et les Hollandais le nomment main (hand).
Les vereues ont besoin d'être soutenues à leurs extré-
mités , que les elTorts des ralingues, quand le vent enfle les
voiles, font plier et pourraient rompre; on les a munies de
cordes allant des bouts des vergues à la tête des mâts qui
les portent : ces cordes sont les balancines. On les appelle
ainsi, parce qu'elles tiennent la vergue en équilibre comme
le fléau d'une balance, parce qu'elles la consolident contre
A. Bas mât avec son chouquel, sa hune, ses haubans ,
ses étais et sa vergue.
B. Voile carrée, enverguée et garnie.
C. Penoquet de BeaupréKXVlIIegsiècle.)
D. Une ancre.
le roulis, le balancement du navire. Au seizième siècle, la
balanciae se nommait en France valencine (1) ; c'était une
forme éascone ou espagnole.
Vous savez maintenant, madame, tout ce qui constitue
la voile, ce qui sert à la manœuvrer, ce qui porte la vergue
et lui donne le mouvement. Le nombre des voiles est grand
(1) V. MS. de la Bibl. roy., n<> 6409-3, fol 39. — Rabelais dit Valen-
tiane.
AOUT au.
sur un vaisseau ; je vous demande la permission de ne vous
en dire les noms qu'après vous avoir parlé des mâts.
Mât, qu'on écrivait autrefois avec raison masi, vient de
mœst, mot par lequel les Saxons désignaient l'arbre qui
portait la voile et transmettait au navire l'action exercée
sur elle par le vent. Le màt peut être d'un seul brin, c'est-
à-dire d'une pièce. Un arbre dégrossi, aminci selon de cer-
taines règles , et poli dans toute sa longueur pour que le
— 45 — ONZIÈME TOLl'ME.
338
LECTURES DU SOIR.
racage de la vernie glisse aisément le long de sa surraco,
devient ce màt-là. Quand le mat doit être si gros qu'aucun
sapin ne pourrait suffire à son diamètre , on le compose de
plusieurs pièces réunies; alors il prend le nom de mât
d'assemblage. Une longue mèche quadrangulaire, de plu-
sieurs pièces , est recouverte de pièces arrondies par une
de leurs faces, et ainsi se forme le cylindre volumineux
qu'on veut obtenir. Pour que ces pièces diverses soient
solidement attachées ensemble, on les maintient avec des
chevilles, puis on les entoure de cercles de fer. Vous voyez,
au-dessous de la vergue basse, une pièce de bois tenue par
des ligatures de corde au mât qu'elle embrasse par devant,
mais non pas dans toute sa longueur; c'esixiwe jumelle.
Cette dénomina tion est excellente, cur jumelle ou, comme ou
disait gemetle, vient de l'italien gemello, gémeau, venu hii-
même du latin geminare, doubler. Les ligatures de corde
qui retiennent la jumelle, s'appellent rous/ures. Rousturc
vient probablement du hollandais rustlyn, mot compose
de /yn, corde, et rust, repos; c'est une corde immobile,
passive, au repos. Pas si mal nommé, n'est-ce pas, madame?
Le mât a un pied qui se place dans un réceptacle appelé
emplanture , du français implanter: plantare in, mon-
sieur Edouard; in plantare, madame. Le sommet de ce
màt se nomme tête ou Ion. Ton est une corruption du bol-
landais et de l'anglais top, qui signitie sommet. Le top du
màt, dans la boucbe de nos matelots, est aisément devenu
le ton. Voilà comment toutes les langues ont fait la plupart
de leurs homonymes.
Le besoin de la défense et de l'attaque, autant que celui
de se garder contre les surprises, fit établir au sommet du
màt une sorte de niche, devenue plus tard une plaie-forme,
et appelée aujourd'hui, en France, hune. La forme de ce
petit réduit fut longtemps celle d'un vase rond, assez sem-
blable au vase médicis qui est fort connu de vous. Le màt
des navires de guerre égyptiens en était pourvu , et l'on
voit ce vase dans les sculptures navales de Thèbes(l).
Les Grecs et, après eux, les Latins, doonèrent à cette es-
pèce de guérite, ouverte par en haut, le nom du vase au-
quel elle ressemblait, et leur màt porta ]c carchesion.
Hune et carchesion Ji'ont rien de commun , à moins que
dans hune on ne veuille voir le mot saxon huna, qui dési-
gne une sorte de vase ; mais cette étymologie ne saurait
nous salislaire, surtout quand nous voyons le mot hun
dans un glossaire raxon du dixième siècle et que nous le
trouvons dans un dictionnaire islandais, avecla signification
de tête d'un bâton, sommet d'un màt. Cependant, il y a
là une difficulté : hun parait isolé dans l'islandais et semble
une importation d'une autre langue. Dans l'excellent dic-
tionnaire anglo-saxon de Bosworth, on ne retrouve pas hun
avec un sens qui se rapporte au navire; il pourrait donc
être une corruption d'un autre mot. Mais quel serait le mot
corrompu? peut-être est-ce le verbe saxon hon, suspendre.
Ce qui prêterait de la vraisemblance à cette origine, c'est
qu'au moyen âge, à l'époque des incursions des Normands,
ces navigateurs suspendaient, hissaient à la tète des mais
de leurs navires des caisses ouvertes par en haut, qui fai-
saient l'office de petits châteaux pour le jet des pierres ,
des flèches et des autres projectiles. Vous voyez, madame,
que la question est loin d'être décidée; je ne sais si le ha-
sard me fournira jamais le moyeu de la résoudre autrement
que par des conjectures.
Tout màt a besom d'appui; ceux qu'il emprunte à son
împlanture cl aux ponts qu'il traverse sont insuffisants.
Il faut encore qu'il en trouve de l'un et de l'autre coté, en
(0 V. 1. 1, de VArchiol. navale. Mémoire n» i, sur les navires des
Égyplicns.
avant et en arrière. Les gros cordages , que vous appelez
sans doute des échelles, parce qu'en effet elles portent des
échelons de corde, sont les appuis latéraux du màt; quel-
ques-uns lui donnent le moyen de résister aux efforts de la
la voile qui tend à le faire tomber sur l'avant. Ces cordages,
qui sont fixes et que, pour cette raison, on appelle les ma-
nœuvres dormantes, sont nommées haubans, de l'alle-
mand hauptband, la corde ou le bandeau de la tête. Ils
embrassent le màt à sa tête comme une couronne ; ils des-
cendent aux deux côtés du navire , où ils se fixent à des
pièces de bois dont le devoir est de les écarter du bâtiment,
afin que l'angle sous lequel ils s'écartent de la verticale soit
plus grand et que leur résistance soit plus efficace. Ces
pièces de bois s'appellent porte-haubans.
Les haubans sont armés à leur partie inférieure d'une
pièce de bois qui a la forme d'une sphère aplatie, et qui,
dans son épaisseur, est percée de trois trous ; on la nomme
cap de mouton, sans doute parce qu'autrefois la façon de
ce bloc se rapprochait de la tète décharnée du mouton. Un
bloc pareil à celui autour duquel s'attache le bas du hau-
ban est fixé au porte-hauban par une bande ou .latte de
fer dont la queue tient à de grandes mailles, dont la der-
nière est fixée au flanc du navire. Les mailles portent le
nom de chaînes de haubans. Vous voyez fort bien cette
organisation qui se comprend tout de suite. Une corde
passée dans les trous des deux caps de mouton correspon-
dants, sert à raidir le hauban; elle se nomme ride; ces
messieurs ont déjà deviné que le mot vient du latin rigere,
être raide. Quant aux échelons des haubans, nos marins
les ont nommes enfléchures, par un trope assez hardi qui
compare le hauban à la flèche sur la corde de l'arc.
Quand un seul màt fut jugé insuffisant sur un grand
navire, une seule voile hissée à un màt vint à ne plus suf-
fire non plus. On avait multiplié les mats simples, on mid-
tiplia les voiles sur un seul point de la longueur du bâti-
ment devenu grand, c'est-à-dire que sur les mâts inférieurs
on en éleva d'autres: d'abord un, puis un second, puis un
troisième et un quatrième. Le màt monté sur le bas-màt
prit le nom de la hune; on l'appela le }nât de hune; celui
qu'on guinda au-dessus du màt de hune reçut le nom de
perroquet.
— Nom singulier et qui m'a souvent étonné, dit à ce mo-
ment iM. Edouard. Pourquoi avoir donné à un mal le nom
d'un oiseau , et celui de perroquet préforablement à tout
autre? Quel rapport avez-vous pu trouver entre l'oiseau
oarleur cl un arbre façonné en mal?
— Parce que je n'en ai pu trouver aucun , mon jeune
jimi, j'ai pensé qu'au quinzième siècle, — car c'est vers
cette époque-là que se reporte, je crois, le premier usage
de cette voile, — on avait nommé le màt nouvellement enté
sur le màt de hune d'un nom qui avait assez d'analogie
avec celui du papaguai, pour que les marins, grands cor-'
rupteurs de mots, l'aient pu transformer en perniquel. Mais
quel est ce nom? je l'ignore. Je l'ai l>eaucoup cherché ,
sans arriver à un résultat qui dût satisfaire ni moi ni per-
sonne. Ne voyant point de mots dans les langues vulgaires
que les malelots aient pu défigurer pour en faire cet ho-
monyme du nom d'uu oiseau , je me suis demandé si la
voile ajoutée à la voilure ancienne pour en augmenter la
surface avait pu être nommée par les érudils, qui avaient
alors beaucoup d'action sur le langage, d'un mol venant du
grec qui signifie j'augmente. Ce mol est paraujro (-»-
pxù;<o), n'est-ce pas, monsieur Edouard? Parecteino si-
gnifiant ;'a//o?i<;f, m'a paru aussi pouvoir être le verbe
dont les gens de mer auraient ùrc perroquet; enfin je suis
allé, — voyez jusqu'où peut pousser le désespoir, —je suis
ÎVIUSEE DES FAMILLES.
.139
allé, comme aurait fait le trop incénieux Ménage et ses imi-
tateurs peu sensés, jusqu'à composer le mot para-ohetos
(T:a:a-:-/,£T;;),oA*«/o< exprimant poétiquement l'idée de res-
source, et le perroqiet étant une voile dont on se sert
comme d'un auxiliaire quand la surface des voiles basses,
augmentée de celle des voiles de hune, est insuffisante.
Vous entendez bien que je suis loin de soutenir que para-
oketos, parectéino ou parauxo, soit, en effet, Tétymolo-
gie de perroquet; je n'affirme rien, je propose seulement
un doule. Ménage n'aurait pas cette bonhomie, lui qui dit
le plus gaillardement du monde et sans rire, que l'oiseau
nommé perroquet est ainsi appelé de perrot, diminutif de
Pierre. Et savez-vous sur quoi il fonde cette découverte?
sur cette belle raison que l'àne est appelé Martin , la pie,
Margot, etc. Ce qu'il y a de bon , c'est que le savant éty-
mologiste ne parait pas avoir soupçonné que perroquet peut
bien n'être qu'une transformation de papaguai, nom que
les perroquets ont porté pendant des siècles en France,
avant que quelqu'un s'avisât de le travestir en père gai et
perroquet ,1). Au lieu de proposer cette étymologiesi vrai-
semblable. Ménage aima mieux faire de perroquet un dimi-
nutif de Pierre, et donner par fantaisie un nom d'homme
à un oiseau qui, presque partout, s'appelle papegai, papa-
gallo. papagaio, etc. Les savants ont de singulières fantai-
sies; il semble qu'en général ils aient horreur du simple et
du probable ; ils vont chercher bien loin ce qui est tout près
d'eux; ils aiment à s'égarer, mais il leur arrive trop sou-
vent d'oublier le 61 sauveur avant de se lancer intrépide-
ment dans le labyrinthe.
Quoi qu'il ea soit de la raison qui fit donner à un raàt et
à une voile le nom de perroquet, ce mât et sa voile exis-
tent; mais ce n'est pas tout : les grands navires guindent
encore au-dessus du perroquet un mât plus petit qu'on a
nommé màt de cacatois; vous voyez que c'est une variété
du perroquet. Le perroquet donné et adopté, on ne voulut
pas s'arrêter là, et l'on poussa la singularité jusqu'au bout ;
on eut des cacatois et une perruche, et puis un cacatois
f^e perruche^ c'est-à-dire un cacatois sur la perruche.
Vous voyez comment sont disposés ces mâts au-dessus
du niât principe:! ; sur les mâts supérieurs à celui-ci, les
autres sont placés de même. Pietenez maintenant les noms
de tous ces mâts divers; vous ne fprez pas mal, monsieur
Edouard, de les écrire pour ne pas les oublier. Cependant
vous allez voir qu'à peu de chose près les nomenclatures
se répètent, et qu'il n'est pas difficile de se faire une mné-
monique à cet égard, comme au reste pour tout ce qui est
du gréeraent.
Commençons par l'avant. Un raàt incliné appelé beau-
pré. Vous n'aurez pas de peine à vous persuader qu'il n'y
arien de commun entre un pré beau elle màt qui se couche
sur la proue du navire, fl/'ffifprf'est une corruption de l'an-
glais how-sprit et du hollandais boegspriet^ signifiant le
bâton de l'avant, ou la flèche sur l'arc, figure très-expres-
(i) Celte transforraaiion me psralt fort probable: je dois ajouter
qu'elle le paraii au5ji à uo des plus «avants hommes de notre temps,
H. Et. Quairemère. que j'ai consuite sur cette d BîcuUé. Quant a/afa-
gallo, papagao, papagaio ou papegai, ce sont les varisiaes d"un mot
corrompu, de bapagha, nom par lequel les Persan» désignent le per-
roquet. L« mot bapagha se lit dans le Bourhani-Kaii, dictionnaire
persan. Uicbardson, dans son Dici. persan-angl. dit Labajha, et il
donne ce «noi a l'arabe. Un dictionnaire portugais justement estimé,
celui de M. F. Solano Constancio, dit que le mot papago/o est améri-
cain. J'ignore si, en Amérique, on appelle le perroquet de ce nom;
mais SI cela est, assurément c'est que le nom a été importé d Europe
dans !e Nouveau-Monde. On le trouve, en effet, dans plusieurs docu-
ments du XIîI« siècle et. entre autres, dans la rédaction originale, en
français, du Voyage de Marc Pol qui est, comme on fait, de i298.
IV. cbjp. Lxxi, p. 71, itt fol., Recueilde la SocitU de Géographie)
sive, car l'avant du navire, surtout celui du navire ancien,
peut bien être, par sa courbure, comparé à un «rc, et le
bâton qui y est appuyé, à une flèche. Cette transformation
française est descendue en Espagne et en Italie ; là elle a
pris une forme un peu différente : les Italiens disent buon-
presso. Et comme si ce n'était pas assez, ils ont défiguré
tout à fait le mot original pour en faire copresso.
Le màt qui se pousse à l'extrémité du beaupré est nommé
boute-hors de beaupré. Vous savez trop bien le fiançais
pour qu'il soit utile que je vous dise le sens du mot bouie-
hors. Vous n'ignorez point que le verbe bouter, employé
parles paysans de Molière il par ceux de la plupart de nos
provinces, signifie mettre, jeter, pousser. Le boute-hors de
beaupré est, comme vous voyez," très-bien nommé. Le màt
vertical qui s'élève fièrement sur l'avant du navire, en
arrière du beaupré, s'appelle màt de misaine. Le màt du
milieu était le moins grand des mâts plantés sur les nefs
ordinaires du treizième siècle ; le mal de l'avant était le plus
grand. C'est pour celte raison toute matérielle que le màt
du milieu prit le nom d'arbor mediana ou, en italien, al-
bero de mezza. L'expérience démontra qu'il valait mieux
placer au milieu de la longueur du navire le màt le plus
grand ; alors le màt de l'avant recula pendant que celui du
milieu avançait. Le premier prit le nom de grand màt, et
le second garda son nom de màt de mezzo ou de misaine,
qui est une corruption de l'italien mezzo, corrompu lui-
même du grec mesos, milieu.
Sur le màt de misaine, ou bas-màt de l'avant, se monte
le petit mât de hune; petit, comparativement au màt de
hune principal, monté sur le grand màt. Au-dessus du
petit màt de hune, vous voyez un màt moins gros, c'est le
petit màt de perroquet, que surmonte un màt plus petit
encore, appelé màt de petit cacatois. Passons au miieu.
Voici le màt principal, le grand màt surmonté du grand
mât de hune que surmontent le grand màt de perroquet
elle grand màt de cacatois. A l'arrière maintenant. Ceci,
c'est le mât d artimon. Ce mot, artimon, est un des plus
nobles, c'est-à-dire des plus anciens qu'ait la marine ; il
est purement grec et vient tTartao, qui veut dire suspendre
en haut. La première voile qu'on suspendit à la tète du
màt, dut être appelée artimon. Au moyen âge, dans la
Méditerranée, le màt d'artimon était le màt de l'avant ou
le grand mât ; le voilà à l'arrière et le plus petit des mâts
de nos vaisseaux. Les .\nglais l'appellent mizen-màst, le
màt de misaine. Sur le màt d'artimon est guindé un màt de
hune qui, étant d'abord fort petit, prit le nom, qu'il a gardé
en grandissant, du perroquet de fougue ; je vous dirai tout
à l'heure pourquoi. Au-dessus de ce màt se dresse le mât
de perruche, surmonté du màt de cacatois de perruche.
J'ai eu l'honneur de vous dire que les appuis latéraux des
mâts s'appellent haubans. Les mats supérieurs ont des
haubans comme les bas-màfs; mais, outre ces appuis, ils
en ont d'autres dans le sens latéral ; ce sont ces longues
cordes sans échelons que vous voyez descendre de la tête
des raàts de hunes, de perroquets et de cacatois. On les ip-
pdle galhaubans, ce qui signifie haubans du galant.
Un petit màt avait été hissé sur le màt inférieiur, quand
on n'avait pas encore prêté à la voile de hune un grand dé-
veloppement ; ce màt portait les flammes ou banderoles
qu'on arborait les jours de fête ou de gala, ornements
qu'on voit encore nommés au dix-septième siècle : gaillar-
dets, gaillardelets et même galanis. Le màt du galant
eut besoin de haubans ; on entoura donc sa tête de cordes
solides qu'on nomma galant-hauban, d'oti galhauban.
Par une de ces anomalies très-fréquentes que j'aurais occa-
sion de vous faire remarquer si je pouvais vous nommer
340
LECTL'RES DU SOIR.
toutes les parties du vaisseau et de ses cordais, les An-
glais ODt gardé le mot français gallant (1) pour désigner
le mât de perroquet, et ils n'ont pas pris le mot galhau-
han.
Vous avez déjà observé sans doute que les galbaul^aus
appuient les màt^ plus en arrière encore que les derniers
haubans. Des appuis à l'avanl ont elê donnés à tous les
mats ; on les appelle seulement étais, du verbe elayfr^ qui
nous reporte encore à \'iftem4 grec, dont je vous ai parlé
déjà plus d'une fois. Les étais prennent les noms de^ mais
qu'ils soutiennent ; aiusi : etai de misaine, grand etai. étai
d'artimon, etc.
Cela bien entendu, venons aux voiles et aux vergues qui
les portent. Les voiles carrées et leiu-s vergues emprun-
tent leurs noms à leurs mais ; il n'y a donc rien de plus fa-
cile que de faire celte nomenclature, si vous n'avex ^tas ou-
blié ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire. Iji voile
attachée à la vergue du grand màt, qu'on appelle la ^iratuT-
vergue — grande, en effet, car dans le vaisseau à trois
ponts elle n'a pas moins de six pieds de circonférence à son
milieu et cent dix pieds de longueur — celte voile se
nomme la grand voile. Elle a 4,556 pieds carrés de sur-
face ; elle est moius grande cependant que le grand hunier
qui la surmoule, car celui-ci a environ 4.755 pieds carrés
de toile. Ouf pensei-vous de ces ailes du vaisseau? Au
reste, pour vous donner une idée exacte de la voilure d"un
trois-ponts, je vous dirai que, lorsque ce navire a toutes
ses voiles dehors, il porte 53.705 pieds carres de toile.
La vrrgue de nùsaine porte la roi7« cf« mùsaine; œik
du petit hunier . le petit hunier: celle du petit perroquet,
]e petit perroquet, amsi de suite. Le màt d'artimon a une
vergue qui ne porte pas ordinairement de voile et que,
pour cela, on appelle vergue sèchr; elle sert au dévelop-
pement de la voile supérieure dont les àeiwt points infé-
rieurs viennent s'appliquer à ses extrémité». ^Hielquefois
elle porte une voile qu'on appelle ix>i7f df fortune ou de
tempête, du latin fortuna. C'est ce qui fit donner au màt
d'artimon un autre nom, celui de mât df fougue ou de
foule. Foule est une corruption qu'il faut écarter ; reste
f.tugue, francisation de l'italien Joga. signi6ant furie, im-
pétuosité. La voile de fougue était celle qu'on déployait
toute seule quand le vent était fougueux, quand le ciel dé-
chaînait la tempête. La vergue que vous voyez au-dessus
de la vergue barrée et qui, ainsi que toutes les vergues su-
périeures aux bas.^es vergues, a l'air de reposer sur le
chouquei de son bas-màt, c'est la vergue de perroquet de
fougue. Le perroquet du mal d'artimon s'appelle pemtckt;
le cacatois, cararoi'.* de perruche.
Je viens de prononcer le nom de choufuet. et je vous ai
TU chercher des yeux l'objei que ce mot désigne. Regardez,
je vous prie, le sommet du bas-màt, ^ous y verrez une
pièce de Kns ayant la forme d'un billot carré ; il coiffe le
màt dont il étréint ou comprime la tête et sert de pas.^ge
au màt de hune. Serrant l'un et l'autre mâts, il a pris son
nom du verl^ anglais to choke, qui signifie étouffer, com-
primer. Il y a des chouquets à tous les mils au-dessus des-
quels s'en doivent enter d'autres. .\ la tête des mâts de hune
vous vov er un assemblage de quelques pièces de kns qui
(1) G^IJani e.«i. srion John Charnok, nBv oomqMioa ér<
((uirUDdrl qur ^ croi». quant i moi. rorr««|Mi 4e f«ia, ongiM^e
giitoHi el çall^iKi, iinsi que )t l'ai du i propM et bmM §mUÊi4. Car-
{jnif $r tii dan» un ronpir dr.< Urpni.or? faim pour les raiit»ra«i 4*
roUlrnh Vlll >iiaThl i!.iS\ On j ^oit unr somme 4r f Iitits S «M»
Il drniers, pour Ir garUnd du mil lir hunr. On > lil aussi ir leme
io;>f garUnd ^mlt df ^alani), à larucle du xuxtr* Mary-Ceoife.
iv. John Charnok, Bisior^ efUtriite JUtiûmi., l. U. p. i*«, »-<•,
semblent ajustées pour recevoir un plancher ; c'est là ce
qu'on appelle les barrer de perroquet. Au lieu de ces bar-
res, les mais de hune portaient au setxiènie siède, etaa
commencement du dix-sepuème, des bunes foites ooohm
celles des l«s-màl5, c'esl-à-dire rondes et creuses, mais
moins grandes. Celle du grand màt de hune se nommait la
petite hune; celle du petit màt de hune, humedmbovrtet
de misaine. Quand on supprima ces hunes hautes, les bar-
res qui les supportaient gardèrent un temps le nom de
hunes, qu'elles perdirent tout à fait à la fin du dli-seplièffie
siècle.
Outre les Toiles carrées, le vaisseau a des voiles triangu-
laires qui se hissent en avant du mal de misaine , et ont
leur point d'attache au beaupré: il a encore, à l'aTant, deux
voiles irapezoïdes qui se déploient derrière le mât d'arti-
mon. L'une de ces voiles, c'est la plus petite, s'appelle
artimon ,- elle est enverguée sur une pièce de bois, tenni-
née |.var un croissant qui embrasse le màt ; cette vergoe
s'appelle fie ou conte d'artimon. La plus grande des
Toiles trapu - ' nt je parle se nomme tri^mfùv;
c'est la grani. du bng ou bngantin qui a été trans-
portée sur le vaisseau. La brigantine s'envergue ainsi sur
sur la corne. Les deux voiles se remplacent selon que le
temps est l>on ou mauvais. Autrefois l'aitUDon était une
Toile latine ou inangulaire comme vous ea voirez à ces tar-
tanes, à ces pinques et à ces rafiaus qui sillonnent la rade.
Quand le navire avait quatre mais verticaux, et cela fut as-
sez ordinaire depuis la dernière moitié du quinzième siède
jusqu'à la fin du seizième, en arrière du màt d'artimon il
y avait un contre-^a-Umwn ou petit ortiflMm. Ge mit avaù
aussi sa voile latine attachée à une aateuie. Biea plus ,
quand le Taisseau était grand, au-dessus des bunes d'arti-
mon et de cootre-artimon , il portait de petites Toiles la-
tines comme aux mais de l'avant , il portait des huniers.
Une figure du Grand-Uemri, ou Henri-Grdce-à-Diem ,
ce vaisseau anglais qui eut tant de renommée sous le règne
de Henri Vlll . qui l'avait tu lancer en 1515, montre «
bàument sous toutes ses voiles, ayant dehors &eaz aftimons
et deux de ces voiles de hune à la latine dont je n'ai pas
trouve le nom encore.
Quant aux voiles de l'avant qui, fixées sur le beaupré
par un de leurs angles, se hissent en avant du mal de mi-
saine, on les appelle focs, du hollandais fok, qui me parait
venir du saxon fog, signifiant addition, de /«f«ii, joindre.
Le foc esu en effet, une ToOe qu'on ajouta àranden jeude
voiles au dix-huitième siède. Au dix-septième siède, il
n'était encore qu'im supplément i la milnre de calnias pe-
tits bâtiments ; il oonsislait en une toile triangulaire qnlon
poussait au moyen d'uu boule-hors quand le vent était
faible. Le père Foumier^H>45et 1667), DesrKhes(l68T;,
ne nomment point le foc.
Il y a peu d'années encore qu'à toutes les «viles ordi-
naires dont je Tiens de tous faire la froide nomeaditnre,
on ajoutait des voiles tnaoeulaires ou trapézaâdes qui se
hissaient le long des étais , et que , pour cette raison, on
nommait t-oiles d'ètai. On les a supprimées sur la plupart
de nos bàtunents de guerre comme on a supprimé une et
même deux Toilcs que portait yié& le beaupré. Ces deux
> oiles étaient carrées, attachées à des Targues, et s'y dé-
ployaient, la première sous l'éperon, l'autre sur le boule-
hors de beaupré. Vous voxez encore qudques nariresqui
ont sinon la voile , du moins l'une des Tersues dont je
parle. La Toile s'appelait eicodîére, du mol espagnol ci-
kmdera^ nom donné par les muletiers au sac à orçe (citorff)
que Ton pend à' la tète du mulet, et où il a constamment le
iuu.«eau. Vous voyez que civjdière est un trope, et que,
MUSEE DES FAMILLES.
341
par noire figure, le navire ayant le cap, le nez, dans la ci-
vadière, était comparé à la mule d'Espagne portant la ceva-
dera. La civadière, qui tombait presque au niveau de
l'eau, était mouillée toutes les fois que la mer était un peu
agitée; elle faisait une poche qui se remplissait, et c'était
un poids quelquefois très-lourd pour le beaupré, bien que
de chaque côté on eût le soin de faire un grand trou, ap-
pelé œil de civadière, par lequel pouvait se vider ù peu
près la voile déployée. Au-dessus de celle-là était la contre-
civadière.
Les focs qui nous ont occupés tout à l'heure ont remplacé
une voile carrée qu'on nommait perroquet de beaupré'.
Car, afin que vous le sachiez, autrefois le beaupré n'avait
point de boute-hors; mais à son extrémité il portait une
hune ronde comme les autres bas mâts, et de cette hune
s'élançait un petit mât implanté à la têle du beaupré, et ap-
pelé \c petit beaupré ou le mât de perroquet de beaupré.
Cet appareil alourdissait beaucoup l'avant du navire, et
tendait à le faire canarder, c'est-à-dire à le faire entrer
la tète dans l'eau, comme font les canards. On a eu raison
d'en débarrasser le beaupré et de lui substituer le jeu des
focs.
Pour élarj:ir h s voiles carrées , ce qui est nécessaire dans
les moments de calme, on leur ajoute des voiles supplémen-
taires appelées bonnettes, non de leur ressemblance avec
un bonnet, car entre la coiffure et la voile il n'y a aucune
analogie, mais du temps où on les met au vent. Ce temps,
c'est celui où règne un vent facile et doux, c'est la bonatza
ou bonace. Vous voyez très-bien comment les marins du
Midi ayant dit d'abord vêla di bonatza, ouvcla di bonita
(espagnol), on a dit ensuite voile de boneta, et puis bon-
nettelout simplemenl.
A. JAL.
(La suite prochainement.)
Ï.E JOÏJB ©E SA FBEMÏEBE COMMUNïOîî,
Créez en moi, 6 Dieu, un Cfrur pur, ei
réiablissez de nouveau un esprit droit
dans le fond de mes entrailles.
(Psaume 50.)
Eugène, il est un jour qui jamais ne s'oublie.
Que d'absinthe ou de miel notre coupe remplie
Renferme du bonheur ou des déceptions.
Notre âme se réchauffe à ses chastes rayons.
Sous le poids des revers quand notre front se penche,
Il passe devant nous, ombre légère et blanche ;
De l'abîme où souvent le doute nous conduit,
Son radieux soleil perce la sombre nuit;
Ainsi qu'il a charmé nos heures de jeunesse.
Son riant souvenir dore notre vieillesse,
Et scintille toujours à l'horizon lointain,
Aussi brillant le soir qu'il l'était le matin.
11 s'est levé, ce jour, au ciel de ton enfance.
Suave de parfums, de paix et d'innocence.
Mains jointes, embrasé d'une sainte ferveur,
Tu t'es assis, Eugène, au banquet du Sauveur;
Tes lèvres ont touché cette manne immortelle
Qui nourrit les élus dans la vie éternelle;
De l'arbre de la croix le feuillage sacré
Onabrage avec amour ton front régénéré;
Aussi pur devant Dieu qu'à cet instant suprême
Où le prêtre sur toi versa l'eau du baptême ;
Dans la route du bien tu fais tes premiers pas.
Pour les sentiers impurs ne t'en détourne pas!
Ces sentiers odorants, fleuris, couverts de mousse,
Mènent au déshonneur par une pente douce ;
L'esprit du mal y règne en monarque vainqueur,
Et nul n'en est sorti que le remords au cœur...
ruis-jps donc! Que jamais ton pied ne s'y hasarde!
Que la religion, sévère sauvegarde,
Guide que le chrétien n'invoque pas en vain,
T'éclaire leurs dangers de son flambeau divin.
Enfant, dans cette belle et limpide journée,
Point le plus éclatant de notre destinée,
Humblement prosterné devant le crucifix,
Parle si ton Créateur ainsi qu'un tendre fils.
Vers son trône immortel, foyer de la lumière,
Les ailes de la foi porteront ta prière;
Du méchant et du fourbe il détourne les yeux,
Mais sa grâce descend sur les enfants pieux.
Dis-lui : « Mon Dieu, ma vie est à peine à l'aurore,
« Sur elle nul cyprès ne se balance encore,
« Depuis que je suis né, ta bienfaisante main
« De gazons et de (leurs a semé mon chemin j
342
LECTURES DU SOIR.
€ Élevé loin du bruit, étranger aux alarmes,
« Je n'ai jamais connu le malheur ni les larmes :
« Ce n'est donc pas pour moi que je viens aujourd'hui
« Implorer ta clémence et ton auguste appui.
« Auges doux et bénis, deux mères attentives,
« M'ont préservé du choc de ces douleurs hâtives
« Qui fanent si souvent l'enfance dans sa fleur ;
€ C'est pour elles que j'aime à t'invoquer, Seigneur;
€ Pour elles que mes vœux, pleins de reconnaissance,
€ Demandent d'heureux jours à ta vaste puissance.
€ Tu le sais, ô mon Dieu, l'éclatant séraphin
« Qui célèbre ta gloire en un hymne sans fin ,
« Devant ton œil sévère est moins pur que ma mère :
« Préserve son destin de toute angoisse anière ;
€ Fais qu'à ses doux conseils me soumettant toujours,
€ Je n'empoisonne pas le calme de ses jours ;
« Fais que pour la payer des soins qu a mon enfance
€ Prodigua son amour, céleste protidence,
a Je préfère toujours le devoir aux plaisirs !
« Fais qu'heureux de complaire à tes moindres désirs.
« Je sois pieux et bon comme mon frère Emile,
« Cœur d'élite, semblable à l'arbuste docile
« Qui, selon le vouloir des mains qui l'ont planté,
€ Parfume le printemps ou fleurit eu été.
« Je suis le premier né : c'est à raoi que mon père
« Confiera le doux soin de protéger ma mère.
« Si ses nombreux travaux viennent à le lasser,
« Mon zèle auprès de tous devra le rem|)lacer.
c Abaisse ton regard sur ma frêle jeunesse,
« Seigneur, fais-moi grandir eu talents, en sagesse ;
a Donne à mou fol esprit des pensers sérieux;
« Dis-moi que la science est un bien précieux;
t Que de l'inaction dépouillant l'habitude,
« Je m'abreuve avec joie aux sources de l'étude,
« Et qu'à compter, mon Dieu, de ce bienheureux jour
ï Où je me suis nourri du pain de ton amour,
« Des lois de la famille observateur fidèle,
€ Aux enfants insoumis on m'offre pour modèle. »
ÉLISE MOREAU.
6 juin 1844.
HISTOIll BE la^IMBUiTlIl,
LA PORCELAINE.
Les arts et l'industrie ont dû avoir une origine presque
contemporaine, car chaque objet, à la qualité d'utile, a
bientôt joint celle d'agréable, et c'est à peine si le limon de
la terre avait été transformé en une poterie grossière, que
l'on songeait déjà , par la recherche de la forme, à en faire
l'ornement des tables rustiques. Le génie d'un peuple se
révèle jusque dans ses moindres produits; aussi les vases
antiques comparés pourraient-ils donner d'excellents pré-
ceptes d'histoire, et, par le simple rapprochen>cnt des po-
teries grecques et romaines, on verrait de combien Rome
était inférieure à la Grèce monumentale, dont nous aimons
tant à reproduire, même aujourd'hui, les formes si pures
et les ornements si délicals.
La France a fait à son tour tout ce qu'elle a pu pour
ennoblir sa poterie, et nos productions céramiques du sei-
zième siècle, grâce aux glorieux travaux de Bernard de
Palissy, n'ont pas été sans faire briller celle industrie d'un
bien vif éclat. Mais en dehors du monde connu des anciens
florissait déjà depuis bien des siècles une nation puissante
et industrieuse qui , sans aucun contact avec les autres
peuples du même continent, s'était fait, par ses seuls ef-
forts , une civilisation à elle ; civilisation bien pauvre, eu
égard aux connaissances que nous possédions, et bien ri-
che en raison de celles qui nous manquaient. Celte nation,
si heureuse de son savoir, puisqu'elle ne le devait qu'à elle
seule, et si peu soucieuse de son ignorance, puisqu'elle ne
connaissait aucun peuple qui pût l'en faire rougir, c'était
la nation chinoise.
C'est vers 1517 que le Portugais Fernand d'Andrada dé-
couvrit les côtes de ce pays, et nous pensons que c'est
peu de temps après cette époque que l'on vil apparaître
pour la première fois en Europe la porcelaine de la Chine.
Nous sommes d'autant plus autorisés à considérer les Por-
tugais comme les introducteurs de ce produit, que, dans
leur langue, porcellana signifie tasst\ premier objet qu'ils
auront acquis comme étant d'une utilité plus générale, et,
par une sorte d'antonomase ou de métonymie facile à con-
cevoir, celle expression francisée est restée chez nous pour
en désiiiner la matière.
La porcelaine devint bientôt plus recherchée et plus pré-
cieuse que l'or même, car tout concourait à la rendre d'un
prix infini : les pointures dont elle était couvcrle, les tigu-
.^lUSEE DES FAMILLES.
345
res grotesques qu'elles représentaient, ces habitations, ces
arbres , ces ûeurs, ces animaux d'un aspect si bizarre, et
que l'on croyait être la reproduction exacte de ce qui exis-
tait dans un payssur lequel on faisait tant de contes étran-
ges ; et, plus que tout cela, l'opinion que toutes ces chi-
noiseries étaient inimitables. En eflet, le hasard seul a fait
découvrir dans la Saxe, en 1703, ce que l'on connaissait
en Chine depuis plus de treize cents ans; et cette époque,
si reculée qu'elle paraisse, n'en est pas moins évidente,
car on lit dans les annales de Feoulara que , depuis la
deuxième année du règne de l'empereur Te (dynastie des
Tarn , qui florissaient vers l'an 4t2 de Jésus-Christ) , les
ouvriers de cette province avaient seuls le privilège de
fournir la vaisselle des empereurs. Comme on le voit, s'il
y a déjà près de quatorze cents ans qu'une province avait
obtenu le monopole de la porcelaine impériale, privilège qui"
sous-entend une concurrence, combien s'était-il écoulé
d'années, de siècles même, avant que cette concurrence
pût s'établir!
Un certain Bœttcher, qui s'occupait d'alchimie, princi-
palement de cette partie qu'on appelle chrysopée, et qui a
pour but de rechercher les moyens de faire de l'or, fut
chassé de Berlin, où l'on disait qu'il avait trouvé la pierre
pbilosophale, et se réfugia à Dresde. L'électeur Frédéric-
Auguste il l'ayant fait venir sur le bruit de sa réputation,
lui demanda s'il était >Tai qu'il sût faire de l'or. Bœttcher
répondit que non ; mais l'électeur, dont le trésor était en
ce moment épuisé par des prodigalités, son ambition et la
défaite que Charles XII venait de lui faire éprouver à Cra-
covie, pensa qu'il devait en être autrement , et qu'il niait
afin de garder pour lui seul les grands biens dont une
semblable découverte allait le rendre maître; aussi le fit-il
enfermer dans la forteresse de Konigsfein, en lui affirmant
qu'il ne lui faisait une telle violence que parce qu'il était plus
soucieux de sa véritable gloire qu'il ne Tétait lui-même, et
que si, malgré tout son mérite, il ne comprenait pas com-
bien il était avantageux pour lui de le rendre dépositaire de
son secret, il était de son devoir, à lui qui le recevait dans
ses États après qu'on l'avait chassé de son pays, d'em-
ployer tous les moyens en son pouvoir pour l'y contrain-
dre. Et le prince ajouta qu'il était persuadé qu'un jour il
viendrait lui-même l'en remercier. Sans doute Bœttcher
était bien loin d'être du même avis ; mais le prince avait
raison, puisqu'il dut à cette violence la découverte efifective
de cette pierre pbilosophale qu'il recherchait si vainement,
car le secret de cette matière, qui a fondé une industrie si
productive, peut bien être considéré comme une véritable
raine d'or : c'est ainsi qu'en courant après l'impossible, û
obtint un résultat auquel il ne s'attendait pas.
En 1710, on établit une manufacture de porcelaine à
Meissen, dans la Misnie, à six lieues de Dresde, oîi ce pro-
cédé fut mis en usage et periectionné par Bœttcher, au-
quel l'électeur donna la direction de cet établissement ; et
c'est de là que peu de temps après on vit sortir des produits
capables de rivaliser avec ceux de la Chine et du Japon.
Cette découverte fit du bruit en Europe ; tous les savants
s'en occupèrent ; les chimistes allumèrent leurs fourneaux
et se mirent à manipuler les argiles, les sables, les mar-
nes, les silex, et toutes les substances enfin qui pouvaient
présenter quelques rapports avec ce produit. L'Angleterre
fit acheter les matières premières à Canton ; mais, faute de
savoir les employer, cette tentative ne lui réussit pas. La
France donna commission à ses missionnaires en Chine de
se procurer les matériaux nécessaires avec les renseigne-
ments qui pouvaient servir à les utiliser ; mais le père d'En-
trecolles, jésuite, qui en rédigea le rapport, perdu lui-même
au milieu des détails d'une science qui était aussi peu en
rapport avec ses connaissances qu'avec ses habitudes ,
égara les chimistes français au lieu de les éclairer.
Un instant le secret que la manufacture de Saxe gardait
si précieusement pensa lui échapper, par la confidence
qu'un Allemand en fit à un Français de ses amis ; mais tous
deux moururent presque instantanément , sans que cette
ré\élalion pîit nous être de quelque utilité.
Les observations de Réaumur sont les premières qui nous
conduisirent sur le chemin de la vérité. En brisant des por-
celaines de la Chine et de la Saxe, il s'aperçut qu'on les obte-
nait par une demi-vitrification, et il entreprit de fabriquer
une espèce de porcelaine en dévitrifiant ou en faisant ré-
trograder la vitrification de pièces de verre, et il obtint en
effet par ce moyen une matière d'un blanc laiteux assez
semblable aux opales hyaloïdes : ce n'était pas encore une
véritable porcelaine, mais elle avait avec elle une sorte de
ressemblance qui faisait penser que bientôt on arriverait
à la découvrir tout à fait, et, dans l'ivresse de ce demi-
succès, on en fit honneur à son inventeur en lui donnant
le nom de porcelaine- Réaumur .
Ce fut environ vers ce temps, c'est-à-dire en 1738,
qu'une société se forma pour fonder à Vincennes une ma-
nufacture de porcelaine, que le roi encouragea et favorisa
de tout son pouvoir en lui accordant de nombreux privilèges.
Et c'est dans ce lieu que l'on composa plus tard une autre
espèce de porcelaine dont la base était le sable et le caillou
broyés, auxquels on ajoutait certains sels, que l'on faisait
blanchir ensuite par le moyen du feu, en y mêlant une terre
liante pour la rendre plastique; mais cette matière était
trop fusible, et elle avait tous les inconvénients du verre,
duquel elle participait.
M. Vilaris, chimiste de Bordeaux, après avoir observé
que le kaolin dont on se sert en Chine était une espèce
d'argile talqueuse , et le pé-tun-tsé une pierre vitrifiable
telle que le quartz ou le spath fusible, se persuada qu'on
pouvait se procurer en France, et même assez facilement,
la terre à porcelaine des Chinois. En effet, après d'activés
recherches , il découvrit dans sa province même des car-
rières où l'on trouvait en abondance des substances pro-
pres à confectionner une porcelaine plus blanche que celle
de la Chine, que l'on pouvait exposer à un feu de forge
sans qu'elle fût sensiblement endommagée, et dont les mor-
ceaux donnaient des étincelles en les frappant avec le bri-
quet. Le gouvernement s'empressa d'acquérir ces carriè-
res, et depuis on s'aperçut qu'il en existait presque partout.
En 1730, les fermiers-généraux désintéressèrent la so-
ciété qui s'était établie à Vincennes , et ils transférèrent
leur étabUssement à Sèvres, où ils avaient fait élever les bâ-
timents que l'on y voit aujourd'hui. Mais les progrès tou-
jours croissants de cette nouvelle manufacture firent con-
cevoir au roi Louis XV la pensée de l'annexer aux domaines
de la couronne, et il rendit, en 1759, un édit par lequel il
résiliait la société dite de Sèvres, et décidait que cet éta-
bliiSf^ment porterait le titre de Manufacture royale des
porcelaines de France.
La révolution interrompit pendant un temps le cours de
sa prospérité; mais l'empereur la réorganisa en 1801, et,
depuis cette époque, elle n'a point eu d'égale ; car, si nous
comparons ses produits avec ceux des Indes et d'Europe,
nous trouverons que les différentes qualités qui sont à peu
près réparties entre toutes les porcelaines en réputation,
savoir celles des Indes (Chine, Japon et Perse), de Saxe,
de Franckendhal, de Louisbourg et de Saint-Pétersbourg,
se trouvent toutes réunies dans celle de Sèvres.
A la dernière exposition qui s'est faite au Louvre, cette
344
LECTURES DU SOIR
manufacture semblait s'être encore surpassée par la pureté
des formes, le bon goût des ornements, l'éclat des pein-
tures et l'importance des pièces. On y remarquait princi-
palement un guéridon avec des vues choisies des bords de
la Seine, disposées par compartiments; nous donnons le
profil de ce meuble de porcelaine, en y joignant une coupe
avec des ornements réiiculaires, exposée sous le n" 19, et
un vase, dit Ihéricléen, qui portait le n" 13. Celte dernière
pièce se recommandait à l'attention par une guirlande com-
posée de fleurs et de fruits, dont l'exécution ne laissait rien
supposer de plus parfait.
r.iiAnr ES TISSOT.
ARTISTES CELEBRES.
BEBITXC.
Le nom véritable de l'artiste dont nous allons esquisser
l'histoire n'était point Bervic, mais bien Balvay. Comme il
appartenait à une famille connue honorablement dans la
magistrature, par un préjugé assez répandu à cette épo-
que, il crut devoir ne point signer du nom de sa famille
les œuvres de gravure qui, seules aujourd'hui, empêchent
ce nom d'être tombé dans l'oubli.
Jean-Guillaume Balvay, dit Bervic , naquit à Paris le
2? mai 1736, De bonne heure la vocation s'éveilla en lui.
et, malgré les instances de son père , il renonça à entrer
dans le barreau pour se consacrer exclusivement à l'étude
de la gravure et du dessin. Son premier maître fut le cé-
lèbre Leprince, chez lequel il allait travailler furtiveiaent
et à l'insu de sa famille.
Vaincu enhn par la persévérance de Jean-Guillaume,
son père ne s'opposa plus à ce qu'il se consacrât à l'art,
et il le plaça chez George Wille, que sa manière large et
hardie rendait plus digne que Leprince d'un pareil élèrc;
MUSEE DES FAMILLES.
345
Le Hepos, d'après Bervic et f.cpicié.
AOUT 18U.
4 4 — ONZIÈME VOLUMB.
MUSEE DES FAMILLES.
347
car Lcprince était \ieux, et sa méthode timide. George
Wille, au contraire, se faisait remarquer par une grande
énerijie de burin, et cherchait à régénérer la gravure. Der-
vic comprit la pensée de son nouveau maître , s'associa à
SCS nobles projets , et ne tarda point à prendre place près
de lui, en publiant sa gravure du Bepos, d'après Lépiclé.
Cette gravure, qui parut en 1783, obtint un succès sans
exemple, et ne tarda point à être suivie de la Demande
accordée, faite encore d'après un tableau de Lépicié.
L'année suivante, Bervic fut admis avec empressement
parmi les membres de l'Académie royale de peinture, et
il grava, pour sa pièce de réception, le portrait du directeur
général des bâtiments, M. d'Angevilliers; un portrait de
Louis XVI vint mettre le comble à la réputation de Bervic
(1790;.
Pendant, la révolution , Bervic se tint à l'écart , et tra-
vailla en silence à graver VEducation d'^Jchille, d'après
Renault, et VE'nlévemenî de Déjanire,cht{-d'œii\Te du
Guide. Ces planches ne parurent qu'au commencement du
dix-neuvième siècle, et valurent plus tard ù Tartiste le prix
décennal qui fut décerné, en 1810, par l'empereur. VE'n-
léfement de Déjanire est regardé comme le chef-d'œuvre
de Bervic ; et, pour nous servir des expressions de M. Qua-
tremère de Quincy, c on aime à retrouver dans les tons
doux et brillants de cette planche la légèreté de la touche,
unie à une certaine grâce harmonieuse. »
Cependant Bervic travaillait avec ardeur, et avait entre-
pris de reproduire le Testament d'Eudamidas, d'après
le Poussin, quand tout à coup sa vue vint ii ^'affaiblir; il
lui fallut renoncer, en pleurant, à terminer cette planche,
et la confier à M. Paolo Toschi, son meilleur élève.
Dès lors la vie de Benic ne fut plus qu'une lougue souf-
france ; car il n'est point, pour un artiste, de plus poi-
gnante douleur que de survivre à son talent, et de se trou-
ver réduit à l'inaction.
Bervic mourut le 23 mai 1822.
11 avait reçu, en 1803, l'ordre de la Réunion; ce fut
en 1813 seulement qu'il fut décoré de l'ordre de la Lé-
gion-d'Honneur. Par une exception des plus honorables,
et sans précédent, je crois, l'ordonnance royale qui lui dé-
féra cette récompense fut accompagnée d'un considérant qui
mérite d'être rapporté.
€ Attendu , dit ce considérant, que la gravure en taille-
douce, portée, sous le règne de notre illustre aïeul, à un
degré de perfection qu'aucune autre nation n'a pu attein-
dre, a pris ensuite une marche rétrograde jusqu'à l'époque
où la supériorité des ouvrages du sieur Bervic, en rani-
mant le goût de l'étude de la gravure, a favorisé le déve-
loppement des talents qui honorent l'époque actuelle, et
voulant récompenser dignement les heureux efforts de
cet habile artiste, nous l'avons nommé chevalier de la Lé-
gion-d'Honneur. »
i^^^m»
1.1 ¥ÉSir¥l=
ASPECT DU VE5UVE. — ENVIRONS. — ANTIQUITÉS. — EPISODE.
Le Vésuve est une montagne volcanique d'environ 600
toises de hauteur (1) et de forme pvTamidale, située à trois
lieues de Naples et à une lieue de la mer. Elle occupe le
côté oriental du cratère, ou golfe de Naples , et domine
Torre del Greco et Poriici.
Le Vésuve est séparé de la grande chaîne des Apennins,
et doit être distingué des monts de Somma et d'Ottaiano;
l'un et l'autre s'élèvent à ses côtés sur de communes ra-
cines, et il est à croire qu'eux-mêmes ont été jadis des vol-
cans. A Naples, de la place du palais ou du môle, on dirait
que Somma est contiguë au Vésuve, et qu'elle forme avec
(OLemonlVésuvea environ trois lieues de circonférence à «a base,
t\ l'on n'y comprend pas les montagnes voisines, et seulement 8âo
toises à son sommet. Portici , résidence de la cour pendant la belle
saison, possède un palais royal remarquable pjr la collection d'anti-
ques qu'il renferme et dont la plupart ontéte extraites des fouilles de
Cumei, dllerculanum et de Fompeî. Portici disparaîtra sous les laves,
SI leurs Qois, dont la direction n'est jamais bien déterminée, prennent
quelque jour leur cours en sens vertical. A ses cotés celles de i63i
détruisirent I^esina de fond en comble, el les deux tiers de Torre del
Greco fureot complètement reaversés.
lui un mont à double sommet. Derrière eux disparait le
pic d'Ottaiano, dont il faut deviner l'existence et qui sem-
ble se dérober au regard.
Le bassin qui s'étend au pied du Vésuve présente à l'œil
le plus vaste et le plus magnifique tableau : un cercle de
riantes collines disposées en amphithéâtre et s'abaissant
insensiblement vers la mer; sur leur penchant, une ville
toujours caressée par les rayons les plus doux, les plus
transparents, les plus purs, du plus beau soleil italien. Un
peu plus haut, sur la droite, dans les airs, le château Saint-
Elme, placé au-dessus de la cité pour en défendre l'appro-
che, plus encore, ce me semble, pour l'embellir; environné
d'un océan de verdure, il s'échappe et surgit du milieu
des lianes, qui, dans toutes les saisons, ceignent le coteau;
plus bas, le golle, oïli se réfléchit la lilla reale-, le palais
de la reine Jeanne, aux mystérieux souterrains, aux débris
où viennent s'engouffrer et gémir les flots et où glissent
vers le soir des ombres plaintives. Ici, le tombeau de Vir-
gile, et cette grotte de Pausilippe, dont la tradition popu-
laire attribua longtemps le bienfait aux enchantements de
348
LECTURES DU SOIR.
ce grand poëte (i) ; car ce peuple enthousiaste avait entrevu
dans un tel génie quelque chose d'extraordinaire et de
surhumain. Plus loin, Cumes, les Champs-Elysées et l'antre
de la sihylle , sites délicieux dont ses vers ont vulgarisé
les images, et qu'il préférait à Mantoue, que baigne le Min-
cio. Sur la gauche, leSébétus, Ilerculanum, ensevelie sous
le sol, Porlici, Stabia ruinée, Pompéï, rendue en partie au
jour (2) ; à l'extrémité du cap, le couvent des Camaldules,
et, dans l'horizon, Sorrento, qu'un poëte malheureux illus-
tra (5). Cette ville est Naples, dont les environs sont appe-
lés Terre-Fortunée (i), et ce paysage immense est com-
mandé par le plus pittoresque de tous les monts, le Vésuve,
dont on ne retrouve les harmonies et les lignes fugitives
dignement représentées sous aucun pinceau, parce qu'une
nature aussi idéale et aussi magique ne peut se peindre.
Nos compatriotes demandent sans se lasser d'où peut
naître la sécurilé du Napolitain, menacé sans cesse par le
Vésuve : celle énigme est résolue pour celui qui a foulé le
beau sol de Naples, qui a vécu sous son beau ciel et respiré
son air pur. Vainement des cités entières ont été , récem-
ment encore, ensevelies dans ses feux; en vain ses terri-
bles ravages ont-ils acquis dans l'histoire une fatale célé-
brité : rassuré par l'habitude ou séduit par de ravissants
aspects, le Napolitain dort paisiblement à côté du gouftre ;
il se bâtit des casinset de délicieuses maisons de plaisance
sur l'espace resserré entre la base et le sommet du volcan,
palais éphémères, qui disputent ses crêtes enchantées aux
torrents de laves qui les sillonnent, et dont l'inévitable
deslince est de disparaître tôt ou tard dans leurs flots.
La première éruption du Vésuve dont l'antiquité nous
ait transmis le détail est celle qui arriva sous le règne de
Titus, l'an 79 de l'ère chrétienne (5j. Ce serait toutefois
une erreur de croire qu'aucune autre éruption ne la pré-
céda. Lucrèce (6), 97 ans avant J.-C, Diodore de Sicile,
Vitruve et Slrabon, nous apprennent que de temps immé-
morial ce mont avait vomi des flammes. Son cratère et ses
environs conservaient des traces non équivoques d'in-
cendie ; on remarquait dans ses alentours jusqu'à trente
couches de matières volcaniques de diverses épaisseurs ,
(0 La roule qui fait communiquer Naples el Pouzzole passe à tra-
vers le mont l'ausilippc, dont la grotte subsistait déjà au temps de Né-
ron. On ignore par quelles mains elle fut creusée. Sous le règne du
roi Robert, les Napolitains en faisaient encore bonneur à Virpile, qu'ils
considéraient comme un magicien. L'ignorance ou le fanatisme po-
pulaire est demeuré là, el jamais, tant la mémoire du poêle élail ré-
vérée, ils n'altribuèrenl à sa puissance que des monumcnis utiles et
des bienfaits. On sait que pendant ses dernières années Virgile s'é-
lail lixé dans les environs de Naples dont il ne pouvait s'arraclier. Il
les préférait aux campagnes de l\lanloue qu'il avait célébrées dans
ses premiers vers, et les immortalisa dans son Enéide. On retrouve
encore aujourd'hui sur lous ces rivages les sites qu'il a décrits, el
dont la plupart ont conservé leurs aiipecis etjusnua leurs noms. La
ruine qui domine le coteau de Pausilippe, et qui est située au-dessus
de l'excavation, passe généralement pour être le tombeau de ce
grand poêle. Celle opinion a élé facilement adoptée, el elle est
pleine de charme : elle rappelle le « . . 0 viihi tttm qumn molliier ossa
quiescant
(2) Uerculanum, retrouvée en 1713, ne pourra jamais Cire mise à
découvert, à cause de la nécessité oi'i l'on esl de ménager les édifices
de Porlici, sous lesquels elle esl située. Lorsqu'on a terminé les
fouilles dans un endroit, il faut le remplir avec la lerre que l'on re-
tire de quelque tranchée voisine. Quant à Pompe'i, elle n'est placée
que sous des vignes, et quelques-uns de ses principaux édifices elde
ses rues sont tout à (ail déblayés.
(3) Le Tasse.
(4) En italien, Campagna Felice.
(5) C'est celle dont Pline le jeune a tracé la relation dans deux de
ees lettres (Kp. xvi et xx, lib. VI).
(6) Lucrèce, au vers 74" de l'édition de Lcydc, 1725. — Diod. de Si-
cile, liv. IV^ % i\. — Vilruve, liv. Il, rhap. vi. — Slrabon , !iv. I,
p. 378.
séparées entre elles par des lits de terre végétale, et
Herculanum, retrouvée sous 100 pieds de semblables
productions , avait été fondée sur des laves. 11 était
donc hors de doute , au temps oîi Pline a écrit, que des
éruptions violentes avaient éclaté sur cette terre, dont le
nom était lui-même un vestige des feux qui l'avaient dé-
vasté (1). Mais soit que les apparitions de ces phénomènes
n'eussent été consignées dans aucun écrit, soit que les
monuments qui devaient les perpétuer se fussent perdus
dans la nuit des âges, une vague tradition était tout ce qu'on
en avait conservé au temps de Jules-César et d'.\uguste,
et les érudits de ce siècle de lumières avaient relégué ces
événements dans l'obscurité des temps héroïques, aux jours
reculés où les brillantes rêveries des Grecs avaient envahi
le domaine de l'histoire et peuplé les villes et les campa-
gnes d'êtres imaginaires et supposés.
C'est ainsi que les premières éruptions du Vésuve se
présentèrent longtemps à l'imagination des Romains, en-
vironnées de tout le prestige des fables , et comme à tra-
vers uu voile à la fois riant et mystérieux. On ne chercha
point à les approfondir, parce que les approfondir était
impossible; leur souvenir se confondit avec les faits mer-
veilleux dont le récit se trouvait attaché à la même époque,
et les circonstances qui les avaient accompagnées demeu-
rèrent aussi inconnues que ces fictions poétiques au milieu
desquelles il est encore si difficile de démêler la réalité.
Que de noms, en effet, attachés à cette côte! combien de
scènes mythologiques s'étaient passées sur ces bords ! Ici
!e vainqueur d'Érymanthe (2) avait effacé de la terre un
peuple entier de géants, dont l'impitoyable férocité outra-
geait les dieux et les hommes. Plus loin, de murmurantes
forêts, une vallée solitaire, des nappes liquides teintes d'é-
meraudes et d'azur. Ces bords, asile du silence, ces ondes
consacrées à Proserpine, étaient révérés des mortels : c'é-
tait le lac renommé d'Averne ; on conservait, dans les pre-
mières années de l'ère chrétienne, la mémoire de l'oracle
des mânes qui y avait jadis subsisté ; à des époques bien
antérieures. Hercule, le bienfaiteur des humains, avait
consommé l'un de ses travaux sur ces rives, el attaché la
mémoire de son passage et la dénomination d'Héraclée à
la ville qu'il fonda sur cette plage el à la route qui conduit
du lac à la mer. N'était-ce pas cette mer qu'avait sillonnée
le vaisseau d'Ulysse?... Ulysse, poursuivant ses aventu-
reuses explorations parmi les écueils, et demandant à cha-
que terre nouvelle celle chère Ithaque, objet de ses son-
ges et de ses brûlants soupirs; Ulysse, semblable à Énée
par sa destinée errante, et laissant de longs regrets et le
nom de Baïus (3) au même rivage auquel le Troyen devait
léguer à son tour celui de Misène. Plus loin, la sirène Par-
thénope avait essayé le pouvoir de ses chants mélodieux
sur ce même Ulysse, et ses affections inconsolables, et ses
(I) Tous ses alentours étaient appelés Campi Phlegrei, champs de
feu.
(J) La Tradition de cette exierminalion des géants, celle deloracle
des mânes, el la description du lac Avcrne û«x pots bleus, sont con-
signées dans Diodore de Sicile vliv. IV).
(3) Cette assertion n'a rien de contradictoire au récii d'Homère,
qui rapporte qu'llysse débarqua à Baùli. site éloigné de quelques
toises seulemenl de celui de Haies. Celle tradition de la sépulture de
Baius en ce lieu se retrouve dans la plupart des auteurs anciens.
Agrippine avait à Baùli une villa dont les débris subsistent encore ;
c'est là qu'elle fut poignardée par les sicaires de son Ois.
Quant au promontoire de Misène, tout le monde connaît les lignes
qui lui ont élé consacrées par Virgile , et qui se terminent par ces
deux vers.
qui nnnc MlMnaïab lllo
Divltor, eternumaur lencl pfr sccul» DnmM.
MUSEE DES FAMILLES.
349
charmes dédaignés, elle les avait ensevelis dans les flots (1).
Rome ne pouvait douter de cet événement mémorable ; la
sirène avait trouvé un asile sur cette côte ; les habitants
avaient élevé sur le promontoire un tombeau à cette divi-
nité de la mer; ils avaient apaisé ses mânes en consacrant
à son infortune un culte de commisération et d'honneur,
et la ville qu'ils élevaient sur le golfe avait voulu être ap-
pelée Parthénope.
Tels étaient les souvenirs historiques au milieu desquels
les premières éruptions du Vésuve apparurent aux Ro-
mains, et il est certain qu'au temps de la république, il
présentait un aspect tout autre de ce qu'on le voit aujour-
d'hui. On le regardait généralement comme un volcan dé-
sormais éteint, et les habitants de la Campanie croyaient
n'avoir rien à appréhender de son voisinage. Ses pentes
étaient boisées ^2), et les bords de son cratère présentaient
des champs tapissés de pampres, et des plants de vigne
qui s'y étaient propagés naturellement. Mais cette agreste
couronne était destinée à devenir autre chose que la parure
de ces rochers , et l'incendie n'était pas le seul fléau que
le perfide Vésuve devait répandre sur les campagnes ;
écoutons Plutarque et Florus :
€ Échappés des murs de Capoue, trente révoltés s'é-
taient désigné trois chefs , Chrysus, .-Enomanus , ol un au-
tre , Thrace d'origine, qui était né parmi les bergers. La
vigueur de son corps égalait la force de son génie, et l'élé-
vation de son esprit, sa prudence, étaient infiniment au-
dessus de sa condition. Amené jadis à Rome pour être
vendu comme esclave, un serpent énorme, ô prodige! s'é-
Ci} Les Sirènes éiaienl filles du fleuve Acheloùs ei de Calliope.
Quelques auteurs font dériver leur nom du mot grec seira, qui veut
dire chaîne : était-ce pour exprimer qu'il était en quelque sorte im-
possible de se tirer de leurs liens ' Elles habitaient des rochers es-
carpés non loin de la côte, entre l'ile de Caprée et les bords du golfe
de Xaples. Après s être précipitée dans la mer, de desespoir de n'avoir
pu charmer Ulysse, Parthénope aborda en Italie. On y décou\rit sca
tombeau en bâtissant une ville à laquelle on donna son nom, et que
les habitants du pays ruinèrent plus tard par haine et par jalousie,
parce qu'on abandonnait les délices de Cumes pour aller s'y établir.
Avertis par l'oracle que. pour se délivrer des ravages de la peste, il
leur fallait rétablir la ville de Parthénope, ils la relevèrent et la nom-
mèrent yea-PoUs (Ville-Nouvelle), aujourd'hui Naples.
(2) « Culmina montis ejm multas arbores habtut, titesqve
(Dion Cass.,lib. LXVI, tom. II, > xxi.)
tait roulé autour de son visage pendant son sommeil. .Sa
femme, versée dans l'art de prédire, saisie tout à coup de
l'esprit divin :
t — Vous vous élèverez, s'écria-t-elle , à une grande
puissance, et les destins vous réservent d'étranges vicissi-
tudes dont le résultat sera glorieux.
t Maintenant, elle l'accompagnait dans sa fuite, appe-
lant et espérant en silence ces brillantes destinées que lui
présageait l'avenir.
€ Sous les ordres d'un chef aussi intrépide, le parti des
réfractaires s'accrut instantanément, et leur nombre s'éle-
vait déjà jusqu'à dix mille. .\près avoir défait une fois les
légions romaines et s'être emparés de leurs armes , ils se
retranchèrent sur une montagne de la Campanie, retraite
inaccessible, qu'il n'était possible de gravir que d'un seul
côté, par où un sentier périlleux, étroit, à peine frayé, ser-
pentait jusqu'à sa cime. De tous les autres, des abimes ef-
frayants, des masses gigantesques taillées à pic, d'affreux
rochers suspendus sur des précipices. Le danger devenait
pressant. Clodius Glaber, stationné au bas du sentier (1),
interceptait le passage ; mais des vignes abondaient sur la
cime de la montagne. Détachés du cep au moyen du glaive,
les sarments flexibles devinrent, dans les mnins des assié-
gés , des échelles d'une longueur démesurée et de toute
la solidité désirable, tressés avec l'ingénieuse industrie
qu'enfante la nécessité. Suspendue sur ce fragile chemin
perpendiculaire, l'armée des rebelles descendit silencieuse-
ment, homme à homme, dans la profonde vallée, oti ils
n'étaient pas attendus. Un d'entre eux demeura après les
autres sur la cime dépouillée, d'où il leur jeta leurs armes,
ensuite il les rejoignit le dernier. Plus terribles qu'un incen-
die, plus impétueux qu'un torrent, ils tombent à l'impro-
viste sur le préteur, le mettent en fuite, puis ravagent la
Campanie tout entière, les villages et les cités... »
Tel est le tableau qu'a tracé Plutarque (2). Cette armée
était celle des esclaves , ce mont était le Vésuve , ce chef
était Spartacus.
(i) Avec trois mille hommes. Frcioshémius, dans ses èpilomes des
livres de Tite-Live que le temps nous a enlevés, rappelle Claudius
Pulcher.
(2) Vie de Marcus Crassus, S x'v cl xv.
I
I
ZIISK€T7ItS SS FH^MGEs
MM. Best et Leloir, qui gravent tou-
tes les planches du Musée des Familles,
ont obtenu la grande médaille d'or, dans
la distribution des récompenses décer-
nées aux produits de l'industrie nationale.
M"« Chanson a reçti également une mé-
daille de bronze pour son Métier pari-
sien, dont le Musée a publié une gra-
vure.
La France vient de perdre encore un
du ses plus illustres savants dans la per-
sonne de M. Geoffroy Saint-Hilaire. La vie
lie ce naturaliste célèbre est une preuve
(du 12 JUILLET AU 12 AOUT.)
nouvelle des luttes réservées à l'homme
supérieur qui se consacre exclusivement
à l'étude, et qui marche droit à son but,
sans esprit d'intrigue et sans autre ambi-
tion que celle de faire faire de nouveaux
et glorieux progrès à la science.
M. Geoffroy Saint-Hilaire, né à Élam-
pes, en 1777, avait clé destiné par «a fa-
mille à l'étal ecclésia^lique. Il vint de
bonne heure à Paris pour y suivie le
cours de ses éludes. Placé au collège de
Navarre, où Brisson professait alors la
physique, il ne tarda pas à sentir s'éveil-
ler en lui la vocation qui le portait aux
sciences naturelles. Il résolut donc, au
sortir du collège, de se donner tout entier
à la science. Des relations intimes avec
Haiiy et Daubenton l'avaient d'abord tour-
né vers la minéralogie; et, sans une cir-
constance indépendante de sa prévision, il
esl probable qu'il y serait demeuré fidè-
lement attaché. Ayant eu le bonheur de
pouvoir s'employer activement pour tirer
de prison Haiiy, incarcéré à la suite des
événements du mois d'août 1792, Geof-
froy, protégé ù son tour par celui qu'il
350
LECTCRES DU SOIR.
lord Proby et le général Béresford avaient
déclaré qu'ils ne rempliraient les condi-
tions du traité que lorsque les collec-
tions formées par M. Geoffroy leur au
venait de sauver, fut , sur sa recomman-
dation . nommé sous-garde et démonsira-
toiir du Cabinet d'histoire naturelle. Il se
trouvait depuis peu dans cette position,
lorsque la Convention, par son décret du raient été remises. Le duc d'Abramès
10 juin 1792, qui iransfornKtit le Jardin s'était rendu sans trop de résistance à
des Plantes en un cercle de haut ensei- ' leur demande. M. Geoffroy eut, encore
gnement , vint inopinément lui ouvrir une fois, le nuTite de sauver un bien
une carfière nouvelle. U'après ce décret, \ loyalement acquis à son pays : à sa solli-
doiize professeurs attachis à l'établisse- citation, les conservateurs du Musée d'A-
meut devaient y faite un ensemble de juda vinrent diclarer que les collections
leçons sur toutes les branches de l'his-
toire naturelle.
M. Geoffroy, qui n'avait encore que
vingt et un ans, et qui ne s'était guère oc-
appartenaient en propre à M. Geoffroy, et i
la confiscation n'eut point lieu.
M. Geoffroy fut un des premiers sa-
vants décorés, par Napoléon, de l'ordre de
cupe que de minéralogie, se vit chaîné la Légion-d'Honneur. Nommé en 1807
de l'enseignement de l'histoire naturelle i membre de l'Institut, puis successive-
des animaux vertébrés. Doutant de lui- ' ment associé de l'Académie de médecine
même et de sa force, il voulait refuser; , et de la plupart des Institutions scienti- . j^s magnaneries et des atelier. ^ ira
Daubenton le conlraign.t a accepter.. J'ai figues de l'Europe, il a consacré sa vie au ! vaux /ufl affinée defrn!S^^^^^^
• sur vniic l'iiitnriiii rf'iin i^rA lui riii r .• . • n . , *aux sur 1 aiunage oeb metaux, sur Ic gaz
« sur \ous I autorité d un |>ere. lui du- perfectionnement et a l'ensei-nement de d'eclairac-o sur la fahriraiion âU apîH^pr
ail. et je prends la responsabilité de h zoologie. Il occupa toujours, pour ^^ •^'^'^'"o^' ^"^ '^ f"ib"cation de^ acide, et
« l'événement. Nul n'a encore enseigné ainsi dire jusqu'à sa mort , au Muséum ,
« à Paris la zoologie; tout est à créer: ; la chaire que lui avait donnée la Conven-
de ces connaissances pour les besoins
journaliers de la vie. Il prodiguait son
temps avec un zèle et une libéralité infa-
tigables.
Ce que M. D'Arcet a donné de conseils
en sa vie, de consultations pour aider les
uns dans des entreprises, les autres dans
des perfectionnements hygiéniques ou
économiques, est vraiment incalculable.
Dans l'impossibilité où nous sommes de
passer en revue l'immense catalogue des
qucïlious traitées par le savant que l'on
vient de perdre, nous rappellerons seu-
lement l'établissement des bains et des
douches sulfureuses de l'hôpital Saint-
Louis, qui ont tant contribue à extirper
les maladies (le la population pauvre; les
procédés d'aération et d'assainissement
« osez entreprendre, et faites que dans]
« vingt ans on puisse dire : la zoologie
« est une science, et une science toute
• française. »
Le jeune professeur réussit au delà de
toute espérance. Dès qu'il se fut conquis
de la réputation et du crédit, son pre-
mier soin fut d'appeler à Paris Georges
Cuvier, qui végétait alors, obscur et in-
connu, en Normandie.
M. Geotlroy Saint-Hilaire fit i>artie de
l'expédition d'Egypte, et contribua puis-
samment au succès de cette grande pen-
sée de Napoléon, qui voulait réunir aux
conquêtes militaires les conquêtes de la
science.
Lorsque la Commission, réfugiée à
Alexandrie et livrée à l'ennemi par un
des savons, la construction des fourneaux,
le blanchiment , la papeterie et l'emploi
j du bicarbonate de soude.
— M. Matthieu Meunier, auteur de la
r, ,„• , ,,c.„ . j. > statue de f^iala, dont nous avons nu-
Charge, sous l Empire, d un cours ana- 1 n- • j •• . ■
i 1. r-. I.- J • .. ,. I blie dernièrement une gravure, a reçu du
tion en 1793, et y exposa la philosophie
zoologique
logue, à la Faculté des sciences, il y lit
des leçons de philosophie anatomique.
Les ouvrages de M. Ge ffroy , bien
qu'extrêmement nombreux, sont cepen-
dant peu connus du public, parce qu'ils
sont presque tous rédigés en vue des sa-
vants spéciaux, et non point en vue d'une
publication élémentaire. En outre, il est
fort peu de ces œuvres qui fassent corps
d'ouvrage; elles se réduisent généralement
à des mémoires détachés sur des points de
doctrine ou d'observation particulière, et
publies isolement à divers intervalles, ou
dissémines dans des recueils scieniiliques.
Il ne nous est point possible d'entrer
article formel de la capitulation, fui prête ! ici dans un examen raisonné de ces tra-
à tomber entre les mains des Anglais
avec toutes ses richesses, un littérateur
anglais, M. Hamilton. fondé de pouvoirs
par le général en chef, insista près de nos
savants pour qu'on lui fit remise, sans
délai, de tous les matériaux amasses par les
Français avec tant de peine: ceux-ci, inti-
midés et ne sachant comment faire résis-
tance à la force, allaient peut-être céder.
M. Geoffroy répondit à l'Anglais :
« Dans deux jours, vos baïonnettes en-
treront dans la place; dans deux jours,
nous vous livrerons nos personnes; mais,
d'ici la , ce que vous exigez aura cessé
d'exister: votre odieuse spoliation ne s'ac-
complira jamas ! Nous brûlerons noiis-
mêines nos richesses. C'est de la célébrité
que vous voulez ? Eh bien ! comptez sur
les souvenirs de l'histoire : vous aussi ,
vous aurez brûlé une bibliothèque d'.\.-
Ic-xandrie! »
Les collections furent donc sauvées et
le grand ouvrage sur rtgypic, seul mo-
nument de cette expédition glorieuse ,
put recevoir son exécution.
En 180S, M. Geoffroy quitta de nouveau
la France, chargé par Napoléon d'aller
organiser l'instruction publique en Por-
tugal. Lorsque le traité d'évacuation du
Portugal vint de nouveau le mettre en
présence des Anglais, dans la même po-
sition où il s'était déjà vu en F.gyple .
roi une médaille d'or.
— Le daguerréotype a souvent préoc-
cupé l'attention des lecteurs du Musée
des Familles ; nous les avons inities à
chacun des pas que faisait cette inven-
tion, destinée peut-être à réaliser, un
jour, des merveilles semblables à celles
que l'imprimerie a produites.
A la découverte de M. Daguerre , fort
incomplète encore dans ses résultats,
M. Fizeau est venu bientôt ajouter plus
de promptitude dans la reproilitction des
images, et surtout plus de netteté et de
vigueur dans les ions par l'emploi du
chlorure d'or. Aujourd'hui, voici qu'il a
trouvé encore le moyen de graver, et jar
vaux : disons seulemenl qu'ils ont rendu
d'immenses services à la science, et qu'ils ! conséquent de reporter sur le papier, ces
ont ouvert une voie nouvelle à la philo- { '™^g«^ auxquelles nuisait tant l'insup-
sophie. I portable miroileiuent des planches inelal-
— Nous n'en avons point fini avec les '"l"*^*-
notices funèbres. Un de nos savants les i Le procédé de M. Fizeau est très-iiige-
plus distingues, M. D'.\rcet, est mort; nieux et très-lin dans son application
M. de Pixereeourt, auteur de tant de mé-
lodrames célèbres, a également succombé.
.M. D'Arceto^t universellement regrette
comme homme et comme savant; on l'ai-
mait pour ses précieuses qualités, pour
sa bonté , pour sa delicate.-so et sa pro-
bité. Comme savant, ce n'est pas seule-
L'image photographique résulte, coiiune
on sait, du de|M.">t d'uue I " ie
mercure à la surface d'i;;. ir-
gent : pour transformer celle image en
gravure, il s'agit d'attaquer la plaque |iar
un agent sans action sur le mercure, et
propre à creuser l'argent dans les p,irlies
ment au .HÙn des Académies que sa perte ' qui font les ombres; c'e.-l ce que l'on avait
se fera sentir. Ses avis . son expérience , ! ebsayé déjà avec un résultat incomplet au
son immense pratique dans les c. moyen de différents acides,
d'art , de |)crfeclionnemenls ind. Le succès de .M. Fizeau lieatd'une pari
de salubrité, d'appareils et d'économie à l'emploi qu'il a fait de l'eau regale élen-
domestique, feront surtout faute aux ad-| due ;celle<ombinaison des acides nitrique
luiuislraieurs et aux industriels, aux in- et hydrochlorique attaque l'argent à nu
venteurs qui venaient ru lamer ses con-
seils dans son cabinet, à la Société d'en-
couragement, au Conseil de salubrité.
M. D'Arcet s'occupait sanscessedes appli-
cations utiles des principes cl des procé-
et ménage le mercure; il se forme un
chlorure d'argent que M. Fizeau dissout
dans l'ammoniaque, puis il recommence
l'opération. Il enduit ensuite la plaque,
ainsi mordue, d'un vernis qui pénètre
des de la science aux Ix'soins des arts, de dans les parties profondes, et il essuie k
l'hygiène, de la médecine et de l'i'cono- la manière desimprimeursentaille-douce.
mie domestique. Il |>ossedail des connais- Les points saillants sonl mis à découvert,
sauces solides et variées en chiuiie, et et le vernis demeurant dans les parties
son esprit n'éiail jamais dépourvu de res- 1 creusées, on dore alors par les procédés
sources quand il s'agissail do tirer parti | de la galvanoplastie; les points dorés de-
MUSÉE DES FAMILLES.
351
viennenl inaltaqiiahlesaiix acides, de sorte
qu'n(m'S avoir enlevé le vernis, on peut
agir inipiin('ment sur les parties déjà en-
tamées ei les creuser davantage, sans ris-
quer d'attaquer les points saillants des-
tinés à produire les lumières et les demi-
teintes.
Dans cet étal, on possède une planche
mince çt les parties gravées sur argent,
métal mou et peu résistant à l'action de
la presse; mais en déposant une couche
de cuivre, à l'aide du courant galvanique,
sur toute celte surface, on a enlin une
planche gravée propre à être mise entre les
mains de l'imprimeur et à supporter un
nomhrcux tirage.
« Tel est en somme, a dit M. Arago,
en rendant compte de cette invention à
l'Académie des sciences, tel est le procédé
de W. Fizéau, sauf quelques tours de
main que la pratique peut seule appren-
dre. Ne reconnaît-on pas dans ces détails
et dans cette suite d'opérations délicates,
conduites avec un art et une finesse d'ob-
servation remarquables, la main habile
le rayon de lumière réfléchi par celte face.
Au reste, M. Arago promet de se livrer à
(les recherches, et de trouver bientôt le
mot de l'énigme.
— Une grande révolution s'est opérée
dans le journalisme des modes: à côté de
ces vieux journaux qui, de temps immé-
morial, donnent à leurs abonnés des pou-
pées aflieusement dessinées et des cos-
tumes fabuleux comme toutes les femmes
de goût se garderaient bien d'en porter,
est venu se placer un nouveau petit jour-
nal, joli, coquet, élégant et de bonne
compagnie; un charmant recueil, bien
écrit, bien imprimé et fort amusant. Les
Modes Parisiennes, fondées par la mai-
son Aubert, paraissent tous les diman-
ches. Dans chaque. numéro, avec un ar-
ticle très-détaillé sur les modes du jour,
avec d'intéressantes nouvelles, des cause-
ries de salon et de plaisants rébus il-
lustrés, elles offrent à leurs souscripteurs
une gravure de modes dessinée parunar-
tistedegrand talent, gravée sur acieravec
beaucoup d'art, et coloriée avec le soin
qui a si bien manié les substances sen- ; d'une jolie aquarelle. Comme si tout
sibles, qui a su fixer les images fugitives
du daguerréotype en leur donnant une
teinie chaude et dorée, et les reproduire
avec tant de perfection au moyen de la
galvanoplastie? »
A l'appui de s'a description, M. Arago a
montré plusieurs épreuves tirées sur pa-
pier des gravures daguerriennesde M. Fi-
zéau; l'une de ces gravures représente un
bas-relief de l'École des Beaux- Arts,
l'autre, une porte sculptée de la galerie
du Louvre; ces deux épreuves paraissent
d'un grand effet.
— Puiscpie nous voici à parler de l'Acadé-
mie des sciences , disons qu'elle s'est der-
nièrement beaucoup occupée d'un jouet.
Ce jouet arrive de Chine.
C'est un miroir jouissant de singulières
propriétés : ce miroir métallique offre
une surface polie, légèrement convexe,
rélléchissant les objets, et dans laquelle
on peut se mirer comme dans un miroir
de toilette. A la surlace inférieure existent
des figures en "relief qui n'apparaissent
nullement sur la lace polie; et pourtant,
en faisant tomber un rayon de soleil sur
cette face, l'image lumineuse se répète
au plafond de l'appartement, non pas
seule, mais avec la ligure de la face in-
férieure; Au premier abord, il y a quelque
chose d'inexplicable et presque de magi-
que dans cet effet inattendu. Comment
une figure, placée au revers de ce miroir,
se reproduit-elle avec la lumière réfléchie
par l'autre face? Comment passe-l-elle,
pour ainsi dire, au travers de cette plaque
métallique pour se peindre au plafond?
C'est là , nous le répetons, un phénomène
presque mystérieux, et qui exerce la saga-
cité des physiciens de la savante réunion.
On peut supposer le fait que, soit par
suite de la chaleur agissant et dilatant
différamment les parties épaisses du mi-
roir métalli(iue, soit par une différence
dans le poli de la placiue, d'où rcsulteraii
une différence dans la reflexion des rayons
lumineux, l'image se dessine momenta-
nément sur la surface polie, et va se
peindre sur le point vers lequel on dirige
cela n'était pas encore suffisait pour les
distinguer de leurs rivaux, les Modes Pa-
risiennes publient dans presque tous les
numéros les patrons des robes, des bon-
nets et des chapeaux représentés par leurs
gravures; enfin elles font présent à leurs
abonnés pour un an, d'un prodigieux
album de broderies, contenant 368 des-
sins de cols, voiles, voilettes ou écliarpes.
Aussi le succès du journal de M. Aubert
est il des plus brillants et des plus méri-
tés. Leô Modes Parisiennes sont le guide
le plus sûr de la femme qui veut s'habiller
comme on s'habille dans la bonne société
de Paris.
— Les honneurs rendus aux morts sont
un encouragement pour les vivants, a dit
un de nos plus illustres orateurs. Cette
pensée semble préoccuper en ce moment
la France entière. Partout on élève ou l'on
s'occupe d'élever des monuments aux
hommes célèbres dont le souvenir ho-
nore les lieux où ils sont nés. Dieppe n'a
pas voulu rester en arrière, et il y a peu
de jours, un convoi paré de drapeaux et
chargé de fleurs apportait dans ses murs
la statue de Duquesne, un de ses glorieux
enfants.
Nous avons tous vu et admiré cette sta-
tue, de M. Dantan aîné, frère du célèbre
artiste dont nos gravures ont si souvent re-
produit les œuvres et nos colonnes énu-
niéré les travaux. Exposée d'abord dans
la cour du Louvre, elle a pris place en-
suite à l'entrée de l'exposition de l'In-
dustrie; car, après avoir valu des éloges
unanimes au statuaire, elle devait valoir
des récompenses royaLs au fondeur.
Encore quelques jours, et elle prendra
place à Dieppe, comme un juste hom-
mage rendu par la reconnaissance publi-
que à la mémoire de Duquesne.
Personne, mieux que Duquesne, ne
mérite un pareil honneur. Fils d'un capi-
taine de vaisseau, et initié de bonne
heure, par son père, à la science de la na-
vigation, le jeune Abraham Du(iuesne,
encore enfant, s'essayait à lutter, sur la
côte de Dieppe, contre les vagues irritées
et à triompher de leur fureur. Son père
fil succéder à ces jeux des études sé-
rieuses et fort rares à cette époque (Du-
quesne était né en 1610). Il voulut que
son fils, encore adolescent, parcourût
tous les ports de la France, en étudiât
les ressources, et se mît à même d'appré-
cier, d'une manière approfondie, leur fai-
blesse ou leurs avantages.
Ce fut ensuite par de nombreux voya-
ges sur des baleiniers marchands, que le
jeune Abraham continua son éducation
de marin.
Après un tel noviciat , il ne pouvait
manquer de prendre place parmi les of-
ficiers les plus distingués de la marine
française; aussi, dès 1637, jeta-l-on les
yeux sur lui pour lui confier le comman-
dement d'un vaisseau. Ce vaisseau faisait
partie de la flotte qui chassa les Espa-
gnols des îles de Lerins, et le jeune of-
ficier se distingua parmi les plus braves,
les plus expérimentés et les plus heu-
reux.
Au moment où il se disposait à aller
réjouir le cœur de son père en lui ap-
prenant ces heureuses nouvelles, une let-
tre de sa mère lui fut remise... Son père
venait d'être tué par les Espagnols, (jui
avaient attaqué traîtreusement , la nuit ,
le bâtiment qu'il commandait. Duquesne
jura de venger la mort du vieillard, et
ne larda point à tenir son serment. A
quelque temps de là, au combat de Scu-
tary, il attaqua, corps à corps, le vaisseau
amiral de la flotte espagnole, et le força à
amener son pavillon.
Dès lors, la victoire sembla faire un
pacte avec Duquesne. Dans l'expédition
de la Corogne, il devance tous les vais-
seaux français, attaque seul la flotte en-
nemie, et, quoique blessé, ne donne le
signal de la retraite qu'après avoir été
séparé de l'ennemi par la tempête. A Tar-
ragone, il sauve vingt bâtiments, et à Sal-
ées, il reçoit deux glorieuses blessures.
Puis viennenl pour la marine française
des jours d'inaction et d'obscurité. Af-
famé d'activité et de gloire, Duquesne
part pour la Suède, devient vice-amiral
de ses flottes, et disperse devant Golhem-
bourg de nombreux bâtiuienls danois.
La paix le ramène en France. Là, il ne
larde point à apprendre que les Espa-
gnols, ses anciens ennemis, viennent au
secours de Bordeaux , révoltée contre
Louis XIV, encore enfant. Duquesne
n'hésite pas. Aussitôt il arme à ses frais
une escadre, met à la mer, et court au-
devant des Espagnols. Chemin faisant ,
il rencontre une flotte anglaise. L'amiral
veut exiger que le pavillon français s'in-
cline devant celui de la Grande-Breta-
gne. Pour toute réponse, Duquesne mon-
tre ses canons, et quelques heures après,
les vaisseaux anglais fuient disperses cl
vaincus.
Grâce à Duquesne, l'embouchure de la
Gironde est fermée aux Espagnols, et
Bordeaux capitule et rentre sous l'auto-
rité du roi. La reine, Anne d'Autriche,
pour récompenser tant de services, donne
à Duqm^sne le château el l'île d'Indret,
près de Nantes.
En 1752, on retrouve Duquesne se cou-
352
LECTURES DU SOIR.
vrani de gloire contre les Anglais; il aide
ensuite à la délivrance de Messine, el se
voit, plus tard, désigné par Louis XIV
pour combattre le grand Ruyler. La pre-
mière fois qu'il se rencontra face à face
avec ce redoutable adversaire, ce fut près
de Slromboli, el il eut le bonheur de
remporter l'avantage. A la même épo-
que, pour assurer la délivrance de Messi-
ne, il eut le courage de renoncer à livrer
un grand combat naval où la victoire
lui semblait assurée; noble et rare exem-
ple, plus glorieux peut-être que les plus
hauts faits militaires.
Enfin l'occasion de combattre Ruyler
se présenta ; Ruyler fut vaincu et blessé
à mort dans un combat naval où les deux
rivaux se montrèrent, par leur génie el
leur courage, dignes l'un de l'autre.
Louis XIV récompensa d'une manière
assez mesquine les grands services que
lui avait rendus Duquesne; il se contenta
d'ériger en marquisat les terres du Bou-
cherai el d'en faire don au marin.
A quelques années de là , Duquesne
sortit encore de sa retraite, ol ce fut pour
aller accomplir une mission qui devait
retentir avec éclat dans toute la chrétien-
té. Les puissances barbaresques ne ces-
saient point de désoler, par leurs dépréda-
tions , les batimcnls français , el ces
hardis corsaires reuiplissaient de prison-
niers leurs villes de Tripoli et d'Alger.
Du(iuesne parut avec une flotte devant
Tripoli, qui s'humilia tremblante de ter-
reur : il trouva plus de résistance de-
Duguesne (statue [lar M. Dantan aiué).
vant Alger, qu'il bombarda et qu'il força
d'accepter les conditions imposées par la
France.
La dernière campagne de Duquesne
fut une victoire ; ce fut par la défaite de
la république de Gênes el par le bombar-
dement de celte ville qu'il termina une
carrière toujours victorieuse.
Duquesne après avoir triomphé de la
république de Gênes, se retira dans le
sein de sa famille, et y mourut à l'âge
de soixante -dix -huit ans, oublié par
I Louis XIV, que dos préjugés et des in-
fluences de cour rendirent toujours in-
juste envers ce grand ca[>itaine.
Duquesne n'avait même pas un monu-
ment sur sa tombe : la ville do Dieppe,
en lui élevant une statue, non-seulemeni
honore un de ses enfants, mais encore ré-
pare une injustice.
le n'dacteur en chef, S. HEXHY nERTlIOl'D.
Le direcieur, F. PIOfRE.
Imprimerie de IIEN.NUYF.R
rue Lcmercicr, ï4. DaiignoUrs.
XII.
MUSEE DES FAMILLES.
333
I
Y^,v
La chambre commençait à devenir obscure, et Cœlio ,
depuis une demi-heure occupé à sa toilette, mettait la der-
rière épingle à sa cravate sans autre lumière pour l'éclai-
rer à son miroir que la réverbération d'une lanterne allu-
mée, dans la rue, sous sa fenêtre. Le malheur vouJut
qu'au moment où cette grave opération semblait termi-
née une boucie revèche se dérangeât dans sa coiffure ; le
jeune homme, irrité, frappa du pied d'impatience et courut
à la sonnette, et comme le tiutemeut métallique demeu-
rait sans réponse, de plus en plus impatient et furieux ,
jaloux du reste d'exercer sa mauvaise humeur sur le pre-
mier objet qu'il rencontrait , il s'évertua à carillonner de
toutes ses forces, et fit si bien que le cordon unit par lui
rester à la main.
— Hôtellerie de l'enfer ! mumiura-t-il; et, se jetant sur
SEPTEMDRE iSii,
le sofa, il poussa les ressorts de sa montre, qui sonna sept
heures trois quarts. Maudit retard ! s'ils allaient commencer
sans moi ! Et dire qu'il en coîite si cher pour être servi d«
la sorte!
11 se leva et vint à la fenêtre ; un bruit inaccoutumé
se faisait autour de l'Opéra, sur' la place voisine ; une im-
mense multitude se pressait aux portes, et toutes les vitres
du quartier frémissaient aux roulements des équipages qui
arrivaient en foule.
— Une belle soirée qui se prépare et dont je serai l'âme,
moi, Cœlio, moi, poète, dont l'inspiration a fourni sou
texte au musicien ; encore quelques heures et je deviens
célèbre, et mon nom, étoile par le succès, flotte dans les
vapeurs d'une atmosphère mélodieuse et rayonnante aux
applaudissements d'un public enthousiaste que mon génie
enivre. Encore quelques heures, et Marianne m'appartien-
dra ; j'ai rêvé de serpents cette nuit, et, dans la langue iea
— -ij — OUZltSE VOLl'JIK,
354
LECTURES DU SOIR.
songes, un serpent veut dire un anneau: l'anneau conjugal
que je passe à ton joli doigt, Marianne. Ta mère, la prési-
dente, ne s'oppose plus à mou amour sous prétexte que je
suis sans fortune ; j'ai trouvé la mine d'or du succès, j'y
puise nuit et jour à pleines mains, et désormais je ne te
'Quitte plus , je reste auprès de toi ; je renonce pour toi à
'e voyage d'Italie, où ce vieux fou de marquis voulait m'en-
trainer...
A peine il finissait ces mots , qu'on heurta violemment
à la porte :
— Bon ! encore ce damné vieillard, grommela Cœlio, re-
connaissant le marquis au bruit mesuré de ses pas ainsi
qu'à une petite toux sèche qui ne manquait jamais de l'an-
noncer; en vérité, il faut que cet homme ait juré de me
rendre fou. N'importe! pour aujourd'hui, je saurai bien
l'en empêcher.
Et comme il s'élançait vers la porte pour mettre le ver-
rou, ses pieds s'embarrassèrent dans les plis de sa robe de
chambre, qu'il venait de jeter sur le dos d'un fauteuil ; le
fauteuil et lui tombèrent de tout leur poids contre une table,
qui, suivant l'impulsion générale, roula à terre avec tout
son attirail de chandeliers, de verres et de carafes. Or, pen-
dant la bagarre, le marquis était entré, et, s'avançant à
tâtons sans trop distinguer ce qui se passait dans celle
chambre obscure :
— Bonsoir, messieurs , bonsoir, s'écria-t-il d'une voix
flûlée ; est-ce qu'on se bat ici ? Continuez, de grâce, que je
ne vous dérange pas. Vive Dieu ! quand j'étais dans les
pages , à Versailles , moi aussi j'aimais à m'escrimer, et
malheur à l'importun qui serait venu se jeter au travers
d'une partie de fleurets vaillamment engagée !
— Je suis seul, marquis, tout seul, reprit Cœlio, et vous
prie de m'excuser de vous recevoir ainsi dans une chambre
sans lumière. Je voulais prendre mon chapeau et sortir,
lorsque j'ai été donner en plein contre ce maudit fauteuil,
et...
— N'importe , cher docteur; je ne vous retiens pas. Il
s'agit seulement de s'expliquer, et je veux savoir de vous,
oui ou non, si vous consentez à m'accompagner dans mon
voyage en Italie , car j'entends protiter des quelques beaux
jours qui nous restent encore avant l'entrée de la mauvaise
saison pour sortir de vos tristes pays du Nord.
— En vérité, marquis, dit Cœlio en jouant l'homme em-
barrassé, vous me rendez confus avec les politesses dont
vous m'accablez ; certainement c'est plus , mille fois plus
que je ne mérite ; mais vous n'ignorez pas que j'ai des
cours à suivre ici, des études à terminer...
— Permettez-moi , monsieur le docteur, de me reposer
un instant; votre escalier m'a fatigué, et je sens que ma
quinte va me prendre.
Le marquis se laissa aller sur le sofa et toussa environ
deux minutes à faire trembler les murailles. Cœlio était sur
des charbons ardents , et se mit à mesurer sa chambre
en tous les sens , ne rêvant plus qu'aux moyens de se dé-
barrasser d'une visite qui commençait à lui devenir insup-
portable.
— Vous tousser bien ce soir, mon cher marquis ; je crains
que cette chambre ne soit trop froide pour vous, et si vous
m'en croyez...
— Non! non! par le vent qu'il fait, j'aurai marché trop
vite. Vous parliez de vos cours; mais si j'en crois certains
professeurs de l'Universilé, la médecine ici ne vous occupe
guère, et vous préférez singulièrement aux cours de la
Faculté d'autres cours , moins pratiques sans doute , mais
qui ont bien aussi leurs charmes , cours de belles-lettres ,
de poésie et de galanterie, auxquels la belle Marianne de
Neuwald a pris à tâche, dit-on, de vous initier.
— Monsieur le marquis...
— Là, là, mon jeune ami; vous terminerez vos éludes
médicales à Salerne, et si vous parvenez à guérir ma toux,
je vous proclame un Esculape! Mais, de grâce, promettez-
moi de renoncer à cette manie que vous avez de rimer ainsi
à tout propos, et ne refusez plus de m'accompagner en
Italie, Je sais que je passe à vos yeux pour un vieux fou in-
capable de rien comprendre aux merveilles de cet idéal que
vous caressez dans vos rêves; mais n'importe! je vous
aime, je vous aime comme si vous étiez mon fils, et n'ou-
blierai jamais que je vous ai bercé tout enfant dans mes
bras. D'ailleurs , j'ai promis à votre digne père de veiller
sur votre avenir, et je vous sauverai, jeune homme, oui,
je vous sauverai malgré vous-même.
— Pardonnez, monsieur le marquis; mais le temps me
presse, je suis attendu... Demain je prendrai la liberté de
passer chez vous pour vous faire mes adieux.
Et là-dessus Cœlio p[it ses gants et son chapeau et se
mit en devoir de franchir le seuil de sa chambre , dont il
agitait la clef dans ses mains depuis plus d'un quart d'heure.
Le marquis , sans se hâter ni changer de ton le moins du
monde, se leva du sofa, et, lui frappant doucement sur
l'épaule:
— A mardi donc , monsieur le docteur, nous partons
mardi prochain pour l'Ilalie.
Ces paroles du vieillard , prononcées avec une espèce
d'accent prophétique, frappèrent vivement le jeune hom-
me, qui resta sans répondre, et se contenta d'offrir son bras
au marquis pour l'aider à descendre l'escalier. Arrivés de-
vant la porte de la maison, Cœlio, regrcttanî déjà peut-être
la manière brusque dont il avait accueilli jusque-là les
marques de sympathie qu'on lui prodiguait, Cœlio serra la
main au vieillard avec effusion, et comme il allait se diri-
ger du côté des tilleuls, le marquis le retenant encore :
— Ne manquez pas de faire à M^* la présidente, ainsi
qu'à M"° Marianne, les adieux que vous me promeltez, à
moi, pour demain. Vous ne voyez donc pas, mon cher,
qu'on vous mène par le bout du nez. De l'amour! ils ap-
pellent cela de l'amour! Fantaisie, jeunes gens, fantaisie!
II.
En quittant le marquis, Cœlio courut à l'Opéra. Mais les
illusions rayonnantes, les belles illusions couleur de l'arc-
en-ciel qui escortaient notre poêle pendant le court trajet,
le laissèrent à la porte du théâtre , où de tristes réalités Tal-
tendaient. L'œuvre sur laquelle il avait bâti tant de rêves de
fortune et d'avenir échoua si complètement, que, dès le se-
cond acte, le pauvre jeune homme perdait toute contenance,
et s'appuyait contre la coulisse pour ne pas défaillir au bruit
outrageux et discordant d'une fusée de sifflets, qui papillo-
taient en éclaireurs en avant des contre-basses et des trom-
bones de l'orchestre et mettaient ses oreilles à sang. Evi-
demment Cœlio avait mal interprété le songe de la nuit
précédente. Un serpent vu en rêve ne veut pas toujours
dire un anneau conjugal, surtout lorsqu'il appareil à un
auteur dramatique le jour de sa première représentation.
La partie une fois compromise, notre pocie ne songea plus
qu'à mettre en sûreté son amour-propre. Après tout, il pou-
vait bien se faire que ce fût la musique seule qu'on eut
sifïlée. Cette idée lui sourit assez, et, de ce moment, Cœlio
conçut au fond de l'àmc un suprême dédain pour le génie
du maestro dont il exaltait la veille encore les prodigieuses
MUSÉE DES FAMILLES.
355
créations, et se demanda, de bonne foi, comment il avait
pu confier son œuvre à une pareil drôle.
Pendant Tentr'acte, Cœlio jugea qu'il était convenable de
se présenter dans la loge deM"«deNeuwald. Lorsqu'il entra,
Marianne lui tourna le dos et continua de causer avec un
attaché de la légation de France, qui jouait avec son bouquet;
quant à .M"« la présidente, à peine si elle daigna répondre
par un signe de tète à son salut affectueux ; ce que voyant, le
malheureux poète ne sut quelle figure faire, et rengaina ses
compliments ainsi que les agréables épigrammes qu'il s'é-
tait proposé de décocher contre son maestro, et qui, par
l'accueil glacial qu'il recevait, restèrent collées à son palais
avec sa langue, jusqu'au moment où la sonnette du régis-
seur lui fournit un prétexte pour se retirer. En quittant la
loge, Cœlio sortit à l'instant du théâtre, en proie à la plus
vive agitation. Furieux, blessé dans ses vanités, dans ses
ambitions les plus secrètes, plein de colère et de confusion,
il erra longtemps au grand air sans pouvoir rassembler
deux idées, accusant tout le monde, maudissant Marianne
et la présidente , et se traitant lui-même de pauvre lou.
Enfin, après une heure de promenade au clair de lune à
travers /es quartiers les plus éloignés de la ville, et lorsque
la fraîcheur d'une nuit d'automne eut éteint les premières
bouffées de cette fièvre chaude :
— Que ferai-je maintenant? s'écria-t-il ; Marianne et moi
nous ne devons plus nous revoir, le ridicule m'a tué à ses
yeux, et, quant à moi, j'en suis à me demander si je l'ai
jamais aimée.
En ce moment, un éclair traversa son esprit. Italie! Ita-
lie ! Le mot magique rayonna tout à coup comme une étoile
du milieu des débris de ses projets déçus et de tant d'espé-
rances trompées, comme si une puissance invisible l'eCit
entraîné malgré lui vers ce but. Cœlio se trouvait juste
vis-à-vis de la maison du marquis, lorsque cette révélation
lui vint. Italie! Italie! répondaient toutes les voix de son
âme, et il entra. Arrivé dans le vestibule , il rencontra le
valet de chambre du vieillard , qui lui dit que son maître
était couché.
— Déjà! reprit Cœlio; il est à peine onze heures.
— Minuit moins un quart , si monsieur le docteur le per-
met. Le marquis a pour habitude de s'enfermer chez lui
tous les soirs au coup de dix heures, soit pour se mettre
au lit, soit pour se recueillir dans son sanctuaire , et, quand
une fois il est là, qu'il dorme ou qu'il veille, on serait mal
venu de le déranger dans son sommeil ou dans sa médi-
tation.
— Et qu'appelles-tu son sanctuaire ?
— Un petit cabinet dérobé où jamais la lumière du soleil
ne pénètre, et grand tout au plus comme une loge de spec-
tacle, auquel M. le marquis adonné ce nom. Du reste,
puisque vous devez voyager avec mon maître, vous aurez
plus d'une fois occasion d'observer la chose, et c'est pour
cela que je prends sur moi de vous en parler. Figurez-vous
un cabinet étroit, calfeutré du haut en bas, et couvert sur
les quatre murs d'une vieille tapisserie où vous voyez le
roi David jouant de la harpe devant l'arche , la chaste Su-
sanne entrant au bain, et vingt autres antiquailles que j'ou-
blie. Puis, çà et là, accrochée à des porte-manteaux, toute
une garde-robe de carnaval : des habits de cour pailletés,
des vestes de satin de toutes les couleurs, des épces rouil-
lées sans fourreau, des fourreaux démantelés sans épée ,
des joncs à pomme d'or, des tabatières de porcelaine et de
rocaille, des perruques ébouriffées, que sais-je? tout l'atti-
rail d'une fripière. Mais la pièce la plus curieuse du sanc-
tuaire est, sans contredit, une petite maison en carton
peint, qu'on prendrait volontiers pour un jouet d'enfant,
une maisonnette fort habilement construite, avec portes et
fenêtres praticables, et qu'habite une délicieuse figure de
femme , très-joliment peinte en miniature , et placée à la
croisée du balcon, où vous diriez qu'elle s'est mise pour
prendre le frais du soir. Le tout repose sur une table en
bois des îles incrusté: c'est ce qu'il appelle son autel, et,
devant cette table, s'étend un large coussin de velours, sau-
poudré d'une couche de terre ramassée en France dans ses
domaines. Tant que dure le jour, son chien dort sur ce
coussin; mais, le soir, lorsque les chandeliers de l'aulel
s'allument, l'animal descend de lui-même et cède la place
au marquis. Au moins, monsieur le docteur, vous me pro-
mettez de n'en rien dire ; j'ai voulu savoir à toute force ce
que mon maître faisait là, et, une fois, Dieu me le par-
donne, j'ai regardé par le trou de la serrure. Je dis, Dieu
me le pardonne, car, le moyen de ne point se repentir de
sa curiosité lorsqu'elle vous mène à assister à de pareilles
comédies! Donc, M. le marquis se tenait agenouillé sur le
coussin, les bras tendus vers la maisonnette, et des san-
glots étouffés s'échappaient de sa poitrine. Comme il pleu-
rait! Je n'aurais jamais soupçonné qu'il y eût tant de lar-
mes dans ce vieux corps si desséché. Il avait retiré de sa
bouche le noyau de cerise, qui pendait attaché par un fil
d'or au balcon de la maisonnette, juste à l'endroit où se
tient le portrait.
— Voilà une dévotion pour le moins singulière, murmura
Cœlio. Ainsi cette histoire du noyau de cerise serait vraie?
je l'avais toujours prise pour une bouffonnerie; il circule
tant de bruits étranges sur le compte du marquis!
— La pure vérité, monsieur le docteur, continua le digne
homme, tout heureux ce soir-là de donner cours à sa verve
expansive. Depuis que je l'observe, je lui ai connu ce noyau
de cerise qu'il porte constamment dans la bouche au moyen
d'un fil d'or fixé aux dents par deux petits crochets. .\près
cela, quelles particularités se rattachent à ces habitudes de
maniaque, voilà ce que je ne saurais vous dire. Mais n'al-
lez pas concevoir de mauvaises idées sur lui. Original et
fantasque comme vous le voyez, c'est le meilleur homme
de la terre, le cœur le plus loyal et le plus généreux ; vous
ne croiriez jamais tout le bien qu'il fait en cachette. La
moitié de sa fortune va aux pauvres , et si , pour ce qui
regarde sa manière de vivre, il est économe et souvent ladre,
personne, parmi ceux qui l'entourent , ne se ressent de
cette extrême rigueur, qui n'atteint jamais que lui-même.
Notre homme en était là de son discours apologique ,
lorsqu'un vigoureux coup de sonnette vint l'interrompre
d'autorité.
— Diable! c'est M. le marquis. Que peut-il vouloir à cette
heure? .\ttendez un moment, docteur, je vais vous an-
noncer.
Puis, revenant presque aussitôt :
— M. le marquis demande à vous parler et m'ordonne
de vous introduire.
Le marquis, enveloppé d'ulierobe de chambre de lam-
pas à ramages, où des oiseaux, jadis bleus, becquetaient
des fleurs et des fruits autrefois jaunes, sur un fond qui
avait dû primitivement être rose, le marquis, sa perruque
poildrce à l'oiseau royal, une épée de cour au côté , un
flambeau d'argent à la main, vint au-devant de Cœlio. Son
visage avait une expression étrange d'exaltation et de souf-
france, ses yeux rayonnaient comme dans l'extase, et sur
ses joues, pâles et sillonnées de rides profondes, flottait
un sueur fiévreuse ; son corps entier tremblait.
— Un pressentiment m'avait dit que vous viendriez ce
soir, mon cher Cœlio, dit-il en abordant d'une voix émue
son futur compagnon de voyage. Ou>Tez de grand yeux.
356
LECTURES DU SOIR.
jeune homme, étonnez-vous tant que vous voudrez, mais,
seulement, ne riez point de moi. Bientôt peut-être vous
me connaîtrez, et alors vous pleurerez sur moi au lieu de
rire. Cette robe de chambre couleur de rose a une histoire
sombre, bien sombre , et, quand je l'ai sur moi, il me sem-
ble que je suis mon propre spectre. Donnez-moi votre main,
cherCœlio; ainsi donc nous partons mardi pour l'Italie,
c'est convenu!
A ces mots, l'apparition s'éloigna comme elle était ve-
nue, etCœlio, combattu entre Tétonnement, la curiosité et
je ne sais quelle émotion superstitieuse résultant de son
entrevue nocturne avec le vieillard fantastique, Cœlio des-
cendit l'escalier d'un air pensif et sans prêter davantage
l'oreille aux bavardages du vieux domestique, qui, sous
prétexte de l'éclairer, l'accompagna de ses discours jusqu'à
la porte de la rue.
III.
Les jours suivants Cœlio, absorbé tout entier par les pré-
paratifs du voyage, n'eut, on le devine, que très-peu de
temps à donner à la mauvaise humeur, aux caprices, à
l'agitation de tête et de cœur, qu'en toute autre circon-
stance n'auraient pas manqué de provoquer chez lui les
événements auxquels nous venons d'assister; peut-être
aussi se fit-il à dessein plus affairé qu'il n'était réellement,
s'exagérant par là l'importance de sa résolution. Quoi qu'il
en soit, il prit congé de ses amis et envoya des cartes à
toutes ses connaissances, ayant bien garde de n'oublier ni
M"* la présidente ni sa tille. Observons en passant que cet
acte suprême de désespoir ne développa aucune crise fâ-
cheuse pour le repos de la jolie Marianne.
— 11 part donc décidément pour l'Italie? dit M""» de Neu-
wald, en s'interrompant au milieu de la lecture de son
journal.
— Un voyage de santé pour se remettre de sa chute
d'avanl-hier, murmura la jeune fille sans se déranger de
son ouvrage, et, tout à coup, avisant du coin de l'œil une
autre carte :
— .\h! maman, M. Valentin, tu sais qu'il doit nous
accompagner au concert à deux heures.
Or, M. Valentin n'était autre que le jeune vicomte de Blo-
vac, le même attaché à la légation de France qui respirait
complaisamraent le bouquet de Marianne dans celte loge
d'Opéra où le malheureux Cœlio avait joué un si triste rôle.
On devait partir le lendemain matin au point du jour;
Cœlio se rendit dans la soirée chez le marquis , et trouva
le vieillard encore occupé à ses malles, épuisé de lassitude
et pouvant à peine se tenir debout tant il s'était fatigué
dans la journée. La poussière et réchauffement avaient
irrité sa toux, dont les accès le prenaient avec une violence
telle, qu'il semblait impossible qu'on se mit en route le len-
demain. Cœlio lui fit part à plusieurs reprises de ses in-
quiétudes à ce sujet.
— Bah! bah! mon cher docteur, répondit-il d'une voix
enrouée, l'homme peut beaucoup, immensément, lorsqu'il
veut. Jeune et robuste comme vous l'êtes, je ne vous sou-
haiterais pas le genre de vie que je mène, vous n'y résiste-
riez pas quinze jours , et pourtant Dieu sait si j'ai été gâté
dans mon enfance. Plus tard, le malheur s'est chargé de
refaire mon éducation , et je suis devenu philosophe par
nécessité d'abord, ensuite par principe. Je me souviens
d'un temps où j'avais plus de laquais pour me servir que
je ne compte de doigts à mes mains; à cette époque je
dormais sur l'édredon et sur la soie, on me dorlotait
dans le velours, on m'enveloppait da pelisses, on me
choyait de toutes les façons, et si bien que j'en devins une
créature toute frêle et maladive. Un jour cependant, le Dieu
de Job étendit sur moi ses verges de fer : ce fut ma mort.
De ce jour date une nouvelle période ; après ma mort, je
ressuscitai, et la nécessité me saisissant alors comme par
la main , m'éleva comme son enfant. Elle m'apprit à me
contenter d'un pain amer et souvent arrosé de larmes, d'un
rude oreiller pour reposer ma tête. Elle m'apprit à souffrir
le froid et le chaud, la faim et la soif, à cheminer pieds
nus à travers les ronces du sentier. Ah ! ce fut une terrible
école ; mais je lui dois d'avoir acquis la libre et entière
connaissance de moi-même, d'être devenu mon propre
maître et mon propre serviteur, et de pouvoir désormais
courir le monde comme ce philosophe de la Grèce anti-
tique, en portant avec moi tout mon bagage. Vous médi-
rez que j'ai recouvré depuis une bonne partie de mes re-
venus, et qu'avec ce que je possède il ne tiendrait qu'à moi
de reprendre l'ancien train ; mais voyez la contradiction ;
aujourd'hui, pour rien au monde je ne renoncerais à cette
vie économe, presque mesquine, que j'ai adoptée, et l'ha-
bitude me fait une nécessité maintenant de ce dont la né-
cessité m'avait d'abord fait une habitude.
— Plus je vous examine, et moins je m'explique le phé-
nomène de votre existence... Une constitution si délicate,
votre grand âge, et un pareil régime !
— C'est justement ce régime qui me sauve, cher docteur;
toutefois, je ne suis pas si vieux que j'en ai l'air. Quel âge
me donnez-vous donc?
— Mais j'estime que vous devez avoir passé soixante-
dix.
— Tudieu ! comme vous y allez, mon cher ! j'aborde à
peine les soixante. Le jour de ma naissance est assez mé-
morable pour qu'on s'en souvienne. Je vins au monde le
jour où le prince de Soubise battit le duc de Brunswick près
de Johannisberg, et mon père fut blessé à cette affaire.
C'était le 30 août i762; vous le voyez, j'entre dans mes
soixante. Néanmoins , voti-e estimation reste juste. Vous
supposiez soixante-dix, vous auriez pu tout aussi bien dire
quatre-vingts. Il m'a suffi d'un jour, d'une nuit pour vieil-
lir de trente ans, et lorsque j'allai trouver votre digne père
à L..., il y a de cela plus de vingt ans, j'étais déjà le vieil-
lard que vous avez devant les yeux.
— En effet, depuis que je vous connais, vous êtes tou-
jours resté le même , et quand je me reporte par le souve-
nir aux jours de ma première enfance , je vous retrouve
tel que vous m'apparaissez à cette heure, avec cette ample
robe de chambre, dont j'aimais tant à caresser les fleurs et
les oiseaux lorsque vous me berciez dans vos bras. C'est
peut-être aussi l'étrangeté de votre costume qui vous donne
cet air.
— Et pourquoi changerais-je mon costume, lorsque moi-
même depuis tant d'années je n'ai point changé? Je porte
en moi et sur moi mon siècle comme ma patrie, et c'est ce
qui fait que je me retrouve partout dans mon centre natu-
rel, en Chine aussi bien qu'à Paris. D'ailleurs ma France, à
moi, n'est plus en France ; où serait-elle, si je ne la trans-
portais avec moi dans mes migrations? Les Bourbons ont
repris possession du troue de leurs pères; malheureux
princes, dans quel abîme les voilà tombés et quels éléments
de ruine les entourent! Charte, constitution, noblesse de
batailles. Code Napoléon, que sais-je! est-ce que c'est la
France tout cela? Le^ bâtards de la révolution et les créa-
tures du tyran se partagent le sol et les titres de nos pères,
et toute une race de boue et de sang dilapide, au fond de
nos châteaux héréditaires, les trésors conquis sur nous
dans celte lutte du désespoir que nous soutenions contre
MUSEE DES FAMILLES.
357
les régicides. Mais que dis-tu là, vieux fou, vieux maniaque !
Tais-toi I tais-toi ! N'as-tu point rapporté assez de terre du
sol natal, assez de terre pour y coucher ta tête dans le cer-
cueil?
Le marquis, qui ne touchait jamais de sang-froid à un
pareil sujet, se mit alors à mesurer l'appartement de long
en large, et Cœlio, dont les opinions libérales faisaient bruit
à cette époque, voyant l'exaltation du vieillard, jugea pru-
dent de ne pas le contredire, et de garder pour un cas plus
opportun ses théories de gouvernement représentatif.
Cœlio et le marquis.
— Maintenant, cher docteur, reprit le marquis après une
pause de quelques minutes, vous pouvez aller vous mettre
au lit, car nous partons demain au coup de cinq heures.
Surtout, songez-y bien, point de bagages inutiles ; à Rome
pas plus qu'à Naples les marchands ne manquent. Dieu
merci , et nous trouverons là tout ce dont nous pourrions
avoir besoin. Je ne prends pour mes effets qu'une simple
petite valise ; quant aux coffres que vous avez vus derrière
la voiture, ils ont servi à emballer le théâtre de ma vie, que
je colporte avec moi partout où je vais, comme Thespis sa
brouette. A la première ville où nous ferons quelque séjour,
je dresserai mon petit théâtre et vous donnerai une repré-
sentation de ma tragédie. Elle vous plaira, docteur, elle
vous plaira, car elle est dans ce goût sauvage et grotesque
de la littérature anglaise, dans la manière de Shakspeare,
et j'y joue le rôle de bouffon , vous savez , de ce fou qui
pleure d'un côté et rit de l'autre. Ahl j'oubliais une der-
nière recommandation : ne m'apportez point de carton à
chapeau , car les deux cages de mes serins occupent les
filets de la berline, et nous aurons à nos pieds mon vieux
carlin. Bonsoir, cher docteur, bonne nuit.
IV.
En route, les rapports de nos voyageurs, au lieu de s'éta-
blir sur le pied d'une familiarité ouverte et commode, de-
vinrent de plus en plus aigres et difficiles. La gène et l'em-
barras, loin de diminuer, augmentaient à chaque poste, et
ces deux êtres, que les mêmes besoins, les mêmes jouis-
sances , les mêmes sensations , réunissaient dans l'espace
roulant d'une étroite voiture, n'avaient pas couru trente
lieues ensemble, qu'ils paraissaient complètement étrangers
l'un à l'autre. Cœlio, que son père adorait de cette tendresse
aveugle et superstitieuse qu'un père , après avoir vu trois
enfants mourir entre ses bras, voue au dernier qui lui reste,
Cœlio avait contracté dans son intérieur d'auUrefois des
habitudes d'enfant gâté qui devaient rendre à la longue
son commerce peu facile ; en toute chose, notre jeune doC'
teur avait ses opinions arrêtées qu'il émettait d'un ton dog-
matique et tranchant et dont il ne démordait pas, et si chez
lui les avenues du cœur étaient praticables , on peut dire
qu'un triple mur d'entêtement et d'obstination défendait
celles de l'esprit. De son côté, le marquis ne cédait pas volon-
tiers , et quand on pense aux différences d'âges, de mœurs,
de position , aux incompatibilités innées qui devaient exis-
ter entre eux, on s'explique aisément pourquoi ces deux
intelligences ne pouvaient entrer en contact sans se heur-
ter sur tous les points. Pour la moindre bagatelle, un com-
bat d'une heure s'engageait ; le plus simple motif donnait
358
LECTURES DU SOIR.
lieu à des contestations sans fin, qui, se reproduisant à tout
propos, en devenaient d'autant plus insupportables; et cette
lutte des opinions, qui d'ordinaire ranime un entretien et
le relève, avait dégénéré chez eux en une espèce d'agacerie
incessante, provoquant la contradiction pour la contradic-
tion. Cœlio, d'un esprit cultivé, d'une élocution évidem-
ment plus facile, ne perdait pas une occasion de faire sen-
tir au marquis ses avantages sur ce point; et celui-ci, à son
tour, mettait en avant avec non moins d'emphase son ex-
périence et sa connaissance du monde. Il bafouait les argu-
ments de son jeune adversaire comme autant de vapeurs
vaines issues de la philosophie moderne. Le marquis haïs-
sait du fond de l'àrae la philosophie , qu'il appelait une
nourrice de la révolution, et rejetait sur elle toute atteinte
portée à ces doctrines d'aristocratie et de légitimité qu'il
avait sucées avec le premier lait. L'or du siècle de Louis XIV
était pour lui le seul bon , le seul pur, le seul or ayant cours
dans le royaume du vrai et du beau : Cœlio, au contraire,
en sa qualité de coryphée enthousiaste de toutes les nou-
velles doctrmes, appelait cet or une vieille monnaie passée
de mode, et préconisait des noms dont le marquis n'avait
jamais entendu parler. On le voit, deux compagnons de
cette espèce voyageant ensemble devaient avoir quelque
peine à s'entendre.
Lorsqu'ils eurent passé la frontière d'Italie, un nouveau
sujet de discussion s'offrit naturellement, qui menaça de
soulever des alertes plus vives que celles auxquelles on
s'était livré jusque-là. il s'agissait du catholicisme, vers le-
quel Cœlio, sans le connaître à fond, se sentait irrésistible-
ment porté, par instinct poétique sans doute plus que par
conviction intérieure, et que le marquis, déiste pur et ne
professant aucun culte, ne manquait jamais de battre en
brèche avec une animosité singulière. Le vieillard avait
d'autant plus à cœur d'amener son jeune compagnon à
partager ses opinions sur ce sujet, qu'il commençait à crain-
dre que celui-ci, une fois à Rome, ne se convertit publique-
ment à une religion dont le caractère grandiose et les
pompes sacerdotaieis avaient déjà parlé à son imagination
d'artiste. Aussi ne laissait-il échapper aucune occasion de
réveiller les débats, évitant toutefois de froisser certains
points délicats qu'il avait reconnus dans cette jeune âme.
Cependant, un jour qu'ils visitaient ensemble l'église de
la Madonnadi San-Luca,aux environs de Bologne, Cœlio,
poussé à bout par les impiétés sarcastiques du marquis,
ne put s'empêcher de manifester sa mauvaise humeur à
son compagnon.
— En vérité, marquis, je ne vous conçois pas. Sitôt que
vous entamez le chapitre de la religion, on dirait que votre
force de raisonnement vous abandonne. Eh quoi ! vous dé-
clamez atout propos contre les philosophes, coupables,
selon vous, d'avoir semé des germes de révolution sur votre
pays, et vous renchérissez encore sur eux dans vos Dis-
cours; car je mets en lait que Voltaire et Diderot eux-
mêmes ne s'exprimeraient pas sur l'Église avec plus
d'amertume et d'animosité que vous ne le faites.
— D'accord ; aussi n'ai-je point la prétention de passer
pour un homme conséquent, pour un homme de logique
comme vous, cher docleur, qui donnez de parti pris dans
un système nouveau de religion, de philosophie, de politi-
que et de poésie, auquel tous vos raisonnements doivent,
bon gré mal gré, se conformer. Quant ii moi, mes opinions
et mes jugements se sont faits à l'école de la vie, et nulle
Jhéorie ne me gouverne. Que m'importe après tout si je
tombe d'accord avec votre exécrable Voltaire dans la haine
que je professe pour l'Église catholique? ce qu'il y a de
certain, c'e^t que, sur ce sujet comme sur tous les autres,
ce que je pense et dis ne vient ni de Voltaire ni de Diderot,
mais de moi, de moi seul , vous m'entendez, docteur, et de
ma propre expérience, que j'ai payée , Dieu merci , assez
cher.
— L'expérience, elle aussi, nous abuse, répliqua Cœlio,
surtout lorsque nulle théorie sérieuse ne la revise et ne
l'éclairé.
— Oh! mon enfant, soupira le marquis du plus profond
de sa poitrine, cette expérience dont je vous parle ne m'a
point abusé, moi: Dieu vous préserve, aussi longtemps que
vous vivrez, d'une conviction achetée à ce prix , et quand
vous seriez encore plus catholique et apostolique , je ne
vous souhaite pas d'être ramené au culte de la raison par
une épreuve de ce genre. Du reste , un jour peut-être ,
jeune homme, nous reparlerons de tout ceci.
En prononçant ces derniers mots, le marquis serra con-
vulsivement la main de son compagnon, et la discussion en
resta là.
Il faisait nuit close avant que les deux pèlerins attei-
gnissent les portes de la ville, et la lune, en se levant, éten-
dait sur leur chemin des masses d'ombres et de lumière.
Ils traversèrent la piazza Maggiore , qui , par cette belle
soirée de dimanche silencieuse et calme, étalait avec orgueil
aux rayons de l'astre du soir les splendides façades de ses
églises et de ses palais de marbre. La lumière tombait en
plein sur la statue de saint Pétrone et sur le Neptune de
bronze de la fontaine, dont elle semait d'étoiles d'or la
nappe argentée. La place entière reposait à l'ombre de Té-
glise du saint patron. Cœlio, absorbé dans son recueille-
ment, s'était assis sur le tronçon d'une colonne; pendant
ce temps, le marquis arpentait le terrain de droite à gau-
che , et se livrait à cette impatiente activité de sa nature
irritable et nerveuse, lorsqu'il avisa, debout sous le portail
de Saint-Pétrone , une figure encapuchonnée de blanc et
qui tenait un cierge allumé dans sa main.
— Holà! monsieur le rêveur! s'écria le marquis du haut
des degrés de l'église.
Et Cœlio, se rendant à regret à cette invitation , trouva
le vieillard, qui comprenait fort médiocrement l'italien et le
parlait horriblement, engagé dans une conversation des
plus laborieuses avec un frère de la Miséricorde qui lui
demandait l'aumône.
— Dans quel but cette aumône que me demande ce mas-
que blanc, avec son capuchon sur le nez? murmura le
marquis d'un ton à demi courroucé.
Cœlio s'informa poliment de la chose auprès du moine,
et obtint en réponse que c'était pour des messes de morts.
— Et quelles sont les âmes que vous prétendez chanter,
encenser et carillonner? continua le marquis sur le même
ton.
Et l'interprète transmit de nouveau sa demande au reli-
gieux, non sans en avoir singulièrement adouci l'expres-
sion.
— Les messes pour lesquelles notre confrérie s'est mise
en quête dans les États pontificaux, répondit l'homme à la
cagoule, seront dites à Home prochainement en vue du
repos de l'âme d'un jeune séminariste de naissance espa-
gnole , appartenant à l'une des plus illustres familles de
de Valence, et qui fut trouvé tout récemment assassiné der-
rière le Chetto des Juifs. Le pauvre frère e^t mort sans re-
cevoir les sacrements, et pour entrer au ciel réclame les
bénéfices de notre mtercession. Du reste, tout porte à croire
que c'était un honnête et pieux jeune homme, que de saints
motifs ont seuls pu conduire dans cet aiïreux repaire. Il
voulait convertir une hérétiqire, à ce qu'on dit, mais l'af-
faire n'est pas encore bien éclaircie..
MUSEE DES FAMILLES.
359
Le récit du frère quêteur parut produire une impression
profonde sur l'esprit du marquis, etCœlio, qui s'attendait
à une bordée de traits plaisants et sarcastiques, ne fut pas
médiocrement étonné de voir la physionomie du vieillard,
d'ordinaire si moqueuse en pareille occasion, devenir tout
à coup grave et pensive. Puis , après une assez longue
pause :
— Continuez, mon frère, de grâce, continuez, reprit le
marquis en italien et sur un ton tout différent.
— Je vous ai dit tout ce que je savais de cette triste his-
toire, répondit le moine, et je doute que vous puissiez en
apprendre davantage. A Rome, on vous contera toute sorte
d'histoires, mais aucun des bruits qui circulent ne s'est
confirmé à l'instruction judiciaire.
Lorsque le frère eut terminé, le marquis, fouillant dans
sa poche, en tira deux pièces d'or, qu'il laissa tomber dans
la tète de mort que celui-ci tenait dans sa main en manière
de sébile. En ce moment, Cœlio crut avoir la berlue, et son
étonnement ne se contenant plus :
— Eh! eh! marquis, s'écria-t-il d'un air de triomphe,
serait-ce là déjà une conséquence?
— Conséquences! conséquences! murmura le marquis;
où sont les conséquences sur la terre? Il n'y a de consé-
quences que là-haut. Voyez la lune , elle poursuit au-dessus
de nous sa carrière éternelle, tandis qu'ici-bas ombres et
rayons courent pêle-mêle, se croisent et se combattent...
Ce fut vers les abords du carnaval que nos deux voya-
geurs arrivèrent à Rome. Une demi-heure à peu près avant
d'entrer dans la ville, à la dernière montée au delà du Tibre,
Cœlio sauta à bas de la voiture sous prétexte de jouir plus
librement du panorama, mais au fond pour s'épargner le
ridicule de traverser les rues de Rome dans la berline du
marquis, espèce d'arche de Noé qu'on eût prise pour l'équi-
page forain d'un escamoteur ambulant ; car il faisait encore
jour lorsqu'ils virent les flèches et les tours de la ville éternelle
s'élever du sein de leurs imposantes solitudes, et les rayons
du soleil couchant commençaient à peine à miroiter sur
les coupoles et les croix d'or des deux églises du Corso ,
quand Cœlio rejoignit l'équipage à la porta del Popolo.
Après une discussion des plus vives et des plus laborieuses
que le marquis eut à soutenir à cette place en l'absence de
son interprète, le postillon, sur un signal du docteur,
fouetta les chevaux et l'on entra; le bonhomme, empa-
queté dans le fond de la voiture, attifé comme un mandarin
au milieu de ses cages et de sa ménagerie, et Cœlio sui-
vant à pied. Le peuple de Rome, en dépit des excentrici-
tés de toute espèce auxquelles il lui arrive journellement
d'assister, et si habitué qu'il soit à voir poser devant lui
d'étranges maniaques, ne put s'empêcher d'ouvrir de
grands yeux à l'aspect de cet attelage grotesque, et Cœlio
n'entendait partout sur le chemin que gens qui s'écriaient:
— Bon! voilà le carnaval qui commence aujourd'hui !
L'équipage s'arrêta devant une auberge de la ria Con~
dotti, et lorsque Cœlio, hâtant le pas, s'élança vers la por-
tière et tendit la main au vieillard pour l'aider à descendre,
celui-ci persista, malgré toutes les représentations, à res-
ter dans la voiture, et ne consentit à vider la place qu'a-
près avoir vu enlever sous ses yeux jusqu'au dernier pa-
quet. Comme on pense, le déménagement ne fut pas mince
affaire et dura près de trois quarts d'heure, pendant les-
quels avait eu le temps de s'assembler une multitude de
malins curieux, que l'étrangeté de l'aventure ne tarda pas
de mettre en humeur de plaisanteries et de quolibets.
A la première alerte, les artistes du café Grèce étaient ac-
courus ; parmi eux se trouvait un jeune paysagiste qui avait
séjourné quelque temps à B.... ; il commença, sans autre
exorde, à raconter sur le fantastique personnage toutes les
fables qu'où débitait dans cette ville.
— C'est le plus singulier original qu'on ait rencontré ja-
mais, disait-il; un émigré français qu'on appelait à B....
le marquis au noyau de cerise, personne dans la ville ne
lui connaissait d'autre nom. Figurez-vous que cet oiseau-
là porte dans sa bouche un noyau de cerise dont sa maî-
tresse le visa au nez un jour qu'il n'avait pas d'autre dis-
traction à lui offrir. Le compère a cinquante mille livres
de rentes viagères, et vit de pain et d'eau comme un fesse-
matthieu, ce qui lui a valu une espèce de coqueluche qu'on
entend d'un quart de lieue à la ronde. Il compte ses grains
de café, et comme il en met d'ordinaire sept et demi pour
une tasse , il a des paquets de demi-grains. Il se couche
tous les soirs à huit heures pour épargner le bois et la chan-
delle , et je gage qu'il ne vient à Rome que parce qu'on
lui aura dit en Allemagne qu'on peut vivre ici à meilleur
compte. Mais voyez-moi donc cet équipage et cet accou-
trement !
— Quel admirable motif ce serait là pour une charge de
carnaval ! remarqua un autre.
— Idée lumineuse, et dont on saura se servir en temps
etlieu, reprit le paysagiste. Je prends sur moi de représen-
ter le bonhomme au naturel , et de réjouir le Corso d'un
portrait qui vaudra pour le moins l'original. Les rideaux
de mon lit me fourniront l'étofle de sa roquelaure chinée,
et je trouverai chez le premier fripier le satin vert-pomme
de son habit ; si les broderies manquaient par hasard, nous
y suppléerons avec du papier peint et du clinquant. Lais-
sez-moi faire , cette physionomie pointue est facile à saisir,
et je ne vois guère dans tout son attirail que la casquette
qui puisse nous embarrasser quelque peu. En effet, cette
visière verte qui descend jusque sur le nez avec la double
vitre à la place des yeux, est un morceau qu'on aura quel-
que peine à se procurer. Aussi j'en veux prendre le modèle.
Et, là-dessus, le rapin se mit à crayonner la tête du
marquis avec tant de prestesse et de verve, qu'il fut con-
traint en un moment de se retirer dans le café pour échap-
per aux obsessions des curieux.
Cependant le marquis toussait, tempêtait et maugréait
contre les gens de l'hôtel qui l'appelaient excellence, le
poursuivant de leurs sollicitations importunes, celui-ci lui
présentant la carte, celui-là lui demandant s'il ferait un
long séjour dans la maison; à quoi le vieillard, impatienté,
répondait avec humeur et sans trop se préoccuper du lan-
gage moitié allemand, moitié français dans lequel il s'ex-
primait.
— On ne m'appelle point excellence, grommelait-il entre
ses dents; je ne viens pas à Rome pour me donner une
gastrite, et je rendrai grâce à Dieu s'il me procure le moyen
de sortir aujourd'hui même de ce coupe-gorge. En atten-
dant, qu'on me laisse , je veux être seul ; si j'ai besoin de
vous, je sonnerai.
Et il entra dans sa chambre, ahuri par les mille bruits
du voyage et de l'hôtel, auxquels venaient se joindre en-
core les jappements du carlin qu'il portait soigneusement
sous son bras gauche, et les trilles chromatiques de ses se-
rins, vocalisant à plein gosier dans leurs cages d'ivoire,
qu'il tenait à la main droite.
Tout le temps que dura cette singulière installation,'
Cœlio s'était tenu à la fenêtre, maudissant du fond de l'àme
le vieux marquis, dont les excentriques boutades lassaient
partout dès l'abord la bonne volonté des sens.
360
LECTURES DU SOIR.
— Cet homme va m'empoisonner tout le plaisir que j'a-
vais de voir Rome et l'Italie, pensait-il en lui-même. Oh !
que ne donnerais-je pour être mon propre maître et pou-
voir passer ici le carnaval et la semaine sainte ! Mais, bah !
le vieux s'est mis dans la tête que le climat de Naples lui
rendrait sa toux plus supportable , et probablement nous
délogerons demain.
En ce moment, Cœlio avisa deux blonds jeunes gens qui
traversaient la place d'Espagne en se tenant au bras et gra-
vissaient lentement les degrés du Monte Pincio.
— Heureux hommes, murmura le poète à voix basse en
les accompagnant des yeux jusqu'à ce qu'il les vit dispa-
raître derrrière l'église , heureux artistes ! ils ont accompli
la tâche de la journée, et, libres maintenant, ils vont s'éga-
rer à travers ces mélancoliques solitudes et poursuivre au
grand air de la ville éternelle quelque entretien sur Raphaël
ou Cimarosa, qu'ils ne termineront qu'à la porte de leur
maîtresse!...
Comme il en était là de sa rêverie, Cœlio sentit la main
du marquis lui frapper sur l'épaule :
— Il y a dans cette maison trop de bruit et de mouvement
pour moi, dit le vieillard. Informez-vous et voyez si, à l'aide
de vos recommandations , nous ne pourrions nous procu-
rer, au plus tôt, un appartement commode et tranquille
dans quelque quartier sain. Je médite un dessein qui ne
vous déplaira pas, j'imagine, cher docteur, et vous propose
de rester ici jusqu'à Pâques, mais seulement à la condition
que je délogerai d'ici sans retard. Vous m'entendez, autre-
ment demain, au point du jour, je fais atteler, et je pars
pour Naples.
Cœlio, qui depuis une semaine était revenu au moins
iix fois sur ce chapitre sans jamais rien obtenir de l'entê-
lement du vieillard, se montra vivement touché de cet accès
û'humeur conciliante et généreuse, et, de peur que l'envie
De lui vint de se dédire, il se mit en devoir de courir tout
disposer à son gré.
— Merci, cher marquis, merci, s'écria-l-il en lui serrant
la main, je ne veux pas perdre un moment, et j'entends
m'acquittera souhait de votre commission.
— Allez, et n'oubliez pas, monsieur le docteur, de vous
commander une belle casaque de fou pour les mascarades
de la semaine, continua le marquis avec un sourire plein
de douceur et de bonhomie. Quant au logement, veillez à
ce qu'il ne soit ni humide , ni sombre, ni trop haut ; vous
savez du reste aussi bien que moi ce qui me convient. J'y
veux aussi célébrer mon petit carnaval ; je me sens tout
triste et tout maussade lorsque je n'ai pas autour de moi
mon sanctuaire...
— Au revoir donc , cher marquis , et quand je devrais
battre toute la nuit le pavé de Rome, votre commission sera
faite demain.
A ces mots, Cœlio prit congé du marquis, et, guidé par
un garçon de place, monta les degrés de l'escalier où ses
yeux i un quart d'heure auparavant , accompagnaient si
avidement les deux jeunes artistes ; car la personne à qui
était adressée la lettre qu'il avait à cœur de remettre dans
la soirée même, demeurait dans la via Sistina sur le Monte
Finch.
VI.
Le signor Marchesini, professeur de l'Académie de Saint-
Luc, venait de se retirer dans son atelier, lorsque Cœlio
arrriva chez lui avec ses lettres de recommandation. Dans
une vaste chambre où l'artiste exposait ses travaux termi-
nés, un bel enfant blond d'une douzaine d'années lisait à
Il clarté d'une lampe anti<;|Me. L'enfant reçut le jeune doc-
teur avec une familiarité souriante qui dénotait un naturel
ouvert ou plutôt l'habitude de voir souvent des visiteurs
étrangers et de leur répondre :
— Je vais prévenir mon père , s'écria-t-il , et en deux
bonds il disparut avec la lettre.
Resté seul, Cœlio s'assit près de la lampe, et se mit à
parcourir machinalement le livre que l'enfant avait laissé
là. C'était un cahier de vers italiens, une sorte de com-
plainte ou plutôt de maculature comme il s'en débite dans
les carrefours, et portant pour titre : Histoire édifiante et
lamentable du bienheureux don Aquilas de Silva, na-
tif de Valence en Espagne, et mort à Borne la première
nuit de l'Avent, cruellement égorgé par la main scé-
lérate et fratricide des infâmes mécréants du Ghetto.
— C'est singulier, dit Cœlio, la même histoire que le
frère de la Miséricorde nous a racontée à Bologne, et dont
mon vieux marquis parut si vivement frappé.
Il continua. Les premières strophes contenaient une in-
vocation à la Sainte Vierge, dont l'auteur réclamait l'inter-
cession dans un poème tout écrit à sa gloire, le héros qu'il
s'était choisi ayant payé de son sang sa foi dans la mère du
Christ ; auxquelles strophes en succédaient d'autres plemes
d'opprobres et de malédictions contre les Juifs; et Cœlio ea
était là de sa lecture, lorsque l'arrivée du professeur le
força de s'interrompre et de se lever.
— Soyez le bienvenu à Rome, monsieur le docteur, s'é-
cria Marchesini en lui tendant la main avec franchise ; je
n'ai lait que parcourir la lettre de notre ami, car j'espère
que vous m'en direz sur son sujet plus long qu'il n'en écrit.
Vous êtes ici pour quelque temps?
— Jusqu'à Pâques, monsieur, répondit Cœlio.
— .\ merveille ! continua l'artiste en l'invitant à s'as-
seoir, vous ne sauriez venir plus à propos ; d'abord le car-
naval, ensuite le paisible temps de carême, que saint Pierre
semble avoir institué tout exprès pour que les étrangers
puissent jouir dans le calme et le recueillement des magni-
ficences de sa glorieuse cité ; puis enfin, pour couronner les
choses, la semaine sainte. Mais, dites-moi, en quoi pour-
rai-je vous servir? Bien que les moments dont je dispose
soient fort restreints, je ne hais pas qu'un ami me dérange.
Vous ne voyagez pas seul , à ce que j'apprends par celte
lettre , on dit même que votre compagnon...
— C'est lui justement que ma première démarche auprès
de vous intéresse, reprit Cœlio; il désire quitter au plus
tôt l'hôtel où nous sommes descendus et prendre un appar-
tement en ville. Peut-être pourriez-vous nous donner là-
dessus quelques renseignements.
— Mieux que cela, docteur, j'ai ce qu'il vous faut ; vous
logerez dans la maison, à un étage au-dessous de moi; ua
admirable appartement, ma foi, quatre ou cinq pièces, pro-
pres, commodes, exposées au midi. Vous ne trouveriez pas
dans tout Rome un plus agréable intérieur. Sur le derrière,
la vue s'étend jusqu'au Janicule, jusqu'au Monte Mario
et même plus loin encore si vous le voulez, et, sur le de-
vant, vous avez pour perspective , juste vis-à-vis de vos
croisées, la plus jolie tigure du quartier. Dernièrement, un
jeune peintre allemand a quitté la maison qu'elle habite
sous prétexte que cette ravissante apparition menaçait
d'efTacer dans ses rêves l'idéal de ses Madones. .Mais vous,
qui ne poussez pas jusqu'à ce point le mysticisme , je le
suppose du moins, et qui ne peignez pas des Madones,
vous n'avez pas à redouter de semblables dangers.
— Et quand pourrions-nous occuper cet appartement?
continua Cœlio, répondant par un sourire à la plaisanterie
du professeur.
— Mais aujourd'hui même, tout a l'heure, à l'iMlanl. II
MUSEE DES FAMILLES.
361
était l'autre semaiue à la disposition d'une famille anglaise
qui vient de partir il y a vingt-quatre heures , et vous le
trouverez tout à fait en état de vous recevoir.
Coelio calma l'empressement de l'officieux professeur en
lui disant que le marquis s'était arrangé pour passer la
nuit à l'auberge, et après s'être informé de nouveau de la
disposition des lieux et du prix du loyer, pria Marchesini
de vouloir bien se charger de conclure avec l'hôtesse. Pen-
dant cet entretien , le jeune docteur avait étendu le bras
vers la table, et, soit désœuvrement, soit dessein d'amener
la conversation sur un sujet qui commençait à l'intriguer,
s'amusait à tourner les feuillets de la complainte.
— Prenez garde, lui dit le professeur, vous allez vous
brûler les doigts. Vous jouez là avec une marchandise pro-
hibée.
— Prohibée? demanda Cœlio d'un air étonné et comme
s'il avisait pour la première fois le papier qu'il tenait dans
ses mains. Qu'est-ce donc?
— Une complainte , que les crieurs publics débitaient
depuis six semaines à tous les coins de rue, et que la police
a fait saisir hier matin. C'est une curieuse histoire, le ro-
man d'un jeune séminariste de la Sapienza avec une belle
Juive du Ghetto , lieu certes bien mal choisi pour de sem-
blables aventures. On ferme tous les soirs au verrou les
deux portes de l'immonde repaire , et ce n'est pas trop que
l'agilité d'un chat pour qui veut s'en aller roder de nuit
sous les fenêtres des Esther et des Judith du quartier. Bref,
le pauvre jeune homme a payé cher son goût pour l'an-
cien Testament; le lendemain du premier dimanche de
l'Avent, son corps, tout criblé de blessures, fut trouvé dans
le Tibre, avec une pierre au cou et dans le voisinage du
Ghetto. Je vous laisse à penser si l'événement fit du bruit
dans la ville ; le gouvernement s'empara de l'affaire, et tan-
dis que la justice informait, le bon peuple imagina une
foule de légendes, toutes plus merveilleuses les unes que
les autres, où le jeune diacre espagnol apparut l'auréole
au front et sous les traits d'un martyr canonisé. Un de ces
poèmes surtout avait le privilège d'émouvoir la multitude
et de provoquer autour du virtuose populaire qui l'exécu-
tait toutes les sympathies du dilettantisme en plein vent.
Mais la procédure n'ayant rien pu découvrir sur ce meur-
tre, on a jugé convenable de confisquer la légende qui pré-
tendait en savoir plus long que la sainte congrégation cri-
minelle.
— En vérité, reprit Cœlio, vous me donneriez envie de
lire ce petit livre. Mon vieux marquis, lui aussi, je ne sais
trop pourquoi, s'intéresse vivement à voire légende, dont
nous avons appris par hasard le premier mot à Bologne.
Vue de Bologne.
Oserai-je, sans indiscrétion, vous emprunter pour quelques
jours cette complainte?
— Prenez, docteur, et gardez-la. Elle appartient à mon
fils, que je dédommagerai sans peine. Mais n'allez pas
croire un seul mot de tout ce que vous y verrez. Il n'y a
guère que les vers imprimés à la fin du cahier aui soient
SEPTEMBRE 18-J4.
remarquables et bien sentis ; du reste, ils venaient du jeune
homme lui-même, on les a trouvés après sa mort dans ses
papiers. L'épigraphe qui accompagne cette poésie doit avoir
aussi quelque authenticité , car le crucifix d'argent dont
parle cette épigraphe, et qu'il envoyait avec ses vers à sa
madone Israélite, n'a jamais été retrouvé, .'ùen que les
— 46 — ONZIÈME VOLL'UE,
36Î
LECTURES DU SOIR.
sbires aient rais sens dessus dessous toutes les armoires
et tous les coffres du Ghetto. Somme toute, on peut con-
clure que c'était là une nature exaltée et fougueuse, le dé-
lire d'un amoureux et le fanatisme d'un proscl- le.
Cœlio ouvrit le livre à l'endroit où se trouvait la poésie
que le professeur lui indiquait.
— Eh bien! jeune homme, que pensez-vous de ces vers?
— Mais, autant que j'en puis juger, ils me paraissent
beaux et bien sentis.
— C'est aussi mon opinion ; seulement je vous conseille
de vous défier de tout le reste.
En ce moment, Cœlio se leva et prit congé du professeur,
non sans lui avoir témoigné toute sa reconnaissance pour
les soins dont il consentait à se charger.
— A demain donc , lui dit Marchesini en l'accompagnant
jusque sur lescalier. Venez dès le matin, le plus tôt sera
le mieus.
vn.
Le marquis s'était depuis deux heures enfermé dans son
appartement, lorsque Cœlio revint à la locanda, et, sans
vouloir troubler en son premier sommeil le vieillard épuisé
par les secousses de la journée, celui-ci 6t allumer bon feu
daus sa chambre , s'étendit dans un fauteuil commode , et
se mit à lire tout à son aise le mystérieux poème défendu
par le saint-oflRce. Les lisons craquaient dans la cheminée,
les éiincelles péiillaient, et, dans quelque rue du voisinage,
soupirait une mandoline, admirable mise en scène, on en
conviendra, pour une lecture de ce genre.
Immédiatement après les stances d'introduction , que
Cœlio avait parcourues chez le professeur, commençait le
récit. Don Aquilas de Silva, jeune diacre du collège de la
Sapienza, voit en rêve la Sainte Vierge, qui l'exhorte à se
dévouer au salut d'une jeune israélite, dont l'àme, jusque-là
ensevelie dans les ténèbres du mosaisme, aspire à se vivi-
fier aux sources divines de la foi. Le jeune homme , ravi
d'extase à cette apparition, interroge la mère du Christ sur
le nom et la demeure de la belle fille, et Marie lui annonce
que pour l'accompagner un ange le visitera la nuit sui-
vante, qui se trou\ e être la nuit du second jour de l'Avcnt,
Don Aquilas devra se munir d'un crucifix; quant aux eaux
lustrales pour le baptême, la Vierge aura soin d'y pour-
voir ; de plus, la belle catéchumède recevra le nom mysti-
que de Marie, d'après sa patronne céleste. Le jour suivant,
le jeune clerc se prépare par la retraite et les exercices
pieux au grand œuvre qu'il est sur le point d'accomplir,
et, le crucifix à la main, attend dans la veille et dans les
prières la venue de l'ange. A minuit, l'ange parait tout
rayonnant de lumière et de gloire, et le jeune homme, sans
lui adresser une seule question, sans risquer un seul regard
de côté, suit le flamboyant messager, qui prend aussitôt
les devants et flotte comme une colonne de feu dans l'azur
transparent de l'air. Cependant, on s'arrête devant une
grille ; du doigt indicateur de sa main l'ange trace un signe
de croix sur la serrure, et les deux battants s'ouvrent d'eux-
mêmes.
On est dans le Ghetto.
Quelques pas plus loin, les deux compagnons aperçoivent
un bouge étroit, impur et ténébreux comme l'àme scélérate
d'un juif. Sur le seuil de ce repaire se tient une jeune fille,
belle et contrislée comme Esther au pied du trône d'Ahasvé-
rus, et qui, d'un geste plein de grâce et d'innocence, fait si-
gne aux jeunes étrangers de venir la visiter dans sa cham-
brettc ; car elle aussi a reçu en songe la promesse d'une
délivrance. Mais elle ignore de quel fléau le Ciel veut la déli-
vrer, si c'est d'une croyance morte ou d'un père barbare.
Le jeune homme annonce sa mission, et lui demande d'uo
ton solennel si elle se sent disposée à recevoir le baptême.
A la réponse affirmative de la jeune fille, succède un secret
examen touchant les articles principaux du dogme catholi-
que, examen auquel la juive, illuminée par l'esprit de la
Sainte Vierge, répond avec une telle sagesse, une telle
inspiration, que le missionnaire la reconnaît digne de re-
cevoir sur-le-champ les rosées divines de la grâce.
Cependant l'eau manque pour le sacrement; aussitôt un
torrent de larmes s'épanche des yeux du jeune homme en
extase, l'ange recueille dans le creux de sa main ces lar-
mes fécondantes , et se sert du précieux tribut pour on-
doyer Marie. Mais pendant la sainte opération, le cœur du
consécrateur s'embrase tout à coup d'un amour dévorant
pour la belle catéchumène, et lorsque les lèvres de la jeune
fille effleurent le crucifix qu'il tend à son premier baiser,
un désir terrestre s'émeut en lui, et il sent qu'il voudrait
être à la place du crucifié ; sur quoi la mère de Dieu s'of-
fense, et l'ange disparait. Une nuit profonde règne dans
l'appartement ; au dehors, des voix lugubres et menaçan-
tes se déchaînent, et tout à coup, au milieu d'une grêle de
malédictions et de blasphèmes , la porte s'ouvre avec des
grincements affreux. Le jeune homme étreint la vierge
dans ses bras, mais vaiuemeul le démon des sens s'évertue
à le séduire, il résiste aux attraits ineffables de la tentation,
et sa bouche, au péril qui le menace, n'oppose que des pa-
roles de bénédiction répandues comme un parfum de Ma-
deleine sur la tête de la blanche néophyte. A peine il est
sorti vainqueur de cette lutte, que soudain le courroux de
la mère du Christ s'apaise. La reine des anges lui jette du
haut des cieux la couronne du martyre, et au moment même
où celte couronne effleure ses tempes, le jeune homme est
frappé dans l'ombre par la main sanguinaire d'un mécréant
maudit. Atteint au cœur, il tombe, et, près d'expirer,
adresse à sa fiancée en Jésus-Christ ces paroles suprêmes :
— Souffre pour la gloire de celui qui a souffert pour toi,
et lorsque sonnera ton heure, je viendrai te prendre et te
ravir au séjour de 1 éternelle lumière. Ave, Maria. Amen!
Tel était à peu près le fond de ce bizarre poëme. Cœ-
lio avait à coup sûr trop de goût pour se laisser prendre à
une semblable littérature. Cependant ce récit ne fut pas
sans produire une certaine impression sur son esprit; son
imagination ardente et naturellement en humeur d'idéali-
ser toute chose, lui présentait sous des traits plus humains
et des couleurs possibles les singulières caricatures du ro-
mancier populaire, et, si grossière que fût la légende , il
ne pouvait s'empêcher d'en trouver le motif dans les vers
du jeune Espagnol auxquels il aimait à revenir. Enfin, et
pour tout dire, un certain intérêt dramatique l'attirait
moins encore peut-être vers la personne du jeune mar-
tyr que vers la gracieuse image de la belle israélite , qu'il
se figurait tantôt sous l'exécrable tyrannie d'un père fa-
natique et stupide, tantôt sous l'aimable apparence d'une
douce pénitente combattant entre un naïf chagrin de cœur
et sa vocation céleste. En outre, il lui sembla que ce n'était
pas sans un secret dessein de la Providence que cette
histoire l'avait poursuivi de Bologne jusqu'à Rome. Le sou-
venir lui revint alors du marquis et des notes sympathi-
ques et profondes qu'avait fait vibrer tout à coup dans
l'àme d'un vieux gentilhomme voltairien , ce récit d'un
frère de la Miséricorde. Il faut absolument que le Iwn-
homme ait joué un rôle dans cette tragédie , pensait-il i
part lui. Quoi d'étonnant dans cette émotion qui l'a pris
au nom de Valence? ne savons-nous point qu'il a séjourné
pendant plusieurs années dans cette ville au début de la
révolution française, «t que cette période de sa vie est en-
MUSÉE DES FAMILLES.
303
L
core aujourd'hui la corde sensible de son coeur? N'importe,
je m'abstiendrai de lui parler de la chose, et s'il me ques-
tionnait par hasard, mieux vaudrait encore, je pense, lui
raconter les faits tels que le professeur les expose, que de
mettre sous ses yeux l'histoire ainsi travestie en légende.
De toute façon, je pense qu'il sera plus convenable de me
taire.
Moitié lisant, moitié réfléchissant, Cœlio gagna ainsi le
milieu de la nuit; deux heures venaient de sonner, les lu-
mières allaient s'éteindre , et le jeune rêveur profita du
dernier jour qu'elles jetaient pour se mettre au lit.
VIII.
L'appartement de la Via Sistina agréa tellement au mar-
quis, que sitôt qu'il le vit, le lendemain matin, il ne voulut
pas retourner à l'auberge. Notez qu'il se trouvait dans cet
appartement une petite pièce ronde et disposée d'avance
comme à souhait pour l'installation du fameux sanctuaire,
circonstance qui ne contribua point médiocrement, on le
devine, à décider le goût du vieillard. Depuis le départ de
B., évidemment la privation où il était de son sanctuaire
entretenait chez lui une sorte d'agitation fiévreuse, entre-
coupée çà et là de douloureux abattements; aussi n'eut-il
garde de remettre d'une minute l'ordonnance du mysté-
rieux cabinet. Cœlio voulut prêter son aide au marquis et
lui faciliter cette rude besogne d'un déménagement ; mais
celui-ci déclina les oflres de service du jeune homme, en
lui faisant entendre qu'il aimait mieux l'introduire dans le
sanctuaire lorsque toute chose serait définitivement établie
en sa place consacrée, et lui ménager ainsi le plaisir de la
surprise. Cela conclu, le bonhomme accepta les services
d'un ancien domestique qui, depuis près d'un demi-siècle
qu'il était attaché à ce logis, avait vu passer tant de ma-
niaques et de lous de toutes les nations et de tous les cli-
mats, que, sur le chapitre des frasques et des lubies, il ne
s'élonnait plus de rien. C'était là, par excellence, le per-
sonnage que rêvait le marquis, et nul, mieux que ce ser-
viteur cosmopolite, ne l'eCit secondé dans son excentrique
besogne. Il fallait voir comme cet homme le comprenait,
comme il accomplit jusqu'au bout son métier de coleur et
de tapissier, et disposa, pièce par pièce, toute cette ridicule
friperie, sans sourciller ni plus ni moins que s'il se fût
agi de servir le déjeuner d'un Anglais.
On était en plein carnaval avant que le marquis, trop
faible et trop souffrant pour s'occuper plus de deux ou
trois heures par jour de l'érection de son sanctuaire,
fût définitivement installé. Pendant ce temps, Cœlio s'en
donnait à cœur-joie et menait publiquement la folle vie des
élèves de l'Académie, De tous les bals, de tous les soupers,
de toutes les parties; le jour, on le voyait figurer en
costume dans les voitures de masques, et le soir on le ren-
contrait au spectacle ; et plus d'une fois il lui arriva même
de s'affubler d'un nez de Pulcinella et de se mêler, ainsi
fait, aux bacchanales populaires. Aussi, c'était pitié de le
voir le matin, après une nuit orageuse, bâiller et se frotter
les yeux en déjeunant avec le marquis, fort peu édifié
d'une pareille vie, et qui ne s'épargnait à son égard ni les
sarcasmes ni les reproches; ce qui n'empêchait pas Cœlio
de faire acte de présence chaque matin. D'abord, notre
coureur d'aventures avait à cœur de tenir compagnie quel-
ques instants au bonhomme, qu'il laissait ensuite jusqu'au
lendemain dans son isolement; ensuite, un fou ne saurait
manquer de prendre en patience les querelles d'un autre
fou, et sur ce point, Cœlio se consolait d'avance en pen-
sant, à part lui, tandis que le marquis débitait ses mercu-
riales :
— C'est bien à lui, vraiment, de parler de masques, à
lui dont la vie entière est un carnaval, comme s'il y avait
dans le Corso une boutique de charlatan qui valût ce qu'il
appelle son sanctuaire.
Un matin, le signer Marchesini, survenant au moment
où nos deux compagnons de voyage finissaient de dé-
jeuner :
— Pardieu ? mon cher professeur, s'écria le marquis, je
suis fort aise de vous voir : peut-être, vous qui êtes du
pays, nous direz-vous combien il faut de temps à un homme
dislmgué pour savoir à fond son carnaval de Rome? Car
voilà déjà huit jours que notre ami l'étudié aux dépens de
son repos et de sa sauté, et il ne me parait pas que le cours
soit encore près d'être au bout.
Cœlio sourit; le professeur et lui se regardèrent.
— Bah! bah! laissez-le faire, répondit Marchesini, il
faut que jeunesse se passe: d'ailleurs, je gagerais (|ue,
sans vos remontrances, il ne penserait déjà plus au car-
naval. Mais vous-même, marquis, pourquoi ne viendriez-
vous point jouir de ce spectacle? une fois n'est pas coutume,
et, d'ailleurs, il y a des choses qu'il faut avoir vues. Certes,
ce n'est pas moi qui vous conseillerais d'aller vous mettre
dans la foule ; mais, dites, si nous risquions ensemble, cette
après-midi, une petite promenade du côté du Corso? un
de mes amis, qui occupe une maison voisine du Palais
Vénitien, m'offre des places sur son balcon, voulez-vous
que nous acceptions? On parle, pour aujourd'hui, d'une ca-
valcade magnifique, et quand ce ne serait qu'à l'intention
d'y voir figurer notre cher docteur?
— Nous verrons si d'en haut vous me reconnaîtrez, dit
Cœlio en l'interrompant. Mais qui donc a pu vous révéler
ainsi le programme du Corso?
Pendant ce temps, le marquis était devenu pensif, et,
les yeux plongés dans la tasse de café qu'il venait de vi-
der, restait sans se mêler à la conversation.
Le professeur renouvela sa proposition avec plus d'in-
stance.
— Mon ami, dit enfin le vieillard, après une longue
pause et du ton d'un homme qui vient de prendre une
mûre délibération, vous savez combien j'aime à me laisser
guider par vous en toute chose ; aussi vous ne vous fâ-
cherez pas si je vous déclare que mon premier mouvement
eût été de refuser nef de vous suivre dans cette cohue de
saltimbanques, où cependant me pousse, je le sens, un
motif de dignité humaine. J'irai donc avec vous au Corso,
justement parce que je me trouve avoir eu cette nuit je ne
sais quelle folle idée, quel vague pressentiment qu'il de-
vait m'arriver malheur aujourd'hui parmi les masques.
Or, comme je hais la superstition à l'égal de la peste, cette
raison seule suffît pour que je me décide à vous accom-
pagner.
A ces paroles du marquis, le professeur voulut retirer sa
proposition ; mais le vieillard se montra inébranlable et
répondit aux observations de Cœlio, qui croyait aux pres-
sentiments, qu'il se sentait dans l'àme, pour les augures
et les présages, le dédain superbe d'un Jules César.
— Mais César, dont vous parlez, remarqua Cœlio, fut
victime lui-même de son incrédulité.
— Mieux vaut encore cela, reprit le vieillard, que de
l'avoir été de sa superstition. Mon dessein est pris, et
quand lous les devins de la Grèce et de Rome se tien-
draient aux quatre coins du Corso pour me signifier que
j'y dois périr, rien au monde ne m'empêcherait d'aller où
mes principes me conduisent.
En présence d'une si opiniâtre détermination, Cœlio
n'avait qu'à s'abstenir de tout avertissement ultérieur.
364
LECTURES DU SOIR.
Marchesini, qui s'était excusé d'abord par politesse plutôt
que par un vain motif de terreur superstitieuse, se retira
en promettant au marquis de venir le prendre après la
sieste.
IX.
Les ombres du soleil couchant commençaient à couvrir
déjà la vaste place d'Espagne, lorsque le marquis et le
professeur, bras dessus, bras dessous, descendirent l'esca-
lier du Monte Pincio. A une pause qu'ils Grent, et comme
le vieillard reprenait haleine après un violent accès de sa
toux, l'infatigable cicérone lui montra l'hôtel de l'ambas-
sade d'Espagne, juste vis-à-vis de l'endroit où ils se trou-
vaient.
— Vous voyez ces deux fenêtres à droite, au premier
étage, ajouta-t-il, c'est là que don Aquilas a demeuré.
— Aquilas, don Aquilas ! s'écria le marquis en cher-
chant à rassembler ses esprits, et, tremblant des pieds et
des mains, il s'appuya sur les épaules de son guide. Aqui-
las! ai-je bien entendu? au nom de Dieu, cher professeur,
dites-moi comment il se fait que ce nom vous soit venu sur
les lèvres.
— Je m'aperçois que je viens de toucher, sans le vouloir,
une corde sensible ; mais vous m'excuserez, marquis, il
n'y a vraiment point de ma faute ; après ce que m'avait dit
le docteur, je ne pouvais soupçonner que ce nom eiit de
quoi tant vous émouvoir.
— Que vous a dit le docteur ? Le docteur ne sait rien de
ce nom ? que sait-il ?
— Qu'à Bologne déjà ce nom a produit sur vous une
impression profonde, et que vous avez demandé à connaî-
tre l'histoire dans ses moindres détails. Or, cette particu-
larité m'est revenue à l'esprit tout à l'heure en apercevant
sous mes yeux l'hôtel de l'ambassade d'Espagne. Le doc-
teur ne vous a-t-il donc pas montré la complainte rimée à
la gloire du martyre du jeune saint?
— Au nom du ciel, professeur, un instant ! une minute !
laissez, que je revienne à moi !
A ces mots, le vieillard s'assit sur le parapet de l'esca-
lier, et, la lète appuyée contre un pilastre :
— Justice éternelle ! murmura-t-il en croisant ses bras
sur sa poitrine, serait-il bien possible? Dieu, Dieu! c'est
toi, je te reconnais ; mais faut-il donc que ta main s'appe-
santisse ainsi sur des générations, et que tu venges sur les
enfants et sur les enfants des enfants les crimes des aïeux!
Cependant il eut l'air de se calmer un peu, et, se tour-
nant vers le professeur :
— Vous parliez donc de ce meurtre commis dans le
quartier des Juifs sur la personne de ce jeune Espagnol.
Ai-je bien compris ce que vous médisiez, mon ami, ou bien
esl-ce que je radote?
— Laissons cela, marquis, vous êtes trop ému pour en
entendre aujourd'hui davantage. Si j'avais seulement pu
prévoir que ce nom de don Aquilas vous touchât de si près,
jamais, à coup sûr, mes lèvres ne l'eussent prononcé.
— De près! non! non! point de près, mais à fond!
mais dans l'àme ! Il n'était ni mon parent, ni mon ami ; je
ne l'ai jamais connu, jamais vu, je n'ai jamais ouï parler
de lui ! mais, de grâce, par grâce, continuez, dites ce que
vous savez sur la famille de ce jeune homme. Je vous le
répète, soyez sans crainte, et racontez-moi tout ; je n'ai
point de parents en Espagne, mais au nom du ciel, mon-
sieur, parlez-moi donc de sa famille ! Voyez, vous le voyez,
je suis calme à présent, ce n'était rien qu'un accès de toux,
et nous allons continuer notre promenade.
Le marquis rassembla péniblement le peu de forces qui
lui restaient, et, se levant, reprit le bras du professeur.
— Patience, cher marquis, répondit celui-ci, patience,
vous en apprendrez aussi long que j'en sais moi-même sur
cette affaire. Mais, pour Dieu ! ne brusquons point les cho-
ses ; et d'abord, je vous dirai que je n'ai recueilli sur cette
maison que des renseignements d'assez médiocre impor-
tance. Ainsi, je crois savoir que l'envoyé d'Espagne était
l'oncle du jeune prêtre, ou du moins son proche parent.
Il l'avait amené d'Espagne à sa suite, et lui servait ici de
père adoplif. Je me souviens encore d'avoir vu ici sa mère,
une riche veuve de Valence, il y a de cela quelques années.
Un de mes amis peignit même son portrait. A cette épo-
que, on l'appelait dona Mercedes.
A ce nom, le vieillard tressaillit pour la seconde fois, et
son pauvre corps tout brisé se débattait encore contre un
tremblement nerveux qui l'agitait de la tète aux pieds,
lorsqu'une émotion nouvelle l'atteignit subitement et
comme un coup de foudre, .\vant même qu'on sût d'où le
trait pouvait partir, il venait de rouler sur le carreau avec
un cri perçant, et l'œil fixe, la bouche écumante, le front
ruisselant d'une sueur glacée, il secouait encore sa main
droite comme pour se défendre d'un spectre, indiquant
toujours la place d'Espagne de sou geste convulsif. Le
professeur regarda sur la place, du côté que le doigt livide
du vieillard semblait désigner, et vit en effet le marquis,
le vieux marquis en personne courant et gambadant parmi
les masques le long de la Via Condotti. C'était lui, il n'y
avait point à s'y méprendre, un effrayant aller c^o.' Qu'on
se figure sa ressemblance même échappée du miroir par un
enchantement, son ombre détachée de son corps, et se li-
vrant, aux yeux d'une multitude en frairie, à toutes les
arlequinades, à toutes les grotesques débauches d'un per-
sonnage du mardi-gras. Comment ne pas le reconnaître !
c'était lui, lui, sa physionomie, son costume, son air; lui
avec son habit de satin vert brodé, sa roquelaure blanche
par-dessus, et celte incomparable casquette de voyage qui
n'avait pas son double dans le monde entier.
Marchesini lui-même fut troublé à cette apparition fantas-
tique, mais son illusion ne dura guère, etl'aspect du véritable
marquis ne tarda pas à le ramener au sentiment de la réalité.
Le malheureux vieillard gisait sans mouvement sur le sol. Un
tremblement contractile des lèvres indiquait seul un dernier
reste de vie dans ce cadavre. Ses yeux étaient fermés, et la
partie gauche de la face avait subi une si effroyable altéra-
tion, qu'on ne la reconnaissait plus. Du même côté, le bras
se raidissait dans une immobilité paralytique. Evidemment
une attaque l'avait frappé, et l'effort convulsif de sa main
droite pour se porter vers le cœur témoignait que c'était
dans ces régions que le coup avait dû l'atteindre. Le pro-
fesseur appela au secours, et des mendiants étendus sur les
dalles de l'escalier accoururent clopin-clopant. En aperce-
vant le marquis, dont ils avaient déjà reçu plus d'une au-
mône, ces malheureux montrèrent un zèle plein d'effusion
et de gratitude, et, se rassemblant autour du moribond, ils
se mirent en devoir de le transporter chez lui. Le plus ro-
buste saisit le corps par les épaules, un autre soutint les
pieds, un troisième le bras paralysé, et le reste, priant et
pleurant, accompagna la marche, qui se dirigea vers la
maison du marquis au bruit des fanfares du carnaval.
A la porte, le professeur, qui avait pris les devants pour
envoyer chercher un médecin, et le vieux domestique reçu-
rent le corps des mains des mendiants, et, après les avoir
congédiés non sans peine, portèrent le marquis dans ses
appartements, et le déposèrent sur un canapé du salon. Le
vieux serviteur courut s'emparer du premier miroir qui lui
tomba sous la main, et le présentant aux lèvres du vieillard :
MUSEE DES FAMILLES.
365
— il respire encore, murmura-t-il, envoyant le teint de
la glace s'obscurcir légèrement, tandis que le professeur,
qui tenait le pouls, répondait à cet éclair d'espérance en
secouant la tête avec un geste d'incrédulité.
Tous les moyens usités d'ordinaire en pareil cas furent
mis en œuvre pour rappeler les esprits de la vie dans ce
corps inanimé. On déboucha sous son nez des flacons de sel,
on frotta ses pieds de linges brûlants, on lui enfonça même
des pointes d'aiguilles dans les extrémités des doigts. Ces
cruelles expériences se prolongeaient sans résultat depuis
près d'un quart d'heure, lorsque le marquis ouvrit les yeux
de son propre mouvement, et regarda autour de lui d'un
air de sauvage étounement. Sa bouche aussi s'ou>Tit, mais
sans pouvoir proférer une parole , et le souffle expira sur
ses lèvres en sons inarticulés. Alors il éleva son bras droit,
et, dans une agitation de plus en plus croissante, indiqua
la porte de son sanctuaire, qui se trouvait juste vis-à-vis
du sofa.
— Au nom de tous les saints du paradis, s'écria le vieux
serviteur, où est la clef?
Le marquis montra du doigt la veste qu'on venait de lui
ôter, la clef se trouvait dans la poche. Alors on courut vers
la porte, et cet homme à moitié mort, sitôt qu'il vit s'ouvrir
le sanctuaire, voulut s'élancer du sofa ; mais ses forces
l'abandonnèrent, et ce fut à peine s'il lui en resta assez
pour témoigner au professeur, par ses signes et par ses
gestes, son désir d'être conduit dans le cabinet. On obéit ;
mais à peine dans son sanctuaire, il commença de se
heurter le front contre les murailles, de se frapper le cœur
du poignet droit, et de gesticuler comme-un fou de tous les
membres dont l'usage lui restait encore. L'être intérieur
en était à sa dernière lutte, mais ces désirs et ces senti-
ments, un Instant ravivés avant de s'éteindre pour jamais,
ne trouvaient plus, parmi les agents corporels, d'assistance
pour s'exprimer par des sons ou des gestes. De minute en
minute ses signes devenaient moins intelligibles. Il montra
le coussin placé devant l'autel, saisit par le bout une robe
de chambre de satin rose qui pendait à la muraille, juste
derrière la maisonnette de carton peint, comme s'il eût
voulu s'en revêtir; puis, se retournant brusquement, de-
meura immobile, regardaut du côté de sa chambre, et l'œil
fixé sur un tableau représentant la pjTamide de Cestius.
Jamais agonie ne fut plus douloureuse à contempler. C'était
pitié ^Tairaent de voir ce malheureux lutter et se débattre
en désespéré pour se décharger des sensations et des souve-
nirs qui le suffoquaient à cette heure suprême. Enfin la mort
en prit compassion, et le délivrant de cette lutte affreuse,
atteignit à son second coup le but que le premier avait
manqué. Le vieillard rendit l'âme, sa main droite tournée
vers la pyramide sépulcrale. Le professeur et le vieux do-
mestique, en proie l'un et l'autre à la terrible secousse que
la mort venait de leur donner en passant au milieu d'eux,
laissèrent aller le cadavre qui glissa de leurs bras et se
coucha par terre, la tête naturellement appuyée sur le
carreau consacré, d'où le fidèle carlin venait de descendre
pour faire place à son maître, auprès duquel il s'étendit
silencieusement.
X.
Tandis que son vieil ami dépouillait pourjamais la larve
de cette vie terrestre, Cœlio, déguisé en arlequin, paradait
follement dans le Corso. Après avoir cherché le marquis à
tous les balcons du voisinage, il pensa que le bonhomme
aurait changé de résolution et se serait décidé pour une
fois à suivre les conseils de la sagesse ; sur quoi il cessa
de se préoccuper davantage de l'absence du vieillard, et se
mit à folâtrer de plus belle. Déjà depuis longtemps il ne
songeait plus au marquis et poursuivait une jolie vigne-
ronne coiffée de pampre, lorsqu'il lui sembla tout à coup
apercevoir à quelque distance la figure de son original qui
gesticulait à tour de bras et se débattait au milieu de la
foule.
— L'esprit du mardi-gras aurait-il par hasard revêtu le
masque du vieux? murmura Cœlio, s'efforçantdese diriger
vers cette incroyable apparition, qui, assaillie de toutes
parts, bombardée à coups de trognons de pomme, et se
défendant de la plus grotesque façon au milieu des huées
et des poussades, disparaissait à tout moment derrière un
nuage de farine et de poussière.
— Méfiez-vous de la vigneronne ! ne buvez point à sa
coupe ! philtre d'amour ! philtre d'amour ! sorcellerie !
A ces mots, veuus du groupe où l'apparition raanœu*
366
LECTURES DU SOIR.
vrait, et dans lesquels il crut pertinemment reconnaître
Taigre fausset du vieux marquis, Cœlio essuya de la tète
aux pieds une bourrasque de projectiles carnavalesques qui
l'atteignit si bien, qu'il fut plusieurs minutes avant de re-
prendre contenance. Or, pendant ce temps, la cohue s'était
dissipée, le fantastique personnage et la joyeuse bande
ameutée autour de lui avaient disparu. Cœlio voulut à
toute forcp rejoindre son masque, mais il perdit sa peine.
Vainement il monta et descendit la file des carrosses,
fouilla tous les recoins du Corso, visita les cafés, examina
chaque balcon et chaque fenêtre; point de marquis. En y
réflichissant alors, il lui sembla que son esprit venait
d'être abusé par quelque illusion funeste. Peu à peu cette
idée gagna dans son cerveau naturellement porté à voir
du merveilleux en toute chose, et bientôt l'inquiétude,
la curiosité , et je ne sais quel trouble mêlé de pres-
sentiments et de vagues terreurs, l'obsédèrent à tel point
qu'il sortit du Corso et reprit le chemin de la Via Sisîina.
En un moment notre jeune fou de tout à l'heure perdit
toute la gaieté de son caractère d'emprunt, et jamais ha-
bitué du carnaval à Rome ne vit ce drôle d'arlequin mar-
cher d'un pas si grave et si mélancolique. Cet air pensif
sous ce masque grotesque, l'attitude de la réflexion en un
semblable accoutrement, pouvaient en effet présenter aux
yeux de l'observateur un assez singulier phénomène. On
eût dit le mercredi des cendres dans la casaque du mardi-
gras. Le trouble de Cœlio augmentait à chaque pas ; il
monta les escaliers quatre à quatre, et, parvenu à la porJe
du marquis, il entra sans frapper. La chambre était vide,
et le jeune homme pâlit en apercevant sur la table l'habit
et le chapeau du vieillard, et tout auprès une trousse de
chinirgien. Au même instant le domestique sortit du ca-
binet.
— Où donc est le marquis ? s'écria Cœlio.
— Chut ! chut î répliqua le vieux serviteur en élevant la
main d'un geste signiûcatif : il dort.
XI.
Cœlio, tremblant d'avoir deviné le sens de ces paroles,
se précipita dans le cabinet par la porte restée entre-bàillée.
Le cadavre gisait là, conservant encore l'attitude qu'il avait
prise en tombant, la tète appuyée sur le coussin, et dans le
bizarre entourage de son sanctuaire. Cœlio tressaillit, et,
sans proférer un seul mot, porta ses deux mains à son
front. Il y eut alors un moment singulier, et cette scène de
la vie dans son plus extravagant équipage se rencontrant
avec la mort frappa sérieusement le professeur ainsi que
le médecin, dont la lancette sollicitait encore la veine du
défunt. Qui ne se souvient de s'être laissé aller à de graves
et profondes réflexions en présence de ces peintures fan-
tastiques du moyen âge où le squelette armé de la faux
est représenté dansant un pas avec quelque masque joyeux
du carnaval ? Ainsi, dans cette chambre, figurait le jeune
arlequin auprès de ce corps inanimé du vieillard, avec cette
différence toutefois que, par son attitude et l'expression de
son visage, le jeune homme rappelait plutôt le génie an-
tique de la mort, dont la batte échappée de ses mains si-
mulait le flambeau retourné.
Cependant, avant de congédier son collègue, Cœlio vou-
ut expérimenter lui-même une dernière fois sur le corps du
marquis, et cette épreuve suprême n'obtenant pas plus de
résultat que les précédentes :
— C'en est fait, dit-il au professeur.
— Amen ! murmura le vieux domestique ; de pareil
maître, je nen retrouverai jamais !
A ces paroles, un long et religieux silence succédi, pen-
dant lequel il eût été facile de lire sur la physionomie des
assistants les sensations diverses qu'éveillait en eux le
spectacle qu'ils avaient sous les yeux. Le professeur mon-
trait cette émotion froidement silencieuse où la vue d'un
cadaNTe jette toujours un homme. Le vieux domestique
donnait cours à son effusion, et Cœlio, de plus en plus
abimé dans sa rêverie, semblait moins préoccupé désormais
de l'événement en lui-même que des idées que cet événe-
ment remuait dans son esprit.
A la fin cependant, le professeur trouvant que cette pause
menaçait de se prolonger beaucoup trop, essaya d'interro-
ger le jeune homme, mais celui-ci ne répondit pas ; sur
quoi Marchesini revenant à la charge :
— A quoi pensez-vous donc ? Evidemment depuis dix
minutes vous n'êtes plus sur la terre ? vous serait-il arrivé
quelque chose? parlez.
— Vous vous moqueriez de moi, répondit Cœlio en s'ef-
forçant de rassembler ses esprits ; quelque chose en effet
m'est arrivé, quelque chose de si prodigieux, que j'en suis
à cette heure encore plus épouvanté que de l'aspect de ce
cadaNTe. Au moment même où le marquis expirait ici, je
l'ai vu, moi, dans le Corso.
— Est-ce tout? cher docteur, répliqua Marchesini ; en
ce cas je vous dirai que j'ai eu, moi aussi, cette appari-
tion, et qui plus est, le pau>Te marquis lui-même, qui, sans
ce coup imprévu, vivrait encore, vous pouvez m'en croire.
Cessez donc de vous marteler la cervelle à ce sujet. Notre
excellent ami, avec sa manière fantasque d'aller vêtu, avait
attiré sur lui les brocards du bon peuple de Rome, et quel-
qu'un aura trouvé plaisant de copier son costume point par
point, et de promener sa ressemblance en plein carnaval.
Malheureuse parade, qui devait avoir un bien cruel dé-
noùment, car je demeure convaincu que cette apparition
soudaine jsur la place d'Espagne, et dans les dispositions
où il était déjà, lui a porté le coup de la mort. Un instant
auparavant, le nom de don Aquiias, prononcé par moi par
hasard, l'avait vivement ébranlé, mais le coup de foudre
auquel il a succombé venait certainement d'un autre
côté.
— Votre récit, reprit Cœlio, ne fait qu'accroître mon
épouvante et donner à la chose un sens plus grave et plus
mystérieux.
— .\u nom du ciel, mon cher, continua le professeur
avec impatienc, comment pouvez-vous être si supersti-
tieux? Qu'une paceille vision ait de quoi vous saisir dans le
premier moment, je le veux bien ; mais il n'est pas permis
à un homme, en état de raison de s'y arrêter comme vous
le faites. Laissons cela. Allez vous deshabiller, et venez
chez moi, nous passerons la soirée ensemble. J'ai à vous
parler longuement du marquis, dont vous interpréterez
sans aucun doute mieux que je ne le puis les derniers mou-
vements et les derniers gestes... Mais sortons, je commence
à me sentir mal à l'aise dans celte chambre. •
Cœlio suivit sans résistance le professeur, qui, lui pre-
nant le bras, le fit pa- "' de cet obscur cabinet de
la mort à la saine et ï, rté de la vie. La vaste fe-
nêtre ayant vue sur la ville éternelle était ouverte aux
chaudes lueurs du soleil couchant, qui déclinait dans des
flots de pourpre et d'or derrière les cyprès du Monte Mario.
Le jeune homme s'arrêta immobile en présence de cette
pompe occidentale. 11 lui sembla un moment que la ville
entière, que cette large plaine aux sept collines n'était
qu'un immense champ de morts. \\i plus profond de l'a-
bime, il crut voir enfouies les urnes cinéraires des vieux
rois, des consuls et des vestales, au-dessus desquels gi-
saient les ossements broyés et pulvérises des saints et ^Vs
MUSEE DES FAMILLES.
367
martyrs, puis enfin, presque à la surface et recouverts d'un
peu de terre humide, les cadavres des contemporains, dé-
posés là sans blessures ni couronnes.
Au même instant le canon du Corso retentit.
— La farce est jouée, murmura Cœlio. Le carnaval a
rendu Pâme. Maintenant endossons le suaire, et couvrons-
nous le front de cendres, jusqu'à ce qu'une salve tonnante
nous appelle au matin du saint jour de la résurrection.
XIL
Cœlio ne ferma point l'œil de la nuit suivante. Contre son
habitude, il laissa veiller une lampe dans sa chambre sous
prétexte de lire, mais dans le fond pour essayer de com-
battre l'espèce de terreur que provoquait en lui le voisinage
d'un cadavre, terreur que l'obscurité redouble, on le sait,
chez les natures exaltées et faibles. 1! commença par feuil-
leter quelques volumes de Byron, et parcourut entre autres
ses stances sur Rome aux derniers chants de Child-Harold,
qui venait de paraître ; mais bientôt cette lecture ne lui
suffisant plus, il eut recours à la Bible, et la Bible, elle
aussi, fut impuissante à distraire son esprit. Quel que fût
le livre, profane ou sacré, terrestre ou divin, son attention
devait inévitablement (inir par se porter ailleurs, détour-
née par je ne sais quel torrent d'idées confuses et de sensa-
tions, fleuve interlinéaire qui roulait et grondait pour lui
dans le texte ; sujet vivant dans une lettre morte.
A la fin, de guerre lasse, Cœlio renonça au livre et se
mit à causer familièrement avec lui-même. Il arrive pres-
que toujours qu'un homme qui, dans les rapports de la vie
quotidienne, nous paraissait assez indifférent, quelquefois
même insupportable, double et triple de valeur à nos yeux
lorsqu'il est mort, surtout si nous nous découvrons au fond
de la conscience quelque tort commis à son préjudice et
qu'il ne nous a pas été donné de réparer. Cette voix bien
naturelle s'éleva dans le cœur de notre jeune ami ; Cœlio
repassa, l'une après l'autre, toutes les belles qualités du
marquis, et se trouva bientôt avoir composé un caractère
tout sympathique, une sorte de figure idéale, qu'il entoura
sur l'heure de tendresse et d'affectueuse vénération.
— Toi aussi, tu l'as méconnu, lui, méconnu de tous, se
dit-il en se rappelant avec un sentiment de reproche cer-
tains traits de son caractère qui l'avaient souvent éloigné
du vieillard. Toi aussi, la forme baroque de son enveloppe
extérieure t'a empêché de plonger plus avant dans la noble
essence de son être ; et pourtant, que de mal ne s'est-il pas
donné pour être compris de toi! combien de fois n'a-t-il
pas essayé de l'inspirer quelque intérêt pour les saintes
souffrances de sa vie!
Cependant à ces récriminations succédèrent d'autres
idées moins amères. Peu à peu il oublia le passé pour l'a-
venir, et là de nouveaux plans, d'autres projets lui souri-
rent. Il se vit libre de prolonger aussi longtemps qu'il lui
plairait son séjour en Italie. Sitôt après la semaine de Pâ-
ques, il visiterait Naples, ensuite il se rendrait à Florence
ou à Pise pour y traverser les grandes chaleurs ; puis enfin
il retournerait à Vienne par Venise. Oui, mais une fois là,
que ferait-il ? Vainement il s'interrogea sur ce sujet, et
comme il ne trouvait point de réponse à se donner à lui-
même, il prit le parti de s'abîmer dans les vagues lointains
des espérances indécises, d'y remuer un monde de hasards
et d'invraisemblances, et de se perdre à la fin dans le vide
de ses fantaisies. Là flottaient les souvenirs de Marianne,
de Claire, de I.ucy, blondes et gracieuses figures qu'il avait
rencontrées dans la vie, et que son imagination de poëte et
d'amant idéalisait dans ses rêves. A cette mystique phalange
d'adorables visions, types charmants que devait réaliser un
jour la femme aimée, vint bientôt se joindre l'idée du por-
trait gardé si mystérieusement dans le sanctuaire. Une in-
surmontable curiosité s'empara alors du jeune homme, et si
les terreurs de minuit ne l'avaient empêché de s'aventurer
dans cette chambre où gisait encore le défunt, il n'eût
certes point attendu jusqu'au matin pour voler à la con-
quête du bijou tant souhaité. Cependant, sitôt que les pre-
mières lueurs de l'aube blanchirent les rideaux de la croi-
sée et qu'il se fit un peu de bruit au-dessus de sa tête,
dans l'appartement du professeur, Cœlio s'enveloppa de sa
robe de chambre, et, sa lampe à la main, se dirigea, au
milieu du crépuscule, vers le sanctuaire du marquis, se
gardant bien toutefois de risquer un coup d'œil sur le ca-
davre étendu non loin de la porte du cabinet.
— Il dort, pensa-t-il à part lui, le vieux gardien du
sanctuaire, et s'il allait s'éveiller pour chasser le voleur du
temple !
Comme il ouvrait la porte du cabinet noir, le vieux car-
lin vint à lui avec un grognement lugubre et passa entre
ses jambes pour chercher son maître. Au moment où Cœ-
lio, déposant la lumière sur l'autel, aperçut le mystérieux
portrait placé, comme nous l'avons dit, à l'une des fenê-
tres de la maisonnette de carton peint, une sensation iné-
narrable courut dans tout son être. On ne saurait, en effet,
rien concevoir de plus attrayant, de plus irrésistible ; un
abîme de douleur et de bea^até se peignait dans les traits de
cette image, dont les grands yeux bruns, nageant dans une
mer d'azur, semblaient vouloir attirer le jeune homme dans
leur profondeur insondable.
— Je l'ai trouvée ! s'écria Cœlio, arrachant le portrait
de la fenêtre et le pressant avec ravissement tantôt sur
son cœur, tantôt sur ses lèvres.
Dès ce moment un délire inconnu s'empara de lui, ses
yeux rayonnaient d'extase, sa bouche souriait à cette mi-
niature, il l'appelait Lucy, Marianne, Elsbeth, de tous les
noms des anges de ses rêves ou de ses souvenirs ; car il
finit par ne plus voir dans ce portrait que l'adorable res-
semblance d'un idéal mystique pressenti. Quelques instants
s'écoulèrent avant que cette hallucination eût jeté toutes
ses flammes et que le calme de ses sens lui permit de jeter
un coup d'œil sur les divers objets qui l'entouraient. Alors
seulement Cœlio, avisant l'excentrique ordonnance des
lieux, se rappela les descriptions qu'on lui en avait faites
à B... Toutefois le noyau de cerise manquait ; mais un pe-
tit crochet d'or suspendu sous la grande fenêtre semblait
répondre à la destination supposée. Tout en examinant
différentes curiosités, véritables joujoux rassemblûs sur
l'autel avec un soin minutieux, le jeune homme aperçut,'
devant la maisonnette de carton, un cahier plié en forme
de lettre et qui, à n'en juger que par la couleur nullement
jaune du papier, devait ne point appartenir aux antiquailles
du cabinet. Cœlio brisa le cachet noir aux armes du mar-
quis, ouvrit l'enveloppe et recohnut la main du vieillard. La
note était écrite en française! portait pour titre : /n/rod«c-
tion à mon sanctuaire du Souvenir destiné à mon jeune
ami Cœlio. L'encre fraîche encore témoignait de la récente
existence de ce document, daté du reste des premiers jours
du carnaval. Cœlio ne put se défendre d'une émotion dou-
loureuse à l'aspect de ces lignes tracées par la main du
vieillard, et des sentiments de piété et de tendresse impo-
sant silence à sa curiosité hâtive, il rentra dans sa chambre,
emportant, avec le saint respect dû aux reliques, le manu-
scrit et le portrait.
Henri BLAZE.
( La suite au numéro prochain.)
368
LECTURES DU SOIR.
UNE CHARGE DE DRAGONS.
Scène de la Vie Militaire.
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«^ i/a {"•'-«-
Un des plus brillants élèves de l'ancienne école impé-
riale de cavalerie de Saint-Germain, Edouard Brémont, Gis
unique du riche banquier de ce nom, à Paris, avait obtenu
son brevet de sous-lieutenant au mois de décembre 1813;
mais avec ses lettres de service le ministre de la guerre
lui avait expédié l'ordre de rejoindre, dans les vingt-quatre
heures, le 10« régiment de dragons, dans lequel il avait été
incorporé. Ce fut à peine si notre jeune homme, tout fier
de son épaulette , eut le temps de venir embrasser son
père et de se faire habiller au Palais-Royal, chez le célèbre
Walther, ce tailleur breveté des dragons de l'Impératrice,
qui avait le rare talent de confectionner le plus galant uni-
forme en une journée ; mais ce qui était le plus pénible
pour Edouard, c'était de se voir forcé de prendre des bottes
toutes faites chez Sakoski, ce bottier fashion des lions de
l'état-major. Enfin, quarante-huit heures après sa sortie
de l'école , il avait quitté la capitale pour aller rejoindre
D régiment, cantonné dans les environs de Langres. Ûr,
il n'avait pas attendu longtemps l'occasion de prouver à
ses dragons qu'il était digne de les commander. Quelques
jours après son arrivée, il s'était trouvé en face de l'enne-
mi, et le duc de Trévise, qui l'avait vu à la tête de son pe-
loton charger un escadron de hulans autrichiens, lui avait
promis de demander pour lui la croix dans le premier rap-
port qu'il adresserait à l'Emperevir.
Toutefois, Edouard n'était pas encore quitte envers son
régiment. Il avait payé sa bienvenue à l'ennemi en lui sabrant
quelques hommes avec vigueur, mais il n'avait pas payé
sa bienvenue aux officiers, ses camarades; les circon-
stances ne lui avaient pas permis de s'acquitter de ce tri-
but établi par l'usage. Toujours à cheval et le sabre à la
main, Edouard ne pouvait que promettre, et se justifier
par la nécessité impérieuse d'un ajournement. Cependant
ses jeunes camarades, qui comptaient peu sur l'avenir dans
une lutte contre tant d'ennemis, commençaient à désespé-
rer dp """^ se réaliser la promesse d'Edouard, car il avait
MUSÉE DES FAMILLES.
369
été question d'un déjeuner fabuleux où le vin de Cham-
pagne devait être à discrétion , en6n d'un déjeuner digne
de l'opulence proverbiale du père de l'amphitryon. De son
côté, Edouard ne se faisait pas faute de magnifiques assu-
rances. Pour calmer un peu l'impatience de MM. les lieute-
nants ; il avait réglé d'avance la carte du repas, qui, d'après
le programme, devait être historique. Mais Napoléon, mais
Blucker, mais Schwartzenberg, mais Platow et ses Cosa-
ques, ne laissaient pas un moment de trêve à nos troupes;
le moyen de formuler le menu d'un tel déjeuner au milieu
d'un bivouac ou d'un village incendié!
Edouard crut un instant que le congrès de Chàtillon lui
permettrait enfin de tenir sa parole et d'offrir celte bien-
venue , dont l'ajournement forcé l'exposait incessamment
aux sarcasmes de quelques officiers et surtout aux sermons
de son capitaine, vieux troupier, qui, tenant rigoureuse-
ment aux anciennes traditions, ne plaisantait jamais sur
le chapitre des bienséances de rigueur. Le capitaine adres-
sait à Edouard de graves remontrances touchant l'obser-
vation des usages reçus dans le régiment, et se montrait
même assez disposé à accepter un déjeuner tans fa-
çon, afin de ne pas déroger au principe; mais Edouard
avait promis beaucoup mieux que cela; son amour-pro-
pre de jeune homme repoussait la transaction offerte
par son capitaine; il ne voulait point entendre parler
d'un accommodement qui semblait laisser à ses camarades
l'honneur d'un généreux sacrifice , et à lui le rôle d'un
vantard.
Le 10' de dragons faisait partie de la division de cava-
lerie du général Vernier, etcombattit vaillamment à Champ-
.\ubert, à Montmirail. A cette dernière affaire, la cavalerie se
couvrit de gloire, Edouard et ses dragons en eurent leur
bonne part ; mais les chevaux fatigués ayant besoin de repos,
on fut obligé de bivouaquer près du champ de bataille,
Le bivouac de Charap-Aubert.
malgré l'impatience de l'Empereur, qui brillait d'atteindre
Blucker en personne , dont il avait battu successivement
l'arrière-garde et l'avant-garde. La correspondance de Pa
ris pour le quartier-général se trouva donc à Montmirail,
et là furent distribuées les lettres. Il y en avait une pour
Edouard : elle était de son père, qui se plaignait d'abord du
silence de son fils, comme si le jeune homme avait eu le
temps de lui écrire, et qui, ensuite, le priait de s'informer
de l'état dans lequel il trouverait son château de Brémont,
situé à un quart de lieue de Montmirail , si par hasard le
mouvement de l'armée le conduisait près de cette magni-
fique propriété. En outre, le banquier manifestait à son fils
les plus vives inquiétudes pour son cher château, dont les
embellissements et l'ameublement lui avaient coûté « les
yeux de la tête», lui disait-il textuellement. 11 plaignait
surtout le sort de ses caves , où il y avait un assortiment
complet des meilleurs vignobles de la Bourgogne et de la
Champagne. * J'ai manqué de prévoyance, ajoutait le ban-
SFPTF.MCRE ISii.
quier, ou plutôt j'ai eu trop de confiance dans le génie de
l'Empereur; il est maintenant trop tard pour essayer de
faire transporter à Paris tous ces vins. Hélas! ces quatre
mille bouteilles, que vont-elles devenir? ajoutait-il, et mon
château, qui sait s'il demeurera debout! »
Edouard sourit en lisant la lettre de son père :
— Je le reconnais bien là, dit-il en mettant la lettre dans
sa poche : il tremble depuis les pieds jusqu'à la tête pour
son vin et pour son château, qui pourrait bien trembler,
lui, depuis la cave jusqu'au grenier.
Déjà il avait oublié la missive paternelle, lorsqu'il fut
abordé par son capitaine, qui, cette fois, ne lui parla pas du
déjeuner futur, mais du détestable bivouac où ils avaient
à peine un peu de bois pour sécher leurs manteaux, mouil-
lés par une pluie glaciale. Le capitaine était de fort mau-
vaise humeur, et sa philosophie semblait l'avoir abandonné,
quand Edouard, qui avait semblé réfléchir un moment,
1 interrompit tout à coup par cette brusque question :
— i7 — ONZifcjfE VOLL'VE.
370
LECTURES DU SOIR.
— Mon capitaine, aimez-vous le vin de Champagne?
Celui-ci regarda Edouard d'un air étonné :
— Belle demande! répondit-il. AJlons! mon cher Bré-
mont, pas de mauvaises plaisanteries..., ne parlons pas de
vin de Champagne quand nous n'avons pas seulement
d'eau à boire.
— Mais je ne plaisante pas du tout, mon capitaine. Tenez,
voyez-vous là-bas, à droite de la route, ce gcand bâtiment
dont les blanches murailles se dessinent même à travers le
brouillard?
— Certainement, je le vois: c'est un château qui semble
de fort belle apparence... Et après?...
— Eh bien! c'est le château de mon père.
Le capitaine porta le revers de la main droite à la visière de
son casque comme pour faire le salut militaire, en disant :
— Mes sincères compliments à vous, mon cher, ainsi
qu'à votre respectable père ; mais j'ai bien peur qu'il n'ait
été déjà visité par les Cosaques de Sackenou les hussards
de Blùcker... ce serait fâcheux pour lui.
— Pour qui, mon capitaine, pour Blùcker ou pour le
château?
— Pour le château, et plus encore pour vous, répliqua
celui-ci.
— Alors consolez-vous, mon capitaine, il ne l'a pas été...
Et, ce qui le prouve, c'est que j'aperçois encore les volets
et les Persiennes des fenêtres; si les Cosaques ou les Prus-
siens avaient passé par-là...
— C'est juste , mon cher ; votre observation est celle
d'un militaire expérimenté... Mais, eofin, où voulei-vous
en venir?
— Vous ne devinez pas qu'il faut que, de préférence,
nous visitions, les premiers, le château paternel?
— Admirable idée ! s'écria le capitaine ; d'ailleurs il n'est
qu'à quelques portées de fusil d'ici ; la visite sera bientôt
faite.
— Mon père, lui-même, vient de m'écrire pour me de-
mander des renseignements sur l'état de sa propriété et...
de ses caves.
— Nous lui en donnerons, mon cher Bréraont, nous lui
en donnerons; allons, à cheval!
— Un moment, mon capitaine ! fit Edouard en se frap-
pant le front comme inspiré d'une idée sublime : si nous
demandions au colonel la permiseion d'y mener le régi-
ment, il y serait un peu mieux qu'ici; il y a des écuries
très-vastes, des greniers remplis de fourrages, et des ca-
ves... oh! ce sont les caves!... Quand même ce déplace-
ment momentané serait sans importance, surtout si nous
ne devons pas suivre l'Empereur.
— Diable! mon cher, vous avez là une idée véritable-
ment ornée de pierres précieuses; mais je redoute les ob-
jections du colonel ; et puis le général Vernier a quelquefois
des scrupules.
— Le général! des scrupules? Mais c'est le château de
mon père, c'est un héritage à moi! et s'il avait été com-
pris dans nos cantonnements, mon père aurait-il le droit
de se plaindre? Écoulez, capitaine, ce que je vous propose
est tout à fait dans l'intérêt du château : placé sur une route
militaire, où il est exposé à toutes les chances de la guerre,
heureux si la première visite qu'il reçoit est celle des Fran-
çais! Et combien mon père nedevra-t-il pas se féliciter,
quand il saura que c'est moi, que c'est son fils adoré, car
il m'adore depuis la mort de ma pauvre mère , qui ai fait
les honneurs de Brémont à nos soldais, à mon régiment!...
Grâce à moi et aux circonstances particulières de celte vi-
site, toute de convenance, le château ne souffrira tout juste
qu« ce qu'il aurait souffert pour éloigner d'autres visiteurs,
qui peut-être seraient moins scrupuleux; car enfin je serai
là, moi ! Nous serons là, mon capitaine, pour régulariser
les distributions à nos dragons, et pour que tout se passe
dans l'ordre... Comprenez-vous maintenant?
Le vieil officier, enchanté des ouvertures qui lui étaient
faites, et rassuré d'ailleurs par le langage et les raisonne-
ments de son lieutenant, serra la main d'Edouard en s'é-
criant :
— Oui, certes, je comprends!... C'est une manière éco-
nomique de payer votre bienvenue...
— C'est mon père qui payera pour moi... Mon père ou
moi, n'est-ce pas absolument la même chose? la poliiesse
ne sortira pas de la famille.
— C'est ma foi vrai ! fit encore le capitaine.
Et voilà ce dernier qui court au bivouac du colonel, et
le colonel qui court chez le général pour obtenir le chan-
gement de cantonnement de ses dragons , tandis que
Edouard attend avec impatience la réponse de ces chefs,
souvent trop capricieux.
Elle arriva enfin, cette réponse si désirée.
— La victoire est à nous, mon cher Brémont! s'écria le
capitaine ; voici la permission du général par écrit; nous
allons aller au château de votre honoré père pour y prépa-
rer les logements.
Une heure après, le iO« de dragons, hommes et Che-
vaux, s'installaient dans le château de M. Brémont, et,
chose extraordinaire ! pas un ennemi ne s'y était encore
présenté ; quelques éclaireurs prussiens avaient bien rôdé
autour de ses murailles, attirés par les chants du coq, qui
dénonçait une basse-cour complète; mais la rapidité des
mouvements de l'Empereur l'avait pour ainsi dire assuré
contre les Cosaques. Le château était reslé intact pour les
Français, qui y furent bien reçus par le concierge, car ils
étaient conduits par le fils de son maître.
Edouard fit les honneurs de la propriété paternelle,
ainsi qu'il l'avait annoncé, avec une grâce et une généro-
sité qui lui valurent d'unanimes éloges; il ouvrit lui-même
les caves, donna le premier, dans la basse-cour, le signal
du massacre, et mit à la disposition des dragons toutes les
cheminées du rez-de-chaussée et tout le bois nécessaire
pour entretenir les broches. Seulement, il eut soin de faire
mettre à l'ordre du jour ces mots essentiels, que le colonel
approuva :
« Respect aux meubles, aux portes et aux fenêtres. »
Les dragons observèrent rigoureusement celte consigne,
et pendant les deux jours que le régiment passa dans le
château, il n'y eut pas une seule infraction à punir, pas
un reproche à adresser. Ce fut chose >Taiment miraculeuse
que cet ordre dans le pillage, que cette retenue dos dra-
gons dans un château qu'on avait obligeamment livré à leur
merci. Et, chose plus incroyable, quand le moment du dé-
part fut venu, il restait encore beaucoup de bouteilles qui
n'avaient point clé vidées ; ce qui parut chagriner Edouard,
qui se plaignit gaiement à ses camarades que les choses
n'avaient point été aussi bien faites qu'elles auraient pu
l'être. Aussi, uu instant avant de monter à cheval , dit-il
aux dragons :
— Mes amis, il ne faut rien laisser aux Cosaques, car ils
peuvent revenir par iri, malgré nous. Or, il est du devoir
d'un bon Français d'anéantir tout ce qui |)0urrail leur être
utile ou agréable, à conunencer par les vivres et les li-
quides.
Et, en disant ces mots , il donna lui-même le signal de
la destruction , en brisant une bouteille de vin de Cham-
pagne sur les marches du perron. Alors, dès qu'on eut fait
sortir tous les chevaux, douze cents bouteilles qui restaieat
MUSÉE DES FAMILLES.
.171
encore furent brisées de cette façon, et en un instant le
pavé de la cour principale fut inondé de flots de vin et
jonché de tessons de bouteilles cassées. Edouard sortit le
dernier, après avoir donné dix napoléons au concierge pour
calmer un peu sa mauvaise humeur, et s'en alla rejoindre
son escadron.
Edouard était heureux. Il avait payé sa bienvenue d'une
façon tout à la fois princière et originale. Cela, joint à sa ré-
putation de bravoure , le mit en grand crédit auprès des
odiciers supérieurs de son régiment, et même, pendant
deux jours, il ne fut question, à l'état-major général du
prince lîerthicr, que du savoir-vivre du sous-lieutenant du
iO'de dragons.
Mais les événements se pressaient. Les plaines de la Bour-
gogne et de la Champagne étaient sillonnées par les hordes
étrangères et par les troupes françaises. Le château de
M. Brémont ne pouvait manquer d'attirer l'attention des
Cosaques, qiii, tour à tour, accouraient frapper à ses portes,
dans l'espoir d'y trouver une abondante curée, car rien,
à l'apparence, n'annonçait la dévastation. Chaque détache-
ment croyait avoir découvert une propriété vierge de pil-
lage; mais quand le concierge ouvrait la grande porte de la
cour, les débris de bouteilles dont la cour était jonchée fai-
saient reculer les maraudeurs, qui allaient chercher ail-
leurs quelque habitation où ils n'eussent pas été prévenus.
Le génie d'Edouard avait donc assuré une inviolable sauve-
garde à la propriété paternelle, qui se trouva par le fait
mieux défendue contre la rapine des Cosaques que si elle
eût été neutralisée par des protocoles diplomatiques.
Cependant l'entrée des alliés à Paris avait mis lin à cette
guerre d'invasion. Napoléon avait abdiqué, et lesofTicicrs
français, échappés aux hasards des combats, purent venir
embrasser leurs familles. Edouard accourut comme les
autres, et, la poitrine décorée de l'insigne de la bravoure,
il comptait bien sur le succès de l'agréable surprise qu'il
allait causer à son père, qui n'était i)as prévenu de son re-
tour. Mais celui-ci, loin de lui ouvrir les bras comme il s'y
attendait, le repoussa, au contraire, avec ces mots cruels,
qui furent prononcés d'un ton terrible :
— Que me voulez-vous, monsieur? que venez-vous faire
ici ? n'ètes-vous pas satisfait de m'avoir ruiné? Allez, je ne
vous connais plus.
Edouard resta interdit : il ne savait à quoi attribuer un
semblable accueil.
— Mon père, dit-il au banquier, ne suis-je donc plus
votre fils? Comment ai-je pu mériter une pareille récep-
tion?
— Rappelez -vous votre conduite à Montmirail, mon-
sieur...
Ma conduite à Montmirail, mon père! mais c'est elle qui
m'a valu la décoration, et je croyais au contraire...
— Monsieur, interrompit le père exaspéré, je ne vous
parle que de vos exploits dans ma propriété ; vous les avez
oubliés sans doute ! mais, moi, j'ai bonne mémoire... Allez,
monsieur, les Cosaques se sont mieux conduits que vous
et vos dragons... Ceux-là, au moins, ne m'ont pas ruiné...
Faites-moi donc le plaisir de retourner à votre régiment et
de ne jamais remettre les pieds chez moi.
Edouard ouvrait de grands yeux en entendant ces pa-
roles :
— Quoi ! n'est-ce que cela, mon père? s'écria-t-il presque
joyeusement.
— Qu'est-ce à dire, n'est-ce que cela! s'écria à son tour
le père, arrivé à l'apogée de la colère. Prétendriez-vous
vous moquer de votre père et venir impudemment l'in-
iiillcr dans sa maison?
— De grâce, mon père, calmez-vous et daipnezm'enten-
dre. Vous croyez donc que votre château n'existe plus...,
qu'il a été saccagé, démoli?...
— En vaut-il guère mieux, monsieur, d'après le récit de
Leboeuf, de mon honnête concierge, que vous avez essayé
de séduire à prix d'urgent, car il a repoussé avec indigna-
tion votre or, et s'est empressé de me donner, par écrit, les
détails de votre expédition de Vandales.
— Eh bien! mon père, votre honnête M. Lebœuf n'est
qu'un fripon et un menteur. Il vous a trompé doublement,
en ce qu'il a parfaitement empoché les dix louis que je lui
ai donnés, et que votre château est resté intact. Il n'y
manque pas une porte, pas un volet, pas un meuMe, pas
une glace, pas même un rideau... En venant à Paris pour
vous voir, je l'ai visité du haut en bas. . . il est toujours ma-
gnifique. Il n'y a plus de poules dans la basse-cour, c'est
vrai ; il n'y a plus une seule bouteille de vin dans les caves,
c'est encore exact ; mais voilà les seuls dommages : sont-
ils donc irréparables? Franchement, mon cher père, au
lieu de reproches, ce seraient des remerciements que vous
me devriez ; j'ai sauvé votre i)ropriété en la livrant au pil-
lage patriotique de mes dragons. Les Cosaques n'y auraient
pas laissé pierre sur pierre, tandis que, grâce à moi, vous
en serez quitte pour quelques vieilles poules, quelques ca-
nards coriaces et quelques bouteilles de vin, que les mal-
heurs de la patrie eussent fait tourner à l'aigre, n'en dou-
tez pas, mon père ! Et si votre vin a été consommé, du
moins ne Pa-t-il pas été par des Cosaques, mais bien par
de braves dragons français qui ont bu à votre santé : n'est-
ce pas une compensation flatteuse ?
Le banquier ne trouva pas ces raisons assez concluantes ;
il avait été prévenu contre son fils par des rapports men-
songers et n'admettait pas de circonstances atténuantes
dans sa conduite. Edouard chercha encore à fléchir le cour-
roux paternel ; mais n'y pouvant parvenir, il prit une dé-
termination dont le résultat devait être une justification
complète.
— Adieu, mon père, lui dit-il; je vais chercher des piè-
ces qui, je l'espère, me feront rentrer en grâce près de vous.
Le banquier voulut le retenir, car, malgré sa colère, il
était disposé à pardonner à un fils qu'il aimait tendrement
et qui faisait son orgueil. Mais Edouard avait à cœur de
prouver son innocence, et, ayant fait seller un de ses che-
vaux, il partit à franc étrier pour Montmirail.
Arrivé dans cette ville, occupée par une brigade de ca-
valerie légère russe, il entre dans le principal café, et ren-
contre justement quelques jeunes officiers qui, bien qu'é-
trangers, parlaient le français plus correrlement que les
naturels du pays. Il les aborde poliment et leur fait part de
l'objet de sa mission, en les priant de vouloir bien l'accompa-
gner au château de Brémont, et de venir constater l'état des
lieux pour rédiger le certificat qu'il sollicite de leur com-
plaisance. Ces officiers, gens d'esprit et d"humeur joyeuse,
se prêtèrent volontiers à ce qu'Edouard voulait d'eux. Ils
partirent avec lui et arrivèrent'bientôt au château, où ils
jugèrent que le délit reproché à Edouard par son père n'é-
tait pas même une contravention filiale.
— Eh bien! messieurs, leur dit Edouard, si je n'avais
pas eu la précaution de conduire ici mon régiment et de
faire main-basse sur les bouteilles et la volaille, qu'au-
raient fait vos cavaliers en arrivant les premiers?
— Ils eussent certainement fait pis, répondit celui des
officiers russes qui paraissait le plus raisonnable.
La réponse des autres ayant été unanime pour approu-
ver la conduite d'Edouard, ils déclarèrent que l'ivresse de
leurs soldats aurait produit le même résultat que dans les
372
LECTURES DU SOIR.
autres propriétés où ils avaient trouvé du vin à boire, et que
leurs efforts même n'auraient pu empêcher le pillage gé-
néral et la dévastation complète du château.
Edouard s'empressa de rédiger en forme cette attestation,
qu'il fit signer et parapher par chacun des officiers russes ;
puis, après leur avoir offert un diner, que ceux-ci accep-
tèrent, il reprit le chemin de la capitale, où il arriva le len-
demain.
M. Brémont allait se mettre à table pour déjeuner avec
quelques amis, quand son fils entra dans la salie à manger.
11 était haletant et couvert de poussière :
— Tenez, mon père, s'écria-t-il en jetant sur son assiette
un papier plié, lisez, et voyez si je suis si coupable que
vous le pensez !
Le banquier, un peu surpris de cette apparition soudaine,
prit le papier, le lut, puis, se levant et sautant au cou de
son fils :
— Ahl mon ami, lui dit-il après l'avoir embrassé,
assieds-toi là, déjeune, et qu'il ne soit plus question de cela
entre nous.
Edouard mangea comme un jeune premier de province,
but comme un chantre de cathédrale , et, au dessert, le
banquier, pour égayer les convives, lut à haute voix le cer-
tificat des quatre officiers russes. Cette pièce singulière eut
un succès d'enthousiasme. Chacun voulut en avoir une
copie, et le récit de l'aventure, répété à la Bourse du jour,
où le banquier était fort connu, parvint jusqu'aux oreilles
de l'empereur Alexandre, qui, lui aussi, voulut voir le fa-
meux certificat délivré par des officiers de son armée. Le
czar en rit aussi ; cependant il ordonna que les quatre offi-
ciers signataires garderaient les arrêts pendant quatre jours,
pour mieux consacrer ce principe émis par Paul 1", son
illustre père, « Qu'un Russe, quel qu'il soit, ne peut ni
prendre un engagement ni signer de déclaration sans préa-
lablement en avoir obtenu l'agrément de son souverain. »
Sans s'en douter, Alexandre validait plus encore le certi-
ficat donné à Edouard, puisqu'il légalisait en quelque sorte
la signature des officiers certificateurs.
EMILE MARCO DE SAINT-HILAIRE.
SO-FI A ïiJk GMIMTUMM 3ATJMB.
CONTE CHINOIS.
Si-finn, fille de Bah-bah, était plus blanche que le riz,
plus gracieuse que le bambou. Ses pieds, modèles de per-
fection chinoise, n'étaient pas plus longs que le doigt, ce
qui lui donnait l'incstiniable avantage de ne pouvoir faire
un pas sans s'appuyer sur un roseau ou sur le bras d'une
suivante, et imprimait à sa démarche une sorte de balan-
cement élégant, assez semblable au mouvement de ces pe-
tites figures dites poussahs, qu'on voit oscilkr au moin-
dre choc sur leur base arrondie en forme de cuTot. Sa taille
était si svelte, sa figure si jolie, et toute sa personne si ra-
vissante, qu'elle ne pouvait se montrer sans attirer tous
lûs regards, comme la paille que le jongleur de Chang-hi
tientenéquilibresur le bout deson nez. Ses sourcils étaient
arqués comme le col <Ju cygne; ses petits yeux, relevés
MUSÉE DES FAMILLES.
373
vers les tempes et taillés comme les fruits de l'amandier,
n'étaient pas défigurés par des cils; ses cheveux avaient la
finesse des légers fils qu'ourdissent les araignées noires de
Tschansi ; son nez était court et délicatement épaté, ses
lèvres semblables à ces belles chenilles roses que les cuisi-
niers de Pckmg apprêtent pour la table du Fils du Ciel.
~J ^^■
Portrait Je Si-finn.
La renommée des charmes de Si-finn s'était répandue
dans toute la province de Kiang-si , et sur la foi de cette seule
renommée, son père avait reçu pour elle de nombreuses
demandes en mariage. Mais le vieux Bah-bah était tant soit
peu philosophe : après avoir longtemps médité sur les
causes théoriques et pratiques du bonheur, et particuliè-
rement sur la physiologie du mariage, il s'était fait, en ce
qui concerne le lien matrimonial, un système à lui. Son
plus grand regret, à la vérité, était de ne s'y être arrêté
qu'un peu tard, c'est-à-dire, après s'être marié; mais il
avait résolu, du moins, de faire profiter sa fille des lumières
de son expérience ; et, pour un Chinois, il avait, ce me
semble, des idées passablement avancées. 11 professait, en-
tre autres, une doctrine qui paraissait tellement hétéro-
doxe, tellement excentrique, qu'elle aurait probablement
attiré sur lui quelque manifestation du déplaisir impérial,
si l'on n'avait élevé des doutes charitables sur son état
mental. Cette doctrine ne nous semble pas, à nous autres
barbares, si déraisonnable ; mais il n'en est pas moins vrai
que, des soixante milliards d'habitants du Céleste Empire
(en ne comptant que deux cents générations de trois cents
millions chacune), Bah-bah était le premier qui se fût ja-
mais avisé de mettre en doute la parfaite convenance d'une
union conjugale entre deux personnes qui ne se sont ja-
mais vues. Il avait eu la hardiesse d'émettre et de soute-
nir cette opinion ; et il en tirait la conséquence assez logi-
que que les parties devaient, avant de serrer les nœuds
d'hyraénée, reconnaître qu'il existait entre elles certaines
sympathies et affinités mutuelles. Il décida donc, contrai-
rement à tous les usages et à toutes les idées reçues, pre-
mièrement, que sa fille verrait son futur maître et seigneur
avant de lui engager sa foi ; et, en second lieu, qu'elle au-
rait une raisonnable latitude de choix parmi les nombreux
prétendants qui se disputaient sa main.
Un mandarin à bouton bleu et deux riches négociants
avaient envoyé de magnifiques présents à Bah-bah, et un
savant lettré du collège de Han-lan avait composé dix vo-
lumes de sentences morales à la louange des vertus et de
la beauté de Si-finn, qu'il n'avait jamais vue. Bah-bah ac-
cepta les présents et parcourut les livres; mais il écondui-
sit poliment les prétendants, qui demeuraient trop loin
pour pouvoir faire leur cour en personne. Une foule d'au-
tres, qui n'avaient pas ce désavantage, se mirent sur les
rangs ; mais aucun d'eux ne trouva grâce aux yeux de Si-
finn. L'un était trop grand, l'autre trop petit; un troisième
trop gros, un quatrième trop maigre ; celui-ci trop gai, ce-
lui-là trop grave. Ting-ling avait la voix trop grêle, et
Dong-dong le verbe trop haut. L'un aimait la patate douce,
et Si-finn avait la patate douce en horreur ; l'autre n'ap-
préciait pas suffisamment le mérite du chien accommodé
aux jujubes, et c'était le régal favori de Si-finn. En un mot,
la belle Si-finn était une demoiselle fort difficile à con-
tenter.
Tout près de la ville de Hum, qu'habitaient Bah-bah et
son aimable fille, vivait un jeune homme qui tirait vanité
de sa parenté avec la famille impériale : il descendait eo
k
374
LECTURES DC SOIR.
effet d'un souverain qui avait occupé le trône environ deux
cents ans auparavant. L'empereur de la Chine étend sa
louable et paternelle sollicitude sur tous ses pauvres pa-
rents, dont il tient une liste, qui comprend près de dixmille
noms; et selon leur degré de parenté, il alloue à chacun
d'eux une pension annuelle, réglée d après une certaine
échelle graduée, ils ont en outre le privilège de porter quel-
que marque distinctive, telle que manleau, ceinture, ècharpe
ou bonnet, à la couleur impériale, c'est-à-dire jaune. Ho-
li, le jeune homme en question, portait une ceinture de
soie, ce qui l'avait fait surnommer dans le voisinage Ho-fi
à la ceinture jaune {\).
Ayant donc l'honneur d'être cousin, quoique à un degré
fort éloigné, du Fils du Ciel, Ho-fi eût regardé comme une
chose fort au-dessous de sa dignité, de travailler pour vivre;
mais, comme ses facultés pécuniaires n'étaient nullement
en rapport avec ses prétentions et ses désirs, il était quel-
quefois réduit à de singuliers expédients pour se procurer
du sel pour son poisson, comme nous le dirions dans nos
grossiers idiomes de l'Occident, ou plutôt du poisson pour
son sel.
Ho-fiavailsouvent entendu vanter les charmesde Si-finn ;
il avait entendu parler en même temps de son humeur ca-
pricieuse. Il savait combien de prétendants étaient restés
sur le champ de bataille; mais Ho-û n'était pas homme à
s'elTrayer de si peu de chose ; et comme le soled luit pour
tout le monde, il résolut de tenter aussi la fortune.
Quoique tout jeune encore, Ho-ti avait été déjà six fois
marié, et chaque fois, chose étrange ! il avait eu le mal-
heur de perdre sa femme quelques semaines après son ma-
riage. Le nombre sept étant généralement considéré comme
un nombre heureux, il n'était pas étonnaut qu'il désirât
courir une dernière chance : ses six épouses chéries étaient
ensevelies toutes ensemble dans un même tombeau, et il
lui en fallait encore une pour « faire un compte. »
Avec un mérite intrinsèque assez mince d'ailleurs,
Ho-fi possédait certains avantages qui lui avaient été fort
utiles eu plusieurs circonstances analogues. Il réunissait
les agréments physiques qui constituent, aux yeux des
dames chinoises, un beau cavalier. Il cultivait avec soin
des ongles d'un pouce et demi de longueur; il ne portait
ni barbe ni favoris, et sa tète était toujours proprement
rasée, à l'exception d'une seule touffe de cheveux, qui,
nouée avec un cordon de soie, pendait par derrière jusqu'à
ses jarrets. Aux agréments de sa personne et à la recher-
che de sa toilette, talismans si puissants en matière d'a-
mour, Ho-fi joignait des qualités encore plus précieu-
ses : c'étaient une merveilleuse assurance, une souplesse
d'esprit qui lui permettait de se plier à l'humeur de cha-
cun, et par-dessus tout, une rare habileté à saisir le faible
des gens et à régler ses mouvements en conséquence.
IIo-G, ayant donc jeté ses vues sur la fille de Bah-bali,
dressa son plan de campagne, et commença par faire con-
naissance avec le digne philosophe. 11 l'aperçut un jour qui
marchandait, à l'étal d'un boucher, un filet de fouine ; pro-
filant aussitôt de l'occasion, il s'arrangea de manière à lier
adroitement conversation, et, à l'aide de quelques obser-
vations facétieuses adressées à propos au boucher, il ob-
tint le rabais que Bab-bah lui-même, avec toute sou élo-
(i) Un tvàng (pirenl de l'empereur) de première classe coûte i
l'Êiai pnTiron 60,000 tacU , ou 500,000 francs par an , cl ccUe
allocalioD diminue graduellt-ment en descendani de rang en rang Jus-
qu'aux simples hériiiers de la ceiiilure jaune, qui ne reçoivent que
3 taeU par mois ei deux sacs de riz. Mais on leur compte lOO laels
quand ils se mariem, et 120 si leur femme vient à mourir. ( Davis,
Chinae, t. I, p. 381.
quence, sollicitait en vain. Ayant alors déclaré sa prédilec-
tion gastronomique pour la fouine, et surtout pour le filet
de ce succulent quadrupède, il fit passer la conversation,
par une série de transitions habilement ménagées, des
fouines aux belettes, des belettes aux rats, des rats aux
chiens, des chiens aux cochons, des cochons à ses aima-
bles compatriotes, et de là tout naturellement à la belle Si-
fiun, fille du sage Bah-bah. Il parla avec enthousiasme de
ce grand philosophe, et exprima le regret h}-pocrite d'être
privé de l'avantage de le connaître, même de vue.
Quel philosophe fut jamais à l'épreuve de la flatterie?
Tout dépend de la manière dont elle est assaisonnée. EJah-
bah, déjà plein d'estime pour son nouvel ami, ne se sentit
pas le courage de changer le sujet d'une conversation qui
chatouillait agréablement son amour-propre : il se hasarda
donc à sonder les opinions du jeune étranger sur sa théo-
rie matrimoniale.
Ho-G saisit la balle au bond, et voyant de quel côté ve-
nait le vent, se lança hardiment dans les éloges les plus
hyperboliques.
— Si l'on me demandait, s"écria-t-il d'un air inspiré, quel
est le plus grand des sages, anciens et modernes, je répon-
drais Bah-bah ! quel est celui qui a jamais conçu le sys-
tème le plus fécond en heureux résultats pour l'espèce hu-
maine, je répondrais encore Bah-bah! Je ne doute pas
qu'un jour ne vienne oCi le nom seul de Bah-bah sera un
argument péremptoire, une réponse à toutes les questions,
une solution à tous les problèmes. Quand on demandera à
quelqu'un sa raison, il lui suffira de dire Bah-bah! son
autorité, Bah-bah! En un mot, Bah-bah sera la quintessence
de la dialectique, le résumé de toute discussion, le dernier
mot de toute science!
Ce même jour, Ho-fi dina avec Bah-bah, du filet de la
fouine, relevé de champignons au piment. Ayant si heu-
reusement conquis les bonnes grâces du père, il chercha
l'occasion de s'insinuer dans celles de la fille, et manifesta
à Bah-bah le désir qu'il avait de lui être présenté. Un jour
fut fixé, et dans l'intervalle, Ho-fi recueillit tous les rensei-
gnements propres à 1 éclairer sur les goùLs et les caprices
de la charmante Si-finn.
Que dirai-je? comme César, il vint, il vit, il vainquit;
ou pour parler plus correctement, il vint, «//«vit, il vain-
quit. Sa mise était d'une élégance encore plus recherchée
que d'habitude ; il avait choisi et assorti avec art les cou-
leurs qu'il savait être le plus agréables à la dame de ses
pensées; sa tunique de soie cramoisie, ornée de riches
broderies, était d'un goût irréprochable; son châle aurait
suffi pour gagner le cœur d'une Parisienne, et sa coiffure
sortait des ateliers d'une des plus célèbres modistes de
Peking. Sa longue queue, d'un noir de jais, était artiste-
ment tressée ; un collier de perles fines pendait à son cou ;
sa cassolette était remplie des essences les plus rares, et il
tenait à la main un magnifique éventail, qu'il agitait avec
une grâce toute particuhère.
Cette galante attention aux choses extérieures produisit
une impression favorable sur Si-finn, elle-même assez
coquette et fort soigneuse de sa toilette. La citadelle, pour
nous servir d'une vieille métaphore, était donc sur le point
de céder à cette formidable démonstration de l'ennemi ;
mais lorsqu'il eut ouvert son feu, et fait jouer simultané-
ment la mousqueterie des doux propos et la grosse artillerie
des cadeaux (cette dernière se composant d'une tabatière
en or et d'un petit caniche) , la place se rendit à discré-
tion, et Ho-fi entra triomphalement dans le cœur de sa
dame. La belle vaincue garda la tabatière, mangea le bar-
bel, et accepta la main de l'heureux Ho-fi.
MUSEE DES FAMILLES.
375
I.cs noces furent célébrées, et la prenaière quinzaine de
la lunc'de miel s'écoula comme un jour. Nos jeunes époux
n'étaient occupés que du soin de se plaire mutuellemeut;
et, si par aventure la paix du ménage était troublée,
c'était quand l'un d'eux voulait forcer l'autre à accepter
les meilleurs morceaux de .renard, de furet, de grenouille,
ou de toute autre friandise faisant partie de leur petit menu
du jour.
Un matin, Ho-fi s'absenta pendant quelque temps et
alla à la ville. A son retour, il lira de son sachet un petit
paquet de thé.
— Ma bien-aimée, dit-il tendrement, j'ai un ami qui
consacre à l'horticulture tous ses loisirs et toute sa for-
tune. Ses expériences ont été dirigées avec tant d'habileté
et de succès, qu'il est parvenu à obtenir des bananes de ses
orangers, et àtransformer des ananas eu groseilles. Mais il
a depuis quelque temps donné tous ses soins à la culture
d'un jeune arbre à thé: il l'a planté de ses propres mains, en
a fumé le pied avec des vers à soie et de la moelle de tourte-
relles, et l'a arrosé tous les jours avec du jus de cannelle.
Il n'a encore récolté que deux onces de feuilles; de l'une, il
a fait hommage à l'empereur, et il m'a envoyé l'autre,
comme à son meilleur ami. La voici, ma chère Si-finn : si
vous m'aimez, vous ferez infuser ces feuilles, et vous en
boirez la liqueur odorante.
— Non, dit Si-finn : puisque cette liqueur est une chose
si rare, c'est vous qui la boirez, et non pas moi. Mais quelles
singulières feuilles! et ce qu'il y a de plus étrange, c'est
qu'elles ressemblent, à s'y méprendre, aux feuilles de thé
ordinaires. Et quelle est cette espèce de poussière dont elles
sont comme saupoudrées?
— Cette poussière, répondit l'imperturbable Ilo-fi, est
un duvet qui provient des vers à soie, et c'est précisément
ce qui constitue la vertu de ces feuilles. Mais il faut abso-
lument, chère Si-finn, que vous buviez ce thé délicieux;
c'est pour vous que je l'ai apporté, et un refus de votre
part me donnerait lieu de penser que vous faites peu de cas
des attentions de votre époux.
En parlant ainsi, Ho-fi avait versé de l'eau bouillante
sur les feuilles, et présentait à son épouse la tasse qui con-
tenait l'infusion parfumée. Si-finn, au contraire, insista
pour qu'il la bût; et il s'ensuivit une petite lutte d'affec-
tion conjugale, chacun voulant céder à l'autre le plaisir de
déguster le breuvage. Si-finn avait commencé par refuser
formellement d'en boire une seule goutte ; puis elle dit que
si Ho-fi voulait lui en laisser un peu au fond de la tasse,
elle le boirait ; enfin de concession en concession, elle fi-
nit par dire que, s'il consentait à en boire la moitié, elle
prendrait le reste. Ho-fi, de son côté, persistait à exiger
qu'elle bût tout, ou du moins qu'elle y goûtât la première.
Quelques marques d'impatience commençaient à se mêler
à ce tendre débat, lorsque Si-finn, voulant y mettre fin,
jeta par la fenêtre le contenu de la tasse , en disant que
c'était le meilleur moyen de vider la querelle.
Ce petit nuage passa, et plusieurs fois depuis, les deux
époux avaient pris ensemble le thé sans qu'aucun incident
nouveau vint troubler les douceurs de leur tète-à-tête. Un
soir, qu'ils se livraient à cette importante occupation, Ho-fi
venait de finir sa première tasse, lorsque Si-finn observa
malicieusement que le thé ne lui semblait pas aussi bon
que de coutume. Ho-fi en convint, et faisant usage d'une
formule d'imprécation familière aux Chinois, dit qu'il sou-
haitait mort et pourriture à la racine de l'arbuste qui l'avait
produit.
— Comment! reprit Si-finn en riant aux éclats, après
toutes les peines que s'est données votre pauvre ami pour
en fumer le pied avec des vers à soie et des épices?Ce sou-
hait n'est vraiment pas charitable.
Ho-fi tressaillit et changea légèrement de couleur.
— A quoi bon, dit-il avec un peu d'humeur, revenir sur
cette sotte affaire? Je désire qu'il n'en soit plus question.
— Non pas, répondit Si-finn, riant toujours. J'avais dé-
cidé que vous boiriez ce thé; et lorsque vous crûtes que je
le jetais par la fenêtre, je ne fis que le v«rser dans un vase
de terre qui était dehors. Je l'ai fait réchaufifi aujourd'hui
pour vous, et je suis fâchée de voir que vous paraissiez si
peu sensible à cette attention délicate de votre épouse.
A mesure que Si-finn parlait, le visage jaune de Ho-fi
prenait une teinte livide et cadavéreuse : lorsqu'elle eut
fini, sa tète, immobile sur ses épaules, ressemblait assez à
une bouilloire de forme sphériquc, surmontée de son cou-
vercle; sa queue, se redressant par l'effet physique de la
terreur, prit une position horizontale et figura la queue de
la bouilloire, tandis que sa bouche entr'ouverte pouvait
représenter l'orifice du robinet.
il demeura pendant quelques instants comme cloué sur
sa chaise ; puis, tout à coup, il bondit sur ses pieds et de-
manda à grands cris de l'eau chaude.
— Empoisonné ! s'écria-t-il ; je suis empoisonné !
— Empoisonné? répéta Si-finn. Ce thé était-il donc...?
Je me rappelle bien en effet cette poudre blanche... Mais
est-ce que ce pouvait être...?
— Del'eau ! de l'eau ! vociféra Ho-fi avec fureur. Ce mau-
dit poison me brûle les entrailles, il me dévore. Au nom de
Fo, qu'on m'apporte de l'émélique, qu'on m'applique des
cataplasmes, des emplâtres, tout ce qu'on voudra!
On le mit au lit et on envoya chercher trois médecins : il
continua de crier et de s'agiter jusqu'à ce que ses forces
fussent épuisées, puis il resta' pendant quelques heures
sans connaissance et dans un état d'anéantissement. Re-
venu à lui, il se rappela les paroles imprudentes qu'il avait
laissées échapper, et , se sentant plus calme, il chercha à
les expliquer. Il dit que ce thé était d'une telle force qu'il
l'avait privé de sa raison plus rapidement que n'aurait pu
faire la liqueur enivrante qu'on extrait du riz. Dans sondé-
lire, il s'était imaginé que sa femme avait jeté du poison
dans sa tasse ; affreuse hallucination, dont il reconnaissait
maintenant toute l'absurdité ! il lui demandait pardon de
toutes les extravagances auxquelles il avait pu se livrer
pendant cet accès de démence , et il allait s'empresser d'é-
crire à son ami l'horticulteur pour le prévenir que si , mal-
heureusement pour lui , il prenait fantaisie à l'empereur,
son céleste cousin , de goûter le thé qu'il lui avait adressé,
il devait s'attendre à être condamné , pour le moins, à pé-
rir dons d'affreuses tortures*.
Ho-fi était doué d'une constitution à l'épreuve du poison
et de trois médecins chinois. Il se rétablit donc, quoique
lentement, et fut enfin rendu à sa tendre épouse.
Cependant de fâcheux soupçons avaient pénétré dans
l'esprit de Si-finn ; elle revenait sans cesse , et malgré elle,
à l'idée que son mari lui avait offert du thé empoisonné,
sans doute par excès d'affection , et pour la délivrer du
triste cortège des peines et des soucis de ce monde. Déjà,
longtemps avant son mariage , certains bruits malveillants
et d'une nature étrange étaient venus jusqu'à ses oreilles :
de mauvaises langues prétendaient que la mort de quel-
ques-unes des six premières femmes de Ho-fi, pour ne pas
dire plus, n'avait pas été très-claire. Mais il n'existait pas
de preuves contre lui, attendu, entre autres choses, que les
Chinois n'en étaient pas encore arrivés à ces modernes
perfectionnements de la science chimique , à l'aide des-
376
LECTURES DU SOm.
quels nos docteurs de l'Occident peuvent , en distillant un
os ou en fricassant un muscle , reconnaître la présence de
la millionième partie d'un atome suspect.
Encore ne pouvait-on faire à un homme cette réputation
de Barbe-Bleue sans donner quelques motifs à l'appui
d'une allégation aussi grave. Aux yeux de certaines per-
sonnes, le seul fait d'avoir été six fois marié, et de s'être
chaque fois trouvé veuf au bout de deux mois , était très-
significatif. Mais qui ne savait qu'une ceinture jaune re-
çoit en se mariant, de l'empereur son cousin , une indem-
nité de cent taels pour monter son ménage, et qu'à la mort
de son épouse, on lui compte cent vingt autres laels pour
subvenir aux frais funéraires ? Ho-G n'aurait paa été le
premier qu'on supposait avoir, dans l'intérêt de son petit
revenu , spéculé sur un casuel si profitable.
Si-fion ne put donc se défendre de certains soupçons ;
mais comme elle avait véritablement aimé Ho-fi , elle essaya
de bannir des idées qui devaient détruire son bonheur avec
ses illusions. Cependant elle était toujours poursuivie par
une vague crainte qu'il ne cherchât à l'envoyer tenir com-
pagnie à ses six épouses défuntes, dont les cercueils, pro-
prementétiquetéset numérotés, étaientrangés à côté les uns
des autres, comme les volumes d'un même ouvrage sur un
rayon de bibliothèque.
La chambre aux six cercueils.
Je suis fâché de dire que les soupçons de Si-finn n'étaient
malheureusement que trop bien justifiés. Son époux était
un monstre, qui n'avait rien tant à cœur que de faire, le
plus tôt possible , relier solidement son nouveau volume en
bois de camphre, de lui donner son numéro d'ordre, et de
le classer à son rang dans le caveau conjugal.
Ho-fi se souvint d'un incident qu'il avait remarqué dans
une fameuse tragédie chinoise : c'était un moyen ingénieux
de se débarrasser d'une personne gênante, et il résolut
d'en faire l'essai, il se procura un dogue sauvage, et ayant
acheté un costume de femme d'une couleur particulière et
un autre cosUuiie tout semblable, mais d'une qualité infé-
rieure, il revêtit de ce dernier une espèce de mannequin
qu'il remplit de paille, d'os et de débris de viande, puis
il excita son chien à assaillir cette figure. L'animal eut
bientôt mis le mannequin en pièces et dévoré le contenu ,
ce qui lui fit prendre goût au jeu. Ilo-fi répéta plusieurs
fois son expérience : lorsqu'il jugea que le dogue était as-
sez familiarisé avec son mannequm pour se jeter dessus
de son propre mouvement, il l'attacha et le laissa pendant
quelques jours sans nourriture. Il ollrit alors l'autre cos-
tume à son épouse, en lui exprimant le désir qu'elle s'en
parât tout de suite. Si-finn voulut bien se prêter à cette
fantaisie , non toutefois sans avoir préalablement examiné
d'uu regard scrutateur ce nouveau gage de la tendresse de
son époux. Ho-fi jura qu'elle n'avait jamais été aussi jolie ;
puis, prétextant une affaire qui le retiendrait dehors pen-
dant une heure, il la pria d'attendre son retour dans une
grotte du jardin ; il lui recommanda surtout de veiller à ce
que personne ne touchât à un coffre qu'il avait fait placer
dans la cour de sa maison, et dont la serrure avait été,
dit-il , brisée accidentellement ; il promit, du reste, de lui
faire connaître plus tard ce qu'il contenait.
Si-finn , restée seule, commença à réfléchir :
— Qui sait, se dit-elle, si mon cher époux n'a pas dis-
posé dans cette grotte quelque piège, quelque trappe se-
crète, quelque fusil à ressort? H est, je crois, plus pru-
dent de ne pas m'y aventurer. Et qu'est-ce que ce coffre
dont il me fait un mystère? Je gagerais qu'il y a caché le
linceul qu'il destine à sa chère Si-finn. Ah! pour le coup,
si je l'y prends, je suis bien décidée à prier mon père de
lui faire sentir l'inconvenance d'un pareil procédé.
Armée de cette énergique résolution, Si-finn voulut
procéder sur-le-champ à la visite du coffre. Mais en tra-
versant une galerie pour se rendre dans la cour, elle passa
devant la cage qui renfermait Voiseau de bonheur de son
époux, une corneille au blanc collier. Ho-fi attachait plus
de prix à cet oiseau qu'à tous ses autres biens de ce monde;
il l'avait apprivoisé, et le considérait comme une espèce
de talisman qui devait, tant qu'il serait en sa possession,
le préserver de tout accident fâcheux. Comme Si-finn lui
doDpail souvent à manger, l'oiseau lui témoignait de l'at-
MUSÉE DES FAMILLES.
377
lâchement, ce qui permettait de supposer que son influence
protectrice s'étendait également sur elle. Elle le tira de sa
cage, et l'ayant posé sur son poignet, lui donna un baiser,
puis elle alla dans la cour et se dirigea vers le coffre. Elle
souleva sans hésiter le couvercle , mais le laissa retomber
aussitôt, en apercevant les yeux flamboyants et la gueule
ccumante d'un gros dogue qui cherchait à s'élancer sur
elle.
Si-finn s'enfuit précipitamment, et le couvercle du coffre
étant retombé sur le dos de Ouo-ouo (c'était le nom du
chien), elle avait eu le temps de gagner quelques pas sur
lui avant qu'il fût parvenu à se dégager. Cependant, il
n'eût pas tardé à mettre son nouveau vêtement en lam-
beaux pour y chercher sa proie accoutumée, si Si-finn n'a-
vait, avec une rare présence d'esprit, saisi par le cou l'oi-
seau de bonheur , et après lui avoir fait faire trois tours
rapides dans l'air, ne l'eût jeté au dogue afl^amé. Celui-ci
se précipita sur la malheureuse corneille , et tandis qu'il
la dévorait, Si-Iinn, arrivée à la porte, la poussa vivement
derrière elle et l'assujettit à l'aide de plusieurs verroux.
Le coffre au dogue.
Quand Ho-fi revint, il ne put se défendre d'un mouve-
ment de surprise en voyant sa femme tranquillement cou-
chée sur un sofa. Si-finn se contenta de lui dire froide-
ment qu'un chieu sauvage était entré dans la cour, et que
son oiseau de bonheur s'était envolé.
Ho-fi fut inconsolable de la perte de sou oiseau :
— J'aurais mieux aimé, s'écriait-il, perdre neuf femmes
que mon oiseau de bonheur !
11 craignait que la disparition de cet oiseau ne lui an-
nonçât ce qu'il redoutait le plus au monde , c'est-à-dire
qu'il ne perdrait plus de femmes.
Cependant il tenait à en venir à ses fins , et il ne tarda
pas à mettre encore une fois son esprit à l'œuvre. Mais
s'apercevant que Si-finn était sur ses gardes , il jugea sa-
gement qu'il ne pouvait plus , après l'insuccès de sa der-
nière expérience, faire usage d'un moyen éventé, et il ren-
voya le dogue à la personne qui le lui avait prêté.
Une semaine s'écoula sans amener aucun incident nou-
veau. Un soir, comme les arbres des montagnes de l'ouest
s'étendaient graduellement dans la direction de l'est sur
de riches campagnes (circonstance assez indifférente en
elle-même, mais que je mentionne seulement à cause de
l'habitude qu'ont les artistes du céleste empire d'oublier
l'ombre dans leurs tableaux , pour faire croire sans doute
que leur pays est tout lumière), un soir donc que la belle
Si-finn était assise sur l'élégante galerie d'un kiosque, oc-
cupée à broder en mâchant du bétel, Ho-fi s'approcha
d'elle, et donnant â ses traits une expression de tendresse
et d'alarmes :
— Par les ongles de Con-fu-tzeu, s'écria-t-il , vous souf-
frez , ma charmante Si-finn ! votre teint a la pâleur de la
soie, et vous êtes en ce moment sous la maligne influence
de Saturne; la soirée est humide, et vous ferez sagement
de vous retirer dans votre chambre, II faut surtout éviter
JEPTF-MBRE 1841,
les couleurs trop vives , qui ne peuvent que fatiguer vos
yeux déjà malades. Rentrez donc, je vous en conjure, et,
si vous m'en croyez , vous fermerez votre fenêtre et vous
éteindrez votre lampe , afin de n'avoir autour de vous que
du noir , si doux à la vue. Je vous quitte, de peur que l'é-
clat de ma ceinture jaune ne vous fasse mal ; et si vous
voulez vous mettre au lit, je vais vous envoyer un célèbre
médecin, qui jugera, d'après l'inspection des astres, quels
remèdes il convient d'employer.
Les Chinois possèdent, comme on le sait , beaucoup de
secrets de physique inconnus à nos philosophes européens.
Ils ont découvert, entre autres , des rapports mystérieux
entre certaines couleurs et certaines planètes; entre le
jaune et Saturne, par exemple, ou bien entre le noir et Mer-
cure. Le blanc est leur couleur de deuil ; d'où il suit que
le noir possède , à leurs yeux , des propriétés singulière-
ment gaies et récréatives.
Si-finn ne comprenait pas bien cette tendre et soudaine
sollicitude de son époux : cependant elle dissimula ses im-
pressions, et feignit d'être disposée à se conformer à son
désir. Aussitôt que Ho-fi fut parti pour aller chercher le
docteur , elle prit une lanterne , et consultant son miroir,
elle s'assura de ce qu'elle soupçonnait, c'est que la couleur
de son teint n'avait rien de commun avec celle de la soie.
Alors elle alla à sa chambre, entr'ouvrit la porte avec pré-
caution, et avant d'entrer, jeta un os dans l'intérieur, pour
s'assurer que le terrible Ouo-ouo n'était pas là ; car vous
savez qu'un chien affamé ne dédaigne jamais un os.
Mais rien ne bougea , et Si-finn se hasarda à entrer.
Elle avança avec beaucoup de circonspection , dans la
crainte que quelque fil perfide , arrêtant tout à coup son
pied mignon, ne la fit trébucher, et elle inspecta avec un
soin minutieux tous les coins de la chambre, afin de décou-
vrir le danger dont elle pouvait être menacée ; car elle était
— 48 — ONZIÈME VOLUME,
378
LECTURES DU SOIU.
instinctivement persuadée de l'existence d'un danger quel-
conque. Elle visita la cheminée ; elle regarda dans le four
placé sous le lit, suivant l'usage en Chine (usage commode
qui supplée, en hiver, au luxe de la bassinoire ) ; elle dé-
plaça la table et retourna les chaises; mais ce fut peine
perdue.
Cependant elle n'était pas encore pleinement rassurée.
Une idée lui vint tout à coup : « S'il avait mis des aiguilles
dans mon lit !» et à cette idée seule elle frémit, croyant
sentir un million de petites pointes d'acier pénéLier dans
son corps. Elle leva doucement la couverture, et la laissa
retomber précipitamment. Elle avait eu peur; mais elle
laissa seulement échapper un léger cri, comme pourrait
faire une tourterelle effrayée ; puis elle recula de quelques
pas et se mit à réfléchir sur ce qu'elle avait à faire.
Qu'avait-elle donc vu dans le lit ? la tète triangulaire et
les yeux étincelants d'une grosse vipère noire ; et si sa
frayeur ne fut pas excessive, c'est qu'elle était familiarisée
avec la vue de ces reptiles, qui jouent un grand rôle dans
la cuisine chinoise.
Piientôl elle sortit de la chambre, appela uue servante,
et l'envoya chercher un jeune rat : elles lui attachèrent un
petit caillou à la patte, et le mirent dans un grand vase de
terre au col étroit ; puis, soulevant de nouveau les couver-
tures avec beaucoup de précaution, pour voir où était la
vipère, elles poussèrent ce vase entre les draps, l'orifice
tourné du côté du reptile. Cela fait, elles prêtèrent l'oreille;
au bout de quelque temps, elles crurent l'entendre se glis-
ser dans le vase , et leur conjecture fut bientôt confirmée
par un cri aigu que poussa le rat. Alors elles écartèrent
encore une fois la couverture , puis , redressant vivement
le vase et en ayant bouché l'ouverture, Si-finn attendit le
retour de son époux.
Deux ou trois heures s'écoulèrent avant qu'il revînt : il
avait oublié le médecin. A la vue de sa femme, il recula de
surprise :
— Ma chère Si-fmn , lui dit-il , comment se fait-il que
vous ne vous soyez pas mise au lit, comme je vous en avais
priée ? Vous avez eu grand tort, croyez-moi, de négliger ce
conseil et de rester exposée à l'action du grand air.
— Si j'avais été me coucher, comme vous m'aviez en-
gagée à le faire, répondit-elle, il m'aurait été impossible de
fermer l'œil pendant votre absence. J'aurais eu l'imagina-
tion tourmentée par des dragons, des diables, et une foule
de visions semblables , qui n'auraient contribué ni à mou
repos, ni à ma guérison. D'ailleurs j'attendais la visite du
médecin que vous m'aviez annoncé. Pourquoi donc n'est-
il pas venu avec vous ?
— Son fils est à la mort, répliqua Ilo-fi, et il n'a pas pu
se décider à le quitter ; mais il a bien recommandé que
vous ne sortissiez pas de votre lit tant que vous seriez sous
la maligne influence de cette planète : il faut que je veille
cette nuit auprès de vous , sans prendre de nourriture ; et
il m'a indiqué certains simples que je dois aller cueillir à
minuit sur la montagne voisine, et avec lesquels il compo-
sera demain une potion salutaire. Je vous eil conjure donc,
ma mignonne , par l'amour que vous avez pour ma cein-
ture jaune, allez sans plus tarder vous mettre au lit. »
Si-finn, après s'être lait un i)eu prier, finit par y consen-
tir ; mais elle exigea qu'auparavant son époux mangeât
ivec elle un potage qu'elle avait préparé en son absence,
dans l'espoir qu'il lui serait agréable après sa promenade
nocturne.
llo-(ï n'avait rien à objecter à une proposition aussi rai-
sonnable ; seulement il exhorta très-paihétiquoment sa
cli'iC moitié, par pur intérêt pour elle, ù s'abstenir de
goûter à ce potage : la promenade avait donné de l'appétit
à Ilo-fl.
On fut bientôt d'accord, et les deux époux s'assirent, en
face l'un de l'autre, à une petite table : une lampe fut posée
sur celte table, et on servit le potage dans un bol couvert,
Ho-fi portait la main c-ir le couvercle, lorsque, bien in-
volontairement sans doute, Si-fiun fit tomber la lampe, et
la lumière s'éteignit. Elle se leva aussitôt, et en se levant
elle renversa la petite table, de sorte que le bol tomba sur
les genoux d'Ho-fi. Celui-ci essaya, au milieu de ce dé-
sastre, de sauver son souper. Malheureux Ho-fi ! son sou-
per le saisit au poignet, et lui fit pousser des cris perçants.
Le fait est que Si-finn avait voulu régaler son époux, dont
elle connaissait le faible pour le potage au serpent; seu-
lement elle avait oublié de tuer le reptile.
Ho-G , furieux , la poursuivit autour de la chambre,
jusqu'à ce que la douleur que lui causait la morsure de la
vipère l'eût contraint à se rouler par terre en hurlant et en
se frappant la tête contre le parquet. Tandis qu'il était dans
cette position, Si-Finn mit le pied sur son épaule, et sau-
tant lestement par-dessus lui , s'échappa de la maison. La
frayeur, qui opère des merveilles, lui donna le moyen de
courir plus vite qu'elle n'avait jamais fait auparavant.
Enfin elle arriva, haletante et presque épuisée de fatigue,
chez son père. Quoique la nuit fût déjà avancée, le sage
Bah-bah ne dormait pas : plongé dans ses rêveries philo-
sophiques, il méditait en ce moment sur les effets des sym-
pathies naturelles el sur i'heureuse application qu'il avait
faite de sa théorie dans la personne de son gendre.
Lorsqu'il eut entendu le récit de sa fille, son indignation
ne connut pas de bornes ; il était blessé à la fois dans sa
tendresse de père et dans sa dignité de philosophe.
— Je porterai cette afTaire à Péking, s'écria-l-il, et nous
ferons pendre llo-fi avec sa ceinture jaune.
Cependant lio-fi, lorsque les premiers paroxysmes do la
douleur furent calmés, envoya chercher un barbier-chirur-
gien et fit panser son poignet, qui était considérablement
enQé; puis, conformément à un ancien principe de méde-
cine, il fit cuire la vipère, et le plaisir de la vengeance ai-
guisant encore son appétit , il en fit un excellent souiier.
Bah-bah , selon sa promesse, porta sa plainte directe-
ment à l'empereur. La Cour des châtiments {Hing-pou)
fut chargée d'examiner 1 aflàire, el une commission, coui-
posée de trois membres du Ta-li-sse , ou haut tribunal
criminel, se rendit à cet effet sur les lieux.
Ho-fi et sa femme , ainsi que leurs domestiques, Bah-
bah et plusieurs autres personnes assignées comme té-
moins, durent comparaître devant les commissaires impé-
riaux : quelques parents des jiremières (emmes de Ho-fi
furent également interrogés. L'aHaire fut instruite avec
soin. On fit d'abord le relevé des différentes indemni-
tés ou primes d'encouragement qu'Ilo-li avait touchées à
l'occasion de ses sept mariages et de la mort de ses six
premières femmes, el on jugea qu'il avait abusé de la mu-
nificence de son cousin et du privilège de devenir veuf.
Il fut ensuite établi jusqu'à l'évidence qu'il avait attenté
de plusieurs manières aux jours de Si-finn. Il ressurtit CQ
outre des débats la preuve irrécusable qu'il s'était débar-
rassé par des moyens peu délicats de ses autres femmes ;
et les juges, suffisamment éclairés, le déclarèrent coupable
à l'unanimité, sans circonstances atténuantes.
Le rapport de la commission ayant été transmis en toute
Jiàte à Péking, on reçut quelques jours après l'édit sui-
vant, émané du Père du Céleste Empire. Il était adressé à
tous ses sujet^, c'est-à-dire à ses (rois cent soixanle mil-
lions d'enfants.
MUSEE DES FAMILLES.
379
« Péking, le sixième raois , le quatorzième jour, laciu-
« quante-huitième année du règne de Ilo-ho.
« Si les lois ne sont point exécutées, même à l'égard de
« ceux qui ont l'honneur d'appartenir à la famille impé-
« riale, elles perdront leur force et leur autorité.
« Quand le mûrier dégénère en épine , il est bon qu'il
« soit arraché.
« Le crime ne saurait échapper à Poeil perçant de Ilo-ho.
« Ho-ho a de longues oreilles.
« Ho-ho veut imiter les vertus de son père Ha-ha , et
« transmettre de bons exemples à son (ils Hi-hi.
« Il est venu à la connaissance de Ho-ho , qu'une cer-
« taine ceinture jaune , nommée Ho-fi , résidant dans la
« ville de Ilum, a osé , au mépris de la volonté impériale,
€ tant de fois proclamée, que tous vivent en paix et que
« personne ne fasse de mal à son prochain , faire mourir
€ traîtreusement six de ses femmes légitimes, et qu'il a
€ même attenté à la vie d'une septième. Voici les moyens
« qu'il a employés et les mensonges qu'il a faits à ce
• sujet :
€ La première a été précipitée du haut d'un rocher : il a
« prétendu qu'elle avait eu un étourdissement.
« La seconde a été noyée : il a dit qu'elle était morte
« d'un excès de boisson.
« La troisième a éié trouvée pendue : il a parlé de la
€ gêne de sa respiration.
€ La quatrième a été empoisonnée : il a déclaré qu'elle
« n'était pas assez soigneuse dans le choix de ses all-
« ments.
€ La cinquième est morte de faim : il a dit qu'elle ob-
« servait une diète trop rigoureuse.
« La sixième a été étoiiflee , et il a prétendu qu'elle n'a-
« vait pas pu dire elle-même comment elle était morte.
« A l'aide de ces subterfuges , ce misérable a, pendant
€ quelque temps, joui avec impunité du fruit de ses cri-
€ mes. Mais la vérité s'est enfin manifestée; le poulet a
« brisé sa coquille ; la chatte ne peut plus cacher ses pe-
9 tits ; le perroquet a mué : qu'il ait honte de sa queue !
« 11 est dans l'ordre de la justice que le chàtinieut ait
« quelque analogie avec la nature et les circonstances par-
« ticulières du crime. Ilo-fi ayant attenté à la vie de sa
« septième femme à l'aide dn poison, d'un chien et d'une
« vipère, la volonté du Thien-tseu (Fils du Ciel) est que
• Ilo-fi soit déchiré par des vipères jusqu'à ce que mort
« s'ensuive, que son cœur soit trempé dans du poison et
« donné en pâture au dogue Ouo-ouo. Il est en outre or-
e donné, eu égard aux précédents méfaits du susdit Ilo-fi,
« que son corps soit coupé en une infinité de petits mor-
€ ceaux, qui seront distribués par tout l'empire , un par
« chaque mille carré, et fixés à des épines sur la voie pu-
« blique. Les dix plus proches parents de Ho-fi seront éga-
« lement mis à mort ; mais comme il convient de tempérer
« la justice par la clémence , le bon plaisir de Ho-ho est
« qu'ils soient simplement étranglés. Ses domestiques re-
€ cevront chacun deux cents coups de bambou ; Bah-bah
€ en recevra cinq cents, et portera pendant douze mois le
« collier de bois , en punition de ses doctrines hérétiques
« et pernicieuses; et le principal mandarin de Hum, qui
» a toléré un pareil scandale, sera suspendu ! »
J'ai dit l'histoire de Ho-fi. Son nom est depuis longtemps
en exécration dans tout le Céleste Empire. Les Grecs l'ont
emprunté aux Chinois , et chez eux ophi (o?.) était une
exclamation équivalant à ô serfenilW n'y a pas jusque
chez nous autres barbares de l'Occident, où oh! fi! ne
s'emploie encore aujourd'hui comme terme de reproche.
La belle Si-finn trouva bientôt un nouvel époux qui lui
fit oublier les disgrâces de son premier hyniénée , tandis
que le sage Bah-bah , sous l'étreinte du collier de bois, eut
le loisir de méditer sur la vanité de ses théories. Quant
au principal mandarin de Hum , je regrette de dire qu'il
expia d'une manière fort désagréable pour lui une légère
distraction du Tchong-chou-tche-jin , secrétaire chargé
de transcrire l'édit impérial , lequel avait omis, par inad-
vertance, dans la partie de la sentence qui concernait ce
fonctionnaire, la première syllabe du mot suspendu.
A.-B.
(Tiré de l'anglais.)
Cf iHu5ff publiera, bans ôcs premiers numeroa:
X ji"* DE LA CHANTERiE (suitc et fin), par M. DE BALZAC (1).
LKsxbiTSDULAC, par ChaHcs NODIER (œuvres posthumes).
LES HASARDS DE LA SAiNT-BARTHÉLEMY , par le Bibliophile
JACOB.
PLUSIEURS BIOGRAPHIES DE PEINTRES CÉLÈBRES, par M. AlcX.
DUMAS.
UNE NOUVELLE, par M. Théophile GAUTIER.
AURONE, par M. Jules JANIN.
LE PAYS DE LA LOIRE; — DOM SÉBASTIE.N DE PORTUGAL, par
M. Henri BLAZE.
LES INSECTES MUSICIENS, par M. BOITARD.
(i) Le manuscrit de l'auteur nous étant parvenu trop lard pour être
publié dans la livraison de septembre, il paraîtra dam le prochain
naméro.
HESDiN NORREDiN [conte arabe), par M. Francis WEY.
QUELQUES AFFAIRES d'hONNEUR ;— UNE FATALITÉ; — LE LEGS
DU VIEUX SOLDAT ; — UNE VISITE A SAINT-CYR {sCèlie de
la vie militaire) , par M. Emile MARCO DE S.VINÏ-
HILAIRE.
LES FÊTES DE VENISE, par M. Urbino da MANTOVA.
UNE PROMENADE DANS l'arcuipel, par M. Alexis ^ VALON.
l'abbate DU verger, par M. Hippolyte CASTILLE.
DEUX NUITS au MEXIQUE, par M. BORGHERS.
FARCico, par M"" Sophie GAY.
les chinoises, par M"*^ MASSON.
ESSAI SUR M^* UE sévigné, par M"' Élise MOllEAU,
LA»\ M0R6AK, par M"" SOBRY, etc., etc.
380
LECTURES DU SOIR.
TABLE DES MATIERES.
Les Lép'uloplères, Doitard. 1.
rromcoades sur 1 elaog, Emile Deschamps. 13,
Deux Avenlurcs de chasse, Borghers. 22.
Les Conlemporains (Marie-Jeanne), S- ff. Ber-
thoud. 27.
Mauraise langue et bon cœur, Sophie Gay. 33.
Le Sommeil de Marguerite (poésie) , Chartes
La font. H.
Tradition de l'histoire de l'Ecosse ( Le bon-
homme de Ballengiech, Severin. 50.
Le Château deChaisworth. 55.
Impressions sur étoffes, A. E. 57.
Les Rapides, touiî Brunel. 58.
La Métamorphose ^conte pour les petits en-
fants), Mmf Emile de Giraidiîi. 65.
Un Ami,;4. Jal. 75.
Les Troubadours suisses, Alexandre Daguet.
82.
Une Selle de 1 Empereur, A. T. 88.
De la Vie champêire en Angleterre, Albert De-
boiu. 90.
Eludes physiologiques. — Le Lazzarone oapo-
liuin, Alcjcis de Valon. 92.
Lettres sur l'Inde, hdes Denis. 97.
Souvenir (poésie), Edouard Twquety. 107.
Un Forçat, de Pougenille. 107.
Un Chapitre de l'ordre de la Toison-d'Or, Octave
Delpierre. J09.
Fondation de 1 hospice du mont Saint-Bernard,
Rey. m.
Sources d'eau douce au fond de la mer. us.
A l'Ile de Sumatra, Diunont-d'L'nille. U6.
Deux Peintres valenciens. — Rodrigucz et Gé-
ronimo de E«pinosa, Louis Viardot. i2i.
Une Aventure de sir Humphrey-Davy. i22.
Drachenfels et Rolandseck, A. J. 123.
X.vi^ Eruption de l'Etna. 126.
Petit-Trick, Charles-Paul de Koek. 129.
Hacko, roi de Laponie. Edouard Barré. 134.
Sous la Mer, .tugiLUe Bertsch. 137.
Le Chien volant, W™' Emile de Girardin. 148.
Une Chinoiserie, Méry. i6i.
La Bataille de Friedland, Alexandre Dumas. 169-
196.
Un Episode de l'histoire d'Ecosse sons Char-
les lI,Paui Ben. m.
Le Cocotier, Boitard. 182.
Casimir Delavigne, Lingay. 185.
Un Vœu i Notre-Dame de Bon-Secours, accompli
dans l'église Saint-Jacques à Dieppe, P.oger
de Beauvoir. 193.
Souvenirs de la Lombardie, — il palazzo del
Diavolo^ chronique du dixième siècle, t'r-
bino da ilantova. 201.
Les Jeux, Charles de Boigne. 21 1.
Viala.217.
Enseignement du Dessin. 2i8.
Le premier Bateau à vapeur venu en France,
Andriel. 222.
Le Berger, T/i^opAiteGaur«cr. 225.
A bord d'un Vaisseau, A. Jal. 233, 274, 309, 333.
Le Volcan de Kiranea, A. Borghers. 240.
Ce qui est dit est dit, £mi^£ Uarco deSainl-Bi-
laire. 241.
r.ntrou, Ambroise-Firmin Didot. 245.
Les trois Enterrements de Goillaume le Coo-»
quérant, Rey. 250.
Exposition de l'Industrie de 1844, Théophile
Gautier. ^32. 3i4.
De quelques fleurs. 259.
Kerrjr-Moyamée, Boitard.iSi.
La Chasse au lion, Jacques Arago. 282.
Don Juan de Watteville, Francis Wey. 289.
Alicia (nouvelle aragonaise) , Jiaric de Blays.
297.
Le PérugiD, Alexandre Dumas. 321.
Une Distribution de prix, Louise Cromback.
325.
A un Enfant, le jour de sa première commu-
nion (poésie), £/i5e Uoreau. 341.
Histoire de l'Industrie. — La Porcelaine, Char-
les Tissot. 342.
Artistes célèbres, Bervic. 344.
Le Vésuve. 347.
La Bienvenue d'un officier de dragons, scène
de la Vie miliuire, £mi/e Marco de Saini-
Eilaire. 368.
Cœlio. Henri Blaze. 353.
Ho-O à la Ceinture jaune, conte chinois, A. B.
372.
Mercure de France, pages 30, 62, 95, i27, 159,
192, 223,254,287,349.
I
ILLUSTRATIONS.
Une Couronne de fleuri, 1.
Lettres ornées, i, 12, 33, 104, 109.
Papillon morpho-pavoine avec sa chenille et sa
chrysalide, 5.
Le grand Paon. — Le Sphyni demi-paon. — Le
Paon du jour. — Le Morio. — Le Flambé. —
L'Apollon, 9.
Petit Papillon, 11.
Promenades sur l'étang, 12, 45.
One Mère, d'après Landscar, 16.
La Classe, 20.
La Capitale à Washington, 24.
Le petit Renaudin, 33.
Les Personnages de .Molière, 35.
Amédée blessé, 40.
Laureile, 4i.
Tradition de l'Histoire d'Ecosse, 52.
Jacques V, roi d'Ecosse, 53.
Le Château de Chatsworth, 56,
Les Rapides, 61.
Le Sorcier, 65.
Dame Rosalie, 68.
Madame Epernay, 73-
La Balançoire, 77.
Portrait de Rousian, 80.
Reliure d'un Manuscrit de Minnesang, 14.
Détails de la Selle de l'Empereur, 88.
La Selle de l'Empereur, 89.
Harnachement complet du cheval de l'Empe-
reur, 89.
Philopœmen, d'après Rubens, 96.
Vue d'Amsterdam, 97.
Lampyre mâle d'Europe, 101.
Lampyre mâ^ au repos, lou
Nèpe cendrée, 105.
Nèpe, 106.
Une Ouvrière, 108.
Philipppele Bon, 109.
Proj malais, 116.
Village malais, ii7.
Une Jonque, 11 7.
Attaque d'un village, 120.
EuiLarqiiemenl de troupes, 120,
Rodriguez de Espinosa, 121.
Adieux de Roland et d'IIildegonde, 124.
Le Revenant, 128.
Petit-Trick, 129.
Le Marchand de bric-à-brac, 132.
La Rencontre. 133.
Hacko, roi de Laponie, 136.
Sous la Mer, 137.
Les Végétaux de l'Océan, i4t.
Habitants de l'Océan, 14S.
Barque espagnole, 152
Tong-tchou-fou, 161.
Le Neptune chinois, 165.
Lord Witmore et Tsin, 168.
La Bataille de Friedland, 169.
Portraits de Lobeau , Mortier, Ney , Victor,
Grouchy, 173.
Le Thé, 177.
Le Meurtre, iSl.
Le Cocotier, i84.
Casimir Delavigne, 185.
Coup de vent du lougre, 193.
La Procession, i96.
Loups dérorani les cadavres, après la bataille
de Friedland, 200.
La Cavalcade, 20i.
Vue de Saini-Ambroise, â Milan, 205.
L'Apparition, 209.
Figures principales desCartesdeCharlcsVI,2i3.
Le Jeu d échecs, 216.
Viala, 217.
Enseignement du Dessin, 231.
Le Berger, 225.
La Vallée d'Escars,228.
Le Berger, peintre, 229.
L'Album, 232;
Vaisseau â trois ponts, 233.
Jangadadu Brésil, 236.
Trabacoli, 237.
Navire du moyen ige, 237.
Rolrou, 245.
Le Métier parisien et son pupitre, 2S3.
Fleurs par M. SJiol-Jcan de I jon, 257,
Kerry-Moyaméc, 261.
Garakoniié cassant la glace, 265.
Les Rapides du Tuskaraway, 269.
Le Père de Marie, 273.
Squelette de Navire, 2"4.
Vue d'une Rade, avec des bitimenis de tous les
rangs, 276.
Frégate du seizième siècle, 276.
Rouvière, 284.
Rouviére et le Lion, 285.
Vue de Toulon, :S8.
L'Abbaye de Baume, 289.
Les Champs Ravaillard, 296.
Vue de l'Eglise de .Notre-Dame del Pilar, 297.
La SoliUire, 301.
Un Brick et une Goélette, 309.
Un Arrière de vaisseau du dix-septième siècle,
313.
On Arrière de vaisseau moderne, 3i3.
Gravure de lEiposilion de 1844. 3i7.
Ostensoir, iîo.
La Vierge du Perugin, 321.
Perugin au couvent. 324.
Une Distribution de prix, 325.
Entrée en classe, 325.
L'Entretien, 328.
La Décision, 329.
Le Prix de la reine, 332.
Un .Navire tiré au sec, 333.
Détail d un Navire. 337.
Vases en porcelaine, 344.
Le Repos, 345.
Statue de Duquesne, 3S3.
Tiire orné, 353.
Cœlio et le Marquis, 3S7. «
Vue de Bologne, 36i.
Le Sanctuaire, 365.
Scène de la Vie militaire, S£l.
Le Bivouac de Champaubcrt, 369.
Cul-de-lampe, 372.
Portrait deSi-Gnn, 373.
La Chambre aux six cercueils, 3T(,
Le Coffre au dogue, 3:7.
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