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Full text of "Musée des familles : lectures du soir"

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MUSEE 


DES   FAMILLES, 


LECTURES   DU  SOIR. 


COLLABORATEURS  DU  MUSÉE  DES  FAMILLES. 


»««»« 


TEXTE. 

RÉDACTEUR  EN  CHEF,  M.  S.  HENRY  BERTHOUD. 


MM. 


4BRANTÈS  (  M««  ta  ducheise  d'  ),  œurre»  pos- 
thumes. 

AIMÉ-MARTIN. 

ALDIBERT. 

BALZAC  (de). 

BERTSCH  (Auguste). 

BEX    Paul  . 

BERTHOLD  (S.  Henry). 

BLAZE  (Henry). 

BOGAERTS  (Félix). 

BOITARD. 

BORY-SAIXT-VRCEST. 

CASTIL-BLAZE. 

DEBOUT  (docteur  £.). 

DELAVIGNE  (Casimir),  œuvre;  posthunes. 

DESBORDES-VALMORE  (M»'). 

DESCHAMPS  (Emile). 

DESOHAMPS  (AulODy). 


!   ira. 

DUMAS  (Alexandre). 

GALTIER  (Théophile). 

GAY  fM">«  Sophie). 

GIRARDl.N  'M""  Emile  de). 

GOZLAN  (Léon). 

CRAMER  DE  CASSAGNAC. 

HERBIX  (Victor). 

HUGO  (Victor). 

JACOB   le  bibliophileV 

JAL  (historiographe  de  la  marine). 

JAXIX   Jules). 

JUBINAL  (Achille). 

KARR  (Alphonse). 

ROCK  (Paul  de). 

LAFOXT  (Charles). 

LAMARTINE   Alphonse  de). 

LECLERC  (Edmond:. 

MARCO  DE  SAIXT-HILAIRE  ,lîmile). 


MM. 

MARIE  DE  BLAIS. 

MORREX  (Ch.j 

MOXXAIS  (Edouard). 

MONXIER  (Henri). 

XICOLLB    Henri). 

PARFAIT    Noël). 

POXGERVILLE,  de  l'Académie  française, 

ROGER  DE  BEAUVOIR. 

ROMAN. 

SAINTIXE. 

SALVAXDY  (de),  député. 

SCRIBE,  de  l'Académie  française. 

SOULIE  (Frédéric). 

SUE   Eugène). 

TASTU    Mm»  Amable). 

URBI.NO  DA  M4.\T0VA. 

VAX  HASSELT   André\ 

VIARDOT  (Louis). 


DESSIXS. 


MM. 

BIARD. 

BOULANGER  rciémenl). 

BRASCASSAT. 

FOUSSERE.\U. 

GAVAUM. 


MM. 

GÉRARD-SÉGUIX. 
GICOUX. 
JACQIAXD. 
LEEiniAXX. 

MOXXIER  (Henrj). 


MM. 

MOREI.-FATIO. 
VERXET    Horace). 
NVaTIER. 


GRAVURES. 

ANDREW,   BEST,   LELOIR. 
CONDITIONS    D'ABONNEMENT; 


IBOSSKMINTS  ASNUKLS. 


12  numéros  par  an,  payés  en  souscrivant. 
Pr\x -.aux  bureaux  d'abonnement .  .  .  .  5fr.20c. 
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L'abonnement  part  dn  l"  octobre. 

A   Paris,  au  bureau  de  la  direction,  rue  Gaillon ,  4. 
Dans  les  départements,  chez  tous  les  libraires  et  directeurs  des  postes. 


ONZr:   VOLUMES   ONT   PARU. 
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f  Broché S  fr.  SO  c. 

l  Relie 7  fr. 

Pour  les  doparlcincnls,  par  la  poste,  le  volume  broché.  .  .      7  fr.  60  c. 


Pour  Paris. 


Nota.  La  poste  ne  se  charge  pas  des  volumes  reliés. 


AVIS.  ^Messieurs  les  abonnés  au  Afusée  des  Familles  sont  priés  de  vouloir  bien  renouveler  leur  abonne- 
ment avant  le  15  octobre  prochain  ,  afin  de  ne  pas  éprouver  de  relard  dans  l'envoi  du  numéro. 


!.MrRIMBR'E   DE   HE.N.MÏKR    ET  TIRPI.N,  RLI  LEMKRCIER,   24.   BATICNOitES. 


MUSEE 


DES   FAMILLES, 


LECTURES  DU  SOIR. 


I.SS  S.Ë?Ï90P7ÉR!:S. 


i  jamais  vous  rencontrez  dans 
le  chemin  de  la  vie  un  être 
séduisant,  léger,  brillant,  à  la 
taille  délicate  et  aérienne,  à  la 
mise  coquette  et  riche ,  à  la 
robe  chamarrée  d'or,  d'cme- 
raude  et  d'azur,  à  la  démarche 
vi\e  et  capricieuse;  un  être 
gai,  enjoué,  sémillant,  usant 
6a  vie  à  voltiger  de  plaisirs 


PCTOBM  18i3, 


en  plaisirs  sans  s'attacher  à  rien  ,  caressant  sans  amour, 
irritant  le  désir  sans  vouloir  le  satisfaire,  infidèle  par  tem- 
pérament, craintif  et  timide  sans  cesser  d'être  insouciant 
du  danger,  très-affairé  sans  avoir  rien  à  faire,  aimant  sur- 
tout à  briller  au  grand  jour,  fuyant  l'ombre  et  le  repos;  en 
un  mot,  un  être  charmant,  délicieux,  qu'on  ne  peut  voir 
sans  l'admirer,  qu'on  ne  peut  admirer  sans  en  désirer  la 
possession ,  qui  n'a  jamais  manqué  de  plaire  et  de  séduire, 
qui,  par  son  extrême  légèreté,  vous  échappe,  fuit ,  et  dis- 
paraît quand  vous  croyez  le  tenir,  prenez  garde Si,  au 

—  i    —   ONZIÈME   VOLCME. 


LECTURES  DU  SOIR. 


passage ,  vous  pouvez  le  saisir,  saisissez-le  ;  mais  ne  lui 
demandez  rien  de  son  passé,  car  il  est  ignoble;  jouissez  du 
présent,  et  ne  comptez  pas  sur  un  avenir  qui,  pour  lui 
comme  pour  vous,  se  résumera  en  quel(iues  jours,  pour  ne 
vous  laisser  que  des  regrets  et  un  peu  de  poussière  dorée 
détachée  de  son  aile! 

Et  surtout  n'allez  pas  vous  imaginer  que  je  veux  vous 
parler  d'une  jeune  lionne  des  salons  de  la  Chaussée-d' An- 
tin;  Dieu  m'en  garde!  11  n'est  question  ici  que  d'un  pa- 
pillon, qui,  chenille  rampante  et  hideuse  d'impureté  il  n'y 
a  encore  que  quelques  heures,  s'est  tout  à  coup  revêtu 
d'une  robe  étincelante  ,  puis  s'est  élancé  de  la  boue,  sur 
laquelle  elle  vivait,  dans  une  sphère  noble  et  élevée,  pour  y 
briller  quelques  jours,  et  s'évanouir  à  jamais  en  rentrant 
dans  le  néant  d'où  elle  était  sortie.  Est-ce  que  cela  peut 
ressembler  à  quelques-unes  de  nos  jolies  financières?  Fi 
donc! 

Voilà  ma  moralité,  et  si  je  l'ai  placée  à  la  tête  de  mon 
ouvrage  au  lieu  de  la  déduire  à  la  Gu,  comme  c'était  l'usage 
autrefois,  parce  qu'alors  il  y  avait  de  la  morale,  c'est  que 
j'ai  voulu  suivre  les  illustres  traces  de  mes  confrères  les  na- 
turalistes écrivassiers,  qui  souvent  veulent  nous  faire  pren- 
dre un  habit  retourné  pour  un  habit  neuf.  Telle  est  bien 
aussi  mon  intention,  mais  j'ai  du  moins  le  mérite  de  l'a- 
vouer. 

C'est  bien  certainement  aux  papillons  que  l'on  doit  les 
premiers  essais  de  la  science  entomologique,  science  grave, 
sérieuse,  d'une  haute  utilité,  et  qui  consiste,  pour  beau- 
coup de  naturalistes,  à  piquer  des  mouches,  collectionner 
des  cerfs-volants  ,  étudier  des  pattes  d'araignées  et  courir 
aprè.s  les  papillons.  En  eiïet,  et  comme  disait  le  prince  de 
l'entomologie,  le  bon  M.  Latreille,  «est-il  quelqu'un  parmi 
nous  qui,  dans  sa  tendre  enfance,  ne  se  soit  fait  un  jouet, 
un  amusement  de  ces  êtres  charmants?  Comme  si  le  papil- 
lon connaissait  la  beauté  de  sa  parure,  et  qu'il  voulût  nous 
forcer  à  l'admirer,  il  vient  voltiger  autour  de  nous,  se  poser 
sur  cette  fleur  qui  frappe  dans  le  moment  notre  vue,  et 
paraître  nous  dire  :  —  N'ai-je  pas  autant  de  droit  qu'elle  à 
votre  hommage? — Dans  la  classe  des  oiseaux,  il  en  est  sans 
doute  que  l'auteur  de  la  nature  se  plut  à  embellir  avec  un 
soin  particulier;  le  plumage  du  colibri  est  superbe  et  fait 
le  désespoir  du  |)inceau  ;  mais  ses  couleurs  ont-elles  celte 
variété,  celte  combinaison  de  teintes  qu'oflre  le  papillon? 
Le  colibri  n'a  quedeiix  ailes,  et  la  surface  supérieure  de  ces 
organes  est  seule  ornée;  mais  le  papillon  a  quatre  ailes,  et 
dont  les  surfaces  opposées  sont  presque  toujours  différen- 
tes ;  soit  qu'il  étende  ses  ailes  horizontalement,  soit  qu'il 
les  relève,  nos  yeux  sont  toujours  agréablement  frappés. 
Si  l'étendue  de  ses  ailes  est  proportionnellement  plus  con- 
sidérable que  celle  des  autres,  c'est  que  la  nature  a  voulu 
que  le  cadre  fût  plus  grand,  a(iu  qu'elle  pût  exercer  da- 
vantage son  |)inceau.  La  fleur  nous  inspire  par  son  éclat, 
la  fraîcheur  de  son  coloris  ctsouvent  par  son  agréable  parfum 
un  intérêt  bien  légilime;  mais  sa  conquête  n'est  point  pé- 
nible: lixce  au  sol  qui  Ta  vue  naître,  elle  est  toujours  sous 
notre  main ,  elle  est  toujours  prêle  à  succomber  sans  la 
moindre  résistance  à  un  simple  coup  de  ciseau.  Mais  le  pa- 
pillon irrite  nos  désirs  en  cherchant  à  se  dérober  à  noire 
poursuite.  Si  nous  voulons  nous  en  rendre  les  mailres,  il 
faut  être  quelques  instants  volage  comme  lui.  Celte  fleur, 
eulin,  pendant  (pie  vous  l'admirez,  rommencc  à  perdre  sa 
beauté:  elle  n'est  déj;\  plus.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même 
du  papillon;  sa  beauté  lui  survi\ra,  et,  longtemps  après  sa 
mort,  il  fera  ronicment  de  ce  cabinet  où  vous  avez  rassem- 
blé les  prodiiriions  de  la  nature.  » 

Voyons  maintenant  si  nous  pouvons  jeter  Quelque  inté- 


rêt sur  l'histoire  de  ces  êtres  délicats  dont  vient  de  nous 
parler  M.  Latreille  avec  un  enthousiasme  tout  entomolo- 
gique. Nous  les  prendrons  dès  leur  naissance ,  dans  ce  pre- 
mier berceau  qui  n'est  rien  autre  chose  qu'une  graine 
animale;  nous  les  suivrons  dans  leur  état  de  larve  ou  che- 
nille, puis  dans  ce  second  berceau  tissu  de  soie,  où  la 
chrysalide  emmaillottée ,  par  une  merveilleuse  métamor- 
phose, brise  tout  à  coup  ses  langes  impurs,  s'élance  dans 
les  airs ,  et  parait  sous  les  formes  légères  d'un  brillant  pa- 
pillon. 

ES  L'OETF  SES  FAtHÛiOITS. 

Par  une  intelligence  instinctive,  les  femelles  des  papil- 
lons déposent  constamment  leurs  œufs  sur  la  plante  dont 
les  feuilles  doivent  nourrir  leur  postérité,  et,  presque  tou- 
jours, cette  plante  est  d'une  espèce  unique.  On  sait  que  le 
mûrier  seul  peut  nourrir  la  chenille  du  bombyx  ver  à  soie  ; 
que  celle  du  sphinx  tête-de-mort  ne  se  trouve  que  sur  la 
pomme  de  terre  et  quelquefois  sur  le  troène  ;  celle  du  grand- 
paon  sur  le  poirier  ou  plus  rarement  sur  l'érable-syco- 
more,  etc.  Et  quand  vous  me  demanderez  comment  il  peut 
se  faire  qu'un  lépidoptère  ne  se  trompe  jamais  d'espèce  bo- 
tanique ,  tandis  que  l'homme  est  sujet  à  manger  de  la  ciguë 
pour  du  cerléuil ,  je  vous  répondrai  que  je  n'en  sais  rien , 
et  que  de  plus  savants  que  moi  n'en  savent  probablement 
pas  davantage.  Quoiqu'il  en  soit,  la  femelle  du  papillon, 
quand  elle  a  trouvé  la  plante  qui  convient  à  sa  postérité, 
cherche  la  place  où  elle  doit  déposer  ses  œufs,  et  il  faut 
que  ce  choix  soit  fait  avec  beaucoup  de  discernement , 
comme  vous  allez  le  voir.  Si  les  œufs  doivent  éclore  avant 
l'hiver,  le  choix  est  aisé,  et  elle  n'a  tout  simplement  qu'à 
les  déposer  sur  une  feuille  tendre,  que  ses  enfants  pourront 
ronger  facilement  avec  leurs  faibles  mâchoires  et  leurs  man- 
dibules encore  jteu  ralermies  :  c'est  aussi  ce  qu'elle  fait. 
Mais  si  l'automne  est  avancé,  les  œuls  n'éclôront  qu'au 
printemps,  et  si  elle  les  déposait  sur  une  feuille,  les  rigueurs 
de  l'hiver  les  détruiraient  avec  la  feuille.  Dans  ce  cas,  la 
mère  prévoyante  les  place  sur  l'écorce  d'une  branche  qui 
persiste  et  brave  les  gelées  de  la  mauvaise  saison.  Là,  elle 
les  dépose  un  à  un,  assez  lentement  pour  se  donner  le  temps 
de  les  arranger  comme  il  lui  convient;  ou  bien,  vive  et 
étourdie  comme  la  femelle  de  l'hépiale  du  houblon  (1),  elle 
les  lance  avec  une  extrême  vitesse,  quelquefois  assez  loin 
d'elle. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  il  faut  disposer  ces  œufs  dans  un 
certain  ordre,  et  toutes  les  femelles  de  papillons  n'ont  pas 
là-dessus  les  mêmes  idées,  qu'on  me  passe  ce  mot.  Les 
unes  laissent  au  hasard  le  soin  de  les  arranger,  et  se  bor- 
nent à  les  coller  solidement  sur  le  corps  où  elles  pondent, 
au  moyen  d'un  vernis  glulineux  dont  ils  s'enduisent  en  pas- 
sant par  l'oviduc,  ce  qui,  du  reste,  est  commun  à  toutes 
les  espèces;  d'autres,  comme  par  exemple  le  papillon  du 
chou  (2),  les  arrangent  côte  à  côte,  en  colonne  serrée,  l'ex- 
trémilê  (|ui  doit  ouvrir  un  passage  à  la  chenille  en  dessus, 
de  manière  à  ce  que  la  jeune  larve  ne  soit  pas  obligée  de 
déranger  les  autres  œufs  pour  sortir  du  sien.  Ceux  du  petit- 
paon  (3),  un  des  plus  beaux  papillons  de  la  France  ,  sont 
oblongs,  rangés  côle  à  côte  sur  deux  lignes,  et  imitent  assez 
bien  dans  leur  disposition  des  bouteilles  |<lacées  dans  des 
planches  trouées.  La  dicranie  queue-fourchue  (4)  peut  les 
asseoir  dans  cette  position  avec  d'autant  plus  de  facilité, 

(1)  Hepinliit  humilis. 

(2)  Pieris  brasùca.  -, 

(3)  Sainniia  carpini. 

(4)  Dicranura  vinula. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


que  le  côté  qui  doit  être  posé  est  plat,  membraneux  et  à 
demi  transparent ,  tandis  que  le  côté  supérieur  est  hémi- 
sphérique, corné  et  opaque.  Le  bombyx  à  livrée  (1)  place 
les  siens  autour  d'un  rameau,  dans  nos  jardins,  et  les 
arrange  en  anneau  ou  en  bracelet  dans  un  ordre  si  admi- 
rable, qu'on  les  prendrait  pour  un  ouvrage  de  l'art.  Enfin, 
les  bombyx  de  la  jacée  (2)  et  franconien  (5)  placent  les  leurs 
sur  les  tiges  des  graminées  et  des  hélianthèmes,  en  anneaux 
composés  chacun  de  deux  à  trois  cents  œufs  de  forme  py- 
ramidale, à  sommet  aplati,  ayant  leur  axe  perpendiculaire 
à  la  tige,  qu'ils  embrassent  en  formant  plusieurs  spirales. 
Ces  bombyx  remplissent  les  intervalles  des  œufs  avec  une 
matière  gommeuse,  tenace,  brune,  servant  à  les  fixer  et 
et  probablement  aussi  à  les  garantir  des  intempéries  de 
Phiver. 

Comme  vous  voyez,  il  ne  suffît  pas  aux  espèces  délicates 
d'avoir  fixé  solidement  leurs  œufs,  il  faut  encore  les  ga- 
rantir contre  le  froid  et  l'humidité,  et  c'est  ce  que  font 
beaucoup  de  papillons.  Les  bombyx  dispar  et  queue-do- 
rée H),  et  plusieurs  autres,  avant  de  déposer  les  leurs  con- 
tre une  branche  ou  un  tronc  d'arbre,  commencent  par  leur 
préparer  un  lit  de  poils  disposés  sans  beaucoup  d'ordre , 
mais  doux  et  moelleux  ;  ils  pondent  dessus  plusieurs  cou- 
ches d'œufs ,  toujours  en  les  entremêlant  de  poils  doux  et 
fins ,  puis,  lorsque  la  ponte  est  finie ,  après  avoir  recouvert 
le  tout  d'une  bonne  couche  de  poils  soyeux,  ils  s'occupent 
à  placer  un  toit  capable  à  la  fois  de  défendre  l'espoir  de 
leur  postérité  contre  le  froid  et  la  pluie.  Pour  cela,  ils  s'ar- 
rachent des  poils  assez  longs  et  rudes  qui  leur  formaient 
une  espèce  de  houppe  à  l'extrémité  de  l'abdomen,  et  ils  ont 
l'intelligence  de  les  arranger  sur  leurs  œufs  en  les  faisant 
se  recouvrir  les  uns  les  autres  comme  les  tuiles  d'un  toit, 
ou  plutôt  comme  les  tiges  du  chaume  dont  on  recouvre  les 
cabanes  rustiques;  l'eau  de  la  pluie  glisse  sur  cette  jolie 
toiture,  aussi  lisse  et  aussi  brillante  que  le  plus  beau  ve- 
lours. 

D'autres  papillons,  quand  ils  ont  à  pondre,  se  bornent  à 
épancher  sur  leurs  œufs  une  liqueur  visqueuse,  qui,  en  se 
desséchant,  leur  forme  une  couverture  solide  et  imperméa- 
ble à  l'eau.  Le  botis  de  l'épi-d'eau  (5j,  qui  vit,  à  Tétat  de 
chenille,  sur  les  plantes  aquatiques  des  marais,  entoure 
les  siens  d'une  substance  gélatineuse,  analogue  à  celle  qui 
envelo|)pe  le  frai  des  grenoudies.  Le  liparis  du  saule  (6) 
cache  les  siens  sous  une  substance  blanche  et  écu- 
ineuse,  moitié  friable  et  moitié  cotonneuse  quand  elle  est 
desséchée,  mais  qui,  étant  insoluble  dans  Peau,  les  met 
parfaitement  à  l'abri  de  la  pluie  et  de  l'humidité. 

J'ai  dit,  je  crois,  que  les  œufs  des  papillons  ont  la  plus 
grande  ressemblance  avec  les  graines  des  végétaux,  et 
cette  analogie  se  décèle  jusque  sur  les  réliculationsde  leur 
surface.  Les  uns  sont  rayés,  slriés,  granulés,  etc.;  ceux 
du  satyre -bacchante  (7)  sont  couronnés  par  de  petites 
écailles  imbriquées;  ils  sont  entièrement  couverts  de  réti- 
culations  hexagones  dans  le  satyre-égérie  (8).  Dans  les 
piéris  du  choux  et  de  l'alisier  (9),  ils  présentent  des  côtes 
longitudinales,  souvent  réunies  par  des  lignes  élevées  qui 
les  coupent  à  angles  droits. 

(1)  Bombyx  neustria. 

(2)  Bombyx  catirensis. 

(3)  Bombyx  franconica. 

(i)  Bombyx  dispar  ei  chrysorrhaa. 

(5)  Bolys  potamogalis. 

(6)  Liparis  salicis. 

(7)  Satyrus  dejanira. 
(I)  Satyrus  egeria. 

[>)  Pitrii  brassicce  et  cratoegl. 


CSS  CSHZITILLES. 

Voyons  comment  la  jeune  chenille  sort  de  l'œuf,  quand 
un  certain  degré  de  chaleur  atmosphérique  a  dévelopjté 
ses  organes  naissants.  Dans  un  grand  nombre  de  papillons 
diurnes  etnocturnes,  l'œuf  est  muni,  à  sa  partie  supérieure, 
d'une  sorte  de  petite  trappe  ou  de  calotte,  que  la  chenille 
n'a  qu'à  soulever  pour  en  sortir.  Mais  quelquefois  cette 
trappe  n'existe  pas,  comme  par  exemple  dans  le  bombyx  à 
livrée  (1),  et  alors  la  larve  est  obligée  de  longer  la  coque 
de  l'œuf  pour  se  pratiquer  une  sortie. 

Généralement,  les  chenilles  sont  recouvertes  d'une  peau 
molle,  facile  à  déchirer;  mais,  dans  d'autres  cas,  comme 
dans  la  vanesse  grande-tortue  (2),  elle  est  coriace  et  assez 
solide.  Le  corps  se  divise  en  segments  ou  anneaux  plus 
ou  moins  faciles  à  distinguer,  au  nombre  de  douze ,  non 
compris  la  tête;  celle-ci  est  écailieuse,  munie  de  fortes 
mandibules,  qui  lui  servent  à  ronger  et  découper  sa  nour- 
riture. Les  trois  premiers  anneaux  portent  six  pattes  an- 
térieures, et  les  anneaux  postérieurs  portent  un  nombre 
de  fausses  pattes  qui  varie  en  raison  des  espèces.  Leur 
corps  est  nu  ou  velu,  quelquefois  muni  de  singuliers  appen- 
dices, dont  on  connaît  peu  ou  point  les  fonctions.  Parmi 
les  plus  curieux,  nous  citerons  ceux  de  la  dicranie  queue- 
fourchue  (3).  Cette  chenille  a  sur  le  premier  anneau,  près 
de  la  tète,  un  tentacule  fourchu,  mobile,  rétractile,  dont 
chaque  branche  est  terminée  par  un  bouton  renflé  et  criblé 
de  petits  trous  comme  la  pomme  d'un  arrosoir.  Lorsqu'elle 
est  sans  inquiétude,  ce  tentacule,  retiré  dans  l'anneau,  est 
à  peine  visible  ;  mais  si  un  danger  la  menace ,  aussitôt  elle 
l'allonge,  l'ajuste  du  côté  de  son  ennemi,  et  lui  lance,  à 
une  assez  grande  dislance,  une  liqueur  corrosive  qui  jaillit 
par  les  trous  desboulons.  Cette  liqueur  eslcaustiqueau  point 
de  causer  une  assez   vive   douleur  quand  elle  entre  dans 
les  yeux.  Mais  les  chenilles  ont  un  ennemi  terrible,  l'ichneu- 
mon,  qui  brave  cette  aspersion  brCdanle  ,  se  pose  sur  le 
dos  de  l'insecte,  lui  perce  la  peau  avec  sa  tarlière  aiguë, 
et  lui  dépose  dans  le  corps  un  œuf  d'où  naîtra  la  larve  pa- 
rasite qui  la  dévorera  à  l'mtérieur.  Dans  ce  cas  la  dicranie 
a  une  autre  arme  à  opposer  aux  entreprises  de  l'ennemi. 
Le  dernier  segment  de  son  abdomen  esl  terminé  par  une 
queue  lourchue,  composée  de  deux  longs  tubes  cylindri- 
ques, mobiles  à  la  base,  et  garnis  d'un  grand  nombre  d'é- 
pines courtes  et  raides.  Lorsque  la  chenille  voit  l'ichneu- 
mon  voltiger  autour  d'elle,  ou  qu'elle  le  sent  se  poser  sur 
son  dos,  aussitôt  elle  fait  sortir  de  chacun  de  ces  tubes  un 
(ilei  charnu,  grêle,  allongé,  d'un  beau  rose,  auquel  elle 
peut  donner  toutes  les  inflexions  possibles,  jusqu'à  le  rou- 
ler en  spirale  ;  elle  s'en  sert  comme  d'un  fouet  pour  battre 
le  brigand  et  le  contraindre  à  s'éloigner;  puis,  quand  elle 
n'a  plus  d'inquiétude,  elle  contracte  son  fouet,  qui  se  retire 
dans  son  fourreau  à  la  manière  des  cornes  de  l'escargot. 

La  chenille  du  machaon  (4),'  comme  celle  du  flambé  (5), 
que  nous  avons  fait  graver  ici,  a,  près  du  bord  antérieur 
du  premier  segment,  fort  près  de  la  lête,  un  appendice  d'ua 
rouge  orangé,  rétractile,  fourchu  à  son  extrémité,  que 
l'animal  peut  faire  sortir  de  son  corps  ou  rentrer  à  volonté. 
Ce  n'est  pas  une  arme  bien  terrible,  car  elle  u'éjacule  au- 
cune liqueur  vénéneuse,  et  elle  ne  peut  faire  l'office  du 
fouet  de  la  dicranie  ;  mais  du  moins  c'est  ud  épouvaotail, 


(i)  Bombyx  neustria. 
(2)  Fanessa  polychloros, 
Cî)  [yicranitra  itrtula. 

(4)  Papilto  macha»n. 

(5)  Papilio  podaliriiu. 


LECTUKES  DU  SOin. 


qui,  du  reste,  exhale  une  odeur  assez  désagréable  pour 
écarter  l'eanemi.  Une  foule  d'autres  chenilles  sont  munies 
d'appendices  plus  ou  moins  longs,  quelquefois  tubercu- 
leux, d'autres  fois  terminés  par  une  houppe  de  poils,  de 
formes  variées,  et  donnant  souvent  à  ces  animaux  une  6- 
gure  bizarre  ou  menaçante.  11  est  peu  de  personnes  qui 
n'aient  remarqué  sur  l'avant-dernier  anneau  des  chenilles 
de  sphinx  cet  aiguillon  droit  ou  arqué,  afTftctant  la  forme 
suspecte  de  l'aiguillon  d'un  scorpion ,  quoique  d'une  in- 
nocence parfaite. 

La  robe  velue  du  plus  grand  nombre  des  chenilles  n'est 
pas  toujours  dépourvue  de  beauté,  et  plusieurs  offrent  des 
touffes  de  poils  en  panache,  en  gerbe,  en  brosse,  en  crête, 
en  huppe,  en  pinceau,  etc.,  colorés  des  teintes  les  plus 
brillantes  et  surtout  les  plus  tranchées.  Tantôt  ces  poils 
ont  toute  la  rigididé  du  crin ,  tantôt  toute  la  finesse  et  le 
moelleux  du  plus  beau  velours  ;  il  en  est  de  soyeux ,  de 
cotonneux,  de  laineux,  etc.  On  en  trouve  de  longs  et  raides 
comme  des  piquants,  et  souvent  même  ils  sont  entremêlés 
de  véritables  épines.  Dans  le  petit-paon  de  nuit  (1),  six 
poils,  rayonnant  en  étoile,  sont  placés  sur  de  petits  tu- 
bercules régulièrement  alignés ,  et  au  milieu  de  chaque 
étoile  est  un  poil  plus  grand  que  les  autres  et  portant  un 
bouton  à  son  extrémité.  Enfin,  les  poils  affectent  toutes  les 
formes,  toutes  les  couleurs  et  tous  les  arrangements.  Moins 
formidables  en  apparence  que  les  épines  qui  cou>Tent  le 
corps  de  quelques  chenilles  des  genres  vanesse ,  argynis  et 
autres,  ils  sont  cependant  beaucoup  plus  perfides.  Lorsque 
certaines  chenilles  sont  sur  le  point  de  changer  de  peau, 
les  poils  deviennent  secs,  raides,  cassants,  et  se  détachent 
du  corps  de  l'animal  au  moindre  attouchement.  D'une  fi- 
nesse extrême  ,  ils  s'insinuent  dans  la  peau  des  doigts  de 
l'imprudent  observateur,  y  causent  de  la  rougeur,  des  dé- 
mangeaisons insupportables,  et  même  un  peu  de  douleur. 
Si  une  chenille,  en  cet  état,  passe  en  rampant  sur  une  partie 
nue  de  la  peau,  son  passage  seul  suffit  pour  implanter  dans 
le  tissu  cutané  une  certaine  quantité  de  ces  poils  impercep- 
tibles à  l'œil  nu,  et  causer  une  irritation  fort  désagréable. 
Ce  fait,  mal  observé,  a  fait  croire  au  vulgaire  que  ces  ani- 
maux sont  vénéneux ,  et  de  là  vient  sans  doute  la  répu- 
gnance qu'ils  inspirent  à  beaucoup  de  monde. 

Cependant  quelques  espèces  exotiques  ont  dans  leurs 
épines  des  armes  véritablement  redoutables,  et  le  diable 
cornu  du  platane,  nom  que  l'on  donne  dans  le  nord  de 
l'Amérique  à  la  chenille  du  cérocampe  royal  (2),  nous  en 
offrira  un  exemple.  Sa  taille  est  gigantesque  proportion- 
nellement, et  atteint  quelquefois  jusqu'à  près  de  six  pouces 
de  longueur.  Derrière  sa  tête  et  sur  la  partie  postérieure 
de  ses  premiers  anneaux  il  porte  sept  à  huit  épines  aiguës, 
grosses,  et  longues  de  près  d'un  pouce.  Lorsqu'on  l'in- 
quiète, le  diable  cornu  s'irrite,  redresse  la  tête,  secoue  sa 
crinière  acérée  avec  vivacité,  et  en  cherchant  à  atteindre 
la  main  de  l'imprudent  qui  le  menace.  Cette  attitude  formi- 
dable et  ces  épines  hérissées  jettent  une  si  grande  terreur 
dans  l'àme  des  Américains,  qu'ils  craignent  cette  chenille 
à  l'égal  du  serpent  à  sonnettes.  Néanmoins  ses  piqûres, 
fort  douloureuses,  n'amènent  jamais,  que  je  sache,  des 
acx;idenls  très-graves. 

Il  existe  dans  la  Nouvelle-Hollande  une  chenille  qui , 
pour  être  moins  brutale  dans  sa  perfidie,  n'en  est  que  plus 
dangereuse.  On  ne  lui  aperçoit  sur  le  corps  aucune  épine, 
mais  seulement  huit  petits  tubercules  charnus,  d'une  ap- 
parence tout  à  fait  iaoffensive.  Si  vous  la  touchez,  vous 


(i)  Satumia  carpini. 
[7)  Cerocampo  rrcnlis. 


apprendrez  à  vos  dépens  qu'il  ne  faut  pas  se  fier  aux  ap- 
parences si  souvent  trompeuses  d'une  innocence  d'em- 
prunt; de  chacun  de  ses  huit  tubercules  elle  fera  sortir  un 
faisceau  de  petits  aiguillons  qui  vous  feront  à  la  fois  plu- 
sieurs blessures  extrêmement  douloureuses.  Parmi  les 
chenilles  les  mieux  armées  de  nos  climats ,  deux  des  plus 
formidables,  mais  seulement  en  apparence  ,  sont  celle  du 
morio  (1) ,  et  celle  du  paon  de  jour  (2) ,  toutes  deux  don- 
nant de  charmants  papillons  que  nous  avons  fait  graver 
ici. 

Si  la  nature  n'a  pas  donné  aux  chenilles  des  armes  bien 
puissantes  pour  repousser  les  attaques  de  leurs  nombreux 
ennemis,  elle  a  doué  plusieurs  d'entre  elles  de  la  faculté 
singulière  de  se  dérober  aux  regards  les  plus  perçants. 
Celles  qui  sont  vulgairement  connues  sous  les  noms  de 
géomètres ,  arpenteuses ,  sont  toujours  vertes ,  grisâtres 
ou  brunâtres,  absolument  de  la  couleur  d'un  rameau  vert, 
ou  d'un  morceau  de  bois  sec.  Leur  forme  est  grêle  ,  allon- 
gée, cylindrique,  comme  un  petit  rameau  ;  leurs  anneaux 
sont  munis  de  tubercules  ayant  parfaitement  la  forme  des 
yeux  ou  gemmes  d'un  bourgeon  d'arbre,  ou  de  rugosités 
imitant  à  s'y  méprendre  une  écorce  raboteuse  et  morte; 
avec  leur  queue  et  la  première  paire  de  leurs  fausses  pattes, 
elles  saisissent  un  rameau  de  leur  couleur  et  de  leur  gros- 
seur, puis  redressant  ou  renversant  leur  corps  dans  une 
position  perpendiculaire  au  rameau ,  tantôt  verticalement, 
tantôt  obliquement,  elles  restent  dans  une  absolue  immo- 
bilité pendant  des  heures  entières,  c'est-à-dire  autant  de 
temps  qu'elles  se  croient  menacées  d'un  danger.  Dans  celle 
bizarre  position,  qui  suppose  une  force  musculaire  énorme, 
il  est  impossible  à  l'œil  le  plus  exercé  de  les  distinguer,  cl 
on  les  prend  constamment  pour  une  petite  branche  dessé- 
chée de  l'arbrisseau  sur  lequel  elles  sont. 

Mais  reprenons  la  chenille  au  moment  où  elle  sort  de 
l'œuf,  et  suivons-la  dans  son  enfance.  La  première  chose 
que  fait  celle  du  papillon  gazé  (3)  est  de  dévorer  l'enve- 
loppe dont  elle  vient  de  sortir,  puis,  après  s'être  reposée 
un  instant,  elle  va  attaquer  les  œufs  non  éclos  de  son  voi- 
sinage, non  pour  dévorer  ses  sœurs,  comme  font  quelques 
autres  chenilles,  mais  bien  pour  leur  prêter  secours  et  les 
aider  à  sortir  de  leurs  prisons.  Dès  après  leur  naissance  , 
la  plupart  des  chenilles  s'occupent  à  chercher  ,  en  même 
temps  que  leur  nourriture,  un  abri  propre  à  les  garantir 
de  la  pluie,  du  froid  et  des  rayons  du  soleil  qui  desséche- 
raient bientôt  leurs  tendres  organes.  Celles  de  la  famille  des 
tinéides  sont  mineuses  :  elles  creusent  dans  l'épaisseur  de 
la  feuille  qui  doit  les  nourrir,  une  galerie  qui  les  défend 
contre  les  intempéries  de  l'air.  La  chenille  du  cossus  ronge- 
bois  (4),  remarquable  par  son  agilité  et  par  le  courage 
avec  lequel  elle  se  défend  et  cherche  à  mordre  quand  on  la 
prend,  se  creuse  une  galerie  dans  le  bois  dont  elle  se 
nourrit,  et  elle  a  cela  de  commun  avec  toutes  ses  congé- 
nères :  mais,  parmi  les  autres,  elle  a  seule  rintclligence  de 
se  fabriquer,  pour  passer  l'hiver ,  un  logement  composé  de 
fragments  de  bois  liés  entre  eux  avec  do  la  soie.  On  a  donné 
le  nom  de  plieuses  à  des  chenilles  de  la  famille  des  tor- 
dcuses  et  des  tinéides,  qui  se  forment  une  habitation  dans 
une  feuille  qu'elles  savent  plier  convenablement  pour  cela, 


d]  ranetsa  antiopa, 
(î)  Vanewa  io. 
(S)  Pierit  cratœgi. 
(4)  Cossus  liguiperda. 


MUSEE  I)i:S  EAIMIM.I  s. 


5 


Papillon  morpho-pavoinc  avec  sa  chenille  et  sa  chrysalide. 


h 


6 


LECTURES  DU  SOIR. 


en  appliquant  la  moitié  de  la  feuille  sur  l'autre  moitié,  et 
tapissant  l'entre-deux  d'une  soie  douce  et  chaude.  Les  rou- 
leuses  donnent  à  cette  habitation  la  forme  d'une  sorte  de 
rouleau  cylindrique  ou  un  peu  conique,  dont  elles  conser- 
vent l'ouverture  la  plus  petite  pour  en  faire  l'entrée  ,  et 
elles  bouchent  l'autre.  Si  le  rouleau  doit  être  tout  à  fait 
conique,  ce  n'est  plus  une  feuille  entière  qui  doit  le  four- 
nir, mais  seulement  une  longue  pièce  triangulaire  que  la 
chenille  découpe  avec  ses  mandibules  ,  sans  la  détacher 
tout  à  fait,  aliu  de  lui  laisser  une  base  fixe.  A  mesure  que 
la  portion  coupée  devient  libre  elle  la  roule,  et  lorsque  le 
corps  du  cône  est  terminé,  il  ne  s'agit  plus  que  de  le  lever 
pour  le  mettre  debout,  car  telle  doit  être  sa  position  sur  la 
feuille.  Pour  cela  elle  emploie  à  peu  près  les  mêmes 
moyens  que  ceux  dont  on  s'est  servi  pour  dresser  l'obé- 
lis(iue  de  Luxor,  à  cela  près  qu'elle  ne  se  sert  pas  de  ma- 
chines aussi  compliquées,  que  les  cables  qu'elle  fixe  au 
sommet  de  la  pyramide  sont  en  soie  et  non  en  chanvre  , 
et  que  le  poids  de  son  corps  qu'elle  fait  peser  sur  ses  cables 
est  son  seul  levier.  D'autres  chenilles  réunissent  plusieurs 
feuilles  en  bouquet ,  les  attachent  solidement ,  et  se  font 
leur  couche  de  soie  dans  le  milieu. 

On  se  demande  comment  un  animal  si  petit  peut  être 
assez  fort  pour  rapprocher  deux  ou  plusieurs  feuilles  rigi- 
des et  très-grandes  comparativement  à  lui.  Rien  cepen- 
dant n'est  plus  simple  quand  on  possède,  comme  lajeune 
chenille,  de  bons  éléments  de  physique.  Elle  sait  qu'elle 
peut  doubler,  quintupler,  multiplier  sa  force  jusqu'à  Tin- 
fini,  au  moyen  des  leviers  et  des  cables  élastiques  dont  elle 
se  sert  avec  une  grande  habileté;  elle  sait  particulièrement 
les  lois  de  l'élasticité  des  corps,  de  l'équilibre  des  puissan- 
ces, etc.,  etc.,  et  avec  sa  science  ,  elle  transporterait  des 
montagnes  s'il  était  nécessaire.  Voici  ce  que  c'est  :  ne  pre- 
nons pas  une  montagne  pour  exemiile,  mais  deux  feuilles 
de  poirier  ,  et  supposons  que  la  résistance  que  lui  oll're  la 
rigidité  des  feuilles  soit  égale  à  cent  fois  la  force  de  l'ani- 
mal :  elle  attache  d'abord  à  une  feuille  un  fil  de  soie  élasti- 
que ;  elle  tire  dessus  de  toute  sa  force,  l'attache  à  l'autre 
feuille,  et  le  bande  autant  qu'elle  le  peut;  elle  attache  un 
second  fil  de  la  même  manière,  puis  un  troisième,  un  qua- 
trième, et  ainsi  de  suite  jusqu'à  cent,  il  est  évident  que  si 
la  résistance  est  égale  à  cent  fois  sa  force,  et  que  chaque  fil 
leprésente   cette  force  elle-même,  la  traction  de  cent  fils 
Bcra  égale  à  la  résistance,  et,  avec  quelcjues  fils  de  i)lus,  il 
faudra  que  les  feuilles  se  rapprochent  l'une  de  l'autre. 
Lors(|ue  leurs  bords  seront  à  une  distance  convenable,  la 
chenille  n'aura  plus  qu'à  les  fixer  solidement  au  moyen  de 
fils  plus  courts.  Si ,  pendant  ce  travail ,  la  force  de  résis- 
tance se  compliquait  par  la  plus  grande  rigidité  d'une 
grosse  nervure,  notre  petit  ingénieur  ne  serait  nullement 
embarrassé;  au  lieu  d'oinpioyer  de  nouveaux  cables  de 
soie,  ce  qui  deviendrait  dispendieux  pour  sa  filière,  et  sur- 
tout gênant,  elle  allaiblil  la  nervure  en  en  rongeant  çà  et  là 
des  parties,  et  en  ramincissanl  davantage  dans  les  endroits 
plus  résistants  tpie  les  autres. 

Tels  sont  les  principes  de  construction  d'une  maison  à 
demeure  fixe  ;  mais  il  existe  dos  chenilles  qui  ont  à  la  fois 
le  goût  du  confortable  et  du  vagabondage.  Il  faut  à  ces  der- 
nières des  habitations  chaudes,  commodes,  douillellement 
tapissées ,  mais  (pfellcs  puissent  transporter  avec  elles, 
comme  les  escargots  font  de  la  leur.  Vous  rencoulrorez  or- 
dinairement ces  coureuses  sous  les  feuilles  du  poirier ,  au 
printemps.  La  maison,  longue  de  trois  lignes,  de  la  gros- 
seur d'une  épingle,  perpendiculaire  à  la  feuille  et  ressem- 
blant ùl  une  épine,  est  entièrement  construite  en  soie.  Son 
orifice,  placé  à  la  hase,  se  trouve  sur  une  petite  excavation 


du  parenchyme,  ouvrage  de  la  chenille  qui,  en  promenant 
sa  petite  tente  çà  et  là,  se  nourrit  de  la  portion  de  la  feuille 
qu'elle  recouvre  immédiatement.  Lorsque  l'animal  a  grossi, 
et  que  son  habitation  est  devenue  trop  étroite ,  il  la  fend 
endeux,et  remplit  l'intervalle  avec  de  lanouvelle  soie.  Pour 
maintenir  sa  tente  dans  une  position  perpendiculaire,  il  at- 
tache la  base  à  la  feuille  au  moyen  de  quelques  fils  de  soie 
qu'il  coupe  quand  il  veut  se  transporter  ailleurs. 

Si  parmi  ces  petites  chenilles  il  y  a  des  architectes, 
des  ingénieurs  et  des  physiciens,  il  y  en  a  aussi  qui  ne  sont 
que  de  simples  artisans,  exerçant  de  modestes  industries, 
mais  touchant  à  la  perfection  par  le  fini  de  leur  travail.  Tels 
sont  los  tailleurs  d'habils,  dont  je  vais  vous  parler,  et  que 
vous  pourrez  chercher  sur  les  feuilles  du  chêne,  du  hêtre, 
du  pommier,  et  même  du  rosier  de  votre  jardin.  La  robe 
de  ces  chenilles  linéides  consiste  en  une  sorte  de  fourreau 
en  forme  de  corne  cylindrique  dans  son  milieu,  ayant  l'ori- 
fice antérieur  circulaire,  et  le  postérieur  triangulaire  ;  il  est 
bâti  avec  la  fine  membrane  qui  recouvre  le  parenchyme 
d'une  feuille,  et  voici  comment  le  tailleur  s'y  prend  pour 
le  faire  :  il  creuse  une  cavité  oblongue  dans  l'intérieur  d'une 
feuille,  en  rongeant  le  parenchyme  renfermé  entre  la  mem- 
brane supérieure  et  la  membrane  inférieure  formant  les 
deux  surfaces  ;  après  avoir  détaché  ces  membranes,  il  s'agit 
de  les  couper  convenablement  avant  de  les  coudre  pour  en 
faire  une  robe,  et  cette  opération  n'est  pas  facile,  car  le 
fourreau  ne  devant  pas  être  cylindrique  dans  toute  sa  lon- 
gueur, il  en  résulte  qu'il  faut  donner  à  la  coupe  des  deux 
pièces  d'élon"e  une  courbe  différente  de  chaque  côté  ;  aussi 
héaumur  assure-t-il  que  ce  fourreau  est  aussi  difficile  à 
couper  que  les  morceaux  de  drap  formant  le  dos  d'un  ha- 
bit. Cette  délicate  opération  étant  terminée,  le  petit  tailleur 
coud  les  deux  pièces  ensemble  avec  du  fil  de  soie,  et  celte 
couture  est  si  artistement  faite,  les  dentelures  de  chaque 
bord  s'engrènent  si  bien  les  unes  dans  les  autres,  que  la 
réunion  des  étoffes  est  à  peine  visible  ,  n»ème  avec  une 
loupe.  On  trouve  cependant,  dans  la  même  famille,  des 
tailleurs  encore  plus  adroits  :  ceux-ci  savent  fort  bien  que 
les   membranes  qui  recouvrent  les  deux  surfaces  d'une 
feuille  sont  soudées  l'une  à  l'autre  tout  le  long  du  bord  de 
cette  feuille  ;  après  mûre  réflexion,  ils  coupent  leur  robe 
sur  ce  bord  même,  profitent  de  celte  soudure,  et  n'ont  plus 
qu'une  couture  à  faire  au  lieu  de  deux.  11  y  a  certainement 
progrès  dans  cette  méthode  ;  mais  ce  progrès  ne  favorise- 
rait-il pas  la  paresse?  Voilà  une  question  que  je  soumets 
au  jugement  des  hautes  intelligences  qui  s'exercent,  pen- 
dant des  années  consécutives,  sur  la  dissection  d'un  der- 
rière de  guêpe  ou  d'une  patte  de  mouche  ;  elle  me  parait 
profonde,  d'une  grande  portée,  et  intéressant  vivement  les 
progrès  de  la  civilisation  et  la  morale  publique  des  chenil- 
les. Quand  je  deviendrai  riche,  ce  (]ui  sera  |)ar  la  grâce  de 
Dieu,  car  je  ne  sais  rien  faire  pour  cela ,  j'olfrirai  un  prix 
façon  Moutyon  au  savant  qui  résoudra  cet  important  pro- 
blème. 

La  teigne  à  manteau  (1)  affiche  un  luxe  insolent  qui  an- 
noncerait déjà,  au  moins  selon  l'opinion  de  J.-J.  Rousseau, 
un  commencement  de  corruption  dans  la  république  des 
chenilles.  Mais  comme  il  me  parait  que  les  opinions  de  ce 
sji-disant  philosophe  ont  un  peu  vieilli ,  surtout  dans  la 
pratique,  je  crois  que  je  peux  conter  le  fait  sans  inconvé- 
nient. Celle  teigne,  pour  ses  \  éléments,  dédaigne  loule  au- 
tre élolfe  que  la  soie  la  plus  brillante.  F.lle  s'en  fait  d'abord 
une  robe  élégante,  parfaitement  ajustée  à  sa  taille;  puis, 
sur  cette  robe,  elle  jette  un  manlcau  de  la  même  matière, 

(0  Tinta  paliiatella. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


et  s'en  drape  de  manière  à  ne  lui  laisser  d'ouverture  que 
d'un  côté.  Le  plus  grand  luxe  n'est  pas  encore  là,  comnne 
vous  allez  le  voir.  Ce  manteau  n'est  pas  d'un  tissu  simple 
et  uni  comme  la  robe  qu'il  recouvre,  mais  bien  brodé  sur 
toute  sa  surface  avec  des  écailles  nombreuses,  transparen- 
tes ,  se  recouvrant  les  unes  les  autres  comme  celles  d'un 
poisson. 

Si  on  en  juge  par  le  costume,  ces  teignes,  qui  dévorent 
nos  draps,  nos  fourrures ,  nos  collections  d'bistoire  natu- 
relle, nos  récoltes  même,  forment,  avec  celles  dont  je  viens 
de  vous  parler,  l'aristocratie  des  chenilles.  Mais  parmi  ces 
insectes  il  y  a  un  petit  peuple  plus  humble,  plus  modeste, 
plus  laborieux  peut-être ,  qui  se  conteute  de  matériaux 
beaucoup  plus  grossiers  pour  se  faire  des  robes  et  des  habi- 
tations. Par  exemple,  la  diurnée  du  lichen  (1)  sait  se  fa- 
briquer, avec  des  fragments  de  lichen,  une  jolie  maison  en 
spirale  comme  la  coquille  d'un  escargot  ;  le  bombyx  ha- 
biHé  (2)  fait  la  sienne  avec  de  petits  morceaux  de  chau- 
me qu'il  arrange  en  cylindre  très-élégant;  d'autres  em- 
ploient comme  matériaux  des  brins  de  paille,  de  bois,  de 
laine,  de  crin,  du  sable,  etc. 

Presque  toutes  les  chenilles  dont  nous  avons  parlé  jus- 
qu'ici vivent  solitairement  ;  il  en  est  beaucoup  d'autres  qui 
vivent  en  famille,  sous  une  lente  commune,  tissue  en  soie, 
et  assez  grande  pour  contenir  jusqu'à  trois  ou  quatre 
cents  individus ,  et  même  beaucoup  plus.  Dans  de  certai- 
nes espèces,  qui  vont  chercher  leur  nourriture  pendant  le 
jour,  elles  ne  sont  réunies  sous  la  tente  que  la  nuit  ou 
quand  le  ciel  est  à  la  pluie  ;  d'auîres  ne  s'y  rassemblent, 
au  contraire,  que  pendant  le  jour,  et  profitent  des  ombres 
de  la  nuit  pour  dévorer  la  verdure  des  environs.  Si  les  che- 
nilles sont  nées  en  automne,  elles  passent  l'hiver  dans  cet 
abri,  et  elles  l'agrandissent,  au  printemps,  à  mesure  qu'el- 
les grandissent  et  qu'il  leur  faut  plus  de  place.  Quelque- 
fois elles  s'éloignent  assez  de  l'habitation  pour  aller  cher- 
cher de  nouvelles  feuilles  sur  les  arbres  voisins.  Dans  ce 
cas,  elles  parient  presque  toutes  ensemble  ,  marchant  sur 
plusieurs  de  front,  en  longues  lignes  comme  une  proces- 
sion :  aussi  a-t-on  appelé  ceWesAh  processionnaires.  D'au- 
tres, plus  paresseuses  ou  plus  intelligentes,  se  laissent  tom- 
ber de  l'arbre  où  est  le  nid,  en  filant  un  long  fil  de  soie  qui 
les  soutient  dans  leur  chute  :  parvenues  à  terre ,  elles  atta- 
chent l'extrémité  de  ce  fil  à  un  brin  d'herbe,  et  elles  l'aban- 
donnent pour  aller  se  promener  autre  part.  Lorsque 
l'heure  de  la  retraite  est  sonnée,  elles  savent  fort  bien  re- 
trouver le  câble  qu'elles  ont  tendu ,  et  elles  s'en  servent 
comme  d'une  échelle  de  corde  pour  remonter  au  domicile 
commun. 

Si  nous  étudions  la  croissance  des  chenilles  depuis  le 
moment  de  leur  naissance  jusqu'à  ce  qu'elles  se  métamor- 
phosent en  chrysalides,  un  phénomène  nous -frappera  d'é- 
tonnement  ;  c'est  leur  changement  de  peau.  Tous  les  ani- 
maux muent  plusieurs  fois  dans  le  cours  de  leur  vie  ;  mais 
chez  tous,  soit  que  la  peau  tombe  en  petits  fragments  à 
peine  sensibles  comme  chez  l'homme  ,  soit  qu'elle  se  dé- 
pouille d'un  seul  morceau  comme  dans  les  écrevisses  et  les 
serpenta,  il  y  a  toujours  formation  d'une  seule  peau  inté- 
rieure qui  chasse  au  dehors  la  vieille  peau  quand  la  nou- 
velle peutia  remplacer.  Dans  les  larves,  il  en  est  autrement. 
Si  une  chenille  doit  muer  quatre  fois,  par  exemple,  dès  le 
moment  de  sa  naissance  elle  est  revêtue  de  quatre  peaux 
entières,  parfaites,  se  recouvrant  les  unes  les  autres,  et  il 
n'y  a  pas,  comme  dans  les  autres  animaux,  formation  d'une 

(1)  Dittrnea  lichenum. 
{%)  Psyché  graminella. 


peau  nouvelle.  On  a  même  observé  que  toutes  les  peaux 
même  la  plus  interne,  celle  qui  sera  exposée  à  l'air  la  der- 
nière, sont,  dès  le  principe,  recouvertes  des  poils,  épi- 
nes, etc.,  qui  devront  les  armer  plus  tard  ;  seulement,  les 
appendices  sont  très-petits  et  couchés  sous  la  peau  qui  les 
couvre.  Une  autre  singularité  plus  étonnante  encore,  c'est 
que  les  organes  intérieurs  des  chenilles,  tels  que  l'esto- 
mac, les  intestins ,  les  vaisseaux  aérifères  qui  constituent 
l'organe  de  la  respiration  et  qui  viennent  aboutir  aux  stig- 
mates, sont  sujets  à  une  mue  complète  comme  la  peau,  et 
les  membranes  entières  sont  rejelées  au  dehors  en  même 
temps  que  cette  dernière.  Ce  fait  a  élé  observé  par  Degeer; 
mais  il  me  parait  si  extraordinaire  que  je  crois  nécessaire 
de  faire  de  nouvelles  observations  avant  de  l'affirmer. 

ICÉTllCOEFHOSE  SSS  OZEXnLLES. 

Un  phénomène  encore  plus  étrange  que  tous  ceux  que 
j'ai  déjà  cités  est  celui  de  la  transformation  d'une  chenille 
en  un  brillant  papillon  ;  ce  mystère  de  la  nature  est  encore 
resté  inexplicable,  malgré  tous  les  efforts  des  naturalistes. 
Avant  d'arriver  à  l'état  parfait,  avant  de  déployer  ces  qua- 
tre ailes  légères  qui  ont  changé  un  être  lourd  et  rampant 
en  un  animal  plein  d'élégance,  de  vivacité,  ayant  la  faculté 
de  se  promener  dans  les  airs,  la  chenille  a  dû  passer  par 
l'état  de  chrysalide,  et  y  rester  plus  ou  moins  longtemps. 
Sous  cette  forme,  elle  est  presque  privée  de  mouvement; 
sa  tête,  ses  pattes  et  tout  son  corps  sont  emmaillottés  dans 
une  enveloppe  coriace,  souvent  brune,  quelquefois  parée 
de  couleurs  métalhques  les  plus  brillantes,  qui  ne  lui 
laisse  aucun  moyen  de  fuir  ses  ennemis  ou  de  se  défendre 
contre  leurs  attaques.  Heureusement  pour  elle,  la  chenille 
est  prévoyante;  elle  sait  ce  qui  doit  lui  arriver,  les  acci- 
dents qu'elle  doit  craindre,  et  la  prudence  la  plus  consom- 
mée lui  indique  les  moyens  de  s'y  soustraire.  Mais  toutes, 
pour  parvenir  au  même  but ,  n'emploient  pas  les  mêmes 
procédés,  et,  sous  ce  rapport  comme  sous  les  autres,  leur 
intelligence  parait  beaucoup  varier. 

Les  unessechrysalident  à  nu;  les  autres  s'enveloppent 
dans  une  coque,  et  ce  sont  là  les  deux  princi|)ales  ditTéren- 
ces  qu'elles  offrent  à  l'observation.  Les  premières,  avant 
de  se  dépouiller  de  la  peau  de  chenille  qui  couvre  celle  de 
la  chrysalide  naissante,  se  suspendent  à  une  branche  ou  à 
un  autre  corps,  mais  toujours  dans  un  endroit  retiré,  à  l'a- 
bri des  intempéries  de  l'air  ou  au  moins  du  choc  des  ob- 
jets environnants.  A  peu  d'exceptions  près,  toutes  les  che- 
nilles nues  et  suspendues  appartiennent  à  la  division  des 
lépidoptères  diurnes.  Beaucoup  prennent  la  position  per- 
pendiculaire ,  mais  la  tête  en  bas,  parce  qu'elles  se  tixent 
par  la  queue  ;  d'autres  s'attachent  également  par  la  queue, 
mais  elles  se  soutiennent  dans  une  position  horizontale  au 
moyen  d'une  sorte  de  brassière  en  soie  dont  elles  se  cei- 
gnent le  corps.  Parmi  les  chenilles  qui  se  chrysalident  à  nu,' 
on  peut  ranger  celles  de  la  plupart  des  sphinx,  quoiqu'eK 
les  aient  la  précaution  de  s'enterrer  ou  de  se  retirer  dans 
de  petits  trous  obscurs  pour  subir  leurs  métamorphoses. 

D'autres  chenilles,  avant  de  se  chrysalider,  se  préparent 
une  coque  faite  avec  plus  ou  moins  d'art,  et  avec  des  ma- 
tériaux divers,  mais  dans  lesquels  la  soie  entre  toujours 
pour  quelque  chose.  Il  n'est  pas  un  de  nos  lecteurs  qui 
n'ait  vu  un  ver  à  soie  faire  son  cocon  ;  il  serait  donc  inu- 
tile de  revenir  ici  sur  la  manière  dont  les  chenilles  con- 
struisent leur  coque,  puisque  toutes  agissent  à  peu  près 
de  la  même  manière  pour  tisser:  mais  toutes  ne  font  pas 
des  cocons  de  formes  semblables,  et  c'est  ce  que  nous  allons 


8 


LECTURES  DU  SOIR; 


voir.  Le  grand-paon  de  nuit(l),  dont  nous  donnons  la  fi- 
gure, compose  le  sien  entièrement  de  soie ,  dont  les  fils 
sont  liés  par  une  matière  qui  devient  tellement  dure  en  se 
desséchant,  qu'il  serait  impossible  au  papillon  d'en  sortir  si 
la  chenille  n'avait  pas  pris  des  précautions  préalables.  En 
construisant  sa  coque,  elle  commence  par  la  base,  et  dis- 
pose ses  fils  en  zigzags  comme  le  ver  à  soie  ;  mais,  arrivée 
à  ceux  qui  doivent  former  l'ouverture  ou  le  goulot,  elle  les 
arrange  presque  en  ligne  droite,  parallèlement  les  uns  aux 
autres  et  convergeant  vers  le  même  point  central  ;  il  en 
résulte  comme  l'entrée  d'une  nasse  à  prendre  le  poisson  : 
le  papillon  écarte  les  fils  en  y  passant  pour  sortir ,  sans 
avoir  besoin  de  les  rompre.  Une  petite  chenille  velue , 
qui  se  nourrit  de  lichen ,  fait  sa  coque  d'une  manière 
étrange:  elle  commence  par  s'arracher  ses  poils  les  plus 
longs  et  les  plus  forts;  elle  les  implante  dans  une  feuille  et 
les  dispose  en  cercle  ,  debout ,  les  uns  à  côté  des  autres, 
comme  la  rangée  de  pieux  d'une  palissade  ;  elle  les  soutient 
au  moyen  de  fils  qu'elle  entre-croise  de  l'un  à  l'autre  ;  puis, 
avec  les  mêmes  fils,  elle  force  leurs  extrémités  supérieures 
à  se  courber  en  voûte  et  à  former  un  toit.  Elle  se  renferme 
dans  cette  sorte  de  pagode  en  dôme,  et  n'en  sort  qu'à  l'é- 
tat de  papillon. 

Le  cocon  de  certaines  chenilles  est  quelquefois  si  mince, 
qu'on  peut  très-bien  voir  ce  qui  se  passe  au  dedans  ;  son 
tissu  ressemble  tantôt  à  de  la  gaze  ,  tantôt  à  de  la  den- 
telle. Il  en  est  de  ronds,  d'ovales,  d'allongés,  de  cylindri- 
ques ;  d'autres  en  forme  de  navette,  de  bateau  renversé. 
On  en  voit  de  doubles  qui  renferment  deux  chrysalides  :  il 
y  en  a  qui  sont  composés  d'un  mélange  de  soie  avec  des 
poils  de  la  chenille  ,  des  fragments  de  feuilles  sèches,  des 
grains  de  sable,  de  terre,  de  la  sciure  de  bois,  etc.  ;  enfin 
ils  affectent  diverses  couleurs;  mais  le  blanc,  le  jaune,  le 
roux  ,  le  brun  et  le  verdàtre  sont  les  teintes  les  plus  ordi- 
naires. Le  bombyx  à  livrée  (2),  après  avoir  filé  sa  coque, 
rejette  par  l'anus  trois  ou  quatre  masses  d'une  matière 
molle,  pâteuse,  dont  il  enduit  les  parois  de  sa  prison. 
La  teigne  de  l'orge  (3)  se  fait  une  coque  de  soie  dans  le 
grain  même  qui  la  nourrit,  et  dont  l'écorce  forme  la  paroi 
extérieure  :  elle  la  divise  en  deux  petites  chambres,  l'une 
oiielle  doit  subir  ses  métamorphoses  ,  l'autre  où  elle  dé- 
pose ses  excréments.  Mais  nous  ne  finirions  plus  si  nous 
voulions  décrire  tous  les  genres  de  cocons  ,  et  nous  risque- 
rions surtout  de  raconter  des  choses  que  nos  lecteurs  ont 
pu  observer  par  eux-mêmes.  Nous  allons  donc  nous  bor- 
ner à  jeter  un  coup  d'oeil  sur  la  chrysalide. 

Pour  tuer  une  chenille  ou  un  papillon,  il  suffit  ordinai- 
rement d'une  petite  gelée.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  la 
chrysalide  ;  elle  supporte  très-bien  les  froids  les  plus  in- 
tenses de  nos  climats  sans  en  souffrir;  elle  gèle;  elle  de- 
vient dure  comme  un  morceau  de  glace  ,  et  elle  reste  en 
cet  état  pendant  tout  l'hiver.  Lorsque  le  temps  se  radoucit, 
elle  dégèle  et  finit  par  faire  un  papillon  comme  si  elle  n'a- 
vait éprouvé  aucun  accident.  Les  chrysalides  des  lépidop- 
tères diurnes  sont  le  plus  souvent  anguleuses  ,  armées  de 
pointes  ou  d'éminences  coniques,  tandis  que  celles  des  lépi- 
doptères nocturnes  affectent  la  forme  presque  cylindrique 
d'un  ovale  allongé.  Dans  toutes  ,  on  distingue  déjà,  à  tra- 
vers le  fourreau  qui  les  enveloppe  et  les  comprime,  toutes 
les  parties  du  papillon.  Les  anguleuses  sont  quelquefois 
parées  de  brillantes  couleurs  métalliques  ;  mais  les  autres 
iffcctent  constamment  une  couleur  terne,  passant  par  tou- 

(0  Satumia  pyri. 
(3)  Bombyx  ntiutria. 
(1)  Tinea  hordtl. 


tes  les  nuances  du  roux  pâle  au  brun  noirâtre,  à  peu  d'ex- 
ceptions près.  Celle  du  parnassien-apollon  (i),  charmant 
papillon  dont  nous  donnons  la  figure,  est  recouverte  d'une 
eCDorescence  qui  la  fait  paraître  bleuâtre. 

Une  chrysalide  reste  plus  ou  moins  longtemps  à  l'état  de 
nymphe,  selon  l'espèce  d'abord,  puis  selon  la  saison  et  le 
degré  de  température.  On  peut  cependant  regarder  comme 
une  règle  générale  que  les  plus  petites  se  métamorphosent 
beaucoup  plus  vite  que  les  grandes  espèces ,  et  presque 
dans  un  temps  proportionnel  à  leur  grandeur.  Par  exem- 
ple, celles  de  la  plupart  des  teignes  ne  restent  sous  celle 
forme  que  quatre  à  cinq  jours,  tandis  que  j'ai  gardé  pen- 
dant deux  ans  des  chrysalides  de  grand-paon.  Il  parait 
aussi  que  des  circonstances  tenant  aux  individus  ,  indé- 
pendamment de  l'espèce,  peuvent  hâter  ou  retarder  l'éclo- 
sion  ;  car,  sur  dix  chrvsalides  tenues  dans  la  même  bolle, 
exposées  aux  mêmes  influences  de  température,  il  m'est 
arrivé  de  voir  quelquefois  une  différence  très-variable  dans 
le  temps  de  la  métamorphose. 

czs  fiszihova. 

Lorsque  la  nature  a  marqué  le  moment  où  le  papillon 
doit,  pour  la  dernière  fois,  sortir  de  sa  prison,  l'insecte 
s'agite,  se  secoue,  et  parvient  à  rompre  l'adhérence  qui 
tenait  son  corps  collé  au  fourreau  de  la  chrysalide  ;  il 
se  gonfle  en  rapprochant  son  abdomen  de  sa  poitrine  et 
force  son  enveloppe  à  se  fendre  sur  le  dos  pour  lui  livrer 
passage.  S'il  s'esl  chrysalide  à  nu ,  il  ne  lui  reste  plus 
qu'à  étendre  les  ailes  alors  molles,  humides,  plissces  et  re- 
pliées memDrane  sur  membrane  comme  un  Imge  mouille. 
11  y  parvient  en  leur  donnant  un  mouvement  rapide, 
comme  un  frémissement,  et  bientôt  elles  sont  étendues, 
desséchées,  capables  de  le  soutenir  dans  les  airs  où  il  s'é- 
lance aussitôt.  Mais  si  la  chrysalide  est  renfermée  dans 
une  coque,  il  faut,  avant  de  penser  à  raffermir  ses  mem- 
bres et  à  développer  ses  organes  du  vol,  que  l'insecte  sorte 
de  sa  prison  de  soie.  Comment  fera-t-il  pour  y  parvenir?  car 
il  n'a  pour  tout  instrument  qu'une  trompe  membraneuse, 
délicate,  et  qui  se  trouve  dans  un  état  de  faiblesse  qui  ne 
lui  permet  pas  même  de  se  dérouler.  La  nature  a  pourvu 
à  tout  cela,  et  par  divers  moyens.  Je  vous  ai  déjà  dit 
comment  la  coque  si  dure,  si  coriace  du  grand-paon  avait 
une  sortie  en  forme  de  nasse  à  prendre  le  poisson  :  il  y  a 
cette  seule  différence,  c'est  que  le  goulot  de  la  nasse  est 
tourné  en  dehors  et  non  en  dedans  ;  d'où  il  résulte  que  le 
papillon  peut  en  sortir  facilement  en  brisant  seulement 
quelques  fils,  mais  qu'aucun  ennemi  ne  peut  y  entrer. 

La  teigne  des  grains  (2) ,  pénètre  dans  le  grain  de  blé 
qui  la  nourrit  par  une  ouverture  qui ,  lorsqu'elle  a  grandi 
et  qu'elle  s'est  métamorphosée,  devient  beaucoup  trop  pe- 
tite pour  lui  permettre  d'en  sortir.  Pour  parer  i  cet  incon- 
vénient, voici  l'ingénieux  procédé  qu'elle  emploie.  Avant 
de  se  cbrysalider,  la  chenille  ronge,  au  sommet  du  grain, 
une  petite  pièce  circulaire ,  en  forme  de  trappe,  qu'elle  a 
soin  de  ne  pas  délacher  complètement,  et  qu'el'i  .-..Aintient 
même  au  moyen  de  quelques  fils  de  soie  foz'.  '-.gers.  Lors- 
que le  papillon  veut  sortir,  d'un  coup  de  Uie  il  brise  aisé- 
ment ces  faibles  liens  ;  l'opercule  s'ouvre  comme  une  porte, 
et  l'insecte  sort  de  la  demeure  où  il  a  passé  toute  sa  vie. 

Une  autre  chenille,  qui  vit  dans  unefeuille  de  tremble  rou- 
lée en  cornet,  se  prépare  une  sortie  en  découpant  contre  lea 
parois  de  la  feuille  une  ouverture  circulaire,  mais  avec  la 

(0  Parnataius  apoUo. 
{7)  Ttnta  grantUii. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


A\CUC* 


Le  grand  paon. 

Le  spbynx  demi-paon. 


Le  pnon  de  jour. 
Le  niorio. 


Le  flambé. 
L'opollon. 


OCTOBRB   1843. 


—  -i  —  ONZIEME    VOLLMS. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


11 


piTcaulion  de  ne  pas  attaquer  répidenne  extérieur  qui 
suffit  pour  tenir  la  porte  en  place.  Cela  fait,  elle  se  tisse 
une  coque  de  soie  d'un  tissu  très-léger,  facile  à  briser  ; 
celle  coque  est  suspendue  au  milieu  de  rhabiialion,  comme 
un  liamac,  par  deux  (ils  ltyers;et,  comme  elle  a  tout  prévu, 
la  place  de  sa  tète  se  trouve  directement  en  face  de  l'oper- 
(  iile  de  la  fuuillc,  ce  qui  épargne  au  papillon  jusqu'à  la  peine 
de  chercher  la  porte  de  Thabilation. 

D'autres  espèces  se  conlenlent,  eu  filant  leur  coque,  de 
laisser  une  ouverture  qu'elles  bouchent  avec  un  tampon 
de  fibres  végétales  légèrement  collées  ensemble;  quelques- 
unes  masquent  celle  ouverlure  avec  un  couvercle  mobile 
en  soie,  dont  la  charnière  consiste  en  quelques  fils  faciles 
à  rompre.  Enfin,  le  plus  grand  nombre  construit  saco(|ue 
d'une  épaisseur  et  d'une  solidité  à  peu  près  égale.  Dans 
ce  cas  le  papillon  imbibe  le  tissu  d'un  fluide  particulier 
qui  ramollit  et  dissout  la  gomme  qui  unissait  les  fils  entre 
eux;  puis,  frappant  avec  sa  tèle  comme  avec  le  bélier  d'ai- 
rain dont  les  anciens  se  servaient  pour  abattre  une  mu- 
raille, il  écarte  les. fils  ou  les  brise,  et  se  fraye  im  passage. 
Quand  je  dis  qu'il  frappe  avec  la  tête,  je  dis  mal,  car  c'est 
seulement  avec  ses  yeux  :  eux  seuls  ont  alors  une  solidité 
assez  grande  pour  cela ,  outre  que  leurs  nombreuses  fa- 
cettes font  l'olTice  d'une  hme  pour  user  et  couper  les  fils 
qui  opposent  de  la  résistance. 

Voici  le  papillon  libre,  voltigeant  dans  les  airs,  et  étalant 
au  grand  jour  toutes  les  richesses  de  sa  nouvelle  parure. 
Mais,  hélas!  que  me  reste-l-il  à  dire  de  lui?  presque  rien. 
Cette  intelligence  qu'il  possédait  à  l'état  de  laborieuse  che- 
nille, il  l'a  perdue  pour  toujours  ;  il  ne  sait  plus  que  courir 
élourdiment  de  fleur  en  fleur,  pour  trouver  une  femelle, 
s'accoupler  et  mourir,  si  toulefois  un  des  mille  dangers 
qu'il  ne  sait  ni  prévoir  ni  éviter  ne  termine  pas  sa  carrière 
dès  le  commencement.  Il  en  est  de  lui  comme  de  certains 
autresètres  fort  séduisantsduresle:  quand  on  a  parlé  de  leur 
beauté ,  de  l'éclat  de  leur  parure  et  de  leur  capricieuse  lé- 
gèrelé,  il  ne  reste  plus  rien  à  dire. 

Terminons  donc  en  vous  faisant  remarquer  la  robe  cha- 
marrée des  charmantes  espèces  que  nos  gravures  mettent 
sous  vos  yeux.  Celui-ci,  seul  sur  cette  page,  est  lesiORPtiE 
APOLLON  (1),  papillon  exotique,  remarquable  par  sa  gran- 
deur, par  les  grands  yeux  qui  embellissent  ses  ailes  infé- 
rieures, et  par  l'éclat  de  sa  couleur. 

Ceux-ci,  réunis  sur  la  même  page,  appartiennent  tous  à 
la  France,  et  ontété  choisis  parmi  les  plus  belles  espèces  de 
notre  pays.  Vous  voyez  le  grand  paon  (:2),  dont  la  chenille 
verle,  très-grosse,  presque  nue,  est  parée  de  plusieurs 
rangs  élevés  de  petites  perles  du  plus  beau  bleu  de  ciel. 
C'est  le  plus  grand  des  papillons  de  la  France,  et  il  atteint 
souvent  jusqu'à  cinq  pouces  de  largeur  d'un  bout  de  l'aile 
à  l'autre.  Ses  habitudes  sont  tristes,  nocturnes,  et  sa  robe 
terne  comme  la  nuit  ;  son  corps  est  brun,  avec  une  tache 
blanchâtre  à  l'extrémité  antérieure  du  prothorax  ;  ses  ailes 
sont  d'un  brun  saupoudré  de  gris,  ayant  chacune  au  milieu 
une  tache  oculaire  noire,  coupée  par  un  trait  transparent, 
entourée  d'un  cercle  fauve  obscur,  d'un  demi-cercle  blanc, 
d'un  autre  rougeàlre,  et  enfin  d'un  cercle  noir.  Ce  bel  in- 
secte ne  s'éloigne  guère  de  nos  jardins  et  de  nos  vergers, 
dont  la  chenille  dévore  les  poiriers. 

Le  sphinx  demi-paon  (3),moinsnocturnequele  précédent, 
fuit  cependant  la  lumière  du  jour  et  n'élève  son  vol  extrê- 
mement rapide  que  pendant  le  crépuscule.  Ses  ailes  sont 


(1)  Uorpho  apollo. 

(2)  Saturîiia  pyri. 

(3)  Smerimhus  ocellata. 


anguleuses,  les  supérieures  d'un  brun  diversement  nuancé, 
les  inférieures  d'un  rouge  foncé,  ayant  chacune  une  tache 
noire  et  bleue  en  forme  d'oeil  ;  son  abdomen  est  paré  de 
bandes  rouges. 

Le  paon  de  jour  (1)  aime,  comme  ceux  qui  vont  suivre, 
à  faire  briller  au  grand  jour  l'éclat  de  ses  vives  couleurs. 
C'est  un  des  joiis  papillons  de  la  France.  Ses  ailes  sont  an- 
guleuses et  dentées,  d'un  fauve  rougeàlre  en  dessus,  avec 
une  grande  tache  en  forme  d'oeil  sur  chacune.  L'œil  des 
supérieures  est  rougeàlre  au  milieu,  entouré  d'un  cercle 
jaunâtre  :  celui  des  inférieures  noirâtre  ,  avec  un  cercle 
gris  autour,  et  renfermant  des  taches  bleuâtres  ;  le  dessous 
des  ailes  est  noirâtre. 

Le  morio  (2)  est  assez  voisin  du  précédent  quant  aux 
formes  et  aux  habitudes,  mais  il  en  dilTère  beaucoup  sous 
le  rapport  des  couleurs.  Ses  ailes,  anguleuses,  sont  d'un 
noir  pourpre  foncé,  avec  une  bande  jaunâtre  ou  blanchâ- 
tre au  bord  postérieur,  et  une  suite  de  taches  bleues 
au-dessus. 

Le  flambé  (3)  est  remarquable  par  ses  ailes  étroites,  al- 
longées ,  les  inférieures  terminées  par  une  assez  longue 
queue.  Elles  sont  jaunes ,  les  antérieures  traversées  de 
plusieurs  raies  noires  ;  les  postérieures  ayant  au-dessous 
de  semblables  raies,  dont  deux  très-rapprochées  intercep- 
tent une  ligne  fauve,  quelques  lunules  bleues  sur  leur  bord 
postérieur,  et  une  tache  rougeàlre  à  lunule  bleue  à  l'angle 
anal. 

L'apollon  (4)  est  un  des  plus  beaux  papillons  diurnes  de 
la  France,  mais  il  est  rare  et  ne  se  trouve  guère  que  sur 
les  hautes  montagnes  des  Alpes,  des  Pyrénées ,  de  l'Au- 
vergne, et  sur  le  mont  Pilât.  Ses  ailes  sont  blanches  ,  peu 
couvertes  d'écaillés,  très-entières,  arrondies,  tachées  de 
noir.  Les  postérieures  ont  en  dessus  et  en  dessous  deux 
yeux  à  iris  rouge,  entourés  extérieurement  d'un  cercle 
bleuâtre  ;  elles  ont  en  outre  trois  ou  quatre  taches  rouges 
bordées  de  noir  ' 


BOITARD. 


(i)  Vanessa  io. 

(2)  Vanessa  antiopa. 

(3)  Papilio  podalijrius. 
(4J  Parnassius  apollo. 


12 


LECTURES  DU  SUlIl. 


wmomm^^^ms  s^s  ï,'mTATs&. 


==^z y  (/^«.y  ' 


iitthodtjgîtioit. 


r,  quand  j'approchai  de  quinze 
nus,  on  nie  retira  du  collège, 
(Il  j'avais  eu,  tous  les  hivers, 
les  talons  crevés  d'engelures, 
et  la  (lèvre  tierce  le  reste  du 
temps.  Je  vous  laisse  à  juger 
de  mes  études  et  de  mes  ré- 
créations! Lne  partie  de  harre 
tous  les  deux  mois,  un  ac- 
cessit tous  les  deux  ans  ,  tel- 
les furent  mes  joies  et  mes 
gloires  d'écolier.  Eh  bien  !  je 
regrette  souvent  ces  années 
de  pension.  Le  maître  était  si 
bon  !  et  je  recevais  de  si 
-  bonnes  lettres  de  mon  père  ! 
Je  croyais  qu'il  n'irait  jamais  au  pays  d'où  l'on  n'écrit 
plus r.rcf,  je  n'avais  pas  quinze  ans,  qu'on  me  re- 
tira du  collège,  tout  maigre  et  tremblant  la  fièvre,  et  qu'on 
m'envoya,  pour  refaire  ma  santé,  dans  un  grand  château 
près  de  Hlois,  chez  des  parents  très-riches,  très-hospilaliers 
et  trcs-gais  :  toutes  qualités  qui  ue  sont  guère  de  la  même 


famille,  comme  je  m'en  suis  aperçu  depuis  dans  le  monde. 
Il  me  semble  que  c'est  hier  que  je  suis  entré  |»nr  celle 
longue  avenue  de  peupliers  qui,  de  loin,  avec  leurs  plumets 
verts,  se  tenaient  droits  et  alignés  comme  un  régimoiilde 
dragons  gigantesques;  et  pourtant,  il  y  a  de  cela...;  \ous 
ne  le  saurez  pas  ;  et  je  voudrais  bien  ne  pas  le  savoir  moi- 
mcme. 

Le  château  était  très-habité,  et  on  y  menait  joyeuse  vie, 
c'csi-à-dire  que  jusqu'à  cinq  heures  tous  les  hommes  al- 
laient à  la  chasse  aux  lièvres  ou  aux  bécasses  (  moi,  je 
«oudrais  chasser  le  tigre,  et  je  n'aime  pas  la  chasse,  dit- 
on  !  ),  et  que  ces  dames  se  renfermaient  dans  leurs  cham- 
bres pour  étudier  leur  piano ,  ou  se  réunissaient  au  salon 
pour  broder  je  ne  sais  quoi,  et  faire  des  histoires  bien  mé- 
chantes contre  je  ne  sais  qui,  enfin  ce  qu'on  appelle  de 
bonnes  causeries.  Puis,  on  montait  s'habiller  pour  le  dîner; 
et  le  soir,  un  vieil  ami  de  la  famille  faisait  une  lecture  à 
quatre  joueurs  de  tric-trac  ,  qui  ne  décoléraient  pas  dans 
un  coin,  à  huit  ou  dix  chasseurs  qui  s'étendaient  éreintcs 
sur  tous  les  sofas  ,  et  à  toutes  ces  dames  qui,  pour  s'en- 
courager à  veiller  et  à  vivre,  se  regardaient  de  minute  ea 
minute  dans  le  petit  miroir  de  leurs  corbeilles  à  ouvrage.. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


IS 


et  qui,  de  quart  d'heure  en  quart  d'heure ,  se  levaient 
traînant  les  pieds  dans  toute  la  longueur  du  salon ,  et  se 
balançant  le  corps  et  interrogeant  des  yeux  toutes  les  portes 
et  toutes  les  croisées,  comme  si  quelque  prince  ou  quel- 
que beau  page  blond  allait  paraître  avec  un  bouquet  de 
pierreries  ou  un  bouquet  de  fleurs. — Personne  n'entrait, 
et  on  revenait  à  la  corbeille  d'ouvrage  et  au  petit  miroir.  — 
Remarquez  que  la  lecture  continuait  toujours,  au  grand 
plaisir  du  lecteur  qui  ne  voyait  que  son  livre,  et  qui  fon- 
dait en  larmes,  ou  se  pâmait  de  rire  tout  seul  ;  il  avait  pour- 
tant soixante-quinze  ans  :  cela  ne  fait  rien  du  tout. 

Le  lendemain  se  levait  et  se  couchait  parfaitement  sem- 
blable à  la  veille.  Seulement,  quelquefois  une  voiturée  de 
voisins  arrivait  au  château.  Alors,  grand  ennui,  grande 
contrariété  de  promener  et  d'héberger  tout  ce  monde,  ce 
dont  on  se  dédommageait  le  soir  par  une  moquerie  de 
deux  heures.  Ces  soirs-là,  le  lecteur  faisait  sa  lecture  tout 
bas.  Les  autres  se  suffisaient  à  eux-mêmes;  ils  étaient  en 
verve  et  tout  gaillards.  Mais  ce  beau  feu  s'éteignait  avec 
les  bougies,  et  le  château  retombait,  au  bout  de  vingt-quatre 
heures,  dans  cette  vie  morte  que  vous  avez  entrevue  plus 
haut.  —  C'est  égal,  je  vous  jure  ma  parole  d'honneur 
que  tous  ces  gens-là  se  trouvaient  fort  heureux.  Une  bonne 
chère,  de  bonnes  voitures,  de  belles  toilettes  ;  pour  peu 
qu'avec  cela  on  n'ait  pas  beaucoup  de  cœur  et  guère  d'ima- 
gination, que  faut-il  de  plus  pour  le  bonheur?  On  se  dit 
Lien  en  soi-même  :  «  Je  ne  m'amuse  pas  extrêmement  ;  je 
m'ennuie  même  à  périr  le  plus  souvent.  »  Mais  on  ajoute 
aussitôt  :  t  Comment  font  donc  les  autres,  qui  n'ont  ni 
mes  chevaux,  ni  ma  table  ,  ni  mes  diamants?  »  Et  on  re- 
devient content  par  vanité  et  par  comparaison  ;  car  le  luxe 
ne  prévoit  pas  de  jouissances  hors  de  lui.  C'est  une  grâce 
d'état.  Ne  plaignons  donc  pas  trop  les  heureux  du  siècle. 

—  «  Mon  petit  ami ,  me  cria  un  matin  l'homme  aux  lec- 
tures, en  frappant  à  la  porte  de  ma  chambre,  allons,  levez- 
vous,  le  soleil  va  se  lever  aussi ,  et  il  a  quelque  chose  à 
vous  dire.  »  Je  ne  me  fis  pas  attendre.  Mon  cœur  battait 
de  reconnaissance  en  songeant  que  ce  bon  M.  de  Nerval 
venait  ainsi  chercher  un  écolier ,  quand  je  le  voyais  éviter 
la  conversation  de  bien  des  grandes  personnes.  Nous 
marchâmes  longtemps  dans  les  hautes  herbes  mouillées 
par  la  rosée  matinale ,  jusqu'à  un  tertre  assez  élevé  d'où 
l'on  découvrait  la  Loire  large  et  calme  avec  ses  bateaux  à 
voiles  ,  ses  rives  basses  et  fertiles ,  et  son  lit  indécis.  En 
ce  moment,  le  soleil  tout  au  fond  de  l'horizon ,  à  notre 
gauche,  sortit  du  fleuve,  comme  un  grand  bouclier  de  fer 
rouge;  puis,  à  mesure  qu'il  s'emparait  du  ciel,  comme 
un  roi  longtemps  absent,  des  flèches  d'or  perçaient  l'argent 
limpide  de  la  Loire  ;  et  les  bois,  et  les  prés ,  et  les  collines 
s'embellissaient  de  toutes  les  teintes  du  prisme  solaire,  et 


les  oiseaux  s'éveillaient  en  chantant,  elles  brises  tièdes 
portaient  leurs  chansons  à  tous  les  échos  et  à  tous  les 
cœurs;  et  un  parfum  végétal ,  plus  enivrant  que  les  plus 
délicieuses  odeurs,  s'élevait  de  toutes  parts  comme  l'ha- 
leine de  la  nature,  et  je  n'eusse  pas  été  surpris  de  voir  la 
main  de  Dieu  entr'ouvrir  la  voûte  du  firmament,  pour 
s'admirer  et  se  réjouir  dans  son  œuvre  ;  et  je  tombai  à 
genoux,  en  m'écrianl  :  c  Oh  !  que  tout  cela  est  beau!  » 

Alors ,  mon  vénérable  guide  :  «  Bien  ,  mon  enfant  !  j'at- 
tendais votre  exclamation  pour  vous  parler.  SI  vous  fussiez 
resté  froid  à  ce  spectacle ,  comme  font  tant  d'autres ,  je 
vous  aurais  ramené  au  château  sans  vous  rien  dire  ou  en 
vous  disant  des  riens  ,  ce  qui  est  beaucoup  moins.  Main- 
tenant je  vous  connais;  venez  donc  et  parlons.  »  Et  il  me 
prit  le  bras  pour  descendre  au  bas  du  tertre ,  et  il  me 
conduisit  au  bord  d'un  large  étang,  qui,  par  son  étendue 
et  la  limpidité  de  ses  eaux,  pourrait  se  donner  des  airs  de 
lac,  si  des  sources  l'alimentaient  et  s'en  échappaient  en 
rivières.  Une  barque  était  là,  inquiète  et  tourmentant  sa 
chaîne ,  comme  une  biche  captive.  Nous  y  montâmes. 
«  Rien  n'est  si  bon  qu'un  bateau  pour  causer  et  se  pro- 
mener, me  dit  M.  de  Nerval:  c'est  un  banc  qui  marche, 
c'est  une  voiture  qui  se  tait.  Allons,  ramez  un  peu,  mon 
ami  ;  il  ne  faut  pas  négliger  les  exercices  du  corps  même 
pour  ceux  de  l'esprit  ;  l'équilibre  de  notre  double  nature 
doit  toujours  être  maintenu  dans  le  moi  humain.  Ensuite, 
une  fois  l'impulsion  donnée ,  nous  laisserons  aller  notre 
barque  et  nos  pensées  à  leur  cours;  et  si  vous  ne  vous 
ennuyez  pas  aux  narrations  et  aux  conseils  d'un  vieillard , 
nous  viendrons  tous  les  matins  sur  l'étang  pendant  que  le 
château  dort ,  et  là,  je  vous  conterai  mille  choses,  et  vous 
instruirai  de  ce  que  l'expérience  m'a  trop  bien  appris, 
comme  ferait  un  vieux  nocher  pour  un  jeune  matelot.  » 

Si  je  sais  et  si  je  vaux  quelque  chose  (et  cela  est  bien 
peu,  sans  doute),  je  le  dois  à  ces  Promenades  sur  l'é- 
tang. Je  crois  donc  utile  d'en  retracer  les  leçons  ou  plutôt 
les  causeries  à  ceux  qui  ont  l'âge  que  j'avais  alors.  Puis- 
sent-elles fructifier  plus  complètement  dans  des  organisa- 
lions  meilleures  et  de  meilleurs  esprits  !  Puisse  mon  sou- 
venir n'être  pas  tout  à  fait  perdu  pour  la  mémoire  de  cet 
excellent  M.  de  Nerval,  qui,  durant  son  passage  ici-bas, 
n'a  guère  trouvé  que  moi  pour  l'écouter  ;  car  c'était  un 
homme  d'un  cœur  si  droit  et  d'une  raison  si  sûre,  que  tout 
le  monde  l'appelait  le  vieux  fou  ! 

Dès  le  lendemain  commencèrent  nos  entreliens  dans  le 
bateau  ;  je  ne  les  aurais  pas  mis  par  écrit  chaque  jour, 
qu'ils  seraient  restés  pour  ainsi  dire  sténographiés  dans  mon 
cerveau  ;  et  je  vais  les  transcrire  ici  dans  leur  ordre  quo- 
tidien, qui  n'a  eu  d'autres  règles  que  le  hasard  ou  la  fan- 
taisie ;  pareils  en  cela  aux  caprices  même  des  promenades. 


^BSBiik^SlîïEÎB  SP2i!BSî223îEa 


ou  EST   LE  BONHEUR. 


Le  lendemain  : 

—  «Comment  donc?  me  dit  M.  de  Nerval,  mais  nous 
naviguons  merveilleusement,  ce  matin  !  on  vous  prendrait 
iJe  loin  pour  un  vieux  rameur,  mon  jeune  ami,  et  c'est  la 
seconde  fois  que  vous  touchez  une  rame.  Comme  on  fait 
vite  et  bien  ce  que  l'on  fait  avec  plaisir!  Je  gage  que  vous 


étiez  moins  prompt  et  moins  habile  k  manier  votr«  sjti- 
taxe  latine  ou  votre  dictionnaire  grec;  enfant!...  vous 
vous  trouviez  malheureux,  peut-être  !  Où  est  le  bonheur, 
s'il  n'est  pas  dans  le  dortoir,  dans  le  pupitre,  dans  les  ré- 
créations d'un  écolier? 

»  Où  est  le  bonheur  ?...  c'est  la  grande  question  pour  ce 


14 


LECTURES  DU  SOIR. 


monde,  comme  le  to  le  or  nol  io  be  d'IIamlet,  pour 
l'autre  monde.  Le  témoignage  d'une  conscience  pure  et  la 
modération  des  désirs,  c'est  là  qu'est  le  bonheur.  Dieu 
qui  a  voulu,  quoi  qu'en  disent  les  écrivains  hypocondrcs, 
que  ses  fils  soient  heureux,  a  mis  le  bonheur  à  leur  por- 
tée, comme  les  feuilles  du  cytise  sous  la  dent  du  chevreau. 
Quelques  adreuses  calamités  naturelles,  le  fléau  de  quel- 
ques incurables  infirmités,  ne  sont  que  des  exceptions  qui 
ont  sans  doute  leur  raison  dans  les  secrets  de  la  sagesse 
divine,  et  qui  accompagnent  de  loin  en  loin,  sans  les  dé- 
ranger, l'ordre  général  de  l'univers  et  la  marche  régulière 
du  genre  humain.  Encore,  ces  plaies  horribles  sont-elles 
pour  les  uns  la  juste  conséquence  de  leur  mauvaise  vie,  et 
pour  d'autres ,  la  source  des  consolations  et  des  espé- 
rances d'une  vie  meilleure.  Car,  il  ne  faut  pas  se  hâter 
déjuger  du  bonheur  ou  du  malheur  intimes,  sur  lessymp- 
tômes  extérieurs  et  les  apparences  visibles.  Au  surplus, 
à  part  ces  exceptions  qu'il  ne  nous  est  pas  donné  d'appré- 
cier exactement,  Dieu  a  placé  le  bonheur  comme  un  joyau 
sacré  dans  le  berceau  des  petits  enfants.  Plus  tard ,  ils 
peuvent  en  faire  un  collier,  ou  le  briser  entre  leurs  doigts. 
L'homme  peut  manquer  à  la  Providence  ;  la  Providence 
ne  manque  pas  à  l'homme.  Elle  envoie  sans  doute  des 
chagrins  à  notre  cœur ,  ainsi  que  des  douleurs  à  notre 
corps  ;  mais,  lorsqu'il  n'y  a  point  de  notre  faute,  le  bon- 
heur, qui  s'est  terni  par  instant,  reOeurit  sous  les  larmes, 
comme  la  santé  sous  les  sueurs  de  la  fiè\Te,  jusqu'au 
jour  marqué  pour  l'éternelle  félicité. 

»  Pourquoi  donc  celte  plainte  presque  unanime  de  dés- 
espoir ou  de  mécontentement  qui  s'élève  nuit  et  jour  de 
la  terre  vers  les  astres  paisibles?  c'est  que  l'immense  ma- 
jorité des  hommes,  après  s'être  demandé  cent  fois  :  où  est 
le  bonheur?  va  le  chercher  où  il  n'est  pas  ;  c'est  que  les 
divers  fléaux  dont  le  Ciel  a  rendu  l'homme  tributaire, 

«  Ne  sont  rien  près  des  maux  que  lui-même  il  s'est  faits.  » 

Le  poète  Lemierre  a  exprimé  là  une  grande  vérité;  il  en  a 
dit  bien  d'autres;  et  nos  moindres  versificateurs  se  mo- 
quent du  poêle  Lemierre. 

»  Mettant  même  de  côté  les  vices  et  les  passions  qui  sont 
des  causes  de  malheur  inhérentes  à  chaque  homme ,  et 
dont  la  société  n'est  pas  responsable,  combien  le  corps 
social  par  ses  mœurs,  ses  préjugés  et  ses  exigences  ,  at-il 
à  se  reprocher  le  malaise  de  chacun  de  ses  membres  !  En 
effet,  où  est  le  bonheur  aux  yeux  de  la  société,   sinon 
dans  les  succès  de  l'ambition ,  de  l'amour-propre  et  de  la 
cujtidilé?  Qu'est-ce  que  les  familles  désirent  et  recherchent 
pour  leurs  enfants?  des  places,  des  honneurs,  des  applau- 
dissements ou  beaucoup  d'argent.  On  appelle  heureux  ceux 
qui  arrivent  à  quehjue  chose  de  tout  cela,  et  malheureux 
ceux  qui  restent  en  chemin  ou  (jui  ne  s'y  sont  [>as  mis.  Et 
qu'on  ne  croie  pas  que  ces  idées  soient  le  triste  apanage 
des  hautes  classes,  ou  du  moins  des  classes  moyennes. 
Vous  pouvez  descendre  en  toute  sûreté,  vous  retrouverez 
tout  en  bas  la  même  manie  des  étals  libéraux,  le  même 
dégoût  des  métiers  modestes,  et  le  même  amour  de  l'or  qui 
est  le  dernier  mot  du  siècle  actuel.  Non  que  je  prétende 
étoulTer  toute  émulation,  toute  noble  velléité  de  gloire  ou 
de  fortune.  Le  monde,  ce  fleuve  rapide  et  fécondant,  crou- 
pirait comme  une  marre  fangeuse.  Et  jiuis,  je  ne  suis  pas 
de  ces  stoiques  envieux  qui  vous  disent  qu'il  n'y  a  point 
de  bonheur  dans  le  rang  et  la  richesse;  ce  sont,  au  con- 
traire, d'excellents  prétextes  pour  être  heureux.  La  mé- 
diocrité est  une  bonne  chose,  mais  il  ne  faut  pas  en  abuser. 
Toutefois,  la  plupart  des  riches  et  des  grands  sont  gran- 


dement tourmentés  ou  richement  ennuyés,  parce  qu'ils  ne 
savent  pas  vivre  une  bonne  vie  :  regardez  plutôt  dans 
certains  hôtels  et  au  fond  de  certaines  voitures,  ou,  sans 
aller  si  loin,  dans  le  château  où  nous  sommes  depuis  trois 
semaines.  Et,  d'un  autre  côté,  Dieu  n'a  pas  déshérité  du 
bonheur  les  petits  elles  pauvres;  le  bonheur,  comme  le 
soleil,  luit  pour  tout  le  monde;  écoutez  plutôt  ce  bûche- 
ron qui  chante  là-bas. 

»  Mais  la  sottise  universelle,  c'est  de  placer  le  bonheur 
uniquement  dans  le  but  lointain  qu'on  poursuit,  et  que 
peu  atteignent,  au  lieu  de  l'échelonner  sur  les  roules  que 
nous  parcourons  tous  :  pareils  à  des  voyageurs  qui,  partis 
pour  Piome  ou  pour  Constantinople,  et  ne  rêvant  que  ces 
deux  cités  fameuses,  ne  regarderaient  pas  les  fleuves,  les 
forêts,  les  montagnes ,  les  mers  et  les  beaux  horizons  du 
chemin.  Quelquefois  la  maladie  ou  les  brigands  les  frappent 
de  mort  avant  qu'ils  aient  aperçu  les  tours  de  la  ville ,  et 
ils  ont  tout  perdu.  Souvent,  parvenus  auprès  de  Saint- 
Pierre  ou  de  Sainte-Sophie,  ils  n'y  trouvent  bientôt  que 
vide  et  désappointement,  fatigués  qu'ils  sont  du  long  et 
pénible  voyage.  Ainsi  de  l'ambition  d'honneurs  ou  de  ri- 
chesses. Les  personnes  qui  ne  voient  que  le  point  de  dé- 
part et  le  point  d'arrivée  (  où  l'on  n'arrive  pas  toujours), 
passent  préoccupées  devant  le  bonheur  qui  était  là  sur  le 
bord  des  sentiers  ,  jouant  avec  les  fleurs  et  les  caUloux 
roses  et  bleus,  ou  se  baignant  dans  les  ruisseaux,  ou  cou- 
rant après  les  hirondelles,  ou  chantant  avec  les  jeunes  filles 
sur  le  seuil  des  cabanes.  —  Il  n'y  a  qu'une  philosophie 
pratique,  c'est  d'ouvrir  son  âme  aux  moindres  joies  et  d'ê- 
tre heureux  à  mesure. 

»  C'est  ainsi  que  j'ai  fait,  mon  petit  ami ,  ajouta  M.  de 
Nervat  après  une  pause  de  quelques  minutes,  pendant  la- 
quelle il  me  prit  les  rames  pour  me  délasser;  c'est  ainsi  que 
j'ai  fait,  et  vous  me  voyez  pauvre,  obscur,  vieux,  et  ce- 
pendant plus  jeune  d'esprit  et  d'émotions  que  nos  mes- 
sieurs les  joueurs  et  les  chasseurs.  J'ai  beaucoup  pleuré, 
car  les  hommes  m'ont  fait  du  mal  et  Dieu  m'a  enlevé  les 
êtres  qui  m'étaient  chers;  mais  je  n'ai  pas  été  complice 
de  l'adversité ,  et  mon  âme  et  mon  intelligence  ne  se  sont 
pas  fermées  aux  bons  désirs,  et  je  les  ai  gardées  toujours 
prêtes  à  recevoir  la  rosée  après  les  pluies  d'orage.  Le 
tort  d'une  infinité  de  gens  très-raisonnables  d'ailleurs,  c'est 
de  croire  que  le  bonheur  est  fait  pour  telle  ou  telle  posi- 
tion, plutôt  que  de  s'en  faire  un  dans  celle  qu'on  a.  Vous 
sortez  pour  courir  après  lui  :  restez  chez  vous,  et  ouvrez- 
lui  la  porte,  il  entrera;  je  le  connais.  On  demande  sou- 
vent :  «  Où  est  le  bonheur?  »  et  plus  souvent  le  bonheur 
demande  :  «  Où  êtes-vous?  »  Voilà  ce  qu'il  faudrait  crier 
au  genre  humain,  au  heu  de  tous  les  grands  systèmes  dont 
on  l'étourdit,  et  qui  finiront  par  le  rendre  fou. 

»  Quant  à  vous,  mon  enfant,  car  c'est  votre  bonheur 
surtout  qui  m'occupe,  et  c'est  assez  pour  nous  de  mener 
notre  barque  sans  nous  mêler  de  la  manœuvre  des  flottes, 
jetez  les  yeux  autour  de  vous  :  que  de  trônes  écroulés,  que 
d'ambitions  déçues,  que  de  gloires  oubliées!  Qui  sait  si 
l'Empereur  lui-même,  ce  colosse  qui  ne  s'appareille  dans 
les  temps  qu'avec  Alexandre,  César  et  Charlemagne  (nous 
étions  alors  en  1812),  qui  sait  si  Napoléon  Bonaparte  ne  tom- 
bera pas  un  jour  du  haut  de  sa  puissance  et  de  sa  colonne, 
écrasant  sous  sa  chute  toutes  les  fortunes  qui  avaient 
grandi  à  son  ombre? — N'avez-vous  pas  vu  des  riches  rui- 
nés lout  à  coup  et  mourir  de  consomption ,  parce  qu'ils 
n'avaient  plus  rien  dans  leur  poche  comme  dans  leur  tête? 
—  N'avez  -  vous  pas  vu  des  poètes  ou  des  artistes  de 
génie  (ces  autres  empereurs)  finir  leurs  jours  dans  l'amer- 
tume, parce  que  le  bruit  de  leur  nom  s'éteignait  dans  le 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


15 


fracas  des  plus  jeunes  renommées? Donc,  mon  jeune  ami, 
ne  recherclicz  point  la  grandeur,  la  richesse  ni  la  gloire 
pour  elles-mêmes  ;  il  n'y  a  point  de  consolations  pour  leurs 
amants  malheureux;  et  leurs  favoris,  après  tout,  n'eu 
recueillent  souvent  qu'une  moisson  de  désespoir! 

»  Et,  à  ce  propos,  s'il  est  vrai  que  le  démon  de  la  poésie 
vous  a  mordu,  comme  je  le  crains,  à  voir  vos  cahiers  de 
classes  barbouillés  de  strophes  et  de  rimes  sur  toutes  les 
marges ,  prenez  bien  garde  à  la  rage  ;  cautérisez  vite 
la  plaie.  La  poésie  est  la  plus  douce  chose,  comme  charme 
et  amour;  elle  est  la  plus  cuisante  comme  vanité.  Cultivez 
avec  conscience  la  disposition  que  le  Ciel  a  pu  vous  donner, 
ne  fût-ce  que  pour  mieux  jouir  du  talent  dés  autres  ,  car 
l'exercice  seul  d'un  art  nous  en  peut  révéler  tous  les  se- 
crets; ne  fût-ce  encore  que  pour  mieux  comprendre  et 
mieux  admirer  les  beautés  de  la  nature  et  les  mystères  de 
l'àme  ,  car  la  poésie  est  un  prisme  et  une  sonde.  Si  un  peu 
d'honneur  vous  en  revient  un  jour,  tant  mieux  ;  car  en 


suivant  mes  conseils,  vous  ne  connaîtrez  pas  l'orgueil, 
dont  les  retours  ont  tant  de  misères.  Si  vous  passez  obscur, 
tant  mieux  encore,  car  vous  ne  connaîtrez  point  l'envie, 
n'est-ce  pas?  ce  serpent  aussi  cruel  que  le  ser()ent  d'F.ve! 
Quoi  qu'il  en  soit  de  votre  poésie,  faites-en  un  état  le  jjIus 
tard  possible,  et  un  métier  jamais.  Et  quand  l'âge  sera  venu 
pour  vous ,  après  bien  des  choses  et  des  personnes  qui  s'en 
seront  allées,  vous  retrouverez  en  vous-même  tout  un 
monde  d'illusions  et  de  souvenirs  ;  et  à  ceux  qui  demande- 
ront ouest  le  bonheur?  on  leur  mdiquera  du  doigt  votre 
douce  retraite.  Et  cependant  tous  les  hommes  de  plaisirs  ma- 
tériels, qui  font  les  heureux  devant  le  monde,  et  ce  beau 
Gustave  de  L***  lui-mêinc .  qui  vient  sur  son  cheval  de 
6,000  fr.,  et  avec  ses  deux  «/room  rayés,  nous  avertir  que 
le  déjeuner  est  servi,  pour  nous  faire  admirer  le  luxe  de 
son  négligé;  tous  ces  fashionnbles  seront  alors  dans  la 
solitude  du  cœur  et  le  repos  de  rintelligence,  avec  la  goutte 
et  le  spleen  pour  toute  compagnie. 


<easi:u^s^^x£  ;£>sb^ss2^iîsss. 


DE  LA  NÉCESSITÉ  D'UN  ÉTAT. 


«  Si  vous  êtes  pauvre,  prenez  un  état  pour  ne  pas  mou- 
rir de  faim;  si  vous  êtes  riche,  prenez  un  état  pour  ne  pas 
mourir  d'ennui.  Montesquieu  voulait  qu'on  punît  la  pa- 
resse comme  le  crime.  L'oisiveté  étant  la  mère  de  tous  les 
vices,  moi,  je  voudrais  qu'on  accordât  des  honneurs  con- 
sidérables à  celui  qui  détruirait  l'oisiveté,  beaucoup  plus 
considérables  qu'à  celui  qui  aurait  extirpé  le  plus  affreux 
vice  de  la  société  ;  de  même  qu'on  donne  la  plus  grosse 
prime  au  chasseur  qui  a  tué  une  louve  pleine.  On  est  si 
près  de  malfairc  quand  on  ne  fait  rien  !...  Et  tenez,  ajouta 
M.  de  Nervat,  mieux  vaut  sans  doute  ce  pauvre  vieux  bate- 
lier qui  sue  à  conduire  celle  grande  barque  là-bas,  que 
les  quatre  jeunes  dandys  qui  se  font  ainsi  traîner,  couchés 
sur  le  dos  et  bâillant  comme  des  carpes.  On  voit  tout  de 
suite,  à  la  manière  ennuyée  dont  ces  beaux  messieurs  s'a- 
musent, qu'ils  n'ont  rien  à  faire  qu'à  s'amuser. 

»  Toujours  en  fêles,  pas  un  moment  de  plaisir! 
Moi,  qui  n'ai  jamais  fait  un  vers  de  ma  vie ,  l'indignat.on 
me  rendrait  poète,  selon  l'expression  du  classique  latin  : 
indignatio,  etc.,  etc.;  mais  vous  savez  mieux  cela  que 
moi^  puisque  vous  avez  à  peine  achevé  vos  études  ,  mon 
petit  ami.  Donc  je  n'ai  aucune  indulgence  pour  la  fainéan- 
tise; cela  me  crispe  à  voir  et  à  savoir.  Le  travail  est  le  lot 
des  enfants  d'Adam  depuis  le  péché  d'Eve  :  c'est  souvent  un 
devoir  pénible,  c'est  toujours  un  bienfait.  11  donne  cœur 
au  plaisir,  comme  le  plaisir  donne  cœur  à  l'ouvrage.  Le 
pain  gagné  par  le  travail  est  d'une  saveur  que  n'ont  point 
les  gàleaux  des  oisifs.  Que  sont  toutes  les  délices  du  monde 
à  des  gens  blasés?  la  lable  est  magnifiquement  servie,  le 
festin  est  excellent,  oui,  mais  il  y  manque  l'appétit. 
Excusez  du  peu  ! 

>  Tandis  que  vous  êtes  tout  jeune,  mon  cher  rhétori- 
cien,  occupez-vous  du  choix  d'un  état  :  c'est  la  grande 
affaire  de  cette  vie.  Il  n'y  a  pas  de  sot  métier:  il  y  a  des 
Bots  qui  n'en  ont  point...,  ou  des  gens  d'esprit  qui  sont 


pires  que  des  sots  quand  ils  ne  savent  pas  s'occuper,  puis- 
qu'ils se  dévorent  eux-mêmes,  faute  d'une  proie  exté- 
rieure. Voyez-vous ,  s'il  y  a  quelques  personnes  qui  meu- 
rent de  besoin  et  beaucoup  d'autres  d'indigestion ,  c'est 
presque  toujours  au  désœuvrement  qu'il  faut  s'en  prendre, 
il  y  a  des  états  pour  tous  les  rangs,  pour  toutes  les  fortunes, 
pour  toutes  les  éducations.  Il  y  a  même  des  occupations 
qui,  sans  être  des  états,  en  tiennent  lieu  pour  les  gens  qui 
s'en  passeraient  matériellement.  La  spéculation  n'est  pas 
le  principal  but,  c'est  l'emploi  du  temps.  Il  s'agit  aussi 
bien  de  ne  pas  perdre  sa  vie  que  de  chercher  à  la  gagner. 
Il  en  est  de  l'occupation  comme  de  la  religion  :  elles  sont 
pour  le  moins  aussi  nécessaires  aux  grands  qu'aux  petits, 
quoiqu'on  dise  dans  les  salons  :  Cela  est  bon  pour  le 
peuple  ! 

»  Mais  combien  peu  de  gens  savent  s'occuper  par  eux- 
mêmes  !  Si  l'homme  n'est  pas  forcé  d'agir,  sa  i)aiesse 
native  prend  bien  vite  le  dessus  ;  on  voit  de  fréi|uciites 
désertions  dans  les  volontaires  du  travail.  Une  des  plus 
grandes  vertus,  c'est  d'accom|)lir  jour  à  jour  une  lâche 
qu'on  s'est  imposée  soi-même.  Votre  père  possède  cette 
vertu  et  beaucoup  d'autres,  mon  cher  enfant.  Parvenu, 
jeune  de  cœur  et  d'esprit,  à  un  âge  très-avancé,  les  fonc- 
tions laborieuses,  les  devoirs  d'état  l'ont  quitté,  et  je  ne  l'ai 
jamais  vu  si  occupé  que  depufs  qu'il  n'a  rien  à  faire.  C'est 
au  point  qu'on  le  dérange  toujours  en  entrant  dans  son 
cabinet  ;  il  a  les  visites  et  les  promenades  en  aversion  ;  et 
les  causeries  seules  de  l'amitié  ou  de  lespril  peuvent  l'ar- 
racher aux  aimables  et  graves  entreliens  de  ses  Yw-res. 
Aussi,  chaque  jour,  quand  le  soir  vient,  votre  père  se  croit 
encore  à  midi  ;  il  en  est  de  même  du  soir  de  sa  vie.  Heu- 
reux qui,  comme  lui,  u'a  besoin  de  personne  pour  s'amu- 
ser et  sait  vivre  seul  des  journées  entières  !  mais  pour  cela, 
il  faut  un  esprit  fertile  et  cultivé,  avec  une  âme  droite  et 
pure.  Les  cervoaux  crnix  rt  l^s  consciences  malades  ot 


16 


LECTURES  DU  SOIR. 


tiennent  pas  en  place  et  courent  toujours  après  quelqu'un. 
Je  conseille  à  ce  quelqu'un  de  courir  plus  fort.  L'étude  res- 


semble à  celte  adorable  mère  peinte  par  Landsear,  et  qui 
protège  et  rend  si  heureux  son  cnfanl! 


Une  mère,  d^^p^ès  Landsear. 


»  Un  état,  une  occupation  obligatoire  tient  lieu  de  cette 
vertu  si  rare  qui  fait  les  loisirs  studieux.  Avec  un  état, 
point  de  ce  vague  misérabie ,  de  ces  nausées  vaporeuses  , 
de  ce  dégingandé  de  l'existence,  fléau  trop  à  la  mode 
parmi  la  jeunesse  actuelle.  Un  devoir  accompli ,  quelque 
peu  de  chose  qu'il  soit,  est  une  grande  satisfaction.  C'est 
une  joie  mtèricure,  une  joie  sereine,  une  bonne  joie,  de  se 
dire  :  *  Je  suis  au  poste  que  m'a  désigné  la  Providence  ;  je 
remplis  ma  destinée,  grande  ou  mesquine,  qu'importe  ? 
J'ai  creusé  mon  sillon  aujourd'hui  ;  je  puis  me  reposer  ou 
rire  mainlenant,  et  regarder  le  ciel  et  la  nature,  sans  qii'une 


voix  s'élève  autour  de  moi  pour  me  demander  :  Qu'as-tu 
fait  de  ta  journée  ?  » 

•  Vous  sortez  des  classes  et  vous  entrez  dans  le  monde, 
mon  ami;  ne  prolongez  pas  les  vacances,  vous  ne  pourriez 
plus  reprendre  le  collier  du  travail.  Le  monde  est  une 
étude  et  une  arène  aussi  :  il  ne  donne  point  de  prix  ni  de 
couronnes  à  ceux  qui  ne  travaillent  pas.  Et  ne  croyez  point 
qu'avec  toutes  les  obligations  d'un  état ,  vous  n'auriez  plus 
de  moments  pour  les  plaisirs  :  outre  qu'ils  seront  plus  vifs, 
ils  arriveront  toujours  à  propos.  J'ai  remarqué  que  les 
hommes  qui  ne  font  rien  n'ont  le  temps  de  rien.  C'est 


MUSEE  DES  FA:MILLËS. 


17 


comme  une  grande  fortune  sans  ordre  ;  elle  ne  vous  laisse 
jamais  la  disposition  d'une  somme  ronde  quand  il  vous  la 
faut.  L'habitude  de  classer  son  temps  fait  qu'on  en  a  pour 
tout. 

»  Il  y  a  un  malbeur  dans  notre  siècle ,  il  y  en  a  même 
plus  d'un,  mais  enfin  voilà  ce  malheur  :  toutes  les  profes- 
sions, toutes  les  fondions  du  gouvernement  rapportent  de 
l'argent.  Elles  semblent  donc  revenir  de  droit  aux  hommes 
qui  ont  de  la  capacité  avec  une  aisance  bornée;  si  donc  les 
hommes  qui  ont  une  grande  aisance  avec  une  capacité 
quelquefois  fort  bornée  accaparent  une  partie  de  ces  places, 
ils  font  un  tort  réel  à  ceux  qu'elles  aideraient  à  vivre.  Si 
les  riches,  au  contraire,  s'abstiennent  d'y  concourir  ,  voilà 
une  masse  énorme  d'oisifs  bien  terribles,  car  ils  ont  tous 
les  moyens  d'abuser  de  leur  oisiveté.  Autrefois,  cet  incon- 
vénient était  sauvé  par  celte  multitude  de  charges  judi- 
ciaires qui  non-seulement  ne  rai)portaientrien,  mais  qu'on 
n'obtenait  que  moyennant  finances.  Un  président  à  mor- 
tier achetait  300,000  livres  le  droit  de  se  lever  à  cinq 
heures  du  matin  pour  rendre  la  justice  à  tous  les  plaideurs. 
On  peut  dire  de  fort  bonnes  choses,  et  on  en  a  dit,  contre  la 
vénalité  des  charges  ;  toujours  est-il  que  voilà  des  riches 


qui  employaient  leur  argent  à  employer  leur  temps. 
C'était  par  vanité,  dit-on,  parce  qu'il  leur  en  revenait  de 
l'honneur  et  des  honneurs  :  c'est  par  vanité  aussi  que  se 
font  certaines  aumônes.  Mais  un  des  grands  problèmes  à 
résoudre,  n'est-ce  pas  de  faire  tourner  les  passions  des  in- 
dividus au  profit  de  la  société?  Au  surplus,  mon  jeune  ami, 
ce  n'est  pas  comme  laudator  iemporis  acti,  que  je  vous 
dis  cela;  c'est  par  esprit  de  justice  tout  bonnement.  Il  va 
des  choses  de  l'époque  présente  que  je  préfère  de  beau- 
coup à  certaines  choses  de  mon  temps ,  et  je  l'avouerai 
avec  grande  naïveté  dans  nos  prochains  entretiens. 

>  Néanmoins,  songez  à  prendre  un  état  ;  et,  en  attendant, 
faites  force  de  rames  vers  le  rivage,  car  le  vent  fraîchit, 
un  point  noir  s'avance  dans  le  ciel  du  côté  de  l'occident, 
les  petits  flots  de  l'étang  se  rident,  et,  avant  qu'il  soit  huit 
heures  (et  il  est  huit  heures  moins  deux  minutes)  nous 
pourrions  bien  être  arrosés  de  manière  à  faire  rire  de  nous 
tout  le  château,  quod  est  vitandum  !  » 

Et  je  naviguai  de  tout  mon  courage  et  de  tout  mon  sa- 
voir, et  nous  abordâmes  tout  juste  pour  ne  pas  perdre  une 
seule  goutte  du  déluge  que  M.  de  Nerval  avait  si  biea 
prédit...  un  peu  trop  tard. 


<6X^:?2S^Sg  ï?l&<0222â&&23^ 


ÉPISODE. 


Ce  jour-là,  nous  trouvâmes ,  dès  sept  heures  du  matin , 
l'étang  couvert  de  barques  toutes  pleines  de  monde. 
C'était  une  partie  de  promenade  nautique  qu'avaient  ar- 
rangée les  habitants  du  château  avec  plusieurs  châteaux 
voisins.  Il  devait  y  avoir  grande  pêche,  concert  sur  l'eau, 
déjeuner  sur  l'herbe,  que  sais-je  encore  ?  La  maîtresse  du 
lieu  avait  voulu  surprendre  ainsi  nos  courses  solitaires  et 
jeter  ses  plaisirs  bruyants  à  travers  notre  philosophie  ma- 
tinale. Quand  j'arrivai ,  avec  M.  de  Nervat ,  sur  le  bord  de 
l'étang,  ce  fut  un  vaste  éclat  de  rire  parti  de  toutes  les 
embarcations,  et  mille  mauvais  bons  mots  sur  le  négligé  de 
notre  costume  ,  qui  contrastait  en  effet  d'une  manière  peu 
avantageuse  avec  l'élégance  méditée  de  toutes  les  toilettes. 
Nous  supportâmes  courageusement  cette  bordée  de  raille- 
ries, et  nous  fîmes  bonne  contenance  ,  comme  on  devait 
l'attendre  de  deux  philosophes.  Seulement ,  M.  de  Nervat, 
ayant  promené  son  regard  observateur  sur  le  personnel  de 
la  flottille,  se  prit  à  rire  dans  sa  barbe  qui  avait  trois  jours 
de  date,  et  murmura  entre  ses  trois  ou  quatre  dents  : 
«  Rira  bien  qui  rira  le  dernier.  »  Puis  nous  appareillâ- 
mes, et,  prenant  le  veut,  nous  joignîmes  la  brillante  esca- 
dre, qui  nous  reçut  fort  galamment  après  celte  première 
salve  de  quolibets  moqueurs  ;  et  nous  voilà  tous  envolés.... 
et  heureux  sur  les  flots  ,  comme  le  poisson  dans  l'eau. 

Beaucoup  plus  heureux  même ,  car  au  bout  d'un  quart 
d'heure  dix  plats  de  friture  et  trois  ou  quatre  matclottes 
furent  pêches  à  grand  renfort  de  lignes  et  de  filets.  11  y 
avait  là  des  petits  poissons  roses,  bleuâtres  ou  argentés,  et 
tout  effilés  comme  de  petites  flèches  ;  et  des  limandes 
aplaties  comme  une  feuille  de  papier,  et  dont  l'organisation 
vitale  est  un  problème  que  je  sais  bien  résolu  à  ne  pas  ré- 
soudre ;  puis  des  perches  grasses  et  appétissantes,  que  les 
gourmands  ont  surnommées  les  perdrix  des  rivières;  puis 

OCTOBRE  1843. 


des  anguilles  que  j'appelais  des  couleuvres,  puis  un  bro- 
chet méchant  et  vorace  comme  un  requin,  puis  enfin  une 
antique  et  vénérable  carpe  bydropique,  avec  de  la  terre  et 
de  l'herbe  sur  le  dos  et  de  la  barbe  autour  du  bec  :  cette 
vieille  douairière  de  l'étang,  qui  avait  vu,  dit-on,  Fran- 
çois I",  mais  qui  ne  s'en  souvenait  pas,  fit  une  résistance 
héroïque  ;  elle  cassa  trois  hameçons  ,  rompit  trois  fois  les 
mailles  du  filet,  et  ne  se  rendit  qu'aux  étreintes  de  quatre 
mains  de  bateliers  qui  la  lancèrent  à  sec  sur  le  rivage  pour 
la  calmer.  (Quel  calme  !  )  Oh  !  que  son  agonie  fut  longue 
et  terrible!  comme  la  pauvre  carpe  se  tordait,  sautait,  se 
roulait  et  bondissait  encore!  L'eau  vivifiante  était  là,  sous 
ses  yeux,  à  quelques  bonds;  elle  en  respirait  la  fraîcheur; 
son  gosier  haletant  et  desséché  en  humait  les  délices  ab- 
sentes. Alors,  par  un  dernier  efl"ort,  elle  s'élançait  vers  sa 
limpide  patrie...  Mais  un  pied  ou  une  rame  impitoyable 
la  rejetait  bien  loin  sur  la  lerre  aride  et  raboteuse.  Je  la  vis 
longtemps  se  débattre  misérablement...  Cet  air  qui  nous 
fait  exister  la  faisait  mourir...  Elle  souffrait  tant,  qu'il  me 
sembla  voir  des  larmes  tomber  de  ses  yeux  éteints  et  en- 
tendre un  gémissement  sortir  de  sa  gorge  muette...;  puis, 
elle  écarta  en  tous  sens  ses  nageoires  qui  semblaient  en- 
core chercher  un  peu  d'eau,  elle  ouvrit  une  dernière  fois 
son  bec  altéré,  et,  se  couchant  sur  le  flanc,  elle  s'endormit 
convulsivement  pour  ne  plus  se  réveiller.  Il  y  avait  près  de 
nous  des  messieurs  fort  importants,  qui  s'amusaient  on  ne 

peut  davantage  aux  tortures  de  cette  malheureuse  béte 

Moi,  j'en  avais  la  chair  de  poule,  et  mon  cœur  faisait  du 
bruit  comme  le  battant  d'une  cloche.  M.  de  Nervat  s'en 
aperçut  :  «  C'est  bien,  mon  enfant,  me  dit-il,  ne  cachez 
point  votre  émotion;  celui  qui  n'a  point  pitié  des  animaux, 
soyez  sûr  qu'il  n'a  pas  non  plus  grande  humanité.  » 
Cependant,  les  barques  s'éloignaient  en  déployant  leurs 

—  3  —  ONZIÈME  VOLUMB. 


18 


LECTURES  DU  SOIRJ 


petites  voiles  que  gonflaient  doucement  les  tièdes  zéphyrs 
de  l'automne  ;  et  tout  à  coup  une  voix  chanta,  la  voix 
d'une  jeune  demoiselle  assise,  calme  et  pure,  à  l'extrémité 
d'un  bateau  près  du  nôtre,  comme  ces  figures  d'ivoire  que 
les  anciens  attachaient  à  la  poupe  de  leurs  navires  pour 
conjurer  les  orages.  Or,  voici  ce  qu'elle  chanta  : 


Ce  que  j'aime,  c'est  l'avalanche; 
L'aigle  qui  joue  avec  l'éclair; 
C'est  la  lune,  veilleuse  blanche. 
Suspendue  aux  voûtes  de  l'air; 
Ce  que  j'aime,  c'est  l'éphémère 
Qui  naît  et  meurt  dans  un  rayon; 
C'est  la  rose  et  le  papillon... 
Ce  que  j'adore,  c'est  ma  mère  ! 
Ha  bonne  mère  l 


Ce  que  j'aime  aussi,  c'est  Grenade 
Aux  lions  de  marbre,  aux  toits  d'or; 
C'est  Venise,  veuve  et  malade, 
Mais  toujours  jeune  et  belle  encor  ; 
Ce  que  j  aime,  c'est  l'onde  amère 
Qui  vient  s'endormir  mollement 
Au  seuil  de  ses  palais  dormant... 
Ce  que  j'adore,  c'est  ma  mère .' 
Ma  bonne  mère .' 


Ce  que  j'aime,  c'est  la  magie 
Des  pinceaux,  du  cbantet  des  vers; 
C'est  le  grand  lustre,  où  la  bougie 
Rayonne,  soleil  des  hivers. 
Ce  que  j'aime,  c'est  la  chimère. 
Fée  aux  sympathiques  miroirs, 
Qui  court  dans  nos  bals,  tous  les  soirs.. 
Ce  que  j'adore,  c'est  ma  mère! 
Ma  bonne  mère .' 


La  voix  et  la  musique  étaient  délicieuses  ;  toutes  les 
barques  applaudirent  à  trois  reprises  ;  mais  moi  !....  dans 
quelle  extase  d'orgueil  étais-je  plongé!  Ces  paroles...,  elles 
étaient  de  moi  !  C'étaient  les  premiers  vers  que  j'avais 
faits  ou  du  moins  que  j'avais  écrits  sur  un  album,  sur  un 
des  premiers  albums  qui  eussent  paru  (combien  nous  en 
est-il  passé  depuis  par  les  mains  !...  cela  fait  trembler). 
Et  cette  jeune  demoiselle  les  aura  lus  quelque  part,  me 
dis-je  en  mon  cœur,  et  les  aura  trou\  es  jolis,  puisqu'elle 
en  a  fait  la  musique  elle-même,  sa  première  musique 
aussi,  et  puisqu'elle  les  chante  avec  tant  de  charme  et 
d'expression...,  et  tout  cela  sans  me  connaître,  sans  con- 
naître l'auteur  !...  Dieu  peut  m'envoyer  de  grands  succès 
(il  peut  les  choses  les  plus  extraordinaires) ,  jamais  aucun 
triomphe  public  et  officiel  ne  remplira  mon  âme  d'une  joie 
et  d'une  émotion  si  douces  et  si  vives.  Mes  pieds  ne  tou- 
chaient plus  au  bateau,  j'avais  grandi  d'une  coudée  en 
trois  minutes,  je  crus  un  instant  qu'il  me  poussait  des 
ailes...  Notre  bateau  frappa  contre  un  pieu  caché  sous 
l'eau,  et  la  secousse  fut  telle  que  je  m'écroulai  tout  de  mon 
long  avec  mes  rêves.  «  Vous  voyez,  mon  bon  ami,  rae  dit 
M.  de  Nervat,  en  m'aidant  à  me  relever,  qu'il  n'y  a  pas 
loin  d'un  poète  triomphant  à  un  auteur  tombé...,  c'est  un 
des  cent  mille  exemples  des  caprices  de  la  gloire.  » 

Et  la  flottille  continuait  sa  navigation  prospère  ;  et  sur 
im  signe  de  la  barque-amirale  ,  s'éleva  d'un  bateau  char- 
gé de  musiciens  une  symphonie  de  hautbois,  de  bassons, 
de  flûtes  et  de  cors,  qui  se  répandit  autour  de  nous  et  nous 
enferma  comme  dans  un  réseau  sonore,  liien  n'est  si  déli- 
cieux que  la  musi(|ue  sur  l'eau,  que  les  merveilles  de  l'art 
au  milieu  des  merveilles  de  la  nature,  t  En  vérité,  me 
disait  M.  de  Nervat  dans  les  silences  de  la  symphonie,  je 
ne  sais  pas  pourquoi  les  riches  du  siècle  ne  se  donnent 
jamais  ces  sortes  de  plaisirs;  ou  plutôt  je  sais  trop  pourquoi  : 


c'est  que  nos  riches  n'aiment  ni  la  nature  ni  les  arts.  — 
Qu'est-ce  qu'ils  aiment  donc?  lui  demandai-je.  —  Mon 
enfant ,  ils  aiment  les  tilburys  ,  les  pâtés  de  foie  et  la 
bouillotte.  —  Voilà  tout?  —  À  bien  peu  de  chose  près!  — 
PauATCS  riches  !  » 

Je  réfléchissais  encore  sur  leur  misère,  quand  on  nous 
aborda  dans  une  île  charmante,  qui  souriait  comme  une 
corbeille  de  fleurs  et  de  verdure  au  milieu  des  vastes  eaux 
de  l'étang.  Connaissez-vous  rien  de  plus  séduisant  qu'une 
île  comme  celle-là?  Elle  avait  des  collines,  des  bois,  des 
vallées  et  une  petite  rivière  à  elle  toute  seule.  C'est  l'abrégé 
d'un  monde,  et  il  semble  que  le  malheur  et  le  chagrin  ne 
puissent  pas  vous  atteindre  derrière  ce  rempart  de  flots  qui 
vous  protège.  Hélas  !  le  chagrin  est  un  monstre  qui  nage  à 
merveille,  et  pour  peu  qu'il  vous  adopte,  il  saura  bien  vous 
aller  trouver...,  fût-ce  au  bout  de  tous  les  océans;  j'ai  su 
cela  depuis,  mais  alors  j'étais  fort  ignorant  de  ces  choses. 
Un  excellent  déjeuner  était  préparé  sur  l'herbe,  c'est-à-dire 
sur  des  tables  qui  avaient  les  pieds  dans  l'herbe,  ce  qui  est 
un  peu  moins  champêtre,  mais  beaucoup  plus  commode. 
On  s'assit  fort  gaiement,  et  le  festin  commença,  et  la  sym- 
phonie de  recommencer.  Nous  étions  vraiment,  à  la  statue 
près,  autant  de  don  Juans...  ;  et  en  efl"et,  l'orchestre  nous, 
redisait  cet  admirable  final  du  souper,  où  Mozart  mêla  ce , 
qu'il  y  a  de  plus  enchanteur  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  terrible,  * 
la  musique  de  Tenter  aux  mélodies  du  ciel.  Au  bout  de  cin- 
quante ou  soixante  mesures,  la  figure  de  nos  messieurs 
s'allongeait  avec  la  musique...,  ils  chuchotaient,  ils  bâil- 
laient, ils  avaient  des  crampes  ;  enfin,  il  était  clair  comme 
le  jour  qu'ils  s'ennuyaient  et  qu'ils  regrettaient  la  carpe.... 
Par  bonheur,  un  domestique  vint  à  se  prendre  le  pied 
dans  une  broussaille,  sur  le  bord  de  l'île,  et  tomba  dans 
l'eau  la  tête  la  première.  —  Ces  messieurs  se  déridèrent  un 
peu;  il  était  temps  ;  et  comme  cet  accident  avait  fait  tout  in- 
terrompre pour  aller  repêcher  ce  pau>Te  homme,  qui  en  fut 
quitte  pour  avoir  bu  un  coup  d'eau  pure  (libation  contre 
ses  habitudes),  nos  messieurs  en  profitèrent  pour  s'écrier: 
«  Assez,  assez  de  musique,  car  on  ne  s'entend  pas.  »  Et 
Mozart,  le  Raphaël  de  la  mélodie,  le  Shakspeare  de  l'har- 
monie ,  fut  obligé  de  serrer  ses  flûtes  et  ses  hautbois ,  pour 
écouter...  qui  ?  et  quoi  ?... 

Alors  s'établit  une  conversation  sur  je  ne  sais  plus  quel 
mariage  d'une  demoiselle  des  environs,  que  l'on  blâmait 
fort  parce  qu'elle  avait  choisi  le  plus  aimable  au  lieu  du 
plus  riche.  Mon  Dieu  !  elle  s'était  peut-être  trompée  !  Tout 
ce  que  je  compris  dans  ce  flux  de  paroles  sans  pensée 
(ô  divin  Mozart,  pourquoi  t'avait-on  fait  taire?),  c'est  que 
tout  ce  monde  comme  il  faut,  et  comme  il  n'en  faudrait 
pas,  disposait  ainsi  l'échelle  du  mérite  :  d'abord,  et  bien 
au-dessus  de  tout,  l'argent  ;  ensuite,  la  naissance  ou  le 
rang  ;  puis  ,  beaucoup  ,  beaucoup  plus  bas  ,  l'esprit ,  la 
science  et  les  talents  ;  et  enfin,  dans  l'erratum  de  leurliste, 
les  vertus  et  la  moralité.  Cette  chose  me  contrista  de  la 
part  de  gens  que  je  croyais  avoir  à  respecter  à  cause  de 
leur  âge  et  de  leur  position:  voilà  que  je  les  méprisais..., 
et  j'en  pleurais  presque.  .Mes  regards  se  tournèrent  vers  la 
jeune  Polymnie  qui  m'avait  pris  pour  son  Apollon  (voyez 
comme  j'étais  mythologique  alors!)  ;  elle  ne  pleurait  pas  , 
mais  elle  souriait  d'une  manière...;  cela  voulait  dire  abso- 
lument la  même  chose. 

.\  force  de  parler ,  ces  messieurs  ne  s'entendirent  plus 
(c'était  bien  la  peine  de  faire  cesser  la  musique)  ;  puis 
quelques  mots  piquants,  je  me  trompe,  mordants,  furent 
prononcés  autour  de  la  table;  le  vin  avait  éveillé  toutes  les 
prétentions  et  mis  tous  les  cœurs  à  nu...,  ils  n'y  gagnaient 
pas  :  la  discussion  dégénérait  en  dispute...  Les  dames  s'm- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


19 


terposèrent  et  levèrent  le  siège  pour  lever  en  même  temps 
toute  difficulté,  et  tous  les  convives,  arrivés  si  joyeux,  s'en 
revinrent  les  uns  avec  de  l'aigreur  et  du  fiel  dans  le  cœur, 
les  autres  avec  des  vapeurs  et  de  l'ennui  :  les  autres,  ce 
sont  les  dames,  bien  entendu.  M.  de  Nervat,  tout  seul,  riait 
encore  dans  sa  grande  barbe,  et  il  riait  bien,  comme  riant 
je  dernier  :  il  l'avait  dit. 

En  regagnant  le  château  :  •  Est-ce  que  tout  le  monde 
pense  comme  ces  messieurs  ?  lui  dis-je.  —  Oui,  mon  petit 
ami,  tout  ce  qu'on  appelle  le  monde  dans  noire  siècle.  Son 
aristocratie  est  arrangée  comme  cela  :  les  banquiers  sont 
en  haut,  puis  les  grands  seigneurs  ,  puis  les  poètes  et  les 
philosophes,  puis  les  gens  vertueux  et  les  saints  eux-mê- 
mes, si  nous  en  avions.  —  Mais  il  me  semble  que  si  l'on 
renversait  la  pyramide,  cela  n'en  vaudrait  que  mieux.  — 
Oui,  certes,  mon  enfant.  Voulez-vous  avoir  une  opinion 


juste  de  quelque  chose?  prenez  l'opinion  contraire  à  celle 
du  monde.  —  Et  cette  absurde  classification  du  mérite 
a-t-elle  toujours  été  comme  elle  est  à  présent?  —  Non, 
mon  ami.  —  Et  sera-t-elle  toujours  de  même?  —  Non 
pas,  fort  heureusement.  —  Pourquoi  ?  —  Parce  que  rien 
n'est  stationnaire  sous  la  lune.  —  Les  choses  iront  donc 
mieux  plus  tard?  —  Elles  iront  du  moins  autrement,  et,  au 
point  où  elles  en  sont,  tout  changement  ressemble  à  une 
amélioration...  Mais  nous  causerons  de  tout  cela  dans 
notre  première  promenade.  Celle-ci  n'aura  pourtant  pas 
été  perdue;  c'est  une  leçon  en  action,  et  comme  une  des 
planches  de  notre  texte.  » 

Nous  arrivâmes  au  perron  du  château,  où  tous  les  amis 
et  bons  voisins  se  séparèrent  sans  prendre  jour  pour  une 
nouvelle  partie  de  plaisir,  dans  la  peur,  sans  doute,  de  n'y 
pas  trouver  la  moindre  partie  d'un  plaisir. 


LA  VIE  DU  COLLÈGE. 


En  rentrant  de  cette  fête  nautique ,  je  trouvai  dans  la 
salle  à  manger  du  château  trois  écoliers,  neveux  ou  petits- 
cousins  des  propriétaires,  et  qui  venaient  passer  chez  eux 
quelques  jours  des  vacances.  Nous  nous  liâmes  tout  de 
suite  de  cette  bonne  et  franche  amitié  du  premier  âge,  qui 
est  sûre  de  regagner  dans  l'avenir  les  années  qu'elle  n'au- 
rait pu  avoir  dans  le  passé.  Lorsque  ces  messieurs  eurent 
achevé  lenr goûter ,  ce  qui  se  fit  attendre  un  peu,  nous 
causâmes  de  nos  affaires  :  —  A  quel  collège  êtes-vous  ? 
—  Et  vous?  —  Le  second  plat  y  est-il  bon?  —  Combien 
avez-vous  de  vacances? — Où  va-t-on  se  promener?  — 
Vous  permet-on  d'acheter  des  cervelas  et  des  pâtés  avec  vo* 
semaines'^  Toutes  questions  plus  graves  les  unes  que  les  au- 
tres, comme  vous  voyez.  Quand  ils  apprirent  que  j'étais 
sorti  du  collège  tout  à  fait,  ils  reculèrent  trois  pas  et  me 
toisèrent  des  yeux ,  avec  une  sorte  d'étonnement  mêlé  de 
respect  et  d'envie. 

—  Il  est  sorti  du  collège!...  est-il  heureux  celui-là! 
Et  ils  devinrent  tout  rêveurs. 

Le  lendemain  matin,  M.  de  Nervat  les  fit  monter  avec 
nous  dans  notre  bateau  :  il  n'oubliait  jamais  rien  ni  per- 
sonne. Lorsque  nous  fûmes  en  plein  étang,  et  que  les  rires 
et  les  vives  conversations  d'écoliers  furent  en  pleine  acti- 
vité, joutant  de  bruit,  mais  non  pas  de  mélodie  ,  avec  les 
petits  oiseaux  du  rivage  ,  qui  s'égosillaient  pour  se  faire 
entendre  (les  petits  oiseaux  sont  d'une  exigence  et  d'un 
amour-propre  inconcevables)  : 

—  Est-il  heureux  ,  celui-là  J...  il  est  sorti  du  collège! 
s'écria  M.  de  Nervat  avec  une  emphase  comique;  car, 
messieurs,  ajouta-t-il,  j'ai  entendu  hier  cette  exclamation 
que  je  vous  répète  ici,  et  que  vous  ne  répéterez  plus  vous- 
mêmes ,  j'espère ,  si  vous  voulez  m'écouter  un  instant... 
C'est  donc  une  bien  affreuse  chose  que  d'être  au  collège  ? 
Et  pourquoi  cela,  s'il  vous  plaît?... 

—  Ah  !  mais,  répondirent  les  trois  écoliers,  parce  qu'on 
y  travaille  et  qu'on  n'y  est  pas  libre. 

—  Ce  que  vous  désirez  le  plus ,  c'est  d'en  être  dehors  ? 
Pour  quelle  raison  ? 

—  Tiens  !  pour  être  libres  et  ne  plus  travailler  ! 


—  Voyons,  mes  petits  amis,  raisonnons  et  calculons. 

Vous  avez,  au  collège ,  deux  ou  trois  heures  de  récréa- 
tion par  jour,  sans  compter  les  promenades  ;  trois  ou  qua- 
tre jours  de  congé  ou  de  sortie  par  mois  ;  un  ou  deux  mois 
de  vacances  par  an.  Pauvres  esclaves  à  la  chaîne  et  à  la 
corvée  !...  Et  savez-vous  quelle  liberté  vous  attend  dans  le 
monde?...  Quelque  état  ou  carrière  que  vous  suiviez,  vo- 
tre travail  y  sera  plus  long  et  votre  chaîne  plus  courte  :  de- 
mandez à  tous  ces  heureux  qui  sont  sortis  du  collège,  de- 
puis l'Empereur  jusqu'à  moi,  qui  ai  végété  un  demi-siècle 
en  d'obscures  occupations  ;  demandez-nous  à  tous  com- 
bien d'heures  par  jour,  de  jours  par  mois,  de  mois  par  an 
cette  vie  de  loisirs  et  de  liberté  nous  a  laissés  pour  être  à 
nous-mêmes  et  à  ce  qui  nous  plaît  !...  Vous  en  auriez  pi- 
tié si  je  vous  le  disais  !...  Une  voix  intérieure  nous  crie 
sans  cesse  :  «  Travaille  !  travaille  !  empereur  ou  commis, 
travaille  !  artiste  ou  artisan,  travaille  !  laboureur  ou  marin, 
travaille  î  poêle  ou  marchand,  travaille  !  et  quand  tu  auras 
longtemps  travaillé ,  tes  récréations ,  tes  congés  et  vacan- 
ces seront  encore  remplis  de  sollicitudes  et  de  tracas ,  et 
bien  souvent  de  chagrins  et  de  douleurs.  Ta  vie  sera  libre 
quelquefois  ;  ton  esprit  ne  le  sera  jamais  ;  les  soins  de 
l'existence,  les  soucis  de  l'avenir,  les  embarras  de  famille, 
les  injustices  des  hommes,  leurs  obsessions,  leurs  impor- 
tunilès,  leurs  calomnies...,  et  jusqu'à  leurs  visites,  qu'il 
faut  rendre  ;  à  leurs  lettres  ,  auxquelles  il  faut  répondre  ; 
à  leurs  commissions ,  qu'il  faut  faire  (car  les  coups  de 
massue  ne  dispensent  pas  des  cpups  d'épingle  ),  seront  au- 
tant de  fantômes  très-réels  qui  viendront  assiéger  les  rapides 
moments  de  ton  repos  ou  de  tes  plaisirs  :  tout  le  reste  sera 
au  travail.  Quelle  liberté  !  Et  ce  travail,  mes  amis,  ce  n'est 
plus  la  noble  étude  des  chefs-d'œuvre  antiques  ou  des  scien- 
ces toujours  nouvelles;  c'est  un  labeur  aride  et  ingrat, 
n'ayant  d'autre  appât  que  le  prix  de  fortune  ou  d'ambition, 
qui  tantôt  nous  échappe,  et  tantôt  couronne  une  tête  cour- 
bée par  l'âge  ou  le  chagrin. 

—  Mais  il  y  a  des  hommes  riches  et  qui  ne  font  rien  que 
s'amuser  ! 

—  D'abord,  cela  est  rare,  et  auand  on  met  à  la  loterie, 


20 


LECTURES  DU  SOIR. 


il  ne  faut  pas  compter  sur  le  quine  ;  et  puis,  ces  gens  si 
indépendants  sont  les  esclaves  de  leurs  passions  ou  de 
leurs  préjugés  (il  n'y  a  pas  de  pires  noaitres)  ;  ces  gens 
si  désoccupés  ont  un  travail  affreux  ,  celui  d'arranger 
leur  journée,  le  matin,  et  de  la  pousser  jusqu'au  soir  sans 
qu'elle  retombe  d'ennui  sur  eux  mille  fois  pour  une,  com- 
me la  pierre  fabuleuse  de  Sysiphe. 

«  Vous  regardez  le  collège,  mes  enfants,  comme  un  rude 
chemin  pour  arriver  aux  sentiers  fleuris  du  monde.  La  dis- 
cipline, les  travaux  et  le  prétendu  esclavage  du  collège  ne 
sont,  au  contraire ,  qu'une  image  anticipée  et  bien  affai- 
blie de  ce  qui  vous  attend  à  sa  sortie  ;  une  préparation  né- 
cessaire à  la  vie  réelle ,  et  doucement  proportionnée  à  la 
délicatesse  de  vos  organes.  Croyez-moi,  et  regardez-vous  : 
votre  Tisage  est  épanoui  :  vos  eestes  sont  la  joie  même  ; 


vos  paroles  sont  vives ,  bruyantes...  ;  une  existence  qui  a 
des  journées  entières  comme  cela  peut-elle  sans  absurdité 
être  appelée  malheureuse?  Et  les  instants  du  travail  n'onl- 
ils  pas  leur  charme  indicible?  Il  me  semble  être  encore 
dans  la  classe,  le  soir ,  quand  le  poêle  est  bien  chaud  et 
toutes  les  portes  bien  closes  ;  nous  sommes  là  dix  amis  de 
front  sur  chaque  double  banc  des  deux  longues  tables  : 
un  Virgile  est  ouvert  devant  chaque  écolier  pieusement 
incliné  sur  son  pupitre.  Tout  se  tait  dans  la  vaste  salle,  et 
l'on  n'entend  que  le  petit  bruit  des  plumes  qui  courent  sur 
le  papier,  ou  des  feuilles  du  dictionnaire  qu'un  doigt  agile 
interroge.  Celte  poésie  du  divin  Virgile,  cette  symétrie  et 
ce  silence  de  ia  classe  ,  cette  figure  vénérable  du  vieux 
maître,  assis  dans  sa  chaire  ,  au  bout  de  la  table,  et  sur- 
veillant son  jeune  oeuple  comme  un  roi  pasteur...  ;  celte 


La  classe. 


tranquillité  suprême  et  du  corps  et  de  l'àme  ;  tout  cela, 
comparé  à  la  vie  inquiète  et  troublée  telle  que  le  monde 
l'a  faite,  tire  encore  des  larmes  de  mes  yeux  desséchés,  et 
ramène  un  sourire  inaccoutumé  sur  mes  lèvres!  Et  je  me 
souviens  qu'un  jour  le  maître  me  punit  sévèrement  pour  avoir 
poussé  trois  cris  au  milieu  de  la  classe  silencieuse  :  il  avait 
raison  ;  mais  ces  trois  cris  n'étaient  ni  une  sotte  espiègle- 
rie ni  une  plus  sotte  moquerie;  non,  c'était  le  langage  in- 
volontaire de  ma  joie  intérieure  ;  je  me  sentais  heureux, 
mais  d'un  bonheur  presque  surnaturel ,  de  vivre  si  calme 
au  milieu  de  cette  atmosphère  studieuse ,  et  je  criai ,  et  je 
me  laissai  punir  sans  rien  expliquer  ;  je  mettais  une  sorte 
de  sainte  pudeur  i  ne  pas  livrer  peut-être  aux  rires  profa- 


nes de  mes  camarades  le  secret  d'une  émotion  inlime  qu'ils 
n'auraient  pas  comprise.  Combien  de  fois  ,  ainsi ,  tient-on 
cachées  au  fond  de  son  cœur  ses  admirations  ou  ses 
croyances  !  combien  de  fois  les  a-t-on  même  presque  re- 
niées plutôt  que  de  les  exposer  à  l'indifférence  ou  aux  sar- 
casmes des  hommes!  On  voile  son  idole,  de  peur  qu'un  sot 
ne  la  trouve  pas  belle.  Mais,  continua  M.  de  Nervat,  quand 
mon  père  vint  me  voir,  le  jour  même  de  ma  punition,  je  lui 
racontai  la  chose  tout  entière  à  lui,  ce  pauvre  père ,  et  il 
m'embrassa  si  fort!...  il  était  si  tendre!...  Il  tira  sa  montre 
de  son  gousset,  sa  belle  montre  d'or  guilloché,  et  il  me  dit  : 
«  C'est  pour  toi,  mon  enfant  !...  garde-la  toujours  en  souve- 
nir d«  la  joie  que  m'a  causée  ta  faute  d'aujourd'hui.  »  Et 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


SI 


je  voulus  lui  sauter  au  cou  ;  mais  j'étais  à  genoux  pour  une 
heure  encore,  montre  à  la  main,  c'est  à  la  lettre  ;  et  pour  ne 
pas  rompre  mon  ban,  je  ne  baisai  que  ces  mains  chéries..., 
qui,  un  mois  après,  me  bénissaient  sur  un  lit  de  mort  ! . . .  Non, 
je  ne  croirai  jamais  qu'il  y  aitsoixante  etsixausde  cela!... 
Mon  pauvre  père  !  mon  père  adoré  !  c'est  moi  qui  suis  vieux 
maintenant  ;  mais  je  n'ai  point  d'enfant,  et  je  suis  toujours 
le  tien  par  le  cœur!  Tu  me  vois  du  haut  des  cieux,  n'est- 
ce  pas?  Mais  moi...,  je  n'ai  pas  cessé  de  chercher  depuis 
que  tu  as  quitté  la  terre  !... 

€  Eh  bien!  voilà  que  je  pleure  de  grosses  larmes,  et 
vous  pleurez  aussi ,  mes  amis  ;  pardon!  pardon  !  La  mati- 
née est  superbe  ;  le  rivage  est  couvert  de  fleurs  ;  nous  al- 
lons y  aborder,  et  vous  ferez  une  bonne  partie  de  course  et 
de  lutte  sur  le  gazon,  et  encore  de  ces  bons  rires  de  tout  à 
l'heure.  » 


Kais  nous  nous  précipitâmes  tous  quatre  sur  les  joues  de 
M.  de  Nervat,  et  nous  les  inondâmes  de  caresses,  et  nous 
baisâmes  longtemps  ses  cheveux  blancs;  et  les  trois  éco- 
liers lui  promirent  de  reprendre  vaillamment  la  vie  du  col- 
lège, où  le  travail  est  si  paisible  et  la  récréation  si  animée; 
o\x  les  rivaux  sont  des  amis,  lorsque,  dans  le  monde,  les 
amis  sont  presque  toujours  des  rivaux  ;  où  les  maîtres,  en- 
6n  ,  châtient  et  récompensent  comme  feraient  les  père! 
eux-mêmes,  et  bien  mieux  sans  doute  ;  car  ils  ont  néces- 
sairement trois  grandes  qualités  qui  doivent  les  faire  vé- 
nérer des  élèves  et  des  parents  :  science ,  conscience  et 
patience;  je  dis  nécessairement,  car  ceux  qui  ne  les 
auraient  pas  n'am-aient  ni  la  force  ni  les  moyens  de  con- 
tinuer trois  mois  cette  noble,  difficile  et  salutaire  profes- 
sion. 


<B22ii.î?22'2i3  'C2Sî9\^2àa23. 


LN  BLLLLETIN  DE  LA  GRANDE  ARMEE. 


Des  affaires  de  famille  avaient  appelé  M.  de  Nervat  à 
Paris;  car,  lorsqu'on  u"a  plus  de  famille  ,  hélas  !  on  en  a 
encore  longtemps  les  tracas  :  c'est  un  héritage  qui  ne  vous 
manque  jamais.  C'était  le  seul  qu'avait  fait  cet  excellent 
homme,  et  il  s'en  occupait  comme  d'autres  s'occupent 
d'une  riche  succession,  pour  Ihonneur  de  son  nom  ,  que 
personne  cependant  ne  devait  porter  après  lui,  mais  qui 
devait  s'éteindre  pur  et  glorieux  comme  un  soleil  qui  se  cou- 
cherait pour  la  dernière  fois.  Quant  à  moi,  il  avait  été  con- 
venu que  je  passerais  l'hiver  dans  ce  château ,  dont  les 
maîtres  étaient  retenus  par  des  travaux  et  des  plantations. 
M.  de  Nervat  m'avait  dicté  l'emploi  de  mes  journées  pour 
le  temps  de  son  absence,  qui  serait  de  deux  mois  environ, 
et  j'exécutai  ses  prescriptions  aussi  ponctuellement  pour 
le  moins  que  s'il  eût  été  là  pour  me  surveiller.  Les  volontés 
d'un  ami  qui  part  sont  sacrées;  c'est  le  testament  de  l'ab- 
sence. «  Levez-vous  de  bonne  heure;  travaillez  toujours 
quand  vous  êtes  seul,  et  ne  recherchez  que  la  société  des 
dames  et  des  vieillards.  »  Ce  furent  là  ses  dernières  paroles 
en  me  quittant. 

Et  lorsqu'il  revint ,  c'était  par  une  froide  aurore  de  la 
Cq  de  novembre  ;  il  faisait  à  peme  jour ,  et  il  m'aperçut  de 
loin,  dans  la  grande  avenue,  comme  si  j'allais  à  sa  rencon- 
tre ;  et  pourtant,  il  n'avait  rien  écrit  de  sou  retour  ;  car  il 
craignait  par-dessus  tout  d'occasionner  le  moindre  déran- 
gement. Il  fut  heureux  de  me  trouver  si  matinal ,  circon- 
stance de  bon  augure  pour  ses  autres  prescriptions.  Je  vous 
laisse  à  penser  si  je  lui  sautai  au  cou  et  si  je  l'accablai  de 
caresses  et  de  questions.  Mais  lui  : 

—  Et  notre  bateau,  mon  cher  ami  ?  nous  avons  tout  le 
temps  d'une  bonne  promenade  et  d'une  bonne  causerie 
avant  le  réveil  du  château.  Vous  ramerez  tout  seul,  et  la 
mollesse  de  notre  navigation  me  reposera  des  cahots  de  la 
grande  route. 

Que  c'est  une  douce  et  belle  chose  qu'une  fraîche  mati- 
née de  novembre,  un  pâle  et  pur  soleil  d'automne  !  c'est 
comme  une  vieillesse  souriante  et  sereine;  comme  un 
cœur  chaud  sous  des  cheveux  blancs.  Aussi,  je  regardais 
tour  à  tour  le  ciel  et  M.  de  Nervat,  c'était  une  harmonie 


parfaite.  A  peine  étions-nous  installés  dans  notre  bateau, 
lui  à  moitié  couché,  moi  ramant  déjà  des  deux  bras,  qu'un 
bruit  sdurd  et  répété  de  seconde  en  seconde  s'entendit  du 
côté  de  la  ville  :  nous  prêtâmes  l'oreille  en  nous  penchant 
sur  l'eau ,  et  les  échos  profonds  de  l'étang  nous  rendirent 
le  bruit  plus  distinct. 

—  C'est  le  canon  !  c'est  le  canon  !  m'écriai-je  en  me  le- 
vant brusquement. 

Et  sans  M.  de  Nervat,  qui  me  retint  par  la  jambe,  je 
m'élançais  du  bateau  et  je  me  serais  noyé  le  plus  gaiement 
du  monde  ;  car ,  bateau  ,  étang ,  M.  de  Nervat  lui-même, 
tout  avait  disparu  ;  il  n'y  avait  plus  pour  moi  que  le  canon 
qui  tonnait,  et  le  besoin  d'y  courir. 

— Ah  !  monsieur,  dis-je  en  m'éveillautde  mon  somnam- 
bulisme d'enthousiasme,  revenons  vile  au  château  ;  ce  sont 
des  nouvelles  de  la  grande  armée  !  encore  une  victoire  de 
l'Empereur!  bien  sûr! 

On  vous  a  raconté,  mes  jeunes  amis,  mais  vous  ne  pou- 
vez comprendre  tout  à  fait  quelles  étaient  nos  émotions 
presque  continuelles,  à  nous  ,  écoliers  de  l'Empire.  Napo- 
léon avait  décrété  deux  grandes  choses  :  l'ordre  à  l'inté- 
rieur, et  la  victoire  partout.  On  payait  cela,  je  le  sais,  avec 
du  sang  français  et  de  la  liberté  ;  mais  quand  arrivait  le 
bulletin  ,  il  n'était  plus  question  que  de  la  bataille  gagnée, 
des  cent  drapeaux  apportés  pour  tapisser  le  dôme  des  In- 
valides, des  cent  canons  pris  pour  faire  des  colonnes,  des 
vingt  mille  prisonniers  enchaînés  au  char  de  nos  triom- 
phes, et  des  capitales  étrangères,  qui  deviendraient  peut- 
être  des  chefs-lieux  de  nos  départements.  Et  c'étaient  des 
cris  dans  toutes  les  rues  ,  des  proclamations  dans  tous  les 
théâtres,  des  Te  Deum  dans  toutes  les  églises  ! 

Ce  jour-là,  c'était  encore  une  grande  victoire  ;  laquelle, 
je  ne  saurais  le  dire;  il  est  permis  à  la  mémoire  de  s'éga- 
rer dans  cette  forêt  de  lauriers  :*1:e  que  je  sais  parfaite- 
ment, c'est  qu'on  me  lit  lire  tout  haut,  pendant  le  déjeu- 
ner, le  bulletin  de  la  grande  armée,  et  que  les  opinions  les 
plus  contraires  se  réunirent  dans  un  juste  sentiment 
d'orgueil  national,  et  qu'on  parla  fort  mal  de  l'Angleterre 


22 


LECTURES  DU  SOIR. 


que  nous  irions  bientôt  conquérir ,  et  fort  glorieusement 
du  roi  de  Rome,  encore  au  berceau,  qui  un  jour  gouver- 
nerait en  paix  le  nouvel  empire  d'Occident  (  hélas  !  il  ne 
faudrait  jamais  parler  de  rien)  ;  et  je  sortis  de  table 
avec  le  transport  au  cerveau.  Et  en  effet,  je  revins,  quel- 
ques heures  après ,  avec  une  ode  nationale ,  impériale , 
triomphale!...  que  j'envoyai  à  M.  de  Fontanes,  grand- 
maître  de  l'Université,  qui  me  répondit  beaucoup  de  com- 
pliments, et  au  Moniteur,  qui  l'imprima,  et  à  l'Empereur, 
qui  me  fit  dire  qu'il  l'avait  lue...  Je  vous  demande  un  peu 
ce  que  je  devins!  je  croyais,  en  vérité,  avoir  gagné  la  ba- 
taille d'Austerlitz.  La  voici,  cette  ode,  revue,  diminuée  et 
purgée,  dans  le  temps,  par  M.  de  Nervat.  Elle  aura  peut- 
être  de  l'intérêt  à  vos  yeux,  mes  jeunes  amis  ,  à  cause  du 
sujet,  et  comme  une  œuvre  d'écolier  ;  c'est  une  confidence 
de  camarade  à  camarade.  Et  puis,  ce  premier  petit  succès 
a  décidé  ma  vocation,  et,  à  partir  de  là,  je  n'ai  plus  cessé 
de  marcher  dans  cette  rude  carrière  poétique  et  littéraire 
qu'il  faut  ensuite  continuer  péniblement  jusqu'à  ce  que 
mort  s'ensuive.  Prenez  donc  bien  garde  de  faire  imprimer 
trop  tôt  une  ode  dans  le  Moniteur. 


LA  PAIX  CONQUISE.  —  ODE. 

«  Folle  Albion,  tu  dis  :  Je  suis  reine  .'  la  terre 
Enfante  l'or  pour  moi 

Mais  je  m'arrête  et  vous  fais  grâce  du  reste,  avec  d'au- 
tant plus  de  générosité  que  cette  ode  se  trouve  à  présent 
dans  tous  mes  recueils,  et  que  si  on  ne  la  lit  point,  ce  n'est 
pas  faute  d'occasion. 

Eh  bien  !  en  recopiant  le  commencement  de  ces  vieux 
vers ,  mon  cœur  se  surprend  encore  à  tressaillir.  C'est  qu'il 
eu  était  alors  des  idées  de  guerre  et  de  conquête  comme 
depuis  des  utopies  politiques,  comme  aujourd'hui  des 
théories  philosophiques ,  artistiques  ou  industrielles.  A 
chaque  époque  ses  querelles  et  ses  enthousiasmes;  et  con- 
venons que  si  jamais  enthousiasme  fut  raisonnable,  c'est 
celui  qu'inspirait  l'Empereur!...  Mais  que  les  guerres  et 
les  conquêtes  sont  loin  !...  M.  de  Nervat  me  le  disait  bien  : 
«  Chaque  régime  meurt  par  l'abus  de  son  principe  ;  l'Em- 
pereur ,  à  force  de  tuer  des  hommes,  finira  par  tuer  la 
guerre  elle-même  à  coups  de  canon!  > 

{Sera continué.)  Emile  DESCHAMPS. 


DEU^  AWBISTIIBMS  BIB   CHASSE. 


Quand  j'habitais  l'Amérique,  j'avais  l'habitude  d'aller  me 
promener,  presque  toutes  les  après-midi,  sur  la  place  prin- 
cipale de  Washington.  J'y  rencontrais  souvent  un  petit 
homme  boiteux,  les  yeux  couverts  de  lunettes  vertes,  assez 
laid ,  et  qui  se  rendait ,  une  ligne  à  la  main,  vers  une  des 
rivières  du  voisinage,  pour  y  pêcher  des  petits  poissons, 
fort  communs  dans  les  environs.  La  physionomie  de  cet 
homme  était  si  plaisante,  que  j'avais  fini  par  m'en  faire 
une  sorte  d'amusement;  d'autant  plus  que  je  le  voyais 
presque  toujours  revenir,  le  soir,  avec  son  panier  vide.  Un 
jour  que  je  faisais  ma  promenade  habituelle  en  compagnie, 
cette  fois,  d'un  capitaine  arrivant  de  l'Amérique  du  Sud , 
mon  pêcheur  malencontreux  passa,  et  je  me  pris  à  rire. 

—  Le  niais,  m'écriai-je! 

Mon  ami  me  regarda  en  souriant  lui-même. 

—  Cet  homme,  dit-il,  n'a  pas  toujours  été  occupe  à  pê- 
cher sans  prendre  de  poisson.  Je  l'ai  connu,  il  n'y  a  pas 
bien  longtemps,  dans  d'autres  contrées,  où  il  faisait  preuve 
de  courage  et  d'adresse  à  une  pêche  plus  sérieuse. 

Puis,  appelant  le  vieillard  : 

—  Ilolà  !  maître  Dedmer,  cria-t-il  ;  passerez-vous  près 
d'un  ancien  ami  sans  le  saluer? 

Le  pêcheur  vint  serrer  affectueusement  la  main  du  capi- 
taine. 

—  Voici  monsieur,  qui  rit  de  votre  peu  de  bonheur  à  la 
pêche,  dit  brusquement  celui-ci. 

—  En  effet ,  répliqua  le  vieillard  avec  une  charmante 
ponlioniio,  les  chances  ne  me  sont  guère  favorables  :  il 
faut  surtout  en  accuser  la  faiblesse  de  ma  vue  ;  quand  on 
est  à  peu  près  aveugle,  on  fait  un  mauvais  pêcheur. 

Le  remords  me  saisit  quand  j'appris  que  la  prétendue 
maladresse  de  cet  homme  avait  pour  cause  une  si  triste 
infirmiié. 

—  N'importe,  reprit-il  avec  gaieté,  si  les  petits  poissons 


mordent  aujourd'hui  impunément  à  ma  ligne,  il  n'en  a  pas 
toujours  été  de  même  des  gros. 

—  Je  le  sais,  et  je  désire  en  convaincre  monsieur 

Contez-nous  donc  ce  qui  vous  est  arrivé  à  la  Guyane. 

—  Volontiers,  dit  le  vieillard  ;  seulement,  veuillez  regar- 
der à  l'horloge  du  Capitole  l'heure  qu'il  est,  afin  que  je  ne 
retarde  pas  trop  mon  retour  chez  moi  ;  car  ma  femme  pour- 
rait s'inquiéter. 

J'allai  voir  l'heure  à  l'horloge  du  Capitole,  si  petite 
et  si  mal  placée  —  le  Capitole  est  l'Hôtel-de-Ville  de  Wa- 
sington.  — J'appris  au  vieillard  qu'il  était  quatre  heures. 

—  J'ai  une  demi-heiue  devant  moi,  dit-il;  écoutez  donc. 

I. 

Teus  l'occasion,  pendant  unséjour  que  je  fis  dans  l'Améri- 
que du  Sud ,  de  passer  quelques  semaines  siu"  une  habita- 
tion située  au  bord  d'un  fleuve  qui  prend  sa  source  dans 
les  montagnes  de  la  Guyane.  Mon  hôte,  quoique  la  plus 
grande  partie  de  son  temps  fût  employée  à  diriger  et  à  sur- 
veiller les  travaux  de  sa  plantation,  trouvait  cependant  cnj 
core  le  moyen  d'en  consacrer  une  bonne  partie  à  mon  amu- 
sement. Accompagnés  de  deux  domestiques  et  de  César, 
nègre  intelligent  et  actif,  nous  nous  enfoncions  quelquefois 
dans  l'intérieur  des  terres ,  et  faisions  une  guerre  assez 
meurtrière  aux  quadrupèdes  et  aux  oiseaux  dont  ces  con- 
trées abondent  ;  ou  bien ,  descendant  le  fleuve  avec  une 
couple  de  canots,  nous  nous  livrions  au  plaisir  de  la  pêche, 
dont  nous  variions  la  monotonie  en  tirant,  de  temps  à  au- 
tre, sur  les  oiseaux  qui  se  présentaient  à  notre  portée. 

Par  suite  de  la  configuration  du  pays,  qui  est  bas  et  plat 
aux  approches  de  la  mer,  beaucoup  de  grands  fleuves  de  la 
côte  septentrionale  de  l'Amérique  du  Sud  se  divisent  en 
plusieurs  branches  ou  canaux  ,  avant  de  confondre  leurs 
eaux  dans  celles  de  l'Océan.  Les  îles  formées  par  ces  ca- 
naux sont  quelquefois  d'une  étendue  considérable ,  et  se 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


23 


composent  de  savanes  ou  terrains  marécageux,  en  grande 
partie  couverts  de  hauts  herbages,  de  joncs,  de  roseaux  et 
autres  plautes  aquatiques.  Sous  ces  fourrés  épais  et  pres- 
que inaccessibles,  de  noml)reuscs  espèces  de  reptiles  trou- 
vent une  retraite  d'où  ils  ne  sortent  que  pour  aller  à  la  re- 
cherche de  leur  proie. 

Mon  hôte  et  César  m'avaient  dit  qu'ils  avaient  souvent 
vu  de  grands  serpents  traverser  les  canaux  pour  passer 
d'une  île  à  l'autre  ,  et  qu'ils  étaient  parvenus ,  non  sans 
peine  et  sans  danger,  à  en  détruire  quelques-uns.  Ces  ré- 
cits avaient  excité  ma  curiosité,  et  j'aurais  voulu  découvrir 
aussi  un  de  ces  reptiles.  Non  pas  que  je  tinsse  beaucoup  à 
faire  une  connaissance  intime  avec  eux...;  bien  au  con- 
traire :  le  peu  que  j'en  avais  vu  m'avait  inspiré  une  aver- 
sion bien  marquée,  et  tout  ce  que  j'avais  entendu  raconter 
de  leurs  effroyables  pouvoirs  de  destruction  n'avait  fait  que 
me  fortifier  dans  ce  sentiment.  Je  n'aurais  cependant  pas 
été  fâché  d'en  voir  un...  de  loin.  Malheureusement ,  dans 
toutes  nos  excursions,  rien  de  semblable  ne  s'était  pré- 
senté à  nous,  et  je  commençais  à  soupçonner  mon  hôte  et 
César  d'avoir  passablement  exagéré  le  nombre  et  les  di- 
mensions des  serpents  qu'ds  disaient  avoir  vus  et  détruits. 
Mais  j'eus,  peu  de  temps  après,  une  aventure  qui  changea 
complètement  mon  opinion  à  cet  égard,  et  qui  me  força  de 
rendre  justice  à  leur  véracité. 

Un  jour,  c'était  environ  trois  semaines  après  mon  arrivée, 
mon  hôte  me  dit  qu'il  était  obligé  d'aller  visiter  une  pro- 
priété située  à  une  dizaine  de  milles ,  et  qu'une  partie 
de  sa  roule  étant  à  travers  bois ,  il  se  trouvait  dans  la 
nécessité  d'emmener  César,  la  seule  personne  qui  con- 
nût le  chemin.  Il  ajouta  qu'il  serait  de  retour  de  bonne 
heure  dans  l'après-midi ,  et  que  si  je  voulais ,  en  l'atten- 
dant, faire  un  tour  de  promenade  ou  une  partie  sur  l'eau, 
je  pouvais  me  faire  accompagner  par  ceux  de  ses  gens  que 
je  jugerais  à  propos  de  prendre  avec  moi. 

Quand  il  fut  parti,  je  rôdai  pendant  une  heure  ou  deux 
sur  l'habitation,  sans  rien  trouver  qui  fixât  mon  attention: 
enfin,  cherchant  à  tuer  le  temps  d'une  manière  plus  agréa- 
ble ,  et  trouvant  qu'il  faisait  trop  chaud  pour  aller  à  la 
chasse,  j'ordonnai  à  un  des  domestiques  d'apprêter  les  us- 
tensiles de  pêche.  Ces  préparatifs  bientôt  terminés,  je  l'en- 
voyai aussi  chercher  mon  fusil;  et,  refusant  l'offre  qu'il  me 
fit  de  m'accompagner,  je  sautai  dans  la  barque,  et  pous- 
sai au  large.  Je  commençai  à  descendre  lentement  le 
fleuve.  Le  courant  n'étant  pas  rapide,  je  fus  quelque  temps 
avant  d'arriver  à  l'endroit  où  le  fleuve  se  partage  en  plu- 
sieurs branches.  Je  dirigeai  mon  canot  dans  une  de  ces 
branches,  où  j'avais  déjà  été  avec  César,  et  où  nous  avions 
trouvé  mainte  occasion  d'exercer  notre  adresse.  Le  canal 
n'avait  pas  ,  en  général,  plus  de  dix-huit  à  vingt  pieds  de 
largeur.  Je  manœuvrai  pendant  quelque  temps  à  la  voile, 
tantôt  descendant,  tantôt  remontant  le  courant,  et  essayant 
d'abattre  quelques-uns  des  oiseaux  au  brillant  plumage 
qui  fréquentent  ces  lagunes  ;  mais  ils  étaient  rares,  et  ne  se 
laissaient  pas  approcher.  Peut-être  aussi  ne  tirais-je  pas 
avec  mon  aplomb  ordinaire  ;  quoi  qu'il  en  soit,  j'épuisai  mes 
munitions  à  l'exception  d'un  seul  coup,  et  n'abattis  qu'un 
oiseau  de  l'espèce  des  flamants.  Découragé  par  mon  peu  de 
succès,  je  jetai  mes  lignes,  et  au  bout  de  quelque  temps  je 
les  tirai  hors  de  l'eau  ;  mais,  soit  qu'elles  n'eussent  pas  été 
amorcées  avec  autant  de  soin  que  César  avait  coutume  de 
le  faire ,  ou  que  les  poissons  fussent  aussi  farouches  que 
^  :  les  oiseaux,  je  n'attrapai  rien.  Pensant  que  je  serais  peut- 
gj'  être  plus  heureux  aHleurs,  je  redescendis  encore  le  fleuve, 
l'espace  d'environ  un  quart  de  mille ,  et  jetât  une  seconde 
fois  mes  lignes. 


Cependant  la  température  était  devenue  étouffante.  Ne 
voyant  aucune  chance  d'utiliser  mon  dernier  coup  de  fu- 
sil, j'ôtai  mes  souliers  et  mes  bas,  et  baignai  mes  pieds 
dans  l'eau  ;  puis  posant  mon  arme  à  côté  de  moi,  je  m'é- 
tendis sur  les  bancs  du  canot,  attendant  qu'il  fût  temps  de 
retirer  mes  lignes.  Dans  cette  position  je  m'assoupis  in- 
sensiblement, et  finis  par  m'endormir,  accablé,  je  le  sup- 
pose, par  la  chaleur  et  la  fatigue.  J'ignore  combien  de 
temps  j'étais  resté  dans  cet  état,  lorsque  je  fus  réveillé  par 
une  sensation  singulière  ;  c'était  une  espèce  de  chatouille- 
ment ,  comme  si  quelque  animal  m'eût  léché  les  pieds. 
Dans  cet  état  de  demi-stupeur  qui  suit  immédiatement  le 
réveil,  je  jetai  les  yeux  de  ce  côté...  Jamais,  tant  que  je 
vivrai ,  je  n'oublierai  le  frissonnement  d'horreur  qui  par- 
courut tout  mon  corps,  en  apercevant  la  tête  et  le  cou  d'un 
énorme  serpent,  qui  couvrait  un  de  mes  pieds  de  salive,  se 
disposant,  ainsi  que  l'idée  m'en  vint  aussitôt,  à  l'avaler. 
J'avais  affronté  la  mort  sous  bien  des  formes  :  sur  l'Océan, 
sur  le  champ  de  bataille  ;  mais  jamais,  jusqu'à  ce  jour,  je 
n'avais  pensé  qu'elle  pût  se  présenter  à  moi  sous  un  as- 
pect aussi  hideux.  Un  instant,  un  seul  instant ,  je  fus  fas- 
ciné. Mais  le  sentiment  de  ma  position  me  rendit  bientôt  à 
moi-même  ;  je  retirai  vivement  ma  jambe,  tandis  que  le 
monstre  tenait  fixés  sur  moi  ses  yeux  perfides  et  repous- 
sants :  en  même  temps,  je  saisis  mon  fusil.  Le  serpent, 
apparemment  troublé  par  le  mouvement  que  je  fis,  abaissa 
sa  tête  au-dessous  du  bord  du  canot.  J'imagine  que, 
trompé  par  mon  immobilité ,  il  m'avait  pris  jusqu'alors 
pour  un  corps  mort.  A  peine  avais-je  eu  le  temps  de  me 
mettre  sur  mon  séant  et  de  diriger  de  ce  côté  le  canon  de 
mon  fusil,  que  le  cou  et  la  tête  du  reptile  reparurent, 
se  mouvant  en  arrière  et  en  avant,  comme  s'il  cherchait 
quelque  objet  qu'il  avait  perdu.  Le  bout  de  mon  canon 
n'était  qu'à  quelques  pieds  de  lui  ;  je  fis  feu ,  et  il  reçut 
toute  la  charge  dans  la  tête.  Soulevant  alors  hors  de  l'eau 
une  partie  de  son  corps  ,  avec  un  horrible  sifflement  qui 
glaça  tout  mon  sang  ,  et  déployant  à  mes  yeux  ses  énor- 
mes proportions,  que  je  n'avais  encore  pu  que  soupçonner, 
il  sembla  vouloir  s'élancer  sur  moi  et  m'enlacer  dans  ses 
monstrueux  replis  ;  mais  jetant  de  côté  mon  fusil,  je  pous- 
sai d'un  vigoureux  coup  de  rame  le  canot  hors  de  sa  por- 
tée. En  m'éloignant,  je  pus  remarquer  que  ma  charge  avait 
fait  effet  ;  car  le  saug  commença  à  couler  de  la  tête  du  rep- 
tile, tandis  qu'il  se  tordait  sur  lui-même  avec  d'affreuses 
contorsions.  Malheureusement  j'avais,  ainsi  que  je  l'ai  dit, 
épuisé  toutes  mes  munitions;  sans  quoi  j'aurais  certaine- 
ment régalé  le  monstre  d'un  ou  deux  saluts  semblables  à 
celui  que  je  lui  avais  déjà  donné. 

Tout  cela  s'était  passé  en  beaucoup  moins  de  temps  que 
je  n'en  ai  mis  à  le  conter.  En  remontant  le  fleuve,  je  pus 
entendre  les  joncs,  parmi  lesquels  s'était  réfugié  le  serpent, 
s'affaisser  et  se  rompre  sous  le  poids  de  son  corps.  Je  ne 
songeai  plus  à  mes  lignes,  que  j'avais  abandonnées;  mais 
continuant  à  fendre  le  courant  avec  toute  la  vitesse  que 
je  pouvais  imprimer  à  mon  «anot,  je  ne  fus  pas  longtemps 
avant  d'atteindre  l'endroit  où  je  m'étais  embarqué.  Je  sau- 
tai à  terre ,  et  amarrant  à  la  hâte  le  canot,  je  courus  à  la 
maison,  où  je  trouvai  mon  excellent  hôte,  qui  venaitd'ar- 
river.  Je  lui  racontai  le  danger  auquel  je  venais  d'échapper 
presque  miraculeusement,  et  l'état  dans  lequel  j'avais  laissé 
le  serpent. 

—  En  ce  cas ,  me  dit-il ,  il  ne  saurait  nous  échapper; 
il  faut  nous  mettre  à  sa  poursuite  sans  perdre  ua  instant. 

Et  appelant  aussitôt  Céstf,  il  lui  ordonna  de  préparer 
les  fusils,  et  d'amener  avec  lui  deux  des  autres  domes- 
tiques. 


24 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Si  vous  TOUS  sentez  disposé,  me  dit-il  alors,  à  mener 
à  Cn  l'aventure  que  vous  avez  si  bien  commencée,  et  si 
vous  ne  craignez  pas  de  vous  retrouver  face  à  face  avec  vo- 
tre ennemi,  nous  vous  procurerons  un  passe-temps 
que  ,  selon  toute  apparence ,  vous  n'aurez  pas  lieu  de  re- 
gretter. 

Je  lui  répondis  que  rien  n'était  plus  loin  démon  inten- 
tion que  de  rester  en  arrière  ;  et  j'ajoutai  que,  si  mes  mu- 
nitions n'avaient  pas  été  épuisées,  mon  adversaire  n'en  au- 
rait pas  été  quitte  à  si  bon  marché. 


—  En  général,  poursuivit-il,  il  est  extrêmement  dange- 
reux d'attaquer  de  près  ces  gros  serpents  lorsqu'ils  sont 
blessés ,  parce  qu'alors  ils  deviennent  furieux ,  et  nous 
avons  des  exemples  de  gens  qui  ont  perdu  la  vie  dans  des 
expéditions  de  ce  genre.  Il  y  avait  sur  l'habitation  d'un  de 
mes  voisins  un  pauvre  diable  qui ,  accompagnant  un  jour 
à  la  chasse  son  maître  et  quelques  amis,  se  trouva  tout  à 
coup  en  présence  d'un  grand  boa.  Il  fit  aussitôt  feu  sur  lui, 
et ,  croyant  l'avoir  blessé  mortellement ,  il  s'avança  pour 
l'achever  ;  mais  l'animal ,  revenant  à  lui,  le  saisit,  le  ler- 


Le  Capitule  à  Wasbiuglon. 


rassa,  et  l'enveloppa  de  ses  replis.  Ses  cris  affreux  amonè- 
reut  les  autres  chasseurs  à  son  secours  ;  mais,  lorsqu'ils 
arrivèrent,  il  était  tellement  au  pouvoir  du  serpent,  qu'il  n'y 
avait  pas  la  moindre  chance  de  le  sauver.  Il  ébit  impossible 
de  tirer  sans  faire  ,  selon  toute  probabilité  ,  plus  de  mal  à 
l'homme  qu'à  la  bêle.  Approcher  cl  chercher  à  le  dégager 
eût  été  s'exposer  au  même  sort.  On  parvint  cependant  à 
îuer  le  reptile  ;  mais  ce  ne  fut  qu'après  qu'il  eut  lui-même 
étouffé  sa  victime. 

Que  cette  histoire  ne  vous  effraye  pourtant  pas,  dit 
mon  ami  en  riant;  car  nous  prenons  tant  de  précaulions 
pour  les  approcher,  qu'il  est  presque  impossible  qu'il  ar- 
rive d'accident. 

César  reparut  en  ce  moment,  suivi  d'une  demi -douzaine 


d'auxiliaires,  munis  chacun  ac  quelque  arme;  deux 
d'entre  eux  portaient  une  espèce  de  pique  à  croc,  pour  ou- 
vrir un  passage  à  travers  les  joncs.  Nous  fûmes  bientôt  as- 
sis dans  les  canots  ,  et  descendîmes  rapidement  le  fleuve, 
grâce  à  nos  rames  maniées  a\ec  une  adresse  singulière  par 
deux  nègres  vigoureux.  En  peu  do  temps  nous  arrivâmes 
sur  le  théâtre  de  mon  exploit.  Une  partie  du  rivage ,  qui 
n  était  pas  couverte  de  joncs,  portait  des  traces  de  sang  qui 
prouvaient  que  la  blessure  de  lanimal  était  grave.  Préci- 
sément en  face  de  l'endroit  où  se  trouvaient  ces  traces,  les 
joncs  étaient  brisés  et  écrasés,  et  laissaient  entre  eux  une 
espèce  de  passage  assez  large  pour  qu'un  homme  pût  y  pé- 
nétrer sans  difficulté. 

Ayant  fait  halle  pour  nous  assurer  que  nos  armes  étaient 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


25 


en  bon  état,  nous  écoutâmes  attentivement,  tâchant  de 
saisir  quelque  bruitqui  pût  nous  indiquer  la  retraite  de  no- 
tre ennemi.  Mais  nous  n'entendîmes  rien.  Nous  résolûmes 
donc  d'entrer  dans  le  fourré.  Un  des  nègres  passa  en 
avant  et  écarta  avec  sa  pique  à  croc  tout  ce  qui  obstruait 
le  passage:  mon  ami  et  moi  suivions,  le  fusil  à  la  main, 
tandis  que  César  et  les  autres  formaient  l'arrière-garde. 
Les  joncs  avaient,  presque  partout,  de  huit  à  dix  pieds  de 
hauteur,  et  ils  étaient  si  serrés,  que  nous  aurions  eu  beau- 
coup de  peine  à  nous  frayer  un  passage,  sans  le  sillon  que 
le  serpent  avait  formé. 

Nous  avions  fait,  je  le  suppose,  une  cinquantaine  de  pas, 
lorsque  le  nègre  qui  nous  précédait  donna  un  signal  qui  nous 
apprit  que  nous  touchions  au  but.  Il  reçut  aussitôt  l'ordre 
de  se  replier  en  arrière,  tandis  que  mon  hôte  et  moi,  avan- 
çant avec  précaution,  aperçûmes,  à  travers  les  joncs,  le 
corps  du  monstre,  dont  une  partie  était  roulée  sur  elle- 
même,  le  reste  gisait  étendu  sur  la  terre;  mais  l'épaisseur 
du  fourré  nous  empêchait  de  voir  la  tête.  Dérangé  par  notre 
approche,  il  parut,  autant  que  nous  pûmes  en  juger  par 
ses  mouvements,  se  tourner  vers  nous  et  se  disposer  à  nous 
attaquer.  Nos  fusils  étaient  prêts,  et,  dès  que  nous  pûmes 
distinguer  la  tète,  nous  fîmes  feu  tous  deux  presque  au 
même  instant.  Les  joncs  interceptèrent  une  partie  de  la 
charge,  mais  ce  qu'il  en  reçut  parut  suffisant,  car  sa  tête 
dressée  retomba  à  terre,  et  il  commença  à  pousser  des  sif- 
flements aigus  et  à  se  tordre  d'une  manière  convulsive. 
Quoiqu'il  fût  à  peu  près  hors  de  combat,  il  était  encore, 
même  en  cet  état,  dangereux  à  approcher.  Mais  César,  qui 
semblait  posséder  beaucoup  d'audace  et  de  sang-froid, 
nous  pria  de  ne  plus  tirer,  et ,  s'ouvraut  un  passage  à  tra- 
vers les  joncs,  il  fit  un  petit  détour  pour  arriverjusqu'au 
monstre,  et  réussit  à  lui  porter  un  coup,  qui  l'étourdit  com- 
plètement :  plusieurs  coups  semblables  achevèrent  bientôt 
sa  victoire.  Voyant  notre  ennemi  tout  à  fait  mort,  nous  pû- 
mes l'examiner  à  loisir;  et  j'avoue  que  ce  ne  fut  pas  sans 
frémir  que  je  louchai  ce  monstre,  en  pensant  de  combien 
peu  il  s'en  était  fallu  que  je  ne  lui  .<;ervisse  de  pâture. 

Nous  nous  mimes  alors  à  l'ouvrage ,  et  parvînmes,  non 
sans  peine  ,  à  tirer  cette  énorme  bêle  jusqu'au  bord  de 
l'eau.  L'ayant  attachée  à  un  des  canots ,  nous  la  remorquâ- 
mes jusqu'à  l'habitation.  Nous  trouvâmes,  en  la  mesurant, 
qu'elle  avait  près  de  quarante  pieds  de  long;  en  quel- 
ques endroits,  son  corps  était  presque  de  la  grosseur  d'un 
homme.  Mon  ami  me  dit  que  c'était  le  plus  grand  serpent 
qu'il  eût  encore  vu  tué  ,  quoiqu'il  en  eût  souvent  aperçu 
d'autres  qui  devaient  être,  ainsi  qu'il  en  était  convaincu 
d'après  toutes  les  circonstances  ,  d'une  taille  encore  plus 
gigantesque. 

Ce  fut  seulement  lorsque  je  me  trouvai,  le  soir,  assis  de- 
vant une  table  hospitalière,  que  je  me  sentis  accablé  par 
la  fatigue  et  les  émotions  de  celte  journée.  Je  me  remis  ce- 
pendant peu  à  peu ,  et  je  ne  me  rappelle  pas  avoir  jamais 
passé  une  soirée  plus  agréable.  Mais  cette  aventure  avait 
fait  une  impression  bien  profonde  sur  mon  esprit  ;  et,  pen- 
dant quelques  mois,  je  me  réveillais  souvent  en  sursaut, 
le  front  baigné  d'une  sueur  froide  ,  croyant  me  sentir 
broyé  et  expirant  dans  les  embrassements  de  cet  horrible 
reptile.  Ces  pénibles  visions  finirent  cependant  par  s'effa- 
cer; il  ne  me  resta  que  le  souvenir  du  danger  que  j'a- 
vais couru ,  et  le  sentiment  de  la  reconnaissance  que  je 
devais  à  la  Providence  qui  m'avait  préservé  d'une  mort 
affreuse. 

Plus  tard ,  je  vous  dirai  une  seconde  aventure,  non  moins 
merveilleuse ,  et  qui  m'est  arrivée  à  peu  près  à  la  même 
époque. 

OCTOBRF.  1843. 


Le  vieillard  nous  regarda,  et  reconnut  sans  peine  qu'il 
nous  avait  intéressés. 

—  Encore  un  récit,  dit-il,  et  je  vous  quitte  ;  celui-ci  com- 
mence déjà  à  ressembler  un  peu  à  mes  pêches  malencou' 
treuses. 

IL 

Le  Bundelcund  est  le  désert  de  l'Inde.  La  main  de 
l'homme  n'a  pas  encore  essayé  d'y  nettoyer  la  terre  des 
broussailles  épaisses  dont  elle  est  partout  hérissée.  Le  sol 
marécageux  de  celte  contrée  est  tellement  malsain,  qu'il  ne 
s'est  encore  trouvé  que  bien  peu  d'individus,  quelque  pau- 
vres et  misérables  qu'ils  fussent ,  qui  aient  eu  le  courage 
de  s'y  établir.  J'avais  à  traverser  ce  pays  pour  joindre  mon 
régiment.  Mortellement  ennuyé  de  ma  ca[>tivité  à  bord  du 
petit  bateau  sur  lequel  j'avançais  lentement  à  travers  les 
plaines  du  Bundelcund,  je  résolus  de  mettre  pied  à  terre  au 
premier  endroit  qui  m'offrirait  l'aspect  agréable  d'une  ha- 
bitation humaine.  Sachant  que  tout  le  pays  était  infesté  par 
des  animaux  sauvages  et  fcroces,  je  ne  me  laissai  pas  ten- 
ter par  une  foule  de  sites  admirables,  mais  solitaires,  de- 
vant lesquels  je  passais.  Enfin  j'arrivai  à  un  petit  groupe 
de  huttes  indiennes ,  situées  à  environ  un  demi-mille  du 
fleuve.  J'ordonnai  aussitôt  à  mon  pilote  d'aborder,  et 
d'amarrer  le  bateau  au  rivage  ;  puis ,  jetant  mon  fusil 
sur  mon  épaule  ,  je  me  dirigeai  droit  vers  les  Imites. 
Mon  approche  n'eut  pas  été  plulôt  signalée  que  deux  In- 
diens, entièrement  nus,  à  l'exception  de  leurs  petits  lan- 
goutes,  accoururent  à  ma  rencontre ,  et  me  prévinrent 
que  je  marchais  sur  un  sol  perfide,  et  criblé  tout  à  l'entour 
de  trous  cachés.  Ils  m'apprirent  que  leur  unique  occupa- 
tion consistait  à  creuser  ces  espèces  de  fosses,  d'environ 
huit  pieds  de  profondeur,  qu'ils  recouvraient  ensuite  de 
branchages  et  de  broussailles.  C'est  ainsi  qu'ils  s'empa- 
raient des  bêtes  sauvages;  celles-ci,  croyant  marcher  ou 
courir  sur  un  terrain  solide,  tombaient  tout  à  coup  dans  le 
piège,  et  se  trouvaient  livrées  sans  défense  à  la  merci  des 
Indiens,  qui  les  tuaient,  les  dépouillaient  pour  vendre  leur 
peau ,  et  allaient  réclamer  des  autorités  la  prime  offerte 
pour  chaque  tète  de  tigre.  Ils  avaient,  depuis  un  an,  capturé 
une  vingtaine  de  ces  derniers.  Deux  d'entre  eux  ,  il  est 
vrai,  avaient  été  tués  par  les  bcles  féroces  ;  mais  leurs  com- 
pagnons, considérant  ces  accidents  comme  l'effet  naturel  de 
la  prédestination,  en  paraissaient  peu  affectés.  Il  était  déjà 
tard:  je  les  envoyai  chercher  les  nattes  sur  lesquelles  je 
dormais  habituellement,  et  je  résolus  de  passer  la  nuit  dans 
une  de  ces  huttes.  Les  Indiens  m'avaient  promis  de  me 
faire  assister  ,  au  point  du  jour,  à  une  chasse  curieuse  : 
avec  une  pareille  promesse,  on  m'aurait  fait  faire  la  moitié 
du  tour  du  globe;  aussi  n'avais-je  pas  hésité  à  accepter 
leur  offre. 

Après  avoir  pris  un  peu  de  riz  et  nettoyé  mon  fusil  (dont 
un  canon  était  toujours  chargé  à  balle  et  l'autre  avec  du  gros 
plomb),  je  préparai  nies  munitions  de  chasse  pour  le  lende- 
main, occupation  fort  intéressante  lorsqu'on  se  trouve  isolé 
comme  je  l'étais  :  je  me  couchai  ensuite,  avec  la  précaution  de 
fermer  la  porte  aussi  bien  que  je  le  pus ,  car  je  n'aimais  pas 
trop  la  figure  et  les  manières  d'un  des  Indiens,  et  je  com- 
mençais déjà  à  me  repentir  de  m'ètre  mis  aussi  complète- 
ment à  leur  discrétion.  Mes  domestiques,  que  je  regrettais 
de  n'avoir  pas  amenés  avec  moi,  étaient  à  un  demi-mille  de 
distance.  Les  gens  au  milieu  desquels  je  me  trouvais  étaient 
des  hommes  d'un  caractère  farouche,  d'une  taille  et  d'une 
force  athlétiques ,  accoutumés  à  combattre  les  bêtes  féro- 
ces :  avec  la  facilité  qu'ils  avaient  de  transporter  leur  rési- 
dence d'un  lieu  dans  un  autre,  pouvant,  dans  les  vastes  so- 

—   4   —   ONZIÈME    VOLLME. 


i 


26 


LECTURES  DU  SOIR. 


litudes  du  Bundelcund,  défier  toutes  les  recherches,  d'une 
cupidité  proverbiale ,  et  comptant  la  vie  pour  rien ,  qui  me 
garantissait  que  ces  hommes  ne  se  jetteraient  pas  sur  moi 
pour  m'assassiner?  J'avais  eu  l'imprudence  de  leur  laisser 
voir  ma  bourse  pleine  de  roupies ,  et  je  leur  avais  vanté 
les  qualités  de  mon  fusil ,  objet  plus  précieux  encore  pour 
eux  que  l'or.  Qui  pouvait  les  empêcher  de  se  rendre  maî- 
tres de  tout  cela?  Rien.  Je  comprenais  le  danf,'er  de  ma  po- 
sition, et,  roulant  ces  pensées  dans  mon  esprit,  je  tombai 
dans  un  sommeil  léger  et  inquiet. 

Il  devait  être  environ  une  heure  du  matin,  lorsque 
je  fus  réveillé  par  un  bruit  sourd  :  plusieurs  personnes 
s'entretenaient  à  voix  basse  près  de  la  petite  fenèlre  de 
ma  hutte ,  qui  n'avait  pour  fermeture  qu'un  mauvais  volet 
ou  plutôt  une  espèce  de  châssis  garni  d'herbes  desséchées. 
Je  me  traînai  doucement  de  ce  côté,  et,  à  mon  grand  effroi, 
je  les  entendis  exprimer  ainsi  leurs  intentions  féroces: 

—  Depuis  quand ,  demanda  une  voix  que  je  n'avais  pas 
encore  entendue,  le  tenez-vous? 

—  Depuis  hier  soir  à  la  tombée  de  la  nuit. 

—  Et  avez-vous  écouté  depuis,  pour  vous  assurer  s'il  ne 
bougeait  pas? 

—  Oui ,  et  nous  croyons  qu'il  dort. 

—  En  ce  cas,  c'est  le  moment  de  tomber  sur  lui.  Mais 
comme  vous  dites  qu'il  est  fort,  il  faut  manœuvrer  avec 
prudence.  Comment  l'altaquerons-nous? 

—  Je  pense,  répondit  un  des  interlocuteurs,  que  le  meil- 
leur moyen  sera  de  lui  tirer  des  flèches  empoisonnées. 

—  C'est  bien  ;  mais  s'il  sort? 

—  S'il  sort,  nous  l'achèverons  avec  nos  couteaux. 

—  Les  avez-vous  sur  vous? 

—  Pas  encore. 

—  Eh  bien  donc,  dépêchez-vous ,  dit  celui  qui  parais- 
sait être  le  chef;  courez  les  chercher,  et  nous  expédierons 
l'affaire  le  plus  tôt  possible.  Je  serai  ici  dans  cinq  minutes. 

Et  je  les  entendis  se  séparer  brusquement  et  partir  de 
différents  côtés. 

Le  cœur  palpitant,  j'écoutai,  jusqu'à  ce  que  le  bruit  de 
leurs  pas  se  fût  éteint  dans  réioignement:  alors,  saisissant 
mon  fusil,  je  résolus  de  cherchera  m'échapper,  ou, dans  tous 
les  cas,  de  vendre  ma  vie  aussi  cher  que  possible,  en  rase 
campagne,  d'où  un  coup  de  fusil  pourrait  être  entendu  de 
mes  gens  ù  bord  du  bateau.  L'instant  d'après,  j'avais  franchi 
la  porte,  et,  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  je  m'élançai  dans 
la  direction  que  je  croyais  être  celle  du  lieu  où  ma  barque 
était  amarrée. 

La  lune  brillait  avec  éclat,  et  je  courais  sans  songer  à 
d'autre  danger  que  celui  d'être  poursuivi  par  cette  bande 
de  meurtriers  au  milieu  de  laquelle  j'avais  eu  le  malheur 
de  tomber.  Les  hurlements  du  chacal  et  du  fayo,  les  rugis- 
sements des  bêtes  de  proie  et  les  cris  des  oiseaux  sauvages, 
troublés  dans  leurs  retraites,  ajoutaient  à  l'horreur  de  la 
scène.  Tout  à  coup  j'aperçus  quelque  chose  bondir  au  mi- 
lieii  des  broussailles,  et  j'entendis  les  branchages  craquer 
sous  la  pression  d'un  corps  pesant.  Un  grognement  sau- 
vage, accompagné  d'une  espèce  de  sifflement  particulier, 
semblable  à  celui  du  chat,  et  une  paire  d'yeux  étincelant 
au  milieu  de  l'obscurité,  m'apprirent  que  j'étais  poursuivi 
par  un  ligre.  Je  me  crus  perdu.  Encore  un  bond,  et  j'étais 
au  pouvoir  de  mon  farouche  ennemi.  Je  n'eus  pas  même 
le  temps  de  faiie  une  prièie.  Je  me  précipitai  en  avant  avec 
toute  l'énergie  du  désespoir,  et  au  même  instant  je  res- 


sentis une  violente  commotion,  des  étincelles  de  feu  jailli- 
rent de  mes  yeux,  tous  mes  membres  furent  comme  dislo- 
qués. J'étais  tombé  dans  une  fosse,  et,  au  moment  où  je 
tombais,  le  tigre  avait  bondi  par-dessus  moi. 

Revenu  de  l'étourdissement  produit  par  cette  chute ,  et 
soulagé  pour  le  moment  de  la  frayeur  que  j'avais  éprou- 
A  ée,  je  me  hasardai  à  lever  les  yeux.  A  la  clarté  de  la  lune, 
j'aperçus  le  tigre  couché  à  plat  ventre  au  bord  de  la  fosse, 
guettant  avec  une  anxiété  sauvage  le  malheureux  qu'il 
semblait  évidemment  considérer  comme  une  proie  qui  ne 
pouvait  lui  échapper.  Ses  yeux  brillants  suivaient  tous  mes 
mouvements,  et  je  me  blottis  le  plus  bas  que  je  pus,  afln 
d'être  hors  de  la  portée  de  sa  griffe  meurtrière. 

Comme  mes  yeux  commençaient  à  se  familiariser  avec 
l'endroit  où  j'étais,  j'aperçus ,  à  ma  grande  horreur,  un 
long  serpent  noir,  qui  essayait  de  remonter  contre  les  pa- 
rois de  la  fosse.  N'y  pouvant  parvenir,  il  sembla  hésiter 
s'il  ferait  une  nouvelle  tentative  pour  s'échapper  ou  s'il 
attaquerait  l'intrus  qui  tremblait  devant  lui.  Il  parut  enfin 
s'arrêter  à  ce  dernier  park  :  il  se  dressa  tout  à  coup,  et, 
fixant  sur  moi  ses  yeux  verdàtres  et  étmcelanis,  il  se  pré- 
para à  s'élancer.  Je  sautai  sur  mes  pieds  ;  mais  à  peine 
étais-je  debout,  que  je  sentis  la  chair  de  mon  épaule  déchi- 
rée par  les  ongles  du  tigre,  à  la  portée  duquel  je  m'étais 
imprudemment  exposé  en  me  levant.  L'animal,  en  faisant 
ce  mouvement,  avait  dérangé  les  branchages  qui  étaient 
au  bord  de  la  fosse:  mon  fusil  tomba  à  mes  pieds.  Malgré 
mon  sang  qui  coulait  et  la  vive  douleur  que  je  ressentais, 
j'eus  encore  assez  de  force  pour  le  ressaisir,  et  faisant  aus- 
sitôt feu  sur  le  serpent,  je  le  tuai  au  moment  où  il  allait  se 
jeter  sur  moi. 

La  détonation  de  mon  arme  sembla  redoubler  la  féro- 
cité du  tigre,  qui  essaya  alors  de  descendre  dans  la  fosse. 
Je  commençai  à  examiner  sérieusement  s'd  ne  valait  pas 
mieux  me  livrer  tout  de  suite  à  cet  animal  furieux  que  de 
rester  plus  longtemps  dans  cette  affreuse  position.  J'eus  le 
vertige  ;  le  désespoir  semblait  ébranler  ma  raison.  Je  savais 
que  la  compagne  du  serpent  ne  tarderait  pas  à  venir  le 
joindre.  Déjà  la  terre  commençait  à  s'ébouler  sous  les  griffes 
impatientes  du  tigre.  La  nature  humaine  allait  succomber, 
lorsque  tout  à  coup  un  rugissement  épouvantable  se  fait 
entendre,  et  le  ligre,  traversé  de  plusieurs  dards  empoi- 
sonnés, se  roule  dans  les  convulsions  de  la  mort.  L'instant 
d'après  paraissent  mon  hôte  de  la  veille  et  mes  amis,  qui 
s'empressent  de  me  tirer  de  la  fosse.  On  pousse  des  cris 
de  joie  en  me  retrouvant  à  peu  près  sain  et  sauf,  on  me  fé- 
licite, et  les  Indiens  surtout  paraissent  heureux  de  m'avoir 
sauvé. 

Que  signifiait  donc  leur  conduite?  Le  mystère  fut  bien- 
tôt éclairci.  Ils  m'expliquèrent,  en  me  reconduisant  à  mon 
bateau,  qu'ils  venaient  de  tuer  un  beau  léopard,  qui  était 
tombé,  la  veille,  dans  une  de  leurs  fosses,  et  que  c'était  le 
sujet  de  la  conversation  dans  laquelle  j'avais  cru  voir  un 
complot  contre  ma  vie.  Ils  revenaient  de  celte  expédition 
lorsqu'ils  avaient  entendu  mon  coup  de  fusil,  el,  se  pré<i- 
pitant  de  ce  côté ,  ils  avaient  eu  le  bonheur  d'arriver  à 
temps  pour  me  sauver. 

En  achevant  ces  mots,  le  vieillard  nous  quitta. 


BORGHERS. 


(Traduit  de  l'anglais.) 


»»#«< 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


27 


i^ms  GomTmmwoiRÉkï^s. 


MARIE -JEANNE. 


Quelques  jours  après  la  première  représentation  d'^n- 
tony,  on  discutait  vivement,  chez  M"»  la  comtesse  de  B**, 
sur  les  attaques  virulentes  de  l'auteur  de  ce  drame  contre 
l'amitié.  Les  uns,  en  petit  nombre,  les  accusaient  de  pa- 
radoxes; les  autres,  eu  majorité ,  adoptaient  avec  enthou- 
siasme la  misanthropie  de  AI.  Alexandre  Dumas,  et  invec- 
tivaient de  toutes  leurs  forces  cette  pauvre  nature  humaine 
incapalile  d'un  sentiment  aussi  noble  et  aussi  désintéressé 
que  l'amitié. 

M"»  la  comtesse  de  B**,  comme  l'attestent  ses  char- 
mants ouvrages,  tous  empreints  d'une  pensée  utile  et 
douce ,  était  une  femme  de  haute  intelligence,  qui  devait 
cette  intelligence  à  son  cœur.  Toutefois,  la  bonté  n'ex- 
cluait pas  chez  elle  la  malice;  elle  laissa  donc  la  discussion 
s'engager  assez  énergiquement  pour  que  les  adversaires 
ne  pussent,  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre,  reculer  ou  se  ré- 
tracter. Tantôt  elle  semblait  encourager  par  un  sourire  les 
partisans  di' Antony ;  tantôt  c'était  à  ses  adversaires  qu'elle 
venait  en  aide,  en  leur  accordant  de  l'attention  et  de  l'inté- 
rêt. A  la  fin  ,  quand  on  eut  épuisé,  de  part  et  d'autre,  les 
arguments,  et  que  les  orateurs  pour  ou  contre  en  vin- 
rent à  cet  état  de  fatigue  orale  qui  amène  une  sorte  de  trêve 
entre  les  parties  belligérantes,  M-^^  la  comtesse  de  B** 
rompit  le  silence. 

—  J'ai,  depuis  quelques  jours ,  appris  une  histoire  qui 
peut  parfaitement  servir  de  conclusion  à  votre  polémique , 
dit-elle.  Veuillez  m'écouter  sans  interruption  ;  vous  savez 
que  ma  poitrine  est  faible,  et  que  je  me  fatigue  vite  en 
parlant. 

On  se  rapprocha  de  la  comtesse  ;  on  fit  cercle  autour 
d'elle  et  chacun  se  tut.  Elle  commença  presque  à  mi-voix, 
en  personne  qui  a  la  conviction  d'être  religieusement 
écoutée  : 

—  Au  plus  fort  de  la  Terreur,  dit-elle,  une  pauvre  ma- 
telassière qui  habitait  le  faubourg  Saint-Antoine  mit  au 
monde  une  fille  :  le  père,  honnête  ouvrier,  fit  inscrire  cette 
fille,  à  l'état  civil,  sous  le  nom  de  Marie-Jeanne  Dubois.  A 
cette  époque,  donner  à  un  enfant  le  nom  de  la  Vierge  et 
celui  d'une  sainte  véritable  était  en  quelque  sorte  de  l'au- 
dace. Mais  Dubois  ne  se  sentit  pas  le  courage  d'affubler 
sa  fille  des  noms  baroques  alors  à  la  mode  et  adoptés  pres- 
que exclusivement  pour  les  nouveau-nés.  Au  lieu  de  s'ap- 
peler Égalité,  Vérité,  Junie,  Poppée  ou  Cornélie,  elle  re- 
çut donc  les  noms  chrétiens  de  Marie-Jeanne^  au  grand 
déplaisir  de  l'officier  municipal,  qui  fronça  le  sourcil,  et  se 
promit  d'inscrire  Dubois  sur  la  liste  des  modérés.  Cette 
promesse  ne  tarda  point  à  recevoir  son  exécution.  Malgré 
la  pauvreté  et  le  peu  d'intérêt  qu'on  avait  à  le  perdre,  Du- 
bois fut  vivement  inquiété  par  les  jacobins.  Sa  femme  le 
supplia  d'aller,  comme  tous  ceux  qu'on  persécutait,  cher- 
cher un  asile  à  l'armée...  Hélas!  il  y  trouva  une  mort  glo- 
rieuse, et  tomba  au  premier  rang  en  défendant  avec  une 
noble  ardeur  les  frontières  de  la  France. 

Marie-Jeanne  avait  quinze  mois  quand  un  bulletin  de 
l'armée  du  Nord  vint  apprendre  à  sa  mère  la  mort  du 
brave  soldat.  La  djong  femme  résolut  de  ne  pas  se  rema- 


rier, quoique  sa  beauté  et  sa  bonne  conduite  lui  valussent 
de  nombreux  aspirants  à  sa  main.  Elle  se  dévoua  exclusi- 
vement à  Marie-Jeanne,  l'éleva  honnêtement  et  parvint 
à  en  faire  le  modèle  des  jeunes  filles  du  faubourg  Saint- 
Antoine.  En  1813,  un  ouvrier,  nommé  Vignon,  demanda 
en  mariage  celle  que  chacun  aimait  et  respectait  dans  le 
quartier,  l'épousa  et  ne  tarda  point  à  l'emmener  avec  lui  à 
Bordeaux,  sa  ville  natale.  Marie  quitta  sans  regret  Paris, 
où  ne  l'attachait  plus  aucun  lien  :  Dieu  venait  de  rappe- 
ler à  lui  sa  mère. 

Tout  prospérait  chez  Vignon,  grâce  à  son  amour  du  tra- 
vail, grâce  surtout  à  l'esprit  d'ordre  et  à  la  bonté  de  Ma- 
rie-Jeanne. Deux  années  de  bonheur  s'écoulèrent  pour  les 
époux.  Puis  Dieu  soumit  tout  à  coup  à  des  épreuves 
cruelles  la  douce  et  laborieuse  jeune  femme.  Vignon  tomba 
malade;  la  maladie  dura  longtemps,  et  non-seulement 
elle  empêcha  Vignon  de  travailler,  mais  encore  elle  mit 
Marie-Jeanne  dans  l'impossibilité  de  se  livrer  à  d'autres 
soins  que  ceux  qu'exigeait  le  triste  état  de  son  mari.  Dix- 
huit  mois  s'écoulèrent  ainsi,  durant  lesquels  les  ressources 
du  petit  ménage  s'épuisèrent  peu  â  peu.  La  gêne  arriva, 
puis  la  misère;  la  misère  dans  la  mansarde  d'un  malade! 
la  misère  avec  toutes  ses  privations  et  ses  douleurs! 

Ici ,  M""*  la  comtesse  de  B''*  s'interrompit  un  moment 
et  porta  les  yeux  autour  d'elle. 

Chacun  Técoutait  avec  une  profonde  attention.  Per- 
sonne ne  songea  à  prendre  la  parole,  tandis  que  la  con- 
teuse s'accordait  un  peu  de  repos. 

Elle  reprit  eu  ces  termes  : 

—  La  maison  où  Vignon  se  mourait  sans  secours  et 
sans  pouvoir  se  résigner  â  entrer  dans  un  hospice  (car 
pour  entrer  dans  un  hospice  il  faut  se  séparer  de  sa  fa- 
mille et  de  tous  ceux  qu'on  aime)  ;  celte  maison,  dis-je, 
était  habitée  par  plusieurs  riches  locataires.  Ils  enten- 
dirent parler  de  la  triste  position  de  l'ouvrier,  mais  ils  ne 
songèrent  point  à  lui  venir  en  aide.  La  seule  personne 
qui  se  montra  compatissante  pour  Marie-Jeanne  et  pour 
Vignon  fut  la  veuve  d'un  officier,  presque  aussi  pauvre 
qu'eux,  et  qui  occupait  une  petite  chambre  en  face  de 
leur  mansarde. 

M">»  Dutois  tenait,  pendant  la  journée,  une  école  de 
petits  enfants.  Le  soir,  quand  les  élèves  étaient  retournés 
chez  leurs  parents ,  elle  venait  s'asseoir  au  chevet  du  ma- 
lade et  partageait  avec  lui  le  peu  d'argent  qu'elle  possé- 
dait. Touchée  de  la  résignation  de  Vignon  et  attendrie  par 
la  douceur  et  le  dévouement  de  Marie- Jeanne,  elle  se 
dépouilla  peu  à  peu  de  ses  bijoux,  de  son  linge,  et  même 
d'une  partie  de  ses  meubles  ;  Marie-Jeanne  voulait  refu- 
ser, mais  M™*  Dutois  lui  disait  : 

—  Vous  n'êtes  pas  la  maîtresse  de  ne  point  accepter  ce 
que  j'apporte.  C'est  pour  votre  mari  ;  c'est  pour  le  sou- 
lager. 

Et  Marie-Jeanne  acceptait  en  pleurant. 

Cependant  l'état  de  Vignon  empirait  de  plus  en  plus; 
le  délire  arriva,  et,  après  le  délire,  la  mort.  M""»  Du- 
tois entoura  Marie  des  seules  consolations  qui  pussent 


i 


28 


LECTURES  DU  SOIRJ 


quelque  chose  sur  un  cœur  si  cruellement  blessé.  Elle 
pleura  avec  la  pauvre  femme  et  partagea  sa  douleur.  Les 
deux  veuves  étaient  trop  indigentes  pour  garder  chacune 
un  logement  ;  elles  se  réunirent  dans  la  même  chambre,  et 
Marie-Jeanne  devint  l'auxiliaire  deM"'Dutois  pour  la  di- 
rection de  récole.  Les  écoliers  ne  manquaient  pas,  et  l'ai- 
sance commençait  à  sourire  aux  bonnes  femmes,  quand 
M"'  Dulois  tomba  malade.  Savez-vous  ce  que  Ut  Marie- 
Jeanne? 

—  Elle  abandonna  M""  Dutois,  répondit  en  ricanant 
un  beau  jeune  homme  pâle  qui  avait,  le  matin  même, 
injurié  dans  un  petit  journal  le  bienfaiteur  dont  il  avait 
mangé  le  pain  pendant  deux  ans. 

—  Vous  vous  trom[)ez,  monsieur,  reprit  M"'  de  B**. 
Elle  rendit  à  M""-"  Dutois  le  dévouement  que  celle-ci  avait 
témoigné  à  Vignon,  et  se  fit  femme  de  peine  de  deux  ou 
trois  ménages,  pour  gagner  quelque  argent;  car  les  élèves 
s'en  étaient  allés  lorsque  les  parents  avaient  appris  com- 
bien était  grave  et  devait  durer  longtemps  la  maladie  de 
l'institutrice. 

En  cITet,  celte  maladie  n'eut  jamais  de  guénson,  et 
M"«  Dutois  devint  et  resta  paralytique. 

Vous  le  voyez ,  monsieur,  Marie-Jeanne  ne  suivait  pas 
les  principes  que  vous  professez. 

—  Mais,  interrompit  le  jeune  homme,  ces  principes  ne 
sont  pas  les  miens...  L'expérience  seule... 

—  Je  prends  acte  de  votre  désaveu ,  et  je  vous  en  féli- 
cite. Mais  une  autre  fois,  réfléchissez  avant  de  médire  si 
promptement  de  l'humanité;  Montaigne  l'a  dit  :  «  Ceux 
«  qui  traictent  mal  des  hommes  les  voyent  à  travers  la  fe- 
€  nestre  de  leur  propre  conscience.  » 

Je  continue  : 

Cependant,  étrangère  à  Bordeaux,  Marie,  quoique  labo- 
rieuse, pouvait  à  peine  subvenir  à  ses  besoins  et  à  ceux  de 
son  amie.  Il  ne  suffît  pas  à  un  artisan  de  se  montrer  labo- 
rieux, adroit,  probe,  il  faut  qu'il  trouve  de  l'ouvrage  :  la  so- 
ciété, assez  charitable  pour  ne  pas  refuser  du  pain  à  ceux  qui 
en  demandent ,  ne  l'est  pas  au  point  de  pourvoir  à  ce  qu'ils 
puissent  d'abord  en  gagner.  Il  serait  pourtant  plus  digne 
d'une  civilisation  avancée  de  prévenir  la  misère  que  de  la 
secourir.  .Marie,  qui  préférait  un  salaire  à  l'aumône,  pen- 
sait sans  doute  ainsi  quand  elle  voulut  revenir  à  Paris  dans 
l'espoir  d'y  trouver  du  travail  qu'elle  ne  pouvait  plus  se 
procurer  à  Bordeaux.  II  est  facile  de  changer  de  lieu 
quand  on  peut  prendre  des  chevaux  de  poste,  payer  sa 
place  à  la  diligence,  ou  bien  encore,  leste  et  robuste,  fran- 
chir les  distances  à  pied  prescpie  aussi  rapidement  qu'on 
les  franchit  en  imagination  dans  la  jeunesse.  Marie  a  vingt- 
huit  ans  ,  une  bonne  santé ,  de  quoi  payer  son  cite  chaque 
soir;  la  route  ne  l'elTraye  pas.  Mais  son  amie? On  est  bien 
vieille  à  cinquanle-deux  ans,  avec  une  |)aralysie!  Ce  n'est 
pas  qu'il  n'y  ait,  à  Bordeaux  comme  à  Paris,  des  hospices; 
mais  quel  triste  séjour  qu'un  hospice,  quoiqu'il  faille  en- 
core souvent  de  la  faveur  pour  y  être  admis!  .Vu  reste, 
M""  Dutois  était  la  seule  qui  se  fût  prise  à  réfléchir  sur  la 
nature  de  cet  asile  et  sur  les  dilTicultés  de  se  le  procurer. 
Marie  n'y  pensa  pas  un  seul  rtiomont  ;  mais  en  revanche, 
elle  médita  beaucoup  sur  les  moyens  de  transporter 
M'"'  Dutois  ii  Pans,  car  «  il  n'y  avait  pas  à  dire,  il  fallait 
€  que  .M""  Dutois  vint  à  Paris,  puisque  .Marie  y  allait.  » 

Lorsqu'elle  déclara  positivement  à  M™'  Dutois  que ,  re- 
doutant la  misère  à  l'égal  de  la  mort,  elle  était  décidée  à 
ne  plus  dilTérer  son  départ ,  celle-ci  lui  répondit  avec  un 
peu  d'inquiétude  : 

—  Oui,  il  te  faut  quitter  Bordeaux  ;  mais  moi...,  com- 
ment m'en  irai-je? 


—  J'y  ai  pensé. 

—  Eh  bien?... 

Il  faut  d'abord  vendre  tout  notre  mobilier. 

—  Sans  doute,  mais  que  vaut-il? 

—  J'ai  fait  notre  marché... 

—  Il  n'y  aura  jamais  de  quoi  payer  deux  places  à  la  di- 
ligence, vivre  eu  roule,  attendre  l'ouvrage  à  Paris... 

—  Oh!  ça  non,  par  exemple...  Mais  ce  n'est  pas  par  la 
diligence  que  nous  partirons. 

—  Tu  iras  comme  tu  voudras,  toi ,  tu  as  de  bonnes 
jambes  ;  mais  moi,  qui  ne  peux  pas  mettre  un  pied  devant 
l'autre?... 

—  Je  le  sais  bien  ;  aussi  j'ai  arrangé  tout  cela.  J'ai  fait 
mes  prix  :  j'achète  d'abord  une  bonne  petite  charrette... 
Elle  est  bien  petite,  parce  qu'il  n'y  aura  de  la  place  que 
pour  un  matelas.  Il  te  faut  ton  matelas  d'abord.  Puis  il 
faut  se  trouver  de  suite  dans  ses  meubles  à  Paris.  Notre 
malle  de  linge" ira  par  le  roulage. 

—  Mais,  ma  chère  amie,  c'est  bien  de  l'argent  ;  une  char- 
rette, un  cheval.  Car  qu'est-ce  que  tu  veux  faire  d'une  char- 
rette sans  cheval  ? 

—  Tiens!  la  charrette  ne  mangera  pas  en  route,  et  c'est 
moi  qui  serai  dans  les  brancards. 

—  Tu  seras  dans  les  brancards,  et  tu  me  traîneras? 

—  Eh!  comment  voudrais-tu  faire  autrement? 

—  Mon  Dieu!  est-il  possible! 

—  Ah  !  si  tu  trouves  que  nous  puissions  faire  autrement, 
je  veux  bien. 

M"e  Dutois  regarda  Marie,  et  après  un  moment  de  si- 
lence lui  dit  : 

—  Mais  on  se  moquera  de  nous  sur  la  route...  Une  jeune 
femme  qui  en  traine  une  vieille. 

—  J'en  ai  bien  eu  la  pensée  ;  aussi,  tout  le  long  du  che- 
min ,  je  dirai  que  lu  es  ma  mère. 

—  Ah!  c'est  toi  qui  me  sers  de  mère! 

Le  22  mars  1822,  Marie  disposa  sa  charrelle,  dont  un 
drap  vert  étendu  sur  des  cerceaux  augmentait  encore  le 
poids ,  car  il  fallait  a%ant  tout  que  son  amie  n'eût  pas 
froid.  Elle  y  plaça  la  pauvre  maîtresse  d'école  et  son  pe- 
tit chien;  puis,  s'atlclant  dans  les  brancards,  elle  prit 
la  roule  de  Paris ,  aux  regards  de  tous  les  voisins ,  plus 
étonnés  qu'attendris. 

Pendant  la  première  journée,  les  giboulées  se  succé- 
daient ,  le  traînage  était  pénible  ;  on  ne  put  aller  qu'au 
Carbon  blanc.  Là,  se  perdit  le  petit  chien  de  M"»  Du- 
tois :  elle  en  lira  un  fâcheux  augure  pour  le  voyage  et 
s'attrista  ;  mais  Marie  rassura  son  amie.  Cependant , 
aucune  circonstance  agréable  n'encourageait  la  pauvre 
femme;  elle  excitait  la  curiosité  et  non  la  bienveillance, 
et  au  Carbon  blanc ,  les  frais  de  gite  et  de  nourriture  fu- 
rent exigés  des  pauvres  voyageuses  sans  diminution  du 
prix  ordinaire. 

La  seconde  journée  se  termina  à  Saint-André  de  Cub- 
sac  ,  où  la  Dordogne  se  passait  sur  un  bac.  De  son  naturel 
peu  sensible,  le  naulonicr  de  la  Dordogne  ne  vit  absolu- 
ment qu'une  nouvelle  manière  de  parcourir  les  grands 
chemins,  dans  le  mode  adopté  par  la  courageuse  Marie;  il 
lui  fit  donc  payer  le  passage  au  prix  du  tarif,  payer 
pour  elle ,  payer  pour  la  charrette,  payer  pour  M"*  Du- 
tois, ainsi  que  payaient  chaque  jour  toutes  les  femmes 
et  toutes  les  charrettes.  Un  accueil  meilleur  les  atten- 
dait k  la  couchée.  Une  chaire  d'instruction  élémentaire 
était  vacante  à  Saint-.Vndré  de  Cub.^ac,  et  elle  fut  oflerte 
à  M™'  Dutois  par  une  personne  qu'elle  connaissait  dans  ce 
bourg;  mais  quant  à  la  matelassière,  il  n'y  avait  guère 


IMLSÉE  DES  FAMILLES. 


20 


(l'ouvrage  pour  clic  dans  la  commune.  On  essaya  donc  de 
lui  démontrer  l'avantage  de  s'acheminer  vers  Paris  sans 
charrette  et  sans  vieille  femme.  Marie  et  M"'  Dutois  re- 
fusèrent, et  on  repartit.  11  fallut  laisser  le  matelas  ou  dé- 
couvrir la  voiture,  car  décidément  elle  était  trop  lourde; 
M""  Dutois  ayant  préféré  le  premier  expédient,  la  char- 
rette con.serva  sa  couverture,  dans  laquelle  le  vent  s'engouf- 
frait par  fois  comme  s'il  y  eût  mis  de  la  malice,  disait  Marie. 
Un  épisode  marqua  la  quatrième  journée.  Dans  le  creux 
d'un  vallon,  la  charrette  s'embourba  et  résista  à  tous  les 
efforts  de  Marie.  Haletante,  couverte  de  sueur,  elle  s'as- 
sit tristement  sur  un  de  ses  brancards  et  regarda  M™»  Du- 
tois, dont  les  yeux  se  remplissaient  de  larmes. 

Un  vieux  paysan  leur  indiqua  une  maison  derrière  le 
bois  qui  bordait  la  route,  et  Marie  se  décida  à  aller  deman- 
der du  secours.  Un  valet  de  la  ferme  lui  refusa  son  as- 
sistance; mais  Marie  parvint  jusqu'au  maître,  qui  ordonna 
aussitôt  à  un  autre  domestique  d'aller  à  l'aide  de  la  voya- 
geuse avec  un  cheval.  Grâce  au  cheval  qu'on  attela  en 
avant  de  Marie,  le  pas  difficile  fut  franchi,  on  monta  la 
côte,  et  Marie  gagna  Chouvanceau,  où  elle  vit  arriver  pres- 
que en  même  temps  le  premier  valet  de  ferme,  qui  s'ex- 
cusa de  ses  refus  et  remit  aux  pauvres  voyageuses  six 
francs,  de  la  part  de  son  maître.  Les  six  francs  venaient  à 
propos ,  l'aubergiste  de  Chouvanceau  ne  logeait  personne 
gratis. 

La  cinquième  journée  devait  conduire  les  voyageuses 
au  delà  de  Barbezieux.  Il  y  avait  huit  grandes  lieues  à 
faire.  Le  courage  de  Marie  ne  faiblissait  pas,  mais  ses  for- 
ces de  femme  commençaient  à  s'épuiser.  La  Providence 
lui  envoya  le  compagnon  de  route  le  plus  désirable  dans  sa 
position.  Louis,  un  bon  roulier,  conduisant  un  fourgon 
traîné  par  six  forts  chevaux ,  jeta  un  regard  sur  le  ché- 
tif  équipage  de  la  charrette.  11  entra  en  conversation 
avec  les  voyageuses  ;  il  offrit  d'alléger  le  poids  que  traînait 
Marie  en  attachant  derrière  son  fourgon  la  petite  voi- 
ture, et  comme  Marie  était  encore  obligée  de  demeurer 
entre  les  brancards  pour  les  maintenir,  le  bon  roulier 
marcha  à  côté  d'elle  et  l'encouragea  en  faisant  l'éloge  de 
sa  résolution. 

La  sixième  journée,  la  plus  longue,  fut  aussi  la  plus 
intéressante.  Angouléme  était  le  but  qu'il  fallait  atteindre. 
On  avait  neuf  lieues  à  parcourir,  mais  Louis  et  ses  che- 
vaux étaient  d'un  grand  secours.  Pendant  une  montée, 
d'autres  rouliers  le  rejoignirent,  et  chacun  d'eux  voulut 
traîner  à  son  tour  M"=  Dutois,  pour  juger  par  eux-mêmes 
des  forces  que  déployait  Marie.  Ces  essais  se  faisaient  si 
gaiement  que  les  bruyants  éclats  de  rire  de  l'un  de  ces  rou- 
liers attirèrent  l'attention  d'une  dame  qui  faisait  route , 
dans  sa  calèche,  pour  Angouléme.  Elle  fit  arrêter  son 
postillon  et  demanda  ce  qui  réjouissait  les  rouliers.  Louis 
s'empressa  de  répondre  à  la  dame  :  C'est,  dit-il,  une  femme 
qui  s'est  attelée  pour  en  traîner  une  autre ,  vieille  et  ma- 
lade :  pour  lui,  il  ne  s'étonnait  que  d'une  chose,  c'était  que 
les  voyageuses  n'eussent  pas  reçu  l'indemnité  de  route  et  la 
voiture,  la  vieille  comme  veuve  d'officier,  la  jeune  comme 
journalière  sans  ou\Tage,  et  retournant  dans  la  ville  où 
elle  était  née.  La  dame  l'écoutait  à  peine  :  voulant  voir  de 
ses  yeux  la  généreuse  créature  capable  d'un  tel  dévoue- 
ment, elle  descendit  de  sa  calèche, et,  malgré  le  mauvais 
temps,  courut  à  la  petite  charrette,  souleva  la  serge  verte, 
et  demeura  immobile  d'attendrissement  devant  la  paraly- 
tique. 

—  Voilà  mon  adresse,  dit-elle  à  Marie  en  lui  remettant 
une  carie.  Des  que  vous  serez  à  Ancouléme,  venez  me 
trouver. 


Puis,  ayant  pressé  la  main  de  Marie,  la  dame  quitta  la 
charrette  et  les  rouliers.  Sa  calèche  de  poste  s'éloigne  ra- 
pidement. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  donc  que  celte  belle  dame  qui 
n'a  pas  eu  peur  d'entrer  dans  la  boue  jusqu'à  la  cheville? 
demanda  Louis. 

On  lut  sur  la  carte  le  nom  de  la  comtesse  de  J***. 

Tout  se  devine  maintenant  :  M""  la  comtesse  de  J*'* 
obtint  une  feuille  de  route  qui  valut  à  ses  protégées  la 
faveur  d'une  charrette  tialoée,  d'étape  en  étape,  par  un 
cheval  ;  eiles  reçurent  encore  les  trois  sous  par  lieue  que 
Louis  avait  réclamés  pour  elles.  Le  récit  de  la  comtesse 
avait  paru  si  merveilleux  aux  autorités  d'Angoulême , 
que  ,  malgré  l'attestation  de  la  comtesse  et  ses  instances , 
malgré  la  régularité  des  papiers  dont  les  voyageuses  étaient 
munies,  on  crut  ne  pas  pouvoir  se  dispenser  d'en  écrire 
aux  autorités  de  Bordeaux. 

La  réponse  arriva  de  Bordeaux,  et  comme  elle  était  ho- 
norable et  favorable,  la  feuille  de  roule  fut  déli^Tée.  Marie 
et  son  amie  furent  donc  voiturées  aux  frais  de  l'État  sur  la 
grande  route  d'Angoulême  à  Paris. 

Malgré  la  supériorité  apparente  de  leur  nouvelle  manière 
de  voyager,  M"^»  Diil«is  et  surtout  Marie  n'en  furent  pas 
moins  réduites  à  regretter  quelquefois  encore  leur  premiei 
;noyen  de  transport.  Par  exemple,  elles  se  virent,  un  jour, 
placées,  dans  la  charrette,  à  côté  de  conscrits  réfractaires 
garrottés,  ce  qui  leur  procurait  i'cscorle  peu  agréable  de 
la  gendarmerie,  et  les  fil  prendre,  en  plusieurs  lieux,  pour 
des  criminelles. 

Une  autre  fois,  ce  fut  une  folle,  qu'il  fallut,  à  la  fin  ,  te- 
nir enchaînée  près  de  la  vieille  paralytique,  ce  qui  faisait 
dire  à  Marie  que  le  bien  ne  se  fait  pas  toujours  bien. 

Enfin,  l'on  arriva  à  Paris,  où,  toujours  inséparables,  Ma- 
rie et  M""'  Dulois,  quoique  l'une  trouvât  peu  d'ouvrage  et 
que  l'autre  fût  toujours  infirme,  échappèrent  cependant  à 
la  misère  par  les  soins  d'une  amie  de  M™«  de  J*'*. 

Eh  bien  !  que  pensent  de  mon  histoire  les  misan- 
thropes et  ceux  qui  prétendent  que  l'amitié  n'est  qu'un 
vain  mot  ? 

—  Je  pense,  reprit  le  jeune  homme  de  tout  à  l'heure, 
qui  cherchait  à  se  relever  de  son  échec  et  de  la  leçon  qu'il 
avait  reçue,  je  pense  que  Marie-Jeanne  et  M""  Dulois  sont 
une  rare  exception  à  une  règle  presque  rigoureusement 
absolue.  Aussi,  la  société  est-elle  sans  récompense  oour  de 
telles  vertus  exceptionnelles. 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur,  la  société  récompense 
les  vertus  obscures.  Si  demain,  9  août,  vous  voulez  vous 
rendre  à  l'Institut,  vous  y  entendrez  proclamer  le  nom  de 
Marie-Jeanne  Vignon.  L'illustre  président  du  corps  le  plus 
illustre  de  l'Europe ,  Cuvier,  décernera  à  celte  pau\Te 
femme ,  jusqu'alors  inconnue ,  un  prix  de  deux  raille 
francs.  Marie-Jeanne  n'en  sait  rien  encore  ;  elle  ignore  les 
motifs  qui  m'ont  fait  l'inviter  à  passer,  demain  matin,  chez 
moi.  Elle  m'accompagnera  à  l'Académie,  et  là  elle  trou- 
vera M"*  Dutois;  là,  elle  apprendra  que,  grâce  à  M.  de 
Montyon,  les  vertus  domestiques  ne  sont  pas  condamnées, 
en  France,  à  mourir  ignorées,  et  sans  servir  d'encourage- 
ments et  d'exemple.  Oui,  l'amitié  est  une  sainte  passion, 
que  Dieu  a  donnée  à  l'homme  pour  l'aider  dans  les  épreu- 
ves de  la  vie.  Un  fardeau  supporté  par  deux  perd  pres- 
que toute  sa  pesanteur. 

Cette  fois,  personne  ne  répliqua,  chacun  était  con- 
vaincu. 

S.  IlE.NRY  BERTIIOUD. 


30 


LECTURES  DU  SOIR.' 


mEZlSUBS  BS  î'a^wcs» 


(dD  15  AOUT  AC  15  OCTOBRE.) 


L'Académie  des  Beaux-Arts  a  décer- 
né les  grands  prix  de  sculpture  comme 
il  suit  :  premier  grand  prix  à  M.  René- 
Ambroise  Maréchal,  de  Paris,  âgé  de  25 
ans  el  demi,  élève  de  MM.  Ramey  et 
Dumonl;  second  grand  prix,  à  M.  Eu- 
gène-Louis Lequesne  ,  de  Paris,  âgé  de 
28  ans,  élève  de  M.  Pradier;  deuxième  se- 
cond grand  prix  à  M.  Hubert  Lavigne, 
de  Pons-la-Granville  (Moselle),  âgé  de 
25  ans,  élève  de  MM.  Ramey  el  Dumonl. 

—  L'exposition  des  envois  des  pension- 
naires de  Rome  a  lieu,  depuis  huit  jours, 
à  l'école  des  Beaux-Ans.  Les  avis  sont 
partagés  sur  la  valeur  de  ces  œuvres  d'art  : 
les  juges  systématiques,  ne  retrouvant 
plus  dans  celle  école  l'unité  qui  s'y  fai- 
sait remarquer  du  temps  où  M.  Ingres  la 
dirigeait,  blâment  très-fort  la  maniire 
toute  |)ersonnelle  de  divers  pensionnaires; 
quant  à  nous,  nous  préferons  la  variété 
actuelle  à  la  monotonie  des  expositions 
précédentes. 

Parmi  les  peintres ,  il  faut  mentionner 
tout  d'abord  M.  Mural,  dont  l'œuvre  ca- 
pitale, quoiqu'un  peu  bizarre  d'elTet,  ne 
manque  ni  d'élévation  ni  de  style.  Son 
Jérémie,  un  peu  froid  el  d'une  expres- 
sion plutôt  étrange  que  vraiment  in- 
spirée, est  pourtant  une  figure  assez 
bien  inventée,  qui  se  distingue  par  le  ca- 
i-actère  el  la  solennité;  les  groupes  de 
femmes  qui  se  lamentent  sont  variés  el 
harmonieux.  Mais  la  lumière  du  so- 
leil couchant  paraît  un  peu  trop  écla- 
tante, el  les  ombres  trop  prononcées.  En 
somme,  il  ya  du  talent  dans  cette  scène, 
el  très-ceriainement  c'est  là  pour  M.  Mu- 
ral un  tableau  qui  rachète  complètement 
a  faiblesse  de  ses  envois  précédents. 

M.  Hébert  a  envoyé  deux  odalisques 
qui  rêvent  nonchalamment  sur  le  bord  de 
la  mer.  Celle  peinture,  très-recherchée, 
\ise  avant  tout  à  l'originalité;  elle  ne 
manque  pourtant  pas  de  grâce  et  de  poé- 
sie. Les  travaux  des  deux  derniers  lau- 
réats, le  Troile,  de  M.  Brisset,  el  les  Deux 
amants  ,  de  M.  Lebouy,  sont  des  éludes 
consciencieusement  faites. 

La  sculpture  mérite  moins  d'éloges  que 
la  peinture  :  sauf  la  copie  du  Mars  assis, 
exécutée  par  M.  Godde,  et  le  bas-relief 
de  M.  Vaulier ,  nous  n'avons  été  n-elle- 
ment  satisfaits  d'aucun  morceau.  Il  y  a 
un  certain  mérite  de  dessin  dans  VOreste 
de  M.  Cliambard  ;  mais  celte  ligure  man- 
que totalement  d'idéal. 

Les  dessins  de  M.  Pollet  sont  aussi  re- 
marquables que  nombreux  :  ses  copies  du 
Joueur  de  violon  de  Raphaël,  el  de  la 
yinus  du  Titien ,  méritent  à  tous  égards 
d'élre  transportées  sur  le  cuivre. 

11  nous  reste  à  parler,  parmi  les  architec- 
tes, de  M.  Guenepin  ,  qui  a  fait  un  plan 
d'ilôtcldtt  invalidtt  de  la  marine,  où  se 


trouve  le  sentiment  monumental  joint  au 
sentiment  de  l'utilité. 

Quoi  qu'en  puissent  dire  certains  es- 
prits moroses ,  notre  école  de  Rome  est 
loin  d'ètçe  en  décadence,  el  nous  pouvons 
attendre  des  pensionnaires  actuels  des 
œuvres  tout  aussi  distinguées  que  celles 
des  élèves  de  M.  Ingres. 

—  Un  membre  de  l'Académie  des  scien- 
ces, M.  Vicat,  a  fait  des  expériences  très- 
importantes  sur  les  diverses  espèces  de 
ciments  hydrauUques.  Tous  ceux  qu'il  a 
essayes  résistent  à  l'eau  douce;  les  uns 
tiennent  bon  dans  l'Océan  et  sont  détruits 
dans  la  Méditerranée;  d'autres  enfin  sont 
inattaquables  à  l'eau  des  deux  mers.  Ce 
savant,  dont  les  recherches  ont  produit 
une  profonde  impression  sur  l'assemblée, 
a  prouvé  que  la  différence  d'action  des 
deux  mers  sur  les  ciments  tient  à  la  quan- 
tité différente  des  sels  qu'elles  renfer- 
ment. Il  a  trouvé,  par  exemple,  7  parties 
de  sel  de  magnésie  dans  la  Méditerranée 
et  2  dans  l'Océan.  De  leau  de  mer  faite 
artiliciellement  dans  ces  deux  propor- 
tions, s'est  comportée  à  l'égard  du  ciment 
comme  l'eau  de  mer  naturelle  :  ce  sont 
les  sels  qui  détruisent  certains  ciments. 

Le  ciment  naturel,  d'abord  détruit  à 
l'extérieur,  résiste  bientôt  par  le  travail 
qui  s'accomplit  dans  son  intérieur.  Si  l'on 
avait  employé  à  la  digue  d'Alger  une  cer- 
taine espèce  de  ciment,  au  bout  de  deux 
ou  trois  ans  la  digue  aurait  disparu.  Heu- 
reusement que  le  hasard  a  bien  inspire 
l'ingénieur  chargé  de  la  direction  du  pre- 
mier de  nos  ports  africains.  Certes,  l'ac- 
cueil qu'a  reçu  cette  communication  à 
l'Académie  Cït  déjà  une  recompense  pour 
son  auteur. 

—  Les  arts  viennent  de  faire  une  perte 
sensible.  M.  Gérard,  statuaire,  ancien 
pensionnaire  du  roi  à  Rome,  a  terminé, 
le  16  septembre,  à  l'âge  de  quatre-vingt- 
quatre  ans,  sa  longue  et  honorable  car- 
rière. M.  Gérard  a  attaché  son  nom  aux 
principaux  monuments  de  la  capitale: les 
travaux  exécutés  par  lui  à  la  Colonne, 
aux  Tuileries ,  au  Louvre ,  au  Palais- 
Royal,  à  la  Chapelle  expiatoire,  et  on 
dernier  lieu  à  l'arc  de  triomphe  de  l'É- 
toile, l'ont  depuis  longtemps  placé  au 
rang  de  nos  habiles  statuaires.  Ses  obsè- 
ques ont  réuni  un  grand  nombre  d'artis- 
tes, accourus  pour  honorer  en  sa  personne 
le  talent  consciencieux  joint  à  la  modes- 
lie  du  vrai  mérite. 

—  Il  résulte  des  observations  de  M.  Ros- 
signol, que  le  cuivre  se  trjuve  naturelle- 
ment dans  le  corps  de  l'homme  et  des 
animaux,  et  qu'il  s'y  introduit  par  les 
aliments.  D'après  ses  recherches,  le  cui- 
vre existe  effectivement  dans  la  chicorée, 
le  suc  de  fécule  et  dans  une  foule  d'au- 
tres substances  nutritives.  Si  ces  résultats 


qu'ils  devTont  inspirer  au  médecin  légiste 
chargé  de  constater  un  empoisonnement 
par  le  cuivre.  Une  décision  précipitée 
pourrait  coûter  la  tète  d'un  innocent.  Il 
est  vrai  qu'on  aura  toujours  la  ressource 
précieuse  de  pouvoir  expérimenter  com- 
paralivemenl  sur  le  sujet  supposé  empoi- 
sonné et  sur  un  autre  mort  tout  autre- 
ment. Attendons  d'ailleurs  que  les  re- 
cherches se  complètent  et  que  la  science 
prononce. 

—  La  cire  exisle-t-elle  toute  formée 
sur  les  fleurs  où  les  insectes  iraient  la  pui- 
ser, el  leur  travail  se  borne-t-il  à  la  sé- 
parer des  autres  matières  organiques  avec 
lesquelles  elle  est  combinée,  ou  bien  la 
composent-ils ,  par  une  véritable  sécré- 
tion, aux  dépens  de  ces  éléments  conte- 
nus dans  les  parties  végétales  dont  ils 
font  leur  nourriture?  Question  délicate 
et  hardie,  qu'on  ne  peut  éclaircir  qu'en 
portant  le  flambeau  de  l'expérience  dans 
les  actes  les  plus  intimes  de  leur  vie.  Ce 
n'est  pas  du  reste  la  première  fois  qu'elle 
ail  été  abordée.  Voici  comment  MM.  Ed- 
wards et  Dumas  en  ont  tenté  la  solution: 
ils  ont  enfermé  dans  des  ruches  vitrées 
de  jeunes  essaims,  avec  du  sucre  et  de 
l'eau  pour  toute  pâture,  et  ces  abeilles  se 
sont  mises  à  l'œuvTe  pour  construire  leurs 
cellules,  qu'elles  n'ont  abandonnées  qu'en 
tombant  malades.  La  cire  dont  elles  les 
bâtissaient  n'était  ni  dans  le  sucre  ni  dans 
l'eau;  donc  la  cire  est  créée  par  une  opé- 
ration de  chimie  vivante,  aux  dépens  de 
ses  éléments  pris  sur  les  plantes.  Mais  si 
ces  insectes  n'avaient  fait,  par  une  légère 
modiiicalion ,  que  tirer  de  leur  propre 
graisse  la  cire ,  qui ,  comme  elle,  est  un 
corps  gras?  On  a  analysé  comparative- 
ment ces  ouvrières  et  leurs  soeurs  qui 
n'avaient  point  été  soumises  à  l'expé- 
rience, et  l'on  a  vu  que  la  quantité  de  cire 
produite  dépassait  de  beaucoup  le  déchet 
de  graisse  de  celles  qui  l'avaient  fournie. 
Puisque  les  abeilles  font  de  la  cire  avec 
du  sucre,  où  il  n'entre  aucune  trace  de 
ce  corps  gras,  elle  est  en  général  le  ré- 
sultat d'une  sécrétion  qui  s'opère  sur  les 
aliments ,  et  plus  immédiatement  sur  le 
sang ,  comme  chez  nous  la  bile ,  les  lar- 
mes, etc. 

M.  Duméril  fait  observer  que  l'expé- 
rience de  la  ruche  vitrée  avait  été  faite 
dès  1817  avec  le  même  succès  par  M.  Bre- 
lonneau.  Los  abeilles  n'avaient  non  plus 
à  leur  disposition  que  du  sucre  et  de  l'eau, 
el  elles  ont  donné  une  cire  blanche  comme 
de  la  cire  vierge,  o  Je  l'ai  examinée,  dit-il, 
el  au  Ixtut  d'un  certain  temps  elles  de- 
vinrent malades  et  n'en  firent  plus.»  Ces 
résultats  s'accordent  ainsi  parfaite- 
ment avec  ceux  de  MM.  Edwards  et  Du- 
mas. 

—  Les  ingénieurs  des  mines  viennent 


se  confirment,  on  prévoit  toute  la  réserve  |  d'adrocsor  h  m   i,~  ministre  d(S  travaux 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


31 


publics  un  rapport  important  sur  leurs 
travaux  pendant  l'année  1842. 

L'importation  des  combustibles  miné- 
raux s'est  considérablement  augmentée  : 
en  1841,  de  1,291,000  tonnes,  elle  a  at- 
teint le  chiffre  de  1,619,000  tonnes,  ce  qui 
a  porté  la  consommation  totale  de  4,257,000 
tonnes  à  4,980,000  tonnes,  déduction  faite 
de  49,000  tonnes  exportées. 

L'industrie  métallurgique  française  oc- 
cupe aujourd'hui  en  Europe  l'un  des  pre- 
miers rangs  dans  l'art  de  la  sidérotechnie. 
11  résulte  en  effet  des  documents  officiels  : 

1"  Que  la  fabrication  de  la  Prusse  n'a 
été,  en  18  iO,  que  de  112,000  tonnes  de 
fonte,  et  do  15,000  tonnes  de  fer  forgé; 

2°  Que  la  production  de  la  Suède  n'a 
été,  en  1839,  que  de  115,000  tonnes  de 
fonte  et  87,000  tonnes  de  fer  ; 

3»  Enfin,  que  la  production  de  la  Rus- 
sie n'a  été,  en  moyenne  pendant  les  an- 
nées 1835  à  1838,  que  de  189,000  tonnes 
de  fonte  et  103,000  de  fer.  Ensemble  pour 
ces  trois  puissances,  416,000  tonnes  de 
fonte  et  204,000  tonnes  de  gros  fer  ;  tandis 
que  la  France  a  produit  à  elle  seule  en 
1841,  377,000  tonnes  de  fonte,  et  264,000 
tonnes  de  fer,  c'est-à-dire  autant  de  fer, 
et  seulement  39,000  tonnes  de  fonte  de 
moins  que  les  trois  grandes  puissances 
métallurgiques  du  Nord  réunies. 

Le  tableau  général  de  la  production 
des  diverses  branches  de  l'industrie  mi- 
nérale présente  les  chiffres  totaux  sui- 
vants :  Mines,  minières  et  carrières, 
26,785  en  activité;  2,586  non  exploitées. 

—  Usines,  17,240  en  activité,  711  non  ex- 
ploitées. —  Ouvriers  employés,  321,770. 

—  Valeurcréée,  389,191,169  francs. 

—  Les  autorités  de  la  cité  de  Londres, 
et  les  commissaires  des  égouts  chargés  du 
nettoyage  des  rues,  viennent  de  prendre 
des  arrangements  avec  la  compagnie  de 
balayage  à  la  mécanique  pour  faire  ba- 
baiayer  toutes  les  rues  de  la  cité  par  ce 
nouveau  système.  Il  paraît  que  la  machine 
à  balayer  peut  passer  dans  les  rues  les  plus 
étroites  et  les  plus  populeuses,  et  fonc- 
tionner sans  nuire  en  aucune  manière  à 
la  circulation. 

—  M.  Mirlaveau,  fabricant  d'étoffes  de 
soie  à  Lyon,  vient  d'appliquer  la  mécani- 
que Jacquard  aux  instruments  de  musi- 
que. Son  premier  essai  a  été  sur  l'accor- 
déon. Un  carton  que  l'on  change  pour 
varier  les  mélodies ,  comme  dans  la  fa- 
brique pour  varier  les  dessins,  remplace 
le  talent  de  l'instrumentiste,  et,  au  moyen 
d'une  manivelle,  on  joue  aussi  bien  que 
pourrait  le  faire  un  maître  habile.  Cinq 
années  de  sa  vie  et  toutes  ses  ressources 
ont  été  consacrées  à  cette  œuvre,  et  M. 
Mirlaveau,  pour  populariser  sa  découverte 
et  subvenir  à  ses  besoins,  a  établi  aux 
Brolteaux,  près  le  pont  Morand,  une 
échoppe,  où  le  visitent  de  nombreux  cu- 
rieux. 

—  Non-seulement  on  est  trop  fondé  à 
se  plaindre  de  la  petite  quantité  de  ter- 
rains affectés  aux  prairies  de  la  France, 
en  comparaison  de  ceux  que  l'Angleterre 
et  la  IIol lande  leur  consacrent;  mais  on 
doit  encore  regretter  une  chose  fâcheuse 
pour  notre  agriculture  :  c'est  la  négli- 
gence,  souvent  même   l'ignorance    des 


propriétaires  cultivateurs  de  ces  prairies, 
dont  une  grande  partie  est  occupée  par 
des  plantes  inutiles  ou  nuisibles.  On  a 
calculé  que  sur  soixante  espèces  de  plan- 
tes de  nos  prairies,  il  en  est  au  plus  dix- 
huit  à  vingt  qui  soient  bonnes  et  uti- 
les à  la  nourriture  des  animaux  ;  les  autres 
sont  inutiles,  nuisibles  ou  môme  véné- 
neuses. Il  n'en  est  pas  de  même  dans  les 
prairies  des  comtés  d'York,  de  Nor- 
folk, etc.,  en  Angleterre,  parce  qu'on  a 
soin  d'en  purger  les  terrains,  ce  qu'on  ne 
fait  pas  en  France,  d'où  résulte  une  grande 
diminution  dans  la  quantité  et  dans  la 
qualité  de  nos  fourrages.  M.  Gaume  de 
Saint-Hilaire,  membre  de  la  Société  royale 
d'Agriculture,  vient  de  publier  un  cata- 
logue raisonné  de  ces  plantes,  avec  l'indi- 
cation des  meilleurs  anoyens  de  les  dé- 
truire. 

—  On  voit  dans  ce  moment,  dans  les 
ateliers  d'un  de  nos  constructeurs  de  lo- 
comotives pour  chemins  de  fer,  rue  du 
Faubourg-Saint-Antoine,  une  locomotive 
à  six  roues,  garnie  de  voiles,  de  mats,  et 
de  tout  ce  qui  constitue  un  petit  bâtiment 
de  guerre.  Le  constructeur  espère,  par 
cette  combinaison,  accélérer  la  force  pro- 
pulsive de  ses  locomotives,  de  manière  à 
économiser  plus  d'un  tiers  du  combustible 
nécessaire  aux  autres  moteurs. 

—  On  sait  que  la  liste  civile  a  fait  per- 
muter le  musée  Standish  avec  le  musée  de 
la  marine'.  Le  musée  Standish  est  rendu 
au  public  depuis  plusieurs  mois;  celui  de 
la  marine  vient  à  son  tour  d'être  ouvert. 
On  y  arrive  par  un  escalier  en  bois  qui 
est  à  l'entrée  du  musée  Standish. 

Le  musée  de  la  marine  occupe  treize  pe- 
tites salles  formant  enfilade  de  plain-pied. 
Dans  la  première  est  le  plan  en  relief  de 
Toulon,  des  vaisseaux  sur  cales  et  des 
dessins;  dans  la  deuxième,  le  plan  de 
Brest  et  quelques  vaisseaux  achevés  et 
voilés;  dans  la  troisième  est  le  plan  de 
Lorient,  quelques  frégates  et  des  instru- 
ments de  marine;  dans  la  quatrième,  un 
grand  modèle  de  VOcéan,  doyen  de  nos 
vaisseaux  de  ligne;  dans  la  cinquième, 
plusieurs  petits  modèles  ;  dans  la  sixième, 
dite  salle  des  Sauvages,  est  la  colonne 
formée  des  débris  du  naufrage  de  Lapey- 
rouseet  la  plus  rare  collection  de  toute  es- 
pèce d'objets  à  l'usage  des  sauvages  et 
dus  à  leur  génie  inventif;  dans  la  sep- 
tième sont  des  ponts  et  des  machines; 
dans  la  huitième,  un  magnifique  modèle 
du  p^almy  en  ivoire  et  argent  (ce  modèle  a 
été  envoyé  de  Brest  il  y  a  quelques  jours); 
dans  la  neuvième,  les  instruments  de  na- 
vigation, de  géographie  et  de  précision; 
dans  la  dixième,  lesarmes  et  une  machine 
à  vapeur  pour  les  paquebots;  dans  la  on- 
zième, le  plan  de  Rochet'ort,  la  galère  en 
petit  et  les  admirables  bas-reliefs  en  grand 
qui  décoraient  la  galère  de  Louis  XIV  ; 
dans  la  douzième,  la  flotte,  française  de 
1792  à  181  i,  les  bustes  des  marins  fameux 
et  dos  tableaux  maritimes;  dans  la  trei- 
zième, qui  est  un  vestibule  d« sortie,  est 
une  locomotive  de  chemin  do  fer. 

On  descend  de  ce  musée  par  un  autre 
petit  escalier  dans  le  musée  des  dessins: 
M.  Lebas  (de  l'obélisque),  qui  a  dirigé  la 
réorganisation  de  ce  musée,  a  cru  devoir 


supprimer  beaucoup  de  choses  d'unasspx 
mince  intérêt  pour  le  public,  qui  a  gagné 
à  cette  réorganisation  de  pouvoir  circuler 
dans  les  salles  et  tout  à  l'entour  des  ob- 
jets exposés.  Le  musée  de  la  marine  est 
ouvert  aux  artistes  et  aux  étrangers, 
comme  tous  les  musées  du  Louvre,  tous 
les  jours  de  la  semaine,  de  dix  heures  à 
quatre,  le  lundi  excepté. 

—  Comme  on  le  sait,  ce  qui  a  donné 
l'idée  des  greffes  animales,  ce  sont  des 
faits  semblables  à  celui  de  Garengeot.  Un 
individu,  dans  une  rixe,  se  voit  couper, 
d'un  coup  de  dents,  le  bout  du  nez;  le 
morceau  tombe  dans  la  boue,  le  blessé 
court  après  son  adversaire,  venge  son 
nez ,  et  vient  reprendre  le  bout  dans  le 
ruisseau.  Il  le  porte  chez  le  chirurgien 
qui  le  lave  dans  du  vin  et  l'adapte  à  la 
plaie;  la  réunion  fut  parfaite  et  le  nez  ne 
perdit  presque  rien  de  sa  forme.  Ce  cas, 
qui  avait  d'abord  paru  suspect,  semble 
avoir  pris  tous  les  caractères  de  l'authen- 
ticité en  se  multipliant.  Il  est  incontesta- 
ble aujourd'hui  que  la  pulpe  d'un  doigt, 
le  lobule  de  l'oreille  ou  du  nez,  une  fois 
détachés  complètement,  peuvent  repren- 
dre ;  de  là,  à  emprunter  à  un  autre  indi- 
vidu une  autre  partie  qui  nous  manque, 
il  n'y  a  qu'un  pas.  Peut-être  cependant 
aurait-on  pu  croire  qu'en  remettant  un 
lambeau  à  la  place  qu'il  occupait ,  il 
trouve ,  dans  l'exacte  correspondance 
des  vaisseaux  et  des  fibres  divisés,  des 
conditions  de  réunion  qui  n'existent  plus 
dans  le  cas  où  on  le  greffe  sur  une  autre 
partie.  Mais  bien  avant  que  Duhamel  im- 
plantât avec  succès  l'ergot  d'un  coq  dans 
sa  crête,  les  Indiens  inséraient  deux 
phalanges  onguéales  d'oiseau,  par  leur 
base,  sur  la  tète  d'un  serpent  innocent, 
afin  de  le  faire  passer  pour  un  serpent 
très-venimeux  armé  de  deux  espèces  de 
cornes,  et  de  se  donner,  aux  yeux  de  la 
foule  ,  le  mérite  de  manier  sans  crainte 
et  sans  danger  un  reptile  terrible. 

Depuis  longtemps  les  Indiens  se  tail- 
lent des  nez  aux  dépens  du  bras,  et  on 
les  avait  imités  en  Europe;  mais  on  n'a- 
vait pas  encore  applitiué  l'opération  de  la 
greffe  animale  à  une  membrane  aussi  dé- 
licate que  la  cornée  transparente.  Sans 
doute ,  quand  elle  est  devenue  opaque 
chez  l'homme,  si  l'on  pouvait  la  rempla- 
cer par  celle  d'un  animal ,  on  rendrait  la 
vue  à  bien  des  malheureux.  M.  le  docteur 
Plouvier,  de  Lille,  a  fait  les  expériences 
suivantes  sur  des  lapins,  expériences 
déjà  faites  par  M.  Foldiiuuin  ,  qui  les  ré- 
pète avec  succès  dans  le  laboratoire  de 
M.  Floiirens  :  il  excise  la  cornée  à  peu 
près  comme  on  l'incise  dans  l'extraction 
de  la  cataracte,  fait  sortir  le  cristallin, 
remplace  le  lambeau  enlevé  par  un  autre 
à  peu  près  semblable ,  et  le  réunit  par  des 
points  de  suture  au  reste  de  la  cornée 
de  l'opéré.  Cette  coaptation  a  plusieurs 
fois  réussi,  même  en  greffant  une  cornée 
de  chien  sur  une  cornée  de  lapin.  M.  Plou- 
vier conserve  un  lapin  borgne  qui  vit 
ainsi  depuis  le  mois  de  février  avec  une 
cornée  de  chien  à  travers  laquelle  il  voit 
à  se  conduire  sans  pres(iue  jamais  se  co- 
gner. Mais  cette  opération  s'accompagne 
souvent   d'une  bémorrhagie  graye ,  do 


i2 


LECTURES  DU  SOIR. 


l'issue  de  l'humeur  vilrée,  et  esl  parfois 
suivie  de  la  fonte  inflammatoire  de  l'œil, 
et  presque  toujours  de  l'aplatissement  de 
la  nouvelle  cornée,  et  consoquemmenl  de 
la  presbytie;  pour  jouir  alors  du  bénéfice 
de  l'opci-aiion  ,  le  lapin  aurait  littérale- 
ment besoin  d'une  paire  de  lunettes.  En 
un  mot,  ces  expériences  curieuses  et  ha- 
bilement fnites ,  ne  permettent  pas  d'es- 
pérer qu'elles  puissent  jamais  avoir  d'in- 
térêt qu'en  physiologie. 

—  D'après  uneletlre  deM.deHumboldt, 
on  fore  en  Pensylvanie  un  puits  artésien 
qu'on  se  propose  de  creuser  autant  que 
possible,  à  la  profondeur  de  2,000  mètres, 
par  exemple,  c'est-à-dire  à  peu  près  une 
demi-lieue;  et  si  l'on  réussit,  on  aura  une 
eau  à  70  degrés  centigrades.  On  est  déjà 
arrivé  à  622  mètres;  avant  ce  niveau, 
l'augmentation  de  la  température  n'avait 
pas  suivi  la  loi  ordinaire,  ce  qui  tenait, 
suivant  M.  de  Humboldt,  au  refroidisse- 
ment de  la  colonne  inférieure  produit  par 
des  eaux  filtrant  des  couches  plus  élevées 
qui  pénétraient  dans  le  puits  par  des  fissu- 
res. Mais  à  622  mètres,  la  force  ascension- 
nelle de  la  couche  profonde  a  été  si  consi- 
dérable qu'elle  a  refoulé  l'eau  des  sources 
supérieures;  et  la  loi  s'est  rétablie. Si  l'expli- 
cation est  vraie,  comme  le  donne  à  penser 
le  nom  de  son  savant  auteur,  il  y  a  ici 
une  exception  à  ce  principe  d'hydrauli- 
que qui  veut  que  les  liquides  circulant 
dans  des  tubes  exercent  sur  leurs  parois 
une  aspiration  proportionnelle  à  la  vi- 
tesse du  courant.  Ce  forage  a  été  encore 
remarquable  par  un  dégagement  énorme 
d'acide  carbonique.   A  cette    occasion , 
M.  le  secrétaire  perpétuel  annonce  à  l'A- 
cadémie que  le  gouvernement  a  l'inten- 
tion de  doter  le  Jardin  des  Plantes  d'un 
puits  artésien  de  200  mètres  plus  profond 
que  celui  de  Grenelle,  c'est-à-dire  qu'il 
aura  environ  900  mètres,  presque  un  quart 
de  lieue.  Ses  eaux  ,  qui  devront  avoir  3i 
degrés,   serviront  à  chauffer  les  serres 
du  Jardin  des  Plantes  et  les  salles  des 
hospices  de  la  Salpètrière  et  delà  Pitié,  et 
fourniront  des  bains  tout  proparés;  ce 
sera  concilier  le  bien-être  des  malades 
arec  une  immense  économie  de  combus- 
tible. Qui  répondrait  qu'un  jour  quelque 
Mulot  ne  fera  pas  jaillir  de  l'eau  bouil- 
lante à  la  surface  du  sol?  Alors,  au  lieu 
de  s'approvisionner  de  bois  et  de  charbon, 
on  irait  prendre  un  abonnement  au  nou- 
veau puits  artésien. 

—  Des  fouilles  ont  été  pratiquées  par 
H.  l'abbé  Cochet  sur  la  plaine  située  en- 
tre Etretatet  Bordeaux-Saint-Clair  (Seine- 
Inférieure  ) ,  sur  le  bord  de  l'ancienne 
voie  romaine  qui  venait  de  Lillebonne; 
ces  fouilles  ont  été  couronnées  d'un  plein 
succès.  En  huit  jours,  on  a  mis  à  décou- 
vert une  villa  ,  dont  la  longueur  n'est  pas 
moindre  de  113  mètres;  la  largeur  n'est 
pas  encore  connue,  parce  qu'il  n'a  pas 
été  possible  d'explorer  celte  année  le 
champ  voisin  sous  lequel  s'étendent  les 
constructions. 

L'édifice  romain  trouvé  par  M.  Cochet 
se  dirige  du  sud  au  nord;  il  se  compose 
d'une  galerie  longue  de  5i  mètres,  qui  ne 


comptait  pas  moins  de  20  colonnes,  dont 
les  bases  restent  encore.  Un  fût  qui  sub- 
siste fait  juger  qu'elles  ne  manquent  ni 
de  grâce  ni  d'élégance;  près  de  la  galerie. 
Tenait  un  corridor  de  53  mètres  de  long 
sur  3  de  large;  il  était  suivi  d'un  mur  de 


ques  méuUiques  dans  les  vases  contenant 
une  solution  d'acide  sullurique.  Un  phé- 
nomène curieux,  qui  se  lie  à  la  mise  en 
action  de  cette  nouvelle  et  ingénieuse 
machine,  fut  le  nombre  et  l'étendue  des 
brillants  éclairs  qui  accompagnaient  sa 


clôture,  épais  de  80  cent,  et  long  de  103  ^  marche.  Le  mouvement  imprimé,  quoi- 
mèlres,  qui  semblait  destiné  à  fermer  la  que  n'étant  pas  très-rapide,  a  néanmoins 
villa  du  côté  de  l'est.  |  fourni  la  preuve  que  cet  agent  peut  être 


Les  appartements  de  la  maison  devaient 
occuper  la  partie  oecidentale  de  l'édifice, 
car  les  restes  de  murs  que  l'on  a  rencon- 
trés courent  dans  toutes  sortes  de  direc- 
tions et  forment  des  salles  longues  et  des 
chambres  carrées;  le  pavage  subsiste  en- 
core en  quelques  endroits. 

L'année  prochaine  cet  édifice  pourra 
être  exploré  dans  son  entier,  et  alors  l'u- 
sage des  divers  appartements  pourra  être 
reconnu.  Parmi  les  objets  d'art  que  cette 
fouille  a  mis  à  découvert ,  on  remarque 
des  épingles  en  bronze,  des  chaudières  et 
des  cuillères  en  cuivre,  des  ornements 
de  baudrier ,  des  médailles  de  Trajan  et 
de  Fausline ,  des  mamelons  en  fer,  des 
restes  de  sabres,  des  brides  et  des  osse- 
ments de  cheval  ;  ce  qui  indiquerait  le 
séjour  d'un  peuple  militaire  et  maritime. 
Un  violent  incendie  a  dû  ravager  ce  mo- 
nument, car,  en  certains  endroits,  on 
découvre  jusqu'à  1  mètre  50  ceut.  de  cen- 
dres et  de  charbon. 

La  poterie  rencontrée  dans*  ces  ruines 
indique  à  la  fois  la  terre  fine  du  Haut- 
Empire  et  la  terre  grossière  des  hommes 
du  Nord. 

Une  tradition  répandue  dans  le  pays,  et 
transmise  de  père  en  fils,  dit  qu'il  y  eut  là  un 
couvent  et  un  monastère  ;  cette  tradition 
ne  parait  pas  dénuée  de  vraisemblance 


utilement  appliques  la  locomotion.  L'in- 
venteur espère  parvenir  à  vaincre  toutes 
les  difficultés  qui  pouvaient  encore  s'op- 
poser à  l'emploi  de  cet  agent,  afin  de  le 
substituer  à  ceux  qui  sont  en  usage  pour 
faire  mouvoir  les  trains  des  chemins  de 
fer. 

—  Caroline  Péchler,  née  Greiner,  il- 
lustre poêle,  auteur  d'un  ^gatocle  qui  a 
été  traduit  dans  toutes  les  langues  et  dont 
les  chansons  ont  inspiré  plus  d'un  compo- 
siteur de  musique,  est  morte  à  Vienne, 
le  9  août ,  à  l'âge  de  soixante-qua- 
torze ans.  Elle  a  été  ensevelie  dans  le 
cimetière  où  reposent  les  cendres  de 
Beethoven,  de  SeyPned  et  de  Schubert. 
Sa  maison  était  le  rendez-vous  de  toutes 
les  célébrités  littéraires  et  artistiques.  Elle 
avait  connu  intimement  les  plus  grands 
maîtres,  Gluck,  Mozart,  Haydn,  Salieri; 
et  souvent  elle  a  dopeiiil  leur  caractère 
d'une  façon  si  naturelle,  qu'on  croirait, 
en  la  lisant,  les  voir  et  les  entendre.  On 
doit  publier  bientôt  les  mémoires  de  cette 
femme  célèbre. 

—  M.  Larivière,  peintre,  vient  de  partir 
pour  Alger,  où  il  doit,  par  ordre  du  roi, 
faire  le  portrait  du  gou\erneur-général, 
destiné  à  prendre  place  dans  le  salon  des 
Maréchaux. 

L'Ambigu  obliofil  un  succès  grand  et 


les  chroniqueurs  racontent ,  en  effet,  que    populaire  avec  les  Bohémiens  de  Paris  ; 
ayant  fondé  l'abbaye  de   un  drame  de  M.  de  Balzac,  Paméla  Gi' 

raud,  n'a  réussi  que  médiocrement  à  la 
Galté  et  méritait  un  meilleur  sort;  tout 
Paris  court  voir,  au  Cirque-Olympique, 
Don  Quichotte,  pièce  à  grand  spectacle  et 
des  plus  amusantes. 

—  Carlolla  Grisi,  Pelipas  et  Coralli  fils 
sont  à  Londres  pour  monter  le  joli  ballet 
de  Th.  Gautier  et  Burgmuller,  la  Péri. 

—  Les  répétitions  de  Don  Sébastien 
ne  laissent  pas  de  repos  aux  artistes  du 
chant  et  de  la  danse.  Jamais  on  n'avait 
déployé  à  l'Opéra  autant  de  zèle  qu'on  en 
montre  pour  cet  ouvrage.  Les  bruits  de 
coulisses  sont  entièremcul  favorables  à  la 
musique  et  au  poème;  et,  cho-^e  rare,  il 
n'y  a  pas  un  artiste  ayant  un  rôle  dans  la 
pièce  qui  ne  soit  salislait. 

—  Rien  de  plus  amusant  et  de  plus  in- 
structif pour  la  jeunesse  que  la  nouvelle 
pièce  du  théâtre  Comte;  Jonas  avalé  par 
la  6a/eïne  obtient  chaque  soir  un  immense 
succès.  Tout  Paris  voudra  visiter  les  Iles 
.Marquises,  ses  habitants,  et  voir  leurs 
danses  vraiment  originales;  cet  heureux 
théâtre  ne  peut  manquer  de  récupérer 
avec  d'énormes  bénéfices  les  grandes  dé- 
penses qu'il  a  dû  faire  pour  monter  avec 
autant  de  luxe  ces  importants  ouvrages. 


saint  Waringe 

Fécamp,  au  septième  siècle,  lui  donna 
pour  première  abbesse  Childemarque  ,  ' 
qu'il  fit  venir  de  son  ermitage  de  Bor- 
deaux, près  les  Loges.  On  sait,  d'ailleurs, 
que  les  cloîtres  de  nos  abbayes  ont  suc- 
cédé aux  galeries  des  villas  romaines. 

—  M.  Davidson,  habile  mécanicien  et 
fabricant  d'iustruments,  a  été  employé 
(sous  le  patror.age  des  directeurs  de  la 
compagnie  associée  pour  les  chemins  de 
fer  d'Edimbourg  et  de  G lascow)  à  une  sé- 
rie d'expériences  relatives  aux  moyens 
d'appliquer  l'electro-magneiisme  à  la  mar- 
che des  locomotives  sur  les  chemins  de 
fer.  Ces  expériences  ont  amené  un  ré- 
sultat satisfaisant.  Il  a  construit  une  ma- 
chine contenant  six  puissantes  batteries, 
communiquant  à  de  grandes  spirales  ma- 
gnétiques, qui  sont  elles-mêmes  en  rap- 
port avec  trois  grandes  portions  aimantées 
attachées  chacune  à  des  cylindres  tour- 
nants, à  travers  lesquels  passent  les  es- 
sieux des  roues  qui  fonctionnent.  Samedi 
dernier,  la  force  d'impulsion  d'une  sem- 
blable machine  a  été  essayée ,  en  présence 
de  plusieurs  directeurs,  sur  une  des  voi- 
tures appartenant  à  la  compagnie.  Cette 
énorme  machine,  pesant  entre  cinq  et 
six  tonnes  (de  5  à  6,000  kilogrammes^  fut 
immédiatement  mise  en  mouvement  dès 
l'instant  où  eut  lieu  l'immersion  de  pla- 


t.e  rédacteur  en  chef,  S.  lIE.MtY  BERTllOlO. 
Le  directeur,  F.  PIQUÉE. 


loiprimcrie  de  IlE.NNl'VER  fl  TL'TiriN.rue  l.cmprcior,  74.  Bj!i;iio'lf ». 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


33 


ïïiiiMass  Mmm  m  m^  mm\ 


<>-SEGUiiii.n. 


^^  ï». 


<8aOi^C^2S!&I&  ^^iSHSÎBIQl, 


.NOVEMBE   1845. 


ombien  de  gens  se 
récrieraient  au  récit 
du  mal  qu'ils  font 
journellement,  en  se 
croyant  de  bonne 
foi  les  meilleures 
gens  du  monde  ! 
Comme  ils  accuse- 
raient leur  plus  fi- 


dèle historien  de  mensonge,  de  calomnie,  en  lui  enten- 
dant raconter  tous  les  événements  qui  sont  résultés  de  leur 
légèreté ,  de  leur  indifférence  pour  les  intérêts  d'autrui  ;  de 
ces  inconséquences,  de  ces  indiscrétions,  fruits  d'une  im- 
prévoyance égoïste ,  qui  fait  livrer  sans  y  penser  le  secret 
d'un  ami ,  par  la  raison  qu'on  n'y  attache  pas  personnelle- 
ment beaucoup  d'importance!  Comme  ils  crieraient  à  l'in- 
justice, si  leurs  nombreuses  victimes  imaginaient  de  se 
venger  de  leurs  méfaits  par  quelques  méchants  procédés...; 

—  5  —  ONZIÈME  VOLUME. 


34 


LECTURES  DU  SOIR. 


de  quels  noms  affreux  ils  accableraient  ceux  dont  les  re- 
proches arriveraient  à  se  faire  écouter!  Et  pourtant  le  Ciel 
sait  si  la  plupart  des  malheurs  qu'on  déplore  dans  l'état  de 
société  où  nous  vivons  ne  sont  pas  plutôt  l'oeuvre  des  dé- 
fauts que  des  vices. 

J'aurais  beaucoup  d'exemples  à  citer  à  l'appui  de  ce  rai- 
sonnement, je  me  contenterai  de  vous  en  offrir  un  seul: 
puisse-t-il  vous  persuader  ! 

M.  Renaudin  de  Beauvaiion ,  député  de  la  province  où 
se  trouvaient  ses  terres ,  était  un  homme  tout  occupé  de 
ses  affaires  et  de  celles  de  l'État,  laissant  à  sa  femme  le  soin 
d'élever  ses  enfants.  Pourtant  son  fds  touchait  à  sa  majo- 
rité, et  les  conseils  d'un  père  auraient  dû  diriger  ses  pre- 
miers pas  dans  le  monde;  mais  les  travaux,  les  intrigues 
d'une  politique  compliquée  prenaient  tous  les  momeiils  du 
lé^'isiateur  ;  il  ne  lui  en  restait  plus  que  pour  veiller  aux 
gros  intérêts  de  sa  famille ,  tels  que  l'augmentation  de  sa 
fortune ,  l'ambition  d'un  rang  au-dessus  du  sien ,  d'une 
décoration  de  plus,  enfin  de  ces  faveurs  de  cour  qui  aident 
à  marier  ses  enfants  et  qu'on  espère  leur  léguer. 

Mais  de  leur  mspirer  des  goûts  modestes,  de  combattre 
leurs  défauts,  de  développer  en  eux  lu  raison,  les  senti- 
ments qui  mènent  au  bonheur,  il  n'y  avait  jamais  pensé: 
c'était  M"™' de  Beauvaiion  qui  avait  dicté  à  elle  seule  le  code 
de  famille  auquel  ses  trois  enfants  étaient  soumis  tant  bien 
que  mal. 

L'ainée  de  ses  filles,  la  belle  Emmcline,  avait  résisté, 
moins  par  sa  volonté  que  par  sa  nature,  au  système  d'cilu- 
calion  de  sa  mère.  Ce  système  élait  celui  à  la  mode  de  nos 
jours,  qui  consiste  à  surcharger  le  cerveau  des  jeunes 
filles  de  tant  d'études  diverses,  que  si  par  hasard  leur  santé 
ne  s'en  altère  pas,  leur  esprit  s'en  courbature  cl  leur  natu- 
rel y  succombe.  Depuis  huit  heures  du  matin  jusqu'à  cinq 
heures  passées,  on  voyait  se  succéder  une  file  de  maîtres 
ou  de  maîtresses,  d'autant  plus  exacts  à  venir  donner  leurs 
leçons,  qu'ils  étaient  richement  payés.  De  ce  nombre 
étaient  quatre  maîtres  de  langues,  car  M"*  de  Beauvaiion 
entendait  dire  journellement  dans  le  monde,  en  parlant  des 
jeunes  personnes  qu'on  y  menait  dans  l'espoir  de  les  ma- 
rier :  «  Celle-ci  est  élevée  à  merveille,  elle  sait  quatre 
langues  ;  voyez,  elle  cause  en  espagnol  avec  le  prince  d'An- 
glona,  parle  allemand  à  l'ambassadrice  d'Autriche,  rit  en 
anglais  avec  lord  Brougham ,  et,  comme  elle  va  chanter, 
vous  jugerez  de  son  excellente  prononciation  italienne.  » 

Ainsi  M™'  de  Beauvaiion,  croyant  qu'une  jeune  personne 
paraîtrait  insipide  à  son  mari  si  elle  ne  pouvait  causer  avec 
lui  dans  quatre  langues  différentes,  exigeait  de  ses  filles 
l'aptitude  paralysante  qu'il  faut  avoir  pour  mettre  tant  de 
mots  à  la  place  de  ses  idées. 

Laurette,  la  jeune  sœur  d'Emmeline,  avait  plié  son  in- 
telligence à  ce  travail  ingrat.  Il  était  à  la  mode,  cela  lui  suf- 
fisait pour  en  braver  l'ennui  avec  courage  ;  et  puis,  faire  des 
solécismes  dans  quatre  langues,  c'était  causer  tant  de  plai- 
sir à  sa  mère ,  qu'elle  s'y  serait  résignée  par  pur  amour 
filial.  Mais  le  caractère  rêveur  d'Emmeline  se  refusait  com- 
plètement à  ce  genre  d'étude;  sa  pensée  avait  besoin  d'ali- 
ment, et  quand  elle  se  fixait  sur  un  sentiment  ou  sur  un 
objet,  elle  ne  le  quittait  qu'après  s'être  longuement  appli- 
quée à  en  connaître  reflet  ou  le  mérite;  puis  elle  s'aban- 
donnait à  ce  vague  enchanteur,  espèce  de  somnambulisme 
des  imaginations  poétiques,  où  tout  leur  apparaît  sous  un 
jour  radieux,  où  leur  destinée  se  déroule  à  leurs  yeux, 
calme,  douce  et  parée  de  tout  ce  qui  embellit  la  vie. 

On  peut  se  figurer  le  dépit  d'Emmeline  lors(]u'on  venait 
l'arracher  à  ses  tableaux  enivrants  ,  à  ses  magnifiques 
châteaux  en  Fnfagne ,  pour  aller  écouter  allentiveinent 


la  grammaire  et  les  verbes  d'un  pédant  étranger.  Elle  les 
répétait,  les  écrivait  avec  docilité;  mais  elle  les  oubliait 
aussitôt,  malgré  son  désir  de  les  graver  dans  sa  mémoire, 
tant  sa  pensée  présente  l'emportait  sur  son  souvenir. 
M™"^  de  Beauvaiion  ayant  épuisé  avec  Emmcline  les  cncou 
ragements  et  les  pénitences,  commençait  à  désespérer  dt 
l'intelligence  de  sa  fille,  et  se  résignait  en  disant: 

— Ce  n'est  pas  la  faute  de  la  pauvre  enfant,  elle  ne  manque 
pas  de  bonne  volonté;  mais  ses  facultés  n'y  répondent  pas. 
Le  temps  les  développera  peut-èlre. 

El,  dans  cette  espérance,  on  continuait  les  leçons,  dont 
Laurette  profilait  seule.  Aussi  était-elle  regardée  comme  le 
phénix  de  la  famille. 

Dès  ses  premières  années,  on  l'avait  traitée  de  prodige. 
Ses  moindres  mois  étaient  cilés  ;  sa  facilité  à  contrefaire 
l'accent,  les  gestes,  le  parler  des  amis  ridicules  qui  ve- 
naient chez  sa  mère,  faisaient  la  joie  de  ses  parents. 

—  C'est  un  vrai  petit  singe,  disaicnl-ils  dans  leur  ravis- 
sement. Elle  en  a  les  grâces  et  la  malice;  seulement,  elle 
est  plus  jolie. 

Et  Laurette,  encouragée  par  ces  éloges,  ne  pensait  qu'à 
en  mériter  d'autres  en  redoublant  de  traits  malins  et  de  sin- 
geries amusantes. 

C'est  un  tort  commun  à  toutes  les  familles  que  celui  d'ad- 
mirer dans  les  enfants  les  défauts  qu'on  blâme,  qu'on  pu- 
nit chez  les  hommes.  Il  n'y  a  pas  de  mère  qui  ne  s'e\lasie 
en  voyant  lair  pimpant  que  prend  sa  petite  fille  eu  met- 
tant une  robe  neuve,  qui  ne  vous  dise  avec  orgueil  : 

—  Savez-vous  bien  qu'elle  est  déjà  coquette! 

Et  qui  n'ajoute,  en  voyant  son  petit  garçon  saccager  ses 
joujoux  : 

—  Voyez  comme  il  est  rageur!  Ah!  le  gaillard  ne  se 
laissera  pas  mener. 

En  effet ,  quand  vient  le  moment  de  soumettre  sa  vo- 
lonté au  travail,  aux  ordres  d'un  supérieur,  on  retrouve 
bien  vile  ces  belles  dispositions  à  la  colère,  à  la  révolte,  el 
l'on  s'en  étonne,  comme  si  la  ronce  qu'on  a  cultivée  avec 
soin  ne  devait  pas  porter  d'épines. 

Cette  admiration  perniciease  des  parents  pour  leurs  en- 
fants a  plus  d'inconvénients  encore  pour  les  femmes  que 
pour  les  hommes.  Ceux-ci,  destinés  à  passer  tôt  ou  tard 
par  une  éducation  publique,  ne  conservent  pas  longtemps 
les  illusions  d'eulance  sur  leur  propre  nurile  ;  les  cama- 
rades de  collège  leur  ont  bientôt  appris  ce  qu'ils  valent 
réellement.  Mais  les  jeunes  filles  élevées  dans  leur  famille 
sont  longtemps  dupes  de  l'aveuglemenl  maternel.  Laurette 
en  élait  une  preuve;  douée  d'un  bon  cœur,  susceptible  de 
géuérosilé,  de  dévouement ,  elle  laissait  aller  son  esprit  à 
tort  el  à  travers,  ne  se  doutant  pas  du  mal  que  peut  produire 
un  mot  inconsKiuent,  une  épigramme  piquante,  un  caquet 
amusant. 

La  malice  ne  va  jamais  sans  la  curiosité  ;  la  médisance  a 
besoin  de  sujet;  la  mociuerie,  de  fails  ridicules;  aussi  Lau- 
rette était-elle  à  l'affût  des  moindres  événements ,  des  plus 
pelilcs  intrigues  qui  agitaient  la  maison  paternelle.  La 
haine  des  domestiques  entre  eux,  les  motifs  de  jalousie 
qui  amenaient  leurs  querelles  ,  elle  savait  tout.  Son  atlen- 
tion  maligne  se  portail  même  jusque  chez  ses  bonnes  amies; 
elle  était  au  courant  des  plaisirs  qu'on  leur  ménageait, des 
projets  de  mariage  qui  se  tramaient  pour  elles.  Une  démar- 
che, un  mot ,  une  rélicence ,  suffisaient  pour  lui  faire  de- 
viner le  secret  qu'on  cppèrail  garder  ;  el  malheur  au  héros 
de  ce  secret  s'il  avait  un  ridicule,  si  sa  (amille  élait  enta- 
chée d'une  de  ces  aventures  burlesques  dont  le  souvenir 
est  embarrassant  :  la  gaieté  de  Laurelle  eu  faisait  bientôt  le 
sujet  du  rire  général. 


MUSEE- DES  FA.MlLLLb. 


85 


Elle  avait  pour  amie  la  fille  d'un  riche  parvenu  ,  dont 
toute  fambitioD  était  de  voir  un  jour  sa  chère  Clotilde  du- 
chesse ;  il  croyait  avoir  assez  d'argent  pour  acheter  ce 
plaisir-là  :  mais  il  mettait  pour  condition  au  mariage  de  sa 
(ille,  qu'elle  ne  le  quitterait  point;  et  Laurelte  prétendait 
que  nul  gendre  ne  consentirait  à  subir  le  père  pour  épou- 
ser la  fille.  Elle  énumérait,  à  l'appui  de  ce  raisonnement, 
tous  les  travers  du  parvenu,  contrefaisait  ses  manières 
moitié  grossières,  moitié  galantes,  son  ton  important,  son 
langage  prétentieux,  et  ce  laisser-aller  magnifique  qui 
caractérise  nos  Turcarets  modernes.  Le  portrait  était  si  res- 
semblant ,  que  les  amis  de  M.  Moutonneau  ne  pouvaient 
s'empêcher  d'en  rire ,  et  que  sa  fille  elle-même  avait  le  tort 
de  s'en  amuser  tout  bas  ;  car  la  présence  de  la  victime  n'ar- 
rêtait pas  toujours  la  moquerie  de  Laurette  ,  qui,  une  fois 
lancée  contre  le  ridicule,  courait  après  lui,  sans  nul  égard 
pour  ce  qui  aurait  dû  l'arrêter.  Cependant  M.  Moutonneau 
avait  épousé  une  cousine  de  M.  de  Beauvallon  ;  mais  comme 
elle  était  morte,  on  regardait  la  parenté  comme  morte  avec 
elle. 

Ce  démon  de  l'ironie,  qui  détruit  tout  sans  jamais  rien 
créer,  et  qui  s'était  emparé  de  l'esprit  de  Laurette ,  avait 
déjà  produit  son  etîet  sur  chacun  des  prétendants  qui  aspi- 
raient à  la  main  de  sa  sœur. 


L'un  était  trop  grand,  trop  maigre,  et  rappelait  le  che* 
valier  de  la  Tricc-Figure. 

L'autre  était  trop  pîliî  : ."«  serait  un  mari  de  poche. 

Celui-ci  n'aimait  que  les  cu'^^aux,  parlait  sans  cesse 
courses ,  aliehge  ,  steeples-chasses  ^  'ours  de  force  hip- 
piatnques  ;  autant  vaudrait  épouser  un  écuyer  de  Fran- 
coni. 

Celui-là  discutait  avec  chaleur  sur  la  pièce  nouvelle,  sur 
l'ouvrage  qui  venait  de  paraître,  il  en  citait  des  vers  ou 
des  pages  entières  :  ce  devait  être  un  pédant,  un  de  ces 
esprits  analyseurs  qui  dissertent  lourdement  sur  tout  e» 
ont  en  mépris  ceux  qui  n'écoutent  pas  leurs  éternelles  dis 
serlations. 

Les  élégants,  c'étaient  des  sots  tout  dévoués  à  la  mode , 
qui  lui  sacrifiaient  leur  fortune  et  la  dot  de  leur  femme. 

Les  gens  simples,  dédaigneux  des  vanités  de  la  parure, 
des  petits  intérêts  du  grand  monde,  étaient  des  gens  en- 
nuyeux auxquels  on  ne  sait  que  dire ,  tant  ils  restent  étran- 
gers à  tout  ce  qui  se  passe.  Enfin  ses  épigrammes  ne  lais- 
saient aucune  illusion  sur  personne,  et  comme  sa  critique 
était  toujours  plus  ou  moins  fondée,  Emmeline  se  voyait 
forcée  d'en  reconnaître  souvent  la  vérité. 


^22iiI?21Sïa3  a!>a^SS23âa23= 


Dès  que  la  Chambre  des  députés  suspendait  ses  travaux, 
M.  de  IJeauvallon  partait  avec  toute  sa  famille  pour  se  ren- 
dre à  sa  terre,  située  aux  environs  d'E'^*. 

Le  château  de  Beauvallon,  acquis  par  M.  Rcnaudin  pour 
avoir  le  droit  d'enjoindre  le  nom  au  sien,  était  entouré  de 
bois  et  de  vignes  eu  plein  rapport.  Sous  les  tilleuls  de  la 
première  cour,  un  bal  champêtre  réimissait  tous  les  di- 
manches les  notabilités  du  village  et  les  habitants  des 
châteaux  voisins.  Avec  l'apparence  des  plaisirs  rustiques, 
on  s'y  donnait,  comme  à  la  ville,  toutes  les  jouissances 
de  la  vanité,  toutes  les  agitations  de  la  coquetterie. 

A  l'époque  où  la  chasse  amenait  les  jeunes  et  les  vieux 
Hippolytes  à  la  campagne,  on  avait  imaginé  d'y  jouer  la 
comédie;  c'était  ouvrir  un  vaste  champ  aux  ambitions,  aux 
susceptibilités  d'amour-propre,  aux  petites  intrigues,  aux 
innocentes  inclinations,  aux  projets  de  tous  genres. 

Le  château  de  Rodevilie,  voisin  de  celui  de  Beauvallon, 
fournissait  à  lui  seul  plusieurs  des  premiers  sujets  de  la 
troupe  comique.  Son  propriétaire ,  ancien  receveur-géné- 
ral, dont  les  occupations  financières  n'avaient  point  amorti 
la  passion  dramatique,  jouait  les  pères  nobles  très-conve- 
nablement ;  mais  son  fils,  grand  beau  jeune  homme,  brave, 
plein  d'esprit,  ayant  dans  un  salon  la  tournure  la  plus  dis- 
tinguée, les  manières  les  plus  gracieuses,  était  pris,  en  en- 
trant en  scène,  d'un  accès  de  timidité  si  paralysante,  qu'il 
en  perdait  la  mémoire  et  toute  contenance.  Aussi,  se  ren- 
dant justice,  il  avait  offert  souvent  sa  démission  de  jeune 
premier;  mais  son  père  s'obstinait  à  prédire  que  l'émotion 
qui  déconcertait  ainsi  toutes  les  facultés  de  son  cher  Théo- 
dore serait  bientôt  vaincue  par  un  peu  plus  d'habitude  de 
la  scène ,  et,  comme  il  avait  toutes  les  qualités  qu'on  exige 
dans  un  amoureux,  on  décida  qu'il  en  garderait  l'emploi. 
Laurette, dont  la  vivacité,  l'enioueraent,  se  refusaient  aux 


langueurs  d'un  rôle  sentimental,  remplissait  c«ux  des  sou- 
brettes ;  Emmeline  était  naturellement  condamnée  à  l'em- 
ploi des  amoureuses.  La  marquise  de  Sennecourt ,  jeune 
châtelaine,  veuve  d'un  vieux  général,  et  dont  la  terre  tou- 
chait à  celle  de  Beauvallon  ,  jouait  à  ravir  les  grandes  co- 
quettes; son  frère,  le  duc  de  Saint-André,  s'escrimait  dans 
les  Frontins ,  les  rôles  charges.  Sa  tournure  burlesque,  sa 
figure  commune,  sa  voix  mordante,  se  prêtaient  merveil- 
leusement à  faire  rire,  et  il  avait  de  grands  succès. 

Les  personnages  accessoires,  les  utilités,  étaient  confiés 
aux  amis,  aux  visiteurs  des  châteaux  respectifs;  mais  la 
salle  de  spectacle  la  plus  spacieuse,  la  mieux  décorée,  était 
celle  de  Beauvallon.  Laurette  en  avait  ordonné  l'arrange- 
ment à  grands  Irais,  ce  qui  lui  avait  attiré  des  re|»roches 
assez  vifs  de  la  part  de  son  père  ;  mais  M""  de  Beauvallon 
avait  démontré  à  son  mari  que  c'éldl  de  l'argent  bien  placé, 
jiar  la  raison  que  ce  théâtre  attirant  chez  elle  toute  la  no- 
blesse des  environs,  sa  fille  aînée  pourrait  se  choisir  un 
mari  dans  un  rang  fort  au-dessus  du  sien ,  et  faire  ainsi 
mourir  de  jalousie  les  parents  qu'ils  avaient  en  province; 
car  les  enfants  de  ceux-là  jie  devaient  jamais  franchir  les 
limites  dune  riche  bourgeoisie. 

M.  de  Beauvallon  s'était  rendu  à  ce  raisonnement  vani- 
teux ;  et,  pour  mieux  s'assurer  la  visite  et  l'intimité  de  ses 
nobles  voisins,  il  les  invitait  à  de  bous  dîners  qui  devaient 
précéder  les  répétitions. 

On  cita  bientôt  à  dix  lieues  à  la  ronde  les  soirées  drama- 
tiques du  château  de  Beauvallon.  C'était  à  qui  s'y  ferait 
inviter,  et  comme  Laurette  passait  à  bon  droit  pour  dispo- 
ser des  volontés  de  son  père  et  de  sa  mère,  c'est  à  elle  sur- 
tout qu'on  cherchait  à  plaire.  On  s'occupait  à  peine  de  sa 
sœur  ;  chacun  s'accordait  pour  trouver  Emmeline  belle,  et 
l'on  convenait  d'autant  olus  volontiers  de  sa  beauté,  que 


36 


LE^TTL'RES  DU  SOIR. 


Bile  csqueCtcne  ne  h  fusant  iiJocr,  dit  De  mafeait  arec 
les  jgiiBHflls  dTjiifiiBe  antre  fcnmie. 

rt  riHuBiiniil  iniiiliHiliini  1 1 1 n  ili  liw i  li  injl . 

ffat  se  peignaMnt  snar  ce  besn 
:  k  iBBiettiêfir  kâ-niiaK.  Des  penoén  pnCoades , 

enles  cxpfiqocr  tant  de 
;  et  poBi  ce  tong  regard,  cette  doue 


dans  ce 


être!  Et  TiModBR  pillait  des  tresofs  d^i 


On  aTcsl  pas  Tobjel  d^me  tiie 

Ccsteei 
les  jenxde  Tkésdife 
ele ,  et  en  reeonaaiiBant  dm  me  taie  de  petits  fûts 


rs*cnpbindte,  Q  allait  flormonelenêtre  ;  h  TCfrait- 
H  pâBr  à  fîappiDche  die  ces  fieaaaes  à  prétendns  manx  de 
uafs ,  et  qni  paitentdes  poifiuis  lelenMnt  aahnés  qn*<M 
nr  pnit  trnir  pif  r  d'rUrr ,  il  In  flaipiiit  dTbaTlinr  iniim 
■n  prétexte  qoeleanque,  et  ne  les  qutlaît  pns,annsf|ne 
tf'cn  garder  la  Hignine  lont  le  reste  dn  jour,  qo^  ne  lés 
cnt  placées  à  rentre  bout  de  rappnfeaenL  fl  iiinniiTmit 
ks  fleurs,  les  firnils  qc^ele  prefeait,  et  trooiait  tonjons 
Hfflnifui.  de  les  Ini  nflinr,  non  pss  tsà- 
i  par  PcntrennsBe  de  <juek|ue5  jemes  gens  en- 


pressés  i  le  auppICei .  Discntait-qn  sor  b  cenwdie  à  ch..i  sir. 

snr  b  arasMioe  à  exécuter,  il  nlMSîtait  pas  i  coo 

b  piêoe  an  le  dno  <pK  pieierait  EHaaeliBe  j  c  ctÂn  uû  scf- 

<AaqoejowrplnsdJigeieui.;EMn»lint  en  ressentait  dqà 
b  prassanee,  qn*efle  se  ciwfait  cneve  sons  Feapire  de  ce 
T^gne  dScieox  qui  Tavait  sauvée jnnpildHs  de  tant  senti- 
ment exdosir.  Ôe  ne  s'apercevait  pas  qa*effle  ne  ] 
pins  d^dérct  qn^tanx  choses  vanlées  par  Théodore  ;  qui 
«on arrivée,  tontri  annj  ■it;qB*eBese  parait  arec  plus  de 
soin  depuis  «pi^dfe  hn  avait  cnlendB  <R  à  nm  de  ses  aHW  : 

—  Qnelpk  deBeanvaBm  a  ok  jofie  rebe!jaMisje 
ne  rai  Tue  wse  avec  pins  de  gant  qne  ee  soir. 

Eain,  qm  hnqaH  sartait  dn  salon  où  dfe  se  tronvait, 
fl  bi  seaâbbit  qn*on  en  éteignait  Hdntetnt  tooles  ks  In- 

dé|à 
k 


de  sa 


mettait  ces  impif^BÎMi  Allérentes  snr  k 
itfBRle,  cl,  romwr  dk  n'avait 
K  savait  rien. 
Le  choix  d^■e  pièce  ptopice  anx  prétentions  de  M^  de 
SennccoMt  et  an  talent  de  Lavette  n'était  pas  bnk;  on 
se  décida  poaor  k  cheM'oenvre  de  Hobère.  Un  homme  de 
Idtres,  bon  coméAen,  fat  chargé  dn  rôk  de  Tartofe;  b 
maïqnise  eot  celui  «iTIvire .  et  Dorine  échut  tout  nalnrel- 
kment  à  Lanrette,  comme  Marianne  à  Emmefine,  et  Ya- 
lère  à  Théodore. 


Les 


Ce  dernier  était  ravi  de  rotr  Molière  se  charger  de  parkr 
pour  hn,  et,  malgré  son  peu  de  talent.  Ton  s^extasiait  aux 
k  natnid  dont  tons  deux  faiaicnt  preove 
î,  si  vrak  qne,  jeunes  eu  "^««x,  tovt  k 


deHobère. 

S'aimer  ainsi  loni  haut, 
font  bas,  c^Uit  franchir  à  son 
bsiluatMn.  Aussi  Théodore  et 

d\m 
qu'un 


rtiv 


tBOksks 


un  instant  I 


sentiment  ai 


par 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


37 


tout  ce  qu'on  imaginait  pour  Texalter,  ue  fût  pas  protégé 
par  leurs  deux  familles. 

Mais  M""  de  Beauvallon,  bien  loin  d'approuver  l'inclina- 
ioQ  qu'elle  avait  laissé  prendre  à  sa  fille,  méditait  pour  elle 
nne  de  ces  alliances  pauvres  et  brillantes  qui  sont  à  la  mode 
aujourd'hui. 

Le  duc  de  Saint-André  était  le  héros  des  deux  romans 
que  M.  Moutonneau  et  M""*  de  Beauvallon  composaient  en 
faveur  de  leurs  filles.  La  tournure  burlesque  de  M.  de  Saint- 
André,  son  esprit  mesquin,  tatillon,  malveillant,  son  cœur 
égoïste,  disparaissaient  sous  le  poids  de  son  titre  ;  Clotilde 
elle-même  en  était  éblouie ,  et  comme  une  jeune  fille  inno- 
cente et  vaine  ne  sait  jamais  à  quel  point  un  mari  désagréa- 
lle  peut  être  désagréable ,  elle  pensait  trouver  dans  la 
joie  d'être  duchesse  la  compensation  de  tous  les  inconvé- 
nients attachés  au  malheur  d'être  mariée  à  un  homme  qu'on 
ne  peut  aimer. 

Avec  plus  d'expérience  du  cœur  humain,  Clotilde  eût 
caché  soigneusement  sa  triste  ambition  et  son  désir  de  cap- 
tiver M.  de  Saint-André;  car  donnera  un  homme  l'idée 
qu'on  serait  trop  heureuse  de  lui  plaire ,  c'est  très-souvent 
lui  ôter  toute  envie  de  vous  aimer.  En  conséquence  de  ce 
principe,  le  duc  n'avait  d'yeux  que  pour  Emmeline.  L'in- 
différence bien  prouvée  qu'elle  témoignait  pour  lui,  pour 
son  nom  et  son  rang,  piquait  l'amour-propre  de  M.  de 
Saint-André;  plein  de  contîance  en  son  mérite,  il  espérait 
triompher  de  ce  qu'il  appelait  un  dédain  de  pensionnaire, 
et  il  s'épuisait  en  soins,  en  galanteries,  en  reproches,  en 
épigrammes  ,  en  soupirs,  sans  qu'Emmeline  y  fit  la  moin- 
dre attention. 

Mais  ce  que  son  esprit  captivé  ne  remarquait  pas,  était 
observé  avec  grand  intérêt  par  sa  mère.  Peu  importait  à 
M""'  de  Beauvallon  que  sa  fille  eût  ou  non  du  goût  pour 
M.  de  Saint-.\ndré,  elle  la  croyait  assez  docile  pour  pren- 
dre aveuglément  le  mari  qu'on  lui  choisirait,  et,  de  plus, 
elle  la  supposait  trop  de  son  siècle  pour  n'être  pas  ravie  de 
sacrifier  toutes  ses  inclinations  au  plaisir  de  faire  la  grande 
dame  avec  ses  jeunes  amies ,  quitte  à  subir  les  humilia- 
tions qui  accueillent  d'ordinaire  l'admission  de  la  riche 
bourgeoise  dans  une  famille  titrée. 

Cependant  l'indifférence  d'Emmeline  pour  les  soins  du 
duc  de  Saint-André  paraissant  surnaturelle  à  M™*  de  Beau- 
vallon, elle  en  chercha  la  cause  et  la  découvrit  bientôt. 
D'abord,  indignée  qu'un  jeune  homme  de  la  classe  finan- 
cière osât  prétendre  à  la  main  de  sa  fille ,  elle  prit  la  réso- 
lution d'éloigner  Théodore  de  chez  elle;  cela  n'était  pas 
facile.  M.  de  Rodeville  était  lié  d'affaires  avec  M.  de  Beau- 
vallon ;  ils  partageaient  les  profils  de  plusieurs  entreprises 
importantes,  et  se  brouiller  avec  lui,  c'eût  été  compromettre 
la  fortune  de  l'un  et  de  l'autre.  H  fallait  chercher  un  autre 
moyen  de  déconcerter  l'amour  de  Théodore. 

M™'  de  Beauvallon  pensa  que  l'esprit  malin  de  Laurette 
la  servirait  au  mieux  dans  ce  projet.  Elle  l'encouragea  par 
quelques  plaisanteries  sur  la  gaucherie  du  jeune  amoureux 
en  jouant  la  comédie  ;  il  n'en  fallait  pas  davantage  pour 
mettre  en  verve  la  gaieté  moqueuse  de  Laurette.  Elle  con- 
trefit si  bien  l'air  embarrassé ,  l'espèce  de  bégaiement  de 
Théodore  lorsqu'il  se  trouvait  près  d'Emmeline,  lui  expri- 
mant devant  tout  un  public  l'amour  qu'il  ressentait  trop 
vivement  pour  le  raconter  amsi  ;  elle  exagéra  si  bien  l'émo- 
tion, le  tremblement  de  l'amoureux,  qu'elle  divertit  tout  le 
inonde,  et  qu'Emmeline  elle-même  fut  forcée  d'en  rire. 

Des  âmes  charitables,  comme  il  s'en  trouve  partout,  ne 
manquèrent  pas  de  répéter  à  Théodore  le  succès  qu'avaient 
obtenu  les  singeries  de  Laurette.  11  ne  s'en  offensa  point , 
car  il  n'avait  aucune  prétention  dramatique  ;  mais  quand 


on  lui  dit  qu'Emmeline  avait  beaucoup  ri  de  la  caricature 
que  Laurette  avait  faite  de  lui,  il  en  ressentit  un  mouvement 
d'humeur  qui  se  changea  bientôt  en  tristesse  profonde. 

—  Si  elle  m'aimait  un  peu,  pensa-t-il,  loin  de  s'en  amu- 
ser, elle  eût  été  blessée  de  me  voir  ainsi  tourner  en  ridi- 
cule. Ah!  je  m'abusais  en  la  croyant  bonne,  sensible;  elle 
ne  vaut  pas  mieux  que  sa  sœur. 

Et,  pénétré  de  l'idée  qu'Emmeline  aussi  riait  de  son 
amour,  il  se  promit  de  ne  plus  le  laisser  voir  et  de  l'étein- 
dre en  son  cœur,  s'il  étc'lt  possible. 

Perdant  alors  tout  espoir  de  plaire,  il  devint  maussade, 
et  les  critiques  de  Laurette  eurent  un  sujet  de  plus  pour 
s'exercer.  C'est  ainsi  que  l'ironie  procède,  elle  finit  par 
donner  les  ridicules  et  les  défauts  qu'elle  suppose  pour 
s'en  moquer. 

—  En  vérité,  c'est  bien  dommage  que  nous  ne  puissions 
décider  mon  frère  à  prendre  les  rôles  de  ce  pauvre  Théo- 
dore ,  dit  Laurette  à  sa  mère  et  à  sa  sœur,  car  il  les  joue 
indignement;  et,  de  plus,  il  attriste  toutes  nos  répétitions 
par  son  visage  ennuyé,  il  a  l'air  d'être  aux  travaux  forcés 
tout  le  temps  qu'il  débite  son  rôle,  et  son  supplice  fait  mal 
à  voir.  Le  duc  de  Saint-André  prétend  que  lorsqu'il  tombe 
aux  genoux  d'Emmeline,  dans  les  Jeux  de  l'amour  et  du 
hasard,  ou  le  prendrait  pour  un  écolier  en  pénitence.  11 
n'y  a  pas  moyen  de  captiver  l'attention  des  spectateurs, 
tout  occupés  qu'ils  sont  à  étouffer  les  rires  moqueurs  que 
le  jeune  premier  provoque.  Toi  qui  as  de  l'empire  sur  Théo- 
dore, ajouta  Laurette  en  s'adressant  à  sa  sœur,  tu  devrais 
l'engagera  se  retirer  du  théâtre.  Cela  n'a  rien  d'humiliant, 
car  on  voit  tous  les  jours  des  gens  fort  spirituels  jouer  très- 
mal  la  comédie. 

—  Je  ne  me  charge  point  de  cette  commission,  répondit 
Emmeline  avec  une  sorle  d'amertume  ;  je  ne  suis  pas  assez 
liée  avec  M.  de  Rodeville  pour  lui  donner  un  conseil  aussi 
désagréable. 

—  Eh  bien  !  reprit  Laurette  en  riant ,  nous  le  laisserons 
être  ridicule  à  son  aise;  la  gaieté  générale  y  gagnera. 

En  effet ,  la  gaieté  des  spectateurs,  excitée  par  les  plai- 
santeries de  Laurette,  ne  se  contraignit  plus,  et  Théodore 
finit  par  s'apercevoir  qu'il  était  l'objet  de  cette  hilarité  ma- 
ligne. Amédée  de  Beauvallon,  à  qui  le  duc  de  Saint-André 
confiait  ordinairement  ses  remarques  ironiques,  en  avait 
ri  très-haut,  et  le  jeune  Rodeville,  choqué  de  se  voir  ainsi 
bafouer  par  le  fils  de  la  maison,  lui  adressa  quelques-unes 
de  ces  paroles  qui,  entre  hommes,  ne  se  disent  ni  ne  s'é- 
coutent impunément,  malgré  le  vernis  de  politesse  qui  en 
recouvre  la  rusticité. 

C'était  après  une  représentation  dramatique,  au  moment 
où  tous  les  spectateurs,  réunis  dans  le  grand  salon ,  s'ex- 
primaient avec  d'autant  plus  de  franchise  sur  les  talents  des 
acteurs,  qu'ils  les  croyaient  occupés  en  ce  moment  à  se 
déshabiller.  Mais  Théodore,  venant  déjouer  un  rôle  en  ha- 
bit moderne,  n'avait  à  ôter  que  son  rouge;  il  était  rentré 
sans  bruit  dans  le  salon  où  chacun  riait  des  bons  mots,  des 
observations  de  Laurette  et  de  M.  de  Saint-.\ndré  sur  les 
manières  gauches,  les  intonations  fausses  des  pauvres 
amateurs  dramatiques. 

Amédée,  qui  en  riait  ouvertement,  n'était  pas  celui  dont 
l'ironie  offensa  le  plus  M.  de  Rodeville;  il  ne  s'était  adressé 
à  lui  que  pour  parvenir  jusqu'à  M.  de  Saint-André. 

—  Dites  à  votre  noble  ami,  le  duc  de  Saint-André,  qu'il 
a  raison  de  se  moquer  de  ma  façon  de  jouer  la  comédie, 
car  je  reconnais  la  jouer  fort  mal;  mais  qu'il  est  d'autres 
jeux  où  je  suis  moins  maladroit,  et  que  je  le  lui  prouverai 
quand  il  voudra. 


88 


LECTURES  DU  SOIR. 


Avait  dit  Théodore  à  Amédce  de  manière  à  être  en- 
tendu de  M.  de  Saint-André.  Alors  le  premier,  croyant  de 
son  honneur  de  prendre  le  déti  sur  son  compte,  répon- 
dit fièrement  qu'il  s'avouait  seul  coupable  des  rires  dont 
M.  de  Rodeville  s'offensait,  et  qu'd  était  prêt  à  lui  don- 


ner toutes  les  satisfactions  qu'il  pouvait  exiger  à  cet  égard. 
L'arrivée  de  M"*  de  Beauvallon  près  de  son  Cls  suspen- 
dit cette  explication,  que  chacun  des  intéressés  se  promit 
bien  de  reprendre  le  lendemain. 


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Un  incident  imprévu  vint  jeter  l'alarme.  M™«de  Senne- 
court  avait  rencontré  à  la  porte  du  salon  M.  Moulonneau, 
pâle,  l'air  effaré,  et  se  parlant  à  lui-même.  Elle  lui  de- 
mande la  cause  de  sou  émotion ,  et  apprend  de  lui  qu'une 
querelle,  dont  la  suite  doit  amener  un  duel  entre  deux  de 
ses  amis,  le  met  dans  cet  état  violent,  et  qu'il  descend  dans 
le  jardin  pour  méditer  sur  les  moyens  d'arranger  cette 
affaire.  M"**  de  Senuecourt  insiste  pour  savoir  le  nom  des 
combattants,  et,  en  entendant  nommer  Théodore,  elle 
tombe  évanouie  sur  les  marches  du  perron.  M.  Moulon- 
neau ,  peu  accoutumé  à  ces  sortes  d'effets,  croit  que  la  mar- 
quise se  meurt  réellement;  il  crie  au  secours,  et  dit  taut  de 
paroles  entrecoupées  polir  tromper  sur  la  cause  de  cet  éva- 
nouissement, (ju'il  la  fait  deviner  aux  moins  pénétrants.  Les 
plus  fins  viennent  en  complimenter  M.  de  Rodeville,  qui 
ne  comprend  rien  à  ces  nouvelles  plaisanteries  ;  mais  comme 
il  ne  se  sent  pas  en  disposition  de  les  supporter  patiem- 
ment, il  prend  le  parti  de  retourner  chez  lui  avant  le  com- 
mencement du  bal. 

M"»»  de  Sennecourt,  qui  se  ranime ,  le  voit  passer  près 
d'elle  sans  s'informer  de  l'état  où  elle  se  trouve  :  elle  s'en 
mdigne,  et  le  dépit  lui  rend  bientôt  assez  de  force  pour 
danser  toute  la  nuit.  C'est  à  Amédéc  qu'elle  adresse  parti- 
culièrement ses  coquetteries,  car  elle  voudrait  le  distraire 
de  sa  querelle  avec  Théodore.  Le  bruit  de  cette  altercation 
arrive  bientôt  aux  oreilles  de  Laurelte,-  elle  va  s'informer 
auprès  de  M.  Sloutonneau  de  ce  qui  s'est  passé;  celui-ci 
redouble  sa  curiosité  en  lui  disant  que  les  femmes  n'ont 
rien  à  voir  dans  ces  tristes  affaires;  qu'elle  devait  en  être 
moins  instruite  qu'une  autre  ,  puisqu'un  mot  d'elle  était  le 
prétexte  qui  avait  amené  les  choses  au  point  où  elles  en 
étaient. 

—  Un  mot  de  moi  !  s'écrie  Laurcttc  ;  quoi  !  mon  frère  et 
son  ami  se  tueraient  pour  une  plaisanterie  de  ma  part? 
C'est  impossible... 

—  Je  n'en  sais  rien  ,  mais  j'ai  entendu  Théodore  dire  en 
s'en  allant:»  Ah!  ils  prétendent  que  j'ai  l'air  d'un  écolier 
en  pénitence...  Eh  bien!  je  leur  ferai  voir  que  cet  écolier- 
là  vaut  un  maître.  » 

—  Ah!  mon  Dieu!  on  lui  a  répété  celte  sotte  plaisante- 
rie, dit  Laurelte,  les  larmes  aux  yeux,  et  c'est  mon  frère 
qu'il  en  veut  punir!  Comment  faire,  monsieur  Moulonneau, 
pour  empêcher  ce  malheur?  Si  j'allais  a\ertir  mon  père?... 

—  Gardez-vous-en  bien  ;  cela  ne  ferait  que  l'irriter  contre 
les  jeunes  gens  sans  rien  changera  leur  détermination. 
Quand  un  homme  se  croit  insulté  par  les  mauvais  propos 
d'un  autre,  cela  ne  se  passe  pas  ainsi,  ajouta  AL  Moulon- 
neau d'un  ton  chevaleresque;  l'entremise  des  femmes,  de5 
parents,  ne  fait  qu'envenimer  la  chose.  C'est  pour  cela  (jue 
je  dis  sans  cesse  ù  Clotildc  ;  «  Ma  chère  enfant ,  écoule  tout 
et  De  répète  rien.» 


En  finissant  ces  mots,  M.  Moulonneau  rentra  dans  le  sa- 
lon et  Laurelte  l'y  suivit,  espérant  Irouvor  l'occasion  de 
parler  à  son  frère,  de  lui  avouer  qu'elle  seule  était  cause 
du  ressentiment  de  Théodore,  et  qu'elle  était  prête  à  lui 
demander  excuse  d'avoir  plaisanté  sur  sa  manière  déjouer 
la  comédie. 

—  Je  ne  sais  ce  que  tu  veux  dire,  répondit  Amédée  en 
feignant  de  ne  pas  la  comprendre.  Je  ne  me  suis  point  aper- 
çu de  la  mauvaise  humeur  de  Théodore,  et,  s'il  est  fâché 
contre  toi,  cela  ne  me  regarde  pas. 

—  Rassurée  par  ces  mots,  dits  le  plus  tranquillement 
possible,  Laurelte  se  mit  à  danser  avec  le  duc  de  Samt- 
André,  qui ,  n'ayant  pu  décider  Emmeline  à  lui  accorder 
une  contredanse,  était  venu  l'inviter. 

—  Grâce  au  ciel,  ou  à  votre  charmante  malice,  dit  le 
duc,  uous  sommes  débarrassés  de  cet  ennuyeux  P'alére  .- 
il  est  allé  se  reposer  sur  ses  lauriers  dramatiques.  Je  crois 
pourtant  que  vos  bons  mots  et  nos  rires  l'ont  dégoûté  pour 
jamai»  de  l'emploi  d'amoureux. 

—  Et  moi,  j'en  serais  désespérée,  répondit  Laurelte; 
car  c'est  au  fond  un  très-bon  jeune  homme,  aimable,  spi- 
rituel, un  peu  trop  susceptible  peut-être  ;  mais  c'est  une 
raison  de  plus  pour  le  ménager... 

—  Ou  pour  lui  former  le  caractère,  interrompit  le  duc. 
Ces  petits  messieurs,  qu'un  rien  effarouche,  ont  besoin  de 

quelques  leçons Ah!  dsne  veulent  pas  qu'on  se  moque 

d'eux  !  et  de  qui  se  moquera-t-on?  bon  Dieu  ! 

—  Est-il  vrai  qu'il  se  soit  plaint  à  mon  frère  d'une  cer- 
taine comparaison  si  vraie  que  j'ai  eu  le  tort  de  la  répéler? 

—  Ne  vous  inquiétez  donc  pas  de  la  bonne  ou  mauvaise 
humeur  de  ce  singulier  personnage  ;  nous  saurons  bien  le 
calmer.  L'essentiel  est  de  le  dégoûter  si  bien  du  plaisir  de 
jouer  la  comédie,  qu'il  nous  rende  tous  ses  rôles. 

Cette  conversation,  entrecoupée  de  chassés,  de  balancés, 
de  chaînes  anglaises,  avait  rejeté  Laurolle  dans  sa  pre- 
mière inquiétude.  N'espérant  pas  goûter  le  moindre  repos, 
elle  se  promit,  la  nuit,  d'épier  les  démarches  de  son  frère. 

Quand  tout  le  monde  fut  parli,  elle  le  vit  prendre  un  bou- 
geoir et  se  diriger  vers  la  chambre  qu'il  occupait;  puis,  se 
se  ravisant  tout  à  coup,  il  revint  sur  ses  pas  et  entra  dans 
l'appartement  de  M"»  de  Beauvallon.  Laurelte  l'y  suivit. 

—  Il  me  semble  que  je  ne  vous  ai  pas  souhaité  le  bon- 
soir, ma  mère,  dit  .Vmédce  avec  une  émotion  qu'il  cherchait 
à  dissimuler. 

—  Si,  vraiment,  tu  m'as  dit  bonsoir,  et  même  tu  m'as 
prévenue  que  tu  ne  viendrais  pas  déjeuner  demain  avec 

nous;  lu  m'as  parlé  d'une  partie  de  campagne Enfin, 

amuse-loi,  mon  enfant,  c'est  de  ton  âge. 

—  Ah!  mon  Dieu!  pensa  Laurelte,  celte  partie  de  cam- 
pagne me  fait  frémir  Comment  l'empêcher  de  sortir  du 
chàleau?  Si  j'allais,  au  nom  de  mon  père,  défendre  au  con- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


39 


cierge  d'ouvrir  la  grille  à  qui  que  ce  soit  avant  neuf  beures! 
Oui ,  c'est  le  seul  moyeu... 

Et  I.aurette,  s'arrètant  à  ce  projet,  va  dans  sa  chambre 
attendre  le  moment  de  l'accomiilir.  M""  Augusline  est  là 
qui  Pattend  et  qui  pleure. 

—  Ah!  mon  Dieu!  sauriez-vous  quelque  chose?  s'écrie 
Lauretle. 

—  Je  sais  qu'on  me  renvoie,  mademoiselle,  et  cela,  parce 
que  vous  avez  dit  l'autre  jour,  en  riant,  que  je  rougis  quand 
on  parle  de  Germain ,  (jue  je  pleure  quand  monsieur  le 
gronde,  enfin,  que  j'en  suis  folle.  Là-dessus,  madame,  qui 
ne  veut  pas  d'amitié  dans  ses  don)Cstiques ,  à  cause  de 
l'exemple  que  cela  peut  donner,  m'a  ordonné  de  chercher 
une  autre  condition.  J'ai  eu  beau  lui  dire  que  Germain  me 
recherchait  pour  le  bon  motif,  ça  n'a  rien  fait.  «  Eh  bien  ! 
a  dit  madame,  quand  Germain  vous  aura  épousée,  je  vous 
reprendrai  peul-êirc.  n  Mais  vous  pensez  bien  ,  mademoi- 
selle, qu'à  présent  que  je  suis  sans  place,  Germain  ne  m'é- 
pousera pas. 

Et  la  pauvre  Augustine  se  mita  sanglotter  de  nouveau. 

—  Vraiment ,  je  ne  sais  quel  démon  s'attache  à  mes  pa- 
roles, s'écria  Laurette.  Je  ne  pense  à  faire  de  mal  à  per- 
sonne, et  le  désespoir  et  la  mort  peut-être  résidtentdetout 
ce  que  je  dis.  C'est  de  quoi  me  rendre  muette  pour  le  reste 
de  ma  vie...  Mais  il  faut  agir,  cependant,  il  faut  prévenir , 
réparer  les  maux  dont  je  suis  cause.  D'abord,  ma  chère 
Augustine,  je  vais  conjurer  ma  mère  de  vous  marier  au 
lieu  de  vous  renvoyer.  Pour  prix  de  ce  service,  vous  m'ai- 
derez à  empêcher  un  plus  grand  malheur  que  le  vôtre. 

—  Ah!  mademoiselle,  commandez,  et  vous  verrez  si  je 
ne  me  mets  pas  en  quatre  pour  vous  obéir,  dit  Augustine 
eu  sautant  de  joie. 

Alors  Laurette  lui  apprit  dans  quels  motifs  secrets  son 
frère  devait  sortir  du  château  à  la  pointe  du  jour. 

—  Il  est  de  la  plus  haute  importance,  dit-elle,  que  je  lui 
parle  avant  son  départ.  J'irais  bien  l'ullendre  au  bout  du 
corridor  sur  lequel  donne  sa  porte;  mais  si  quelqu'un  me 
voyait  là,  cela  paraîtrait  étrange,  on  soupçonnerait  quelque 
chose.  Il  vaut  mieux  que  je  sois  avertie  par  vous;  voire 
chambre  est  au-dessus  de  la  mienne  et  à  peu  de  dislance  de 
celle  d'Amédée,  vous  frapperez  trois  coups  sur  le  plancher 
quand  vous  l'entendrez  ouvrir  sa  porte,  et  je  le  rejoindrai  ' 
comme  par  hasard. 

Le  fait  convenu ,  deux  heures  après  Laurette  arrivait  par 
un  escalier  dérobé  dans  le  grand  veslibule  au  même  mo- 
ment où  Amédée  allait  le  traverser  pour  gagner  le  perron. 

—  Où  vas-tu  de  si  grand  matin?  lui  dit-clle,  pâle  d'in- 
quiétude. 

—  Je  vais...  à  la  chasse,  répondit-il. 

—  A  la  chasse  sans  fusil? 

—  Germain  va  me  l'apporter. 

—  A  la  chasse  avec  une  boîte  à  pistolets? 

—  Allons,  laisse-moi...,  je  suis  attendu. 

—  Non  ,  je  ne  te  laisserai  pas  risquer  ta  vie,  celle  d'un 
ami,  pour  une  misérable  plaisanterie  dite  et  répétée  sans 
conséquence,  mais  dont  j'ai  tout  le  tort...  C'est  moi  seule 
qui  dois  en  porter  la  peine...,  et  je  vais... 

—  Tu  fenis  et  diras  tout  ce  qui  te  plaira  quand  j'aurai 
satisfait  celui  qui  se  croit  insulté  ;  mais,  d'ici  là,  toute  ten- 
tative est  inutile.  J'ai  dans  ma  poche  une  invitation  qui 
s'accepte  toujours,  et,  toi-même,  tu  me  mépriserais  si  j'hé- 
sitais à  m'y  rendre. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  s'écria  Laurette,  comment  le  retenir? 
Mais  ce  n'est  pas  toi  qui  mérites  la  colère  de  Théodore.  C'est 
M.  de  Saint-André  qui  s'est  moqué  de  lui  ouvertement, 
c'est  sur  le  duc  que  doit  porter  sa  vengeance. 


—  II  ne  s'agit  pas  de  dénoncer  le  plus  coupable;  c'est  à 
moi  que  le  défi  est  adressé ,  cela  me  suffît. 

Alors  Amédée,  voyant  que  Laurette  cherchait  à  lui  bar- 
rer le  passage  et  à  attirer  du  monde  par  le  retentissement 
de  sa  voix  ,  la  repoussa  dans  le  fond  du  vestibule  et  fran- 
chit la  porte.  Un  instant  après,  le  bruit  que  la  grille  fait  en 
se  refermant  apprend  à  Laurette  que  son  frère  est  dehors  du 
château. 

Dans  son  désespoir,  ne  sachant  ce  qu'elle  doit  faire,  elle 
va  réveiller  sa  mère ,  espérant  que  M""*^  de  Deauvallon  trou- 
vera mieux  qu'elle  le  moyen  de  s'opposer  au  duel  qui  la 
glace  d'efl'roi. 

Mais  que  peut  une  pau\Te  mère  en  pareille  circonstance? 
Celle-ci  s'agite, cric,  se  désole,  sans  rien  imaginer; car  elle 
sait  que  si  les  femmes  ont  trop  souvent  la  puissance  de 
faire  naître  ces  sorles  de  combats,  elles  n'ont  jamais  celle 
de  les  empêcher.  Elle  exhale  sa  douleur  en  injures  contre 
Théodore,  l'appelle  l'assassin  de  son  (ils,  et  jure  par  tout 
ce  qu'elle  a  de  sacré  que  jamais  cet  affreux  Théodore  ne 
sera  son  gendre. 

Elle  fait  appeler  tous  ses  gens  l'un  après  l'autre  pour 
savoir  de  quel  côlé  s'est  dirigé  son  fils  en  sortant  du  châ- 
teau; tous  l'ignorent,  et  môme  le  concierge,  qui  ne  l'a  pas 
remarqué.  H  résulte  de  ces  démarches  tant  de  supposi- 
tions, tant  de  bavardages,  qu'ils  arrivent  aux  oreilles  d'Em- 
meline. 

A  la  seule  idée  qu'en  ce  moment  même  son  frère  et 
Théodore  sont  peut-être  prêts  à  se  couper  la  gorge,  Emme- 
Ime  sent  les  battements  de  son  cœur  s'arrêter,  sa  vue  se 
trouble,  elle  reste  immobile.  Son  inquiétude  est  trop  vive 
pour  s'exhaler  en  paroles  ;  on  la  croirait  insensible  au  mal- 
heur qui  la  menace,  si  son  visage  pâle  et  morne  ne  trahis- 
sait sa  souffrance. 

Le  réveil  de  M.  de  Beauvallon  apporta  un  peu  de  calme 
dans  ces  différentes  agitations.  Il  sermonna  sa  femme  sur  la 
nécessité  d'affecler  beaucoup  de  sang-froid  dans  ces  sorles 
d'événements ,  où  l'autorité  paternelle  élail  sans  influence  ; 
il  ordonne  que  les  habitudes  de  la  maison  n'en  soient  point 
interrompues,  et  qu'on  serve  le  déjeuner  à  l'heure  ordi- 
naire. 

C'est  une  des  choses  les  plus  tristes  dans  les  chagrins  de 
famille  que  la  règle  des  usages  qui  continuent  à  travers 
tout  le  désordre  du  désespoir;  que  ce  repas,  où  la  mère  se 
fait  l'effort  d'assister  pour  que  les  enfants  se  décident  à  y 
manger,  où  chacun  renfonce  ses  larmes  en  jetant  ses  re- 
gards sur  la  place  vide,  où  la  peur  d'éclater  en  sanglots  fait 
parler  de  choses  auxquelles  personne  ne  pense.  Heureux 
ceux  qui  ne  connaissent  pas  cette  courageuse  torture! 

Lorsqu'on  vint  avertir  Emmeliue  que  son  père  était  déjà 
à  table,  elle  sortit  de  sa  stupeur  pour  se  rendre  près 
de  lui.  Plus  elle  le  supposait  inquiet,  plus  elle  aurait  cru 
manquer  à  son  devoir  en  n'allant  pas  lui  donner  ses 
soins. 

En  passant  près  de  la  chambre  de  Laurette  pour  descen- 
dre dans  la  salle  à  manger,  Emmeline  entendit  sa  sœur  qui 
s'écriait  en  pleurant  : 

—  Pour  une  simple  moquerie  plonger  toute  une  famille 
dans  l'état  où  nous  sommes  !  me  faire  prendre  eu  horreur 
à  moi-même!  me  rendre  la  cause  d'un  meurtre!  Ah!  que 
le  Ciel  m'anéantisse,  plutôt  que  de  me  plonger  dans  cet 
abîme  de  regrets!... 

Et  les  larmes  la  suffoquaient.  Emmeline,  plus  tremblante 
qu'elle  encore,  s'efforça  de  la  calmer,  et  fit  si  bien  qu'elle 
la  détermina  à  venir  avec  elle  rejoindre  leur  père.  Celui-ci 
aimait  son  fils  ;  mais  comme  il  entrait  encore  plus  d'amour- 


40 


LECTURES  DU  SOIR. 


propre  que  de  tendresse  dans  son  attachement,  il  n'était 
pas  fâché  que  l'unique  héritier  de  son  nom  se  tirât  avec 
éclat  d'une  affaire  d'honneur,  et,  partagé  entre  sa  crainte 
et  sa  gloriole  paternelle,  il  faisait  de  beaux  discours  à  sa 
femme  et  à  ses  îilles  sur  la  fermeté  qu'on  devait  mettre  à 
braver  les  malheurs,  les  dangers  attachés  à  l'élat  de  socié- 
té, et  il  regardait  en  même  temps  du  coin  de  l'œil  si  la 
grille  ne  s'ouvrait  pas  pour  laisser  passer  le  brancard  d'un 
blesse* 
Enfin  Emraeline  jette  un  cri  de  joie  :  elle  a  aperçu  son 


frère  au  bout  de  l'avenue.  Laurette  et  elle  veulent  courir 
au-devant  de  lui  ;  M.  de  Beauvallon  les  retient,  en  disant 
qu'il  n'est  pas  convenable  de  montrer  tant  d'empressement 
à  savoir  le  résultat  d'une  action  fort  condamnable  en  elle- 
même.  Il  fallut  se  rasseoir,  et  attendre  patiemment  qu'A- 
médée  eût  franchi  l'avenue. 

— 11  n'est  pas  seul  :  le  duc  de  Sainl-André  l'accompa- 
gne, dit  Laurette. 

—  Mon  frère  a  le  bras  en  écharpe,  dit  Emmeline  îwec 
effroi. 


—  Il  est  blessé!  crie  M™' de  Beauvallon.  Ah!  le  monstre 
de  Théodore  ! 

—  Tant  mieux!  interrompt  son  mari;  sortir  d'un  duel 
avec  une  légère  blessure,  c'est  la  perfection  du  genre. 

—  Mais  peut-être  son...  adversaire  a-t-il...  succombé,  dit 
Emmeline  d'une  voix  étouffée... 

—  Ah  !  je  l'espère  bien,  vraiment,  reprend  M""  de  Beau- 
vallon. 

Puis  elle  se  livre  de  nouveau  à  toute  sa  rage  contre  le 
jeune  Rodeville.  Elle  n'avait  point  encore  épuisé  la  liste 
des  noms  odieux  dont  elle  accablait  Théodore  lorsque  Amé- 
dée  entra. 

—  Ah  !  ma  mère  !  dit-il  en  répondant  aux  derniers  mots 
qu'il  avait  entendus ,  gardez-vous  d'insulter  à  la  conduite 
du  plus  brave  jeune  homme  qui  soit  au  monde  ! 

—  Il  n'est  pas  mort?  demanda  Emmeline  en  tremblant. 


—  Non  ;  mais  il  aurait  pu  me  tuer,  et  il  s'est  contenté 
(le  m'égratigner,  répond  Amédée  en  montrant  son  bras. 

— Ah  !  vous  voulez  en  faire  un  héros  !  dit  le  duo  de 
Saint-André  ;  mais  nous  aurions  tous  agi  comme  lui  ;  vous 
le  manquez  !  il  vous  épargne;  rien  de  plus  simple. 

—  N'importe  ;  je  ne  lui  en  sais  pas  moins  bon  gré,  re- 
prit Amédée ,  et  je  lui  en  garderai  de  la  reconnaissance 
loule  ma  vie. 

—  Aime-le  tant  que  tu  voudras,  dit  M""»  de  Beauvallon  ; 
quant  à  moi  je  promets  bien  de  le  hair  toujours. 

Le  duc  de  Saint-André  dit  alors  tout  ce  qui  devait  entre- 
tenir la  châtelaine  dans  cet  allreux  sentiment  ;  et  sauf  Em- 
meline, Laurette  et  Amédée,  qui  gardèrent  le  silence,  cha- 
cun conclut  à  ce  que  l'on  ne  pouvait  plus  avoir  de  rela- 
tions avec  la  famille  Rode\  ille  après  ce  qui  venait  de  se 
passer. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


41 


<e22i^IP2^I!^S  <{^Wii.^21IS^£(2^o 


Ce  duel  fit  grand  bruit  dans  les  châteaux  voisins,  et 
l'arrêt  rendu  à  Beauvallon  fut  bientôt  confirmé  par  tous  les 
habitués  de  la  maison. 

Le  duc  de  Saint-André,  voyant  l'exil  de  Théodore  voté 
par  tous  les  grands  parents  d'Èmraeline,  pensa  que  c'était 
e  moment  de  lancer  sa  proposition  de  mariage.  Il  adressa 
;a  demande  à  M""  de  Beauvallon,  certain  d'avance  du  suc- 
cès qu'elle  obtiendrait  d'elle.  En  effet,  l'idée  d'entendre 
appeler  sa  fille  madame  la  Duchesse  l'enivra  à  tel  point, 
qu'elle  n'attendit  pas  d'avoir  consulté  Emmeline  pour  ré- 
poudre à  M.  de  Saint-André  qu'il  pouvait  compter  sur 
l'empressement  de  toute  sa  famille  à  accepter  l'honneur 
qu'il  voulait  bien  lui  faire. 

Dès  que  le  duc  fut  parti,  l'âme  réjouie,  pour  aller 
faire  part  à  sa  sœur  de  l'heureux  événement  qui  allait 
combler  ses  vœux  et  rétablir  sa  fortune ,  M"*  de  Beau- 
vallon fit  appeler  Laurclte  pour  lui  donner  la  mission 


difficile  d'aller  préparer  sa  sœur  au  rang  qui  l'attendait. 

—  Mais  je  crains,  dit  Laurette  en  hésitant  à  obéir ,  que 
le  duc  de  Saint-André,  qui,  entre  nous,  n'est  pas  fort  ai- 
mable, ne  soit  pas  du  goût  d'Emmcline. 

—  Il  s'agit  bien  de  cela  !  reprit  sa  mère  ;  si  l'on  consul- 
tait le  gOLit  des  jeunes  filles  pour  les  marier,  on  ne  leur  fe- 
rait jamais  faire  un  bon  mariage  :  je  n'aimais  pas  du  tout 
votre  père  quand  je  l'ai  épousé  ;  eh  bien  !  au  bout  d'un  an 
j'en  étais  folle. 

—  Mais  peut-être  n'en  aimiez-vous  pas  un  autre?...  dit 
Laurette  timidement. 

—  Un  autre  !  répéta  M"*  da.BeauvalIon  d'un  air  indigné  ; 
ah!  vraiment,  de  mon  temps,  une  jeune  personne  bien 
élevée  ne  se  serait  jamais  permis  d'aimer  qui  que  ce  soit 
sans  la  permission  de  ses  parents  ;  et  j'espère  bien  qu'il 
en  sera  de  même  dans  ma  famille. 


Laurette. 


Laurclte,  voyant  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  s'opposer 
à  la  résolution  de  sa  mère,  se  rendit  près  d'Emmeline  pour 
,1a  préparer  le  plus  doucement  possible  au  coup  qu'elle  al- 
^0VElIcuE  1843, 


lait  lui  porter.  Emmeline  la  reçut  avec  calme,  sans  se  per- 
mettre un  mot  de  reproche  contre  l'autorité  qui  décidait  du 
malheur  de  sa  vie. 

—  G  —  ONZIÈME   VOLUMI. 


42 


LECTURES  DU  SOIR. 


Lauretle ,  étonnée  mais  heureuse  de  trouver  sa  sœur    1 
aussi  résignée,  lui  demande  ce  qu'elle  doit  répoudre  de  sa 
part  à  leur  mère. 

—  Que  je  n'épouserai  jamais  le  duc  de  Saint-André ,  dit 
Emmeline  tranquillement. 

—  Quoi  !  tu  veux  résister  à  une  volonté  si  forte  !  s'écria 
Laurette  ;  ah!  ma  pauvre  Emmeline,  que  de  chagrins  vont 
t'assaillir! 

—  J'y  suis  préparée.  Le  jour  où  je  me  suis  vue  à  jamais 
séparée  de  Théodore,  j'ai  renoncé  à  me  marier,  et  j'espère 
qu'on  voudra  bien  me  permettre  de  joindre  rja  dot  à  la 
tienne. 

—  Non,  certes,  on  ne  te  le  permettra  pas  ;  et  je  n'accep- 
terai jamais  un  tel  sacrifice.  C'est  bien  assez  d'avoir  à  me 
reprocher  la  querelle  qui  a  amené  cette  fatale  rupture.  Mais 
que  faire  pour  détourner  la  colère  prête  à  tomber  sur  toi? 
J'ai  déjà  tenté  quelques  représentations  qui  ont  été  fort  mal 
accueillies  ;  j'ai  hasardé  de  parler  du  peu  de  charme  de  ce 
duc  de  Saint-André,  qui  me  parait  ainsi  qu'à  toi  le  plus 
laid,  le  plus  sot  mari  qu'on  puisse  prendre;  mais  son  litre 
couvre  si  bien  ses  travers ,  que  ma  mère  ne  les  aperçoit 
pas. 

—  Je  les  connais  ;  cela  suffit,  chère  Laurette.  Laisse-moi 
le  soin  d'apprendre  à  mon  père  les  motifs  de  mon  refus  : 
si,  comme  je  le  pressens,  ce  refus  lui  donne  de  l'humeur, 
je  ne  veux  pas  que  tu  en  sois  victime. 

En  oITct ,  M.  et  M""  de  Beauvallon  s'emportèrent  vive- 
ment contre  ce  qu'ils  appelaient  Veniêtemenl  de  leur  fille 
en  faveur  de  ce  mauvais  sujet  de  Théodore.  On  accusa 
cckii-ci  de  la  résistance  d'Emmeline,  et  le  ressentiment 
qu'on  lui  portait  en  redoubla  ;  mais,  dans  l'espérance  de 
vaincre  par  les  prières  ou  par  les  menaces  l'obstacle 
(ju'Emmcline  apportait  à  ce  mariage,  M.  et  M»"  de  Beau- 
vallon  s'accordèrent  dans  l'intention  de  cacher  à  M.  le  duc 
de  Saint-André  la  réponse  définitive  de  leur  fille,  et  ils  lui 
demandèrent  le  temps  nécessaire  pour  disposer  l'esprit 
d'EmiDclinc  à  ce  changement  de  situation. 

M.  de  Saint-André,  très-confiant  dans  son  mérite  et  dans 
tout  ce  qu'il  devait  lui  attirer  d'heureux,  avait  parlé  à  plu- 
sieurs personnes  de  son  mariage  avec  l'ainée  des  demoi- 
selles de  Beauvallon  comme  d'une  chose  presque  conclue. 
Ce  bruit  une  fois  parvenu  à  Théodore,  il  en  était  tombé 
dans  un  désespoir  qu'on  peut  s'imaginer,  mais  qu'on  ne 
saurait  peindre.  Cent  projets  plus  insensés  l'un  que  l'autre 
lui  passèrent  par  la  tête,  et  tousal)Oulissaient  à  tuer  M.  de 
Saint-André,  comme  si  la  mort  d'un  sol  empêchait  de  le 
voir  aussitôt  remplacé  par  un  second.  Si  Théodore  avait  su 
avec  quelle  noble  résignalion  Emmeline  supportait  la  co- 
lère de  ses  parenls  pour  lui  rester  fidèle ,  il  eût  été  plus 
sage  et  moins  à  plaindre. 

Enfin ,  le  temps,  les  injures,  les  pénitences ,  tout  ayant 
échoué  auprès  d'Enmieline,  il  fallut  faire  ronnailrc  son  re- 
fus au  duc  de  Saint-André.  On  se  fit  un  prétexte  du  cha- 
grin qui  la  rendait  malade  pour  l'envoyer  aux  eaux  de 
Plombières,  et  rompre  ainsi  pendant  quelque  temps  des  re- 
lations de  société  qui  devenaient  difficiles. 

C'est  alors  que  Laurette ,  pénétrée  du  regret  d'être  la 
cause  du  malheur  de  sa  soeur  et  de  celui  de  Théodore,  ne 
])ensa  plus  qu'à  le  réparer. 

—  J'ai  fait  bien  du  mal  sans  le  vouloir,  se  dit-elle  ;  ah  !  si 
je  parviens  à  en  détruire  l'effet,  dussé-je  y  sacrifier  le  bon- 
heur de  ma  vie,  je  bénirai  le  Ciel  de  m'en  avoir  donné  les 
moyens. 

Et  le  Ciel,  qui  se  montre  ordinairement  propice  aux  bon- 
nes intentions,  jeta  dans  le  cerveau  de  Laurelte  une  idée 
qui  pouvait  avoir  le  résultat  au'cllc  désirait. 


Elle  réfléchit  sur  les  passions  qui  faisaient  agir  chacun 
dans  cette  occurrence. 

—  Ma  sœur  est  charmante ,  pensa-t-elle,  et  M.  de  Saint- 
André  la  trouvait  avec  raison  plus  belle  que  moi  ;  mais  il  ne 
faut  pas  se  faire  d'illusion  ;  c'était  pour  sa  dot  seule  qu'il 
l'épousait  :  eh  bien!  j'en  ai  une  aussi  riche  ;  pourquoi  ne 
m'épouserait-il  pas ,  moi  ?  Il  me  déplaît  horriblement  ;  je  le 
crois  fat,  avare,  égoïste;  et  taquin  jusqu'à  la  méchanceté  ; 
mais  qu'importe?  ce  n'est  pas  de  moi  dont  il  s'agit.  El  d'ail- 
leurs ,  je  ne  pourrais  jouir  d'aucun  bonheur  avant  d'avoir 
assuré  celui  d'Emmeline  et  de  Théodore  ;  c'est  à  cela  qu'il 
faut  arriver,  coûte  que  coûte.  Ma  mère  veut  avoir  une  de 
ses  filles  duchesse  ;  il  doit  lui  être  indifférent  que  ce  soit 
l'aînée  ou  la  cadette  :  eh  bien  !  si  en  me  résignant  à  être  la 
femme  d'un  homme  détestable  je  puis  satisfaire  les  inté- 
rêts de  tout  le  monde,  contenter  la  vanilé  de  ma  bonne 
mère,  l'ambition  de  mon  père,  la  cupidité  d'un  mari,  et  l'a- 
mour de  ma  sœur,  il  n'y  a  pas  à  hésiter. 

Ce  n'est  pas  assez  que  de  vouloir  s'immoler  généreuse- 
ment, encore  faut-il  le  faire  avec  l'adresse  nécessaire  pour 
tirer  profit  de  son  sacrifice.  M.  de  Saint-André  avait  affi- 
ché un  si  grand  sentiment  pour  Emmeline,  qu'd  ne  pouvait 
subitement  feindre  le  même  amour  pour  une  autre.  Il 
fallait  l'aider  à  devenir  infidèle.  Laurette  jeta  les  yeux  sur 
la  marquise  de  Sennecourt  pour  lui  rendre  ce  service.  Elle 
lui  fit  entendre  que  si  son  frère  s'était  adressé  à  elle  plu- 
tôt qu'à  Emmelme,  il  n'eût  pas  essuyé  un  pareil  refus. 

La  confidence  eut  le  résultat  que  Laurette  en  espérait. 
M""*  de  Sennecourt  trouva  son  frère  très-disposé  à  pren- 
dre l'argent  de  M.  de  Beauvallon,  qu'il  lui  vint  de  l'une  ou 
de  l'autre  de  ses  filles.  Mais,  en  dépit  de  toute  sa  fatuité, 
il  eut  peine  à  se  persuader  que  cette  même  jeune  fille  qui 
l'accablait  chaque  jour  de  moqueries  et  d'épigrammes , 
cachât  un  sentiment  tendre  pour  lui  sous  ce  masque  iro- 
nique. Il  était  tenté  de  se  tourner  vers  l'ambitieuse  Clo- 
tilde.  Là,  il  était  certain  d'un  accueil  favorable;  mais  on 
répandait  le  bruit  que  la  fortune  du  père  de  Clolilde  venait 
de  subir  un  échec;  et  d'ailleurs  M™*  de  Sennecourt  ne 
pouvait  se  faire  à  l'idée  de  voir  son  frère  le  gendre  d'un 
homme  aussi  commun.  Enfin,  encouragé  par  sa  sœur,  le 
duc  de  Saint-André  l'autorisa  à  parler  à  M™"  de  Beauval- 
lon du  projet  qui  devait  remplacer  le  premier.  Celle-ci  re- 
grettait Irop  vivement  l'honneur  de  son  alliance  pour  ne 
pas  recevoir  avec  des  transports  de  joie  la  nouvelle  propo 
silion  du  duc.  Mais,  avertie  par  l'expérience,  elle  demanda 
le  temps  de  consulter  Laurette  avant  de  s'engager  irrévo- 
cablement. 

M"«  de  Beauvallon  trouva  autant  de  docilité  dans  Lau- 
rette qu'elle  avait  trouvé  de  résistance  dans  Emmeline. 
Elle  consentait  non-.<:eulenicnt  à  vaincre  le  dégoût  que  lui 
inspirait  M.  de  Saint-André,  mais  à  lui  laisser  croire  que  la 
raison  et  l'obéissance  ne  ladélorminaient  pas  seules  à  l'épou- 
ser. A  tant  de  soumission,  à  tant  de  sacrifices  elle  ne  mettait 
qu'une  seule  condition  :  c'était  le  mariage  de  sa  sœur  avec 
Théodore  de  Uodeville. 

A  ce  nom.  M""  de  Beauvallon  s'était  récriée  que  jamais 
le  spadassin  qui  avait  blessé  son  fils  n'entrerait  dans  sa 
famille.  A  cela  Laurelte  avait  répondu  tranijuillemont  : 

—  Eh  bien  !  il  n'y  aura  pas  non  plus  de  duchesse  dans 
la  famille. 

M""  de  Beauvallon  et  son  mari,  ayant  tente  vainement 
par  tous  les  moyens  imaginables  de  faire  renoncer  Laurelte 
à  la  condition  (ju'ellc  exigeait,  finirent  par  s'y  sounietlre. 
Amédée  lui-même  se  chargea  de  ramener  Théodore  et  son 
père  au  château  de  Beauvallon.  Il  fut  décidé  que  les  deui 
mariages  se  feraient  le  même  jour. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


43 


Laurette  voulut  être  témoin  de  la  joie  qu'éprouveraient 
Emmelioe  et  Théodore  à  se  revoir.  «  Le  bonheur  de  ma 
vie  cnlièrc  doit  payer  cet  heureux  moment,  pensait-elle; 
j'en  dois  avoir  ma  part  de  plaisir.  »  Mais  elle  se  garda  bien 
de  rien  dire  qui  pût  donner  l'idée  du  sacrifice  qu'elle  fai- 
sait à  celle  union  ;  car  le  bon  cœur  d'Einnieline  n'aurait 
pas  accepté  une  félicite  achetée  au  prix  du  bonheur  de  sa 
chère  Laurette.  Celle-ci  s'efforçait  donc  de  paraître  tout 
occupée  des  intérêts  de  vanité  qui  remplacent  ceux  de 
l'àme  dans  les  mariages  de  calcul.  Les  riches  étolTes,  les 
dentelles  de  son  trousseau  semblaient  lui  faire  oublier  la 
laideur  de  son  futur,  et  le  chiffre  blasonné ,  brodé  sur  ses 
mouchoirs,  le  lui  faisait  paraître  aimable ,  à  ce  qu'elle  pré- 
tendait, Mais  lorsque  après  avoir  ainsi  étalé  ses  richesses 
de  Oancée  aux  yeux  de  ses  amies,  et  leur  avoir  fait  accroire 
que  la  possession  de  tous  ces  colifichets  suffisait  à  ses  dé- 
sirs, elle  rentrait  dans  sa  chambre,  un  ruisseau  de  larmes 
inondait  son  visage.  Elle  s'avouait  que  l'orgueil  d'un  titre, 
le  luxe  d'une  parure  ne  la  consoleraient  jamais  de  la  perte 
du  bonheur  qu'elle  avait  rêvé  ;  qu'il  fallait  à  son  cœur  des 
jouissances  plus  nobles.  Et  elle  s'étonnait  de  voir  toujours 
le  même  souvenir  se  mêler  à  ses  regrets,  c'était  celui  du 
jeune  Adolphe  de  Nérival. 

Admis  depuis  quelques  mois  au  château  de  Beauvallon, 
M.  de  Nérival  n'avait  jamais  dit  à  personne  qu'il  adorait 
Laurette,  et  tout  le  monde  le  savait;  elle  seule  en  doutait, 
mais  c'était  par  l'effet  de  cette  défiance  qu'on  ressent  d'or- 
dinaire pour  tous  les  succès  qu'on  désire.  Et  puis  Adolphe, 
quoique  bien  né,  n'avait  pas  de  fortune  :  il  était  de  ces 
esprits  supérieurs  destinés  à  se  créer  une  belle  existence  , 
mais  dont  la  haute  intelligence  n'est  devinée  que  par  les 
personnes  douces  elles-mêmes  de  gi-andes  facultés. 

C'est  en  perdant  tout  espoir  de  répondre  jamais  à  l'a- 
mour d'Adolphe  que  Laurette  s'aperçut  du  prix  qu'elle  y 
attachait. 

—  Eh  bien  !  ce  sera  une  expiation  de  plus,  dit-elle,  qui 
me  vaudra  le  pardon  du  mal  que  j'ai  fait  si  souvent  en  di- 
sant tout  ce  qui  me  passe  par  la  tète. 

il  était  impossible  de  ne  pas  faire  une  comparaison  dé- 
solante pour  Laurette  entre  ces  deux  mariages  qui  allaient 
s'accomplir.  Théodore,  en  adoration  devant  le  charmant 
visage  d'Emmeline,  s'embellissait  lui-même  du  bonheur 
d'être  aimé.  Ils  parlaient  de  leur  existence  future  avec 
tout  l'enivrement  des  plus  douces  espérances,  avec  ce 
chaste  embarras  qui  ajoute  encore  du  charme  aux  projets 
de  ménage.  Emmeline,  consultée  sur  les  moindres  inté- 
rêts, en  décidait  à  son  gré.  Tout  faisait  prévoir  qu'elle 
serait  la  reine  du  royaume  conjugal. 

Pendant  ce  temps,  le  duc  de  Saint-André  comptait  le 
nombre  de  domestiques  qu'il  pourrait  ajouter  aux  siens, 
a  somme  qu'il  pourrait  mettre  aux  sompteux  cpparte- 
ments  qu'il  occuperait,  et  il  se  dépitait  de  ne  pas  trouver 
dans  les  revenus  que  lui  apportait  sa  femme  de  quoi  entre- 
tenir un  équipage  de  chasse  et  fonder  un  haras. 

La  pauvre  Laurette  n]eulrait  pour  rien  dans  aucun  de 
ses  projets;  et  pourtant  elle  seule  devait  lui  donner  les 
moyens  de  les  réaliser.  Mais  les  égoïstes  ne  sont  recon- 
naissants que  de  ce  qu'ils  espèrent;  les  combler  de  biens, 
c'est  acheter  leur  ingratitude. 

Le  jour  de  la  signature  des  deux  contrats  étant  fixé , 
M.  et  M"»  de  Beauvallon  voulurent  en  faire  une  pre- 
mière solennité,  et  y  convièrent  tous  les  châtelains  du  voi- 


smage. 


Les  deux  fiancées,  parées  avec  goût,  partageaient  tous 
les  suffrages.  Les  uns  vantaient  la  douce  langueur  répan- 
due sur  les  traits  d'Emmeline  ;  ce  regard  à  la  fois  tendre  et 


mélancolique  qui  est  la  véritable  expression  du  bonheur. 
Les  autres  s'extasiaient  sur  l'air  animé,  le  regard  fiévreux, 
le  sourire  continuel  de  Laurette,  et  se  disaient  entre  eux  : 
€  Celle-là  ne  cache  pas  sa  joie  de  se  marier.  »  Car  c'est 
ainsi  que  jugent  les  indifférents  sur  ce  qu'on  leur  montre 
et  non  sur  ce  qui  est. 

Adolphe  seul  devinait  que  Laurette  souriait  pour  ne 
pas  pleurer.  Il  espérait  que  la  même  sympathie  lui  faisait 
lire  dans  son  cœur  tout  ce  qu'il  souffrait  en  la  voyant 
ainsi  passer  au  pouvoir  d'un  autre.  Il  voulait  qu'elle  le  sût 
malheureux,  très-malheureux  de  ce  mariage;  et  pour  lui 
prouver  qu'il  n'avait  pas  le  courage  d'en  être  témoin,  il 
sortit  du  salon  au  moment  où  les  notaires  entrèrent  pour 
réclamer  les  signatures  requises. 

Le  contrat  d'Emmeline  devait  passer  le  premier.  Toutes 
les  personnes  dispersées  dans  l'appartement  se  réunirent 
près  de  la  grande  table  où  chacun  venait  inscrire  son  ncm. 
Il  en  résulta  une  véritable  foule.  La  température  était  fort 
chaude,  et  tout  à  coup  des  cris  étouffés  se  firent  entendre, 
et  ils  furent  suivis  du  bruit  que  fait  un  homme  en  tombant 
à  terre. 

C'était  le  gros  M.  Moutonneau  qui  succombait  à  une  at-* 
taque  d'apoplexie. 

On  juge  de  l'effet  que  produisit  cet  événement  sinistre. 
Tout  fut  suspendu  pour  ne  s'occuper  que  des  secours  à 
donner  au  malade.  Ou  le  transporta  chez  lui  :  un  médecin, 
un  chirurgien  sont  aussitôt  appelés,  mais  leurs  secours 
furent  inutiles;  M.  Moutonneau  expira  dans  la  nuit,  lais- 
sant une  fille  dans  la  douleur  et  héritière  d'une  fortune 
immense. 

Comme  sans  s'en  vanter  M.  de  Beauvallon  était  un  peu 
parent  de  M.  Moutonneau,  on  ne  put  se  dispenser  d'ajour- 
ner la  fête  des  deux  mariages. 

Laurette  se  reprocha  d'en  éprouver  une  sorte  de  plaisir, 
mais  voir  éloigner  le  malheur  qu'on  redoute,  c'est  renaître 
à  l'espoir  d'y  échapper.  Pourtant,  rien  ne  pouvait  faire 
présumer  un  changement  dans  la  destinée  de  Laurette;  elle- 
même  l'avait  fixée;  elle  devait  la  croire  immuable. 

Elle  commençait  à  reprocher  au  Ciel  de  lui  avoir  donné 
ce  moment  de  répit  pour  rendre  son  sacrifice  doublement 
pénible,  lorsqu'un  matin  son  père  lui  fit  dire  de  venir  lui 
parler. 

—  Qu'a-t-ilà  m'apprendre?  pensa-t-elle;  ah!  cela  ne  sau- 
rait être  un  malheurJ  Voilà  l'avantage  de  se  trouver  dans 
ma  position ,  condamnée  à  passer  sa  vie  avec  un  homme 
qu'on  déteste  :  on  peut  défier  tous  les  chagrins  de  la  vie  ; 
que  sont-ils  auprès  de  celui-là? 

Tout  en  raisonnant  ainsi,  elle  arriva  jusque  dans  le  ca- 
binet de  son  père,  et  perdit  beaucoup  de  sa  sécurité  en 
voyant  la  consternation  peinte  sur  les  traits  de  M.  de  Beau- 
vallon. 

—  C'est  une  indignité,  disait-il  en  se  parlant  à  lui-même; 
une  action  infâme  dont  mon  fils  tirerait  vengeance  sur 
l'heure,  si  l'honneur  de  sa  sœur  ne  nous  contraignait  pas 
au  silence.  Du  courage,  ma  fille,  ajouta-t-il  en  apercevant 
Lauretle,  du  courage!  11  est  des  situations  où  c'est  faire 
preuve  d'honneur  que  de  supporter  sans  plaintes  l'insulte 
d'un  misérable.  Grâce  au  Ciel,  ce  n'est  point  un  coup  mor- 
tel qu'il  vous  porte,  et  la  considération  de  votre  famille 
n'en  souffrira  pas  ;  mais  je  sens  tout  ce  qu'un  semblable 
procédé  doit  vous  causer  de  peine,  et  je  m'en  afflige  pour 
vous. 

—  Mais  qu'arrive-t-il  donc,  mon  père?  demande  Lau- 
rette avec  impatience. 

—  En  vérité,  je  ne  trouve  pas  de  mot  pour  tous  prépa- 
rer à  une  semblable  nouvelle. 


44 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Ne  craignez  rien,  parlez. 

—  Eh  bien  !  le  duc  de  Saint-André  rompt  avec  nous. 

—  Qu'enlends-je?  s'écrie  Laurette  en  sautant  de  joie. 

—  11  vous  refuse!  et  cette  mort,  qui  est  venue  tout  sus- 
pendre, en  est  cause.  En  apprenant  que  Clotilde  héritait 
de  trois  millions,  le  monstre  s'est  réjoui  de  n'avoir  point 
encore  signé  son  contrat  avec  vous.  Sa  sœur  a  été  trouver 
le  tuteur  de  M"'  Moutonneau;  ils  se  sont  entendus  ensem- 
ble. Dieu  sait  ii  quelles  conditions,  et  c'est  Clotilde  qu'il 
épouse. 

—  Ah  !  mon  Dieu,  quel  bonheur!  s'écria  Laurette  en  em- 
brassant son  père. 

Puis  elle  lui  raconte  le  sacrifice  qu'elle  faisait  en  accep- 
tant un  pareil  mari.  Son  dévouement  était  si  beau,  sa  joie 


est  si  naïve,  que  son  père  en  est  touché.  Il  lui  accorde  de 
maintenir  le  mariage  de  sa  sœur,  et  de  laisser  au  jeune 
Adolphe  le  temps  de  mériter  Laurette. 

Pour  prix  d'un  si  doux  avenir,  Laurette  promit  de  ne 
plus  médire  de  personne,  et  de  se  montrer  indulgente 
pour  tous  les  ridicules,  excepté  cependant  pour  ceux  de 
M.  le  duc  et  de  M"-'  la  duchesse  de  Saint-André.  On  lui 
laissa  ce  petit  dédommagement,  dans  la  certitude  que  la 
leçon  avait  été  assez  sévère  pour  qu'elle  ne  retombât  point 
dans  le  même  tort,  puis  on  s'occupa  de  la  rendre  heureuse 
en  disant  qu'après  avoir  corrigé  la  mauvaise  langue,  on 
devait  récompenser  le  bon  cœur. 

M"-*  Sophie  CAY. 


LS  SOlCHSBlli  DB  X£AI13T7E71I7E. 


Sur  le  tissu  fragile  où  votre  art  se  déploie, 
La  navette,  enfin  lasse,  échappe  à  votre  main  ; 
Vous  ne  distinguez  plus  les  couleurs  de  la  soie  : 
Cédez  à  la  nature,  il  est  temps;  à  demain! 
Demain ,  dès  que  le  jour  frappera  vos  paupières , 
Vous  reprendrez,  plus  calme,  un  travail  précieux; 
Éteignez  votre  lampe  et  dites  vos  prières  : 
Marguerite ,  fermez  les  yeux. 


Les  fleurs  que  la  nuit  aime  ont  entr'ouvert  leurs  urnes  ; 
L'hymne  affaibli  du  soir  cesse  dans  le  saint  lieu  : 
Voici  l'heure  où  l'essaim  des  fantômes  nocturnes 
Se  disperse  dans  l'ombre  et  suit  l'ordre  de  Dieu. 
Jamais  au  milieu  d'eux  le  crime  ne  repose; 
Ils  lui  jetleul  au  front  leurs  ongles  furieux. 
Vous  qui  ne  connaissez  que  les  songes  de  rose, 
Marguerite,  fermez  les  yeux. 


Vos  soleils  sont  voilés  d'amertume  et  d'alarmes. 
Mais  la  nuit  pour  votre  âme  est  pleine  de  douceur; 
Vous  gagnez  avec  peine  un  pain  trempé  de  larmes, 
Pour  votre  vieille  mère  et  votre  jeune  sœur  : 
Mais  vous  êtes  aimée  et  vous  êtes  bénie, 
Et  quand  vous  sommeillez,  les  envoyés  des  cicux 
Viennent  vous  saluer  comme  autrefois  Marie. 
Marguerite,  fermez  les  yeux. 


Devant  vous  est  l'hôtel  d'un  grand  du  jour,  d'un  prince! 
L'aumône  est  inconnue  à  ce  riche  sans  cœur; 
Il  dépense  aujourd'hui  l'impôt  d'une  province. 
Il  refusait  hier  une  obole  au  malheur. 
Son  palais  fastueux  de  vingt  lustres  s'éclaire  ; 
Le  pauvre  le  regarde  et  passe  soucfeux... 
Ce  luxe  sans  prudence  insulte  à  la  misère. 
Marguerite,  fermez  les  yeux. 


L'élu  de  votre  amour,  celui  qui  dès  l'enfance 
A  senti  votre  cœur  battre  à  l'appel  du  sien , 
A  rejoint  nos  soldats  sur  ces  bords  que  la  France 
Arrosa  tant  de  fois  du  plus  pur  sang  chrétien. 
Il  reviendra  bientôt,  vous  a-t-on  dit?  — Mensonge! 
Ses  frères  ont  pleuré  son  trépas  glorieux  : 
Si  vous  le  revoyez,  ce  sera  dans  un  songe. 
Marguerite,  fermez  les  yeux. 

CuAHLES  LAFONT. 


MISÉE  DES  FA^IÎLLES. 


45 


PBOMSIf^SSS   SUR    î^'ÉTAKGa 


«Sé^:»SS:2i3  2î£2^3DI£23  (!)• 


LES   MENDIANTS. 


La  voix  fêlée  de  la  vieille  horloge  du  village  proclamait 
la  septième  heure  du  malin,  et  tous  les  thermomètres  et 
baromètres  du  château  étaient  d'accord  aTec  mon  calen- 
drier pour  annoncer  le  mois  de  décembre ,  frimaire  , 
comme  Tarait  si  bien  nommé  la  Révolution. 

«  Quand  une  bonne  chose  est  faite  ou  inventée,  n'importe 
par  qui,  me  disait  M.  de  Nervat,  chemin  faisant  vers  le 
bateau,  non-seulement  il  ne  faut  pas  nier  qu'elle  soit  bonne, 
mais  encore  il  faudrait  Tadopter.  Je  regretterai  donc  tou- 
jours que  l'ont  n'ait  pas  conservé  le  calendrier  dit  républi- 
cain, pour  la  dénomination  des  mois ,  comme  on  a  fait  du 
nouveau  système  monétaire.  Je  ne  parle  pas  de  la  substitu- 
tion de  la  décade  à  la  semaine,  substitution  impossible  et 
impie  :  neuf  jours  consécutifs  de  travail  dépassent  les  forces 
humaines;  et  le  dimanche,  le  jour  du  Seigneur,  ne  sera 
jamais  détrôné  par  l'insipide  décadi.  Mais  les  noms  des 
mois  !...  Quelle  sorte  d'inconvénients  y  aurait-il  à  rempla- 
cer les  païens  Janvier  (Janus),  Mai  (Maïà},  et  Juillet  (Julius), 
par  Nivôse,  Floréal  et  Messidor,  qui  rappellent  au  moins 
les  neiges,  les  fleurs  et  les  moissons  ;  et  surtout  l'absurde 
Décembre  (  n»  10  pour  exprimer  le  douzième  mois  de  l'an- 

(0  Voir  le  Dumiro  dernier  page  i3  et  loiriDiei. 


née  ! },  par  Frimaire,  dont  le  nom,  mon  petit  ami,  n'est  que 
trop  bien  justifié  :  voyez  plutôt  le  givre  et  les  frimas  qui 
craquent  sous  nos  pieds.  Mais,  dit-on,  les  mois  républi- 
cains ne  concordaient  pas  eiactement.  pour  le  point  de 
départ  et  la  durée,  avec  les  anciens  mois!  Ola  est  un  tort, 
et,  pour  faire  prévaloir  les  nouvelles  appellations  rien 
n'était  plus  facile  que  d'établir  cette  concordance  en  sup- 
primant les  jours  complémentaires,  dont  on  n'a  jamais  su 
que  faire,  et  en  commençant  l'année  par  le  mois  de  nivôse. 
Si  l'ordre  des  saisons  en  eût  peut-être  légèrement  souffert, 
comme  il  varie  selon  les  méridiens,  c'est  une  considéra- 
tion nulle.  De  cette  manière,  les  fêles  religieuses,  civiles 
ou  champêtres,  les  anniversaires  de  toutes  sortes  ,  tout  ce 
qui  lient  aux  mœurs  et  aux  coutumes  des  peuples,  auraient 
continué  de  tomber  aux  mêmes  quantièmes  que  par  le 
passé.  Mais,  ajoule-t-on,  comment  déraciner  les  vieux 
noms  de  la  mémoire  et  des  habitudes  routinières  des  pay- 
sans? Comment  a-t-on  substitué  les  départements  aux 
provinces,  les  francs  aux  livres  tournois,  les  litres  à  la 
pinte,  etc.?...  C'est  l'affaire  d'une  ou  deux  générations. 
.Mais  la  France  devait-elle,  pouvait-elle,  sans  ridicule  el 
sans  grande  incommodité,  s'obstiner  à  un  calendrier  qu 


46 


LECTURES  DU  SOIR. 


n'était  celui  d'aucune  autre  nation?  Une  fois  toute  la  dif- 
férence réduite  aux  noms,  comme  je  viens  de  vous  l'expli- 
quer, il  ne  se  fût  plus  agi  que  d'une  simi)le  traduction  , 
fort  aisée.  Et  d'ailleurs,  pourquoi  les  gouvernements  et  les 
peuples  qui,  de  gré  ou  de  force,  ont  accepté  nos  droits- 
réunis,  notre  timbre  ,  notre  conscription,  notre  calcul  dé- 
cimal, etc.. ,  et  qui  ont  gardé  tout  cela,  même  après  le 
départ  de  nos  soldats  victorieux,  n'auraient-ils  pas  adopté 
aussi  les  nouveaux  noms  de  nos  mois?  Depuis  quand  la 
France  ne  donnc-t-cllc  plus  le  ton  et  la  mode?  Elle  n'avait 
qu'à  persister,  et  l'Europe  aurait  adopté  les  noms  de  ses 
mois ,  comme  la  forme  de  ses  chapeaux  et  de  ses  robes, 
ne  fùf-cc  que  parce  qu'ils  sont  plus  jolis  et  plus  élégants.  En 
eiïet,  indépendamment  de  la  justesse  de  leur  signilication, 
comparée  aux  non-sens  ou  aux  contre-sens  des  anciennes 
dénominations,  quelle  euphonie  dans  leurs  consonnances! 
quelle  ingéniosité  (  passez-moi  le  barbarisme)  dans  leur 
contcxture  !  ces  terminaisons  en  ose  pour  les  mois  d'hiver, 
en  al  pour  ceux  du  printemps,  en  or  pour  ceux  d'été,  en 
aire  pour  ceux  d'automne  !...  Comme  tout  est  harmonique 
et  harmonieux  !  Comme  cela  sent  le  poète  !  Aussi  est-ce  le 
poète  de  la  Convention,  Fabre-d'Eglantine,  qui  est  l'in- 
venteur de  ce  calendrier  charmant.  Un  poète  ne  passe  ja- 
mais nulle  part  sans  y  laisser  quelque  trace  de  goût, 
quelque  rayon  de  beauté!  Et  vous  verrez  (ou  vos  pelits- 
enfants  le  verront)  que  le  calendrier  de  l'auteur  du  Philinîe 
de  Molière,  des  deux  Précepteurs  et  de  l'Intrigue  épis- 
iolaire,  sera  le  calendrier  de  l'avenir,  quand  ses  expres- 
sives et  sonores  appellations  ne  retraceront  plus  à  la  mé- 
moire que  l'image  confuse  et  pâlie  de  l'époque  désastreuse 
où  il  est  né.  » 

M.  de  Nervat  était  en  veine  (l'enthousiasme  était  la  seule 
langue  de  ses  convictions,  quelque  minime  qu'en  fût  l'ob- 
jet), et  il  aurait  parlé  de  frimaire  jusqu'en  nivôse,  s'il  n'eût 
été  interrompu  dans  sa  prédication  par  le  «  Eh  !  mon  cher 
monsieur  !  »  d'un  important  commensal  du  château.  C'é- 
tait M.  S....,  qui,  quelques  années  auparavant,  avait  juré 
haine  à  la  monarchie  et  demandé  l'abolition  de  la  cour  et 
de  la  noblesse,  et  qui  maintenant  était  baron  de  l'empire, 
nous  fatiguait  les  yeux  de  ses  armoiries  et  de  sa  livrée  féo- 
dale, et  sollicitait  une  charge  de  chambellan  (le  grand  Em- 
pereur devait  bien  rire  quelquefois)  ;  du  reste,  fort  jeune 
encore  pour  tous  les  serments  qu'il  avait  prêtés  d  courte 
échéance,  et  venant  de  faire  un  excellent  mariage,  c'est-à- 
dire  ayant  épousé  une  femme  commune,  laide  et  maus- 
sade, qui  lui  avait  apporté  une  dot  de  quinze  cent  mille 
francs. 

—  Que  diable,  continua-t-il  sans  interruption,  faites- 
vous  donc  ainsi  tous  les  matins,  vous  autres?  Un  cours  de 
botanique  ou  de  physique?  ou  de  morale?  Hein?  Ma  pa- 
role d'honneur,  j'ai  voulu  m'en  assurer  par  moi-même,  et, 
qui  sait,  profiter  peut-être  de  la  leçon.  Et  puis,  je  ne  serai 
pas  fâché  de  voir  lever  le  soleil.  Le  lever  du  soleil,  c'est  un 
fort  beau  spectacle  en  vérité,  ot  dont  je  n'ai  pas  abusé.  J'y 
ai  bien  assisté  huit  ou  dix  fois  dans  ma  vie,  en  revenant  du 
bal  ou  du  jeu,  mais  je  dormais  dans  le  fond  de  ma  voiture, 
comme  dans  ma  loge  à  l'Opéra,  et  il  faut  pourtant  voir 
cela  une  fois  avant  de  mourir.  Du  reste,  j'ai  bien  choisi 
mon  temps  pour  déranger  le  moins  possible  ma  nuit;  le 
soleil  est  un  paresseux,  comme  moi;  il  se  lève  lard  dans 
celle  saison. 

—  Peut-être  même  ne  se  lèvera-t-il  pas  du  tout  aujour- 
d'hui, interrompit  unpeuvivementM.de  Nervat,  qui  s'im- 
patientait du  ton  de  protection  que  ce  monsieur  prenait 
avec  le  soleil. 

—  Eh  bien'  nous  muB  tn  passerons,  reprit  M.  S...., 


et  plus  facilement  que  d'un  bon  déjeuner.  Mais  je  ne  pré- 
tends point  me  passer  de  vos  sermons,  cher  monsieur  de 
Nervat.  Je  n'ai  guère  le  temps  de  toutes  ces  choses-là,  cl 
je  serai  fort  aise,  une  fois,  d'être  prêché  avec  ce  petit  jeune 
homme  (et  il  me  donnait  des  petits  coups  de  grand  sei- 
gneur sur  l'épaule  ;  et  il  tortillait  dans  ses  doigts  les  bou- 
tons du  gilel  de  M.  de  Nervat).  Voyons,  où  est  le  bateau,  cl 
de  quoi  nous  parlerez-vous  ce  matin  ? 

—  De  rien ,  probablement ,  répondit  M.  de  Nervat  de 
plus  en  plus  sec,  lui  si  affectueux  d'ordinaire.  C'est  qu'en 
sa  qualité  d'homme  le  moins  offensif  du  monde,  il  suppor 
tait  moins  que  tout  autre  la  plus  légère  offense. 

Cependant  M.  S....,  qui  avait  tout  le  plaisir  de  notre 
contrariété,  avait  déjà  détaché  le  bateau,  et  nous  y  mon- 
tions à  peine,  qu'une  troupe  de  pauvres  gens  ,  yieillards, 
femmes  et  enfants,  se  précipitèrent  vers  nous  de  la  route 
voisine,  tendant  les  mains  à  l'aumône.  C'étaient  de  ces  men- 
diants vagabonds  qui,  manquant  d'ouvrage  cl  surtout  de 
cœur,  vont  quêtant,  dans  la  morte-saison,  de  ferme  en 
ferme,  de  château  en  château ,  et  racontant  chaque  année 
que  leur  village  a  été  brûlé. 

M.  de  Nerval  vida  ses  poches  dans  leurs  mains,  et  me 
conseilla  d'en  faire  autant.  «  Ce  sont  peut-être  de  fort 
mauvais  sujets,  me  disait-il  tout  bas,  mais  à  coup  sûr  ce 
sont  des  malheureux.  » 

Quant  à  M.  le  baron  de  l'empire,  il  était  tout  installé 
dans  le  bateau,  le  visage  épanoui,  et  son  lorgnon  d'or  et 
de  rubis  braqué  sur  les  haillons  et  les  Ggures  terreuses  de 
ces  pauvres  misérables. 

—  Eb!  monsieur,  s'écria  M.  de  Nerval  en  entrant  dans 
le  bateau  avec  moi,  leurs  souffrances  et  leur  opprobre  ne 
sont-ils  pas  assez  visibles  à  l'œil  nu? 

—  D'abord,  répliqua  le  baron  en  continuant  de  les  lor- 
gner et  de  sourire,  j'ai  la  vue  très-basse,  et  la  passion  de 
l'étude  des  physionomies.  C'est  un  caprice  fort  innocent, 
et  cela  vaut  beaucoup  mieux  que  d'entretenir  la  gueuse- 
rie...  Car  eniin,  comme  l'a  dit  un  ministre  d'Etat:  Taumône 
est  une  prime  offerte  à  la  fainéantise.  D'ailleurs,  il  y  a  un 
décret  de  l'Empereur  qui  abolit  la  mendicité. 

—  Il  fallait  peut-être  commencer  par  abolir  la  misère, 
ainsi  que  tous  les  ûéaux  et  tous  les  vices  qui  y  conduisent, 
répliqua  M.  de  Nervat.  Quant  à  ces  malheureux  que  voici, 
peut-être,  avec  du  courage,  auraient-ils  trouvé  hier  du  tra- 
vail, peut-être  ont-ils  bu  le  peii  qu'ils  avaient;  mais  enfin 
ils  n'ont  pas  de  quoi  manger  aujourd'hui ,  et  ce  sont  nos 
frères,  tout  défigurés  qu'ils  soient.  Les  systèmes  politiques, 
les  expériences  philosophiques  sont  de  fort  bonnes  choses, 
et  si  les  législateurs  peuvent  parvenir  à  extirper  la  misère, 
et  sa  fille  la  mendicité,  ils  auront  mérité  des  statues  ;  mais 
j'en  doute  fort.  Quel  que  soit  le  bien-être  général  d'un  peih 
pie,  combien  de  calamités  particulières  frapperont  toujours 
l'individu!  et  alors,  pour  combattre  ces  malheurs,  il  n'y 
aura  jamais  que  la  charité,  et  l'aumône  sa  seule  arme. 
Convenez,  monsieur,  que  nous  sommes  loin  de  cette  aisance 
universelle,  et  qu'en  attendant,  bien  des  malheureux  mou^ 
raient  de  faim  si  on  se  contentait...  de  les  lorgner.  Tenez, 
mon  ami,  ajouta  M.  de  Nervat  en  s'adressant  à  moi,  foici 
une  petite  pièce  que  je  retrouve  au  fond  de  mon  gousset; 
allez  porter  cette  dernière  obole  à  toutes  ces  misères,  qu'elles 
soient  méritées  ou  non  ;  nous  ne  sommes  pas  dans  les 
cœurs,  Dieii  seul  y  regarde...  Mais  cette  offrande,  remettez- 
la  vous-même  à  eux-mêmes  :  ce  n'est  pas  le  tout  de  don- 
ner, il  faut  que  notre  main  touche  la  main  du  pauvre  ; 
c'est  comme  une  intimité  passagère  qui  eonoblil  l'aumAM 
à  ses  yeux. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


47 


Et  je  redescendis  sur  le  bord  de  l'étang  pour  m'acquiiter 
de  la  sainte  commission  ;  et  quand  je  revins  dans  le  bateau, 
l'aspirant  chambellan,  dont  Tamour-propre  était  piqué, 
avait  déjà  sa  bourse  à  la  main,  il  se  leva  sur  le  banc,  et  de 
là  il  jeta  au  milieu  du  groupe  des  mendiants  quelques  pièces 
que  ces  malbeureux  se  disputèrent.  Ils  couraient,  se  bous- 
culaient, se  battaient  à  qui  en  aurait  le  plus,  et  le  baron 
de  rire.  Quelquefois,  son  lorgnon  à  l'œil,  il  visait  un  de  ces 
pauvres  gens  à  l'oreille  ou  au  nez,  et  la  grimace  ou  l'ccor- 
churequi  s'ensuivait  devenait  le  signal  d'uue  joie  inextin- 
guible que  partageaient  les  misérables  eux-mêmes  ;  et  alors 
le  baron  redoublait  d'adresse  et  de  gros  sous.  C'était  un  vé- 
ritable bombardement  d'aumônes.  Les  cris,  les  injures,  les 
coups  donnés  et  reçus  remplacèrent  bientôt  dans  cette  foule 
les  rires  stupides  qui  avaient  déjà  remplacé  le  calme  et  la 
supplication.  Et  le  chambellan,  attisant  cet  incendie  de 
cupidité,  nous  disait  dans  les  courts  entr'actes  de  cette  hi- 
deuse représentation  :  «Voilà  vos  intéressants  protégés,  vos 
bons  pauvres...,vos  frères... monsieurle philosophe!  tenez, 
comme  ils  se  ruent  à  cette  risible  curée  ;  ils  s'égorgeraient 
ou  se  feraient  éventrer  pour  un  liard...  Encore  ceci!  bon! 
Ils  tombent  les  uns  sur  les  autres,  comme  des  capucins 
de  cartes...  Oh!  c'est  charmant!  On  a  parbleu  raison  de 
dire  que  la  bienfaisance  est  un  grand  plaisir.  Je  ne  crois 
pas  m'être  jamais  tant  amusé.  Eh  bien,  vous  ne  riez  pas, 
monsieur  de  Nervat? 

—  Non,  monsieur,  je  ne  ris  pas  ;  je  ne  ris  jamais  de  la 
dégradation  de  mes  semblables ,  et  je  détourne  les  yeux 
pour  ne  pas  voir  la  brutalité  animale  de  ces  misérables, 
qui  seraient  les  derniers  des  hommes  si...  —  Si,  dites- 
vous...? —  S'il  n'existait  pas  des  gens  pour  encourager  cet 
abrutissement  et  y  prendre  un  ignoble  plaisir.  —  Mais , 
monsieur,  ceci  ressemble  à  une  leçon.  —  Vous  demandiez 
un  sermon...,  et  il  n'est  pas  fini.  Ramez  toujours,  mon 


petit  ami,  monsieur  nous  écoutera  jusqu'à  l'autre  bord. 
Oui,  monsieur,  un  ignoble  plaisir!  Et  encore,  ces  malheu- 
reux dont  vous  riez  cruellement,  que  vous  méprisez  de  si 
haut,  c'est  la  faim  qui  les  pousse  à  tant  de  ridicules  et  gros- 
sières actions,  c'est  leur  pain  qu'ils  poursuivent  en  mar- 
chant sur  le  corps  de  leurs  camarades  !...  Le  besoin  est  une 
explication,  et  l'ignorance  une  excuse  pour  ces  mendiants 
des  rues.  Mais  ceux  qui,  au  lieu  de  remercier  la  Provi- 
dence des  biens  et  de  la  position  qu'elle  leur  a  donnés, 
vont  encore  tendre  la  main  aux  largesses  du  pouvoir,  et 
sollicitent  des  pensions  et  des  vanités  avec  plus  de  bassesses 
ou  d'effronterie  que  leurs  confrères  en  guenilles  n'en  met- 
tent à  demander  de  quoi  subsister  jusqu'à  demain;  ceux 
qui,  pour  absorber  en  leur  personne  la  plus  forte  part  de 
cette  proie  d'orgueil  et  de  cupidité,  se  poussent  et  se  bous- 
culent aussi  les  uns  les  autres  sur  les  chemins  de  l'ambi- 
tion et  de  la  fortune,  dénonçant,  calomniant,  déchirant..., 
gorgés  de  tout  et  demandant  toujoure...,  ceux-là,  mon- 
sieur, ne  sont-ils  pas  les  premiers  et  les  derniers  des  men- 
diants? L'intrigue  est  la  mendicité  des  riches. 

—  C'en  est  trop,  monsieur...  Nervat,  je  crois,  inter- 
rompit le  haut  baron,  qui  ne  riait  plus  ;et  si  vos  cheveux 
blancs  et  mon  rang...  —  Mon  père,  m'écriai-je  en  laissant 
tomber  les  rames  et  en  me  jetant  dans  les  bras  de  M.  de 
Nervat  comme  pour  le  proléger.  — Mon  (ils,  reprit-il  avec 
autant  de  calme  qu'il  avait  mis  de  chaleur  dans  son  allocu- 
tion, ne  craignez  point  pour  moi.  M.  le  baron  saura  que  ma 
vieille  épée  de  capitaine  au  régiment  de  Picardie  est  à  son 
service  aussi  bien  que  mes  sermons  de  philosophe  chrétien. 
Grâce  à  Dieu,  je  puis  encore  donner  des  leçons  de  plus 
d'un  genre. 

Nous  rentrâmes  tous  les  trois  au  château  sans  prononcer 
une  parole  de  plus,  et  M.  S.... ,  le  soir  même,  se  ressou- 
vint qu'une  affaire  urgente  l'appelait  à  Paris. 


<63Si:^SPS^ISS£  SS£SP^^£1!23» 


LES   GLAÇONS. 


Cette  nuit-là,  les  étoiles  avaient  brillé  d'une  lumière 
plus  vive  et  plus  scintillante  que  dans  aucune  nuit  d'été, 
et  la  terre  paraissait  presque  aussi  resplendissante  que  le 
ciel,  avec  son  manteau  de  neige  et  sa  parure  de  glaçons, 
qui  reflétaient  les  clartés  des  astres  comme  les  mille  facettes 
d'un  grand  miroir  brisé.  Ces  prismes  nocturnes  étaient 
d'un  effet  magique ,  suspendus  aux  grands  arbres  et  aux 
rochers  comme  de  grosses  larmes  pétrifiées,  et  aux  bras  et 
au  cou  des  statues  du  parc  tels  que  des  joyaux  d'aigues- 
marines. 

«  La  campagne  est  belle  toute  l'année.  Son  deuil  blanc, 
comme  celui  des  reines  d'autrefois,  a  ses  magnificences 
qui  valent  ses  toilettes  de  fête  pour  les  yeux  qui  savent  re- 
garder, pour  les  cœurs  qui  savent  sentir;  et  on  ne  connaît 
qu'un  aspect  de  la  nature,  ou  plutôt  on  ne  la  connaît  pas, 
quand  on  n'a  point  passé  un  hiver  à  la  campagne  :  car  ne 
point  savoir  tout  de  chaque  chose,  c'est  n'en  rien  sa- 
voir. » 

Ainsi  me  parlait  M.  de  Nervat,  tandis  que  je  m'habillais 
à  la  hâte  pour  le  suivre  à  notre  bateau  :  «  Car,  ajoutait-il, 
l'étang  n'est  guère  pris  encore  que  sur  les  bords,  et  il  no 


faut  jamais  manquer  à  l'occasion  ni  reculer  devant  le  pos- 
sible. 

Et  nous  descendîmes  sur  les  terrasses  gelées,  et  nous 
prîmes  notre  chemin  ordinaire,  moi,  frappant  des  pieds  à 
chaque  pas  et  soufflant  de  mes  lèvres  violettes  dans  mes 
mains  toutes  rouges;  lui,  calme  et  souriant  à  la  bise  aiguë 
et  marchant  dans  la  neige  avec  ses  petits  souliers  à  boucles 
et  ses  bas  de  soie  chinés,  tout  aussi  ferme  et  plus  réchauffé 
que  les  jeunes  gens  d'aujourd'hui  avec  leurs  grosses  bottes 
et  leurs  pantalons  de  cuir  de  laine  et  leurs  amples  redin- 
gotes fourrées  qui  les  enveloppent  comme  une  robe  et 
comme  un  capuchon.  Et  voyant  que  je  le  regardais  avec 
une  sorte  d'étonnement  :  <  C'est  une  erreur  énorme,  et  par 
conséquent  populaire,  me  dit-il,  de  croire  que  nous  autres 
Français  du  siècle  de  Louis  XV  nous  étions  des  petits- 
maîtres  efféminés,  presque  des  petites-maîtresses,  occupés 
seulement  de  petits  riens  et  ne  pouvant  supporter  la  plus 
petite  peiue,  espèces  de  plantes  de  serres  chaudes,  tout 
étiolées  et  vivant  d'une  vie  factice ,  sans  force  physique  ni 
énergie  morale.  Voilà  ce  que  la  génération  actuelle  se  ré- 
pète sans  cesse  avec  complaisance  ;  c'est  comme  fi  eUe  dt- 


48 


LECTURES  DU  SOIR. 


I 


sait  :  «  C'est  nous  qui  sommes  héroïques,  intrépides  et  pen- 
seurs, et  véritablement  des  hommes  à  présent!  »  et  tout 
cela,  parce  que  les  gens  du  monde,  avant  la  révolution  , 
portaient  des  habits  de  soie,  des  manches  de  dentelles  et 
les  cheveux  poudrés,  et  qu'ils  étaient  gais,  gracieux  et 
polis,  au  lieu  d'avoir  des  coiffures,  des  physionomies  et 
des  manières  de  Bruius.  Mais,  mon  Dieu,  ces  marquis  ga- 
lants et  frisés  allaient  fort  bien  au  froid  et  au  feu  avec  leurs 
dentelles  et  leurs  vestes  brodées,  et  s'ils  ne  se  présentaient 
pas  avec  de  la  barbe  jusqu'aux  yeux  et  des  bottes  ferrées 
aux  pieds  devant  les  dames,  souvenez-vous  qu'ils  chan- 
geaient à  peine  de  costume  et  de  façons  à  la  chasse  ou  à  la 
guerre.  Les  sangliers  de  Chantilly  et  les  Anglais  de  Fon- 
lenoy  ne  s'en  trouvaient  pas  mieux  pour  cela.  Souvenez- 
vous  encore  que  l'Assemblée  Constituante,  qui  certes  comme 
talent  et  comme  énergie  en  valait  bien  d'autres,  était  en 
grande  partie  composée  de  messieurs  qui ,  pour  avoir  le 
chapeau  sous  le  bras,  n'en  portaient  pas  moins  la  tète  haute. 
Dans  le  grand  drame'social,  le  costume  et  la  mise  en  scène 
sont  fort  peu  importants,  les  caractères  et  les  actions  sont 
tout.  De  nobles  cœurs  et  de  grandes  pensées  battent  et  s'agi- 
tent sous  l'habit  de  satin  et  les  cheveux  roulés  comme  sous  la 
laine  et  les  cheveux  plats.  L'élégance  des  formes  n'entraîne 
pas  plus  la  mollesse  de  l'àme  que  la  rusticité  des  manières 
et  des  propos  ne  signifie  la  bravoure  et  la  force.  Il  est  mêrne 
à  remarquer,  et  je  ne  dis  pas  cela  en  qualité  de  laudator 
îemporis  acti  (car  aucun  de  vous  n'est  plus  enthousiaste 
que  votre  vieux  ami  de  la  gloire  militaire  et  des  grandes 
choses  de  ce  siècle),  il  est  même  à  remarquer  que  vos  élé- 
gants si  farouches,  et  qui  croiraient  déroger  en  se  faisant 
aimables,  s'aiment  beaucoup  eux-mêmes,  et  se  soignent  et 
songent  à  leurs  aises  mille  fois  davantage  que  les  petits- 
niailres  d'autrefois.  Comme  ils  ne  s'occupent  de  personne, 
ils  ont  nécessairement  tout  le  loisir  de  s'occuper  de  leur 
j)ropre  personne. 

»  J'avais  besoin ,  mon  petit  ami,  de  vous  dire  tout  cela 
une  fois  pour  toutes,  afin  de  vous  prémunir  contre  de  sottes 
préventions  et  de  vous  supplier  de  rester  le  plus  possible 
Français  de  jadis  en  marchant  avec  la  France  d'aujourd'hui . 
Il  faut  être  impie  pour  renier  le  passé,  ou  insensé  pour 
déserter  le  présent.  Je  voudrais  que  vous  fussiez  sensible  aux 
exquises  délicatesses  de  la  civilisation  du  dernier  siècle 
comme  je  le  suis  moi-même  au  bruit  glorieux  de  nos  armes 
et  aux  progrès  de  toutes  nos  sciences.  El  pour  nous  ré- 
sumer dans  le  petit  cercle  d'idées  où  nous  étions  d'abord , 
voyez  comme  mes  quatre-vingts  hivers  supportent  celui-ci 
avec  sérénité  !  vos  quinze  printemps  ne  font  pas  meilleure 
mine.  Voyez  aussi,  et  cela  je  m'en  accuse  franchement, 
comme  j'ai  été  mauvaise  tête  l'autre  jour  avec  M.  S...,  et 
comme  ma  crânerie  surannée  serait  coupable  si  elle  n'était 
pasrisible!  C'est  un  reste  de  chevilerie  raalentendue,  et 
vous  oublierez  le  détestable  exemple  que  je  tous  ai  donné, 
ou  plutôt  vous  en  garderez  la  mémoire  pour  ne  jamais 


notre  pauvre  bateau  qui  f 
parle  vent  et  insulté  par  I 
ondes,  comme  de  petits  ilo 
rame.  «Allons,  mon  en  fa 
gnon,  allons,  coupons  les 
toujours  que  le  courage  et 
difficulté.  »  Et  nous  voilà 
venant  échouer  à  chaque  i 
comme  nous.  Alors  M.  d< 
nade  n'est  pas  des  plus  ag 
n'en  aurons  jamais  fait  de 
nous  avons  navigué  sur  de 
peine  quelques  rides  léger 
passagers  qui  folâtrent  ai 
fille  ;  et  aucun  obstacle,  ai 
vol  prospère  ;  c'était  cora 
comme  la  vie  des  beaux  i 
mauvais,  les  eaux  de  l'étan 
plissées  comme  l'humeur 
acariâtre;  et  des  centaines 
et  nous  heurlpnt  brutalen 
c'est  le  monde  vrai,  c'es 
une  leçon  de  conduite  ;  v» 
destinée,  telle  que  les  bon 
autres.  Tenez,  vous  dirige 
cette  échappée  qui  vous  p 
voilà  dix  ou  douze  glaçons 
narguent  de  loin  tous  vos 
bord,"  rétrograder  ou  biai 
risque  de  laisser  un  peu  dt 
Vous  êtes  assez  tranquilli 
faire  une  halte  dans  le  ba; 
les  glaçons  qui  arrivent  su 
disputent  le  refuge  que  vo 

•  Telle  est  la  vie  de  ce  m 
tous  les  chemins  en  sont 
d'envieux  !  Veut-on  demei 
que  l'on  a  conquis  à  fon 
cruels  événements,  ou  d( 
viennent  tous  y  relancer 
sein  de  votre  repos,  et  pr« 
au  soleil!...  Sur  la  terre 
combat  de  tous  les  momen 
sive  ;  partout  des  homme 
çons  !  Il  faut  vivre  cepend 
ces  de  malheur  et  de  rui 
l'autre  bord,  où  la  paix  n 
désespéré  ou  blasphémé  p 

—  Mais,  répoudis-je,  e 
pour  manœuvrer  le  batea 
qui  TOUS  aident  et  qui  vou 
des  méchants  et  des  indif 
meilleur  des  amis!  —  Ah 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


ohes  lianes,  et  votre  rame  s'est  brisée.  Je  vous  le  disais 
bien,  le  glaçon  était  dessous.  Ainsi  des  faux  amis,  plus  dif- 
ficiles encore  à  reconnaître.  On  n'y  entend  quelque  chose 
que  lorsqu'il  faut  dire  adieu  à  toute  la  compagnie.  La  vie 
est  une  langue  que  l'on  commence  à  épeler  dans  les  bras 
de  la  mort...  Mais  me  voilà  aussi  triste  qu'un  jeune  homme 
d'à  présent.  Allons  !  allons  !  joie  et  santé  !  Au  rivage,  mon 
ami.  et  à  table,  et  à  la  récréation  !  » 

Et  je  fis  force  de  rames,  et  j'abordai  après  des  détours  et 
des  fatigues  incroyables,  non  sans  avoir  les  bras  et  les  ha- 


l)its  un  peu  endommagés,  mais  la  se 
étaient  revenues  dans  mes  membres  si 
auparavant.  —  «  Eh  bien!  me  dit  enco 
n'avez  perdu  ni  votre  temps  ni  vos  p 
chauffé  pour  toute  la  journée,  et  ague 
lile.  Vous  savez  maintenant  comment 
milieu  des  glaçons  coalisés  ;  vous  av( 
faut  se  conduire  avec  les  hommes.  Qu 
ami  quand  je  partirai,  et  je  m'en  irai  ( 


^32^S?aî£22Sa&  aEW2î52ai£2:2. 


LES  ETREPTNES. 


Vous  avez  peut-être  remarqué  qu'il  dégèle  toujours  le 
1"  janvier  de  chaque  année,  à  Paris  du  moins.  Combien  de 
fois  y  ai-je  vu,  dans  le  mois  de  décembre,  les  petits  gar- 
çons glisser  et  se  culbuter  en  riant  sur  les  ruisseaux  glacés, 
avant  d'arriver  à  i'école  deux  heures  trop  tard,  ou  se  mi- 
trailler avec  des  boules  de  neige,  dont  les  passants  endossent 
par-ci  par-là  quelques  éclats  égarés  !  Puis  arrive  la  Saint- 
Syivestre,  et  le  vent  du  sud,  et  voilà  les  ruisseaux  qui  se 
dégourdissent  et  les  neiges  qui  fondent  partout,  et  c'est  un 
océan  de  boue  dans  les  rues  et  un  déluge  de  gouttières  le 
long  des  maisons  ;  l'atmosphère  n'est  plus  qu'un  vaste  ré- 
seau de  brume  grisâtre,  et  il  n'est  plus  question  du  soleil. 
C'est  l'année  qui  commence,  et  l'on  dirait  la  (in  du  monde. 
Cependant  une  foule  de  fantômes  essoufflés  se  croisent,  se 
heurtent  ou  s'embrassent  sur  les  trottoirs,  et  vont  implo- 
rant du  geste  et  de  la  voix  l'insolent  orgueil  des  cochers 
de  place  qui,  pour  toute  réponse,  leur  adressent  mille  écla- 
boussures  noires  et  larges  comme  des  encriers.  Ce  pério- 
dique dégel  du  premier  jour  de  l'an  à  Paris  est  un  phéno- 
mène habituel  dont  la  raison  météorologique  n'est  pas 
encore  connue  ;  à  moins  que  ce  ne  soit  une  prime  accordée 
aux  (iacres  par  le  crédit  de  leur  patron.  C'est  la  seule  ex- 
plication raisonnable  qu'on  en  puisse  donner. 

Eh  bien  ?  nous  avions  cette  année  au  château  un  pre- 
mier janvier  de  Paris.  Toutes  les  allées  da  parc  étaient  dé- 
foncées, on  marchait  dans  une  espèce  de  purée  gluante  , 
on  respirait  des  nuages;  les  escaliers  suaient  à  grosses 
gouttes,  les  squelettes  des  arbres  pleuraient  de  grosses 
larmes,  et  il  fallait  à  chaque  instant  éclaircir  les  vitres 


quelques  salles  bien  exposées  au  soleil, 
parmi  de  longues  galeries  humides  ei 
meurtrières,  des  cavités  efTrayautes, 
et  des  voûtes  ténébreuses  où  s'engou 
porte  d'entrée  est  ornée  de  belles  colc 
et  surmontée  de  vases  de  fleurs  touj( 
geur  charmé  en  passe  le  seuil  brillai 
décombres  en  décombres,  de  décepti 
perd  enfin  courage  pour  avoir  espéré 
Mieux  vaudrait  une  entrée  modeste 
quelle  rien  de  mal  ne  surprend  et  le  ra( 
un  grand  bénéfice. 

»  Et  il  en  est  de  tout  ainsi,  ajoutî 
des  enfants  à  qui  on  n'a  refusé  aucu 
parents  plus  fous  que  tendres  ont  cor 
épiant  leurs  moindres  caprices  pour 
lant  même  leur  vanité  ou  leur  gour 
çons...,  et  vous  les  verrez,  quand  ils  i 
des  désirs  insatiables,  ou,  ce  qui  est 
aucun  désir.  Il  faut  que  l'entrée  di 
austère  et  difficile,  pour  que  le  reste, 
en  paraisse  du  moins  supportable.  Le 
viennent  jamais  des  hommes  sains. 
sent  les  mères  trop  faibles  :  «  Ces  f 
»  nons-leur  toujours  du  bon  temps,  q 
»  qui  sait  s'ils  en  auront  plus  tard*? 
»  du  moins  complices  de  la  destinée 
»  lontaireraent  des  privations  ou  d( 
»  seront  peut-être  que  trop  tôt  obli 


LECTURES  DU  SOIR: 


»  Je  ne  saurais  trop  le  répéter,  mon  petit  ami,  et  au 
lieu  de  vous  qui  m'écoutez,  je  voudrais  que  toutes  les 
raères  fussent  là  pour  m'cntendre  :  si  v«is  gâtez  vos  en- 
fants, ils  seront  plus  tard  désarmés  dans  les  combats  avec 
la  destinée,  ou  blasés  et  ennuyés  au  milieu  de  ses  fètcs  , 
8i  Dieu  leur  en  réserve;  ou  il  leur  faudra  tous  les  trésors 
et  toutes  les  voluptés  de  la  terre,  pour  un  seul  de  leurs  capri- 
ces. Est-ce  à  dire  qu'il  faille  leur  faire  pour  cela  une  enfance 
de  privations  et  les  rendre  malheureux  pour  leur  apprendre 
à  ne  pas  Tètre?  qu'à  Dieu  ne  plaise!  Ces  pauvres  enfants, 
leur  bonheur  dès  à  présent  et  à  chaque  minute  doit  être 
l'objet  de  toute  la  sollicitude  des  parents  ;  mais  ce  qu'il  faut 
leur  apprendre,  c'est  à  être  heureux  autrement  que  par  des 
dissipations,  de  petites  vanités  satisfaites,  des  friandises 
recherchées,  et  des  cadeaux  inutiles.  C'est  par  le  cœur  et 
par  l'intelligence  que  la  race  humaine  doit  surtout  rece- 
voir le  bonheur  ;  et  à  tout  âge  ,  l'intelligence  et  le  cœur 
peuvent  avoir  des  plaisirs  proportionnés.  L'enfant  au 
maillot,  qui  sourit  à  sa  mère  pleurant  de  joie,  éprouve  déjà 
une  émotion  de  i'àme.  L'enfant  de  sept  ans,  à  l'aspect  d'un 
beau  site  ou  à  la  lecture  d'un  livre  intéressant,  éprouve 
déjà  une  émotion  intelligente.  Voilà  les  jouissances  qu'il 
faut  développer  et  favoriser  dans  ^e  premier  âge,  et  tou- 
jours ainsi,  au  lieu  d'instruire  vous-même  vos  petits  gar- 
çons et  vos  petites  filles  à  mettre  leur  bonheur  dans  les 
bijoux  et  dans  les  dragées.  La  coquetterie  et  la  gourmandise 
n'ont  pas  besoin  d'être  encouragées  ,  mais  seulement  satis- 
faites avec  économie  et  prudence.  Ce  ne  sont  jamais  les 
passions  vaines  ou  les  appétits  grossiers  qu'on  doit  cher- 
cher à  provoquer.  Mettre  les  récompenses  et  les  punitions 
d'un  enfant  dans  ses  repas,  c'est  le  traiter  comme  un  ani- 
mal qu'on  veut  dresser.  —  Mais,  direz-vous,  il  faut  bien 
prendre  les  enfants  par  leur  endroit  sensible  ;  or,  leur 
grande  affaire,  c'est  ledincr,  ce  sont  les  friandises,  etc.... 
A  quoi  je  répondrai  :  oui,  c'est  la  grande  affaire  des  enfants 
tels  que  vous  les  élevez,  mais  c'est  justement  de  quoi  je 
me  plains.  La  gourmandise  est  la  seule  sensualité  des  en- 
fants. Un  enfant  gourmand  est  comme  une  grande  personne 
débauchée.  Que  les  enfants  aient  des  repas  réglés,  qu'ils 
mangent  une  nourriture  saine  et  tant  que  l'appétit  leur 
en  dira ,  mais  ne  cherchez  point  à  exalter  leur  appétit 
trop  ficile  par  des  sucreries  ou  des  mets  plus  succulents. 
Quand  je  vois  un  enfant  ne  pas  manger  les  choses  simples 
d'un  diner  et  se  réserver,  comme  on  dit,  pour  les  crèmes 
roses ,  les  gâteaux  et  les  plats  sucrés ,  je  me  dis  :  Ce 
joli  enfant  aura  une  mauvaise  santé  ou  un  caractère 
malheureux.  Ce  symptôme  ne  m'a  jamais  trompé.  Kn  ré- 
sumé, des  soins  maternels  et  de  tendres  caresses,  de  bon- 
nes lectures,  le  spectacle  des  merveilles  du  monde  et  les 


pures  émotions  des  arts,  puis  des  courses  ,  des  jeux,  des 
exercices  gjmnastiques ,  souvent,  très-souvent...,  c'est 
ainsi  que  le  cœur,  l'esprit  et  le  corps  des  enfants  se  for- 
meront et  se  développeront;  c'est  ainsi  qu'ils  seront  vérita- 
blement des  hommes.  Mais,  en  grâce,  ne  flattez,  n'excitez, 
ne  caressez  jamais  en  eux  les  penchants  sensuels.  Vous  en 
seriez  punis  de  la  manière  la  plus  affreuse,  c'est-à-dire  par 
l'inconduite  ou  le  malheur  de  ces  pauvres  êtres. 

»  Et  voyez,  mon  bon  ami,  ajouta  M.  de  Nervat,  voyez 
comme,  hier  au  soir,  tous  vos  jeunes  camarades  si  riches  et 
si  gâtés  sont  demeurés  indifférents  aux  beaux  cadeaux  du 
jour  de  l'an  si  magnifiquement  étalés  dans  le  salon  du  châ- 
teau. C'est  que  pendant  toute  l'année  on  leur  donne  des 
étrennes.  Ils  n'ont  pas  la  peine  ou  plutôt  le  plaisir  de  dé- 
sirer, et  ils  seront  toujours  misérables  au  sein  de  l'abon- 
dance. Vous,  au  contraire,  qui  avez  été  élevé  avec  une 
tendresse  si  ardente  par  votre  père ,  mais  en  même  temps 
si  éclairée,  vous  à  qui  on  a  tout  de  suite  appris  à  ne  pas 
placer  le  bonheur  si  bas,  et  à  se  passer  de  caprices  et  de 
fantaisies,  plutôt  qu'à  se  les  passer  tous...,  comme  je 
jouissais  de  voire  douce  jouissance  à  la  réception  des  mo- 
destes étrennes  que  votre  excellent  père  vous  a  envoyées 
de  Paris  !  —  Certes,  à  vous  voir  tous,  ou  eût  dit  que  vous 
aviez  reçu  les  trésors  de  l'Inde,  et  que  vos  petits  amis 
avaient  été  presque  oubliés...» 

M.  deNervaten  était  là  de  son  discours,  lorsqu'à  travers 
le  brouillard  qui  s'épaississait  de  moments  en  moments, 
j'entendis  une  voix  claire  et  douce  qui  appelait  sur  le  ri- 
vage :  Emile  !  Emile!  —  En  un  clin  d'œil  le  bateau  rega- 
gna le  bord  et  je  me  jetai  au  cou  de  ma  vieille  bonnc^  de 
ma  seconde  mère,  pauvre  et  sainte  femme  qui  avait  obtenu 
de  mon  père  la  grâce  de  s'embarquer,  infirme  et  souffrante, 
dans  une  mauvaise  voilure,  par  un  temps  effroyable,  pour 
venir  à  cinquante  lieues  embrasser  son  cher  enfant  et  re- 
tourner le  soir  même  auprès  de  son  maître  vieux  et  souffrant 
aussi...  Une  fois  mes  étrennes  parties,  elle  n'avait  pu  résis- 
ter à  les  suivre.  C'était  un  coup  de  tête  de  son  cœur;  aussi 
après  l'avoir  embrassée  longtemps,  je  la  grondai  beaucoup, 
et  puis  je  l'embrassai  encore  bien  longtemps  ! 

Voilà  du  bonheur!...  et  j'avais  une  âme  pour  le  compren- 
dre, parce  que  mon  pèreetcette  excellente  femme  m'avaient 
toujours  trop  aimé  pour  me  gâter.  —  Une  caresse,  une 
lettre  tendre,  un  petit  rien  d'un  prix  inestimable  ,  donné 
et  reçu  par  le  cœur,  comme  la  rose  ùtZémire  et  Âzor, 
voilà  les  plus  belles  étrennes  du  monde.  Que  j'aurais 
plaint  les  autres  avec  leurs  magnifiques  cadeaux,  si  j'avais 
pu  penser  à  eux  dans  ce  moment-là! 

ÉMiLK  DESCHAMPS. 


TRADITION  DB  I^'HISTOIRS  D'BGOSSS. 


£f  bonljommc  îic  Callfiigcicl). 


Avant  la  réunion  de  l'f'cosse  et  de  l'Angleterre,  les  habi- 
tants des  frontières  des  deux  pays  faisaient  de  fréquentes 
incursions  sur  le  forritoirp  voisin.  Souvent  une  bande  de 
maiisardcur,  profitant  d'un  épais  brouillard  ou  d'une  nii 


obscure,  portait  partout  le  ravage,  et  enlevait  les  trou- 
peaux. Ces  incursions  devinrent  si  fréquentes  et  si  pré- 
judiciables aux  habitants  paisibles,  que  les  dou\  gouver- 
nements, résolus  d'v  rnellre  un  terme,  chargèrent  de  ce 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


5t 


devoir  quciqiies-uns  des  nobles  puissants  qui  résidaient 
sur  la  frontière.  Ces  seigneurs,  qui  prirent  le  titre  de  gar- 
diens des  marches,  étaient  tenus  de  protéger  le  pays,  et  de 
répandre  Talarme  au  moyen  de  fanaux  allumés  sur  les 
hauteurs.  Les  fanaux  donnaient  aux  babitants  le  signal  de 
ramener  leurs  bestiaux  en  lieu  sûr,  et  de  se  réunir  pour 
repousser  et  poursuivre  les  envahisseurs. 

La  charge  importante  de  gardien  des  marches^  à  laquelle 
f  tait  attaché  un  pouvoir  discrétionnaire,  demandait  de  la 
vigilance,  du  courage  et  de  laûdélité  :  mais  elle  n'était  pas 
toujours  remise  aux  meilleures  mains,  et  le  bien  public  en 
souffrait. 

Sous  le  règne  de  Jacques  V,  cette  dignité  appartenait  à 
sir  John  Charteris  d'Amisfield,  près  de  Dumfrics  ;  le  gar- 
dien des  marches  était  un  homme  brave  mais  altier,  et 
oubliait  quelquefois  ses  devoirs  jusqu'à  les  sacrifier  à  son 
intérêt. 

George  Maxwell,  jeune  fermier  dans  l'Annandale,  s'était 
fréquemment  signalé  en  repoussant  les  invasions  aux- 
quelles cette  partie  du  pays  était  exposée  :  il  avait  excité 
ainsi  la  haine  particulière  des  maraudeurs  anglais.  Un 
jour,  il  eut  à  poursuivre  ces  derniers,  qui  venaient  de  pil- 
ler sa  maison  et  d'emmener  ses  bestiaux.  A  la  tête  d'une 
forte  troupe ,  il  tomba  sur  l'ennemi ,  tout  embarrassé  de 
son  butin.  Dans  la  lutte  sanglante  qui  s'engagea,  George 
l'ut  tué  :  il  laissa  dans  la  pauvTeté  sa  femme  et  son  fils  uni- 
que, âgé  de  dix  ans. 

Les  voisins  de  la  veuve  lui  donnèrent  une  petite  ferme  ; 
mais  de  nouvelles  attaques  de  l'ennemi  réduisirent  la  mal- 
heureuse femme  à  une  extrême  pauvreté  :  il  ne  lui  restait 
plus  qu'une  petite  chaumière  et  une  vache,  qu'un  bon  fer- 
mier laissait  pailre  dans  ses  champs. 

Plus  tard ,  l'industrie  et  l'affection  filiale  de  son  fils  lui 
permirent  de  vivre  dans  une  sorte  de  bien-être. 

Wallace  Sîaxwell,  à  l'âge  de  vingt  ans,  semblait  avoir 
hérité  du  courage  de  son  père  et  de  l'ardeur  patriotique  du 
capitaine  dont  il  portait  le  nom.  On  l'avait  souvent  entendu 
déclarer  que  s'il  ne  pouvait  espérer  de  délivrer  son  pays 
des  maraudeurs  anglais ,  il  comptait  bien  tirer  une  écla- 
tante vengeance  de  la  mort  prématurée  de  son  père. 

Le  ressentiment  de  ses  injures  et  de  celles  de  son  pays 
ne  remplissait  pourtant  pas  le  cœur  de  Wallace  au  point 
de  le  rendre  inaccessible  à  des  passions  plus  tendres. 

Sa  mâle  tournure  et  son  air  gracieux  avaient  attiré  l'atten- 
tion de  plus  d'une  belle  :  il  n'aurait  pas  eu  de  peine  à 
choisir  une  femme  bien  au-dessus  de  sou  humble  condi- 
tion. .Mais  déjà  toutes  ses  affections  étaient  fixées  sur  Ma- 
rie Monreith.  Cette  jeune  fille,  aussi  dépourvue  que  lui  des 
biens  de  la  fortune,  avait  été  libéralement  dédommagée 
par  la  nature  :  elle  était  belle  ;  et ,  ce  qui  vaut  mieux  en- 
core, elle  avait  un  cœur  pénétré  de  principes  vertueux,  et 
un  esprit  beaucoup  mieux  cultivé  qu'on  n'aurait  pu  l'at- 
tendre de  sa  position.  A  ces  qualités  se  joignait  une  di- 
gnité naturelle,  tempérée  par  une  modestie  et  une  douceur 
angéliques.  Son  père,  ruiné  parles  Anglais,  n'avait  pas 
longtemps  survécu  à  ses  malheurs;  la  mère  était  morte  de 
chagrin,  et  avait  laissé  Marie  orpheline  à  vingt  ans.  Sa 
beauté  lui  attira  des  admirateurs  ,  et  sou  état  d'abandon, 
car  elle  n'avait  pas  de  parents  dans  l'Annandale,  l'exposait 
aux  séductions  des  gens  dépravés.  Mais  on  vit  bientôt  que 
flatterie,  présents  et  belles  promesses  ne  pouvaient  rien 
sur  cette  àme  pure. 

Wallace  Maxwell  réussit  à  gagner  son  estime  et  sa  ten- 
dresse. Tous  les  deux  servaient  le  fermier  de  qui  la  mère 
de  Wallace  tenait  sa  chaumière;  tous  les  deux  étaient  à 
peu  près  du  même  âge,  et  dans  la  fleur  de  la  beauté  ;  mais 


les  tous  deux  avaient  assez  de  jugement  pour  ne  pas  hâter 
leur  union  ;  bien  qu'ils  vécussent  sous  les  yeux  l'un  de  l'au- 
tre, la  raison  leur  disait  que  le  temps  était  encore  éloirné 
où  ils  pourraient,  sans  imprudence,  consommer  une  union, 
objet  de  tous  leurs  vœux. 

Dans  une  incursion  récente  d'une  bande  d'Anglais  ,  le 
chef  de  ces  derniers,  fils  d'un  riche  habitant,  avait  été  fait 
prisonnier  et  av.iit  payé  une  forte  rançon  à  sir  John  ,  qui 
se  l'était  appropriée  comme  bénéfice  de  sa  charge.  Bientôt 
après ,  cette  même  bande ,  irritée  des  menaces  de  ven- 
geance de  Maxwell,  et  décidée  à  le  ruiner  complètement, 
profita  d'une  nuit  brumeuse  pour  envahir  l'Annandale, 
dans  le  dessein  de  capturer  le  jeune  fermier.  Ils  y  réussi- 
rent par  ruse.  La  vie  du  prisonnier  aurait  couru  le  plus 
grand  dangtr,  si  l'homme  qui  venait  de  payer  une  rançon 
pour  son  propre  fils  n'eût  pris  possession  de  Wallace , 
en  déclarant  qu'il  ne  le  relâcherait  que  pour  une  somme 
égale  à  celle  qu'il  avait  payée  au  gardien  des  marches. 

Il  serait  impossible  de  dire  le  chagrin  de  la  mère  et  de 
la  fiancée  de  Maxwell.  La  première  se  rendit  le  lendemain 
à  Amisfield,  raconta  à  sir  John  ce  qui  venait  de  se  passer, 
et  le  supplia  en  pleurant  de  mettre  des  troupes  à  la  pour- 
suite des  pillards,  encore  peu  éloignés.  Il  était  encore  pos- 
sible de  leur  arracher  son  fils  et  tout  leur  butin. 

Quelque  temps  auparavant,  Wallace  Maxwell  avait  en- 
couru le  déplaisir  du  gardien  des  marches;  trop  peu  géné- 
reux pour  oublier  ou  pour  pardonner,  celui-ci  traita  la 
pauvre  mère  avec  une  indifférence  méprisante,  et  lui  dit 
qu'il  serait  de  la  dernière  inconvenance  d'alarmer  le  pays 
pour  si  peu  de  chose. 

La  pau\Te  veuve ,  le  cœur  déchiré ,  revint  raconter  à 
Marie  le  triste  résultat  de  sa  démarche. 

Dans  son  désespoir,  la  jeune  fille  résolut  d'aller  elle- 
même  trouver  le  gouverneur.  Elle  se  rendit  immédiatement 
au  château,  et  demanda  sir  John.  Bien  connue  de  ses  gens, 
elle  fut  facilement  admise.  Sa  beauté,  l'égarement  de  ses 
traits,  le  feu  de  ses  regards,  les  larmes  qui  baignaient  son  vi- 
sage, augmentaient  lintérèt  qu'elle  inspirait  généralement. 
Elle  tomba  aux  genoux  du  gouverneur,  et  voulut  parler; 
mais  les  sanglots  étouffèrent  sa  voix.  11  la  releva,  la  fit  as- 
seoir, et  l'engagea  à  se  remettre.  Enfin,  d'une  voix  entre- 
coupée ,  et  lançant  des  regards  capables  de  pénétrer  le 
cœur  le  plus  dur,  elle  supplia  le  gouverneur,  au  nom  de  la 
tendresse  qu'il  avait  jamais  pu  porter  à  sa  mère,  au  nom  de 
h  pitié  qu'il  devait  éprouver  pour  les  angoisses  d'une 
femme,  de  ne  pas  se  montrer  inflexible,  et  d'employer  tout 
son  pouvoir  pour  rendre  à  la  liberté  le  meilleur  des  Ois  et 
le  plus  fidèle  des  fiancés. 

—  Vous  ignorez  sans  doute,  reprit  avec  douceur  sir 
John,  tous  les  obstacles  qui  s'opposent  à  vos  désirs: 
Wallace  Maxwell  s'est  attiré  l'inimitié  des  Anglais  ,  et,  à 
cette  heure,  il  doit  être  en  lieu  si  sûr,  que  toute  tentative 
de  délivrance  par  la  force  des  armes  serait  sans  succès  ; 
mais,  en  votre  faveur,  je  prendrai  le  seul  moyen  qui  puisse 
réussir.  Je  le  rachèterai  à  prix  d'or;  vous  savez  qu'il  en 
faudra  beaucoup  ;  et  j'espère  que  votre  reconnaissance  sera 
proportionnée. 

—  Nous  ferons  tout  au  monde  pour  vous  prouver  notre 
gratitude,  répliqua  Marie,  le  visage  empourpré  de  plaisir 
et  les  yeux  rayonnants.  Que  le  Ciel  vous  récompense! 

—  Attendre  ma  récompense  du  Ciel,  ce  serait  faire  cré- 
dit à  quelqu'un  qui  peut  payer  comptant,  il  est  en  votre 
pouvoir,  charmante  Marie,  de  reconnaître  ce  service  de 
manière  à  me  rendre  votre  débiteur,  sans  vous  appauvrir 
le  moins  du  monde. 

Et  il  s'arrêta ,  par  crainte  ou  par  honte  de  s'expliquer 


52 


LECTLRE5  DU  SOIR. 


plus  clairement  ;  tant  la  beauté  et  l'innocence  imposent 
aux  plus  pervers. 

Alarmée  de  ce  langage,  Marie ,  dans  la  rectitude  de  son 
cœur,  ue  croyait  pourtant  pas  encore  à  un  projet  sérieux  : 
elle  répondit,  le  front  couvert  de  rougeur  : 

—  Je  suis  sûre  ,  monsieur ,  que  votre  honneur  ne  vous 
permettrait  pas  d'insulter  une  jeune  tille  sans  défense  ; 
TOUS  avez  voulu  mettre  à  l'épreuve  ma  tendresse  pour 
Wallace  Maxwell  ;  souffrez  donc  que,  de  nouveau,  je  vous 
supplie  de  prendre  les  mesures  que  vous  jugerez  les  plus 
propres  à  obtenir  sa  liberté. 

Un  torrent  de  larmes  accompagnait  ces  paroles;  ses 
yeux,  fixés  sur  le  gouverneur,  avaient  une  expression  si 
douce  et  si  implorante,  que  le  cœur  d'un  démon  en  eût  été 
ému. 

Le  langage  le  plus  flatteur ,  les  raisonnements  les  plus 
artificieux,  rien  ne  fut  épargné  par  sir  John  pour  gagner  la 
jeune  fille  ;  enfin,  vovant  tous  ses  efforts  inutiles ,  il  ter- 
mina ainsi  : 

—  De  toutes  mes  promesses  je  ne  rétracte  rien  ;  mais, 
par  le  ciel,  je  jure  que  Wallace  Maxwell  périra  dans  un 
cachot  ou  de  la  main  de  ses  ennemis  ;  car  jamais  je  ne  le 
délivrerai.  Réfléchissez  avant  de  me  quitter;  songez  à  sa 
vie  ;  ne  le  compromettez  pas  plu»  longtemps. 

A  cette  nouvelle  insulte,  les  yeux  enflammés  de  colère, 
et  le  cœur  oppressé  de  sanglots,  Marie  quitta  le  château. 


L'esprit  de  la  veuve  Maxwell  n'était  pas  de  nature  à  s'a- 
battre facilement;  bien  que  profondément  affligée,  elle  ne 
desespérait  pas  du  salut  de  son  fils.  Ignorant  la  démarche 
de  Marie,  elle  avait  réfléchi ,  de  son  côté,  s'il  ne  serait  pas 
convenable  de  tâcher  d'obtenir  une  audience  du  roi,  pour 
lui  exposer  ses  griefs  tant  contre  les  maraudeurs  an- 
glais que  contre  sir  John.  Elle  était  plongée  dans  ces 
réflexions,  lorsque  Marie  revint  à  la  chaumière  :  la  pauvre 
fille ,  presque  folle  de  désespoir  et  de  ressentiment ,  lui 
raconta  la  réception  qui  lui  avait  été  faite.  Ce  récit  fixa  les 
incertitudes  de  la  veuve,  et  la  fortifia  dans  sa  résolution. 
Après  avoir  mêlé  leurs  lamentations  et  leurs  larmes,  elles 
résolurent  d'aller  trouver  leur  ami  le  fermier,  de  lui  sou- 
mettre leur  projet,  et,  s'il  l'approuvait,  de  lui  demander 
pour  Marie  la  permission  d'être  du  voyage. 

L'insolente  négligence  du  gouverneur  avait  soulevé  un 
mécontentement  universel;  aussi  le  fermier  approuva-t-il 
hautement  le  dessein  des  pau>Tes  femmes,  persuadé  qu'elles 
obtiendraient  satisfaction,  et  que  toute  la  contrée  pourrait 
y  trouver  de  l'avantage.  11  hâta  secrètement  leur  départ,  et 
leur  recommanda ,  quelle  que  fût  la  réponse  qu'elles  ob- 
tiendraient, de  ne  pas  la  divulguer  avant  d'en  avoir  vu  le 
résultat;  le  lendemain  matin,  au  point  du  jour,  la  veuve 
et  Marie  partirent  pour  Stirling. 

Le  roi  Jacques  V  était  accessible  au  dernier  de  ses  su- 
jets; les  deux  femmes  n'eurent  donc  pas  de  peine  à  obtenir 


d'être  admises  en  sa  présence.  La  veuve  Maxwell  avait  été 
belle  dans  sa  jeunesse ,  et ,  malgré  l'âge ,  sa  personne 
était  encore  pleine  de  charme  et  de  noblesse.  En  un  mol, 


elle  avait  l'extérieur  le  plus  convenable  pour  appuyer  sa 
demande  auprès  d'un  roi  dont  le  cœur  fut  toujours  singuliè- 
rement sensible  à  la  puissance  de  la  beauté.  Mais  dans 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


53 


cette  occasion ,  l'auxiliaire,  bien  que  silencieuse,  plaida 
avec  plus  de  succès  encore  que  la  plaignante.  Avant 
même  de  les  avoir  entendues,  le  roi  souhaita  secrètement 
que  leur  demande  fût  conforme  à  la  justice  et  à  l'hon- 
neur. 

Il  eut  bientôt  dissipé  par  son  affabililé  le  trouble  que  sa 
présence  leur  avait  inspiré  :  quand  elles  furent  remises, 
la  veuve  raconta  son  histoire  simplement  et  véridique- 
ment, mais  avec  une  naïveté  si  touchante,  qu'un  auditeur 
moins  prévenu  que  le  roi  en  eût  été  profondément  aiïccté. 
Arrivée  au  moment  de  faire  connaître  le  résultat  de  la  dé- 
marche de  Marie  auprès  de  sir  John,  elle  hésita,  rouirit,  et 
demeura  silencieuse.  Jacques  crut  en  deviner  le  motif,  et  la 
rougeur  qui  couvrit  le  visage  de  la  jeune  fille  lui  dévoila  la 
vérité. 

—  Fort  bien,  dit-il  en  contenant  son  mdignation,  je  se- 


rai bientôt  dans  l'Annandale,  et  j'essayerai  de  vous  rendre 
justice.  Regardez  ce  seigneur  ;  quand  je  vous  l'enverrai, 
suivez-le  où  il  vous  conduira.  En  attendant,  il  vous  procu- 
rera un  logement  sûr  pour  cette  nuit,  et  vous  remettra  une 
somme  d'argent  suffisante  à  votre  voyage  ;  car  je  désire 
que  vous  retourniez  chez  vous  le  plus  tôt  possible.  Comp- 
tez que  je  ne  vous  oublierai  pas. 

On  sait  généralement  que  Jacques,  animé  d'un  grand 
amour  de  la  justice,  avait  aussi  beaucoup  d'excentricité 
dans  le  caractère.  11  parcourait  souvent  le  pays  sous  divers 
déguisements,  tels  que  ceux  de  colporteur,  de  musicien 
ambulant,  et  même  de  mendiant.  Tantôt  il  voulait  décou- 
vrir les  abus  commis  par  ses  préposés  ;  tantôt,  comme  le 
calife  des  contes  arabes,  il  n'avait  pour  but  que  son  di- 
vertissement. Dans  ces  occasions,  (juand  il  jugeait  à  pro- 
pos de  se  découvrir,  il  prenait  le  nom  du  Bonhomme  de 


Ballengeich.  Il  existait  dans  son  palais  un  secret  passage 
qui  lui  permettait  de  faire  ces  excursions  seul,  à  l'insu  de 
tout  le  monde,  ou  suivi  d'un  serviteur  déguisé. 

Cette  fois,  il  résolut  de  visiter  incognito  le  gardien  des 
Marches;  ses  dispositions  prises,  il  arriva  bientôt  dans 
r.\nnandale.  Le  résultat  de  ses  informations  fut  conforme 


à  l'opinion  qu'il  avait  conçue  des  deux  femmes  ;  il  se  rendit 
à  leur  demeure  déguisé  en  mendiant.  En  approchant  de  la 
ferme,  il  vit,  près  d'un  ruisseau,  une  jeune  filie  qui  lavait  du 
linge  ;  c'était  Marie.  Arrivé  près  d'elle,  il  feignit  de  souf- 
frir, et  s'assit  sur  un  tertre,  en  poussant  des  gémissements. 
Marie  accourut  aussitôt^,  lui  demanda  la  cause  de  son  mal- 


54 


LECTURES  DU  SOlfi. 


et  lui  offrit  de  le  secourir  autant  qu'il  dépendrait  d'elle. 
Jacques  répliqua  qu'il  était  sujet  à  de  tels  accès;  mais 
qu'un  peu  de  lait  chaud  et  du  repos  pendant  une  heure 
suffiraient  pour  le  guérir.  Aussitôt  Marie  lui  offrit  avec 
bouté  son  assistance  pour  aller  jusiju'à  la  ferme,  où  il  rece- 
vrait de  meilleurs  soins.  Elle  l'aida  à  se  lever,  le  prit  par 
le  bras,  lui  recommanda  de  s'appuyer  sur  son  épaule,  et 
tous  deux  se  mirent  lentement  en  route.  Il  fut  reçu  à  la 
terme  de  la  manière  la  plus  bienveillante.  On  raconta  l'his- 
toire de  Marie  et  de  Wallace  Maxwell ,  non  sans  l'entre- 
mêler d'imprécations  contre  l'indolence  du  gouverneur, 
€  Bien  sûr,  disait-on,  que  si  le  roi  le  savait,  il  priverait  cet 
homme  de  sa  charge,  ou  le  punirait  sévèrement.»  Jacques, 
convaincu  de  la  haine  de  ses  sujets  contre  sir  John,  ne  vou- 
lut pas  faire  attendre  plus  longtemps  l'heure  de  la  justice. 
Retournant  pour  son  rendez-vous  de  la  nuit  dans  un  petit 
village  appelé  Duncow,  il  en  partit  le  lendemain  matin,  et 
se  dirigea  vers  Amisfield,  situé  dans  le  voisinage.  Une  par- 
tie de  sa  suite  resta  à  Duncow;  le  reste  de  son  escorte  eut 
ordre  de  se  tenir  en  embuscade  dans  un  ravin  près  d'Amis- 
field ,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  besoin  d'elle.  Dépouillant  son 
costume  de  mendiant,  il  se  présenta,  vêtu  en  simple 
paysan,  à  la  porte  du  château  du  gouverneur,  et  demanda 
au  domestique  d'être  admis  immédiatement  auprès  de  sir 
John.  On  lui  répondit  que  sir  John  venait  de  se  mettre  à 
table,  et  qu'il  avait  intimé  la  défense  formelle  de  ne  jamais 
le  déranger  pendant  ses  repas,  sous  aucun  prétexte. 

—  Et  combien  de  temps  sera-t-ilà  diner? 

—  Deux  heures,  trois  peut-être  ;  on  ne  peut  pas  le  voir 
avant  que  cette  cloche  sonne. 

—  Je  suis  étranger,  je  ne  puis  attendre  si  longtemps. 
Prenez  cette  pièce  d'argent,  et  allez  dire  à  votre  maître  que 
je  désire  lui  parler  pour  un  objet  important;  ce  sera  l'af- 
faire de  quelques  minutes. 

Le  domestique  s'acquitta  de  celte  commission,  et  fut 
bientôt  de  retour. 

—  Sir  John  a  dit  que  malgré  l'importance  de  votre 
affaire,  il  faut  (jue  vous  l'attendiez,  si  vous  n'aimez  mieux 
retourner  d'où  vous  êtes  venu. 

—  Voilii  qui  est  bien  dur.  Tenez,  prenez  encore  ces 
deux  pièces,  dites-lui  que  je  viens  de  la  frontière,  où  j'ai 
vu  les  Anglais  préparer  une  expédition  ;  je  suis  accouru  lui 
en  donner  la  nouvelle,  et  je  pense  qu'il  manquerait  à  ses 
devoirs  s'il  n'allumait  pas  immcdialemcul  les  fanaux,  pour 
donner  l'alcrle  dans  le  pays. 

Ce  message  fut  porté  de  nouveau  ;  le  serviteur  revint 
l'air  triste,  et  en  secouant  la  tête. 

—  Eh  bien  !  le  gouverneur  consent-il  à  me  recevoir  ? 
demanda  précipitamment  l'étranger,  dont  la  générosité 
avait  gagné  le  domestique. 

—  Excusez-moi,  l'ami,  répondit  ce  dernier,  mais  il  faut 
que  je  vous  rende  les  propres  paroles  de  sir  John  :  il  dit 
que  si  vous  voulez  attendre  deux  heures,  il  verra  alors  si 
vous  êtes  un  fripon  ou  un  imbécile  ;  mais  que  si  vous  lui 
envoyez  encore  un  message  aussi  iiiiperlincnt,  \oui5el  moi 
nous  aurons  lieu  de  nous  en  repentir.  Cependant  je  veux 
reconnaître  votre  politesse,  venez  avec  moi,  je  vous  don- 
nerai un  morceau  à  manger,  et  un  pot  de  bonne  bière  pour 
attendre  le  loisir  de  sir  John. 

—  Merci  de  tout  ca;ur,  mon  brave  garçon,  mais  ainsi 
que  je  vous  le  disais,  je  ne  puis  attendre.  Prenez  ces  trois 
pièces,  retournez  vers  le  gouverneur,  et  dites-lui  que  le 
bonhomme  de  IJallengeich  insiste  pour  lui  parler  à  l'ins- 
tant même. 

Le  domestique  avait  à  peine  le  dos  tourné,  (|ue  Jacques 
sonna  du  cor  d'une  manière  particulière  ;  le  serviteur  trouva 


sir  John  dans  une  consternation  que  son  message  chan- 
gea en  véritable  terreur. 

Avant  que  sir  John  eût  atteint  la  porte,  Jacques,  débar- 
rassé de  son  grossier  surtout,  parut  couvert  des  insignes 
de  la  royauté,  tandis  que  ses  nobles  accouraient  au  galop. 
Quand  ils  furent  tous  réunis,  le  roi,  seulement  alors,  dai- 
gna adresser  la  parole  au  gouverneur ,  prosterné  à  ses 
pieds. 

—  Levez-vous ,  sir  John ,  dit-il  d'un  ton  sévère  et  impé- 
rieux; vous  avez  ordonné  à  votre  serviteur  de  me  dire  que 
j'étais  un  fripon  ou  un  imbécile...  Oui,  vous  avez  raison, 
j'ai  fait  acte  de  folie  en  déléguant  mon  pouvoir  à  un  fripon 
comme  vous. 

Le  gouverneur,  d'une  voix  mal  assurée ,  bégaya  pour 
excuse  qu'd  ignorait  que  sa  majesté  le  demandât. 

—  Mais  je  vous  ai  fait  dire  que  je  désirais  vous  parler 
pour  une  affaire  importante,  et  vous  iavez  refusé  de  vous 
déranger.  Moi ,  le  roi,  le  dernier  de  mes  sujets  m'appro- 
che à  toute  heure...  Néanmoins,  j'agirai  à  votre  égard  sui- 
vant mon  habitude;  j'écouterai  avant  de  condamner,  bien 
qu'il  y  ait  contre  vous  des  charges  accablantes. 

—  Plairait-il  à  Votre  Majesté  d'honorer  de  sa  présence 
mon  humble  demeure,  et  de  me  permettre  de  parler  pour 
ma  défense,  dit  le  gouverneur,  justement  alarmé. 

—  Non,  sir  John;  je  ne  veux  pas  entrer  comme  juge 
dans  ce  lieu  où  l'on  a  refusé  de  m'admettre  quand  je  de- 
mandais du  secours.  Je  tiens  ma  cour  au  château  d'IIod- 
dam  ;  je  vous  ordonne  de  vous  y  rendre  immédiatement; 
là,  j'entendrai  vos  réponses  aux  accusations  qui  s'élèvent 
contre  vous.  Avant  notre  départ,  vous  donnerez  des  or- 
dres pour  l'entretien  de  ma  suite,  hommes  et  chevaux, 
dans  votre  château,  tant  que  je  resterai  dans  l'Annandale. 

Le  roi  désigna  les  seigneurs  qui  devaient  l'accompagner 
au  château  d'Iioddam ,  et  commanda  au  gouverneur  de  l'y 
suivre  sans  délai. 

Sir  John  se  sentait  bien  coupable  de  négligence ,  et 
même  de  qucl(|ue  chose  de  pire  dans  l'exercice  de  sa 
charge,  mais  néanmoins  il  ne  connaissait  pas  les  faits  par- 
ticuliers qu'on  lui  imputait.  Il  s'efforça  donc,  en  présence 
de  sou  souverain,  de  feindre  la  tranquillité  de  l'innocence. 

Jacques,  allant  droit  au  but,  lui  demanda  si  dans  une 
incursion  récente  on  n'avait  pas  pillé  la  maison  d'une 
veuve,  enlevé  sa  vache  et  fait  son  fils  prisonnier.  Le  len- 
demain matin,  cette  femme  n'est-elle  pas  venue  se  plain- 
dre à  vous  et  vous  demander  protection  ?  ajouta-t-il.  Sir 
John ,  avez-vous,  dans  cette  occasion,  fait  tout  ce  que  vous 
pouviez  faire? 

—  J'avoue  que  non...  La  veuve  aura  la  meilleure  vache 
de  mes  troupeaux,  et  je  garnirai  sa  maison  complètement; 
j'espère  ainsi  satisfaire  votre  majesté. 

—  Et  son  lils,  comment  lui  scra-t-il  rendu? 

—  Quand  nous  aurons  le  bonheur  de  faire  un  prisonnier 
anglais,  on  pourra  l'échanger  avec  ce  jeune  homme. 

—  Écoulez-moi  bien,  sir  John ,  si,  d'ici  huit  jours,  Wal- 
lace Maxwell  ne  m'est  pas  présenté  en  bonne  sauté,  vous 
serez  pendu  à  l'arbre  qui  s'élève  devant  celte  fenêtre.  Je  n'ai 
rien  à  ajouter  pour  le  moment;  tenez-Aous  prêta  reparai- 
ire  devant  moi  quand  vous  en  serez  requis. 

Le  gouverneur  connaissait  le  caractère  résolu  du  mo- 
narque ;  il  dépêcha  aussitôt  un  serviteur  dévoué  avec 
pleins  pouvoirs  pour  racheter,  à  tout  prix,  la  liberté  de 
Maxwell  et  ramener  ce  jeune  hoanne  sans  perdre  un  in- 
stant. Pendant  ce  temps-là,  une  Iroupe  considérable  d'hom- 
mes et  de  chevaux,  au  nondire  de  plusieurs  centaines, 
s'installaient  pour  prendre  leurs  francs  quartiers  au  château 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


5>5 


de  sir  John,  et  l'arrivée  du  roi  répandait  le  bonheur  et  la 
joie  dans  tout  le  pays. 

Le  lendenaain  matin ,  Jacques  donna  au  jeune  seigneur 
qu'il  avait  désigné  à  la  veuve,  l'ordre  d'aller  la  chercher, 
ainsi  que  Marie;  il  leur  fit  le  plus  gracieux  accueil.  La 
pauvre  femme,  pénétrée  de  reconnaissance,  s'efforça  d'ex- 
primer ses  huiHbles  remerciements.  Elle  raconta  que  la 
veille,  sir  John  lui  avait  envoyé  une  vache  deux  fois  plus 
lelle  que  la  sienne,  ainsi  que  des  meubles  et  d'autres 
objets  plus  précieux  que  tout  ce  qu'on  lui  avait  pris; 
mais,  ajouta-t-elle  en  pleurant,  tout  cela  n'est  rien  sans 
mon  cher  fils.  Le  roi  la  tranquillisa,  lui  donna  l'assurance 
que  leur  demande  n'avait  pas  été  oubliée,  et  les  congédia 
avec  la  promesse  de  les  envoyer  chercher  dès  que  Wallace 
serait  arrivé. 

Le  gouverneur,  retenu  prisonnier  dans  son  propre  châ- 
teau, sentait  tous  les  jours  augmenter  ses  angoisses:  on 
jugera  de  son  effroi  quand  il  reçut  un  message  royal  qui 
lui  ordonnait  de  se  rendre  au  château  d'HoJdam  le  lende- 
main à  midi,  et,  s'il  n'amenait  avec  lui  Wallace  Maxwell, 
de  se  préparer  à  la  mort. 

Il  resta  dans  la  plus  cruelle  anxiété  jusqu'au  lever  du 
soleil.  Ce  fut  seulemnt  alors  qu'arriva  le  fermier  Wallace, 
dont  on  avait  payé  la  rançon  un  prix  exorbitant.  Sans  don- 
ner au  jeune  homme  le  temps  de  se  reposer,  sir  John  le 
fit  partir  en  toute  hâte  pour  le  château  d'IIoddam,  et  adressa 
un  message  au  roi  afin  d'en  obtenir  une  audience. 

Jacques  envoya  chercher  la  mère  de  Wallace.  L'entre- 
vue, qui  eut  lieu  en  sa  présence,  l'émut  jusqu'aux  larmes. 
L'affection  maternelle  oublia  toute  étiquette.  Après  l'avoir 
assouvie,  pour  ainsi  dire,  la  veuve  pensa  seulement  à  faire 
agenouiller  son  fils  devant  le  souverain,  qui  venait  de  lui 
rendre  la  liberté  et  probablement  de  lui  sauver  la  vie.  Wal- 
lace mit  un  genou  en  terre  et  prit  le  Ciel  à  témoin  que  sa 
liberté  et  ses  jours  seraient  consacrés  au  service  de  Sa 
Majesté. 

Jacques ,  enchanté  de  la  mâle  tournure  et  des  nobles 
manières  de  Wallace,  se  convainquit  de  la  sincérité  de 
son  attachement  pour  Marie  ,  et  le  fit  éloigner  pour  im  in- 
stant. 

Marie  fut  ensuite  appelée,  et  introduite  en  présence  de 
sir  John;  le  roi  les  observait  l'un  et  l'autre.  La  figure 
de  la  jeune  fille  s'anima,  et  ses  yeux  lancèrent  des  regards 
d'indignation.  La  pâleur  mortelle  qui  couvrit  le  visage  du 
gouverneur  était  la  confession  de  sa  faute. 


—  Connaissez-vous  cette  jeune  femme,  sir  John?  ré- 
pondez à  mes  questions  franchement,  el  songez  que  votre 
vie  déi)end  de  la  sincérité  de  vos  réponses,  dit  le  roi  d'un 
air  sombre  et  résolu. 

—  Oui,  monseigneur,  je  l'ai  vue,  répondit  sir  John  en 
bégayant  et  les  lèvres  tremblantes. 

—  Où? 

—  A  Amisfield. 

—  En  quelle  occasion? 

—  Elle  venait  me  demander  la  déli\Tance  de  Wallace 
Maxwell. 

—  Et  vous  l'avez  refusée  parce  qu'elle  rejetait  des  con- 
ditions outrageantes  pour  elle  et  déshonorantes  pour  vous. 
Parlez,  est-ce  la  vérité? 

—  A  ma  honte,  monseigneur,  j'avoue  ma  faute  ;  mais 
je  suis  prêt  à  faire  toutes  les  réparations  qui  sont  en  mon 
pouvoir  ;  je  m'en  remets  à  Votre  Slajeslé  pour  les  imposer. 

—  Vous  méritez  d'èlre  pendu,  sir  John...  Cependant,  je 
veux  bien  ne  pas  vous  châtier  aussi  sévèrement  que  je  de- 
vrais le  faire...  Vous  connaissez  l'amour  qu'ont  l'un  pour 
l'autre  .Marie  et  Wallace  Maxwell ,  dont  vous  avez  déjà 
payé  la  rançon.  Vous  donnerez  à  ce  dernier  une  ferme  et 
pas  moins  de  cinquante  acres  de  bonne  terre ,  libres  de 
toute  redevance  pendant  sa  vie  ou  celle  de  sa  femme.  De 
plus ,  vous  y  joindrez  des  troupeaux  et  une  habitation  com- 
mode, avec  les  meubles  et  les  instruments  nécessaires  ; 
tout  cela  sera  prêt  dans  trois  mois.  Si  vous  jugez  mes  con- 
ditions trop  dures,  je  vous  offre  de  vous  faire  accrocher  à 
cet  arbre  avant  le  coucher  du  soleil.  Vous  avez  le  choix. 

—  J'accepte  les  premières  conditions ,  sire,  et  je  pro- 
mets de  ne  rien  négliger  pour  le  bonheur  de  ces  jeunes 
gens. 

En  ce  moment,  on  introduisit  Wallace  ;  Marie  se  jeta  dans 
ses  bras,  et  tous  deux  tombèrent  aux  pieds  de  leur  souve- 
rain. Jacques  les  releva  et  leur  dit  : 

—  J'ai  mis  votre  amour  à  l'épreuve  ;  je  l'ai  trouvé  sin- 
cère. Wallace,  Marie  vous  apporte  une  dot  dont  elle  vous 
expliquera  l'origine.  Je  veuxvous  voir  unis  avant  de  quit- 
ter r.\.nnandale  ;  je  présiderai  à  la  fête.  Que  vos  soins  pour 
votre  mère  la  récompensent  de  ce  qu'elle  a  fait  pour  vous 
deux.  Je  compte  que  tout  le  monde  ici  se  rappellera  long- 
temps la  visite  dans  l'Annandale  du  Bonhomme  de  Bal- 
lengeich. 

SÉVERIN. 
{Traduit  de  l'anglais.) 


iM  Cn^TmAV  BS  CHATSWOaîH. 


Chatsworth  est  situé  dans  le  comté  de  Derby,  à  six  milles 
de  la  ville  de  Chesterûeld;  on  y  arrive  par  le  joli  village 
d'Edensor.  Cette  propriété  était  au  nombre  des  domaines 
qui  furent  donnés  par  Guillaume  le  Conquérant  à  Guillaume 
Pévéril,  un  de  ses  compagnons.  Sous  le  règne  d'Elisabeth, 
elle  fut  achetée  par  sir  WilUam  Cavendish,  qui  commença 
la  construction  du  château.  Après  la  mort  de  sir  Caven- 
dish, l'édifice  fut  achevé  par  sa  veuve,  la  célèbre  comtesse 
de  Shrewsbury.  A  cette  époque  déjà  Chatsworth  passait 
pour  un  des  édifices  les  plus  remarquables  de  l'Aneleterre. 


Le  bâtiment  actuel  a  été  construit,  en  1702,  par  le  pre- 
mier duc  de  Devonshire.  Il  forme  un  carré  composé  de 
quatre  faces  régulières  presque  égales,  quoique  d'archi- 
tecture différente,  et  renferme  une  tour  quadrangulaire,  au 
milieu  de  laquelle  jaillit  une  fontaine,  dont  le  centre  est 
occupé  par  un  groupe  en  marbre  qui  représente  Orion 
assis  sur  un  dauphin.  Cette  cour  est  ornée  d'une  galeria 
couverte,  soutenue  par  des  colonnes  d'ordre  dorique.  On 
a  fait  usage,  pour  toutes  les  constructions,  d'une  belle 
pierre  veinée  qui  se  trouve  dans  les  carrières  du  voisinage. 


56 


LECTURES  DU  SOIR. 


Aujourd'hui,  le  château  appartient  au  duc  de  Devonshire, 
grand  chambellan  de  la  reine,  et  l'un  des  lords  les  plus 
riches  de  l'Angleterre. 

Une  description,  quelque  détaillée  qu'elle  fût,  ne  saurait 
donner  une  idée  complète  de  la  résidence  de  Chatsworth  ; 
les  jardins  et  le  parc  surtout  excitent  l'étonnement  et  l'ad- 
miration ;  ils  offrent,  dans  une  enceinte  d'environ  neuf 
milles,  les  mouvements  de  terrain  les  plus  variés  et  les 
points  de  vue  les  plus  pittoresques  :  l'art  y  lutte  avec  la 
nature.  Des  troupeaux  de  daims  y  errent  en  liberté. 


A  l'ouest,  coule  la  rivière  Derwent ,  et  du  côté  opposé 
s'élève  une  riche  pente  boisée,  au  sommet  de  laquelle  s'é- 
tend un  vaste  plateau.  C'est  là  qu'on  a  creusé  un  réservoir 
immense,  qui  alimente  les  jardins,  les  fontaines,  les  cas- 
cades et  les  jets  d'eau,  construits,  dit-on,  à  l'imitation  de 
ceux  de  Versailles.  La  façade  du  château  qui  regarde  les 
jardins  porte  la  devise  des  Cavendish,  Cavendo  tutus^ 
qui  s'étend  sur  toute  la  longueur  de  la  frise. 

Le  duc  actuel  de  Devonshire  a  fait  à  cette  propriété  tous 
les  embellissements  que  lui  permettait  son  immense  for- 


Le  château  de  Chatswcrth  (Angleterre). 


tune,  et  qu'on  pouvait  attendre  de  son  goût  éclairé.  Chats- 
worth est  aujourd'hui  une  résidence  vraiment  royale,  La 
grande  serre,  qui  a  trois  cents  pieds  de  long  sur  cent  qua- 
rante-cinq de  large,  réunit  les  plantes  et  les  arbres  exoti- 
ques les  i)lus  rares  ;  elle  couvre  un  acre  de  terrain,  et  on 
s'y  promène  en  voiture.  Il  n'existe  rien  en  ce  genre  sur 
une  échelle  aussi  gigantesque. 

Dans  les  jardins,  on  s'étonne  de  voir  mûrir  sous  un  cli- 
mat nébuleux  et  froid  les  fruits  des  contrées  méridionales; 
c'est  que  les  murs  contre  lesquels  s'appuient  les  espaliers 
sontchauflës  par  des  conduits  intérieurs. 

Le  duc  de  Devonshire  porte  si  loin  l'amour  des  fleurs, 
qu'il  a  envoyé  dans  l'Amérique  du  Sud  un  jardinier  chargé , 
exclusivement  et  pour  toute  mission,  d'étudier  les  moyens 
d'acclimater  à  Chatsworth  une  espèce  de  (leur  qui  n'avait 
I)U  jusqu'alors  y  vivre. 

On  voit  encore  dans  la  serre,  enfermés  derrière  des  gril- 
lages à  peine  visibles,  des  milliers  d'oiseaux  exotiques  qui 
semblent  y  voler  en  liberté. 

L'intérieur  du  château  est  digne  de  l'extérieur  :  la  ohe- 
mioce  de  la  salle  ù  manger  a  pour  soutien  deux  magnifi- 


ques statues  de  Westmacott  :  deux  grands  tableaux  la  dé- 
corent en  outre  :  l'un  est  le  portrait  de  Charles  1"  par  Rem- 
brandt, et  le  second  celui  de  Henri  VIII. 

Les  tapisseries,  la  bibliothèque,  et  d'autres  trésors 
d'art  et  de  science  se  trouvent  réunis  à  Chatsworth.  La 
gaiene  de  statuaire  rassemble  de  précieux  chefs-d'œuvre  : 
c'est  là  qu'ont  trouvé  un  asile  digne  d'eux,  l'Hudyinion  cl 
l'ilébé  de  Canova,  la  Vénus  de  Thorwaldsen,  le  Cymbal- 
player  et  deux  liacchanles  de  Westmacolt,  et  une  copie  de 
la  Vénus  de  Médicis  par  Bartolini.  Une  galerie  de  bustes 
historiques  est  fort  remarquable;  Chanlrey,  Combell,  Golt, 
Vickmann,  Noilekens,  et  les  maîtres  que  nous  avons  nom- 
més tout  à  l'heure,  ont  contribué  également  à  la  peupler. 
Une  seule  œuvre  française  y  figure  par  une  exception  uni- 
que ;  c'est  le  buste  de  Bellini,  par  Dantan  jeune. 

Le  château  de  Chatsworth  a  servi  de  prison  à  l'infortu- 
née Marie  Stuart,  qui  y  lut  renfermée  pendant  treize  ans. 
Une  suite  d'appartements,  qu'on  suppose  correspondre  à 
ceux  qu'elle  occupait,  a  conservé  son  nom.  Le  philosophe 
Ilobbes  habita  Chatsworth,  qui  donna  aussi  l'hospitalile  au 
maréchal  de  Tallart,  fait  prisonnier  à  la  bataille  de  Hlcio- 
licim. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


67 


ZI<CPI^3SI01TS  SUn  STO??SS. 


Avaut  de  démontrer  la  manière  dont  oa  imprime  les 
dessms  sur  les  étoffes,  et  avant  d'entrer  dans  tous  les  dé- 
tails relatifs  à  cette  opération ,  nous  croyons  devoir  dire 
quelques  mots  sur  les  personnes  chargées  d'exécuter  les 
principaux  travaux.  Commençons  par  les  dessinateurs. 

On  peut  diviser  les  dessinateurs  en  deux  classes,  les 
compositeurs  eiks  finisseurs.  Les  premiers  doivent  join- 
dre beaucoup  de  goût  à  une  imagination  féconde  ;  ils  in- 
ventent et  créent  continuellement  des  dessins ,  qui  ont  le 
mérite  d'être  toujours  nouveaux. 

Le  compositeur  donne  ordinairement  l'exposé  de  son 
idée,  en  faisant  un  croquis  seulement  pocA«.  On  soumet  ce 
croquis  au  fabricant,  pour  qu'il  le  juge,  et  qu'il  fasse  con- 
naître les  modiflcations  qu'il  croit  utiles,  avant  la  mise 
au  net.  On  suit  cette  marche  pour  que,  les  dessins  une 
fois  achevés,  on  ne  puisse  les  laisser  pour  compte  au  des- 
sinateur. 

Le  choix  des  croquis  fait,  et  les  couleurs  dont  sont  cou- 
vertes les  pochades  adoptées  par  le  fabricant,  on  procède 
à  la  mise  au  net  de  la  manière  suivante. 

Le  compositeur  calque  entièrement  son  croquis  au  moyen 
d"ua  papier  végétal.  Ce  papier,  fabriqué  avec  de  la  filasse 
de  chanvre  ou  de  lin  préparée  encore  fraîche,  est  très- 
transparent.  Le  calque  terminé,  on  tire,  sur  un  papier  très- 
ordinaire,  des  lignes  pour  tracer  la  mesure  de  la  grandeur 
du  rapport,  et  on  frotte  son  calque  à  peu  près  au  milieu, 
puis  aux  quatre  coins,  selon  que  le  rapport  est  carré  ou 
croisé.  On  ajoute  ce  qui  manque  pour  remplir  la  mesure 
donnée,  et  oa  relève  tout  le  dessin. 

Cette  opération  terminée,  et  après  avoir  tracé  les  mêmes 
traits  sur  un  assez  joli  papier,  presque  généralement  du 
Wattemann,  on  décalque  le  dessin  en  le  frottant  assez  for- 
tement sur  un  papier  au  moyen  d'un  petit  instrument  de 
la  forme  d'un  couteau  à  papier,  que  l'on  nomme  frottoir. 
On  se  sert  aussi  quelquefois  d'une  pointe  à  décalquer.  On 
met  sous  le  papier  végétal  un  autre  papier  noirci  avec 
de  la  mine  de  plomb,  et  en  suivant  exactement  tous  les 
traits  du  dessin,  en  ayant  soin  de  tenir  la  pointe  comme  si 
c'était  un  crayon,  l'on  obtient  un  trait  net  et  complet. 

Le  co»jpo5t7e»r  échantillonne  une  partie  de  son  dessin, 
et  le  finisseur  continue  à  peindre  le  reste,  en  imitant  le 
coloris  du  compositeur. 

Le  co?;ipo5e7eur  doit  connaître  la  fabrication ,  autrement 
il  ferait  souvent  des  dessins  inexécutables  ;  il  suffit  au  ^- 
nisseur  de  savoir  peindre.  Beaucoup  de  ces  derniers  ce- 
I)endant  enluminent  tout  un  dessin  selon  leur  goût,  sans 
avoir  recours  au  compositeur. 

Sans  vouloir  faire  ici  la  physiologie  du  dessinateur, 
nous  dirons  seulement  que  la  plupart  ont  reçu  «ne  assez 
belle  éducation  ;  plusieurs  ont  quitté  leur  partie  pour 
embrasser  des  carrières  toutes  différentes.  Je  pourrais  ci- 
ter d'ex-dessinateurs  qui,  jeunes  encore,  occupent  aujour- 
d'hui un  rang  dans  la  littérature,  dans  les  arts,  et  même 
dans  les  sciences. 

La  plupart  des  dessinateurs  sur  étoffes  prennent  le  litre 
d'artiste,  et  méritent  bien  de  porter  ce  titre. 

Les  dessins,  une  fois  rendus  chez  le  fabricant,  passent 
entre  le  mains  des  graveurs.  Cette  profession ,  comme 
celle  des  dessinateurs,  n'est  exercée  que  par  des  hommes. 


Parmi  les  graveurs,  les  uns  confectionnent  les  planches 
en  bois  ou  blocs  dont  on  se  sert  pour  l'impression  à  la 
main  ;  les  autres  gravent  les  rouleaux  métalliques  et  les 
planches  plates.  Des  femmes  sont  employées  pour  picoter 
les  planches  en  bois  et  pour  les  garnir  de  petits  filets  de 
laiton.  La  p/ancA«  est  ordinairement  une  pièce  de  bois  de 
poirier  ,  sur  laquelle  on  grave  en  relief  le  dessin  qui  doit 
être  colorié  sur  les  étoffes.  Lorsque  le  dessin  est  trop  com- 
pliqué, ou  s'il  se  compose  de  picots,  de  hachures,  ou  enfin 
que  les  traits  aient  une  extrême  finesse,  on  rend  ces  des- 
sins au  moyen  de  petites  lames  de  cuivre  que  l'on  fixe 
dans  le  bois. 

Les  rouleaux  sont  des  cylindres  en  cuivre  qui  portent 
en  creux,  sur  leur  surface,  les  dessins.  La  planche  plate  est 
une  planche  de  cuivre  d'un  mètre  carré  environ,  gravée  au 
poinçon.  On  emploie  toutes  ces  machines  pour  la  toile  et 
pour  la  laine. 

Les  planches  exécutées,  on  prépare  dans  les  manufactu- 
res les  étoffes  qui  doivent  être  imprimées. 

Ces  étoffes,  avaut  de  recevoir  les  dessins  qui  leur  sont 
destinés,  subissent  différentes  opérations  chimiques;  telles 
que  le  lavage,  le  blanchiment,  le  séchage,  etc.  Sauf  quel- 
ques moditications,  les  mêmes  opérations  s'appliquent  îi  la 
laine  comme  à  la  toile. 

Pendant  longtemps  on  a  fait  usage,  pour  le  blanchiment 
des  étoffes,  de  lavage  à  l'eau  simple.  On  la  faisait  chauffer 
et  bouillir  avec  des  plantes  d"une  nature  savonneuse;  puis 
on  lessivait  les  étoffes  dans  cette  eau  ,  et  on  les  exposait 
ensuite  sur  les  prés.  D'autres  moyens  étaient  encore  em- 
ployés; mais  rien  n'égalait  l'usage  du  chlore,  dont  on  se 
sert  aujourd'hui,  et  qui  fut  découvert  par  Scheele  en  1774. 
Avant  de  soumettre  au  blanchiment  les  étoffes  désignées 
pour  l'impression,  on  fait  en  outre  l'opération  du  grillage, 
c'est-à-dire  qu'on  brûle  le  duvet  qui  les  recouvre,  afin  de 
les  rendre  unies.  Pour  cette  opération,  on  dispose  dans  une 
chambre  spéciale  la  pièce  d'étoffe  de  manière  à  ce  qu'elle 
se  trouve  bien  tendue  ;  une  roue,  rougie  par  le  feu  et  con- 
tinuellement entretenue,  est  placée  au  milieu  de  cette  cham- 
bre, et  un  homme  fait  brûler  le  duvet  de  la  pièce  d'étoffe 
en  la  déroulant  devant  cette  roue. 

Lorsque  les  étoffes  sont  grillées,  lavées  et  désuintéos,  on 
applique  les  m.ordants,  et  elles  peuvent  alors  recevoir  les 
matières  colorantes.  L'application  des  mordants,  des  cou- 
leurs, des  réserves  et  des  rongeants, s'opère  par  des  moyens 
mécaniques. 

On  appelle  réserves  les  substances  qui  servent  à  empê- 
cher les  couleurs  de  se  fixer  sur  certaines  parties  des  étof- 
fes. Les  rongeants  sont  des  agents  chimiques,  au  moyen 
desquels,  à  certaines  places  désignées,  on  enlève  le  mor- 
dant de  la  couleur  sur  une  pièce  d'étoffe  teinte  d'une  ma- 
nière égale  partout. 

Luperroiine,  qui  tire  son  nom  ûePerrot,  son  inventeur, 
est  une  machine  très-précieuse  qui  pourrait  prescue  rem- 
placer la  planche,  et  qui  coûte  moins  cher.  Elle  consiste  en 
trois  ou  quatre  planches  de  bois  gravées  en  relief  comme 
pour  l'impression  à  la  main  ;  ces  planches  égalent  en  lon- 
gueur la  largeur  du  tissu  qui  doit  être  imprimé.  Comme  les 
rouleaux,  elle  est  établie  sur  un  bâti  en  bois.  Un  mécanisme 
très-simple  charge  de  couleur  les  planches  et  les  presse 

—  8  —  O.NZIÈME  VOLUVE. 


58 


LECTURES  DU  SOIR. 


tour  ù  tour  contre  la  pièce  qui  doit  être  imprimée,  et  qui 
passe  d'elle-même  devant  chaque  planche.  La  perroliue 
apporte  une  extrême  économie  dans  la  fabrication.  Deux 
hommes  suffisent  aujourd'hui  à  uu  travail  pour  lequel 
on  employait  auparavant  une  vingtaine  d'imprimeurs  ac- 
tompagnés  de  leurs  tireurs. 

Les  couleurs  se  fixent  d'une  manière  très-solide  sur 
toutes  les  parties  morJance'eô  d'une  pièce.  Lorsque  l'ctofTe 
iloit  avoir  des  dessins  de  plusieurs  couleurs,  on  imprime 
un  nombre  égal  de  mordants  à  celui  des  couleurs.  A  cet 
effet  on  applique  sur  la  pièce  de  petites  planches  appelées 
rentrures ,  qui  ne  portent  les  nouveaux  mordants  que  sur 
les  endroits  du  dessin  réservés  par  la  planche^  le  rouleau 
ou  la  perrotine.  Après  l'application  des  mordants,  on 
trempe  l'ctofTe  dans  un  bain  de  teinture,  ou  bien,  après 
l'application  de  chaque  impression,  on  la  plonge  dans  dif- 
férents bains.  On  voit  apparaître  alors  sur  la  pièce  plu- 
sieurs couleurs  qui  produisent  ensuite  des  dessins  bien 
exécutés. 

Les  hommes  chargés  du  lavage ,  du  séchage  et  de  la 
leinlure,  sont  des  manoeuvres. 

Lorsqu'on  veut  avoir  des  dessins  noirs ,  rouges  et  puce , 
je  supi)Ose,  on  imprime  en  premier  lieu  ces  dessins  avec 
les  mordants.  Ainsi  on  se  sert  pour  le  noir  d'acétate  de  fer, 
pour  le  rouge  d'acétate  d'alumine,  et  pour  \g  puce  de 
ces  deux  sels  mélangés;  puis  on  trempe  la  pièce  dans  un 
bain  de  garance  ,  et  l'on  obtient  ces  couleurs. 

Pour  obtenir  sur  un  fond  blanc  des  dessins  noirs,  rouges 
et  jaunes ,  on  imprime  premièrement  de  l'acétate  fer,  on 
rentre  le  mordant  d'alumine,  puis,  après  avoir  trempé 
dans  la  garance,  qui  donne  les  nuances  noires  et  rouges, 
on  blanchit  le  iond,  et  l'on  rentre  le  jaune  au  moyen 
d'une  décoction  de  quercitron  à  laquelle  on  ajoute  de  la 
gomme  et  une  dissolution  d'étain.  On  lave  et  on  sèche  en- 
suite la  pièce. 


Pour  ronger  les  couleurs  inutiles,  on  se  sert  de  chlore. 
Celle  opération  s'appelle  enlevage.  Elleconsiste  àimpri:ner 
un  rongeant  composé  d'acides  divers  sur  les  parties  que  l'on 
veut  avoir  blanches  dans  une  étoffe  à  fond  uni. 

Lorsque  toutes  les  impressions  sont  terminées,  on  fixe  les 
couleurs,  c'est-à-dire  qu'on  expose  les  pièces,  dans  des  cuves 
bien  fermées,  à  la  vapeur  de  l'eau  bouillante  pendant  l'es- 
pace d'une  demi-heure  à  trois  quarts  d'heure.  Les  cou- 
leurs se  trouvent  alors  non-seulement  fixées,  mais  encore 
elles  deviennent  plus  belles  et  plus  vives  qu'avant  cette 
opération.  Ou  doit  à  un  Allemand  les  premiers  procédés 
de  la  fixation  des  couleurs  au  moyen  de  la  vapeur.  Cl'est 
en  Alsace  que  les  règles  de  la  fabrication  des  étoffes  sont  le 
plus  observées  par  les  industriels,  et  où  les  fabriques  se 
trouvent  établies  sur  le  pied  le  plus  grandiose.  On  y  compte 
des  fabriques  dont  le  personnel  s'élève  à  près  de  deux  mille 
personnes.  Dans  ces  grands  établissements,  les  fabricants 
ont  leurs  ateliers  de  construction  et  leurs  filatures. 

A  llouen  et  à  Paris,  ou  du  moins  dans  leurs  environs, 
on  peut  citer  également  des  fabriques  d'une  assez  haute 
iinporlance. 

Quant  aux  dessins ,  ce  sont  les  artistes  parisiens  qui 
créent  les  nouveautés,  et  qui  savent  y  apporter  le  plus  de 
grâce  et  le  meilleur  goût.  A  différentes  époques  de  l'année, 
un  grand  nombre  de  fabricants  étrangers,  surtout  des  An- 
glais et  des  Allemands,  viennent  à  Pans  acheter  et  com- 
mander des  dessins  aux  dessinateurs. 

11  eût  été  trop  long  dans  ces  notes  rapides  de  faire  l'ex- 
plication de  tous  les  procédés  chimiques  que  l'on  est  obligé 
d'employer  pour  préparer  les  couleurs  impriraées  sur  les 
étoffes;  j'ai  cherché  seulement  ii  donner  quelques  idées 
sommaires  sur  des  productions  industrielles  dont  on  se  sert 
tous  les  jours  sans  avoir  aucune  idée  de  la  manière  doul 
elles  se  façonnent. 

A.  E.,  dessinateur  sur  étoffes. 


LES 


Au  sud  du  Kentucky,  l'État  de  Tennessee  est  borné  à  l'est 
par  la  Caroline  du  Nord,  au  sud  par  la  Géorgie,  l'Alabama 
et  le  Mississipi ,  à  l'ouest  par  le  Mississipi  du  terriloire 
d'Arkausas  et  du  Mi.ssouri.  11  a  1 40  lieues  de  long  et  5j  de 
large  ;  40  milles  de  surface,  et  420,813  habitants,  dont 
00,000  nègres  esclaves.  Les  monts  Cumberland  le  di- 
visent en  deux  parties,  l'une  orientale,  l'autre  occiden- 
tale :  celle-ci  est  ondulée,  unie  même  en  quelques  endroits. 
La  première  est  montagneuse,  le  centre  est  montueux  ;  de 
belles  vallées,  arrosées  par  des  rivières,  dont  le  Tennessee 
et  le  Cumberland  sont  les  plus  considérables,  suivent  gé- 
néralement une  direction  tortueuse,  qui  multiplie  la  diver- 
sité dos  aspects.  La  i)lus  grande  partie  du  sol  est  calcaire. 
Le  terrain  est  très-ferlile  dans  l'ouest  et  dans  le  centre, 
maigre  dans  l'est.  Ou  y  cultive  principalement  le  tabac,  le 
colon  et  le  froment.  On  envoie  beaucoup  de  bélail  dans 
les  États  maritimes  sur  rAtlanli(iue.  Le  climat  est  généra- 
lement sain,  et  ressemble  à  celui  du  Kentucky. 


La  plupart  des  villes  sont  nouvelles  :  les  plus  grandes 
sont  Nashville,  Franklin,  Fayettevillc,  Colombia,  Gallalin, 
Rogersville.  Murfreesborough,  la  capitale,  qui  est  une  des 
plus  considérables,  ne  compte  que  1,:200  habitants;  elle 
s'élève  sur  une  éminence  au  milieu  d'une  plaine  immense; 
elle  est  arrosée  par  de  belles  sources,  cl  a  dans  soa  voisi- 
nage des  eaux  minérales. 

Les  Chikasàs  possèdent  la  partie  occidentale  de  l'État 
entre  le  Mississipi  et  le  Tennessee;  les  Chcrokis  ont  une 
portion  des  cantons  nKridion>;ii\.  Les  Chikasàs  ont  con- 
stamment montré  beaucoup  d'attachement  pour  les  peu- 
ples de  l'Union  :  ils  se  glorifient  de  n'avoir  jamais  versé  le 
sang  d'aucun  habitant  des  Llals-Unis.  iuivant  leur  .radi- 
tiou,  ils  descendent  d'une  naliou  nombreuse,  qui  habitait 
au  loin  dans  les  terres  de  Test  à  l'ouest,  et  que  les  Espa- 
gnols ont  en  grande  partie  détruite  :  aussi  les  Chikasàs  con- 
servent contre  ceux-ci  une  haine  héréditaire  et  implacable. 

Au  mois  d'avril  1810,  le  voyageur  Ilarris,  qui  avait  pas- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


dv 


se  l'hiver  à  Pillsbourg,  en  partie  poiir  visiter  les  bords  du 
lac Eiié,  arriva  à  Mcadville,  jolie  ville  sur  le  French-Creek  ; 
celLe  rivière,  qui  prend  sa  source  à  peu  de  dislauce  du  lac 
Érié,  se  jette  dans  rAlIeghany;  elle  est  navigable  dans 
toute  rétendue  de  son  cours ,  qui  est  de  140  milles,  à  cause 
de  ses  nombreuses  sinuosités.  McaJviile,  entourée  de  ver- 
gers et  de  forêts,  a  un  aspect  très-gai  ;  des  traces  de  for- 
tifications donnent  lieu  de  présumer  que  c'élait  autrefois 
un  poste  militaire  de  la  ligne  sur  laquelle  se  trouvaient  les 
loris  Duquesne,  Presqu'île  et  d'auti'es.  Les  États-Unis  y  ont 
un  arsenal. 

En  allant  vers  le  Sugar-Creek,  on  observe  un  grand 
changement  dans  la  nature  du  terrain  ;  les  abords  de  la  rivière 
y  sont  fertiles;  plus  loin,  ils  deviennent  humides  et  maréca- 
geux. Le  chemin  entre  Crawlord  et  Franklin,  éloignés  l'un  de 
l'autre  de  trente  milles,  est  encore  en  quelques  endroits  barré 
par  de  grosses  masses  de  rochers  que  l'on  a  beaucoup  de 
peine  à  franchir.  Si  l'on  réûéchit  au  peu  de  temps  qui  s'est 
écoulé  depuis  que  des  colons  se  sont  établis  dans  ce  pays, 
on  doit  s'étonner  de  ce  qui  a  déjà  été  fait,  et  de  ce  que  l'on 
est  en  train  d'ellectuer.  Une  route,  qui  conduira  de  Pills- 
bourg au  lac  Érié,  passera  clans  les  environs  de  Franklin; 
une  autre,  qui  s'approchera  de  Meadville,  ouvrira  vers  l'est 
une  communication  facile  avec  le  New-York.  «  C'est  là  de 
l'argent  bien  dépensé  ,  observe  Ilarris ,  el  les  citoyens  en 
sont  plus  contents  que  de  le  voir  employé  à  élever  un  de 
leurs  compatriotes  au-dessus  d'eux.  » 

Franklin,  entouré  de  montagnes,  est  situé  au  confluent 
du  French-Creek  et  de  l'Alléghany  ;  sa  position  est  très- 
avantageuse  pour  le  commerce,  quoique  les  environs  ne 
soient  pas  très-fertiles.  La  population  est  très-nombreuse. 
On  reproche  aux  habitants  d'être  trcs-adonnés  aux  liqueurs 
spiritueuses.  On  voit  à  un  demi-mille  plus  bas  les  ruines 
du  fort  Yenango  :  il  s'élevait  dans  un  angle  qui  commande 
le  passage  de  la  rivière. 

«  Au  delà  de  Franklin,  dit  Ilarris,  il  fallut  franchir  pé- 
niblement pios  d'une  montée.  On  ne  conçoit  pas,  en  pas- 
sant devant  les  métairies  placées  dans  ce  canton,  pourquoi 
les  colons  s'y  sont  Cxésde  préférence,  tandis  que  des  es- 
paces immenses  de  terres  fertiles  restent  encore  incultes; 
ici  le  terrain  ne  consiste  qu'en  rochers. 

€  Je  suivis  la  vallée  fertile  dans  laquelle  serpente  le 
Frenck-Creek,  et  à  laquelle  la  verdure  variée  des  chênes, 
des  sapineltes  blanches,  des  châtaigniers  et  d'une  foule  d'au- 
tres arbres  ajoutait  un  charme  nouveau.  ^Yalerford,  l'an- 
cien fort  de  la  Kivière-aux-Bœufs,  du  temps  des  Français , 
est  sur  cette  rivière,  qui  se  jette  dans  le  French-Creek. 
C'est  un  lieu  peu  important;  mais  sa  position  à  la  source 
d'une  rivière  navigable,  et  seulement  à  douze  milles  du 
lac  Érie ,  auquel  on  se  propose  de  l'unir  par  un  canal,  con- 
tribuera sans  doute  à  le  rendre  plus  considérable. 

«  Un  chemin  excellent  nous  lit  arriver  à  Érié ,  siège  des 
autorités  du  comté  du  même  nom.  Nous  avions  rencontré 
sur  la  route  une  quantité  de  chevaux  et  de  bœufs  qui  trans- 
portaient du  sel  et  du  poisson  des  bords  du  lac  à  AVater- 
ford ,  pour  y  être  embarqués  et  expédiés  à  Pitlsbourg  et 
ailleurs.  Érié,  appelé  Presqu'île  lorsque  les  Français  étaient 
maîtres  du  Canada,  avait  été  un  lieu  très-insigniûant  jus- 
qu'à l'époque  de  la  dernière  guerre  entre  les  .Américains  et 
les  Anglais.  Le  port  est  très-bon;  un  banc  de  sable,  qui  se 
trouve  à  l'entrée,  en  interdit  l'accès  aux  navires  qui  tirent 
plus  de  six  pieds  d'eau.  On  espère  remédier  à  cet  incon- 
vénient en  ouvrant  un  canal  à  l'ouest  de  la  ville,  et  obte- 
nir par  là  un  courant  qui  sera  assez  fort  pour  s'opposer  à 
l'accumuiation  du  sable. 

■  Sur  une  hauteur,  à  l'est,  on  aperçoit  les  restes  des  ou- 


vrages français;  à  deux  milles,  au  nord,  s'élève  un  phare; 
les  États-Unis  ont,  dans  le  voisinage,  un  fort  en  bois,  et 
un  second  sur  une  pointe  de  terre  qui  borne  la  baie  de  ce 
côté;  deux  petits  vaisseaux  de  guerre  y  sont  mouillés.  La 
plaine  au  bord  de  laquelle  on  a  bâti  Érié  s'élè\e  de 
soixante-dix  pieds  au-dessus  du  niveau  du  lac,  dont  les 
bords  en  cet  endroit  sont  escarpés. 

«  Le  26  mai,  je  m'embarquai,  ainsi  que  d'aulres  passa- 
gers, à  bord  du  George-lf'ashingion,  goélette  de  cent 
tonneaux.  Le  soir,  on  se  trouva  devant  Porlland,  village  de 
lÉtat  de  New-York,  à  l'embouchure  du  Chàteauqué;  le 
lendemain  matin  je  descendis  à  terre.  Le  pays  est  fertile , 
peu  habité  jusqu'à  présent.  A  trois  milles  de  la  côte,  je 
gravis  sur  une  colline,  du  haut  de  laquelle  je  n'apercevais 
que  des  forêts,  du  milieu  desquelles  s'élevaient,  çà  et  là, 
des  colonnes  de  fumée ,  qui  indiquaient  des  fermes  nou- 
vellement établies,  et,  dans  le  lointain,  la  surface  du  lac,  que 
parcouraient  des  bateaux  à  la  voile. 

«  Je  revins  à  bord  le  28;  le  surlendemain,  on  laissa  tom- 
ber l'ancre  devant  le  fort  Érié,  ou  plutôt  devant  ses  ruines. 
Un  brick,  qui  portait  pavillon  anglais,  me  rappela  vivement 
mon  pays,  et  un  cabaret,  dont  l'enseigne  était  une  cou- 
ronne, me  fit  connaître  que  je  me  trouvais  sur  le  territoire 
d'un  royaume.  J'allai  à  Buflalo,  ville  située  de  l'autre  côté 
du  lac,  dans  l'Etat  de  New- York.  Elle  est  à  l'embouchure 
du  Buffalo-Creek,  et  à  l'endroit  oii  le  Niagara  forme  l'issue 
du  lac  Erié.  Une  route,  dont  la  longueur  est  de  530  milles, 
mène  à  New-York.  Un  canal  qui  joint  le  Hudson  au  lac 
aboutit  à  celte  ville. 

«  BulTalo  fut  détruit  par  les  Anglais  dans  la  dernière 
guerre;  on  le  rebâtit  en  pierre.  Les  maisons  et  les  édifices 
ne  manquent  pas  d'élégance.  En  suivant  les  bords  du  Nia- 
gara, l'on  apercevait  fréquemment  des  ruines  de  maisons 
brûlées  pendant  la  guerre.  Au-dessous  de  Blackrok,  village 
de  la  rive  américaine ,  le  lit  de  la  rivière  est  entrecoupé 
d'îles  ;  quelques-unes  sont  grandes  et  bien  boisées.  Sept 
milles  plus  loin,  le  nuage  de  vapeur  qui  s'élève  au-dessus 
du  Saut  du  Niagara  nous  avertit  que  nous  approchions  de 
cette  chute  fameuse  ;  la  rivière  s'élargissait  à  mesure  que 
nous  avancions  et  ses  bords  devenaient  plus  pittoresques. 
Trois  milles  au-dessus  du  Saut,  on  rencontre,  sur  le  terri- 
toire canadien,  le  village  Chippioua,  à  l'embouchure  du 
ruisseau  du  même  nom;  un  fort  en  défend  l'entrée.  Le  o 
juillet  1S14,  les  Américains  y  remportèrent  un  avantage 
sur  les  .anglais.  A  un  demi-mille  commence  la  chute  ou 
plutôt  une  suite  de  chutes,  dont  chacune,  quoique  con- 
sidérable, disparait  devant  la  dernière.  En  partant  de  Chip- 
pioua, on  entre  dans  une  forêt  qui  bouche  la  vue  ;  cepen- 
dant on  entend  le  bruit  de  la  chute,  surtout  lorsque  le  vent 
soufïle  du  côté  où  elle  est.  Un  paysan  se  mit  à  rire  en 
voyant  que  nous  nous  servions  d'un  parapluie  pour  nous 
préserver  de  ce  que  nous  regardions  comme  une  forte  on- 
dée; c'était  la  pluie  causée  par  les  rejaillissements  de  l'eau 
que  le  vent  nous  renvoyait,  quoique  nous  en  fussions  éloi- 
gnés d'un  mille  et  demi.  En  se  dégageant  des  arbres  et  des 
broussailles,  on  arrive  sur  les  bords  du  Saut,  et  l'on  reste 
saisi  d'admiration. 

«  La  description  de  Weld  est  la  plus  exacte  que  j'aie  lue; 
mais  ni  sa  plume  ni  celle  d'aucun  écrivain  ne  peut  dé- 
peindre l'effet  que  produit  cette  énorme  masse  d'eau  lors- 
qu'elle tombe.  A  un  mille  au  sud  de  Forsythis-IIouse,  on 
jouit  le  mieux  de  la  chute;  l'œil  se  promène  jusqu'à  cinq 
milles  en  remontant  la  rivière,  où  des  collines  bornent  la 
perspective,  et  on  n'aperçoit  pas  sans  frayeur  des  bateaux 
à  la  voile  qui  abandonnent  leur  mouillage  devant  Chip- 
pioua; en  sunant  le  cours  du  Niagara,  l'on  observe  diffé- 


GO 


LECTURES  DU  SOIR 


rentes  baies,  dans  lesquelles  les  cimes  sombres  des  arbres 
s'élèvent  au-dessus  des  girouettes  des  navires  ;  la  rive  du 
Canada  est  parsemée  de  moulins  et  de  maisons,  dont  les 
habitants  sont,  par  l'effet  de  l'habitude,  devenus  indiffé- 
rents au  grand  spectacle  qui  frappe  leurs  regards.  Enfin , 
l'œil  s'étant  reposé  sur  l'ile  des  Chèvres ,  qui  partage  la 
grande  chute  en  deux,  poursuit  la  rivière  jusqu'au  bord 
de  l'abîme,  dans  lequel  elle  se  précipite  avec  un  bruit  ter- 
rible. Deux  ponts,  jetés  depuis  peu  au-dessus  des  Rapides, 
permettent  de  se  rendre  sans  aucun  danger  dans  cette  île, 
dont  on  a  fait  ua  rendez-vous  agréable  par  des  bains,  un 
café ,  etc. 

€  Je  m'approchai  avec  précaution  des  bords  du  préci- 
pice, à  quelques  pieds  au-dessus  de  la  chute.  Le  bruit  vio- 
lent, le  fracas  continuel,  le  vaste  espace  sur  lequel  plonge 
la  vue,  me  firent  perdre  pour  quelque  temps  le  désir  d'aller 
plus  avant.  Enfin  je  me  hasardai,  avec  mes  compagnons 
de  voyage,  à  descendre  dans  celte  fente  de  rochers,  et,  à 
l'aide  des  racines  d'un  vieil  arbre,  nous  atteignîmes  des 
échelles  qui  nous  firent  parvenir  sur  un  tas  de  rochers 
écroulés;  ensuite,  gravissant  et  rampant  péniblement  de 
rocher  en  rocher,  et  pénétrés  par  la  pluie,  nous  sommes 
arrivés  à  l'endroit  où  la  masse  d'eau  tombe  dans  le  gouffre. 
Une  pointe  de  rocher  nous  empêcha  d'avancer  à  plus  de 
quarante  pieds  sous  la  chute.  L'espace  entre  la  nappe  d'eau 
et  le  mur  du  rocher  qui  est  derrière,  est  d'une  trentaine 
de  pieds.  Notre  curiosité  pleinement  satisfaite,  nous  avons 
regagné  le  sentier  raboteux  et  l'échelle  tremblante  qui  nous 
avait  aidés  à  descendre.  » 

Volney,  qui  visita  le  Saut  du  Niagara,  n'a  pas  essayé  de 
le  décrire,  parce  que,  parvenu  au  bas  de  la  chute,  il  ne  put, 
à  cause  de  sa  faiblesse ,  suite  d'une  fièvre  maligne  dont  il 
était  convalescent ,  s'en  approcher  assez  pour  examiner  à 
loisir  cette  merveille  du  Nouveau-Monde.  Il  a  donc  em- 
prunté la  description  de  Weld.  Voici  comment  s'exprime 
ce  voyageur  : 

€  En  arrivant  au  pied  des  échelles  de  Simcoé ,  au  fond 
du  ravin ,  l'on  se  trouve  au  milieu  d'un  amas  de  rochers  et 
de  terre  détachés  du  flanc  du  coteau.  On  voit  le  Qanc  garni 
de  sapins  et  de  cèdres  suspendus  sur  la  tête  du  voyageur 
et  comme  menaçant  de  l'écraser;  plusieurs  de  ces  arbres 
ont  la  tête  en  bas  et  ne  tiennent  au  coteau  que  par  leurs 
racines.  La  rivière  en  cet  endroit  n'a  qu'un  quart  de  mille 
de  largeur  (un  peu  plus  de  quatre  cents  mètres),  et,  sur  la 
rive  opposée,  l'on  a  une  très-belle  vue  de  la  petite  cataracte. 
Celle  du  Fer-à-Cheval  est  à  moitié  cachée  par  le  coteau. 

€  Nous  suivîmes  la  rivière  jusqu'à  la  grande  cataracte; 
nous  marchâmes  une  bonne  partie  du  chemin  sur  une  cou- 
chc  horizontale  de  pierres  à  chaux  couverte  de  sable,  ex- 
cepté en  quelques  endroits,  où  il  fallut  gravir  des  amas  de 
rochers  détachés  du  coteau...  Ici  Ton  trouve  beaucoup  de 
poissons,  d'écureuils,  de  renards  et  d'autres  animaux,  qui, 
surpris  au-dessus  des  cataractes  par  le  courant  qu'ils  vou- 
laient passer  à  la  nage,  ont  été  précipités  dans  le  gouffre 
et  jetés  sur  cette  rive  ;  l'on  voit  également  des  arbres  et  des 
planches  que  le  courant  a  détachés  des  moulins  ik  scier. 
IMus  on  approche  de  la  chute,  plus  la  route  devient  difficile 
et  raboteuse  :  en  quelques  endroits,  où  des  parties  du  co- 
teau se  sont  écroulées,  d'énormes  amas  de  terre,  d'arbres 
et  de  rochers  qui  s'étendent  jusqu'au  bord  de  l'eau,  s'op- 
posent à  la  marche,  présentent  une  barrière  qui  parait  im- 
pénétrable, et  qui  le  serait  en  effet  si  l'on  n'avait  un  bon 
guide  pour  les  franchir.  Il  faut ,  après  être  parvenu  avec 
beaucoup  de  peine  jusqu'à  leur  sommet,  traverser  en  ram- 
pant sur  les  mains  et  sur  les  genoux  de  longs  passages 
obscurs  formés  par  des  vides  entre  les  crevasses  des  ro- 


chers et  des  arbres,  et  lorsque  l'on  a  franchi  ces  amas  de 
terre  et  d'arbres,  il  faut  encore  gravir,  les  uns  après  les 
autres,  les  rochers  qui  sont  le  long  du  coteau;  car  ici  la 
rivière  ne  laisse  qu'un  très-petit  espace  libre,  et  ces  ro- 
chers sont  si  glissants,  à  cause  de  l'humidité  qu'y  entre- 
tiennent les  vapeurs  ou  plutôt  la  pluie  de  la  cataracte,  que 
ce  n'est  qu'en  prenant  les  plus  grandes  précautions  que 
l'on  peut  se  préserver  de  la  plus  terrible  de  toutes  les  chu- 
tes. Nous  avions  encore  un  quart  de  mille  à  faire  pour  par- 
venir au  pied  du  saut,  et  nous  étions  aussi  mouillés  par  les 
vapeurs  que  si  nous  avions  été  trempés  dans  la  rivière. 

«  Arrivés  là,  aucun  obstacle  n'empêche  d'approcher  au 
pied  de  la  chute.  On  peut  même  avancer  derrière  cette  pro- 
digieuse nappe  d'eau,  parce  que,  outre  que  le  rocher  du 
haut  duquel  elle  se  précipite  a  une  forte  saillie,  la  chaleur 
occasionnée  par  le  violent  bouillonnement  des  eaux  a 
causé  dans  la  partie  inférieure  du  roc  des  cavernes  pro- 
fondes qui  s'étendent  au  loin  sous  le  lit  de  la  cataracte. 
En  entendant  le  bruit  sourd  et  gémissant  qu'elles  occa- 
sonnent,  Charlevok  a  eu  le  mérite  de  deviner  l'existence 
de  ces  cavernes.  Je  m'avançai  de  cinq  ou  six  pas  derrière 
la  nappe  d'eau,  afin  de  jeter  un  coup  d'oeil  dans  leur  in- 
térieur; mais  je  faillis  être  suffoqué  par  un  tourbillon  de 
vent  qui  règne  constamment  et  avec  furie  au  pied  de  la 
chute,  et  qui  est  causé  par  les  chocs  violents  de  cette  pro- 
digieuse masse  d'eau  contre  les  rochers.  J'avoue  que  je  ne 
fus  pas  tenté  d'aller  plus  avant,  et  aucun  de  mes  compa- 
gnons n'essaya  plus  que  moi  de  pénétrer  dans  ces  antres 
terribles ,  séjour  menaçant  d'une  mort  certaine.  Aucune 
expression  ne  peut  donner  une  juste  idée  des  sensations 
qu'imprime  un  spectacle  si  imposant;  tous  les  sens  sont 
saisis  d'effroi.  Le  bruit  effrayant  de  l'eau  inspire  une  ter- 
reur religieuse ,  qui  s'augmente  encore  lorsque  l'on  réOé- 
chit  qu'un  souffle  de  ce  tourbillon  peut  subitement  enlever 
de  dessus  le  rocher  glissant  le  faible  mortel  qui  s'y  place, 
et  le  faire  disparaître  dans  le  gouffre  affreux  qu'il  a  sous 
ses  pieds ,  et  dont  aucune  force  humaine  ne  pourrait  le 
sauver. 

t  La  largeur  de  la  chute  est  plus  grande  que  celle  de  la 
rivière  ;  celle-ci ,  un  moment  avant  d'arriver  au  précipice, 
fait  un  détour  considérable  à  gauche,  ce  qui  donne  à  la 
nappe  deau  une  direction  oblique  et  lui  fait  faire  un  angle 
considérable  avec  le  rocher  du  haut  duquel  elle  tombe.  Elle 
ne  forme  pas  une  nappe  unique;  elle  est  partagée  par  des 
iles  en  trois  cataractes  bien  distinctes  les  unes  des  autres. 
La  plus  grande,  qui  est  du  côté  du  Canada,  est  appelée  la 
Grande  cataracte ,  ou  la  cataracte  du  Fer-à-Cheval ,  parce 
qu'elle  en  a  un  peu  la  forme  ;  sa  hauteur  n'est  que  de  142 
pieds,  tandis  que  celle  des  autres  est  de  IGO.  Celte  cir- 
constance lui  donne  la  prééminence  sur  les  deux  autres 
pour  la  largeur  et  la  rapidité.  Le  lit  du  Niagara,  au-dessus 
du  précipice,  étant  plus  haut  d'un  côté  que  de  l'autre,  les 
eaux  se  pressent  vers  la  partie  du  lit  la  moins  élevée,  et 
acquièrent  par  conséquent  dans  leur  chute  une  plus  grande 
vélocité  que  celles  qui  s'échappent  par  l'autre  côté  ;  celle 
vélocité  est  encore  accélérée  par  les  rapides  qui  se  trouven' 
en  plus  grand  nombre  de  ce  même  côté.  C'est  du  centre 
du  Fer-à-Cheval  que  s'élève  ce  nuage  prodigieux  de  va- 
peurs que  l'on  aperçoit  de  si  loin. 

€  Il  est  impossible  de  mesurer  l'étendue  de  cette  partie 
de  la  chute  aj'rement  qu'avec  l'œil  ;  mais  l'opinion  la 
plus  générale  lui  donne  une  circonférence  de  1500  pas  ; 
l'ile  qui  la  sépare  de  la  chute  la  plus  voisine  peut  avoir 
330  pas  de  large ,  la  seconde  chute  n'en  a  que  5;  l'ile  qui 
sépare  celle-ci  de  la  troisième  chute  n'en  a  que  trente,  et 
celte  troisième  en  a  au  moins  autant  que  la  plus  grande  des 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


Gl 


deux  îles.  Il  résulte  de  cet  aperçu  que  la  largeur  totale  du 
précipice,  en  y  comprenant  les  iles,  est  de  l,33Spas.Ce 
calcul  n'est  pas  exagéré ,  plusieurs  voyageurs  l'ayant  es- 
timé à  plus  d'un  mille  anglais.  La  quantité  d'eau  qui  se 
précipite  du  haut  en  bas  de  ces  chutes  est  prodigieuse,  si 
l'on  peut  ajouter  quelque  crédit  au  calcul  qui  suppose 
qu'elle  est  de  670,255  tonneaux  par  minute. 

«  La  pente  du  rapide  qui  précède  le  grand  saut  du  Nia- 
gara est  de  quarante-six  pieds,  et  celle  du  ravin,  jusqu'à  la 
plate-forme  au-dessous  de  la  chute ,  est  de  soixante  et  un 
pieds;  de  sorte  que  la  hauteur  totale  de  la  chute  est  de  deux 
cent  quarante  pieds. 

«  Autrefois,  le  saut  du  Niagara  existait  probablement  au 
point  où  est  aujourd'hui  cette  plate-forme,  c'est-à-dire  vis- 
à-vis  de  Queenstown,  village  situé  sur  la  rive  canadienne; 
plus  on  examine  le  bord  de  la  rivière  depuis  le  lieu  où  le 


saut  se  trouve  actuellement,  plus  celte  conjecture  parait 
fondée. 

«  Dans  tout  cet  espace,  le  lit  du  Niagara  est  semé  de  ro- 
chers énormes,  et  les  coteaux  qui  le  bordent  sont  partout 
rompus  et  inégaux  ;  ce  qui  annonce  qu'il  s'est  opéré  dans 
cette  partie  de  la  rivière  des  déchirements  considérables; 
car  les  deux  côtés  portent  des  marques  évidentes  de  l'ac- 
tion de  l'eau  jusqu'à  une  grande  élévation  au-dessus  du  lit 
de  la  rivière;  or,  comme  il  est  constant  que  dans  les  plus 
fortes  inondations  elle  n'est  jamais  parvenue  jusqu'à  ces 
marques,  et  qu'elle  n'en  a  même  jamais  approché,  il  est 
évident  que  son  lit  a  été  jadis  beaucoup  plus  élevé  qu'il  ne 
l'est  aujourd'hui.  Au-dessus  de  Queenstown,  au  contraire, 
on  n'aperçoit  aucune  marque  qui  porte  à  croire  que  le  lit 
du  Niagara  ait  jamais  été  plus  élevé  qu'il  ne  l'est  actuelle- 
ment. D'ailleurs,  l'expansion  subite  de  la  rivière,  et  sa 


Les  Rapides. 


profondeur  soudaine  dès  que  l'on  a  passé  les  hauteurs  de 
Queenstown,  donnent  plus  de  poids  à  l'opinion  d'après  la- 
quelle les  eaux  ont  dû  se  précipiter  pendant  longtemps  du 
haut  de  ces  collines,  et  qui  attribue  à  leur  longue  existence 
dans  cet  endroit  la  formation  de  ce  large  bassin.  En  re- 


montant un  mille  au-dessus  de  Queenstown ,  on  trouve  un 
gouffre  effrayant  qui  n'a  pu  tire  creusé  que  par  le  séjour 
de  la  chute  dans  cet  endroit,  séjour  qui  aura  été  prolongé 
par  la  solidité  des  rochers  du  haut  desquels  elle  se  préci» 
pile. 


on 


LECTURES  DU  SOIR. 


«  On  sait  par  tradition  que  la  grande  cataracte  n'a  pas 
toujours  eu  la  forme  d'un  fer  à  cheval ,  et  qu'elle  avait  au 
milieu  une  pointe  de  rocher  très-saillantc.  Depuis  le  com- 
mencement du  dix-huitième  siècle,  sa  forme  est  à  peu  près 
la  même.  > 

Harris  raconte  qu'au  mois  d'août  1818,  une  portion  du 
rocher  voisin  de  la  chute  était  tombée  ;  ce  qui  confirme  l'opi- 
nion dont  on  vient  de  parler.  «  Elle  acquiert  encore  plus 
de  probabilité  ,  ajoute-t-il ,  lorsque  l'on  suit  les  bords  du 
Niagara  jusqu'à  Queenstown,  où  cessent  les  hauteurs;  de 


ce  point  jusqu'au  lac  Ontario,  son  cours  est  extrêmement 
tranquille.  Quelques  personnes  ont  supposé  qu'avant  de 
s'ouvrir  un  passage  dans  cet  endroit,  il  portait  autrefois 
ses  eaux,  et  toutes  celles  dont  il  est  le  débouché,  dans  l'Ohio, 
et  de  là  dans  le  Mississipi.  Des  vieillards  prétendent  qu'au- 
trefois l'île  aux  Chèvres  s'étendait  beaucoup  plus  au  nord 
qu'à  présent. 

Lons  BRUNEL. 

{Traduit  de  l'anglais.) 


(DD  lo  OCTOBRE  AU  13  NOVEMBRE.) 


M.  Charles  Fermon  a  lu  à  l'Acadé- 
mie des  sciences  une  note  sur  la  manière 
dont  les  sons  se  produisent.  En  faisant 
des  recherches  sur  le  mouvement  de  l'air 
dans  les  tuyaux  ouverts  et  termes ,  et  vou- 
lant que  ses  expériences  parlassent  autant 
que  possible  aux  yeux,  l'auteur  a  eu  re- 
cours à  l'emploi  d'une  vapeur  colorée.  Il 
a  vu  que  si  l'on  fait  résonner  une  flûte 
traversière  en  verre,  pleine  de  fumée  de 
tabac,  la  colonne  de  fumée  sort  en  décri- 
vant une  spirale  lrès-régulière,Si  l'on  fait 
résonner  un  tuyau  d'orgue  ou  un  flageo- 
let en  verre  plein  de  fumée,  la  colonne 
décrit  encore  une  spirale.  Si  l'on  fait  ré- 
sonner un  tube  fermé  par  un  bout,  à  la 
manière  d'une  flûte  de  Pan ,  la  colonne 
décrit  encore  une  spirale  irès-irrégulière. 
La  forme  des  tubes  et  rembouchure  n'a 
pas  d'influence  marquée  sur  la  formation 
des  spirales.  M.  Fermon  cite  encore  un 
grand  nombre  de  cas  de  production  de 
son  où  il  est  facile  de  découvrir  la  forme 
d'une  spirale  plus  ou  moins  régulière. 

Ces  faits  ont  conduit  l'auteur  à  penser 
que  le  mouvement  de  spirale  était  essen- 
tiel à  la  production  des  sons ,  et ,  dans  ce 
cas,  il  devait  être  possible  de  produire  un 
son  toutes  les  fois  que  l'on  forcerait  l'air 
à  se  mouvoir  en  spirale.  Et  c'est ,  en  effet, 
ce  qu'il  démontre  à  l'aide  d'un  petit  in- 
strument qu'il  nomme  hélicophone.  Il  se 
compose  d'un  tube  en  verre  dont  la  lon- 
gueur est  égale  au  moins  à  trois  ou  quatre 
fois  son  diamètre.  A  l'une  de  ses  ouvertu- 
res on  place  un  bouchon  dontles  côtés  sont 
creusés  de  plusieurs  hélices.  En  soulHant 
alors  par  cette  ouveriurc,  on  i  roduit  un 
son  d'autant  plus  aigu  que  la  force  du  vent 
est  plus  considérable.  Celle  exj'erionccn'a 
pas  suQi  à  M.  Fermon,  et,  pour  s'assurer 
que  le  mouvement  en  spirale  pouvait  seul 
donner  un  son,  il  a  remplacé  dans  l'Iieli- 
cophone  le  bouchon  spirale  par  des  bou- 
chons accidenlei  d'une  foule  de  sinuosi- 
tés transversales  ou  longitudinales,  et 
chaque  fois  l'expérience  n'a  donné  lieu  à 
la  production  d'aucun  son  ,  bleu  que  les 
accidents  fussent  inullipliés  autant  que 
possilile. 

Enexpérimentant  commel'a  faitM.  Fer- 


mon, on  arrive  à  démontrer  que  l'acuité 
ou  la  gravité  d'un  son  dépend  de  trois 
causes  différentes  :  !<>  de  la  longueur  de 
la  spirale  ;  2°  du  mouvement  de  la  spirale; 
3»  de  l'étendue  de  la  section  de  la  spirale. 

L'intensité  du  son  paraît  dépendre  de 
la  quantité  d'air  qui  entre  dans  la  com- 
position d'une  spirale  d'un  mouvement 
donné. 

Dans  un  prochain  Mémoire,  M.  Fermon 
espère  démontrer  que  le  timbre  des  tuyaux 
dépend  de  la  forme  des  spirales. 

—  M.  Blondeau  deCarolles  vient  de  faire 
connaître  lescirconstances  qui  ont  précédé 
et  accompagné  la  chute  de  la  foudre  sur 
la  ville  de  Rougères,  le  0  septembre  der- 
nier. Les  faits  les  plus  saillants  qui  res- 
sortent  de  cette  communication  sont  les 
suivants  : 

lo  Formation  d'un  orage  au-dessus  de 
la  mer,  lequel  a  donné  naissance  à  des 
explosions  de  la  foudre  qui ,  vues  d'un 
point  déterminé ,  ne  paraissaient  être  que 
des  éclairs  de  chaleur,  tandis  qu'au  con- 
traire, à  une  faible  distance,  ils  portaient 
avec  eux  la  mort  et  la  désolation.  Ce  fait 
viendrait  à  l'appui  des  physiciens  qui  pen- 
sent que  les  éclairs  de  chaleur  indiquent 
toujours  la  présence  d'un  orage  en  quel- 
que point  du  globe. 

2°  Bifurcation  de  la  foudre  au  moment 
de  sa  chute.  Ce  fait  ne  paraît  pasavoirété 
observé  précédemment. 

3»  Inflammation  des  matières  combus- 
tibles par  la  foudre,  non  pas  immédiate- 
ment après  sa  chute,  mais  après  avoir  par- 
i  couru  une  étendue  fort  considérable.  Ce 
j  fait  viendrait  à  l'appui  de  l'opinion  qui 
I  consiste  à  admettre  que  la  vitesse  de 
I  la  foudre  aussitôt  après  sa  chute  est  si 
I  grande,  qu'elle  ne  saurait  enflammer  les 
matières  qu'elle  rencontre,  et  qu'il  faut, 
pour  qu'elle  puisse  produire  cet  efl"el, 
que  sa  vitesse  se  soit  ralentie. 

i»  Fusion  des  métaux  en  des  points  dé- 
terminés. Toutes  les  boucles  de  cuivre 
étaient  fondues  aux  angles.  Le  fer  était 
rendu  caverneux,  sa  couleur  était  jaune 
aux  environs  des  points  de  fusion,  ce  qui 
provenait  du  transport  du  nieial  eleclro- 
négaiifsur  le  métal  électro-positif. 


5'  Action  à  la  fois  directe  et  par  in- 
fluence du  fluide  électrique  sur  des  ani- 
maux qui  ont  été  foudroyés.  L'action  par 
influence  paraît  être  plus  redoutable  que 
l'action  directe,  car  les  animaux  qui  ont 
ressenti  la  première  sont  morts  le  sang 
décomposé  et  rendu  incoagulable;  celui, 
au  contraire ,  qui  a  été  gravement  blessé 
à  la  tète  a  survécu  au  choc. 

6»  Apparition  de  la  foudre  sous  forme 
d'un  globe  lumineux  répandant  à  sa  suite 
une  odeur  sulîurcuse  des  plus  intenses,  et 
donnant  naissance  é  des  effets  physiques, 
mécaniques  cl  physiologiques. 

—  M.  Dantan  jeune,  qui  termine  en  en 
mom.ent  une  statue  en  marbre  de  miss 
Kemble ,  s'occupe  encore  d'un  buste  de 
Soufflet,  architecte  du  Panthéon.  Cesdeux 
ouvragts  sont  réussis  avec  le  talent  élevé 
et  heureux  qui  caractérise  l'auteur  de 
tanl  d'œu^Tes  éminentes. 

—  La  ville  de  Nantes  se  dispose  à  éle- 
ver un  monument  à  Cambrone.  La  ville 
d'Aurillac  songe  aussi  à  •  ■  slatiio 
à  l'un  de  ses  plus  illustre-  ,  àGer- 
bert ,  ce  savant  éminent  qui  projeta  les 
vives  lumières  de  son  génie  sur  toute  la 
lin  du  dixième  siècle.  On  sail  que  Ger- 
bert  fut  le  premier  Français  qui,  en  999, 
sous  le  nom  de  Silvestre  II,  s'assit  dans 
la  chaire  de  saint  Pierre.  Il  composa  un 
grand  nombre  d'écrits  sur  les  mathéma- 
tiques, la  physique,  la  théologie,  etc.  ;  il 
inventa  des  orgues  hydrauliques;  il  fit  à 
Magdebourg  la  première  horloge,  dont  il 
régla  le  mouvement  sur  l'eloile  polaire, 
en  observant  celle-ci  à  la  laveur  d'un 
tuyau  qui  était  sajis  doute  une  lunette  de 
sa  façon,  les  télescopes  n'étant  pas  en- 
core connus*  il  fit  des  sphères  de  sa 
main  ,  et  découvrit  les  horloges  à  roues  : 
on  pense  même  qu'il  enseigna  le  premier 
l'arithmeliqueavec  les  neuf  chiffres  d'au- 
jourd'hui ,  c'est-à-dire  avec  le«;  chiffres 
aratH?squi.  pendant  lonç:Iemps,  n'ont  ite 
connus  que  des  seuls  géomètres.  Né  dans 
un  village,  ''occupation  de  sa  première 
jeunesse  fut  de  garder  les  troupeaux. 

—  M.  Chazal,  peintre  de  fleurs  du  Cabi- 
net de  la  reine,  vient  de  terminer,  avec 
le  talent  facile  et  sûr  qui  le  caractérise, 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


63 


un  grand  tableau  commandé  par  M.  le  mi- 
nistre de  rintéricur  à  M"'  Bruyère,  et 
que  cette  artiste  n'avait  encore  qu'ébau- 
ché au  moment  où  la  mort  l'a  frappée. 

—  M.  Carie  Elshoet  achève  en  ce  mo- 
ment, à  Lyon,  deux  groupes  qui  ornent 
les  avant-corps  de  l'attique  de  l'Hôlel- 
Dieu.  L'un  de  ces  groupes,  le  pre- 
mier, représente  l'Indigence  et  la  Mater- 
nité ;  le  second,  le  Rhône  et  la  Saône  ; 
les  figures  ont  cinq  mètres  de  hauteur, 
elles  sont  accompagnées  de  quatre  lions 
de  grandeur  colossale.  Monseigneur  le 
duc  de  Nemours,  lors  de  son  passage  à 
Lyon,  a  félicité  de  la  manière  la  plus 
flatteuse  M.  Elshoet  sur  le  mérite  de  son 
œuvre. 

—  Le  nouvel  édifice  érigé  sur  le  bou- 
levard des  Invalides,  pour  l'institution 
royale  des  jeunes  aveugles,  va  bientôt 
être  livré  à  sa  destination.  En  ce  moment 
les  ouvriers  mettent  la  dernière  main  à 
l'oeuvre. 

Les  terrains  sur  lesquels  sont  élevés  les 
bâtiments  destinas  à  cette  institution  fu- 
rent achetés  en  1838  ;  ils  forment  un  carré 
long  entièrement  séparé  des  habitations 
voisines;  la  façade  principalt,  par  le  bou- 
levard ;  le  derrière,  par  la  rue  Masseran, 
et  les  côtés,  par  la  rue  de  Sèvres  et  la  pe- 
tite ruedesAcacias.Leursurperficie  géné- 
rale est  d'environ  12,000  mètres  carrés;  le 
développement  des  bâtiments  est  de  460 
mètres.  Les  travaux  de  construction  ont 
été  commencés  en  1839,  et  poursuivis 
depuis  lors  sans  interruption  jusqu'à  ce 
jour,  où  ils  touchent  entin  à  leur  terme. 

Le  nouvel  hôtel,  exécuté  sur  le  plan  et 
sous  la  direction  de  M.  Philippon,  archi- 
tecte ,  est  composé  de  trois  bâtiments 
principaux  reliés  par  quatre  autres  bâti- 
ments faisant  face  au  boulevard  et  à  la 
rue  Masseran.  L'entrée  principale,  fermée 
par  une  très-jolie  grille  en  fer  placée  entre 
deux  petits  pavillons,  est  située  sur  le 
boulevard,  d'où  l'on  peut  admirer  le  fron- 
ton de  l'édince  dû  au  ciseau  de  Jouffroy, 
sculpteur.  Le  sujet  clioisi  par  l'artiste  est 
en  parfaite  harmonie  avec  l'établissement  ; 
c'est ,  d'un  côté,  Valentin  Haiiy,  premier 
instituteur  des  jeunes  aveugles ,  ensei- 
gnant le  travail  à  ses  élèves;  de  l'autre, 
une  insiiiuirice  donnant  des  leçons  aux 
jeunes  lilles  aveugles,  et  au  milieu,  la  Re- 
ligion les  encourageant  tous  deux. 

Les  dispositions  intérieuresdu  local  ont 
été  combinées  de  manière  à  isoler  les  filles 
des  garçons,  et  les  uns  comme  les  autres 
trouveront  les  mêmes  commodités,  lesmè- 
mes  dispositions  dans  la  partie  qui  leur 
est  affectée.  Le  bâtiment  du  milieu  for- 
mant la  séparation  des  deux  quartiers  n'a 
de  commun  que  la  chapelle  qui  se  trouve 
au  premier  étage. 

Les  garçons  sont  placés  dans  l'aile  de 
droite  et  les  filles  dans  l'aile  de  gauche 
Au  rez-de-chaussée,  à  1  entrée,  sont,  des 
deux  côtés,  des  réfectoires  garnis  de  ta- 
bles de  marbre  posées  sur  dos  trépieds 
en  fonte  fort  élégamment  ouvragés;  les 
cuisines  se  trouvent  derrière;  et  dans  le 
fond  les  salles  de  bains  disposées  de  ma- 
nière à  servir  à  la  fois  trente-deux  bains 
de  corps  et  trente-deux  bains  de  pieds. 

A  droite  et  à  gauche  sont  les  salles  de 


récréation.  Les  salles  de  classe  et  d'étude 
sont  au  premier  étage;  au-dessus  de  ces 
dernières,  à  leur  extrémité,  sur  le  bou- 
levard ,  les  salles  de  conférence,  entre 
lesquelles  se  trouve  celle  du  conseil.  L'ap- 
partement du  directeur  est  à  côté,  dans 
le  pavillon  de  droite,  et  celui  de  la  pre- 
mière institutrice  dans  le  pavillon  de 
gauche. 

i     La  chapelle  se  trouve ,  ainsi  que  nous 
'  l'avons  dit,  dans  le  bâtiment  du  milieu  ; 
I  elle  est  des  ordres  ionique  et  corinthien 
j  combinés  ensemble  :  la  nef  est  soutenue 
,  par  vingt-quatre  colonnes,  dont  quatre 
en  marbre  plein  et  les  autres  en  stuc;  le 
plafond  des  bas-côtés  est  coupe  par  des 
caissons ,  décorés  uniformément  par  des 
I  peintures  de  fantaisie.  Le  grand  plafond 
j  est  orné  de  rosaces  dorées  qui  produi- 
sent un  très-bel  effet. 
j     Le  monument  est  de  forme  demi-cir- 
culaire, terminé  en  calotte;  l'autel  est 
placé  au  fond  contre  le  mur  dans  lequel 
est  ménagée  une  niche  pour  le  taberna- 
;  cle.  Des  tribunes  sont  élevées  de  chaque 
côté  et  se  prolongent  d'un  bout  à  l'autre 
de  la  nef:  les  dispositions  intérieures  ont 
été  prises  de  manière  à  pouvoir  couper 
le  vaisseau  en  deux  parties  par  une  cloi- 
son mobile  qui  sera  placée  à  l'origine  de 
l'hémicycle,  et  ménagera,  en  avant,  une 
grande  salle  d'exercice  pour  les  élèves. 
L'appartement  de  l'aumônier  est  contigu 
à  la  chapelle. 

Le  deuxième  étage  est  composé,  dans 
les  deux  quartiers,  de  vastes  salles  ser- 
vant de  dortoirs  ,  de  logements  pour  le 
médecin,  l'agent  comptable,  etc.;  le  loge- 
ment des  sœurs  est  au  troisième  étage  , 
entre  l'infirmerie  des  garçons  et  celle  des 
filles,  et  à  côté  desquels  se  trouvent  d'au- 
tres salles  de  bains  pour  les  malades  et 
un  promenoir  pour  les  convalescents.  Les 
archives  sont  placées  sur  la  chapelle,  au 
bout  d'un  grand  dortoir  supplémentaire. 
Viennent  ensuite  les  logements  des  pro- 
fesseurs, des  divers  employés  de  l'établis- 
sement, et  les  ateliers.  En  résumé,  rien 
n'a  été  négligé  dans  le  nouvel  édifice 
pour  conserver  la  santé  et  assurer  le  bien- 
être  des  hôtes  infortunés  qu'il  va  rece- 
voir; ils  y  trouveront  un  air  pur,  des  lo- 
gements vastes  et  sains;  de  beaux  jardins, 
une  distribution  commode  parfaitement 
entendue,  qui,  jointe  aux  soins  paternels 
et  à  la  profonde  sollicitude  de  leur  hono- 
rable directeur  M.  Dufau  ,  pourront  leur 
faire  oublier  la  triste  infirmité  dont  ils 
sont  affligés. 

—  Les  sciences  archéologiques  vien- 
nent de  faire  une  perte  dans  la  personne 
de  M.  Allou ,  qui  fut  successivement  se- 
crétaire ,  bibliothécaire,  et  président  de 
la  Société  des  Antiquaires  de  France.  lia 
publié,  entre  autres  écrits,  une  Descrip- 
tion des  Monuments  du  département  de 
la  Haute-  tienne,  un  Essai  sur  les  Ar- 
mures du  moyen  âge,  cl  une  Biographie 
de  M.  Alexandre  Lenoir,  qui  avait  formé 
l'ancien  Musée  d'antiquités  nationales  des 
Petits-Augustins.  M.  Beaulieu,  président 
actuel  de  la  Société  des  Antiquaires,  a 
prononcé  sur  la  tombe  de  M.  Allou  un 
discours  touchant  où  il  a  retracé  les  tra- 
vaux et  les  vertus  de  ce  savant  modeste. 


I  — Aujourd'hui,  l'on  embaume  les  corps 
d'animaux ,  oiseaux  ,  poissons ,  et  même 
les  corps  humains,  en  injectant  du  sul- 
fate d'alumine  de  fer,  dissous  dans  de 
Veau  chaude  marquant  32  degrés  à  l'a- 
réomètre. On  se  rappelle  peut-être  que 
G.  Secato  avait  découvert  un  moyen  pour 
réduire  à  l'état  de  solidité  pierreuse  les 
substances  animales  dures  ou  molles; 
mais  malheureusement  cet  inventeur  a 
fait  comme  beaucoup  d'autres,  il  a  em- 
porté son  secret  dans  la  tomlie. 

Depuis  cette  époque,  on  a  fait  beaucoup 
de  reeherches  sur  ce  sujet.  L'agent  chi- 
mique le  plus  efficace  qui  ait  été  employé 
est  le  deuto-chlorure  de  mercure  {subli- 
mé corrosif)  :  mais  avec  ce  sel,  malgré 
ses   propriétés    antiseptiques,   quoiqu'il 
modifie  les  parties  animales  d'une  ma- 
nière particulière,  on  n'a  jamais  pu  par- 
!  venir  à  lapidifier  les  substances  animales 
[  comme  le  faisait  G.  Secato.  Mais  voici 
M.  l'abbé  Baldacconi,  préparateur  du  mu- 
'  sée  d'histoire  naturelle  de  Vienne,  qui, 
pour  obtenir  le  même  résultat,  a  essayé 
de  faire  usage  du  sel  ammoniaque,  et  c'est 
[  en  unissant  ce  sel,  par  la  voie  humide, 
:  au  sublimé  corrosif  pour  former  le  sel  tri 
;  pie,  connu  des  alchimistes  sous  le  nom 
i  de  sel  d" Alembrolh. 
\     Les  premiers  objets  qu'il  a  plongés  dans 
;  une  dissolution  de  ce   sel  composé  ont 
[  commencé  par  flotter  à  la  surface,  mais 
peu  à  peu  ils  se  sont  immergés,  et  après 
quelques  jours  ont  gagné  le  fond  ;  jugeant 
alors  qu'ils  étaient  assez  saturés,  il  les  a 
retirés  de  ce  liquide,  et  il  a  eu  la  satis- 
faction de  voir  qu'ils  avaient  acquis  la  du- 
reté des  pierres,  qu'on  pouvait  les  polir, 
qu'ils  résistaient  au  niarieau,  que  leur 
cassure  était  angulaire,  leur  poids  spéci- 
fique 5  à  G  fois  plus  considérable  que  ce- 
lui de  l'eau,  enfin  qu'ils  rendaient  un  son 
métallique  quand  on  les  frappait. 

Mais  la  circonstance  la  plus  intéres- 
sante de  toutes ,  c'est  que  les  objets  ainsi 
traités  conservent  leur  couleur  nafiirclle, 
qu'ils  n'éprouvent  aucune  altération,  et 
qu  après  leur  sortie  du  bain,  ils  ne  deman- 
dent aucun  soin  particulier.  M.  Baldac- 
coni a  déposé  au  musée  impérial  de 
Vienne  un  assez  grand  nombre  de  pièces 
traitées  par  cette  méthode,  parmi  lesquel- 
les se  trouvent  des  animaux  à  corps  mou 
et  gélatineux  ;  depuis  lors  toutes  ces  piè- 
ces sont  restées  parfaitement  intactes,  et 
l'inventeur  est  convaincu  que  les  per- 
sonnes qui  répéteront  ces  expériences 
pourront  en  confirmer  l'exactitude. 

—  A  Ostende,  ces  jours  derniers,  on  a 
pu  admirer  le  phénomène,  assez  rare 
dans  ces  parages,  de  la  phosphorescence 
de  la  mer.  Vers  !)  neures,  la  nuit  était 
très-sombre,  les  vagues  paraissaient  en- 
flammées; lorsqu'elles  se  brisaient ,  on 
aurait  cru  voir  les  gerbes  d'un  feu  d'ar- 
tifice. Chaque  goutte  d'eau  scintillait 
comme  une  étoile ,  et  en  plongeant  la 
main  dans  la  mer  à  une  centaine  de  pas 
du  bord,  on  la  retirait  brillante  pendant 
un  instant  comme  si  elle  eût  été  enduite 
de  phosphore.  Un  bateau  à  vapeur  est 
sorti  le  soir  où  le  phénomène  était  le  plus 
remarqué;  l'agitation  causée  par  les  roues 
multipliait  cet  effet  de  lumière,  et  le  na- 


G4 


LECTURES  DU  SOIR.' 


vire  semblait  laisser  après  lui  une  longue 
traînée  de  feu. 

—  Le  dernier  numéro  des  Annales  des 
Mines  contient  des  renseignements  cu- 
rieux sur  une  pépite  d'or,  morceau  d'or 
natif,  qu'on  a  découverte  ,  le  26  octobre 
1842,  dans  l'Oural.  Celte  pépite  est  plus 
grande  que  toutes  les  pépites  connues 
dans  le  monde  entier.  Elle  se  trouvait 
dans  les  mines  aurifères  de  Miask  ,  non 
loin  des  mines  si  renommées  de  Bzatevo- 
Nikolaefsk  et  de  Bzatevo-Alexandrofsk  , 
dansl'Oural  méridional;  elle  ne  pèse  pas 
moins  de  36  kilogrammes;  on  l'a  déposée 
au  musée  de  l'Institut  des  ingénieurs  des 
mines  de  Russie. 

D'après  M.  de  Humboldt,  les  plus  gros- 
ses pépites  d'or  connues  sont  : 
La  pépite  trouvée  dans  le 
Rio-Hagua,  en  1502,  pesant     14,500  gr. 

Celle  qu'on  a  trouvée  aux 
États-Unis,  dans  le  comté 
d'Anjou  (Caroline  du  Nord) , 
en  1821,  pesant  21,700 

Celle  qu'on  a  trouvée  à  Miask, 
en  1820,  10,118 

El,  enfin ,  celle  dont  nous 
venons  de  parler,  36  020 

Le  plus  grand  morceau  de  platine,  le 
métal  usuel  le  plus  précieux  après  l'or, 
qu'on  ait  trouvé  jusqu'ici,  pèse  8  k.  325. 
La  Sibérie,  à  l'est  de  l'Oural ,  a  pro- 
duit, en  1842,  7,840  kilogr.  d'or,  et  toutes 
les  mines  de  la  Russie  réunies  15,889  ki- 
logr., valant  55  millions. 

—  Les  journaux  de  Bruxelles  contien- 
nent les  lignes  qui  suivent  :  t  On  parle 
d'un  nouveau  système  de  chemins  de  fer 
qui  est  sur  le  poinl  de  voir  le  jour  en  Bel- 
gique. 11  surpasse,  selon  son  auleur,  tout 
ce  que  l'on  a  vu  de  plus  ingénieux  en  ce 
genre  de  consiruclion.  L'auteur  se  pro- 
met de  franchir  les  pentes  les  plus  diffi- 
ciles, de  traverser  les  marais,  etc.,  sans 
dépenses  extraordinaires.  Il  assurerait  de 
même  la  sécurité  des  personnes  et  des 
choses ,  et  la  célérité  des  transports.  Il 
traverserait  sans  danger  les  courbes  du 
moindre  rayon ,  et  tous  ces  résultais  mer- 
veilleux seraient  obtenus  sans  presque 
opérer  ni  remblais  ni  déblais.  Ce  système, 
s'il  n'est  pas  chimérique,  odrirait  au  gou- 
vernement et  aux  sociétés  les  moyens 
d'étendre,  à  peu  de  frais,  nos  grandes 
voies  de  comniunicalion.  Les  machines, 
à  ce  (pi'il  paraît,  n'aumient  besoin  de  dé- 
ployer sur  celle  voie  (iii'tnie  force  de  qua- 
tre à  cinq  chevaux  pour  cnlralner  un  con- 
voi de  vingt  wagons.  » 

—  Le  capitaine  Ilarris  ,  qui  fut  envoyé 
comme  ambassadeur  à  la  cour  de  Slioa, si- 
tuée au  sud  de  l'Abyssinie,  pour  y  conclure 
un  traité  de  commerce  avec  le  roi  de  ce 
pays,  est  revenu  à  Londres  par  VOrien- 
tal.  Il  a  rapporté  de  ce  pays,  pour  en  faire 
présent  à  la  reine  et  au  prince  de  Galles, 
une  grande  quantité  d'objets  rares  et  pré- 
cieux, entre  autres,  une  couronne  portée 
par  la  dernière  reine  de  Shoa ,  des  bou- 
cliers à  devises  guerrières,  dont  les  lettres 
sont  composées  d'or,  d'argent  et  de  pier- 
res précieuses,  des  épées,  des  gantelets, 
des  habits  et  des  robes  faites  de  poil  d'ani- 


maux sauvages  d'Ethiopie,  beaucoup  de 
décorations  du  pays,  telles  que  des  bagues 
d'ivoire,  des  sabres  d'argent,  des  épées 
recourbées,  etc.  Le  capitaine  Harris  a 
ajouté  il  sa  collection  intéressante  un  ma- 
gnifique mulet  d'un  noir  de  jais,  qui  sort 
des  haras  du  roi  de  Shoa.  Cet  animal,  qui 
est  très-docile,  va  être  envoyé  à  Windsor. 
—  M.Boutonvientd'ouvrir  undiorama; 
les  deux  tableaux  exposés  sont  :  la  Basi- 
lique de  Saint-Paul,  et  une  vue  de  Fri- 
bourg.  Un  effet  de  neige,  d'une  illusion 
merveilleuse.changel'aspectde  ce  dernier 
tableau. 

Quant  à  la  basilique  de  Saint-Paul, 
l'artiste  la  montre  telle  qu'elle  était  d'a- 
bord avant  sa  destruction,  et  ensuite  telle 
que  l'incendie  l'a  laissée.  On  le  sait,  cette 
église,  appelée  S' Paolofuori  délia  mura, 
est  située  à  environ  un  tiers  de  lieue  de  la 
porte  S.  Paolo,  à  l'ouest  de  Rome,  et  sur 
le  chemin  d'Ostie.  C'est  un  des  plus  beaux 
temples  érigés  par  Constantin  le  Grand. 
Il  fut  bâti  à  la  demande  du  pape  saint 
Silvestre,  sur  l'emplacement  de  la  sépul- 
ture de  saint  Paul. 

La  nef  et  les  bas  côtés  étaient  soutenus 
par  quatre  rangs  de  colonnes  corinthiennes 
en  marbre  précieux,  dont  le  nombre  s'é- 
levait à  quatre-vingts.  Le  dallage  de  l'é- 
glise était  formé  de  fragments  irréguliers 
de  marbre  couverts  d'anciennes  inscrip- 
tions. La  voûte  de  la  nef  était  une  mosaï- 
que représentant  le  Sauveur  entouré  de 
ses  apôtres.  Les  murs  étaient  ornés  des 
portraits  des  papes  que  saint  Léon  fit 
peindre,  à  partir  de  saint  Pierre  jusqu'à 
lui.  Ces  portraits  étaient  au  nombre  de 
258,  et  s'étendaient  autour  de  l'église. 
La  place  destinée  à  Pie  VI  était  immédia- 
tement auprès  de  saint  Pierre,  ce  qui  fit 
dire  à  Rome  qu'il  n'y  aurait  plus  de  papes. 
Malgré  cette  prédiction.  Pie  VII  plaça  son 
portrait  sous  celui  de  saint  Pierre,  et  en 
commença  ainsi  une  nouvelle  série. 

De  grand  matin,  le  16  juillet  1823,  on 
faisait  des  réparations  à  l'iniérieur  de  la 
basilique,  lorsqu'on  s'aperçut  que  le  toit 
était  en  flammes.  Peu  de  temps  après,  il 
s'écroula,  et  le  feu  agit  avec  tant  de  vio- 
lence, qu'il  fendit  et  calcina  les  colonnes 
de  marbre,  et  attaqua  jusqu'aux  colonnes 
de  porphirequi  furent  brisées  malgré  leur 
extrême  dureté.  Une  grande  partie  des 
portraits  des  papes,  ainsi  que  le  grand  au- 
tel, sous  lequel  sont  les  reliques  de  saint 
Paul,  furent  jusqu'à  un  certain  degré  res- 
pectés par  les  flammes. 

La  toiture  était  admirée  pour  sa  con- 
struction. Les  architectes  disent  que  les 
poutres  de  cèdre  qui  la  soutenaient, 
étaient  si  prodigieusement  épaisses, 
qu'elles  ont  dû  brûler  pendant  plusieurs 
jours  avant  que  les  flammes  parussent  en 
dehors.  On  pense  qu'une  traînée  de  com- 
bustibles doit  avoir  été  employée  pour 
communiquer  le  leu  de  poutre  en  poutre. 

Il  était  impossible  de  contempler  ces 
ruines  sans  regretter  profondément  que 
cette  ancienne  basilique  du  monde  chré- 


du  gouvernement  papal  ne  permirent  pas 
à  Pie  VII  de  commencer  la  restauration 
de  Saint-Paul;  mais  son  successeur, 
Léon  XII,  adressa  en  1827  une  bulle  à 
tous  les  prélats  et  aux  catholiques  pieux, 
pour  les  engager  à  contribuera  cette  réé- 
ducation, et  une  somme  considérable  fut 
réalisée  à  cet  effet. 

—  A  la  Comédie-Française,  Eve,  de 
M.  Léon  Gozlan,  a  obtenu  un  grand  suc- 
cès :  c'est  une  oeuvre  charmante  et  pleine 
de  fantaisie. 

—  Les  répétitions  de  Maria  di  Rohan 
marchent  activement  aux  Italiens.  Cet 
ouvrage  capital  pourra  être  joué  vers  la 
fin  de  ce  mois.  Il  y  a  dans  le  troisième 
acte  un  trio  chanté  par  madame  Grisi, 
MM.  Salvi  et  Ronconi ,  sur  lequel  ou 
compte  beaucoup. 

—  Toute  l'activité  de  la  direction  do 
l'Opéra  se  porte,  depuis  quelque  temps, 
sur  le  nouvel  opéra  de  MM.  Donizeili  et 
Scribe,  Don  Sébastien  de  Portugal.  L'ef- 
fet en  a  été  immense.  Parmi  les  plus  beaux 
morceaux  de  la  partition ,  on  cite  une 
cavatine  chantée  par  Barrhoilet,  au  premier 
acte,  au  moment  où  les  Portugais  quit- 
tent le  port  de  Lisbonne;  au  second  acte, 
un  duo  entre  Duprez  et  M»«  Sloltz,  et 
une  très-belle  romance  par  Duprez;  au 
troisième  acte  ,  un  duo  entre  Duprez  et 
Barrhoilet,  une  romance  très-originale  de 
Barrhoilet ,  et  une  marche  funèbre  d'un 
effet  irrésistible;  au  quatrième  acte,  une 
belle  scène  avec  les  chœurs,  une  scène 
d'inquisition;  enlin.  au  cinquième  acte, 
une  romance  par  M""  Sloltz,  un  duo  en- 
tre M"»  Sloltz  et  Duprez,  une  barcarolc 
délicieuse  par  Barrhoilet ,  et  un  charmant 
trio  entre  M°"  Sloltz,  Duprez  et  Barrhoi- 
let. 

Les  décorations  de  Don  Sébastien 
sont  splendides. 

—  Mina  est  un  des  plus  grands  suc- 
cès qu'il  y  ait  eu  à  Feydcau.  Trois 
fois  par  semaine  la  foule  se  porte  à  ce 
théâtre  pour  entendre  et  applaudir  cette 
pièce  charmanie. 

—  M.  Aulwr  a  terminé  une  nouvelle 
partition  eu  trois  actes;  on  espère  qu'elle 
sera  exécutée  cet  hiver. 

—  Au  Gymnase,  Bouffé  a  repris  une 
partie  de  son  ancien  répertoire;  aux  Va- 
riétés, dans  Jacquot,  Neuville  montre  un 
talent  d'imitation  merveilleux  ;  l'.Vni- 
bigu  a  les  Bohémiens ,  la  Galle,  un  drame 
de  M.  Paul  Foucher  ;  les  Délasseniouls- 
Comiques,  une  charmanie  féerie,  la  l'ille 
du  Ciel;  cl  les  Folios-Dramatiques,  les 
Inconvénients  de  la  Diligence. 

—  Le  Vaudeville  a  obtenu  peu  de  succès 
avec  Madame  Roland.  Le  Cirque  pré- 
pare le  P'engeur,  et  le  Palais-Royal  une 
pièce  de  M.  Ouvert,  c'est-à-dire  un  succès. 


tien  ait  été  détruite  dune  manière  si 
malheureuse  et  si  rapide.  Les  ressources 


le  rédacteur  en  chef.  S.  HEXRY  DERTriOLD. 
U  directeur,  F.  PIQL'ÊE. 


Imprimerie  de  HKNNUYER 


,  rue  Lemercier,  34.  Batlgoollei. 


HI 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


GJ 


L^  METAMORPHOSE 

Conte  ^30iir  Us  \lit\t3  (Bniants. 


'SïiilîPSS^iB  ï?:SlSïiî2iEî2. 


LE   SORCIER. 


Hadzinn  a  poun  !  !  ! 

Iladziun  a  pouu  !  !! 

lladziDO  a  poun  !  !  ! 

Ces  paroles  magiques  furent  prononcées  d'une  voix  ter- 
rible, un  soir  d'hiver,  par  un  vieillard  d'une  figure  sombre 
cl  malveillante.  11  était  coiffé  d'un  bonnet  de  soie  noire 
pointu.  Assis  devant  un  fourneau  d'une  forme  bizarre,  il 

DÉCEMBRE   1843. 


tenait  attentivement  le  manche  d'un  poêlon  énorme,  dans 
lequel  bouillonnait  quelque  chose  d'extraordinaire. 

Ce  vieillard  n'était  point  un  confiseur,  et  ce  n'étaient 
point  de  bonnes  friandises  qu'il  surveillait  avec  tant  de  soin; 
ce  n'était  pas  non  plus  de  la  bouillie,  ni  de  la  panade, 
comme  en  savent  faire  quelquefois  les  bons  pères  noun> 
ciers, 

—  9  —  0>-r!tjre  VOLIUB, 


66 


LECTURES  DU  SOIR. 


Ce  n'était  pas  de  la  colle,  ce  n'étaient  pas  des  pommes 
de  terre;  c'était  quelque  chose  de  plus  singulier  que  tout 
cela,  et  qu'il  faudra  bien  vous  dire ,  parce  que  vous  ne  le 
devineriez  jamais. 

Ce  vieillard  était  un  sorcier;  or,  un  sorcier,  mes  enfants, 
c'est  un  savant,  mais  un  savant  méchant;  un  homme  qui 
emploie  la  science  à  faire  le  mal,  tandis  qu'au  contraire 
les  bons  savants  l'emploient  à  faire  le  bien,  et  consacrent 
toute  leur  vie  à  des  découvertes  utiles,  pour  améliorer  le 
sort  des  hommes. 

Ce  sorcier  avait  lu  quelque  part  qu'un  autre  sorcier 
comme  lui  était  parvenu,  à  force  de  maléfices,  à  composer 
un  homme  avec  de  la  terre,  des  ossements  et  delà  cendre, 
et  qu'il  avait  su  animer  toute  celle  niasse,  en  prononçant 
quelques  paroles  magiques.  Il  s'était  donc  mis  à  l'ouvrage 
pour  imiter  son  confrère.  Mais  lui,  ce  n'était  pas  un  homme 
qu'il  voulait  composer,  c'était  une  femme  ;  et  il  commen- 
çait à  espérer  beaucoup  du  succès  de  son  entreprise. 

Il  y  avait  déjà  soixante-treize  jours,  soixante-treize  nuits, 
treize  minutes,  et  treize  secondes  que  le  poêlon  merveilleux 
était  sur  le  fourneau,  et  déjà  il  avait  obtenu  des  résultats 
assez  heureux.  A  chaque  nouvelle  cuisson,  le  sorcier  obser- 
vait un  progrès  satisfaisant;  le  vingt  et  unième  jour,  il  re- 
tira le  poêlon  du  four,  le  posa  par  terre,  prononça  les  pa- 
roles magiques  : 


Hadzinn  apoun  !  !! 

Iladzinn  a  poun  !  !  ! 

Hadzinn  a  poun  !  !  ! 
Et  il  vit  avec  ravissement  sortir  du  poêlon  une  jolie  petite 
souris,  qui  se  mit  à  courir  dans  toute  la  chambre;  il  la 
rattrapa  aussitôt,  la  replongea  dans  la  casserole,  et  remit 
le  tout  sur  le  feu.  Quelques  jours  après,  il  recommença  une 
seconde  épreuve,  et  ce  fut  une  chouelte  qui  sortit  du  poê- 
lon; quelques  jours  après  il  vil  une  louine  :  «  Bon,  pensa- 
t-il,  j'approche  ;  je  fais  de  grands  progrès  ;  dans  deux  jours 
je  parviendrai  à  faire  une  couleuvre...,  puis  une  chatte..., 
puis  enfin  une  femme  !...  J'approche,  j'approche.  »  Et  il 
se  frotta  les  mains  de  plaisir. 

Remarquez  que  c'était  un  sorcier,  et  qu'un  sorcier  ne 
pouvait  vouloir  créer  qu'une  méchante  femme;  sans  cela 
il  aurait  commencé  par  faire  une  abeille,  puis  une  hiron- 
delle, puis  une  colombe,  puis  une  levrette,  puis  une  ga- 
zelle, et  puis  enfin  une  bonne  et  douce  jeune  fille.  Voilà  ce 
qu'aurait  voulu  un  bon  savant. 

Toute  la  nuit  le  vieillard  tourna  dans  sa  chaudière 
une  cuillère  d'or,  au  bout  de  laquelle  était  une  main  d'ar- 
gent, qui  avait  aux  doigts  de  petites  bagues,  brillantes  de 
pierres  précieuses.  Il  tourna  et  tourna  tant,  qu'épuisé  de 
fatigue  quand  le  jour  parut,  il  se  laissa  tomber  dans  son 
grand  fauteuil,  et  s'endormit. 


<B02ii»4?2^aSÎS  3>a=SaL23&£2I2.; 


LA   ROBE  LILAS. 


Le  même  jour,  à  la  même  heure,  une  petite  fille,  qui 
demeurait  dans  la  maison  voisine,  venait  de  se  réveiller. 

—  Ma  bonne,  dit-elle,  il  fera  beau  aujourd'hui;  je  ne 
veux  plus  mettre  ma  vieille  robe  noire,  je  veux  mettre 
celte  jolie  robe  lilas  que  ma  tante  m'a  donnée. 

—  Mademoiselle,  reprit  Rosalie,  votre  robe  lilas  n'est 
pas  encore  repassée  :  je  n'ai  pu  la  savonner  qu'hier. 

—  Eh  bien!  repassez-la  ce  malin,  reprit  Sophie  d'un 
ton  impérieux. 

—  Mademoiselle,  cela  m'est  impossible,  il  n'y  a  pas  en- 
core de  feu  allumé  nulle  part  dans  la  maison. 

—  l{ah  !  s'écria  la  petite  volonlaire,  vous  avez  toujours 
de  bonnes  raisons  pour  ne  pas  faire  ce  qu'on  vous  de- 
mande. 

En  disant  cela,  Sophie  se  leva  et  descendit  dans  la  cour. 
Elle  aperçut  du  feu  dans  la  grande  cheminée  du  sorcier, 
qui  demeurait  en  face  d'elle,  et  qui  s'était  vu  contraint 
d'entr'ouvrir  la  porte  de  son  laboratoire,  pour  n'être  pas 
étouffé  par  la  grande  quantité  de  charbon  qu'il  y  brûlait. 

Sophie  était  une  petite  effrontée  qui  ne  doutait  de  rien; 
nulle  démarche  ne  lui  coûtait,  lorsqu'il  s'agissait  de  satis- 
faire ses  caprices.  Elle  traversa,  sans  être  vue,  la  grande 
cour  qui  la  séparait  du  sorcier,  sauta  légèrement  le  ruisseau 
de  la  rue,  où  on  lui  défendait  pourtant  bien  d'aller  toute 
seule,  et  elle  pénétra  hardiment  dans  le  mystérieux  labo- 
ratoire. 

A  l'aspect  du  vieillard  immobile,  elle  recula  soudain 


épouvantée  ;  car  il  avait  l'air  exlrcmemenl  méchant,  quoi- 
qu'il fût  endormi  et  fatigué.  Mais  bientôt  cette  crainte  se 
dissipa,  et  Sophie  .-'approcha  de  la  cheminée  ;  il  n'y  avait 
de  feu  que  dans  le  fourneau,  et,  pour  dérober  quelques 
charbons  allumés,  il  fallait  pousser  un  peu  de  côté  le  poê- 
lon qui  était  dessus,  ce  que  Sophie  fit  arec  beaucoup  d'a- 
dresse. Elle  s'était  nmnie  d'une  pelle,  et  quoiqu'on  lui  eût 
aussi  bien  défendu  de  toucher  au  feu,  elle  se  hâta  de  la 
remplir  de  charbons  ardents,  en  tâchant  de  faire  le  moins 
de  bruit  possible. 

Elle  tremblait  d'éveiller  le  sorcier,  elle  n'osait  respirer; 
quelque  chose  lui  disait  que  ce  qu'elle  faisait  était  dange- 
reux; elle  frissonnait  au  moindre  bruit  :  cependant  le  dé- 
sir de  mettre  sa  belle  robe  lilas  ce  malin  même,  que  ses 
petites  amies  devaient  venir  souhaiter  la  fête  de  sa  mère, 
l'idée  de  leur  paraître  plus  jolie  encore  qu'à  l'ordinaire, 
l'aidait  à  surmonter  toutes  ses  craintes.  Elle  «lait  si  co- 
quette-celle  petite  Soi)liie  !  et  on  lui  avait  dit  toujours  qut 
sa  co(]ucllerie  un  jour  lui  porterait  malheur. 

Après  avoir  dérobé  autant  de  feu  qu'il  en  pouvait  tenir 
sur  la  pelle,  après  avoir  remis  tout  doucement  les  pincettes 
du  sorcier  sur  le  fourneau,  Sophie  se  disposait  à  s'éloigner, 
lorsque  tout  à  coup  elle  aperçut  dans  la  casserole  magique 
deux  gros  yeux  qui  la  regardaient  fixement. 

Sa  frayeur  fut  si  grande  qu'elle  jeta  un  cri  malgré  elle,  et 
que  la  pelle  tomba  de  ses  mains.  Au  même  ioslaot  le  sor- 
cier s'éveilla, 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


67 


«3Si^!?2lS2£lSK  ;£££1<I>2S^£23. 


LA   MÉTAMORPHOSE. 


Il  faut  avoir  passé  des  années  sur  un  travail ,  pour 
comprendre  l'importance  qu'un  homme  attache  à  son  ou- 
vrage, un  peintre  à  son  tableau,  un  poêle  à  une  idée,  un 
savant  à  une  découverte.  Les  enfants  ne  savent  jamais  cela; 
ils  n'attachent  d'importance  qu'à  une  poupée,  et  encore  la 
brisent-ils  sitôt  qu'on  la  leur  donne.  Ils  ne  comprennent  pas 
que  d'une  chose  qui  leur  parait  très-laide,  dépendent  quel- 
quefois la  gloire,  la  fortune  et  le  bonheur  d'une  personne, 
qui  a  mis  en  elle  tout  son  avenir.  Les  enfants  bien  élevés  de- 
vraient savoir  cela,  et  apprendre  de  bonne  heure  à  respec- 
ter ce  qu'ils  ignorent. 

Sophie  ne  se  doutait  pas  qu'en  repoussant  celle  casserole, 
et  en  la  privant  de  feu  pour  un  moment,  elle  avait  rendu  le 
travail  du  sorcier  impossible,  et  que  toutes  les  peines  qu'il 
se  donnait  depuis  tant  de  mois  pour  maintenir  ce  feu  dans 
une  chaleur  égale  et  continuelle,  étaient  perdues  comme  s'il 
n'avait  jamais  rien  fait;  en  vain  il  avait  déterré  tous  les 
trésors  de  la  science ,  en  vain  il  avait  veillé  nuit  et  jour 
pour  parvenir  à  une  découverte  merveilleuse  :  tout  cela 
était  devenu  inutile.  Il  fallait  tout  recommencer,  à  la  der- 
nière épreuve,  au  moment  même  du  succès  !  Qu'on  se  û- 
gure  donc  le  désespoir  du  sorcier,  quand  il  vit  d'un  seul 
coup  tout  son  avenir  détruit,  son  travail  anéanti  ;  il  devint 
paie  de  colère,  il  pleurait  de  rage,  comme  pleure  un  sorcier  : 
des  larmes,  des  larmes  noires  coulèrent  de  ses  yeux,  et 
tombèrent  sur  la  pierre  blanche  en  deux  taches  d'encre; 
ses  mains  se  tordaient  de  fureur.  Il  ne  pouvait  parler;  il 
repassait  dans  sa  mémoire  infernale  les  imprécations  les 
plus  terribles,  les  malédictions  les  plus  puissantes,  pour 
en  accabler  la  malheureuse  enfant,  qui  s'était  jetée  à  ge- 
noux devant  lui,  et  qui  élevait  en  tremllant  ses  mains 
suppliantes. 

Tout  à  coup,  perdant  l'esprit,  et  comme  saisi  d'une  in- 
spiration de  vengeance,  il  s'empara  du  poêlon  fatal,  où  les 
gros  yeux  brillaient  encore,  et  lança  violemment  tout  ce 
qu'il  contenait  au  visage  de  la  pauvre  Sophie,  qui  courba 
la  tête,  épouvantée,  et  tomba  évanouie. 

Le  sorcier,  tournant  plusieurs  fois  autour  d'elle,  pro- 
nonça les  paroles  magiques  : 

Iladzinn  a  poun  !  !  ! 

Iladzinn  a  poun  !  !  ! 

Hadzinn  a  poun!  !  ! 

Et  bientôt  Sophie  ne  fui  plus  Sophie  :  ses  jolies  petites 


mams  s'étaient  changées  en  pattes  avec  de  longues  griffes, 
ses  grands  yeux  d'un  bleu  si  tendre  étaient  de  gros  yeux 
verts,  ses  cheveux  blonds  n'étaient  plus  qu'une  épaisse 
fourrure;  enfin  cette  Sophie  si  gentille,  si  fière  desabeaulé, 
n'était  plus  qu'une  grosse  chatte  sans  grâce,  que  comme 
chatte  on  n'aurait  pas  même  admirée. 

Quand  la  pauvre  Sophie  revint  à  elle,  et  qu'elle  comprit 
sa  métamorphose,  son  cœur  se  serra  tristement  ;  elle  voulut 
parler,  parler  avec  cette  douce  voix  à  laquelle  sa  bonne 
mère  ne  pouvait  résister:  hélas  !  elle  n'avait  plus  de  voix; 
elle  miaula,  mais  elle  miaula  faux;  carie  sorcier,  qui 
n'avait  jamais  fait  d'autre  chatte,  n'avait  pu  lui  donner  une 
véritable  voix  comme  celle  des  véritables  chats  ;  aussi  ses 
tristes  plaintes  étaient-gjles  sans  douceur. 

On  se  rappelle  que  la  dernière  épreuve  était  celle  de  la 
chatte,  avant  d'arriver  à  la  femme,  et  cette  chatte  manquée 
ne  donnait  pas  grand  regret  pour  la  femme  qui  devait  lui 
succéder;  il  était  probable  qu'elle  aurait  été  de  même  fort 
grossièrement  construite,  et  que  sa  voix  aurait  eu  peu  de 
charmes. 

Quant  à  celle  de  la  pauvre  petite  Sophie,  elle  ressem- 
blait bien  plus  au  gémissement  d'une  tabatière  qu'on  ou- 
vre ,  qu'aux  miaulements  d'une  chatte  ;  et  le  sorcier 
n'éprouva  aucun  plaisir  à  entendre  cette  voix  fausse  et 
plaintive  qui  lui  faisait  si  peu  d'honneur. 

Pendant  que  Sophie  gémissait,  elle  entendit  dans  la  cour 
sa  bonne  qui  l'appelait. 

—  Sophie  !  Sophie  !  criait-on  de  tous  côtés. 

Alors  la  pauvre  enfant  s'agita  et  bondit  par  toute  la 
chambre  dans  une  anxiété  épouvantable. 

—  Ah  !  ah  !  cria  le  méchant  sorcier  avec  un  rire  de  dé- 
mon, voilà  que  l'on  t'appelle,  ma  belle  petite  chatte:  va 
donc,  ta  mère  sera  tière  de  te  voir  si  bien  habillée;  va, 
va  donc,  monlre-lui  ta  nouvelle  parure.  Celte  robe  neuve 
te  gêne  un  peu,  n'est-ce  pas,  dans  les  commencements? 
Mais  il  faudra  bien  t'y  accoutumer,  car,  je  t'en  préviens, 
tu  ne  la  quitteras  que  si  jamais  quelqu'un  te  dit:  Sophie,  je 
te  pardonne,  et  certes,  maudite  petite  fille,  ce  ne  sera  pas 
raoi. 

Disant  ces  mots,  le  sorcier  donna  un  coup  de  pied  à  la 
grosse  chatte,  qui  s'enfuit  dans  la  cour,  où  elle  resta  un 
moment  tout  étourdie. 


IL  Y  A  DES   PERSONNES  QUI  N'AIMENT  PAS  LES  CHATS. 


—  Sophie!  Sophie  !  le  déjeuner  est  servi  î 

—  Mademoiselle  Sophie  !  madame  vous  appelle! 

—  Avez-vous  vu  M"«  Sophie  ,  monsieur  Péchar?  disait 
la  femme  de  chambre  au  portier. 

—  Non,  mademoiselle;  nous  ne  l'avons  pas  encore  vue 
aujourd'hui. 


—  Sophie  !  Sophie  ! 

Et  Sophie  courait  dans  l'escalier,  et  venait  toujours  à  ton 
nom  ;  elle  s'apprêtait  à  entrer  dans  la  salle  à  manger,  lors- 
que sa  bonne  lui  marcha  sur  la  patte  en  s'écriant  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  à  qui  donc  ce  gros  vilain  chat? 
Veux-tu  bien  t'en  aller  !  je  n'aime  pas  les  cbaUj  il  n'y  t 


68 


LECTURES  DU  SOIR. 


rien  que  j'Aaî  tant  qu'un  chat!  pusch!  pouah!  pouah! 
va-t'en  ! 

Et  la  pauvre  Sophie  fut  obhgce  de  s'en  aller. 

Comme  elle  descendait  Iristeracnt  l'escalier,  son  petit 
cousin  sortit  de  la  salle  à  manger,  tenant  une  énorme  tartine 
de  conGture  à  la  main  ;  c'était  sa  part  du  déjeuner,  et  il  cou- 
rait avertir  sa  cousine  pour  qu'elle  vint  chercher  la  sienne. 

—  Sophie!  Sophie  !  criait-il  ;  ma  cousine!  viens  donc 
vite  déjeuner  ;  il  y  a  des  confitures  ! 

Sophie  ,  oubliant  qu'elle  était  devenue  chatte,  s'appro- 
cha de  son  cousin,  et  voulut  prendre  la  tartine  qu'il  tenait 
dans  ses  maius;  mais  le  petit  gourmand  se  mit  aussitôt  à 
crier  comme  si  on  l'écorchait  : 

—  Maman  !  maman  !  un  gros  chat  qui  veut  manger  mes 
confitures! 

La  malheureuse  chatte  fut  encore  obligée  de  s'éloigner 
tristement,  bien  tristement,  sans  déjeuner.  Elle  alla  se  ré- 
fugier dans  sa  chambre,  et  se  coucha  dans  son  lit,  espérant 
qu'elle  y  serait  en  sûreté.  Mais  à  peine  venait-elle  d'y  en- 
trer ,  que  sa  bonne  revint.  Elle  rapportait  la  robe  lilas 


toute  fraîche  et  bien  rcpasscc ,  cette  robe  futaie  qui  avait 
causé  tous  ses  malheurs. 

—  Sophie!  dit-elle  ,  allons  ,  mademoiselle  Sophie  ,  ne 
faites  pas  la  boudeuse  !  venez  vous  habiller;  votre  robe  est 
prête:  venez! 

Rosalie  cherchait  la  petite  fille  derrière  la  porte,  dans 
tous  les  coins  ,  imaginant  qu'elle  s'était  cachée  ;  tout  en 
cherchant  et  appelant  de  chaque  côté,  elle  rangeait  çà  et  là 
les  divers  objets  qui  se  trouvaient  dans  sa  chambre,  puis 
elle  commença  à  tirer  les  rideaux  pour  faire  le  lit.  En  le- 
vant la  couverture,  elle  aperçut  la  grosse  chatte  ;  alors,  ce 
fut  un  train  épouvantable. 

—  Te  voilà  encore  ,  vilaine  bête!  s'écriait-elle  ;  qu'est-ce 
que  tu  fais  là?  Veux-tu  bien  t'en  aller  ! 

Elks  puseh:  pouah  !  pusch!  de  recommencer  ;  le  tout 
avec  accompagnement  de  coups  de  pied  et  de  manche  à 
balai. 

Sophie,  tout  effrayée,  s'enfuit  encore  aussi  vite  qu'il  lui 
fut  possible  ;  et,  dès  qu'elle  fut  hors  d'atteinte  des  coups  de 
la  terrible  Rosalie,  elle  alla  se  blottir  devant  la  porte  de  sa 


Dame  Rosalie. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


69 


mère,  et  attendit  son  réveil  avec  résignation.  €  Malgré  mon 
aiïreusc  métamorphose ,  pensa-t-clle ,  maman  saura  me 
reconnaître;  oh!  j'ensuis  sûre!  elle  me  devinera;  elle 
me  comprendra ,  elle  qui  m'entendait  si  bien  quand  je  ne 


savais  pas  encore  parler  !  si  je  pouvais  seulement  être 
près  d'elle  !!!  elle  m'aime  tant!  elle  empêchera  qu'on 
me  fasse  du  mal  ! 


<BaSii»2?2î5aîi3  <B2St<&^2^ï23, 


UNE   TRISTE    FETE. 


Tandis  que  Sophie  était  là  encore  toute  tremblante,  elle 
vit  arriver  ses  deux  petites  cousines,  bien  habillées,  bien 
jolies,  marchant  sur  la  pointe  des  pieds,  et  tenant  un  gros 
bouquet  dans  leurs  i)eliles  mains. 

—  Ma  tante  n'est  pas  encore  réveillée  ?  dirent-elles, nous 
venons  lui  souhaiter  une  bonne  fête.  Où  est  donc  Sophie? 
qu'elle  mette  nos  bou(iuels  dans  l'eau. 

—  M"'  Sophie  doit  cire  dans  sa  chambre,  reprit  le  do- 
mestique, ne  sachant  rien  de  ce  qui  s'était  passé. 

—  Ah  !  je  parie  ,  s'écria  l'aînée  des  cousines  ,  je  parie 
qu'elle  travaille  encore  à  sa  pelolle  ;  je  disais  bien  qu'elle 
ne  serait  pas  Gnie  pour  la  fête  de  ma  tante  ;  mes  manchet- 
tes, à  moi,  sont  faites  depuis  huit  jours. 

En  disant  ces  mots  ,  la  petite  cousine  montra  une  jolie 
paire  de  manchettes,  qu'elle-même  avait  brodées,  et  dont 
elle  venait  faire  présent  à  sa  tante.  Sophie  voyait  toutes  ces 
choses,  ces  présents,  ces  bouquets,  et  son  pauvre  cœur 
saignait  douloureusement.  Ce  n'est  pas  que,  de  son  côté, 
elle  fût  en  retard  pour  fêter  aussi  sa  mère  ;  hélas  !  sa  pe- 
lotte  et  son  bouquet  étaient  préparés  de  la  veille;  mais  le 
moyen  d'apporter  tout  cela  avec  ses  grosses  vilaines  pattes 
de  chat  ! 

En  ce  moment ,  elle  se  sentait  bien  malheureuse  ;  mais 
ce  n'était  rien  encore.  Au  bout  d'une  heure,  sa  mère 
sonna,  et  comme  la  femme  de  chambre  se  disposait  à  en- 
trer chez  elle,  Rosalie  accourut  tout  effarée. 

—  Si  madame  demande  M"'  Sophie,  dit-elle,  répondez- 
lui  que  je  suis  sortie  avec  elle  pour  acheter  des  fleurs  ;cela 
me  donnera  le  temps  de  la  chercher  encore.  Nous  ne  pou- 
vons savoir  ce  qu'elle  est  devenue.  .\h  !  mon  Dieu  !  mon 
Dieu!  s'écria-t-elle  en  sanglotant,  s'il  lui  était  arrivé  mal- 
heur, j'en  mo'irrais  ! 

Sophie,  désolée  de  voir  pleurer  sa  bonne  à  cause  d'elle, 
oubliant  qu'elle  ne  pouvait  la  reconnaître,  voulut  lui  par- 
ler et  la  consoler  ;  mais  Rosalie  la  repoussa  encore,  cette 
fois  des  mains,  sans  coups  de  pied  ni  de  bâton  ;  car  la  pau- 
vre fille  était  si  inquiète  qu'elle  n'avait  plus  le  temps  d'être 
méchante. 

Bientôt  l'alarme  se  répandit  dans  toute  la  maison,  et 
personne  n'eut  plus  la  présence  d'esprit  de  cacher  son  in- 
quiétude. M""'  Épernay,  ne  voyant  point  revenir  sa  fille,  et 
ne  comprenant  rien  aux  airs  mystérieux ,  aux  réponses 
évasives  de  ses  gens  lorsqu'elle  leur  parlait  de  Sophie, 
commença  à  soupçonner  quelque  malheur.  Elle  se  leva  à 
la  hâte ,  et  courut  vers  la  chambre  de  Sophie ,  imaginant 
qu'elle  était  malade  et  qu'on  voulait  le  lui  cacher. 

Quand  Sophie  vit  passer  sa  mère  devant  elle,  son  cœur 
battit  vivement  ;  elle  courut  aussitôt  sur  ses  traces  pour  la 
rejoindre,  espérant  en  être  reconnue;  mais  un  vilain  épa- 
gneul,  qui  ne  quittait  jamais  U""  Epernay  ,  ayant  aperçu 


la  pauvre  chatte,  bien  loin  de  la  reconnaître  pouf  sa  jeune 
maîtresse  ,  se  mit  à  aboyer  d'une  telle  force,  qu'il  attira 
tous  les  autres  chiens  de  la  maison.  Au  même  instant,  ca- 
niches ,  levrettes  et  carlins  assaillirent  la  malheureuse 
Sophie,  qui  n'eut  que  le  temps  de  grimper  sur  le  toit  ;  ce 
qu'elle  fit  avec  beaucoup  de  peine  ,  n'en  ayant  pas  encore 
l'habitude. 

Ou  attendait  toujours  le  retour  de  Rosalie ,  pensant 
qu'elle  ramènerait  Sophie,  ou  que  du  moins  elle  rapporte- 
rait de  ses  nouvelles;  mais  Rosalie  ne  revenait  point;  elle 
n'osait  reparaître  devant  sa  maîtresse  :  hélas  !  la  malheu- 
reuse fille  ne  revint  jamais  ! 

Madame  Epernay  appelait  sa  fille  d'une  voix  déchi- 
rante. 

—  Viens  ,  mon  enfant ,  disait-elle  ,  je  ne  te  gronde- 
rai pas! 

Puis  elle  parcourait  toutes  les  chambres  de  la  maison, 
la  cour  ,  le  jardin;  elle  interrogeait  tout  le  monde  :  elle, 
ordinairement  si  douce, "â  force  d'inquiétude,  elle  devenait 
impatiente  et  violente  ;  elle  grondait  tous  ses  domestiques, 
leur  ordonnait  de  courir  dans  toutes  les  rues  pour  cher- 
cher son  enfant;  elle  reprochait  au  portier  d'avoir  laissé 
sortir  sa  fiile  ;  puis  elle  revenait  dans  son  appartement,  re- 
gardait l'heure  qu'il  était  à  la  pendule,  et  mesurait,  d'après 
le  temps  qui  s'était  écoulé ,  les  progrès  de  son  inquié- 
tude. 

A  mesure  que  la  journée  s'avançait,  cette  inquiétude  agi- 
tée se  changeait  en  un  horrible  désespoir.  Elle  avait  en- 
voyé chez  tous  ses  amis,  tousses  parents,  à  la  police,  dans 
tout  le  voisinage;  et  personne  n'avait  pu  lui  donner  de 
nouvelles  de  Sophie. 

Tout  à  coup  l'idée  lui  vint  que  sa  fille  était  morte  par 
suite  de  quelque  affreux  accident;  qu'elle  était  tombée 
dans  le  feu  ou  par  la  fenêtre  ,  ou  qu'elle  s'était  noyée,  et 
qu'on  le  lui  cachait  pour  lui  laisser  un  peu  d'espoir;  qu'on 
voulait  la  préparer  par  degrés  à  ce  coup  terrible. 

—  Ma  fille!  ma  fille!  criait-elle;  oh!  dites-moi  la  vé- 
rité !  la  reverrai-je?  Que  lui  est-il  arrivé?  oh  !  ne  me  ca- 
chez rien  ;  je  vous  en  conjure! 

Alors  elle  pleurait;  c'étaient  des  sanglots  à  fendre  le 
cœur. 

Sans  doute  cette  malheureuse  femme  était  bien  à  plain- 
dre; mais  pourtant  il  y  avait  au  monde  qlielqu'un  de  plus 
à  plaindre  encore;  c'était  Sophie  ;  Sophie,  qui  entendait  les 
cris  de  sa  mère,  et  qui  ne  pouvait  lui  dire  :  «  Je  suis  là  !  » 
Jamais  un  enfant  n'avait  rien  éprouvé  de  pareil  ;  car  jamais 
les  enfants  ne  savent  comme  on  les  aime  ,  comme  on  les 
pleure  ;  et  elle  connaissait  l'affreux  chagrin  de  voir  sa  mère 
si  malheureuse  à  cause  d'elle. 

Dans  l'excès  de  sa  douleur,  Sophie  imagina  d'aller  chez 


70 


LECTURES  DU  SOIR. 


le  sorcier  le  conjurer  de  lui  rendre  sa  première  forme; 
mais  le  sorcier  élail  parti,  et  son  fourneau  même  avait  dis- 
paru. Sophie  resta  toute  la  nuit  à  regarder  les  fenêtres  de 
sa  mère  et  à  voir  passer  et  repasser  l'ombre  des  personnes 
qui  s'empressaient  auprès  d'elle  pour  la  servir.  M°"  Eper- 
nay  se  trouvait  fort  malade  par  suite  de  sa  douleur. 

Sophie  guettait  un  instant  favorable,  où  la  porte  de  l'ap- 
partement de  sa  mère  serait  enlr'ouverte,  afin  de  s'intro- 
duire auprès  d'elle;  mais  le  vilain  épagneul  était  toujours 


là,  terrible  et  menaçant  ;  et  d'ailleurs  Sophie  commençait  à 
perdre  tout  espoir  d'être  reconnue,  même  de  sa  mère. 

L'idée  lui  vint  aussi  d'écrire  ce  qui  lui  était  arrivé,  et  de 
calmer  ainsi  l'inquiétude  de  sa  mère  ;  mais  elle  n'avait  rien 
pour  écrire,  ni  plume,  ni  papier  ,  ni  encre  ;  elle  essaya  de 
grifTer  quelques  mots  sur  le  mur,  mais  elle  ne  put  enVenir 
à  bout  ;  et  d'ailleurs,  qui  est-ce  qui  aurait  jamais  pensé  sé- 
rieusement à  lire  un  mur  sur  lequel  il  y  aurait  écrit  :  *  Ma 
chère  maman,  ne  me  pleure  pas;  je  suis  devenue  chatte.  » 


<e2S^S?21î:Sim  âSS3d&X!23t 


LÀ    LETTRE. 


Dès  que  le  jour  parut,  Sophie,  craignant  d'être  renvoyée 
de  la  maison  où  elle  éprouvait  encore  un  plaisir  doulou- 
reux à  être  auprès  de  sa  mère,  regrimpa  sur  le  toit  afin  de 
voir  ce  qui  se  passait  autour  d'elle  sans  être  vue.  Comme 
elle  était  là  triste  et  rêveuse,  elle  entendit,  dans  la  cour  de 
la  maison  voisine,  le  bruit  d'une  fenêtre  qu'on  ouvrait  ;  elle 
vit  alors  l'intérieur  d'une  jolie  chambre  où  il  y  avait  un  bon 
feu  :  çà  et  là  des  livres  étaient  posés  sur  différentes  tables  ; 
c'étaient  comme  des  dictionnaires  d'anglais  ou  d'italien.  H 
y  avait  aussi  des  ûeurs  dans  un  vase  sur  un  petit  bureau 
qui,  d'abord,  frappa  les  regards  de  Sophie;  elle  pensa  à  la 
lettre  qu'elle  voulait  écrire,  et  résolut  d'entrer  dans  cet  ap- 
partement. Elle  sauta  d'abord  sur  la  fenêtre ,  et ,  voyant 
qu'il  n'y  avait  personne  dans  la  cliambre,  elle  y  entra  bra- 
vement. 

Le  mouvement  qu'elle  fit  jeta  par  terre  un  morceau  de 
mie  de  pain  posé  sur  un  carton  à  dessin,  ce  qui  fai- 
sait présumer  que  quelqu'un  allait  bientôt  venir  dessiner 
dans  ce  salon.  Sophie  n'avait  rien  mangé  depuis  la  veille  ; 
elle  ne  put  résister  à  la  tentation  ;  elle  mangea  toute  la  mie 
de  pain  ;  elle  aurait  mangé  les  miettes  s'il  y  en  avait  eu. 

Après  ce  splendide  repas,  elle  voulut  écrire  sa  lettre  ;  et 
pour  cela,  sauta  sur  le  fauteuil  qui  était  près  delà  table,  et 
s'empara  de  la  première  plume  qui  se  trouva  sous  sa  patte. 
Hélas!  la  difficulté  était  de  tenir  cette  plume  et  de  tracer 
quelques  caractères  tant  soit  peu  lisibles.  Apres  avoir  fi- 
guré quelques  traits  informes,  qu'elle  croyait  être  des  mots, 
Sophie  voulut  relire  sa  lettre  ;  mais  elle  ne  put  s'y  recon- 
naître: c'étaient  des  zigzags  à  n'en  plus  finir,  des  trian- 
gles, des  losanges,  des  profils  de  nez  pointus,  de  tout,  ex- 


cepté de  l'écriture  ;  c'était,  enfin,  ce  que  peut  faire  uu  chat 
avec  sa  patte  ;  je  ne  saurais  rien  dire  de  mieux. 

Impatientée  de  voir  qu'elle  ne  réussissait  point,  elle  jeta 
sa  plume,  et  trehipa  sa  patte  tout  entière  dans  l'encrier,  es- 
sayant d'écrire  avec  ses  griffes  ;  mais,  ma  foi  !  ce  fut  bien 
autre  chose;  au  lieu  d'une  lettre  elle  en  formait  cinq  à  la 
fois;  et  puis  elle  faisait  des  pâtés  !  oh!  mais  des  pâtés!  à 
épuiser  la  boutique  d'un  marchand  d'encre! 

Elle  avait  déjà  jeté  de  l'encre  sur  tous  les  papiers  qui 
étaient  sur  la  table  ,  sur  le  fauteuil  et  sur  deux  ou  trois  li- 
vres, lorsque  la  personne  qui  habitait  cette  chambre  arriva. 
C'était  une  grande  jeune  fille,  d'environ  seize  ans,  qui  pa- 
rut fort  surprise  de  trouver  chez  elle  une  grosse  chatte, 
qu'elle  ne  connaissait  point  du  tout ,  occupée  à  écrire  de- 
vant son  bureau. 

Bien  loin  de  se  fâcher,  Églantine  (  la  jeune  personne  se 
nommait  ainsi  ),  charmée  de  voir  une  chatte  si  bien  élevée, 
fit  à  Sophie  toutes  sortes  de  caresses;  lui  donna  des  bon- 
bons, des  croquignoles,  du  bon  lait  qui  restait  de  son  dé- 
jeuner; et  Sophie  se  rappela  ce  que  son  maître  d'écriture 
lui  avait  dit  souvent,  en  lui  donnant  sa  leçon  :  t  Un  jour, 
mademoiselle ,  vous  serez  bien  heureuse  de  savoir  écrire.» 

Sophie  se  ressouvint  aussi  des  paroles  du  sorcier,  que  sa 
douleur  lui  avait  d'abord  fait  oublier  :  «  Tu  ne  reprendras 
ta  forme  première  que  si  jamais  quelqu'un  te  dit  :  «  So- 
phie, je  te  pardonne  >  ;  et  alors  la  pauvre  chatte,  se  voyant 
si  bien  traitée ,  reprit  courage  ,  et  espéra  qu'un  jour  elle 
pourrait  amener  cette  belle  Eglaulioe,  qui  l'aimait  déjà,  à 
prononcer  cette  parole  de  salut  :  «  Sophie  ,  je  te  par- 
donne. » 


€a2ii.S?2î?2i3  aas'^s^jBiïsa* 


LES    EPREUVES. 


Le  soir,  Sophie  retourna  chez  sa  mère  pour  savoir  de  ses 
nouvelles  ;  mais  M""  Epernay  venait  de  partir.  Sa  famille 
s'était  hâtée  de  l'arracher  à  ces  lieux  qui  lui  retraçaient  de 
si  cruels  souvenirs;  on  avait  le  projet  de  la  faire  voyager 


en  Italie  pour  la  distraire,  car  on  craignait  qu'elle  ne  suc- 
combât à  son  chagrin. 

Sophie  fut  bien  triste  de  l'absence  de  sa  mère  ;  et  cette 
pensée,  qu'elle  était  partie  pour  l'oublier,  l'affligea  profon- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


71 


dément.  Elle  savait  que  sa  mûre  serait  longlemps  inconso- 
lable; mais  ridée  que  les  personnes  qui  l'entouraient 
allaient  faire  tous  leurs  efforts  pour  l'effacer  de  son  sou- 
venir, la  tourmentait,  et,  dans  son  inquiétude,  elle  en 
voulait  à  sa  famille  de  chercher  à  consoler  sa  mère.  So- 
jibic  passa  la  nuit  cachée  dans  la  remise,  où  elle  eut  froid  ; 
elle  eût  été  mieux  dans  l'écurie,  mais  elle  avait  trop  grand'- 
pcur  des  chevaux  pour  se  hasarder  à  y  pénétrer. 

Dès  que  la  fenêtre  du  salon  d'Églantine  fut  ouverte,  So- 
phie retourna  auprès  d'elle.  La  jeune  fille  la  reçut  encore 
mieux  que  la  veille,  car  c'était  maintenant  une  ancienne 
amie. 

—  Minette ,  dit-elle,  viens  ici. 

Sophie  ne  voulut  point  répondre  à  ce  nom,  et  parut 
même  fort  mécontente  qu'on  le  lui  donnât. 

—  Jiignonne,  reprit  Églantine. 

Mais  Sophie  ne  voulut  pas  encore  répondre  à  ce  nom. 

—  Il  faut  pourtant  que  je  te  donne  un  nom,  puisque  tu 
es  à  moi,  dit  la  jeune  fille,  et  que  tu  ne  peux  me  dire  le 
tien. 

.\  ces  mots,  Sophie  eut  une  pensée  lumineuse  ;  elle  sauta 
d'un  bond  sur  la  fenêtre,  courut  sur  les  toits  jusqu'à  sa 
demeure ,  et  bientôt,  franchissant  les  marches  de  l'escalier, 
elle  arriva  devant  la  porte  de  sa  chambre.  On  était  encore 
en  train  de  déménager;  tout  était  ouvert  dans  l'apparte- 
ment; les  joujoux,  les  robes  de  Sophie  étaient  épars  çà 
et  là.  Comme  chacun  était  occupé,  Sophie  vit  qu'on  ne 
ferait  point  attention  à  elle;  alors  elle  s'empara  très-adroi- 
tement d'un  de  ses  petits  mouchoirs  ,  qui  étaient  rangés 
en  paquet  sur  une  commode ,  et  elle  s'enfuit  prompte- 
iiienl. 

Sophie  avait  elle-même  brodé  son  nom  à  l'un  des  coins 
de  ce  mouchoir;  et,  à  peine  fut-elle  de  retour  chez  Églan- 
tine, qu'elle  lui  apporta  le  mouchoir,  en  lui  montrant  avec 
sa  palte  les  lettres  qui  composaient  son  nom. 

—  Sophie!  lut  tout  haut  Églanline. 

Aussitôt  la  chatte  sauta  sur  ses  genoux ,  puis  elle  s'éloi- 
gna pour  se  faire  encore  appeler.  En  vain  sa  jeune  maltresse 
essayait  de  lui  donner  d'autres  noms,  la  chatte  lui  mon- 
trait toujours  celui  de  Sophie  brodé  sur  le  petit  mouchoir  ; 
et  Églantine,  voyant  qu'elle  ne  voulait  répondre  qu'à  ce 
nom,  comprit  que  c'était  celui  qu'on  lui  avait  toujours  don- 
né, et  se  résigna  à  le  lui  laisser. 

Ordinairement,  c'est  la  maîtresse  qui  fait  l'éducation  de 
son  chat;  cette  fois,  au  contraire,  c'était  la  chatte  qui  ap- 
prenait à  sa  maîtresse  comment  elle  voulait  être  appelée. 
Cela  paraissait  fort  singulier;  mais  Eglantine  savait  à  quel 
point  les  animaux  domestiques  sont  intelligents, et  rien  ne 
l'étonnait  de  leur  part. 

Voilà  donc  Sophie  établie  dans  la  maison  sous  son  nom 
véritable  :  le  plus  difficile  était  fait;  il  ne  s'agissait  plus  , 
maintenant,  que  de  se  faire  dire  :  *  Je  te  pardonne!  »  et 
e  moindre  petit  crime  pouvait  amener  ce  mot-là. 


Mais  pour  se  faire  pardonner  de  sa  maîtresse  ,  il  fallait 
d'abord  la  fâcher;  et  cela  n'était  pas  si  facile  qu'on  devait 
le  croire  au  premier  moment. 

On  avait  donné  à  Eglantine  une  grande  boite  de  bon- 
bons qui  paraissaient  excellents.  Sophie  vit  celte  boite,  et 
elle  se  mit  bien  vite  à  dévorer  tout  ce  qu'elle  contenait,  et 
attendit  joyeusement  le  retour  de  sa  maîtresse,  espérant 
qu'elle  la  gronderait. 

Mais  son  espérance  fut  trompée.  Églantine  n'était  point 
gourmande;  elle  vit  que  Sophie  avait  mangé  ses  bonbons, 
et  au  lieu  de  se  mettre  en  colère  : 

—  Tu  as  bien  fait,  dit-elle;  tu  as  deviné  que  je  les  gar- 
dais pour  toi. 

Sophie  fut  mécontente  de  tant  de  douceur  ;  elle  résolut 
de  s'en  venger. 

Églantine  dessinait  à  merveille.  Depuis  plusieurs  jours, 
elle  se  hâtait  d'achever  un  paysage  qu'elle  voulait  montrer 
à  son  père  ;  ce  dessin  était  très-avancé;  il  n'y  avait  plus 
que  quelques  coups  de  crayon  à  donner  pour  le  terminer 
entièrement. 

Sophie  ,  voyant  que  sa  maîtresse  avait  rais  beaucoup  de 
soin  à  cet  ouvrage,  pensa  que,  s'il  était  gâté,  elle  serait 
en  colère.  Aussi,  un  jour  qu'Églantine  était  sortie,  la  mali- 
gne chatte  s'empara  du  dessin,  le  déchira,  le  mit  en  pièces, 
et  lécha  si  proprement  tout  le  crayon,  que  les  arbres,  les 
ruisseaux,  les  vaches,  les  maisons,  ne  faisaient  j)lus  qu'une 
même  chose. 

Après  ce  beau  travail,  Sophie  alla  se  cacher  sous  la  ta- 
ble, pour  guetter  la  colère  de  sa  maîtresse. 

Églantine  revint  peu  de  moments  après.  Elle  fut  d'abord 
quelques  instants  avant  de  reconnaître  son  dessin  dans  ces 
chiffons  de  papier  déchirés  qui  jonchaient  le  tapis  ;  puis, 
lorsqu'elle  se  fut  assurée  que  c'était  bien  son  ouvrage 
qu'on  avait  ainsi  arrangé  ,  au  lieu  d'entrer  dans  une 
grande  fureur ,  comme  Sophie  s'y  attendait ,  elle  se  mit  à 
rire. 

—  Si  mon  père  voyait  cela ,  s'écria-t-elle  ,  comme  il  se 
moquerait  de  moi  !  e  C'est  bien  fait,  me  dirait-il,  pourquoi 
avez-vous  des  chats  ?  » 

En  parlant  ainsi,  Églantine  ramassa  les  morceaux  de  son 
dessin,  les  jeta  au  feu  pour  qu'il  ne  restât  aucune  trace  du 
crime  de  sa  chère  Sophie  ;  puis  elle  se  remit  à  dessiner,  et 
recommença  un  second  paysage  comme  s'il  n'était  rien  ar- 
rivé. Il  était  impossible  de  lire  sur  son  visage  la  moindre 
impression  de  dépit. 

Cependant  Sophie  sortit  bravement  de  sa  cachette,  es- 
pérant que  sa  vue  exciterait  la  colère  de  sa  maîtresse,  et 
qu'après  l'avoir  un  peu  grondée,  elle  lui  dirait  enfin: 
»  Sophie  ,  je  te  pardonne  »  ;  mais  Églantine  ne  la  gronda 
point. 

—  Cache-toi  bien  vite,  lui  dit-elle;  mon  père  va  venir; 
tu  sais  qu'il  n'aime  point  les  chats. 

Et  Sophie  s'éloigna  triste  et  découragée. 


<Ba2il3»2S2i2S  2S^2î?2àS2aB9 


ENCORE   UNE    ÉPREUVE. 


Quelques  jours  après,  l'espoir  revint  dans  son  cœur.  Eu 
entrant  dans  la  chambre  de  sa  maîtresse ,  Sophie  aperçut 


une  superbe  guirlande  de  roses  que  l'on  venait  d'apporter 
à  l'instant. 


72 


LECTURES  DU  SOIR. 


La  femme  de  chambre  avait  eurimprudence  de  la  poser 
sur  l'oreiller  du  lit,  pendant  que  le  coifTeiir  arrangeait  les 
beaux  cheveux  d'Eglanline  ,  qui,  assise  devant  une  toi- 
lette, ne  pouvait  voir  ce  qui  se  passait  autour  d'elle. 

Sophie  vit  que  l'instant  était  favorable  ;  sa  maltresse  de- 
vant aller  à  un  grand  bal  pour  lequel  on  semblait  se  parer 
plus  qu'à  l'ordinaire,  cette  guirlande  était  un  objet  de  la 
plus  haute  importance  ;  donc  c'était  elle  qu'il  fallait  immo- 
ler; il  fallait  l'attaquer  sans  plus  tarder.  Si  F.glanline  avait 
supporté  patiemment  la  perte  de  ses  bonbons  et  de  son 
paysage,  elle  ne  pouvait  être  insensible  au  massacre  de  sa 
guirlande. 

Pendant  que  le  coiffeur,  affairé,  racontait  avec  vivacité 
toutes  les  admirables  coiffure»  qu'il  avait  faites ,  le  soir 
même,  pour  la  fête  où  devait  aller  Églantine,  la  chatte  sauta 
légèrement  sur  le  lit,  et  alla  bien  doucement  se  coucher  au 
milieu  de  la  guirlande  ,  de  manière  qu'il  n'y  eut  pas  une 
seule  fleur  qui  ne  fût  écrasée  par  le  poids  de  son 
corps.  Il  avait  beaucoup  plu  ce  jour-là,  Sophie  avait  couru 
dans  la  rue,  et  elle  joignait  à  tousses  charmes  celui  d'ê- 
tre crottée  horriblement;  si  Lien  que  chaque  rose  fut  à 
l'instant  mouchetée,  mouillée  et  fanée  comme  si  elle  avait 
subi  un  orage  ;  avec  cette  différence  qu'une  rose  des 
champs  peut  se  ranimer  au  soleil,  et  que  celles-là  ne  pou- 
vaient plus  jamais  revivre  :  les  roses  de  Dalton  ne  diffè- 
rent qu'en  cela  des  véritables  fleurs. 

Quand  le  coiffeur  eut  terminé  sa  natte,  qu'il  voulut  pren- 
dre la  guirlande  pour  la  poser  sur  la  tète  d'Églanline  ,  et 


qu'il  saisit,  au  lieu  de  ces  belles  fleurs,  les  deux  oreilles 
d'un  chat,  il  recula  épouvanté. 

Quelle  fut  sa  douleur  en  voyant  l'état  misérable  auquel 
était  réduite  la  guirlande  !  les  roses,  pendantes  et  meur- 
tries, couvertes  de  boue  ,  incapables  même  de  figurer  sur 
le  chapeau  d'une  bergère  en  cabriolet,  le  Mardi-Gras  ! 

—  Mademoiselle ,  s'écria-l-il ,  il  me  sera  impossible  de 
vous  coiffer  avec  cela! 

Et  il  montrait ,  d'une  main  indignée ,  la  malheureuse 
guirlande  déflorée. 

Églantine  n'était  point  coquette;  elle  avait  raison,  elle 
était  si  belle  !  La  vue  de  ce  paquet  de  fleurs  crottées,  loin 
de  la  fâcher  la  fit  rire. 

—  Je  vois  qu'il  me  faut  renoncer  à  mettre  cette  guir- 
lande aujourd'hui,  dit-elle:  Fanny,  donnez-moi  celte  bran- 
che de  lilas  que  j'avais  l'autre  jour  ;  toutes  les  fleurs  vont 
également  bien  avec  une  robe  de  crêpe  blanc. 

A  ces  mots  ,  So[)hie  s'élança  hors  de  la  chambre  dans 
un  désespoir  impossible  à  imaginer.  File  s'irritait  de  tant 
de  patience  :  <  Quoi  !  pcnsait-elle,  pas  même  coquette  !  on 
lui  gâte  toute  sa  parure;  et  cela,  qui  ferait  tant  de  peine  à 
d'autres  femmes ,  ne  lui  donne  pas  seulement  un  peu 
d'humeur  !  > 

Sophie  reprochait  à  Églantine  sa  douceur  comme  un 
crime  ;  elle  l'accusait  d'iusouciancc  ;  elle  ne  pouvait  lui 
pardonner  un  bon  caractère  qui  dérangeait  tous  ses  pro- 
jets, renversait  toutes  ses  espérances.  C'est  ainsi  que  nous 
prenons  souvent  pour  un  défaut ,  chez  nos  amis ,  une 
bonne  qualité  qui  nous  gêne. 


\ 


<Sîeii.i?2i£aii3  £î2s=j?^2:£î&'ag 


LE    RESSENTI. MENT. 


Sophie  passa  un  mois  dans  la  tristesse  et  le  décourage- 
ment ;  elle  s'ennuyait  horriblement  d'être  châtie,  de  ne  pas 
voir  sa  mère;  elle  s  imaginait  que  M™»  Épernay  avait 
adopté  une  de  ses  cousines,  et  cette  pensée  la  faisait  pleu- 
rer de  jalousie. 

Elle  désespérait  de  jamais  parvenir  à  fâcher  sa  maîtresse, 
ou  du  moins  elle  sentait  que  pour  l'irriter  il  faudrait 
lui  faire  une  peine  sérieuse ,  et  elle  ne  pouvait  s'y  dé- 
cider. 

Sophie  voulait  bien  reprendre  sa  première  forme;  mais 
il  lui  en  coûtait  d'être  ingrate  et  d'affliger  cette  bonne 
Églantine,  qui  avait  tant  de  soins  pour  elle  :  cependant  le 
désir  de  voir  sa  mère  l'emporla. 

Églantine  avait  un  petit  frère  ,  dans  la  cham!<rc  duquel 
sa  chatte  ne  pouvait  jamais  entrer.  On  l'avait  toujours 
éloignée  sévèrement,  dans  la  crainte  que  l'enfant  ne  fût 
égratigné  par  elle. 

Malgré  toute  la  vigilance  des  gens  de  la  maison,  Sophie 
trouva  le  moyen  de  s'introduire  dans  la  chambre,  auprès 
(lu  berceau  de  l'enfant,  et,  comme  il  voulait  jouer  avec 
elle,  elle  lui  donna  un  grand  coup  de  griffe  sur  la  joue. 

Mais  il  arriva  ce  qu'elle  n'avait  pas  prévu  :  l'enfant  s'é- 
lant  vivement  retourné,  le  coup  porta  plus  haut  qu'elle  ne 
voulait,  et  le  pauvre  petit  enfant  eut  l'œil  à  moitié  déchiré. 
Ses  cris  attirèrent  Eglantine.  Oh  !  celle  fois  ,  elle  fut  bien 
en  colère  ;  elle  repoussa  Sophie  avec  indignation ,  et  So- 


phie s'enfuit  plus  malheureuse  encore  qu'elle  ne  l'avait  été  ; 
car  elle  vit  bien  que  jamais  on  ne  lui  pardonnerait  de  s'être 
montrée  si  cruelle. 

Sophie  n'osait  plus  revenir  chez  sa  maîtresse  depuis  cet 
événement.  Elle  errait  sur  les  toits,  et  elle  passait  des 
nuits  entières  à  gémir.  Elle  ne. voyait  plus  aucune  chance 
de  rentrer  en  grâce  auprès  d'Eglanline.  Elle  savait  que  sou 
petit  frère  était  toujours  malade,  que  son  œil  n'était  pas 
encore  guéri;  d'ailleurs,  elle  se  rendait  justice;  elle  sentait 
bien  qu'Eglanline  ne  l'aimerait  plus.  Un  soir,  plus  triste 
que  jamais,  elle  était  assise  sur  une  gouttière,  et  réfléchis- 
sait amèrement  sur  la  cruauté  de  son  sort:  tout  à  coup, 
elle  aperçut  une  grande  clarté  dans  l'appartement  qu'habi- 
tait le  petit  frère  d'Eglanline,  dans  celle  chambre  même  où 
on  lui  défondait  toujours  d'entrer.  Eue  lampe,  placée  au- 
près du  lit  de  l'enfant,  avait  mis  le  feu  aux  rideaux;  les 
gens  de  la  maison  étaient  à  diner,  personne  ne  pouvait 
deviner  ce  danger. 

La  chambre  déjà  se  remplissait  de  flammes,  et  le  pau- 
vre pelit  enfant ,  suffoqué  par  la  fumée,  ne  pouvait  déjà 
plus  crier. 

Sophie  vit  ce  péril  :  elle  ne  perdit  point  la  tète;  elle  s'é- 
lança dans  la  chambre,  cassant  uu  carreau  de  la  fenêtre, 
au  risque  de  se  déchirer  les  pattes  ;  puis,  se  pendant  à  la 
sonnette,  elle  fit  un  carillon  épouvantable, qui  mit  sur  pied 
en  un  instant  tous  les  domestiques  de  la  maison. 


AIU.SEE  DES  FAIMILLES. 


73 


r.glanline,  elle-même  ,  accourut  tout  effrayée;  elle  se 
précipita  dans  la  cbamhre  à  travers  les  flammes,  emporta 
son  petit  frère  dans  ses  bras ,  et  son  émotion  fut  telle, 
qu'elle  ne  songea  pas  à  s'étonner  de  voir  sa  chatte  pendue 
à  la  sonnette. 

Les  domestiques  ne  furent  pas  si  mdifférents  ;  ils  étei- 
gnirent d'abord  le  fou  en  toute  liàte,  puis,  quand  le  dan- 
ger fut  passé,  que  le  pauvre  enfant  fut  rassuré  ,  ils  firent 


de  grandes  exclamations  sur  la  manière  extraordinaire, 
prodigieuse,  inimaginable,  dont  il  avait  été  sauve.  «C'é- 
tait à  la  chatte,  disaient-ils,  qu'on  devait  de  le  voir  encore 
en  vie;  sans  elle,  il  était  étouffé.  Avec  quelle  intelligence 
elle  avait  reconnu  ce  péril!  quelle  adresse  étonnante  il  lui 
avait  fallu  pour  s'emparer  de  la  sonnette  !  et  quelle  idée 
niervcillcHsc  lui  avait  fait  s'en  emparer  !  Celte  chatte,  ajou- 
laicnl-ils,  a  de  l'esprit  comme  un  singe  !  » 


M™*  Kpernay. 


Dans  leur  enthousiasme ,  ils  ne  s'offensaient  point  du 
tout  d'être  venus  à  la  sonnette  d'un  chat  :  ce  qui  |)rouve 
qu'à  force  d'esprit,  un  petit  personnage  finit  par  comman- 
der à  plus  grand  que  lui,  sans  que  nul  orgueil  s'en 
étonne. 

Églantine,  entendant  tous  ces  éloges ,  voulut  remercier 
sa  bonne  chatte,  à  qui  elle  devait  la  vie  de  son  frère.  Mais 
Sophie,  qui  se  rappelait  le  ressentiment  de  sa  maîtresse, 
n'osait  plus  s'approcher  d'elle;  et,  dès  que  l'enfant  avait 
été  hors  de  danger,  elle  avait  regrimpé  sur  son  toit ,  ne  se 
doutant  pas  que  Ton  fit  d'elle  tant  de  louanges, 


Cependant  elle  n'y  resta  pas  très-Ionglcnips, car  on  l'ap- 
pelait de  tous  côtés. 

—  Sophie  î  disait  r.glanlinc  d'une  voix  douce  et  bien- 
veillante: 

Et  Sophie  descendit  de  la  gouttière ,  ce  qui  fut  très-pru- 
dent, comme  vous  allez  voir. 

Elle  entra  timidement  dans  la  chambre  de  sa  maî- 
tresse. 

—  Te  voili,  enfin,  dit  celle-ci  en  souriant. 
Mais  la  chatte  alla  se  cacher  sous  une  table. 

—  Je  ne  suis  plus  fâchée  contre  toi,  ma  belle  petite 

—  ^0  —  O.N^ltME  YOLl'MK, 


74 


LECTURES  DU  SOIR. 


clialle,  reprit  ÉglaïUine.  Si  lu  as  cgratigué  l'œil  de  Frédé- 
ric Taulre  jour,  ce  soir  tu  Tas  empéclié  d'èlre  brûlé;  tu  as 
Lien  reparé  ta  faute  ;  viens  donc  ici,  ne  te  cache  plus. 

Mais  Sophie  ne  bougeait  point  de  sa  retraite  ;  elle  atten- 
dait, elle  espérait  ce  mot  merveilleux  et  m;igif|uc,  qu'elle 
liavaillait  depuis  si  longtemps  à  faire  prononcer  à  sa  maî- 
tresse. 

Knfin,  Églanline,  devenant  plus  pressante,  s'approcha  de 
la  table  : 


—  Viens  donc,  dit-elle  d'une  voix  caressante  ;  ne  crains 
pas  d'être  grondée  ;  je  ne  t'en  veux  plus  :  Sophie  ,  je  te 
liardonne '.'.'. ... 

A  peine  eut  elle  prononcé  ces  mots,  que  la  prédiction  du 
sorcier  s'accomplit  :  Sophie  reprit  sa  première  forme;  ce 
qui  la  gêna  un  peu  pour  sortir  de  dessous  la  table  :  qu'au- 
rait-ce  donc  été ,  si  elle  eût  cessé  d'être  chatte  pendant 
qu'elle  était  encore  sur  les  toits!  Ce  bonheur  l'aurait  jetée 
dans  un  bien  autre  embarras,  vraiment 


<B4EJli?2^2i3  ^2S2:SiJ23, 


IL  EST  PARFOIS  DE  BONS  MENSONGES. 


Ou  devine  quelle  fut  la  surprise  d'Églantine  en  voyant 
sortir  de  dessous  le  tapis  de  la  table  une  charmante  petite 
fille ,  jolie  comme  un  ange ,  au  lieu  de  la  grosse  vilaine 
chatte  qu'elle  s'attendait  à  voir  paraître. 

Sophie  ,  transportée  de  joie ,  se  jeta  aussitôt  dans  ses 
bras. 

—  Ramenez-moi  vite  à  ma  mère  ,  s'écria-t-elle;  comme 
elle  va  èlrq  heureuse  de  me  revoir! 

Églanline,  qui  était  très-sensible ,  comprit  à  merveille 
l'empressement  de  Sophie  à  revoir  sa  mère;  mais  elle 
voulut,  avant  de  la  mener  chez  clic,  prévenir  M™'Épernay, 
craignant  qu'après  tant  de  chagrin  ,  une  si  grande  joie  ne 
'a  fit  mourir 

M™»  Kpernay  était  justement  de  retour  à  Paris  depuis 
plusieurs  jours. 

Cette  bonne  mère  était  bien  malade.  Depuis  six  mois 
qu'elle  avait  perdu  sa  fille ,  elle  n'avait  cessé  de  pleurer. 
Sophie  était  impatiente  de  la  revoir,  et  l'on  avait  toutes  les 
peines  du  monde  à  l'empêcher  de  courir  l'embrasser.  Elle 
ne  pouvait  croire  que  le  plaisir  de  retrouver  son  enfant  pût 
être  dangereux  pour  elle;  les  enfants  ne  peuvent  s'imagi- 
ner qu'il  y  ail  du  danger  dans  le  bonheur. 

Églanline,  ayant  pitié  de  son  impatience,  se  rendit  elle- 
même  chez  M"»  Éperuay,  cherchant  dans  son  imagination 
une  fable  pour  préparer  ce  pauvre  cœur  de  mère,  si  déchiré 
par  la  douleur,  au  coup  inattendu  d'un  bonheur  acca- 
blant. 

—  Madame ,  dit-elle  en  s'approcbant  avec  timidité  de 
M°"  Éperuay,  (|u'clle  trouva,  comme  elle  était  tous  les 
jours,  baignée  de  larmes  ,  et  entourée  des  objets  qui  lui 
rappelaient  sa  fille,  me  pardonnerez-vous  de  réveiller  dans 
votre  cœur  un  souvenir  bien  douloureux?... 

—  Ah!  mademoiselle,  interrompit  M""»  Épernay  qui 
devinait  que  c'était  de  sa  chère  Sophie  qu'il  s'agissait,  ue 
craignez  pas  de  m'atlrisler  en  parlant  d'elle  ;  j'y  pense  tou- 
jours. 

—  Vous  n'avez  eii  aucun  renseignement  sur  le  sort  de 
celle  enfant  depuis  le  jour  où  elle  a  disparu? 

—  Eu  auricz-vous?  s'écria  vivement  M""»  Épernay  dont 
les  yeux  brillaient  d'espérance  ;  oh  !  dites ,  je  vous  en 
conjure  ! 

—  Je  puis  me  tromper,  poursuivit  Églanline  en  compo- 
sant toujours  son  charitable  mensonge;  j'ai  entendu  par- 
ler, par  hasard,  d'une  petite  lillc  à  peu  près  du  même  âge 
que  la  vôtre,  que  des  mendiants  ont  volée,  il  y  a  plusieurs 
mois,  et... 


—  Ma  pauvre  Sophie!  quoi!  tu  vivrais  encore!  s'écria 
M""  Éfiernay  dans  un  délire  d'espérance. 

—  Peut-être  n'est-ce  pas  elle ,  reprit  aussitôt  Églanline 
effrayée  de  celte  trop  vive  exaltation  ;  je  n'ai  point  vu  l'en- 
fant que  ces  misérables  ont  dérobé,  et  je  ne  puis  savoir  si 
c'est  le  vôtre  ;  mais  si  vous  me  donniez,  madame,  un  por- 
trait ou  le  signalement  exact  de  la  petite  fille  que  vous 
cherchez,  je  pourrais... 

—  Voici  son  portrait ,  interrompit  M""*  Épernay  ;  il  est 
ressemblant,  quoiqu'elle  fût  bien  plus  jolie. 

En  disant  ces  mots,  elle  détacha  un  médaillon  quelle  por- 
tait toujours  à  son  cou. 

—  0  mon  Dieu  !  s'écria-t-elle ,  si  je  pouvais  la  re- 
trouver !... 

A  ces  mots,  elle  tomba  évanouie.  On  vint  à  son  secours  ; 
et,  dès  qu'elle  fut  revenue  à  elle ,  Eglanline  s'éloigna,  la 
laissant  se  livrer  tout  entière  à  ce  premier  degré  d'espoir 
qu'elle  avait  fait  naître  en  son  cœur. 

M"»  Épernay  passa  toute  la  nuit  sans  dormir,  dans  une 
agitation  facile  à  comprendre  :  tantôt  elle  se  livrait  à  une 
joie  folle,  ne  doutant  pas  que  sa  fille  ne  lui  fût  ramenée  le 
lendemain  même  ;  tantôt  elle  se  décourageait ,  et  croyait 
que  tant  de  bonheur  était  impossible. 

Le  soir,  elle  avait  reçu  un  billet  d'Églantine  qui  lui  ap- 
prenait qu'elle  poursuivait  ses  recherches  ;  mais  qui  la 
conjurait  de  ne  point  agir  de  sou  côté  ;  car  ces  démarches 
exigeaient  une  grande  prudence. 

Le  lendemain,  vers  les  dix  heures.  M™»  Épernay  vil  en- 
trer Églanline  dans  son  appartement.  La  jeune  fille  parais- 
sait si  joyeuse,  que  M"»  Epernay  fut,  par  son  seul  aspect, 
préparée  à  une  bonne  nouvelle. 

— J'ai  beaucoup  d'espoir,  madame,  dit  Églanline  ;  la  pe- 
tite fille  qui  est  chez  les  mendiants  est  blonde,  ta-s-blonde  ; 
elle  a  huit  ans. 

—  Comme  ma  fille. 

—  Elle  se  nomme  Joséphine  ou  Sophie  :  ma  nourrice,  qui 
m'a  conté  cette  aventure,  n'a  pu  retenir  exactement  son 
nom;  ce  qu'elle  a  remarqué  particulièrement,  c'est  que 
cette  enfant  a  les  yeux  bleus,  bordés  de  longs  cils  bruns,  et 
les  cheveux  très-blonds. 

—  C'est  elle  !  c'est  elle  !  oh  !  si  je  pouvais  la  voir! 

—  Ce  soir,  je  la  verrai,  continua  Iglanline. 

—  J'irai  avec  vous,  dit  M™»  Épernay. 

—  r.ardcz-vous  en  bien  ;  si  la  mendiante  savait  qu'on 
soupçonne  cet  enfant  de  n'être  pas  le  sien,  elle  quitterai; 
Paris  dès  l'instant,  et  nous  ne  pourrions  la  rejoindre.  Lais- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


75 


scz-moi  agir  seule;  vers  les  cinq  heures,  je  reviendrai 
vous  rendre  compte  de  mes  recherches. 

En  effet,  à  cinq  heures,  Églauline  revint,  et  SI""  Éper- 
Day ,  en  rapercevanl,  courut  l'embrasser.  Toute  la  joie 
qu'allait  éprouver  le  cœur  d'une  mère  était  peinte  sur  le 
beau  visage  de  la  jeune  fiHe. 

—  Mon  enfant  !  s'écria  M""  Épernay  ;  c'est  elle,  u'est-ce 
pas? 

—  Oui,  madame,  répondit  Églanline  tout  émue;  c'était 
bien  elle;  je  lui  ai  parlé;  mais  vous  ne  pourrez  la  voir 
que  demain. 

—  Pourqivoi  cela?  dit  la  mère  impatiente. 

—  C'est  que,  aujourd'hui... 

Églantine  cherchait  encore  un  mensonge  ;  mais  cette 
mère  qui  était  là,  tremblante,  aspirant  après  sa  fille,  l'ap- 
pelant des.  yeux,  lui  tendant  les  bras;  celte  joie,  celte  im- 
patience si  imposante,  si  sacrée,  l'intimidaient. 


—  Répondez,  dit  M""  Épernay  ;  pourquoi  ne  puis-je  l'em- 
brasser aujourd'hui  ? 

—  Parce  que ,  répondit  Églantine  en  souriant,  vous  êtes 
encore  trop  faible  pour  une  telle  joie. 

—  Non  !  non  !  s'écria  la  pauvre  mère  ;  le  bonheur  donng 
des  forces  ;  je  puis  revoir  ma  fille  sans  mourir  :  rendez-L- 
moi  !  rendez-la-moi  ! 

Alors  on  entendit  du  bruit  dans  la  chambre  voisine. 

—  Je  devine!...  s'écria  M""»  Épernay  hors  d'elle-même; 
elle  est  ici  !...  vous  l'avez  amenée!  Sophie  1  Sophie!  Jla 
fille  !  ma  fdie  ! 

—  Maman  !  répondit  une  voix  chérie  ;  c'est  bien  moi; 
je  vis. 

Et  Sophie,  que  les  gens  de  la  maison  retenaient  dans 
l'antichambre,  parvenant  à  s'échapper,  courut  se  jeter  dans 
les  bras  de  sa  mère. 

M™"  EMILE  DE  GIRARDLN. 


La  vie  anecdotique  de  Napoléon  est  bien  peu  connue  en- 
core; heureusement  chaque  jour  nous  apporte  quelque  fait 
intéressant,  capable  de  mieux  faire  comprendre  l'homme 
prodigieux  dont  l'ardente  imagination  des  peuples  entoure 
déjà  la  grande  existence  d'une  auréole  de  poétiques  imagi- 
nations. Tout  ce  qu'on  invente,  tout  ce  qui,  bien  qu'incer- 
tain, est  cependant  passé  à  l'état  de  tradition,  ne  vaut  pas 
la  plus  simple  vérité,  le  plus  petit  détail  intime  attesté  par 
UQ  familier  de  l'empereur.  Sous  ce  rapport,  nous  croyons 


qu'on  pourra  trouver  un  véritable  plaisir  au  récit  que  nous 
allons  faire  de  deux  circonstances  curieuses  de  la  vie  de  iJo- 
naparte  et  de  Napoléon.  Nulle  part  nous  n'en  avons  vu  la 
mention  écrite,  mais  elles  nous  sont  connues  par  une  con- 
versation de  notre  ami  M.  Gan...  Nant...,  employé  long- 
temps dans  la  maison  de  l'empereur,  et  qui  tient  des 
acteurs  eux-mêmes  des  scènes  auxciuelles  le  lecteur  va 
assister,  tous  les  détails  que  nous  nous  appliquons  à  re- 
produire. 


1787. 


Deux  jeunes  officiers  d'artillerie,  voyageant  ensemble  sur 
la  route  de  Valence,  sont  descendus  du  berlingot  qui  les 
emporte  lentement  à  leur  destination.  Ils  montent  à  pied 
une  côte,  et  la  conversation  suivante  s'établit  entre  eux: 

—  Eh  bien!  Desra ,  qu'as-tu  fait  pendant  les  vacances 

chez  ton  père? 

—  Je  me  suis  reposé,  menant  une  vie  de  chanoine,  et  ou- 
bliant dans  la  lecture  des  auteurs  à  la  mode  l'ennui  des 
études  arides  qu'il  nous  a  fallu  faire  à  l'École  militaire.  Et 
toi,  Ruouaparle,  comment  as-tu  passé  ton  temps? 

—  J'ai  travaillé. 

—  Oh!  toujours  travailler!  Je  te  reconnais  bien  là;  tu 
ne  sais  pas  jouir  du  doux  rien-faire!  T#s  vacances  ,  à  toi, 
sont  une  continuelle  étude;  c'est  bien  divertissant,  par  ma 
foi! 

—  On  a  si  peu  de  temps  pour  apprendre,  et  l'on  oublie 
si  vite  ! 


—  Si  vite!  pas  trop,  vraiment.  Je  m'étais  bien  promis, 
après  l'examen  de  sortie,  d'oublier  ce  que  j'avais  appris 
pendant  notre  cours  ;  et,  Dieu  me  pardonne,  je  me  souviens 
encore  à  peu  près  de  tout.  C'est  désolant! 

—  Tu  veux  donc  vieillir 'dans  le  grade  de  lieutenant  en 
second  d'artillerie  au  régiment  de  La  Fère? 

—  Bah!  mon  cher,  j'avancerai  à  mon  tour. 

—  C'est  avant  mon  tour  que  je  veux  avancer,  moi.  Si  les 
circonstances  ne  me  servent  pas  d'elles-mêmes,  je  saurai 
bien  les  contraindre  à  m'êtrc  favorables. 

—  Tu  veux  maîtriser  le  sort? 

—  Pourquoi  pas?  Vouloir  c'est  pouvoir,  quand  on  a  de 
la  tète  et  du  cœur;  et  tu  verras! 

—  Il  y  a  longtemps  que  tu  m'as  dit  ce  «  tu  verras  !  »  Nous 
verrons  donc. 

—  Ah  çà ,  ton  brave  homme  de  père  a-t-il  dénouR  un 
peu  largement  les  cordons  de  sa  bourse? 


70 


LECTURES  DU  SOIK. 


—  Mais  oui;  j'ai  ici,  dans  une  filoche,  vingt-cinq  bons 
louis  d'or  qui  ne  doivent  rien  à  personne. 

—  Diable,  vingt-cinq  louis!...  Mon  cher  monsieur,  il  ne 
peut  plus  rien  y  avoir  de  commun  entre  nous.  Vingt-cinq 
louis!  Mais  savez-vous  bien  que  vous  êtes  un  grand  sei- 
gneur! Nous  cessons  d'être  égaux,  nous  devons  vivre  cha- 
cun de  notre  côté. 

—  Quelle  plaisanterie  fais-tu  là,  Buonaparte  ?  Je  ne  com- 
prends pas  ce  que  tu  veux  dire? 

—  Je  veux  dire  que  vous  êtes  ricbc,  que  je  ne  le  suis  pas, 
et  qu'il  faut  que  vous  teniez  votre  rang. 

—  Est-ce  que  tout  ce  qui  est  à  moi  n'est  pas  à  toi? 

—  J'aurais  l'air  d'un  Gascon  si  je  te  disais  la  même  chose  ; 
mais,  au  reste,  tu  as  raison  ;  tu  es  un  bon  camarade,  et  nous 
pouvons  arranger  noire  affaire.  M.  de  Marbœuf  m'a  donné 
cent  ccus  ;  les  voilà.  Tiens,  donne  ton  bonnet  de  police  que 
nous  les  y  versions.  Bien...  Maintenant,  jette  dans  ce  cof- 
fre-fort tes  vingt-cinq  pièces  d'or.  A  merveille...  Laisse- 
moi  brasser,  remuer,  retourner  le  tout...  C'est  cela.  Tu  ne 
recounailrais  pas  plus  tes  pièces  que  moi  les  miennes, 
n'est-ce  pas?  Eh  bien!  cela  fait  un  fonds  commun  que  tu 


administreras,  et  sur  lequel  nous  vivrons  tant  qu'il  durera. 
Veux-tu  cela? 

—  Si  je  le  veux,  mon  cher  ami  !  Tu  ne  pouvais  me  faire 
une  proposition  qui  me  fût  plus  agréable.  Je  serai  le  cais- 
sier. 

—  Un  caissier  doit  avoir  bonne  mémoire  à  défaut  de  re- 
gistre. Inscris  donc  dans  ton  souvenir  que  je  te  dois  cin- 
quante ccus.  Si  tu  l'oublies,  je  m'en  souviendrai,  moi. 

—  Tu  ne  me  dois  rien.  Que  doit  la  Saône  au  Rhône  au- 
dessous  de  Lyon  ?  N'est-ce  pas  au  contraire  le  fleuve  qui 
doit  à  la  rivière? 

—  C'est  fort  joli,  assurément,  cl  ton  M.  Dorât  ne  dirait 
pas  mieux;  mais  j'en  suis  pour  ce  que  j'ai  ait;  ou  bien, 
rien  n'est  fait  entre  nous. 

Une  bonne  et  loyale  poignée  de  main  termina  ce  petit 

dialogue.  Buonaparte  et  Desm remontèrent  en  voiture, 

et  quelques  jours  après  ils  étaient  à  Valence,  servant  dans 
le  même  bataillon,  vivant  en  commun,  travaillant  ensem- 
ble, ne  se  quittant  guère  plus  dans  leurs  plaisirs  que  dans 
les  exercices  de  leur  noble  profession. 


1789. 


Les  événements  avaient  marché  avec  une  rapidité  ef- 
frayante. La  noblesse  émigrait ,  et  tous  les  athlètes  de  la 
révolution  commencée  se  préparaient  pour  de  rudes  com- 
bats. Buonaparte  étudiait  le  terrain,  examinait  les  liommcs, 
calculait  ses  chances,  et,  retiré  dans  un  coin  obscur,  at- 
tendait le  moment  où  il  pourrait  mettre  le  pied  sur  le  pre- 
mier degré  du  théâtre  politique.  Desm est  de  ceux  qui 

redoutent  l'avenir  et  méprisent  le  présent.  Un  malin  il 
vient  voir  Buonaparte,  qu'il  n'a  pas  vu  depuis  quelque 
temps  : 

—  Eh  bien!  quoi  de  nouveau,  mon  cher  camarade?  dit 
Buonaparte  du  ton  le  plus  amical. 

—  Bien  que  tu  ne  saches  mieux  que  moi ,  loi  qui  as  le 
coup  d'oeil  sûr  et  le  regard  perçant.  Tout  ceci  se  gâte;  on 
perd  le  roi,  on  perd  la  France,  el,  ma  foi,  j'aime  autant  n'ê- 
tre pas  le  témoin  des  catastrophes  qui  se  préparent.  Je  m'en 
vais. 

—  Et  où  vas-tu? 

—  En  Allemagne,  en  Angleterre,  ou  ailleurs,  n'importe. 

—  Ah!  tu  émigrés.  Tu  fuis  comme  les  grands  gentils- 
hommes qui  ne  se  sentent  jias  le  courage  d'élre  de  bons 
citoyens.  Tu  as  tort,  je  te  le  dis.  Il  y  a  tout  à  faire  dans  un 
ordre  de  choses  nouveau;  on  peut  rendre  de  grands  ser- 
vices à  la  patrie...,  et  puis,  quand  une  oartie  de  la  balan- 
çoire s'abaisse,  l'autre  s'élève. 

—  Et  faire  ses  affaires,  n'est-ce  pas? 

—  Peut-être. 

—  Viens  avec  nous.  La  force  des  événements  nous  ra- 
mènera ,  et  ceux  qui  reviendront  après  avoir  donné  cette 
preuve  de  dévouement  que  nous  allons  donner  à  la  monar- 
chie menacée... 

—  Belle  preuve  de  dévouement,  en  effet,  mon  cher,  que 
de  laisser  le  trône  sans  défenseurs.  Va,  tu  n'y  entends 
rien!...  Tu  quilles  le  drapeau,  moi,  je  le  garde,  el  lu 
verras  • 


—  Toujours  ton  refrain  :  t  lu  verras  !»  Oui ,  nous  ver- 
rons. 

—  Encore  une  fois,  Desm ,  reste,  cl  ne  va  pas  le  jeter 

dans  de  folles  aventures.  Tu  pourrais  te  repentir  toute  ta 
vie  d'une  folle  démarche.  Si  lu  étais  un  Montmorency  ou  un 
Crussol,  je  concevrais  que  tu  sacriliasses  à  la  mode  qui  em- 
porte à  l'élranger  les  pauvres  chevaliers  de  la  monarchie; 
mais  quelle  femme  de  Versailles  l'enverrait  une  quenouille, 
à  loi?  Que  diable,  lu  n'es  pas  meilleur  gentilhomme  que 
moi,  qui  ne  le  suis  guère!  Itesle  donc,  crois-moi...  Est-ce 
que  le  capiiaine  approuve  lidée  de  tes  caravanes  au  delà 
des  frontières? 

—  Mon  frère  est  tout  à  fait  de  mon  senliraent  ;  bien  plus, 
si  j'hésitais,  il  me  renierait,  car  il  me  donne  l'exemple. 

—  Deux  fous  dans  une  famille,  c'est  trop!  Quel  temps 
que  celui-ci,  el  quels  hommes  pour  un  pareil  temps!... 
Partez  donc,  puisque  vous  le  voulez,  insensés  que  vous 
êtes;  mais  prenez-y  garde,  les  proverbes  ont  trop  souvent 
raison  :  ce  n'est  point  en  quittant  une  partie  qu'on  la  ga- 
gne... Quand  tu  reviendras,  mon  camarade,  car  il  faut  tou- 
jours revenir  à  la  patrie  comme  à  sa  mère,  lu  trouveras 
quelqu'un  qui  te  tendra  la  main  comme  ù  présent. . .  .\dieu, 

Desm Embrassons-nous...  Nous  aurions  pu  comballre 

ensemble  ;  lu  ne  l'as  pas  voulu...  Fasse  le  Ciel  que  nous 
n'ayons  pas  à  comballre  l'uu  contre  l'autre! 

Buonaparte,  vivement  ému ,  serra  Desm dans  ses  bras. 

Celui-ci,  qui  n'avait  jamais  remarqué  chez  son  camarade 
d'école  militaire  et  de  régiment  aucune  propension  à  la  sen- 
sibilité ,  fut  tout  attendri  de  cet  élan  d'une  sensibilité  si 
vraie  ;  il  embrassa  son  ami  en  pleurant;  et,  de  peur  d'être 
convaincu,  de  peur  de  revenir  sur  une  détermination  à  la- 
quelle il  avait  été  entraîné  par  un  seniimenl  honorable,  et 
peut-être  un  peu  par  la  vanité,  il  se  mil  à  courir  en  quittant 
celui  qui  lui  répétait  encore: 

•- Reste,  Desm ,  re^le;  tu  verras! 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


77 


1803. 


Buonaparle  avait  Itien  grandi!  Le  sous-licutenant  était 
devenu  général  en  chef;  le  général  était  consul,  c'csi-à-dirc 
maître  du  pouvoir  et  du  pays,  presque  roi,  ou  plus  que 
roi. 

Un  jour  qu'il  travaillait  dans  son  cabinet,  aux  Tuileries, 
un  secrétaire  lui  remit  une  lettre  dont  la  suscription  perlait 
ces  mots  :  «  Secrète  ;  à  lui  seul.  »  Buonaparte  déchire  l'en 
veloppe,  ouvre  le  papier  qu'elle  contient,  et  voit  une  écri- 
ture qu'il  croit  reconnaître.  Il  la  reconnaît  en  effet,  c'est 
celle  de  Desm ,  qui  lui  écrit: 

€  Citoyen  consul , 
€  J'étais  malheureux  à  l'étranger,  et  je  suis  revenu  en 
«  France.  Mais  j'avais  émigré,  et  mon  nom  doit  être  porté 
«  sur  quelque  liste  fatale.  Je  vous  demande  une  seule 
«  grâce ,  si  vous  n'avez  pas  oublié  un  ancien  camarade , 
«  c'est  d'assurer  mon  repos  à  Paris,  où  je  veux  vivre,  loin 
«  des  intrigues  de  parti  et  de  la  politique,  d'un  travail  sur  la 
«  nature  duquel  je  ne  suis  pas  encore  fixé.  Soyez  assez  bon 
«  pour  faire  donner  des  ordres  à  la  police  pour  que  je  puisse 
«  aller  et  venir  librement.  Je  sollicite  la  même  faveur  pour 
€  mon  frère  le  capitaine,  revenu  avec  moi,  n'.allicurcux 


<  comme  moi ,  cl  comme  moi  caché  dans  un  coin  en  attcn- 
«  dant  l'elTet  de  celte  lettre. 

«  Votre  ancien  condisciple, 
«  Desm.  » 

—  Le  pauvre  garçon  !  Monsieur,  dit  Buonaparte  à  u| 
aidc-de-camp,  écrivez: 

«  Le  premier  consul  recevra  le  citoyen  Desm au\ 

€  Tuileries  tous  les  malins  à  sept  heures.  »  Donnez  que  je 
signe.  Don!  Pliez,  et  faites  porter  à  l'adresse  qui  suit  la  si- 
gnature de  la  lettre  que  voici. 

Le  lendemain,  à  sept  heures  précises,  Desm était  in- 
troduit dans  les  appartements  du  consul.  Quand  on  l'eut 
annoncé,  Diionaparle  se  leva,  alla  à  la  porte  du  cabinet  par 
où  devait  passer  son  ancien  ami,  et  lui  tendant  la  main  en 
riant  : 

—  Eh  bien!  mon  cher,  ne  le  l'avais-je  pas  dit? 

Et  montrant  alternativement  du  doigt  l'émigré  et  lui  pre- 
mier consul: 

—  «  Tu  verras!  »  te  disais-jc  autrefois;  tu  vois,  un  bout 
de  la  balançoire  s'est  élevé.  . 


La  balançoire. 


—  ()ui,  vous  voilà  tout-puissant,  grand  par  la  gloire,  par 
le  génie,  par  la  fortune  ;  et  moi  ruiné,  sans  état,  sans  passé, 
sans  avenir! 

—  Qui  sait? 

—  Pourvu  que  j'aie  la  liberté  de  vivre  ici ,  je  pourrai , 
j'espère... 

—  Tu  vivras  où  tu  voudras.  Tu  n'es  pas  l'ennemi  de  la 
patrie  ;  tu  ne  peux  inspirer  de  crainte  à  personne,  et  tu  peux 
rendre  des  services.  Nous  verrons  cela.  Mais,  dis-moi,  d'où 
viens-tu?  qu'as-tu  fait  pendant  que  nous  courions  l'ilalie 
et  l'Egypte,  nous  autres  les  anciens  camarades? 


—  Hélas!  citoyen  premier  consul... 

—  Supprime  les  titres,  mon  cher,  et  rappelle-loi  qu'au- 
trefois nous  nous  tutoyions. 

—  Le  respect  m'impose... 

—  Oui;  et  voilà  les  disgrâces  du  pouvoir?  on  perd  ses 
ajuis. 

—  Non,  Buonaparle;  mais  l'admiration... 

—  Allons,  si  vous  ne  sortez  du  respect  que  pour  tomber 
dans  l'admiration,  cela  va  devenir  très-fade  ;  et  quoique 
j'aime  assez  qu'on  me  respecte,  quoi(iue  je  ne  sois  pas  fâ- 
ché d'inspirer  l'admiration  quand  elle  est  sincère... 


LECTURES  DU  SOIR. 


Desm s'inclina  en  portant  la  main  sur  son  cœur.  Le 

consul  reprit  d'un  air  tout  gracieux  : 

—  J'aime  encore  mieux  qu'on  me  parle  librement,  avec 
franchise,  sans  crainte.  Trêve  donc  à  toutes  ces  formiilcs 
d'un  vain  cérémonial,  quand  nous  serons  enlrc  nous.  Crois- 
moi,  le  consul  n'a  pas  oublié  que,  il  y  a  peu  de  jours  en- 
core, il  était  un  petit  officier  sans  fortune,  vivant  fort  mal, 
parfois  même  ne  vivant  pas  du  tout.  Le  bonheur  ne  l'a  pas 
enivré  ,  et  dans  son  bonheur  il  serait  trop  à  plaindre,  s'il 
ne  devait  plus  inspirer  que  le  respect.  Voyons ,  dis-moi 
Ion  odyssée. 

—  Eu  peu  de  mots,  voici  mon  histoire.  J'ai  d'abord  fait 
partie... 

—  D'un  de  ces  rassemblements  de  gentilshommes  qui 
s'appelaient  pompeusement  des  armées... 

—  Vous  avez  raison  d'en  rire  ;  c'était  quelque  chose  de 
si  ridicule  !... 

—  Oui,  vanité,  incapacité,  indiscipline;  je  sais  cela. 

—  Je  fus  bientôt  dégoûté  d'un  pareil  état  de  choses. 

—  Je  le  crois,  parbleu  ;  un  homme  de  bon  sens,  un  vrai 
soldat!  car  tu  avais  de  quoi  faire  un  excellent  officier  supé- 
rieur... ;  et  aller  perdre  cela  dans  l'aclivilé  des  petites  in- 
trigues!... Enfin?... 

—  Une  occasion  se  présenta  de  quitter  sans  déshonneur 
l'armée  des  princes,  et  je  la  saisis.  Je  passai  en  Portugal, 
où,  à  force  de  sollicitudes,  je  parvins  à  être  employé  dans 
la  troupe  qui  garde  Lisbonne. 

—  Un  officier  d'artillerie  français  dans  les  Triste-à-pattes 
de  Lisbonne!  C'est  à  la  fois  triste  et  plaisant. 

—  J'y  fus  fait  lieutenant. 

—  Voyez-vous  l'effort  de  Sa  Majesté  portugaise!  un  élève 
de  Brienne,  un  des  bons  officiers  de  La  Fère! 

—  Le  métier  ne  me  plut  pas  longtemps,  et  aussitôt  que 
j'entrevis  la  possibilité  de  rentrer  en  France,  je  donnai  ma 
démission.  Je  risquais  beaucoup,  mais  je  comptais  sur 
vous.  Je  traversai,  sous  un  déguisement,  les  provinces  qui 
séparent  Paris  des  Pyrénées;  j'eus  l'envie  d'aller  d'abord 
dans  ma  famille  ;  quand  on  y  vit  arriver  un  émigré,  on  me 
fit  une  bourse  de  quelques  louis,  et  l'on  me  poussa  dehors 
par  les  épaules. 

—  On  fit  bien,  puisque  te  voilà. 

—  A  Paris,  je  restai  quelques  jours  caché,  souffrant,  n'o- 
sant pas  faire  une  démarche  qui  répugnait  surtout  à  mon 
frère. 

—  Ton  frère  est  ici  !  Et  comment  se  porte-t-il  ce  bon  et 
terrible  capitaine?  Est-il  toujours  cet  homme  sévère  et  hon- 
nête que  j'ai  connu?...  Il  me  faisait  presque  peur  autre- 
fois... J'aurais  du  plaisir  à  le  revoir...  Nous  arrangerons 
tout  cela.  Qu'a-t-il  fait  pendant  l'émigration  ? 

—  Nous  avons  toujours  été  ensemble. 

—  Même  à  Lisbonne,  dans  les  Trislc-à-pattes? 

—  Où  il  était  capitaine. 

—  C'est  à  mourir  de  rire,  en  vérité.  Quel  dommage  que 
le  guet  de  Paris  n'existe  plus,  je  l'en  aurais  fait  comman- 
dant!... Mais  laissons  ces  folies.  Tu  viendras  me  voir  sou- 
vent; toujours  à  la  même  heure  ;  n'oublie  pas  cela.  Quant  à 
ta  position  d'émigré,  sois  sans  crainte.  Des  ordres  seront 
donnés  tout  à  l'heure,  et  les  citoyens  Desm...  pourront  li- 
brement circuler  à  Paris  sous  ma  garantie. 

—  Que  de  bontés! 

—  Quant  à  l'avenir,  j'y  vais  songer.  Adieu,  mon  cher 
camarade;  mes  amitiés  au  capitaine. 

Desm descendait  l'escalier  du  pavillon  de  Flore,  en- 
chanté de  l'accueil  que  lui  avait  fait  le  premier  consul,  et 
très-empressé  d'aller  rendre  compte  à  son  frère  du  résultât 
d«  cette  entrevue,  quand  un  Bccrétaire  de  BuoD*p»rte,  qui 


courait  après  lui,  le  rejoignit.  11  portait  à  la  main  une  enve- 
loppe qu'il  remit  à  Desm ,  en  lui  disant: 

—  Citoyen,  vous  avez  oublié  ce  papier  sur  le  bureau  du 
premier  consul. 

—  Vous  vuus  trompez,  citoyen  ,  et  je  suis  fâché  de  la 
peine  que  vous  avez  l)icn  voulu  prendre;  je  n'avais  point 
de  papiers  en  allant  à  l'audience  du  consul  ;  je  n'ai  donc  ou 
en  oublier. 

—  Le  citoyen  premier  consul  m'a  chargé  de  vous  dire 
que  vous  aviez  oublié  ce  pli ,  et  m'a  ordonné  de  vous  le 
laisser. 

—  Mais,  citoyen... 

—  11  n'y  a  pas  de  mais.  Ce  que  le  premier  consul  a  dit  ne 
souffre  pas  de  cominenlaircs.  Le  pli  est  à  vous,  le  voici  ;  j'ai 
l'honneur  de  vous  saluer. 

Ou  pense  bien  que  Desm ,  étonné,  fut  empressé  d'ou- 
vrir la  mystérieuse  enveloppe.  Il  y  trouva  quelques  bons 
sur  des  banquiers,  s'élevaut  à  une  somme  de  dix  mille 
fraucs.  Buonaparte  était  aussi  généreux  qu'aimable;  mais 

Desm n'avait  pas  eu  besoin  de  ce  dernier  incident  de 

la  matinée  pour  être  tout  entier  au  premier  consul.  A 
quelques  jours  de  là,  la  reconnaissance  le  ramena  aux  Tui- 
leries. Il  remercia  le  consul  du  secours  qu'il  lui  avait  fait 
accepter  : 

—  Un  don  pareil  ! 

—  Ce  n'est  pas  un  don,  mon  ami,  c'est  une  restitution  ; 
c'est  une  ancienne  dette  que  j'acquitte. 

—  Une  dette ,  citoyen  consul!  Jamais,  a  ma  connais- 
sance... 

—  Tu  ne  te  rappelles  pas  que  je  te  dois  de  l'argent  de- 
puis notre  entrée  au  régiment  à  Valence?  Ma  mémoire  est 
sûre  ;  je  n'oublie  rien,  moi.  Je  devais,  j'ai  payé;  n'en  par- 
lons plus. 

—  Mais  une  si  forte  somme? 

—  Et  les  intérêts,  donc  !  Tu  n'entends  rien  aux  finances. 
Heureusement  que  le  capitaine  a  plus  de  dispositions  que 
toi  pour  cette  partie.  J'ai  en  vue  quelque  chose  pour  lui.  Il 
est  juste  que  nous  pourvoyions  l'alné  avant  le  cadet  ;  mais, 
sois  tranquille,  ton  tour  viendra.  En  attendant,  ton  frère 
sera  ton  caissier.  Cela  te  convient-il? 

—  Tant  de  faveurs  me  confondent;  mon  frère  ne  sera 
pas  moins  reconnaissant  que  moi.  Au  reste,  citoyen  consul, 
ce  n'est  pas  seulement  au  capitaine  et  à  votre  camarade 
d'école  que  votre  don  gracieux  a  sauvé  la  vie  ;  mais  encore 
à  quelques  malheureux  gentilshommes  arrivés  avec  nous, 
cachés  dans  la  maison  qui  nous  recèle,  et  mourant  de  faim 
et  de  frayeur  depuis  le  jour  de  notre  arrivée  jusqu'à  celui 
où  j'ai  eu  le  bonheur  de  vous  revoir. 

—  Je  suis  heureux  d'avoir  été  utile  à  des  compatriotes 
malheureux.  Ah  çà ,  ils  veulent  être  rayés  aussi ,  n'est-ce 
pas?  Sont-ce  de  braves  gens? 

—  Ils  vous  admirent. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  raoi,  mais  de  la  patrie.  Ils  ne  con- 
spireront pas? 

—  Conspirer  contre  celui  qui  s'est  acquis  tant  de 
gloire  ! 

—  Qu'ils  regrettent ,  mais  tout  bas!  Ils  finiront,  j'es- 
père ,  par  oublier  ce  qui  ne  peut  plus  revenir,  et  par  com- 
prendre que  le  nouveau  régime,  quand  il  sera  fortement  et 
honorablement  constitué,  vaut  mieux  que  l'ancien.  J'ai  ré- 
pondu de  ton  frère  et  de  toi;  réponds-moi  d'eux;  donne-- 
moi  leurs  noms,  et  qu'ils  jouissent  tout  de  suite  de  la  li- 
berté. Plus  tard,  ceux  que  tu  me  recommanderas,  ceux  nui 
voudront  servir  la  France  et  la  république,  ceux  qui  vou- 
dront quelque  chose,  je  les  utiliserai.  Je  veux  que  tous  les 
enfants  de  la  même  patrie  ne  forment  plus  qu'une  même 


MUSEE  DES  FAIVriLLES: 


ran)illc;  je  veux  que  toutes  divisions  cessent;  je  veux 
qu'on  vieiuic  à  nous.  Tant  pis  pour  qui  nous  tournera  le 
ios  ;  malheur  à  ceux  qui  travailleraient  à  nous  rejeter 
Jans  le  cbaos  d'où  nous  commençons  à  sortir!  C'est  en- 
tendu ,  n'est-ce  pas,  mon  camarade?  Adieu!  tu  auras 
l  ientôt  de  mes  nouvelles.  Mais,  prends  Thabilude  de  ces 
visites  du  malin  ;  elles  me  olaisent,  et,  à  moins  qu'elles  ne 
rcnnuicnt... 

Biionaparte  tendit  à  Desm ses  deux  mains,  dans 

lesquelles  celui-ci  plaça  cordialement  les  deux  siennes. 

Desm était  vivement  ému  de  la  bonté  si  simple  de  son 

ancien  camarade  ,  autant  que  de  l'air  d'assurance  avec  le- 
quel il  se  posait  comme  l'arbitre  des  choses  de  l'avenir.  La 


I 


conversation  qui  venait  d'avoir  lieu  entre  le  premier  consu. 
et  lui,  rapportée  mot  à  mot  dans  le  petit  cercle  d'émigrés 

qui  vivaient  avec  les  deux  frères  Desm ,  produisit  en 

partie  l'eflct  qu'en  avait  attendu  Buonaparte.  Plusieurs  des 
exilés  rapatriés  se  rallièrent  franchement  au  nouvel  ordre 
de  choses;  quelques-uns  montrèrent  de  l'iiésilalion  et  at- 
tendirent que  le  chef  de  la  républicpie  eût  fait  un  pas  de 
plus  vers  la  consolidation  de  son  pouvoir.  Le  cajjilaine  fut 
placé  à  la  tète  de  l'administration  d'une  des  parties  de  l'im- 
pôt; Desm n'eut  pas  longtemps  à  désirer  :  aussitôt  que 

l'empire  fut  établi,  un  emploi  important  lui  fut  donné  dans 
la  maison  de  l'empercîur. 


18U. 


Dix  années  de  guerres,  de  succès,  de  vastes  entreprises 
contre  le  monde  ancien  avaient  usé  l'empire.  Napoléon  avait 
fini  i)ar  connaître  les  revers,  l'ennemi  était  à  trente  lieues 
de  Paris.  Quelques  jours  encore,  et  le  destin  de  la  France 
allait  cire  fixé.  Tout  dépendait  d'une  victoire,  et  celte  vic- 
toire, on  ne  pouvait  pas  en  ajourner  le  moment.  C'était 
demain  qu'il  fallait  l'arracher  aux  nombreuses  armées  al- 
liées. L'empereur  y  travaillait.  Les  marches  de  son  quar- 
tier général,  dans  la  Picardie,  l'avaient  porté  non  loin  d'un 
petit  château  d'assez  bonne  apparence,  dont  le  nom  du 
propriétaire  lui  était  inconnu.  11  eut  envie  de  s'y  établir 
pour  la  nuit,  et  avant  d'aller  demander  lui-même  l'hospi- 
talilc  qu'il  souhaitait  d'obtenir,  il  envoya  quelqu'un  préve- 
nir de  sa  visite.  L'émissaire  qu'il  avait  désigné  était  son 
mameluck.  Celui-ci  alla  droit  à  la  grille  et  sonna.  Au  do- 
mestique (jui  vint  ouvrir,  il  dit  sans  mettre  pied  à  terre  : 

—  L'empereur  m'envoie  dire  qu'il  va  venir  se  loger  ici. 
Et  il  retourna  bride  sans  ajouter  un  mot  à  celle  phrase, 

qui  laissa  fort  étonné  le  valet  campagnard.  Celui-ci  courut 
au  salon  : 

—  Madame,  dil-il  à  une  dame  âgée  qui  y  travaillait;  ma- 
dame, un  homme,  vctu  comme  une  manière  de  Turc,  vient 
de  me  prévenir  que  l'empereur  va  arriver  tout  à  l'heure  au 
château. 

—  Un  Turc  !  un  Turc!  quel  conte  me  fais-tu  là. 

—  Ce  n'est  point  un  conte,  madame,  c'est  un  Turc  ou 
fjuclque  chose  qui  en  a  l'air. 

—  C'esl  bien.  Dites  à  ma  fille  de  venir. 

Le  domestique  avertit  sa  maîtresse  qui,  à  l'instant  même, 
fil  prévenir  son  mari  de  cet  événement  inattendu.  Quand  les 
trois  maîtres  du  château  furent  réunis  : 

—  Ce  que  François  appelle  un  Turc  ne  saurait  être  un 
■^iirc,  dit  la  vieille  dame,  le  grand-sultan  n'est  pour  rien 
ïans  la  coalition. 

—  Assurément,  ajouta  sa  fille,  et  cet  imbécile  de  Fran- 
çois, qui  n'a  pas  idée  des  Cosaques,  aura  pris  un  Cosaque 
pour  un  Turc. 

—  Ceci  est  très-vraisemblable,  ma  chère  amie.  Les  Rus- 
ses sont  près  d'ici,  à  ce  qu'ont  dit  les  gens  qui  passaient 
par  le  pays  hier  ;  il  parait  même  qu'ils  ont  battu  un  des 
lieutenants  de  Buonaparte;  le  Turc  prétendu  est  donc  un 
Cosaque. 


—  Et  l'empereur  qui  se  fait  annoncer,  l'empereur  de 
Russie. 

—  Oh  !  ce  cher  empereur,  quelle  joie  ! 

—  Recevoir  Alexandre,  quel  honneur! 

—  Mettez  un  habit,  monsieur  le  comte,  et  descendez  à 
la  grille  ;  nous,  faisons  vile  un  peu  de  toilette  pour  être 
présentables.  Tâchons  de  donner  à  Sa  Majesté  une  bonne 
idée  de  la  noblesse  française. 

On  se  hâta.  Les  valets  ôtèrent  les  housses  des  fauteuils 
et  des  canapés  ;  ils  jetèrent  dans  la  cheminée  une  maîtresse 
bûche  pour  faire  un  feu  impérial;  enfin,  ils  disposèrent 
tout  pour  recevoir  convenablement  le  grand  souverain 
dont  le  nom  était  répété  si  souvent,  depuis  quelques  jours, 
dans  toutes  les  conversations  qu'ils  écoulaient  pendant  les 
repas. 

Alexandre  était  fort  désiré  ;  c'était,  aux  yeux  de  ces  da- 
mes, le  messie  politique  qui  devait  sauver  la  France  ;  c'était 
le  libérateur  qui  devait  briser  le  joug  qu'un  parvenu  avait 
imposé  aux  sujets  d'une  race  royale  au  profit  de  la(]uelle  la 
guerre  était  rudement  poussée,  sans  doute,  par  les  monar- 
ques alliés.  Si  le  château  picard  n'était  point  dans  la  con- 
spiration active  qui  réunissait  contre  Napoléon  beaucoup  des 
grands  salons  de  Paris,  les  petites  cures  cl  les  manoirs  où 
une  partie  de  l'émigration  s'était  réinstallée,  il  était  habile 
par  trois  personnes  fort  hostiles  aux  idées  de  l'empire,  fort 
contraires  surtout  à  l'empereur,  dont  elles  souhaitaient  ar- 
demment la  chule.  Les  vœux  du  maître,  de  sa  fenuue  et 
de  sa  belle-mère  étaient  pour  le  triomphe  des  armes  étran- 
gères, pour  la  ruine  d'un  état  de.choses  au(]uel  il  leur  sem- 
blait que,  tout  naturellement,  devait  succéder  ce  que  la  rc- 
voUilion  avait  combattu. 

M.  de  B^**,  ancien  officier  d'artillerie,  ne  s'était  point 
rallié;  il  avait  été  cependant  au  moment  de  le  faire,  il  était 
même  décidé  à  demander  une  audience  au  consul  quelque 

temps  après  la  scène  entre  Buonaparte  et  Desm ;  mais 

un  incident  singulier  avait  changé  sa  résolution. 

Un  officier  du  régiment  de  La  Fère  ayant  eu  une  audience 
du  consul,  le  matin,  à  l'heure  du  déjeuner,  pendant  la  con- 
versation un  valet  avait  apporté  à  Buonaparte  un  petit  gué- 
ridon sur  lequel  fumait  une  tasse  de  chocolat.  L'officier,  qui 
I    voyait  la  conversation  languir  depuis  quelques  minutes  par 


80 


LECTURES  DU  SÔIR. 


les  prcoccupalions  du  consul,  et  qui  ne  voulait  point  pren- 
dre congé  sans  avoir  obtenu  quelque  promesse  formelle,  se 
prit  à  dire  :  «  Citoyen  consul,  je  vois  que  vous  êtes  fidèle  à 
vos  habitudes,  vous  déjeunez  toujours  de  chocolat;  s'il 
vous  en  souvient,  nous  en  primes  souvent  ensemble.»  Soit 
que  le  consul  pensât  que  son  ancien  camarade  voulait  fiiire 
une  épigramme  en  lui  reprochant  de  prendre  son  chocolat 
sans  en  offrir,  soit  qu'il  fût  ennuyé  de  la  longueur  d'un 
entretien  qui  le  dérangeait,  un  mouvement  de  mauvaise 
humeur  l'emporta,  et  il  donna  un  coup  de  pied  au  guéridon, 
qui  vola  en  l'air  avec  la  tasse,  le  chocolat  et  tous  les  acces- 
soires. 

Le  visiteur  se  relira  sans  attendre  l'explication  qui  pou- 
vait suivre  cet  acte  de  colère,  et  il  alla,  dans  le  cercle  des 

('migres  rentrés,  auxquels  la  table  de  Desm servait  de 

centre,  raconter  la  scène  dont  il  avait  été  le  provocateur 
Bans  l'avoir  voulu.  On  conclut  là  ,  contre  l'opinion  de 

Desm et  du  capitaine,  que  IJuonaparle  était  un  homme 

}irutal,mal  élevé,  avec  qui  il  n'y  avait  pas  moyen  de  s'en- 
Ondre,  et  qu'on  n'avait  rien  de  mieux  à  faire  que  de  cher- 
cher à  vivre  loin  d'un  pouvoir  qui,  par  sa  violence,  se  ren- 
drait insupportable,  et  se  ruinerait  bientôt. 

Le  parti  de  rester  à  l'écart  fut  celui  qu'adopta  de  B***.  Il 

refusa  de  suivre  le  conseil  que  lui  donnait  Desm de  voir 

le  consul,  qui  l'accueillerait  bien;  il  ne  se  rallia  point,  et, 
pour  pri":  <!e  sa  fidélité  à  la  bonne  cause,  il  reçut  la  main 


d'une  jeune  fille  riche  et  de  grande  maison,  qui,  au  reste, 
ne  se  mésalliait  point,  car  M.  de  B***  descendait  en  ligne 
directe  de  ce  gentilhomme  hasardeux  et  spirituel  qui,  au 
scandale  de  la  ville  et  de  la  cour,  et  malgré  les  supplications 
de  M""  de  Sévigné,  sa  parente,  écrivit,  du  ton  du  monde  le 
plus  dégagé,  l'histoire  scandaleuse  du  Grand  Alcandre. 

Il  était  nécessaire  d'entrer  dans  ces  détails  pour  bien 
faire  comprendre  la  situation  des  acteurs  de  la  petite  comé- 
die qui  va  se  jouer. 

M.  de  B***  est  prêt;  sa  femme  et  sabelle-raère  ont  pres- 
que achevé  de  se  mettre  dans  leurs  plus  beaux  atours: 
François  a  fait  la  toilette  du  salon  ;  la  femme  de  chambre 
donne  partout  un  coup  d'oeil  de  propreté;  enfin,  le  châ- 
teau est  en  mesure  de  bien  rccevdir  une  Majesté  impériale. 
De  B***  descend  et  se  dirige  vers  la  grille  du  château.  Un 
nuage  de  poussière  qui  tourbillonne  dans  l'avenue  lui  an- 
nonce qu'il  a  été  devancé  par  son  hôte  royal.  Il  court  à  la 
rencontre  du  groupe  qu'il  n'aperçoit  pas  encore,  et  bientôt 
il  a  rejoint  deux  officiers  qui  le  précèdent.  Ce  sont  des 
Français.  Comment  des  Français  servent-ils  d'avant-gardc 
au  Czar?  Il  n'a  |)as  le  temps  de  répondre  à  celte  question, 
qu'il  s'adresse  en  lui-même  avecétonnement;  les  cavaliers 
s'avancent  si  vite  que  la  botte  de  l'un  d'eux  l'a  touché  avant 
qu'il  ait  eu  le  temps  de  s'expliijuer  l'apparition  qui  le  trou- 
ble. Ce  n'est  poivA  .\le\andre  fiu'il  voit,  c'est  Napoléon.  Le 
cosaque  de  sa  supposition,  c'est  Koustan. 


ii'  •  •   y 

•  '!i  '■■  ■/■    V 


—  Vous  êtes  le  maître  du  château,  monsieur?  dit  l'Em- 
pereur à  M.  de  B***  en  mcltaut  pied  à  terre. 

—  Oui...,  sire,  je  le  suis. 

—  Je  vous  ai  fait  demander  un  asile  pour  la  nuit  pro- 
chaine, voulez-vous  me  l'accorder? 

—  Assurément,  sire  ;  l'honneur... 

—  L'honneur,  l'honneur...  Attendez  donc;  je  vous  ai  vu 
autrefois;  oui, je  vous  reconnais;  vous  étiez  officier  a-: 
régiment  de  La  Père;  vous  êtes  B***,  si  j'ai  bonne  mé- 
moire. 

—  Votre  Majesté  se  souvient  très-bien,  en  effet. 

—  Et  comment ,  depuis  1787  ,  ne  vous  ai-je  pas  revu  ? 
Desm...  m'avait  parle  de  vous  cependant,  et  je  vous  atten- 
dais... Je  ne  croyais  pas  que  notre  rencontre  aurait  heu 
dans  de  telles  circonstances  ! 

M°"  de  B***  et  sa  mère,  qui  avaient  terminé  leurs  ap- 


prêts, s'avançaient,  et  n'étaient  plus  qu'à  quelques  pas  de 
l'Empereur,  quand  celui-ci  les  aperçut. 

—  C'est  M"""  de  B***,  que  je  vois  venir  gracieusement  à 
nous  ? 

—  Oui,  sire,  et  M'"'  de  ***,  sa  mère. 

—  Présentez-moi  à  ces  dames,  mon  cher  camarade. 
L'accueil  de  ces  dames  fut  froid,  embarrassé.  Napoléon 

devina  à  quelles  opmions  il  avait  affaire,  et  après  les  pre- 
miers saluts,  s'adressant  à  M-"'  de  B***  : 

—  Madame,  dit- il.  vous  voyez  un  chevalier  malheureux 
qui  réclame  l'hospitalité.  La  fortune ,  qui  m'était  restée 
longtemps  fidèle,  se  montre  cruelle  aujourd'hui.  Je  ferai 
demain  un  dernier  effort  pour  la  reconquérir  ;  mais  qui  sait 
si  la  cruelle  ne  me  tiendra  pas  rigueur!  Les  faveurs  dont 
elle  m'a  comblé  ont  fait  bien  des  jaloux;  aujourd'hui,  ce- 
pendant, qui  me  porterait  envie?  Une  journée  peut  me  ré- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


81 


lablir  ou  me  perdre  :  permellez-moi  d'attendre  chez  vous, 
dans  votre  compagnie ,  en  causant  avec  un  ancien  cama- 
rade..., qui  m'a  trop  oublié,  permettez-moi  d'attendre  le 
commencement  de  cette  dernière  partie  que  je  vais  jouer 
contre  le  sort  qui  me  persécute  et  n'a  pu  m'abaltre  encore. . . 
Si  je  suis  importun,  si  je  dois  vous  gêner,  si  je  fais  vio- 
lence à  des  sentiments  intimes,  je  me  retire  ;  j'irai  deman- 
der à  la  chaumière  ce  que  je  n'aurai  pas  obtenu  du  châ- 
teau. 

Ces  dernières  paroles,  prononcées  d'une  voix  mélanco- 
lique et  pénétrante ,  touchèrent  M"*  de  B***,  qui ,  tout 
émue,  répondit  : 

—  Le  château  s'est  toujours  honoré  d'accueillir  l'infor- 
tune ;  on  n'a  jamais  frappé  en  vain  à  sa  porte... 

—  Et  nous  sommes  heureux,  sire,  que  Votre  Majesté  ait 
été  conduite  parle  Ciel... 

Napoléon  tendit  la  main  gauche  à  M.  de  B***,  qui  la 
serra  cordialement  ;  il  offrit  l'autre  à  M"'  de  B***,  en  la  sa- 
luant d'un  air  plein  de  grâce,  et  la  conduisit  jusqu'au  haut 
de  l'escalier.  La  dame  âgée  ne  s'était  pas  rendue  encore. 
Les  paroles  de  sa  fille ,  toutes  chrétiennes  et  générales 
qu'elles  fussent,  lui  avaient  médiocrement  plu  ;  mais  elle 
n'avait  pu  retenir  un  mouvement  d'impatience  quand  elle 
avait  entendu  son  gendre  compromettre  le  Ciel  dans  cette 
affaire,  et  donner  à  un  homme  comme  Monsieur  Buona- 
parte  les  titres  de  Sire  et  de  Majesté.  Une  pantomime  as- 
sez vive  s'ensuivit  entre  elle  et  M.  de  B**',  qui,  enfin, 
parvint  à  lui  faire  comprendre,  par  quelques  paroles  dites 
tout  bas ,  qu'il  eût  été  barbare  de  repousser  un  général 
français  demandant  un  asile,  quand  on  était  tout  disposé  à 
accueillir  un  souverain  étranger. 

Napoléon  fut  installé  par  M"'*  de  B***  dans  le  salon  du 
château.  11  congédia  toute  sa  suite  ,  ne  gardant  que  Rous- 
tan  et  le  page  qui  portait  ses  cartes  de  campagne.  Ceux-ci 
furent  établis  dans  une  pièce  voisine ,  où  de  B***  leur  fit 
donner  tout  ce  qui  pouvait  leur  êlre  nécessaire.  Quand 
l'Empereur  eut  remercié  avec  effusion  et  demandé  pardon 
pour  l'embarras  qu'il  causait,  les  dames  voulurent  se  reti- 
rer par  discrétion  ;  Napoléon  les  supplia  de  demeurer,  af- 
firmant qu'il  allait  partir  à  l'inslant  même  s'il  s'apercevait 
qu'il  fût  cause  du  moindre  dérangement.  On  se  le  tint  pour 
dit,  et  l'on  resta. 

L'Empereur  causa  avec  ses  hôtes  ,  et  ne  remarqua  pas 
sans  un  grand  plaisir  qu'à  mesure  qu'il  parlait  les  fronts 
se  déridaient ,  les  cœurs  paraissaient  s'ouvrir  à  lui ,  les 
prévenances  devenaient  plus  grandes  ,  plus  empressées. 
M"*  de  D*"  et  sa  mère  ne  comprenaient  pas  qu'un  hom- 
me placé  dans  la  situation  terrible  où  il  était  pût  être  si 
bien  maître  de  lui,  qu'il  fût  spirituel,  aimable,  galant  mê- 
me avec  des  femmes  dont  la  réception  avait  dû  lui  paraître 
d'abord  si  maussade.  Après  le  dîner  ,  Napoléon  dit  à 
de  B*" . 

—  Mon  cher  camarade,  maintenant  ces  dames  nous  per- 
mettront de  travailler,  n'est-ce  pas?  Il  faut  que  je  prépare 
la  journée  de  demain,  que  je  fasse  mon  devoir  de  général. 
Vous  connaissez  bien  le  pays  ;  vous  êtes  militaire,  et  vous 
savez  des  choses  qui  peuvent  être  du  plus  haut  intérêt 
pour  moi.  Vous  m'aiderez  donc.  Faites  venir  mes  cartes. 

Les  cartes  furent  apportées  et  déployées  sur  une  vaste 
table.  Un  grand  travail  stratégique  fut  mis  alors  en  train 
par  l'Empereur,  qui  interrogeait  à  tous  moments  son  col- 
laborateur sur  les  localités  que  l'armée  pouvait  avantageu- 
sement occuper.  La  soirée  se  passa  au  milieu  de  ces  sé- 
rieuses occupations.  Minuit  vint,  et  l'Empereur  congédia 
de  B***,en  lui  annonçant  qu'il  monterait  à  cheval  avant  le 
point  du  jour.  De  B*'*  rentra  dans  son  aDDartement.  où  il 
•DÉCEMBRE  iSiô. 


trouva  sa  femme  et  sa  belle-mère  très-émues  de  l'événe- 
ment de  la  journée,  et,  il  faut  le  dire,  sinon  tout  à  faitqa- 
poléoniennes,  du  moins  profondément  étonnées  des  ma- 
nières affables  et  gracieuses  de  l'Empereur,  touchées  desa 
situation,  enfin  prêtes  à  faire  des  vœux  pour  lui.  De  B"* 
allait  se  mettre  au  lit  : 

—  Vous  ne  pouvez  pas  faire  cela,  mon  ami;  ne  peut-il 
avoir  besoin  de  vous?  Et  puis  ne  faut-il  pas  que  vous  soyez 
là  quand  il  montera  à  cheval  ?  nous  y  serons  bien,  nous  ! 

—  Vous,  ma  mère  ?  et  toi  aussi,  mon  amie  ? 

—  Assurément. 

—  Ah  !  c'est  bien  ;  c'est  très-bien,  et  je  vous  en  remer- 
cie. Napoléon  sera  sensible  à  cette  politesse,  et  cela  jettera 
un  peu  de  baume  sur  les  blessures  de  son  cœur  ;  car  il 
souffre,  je  m'en  suis  bien  aperçu  ;  et  d'ailleurs,  quelque 
effort  qu'il  eût  fait  pour  le  cacher,  on  comprend  que  sa  si- 
tuation... 

—  Est  affreuse.  Cette  lutte  contre  la  mauvaise  fortune  le 
rend  très-intéressant.  Je  pouvais  ne  pas  l'aimer  quand  il 
était  le  maître  du  monde;  maintenant  qu'il  dispute,  en 
homme  de  cœur  et  de  génie,  les  restes  d'une  puissance  qui 
lui  échappe  ,  maintenant  que  je  le  connais,  et  que  j'ai  vu 
si  bon,  si  spirituel,  si  poli ,  cet  homme  qu'on  nous  avait 
peint  comme  un  soudard  mal  élevé,  comme  un  tyran  bru- 
tal ,  comme  un  sauvage  méprisant  les  hommes  et  sans 
égards  pour  les  femmes...  eh  bien  !  maintenant,  j'ai  pour 
lui  des  sentiments  que  je  ne  veux  pas  cacher  :  oui,  je  l'ad- 
mire, je  le  plains  ;  et  qui  sait? je  l'aime  peut-être. 

Ces  paroles,  prononcées  par  la  vieille  dame  avec  un  en- 
traînement enthousiaste  fort  inattendu  de  sa  fille  et  surtout 
de  son  gendre ,  produisirent  sur  les  deux  auditeurs  un 
effet  magique.  Des  larmes  coulèrent  de  leurs  yeux.  Ces 
dames  demandèrent  à  de  B***  si  la  campagne  pouvait  finir 
bien  pour  Najjoléon,  si  quelques  chances  restaient  pour  la 
consolidation  du  trône  impérial...  Elles  étaient  à  mille 
lieues  de  leurs  idées  de  la  veille,  et  toutes  honteuses  des 
vœux  secrets  qu'elles  avaient  faits  si  souvent  contre  le  sol- 
dat qui  personnifiait  en  lui  la  fortune  de  la  France. 

On  ne  se  coucha  point,  et,  avant  que  le  jour  commençât 
de  paraître,  on  se  rendit  au  salon  pour  saluer  l'hôte  auguste 
quand  il  quitterait  le  château.  La  surprise  de  Napoléon  ne 
fut  pas  médiocre  de  trouver,  en  sortant  de  sa  chambre  à 
coucher,  M.  de  B**',  sa  femme,  et  la  mère  de  celle-ci ,  qui 
l'attendaient  auprès  d'une  table  sur  laquelle  étaient  quel- 
ques Qacons  de  vin  et  du  café.  Tant  de  bienveillance  et  de 
respect,  de  la  part  de  gens  dont  il  avait  deviné  les  senti- 
ments, le  touchèrent  vivement.  Il  en  témoigna,  avec  une 
grande  effusion  de  cœur,  toute  sa  reconnaissance  ;  puis, 
s'adressantà  de  B*'*  : 

—  Allons,  adieu,  mon  cher  ami  ;  je  pars  :  je  vais  porter 
les  derniers  coups  ;  puissent-ils  être  heureux?...  J'ai  un 
grand  regret  en  vous  quittant ,  mon  ancien  camarade;  je 
puis  vous  dire ,  à  peu  près  comme  Henri  IV  à  Crillon  : 
€  nous  allons  combattre,  et  tu  n'y  seras  pas. 

—  Y  être,  sire,  y  être  me  Terait  bien  de  l'honneur  ;  mais 
je  ne  suis  plus  au  service,  et  je  ne  vois  pas... 

—  Un  brave  de  plus  ajouterait  à  mes  chances  ;  mais  vous 
enlever  à  ces  dames  serait  une  chose  trop  cruelle ,  et  je  ne 
la  ferai  point. 

—  Comment,  sire,  parce  que  mon  gendre  nous  est  pré- 
cieux ,  parce  que  nous  aurions  un  grand  chagrin  de  le  voir 
partir,  il  faudrait  qu'il  restât  ici  quand  il  peut  vous  être 
utile  !  M.  de  B***  serait  plus  malheureux  que  Crillon  si 
vous  remportiez  la  victoire  ;  il  serait  inconsolable  de  n'être 
pas  auprès  de  vous  si  Dieu... 

—  Ah  !  bien  !  madame ,  très-bien  !  Le  sentiment  de  la 

—  11  —  ONZIÈME  VOLLWE, 


8-2 


LECTURES  DU  SOIFx. 


patrie  parle  haut  dans  votre  cœur  :  c'est  noble,  c'est  fran- 
çais, cela!...  Jevoifs  remercie. 

Napoléon  prit  alors,  d'un  air  attendri ,  la  main  de  la 
vieille  dame  ,  la  serra  avec  affection  avant  de  la  porter  à 
ses  lèvres,  et  se  retournant  ensuite  vers  de  B'**  : 

—  Pouvez-vous  vous  monter ,  mon  ami  ? 

—  Oui,  sire. 

—  Eh  bien  !  faites  seller,  et  venez  me  rejoindre;  je  vous 
nomme  mon  aide-de-camp. 

L'Empereur  fit  alors  approcher  son  cheval,  et  il^alua 
gravemeut  les  dames,  qui,  les  larmes  aux  yeux,  lui  adres- 
sèrent pour  dernier  adieu  ces  paroles  : 

—  Dieu  vous  garde ,  sire  !  Tous  nos  vœux  sont  pour 
vous  ! 

M.  de  B*'*  remplit,  pendant  la  Cn  de  la  campagne,  les 
fonctions  d'aide-de-camp  de  l'Empereur.  Dans  les  cent- 
jours,  il  reprit  son  poste,  et  puis,  la  paix  venue,  il  pensa 


à  se  rapprocher  des  Bourbons ,  vers  qui  sçs  opieions,  se£ 
souvenirs  de  famille  et  ses  alliances  lui  assignaient  une 
place  toute  naturelle,  liais  le  parti  le  repoussa  :  son  dévoue- 
ment, si  honorable,  lui  fut  reproche  comme  un  crime  ;  on 
ne  lui  pardonna  pas  d'avoir  préféré  la  gloire  et  l'indépen- 
dance du  pays  au  triomphe  de  l'étranger.  Il  aurait  touteb- 
tenu  s'il  avait  reçu  le  général  Sacken  ou  le  duc  de  Wel- 
lington à  son  château  de  Picardie  :  il  avait  donné  l'hospi- 
talité à  Napoléon,  il  avait  approché  la  personne  de  l'usur- 
pateur, il  fut  obligé  d'aller,  dans  sa  petite  province,  vivre 
comme  il  avait  vécu  sous  l'Empire.  Du  moins ,  il  y  Tut 
heureux  ;  car  jamais  un  mot  de  reproche  n'échappa  à  sa 
femme  ou  à  sa  belle-mère  ;  bien  plus,  toutes  deux  se  glori- 
Caient  sans  cesse  de  la  résolution  qu'elles  avaient  contribué 
à  lui  faire  prendre...  On  dit  longtemps  dans  le  pays  que  le 
château  était  bonapartiste  et  libéral...  ! 


%,mS  TÎ10UBÂ30UBS  STTISSSS, 


IXTRODt"CTIO\  (f). 


L'épée,la  croix,  une  rose,  toute  la  poésie  du  moyen  âge 
est  là  !  Guerre,  foi,  amour,  ces  trois  passions,  disons  mieux, 
ces  trois  âmes  du  moyen  âge ,  ne  retenant  que  ce  qu'elles 
ont  de  pur,  de  suave,  de  poli,  de  poétique,  semblent  faire 
de  l'Europe,  du  onzième  au  quatorzième  siècle ,  une  terre 
enchantée  ,  pleine  d'éclat  et  d'harmonie.  L'ardente  foi 
combat  pour  le  Christ  en  Palestine,  et  construit  ces  mer- 
veilleuses maisons  de  Dieu,  qu'on  nomme  des  cathédrales. 
L'amour,  c'est  le  culte  de  la  Velléda  humanisée  des  castels 
et  des  tournois!  La  guerre,  c'est  la  vie  agitée  du  chevalier 
bardé  de  fer  ;  elle  vole  de  clocher  en  clocher,  quand  cesse 
un  instant  la  lutte  nationale  des  frontières.  Mais  le  i»hevalicr 
qui  prie,  aime  et  guerroie,  veut  chanter  sa  religion,  ses 
périls  et  ses  amours.  La  poésie,  c'est  sa  quatrième  passion. 
La  lyre  la  symbolise  ;  la  lyre,  compagne  inséparable  du 
chevalier,  qui  embelPit  ses  joies,  qui  endort  ses  douleurs. 

Désigné  sous  le  nom  de  troubadour,  aux  bords  de  la 
Garonne  et  de  la  Loire, 

«  Dans  ce  beia  paji  de  Provence, 
■  Doux  berceau  de  la  gaje  science,  > 

le  chevalier  poète  s'appellera  trouvère  aux  bords  de  la 
Seine  ;  meinslrel  près  de  la  Ciyde  et  de  la  Tweed  ;  trobador 
derrière  les  Pyrénées,  et  minuesanger  ou  chantre  d'amour 
dans  les  campagnes  rhénanes.  Mais  tous  ces  chanteurs,  si 
différents  de  nom,  de  langue  même,  ne  formaient,  à  vrai 
dire,  qu'une  même  famille  de  poètes ,  s'inspirant  aux  mê- 
mes sources. 

Seulement  la  poésie  du  troubadour  provençal  était 
plus  vive,  plus  imagéf,  et  plus  vraiment  lyrique  ;  avec  cela 
moqueuse,  satirique:  celle  du  trouvère,  plus  malicieuse 
qu'amère,    plus    bourgeoise,    plus    prosaïque,    en   un 

(I)  Ces  éludes  son!  tirées  d'un  travail  plus  étendu  sur  les  anciens 
pooie»  de  la  Suisse. nunnesanger  el  ichiadtdichter,  ou  poiflei  d'amour 
•t  poêles  guerriers  «Je  la  Suisse. 


mot  (1)  ;  le  chant  du  ménestrel  avait  des  accents  sauvages  : 
la  naïveté  et  l'aménité  du  cœur,  la  profondeur  du  sentiment, 
la  hardiesse,  la  grandeur,  caractérisaient  le  rainnesanger. 
Quelques-uns  de  ces  chanteurs  se  croisent  avec  les  Ri- 
chard Cœur-de-Lion,les  Frédéric  I",  les  Philippe  Auguste; 
d'autres  préfèrent,  au  périlleux  honneur  de  la  croisade,  la 
joyeuse  tournée  des  manoirs  d'alentour,  les  chaînes  d'or 
des  tournois,  les  couronnes  des  palinods,  et  les  combats 
poétiques  de  la  Warlbourg  en  Thuringe,  de  Caen  en  Nor- 
mandie, ou  même  plus  simplement,  /^5  Chapels  de  rose, 
les  Puys,  les  deux  sous  l  Ormel ,  el  les  caravanes 
champêtres  du  mois  de  mai.  Car,  écoutez  un  chroniqueur 
de  la  vieille  .\llem3gne,  exhumé  par  le  romantique  Gor- 
res  (3\  de  la  poussière  du  quatorzième  siècle. 

€  Quand  mai ,  de  sa  vigueur  native,  pousse  hors  de  la 
terre  aride  herbe  touffue  et  Ooraison  parfumée,  que  tout 
dans  la  nature  revêt  nouvelle  parure,  charmant  était  de 
voir  damoiseaux  et  damoisellcs  deux  à  deux,  les  bras  en- 
trelacés, suivis  de  leurs  gens,  péleriner  dans  le  frais  bois, 
vers  la  source  vive.  Tout  auprès  de  la  fontaine,  on  dressait 
sous  l'ombrage  tentes  d'argent  et  d'azur.  On  y  ojait  douces 
chansonnettes,  cl  sons  de  violons  entraioanls  ou  de  harpes 
amoureuses.  On  y  courait,  dansait,  sautait,  luttait,  chas- 
sait. » 

Dans  les  chants  des  chevaliers  poètes,  l'amour  tenait  la 
première  place.  Delà,  le  nom  de  chantre  d'amour  donné  à 
ceux  d'outre-Rhin.  Cette  poésie,  Glle  du  cœur  et  des  loi- 
sirs, disait  tour  à  tour  les  délices  de  la  passion  et  ses  pleurs, 
les  faveurs  ou  les  dédains  de  la  bien-aimée,  l'espérance 


(1)  Ce  jugement  sur  la  poésie  provençale  el  françaiïe  esl  de  M.  Tis- 
sot;  préface  du  I"  volume  de  set  Leçons  ei  modelés  de  Liutratur» 
française.  Paris,  I83S. 

(2^  Gorres,  fils  du  célèbre  professeur  de  ce  nom,  est  auteur  de  4t- 
rert  écrits  el  éditeur  ée  plusieurs  compilations  sur  le  noTei-Ift. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


6.1 


ou  la  mélancolie  d'une  âme  sensible,  les  tourments  de 
radicti,  l'ivresse  du  revoir.  Aux  peintures  du  cœur,  elle 
mêlait  celles  de  la  nature  et  des  saisons.  Elle  aimait  surtout 
le  gai  printem|)S  avec  le  bleu  du  ciel,  le  vert  dos  campa- 
gnes, des  arbres,  des  eaux  ;  l'or  du  soleil,  blanc  à  son  au- 
rore, rayonnant  à  son  midi,  et  pourpre- feu  au  crépus- 
cule. Elle  peignait  avec  délices  l'été  brûlant ,  ses  forêts 
fraîches,  et  son  tilleul  embaumé  aux  rondes  du  soir,  mêlées 
de  bourgeois,  de  nobles,  de  paysans;  l'automne  grisâtre, 
avec  ses  vins  ccumeux,  sa  bise  piquante;  mais  rarement 
le  cruel  et  sombre  hiver.  D'une  note  plus  élevée,  la  poésie 
d'amour  célébrait  la  patrie,  exaltait  les  preux  et  les  maî- 
îres  de  la  lyre,  appelait  aux  armes  le  tiède  fiancé  de  la 
croix.  D'un  cri  tour  à  tour  ou  pieusement  attendri  ou  dé- 
chirant de  repentir,  elle  élançait  au  ciel  l'aspiration  de 
l'âme  chrétienne  ou  l'angoisse  du  remords.  Énergique  et 
remplie  de  feu,  la  poésie  du  chevalier  se  ruait  au  combat, 
et  nudlipliait  les  mourants.  Mais  ses  inspirations  les  plus 
sublimes  avaient  pour  objet  Jésus,  le  plus  doux  des  hom- 
mes, et  Marie,  mère  du  Sauveur,  le  type  de  l'amour  pur. 
Les  minnesanger,  surtout,  vouaient  à  ces  deux  figures  cé- 
lestes un  culte  plein  de  magnificence  et  d'amour.  Une  corde 
aussi,  dans  ces  lyres  délicates  et  harmonieuses,  vibrait  pour 
l'ironie  audacieuse  et  la  satire  amère;  ironie  aux  forts, 
aux  puissants,  au  globe  impérial. 

^es  formes  variaient  pour  celte  poésie,  comme  les  noms. 
Le  sirvente  était  moqueur;  la  ballade  ou  complainte,  pé- 
missante;  la  nouvelle,  effronlée;  la  pastorclie.  naïve;  la 
ronde,  trépignante;  la  canzone,  animée;  la  fable,  nar- 
quoise, ainsi  que  le  conte;  le  sonnet,  élevé;  les  tcnsons, 
alternatifs;  les  descors,  étudiés;  le  lai,  populaire.  Presque 
toutesces  formes  de  la  poésie  des  Provenç;iux  se  trouvaient 
ichez  les  minnesanger,  qui  inventèrent  pourtant  quelques 
.formes  et  quelques  dénominations  nouvelles.  Comme  on  le 
Woit,  la  poésie  de  cet  âge  est  essentiellement  lyrique.  Elle 
eut  cependant  dps  épopée.*,  dont  les  héros  rivalisaient  avec 


les  demi-dieux  d'ïïomère  en  proportions  colossales  et  en 
attributs  surhumains.  Ainsi,  chez  tous  les  peuples,  Charle- 
magne  et  ses  paladins,  Arthur  et  ses  preux  de  la  Table- 
Ronde,  le  Cid,  plus  tard,  chez  les  Castillans,  Codefroy  de 
Bouillon,  dans  la  Germanie;  en  Ecosse,  les  chefs  de  clans, 
Percy  et  Do^glas.  On  connaît  le  poème  monumental  de  Ni- 
belungen,  avec  ses  hautes  figures  de  Huns  et  de  Burgon- 
des. 

Dans  la  poésie  des  troubadours,  ne  cherchez  pas  la  pu- 
reté classique,  ni  une  perfection  qui  ne  se  trouve  que  dans 
les  siècles  avancés.  Schlegel(l)  a  appelé  le  moyen  âge, 
<  le  printemps  de  la  poésie  parmi  les  peuples  occidentaux.  » 
Il  a  dit  aussi  :  t  Li  plante  doit  précéder  la  fleur,  et  celle-ci 
le  fruit.  »  La  poé.sie  du  troubadour  est  en  effet  le  plus 
souvent  illettrée,  mais  tendre,  naïve,  spontanée;  elle  jaillit 
de  l'âme  sans  effort  comme  par  un  don  de  Dieu.  Née  en 
plein  air,  et  n'exprimant  que  des  émotions  senties,  elle  a 
je  ne  sais  quelle  grâce,  quelle  énergie  native,  que  ne  sau- 
rait avoir  la  poésie  de  cabinet.  Elle  est  aussi,  par  son  intime 
union  avec  la  vie  chevaleresque  de  nos  pères,  une  source 
abondante  de  documents  pour  leur  histoire  publique  et  do- 
mestique, et  comme  un  vivant  el  curieux  spécimen  de  leur 
langage.  Grâce  à  cette  poésie,  nous  nous  asseyons  presque 
à  leurs  foyers  (2). 

^^hiaiit  à  la  vie  des  troudadours,  les  moines  des  Ues 
d"lïyères,  Carmentière,  qui  vivait  au  douzième  siècle,  el 
Cibo  de  Gènes,  au  quatorzième,  nous  en  apprennent  peu 
de  chose  dans  leurs  biograjdiies.  Celle  lacune  est  sensible 
surtout  pour  les  troubadours  allemands.  A  grand'peinc 
renconlre-t-on  çàet  là  clairsemés  dans  leurs  vers  ou  dans 
leurs  chroniques  contemporaines,  quelque  trait  personnel, 
et  parfois  un  petit  bout  d'aventure ,  qui  nous  révèlent 
l'homme  dans  le  poète.  Ainsi,  pour  les  troubadours  de  la 
Suisse,  les  chants  recueillis  parle  Zurichois  Manesse  nous 
ont  fourni  en  grande  parlie  les  esquisses  biographiques 
qui  suivent. 


<Ba2ill?SÎ52Sia  î?îSîS£2ïSaîS. 


T.ES   MINNESANGER. 


Voici  un  pays  poétique  où  le  Ciel  fil  nalire  les 
troubadours  en  foule.  Est-il  une  gracieuse  prairia 
entre  le  TUiin  ctlaLimmatqui  n'ait  eu  soq  chantre 
d'amour  el  de  mai? 

BODHER  (3-4). 


Au  milieu  des  riantes  campagnes  de  la  Souabe,  s'élevait 
le  château  patrimonial  des  llohen-Stauffen.  Cette  dynas- 
tie, tout  le  temps  qu'elle  occupa  le  trône  impérial,  du 
douzième  à  la  fin  du  treizième  siècle,  aima  et  favorisa  la 
poésie.  Les  princes  les  plus  illustres  de  celte  race,  Fré- 
déric I"  Barberousse,  Conrad  IV,  Frédéric  II,  Henri  VI, 
passaient  pour  manier  la  lyre  aussi  bien  que  l'épée  :  Des 
schtvertes  vmster  wie  des  gesanges.  Sous  leurs  auspi- 
ces, fleurit  le  minnesang  ou  la  poésie  d'amour.  Les  grands 
seigneurs  de  l'Allemagne,  les  prélats,  les  chevaliers  rimè- 
rent à  l'envi 

Nobles  hymnes  de  guerre, 
Doulces  chansons  d'amour! 

De  la  Baltique  au  golfe  de  Venise,  du  Brabant  au  lac  de 


Neufchàtel,  retentissaient  les  chants  de  plus  de  trois  cents 
minnesanger  ou  chevaliers  poules  souabes.  On  leur  donnait 
ce  dernier  nom,  parce  que  le  langage  dont  ils  se  servaient 
était  le  dialecte  souabe ,  préféré  alors  au  franconien,  el 
supplanté  par  le  saxon  plus  terd.  Il  était  riche  en  rimes, 
merveilleusement  propre  à  la  composition  des  "mots  ,  et 
d^une  douceur  ionienne  dans  ses  intonations  et  ses  con- 
sonnances.  De  nos  jours,  Hebel  a  reproduit  ces  chants, 
vous  savez  avec  quel  bonheur,  dans  ses  petits  poënies  allé- 
maniques. 

(i)Schlegel  Fr.,  Histoire  de  la  Liltiralurt  ancienne  et  moderne^ 
tome  I".  (2)  Tissot,  préface  du  I"  volume  cilé  plus  haut. 

(3)  Bodmer,  de  Zurich,  fondateur  de  l'école  suisse  i  Breitinger  et 
réformateur  de  la  liiiérature  allemande.  (4)  Delille  a  dit  une  fois  ea 
parlant  des  enfants,  qui,  dans  certaines  provinces,  Toot  cbaoter  la 
mois  de  mai  de  porte  en  porte  ;  <■  cei  oriitj  chanirci  de  mai.  » 


84 


LECTURES  DU  SOIR. 


Parmi  les  dix  nations  de  la  vieille  Allemagne ,  deux  par- 
ticulièrement, dit  Herder  (1),  cultivèrent  avec  amour  et 
avec  gloire  la  poésie  chevaleresque,  les  Souabes  et  les 
Suisses.  La  Suisse,  plus  que  toute  autre  partie  de  l'AUe- 
magne,  est  favorisée  d'une  belle  et  grandiose  nature.  A 
cette  époque,  presque  chaque  colline  y  portait  un  manoir. 
On  n'y  comptait  pas  moins  de  cinquante  comtes  souverains, 
de  cent  cinquante  barons,  et  de  mille  autres  hommes  no- 
bles. On  y  voyait  fleurir  cette  abbaye  de  Saint-Gall,  illustre 
entre  les  cloîtres  par  la  culture  de  la  science  et  des  beaux- 
arts.  Les  Hohen-Stauffen  affectionnaient  et  honoraient  par 


de  grandes  libéralités  ce  coin  de  pays,  qui  s'étend  entre  la 
Sleinach,  la  Sitter,  la  Thur,  et  le  confluent  du  Rhin  et  du 
lac  de  Constance.  Ils  y  trouvèrent  les  champions  les  plus 
dévoués  à  leur  cause,  dans  la  fameuse  querelle  des  Guelfes 
et  des  Gibelins.  Eh  bien!  celte  contrée  fut  peut-être  le 
berceau  du  minnesang.  Au  moins  est-il  sûr  que  l'une  des 
formes  les  plus  gracieuses  de  la  poésie  allemande  au  moyen 
âge,  la  leù^heon  poésie  religieuse  élégiaque,  prit  naissance 
en  Suisse,  dans  les  monastères  de  Mûri  et  d'Engelberg,  et 
qu'au  sein  des  montagnes  helvétiques  fleurirent  les  chan- 
tres les  plus  renommés  en  ce  genre. 


Reliure  d'un  manuscrit  de  minnesang,  Galerie  du  Louvre  (1). 


(1)  Herder,  «hns  la  préface  de  «es  chansons  populaires  (Volhsiie- 
rf«r),  souvenl  cilécs  par  X.   Marmicr,  dans  ses  Ckants  de  guerre 


tuistfs. 


'  Le  curieux  ipccimen  de  reliure  que  nous  publions  ici  fait  par- 
lie  du  Musi^e  du  l.ou\re,  cl  rcmonle  au  icmps  de  Frédéric  F",  li  eil 
«n  or  pur,  enrichi  de  pierres  précieuses,  ei  lur  les  pages  précieuief 


I 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


85 


Les  demeures  des  troubadours  suisses  commençaient, 
avec  les  mille  manoirs  de  l'ilclvétie  féodale,  dès  les  Alpes 
rhéliques  les  plus  reculées.  Non  loin  de  Sargans  et  de  Ver- 
denberg,  sur  une  colline  qui  domine  la  vallée  des  Bergers, 
s'élevait  le  château,  aujourd'hui  en  ruine,  de  Hohen-Sax 
(Haute-Roche),  Là,  au  treizième  siècle,  deux  frères  culti- 
vaient la  poésie  d'amour,  Henki  et  Ederhard  de  Sax.  Ils 
étaient  les  ancêtres  de  ceux  de  la  même  race  qui  jurèrent 
Ja  liberté  grisonne  sous  l'érable  de  Trons,  et  de  cet  autre 
Ulrich  de  Ilohen-Sax,  fameux  dans  les  guerres  d'Italie  (1). 

Pendant  que  Henri  célébrait  sur  sa  lyre  les  femmes  jolies 
et  bien  atournées,  le  grave  et  pieux  Eberhard,  moine  de 
Tordre  de  Saint-Dominique,  se  livrait  à  la  contemplalion 
des  choses  célestes,  et  son  vers  religieux,  d'une  mélodie 
intime  et  mélancolique,  s'élevait  en  hymne  brûlant  vers  la 
mère  du  Sauveur  ! 

«  Marie,  fleur  éclatante  de  la  pudeur,  comment  te  glori- 
fier par  un  chant  !  Toi  le  prodige  de  l'univers,  que  célèbrent 
le  ciel  et  la  terre!  Enflammé  de-l'cspril  divin,  ton  corps 
resplendit  de  beauté;  le  véritable  soleil  l'a  illuminée  de  ses 
rayons,  et  de  toi  vient  la  lumière  qui  nous  a  éclairés!  0 
Marie,  immense  est  ta  paix!  car  Dieu  n'a  rien  oublié  en 
toi.  Il  t'a  pénétrée  et  remplie  de  sa  haute  majesté. 

«  0  mère  du  plus  bel  amour!  dans  les  ténèbres,  notre 
étoile  !  Brûle,  consume  mes  sens  du  feu  de  l'amour  réel  ! 
Que  mon  âme  se  purifie,  et  qu'elle  se  confonde  en  son 
Dieu!  Si  j'ai  jamais  pu  nourrir  d'autres  pensées,  voile-les, 
ô  ma  bonne  Dame  !  Aie  pitié  de  moi  à  toute  heure  !  car  lu 
as  trouvé  grâce,  toi,  et  ton  amour  a  vaincu  la  colère  de 
Dieu  (2).  . 

Dans  la  Thurgovie  et  le  voisinage  de  Saint-Gall,  les  ma- 
noirs des  troubadours  se  rapprochaient  tellement  de  colline 
en  colline,  qu'ils  eussent  pu  s'entendre  et  se  répondre. 
Une  lieue  au-dessus  de  Trauenfeld,  le  chef-lieu  de  la  con- 
trée thurgovienne,  se  dessine  fièrement  le  château  de  Son- 
nemberg  (  mont  des  Soleils),  chantre  de  ses  propres  aven- 
tures, il  disait  ses  courses  dans  la  Bohême,  et  ses  combats 
avec  les  féroces  Hongrois;  puis,  entraîné  par  un  élan  su- 
blime, il  volait  aux  cieux  comme  Eberhard  de  Sax,  et  le 
canli(|ue  à  l'Éternel  jaillissait  de  l'instrument  d'or. 

«  Dieu,  sans  commencement  ni  fin,  roi  tout-puissant, 
né  d'une  servante  qui  commande  à  toutes  les  légions  au- 
géliques!  nul  mortel  ne  peut  te  louer,  aucune  science  te 
comprendre  !  De  la  hauteur  incommensurable  tu  es  comme 
le  sommet,  ô  Seigneur  !  de  la  profondeur  immense  tu  es  le 
seul  fond,  ô  mon  Dieu  !  Esprit  que  nul  esprit  ne  pénètre, 
de  l'univers  ciment  éternel!  » 

L'âme  croyante  du  noble  chanteur  se  complaisait  dans 
cet  enthousiasme  de  l'infini;  mais,  au  penser  de  la  déca- 
dence de  l'art  et  des  mœurs  chevaleresques,  sa  poésie 
s'attriste  et  tourne  à  la  satire  ' 

«  J'aime  beaux  chants  et  beaux  contes.  Je  chanterais  avec 
plaisir  chansons  d'amour  et  de  mai  ;  l'amour  avec  tant  de 
peine  dit  adieu  à  l'amour! Oui ,  j'aimerais  à  célébrer  les 
femmes ,  et  plus  encore  ;  mais  on  m'en  a  fait  perdre  le 
goût.  Chant  joyeux  et  bonne  discipline  pèse  trop  aux  da- 
moiseaux :  mieux  leur  va,  le  verre  à  la  main,  d'insulter 
aux  femmes.  > 

et  délabrées  qu'il  renferme,  on  lit  dei  poésies  allemandes  en  l'hon- 
near  de  la  vierge  Marie. 

(1)  Un  coup  de  lance  le  délivra  d'un  horrible  gotlre,  i  la  journée 
de  Navarre,  isi3. 

(2)  Celle  iraduclion  et  celles  qui  suivent  sont  en  général  lillérales  ; 
mais  la  douceur  de  l'original,  le  parfum  inllme  de  celle  poésie  mu- 
sicale des  Souabci,  pleine  de  voyelles,  riche  en  épiihèles  énergiques, 
pittoresques  et  gracieuses,  nous  échappent  presque  toujours. 


Vis-à-vis  le  castel  de  Sonnenberg ,  dans  le  manoir  au- 
jourd'hui ignoré  de  la  Murg ,  chantait  le  troubadour  de 
Wenge.  Le  vers  mystérieux  de  ce  poète  enthousiaste  exal- 
tait un  astre  nouveau,  un  autre  Marcellus,  peut-être  Con- 
radin,  le  dernier  des  Hohen-Staufîen,  ce  prince  si  brillant  à 
son  aurore  : 

€  Une  nouvelle  lune  nous  a  apparu,  belle  et  majestueuse; 
son  lever  a  appauvri  maint  homme  opulent;  mais  les  dé- 
lices qu'elle  répand  relèvent  notre  courage  et  annoncent  au 
pays  bonheur  et  gloire,  i 

Conradin  lui-même,  dans  les  années  de  l'espérance, 
composait,  dans  le  château  d'Arbon  ,  sur  la  rive  thurgo- 
vienne du  lac  de  Constance,  ses  essais  de  poésie  souabe  ; 
â  ses  côtés,  son  chambellan  Volkmaret  lesire  de  Reiffen- 
berg,  noble  du  voisinage,  chantaient  l'amour  et  le  plaisir. 
Rumelent ,  autre  troubadour  et  leur  contemporain,  les  a 
célébrés  tous  trois  :  «  Leurs  corps  mourront  ;  leur  gloire 
est  immortelle.  » 

A  deux  lieues  de  Constance,  non  loin  de  la  Thur  et  du 
lac  Brigantin  des  anciens  ,  apparaît  entouré  de  ravins  pro- 
fonds et  de  sombres  sapins  le  manoir  de  Klingen.  En 
1250,  il  était  la  demeure  d'un  troubadour  dévoué  au  culte 
des  dames.  Il  y  a  de  l'âme  et  des  sentiments  délicats  dans 
ce  chant  :  «  Des  femmes  seules  vient  la  plus  grande  joie 
qui  puisse  inonder  la  poitrine  de  l'homme!  rien,  comme 
l'amour  pur  de  la  fen)me ,  ne  console  dans  les  peines.  L'a-  / 
mour  des  femmes  adoucit  le  sang,  et  inspire  un  riant  cou-  ' 
rage.  Oh  !  l'amour  d'une  femme  honnête  vaut  mieux  que 
de  l'or  !  »  ' 

Un  doux  sentiment  du  lieu  natal  respire  dans  ce  pas- 
sage: «Elles  n'ont  point  eu  de  chantre,  ces  vallées  rhénanes 
où  retentit  mainte  voix  d'hommes,  qui  vibre  au  cœur ,  par 
l'oreille,  des  accents  pleins  de  mélancolie.  »  ^ 

Dans  les  mêmes  lieux,  l'un  des  auteurs  de  la  leiche  et 
l'ami  dévoué  du  belliqueux  Berchtold  de  Falkenstein,  abbé 
de  Saint-Gall ,  dans  ses  querelles  avec  l'évêque  de  Con- 
stance, pleurait  ses  amours  malheureuses;  ou,  s'abandon- 
nantà  l'insouciance,  tirait  de  son  violon  des  sons  joyeux 
pour  ses  paroles  folâtres,  t  En  avant,  sautez,  enfants, 
soyez  gais  ;  chassez  peines  et  chagrins  ;  nous  sommes  loin 
des  périls.  »  Là,  encore,  dans  une  poésie  couleur  de  rose, 
le  noble  Jacques  de  Wart  décrivait  le  printemps:  «  Oh! 
écoutez  dans  les  prairies  les  plus  doux  chants  d'alentour! 
oyez  celui  du  rossignol  !  voyez  aussi,  dans  les  campagnes, 
vers  cette  forêt  gentille,  comme  elle  s'est  parée  de  ses  plus 
beaux  atours,  de  fleurs  de  toutes  les  espèces,  riant  sous  la 
rosée  de  mai,  aux  rayons  du  soleil  !  Oh  !  la  saison  est  belle 
à  voir!  »  Qui  eût  prédit  alors  au  chevalier  de  Wart  les  in- 
fortunes qui  désolèrent  sa  maison  un  demi-siècle  plus  tard, 
et  le  triste  sort  de  son  petit-fils,  quand  son  cousin  Rodol- 
phe de  Wart  eut  trempé  ses  mains  dans  le  sang  de  l'em- 
pereur Albert  d'Autriche  !  Les  poésies  de  l'aïeul,  si  l'on  en 
croit  Jean  de  Muller,  consolaient  alors  ce  pelit-fils  nommé 
Jacques  comme  lui  !... 

L'ami  et  l'hôte  de  tous  ces  minnesanger  était,  à  Zurich,  le 
chevalier  et  sénateur  Manesse,  d'une  famille  historique,  et 
aïeul  de  cet  autre  Roger  Manesse,  qui  sauva  sa  patrie  à  la 
journée  de  Fattwyl,  en  1351 . 

Les  troubadours  se  réunissaient  dans  sa  maison  de  la 
ville  ou  dans  le  riant  château  de  Manesse,  situé  à  une 
lieue  de  Zurich,  sur  les  bords  du  lac  et  en  vue  des  .Mpes 
majestueuses.  Cet  homme  illustre,  aimé  des  grands  et  des 
petits ,  avec  une  passion  extraordinaire  pour  le  beau,  se 
plaisait  à  recueillir  quelquefois,  de  leur  bouche  même,  les 
chants  des  poètes  suisses  et  souabes.  Il  copiait  leurs  poé- 
sies de  sa  main,  et  ornait  de  vignettes  le  recueil  de  chaque 


86 


LECTURES  DU  SOIR. 


troubadour.  Le  sujet  de  ces  petites  peintures,  délicates  et 
d'uq,  beau  coloris,  était  ordinairement  tiré  du  poème  mê- 
me, ou  faisait  allusion  à  quelque  penchant  du  poète  pour 
la  cbasse,  l'équitation,  les  tournois  ;  il  célébrait  un  brillant 
fait  d'armes  ou  un  trait  qui  l'avait  rendu  cher  aux  dames. 
Dans  cette  occupation,  bien  douce  à  qui  sait  l'aiiprécicr, 
Roger  était  aidé  par  son  fils,  chanoine  et  premier  chantre 
au  grand  moutier  de  Zurich.  Cent  quarante  |)oètcs  furent 
ainsi  par  eux  sauvés  de  l'oubli;  et  la  collection  Mancsse 
nous  gardait  un  trésor  d'images  naïves,  gracieuses  ,  gaies, 
ingénieuses,  rayonnantes  de  la  vie  féodale,  et  nous  révélait 


tout  un  monde  de  pensées,  de  croyances  et  d'harmoniç. 
Sans  les  soins  empressés  de  Mauesse,  nous  ne  connaîtrions 
ni  les  malheurs  d'Ida  de  Toggenbourg,  cetle  Geneviève  de 
Brabaut  de  l'IIeh  élic  allemande,  ni  la  lidélilé  de  Conrad,  ni 
les  chroniques ,  légendes  et  poésies  du  doux  Bernard  de 
Slrallliugen,  au  bord  du  lac  de  Thoun,Di  Tamour  malheu- 
reux et  si  constant  d'L'adIoub,  ni  tant  d'autres  épisodes 
curieux  ou  charmants  qui  peignent  la  Suisse  et  l'Allema- 
gne du  moyen  âge;  bien  plus,  nous  nous  méprendrions 
sur  ce  passé,  dont  tout  un  côté,  le  côté  riant,  nous  échap- 
pait (1). 


HADLOUB  ET  SIR  WALTER  VON  DER  VOGELNYEIDE. 


L'amour  constant  et  malheureux  de  Hadloub  !  Ce  Ilad- 
loub  était  un  bourgeois  de  la  commerçante  et  riche  Zurich, 
au  commencement  du  quatorzième  siècle.  Aimé  des  sei- 
gneurs pour  son  talent  dans  la  poésie,  il  était  surtout  cher  à 
Roger  Manesse.  Hadloub  chanta  cet  ami  dévoué  et  son  goût 
pour  le  minnesang  ,  son  noble  empressement  à  recueillirles 
chants  des  troubadours  :  «  Vous  parcourriez  en  vain  tout 
le  royaume  pour  trouver  autant  de  livres  que  dans  cette 
bibliothèque  de  Zurich  ;  vite,  où  git  un  chant,  on  voit  cou- 
rir Manesse.  »  Ce  poète  connaissait  tout  le  prix  de  son 
art  :  «  Bien  né  est  le  cœur  qui  aime  noble  chant;  le  chant 
est  une  si  belle  chose  !  il  vient  d'un  sens  si  élevé  !  femmes 
charmantes  et  noble  amour,  ces  deux  choses  inspirent 
tant  de  courage  !  Que  serait  la  terre ,  n'étaient  les  femmes 
si  belles!  d'elles  nous  vient  tant  de  douceur!  elles  nous 
font  poétiser  (1)  si  bien  et  murmurer  de  doux  sons  qui  ont 
tant  d'empire  sur  les  âmes!  »  Et  pourtant,  ces  femmes, 
dont  il  fait  l'éloge  avec  tant  d'enthousiasme  ,  elles  avaient 
été  bien  cruelles  au  pauvre  Hadloub.  Une  demoiselle  de 
haut  parage,  pour  laquelle  il  avait  conçu  une  passion  qui 
ne  finit  qu'avec  sa  vie,  accabla  le  bourgeois-poete  de  son 
indidérence  et  de  ses  dédains.  La  douleur  remplit  l'àme  de 
Hadloub,  et  sa  lyre  n'exhala  plus  que  des  chants  mélanco- 
liques. 

Mais  quel  drame  tendre  ,  naïf,  passionné ,  forment  ces 
chants  plaintifs  !  quelle  peinture  vraie  de  l'amour  dévoué  ! 
quel  sacrifice  de  l'aniour-propreà  l'objet  aimé  qui  le  dédai- 
gne !  Peul-il  y  avoir  tant  de  résignation  et  de  persévérance 
dans  un  atlachemcnl  sans  espoir? L'amourd'Uadloub, c'est 
l'amour  beau,  grand,  sublime,  délicat,  qui  fait  rire,  qui 
fait  pleurer  tour  à  tour  ceux  qui  en  counai.sscnt  les  tour- 
ments et  les  charmes.  Quelle  pitié  profonde  il  excite  dans 
les  âmes  malheureuses  !  Écoulez  plutôt  Hadloub  lui-même  ; 
ses  préludes  sont  assez  doux;  c'est  une  àmc  belle  et  ai- 
mante qui  répand  sa  beauté  et  son  anu)ur  dans  la  nature 
environnante  :  puis  cette  âme  se  recueille;  le  souvenir  la 
déchire,  et  ses  larmes  coulent  avec  des  paroles  qui  émeu- 
vent d'autant  jjIus,  qu'on  devine  une  douleur  seulie  bien 
plus  grande  que  la  douleur  exprimée. 
«  Les  oiseaux  étaient  en  grand  souci;  l'hiver  durait  en- 
Ci)  Poétiser  ne  s'emploie  pas  ordinairement  en  ce  sens.  Nous  per- 
meUra  i-nn  ccuc  harJiejse  pour  mieux  rendre  l'expression  allemande 
D(chieu? 


corc ,  brumeux  et  froid  ;  les  matinées  étaient  fraîches  ;  la 
forêt  blanche  de  neige. 

«  Les  oiseaux  allaient  abandonner  leurs  vertes  demeu- 
res; mais  ils  ont  vu  venir  un  ciel  serein;  ils  ont  vu  les 
fleurs  sourire  à  l'approche  de  mai,  le  mois  qui  égayé  tous 
les  cœurs. 

«  Qui  sort  le  malin  entend  d'agréables  murmures,  et  voit 
une  charmante  couleur  parer  les  campagnes.  Tout  est 
fleurs  et  roses  rouges.  Et  cependant,  je  dois  souffrir  ;  ma 
bien-aimée  fait  mourir  mes  joies. 

€  Je  soupire,  et  du  fond  de  mon  cœur  !  partout  je  porle 
ma  peine  !  Je  la  vois,  elle,  toujours  si  heureuse,  et  ne  pas 
se  soucier  de  moi  !  Ah  !  si  quelqu'un  pouvait  mourir  de 
douleur,  depuis  longtemps  je  serais  mort  ! 

«  Je  la  sers  depuis  mou  enfance  ;  oh  !  les  années  m'ont 
élé  si  pénibles!  jamais  une  pensée  pour  moi  !  Déguisé  e» 
pèlerin,  je  la  suivis  secrètement  avant  le  jour,  allant  à 
matines,  et  j'allachai  sur  sa  robe  une  Icllrc  plaintive  : 
avant  le  jour,  qu'elle  ne  me  connût  pas. 

«  Je  craignais  qu'elle  ne  pensât  :  «  Cet  homme  est-il 
fou,  qu'il  s'approche  ainsi  de  moi ,  la  iiuil'?  »  Mais  je  ne 
crois  pas  qu'elle  me  remanjuàt  ;  au  moins,  elle  n"cn  dit 
mot.  Peut-être  crut-elle  de  son  honneur  d'agir  ainsi  ;  elle 
prit  la  lettre,  et  la  mit  dans  sa  manche. 

t  Ce  qu'elle  fit  ensuite  de  ma  leilre,  je  ne  l'ai  jamais  su. 
La  rejcta-t-ellc  avec  dédain  ?  Oh  !  alors  quelle  douleur  ! 
Lut-elle  au  contraire?  y  trouva-t-ellc  du  bonheur?  Elle 
ne  m'en  fit  rien  savoir.  0  chaste  passion,  comme  tu  me 
tourmentes! 

«  Depuis  des  années,  je  l'aime  !  Des  seigneurs  compa- 
tissants me  conduisirent  un  jour  à  elle  ;  mais  elle  s'assil  et 

(i)  Voici  en  deux  mois  l'histoire  de  la  collection  Uancssc  :  le  ma- 
nuscrit praiid  in-folio,  cent  en  siroplips  suivies  au  nomlirc  IC,009,  cl 
de  deux  mains  dlvcrsi'S,  avec  une  fruille  de  lalTfias  devant  chaque  vi- 
gnriie,  fut  déeouvcrl  dans  la  biblioiht'quc  ro>a!cpar  les  Zurichois 
Bailmer  et  Breiiliigcr.  L'ilUisire  lii'lorifii  d'Alsacf",  Schofi  flin,  oltiint, 
pour  ces  deux  savants,  la  pi-rmission  du  roi  d'ciudicr  ce  manuscrit  i 
Zurich,  où  le  leur  remit  l'envoyé  de  Sa  Majesté.  —  La  biblioiSiéquo 
rovale  possédait  ce  précieux  in-lo!io  depuis  la  Ruerre  de  treoie  ans 
et  le  pillage  de  la  bibliothèque  de  HeipcUierp  par  l'armée  française. 
Celle-ci,  à  son  tour,  le  poss>-dait  di-puis  l'électeur  de  Bavière  Tretlé- 
ric  V,  qui,  sur  le  rapport  de  l'érudit  Marquarl  Freher,  lavait  fait  Te- 
nir du  cli.)t<-au  de  Sax  à  Korsleck,  où  les  savants  >uisses  avaient  rai- 
nemenl  essayé  de  le  retenir.  L'un  des  nobles  de  Sax  était  au  service 
de  l'électeur  Ou  n'a  aucune  donnée  sur  l'histoire  de  ce  manuscrit 
pendant  les  deux  ou  trois  siècles  qui  suivirent  si  compositioo. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


87 


se  détourna  de  moi  :  pourtant,  enfin,  elle  me  daigna  pré- 
senter la  main. 

«  C'est  qu'elle  craignit  d'être  la  cause  de  mon  chagrin. 
J'étais  étendu  devant  elle  comme  un  homme  mort!  Elle 
jeta  un  regard  de  pitié  sur  mon  malheur;  oui,  clic  en  eut 
vraiment  pitié,  puisqu'elle  me  donna  la  main. 

«  EI!e  me  regarda  même  avec  amour  et  me  parla. 
Qu'elle  était  douce  en  ce  moment!  je  pus  la  contempler  à 
mon  aise.  Qui  jamais  sentit  ce  qui  m'alla  au  cœur  ! 

«  Je  pressais  sa  main  si  amoureusement,  lorsqu'elle 
mordit  la  mienne,  croyant  sans  doute  me  faire  mal  !  mais 
elle  me  réjouit  tant  ;  si  douce  était  sa  bouche ,  et  sa  mor- 
sure fine  et  tendre  ! 

»  Les  seigneurs  la  prièrent  <]e  me  faire  quelque  cadeau  ; 
après  beaucoup  d'instances,  elle  me  jeta  son  aiguillier  (1) 
à  la  tête.  Je  le  pris;  mais  les  seigneurs  le  lui  rendirent,  la 
priant  de  me  le  remettre  plus  douceraeut.  Dans  mon  mal- 
heur extrême  j'étais  heureux. 

€  Là,  se  trouvaient  le  prince  de  Constance,  l'abbé  de 
Zurich,  l'abbé  d'EinsidIen  (Xolre-Darae-des-Erraites),  etle 
comte  Frédéric  de  Toggenbourg  ,  d'autres  hauts  barons, 
entr'autres,  celui  de  Regensberg,  venu  à  ma  prière. 

»  L'abbé  de  Pétershusen  y  était  aussi,  homme  plein  de 
vertus;  Rodolphe  de  Landenberg,  Roger  Manesse  y  uni- 
rent leurs  instances  en  ma  faveur,  mais  en  vain. 

«  Depuis  si  longtemps  je  l'aime,  et  je  n'ai  jamais  osé 
l'aller  voir  !  Si  fière  elle  était  devant  moi,  ne  daignant  pas 
me  saluer  !  Si  je  fusse  allé  chez  elle ,  sa  haine  en  serait 
devenue  dangereuse,  et  je  perdis  courage. 

€  Oh  !  mon  cœur  pourrait  bondir  de  joie  hors  de  mon 
corps  !  je  ne  puis  le  retenir  depuis  que  j'ai  vu  celte  femme 
que  mon  esprit  n'abandonne  jamais  !  J'ai  eu  ses  mains 
dans  les  miennes;  c'est  un  prodige  qu'en  ce  moment  mon 
cœur  ne  se  soit  pas  brisé! 

€  J'entendis  sa  douce  voix  ,  son  langage  harmonieux  ! 
Elle  a  le  prix  de  la  vertu  cède  femme  !  Je  vis  sa  bouche  et 
ses  joues  rosées  et  malicieuses,  ses  yeux  brillants,  son  col 
blanc,  sa  modestie  féminine  ,  ses  mains  plus  blanches  que 
neige;  c'était  si  doux!  et  je  dus  partir  en  souffrance. 

€  Tous  les  malins,  depuis,  je  lui  ai  envoyé  un  message, 
et  quelquefois  aussi  le  soir  ;  mais  le  message  ne  peut  rien 
sur  elle,  bien  qu'il  parte  de  mon  cœur  ;  j'ai  senti  alors  tout 
mon  malheur  ! 

€  Le  noble  Regensberg  l'a  suppliée  de  me  dire  ,  au 
moins:  «  Dieu  vous  bénisse,  mon  serviteur.  »  Elle  répon- 
dit au  seigneur  par  de  douces  paroles  :  «  Eh  bien  !  si  vous 
le  voulez,  qu'il  en  soit  ainsi.  »Elle  lui  pressa  en  même 
temps  la  main. 

€  Étaient  présents,  ce  jour-là,  le  sire  d'Eschibac,  le  sire 
de  Trosberg  (minuesanger)  et  Tellikon.  Je  trouvai,  dans 
ces  mois  de  madame,  une  consolation.  J'étais  peu  accou- 
tumé à  ces  douces  paroles;  mais  elle  s'échappa  bientôt 
dans  un  autre  appartement,  dont  nulles  prières  ne  la  purent 
tirer.  » 

Y  a-t-il  dans  toutes  ces  paroles  de  l'amant  infortuné ,  y 
en  a-t-il  une  seule  qui  ne  soit  baignée  de  larmes?  larmes 
du  cœur,  de  l'innocence,  de  l'amour  pur!  En  les  lisant, 
on  se  demande  si  une  telle  délicatesse  de  sentiments  en- 
trait dans  les  âmes  héroïques  du  moyen  âge. 

La  poésie  d'amour  consolait  aussi,  dans  le  même  temps, 
de  ses  malheurs  et  de  sa  captivité,  le  comte  Jean  de  Habs- 
bourg. Cet  ennemi  déclaré  des  Zurichois,  prisonnier  dans 
la  tour  des  Vagues  {Wellenberg),  qui  sort  de  la  rivière  de 
la  Liramatt  avec  une  sombre  majesté  ,  composa ,  dans  le 

(0  Aiguillier,  vieux  mw  que  nous  avons  préféré  à  élui  i  aiguiltej. 


Chillon  zurichois  (1),  son  lai  d'amour  populaire,  et  imité 
par  Goethe  :  ichwein  ein  wisses  bluemelin.  Nous  avons 
essayé  d'en  traduire  une  slance  dans  le  style  du  temps  : 

«  Je  cognois  blanche  (lorélo, 
«  Comme  beau  ciel  miroyant, 
«  Là-bas  dans  la  rampngneUe, 
«On  la  nomme,  Souviens-l'en! 
a  Mais,  Ia5,  ne  l'ai  plus  irovée, 
«  La  froidure  el  la  rousée 
«  Auront  flélri  son  corps  gent.  » 

Un  troubadour  plus  illustre  étendit  le  cercle  de  la  poésie 
d'amour ,  et  y  donna  une  grande  place  aux  sympathies 
nationales.  Le  sir  Walter  von  der  Vogelv\-eide ,  surnommé 
de  son  temps  le  grand-maitre,  et  dans  le  nôtre,  honoré 
comme  un  poêle  patriotique  et  fécond  par  les  amis  de  la 
vieille  poésie.  Il  était  né  en  Thurgovie,  sur  les  bords  de  ce 
Rhin,  père  des  grands  hommes,  et  dans  la  patrie  des  Son- 
nenberg,  des  Walter  de  Klingen,  des  Wengi.  Emmené,  dès 
sa  tendre  jeunesse,  à  la  cour  des  ducs  d'Autriche  à  Vienne, 
il  y  apprit  l'art  des  vers.  Les  dissensions  intestines  de  l'Al- 
lemagne développèrent  de  bonne  heure  dans  celle  àme 
indépendante  et  fière  un  sentiment  profond  de  nationa- 
lité et  de  haine,  qui  est  un  des  caractères  de  sa  poésie.  II 
n'en  fut  pas  moins  l'un  des  zélateurs  de  la  croisade,  et  dans 
maint  de  ses  poèmes  respire  la  religion  la  plus  suave  el  la 
plus  sublime.  Il  mourut  au  commencement  du  quatorzième 
siècle,  à  Wurtzbourg,  dans  la  Franconie,  qui  forme  aujour- 
d'hui l'un  des  cercles  de  la  Bavière.  Vogelweide  a  eu  de 
nosjours  un  biographe.  C'est  Louis  Uhiand,  le  poêle  peut- 
être  le  plus  populaire  de  l'Allemagne  (2). 

Vogelweide,  comme  presque  tous  les  minnesauger,  avait 
voué  un  culte  aux  femmes,  mais  aux  femmes  de  son  pays, 
qu'il  allait  chantant  achevai  de  la  Seine  à  la  Murg,  et  du 
Pô  à  la  Drave,  un  violon  à  la  main. 

«  De  l'Elbe  au  Rhin,  et  du  Rhin  aux  confins  de  la  Hon- 
grie, sont  les  meilleures  femmes  que  j'aie  vues  jamais.  Ou 
en  peut  voir  ailleurs  à  corps  gentil  et  à  douce  àme;  mais, 
Dieu,  là,  je  le  jure,  les  femmes  sont  mieux  que  les  filles 
ailleurs. 

«  En  Allemagne,  les  hommes  sont  bien  faits.  Nos  fem- 
mes sont  pareilles  aux  anges.  Qui  les  déprécie  a  été  induit 
en  erreur.  Comment  le  comprendre  autrement?  Oh!  qui 
veut  trouver  vertu  et  amour  pur,  doit  venir  en  notre  pays. 
Il  est  plein  de  délices;  puissé-je  y  vivre  longtemps  !  » 

La  tendresse  du  poète  n'est  pas  toujours  intime,  mais 
ses  peintures  élincellent  de  vivacité  et  d'éclat. 

Les  stances  suivantes  ne  forment-elles  pas  un  joli  petit 
poëme  oriental,  comme  ceux  du  persan  Ferdusi  dans  son 
Schah-Namah  ? 

C'est  un  pendant  gracieux  au  poëme  mélancolique  de 
Hadloub. 

«  Je  connais  mainte  fleur  blanche  et  rouge,  là-bas,  bien 
loin,  dans  ce  pré  où  jolis  oisillons  chansonnent!  Allons  les 
y  cueillir  tous  deux,  ma  mie] 

€  Elle  a  reçu  mon  présent  comme  un  enfant  reçoit  ua 
plaisir  :  ses  joues  se  colorèrent  comme  la  rosée  mêlée  au 
lis,  ses  yeux  se  baissèrent  de  pudeur,  et  elle  se  pencha 
vers  moi.  Ce  fut  ma  récompense. 

«  Sous  les  tilleuls  de  la  prairie,  où  nous  nous  reposâmes 
ensemble,  voyez  les  fleurs  et  les  herbes  brisées!  Dans  un  val- 


(0  Qui  ne  connaît,  au  bord  du  Léman,  le  dramatique  château  de 
Chillon,  fondé  par  Pierre  de  Savoie  ou  le  petit  Charlemagne,  à  la  Ca 
du  13' siècle,  et  où  languit  six  ans  Bonnivard,  chanté  par  Byron! 

(2)  l'hland,  dans  l'écrit  intitulé  :  Walter  ton  der  Vogelweide,  ein 
ail  deuischer  Dichter  geschildertion  l-  lA^«d(Cotta,âTublngueel 
Slultgard,  1822,  in-go). 


88 


LECTURES  DU  SOIR. 


Ion,  près  du  petit  bois  Tandaradaï ,  gaiement  chantait  le 
rossignol  !  » 

La  beauté,  comme  on  le  voit ,  séduisait  le  troubadour. 
Ces  vers  exhalent  un  parfum  de  douce  passion ,  mais  ne 
doutez  pas  que  la  femme  belle  ne  lui  apparût  encore  plus 
belle,  ornée  de  la  vertu,  cette  beauté  intime.  Voici  quel- 
ques inspirations  écloses  à  cet  idéal. 

€  0  pleines  de  douceur,  et  comme  parfumées  sont  les 
femmes  pures  !  Dans  l'air,  sur  la  terre,  dans  les  campa- 
gnes, rien  d'aussi  délicieux!  les  fleurs,  les  lis  brûlants  de 
la  rosée  de  mai  sur  l'herbette,  et  le  chant  des  oiseaux,  sont 
des  joies  pâles  à  côté  de  la  joie  du  cœur  que  donnent  les 
femmes  pures.  Où  une  belle  femme  jette  son  regard,  la 
tristesse  s'éteint,  tant  sa  bouche  vermeille  rit  doucement 
d'amour;  tant  les  rayons  de  ses  yeux  caressants  vont  pro- 
fond dans  Tàme  de  l'homme  !...  Dieu  a  exalté  et  honoré  les 
femmes  pures.  » 

Mais  au  retour  de  la  Palestine,  où  il  a  combattu  sous 
Frédéric  II,  et  vu  son  prince  se  couronner  lui-même  dans 
l'église  du  Saint-Sépulcre ,  d'autres  pensées  occupent  le 
poète,  des  images  plus  sérieuses  s'étalent  à  ses  yeux.  Sa 
tète  s'est  blanchie,  et  la  vue  des  lieux  saints  a  élevé  son 
âme  vers  une  autre  région  ;  le  monde  perd  peu  à  peu  ses 
couleurs,  à  mesure  que  le  soleil  de  l'infini  se  lève  de  der- 
rière les  montagnes. 

«  Hélas  !  oui ,  toutes  les  douces  choses  ont  fui  !  Je  vois 
Tanière  bise  se  déverser  même  sur  les  rois!  Oui,  la  terre  à 
la  vue  est  belle,  verte  et  rouge,  mais  au  dedans  de  couleur 
noire  comme  la  mort.  Que  celui  qu'elle  a  séduit  cherche 
une  consolation  ,  une  peine  légère  expiera  d'énormes  on"en- 
ses.  Pensez-y,  chevaliers!  c'est  votre  affaire,  vous  qui  por- 
tez le  heaume  léger,  l'anneau  de  fer,  le  solide  bouclier  et 
répée  bénite.  Plaise  à  Dieu  que  je  sois  digne  d'un  tel  triom- 
phe !  Je  voudrais  dans  mon  indigence  mériter  une  aussi 
riche  récompense  !  Je  ne  pense  ni  aux  terres,  ni  aux  trésors 
des  princes,  mais  à  la  couronne  éternelle.  D'autres  cou- 
ronnes, un  mercenaire  peut  vous  les  enlever  d'un  coup 
d'épée!Ah!  que  ne  puis-je  faire  encore  le  doux  voyage 
par  delà  les  mers?  Je  dirais  alors,  c'est  bien;  et  ne  me 
plaindrais  plus  jamais.  » 


Citons  aussi  de  cette  poésie  de  Vogelweide  ces  deux  pas- 
sages, véritables  tableaux,  d'un  dessin  énergique ,  et  re- 
marquablement beaux  dans  leur  simplicité:  le  crucifiement 
de  Jésus,  et  sa  mort. 

«  Pécheur  ,  songe  aux  soufl'rances  de' Dieu  pour  nous, 
et  que  le  remords  ronge  ton  âme.  Le  corps  déjà  transpercé 
d'épines  aiguës,  le  supplice  de  la  croix  vint  encore  aug- 
menter son  martyre.  On  lui  enfonça  trois  clous  aux  mains 
et  autant  dans  les  pieds:  Marie  la  douce  pleura  douloureu- 
sement quand  elle  vit  des  deux  plaies  de  Jésus  le  sang 
jaillir  !  Jésus  parla  tristement  du  haut  de  la  croix  :  «  Mère, 
«  voire  douleur  est  ma  seconde  mort;  Jean,  apaise  la  dou- 
«  leur  de  l'amour.  » 

Dans  cette  première  peinture,  la  douleur  du  Sauveur 
conserve  je  ne  sais  quoi  de  doux,  de  raphaélique,  de  divin  ! 
Mais  dans  le  suivant,  figures,  draperies,  roses,  sentiments, 
tout  prend  un  appareil  de  terreur  et  de  mort,  consumvia- 
tum  est;  on  sent  que  l'IIomme-Dieu  a  bu  le  calice. 

L'aveugle  dit  à  son  valet  :  «  Enfonce  l'épéc  dans  son 
cœur,  je  veux  terminer  ses  tourments!  L'épée  est  levée 
contre  le  Roi  des  rois.  Marie,  devant  la  croix,  jette  des  san- 
glots profonds  ;  elle  perd  ses  couleurs  et  ses  forces  dans  la 
poignante  amertume,  car  elle  voit  son  fils  mourir  dans  les 
tortures  ;  et  quand  Longin  plongea  son  épée  dans  le  sein 
du  Christ,  elle  tomba  éperdue,  inanimée,  sans  voix!  Son 
cœur  se  brisa  de  douleur;  la  croix  commençait  à  se  rougir 
du  sang  innocent.  » 

Poète  jusqu'au  dernier  jour,  un  reflet  de  poésie  éclaire 
encore  l'acte  dans  lequel  SValter  von  der  Vogelweide  dé- 
posa ses  dernières  volontés. 

€  Je  veux,  dit-il  dans  son  testament,  que  les  oiseaux 
trouvent  des  grains  de  froment  et  à  boire  sur  mon  monu- 
ment funéraire.  On  creusera  donc  dans  la  pierre  sous  la- 
quelle je  dois  reposer,  quatre  petits  trous  pour  y  déposer 
la  nourriture  de  chaque  jour.  » 

Walter  von  der  Vogelweide  mourut  à  Wurtzbourg  en 
Franconie,  à  la  fin  du  treizième  siècle. 

Ai-EXANDr.E  DAGL'F.T. 


U1\E  SELLE  DE  L'EMPEREUR. 


Détails  de  la  selle. 


Il  existe  à  Paris  un   musée  des  plus  curieux  ,  et  sans 
fxcmple  peut-être  au  monde,  Les  artistes  pourraient  y  puiser 


des  documents  d'une  authenticité  irrécusable,  et  qui  ne  se 
trouvent  que  là,  sur  les  habitudes,  sur  les  usages  et  sur  le 


ÎML\SÉE  DFS  FAMILLES. 


89 


Détails  d'équipement. 


ejf/^/A 


Hiruaclieineiit  comiiiit. 


DECEMBRK     18t;{. 


—  I  2  —  ONZISMI    TQLUMt. 


00 


LECTURES  DU  SOIR. 


mobilier  de  Taristocralie  française,  depuis  le  seizième  siè- 
cle jusqu'à  nos  jours.  On  ne  saurait  s'imaginer  tout  ce  qu'il  ' 
s'y  trouve  réuni  d'objets  d'un  travail  admirable  et  d'une 
exécution  qui  alleste  la  main  des  premiers  arlistcs.  Un  soin 
intelligent  préside  à  leur  conservation,  et  les  maintient 
dans  leur  fraîcheur  et  daus  leur  éclat  primitif. 

Ce  musée,  c'est  le  Garde-Meuble. 

Par  malheur,  le  Garde-Meuble  n'est  point  ouvert  au  pu- 
blic, et  s'il  nous  a  clé  possible  d'y  puiser  aujourd'hui,  nous 
le  devons  à  l'obligeance  d'un  de  ses  conservateurs.  Ce  ne 
sera  point  là,  du  reste,  le  seul  emprunt  que  nous  lui  fe- 
rons. 

Parmi  les  richesses  du  Garde-meuble ,  les  souvenirs 
impériaux  tiennent  un  grande  place.  On  y  trouve  beau- 
coup des  meubles  qui  ornaient  les  habitations  de  Napo- 
léon ,  de  Joséphine  et  de  Marie-Louise.  Ce  qui  nous  a 
frappé  surtout,  ce  sont  les  selles  de  bataille  et  de  parade 
de  l'Empereur,  dont  on  a  vu  les  dessins  exacts  aux  deux 
pages  précédentes. 

Voici  comment  se  composait  l'équipage  de  campagne  de 
Napoléon,  en  1812,  au  moment  du  départ  pour  la  guerre 
de  Hussie. 

Un  équipage  léger,  fort  de  soixante-seize  chevaux,  et 
un  équipage  d'expédition  ,  fort  de  cent  soixante  chevaux. 
Deux  cent  quarante  chevaux  devaient  transporter  les  gros 
bagages;  il  y  avait ,  en  outre  ,  un  dépôt  de  vingt-quatre 
chevaux  ;  ce  qui  faisait  un  total  de  cinq  cents  chevaux  et 
de  soixante-quatre  voilures. 

Une  somme  de  quatre  cent  mille  francs  fut  mise  à  la  dis- 
position du  grand-écuyer,  pour  achat,  confection  et  répa- 
ration de  ces  équipages.  On  y  ajouta  trois  cent  mille  francs 
pour  la  nourriture  des  chevaux  et  les  autres  frais  d'entre- 
tien. Total  sept  cent  mille  francs. 

Le  budget  ordinaire  de  l'écurie  s'élevait  à  trois  rail- 
lions. 

Les  voitures  de  l'Empereur  se  divisaient  en  trois  classes. 

D'abord,  deux  étaient  alfectées  à  son  service  particulier; 
une  berline,  deux  autres  pour  sa  suite  et  pour  ses  aides-de- 
camp,  quatre  calèches  de  course,  en  cas  de  besoin,  et  trois 
voitures  de  bureau  pour  la  secrétairerle  d'État  et  le  ca- 
binet. 

Douze  voitures  transportaient  les  gens  de  service;  deux 
calèches, la  chambre;  une  voilure,  la  garde-robe-,  quatre, 
la  bouche;  deux  fourgons,  le  menu  service;  deux  aulres, 
les  tentes,  etoifin  une  gondole,  les  valets  de  pied. 

Les  voilures  qui  renfermaient  des  papiers  précieux 
marchaient  toujours  au  milieu  de  la  vieille  garde,  et  res- 


taient confiées  à  un  officier  de  grenadiers,  commandant  ua 
fort  détachement  de  celle  arme. 

Six  chevaux  ou  mulets,  conduits  par  trois  hommes,  me- 
naient chacune  de  ces  voilures. 

Véquipage  /c'yer  comptait  vingt  mulets  de  bat  pour  la 
cantine,  les  lits  ,  les  tentes ,  etc.  Un  vaiet  de  chambre ,  un 
maître  d'hôtel,  deux  cuisiniers,  deux  valets  de  pied  et  deux 
palefreniers,  tous  à  cheval,  étaient  toujours  réunis  à  l'équi- 
page léger. 

Il  y  avait  encore  dix  brigades  de  douze  chevaux  de  selle, 
deux  chevaux  de  bataille,  un  d'allure,  pour  PEmiiereur, 
et  neuf  pour  le  grand-écuyer,  l'écuycr  de  service,  le  page, 
le  chirurgien,  le  piqueur,  le  mameluck  el  trois  palefrC' 
niers.  Chacune  de  ces  brigades  était  désignée  par  le  nom 
d'un  des  chevaux  de  l'Empereur.  Jamais  les  porle-man- 
leaux  n'étaient  portés  en  croupe  des  chevaux*;  ils  res 
laient  toujours  déposés  sur  quatre  petites  charrcltes  en 
osier  qui  suivaient. 

Le  trésor  formait  un  service  à  part,  ainsi  que  l'ambu- 
lance, composée  d'un  médecin,  d'un  chirurgien  et  d'un 
pharmacien  à  cheval  :  tout  ce  qui  était  nécessaire  à  leur 
service  marchait  à  dos  de  mulet. 

L'Empereur,  à  l'armée  ,  montait  presque  toujours  des 
chevaux  arabes,  équipés  d'une  selle  à  la  française,  en  ve- 
lours cramoisi  ;  la  housse  était  de  drap  de  même  couleur, 
avec  un  double  galon  d'or. 

Les  jours  de  revue ,  la  housse  était  en  outre  garnie  de 
franges  d'or  à  graines  dépinard,  el  le  cheval  était  nallé. 

L'Empereur  avait  dans  ses  fontes  une  paire  de  pistolets 
toujours  tenus  en  état  par  le  mameluck  ou,  à  son  dé- 
faut, par  le  piqueur  de  service.  Un  piqueur  suivait,  por- 
tant en  bandoullière  la  lunette  de  l'Empereur.  Il  avait  en 
outre,  dans  ses  fontes,  un  poulet  rôti,  une  bouteille  de  vin 
de  Bordeaux,  un  pain  el  un  gobelet.  Un  flacon  d'argent, 
rempli  de  vieille  eau-de-vie,  servait  rarement  à  l'Empereur, 
niais  souvent  aux  soldats  blessés  près  du  grand  capitaine. 

Au  bivouac,  quoiqu'on  dressât  toujours  une  tente,  l'Em- 
pereur ne  se  couchait  presque  jamais  ;  il  enfourchait  une 
chaise,  s'ajipuyail  sur  le  dossier,  et  finissait  par  s'endor- 
mir dans  celte  attitude.  Les  jours  de  pluie.  Napoléon  se  ré- 
fugiait dans  un  tandaulais,  sorte  de  voilure  avec  un  lit  et 
une  table  pour  écrire. 

Tous  les  malins,  quelque  graves  que  fussent  les  événe- 
ments militaires.  Napoléon  faisait  sa  toilette  avec  un  soin 
extrême ,  et  se  rasait  avec  la  plus  minutieuse  attention. 

A.-T. 


m  là  m  mm^'à'î^n  sa  ùasiiaîaaaa^ 


L'élranger  qui  veut  se  former  une  juste  idée  du  carac- 
tère des  Anglais  ne  doit  point  borner  ses  observations  à  la 
métropole  ;  il  doit  pénétrer  dans  la  campagne ,  séjourner 
dans  les  villages  elles  hameaux;  il  doit  visiter  les  châ- 
teaux, les  maisons  de  campagne,  les  fermes,  les  chaumiè- 
res ;  il  doit  jinrcourir  les  parcs  el  les  jardins,  se  promener 
le  long  des  haies  et  des  vertes  pelouses;  entrer  daus  les 
cimetières  qui  entourent  les  églises  de  campagne  ,  assister 
aux  veillées,  aux  foires  et  autres  félcs  champêtres  ;  il  doit 
enfin  observer  le  peuple  dans  toutes  ses  diverses  con- 


ditions ,  s'il  veut  connaître  ses  mœurs  et  son  caractère. 
Dans  quelques  pays,  la  fashion  et  l'opulence  de  la  na- 
tion se  trouvent  concentrées  dans  les  grandes  villes;  là 
seulement  vous  trouvez  une  société  élégante  el  intelligente, 
tandis  que  la  campagne  est  presque  exclusivement  habitée 
par  le  paysan  grossier.  Mais  en  Angleterre,  la  capitale 
n'est  qu'un  lieu  de  réunion ,  un  rendez-vous  général,  où 
les  classes  élevées  viennent  consacrer  une  pelile  portion  de 
l'année  au  plaisir  elà  la  dissipation,  puis  retournent,  après 
s'être  donné  cette  espèce  de  carnaval ,  reprendre  de  nou- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


91 


veau  les  habitudes  de  la  vie  champêtre ,  qui  semblent  leur 
convenir  beaucoup  mieux.  Les  différentes  classes  de  la  so- 
ciété sont  donc  ainsi  répandues  sur  toute  la  surface  du 
royaume,  et  les  lieux  les  plus  retirés  offrent  un  échantillon 
de  tous  les  rangs. 

Les  Anglais,  en  effet,  ont  un  sentiment  profond  des 
beautés  de  la  campagne  ;  ils  sont  fort  sensibles  aux  char- 
mes de  la  nati'.re  et  aiment  avec  passion  les  plaisirs  et  les 
occupations  champêtres.  Ce  goût  semble  inné  chez  eux; 
car  même  les  habitants  des  villes,  qui  sont  nés  et  qui  ont 
été  élevés  au  milieu  des  murs  en  briques  et  du  tumulte  des 
rues,  contractent  très-facilement  les  habitudes  de  la  cam- 
pagne, et  montrent  une  aptitude  singulière  pour  les  occu- 
|)alions  qu'elle  nécessite.  Le  marchand  a  sa  petite  retraite 
dans  le  voisinage  de  la  capitale,  et  souvent  il  déploie  au- 
tant d'orgueil  et  de  zèle  dans  la  disposition  de  son  parterre 
et  la  culture  de  ses  arbres  fruitiers  qu'il  en  montre  dans 
la  conduite  de  ses  affaires  et  le  succès  de  ses  entreprises 
commerciales.  Ceux  même  qui,  moins  heureux,  sont 
condamnés  à  passer  leur  vie  au  milieu  du  trafic  et  des  af- 
faires, tâchent  du  moins  de  se  représenter  autant  qu'ils  le 
peuvent  l'aspect  riant  de  la  nature.  Dans  les  quartiers  les 
plus  obscurs  et  les  plus  sombres  de  la  Cité,  les  fenclres 
du  salon  resseniblent  fréquemment  à  un  parterre;  chaque 
coin  susceptible  de  végétation  a  son  gazon  et  sa  plate- 
bande  ;  et  chaque  squarre  son  parc  artiCciel  distribué  avec 
goût  et  brillant  d'une  fraîche  verdure. 

Ceux  qui  voient  les  Anglais  seulement  à  la  ville,  sont 
disposés  à  se  former  une  opinion  peu  favorable  de  la  socia- 
bilité de  leur  caractère.  Tantôt  absorbés  par  les  affaires,  ou 
distraits  par  un  million  d'engagements  qui  leur  consument 
à  la  fois  leur  temps,  leur  intelligence  et  leurs  senti- 
ments, dans  cette  immense  cité  de  Londres  ils  ont  ordi- 
nairement un  air  soucieux  et  rêveur.  A  peine  arrivent-ils 
dans  un  lieu  qu'ils  désirent  le  quitter  ;  s'ils  parlent  d"un  su- 
jet, leur  esprit  s'occupe  d'un  autre,  et  pendant  qu'ils  sont 
chez  un  ami,  ils  calculent  ce  qu'ils  doivent  économiser  de 
temps  pour  faire  toutes  les  visites  qu'ils  ont  à  rendre  dans 
la  matinée.  Lue  capiiaie  immense  comme  Londres  doit 
rendre  ceux  qui  l'habitent  égoïstes  et  intéressés.  Dans 
leurs  rencontres  fortuites  et  rapides,  ils  ne  peuvent  qu'é- 
changer quelques  phrases  banales.  Ils  ne  peuvent  montrer 
que  la  froide  superficie  de  leur  caractère.  Une  entrevue  ne 
peut  leur  laisser  le  temps  de  montrer  les  brillantes  qualités 
qu'ils  ont  reçues  de  la  nature. 

C'est  à  la  campagne  que  l'Anglais  donne  l'essor  à  ses 
sentiments  naturels.  Il  quitte  avec  joie  les  froides  forma- 
lités et  les  insipides  civilités  de  la  ville  ;  il  se  dépouille  de 
SOS  habitudes  de  réserve  pour  se  livrer  à  une  eaielé  fran- 
che et  sincère.  Il  s'efforce  de  rassembler  autour  de  lui  tout 
ce  qui  rend  la  vie  douce ,  agréable ,  et  bannit  toute  con- 
trainte ;  sa  maison  abonde  de  tout  ce  qui  peut  être  néces- 
saire soit  à  une  retraite  laborieuse,  soit  aux  plaisirs  de  l'in- 
térieur, ainsi  qu'aux  exercices  de  la  vie  de  campagne.  Li- 
vres, peintures,  musique,  chevaux,  chiens,  on  trouve 
sous  la  main  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  l'amusement. 
La  contrainte  ne  s'exerce  pas  plus  sur  les  hôtes  que  sur 
lui-même;  il  exerce  l'hospitalité  dans  sa  véritable  accep- 
tion, car  il  prépare  tous  les  moyens  d'amusement,  et  laisse 
chacun  s'y  livrer  selon  ses  goûts. 

Le  goût  que  les  Anglais  mettent  dans  la  culture  des  ter- 
res et  du  jardinage  n'a  pas  encore  été  surpassé.  Ayant 
étudié  attentivement  la  nature ,  ils  ont  un  sentiment  ex- 
quis de  ses  beautés  et  de  ses  harmonies.  Ces  charmes, 
qu'en  d'autres  pays  elle  ne  prodigue  qu'aux  solitudes  sau- 
vages, sont  ici  rassemblés  au  milieu  des  habitations.  Ils 


semblent  avoir  saisi  le  secret  de  ses  grâces  furtives  pour 
les  répandre  comme  par  enchantement  autour  de  leurs 
rustiques  séjours. 

Rien  de  plus  imposant  que  la  magnificence  d'un  parc 
anglais.  De  vastes  prairies,  semées  çà  et  là  de  groii|)es 
d'arbres  gigantesques,  étendent  au  loin  leur  riche  tapis  de 
verdure.  On  admire  encore  la  beauté  des  bosquets  et  les 
clairières  au  milieu  des  bois  ;  ici  traversent  en  silence  de 
nombreux  troupeaux  de  daims  ;  là,  c'est  le  lièvre  qui  s'é- 
lance en  bondissant  vers  son  gite,  ou  le  faisan  qui  prend 
tout  à  coup  son  essor.  Instruit  par  la  main  des  hommes  à 
former  les  détours  les  plus  gracieux,  !e  ruisseau  va  se  ren- 
dre dans  un  lac  de  cristal  ;  l'étang  solitaire  réfléchit  à  la 
fois  les  arbres  doucement  agiles  et  la  l'euille  qui  dort  sur 
son  sein  immobile,  et  laisse  apercevoir  la  truite  se  prome- 
nant tranquillement  au  milieu  de  ses  eaux  limpides  ;  plus 
loin,  quelque  temple  rustique,  ou  une  statue  de  sylvain 
que  le  temps  a  couverte  d'une  mousse  humide,  donne  à 
ce  lieu  désert  un  aspect  auguste  et  antique. 

Ce  ne  sont  là  que  quelques  traits  d'un  parc;  mais  ce 
qui  m'enchante  le  plus,  c'est  le  talent  créateur  avec  lequel 
les  Anglais  décorent  les  modestes  demeures  de  la  classe 
moyenne  de  la  société.  La  plus  grossière  habitation,  le 
coin  de  terre  le  plus  petit  et  le  plus  ingrat  devient,  dans 
les  mains  d'un  Anglais  qui  a  du  goût,  un  petit  paradis. 
Son  œil  exercé  voit  tout  d'abord  ce  qu'il  peut  valoir,  et 
son  imagination  crée  le  futur  paysage.  Par  ses  soins,  le 
terrain  stérile  devient  uue  terre  féconde,  et  c'est  avec 
peine  qu'on  aperçoit  les  opérations  de  l'art  qui  ont  pro- 
duit ces  changements  merveilleux.  Le  soin  avec  lequel  il 
taille  quelques-uns  de  ses  arbres,  la  prudence  avec  la- 
quelle il  en  élague  d'autres,  l'agréable  distribution  de 
fleurs  et  de  plantes  d'un  tendre  et  gracieux  feuilkise,  l'in- 
troduction d'une  petite  colline  couronnée  de  verdure;  la 
percée  ménagée  à  dessein  pour  laisser  voir  au  loin  un  ho- 
rizon bleuâtre  ou  une  nappe  d'eau  claire  et  limpide  ;  tou- 
tes ces  dispositions  sont  ordonnées  avec  un  goût  délicat 
qui  témoigne  d'une  tranquille  assiduité;  elles  sont  comme 
la  dernière  louche  que  donne  le  peintre  à  un  tableau  fa- 
vori. 

Le  séjour  que  les  gens  de  fortune  font  à  la  campagne  a 
répandu  dans  l'économie  rurale  un  goût  et  une  élégance 
qui  s'étendent  même  aux  dernières  classes.  Le  laboureur 
lui-même  tâche  d'embellir  sa  chaumière  et  son  modique 
coin  déterre.  La  haie  bien  taillée,  le  boulingrin  placé  de- 
vant la  porte,  la  plate-bande  bordée  de  buis,  le  chèvre- 
Ceuille  qui  grimpe  contre  la  muraille  et  suspend  ses  bran- 
ches au  treillage,  le  pot  de  fleurs  sur  la  fenêtre,  le  houx 
qu'une  main  prévoyante  a  planté  autour  de  la  maison  pour 
tromper  la  tristesse  de  Ihiver  en  présentant  l'image  d'un 
été  artificiel  ;  tous  ces  objets  montrent  l'influence  du  goût 
qui ,  né  dans  les  rangs  élevés  de  la  société,  s'est  ré|)andu 
dans  tous  les  esprits.  Si  jamais  l'amour,  comme  le  disent 
les  poètes,  se  piait  à  visiter  une  chaumière,  ce  doit  être 
celle  d'un  paysan  anglais. 

La  passion  que  les  hautes  classes  de  l'Angleterre  ont 
montrée  pour  la  vie  champêtre  a  produit  un  grand  et  salu- 
taire effet  sur  le  caractère  national  :  à  la  place  de  cette  déli- 
catesse efféminée  qui,  dans  beaucoup  de  pays,  caractérise 
les  hommes  de  distinction,  la  noblesse  anglaise  allie  l'élé- 
gance à  la  force,  et  la  vigueur  du  corps  à  la  fraicheur  ; 
avantages  que  j'attribue  à  la  vie  qu'ils  passent  à  l'air  pur  et 
à  leur  ardeur  pour  les  jeux  de  la  campagne.  Ces  exercices 
hardis  conservent  à  leur  esprit  une  force  inaltérable,  et  à 
leurs  manières  cette  mâle  simplicité  que  les  folies  et  les 
dissipations  même  de  la  ville  ne  peuvent  pas  facilement 


92 


LECTURES  DU  SOIR. 


altérer  et  qu'elles  ne  détruisent  jamais  entièrement.  A  la 
campagne,  les  différentes  classes  de  la  société  paraissent 
se  rapprocher  plus  librement  et  être  plus  disposées  à  se 
réunir  et  à  s'obliger  mutuellement.  Les  distinctions  n'y 
sont  pas  aussi  marquées  que  dans  les  villes.  La  manière 
dont  la  propriété  a  été  répartie  dans  les  fermes  et  dans  les 
domaines  peu  considérables,  a  établi  uiie  gradation  régu- 
lière du  seigneur  aux  classes  de  la  petite  noblesse,  et  des 
petits  propriétaires  aux  riches  fermiers,  jusqu'aux  simples 
paysans,  et  tandis  qu'elle  a  ainsi  uni  les  extrêmes  de  la  so- 
ciété, elle  a  répandu  dans  chaque  classe  intermédiaire  un 
esprit  d'indépendance.  Il  faut  avouer  qu'aujourd'hui  il 
n'en  est  pas  comme  autrefois,  les  biens  considérables 
«yant,  dans  quelques  années  de  désastres  encore  récents, 
absorbé  les  moins  grands,  et  dans  plusieurs  parties  du 
pays,  presque  détruit  les  petits  fermiers.  Je  pense  cepen- 
dant que  ce  ne  sont  que  des  commotions  passagères  dans 
le  système  général  dont  je  viens  de  parier.  Il  n'y  a  rien  de 
bas  et  de  vil  dans  les  occupations  de  la  campagne.  Elles 
conduisent  l'homme  au  milieu  des  grandes  et  magnifiques 
scènes  de  la  nature  et  le  livrent  aux  médilalions  de  son  es- 
prit, que  vivifient  les  influences  extérieures  les  plus  pures 
et  les  plus  nobles.  Aussi  l'homme  du  monde  ne  trouve-t-il 
point  avilissant  pour  lui  de  communiquer,  à  la  campagne, 
avec  les  derniers  ordres,  tandis  qu'à  la  ville  ce  n'est  que  par 
hasard  qu'il  a  des  relations  avec  ceux  qui  sont  au-dessous. 
Il  se  dépouille  de  sa  réserve  orgueilleuse,  content  de  faire  dis- 
paraître les  distinctions  de  rangetde  goûter  les  plaisirs  purs 
et  véritables  d'une  vie  simple  et  frugale.  Je  crois  que  c'est 
une  des  causes  qui  ont  rendu  la  grande  et  la  pctile  no- 
blesse plus  affables  à  l'égard  des' classes  inférieures  que 
dans  les  autres  pays,  et  qui  ont  fait  supporter  aux  petits 
nobles  des  charges  et  des  calamités  excessives,  sans  mur- 
murer de  l'inégale  répartition  des  fortunes  et  des  privi- 
lèges. 

On  doit  attribuer  à  ce  mélange  de  la  société  polie  cl  de  la 
société  campagnarde  les  belles  inspirations  de  la  poésie 
pastorale  parmi  les  Anglais,  et  ces  incomparables  descrip- 
tions de  la  nature  dont  abondent  les  poêles,  qui,  depuis 
€  la  fleur  et  la  feuille  »  de  Cliauccr,  ont  conlmué  à  faire 
naitre  dans  nos  cabinets  l'agréable  fraîcheur  el  l'odeur 
suave  d'un  paysage  couvert  de  rosée.  Ceux  qui,  dans  les 
autres  pays,  ont  cultivé  ce  genre  de  liltérature,  nous  pa- 
raissent avoir  rendu  à  la  nature  une  visite  de  hasard  et  ne 
connaissent  ses  charmes  que  superficiellement  :  mais  les 
poètes  anglais  ont  longtemps  vécu  avec  elle;  ils  ont  pénétré 
dans  ses  asiles  les  plus  secrets,  surpris  ses  moindres  ca- 
prices. Le  zéphyr  qui  ride  la  surface  de  l'onde,  le  léger  mur- 
mure de  la  feuille  qui  tombe,  la  chute  d'un  caillou  roulant 
dans  un  ruisseau,  l'odeur  qu'exhale  l'humble  violette,  la 
marguerite  qui  déploie  le  matin  ses  tciules  cramoisies; 
tous  ces  divers  accidents  ont  élé  saisis  par  des  observa- 
teurs délicats  et  pleins  de  sentiment,  et  ont  servi  de  texte 
à  de  touchantes  moralités. 


Ce  goût  des  personnes  distinguées  pour  les  occupations 
champêtres  adonné  à  la  campagne  une  étonnante  physio- 
nomie. Une  grande  partie  de  l'Angleterre  forme  un  terrain 
plat  et  uni,  et  elle  serait  monotone  sans  les  charmes  de  la 
culture  :  mais  elle  est  garnie,  et  pour  ainsi  dire,  semée  de 
châteaux  et  de  palais,  et  environnée  de  parcs  et  de  jardins. 
Elle  n'offre  pas  de  points  de  vue  magnifiques,  mais  des  ha- 
bitations commodes  où  l'on  goûte  un  repos  sûr  et  tran- 
quille. Chaque  ferme,  chaque  toit  couvert  de  chaume  pré- 
sente un  tableau  ,  et  comme  les  chemins  forment  des 
détours  continuels  et  que  la  vue  est  coupée  de  haies  vives 
et  de  bosquets  charmants,  l'œil  voit  avec  plaisir  la  succes- 
sion perpétuelle  de  petits  paysages  d'une  beauté  enchante- 
resse. 

Le  grand  charme  du  paysage  anglais  est  dans  le  senti- 
ment moral  qu'il  fait  naitre.  Il  s'associe  dans  notre  esprit 
aux  idées  d'ordre,  de  tranquillité,  de  principes  sages  el 
modérés,  de  coutumes  vénérées  el  d'usages  respectables. 
La  vieille  église,  d'une  architecture  gothique,  avec  son  por- 
tail bas  et  massif,  sa  lour  antique,  ses  fenclres  ornées  de 
vitraux  de  couleurs  varices,  le  soin  scrupuleux  avec  lequel 
on  veille  à  sa  conservation,  les  monuments  des  guerriers  el 
des  hommes  illustres  des  anciens  temps,  les  pierres  sépul- 
crales qui  rappellent  les  générations  passées  des  fermiers 
robustes,  dont  les  descendants  labourent  encore  les  mêmes 
champs  et  prient  aux  mêmes  autels  ,  tout  parait  être  le 
produit  de  siècles  heureux  el  paisibles.  Le  presbytère,  édi- 
fice irrégulier,  dont  une  partie  est  antique  et  l'autre  réparée 
et  changée  selon  le  goût  de  l'époque  et  des  différents  pro- 
priétaires qui  l'ont  habité,  le  village  voisin,  ses  chaumières 
vénérables,  le  tapis  de  verdure  abrité  par  les  arbres  sous 
lesquels  les  ancêtres  de  la  génération  actuelle  se  sont  livrés 
à  la  joie  ;  la  vieille  demeure  dune  famille  isolée  dans  un 
petit  champ,  et  qui  semble  regarder  avec  un  air  de  pro- 
tection la  scène  dont  elle  est  environnée  ;  tous  ces  traits 
particuliers  au  paysage  anglais  annoncent  le  calme  et  la 
sécurité,  l'héritage  des  vertus  domestiques  et  de  l'allache- 
ment  au  lieu,  qui  donnent  une  idée  touchante  du  caractère 
moral  de  la  nation. 

Le  dimanche  malin,  c'est  un  beau  spectacle,  lorsque  le 
son  mesuré  de  la  cloche  se  fait  entendre  dans  les  campagnes 
tranquilles,  de  voir  les  paysans,  vêtus  de  leurs  plusbeaux 
habits,  se  diriger  en  foule  vers  l'église.  Mais  on  éprouve  en- 
core plus  de  charme  en  les  trouvant ,  sur  la  fin  de  la  jour- 
née, réunis  à  la  porte  de  leur  chaumière  :  ils  semblent 
jeter  des  regards  satisfaits  sur  les  ornements  dont  ils  ont 
'     eux-mêmes  embelli  leurs  habits. 

Celle  délicieuse  sensation,  celte  affection  paisible  qui 
réside  dans  les  familles,  est  la  mère  des  vertus  les  plus 
solides  el  des  plus  pures  jouissances  (I). 

Traduit  de  lanylais  par  Alb.  DEBOUT. 

(i)  L'aulfur  termine  ces  ronexioni  par  la  citation  d'un  long  pa>- 
ia!:e  d'un  poéie  anfdais ,  ce  Ubirau  de  la  vie  champêtre  offre  peu  d'in- 
tér£l  traduit,  tout  ion  charme  coosisie  dana  uae  Teriincaiiou  Tarile. 


ÉTUSES  FS^SIOLOGIQUES. 


LE  LAZZAROXE  IVAPOLITAIX. 


De  tous  les  êtres  sublunaires,  le  lazzarone  est  assurément 
l'un  des  plus  difficiles  à  définir.  Appartenant  à  la  race  hu- 


maine par  sa  conformation,  il  en  diffère  totalement  par  ses 
habitudes.  On  pourrait  dire  qu'il  tient  le  mili«u  entre  le 


IMUSEE  DES  FAMILLES. 


93 


bipède  et  le  reptile.  Il  participe  à  la  fois  de  l'homme  et  du 
lézard.  Comme  le  lézard,  il  rampe  pendant  la  grande  cha- 
leur du  jour:  il  marche  comme  l'homme  pendant  les  heu- 
res fraîches  du  matin  et  du  soir. 

II  vil  de  soleil  et  de  macaroni;  le  soleil,  Dieu  le  lui 
donne;  le  macaroni,  les  hommes  le  lui  vendent.  Comme 
il  ne  possède  rien,  il  faut,  pour  le  payer,  qu'il  acquière; 
pour  acquérir,  il  faut  qu'il  travaille.  Telle  est  la  raison  qui 
le  force  d'abandonner,  pendant  quelques  instants  de  la 
matinée,  la  vie  horizontale,  qui  seule  lui  convient,  pour 
l'existence  perpendiculaire,  à  laquelle  le  Créateur  con- 
damna tous  les  individus  du  genre  homme  : 

Oi  homini  lublime  dédit,  cœlumqiie  tucri 
Juiiil  et  erecloi  ad  lidera  tollere  vultuf . 

Toutefois  ce  dérangement  est  peu  pénible.  En  tous  pays, 
trois  sous  sont  bientôt  gagnés,  et  trois  sous  suffisent  au 
besoin  du  lazzarone. 

Voici  comment  il  distribue  son  budget  ;  pour  le  maca- 
roni, un  sou  et  demi ,  c'est  le  nécessaire;  pour  l'eau  gla- 
cée (le  lazzarone  n'en  boit  pas  d'autre),  un  dcmi-sou,  c'est 
le  luxe.  Reste  un  sou  qu'il  partage  entre  le  tabac  et  l'im- 
provisateur, c'est  le  plaisir  physique  et  le  divertissement 
de  l'esprit.  Pour  gagner  ces  trois  sous,  il  suffit  de  porter 
le  sac  de  nuit  d'un  voyageur.  Si  le  voyageur  est  généreux, 
et  qu'au  lieu  de  trois  sous  il  donne  un  curlin,  le  lazzarone 
se  repose  pendant  trois  jours,  car  tant  qu'il  a  quinze  cen- 
times devant  lui,  il  ne  bougerait  pas  pour  un  empire.  A 
quoi  bon?  sa  journée  est  assurée;  le  soleil  est  si  beau  au- 
jourd'hui !  et  demain  n'est  pas  encore.  Un  supplément 
n'ajouterait  rien  à  sou  bien-être,  et  cette  modique  somme 
fait  face  à  tous  ses  besoins.  Il  ne  lui  faut  pas  de  maison, 
c'est  la  voûte  du  ciel  qui  l'abrite  ;  le  feu  lui  est  inutile, 
c'est  le  soleil  qui  le  chauffe.  Quant  aux  vêtements,  il  s'en 
dispenserait  volontiers  ;  mais,  la  police  les  lui  imposant,  il 
les  réduit  à  leur  plus  simple  exiuession.  Son  costume  con- 
siste en  un  caleçon  et  une  chemise  de  toile;  encore  ces 
deux  objets  sont-ils  d'ordinaire  dans  un  tel  état  de  déla- 
brement qu'ils  laissent  à  nu  plus  que  les  bras,  les  pieds , 
les  jambes  et  la  poitrine  du  lazzarone.  C'est  que  ses  reve- 
nus ne  lui  permettent  pas  de  les  renouveler  souvent.  11 
ne  peut  même  en  faire  l'acquisition  ;  cette  mince  toilette 
est,  avec  un  caban  et  un  bonnet  de  laine  brune,  tout  ce 
qui  lui  reste  de  quelque  grand  profit  de  sa  jeunesse.  Aussi 
est-il  à  remarquer  que  plus  le  lazzarone  avance  en  âge, 
plus  son  caban  est  misérable.  I.'homme  et  l'habit  se  sont 
usés  ensemble,  et  l'ornement  de  ses  jeunes  années  est 
devenu  le  compagnon  de  ses  vieu.x  jours. 

En  outre,  le  lazzarone  possède  un  panier  d'osier,  long 
et  plat.  Ce  panier  lui  est  absolument  indispensable  :  il  s'en 
sert  à  tout  instant.  Faut-il,  pour  gagner  ses  trois  sous, 
qu'il  transporte  quelque  chose?  le  panier  est  sa  voilure; 
pleut-il?  il  met  son  panier  sur  sa  tète  en  guise  de  para- 
pluie ;  le  soleil  est-il  trop  aident?  le  panier  devient  pa- 
rasol; la  terre  est-elle  humide  et  veut-il  s'asseoir?  le  pa- 
nier se  transforme  en  fauteuil  ;  enfin  la  nuit,  quand  il  veut 
dormir,  ce  panier  est  son  lit  ordinaire.  De  même  que  son 
caban  forme  toute  sa  garde-robe,  ce  panier  compose  tout 
son  mobilier;  il  ne  s'en  sépare  jamais  ;  comme  l'escargot, 
il  traîne  toujours  sa  coquille;  il  porte  avec  lui  toute  sa  for- 
tune, comme  Bias. 

La  journée  du  lazzarone  se  divise  tout  simplement  :  après 
le  petit  travail  obligé  du  matin ,  il  se  rend  sur  un  des  quais, 
à  sa  place  favorite,  se  couche  dans  le  panier  dont  nous 
venons  de  parler,  et  regarde  son  ciel  d'or  et  sa  mer  toute 
Lieue.  Puis  le  sommeil  le  prend,  il  ferme  doucement  les 


yeux.  S'il  se  réveille,  ses  regards  tombent  encore  sur  les 
flots  qui  étincellent,  sur  les  arbres  fleuris  de  la  Chyaja  ;  l'air 
est  tiède,  il  le  respire  avec  ivresse;  il  n'a  pas  un  souvenir 
qui  l'attriste,  pas  une  espérance  qui  l'attire,  pas  un  souci 
qui  le  tourmente  ;  personne  ne  s'inquiète  de  lui ,  il  ne  s'in- 
quiète de  personne;  le  soleil  chauffe  délicieusement  ses 
membres,  il  se  retourne  avec  volupté.  Si,  dans  cet  instant, 
vous  passez  devant  lui,  il  tend  la  main,  espérant  que  vo- 
tre charité  le  dispensera  de  se  déranger  le  lendemain.  Si 
vous  lui  donnez,  il  ne  vous  remercie  pas;  si  vous  ne  lui 
jetez  rien,  il  relire  sa  main  en  murmurant  de  la  peine  in- 
utile qu'il  a  prise,  et  se  rendort.  Ainsi  se  passe  la  journée. 

Le  soir,  il  se  dirige  vers  le  môle,  et,  selon  la  disposition 
de  son  esprit,  il  choisit  parmi  les  trois  improvisateurs 
dont  la  jetée  de  Naples  est  le  théâtre.  Le  premier  raconte 
des  histoires  terribles;  le  second  des  aventures  burles- 
ques ;  le  troisième  lit  V/^rioste  ou  le  Tasse.  L'improvi- 
sateur le  plus  aimé  du  môle  est  un  petit  vieillard  vêtu 
d'un  habit  noir,  de  culottes  courtes,  d'un  chapeau  à  cor- 
nes, et  portant  sur  le  nez  de  grandes  besicles  bleues.  D'une 
main  ,  il  tient  un  livre,  et  de  l'autre  une  baguette  blanche, 
à  l'aide  de  laquelle  il  gesticule  avec  frénésie,  au  grand  con- 
tentement de  l'auditoire  déguenillé  qui  l'entoure.  A  celui- 
là,  le  lazzarone  donne  très-libéralement  le  demi-sou  qu'il 
a  économisé  à  cet  effet.  Mais  si  l'homme  aux  lunettes  est 
absent,  et  que  son  successeur  soit  moins  habile  ,  le  lazza- 
rone, au  lieu  de  le  payer,  achète  des  figues  et  les  mange 
tranquillement  sans  l'écouter.  Après  le  spectacle,  il  re- 
tourne à  sa  place  du  matin ,  revêt  son  caban ,  et  passe  la 
nuit  à  dormir  ou  à  rêver  au  clair  de  lune.  Le  lendemain, 
il  recommence;  rien  n'a  changé  pour  lui. 

La  pluie  seule,  et,  Dieu  merci,  elle  est  rare  à  Naples, 
bouleverse  toute  son  existence.  Elle  lui  interdit  le  quai, 
le  môle,  la  vue  de  la  mer;  alors  il  se  retire  sous  le  por- 
tique d'un  palais.  Comme  ce  jour-là  l'eau  frappée  lui  se- 
rait désagréable  ,  et  que  l'improvisateur  n'improvise  pas, 
il  dépense  en  tabac  ce  que  lui  coûtent  ordinairement  la  glace 
et  la  poésie.  Sa  pipe,  de  terre  rouge,  ne  quitte  pas  sa 
bouche ,  et  son  parfum  lui  fait  prendre  en  patience  la  sé- 
vérité du  ciel. 

Outre  qu'il  doit  se  soumettre,  ainsi  que  tous  les  mortels, 
aux  intempéries  de  l'atmosphère,  le  lazzarone  ne  peut 
pas  toujours  vaincre  ce  besoin  de  mouvement  qui  est  in- 
hérent à  la  nature  humaine;  il  a  des  fantaisies  tout  comme 
un  autre.  Le  désir  le  prend  quelquefois  d'aller  à  Portici 
visiter  un  de  ses  anciens  amis.  Il  ne  songe  pas  un  instant 
il  faire  cette  course  à  pied.  Jamais  un  lazzarone  ne  se  sert 
de  ses  membres  pour  son  plaisir.  Il  prend  une  voiture, 
un  corricolo.  Le  corricolo  de  Naples  est  une  sorte  de  til- 
bury atlelé  d'un  petit  cheval,  et  qui  semble  construit  pour 
porter  deux  personnes  ;  mais  seize  lazzaroni  s'y  placent 
facilement.  Les  uns  sont  à  cheval  sur  le  brancard  ;  les 
autres,  couchés  dans  un  pjjnier  suspendu  sous  la  caisse 
du  tilbury,  s'y  trouvent  dans  la  position  des  chiens  de 
nos  roiilicrs.  Sept  ou  huit  des  voyageurs,  pressés  les  uns 
contre  les  autres,  se  tiennent  à  l'arrière,  debout  comme 
des  matelots  sur  une  vergue,  portés  par  un  bâton  dis- 
posé tv  cet  effet.  Le  cocher  est  habituellement  de  ce  nom- 
bre ;  c'est  par-dessus  la  tète  des  personnages  assis  dans  la 
caisse  du  véhicule  qu'il  conduit  et  fouaille  son  petit  che- 
val couvert  de  grelots.  Le  tarif  de  cet  équipage,  qui  va 
toujours  au  grand  galop,  est  proportionné  à  la  fortune  du 
lazzarone;  et,  comme  ce  jour-là  encore  la  conversation  de 
l'ami  remplace  les  histoires  du  môle,  il  donne  au  cocher 
le  salaire  de  l'improvisateur. 

Le  lazzarone  a  d'ailleurs  presque  toujours  un  frère  co- 


94 


LECTURES  DU  SOIR. 


cher  et  un  autre  frère  moine.  Le  premier  le  transporte,  le 
second  lui  donne  à  diner  le  dimanche.  En  cela,  les  moines 
sont  une  des  grandes  puissances  du  gouvernement  napo- 
litain ;  eux  seuls  savent  contenir  cette  population  qui,  bien 
qu'endormie,  peut  se  ranimer  (ce  ne  serait  pas  la  première 
fois),  et  qui  se  trouverait  au  réveil  d'autant  plus  terrible 
que,  n'ayant  rien  à  perdre,  elle  pourrait  tout  oser. 

Le  lazzarone  est  sujet  à  une  autre  fantaisie  :  quoique 
sobre,  il  advient  parfois,  quand  le  ciel  est  bien  clair,  quand 
son  cœur  est  joyeux,  qu'il  songe  au  parfum  d'une  glace 
à  la  vanille,  au  fumet  d'une  bouteille  de  vin  blanc  de  Ca- 
pri.  Que  faire?  il  n'a  rien  ;  comment  subvenir  à  cette  dé- 
pense imprévue?  il  a  recours  à  une  recette  extraordinaire, 
il  vole.  Dans  ce  nouveau  métier,  il  apporte  son  esprit  et  sa 
philosophie  ordinaires.  11  n'existe  en  aucun  pays  de  filou 
aussi  adroit,  aussi  froid  que  le  lazzarone.  A  Naples,  tout 
le  monde  vous  conte  que  lorsque  les  apprentis  filous  pas- 
sent leur  examen  pour  devenir  maîtres  voleurs,  on  leur 
pose  les  questions  suivantes  : 

—  Où  as-tu  travaillé?  demande  l'interrogateur  au  pos- 
tulant. 

—  A  Paris. 

—  Tu  ne  sais  rien. 

—  A  Londres. 

—  Tu  sais  quelque  chose. 

—  A  Naples... 

—  A  Naples!  alors  tu  sais  tout.  Tope  là,  tu  es  des  nô- 
tres. 

Le  lazzarone  fait  surtout  8ans  le  foulard.  Aussi  le 
voyageur  qui,  après  s'être  promené  pendant  une  heure  sur 
la  Chyaja  ou  sur  le  Largo  del  Castello,  ne  trouve  pas,  au 
retour,  son  mouchoir  absent  de  sa  poche,  doit  se  considé- 
rer comme  protégé  de  saint  Janvier.  Au  resté,  le  lazzarone 
vole  avec  plus  de  bonhomie  encore  que  d'adresse.  Il  ne 
prend  que  ce  dont  il  a  besoin.  Le  vol  est  pour  lui  une  con- 
séquence philosophique.  Voici  son  raisonnement  :  «  Tu 
as  le  superflu,  le  nécessaire  me  manque  ;  nous  sommes 
frères,  il  est  juste  que  nous  partagions.  » 

Un  vol  si  bien  raisonné  n'est  plus  un  vol,  c'est  le  com- 
munisme mis  en  pratique. 

Le  lazzarone  parait  en  être  persuadé.  Il  fouille  votre 
poche  avec  le  calme  le  plus  parfait,  .\-t-il  la  main  lourde? 
en  vous  retournant  brusquement  le  prenez-vous  sur  le 
fait  ?  il  vous  regarde.  Si  vous  le  menacez,  il  se  sauve  e» 
vous  faisant  les  cornes.  Si  vous  riez,  il  rit  avec  vous  et 
vous  promet  d'être  plus  adroit  une  autre  fois. 

Un  soir,  j'étais  sur  le  môle  avec  quelques  officiers  de 
marine  ;  nous  causions  depuis  une  demi-heure,  lorsqu'un 
Napolitain  de  notre  connaissance  nous  accosta. 

—  Savez-vous  ce  qui  vient  de  vous  arriver  ?  demanda- 
t-il  à  M.***,  commandant  du  Grenadier. 

—  Quoi  donc?  reprit  le  marin. 

—  Un  lazzarone  vous  a  volé. 

M.***  chercha  dans  ses  poches  et  y  trouva  leurs  habi- 
tants ordinaires. 

—  Oh  !  continua  le  Napolitain  ,  il  n'a  rien  emporté.  Il  a 
fait  seulement  une  inspection, et  rien  decequevousaveznc 
lui  convenait.  De  la  première  poche  il  a  tiré  des  gants  ;  ils 
n'étaient  pas  neufs,  il  les  a  remis  à  leur  place.  Dans  la  se- 
conde il  a  trouvé  un  mouchoir.  Il  était  de  toile,  par  consé- 
quent impossible  à  vendre  ;  il  l'a  également  laissé  dans  votre 
poche,  ne  voulant  pas  vous  priver  d'un  objet  qui  vous  est 
Utile  et  qui  ne  lui  serait  d'aucun  usage. 

—  Et  comment  diable  ne  m'avez-vous  pas  averti  ?  de- 
manda le  marin. 


—  Si  je  vous  avais  averti,  j'aurais  appris  ce  soir  combien 
a  de  pouces  la  lame  d'un  stylet  napolitain. 

En  effet,  le  lazzarone  ne  pardonne  pas  au  dénonciateur. 
En  cela,  il  se  montre  rationnel  comme  de  coutume.  Car,  si 
on  le  dénonce,  on  le  met  en  prison.  Si  on  le  met  en  prison, 
on  lui  ravit  le  soleil,  la  vue  de  la  mer,  l'improvisateur.  Et 
que  voulez-vous  qu'un  lazzarone  devienne  sans  l'improvi- 
sateur, sans  la  mer,  et  sans  le  soleil  ?  Il  faut  donc  bien  qu'il 
tue  le  dénonciateur.  Ces  sortes  de  vengeances  sont  les  seu- 
les causes  de  celte  distribution  de  coups  de  couteau  qui  se 
fait  si  fréquemment,  la  nuit,  dans  les  rues  de  Naples. 

La  nuit...,  car  le  lazzarone  ne  se  venge  que  lorsqu'il 
peut  le  faire  çans  être  vu  et  sans  danger.  Il  n'est  pas  brave. 
A  quoi  lui  servirait  la  bravoure  ?  à  se  battre?  mais  s'il  se 
bat,  il  peut  recevoir  des  coups  ;  et  pour  qui  se  battrait-il  ? 
pour  le  gouvernement?  pour  le  roi?  pour  la  liberté?  Le 
gouvernement,  il  ne  le  connaît  pas  ;  son  roi,  c'est  Dieu  ;  ca 
liberté,  c'est  le  soleil  qui  rayonne,  c'est  la  mer  qui  mur- 
mure, c'est  l'air  embaumé  qu'il  respire. 

L'oisiveté  est  mère  de  tous  les  vices,  a-t-on  dit  ;  le  laz- 
zarone prouve  chaque  jour  la  véri:é  de  cet  axiome.  Mais, 
tout  en  condamnant  sa  paresse,  il  faut  lui  tenir  compte  des 
influences  qui   l'attirent  et  l'enchaînent  dans  cet  état  de 
torpeur.  Il  subit  la  mollesse  de  sa  nature  et  la  douceur 
énervante  de  son  climat.  Cet  amour  excessif  du  repos  n'ap- 
partient pas  seulement  au  lazzarone,  c'est  le  caractère  dis- 
tinclif  de  presque  toutes  les  races  méridionales.  En  obser- 
vant depuis,  à  Constantinople,  ces  vieux  Turcs  qui  passent 
leur  vie  accroupis  devant  leurs  maisons,  les  yeux  errants 
sur  le  Bosphore,  l'âme  perdue  dans  je  ne  sais  quelle 
vague  rêverie,  j'ai  trouvé  dans  ces  hommes,  étrangers  à 
tout  ce  qui  se  passe  dans  ce  monde ,  plus  d'une  analogie 
avec  le  lazzarone.  Seulement  le  Turc  est  plus  naïf,  et,  il 
faut  bien  le  dire,  plus  dominé  par  sa  religion.  Il  n'assas- 
sine pas  et  ne  vole  jamais  (1).  Il  aime  à  vivre,  comme  le 
Napolitain,  dans  le  silence,  dans  la  solitude,  dans  l'oubli 
de  toutes  choses.  Mais  son  repos  n'est  pas,  si  l'on  peut 
s'exprimer  ainsi,  de  la  même  nature  que  celui  du  lazza- 
rone. Le  Turc  est  beaucoup  moins  matérialiste.  Quand, 
pour  faire  ce  qu'il  appelle  son  Jiief,  il  s'accroupit  à  l'ombre, 
en  face  de  son  beau  ciel,  au  bord  des  flots  de  la  Corne  d'or, 
ce  n'est  pas  une  jouissance  physique  qu'il  recherche  ;  il 
veut,  au  contraire,  oublier  tout  ce  qui  est  matière  en  lui, 
pour  se  plonger  dans  une  poétique  contemplation  ou  dans 
une  extase  religieuse.  Le  lazzarone,  lui,  ne  voit  dans  le 
repos  que  le  bonheur  de  ne  rien  faire.  Il  a  nommé  cet  état 
incomparable  le  far  niente.  Les  houris  du  prophète  et  les 
jardins  merveilleux  qu'il  promet  n'auraient  pas  à  ses  yeux 
de  grands  attraits.  Son  paradis,  à  lui,  ce  serait  de  vivre 
dans  une  continuelle  immol»ilité,  de  rester  couché  au  bord 
de  la  mer ,  sans  se  déranger  une  seule  fois  pendant  toute 
l'éternité.  Quand  il  est  étendu  sur  la  grève,  la  tète  à  l'om- 
bre de  son  panier,  le  corps  au  grand  soleil,  ce  n'est  pas, 
ainsi  que  le  Musulman,  on  rêve  que  son  imagination  pour- 
suit, il  songe  tout  simplement  que  la  place  où  il  se  trouve 
est  excellente,  que  les  rayons  du  soleil  l'y  chaufl^ent  à  un 
degré  tout  à  fait  convenable,  que  sa  tète  est  confortablement 
appuyée,  qu'il  se  baignera  dans  trois  jours  si  la  chaleur 
continue.  En  un  mot,  toutes  les  facultés  de  son  âme  sont 
absorbées  ài  jouir  du  bien-être  de  son  corps. 

Cependant  les  lazzaroni  ont  quelquefois  dépouillé  leur 
caractère  ordinaire  et  secoué  tout  d'un  coup  leur  paresse. 
Mais  cela  n'est  arrivé  que  dans  des  circonstances  excep- 
tionnelles qui  les  arrachaient  forcément  à  leurs  habitudes, 

(1)  A  CoDstautiDople,  on  cecile  pai  un  seul  exemple  deTolcoouili 
pir  un  Turc. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


95 


et  lorsqu'ils  étaient  entraînés  par  l'un  des  leurs,  comme  au 
temps  de  Masaniello,  ou  soulevés  par  des  instigations  puis- 
santes, comme  celles  du  cardinal  RufTo.  Alors  ils  out  mon- 
tré une  férocité  inouïe.  Il  devait  en  être  ainsi,  car  «  lorsque 
les  hommes,  après  une  longue  apathie,  se  réveillent  tout 
à  coup  et  s'attachent  à  quelque  chose  ,  c'est  toujours  avec 
passion.  »  C'est  M.  Thiers  qui  l'adit. 

Le  lazzarone  n'a  jamais  moins  de  trente  ans.  Auparavant 
il  a  couru  le  monde,  il  a  sacritié  aux  passions  humaines,  il 
a  été  pêcheur,  ou  cocher,  ou  fachino  -,  mais  il  n'était  pas 
lazzarone;  tant  de  philosophie  n'appartient  pas  à  l'enfance! 
Sa  vie,  comme  ou  le  voit,  peut  se  comparer  à  celle  du  pa- 
pillon. Pendant  quelque  temps  il  a  été  jeune,  beau  peut- 
être,  plein  de  gaieté,  de  folie  ;  il  a  voltigé  çà  et  là;  puis, 
comme  le  papillon  qui,  à  l'automne,  ploie  ses  ailes  et  dis- 
parait; lui,,  quand  vient làge  de  raison,  il  laisse  là  tous  les 
égarements  de  la  jeunesse,  toutes  les  agitations  de  la  vie, 
tous  les  souvenirs  du  passé,  et  il  se  transforme  en  chry- 
salide humaine. 

Le  lazzarone  ne  parle  presque  jamais.  Que  dirait-il  ?  sn 
vie,  ses  contemplations  et  partant  ses  pensées  sont  toujours 
les  mêmes.  Les  intérêts  des  hommes  ne  le  concernent  pas  ; 
son  voisin  ne  le  préoccupe  guère  ;  il  vit  en  lui.  11  est  ce- 
pendant quelquefois  obligé  d'exprimer  ses  besoins.  Alors  il 
a  recours  à  une  gesticulation,  à  un  langage  par  signes  qu'il 
a  inventé  pour  cet  usage  et  qui,  consistant  dans  le  jeu  des 
muscles  de  la  face,  le  fatigue  moins  que  l'émission  guttu- 
rale de  la  voix.  Si  à  une  question  que  vous  lui  faites  il  veut 
répondre  par  une  affirmation,  il  se  contente  de  fermer  les 
yeux  d'un  air  approbateur.  Si  c'est  non  qu'il  veut  dire,  il 
soulève  lauguissamment  la  tète  et  fait  claquer  sa  langue 
contre  son  palais.  C'est  là  le  signe  négatif  par  excellence , 
non-seulement  à  Naples,  mais  aussi  dans  tout  l'Orient. 


Lorsque  votre  question  est  pour  lui  sans  intérêt,  il  se  tourne 
tranquillement  de  l'autre  côté  sans  rien  dire,  et  l'on  sent 
que,  lui  aussi,  est  prêt  à  répondre  :  t  Ote-toi  de  mon  so- 
leil? . 

Le  lazzarone  est  généralement  laid.  Ses  traits,  fortement 
accusés,  manquent  de  régularité.  Il  a  eu  primitivement  le 
teint  d'un  cigare  de  La  Havane.  Mais  cette  couleur  s'as- 
sombrit avec  les  années  ;  le  bistre  foncé  lui  succède.  A  qua- 
rante ans  la  peau  de  son  visage  a  la  nuance  d'une  vieille 
selle  ;  elle  est  complètement  noire  à  l'âge  où  ses  cheveux 
blanchissent. 

Que  pensez-vous  maintenant  du  lazzarone?  est-ce  f'é- 
goïsme  incarné ,  ou  la  philosophie  faite  homme  ?  Je  vous  le 
laisse  à  décider. 

Je  crois,  pour  ma  part,  que  le  lazzarone  est  l'homme  que 
cherchait  Diogène,  qui  lui-même  était  un  lazzarone. 

Pendant  mon  séjour  à  Naples,  je  ne  pouvais  me  lasser 
d'observer  cette  population  incomparable  qui  va  diminuant 
tous  les  ans.  La  civilisation,  cette  lave  brûlante,  a  atteint  le 
lazzarone.  Elle  le  fond  dans  son  creuset  universel.  Ces 
hommes  si  excentriques  commencent  à  subir  la  loi  com- 
mune. Leurs  besoins  augmentent;  pour  les  satisfaire,  le 
vol  ne  leur  suffit  plus  ;  car  la  police  napolitaine  devient 
chaque  jour  plus  vigilante  et  plus  sévère.  Il  faut  donc  bien 
qu'ils  travaillent,  et  par  conséquent  qu'ils  disent  adieu  à  la 
vie  contemplative.  La  plupart  des  lazzaroni  que  l'on  ren- 
contre maintenant  paraissent  extrêmement  vieux.  Ceux-là 
ont  lutté  contre  l'invasion  ;  ils  vivront  jusqu'au  dernier 
jour  dans  leur  paresse,  et  mourront  bravement  dans  leur 
misère  ;  mais  avec  eux  finira  cette  race  si  intéressante  des 
lazzaroni. 

Alexis  de  VALON. 


(du  Ib  NOVEMBRE  AU  13  DÉCEMBRE.) 


M.  Louis  Diibeux ,  conservatcur-ad- 
joinl  de  la  Bibliothèque  Royale,  vient  de 
publier  une  brochure  concernant  la  dé- 
couverte d»  cœur  de  saint  Louis  à  la 
Sainte-Chapelle  du  Palais.  On  y  trouve 
sur  l'auiheniicité  de  cette  relique  toutes 
les  pièces  de  la  discussion  qui  s'est  éta- 
blie dernièreincut  à  cet  égard.  Une  lettre 
de  M.  le  baron  Taylor,  datée  de  Malle, 
vient  de  conlirmer  que  M.  Dubeux  a 
en  Llïïl  découvert  le  véritable  cœur  de 
Louis  IX. 

—  M.  Dantan  jeune,  préoccupé  de  tra- 
vaux sérieux  ,  vieut  cependant  de  publier 
une  charge  pleine  de  linesse  el  d'esprit  : 
celle  de  Tacleur  Neuville,  qui  obtient  en 
ce  niumeni  beaucoup  de  succès  aux  Va- 
riétés ,  dans  la  pièce  de  Jacquot. 

—  La  rentrée  de  Bouffe  a  eu  lieu  aux 
Variétés  avec  un  immense  succès  ;  un 
acteur  inconnu  jusqu'à  présent  à  Paris, 
Deluias,  a  remplacé  BoufTé  au  Gymnase, 
djustilie  cette  audace  en  jouant  avec  bon- 
heur et  talent  un  rôle  écrit  pour  Bouffé. 

—  Nous  voici  enln  s  dans  la  saison  mu- 
sicale. L'Opéra  ,  l'Opcra-Comique  ,  les 
Bouffes,  ont  commencé  par  ouvrir  la 
nurcbe.  L'Opéra  nous  a  donné  Dom  Sé- 


bastien, rOpcra-Comique,  Mina  et  le 
Déserteur,  les  Bouffes,  I\laria  di  Rohan, 
quatre  succès  bien  réels.  Quinze  repré- 
sentations consécutives  ont  assuré  à  Dom 
Sébastien  une  vogue  que  l'on  ne  peut 
comparer  qu'à  celle  de  Robert  et  de  la 
Juive.  La  direction  a  fait  pour  cet  ouvrage 
des  frais  immenses  de  décors  et  de  cos- 
tumes. Rien  n'est  plus  original  et  d'un 
plus  grand  effet  que  la  scène  du  camp 
d'.\lcazar  au  second  acte;  la  vue  de  Lis- 
bonne aux  flambeaux,  le  convoi  royal, 
au  troisième  acte,  où  l'on  déploie  les  ri- 
chesses d'une  mise  en  scène  sans  exem- 
ple jusqu'à  ce  jour  à  l'Opéra.  Le  dernier 
tableau,  représentant  un  fort  au-dessus  de 
la  mer,  éclairé  par  les  rayons  d'une  lune 
splendide,  excite  à  chaque  représenta- 
tion un  nouvel  enlhousia.-me.  Le  poème 
de  M.  Scribe,  un  peu  sombre  peut-être  , 
renferme  des  situations  très-dramatiques 
et  u'uu  grand  intérêt.  Le  musicien  n'a  pas 
fait  défaut  au  poète,  et  nous  pouvons  as- 
surer que,  dans  aucun  de  ses  ouvrages, 
Donizetti  n'a  eu  de  plus  belles,  de  plus 
nobles  inspirations,  des  chants  plus  gra- 
cieux et  plus  passionnés.  Parmi  les  nom- 
breux  morceaux  qui,  tous  les  soirs, 


enlèvent  les  applaudissements  de  la 
salle,  il  faut  citer,  au  deuxième  acte,  la 
romance  de  madame  Stollz,  Sol  atioré, 
d'un  caractère  sentimental;  le  duo  de  ma- 
dame Sloltzetde  Duprez  ,et  surtout  l'air 
chanté  par  M.  Duprez  :  Seul  sur  la  terre, 
admirable  mélodie  qui  aura  un  succès  de 
popularité.  .\u  troisième  acte,  la  romance 
de  Barroilhet,  si  touchante,  si  expressive: 
O  Lisbonne,  d  ma  patrie  !  le  duo  pas- 
sionné entre  madame  Slolîz  et  .Massol  ;  le 
duo  entre  Duprez  et  Barroilhet ,  qui  ren- 
ferme une  pjirase délicieuse;  enlin  la  mar- 
che funèbre,  d'un  lAVi  grandiose  et  so- 
lennel. Tout  le  quatrième  acte  est  un 
chef-d'œuvre  de  science  et  d'inspiraiion. 
A  toutes  les  représentations,  le  public  en 
masse  fait  répeler  le  maLjnitique  septuor 
que  renferme  cet  acte;  ce  morceau  restera 
attaché  à  la  gloire  de  Douizeiii ,  el  il  est 
jusqu'à  ce  jour  le  plus  beau  Oeuron  de  sa 
couronne.  Au  cin(|uième  acte ,  le  compo- 
siteur trouve  encore  des  chants  tendres 
et  dramatiques  à  la  fois  :  ainsi,  le  duo  de 
la  prison  entre  madame  Stoitz  et  Duprei , 
la  ravissante  barcarolle  c'nantéc  si  agréa- 
blement par  Barroilhet,  et  le  trio  linal 
entre  madame  Stoitz,  Barroilhet  et  Du- 


96 


LECTURES  DU  SOIR. 


prez ,  sonl  amant  de  morceaux  qui  auront 
dans  les  salons  la  môme  vogue  qu'au 
théâtre.  L'exécution  de  Dom  Sébastien 
est  des  plus  brillantes  :  madame  Stoliz 
déploie,  dans  le  rôle  de  Zaîda  ,  toute  la 
puissance  de  son  beau  talent;  Duprcz  , 
dans  celui  de  Dom  Sebastien  ,  et  Barroi- 
Ihet  dans  celui  de  Camocns,  font  ad- 
mirer leur  voix  et  leur  méthode  par- 
faiies.  Quant  à  Massol ,  il  est  fort  bien 
dans  le  rôle  d'Abayaldos.  Les  danses  du 
deuxième  acte  sont  originales  et  de  bon 
goût  ;  les  chœurs  ne  laissent  rien  à  dési- 
rer. 

Maria  di  Rohan  a  été  aussi  pour  Doni- 
retti  le  sujet  d'un  éclatant  succès  au  Théâ- 
tre-Italien. La  pièce  n'est  autre  qu'un 
Duel  tout  Richelieu,  de  M.  Lockroy, 
très-habilement  arrangé  pour  la  musique. 
Les  deux  premiers  actes  sont  remplis  de 
motifs  charmants  :  on  applaudit  principa- 
lement la  première  romance  chantée  par 
M.  Salvi,  une  belle  cavaiine  chantée  par 
madame  Grisi,  et  une  ballade  d'une  sim- 
plicité et  d  une  élégance  adorables;  dans 
le  second ,  une  romance  de  Salvi,  un  duo 
entre  Salvi  et  Ronconi,  et  encore  un  duo 
en  mouTement  de  valse  entre  Salvi  et  ma- 
dame Grisi ,  qui  fera  fortune  dans  les  con- 
certs. C'est  pour  le  troisième  acte  que  le 
compositeur  a  réservé  ses  inspirations 
les  plus  dramatiques  :  là  ,  le  musicien  et 


le  chanteur  luttent  de  talent,  de  grâce  et 
d'énergie,  pour  exciter  l'enthousiasme; 
et ,  il  faut  le  dire,  à  chaque  représenta- 
lion  leur  but  est  atteint ,  car  cet  acte  est 
complètement  beau.  Le  public  a  pris  pour 
habitude  de  redemander  et  de  faire  repe- 
ler, entre  autres  morceaux,  l'air  brillant  de 
madame  Grisi,  et  la  cavatine  si  entraî- 
nante de  Ronconi  ;  il  forait  répéter  aussi 
l'admirable  trio  (inal ,  si  les  artistes  ne  se 
trouvaient  pas  trop  fatigués. 

A  rOpera-Comique ,  la  jolie  pièce  de 
M.  Thomas,  Mina,  continue  à  attirer  la 
foule  :  poème  et  musique  font  le  plus 
grand  plaisir.  Le  Déserteur  balance  pres- 
que ce  succès,  et  contribue  avec  Mina 
à  la  prospérité  toujours  croissante  de  ce 
théâtre. 

Maintenant,  nous  allons  avoir  des  nou- 
veautés musicales  pour  le  jour  de  l'an. 
Parmi  les  albums  qui  vont  inonder  Paris 
et  la  province,  l'album  Labarre  se  fait 
remarquer  par  une  élégance,  une  ri- 
chesse inaccoutumées  :  les  dessins.  dL*  F. 
Sorricu,  sont  autant  de  tableaux  de  genre; 
les  Paroles,  signées  des  noms  les  plus 
connus  dans  la  littérature,  sont  toutes  de 
petits  poèmes  pleins  de  variété  et  de  dis- 
tinction qui  trouveront  accès  dans  les 
familles.  Quant  à  la  musique,  elle  est 
de  Th.  Labarre,  l'auteur  de  tant  de  mé- 
lodies populaires.  On  parle  de  l'exécution 


du  Miserere  de  Donizetli  â  l'Académie 
royale  de  Musique  :  ce  serait  là  une  excel- 
lente idée;  le  public  est  désireux  de  con- 
naître comment  Donizetli,  après  Rossini, 
a  traité  la  musique  religieuse.  Il  est  im- 
possible que  l'auteur  de  la  marche  funè- 
bre et  du  quatrième  acte  de  Dom  Sé~ 
bastien  n'ait  pas  produit  un  œuvre  digne 
au  moins  de  tout  ce  qui  a  été  composé 
dans  ce  genre  jusqu'à  ce  jour. 

—  Parmi  les  nouveaux  dessins  dont  le 
musée  Standith  a  enrichi  la  nouvelle  col- 
lection du  Louvre,  on  remarque  une 
admirable  esquisse  deRubens ,  représen- 
tant une  yiventure  de  Philopamen.  On 
sait  que  cet  illustre  général ,  invité  à  dî- 
ner chez  un  de  ses  amis ,  devança  de 
quelques  instants  les  autres  convives.  Une 
des  esclaves  qui  préparaient  le  repas , 
trompée  par  la  simplicité  du  costume  de 
Pbilopœmen,  le  prit  pour  un  simple  ou- 
vrier, le  pria  de  fendre  du  bois  et  de  la 
seconder  dans  ses  travaux  domestiques. 
Ce  dessin ,  dont  le  Mutée  det  Famillet 
donne  ici  une  gravure,  se  fait  surtout 
remarquer  par  la  hardiesse  et  la  vérité  des 
accessoires  que  ce  grand  artiste  a  places 
dans  son  œuvre. 


U  rédacteur  en  chef.  S.  IlEXTtT  BEKITIOCD. 
U  directeur,  F.  PIQIÉE. 


Pbiiopœmcn,  d'après  Rubens  (Co'Ieciion  Siandisli). 


T}p    lIcMM-TU.  rue  du  i  oul«vard,  T.  Balitnollfj  (Bonl^vird  rxirrirur  de  Paru. 


IV. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


97 


lilTTlES  SÏÏB  L'IHDl. 


Vue  d'Amsterdam,  prise  du  quai. 

imslcrJam.  —  Le  généra)  van  Mc.ireen.  —  L'hiver  dans  llnde.  —  Les  pluies.  —  Les  villages.  —  Les  tisserands.  —  Novembre.  —  Les  récollei. 

—  La  mousson.  —  Les  jardins.  —  Noël.  —  Janvier.  —  Palanquins.  —  Choullry.  —  Chasses.  —  Le  tigre.  —  Le  sanglier-.  — 

Février.  —  Les  eaux  du  Quadavery.  —  Les  fulgors  porte-chandelle. 


Amsterdam,  12  juin  1843. 

En  ouvrant  cette  lettre  datée  d'Amsterdam,  vous  vous 
attendiez  sans  doute,  mon  ami,  à  recevoir  à(^  moi  de  longs 
détails  sur  la  Hollande,  et  particulièrement  sur  celle  capi- 
tale puissante  où  le  commerce  règne  en  monarque  absolu. 
Mais  que  vous  aurais-je  dit  que  vous  n'ayez  vu  ou  lu?  Vous 
sav^z  comme  moi  qu'Amsterdam  a  la  forme  d'un  croissant, 
dont  les  extrémités  sont  formées  par  deu.x  îles  qui  s'éten- 
dent dans  le  golfe  de  l'Y  et  qui  communiquent  à  la  ville  par 
des  ponts  mobiles.  Pourrais-je  vous  apprendre  que  la  rivière 
de  l'Amstel  partage  la  ville  en  deux  parties:  l'une  à  l'orient 
qui  s'appelle  oude  zyde,  c'est-à-dire  ancien  côté,  l'autre 
à  l'occident  qui  prend  le  nom  de  nieuw  zyde,  ou  nouveau 
cô/e?  l'Amslel  ne  tarde  pas  à  changerdenom,  et  devient  le 
Rokin;  un  peu  plus  loin  il  franchit  la  voûte  du  Vyzendam 
et  s'appelle  le  Damrack,  jusqu'au  moment  où  il  se  décharge 
dans  l'Y  par  une  vaste  écluse.  Amsterdam  se  compose 
de  quatre-vingt-deux  îles  de  diverses  grandeurs,  que  deux 
cent  quatre-vingts  ponts  unissent  entre  elles.  Ke  vous  atten- 

JANVIER  1814. 


dez  donc  pas  à  ce  que  je  vous  décrive  chaque  monument  et 
chaque  galerie  de  tableaux,  chaque  costume  et  chaque  dé- 
tail de  mœurs.  Venez  seulement  vous  promener  avec  moi 
sur  le  quai  du  port  :  de  là  vous  pourrez  apercevoir  le  pa- 
norama de  la  ville  entière,  et  remarquer  un  vieil  officier  de 
marine  qui,  chaque  après-midi,  s'assied  au  bord  du  Zuy- 
derzée  pour  regarder  la  mer,  s'amuser  du  mouvement  du 
port,  et  causer  avec  les  négociants  et  les  armateurs,  qui 
recherchent  avidement  sa  conversation  pleine  de  souvenirs 
d'un  haut  mtérêt.  Ce  vieillard  est  le  général  Van  Mestreen, 
qui  a,  pendant  trente-six  années  entières,  habité  l'Inde,  et 
qui  possède  sur  ce  pays  les  renseignements  les  plus  cu- 
rieux. Chaque  jour,  je  passe  une  heure  à  deviser  avec  lui; 
vous  ne  pouvez  vous  figurer  l'immense  richesse  de  ré- 
cits que  j'entends  et  que  je  recueille.  Le  général  Van 
Meslreen  sait  sur  l'Inde  ce  que  les  voyageurs  anglais  n'ont 
jamais  voulu  nous  en  apprendre,  ou  ce  qu'ils  n'ont  point 
EU  observer.  Je  vous  en  fais  juge. 

Les  saisons  ne  ressemblent  point  dans  l'Inde  à  nos  sai- 
sons de  l'Europe,  me  dit  le  général, 

—  13  —-  ONZIÈME  VOLUME. 


98 


LECTURES  DU  SOIR. 


Dans  les  circars  septentrionaux,  les  pluies  qui  accompa- 
gnent le  commencement  de  la  mousson  du  nord-est  ces- 
sent généralement  dans  la  première  moitié  de  novembre. 
Alors  le  ciel  s'éclaircit  et  le  temps  devient  délicieux.  Les 
matinées  sont  d'une  pureté  admirable,  et  le  terrain  s'hu- 
mecte d'une  abondante  rosée.  Pas  un  nuage  ne  trouble 
l'azur  brillant  du  ciel,  qui  demeurerait  sans  tache,  si  de 
temps  en  temps  on  n'y  apercevait  un  milan  planant  dans 
les  airs  à  une  hauteur  prodigieuse.  Le  soleil  se  couche  dans 
des  flots  de  pourpre,  et  la  fraîcheur  des  nuits  permet  à 
l'homme  de  se  Hvrerà  un  sommeil  réparateur. 

Une  magnifique  verdure  couvre  toute  la  face  du  pays 
qui  présente  tour  à  tour  de  riches  pàlurages  et  des  champs 
semés  de  diverses  céréales,  mais  surtout  de  riz.  Les  nom- 
breux étangs  ou  réservoirs  sont  pleins  jusqu'aux  bords,  et 
étincellent  aux  rayons  du  soleil.  Le  Oeuve  majestueux 
roule  des  flots  abondants,  animé  par  les  embarcations  des 
Indiens  qui  se  croisent  en  tous  sens  pour  se  li\Ter  à  leur 
commerce,  tandis  qu'à  l'extrémité  de  l'horizon  les  vastes 
montagnes,  dépouillées  de  leur  horreur,  s'élèvent  bleuâ- 
tres sous  mille  formes  fantastiques. 

Les  objets  qui  frappent  principalement  la  vue  sont  les 
pagodes,  la  plupart  blanches,  mais  d'architecture  et  de 
dimensions  variées  ;  puis,  en  y  regardant  de  plus  près,  on 
reconnaît  les  villages  indiens,  construits  au  milieu  de  bos- 
quetsde  palmiers,  de  tamarinierset  de  bananiers.  La  fumée 
qui  se  déroule  et  s'élève  d'entre  les  arbres ,  jointe  à  leur 
site  paisible,  remplit  l'àme  des  plus  douces  pensées  de  fé- 
licité champêtre.  Nul  doute  qu'en  effet  les  modestes  habi- 
tants de  ces  demeures  solitaires  ne  jouissent  de  beaucoup 
de  paix  et  de  bonheur;  mais  ils  ont  aussi  leurs  soucis,  et 
quelle  situation  en  est  exempte  sur  la  terre?  Dans  les  épo- 
ques de  disette,  leur  subsistance  est  précaire  ;  les  fonc- 
tionnaires indigènes  sont  pour  l'ordinaire  des  tyrans,  tou- 
jours prêts  à  leur  enlever,  en  les  pressurant,  une  partie  de 
leurs  faibles  moyens  d'existence,  tandis  que  leurs  guides 
spirituels,  les  brames,  les  assujettissent  à  une  foule  d'ob- 
servances absurdes,  et  les  tiennent  autant  que  possible 
dans  un  grand  esclavage  moral.  Les  maisons  des  Indiens 
sont  communément  composées  de  murs  de  boue,  avec  des 
toits  en  palmes  et  en  bambous  fendus,  recouverts  de  feuilles 
de  cadjan  ;  les  femmes  prennent  plaisir  à  orner  leurs  plan- 
chers de  terre  par  des  figures  dessinées  avec  de  la  craie. 
A  tout  village  d'une  certaine  étendue  est  attachée  une 
école,  presque  toujours  construite  dans  quelque  jardin  du 
voisinage.  Le  maître  d'école  est  ordinairement  un  brame 
qui,  assis  sur  une  natte,  soit  dans  l'intérieur  du  bâtiment, 
soit  sous  la  viranda  (balcon  en  treillage),  donne  à  ses  éco- 
liers des  leçons  sur  les  devoirs  de  la  vie,  d'après  la  ma- 
nière dont  il  les  conçoit,  et  leur  apprend  les  lettres  ou  les 
chiffres,  en  les  leur  faisant  tracer  avec  le  doigt  sur  le  sable, 
ou  sur  une  feuille,  avec  un  instrument  de  fer  consacré  à 
cet  usage. 

C'est  dans  ces  villages  que  le  patient  tisserand  dispose 
son  métier  sous  l'ombrage  d'un  arbre,  et  fabrique  ces  pro- 
duits qui  ont  donné  tant  de  célébrité  aux  manufactures  de 
l'Inde.  Les  provinces  du  Nord  ont  été  pendant  longtemps 
célèbres  pour  les  toiles  de  coton,  et  ce  commerce  était  au- 
trefois très-florissant.  La  Compagnie  des  Indes  avait  cinq 
factoreries  convenablement  situées  en  des  lieux  diff'érents, 
et  il  y  avait  en  outre  des  marchands  libres  qui  achetaient 
pour  leur  compte,  et  pour  celui  de  Madras  et  de  Calcutta. 
Les  Français  et  les  Hollandais  avaient  aussi  autrefois  dos 
établissements  qui  faisaient  des  approvisionnements  consi- 
dérables des  produits  de  ces  manufactures.  Mais  la  liberté 
du  commerce  et  l'invention  des  machines  ont  ruiné  les  fa- 


briques indiennes.  Avant  même  le  changement  qui  a  eu 
lieu  dans  son  privilège,  la  Compagnie  avait  abandonne 
toutes  ses  factoreries  sur  la  côte,  et  ce  commerce  est  main- 
tenant dans  les  mains  d'un  petit  nombre  de  marchands 
indépendants,  qui  font  très-peu  d'affaires. 

Le  mois  de  novembre  est  l'époque  où  l'on  commence 
sérieusement  les  travaux  du  jardinage,  et  les  personnes 
qui  ont  le  goût  de  l'horticulture  surveillent  avec  beaucoup 
d'intérêt  et  de  plaisir  les  opérations  des  jardiniers  indi- 
gènes. 

C'est  aussi  en  ce  moment  que  l'on  voit  le  chasseur,  ac- 
compagné d'un  ou  deux  domestiques  basanés,  traverser 
péniblement  les  terrains  marécageux  et  les  vastes  champs 
de  riz,  pour  tuer  des  bécasses,  fort  abondantes  en  celte 
saison.  Un  chasseuradroit  en  tue  facilement  de  soixante  à 
quatre-vingts  dans  une  matinée.  C'est  un  divertissement 
fort  agréable,  mais  qui  n'est  pas  sans  danger  pour  la  santé, 
puisque  l'on  demeure  exposé  pendant  tout  le  temps  aux 
rayons  d'un  soleil  ardent.  Les  naturels  du  pays  prennent 
aussi  un  grand  nombre  de  ces  oiseaux  au  piège,  pour  les 
envoyer  aux  divers  marchés. 

Dans  le  mois  de  décembre,  il  s'élève  toujours  pendant  la 
nuit  de  très-fortes  rosées  qui  suffisent  pour  humecter  tou- 
tes les  plantes  cultivées,  à  l'exception  du  riz,  qui  demande 
à  croître  absolument  dans  l'eau.  Les  fermiers  commencent 
donc  à  ouvrir  des  écluses  dans  les  digues  de  leurs  réser- 
voirs, et  il  s'en  échappe  des  flots  abondants  qui  inondent 
les  champs  de  cette  céréale  altérée.  Les  récoltes  sèches  sont 
alors  fort  avancées  ;  elles  consistent  en  plantes  appelées 
dans  la  langue  télingienne  natcheny,  tninalon,  guntalon 
ttjannalon;  celte  dernière  s'élève  à  la  hauteur  de  huit  ou 
neuf  pieds  ;  elle  est  surmontée  d'une  large  tête  remplie  de 
grain,  semblable  au  maïs,  dont  elle  paraît  être  une  variété. 
On  cultive  aussi  beaucoup  de  grain,  espèce  de  plante  lé- 
gumineuse  qui  sert  de  fourrage  pour  les  chevaux  et  les 
bêtes  à  cornes.  Enfin,  le  pays  produit  encore  du  tabac. 
Vers  le  milieu  du  mois  ,  le  grain  mûrit  et  la  campagne 
prend  une  teinte  dorée. 

La  mousson  du  nord-est  est  bien  établie,  souffle  avec 
force  et  fraîcheur  pendant  le  jour,  potissant  devant  elle 
plus  d'un  nuage  menaçant,  mais  qui  ne  se  résout  point  en 
pluie.  Pendant  la  nuit,  c'est  le  vent  de  terre  qui  règne, 
mais  faiblement.  Le  froid  augmente  et  devient  même  trop 
rude  pour  les  Européens  dont  la  constitution  a  été  énervée 
par  un  long  séjour  dans  !a  zone  torride.  Les  naturels  du 
pays  n'ont  pas  moins  de  peine  à  le  supporter,  et  tombent 
souvent  malades ,  faute  de  s'être  munis  de  vêtements 
chauds  appropriés  à  la  saison. 

A  cette  époque  de  l'année,  les  Européens  peuvent  sortir 
à  toutes  les  heurts  du  jour,  à  pied  ou  à  cheval,  sans  éprou- 
ver beaucoup  d'inconvénients  de  la  chaleur.  La  nuit,  il  faut 
avoir  soin  de  bien  clore  les  persienncs  des  chambres  à 
coucher,  et  une  couverture  n'est  pas  de  trop  sur  le  ht. 

Vers  la  Ca  du  mois,  la  moisson  est  en  pleine  activité,  et 
le  laboureur,  aidé  de  ses  enfants,  coupe  le  blé,  comme  on 
le  fait  en  Angleterre,  avec  une  faux.  On  le  porte  ensuite 
dans  des  lieux  préparés  à  cet  effet,  c'est-à-dire  dont  le  ter- 
rain a  été  durci  et  nivelé  ;  et  là,  au  lieu  de  le  battre,  on  le 
fait  fouler  aux  pieds  par  des  bœufs,  à  la  manière  patriar- 
cale. 

Les  jardins  particuliers  fournissent  en  ce  moment  la 
]i!upart  des  léguiues  d'Europe,  et  abondent  en  fleurs  et  eu 
fruits  de  l'Inde,  tels  que  des  goyaves,  des  bananes,  dcî 
grenades  et  des  ananas  :  l'orange  des  montagnes  mûrit; 
elle  est  délicieuse  ;  c'est  la  même  espèce  que  Ton  appelle 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


99 


en  Chine  le  citron  des  mandarius  ;  l'écorce  est  détachée  de 
la  pulpe. 

^■ous  voici  arrivés  au  jour  de  Noèl,  que  l'on  ne  raanf]ue 
pas  de  fêter  dans  l'Inde.  En  se  levant,  le  raatin,  on  trouve 
£a  maison  décorée  de  fleurs  et  de  rameaux  de  platanes  ; 
c'est  une  attention  des  domestiques  nalionaux,qui  ont  cru 
ainsi  se  rendre  agréables.  Les  amis  que  l'on  a  parmi  les 
Indiens  s'empressent  aussi  d'envoyer  en  présents  des  fruits 
et  d'autres  bagatelles.  Les  Européens  se  font  entre  eux  des 
visites  de  cérémonie,  et  le  principal  membre  de  l'établisse- 
ment donne  pour  l'ordinaire  aux  autres  un  diner,  dans 
lequel  il  les  traite  avec  une  munificence  orientale.  Dans 
les  stations  éloignées  de  l'Inde,  si  les  habitants  vivent  en- 
semble en  bonne  intelligence,  ce  qui  n'arrive  pas  tou- 
jours, les  relations  sociales  sont  très-animées.  La  moindre 
circonstance,  la  venue  d'un  étranger  par  exemple,  les  met 
en  train  et  donne  lieu  à  une  série  de  dîners  auxquels  fous 
les  membres  du  cercle  sont  invités.  Dans  le  lieu  qu'ha^bitait 
l'auteur  de  ces  souvenirs,  il  y  avait  un  résident  commer- 
cial, un  vice-résident  et  un  assistant,  un  chirurgien,  un 
maître  du  port  et  quelques  négociants  indépendants,  par- 
rai  lesquels  il  s'en  trouvait  de  mariés.  Il  y  avait  aussi,  dans 
le  voisinage  immédiat,  un  petit  établissement  français,  ha- 
bité par  cinq  ou  six  familles,  avec  lesquelles  on  avait  de 
nombreuses  communications,  ce  qui  ajoutait  à  l'agrément 
de  la  société.  On  dînait  habituellement  à  trois  heures, 
après  quoi  l'on  se  dispersait  pour  quelque  temps  ;  puis  on 
se  rassemblait  de  nouveau  le  soir  pour  faire  la  partie  et 
pour  souper.  Parfois  on  dansait,  et  le  bal  rassemblait  tou- 
tes les  beautés  de  vingt  milles  à  la  ronde. 

Dans  la  première  moitié  de  janvier,  le  temps  et  les  tra- 
vaux de  la  campagne  sont  les  mêmes  qu'à  la  fin  de  décem- 
bre ;  mais  vers  le  milieu  du  mois,  on  commence  à  remar- 
quer un  grand  changement.  La  mousson  souffle  avec 
moins  de  force,  et  l'air  se  réchaufie  agréablement,  mais 
point  cependant  assez  pour  énerver.  C'est  le  meilleur  temps 
pour  voyager  ;  les  rivières  sont  rentrées  dans  leur  lit,  et  le 
terrain  est  complètement  sec.  On  sait  que  dans  l'Inde  la 
manière  la  plus  commune  de  voyager  est  en  palanquin.  Ce 
palanquin  a  la  forme  d'une  caisse  obîongue  avec  deux  por- 
tes à  coulisse  de  chaque  côté,  et  des  persiennes  que  l'on 
peut  ouvrir  ou  fermer  à  volonté.  Il  a  quatre  pieds  qui  relè- 
vent un  peu  de  terre  quand  il  est  immobile  ;  une  perche 
qui  avance  des  deux  côtés  repose  sur  les  épaules  des  por- 
teurs. Il  est  en  outre  élégamment  peint  comme  une  voiture 
bourgeoise,  doublé  intérieurement  en  indienne  et  garni  d'un 
matelas,  d'un  dossier,  et  de  toutes  les  autres  commodités 
que  peut  admettre  son  exiguïté.  On  est  le  maître  de  s'y 
asseoir  les  jambes  étendues,  ou  de  s'y  coucher  tout  de  son 
long,  en  abaissant  le  dossier.  Le  nombre  ordinaire  de  por- 
teurs est  de  huit  ;  mais  en  voyage, 'surtout  quand  les  rou- 
tes sont  mauvaises,  il  en  faut  douze,  indépendammentd'un 
homme  pour  porter  les  habits  et  les  provisions  dans  des 
malles  ou  des  paniers  disposés  à  cet  effet,  et  un  musaulgi 
avec  une  torche  pour  éclairer  pendant  la  nuit.  X  chaque 
relais  on  change  de  porteurs,  comme  de  chevaux  en  An- 
gleterre, et,  de  celte  façon,  on  fait  avec  facilité  et  agrément 
cent  milles  et  plus  dans  les  vingt-quatre  heures.  C'est  du 
moins  ainsi  quand  on  voyage  en  poste  ;  mais  une  manière 
bien  plus  agréable,  si  l'on  n'est  pas  pressé  et  surtout  si  l'on 
est  accompagné  d'un  ami,  c'est  de  faire  tout  son  vovage 
avec  les  mêmes  porteurs.  Dans  ce  cas,  vous  partez  avant 
le  jour  et  marchez  jusqu'à  huit  ou  neuf  heures  du  raatin  ; 
vous  vous  arrêtez  alors  pour  déjeuner,  et  ne  vous  remettez 
en  route  qu'à  quatre  ou  cinq  heures  du  soir.  Dans  l'inter- 
valle, si  vous  trouvez  ua  choultry,  nom  que  portent  les 


caravansérails  dans  l'Inde,  vous  pouvez  vous  y  reposer, 
sinon  vous  pouvez  entrer  dans  un  /ope  (petit  bois),  et  vous 
amuser,  soit  à  chasser,  soit  à  parcourir  la  campagne.  Vos 
porteurs  sauront  toujours  accommoder  un  carry,  et  vous 
pouvez  dîner  avant  de  continuer  votre  voyage.  Le  lecteur 
anglais  aurait  tort  de  se  figurer  qu'en  employant  ainsi  les 
naturels  du  pays  il  se  rend  coupable  de  tyrannie  ou  d'op- 
pression ;  les  porteurs  de  palanquins  forment  une  caste 
particulière  ;  ils  sont  très-bien  payés  de  leurs  services,  et 
très-contents  de  trouver  de  l'occupation. 

Les  étangs  et  les  réservoirs  sont,  dans  cette  saison,  cou- 
verts d'immenses  troupes  de  canards  sauvages  et  de  sar- 
celles de  toute  espèce,  dont  la  chasse  est  fort  divertissante, 
et  qui  fournissent  en  outre  un  mets  délicat  pour  la  table. 
Les  Indiens  ont  aussi  différectes  manières  de  les  prendre; 
la  suivante  est  une  des  plus  singidières  :  Un  homme  entre 
dans  l'étang,  où  il  a  de  l'eau  jusqu'au  menton,  et  la  tète 
couverte  d'une  calebasse  ou  d'un  pot  de  ketchari,  objets 
que  les  oiseaux  aquatiques  voient  habituellement  flotter 
sur  la  surface  de  l'eau,  et  qui  par  conséquent  ne  les  effrayent 
pas;  l'homme  t:re  par  les  pattes  et  attache  à  sa  ceinture 
autant  de  canards  qu'il  veut,  après  quoi  il  se  retire  en  si- 
lence comme  il  est  venu,  sans  exciter  le  moindre  soupçon 
parmi  ceux  qui  ont  échappé  à  cet  heureux  stratagème. 

Le  mois  de  janvier  est  aussi  très-favorable  à  la  chasse, 
dont  la  plupart  des  Européens  et  beaucoup  d'Indiens  sont 
grands  amateurs.  Les  chasseurs  montent  avant  le  jour  sur 
des  chevaux  arabes,  et  à  l'aide  de  chiens  anglais,  ou  du 
moins  de  leurs  descendants,  ils  poursuivent  les  renards  qui 
sont  fort  nombreux  dans  l'Inde,  quoique  de  plus  petite 
taille  qu'en  Angleterre.  Il  y  a  aussi  beaucoup  de  chacals, 
mais  la  chasse  n'en  est  point  divertissante.  Les  jeunes  ga- 
zelles, au  contraire,  bondissent  avec  beaucoup  de  célérité 
et  de  grâce,  et  leur  chasse  est  fort  agréable. 

La  chasse  au  sanglier  est  encore  un  passe-temps  fort 
recherché.  Cet  animal  vit  par  troupeaux  qui  se  cachent 
dans  les  jungles  ou  dans  les  champs  de  cannes  à  sucre, 
dont  ils  sont  très-friands.  Des  Indiens  dressés  à  cette  occu- 
pation les  font  sortir  de  leur  retraite,  et  à  mesure  qu'ils 
paraissent,  le  cavalier  le  plus  proche  lance  son  javelot,  qui 
généralement  blesse  le  sanglier  et  souvent  le  tue.  S'il  ne 
réussit  pas,  ceux  qui  suivent  lancent  à  leur  tour  leurs  jave- 
lots, et  le  sanglier  finit  par  tomber  soit  sous  leurs  coups, 
soit  par  la  perle  de  son  sang,  mais  toujours  après  une 
longue  poursuite. 

cJne  chasse  bien  plus  périlleuse  encore,  surtout  quand 
jO  la  fait  à  pied,  est  celle  du  tigre.  Si  l'on  apprend  qu'un 
de  ces  terribles  animaux  est  dans  le  voisinage,  ce  qui  se 
découvre  aux  actes  de  brigandage  qu'il  commet,  l'indigna- 
tion générale  se  réveille,  et  des  villages  entiers  se  lèvent  en 
masse  pour  le  combattre,  armés  de  mousquets,  de  coute- 
las, ae  lancés  et  de  boucliers.  Ils  sont  souvent  commandés 
par  des  Européens  armés  de  fusils  de  chasse,  de  pisto- 
lets, etc.  La  cavalcade  approclie  au  jungle  où  l'on  soup- 
çonne que  le  tigre  se  cache,  _c  l'effraye  en  poussant  de 
grands  cris  ou  en  frappant  du  tam-tam.  Les  yeux  flam- 
boyants et  avec  d'horribles  mugissements,  le  terrible  ani- 
mal sort  de  sa  tannière  et  essaye  de  fuir.  S'il  est  arrêté,  il 
attaque  tous  ses  ennemis  réunis,  et  en  tue  souvent  plu- 
sieurs ;  car  un  seul  coup  de  sa  patte  suffit  pour  donner  la 
mort  à  un  homme.  On  vise,  on  tire,  on  le  manque;  on  tire 
encore,  il  tombe  enfin  et  expire  aux  acclamations  des  vain- 
queurs, qui  contemplent  avec  surprise  sa  taille  énorme,  et 
se  félicitent  mutuellement  de  leur  déli>Tance.  Au  Bengale, 
on  monte  pour  l'ordinaire  sur  des  éléphants  pour  chasser 
le  tigre,  et  c'est  la  manière  la  plus  sûre.  L'éléphant  porte 


100 


LECTURES  DU  SOIR. 


sur  le  clos  ce  que  l'on  appelle  un  haudah  ou  siège,  sur  le- 
quel le  chasseur  se  place,  accompagné  de  son  domestique 
indien,  qui  charge  ses  fusils  et  les  lui  présente,  et  d'où  il 
peut  répandre  autour  de  lui  la  mort  avec  une  sorte  de  sécu- 
rité. L'éléphant  n'aime  pas  trop  la  rencontre  du  tigre, 
aussi  prend-il  grand  soin  de  tenir  sa  trompe  levée,  afin  de 
recevoir,  en  cas  d'attaque,  l'ennemi  sur  ses  défenses  ; 
mais  le  tigre  le  saisit  parfois  à  l'épaule  ou  autre  part,  et, 
dans  ce  cas,  l'éléphant  se  jette  sur  lui  et  l'écrase  par  Ténor- 
mité  de  son  poids.  Les  tigres  sont  souvent  tués  à  coups  de 
fusil  par  des  Indiens  postés  sur  des  arbres  ou  sur  des 
plates-formes  élevées  exprès,  d'où  il  les  guettent  au  pas- 
sage. 

Il  y  a  une  espèce  de  léopard,  appelé  chitah,  que  les  ha- 
bitants parviennent  à  apprivoiser,  et  dont  ils  se  servent 
pour  chasser  le  cerf  ou  la  gazelle. 

Février  est  un  mois  calme  et  tranquille  ;  l'atmosphère 
est  plus  agréable  et  plus  vivifiante  qu'elle  ne  l'a  encore  été; 
pendant  le  jour  le  ciel  est  d'une  pureté  admirable,  et  la 
lune  brille  la  nuit  avec  un  éclat  merveilleux.  Si  l'Inde  était 
toujours  ainsi,  on  ne  serait  guère  tenté  de  la  quitter  après 
l'avoir  une  fois  connue  ;  on  préférerait  y  terminer  ses  jours 
plutôt  que  de  retourner  en  Europe,  en  s'exposant  aux  dés- 
agréments et  aux  périls  d'un  long  voyage  et  avec  l'attente 
des  rigoureux  hivers  du  Nord. 

Dans  ce  mois,  les  vents  du  Midi  commencent  à  régner  le 
soir,  et  les  jours  croissent  un  peu,  quoique,  comme  cha- 
cun sait,  ils  ne  deviennent  jamais  très-longs  entre  les  tro- 
piques, où  11  n'y  a  pas  non  plus  de  crépuscule  comme  dans 
les  latitudes  septentrionales,  la  nuit  succédant  presque 
immédiatement  au  jour.  Les  jardins  continuent  à  se  parer 
de  fleurs  et  à  produire  des  fruits  en  grande  abondance  ; 
mais  ces  derniers  souffrent  considérablement  des  dépréda- 
tions d'une  grosse  espèce  de  chauve-souris  qu'on  appelle 
renard  volant  ;  enfin  on  mange  dans  cette  saison  toutes 
sortes  de  légumes,  tant  européens  qu'indiens,  tels  que  ca- 
rottes, navets,  pois,  choux-fleurs,  choux,  béringals,  sa- 
lade, etc.  ;  dans  quelques  provinces,  on  trouve  d'excel- 
lentes pommes  de  terre,  et  quant  aux  ignames,  que  bien 
des  gens  leur  préfèrent,  il  y  en  a  partout. 

Les  cultivateurs  se  mettent  à  creuser  des  puits  pour  ar- 
roser leurs  récoltes  tardives.  A  côté  de  ces  puits,  ils  élèvent 
ce  qu'ils  appellent  un  pecotah^  machine  très-simple  pour 
faire  monter  l'eau.  Llle  consiste  en  une  forte  perche  per- 
pendiculaire, au  bout  de  laquelle  un  bambou  est  placé  de 
manière  à  pouvoir  aller  et  venir  comme  la  branche  d'une 
balance.  L'extrémité  de  ce  bambou  la  plus  éloignée  du 
puits  est  chargée  de  quelques  pierres  ou  briques,  et  à  l'au- 
tre extrémité  est  attachée  une  corde  avec  un  seau.  L'In- 
dien qui  fait  aller  cette  machine  se  place  en  face,  et  abais- 
sant le  seau  dans  le  puits,  il  le  remplit  d'eau,  après  quoi, 
avec  un  léger  effort,  aidé  par  le  poids  qui  est  à  l'extrémité 
opposée  du  bambou,  il  le  relève  et  en  verse  le  contenu  dans 
un  canal,  d'où  l'eau  passe  dans  une  infinité  de  rigoles  qui 
traversent  les  champs  qu'il  s'agit  d'arroser.  Ces  champs 
sont  partagés  en  petits  carrés  de  terre,  chacun  desquels 
est  entouré  de  tous  côtés  de  petites  digues,  de  sorte  qu'en 
faisant  une  ouverture  dans  ces  digues,  on  fait  couler  l'eau 
dans  le  carré,  et  on  rebouche  ensuite  l'ouverture  pour 
qu'elle  n'en  échappe  pas,  jusqu'à  ce  que  le  terrain  soit 
complètement  saturé. 

Dans  le  cours  de  ce  mois,  on  célèbre  une  fête  au  village 
de  Cotahpilly,  où  des  pèlerins  se  rendent  de  toutes  les  pro- 
vinces de  l'Inde  pour  laver  leurs  péchés  duns  les  eaux  sa- 
crées du  Guadavcry.  Cette  cérémonie  consiste  à  se  plonger 
dans  la  rivière,  et  à  continuer  d'y  tremper  la  tête  en  adres- 


sant des  prières  aux  divinités  les  plus  célèbres.  Il  y  a  aussi 
une  foire  où  toutes  sortes  d'objets  sont  exposés  en  vente, 
et  où  l'on  trouve  des  divertissements  de  différentes  espèces, 
tels  que  des  nauichis  ou  danses  indigènes,  des  drames 
hindous,  et  des  représentations  de  jongleurs.  Ces  derniers 
sont  d'une  adresse  sans  pareille,  et  leurs  tours  de  gibecière 
font  marcher  les  spectateurs  de  surprise  en  surprise. 

Rien  de  plus  délicieux  que  de  faire  à  cette  époque  de 
l'année  des  parties  de  campagne ,  aussi  en  profitc-t-on 
pour  donner  de  nombreuses  fêtes  champêtres,  auxquelles 
on  ne  manque  pas  d'inviter  toutes  les  dames  du  voisinage. 
On  choisit  un  site  charmant,  sur  le  bord  d'une  rivière  ou 
d'un  lac,  et  ombragé  par  des  bosquets  de  palmiers,  de 
bananiers  et  d'autres  arbres.   On  y  envoie  d'avance  des 
lentes,  qui  y  sont  transportées  par  des  bœufs,  des  cha- 
meaux et  des  éléphants,  et  accompagnées  d'hommes  appe- 
lés clashis,  chargés  de  les  dresser,  de  sorte  qu'en  peu  de 
temps  on  voit  s'élever  un  petit  camp.  La  plupart  de  ces 
tentes'sont  vastes  et  commodes,  et  peuvent  à  volonté  se 
partager  en  plusieurs  appartements  ;  elles  sont  en  outre 
garnies  de  tous  les  meubles  qui  peuvent  contribuer  à  rendre 
une  habitation  agréable,  comme  chaises,  sofas,  tapis  et 
tables.  Celles  qui  sont  destinées  aux  daines  sont  en  général 
entourées  d'un  espace  de  terrain  ceint  d'un  mur  en  toile, 
ce  qui  donne  aux  habitantes  plus  de  liberté  quand  elles  veu- 
lent se  renfermer  chez  elles.  .\u  jour  (Ixé,  la  société  se 
transporte  au  rendez-vous,  dans  des  palanquins,  des  ca- 
briolets ou  à  cheval,  et  chacun  prend  possession  de  la  de- 
meure qui  lui  a  été  assignée  pour  lui  et  ses  domestiques 
indiens.  Le  plaisir  seul  est  à  l'ordre  du  jour.  Avant  l'aurore, 
les  amateurs  de  la  chasse  se  mettent  en  route,  et  celles 
d'entre  les  dames  qui  sont  matinales  les  suivent,  les  unes  à 
cheval,  les  autres  en  voiture.  A  l'heure  où  le  soleil  devient 
trop  ardent,  on  revient  faire  sa  toilette  et  prendre  part  à  un 
magnifique  déjeuner  à  la  fourchette.  Ensuite,  les  chas- 
seurs les  plus  déterminés  vont  tuer  des  floriken,  oiseau 
assez  gros  et  d'un  goût  exquis,  du  genre  de  l'outarde,  et 
qui  se  trouve  pendant  cette  saison  dans  le  gazon  épais  et 
sec.  Les  autres  hommes  restent  dans  les  tentes  auprès  des 
dames,  et  jouent  aux  cartes,  aux  échecs,  au  tric-trac,  ou 
bien  se  livrent  à  la  conversation .  L'amour  se  glisse  souvent 
aussi,  quoique  invisible,  dans  ces  parties  de  campagne,  où 
se  forme  plus  d'un  projet  de  mariage,  qui  s'accomplit  plus 
tard.  .\  trois  heures  on  sert  le  diner,  qui  se  compose  des 
mets  les  plus  délicats  que  l'on  a  pu  rassembler.  Là,  on 
trouve  du  pomflet,  le  meilleur  poisson  du  monde,  du  san- 
glier blanc  et  tendre  comme  du  poulet,  du  chevreau  meil- 
leur que  de  l'agneau,  du  mouton  du  Bengale,  des  aloyaux 
et  des  ronds  de  bœuf,  du  pilau  et  du  carry  accommodes 
avec  une  rare  perfection,  des  jambons,  des  langues,  des 
conserves  au  vinaigre  el  au  sucre,  de  Chine  et  d'Europe  ; 
le  tout  arrosé  dale  blanc  de  Hodgson,  de  vin  de  Champagne 
et  de  Bordeaux,  qui  ranime  les  esprits  fatigués  par  la  cha- 
leur. Le  soir,  le.s  hommes  se  meitent  à  jouer  à  la  longue 
paume  ou  à  d'autres  jeux  de  vigueur,  ou  bien  ils  arrangent 
des  parties  de  cheval  ou  des  promenades  sur  l'eau  pour  les 
dames,  ou  font  balancer  les  enfants  sur  une  escarpolette 
tendue  d'un  arbre  à  l'autre.  Quand  la  nuit  tombe  tout  à 
tait,  on  éclaire  les  tentes,  et  ceux  qui  savent  jouer  du  vio- 
lon ou  de  la  flûte  font  danser  le  reste  de  la  société,  à  moins 
que  l'on  ne  préfère  les  jeux  de  l'enfance,  tels  que  les  gages 
touchés,  les  charades  ou  le  colin-maillard.  Un  léger  repas 
termine  la  journée,  et  chacun  se  retire  pourdormir  en  paix, 
en  dépit  des  mousiiques. 

C'est  aussi  l'époque  de  l'apparition  des  fulgors  porle- 
chandelle. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


101 


Ces  insectes,  qui  sont  décrits  dans  le  Musée  des  Fa- 
milles, ne  ressemblent  en  rien  à  nos  jolies  lampyresd'Eu- 


rope,  si  populaires  sous  le  nom  de  vers  luisants.  Nos 
lampyres  les  plus  grands  n'atteignent  jamais  les  diracR- 


Lampyrc  mile  d'Europe. 

sionsdesfulgors,  souvent  longs  de  deux  pouces.  Leur  télé, 
leurs  ailes  et  leur  corps  sont  orangés,  les  élytres  vertes, 
avec  trois  bandes  d'or. 


Le  même  au  repos. 

Après  avoir  passé  ainsi  quelques  jours  au  sein  des  plai- 
sirs, on  se  sépare  à  regret  pour  aller  se  replonger  dans  les 
travaux  et  les  peines  de  la  vie. 


Marr .  —  Moyen  de  comballre  la  chaleur.  —  Les  briques.  —  Les  graines.  —  Le  seL  —  La  chaleur.  —  Le  Koukaii.  —  Les  Dis.  —  Propriété  des 
Uiudous.  —  Mariages. —  La  fCte  de  Kali.— SuUies.  —Les  vcnls.— Le  cocotier. —  Incendie des  forêts.  — Le  serpent  aquatique.  — Les  oiseaux. 


On  peut  compter  que  la  saison  chaude  commence  au 
mois  de  mars,  mais  la  température  n'est  pas  encore  trop 
brillante  ;  les  jours  sont  agréables  et  les  nuits  assez  fraî- 
ches. Les  vents  du  Midi  se  sont  établis  et  l'aztir  du  ciel  est 
coupé  par  de  légers  nuages  cotonneux.  Touslesélangs  sont 
complètement  à  sec,  et  la  terre  desséchée  présente  de 
distance  en  distance  de  profondes  crevasses.  La  campagne 
oflre  une  teinte  roussàtre,  excepté  dans  les  endroits  oii 
l'herbe  aux  lapins  couvre  les  sables  de  son  éclatante  ver- 
dure, et  où  l'œil  est  rafraîchi  par  l'aspecl  des  arbres  tou- 
jours verts.  Le  chardon  est  en  pleine  fleur,  et  les  récolles 
de  plantes  oléagineuses  ne  sont  pas  encore  rentrées  ;  on  y 
trouve  un  grand  nombre  de  cailles. 

Les  puits  fournissent  encore  assez  d'eau  pour  permettre 
aux  blanchisseurs  de  continuer  leurs  travaux.  Celte  caste 
est  en  général  attachée  aux  factoreries  des  Européens,  qui 
se  chargent  de  placer  leurs  toiles  et  qui  les  payent  en  pro- 
portion de  l'ouvrage  qu'ils  font.  Les  blanchisseurs  com- 
mencent à  travailler  longtemps  avant  le  jour,  et  se  font  ai- 
der par  leurs  femmes  et  leurs  enfants.  Leur  principal  pro- 
cédé consiste  à  battre  ou  fouetter  la  toile  sur  de  grandes 
pierres  plates  placées  d'une  façon  commode,  une  partie  du 
tissu  étant  passée  autour  de  la  tète  de  l'ouvrier,  a(in  de  lui 
faciliter  le  moyen  de  mettre  de  la  vigueur  dans  ses  coups  ; 
aussi  règne-t-il  dans  leurs  champs  un  bruit  perpétuel  sem- 
blable au  tic-tac  d'un  moulin.  Ou  trempe  encore  la  toile 
dans  une  solution  de  bouse  de  vache  ou  dans  de  l'eau  de 
chaux,  et  elle  est  en  outre  soumise  à  l'action  de  la  vapeur. 
La  verdure,  le  soleil  et  le  puits  font  le  reste.  Quand  la  toile 
a  acquis  la  blancheur  convenable,  on  l'étend  sur  des  mor- 
ceaux de  bois  bien  unis,  d'une  espèce  particulière,  et  on  la 
calandre  en  la  battant  avec  un  maillet  de  la  même  matière  ; 
puis  on  l'emballe  et  on  la  porte  dans  des  magasins,  où  elle 


reste  jusqu'à  ce  qu'il  se  présente  une  occasion  de  l'expé- 
dier. 

C'est  à  l'entrée  de  la  saison  chaude  que  les  Indiens  com- 
mencent à  faire  des  briques,  industrie  fort  avantageuse  à 
ceux  qui  s'en  occupent,  mais  peu  agréable  à  leurs  voisins 
qu'incommode  beaucoup  la  fumée  de  leurs  briqueteries. 

Les  faiseurs  de  toddy  s'occupent  à  extraire  le  toddy  ou 
jus  des  palmiers,  et  en  particulier  de  l'espèce  appelée  pal- 
mira.  Cet  arbre  n'a  point  de  branches,  mais  seulement 
des  feuilles  avec  de  fortes  liges,  toutes  en  haut.  Les  hom- 
mes montentà  l'aide  d'une  corde  qui  unit  leurs  pieds  qu'ils 
appliquent  à  l'arbre,  et  se  haussent  par  la  force  des  reins. 
Us  coupent  les  feuilles  et  attachent  des  pots  de  terre  au.x 
tiges  pour  recuillir  le  jus  qui  en  découle  ;  puis,  le  lende- 
main matin,  ils  retournent  les  prendre.  Ce  jus  ou  toddn 
est  un  breuvage  agréable  et  sain  quand  il  est  nouveau  et 
frais  ;  mais  il  fermente  pendant  la  chaleur  du  jour,  et  ac- 
quiert des  propriétés  enivrantes  ;  aussi,  dans  celle  saison, 
rencontre-t-on  souvent  des  Indiens  plus  que  gais. 

Les  troupes  de  Combadias  et  d'autres  tribus  nomades 
api)ortcnt  de  l'intérieur  du  pays  des  grains  à  dos  de  bœuls; 
arrivés  sur  la  côte,  ils  échangent  leurs  grains  contre  du 
sel,  avec  lequel  ils  retournent  chez  eux.  Ces  peuplades 
forment  de  petits  camps  sur  le  premier  terrain  inoccupé 
qu'elles  trouvent,  et  elles  y  restent  tant  que  cela  leur  con- 
vient. Elles  sont  protégées  la  nuit  par  une  race  de  chiens 
d'une  grande  (idélité,  et  emportent  avec  elles  tout  leur  mo- 
deste ménage,  chaque  fois  qu'elles  quittent  un  lieu  de 
campement  pour  un  aulre. 

On  fait  beaucoup  de  sel  dans  les  provinces  septentrio- 
nales, et  sur  toute  la  côte  de  Coromandel.  Cela  continue 
pendant  toute  la  saison  chaude,  et  le  procédé  que  l'onera- 
ji^if  feft  wa  ne  saurait  plus  simple,  c.'e.<t-à-dire  que  l'op 


109 


LECTURES  DU  SOIR. 


fait  couler  l'eau  de  la  mer  dans  des  carrés  creusés  dans  la 
terre,  comme  en  beaucoup  d'autres  pays.  La  chaleur  du  so- 
leil fait  évaporer  l'eau,  et  laisse  le  sel  au  fond.  Ce  sel  est 
porté  dans  des  lieux  plus  élevés  où  on  l'empile  et  le  couvre 
de  feuilles  de  cadjan  pour  l'abriter  contre  la  pluie. 

Des  bâtiments  européens,  qui  remontent  la  baie,  s'arrê- 
tent souvent  aux  différents  ports  pour  y  prendre  des  char- 
gements de  ce  sel,  mais  la  plus  grande  partie  reste  là  jus- 
qu'au mois  d'août  quand  les  caboteurs  indiens  le  portent 
au  Bengale. 

Il  arrive  quelquefois  dans  ce  mois  que  le  vent  passe  à 
l'est,  et,  soufflant  avec  force,  fait  tomber  les  vieilles  feuilles 
des  arbres  et  en  jonche  la  terre.  Ce  vent  donne  un  temps 
couvert  pendant  un  jour  ou  deux,  et  est  ordinairement  ac- 
compagné de  fortes  pluies  qui  rafraîchissent  momentané- 
ment l'air  et  remplissent  d'eau  les  étangs  ;  elles  désaltèrent 
aussi  les  troupeaux  qui,  en  certains  lieux,  souffrent  cruel- 
lement de  la  soif. 

Dans  le  mois  d'avril,  la  chaleur  augmente  considérable- 
ment, elle  thermomètre,  à  l'ombre,  marque  87  ou  88°  (24°  i', 
2-io9%  R.).  Du  reste,  le  ciel  est  pur  et  le  temps  agréable 
sous  d'autres  rapports.  Les  nuits  sont  belles  et  les  clairs 
de  lune  magnifiques  ;  c'est  dommage  que  leur  calme  soit 
troublé  par  les  cris  des  chacals  parcourant  la  campagne 
pour  chercher  leur  proie. 

La  chaleur  de  l'atmosphère  donne  de  la  vigueur  à  plu- 
sieurs arbres  et  arbustes  auxquels  une  haute  tempe  "?ture 
convient.  L'épine  de  Manille,  qui  porte  une  petite  fleur 
blanche,  est  délicieuse  dans  la  fraîcheur  c'a  matin  ;  le 
cèdre  dit  bâtard  est  couvert  de  feuillage  et  de  fleurs,  et 
embaume  l'air  de  sa  suave  odeur,  tandis  que  le  manguier 
parfume  le  tope. 

Les  Européens  commencent  à  devenir  languissants  et 
inactifs.  Tous  les  malins  ils  ont  recours  à  des  bains  ou 
douches  d'eau  froide,  ce  qui  donne  un  peu  de  vigueur  à 
leurs  muscles.  Des  stores  ou  canevas  épais,  appelés  gur- 
nies,  sont  abaissés  tout  autour  de  la  maison  pour  diminuer 
le  grand  éclat  du  soleil,  et  les  habitants  restent  autant  que 
possible  chez  eux,  où  il  fait  un  peu  plus  frais  qu'au  dehors, 
et  où  ils  demeurent  étendus  sur  des  sofas.  Les  dames  tra- 
vaillent peu  ;  elles  passent  la  plus  grande  partie  de  la  jour- 
née dans  un  costume  négligé,  s'efforçant  de  tuer  le  temps 
en  lisant  des  romans,  ou  de  toute  autre  façon.  Beaucoup 
d'hommes  prennent  plaisir  à  fumer  le  houkah,  qui  calme 
les  chagrins  et  excite  dansl'àme  des  pensées  agréables  ;  il 
affaiblit  ii  la  vérité,  mais  c'est,  sans  contredit,  la  manière  la 
plus  distinguée  de  fumer.  La  coutume  n'en  est  pas  aussi 
générale  qu'elle  l'était  autrefois.  Un  bon  tiffin  ou  collation 
qui  se  sert  à  deux  heures,  et  pendant  lequel  la  société,  s'il 
est  nécessaire,  se  fait  éventer  par  les  brises  artificielles  du 
punkah,  forme  un  des  événements  les  plus  importants  de 
la  journée.  La  sieste  qui  suit  rafraîchit  à  son  tour,  et  sert 
d'ailleurs  à  tuer  encore  un  peu  de  temps.  Cet  usage  n'a  rien 
de  déraisonnable  dans  un  climatchaud,  surtout  pour  ceux 
qui  se  lèvent  avant  le  jour.  Je  parle,  bien  entendu,  des 
personnes  qui  n'ont  rien  ii  faire  ;  celles  qui  ont  des  occu- 
pations sont  obligées,  quoi  qu'il  arrive,  de  s'y  livrer,  et  eont 
beaucoup  moins  incommodées  de  la  chaleur  que  les  per- 
sonnes oisives.  Les  unes  et  les  autres  vont,  dans  la  fraî- 
cheur de  la  soirée,  faire  une  petite  promenade  dans  dos  voi- 
tures découvertes  appelées  /o/îjojjs,  ou  bien  à  c.ieval.  Les 
Européens  préfèrent  coucher  sur  des  matelas  durs  qui  sont 
plus  frais.  Leurs  lits  sont  renfermés  dans  des  rideaux  ii 
moustiques,  communément  faits  de  gaze  verte.  Les  in- 
sectes en  sont  chassés  par  un  domestique,  au  moyen  d'un 
éventail,  après  quoi  les  rideaux  sont  bordés  sous  le  matelas 


pour  empêcher  qu'ils  n'y  rentrent.  Quand  le  maître  du  lit 
se  couche,  on  cntr'ouvre  tout  juste  assez  les  rideaux  pour 
qu'il  puisse  passer,  et  on  les  referme  aussitôt  après.  De 
celte  façon,  on  peut  dormir  en  repos  et  jouir  du  bourdon- 
nement de  l'ennemi  rendu  inoffensif.  Un  long  oreiller  rond 
est  placé  dans  la  longueur  du  lit  ;  on  l'embrasse  pour  tenir 
les  jambes  écartées  et  pour  reposer  les  bras.  La  chemise 
et  un  long  caleçon  frais,  avec  un  palempou  pour  les  pieds, 
suffisent  pour  se  couvrir  pendant  la  nuit,  encore  y  a-l-il 
bien  des  personnes  qui  se  passent  de  ce  dernier  objet. 

Les  Indiens  se  ressentent  aussi  de  la  langueur  de  la  sai- 
son, et  ceux  qui  ne  sont  point  forcés  de  travailler  quittent 
rarement  leur  sofa  ou  une  natte  étendue  par  terre.  Ils  sont 
grands  fumeurs  de  tabac,  soit  au  moyen  d'un  petit  houkah, 
soit  sous  la  forme  de  cigares  que  l'on  trouve  souvent  à  la 
bouche  d'enfants  de  quatre  ou  cinq  ans.  L'usagepernicieux 
de  l'opium  est  aussi  fort  commun,  surtout  parmi  les  Mu- 
sulmans. Les  Hindous  sont  sans  contredit  le  peuple  le  plus 
propre  de  la  terre  ;  ils  ne  cessent  de  se  laver  généralement 
avec  de  l'eau  tiède.  Quand  ils  sont  malades,  leur  remède 
souverain  est  la  diète,  et  ils  restent  souvent  cinq  ou  six 
jours  sans  rien  prendre,  pour  affamer  la  maladie.  Leur  ré- 
gime ordinaire  se  compose  de  riz,  d'autres  grains  et  de 
substances  végétales,  mais  c'est  une  erreur  de  croire  qu'il 
y  ait  des  castes  auxquelles  la  viande  soit  défer'^ue.  La 
grande  masse  du  peuple  est  très-sobre ,  parce  qu'elle  n'a 
pas  le  moyen  de  faire  autrement,  et  parmi  les  brames,  les 
sivaïtes,  etc.,  s'il  y  a  beaucoup  de  personnes  qui  s'abs- 
tiennent de  nourriture  animale,  c'est  qu'elle  ne  leur  plaît 
pas  ;  mais  aucune  loi,  soit  religieuse,  soit  politique,  ne  la 
leur  défend,  et  ils  peuvent  manger,  je  crois,  de  toute  es- 
pèce de  viande  excepté  de  bœuf,  parce  que  la  vache  est 
un  animal  sacré  chez  les  Hindous.  Les  mets  des  brames  et 
des  classes  élevées  sont  fort  épicés  ;  ils  prétendent  s'abste- 
nir de  vin  et  de  liqueurs  spiritueuses,  quoique  en  secret 
ils  ne  soient  pas  très-scrupuleux  à  cet  égard. 

N'ayant  pas  beaucoup  à  faire  dans  cette  saison  ,  ils  s'oc- 
cupent du  mariage  de  leurs  enfants.  Cette  cérémonie  est 
accompagnée  de  plusieurs  observances  bizarres  qui  varient 
selon  les  différentes  castes  et  dans  les  diverses  provinces. 
Les  noces  des  jeunes  gens  d'un  rang  élevé  se  célèbrent 
avec  une  grande  splendeur,  et  leurs  parents  n'épargnent 
rien  dans  cette  occasion.  Ces  mariages  et  les  processions  en 
l'honneur  de  leurs  divinités,  dont  les  monstrueuses  idoles 
sont  transportées  dans  de  lourds  chars,  traînés  par  leurs 
adorateurs,  célébrant  à  haute  voix  leur  puissance  et  leurs 
actes,  continuent  pendant  toute  la  saison  chaude,  au  grand 
ennui  des  Européens,  qui  ne  trouvent  aucun  plaisir  à  la 
musique  du  tam-tam,  du  gong,  aux  vociférations  des 
hommes  et  à  l'odeur  de  l'huile  qu'ils  brûlent  dans  leurs 
torches. 

Il  serait  pourtant  ii  désirer  qu'ils  se  bornassent  à  ces  in- 
nocentes cérémonies,  mais  il  yen  a  d'affreuses.  C'est  dans 
ce  mois  que  tombe  la  fêle  de  Kali,  dont  les  fanatiques  ado- 
rateurs se  torturent  de  toutes  les  façons  imaginables  ;  tan- 
tôt ils  se  percent  ou  la  joue  ou  la  langue  avec  un  instru- 
ment tranchant,  tantôt  ils  se  brûlent  le  corps  avec  des 
fers  chauds.  Il  y  en  a  qui  se  passent  un  crochet  dans  les 
muscles  du  dos  et  se  font  bisser  dans  l'air  à  rextrémitc 
d'iuie  poutre  ou  vergue  suspendue  au  haut  d'un  màt  et 
placée  de  façon  ii  pouvoir  tourner  autour.  La  foule  s'attache 
à  l'extrémité  inférieure  de  cette  vergue,  et  la  fait  tourner 
avec  rapidité,  de  sorte  que  le  malheureux  fanatique  pi- 
rouette en  l'air,  brandissant  une  épée,  ;K)ur  faire  voir  qu'd 
méprise  la  douleur.  Le  but  qu'il  se  propose  est  tantôt 
d'obtenir  la  faveur  de  la  divinité,  tantôt  d'expier  des  crime? 


MUSEE  DES  FAINIILLES. 


103 


qu'il  a  commis  ;  et  tous  ceux  qui  ont  eu  le  courage  d'en- 
durer ce  supplice  deviennent  après  cela  les  objets  d'un  res- 
pect universel.  On  sait  qu'un  grand  nombre  de  fanatiques 
périssent  tous  les  ans  en  se  jetant  sous  les  roues  du  char 
de  Juggurnatb,  qu'on  a  surnommé  le  Moioch  de  l'Hin- 
doustan,  convaincus  que  de  là  leurs  âmes  passent  directe- 
ment dans  le  paradis. 

Tout  le  monde  a  aussi  eaîendu  parler  des  sutlies  ou  cé- 
rémonies du  brûiement  des  veuves  sur  le  bûcher  de  leurs 
époux.  Cette  pratique  régnait  dans  une  grande  partie  des 
possessions  anglaises  de  l'Inde,  mais  elle  a  élé,  en  dernier 
lieu,  interdite  par  le  gouverneur-général,  lord  ^Yilliatn 
Bentink,  dont  on  ne  saurait  trop  iouer  en  celte  occasion  la 
fernioîé  et  l'humanilé.  Une  de  ces  sultiesse  lit  en  1814 
dans  les  environs  du  lieu  qu'habitait  à  cette  époque  l'au- 
teur de  cet  essai.  Une  femme  nommée  Soubamah  se  sa- 
crifia. L'auteur  n'apprit  ce  qui  s'était  passé  que  deux  ou 
trois  jours  après,  et  s'étant  rendu  sur  les  lieux,  il  vit  un 
Irou  creusé  dans  la  terre,  d'environ  cinq  pieds  de  profon- 
deur et  de  treize  à  dix-huit  en  circonférence,  avec  quelques 
marclies  pour  y  descendre.  Les  ossements  à  moitié  consu- 
més et  la  cendre  se  voyaient  encore  au  fond  du  trou,  au- 
tour duquel  les  Indiens  avaient  suspendu  à  des  bambous 
plantés  en  terre  des  fleurs  et  des  fruits,  destinés  comme 
offrande  aux  mânes  de  Soubamah,  qu'ils  regardaient  dès 
lors  comme  une  divinité. 

Le  mois  de  mai  est  généralement  le  plus  chaud  de  l'an- 
née, nonobstant  les  coups  de  vent  du  nord-ouest.  A  peu 
près  tout  le  monde  connaît  ces  tempêtes  ou  explosions 
passagères  de  l'atmosphère.  Dans  l'après-midi,  une  ma^se 
énorme  de  nuages  s'accumulent  dans  le  nord-ouest,  et  l'on 
en  voit  sortir  par  intervalles  des  éclairs  accompagnés  de 
tonnerre.  Bientôt  le  vent  tourne  de  ce  côté  et  chasse  avec 
force  les  nuages  vers  le  sud-est.  Ils  sont  d'une  couleur 
bleu  sale,  et  ressemblent  aux  flots  d'une  mer  agitée  par- 
courant le  ciel.  L'atmosphère  s'obscurcit  jusqu'à  une 
grande  hauteur  par  TefTetdela  poussière  que  le  vent  sou- 
lève et  pousse  de  côié  et  d'autre  avec  une  grande  violence, 
à  tel  point  qu'on  est  obligé  de  fermer  les  maisons  pour 
qu'elles  n'en  soient  point  remplies.  Quand  l'orage  passe  de 
cette  manière,  on  l'appelle  un  coup  du  nord-ouest  sec  ; 
mais  il  arrive  fort  souvent  qu'il  est  accompagné  d'une 
pluie  abondante,  qui  rafraîchit  pour  un  temps  la  campa- 
gne, sans  que  cet  effet  soit  durable  ;  elle  semble  même,  au 
contraire,  attirer  hors  de  la  terre  la  chaleur  cachée  et  don- 
ner lieu  à  des  vents  chauds. 

La  matinée  du  jour  où  le  vent  chaud  doit  souffler  est 
souvent  d'une  fraîcheur  délicieuse;  mais,  par  quelque  cause 
qu'il  serait  assez  difficile  d'expliquer,  l'air  ne  tarde  pas  à 
se  réchauffer  ;  le  vent  d'ouest  s'enflamme  de  plus  en  plus 
et  la  voûte  des  cieux  n'est  bientôt  qu'une  vaste  fournaise. 
La  terre  acquiert  une  chaleur  insupportable  et  brûle  les 
pieds  nus  des  naturels  du  pays,  tandis  que  le  sable  en- 
flammé est  soulevé  dans  l'air,  toute  affaire  est  suspendue, 
et  chacun  court  se  renfermer  dans  sa  maison,  qu'il  clôt  le 
plus  hermétiquement  possible.  Les  animaux  sont  également 
malheureux  :  les  buffles  se  plongent  dans  la  boue,  s'ils  en 
trouvent  ;  les  oiseaux  tombent  suffoqués,  et  les  hommes 
périssent  parfois  asphyxiés.  Dans  l'intérieur  même  des  ap- 
partements, le  thermomètre  s'élève  à  100»  (30°  5%  R.),  et 
les  chaises  et  les  sofas  deviennent  si  chauds,  qu'on  ne  peut 
pas  s'y  asseoir.  Les  lampes  crèvent  souvent,  sans  doute 
par  l'effet  de  la  dilatation  de  l'air  qu'elles  renferment.  La 
couverture  des  livres  se  retire  et  se  recourbe,  elles  meubles 
qui  ne  sont  pas  très-bien  faits  se  disjoignent  et  tombent  en 
pièces.  Dans  cette  situation  embarrassante,  les  Européens, 


de  même  que  les  Indiens,  ferment  leurs  maisons,  à  l'ex- 
ception d'une  seule  porte  ou  fenêtre,  à  l'extérieur  de  la- 
quelle on  place  un  cadre  fait  de  bambou  fendu,  et  garni  de 
paille  dans  les  interstices,  ou,  ce  qui  vaut  mieux,  dune 
espèce  d'herbe  odoriférante  appelée  kuscos.  Ce  meuble 
étant  constamment  arrosé  d'eau  et  tenu  dans  un  état 
d'humidité  complète  par  des  domestiques  chargés  de  cette 
opération,  produit,  par  suite  de  Pévaporation,  un  courant 
d'air  frais  qui  pénètre  toute  la  maison,  et  fait  baisser  le 
thermomètre  jusqu'à  86  ou  88°  (24  ou  25°  R.). 

Malgré  cela,  il  n'est  pas  facile  d'arriver  jusqu'à  la  fia 
d'une  journée  de  cette  espèce,  une  obscurité  profonde  ré- 
gnant dans  la  maison,  et  privé  que  l'on  est  de  plusieurs  des 
ressources  habituelles  pour  passer  le  temps.  Bien  des  per- 
sonnes souffrent  en  outre  d'une  sorte  d'éruption  causée  par 
la  haute  température  de  l'atmosphère,  et  qui  occasionne 
une  sensation  plus  semblable  à  une  piqûre  d'épingles  qu'à 
une  simple  démangeaison;  elle  couvre  le  corps  tout  entier. 
Ou  essaye  de  tout  sans  pouvoir  se  fixer  à  aucune  occupa- 
tion ;  on  prend  et  on  quitte  alternativement  des  livres,  des 
cartes,  des  échecs,  tandis  que  quelques  philosophes  pra- 
tiques, croyant  pouvoir  neutraliser  la  chaleur  extérieure 
par  celle  de  l'intérieur,  boivent  par  intervalles  quelques 
gorgées  d'un  breuvage  appelé  saugari,  qui  est  du  vin 
chaud  épicé. 

Il  y  a  des  provinces  de  l'Inde  où  le  vent  chaud  souffle 
toute  la  nuit  aussi  bien  que  le  jour,  ce  qui  est  réellement 
épouvantable  ;  mais  dans  la  partie  méridionale  il  cesse  or- 
dinairement le  soir.  Le  soleil,  d'une  teinte  rouge  ou  jaune, 
se  couche  dans  une  atmosphère  brumeuse  ;  le  vent  passe 
au  raidi  et  apporte  de  la  fraîcheur  et  du  soulagement. 
A  l'approche  de  la  nuit ,  les  personnes  de  distinction  ont 
coutume  de  se  dédommager  de  ce  qu'elles  ont  souffert  dans 
la  journée  en  faisant  un  bon  dîner  et  en  buvant  du  vin  de 
Bordeaux  frais. 

Quoique  cela  puisse  ressembler  à  un  paradoxe,  il  est  cer- 
tain que  les  vents  chauds  peuvent  être  utilisés  pour  rafraî- 
chir le  vin,  l'eau,  etc.  Les  bouteilles  ou  cruchons  doivent 
être  placés  dans  la  brise,  enveloppés  d'un  linge  tenu  con- 
stamment humide.  L'évaporation  dont  nous  avons  déjà 
remarqué  les  effets,  rend  le  liquide  aussi  frais  qu'on  peut 
le  désirer.  Je  citerai  une  autre  singularité  contraire  à  l'opi- 
nion généralement  reçue. 

Le  meilleur  moyen  de  tenir  frais  le  matelas  sur  lequel  on 
compte  coucher,  est  de  le  couvrir  d'une  couverture  de 
laine,  car  la  laine,  n'étant  pas  conductrice  de  la  chaleur, 
l'empêche  d'arriver  jusqu'au  matelas. 

La  nature,  pour  soulager  l'homme  pendant  cette  pénible 
saison,  lui  a  donné  la  noix  de  coco,  qui,  indépendamment 
de  sa  pulpe,  contient  une  quantité  considérable  d'une  li- 
queur délicieuse  et  rafraîchissante.  Le  fruit  du  manguier 
est  aussi  très-salubre,  et  si  abondant  qu'il  forme  en  beau- 
coup d'endroits  la  nourriture  presque  exclusive  du  peuple 
pendant  la  saison  chaude.  Ce  fruit  croit  sur  un  arbre  ma- 
jestueux qui,  pour  le  port  et  le  feuillage,  ressemble  au 
châtaignier;  il  est  vert  avant  d'être  mûr,  et  jaune  quand 
il  est  parvenu  à  sa  maturité  ;  sa  grosseur  varie  beaucoup  ; 
il  y  en  a  de  fort  gros  ;  mais,  en  général,  il  ressemble  à 
une  orange  ou  à  une  pomme,  avec  la  différence  qu'il  est 
un  peu  plus  ovale  et  qu'il  renferme  un  noyau.  Il  est  sou- 
vent filandreux  et  de  mauvaise  qualité  ;  mais  quand  il  est 
bon,  il  n'y  a  pas  de  meilleur  fruit  au  monde. 

Dans  le  commencement  de  juin  la  chaleur  est  aussi  forte 
qu'en  mai,  et  les  vents  brûlants  continuent.  Quelquefois 
les  forêts  s'enflamment  par  l'excès  de  la  sécheresse  et  par 
le  frottement  l'une  contre  l'autre  des  branches  agitées  par 


104 


LECTURES  DU  SOIR. 


le  vent.  L'incendie  se  propage  avec  un  bruit  pétillant  et 
avec  une  eiïrayante  rapidité,  ajoutant  ainsi  les  fureurs  du 
feu  terrestre  à  celles  du  soleil,  dévastant  les  régions  in- 
cultes, et  mettant  en  fuite  ou  brûlant  leurs  hôtes  sauvages. 
Cependant  la  terre  est  comme  épuisée  par  la  longue  con- 
tinuation des  chaleurs,  et  les  puits  desséchés  refusent  leur 
tribut  habituel,  pendant  que  le  mirage  déploie  aux  regards, 
cruellement  trompés,  une  illusion  d'optique  qui  fait  voir 
de  vastes  lacs  et  des  fleuves  majestueux,  où  il  n'eu  exista 
jamais.  Toutes  les  mams  se  lèvent  alors  vers  le  ciel  avec 
de  ferventes  prières  pour  demander  la  pluie  ;  bientôt  le 
ciel  s'adoucit,  les  montagnes  à  l'horizon  se  dessinent  plus 
nettement  et  paraissent  plus  rapprochées.  Des  nuages 
chargés  d'eau  s'élèvent,  d'où  sortent  par  moments  quel- 
ques éclairs;  de  légères  ondées,  avant-coureurs  d'un  temps 
moins  chaud,  commencent  à  tomber  et  rafraîchissent  le 
sol  brûlé.  Ceci  peut  être  regardé  comme  le  commencement 
du  printemps,  car  le  coucou  des  Indes  ne  tarde  pas  à  se 
faire  entendre  dans  les  haies  et  les  buissons. 

Les  cultivateurs,  impatients  de  commencer  leurs  tra- 
vaux, se  mettent  bientôt  à  l'ouvrage,  et  des  milliers  de 
charrues,  attelées  de  bœufs  et  de  buffles,  labourent  de  tous 
côtés  les  champs.  La  charrue  indienne  est  d'une  grande 
simplicité,  et  si  légère  qu'un  homme  peut  la  porter  sur 
son  dos.  Le  sillon  qu'elle  trace  est  à  peine  marqué,  mais  il 
répond  au  but  que  l'on  se  propose  ;  une  branche  d'arbre, 
attachée  à  la  queue  d'un  bœuf,  tient  lieu  de  herse. 

Le  serpent  aquatique,  reptile  d'une  grande  beauté,  et,  à 
ce  que  je  crois,  inoITensif,  se  fait  voir  fréquemment,  et  les 
grenouilles,  se  réveillant  au  sein  de  mares  où  elles  étaient 
demeurées  assoupies  peudant  toute  la  durée  de  la  saison 
sèche,  déploient  leurs  riches  vêlements  vert  et  or.  L'air  est 


parfois  rempli  d'une  foule  innombrable  de  fourmis  ailées 
qui  sortent  de  dessous  terre  et  ressemblent  à  de  la  neige. 
Les  corneilles,  le  fretin,  les  sangsues  et  les  grenouilles  les 
dévorent  à  l'envi,  jusqu'à  ce  qu'enfin  une  brise  s'élève,  et 
soudain  elles  disparaissent. 

Les  différentes  familles  d'oiseaux  commencent  à  sentir 
l'influence  de  la  saison  et  à  s'occuper  de  faire  leurs  nids  ; 
dans  le  nombre  se  trouvent  les  moineaux,  qui  sont  un  des 
grands  tourments  de  l'inde.  Les  maisons  n'étant  point 
fermées,  ils  ne  cessent  de  s'y  introduire,  pour  construire 
leurs  nids  dans  toutes  les  ouvertures  qu'ils  peuvent  trou- 
ver, soit  dans  le  toit,  soit  dans  les  murs  ;  comme  ils  ne 
paraissent  pas  douter  que  leur  affaire  ne  soit  d'une  grande 
importance,  ils  la  proclament  à  haute  voix  et  jacassent 
toute  la  journée.  C'est  ici  l'occasion  de  parler  de  la  fami- 
liarité et  de  l'impertinence  des  corneilles;  des  détachements 
entiers  se  font  donner,  pour  ainsi  dire,  des  billets  de  loge- 
ment dans  certaines  maisons  qu'elles  ne  quittent  plus  ; 
elles  sont  toujours  à  l'affût  des  moindres  mouvements  des 
domestiques,  et  il  suffit  de  poser  un  mstant  un  plat  pour 
qu'elles  tombent  dessus  et  en  emportent  le  contenu. 

Il  est  encore  trop  tôt  pour  semer,  parce  qu'il  peut  y 
avoir  un  retour  de  sécheresse,  et,  dans  ce  cas,  tout  le  grain 
mis  en  terre  serait  perdu  ;  mais  les  cultivateurs  n'en  con- 
tinuent pas  moins  à  labourer  leurs  champs.  Vers  la  lin  du 
mois,  la  c.impagne  se  couvre  de  verdure  entremêlée  de 
champs  labourés.  La  température  de  l'atmosphère  a  baissé 
par  l'effet  des  pluies  modérées  qui  sont  déjà  tombées,  et 
quoique  la  terre  ait  besoin  d'élre  encore  plus  abondam- 
ment arrosée,  on  peut  regarder  la  saison  chaude  comme 
expirée. 


asBssaaa  îg2s<D2323S22B  as  a>3asî2à2as. 


L'jutoœnf .  —  Lej  pluies.  —  Les  orages.  —  Animaux  qui  pullulent.  —  Serpents.  —  Fourmis    —  Inseclej.  —  Conclusion. 


éjà  le  règne  tyran- 
nique  des  chaleurs 
est  sur  le  point  d'ê- 
tre renversé  par  l'ap- 
proche de  la  mous- 
son du  sud -ouest, 
qui  se  déclare  ordi- 
nairement dans  les 
premiers  jours  de 
juillet.  Des  nuages 
révolutionnaires  se 
montrent  de  ce  côté 
et  deviennent  de 
moment  en  moment 
plus  menaçants. 
Vers  le  soir,  ils  sont 
accumulés  par  gran- 
des masses ,  d'où 
sortent  de  fréquents 
éclairseluniounerrc 


sourd.  La  brise  fraîchit  à  mesure  que  la  nuit  avance,  et  le 
ciel  se  couvre  d'un  épais  voile  de  vapeurs  prêtes  à  descendre 
sur  la  terre.  La  pluie  commence  et  augmente  rapidement, 
pendant  que  les  éclairs  deviennent  plus  brillants.  L'orage 
est  au  zénith,  et  la  foudre,  qui  s'élance  sans  relâche  sous  les 
formes  les  plus  bizarres,  aveugle  les  spectateurs;  en  même 
temps  les  coups  de  tonnerre  se  succèdent  presquesans  inter- 
valle avec  un  bruit  effroyable.  La  pluie  tombe  par  torrents 
dont  ne  sauraient  se  faire  une  idée  les  personnes  qui  n'ont 
jamais  été  dans  la  zone  torride,  et  cette  guerre  des  éléments 
se  prolonge  pendant  la  moitié  delà  nuit.  A  la  fin,  la  force 
de  l'artillerie  électrique  s'épuise,  et  la  nature  semble  aban- 
donnée aux  flots  qui  l'inondent.  La  matinée,  froide  et 
triste,  fait  voir  les  terres  basses  inondées,  et  des  torrents, 
créés  comme  par  enchantement,  roulant  du  haut  des  col- 
lines. Los  habitants  sont  trop  heureux  de  rester  dans  leurs 
maisons,  qui  bien  souvent  ne  suffisent  pas  pour  les  mettre 
à  l'abri  de  pareilles  révolutions.  De  loin  en  loin  on  aperçoit 
un  promcuciir  solitaire  portant  au-dessus  de  sa  tête  un 
immense  parapluie  ou  chtttah  fait  de  feuilles  de  cadjan 


AIUSEE  DES  FAMILLES. 


105 


attachées  au  bout  d'une  perche,  pour  le  protéger  contre  le 
déluge. 

Mais  l'orage  a  été  trop  violent  pour  durer  longtemps. 
Les  nuages  commencent  à  se  rompre  et  à  se  disperser  ;  la 
pluie  diminue  par  degrés,  et  au  bout  d'un  jour  ou  deux  les 
eaux  disparaissent  de  dessus  la  terre,  laissant  toutefois  les 
étangs  pleins  jusqu'aux  bords.  Une  brise  agréable  s'élève 
de  l'orient,  et  l'atmosphère  devient  d'une  fraîcheur  déli- 
cieuse. Toute  la  nature  se  ressent  du  soulagement  qui  lui 
a  été  accordé  ;  les  hommes  et  les  animaux  paraissent  jouir 
d'une  nouvelle  vie.  Des  vêtements  plus  chauds  ne  sont  pas 
dédaignés,  et  l'habit  de  drap  remplace  la  jaquette  d'in- 
dienne que  les  Européens  ont  coutume  de  porter  dans  ces 
contrées. 

Le  mois  de  juillet  est  nuageux  ;  on  voit  rarement  le  so- 
leil, ce  qui  ne  laisse  pas  que  de  varier  agréablement  l'éclat 
trop  uniforme  d'un  ciel  indien.  Dans  certaines  parties  du 
pays,  je  crois  que  les  pluies  continuent  avec  très-peu  d'in- 
tervalles ;  mais  il  n'en  est  pas  ainsi  dans  les  circars,  où  le 
temps,  à  cette  époque  de  l'année,  ressemble  beaucoup  à 
celui  du  printemps  en  Europe.  Un  jour  de  pluie  est  suivi 
de  deux  ou  trois  jours  secs.  Parfois  la  pluie  manque  tout  à 
fait,  et  c'est  là  une  cruelle  calamité  qui  produit  la  famine, 
les  maladies  contagieuses  et  la  mort.  Il  ne  faut  pas  s'éton- 
ner, d'après  cela,  si  l'Hindou  reconnaissant  regarde  l'eau 
comme  un  des  grands  bienfaits  de  la  vie,  et  s'il  l'adore 
comme  une  divinité. 

C'est  au  mois  de  juillet  que  l'on  ensemence  les  terres  et 
que  les  travaux  de  la  campagne  commencent  sérieusement; 
bientôt  la  terre  se  couvre  d'un  manteau  de  verdure. 

Toutes  les  différentes  espèces  d'animaux  venimeux,  tels 
que  scorpions,  millepieds  et  serpents,  prennent,  à  cette 
époque,  l'activité  la  plus  pernicieuse.  Les  maisons  étant 
ouvertes  toute  la  journée,  les  serpents  y  pénètrent  avec  fa- 
cilité. Vous  en  trouvez  souvent  roulés  en  cercle  sur  les 
chaises  ;  ou  bien  quand  vous  ouvrez  votre  commode,  il  en 
sort  un  serpent  qui  vous  siffle  dans  la  figure.  Voire  lit 
même,  quoique  très-élevé  de  terre,  n'est  pas  à  l'abri  de 
leurs  importunes  visites.  Le  cobra  de  capella  est  un  de 
ceux  que  l'on  rencontre  le  plus  fréquemment.  Il  a  la  tête 
large  et  la  robe  magnifique  ;  mais  c'est  un  des  serpents  les 
plus  dangereux.  L'auteur  en  a  tué  plus  d'un  dans  sa  pro- 
pre maison.  Il  suffit  de  leur  donner  un  boncoup  de  cravache 
sur  le  dos  ;  cela  les  estropie  et  rend  leur  fuite  impos- 
sible. 

Les  eaux  stagnantes  se  remplissent,  d'une  façon  fabu- 
leuse ,  d'une  quantité  incroyable  de  nèpes  semblables  à 
celles  d'Europe,  autant  que  j'ai  pu  le  vérilier. 


Nèpe  cendrée. 
iANviEn  1S43. 


La  fourmi  blanche,  insecte  extrêmement  destructeur, 
est  aussi  en  ce  moment  dans  toute  sa  vigueur.  Elle  habite 
communément  de  petiteséminences,  qu'on  peut  appelerses 
villes,  qu'elle  élève  à  deux,  trois  et  même  quatre  pieds  de 
hauteur,  tandis  que  leur  profondeur  sous  terre  est  aussi 
fort  considérable.  Ces  constructions  sont  munies  de  foutes 
les  commodités  nécessaires,  et  il  est  fort  difficile  d'en  faire 
déloger  les  fourmis,  à  moins  qu'on  ne  trouve  moyen  de 
s'emparer  de  la  reine,  qui  ressemble  à  un  ver  gros  comme 
le  petit  doigt.  Ces  éminences  sont  comme  leur  quartier- 
général,  mais  elles  en  sortent  et  pénètrent  partout,  et  l'on 
a  bien  de  la  peine  à  se  préserver  de  leurs  ravages.  Les  pou- 
tres, les  solives,  les  portes,  les  persiennes,  les  meubles  de 
tout  genre,  les  livres,  les  vêtements,  les  balles  de  drap,  etc., 
tout  sans  exception  devient  leur  proie.  Elles  semblent 
prendre  plaisir  à  travailler  dans  les  ténèbres  ,  car  elles  se 
couvrent  toujours  d'une  couche  de  terre  brune  qui  sert  du 
reste  à  les  faire  reconnaître. 

Pendant  le  mois  d'août,  le  temps  est  à  peu  près  le  même 
qu'en  juillet  ;  c'est-à-dire  que  le  vent  d'ouest  règne  avec 
force,  accompagné  parfois  d'abondantes  pluies.  C'est  alors 
que  les  rivières,  grossies  par  les  pluies  effroyables  qui 
tombent  dans  les  montagnes,  débordent.  L'eau,  qui  est 
brune  et  bourbeuse,  s'élève  comme  celle  du  Nil  en  Egypte, 
et  couvre  peu  à  peu  tous  les  terrains  bas,  changeant  com- 
plètement l'aspect  du  pays.  Les  bosquets  d'arbres  et  les 
villages,  qui  sont  toujours  construits  sur  les  points  les  plus 
élevés,  apparaissent  comme  autant  d'iles  dans  un  vaste 
lac.  Les  buissons,  les  fours  à  briques  sont  cachés  à  moitié 
sous  les  flots.  Les  habitants  sont  fort  gênés  dans  leurs  tra- 
vaux, pour  lesquels  ils  manquent  d'espace ,  surtout  les 
blanchisseurs,  dont  l'industrie  est  en  quelque  sorte  sus- 
pendue. Les  communications  d'un  village  à  l'autre  se  font 
au  moyen  de  petites  barques  appelées  dhoxies,  qui  tirent 
fort  peu  d'eau  et  que  l'on  voit  sans  cesse  sillonner  les 
champs  dans  toutes  les  directions.  Les  Indiens  saisissent 
cette  occasion  pour  faire  descendre  le  fleuve  au  bois  de  tek, 
dont  les  troncs  sont  attachés  ensemble  et  forment  de  grands 
radeaux  dirigés  par  d'habiles  pilotes.  Les  eaux  se  retirent 
quelquefois  au  bout  de  peu  de  jours,  et,  dans  ce  cas,  au  lieu 
d'être  un  inconvénient,  elles  offrent  un  phénomène  d'une 
agréable  variété  ;  mais  il  arrive  aussi  parfois  qu'elles  se 
prolongent  pendant  un  mois  ou  six  semaines,  et  alors  elles 
deviennent  une  véritable  calamité.  Quand  l'inondation 
s'élève  au-dessus  de  la  hauteur  ordinaire,  elle  cause  les 
plus  grands  malheurs  ;  la  rivière  se  couvre  de  débris  de 
villages;  on  voit  des  troupeaux  mugissants  qui  s'efforcent  de 
se  sauver  à  la  nage.  Les  moulons  se  rassemblent  sur  les  lieux 
élevés,  au  risque  d'en  être  balayés  d'un  moment  à  l'autre 
par  les  eaux,  et  les  habitants  eux-mêmes,  privés  d'abri, 
finissent  souvent  par  périr  dans  les  flots.  Une  grande  par- 
tie du  sel,  que  l'on  croyait  avoir  placé  en  parfaite  sûreté 
sur  les  éminences,  se  dissout  et  se  perd.  Enfin,  les  eaux 
commencent  abaisser,  et  les  objets  qu'elles  avaient  ense- 
velis reparaissent  ;  la  terre  demeure  couverte  d'un  riche 
limon  brun  d'une  qualité  singulièrement  fertilisante,  et 
sans  lequel  le  pays  finirait  par  devenir  un  désert  sablon- 
neux :  telle  est  la  sagesse  de  la  nature,  que  ce  qui,  dans  le 
premier  moment,  parait  être  un  mal,  devient  en  délinitive 
une  source  de  prospérité.  On  voit  alors  les  Indiens  jeter 
des  (ilels  dans  les  eaux  qui  restent  pour  en  tirer  le  pois- 
son, tandis  quelesenfantss'y  baignent  ou  y  nagent,  et  que 
des  essaims  d'insectes  à  long  corps  voltigent  de  tous  côtés. 
Une  riche  et  abondante  verdure  s'élève  immédiatement , 
et  c'est  merveille  de  voir  avec  quelle  rapidité  toutes  les 
traces  de  l'inondation  disparaissent. 

«F-  1}  —  ONZIÈME  VOLIMÇ. 


106 


LECTURES  DU  SOIR. 


Le  laboureur  doit  songer  à  semer  de  nouveau  ses  ré- 
coltes gâtées,  à  transplanter  son  riz,  qui,  dans  cet  état, 
s'appelle  dans  le  pays  paddy.  L'indigo,  qui  se  sème  tou- 
jours sur  les  terres  hautes,  est  déjà  très-avancé.  La  récolle 
en  est  fort  précaire,  car  il  souffre  également  du  trop  ou  du 
trop  peu  de  pluie  ;  souvent  l'inondation  l'emporte,  et  il 
suffît  parfois  d'une  tempête. 

Le  paysan  superstitieux  sacrifie  souvent,  dans  cette 
saison,  des  animaux  à  certains  esprits  malfaisants  dont  il 
espère  apaiser  la  colère  et  les  empêcher  de  nuire  à  ses  ré- 
coltes. L'auteur  a  vu  sacrifier  ainsi  à  ces  démons  des 
boucs,  qui  étaient  tenus  par  les  cornes  devant  une  de  ces 
petites  pagodes  si  communes  dans  llnde,  pendant  qu'avec 
un  coutelas  on  leur  coupait  la  tête. 

Le  mois  de  septembre  est  généralement  calme  et  serein, 
£t  la  terre  est  couverte  d'une  riche  verdure.  Les  petites  ré- 
coltes des  habitants,  tels  que  le  natcheny,  le  cambo  et  le 
coton,  sont  parvenues  à  leur  maturité.  Le  coton  que  pro- 
duit cette  partie  du  pays  est  une  plante  annuelle,  qui  s'élève 
à  la  hauteur  de  douze  ou  quinze  pouces,  mais  il  n'est  pas 
de  bonne  qualité.  On  a  essayé  d'y  introduire  le  coton  de 
l'île  Maurice,  qui  est  meilleur,  mais  il  n'a  pas  réussi.  On  le 
fauche  comme  du  blé,  et  on  le  noue  en  gerbes  assez  fortes 
que  l'on  envoie  par  des  charrettes  attelées  de  buffîes  ou  de 
bœufs  à  la  factorerie  où  sont  placées  les  indigoteries,  qui 
appartiennent  presque  toutes  à  des  Européens,  sous  la 
surintendance  d'Indiens  de  demi-caste. 

A  cette  époque  de  l'année,  on  recueille  abondamment 
dans  les  potagers  des  haricots  verls,  des  concombres,  des 
radis,  de  la  salade  et  tous  les  fruits  du  pays  ;  mais  quant 
à  ces  derniers,  on  a  bien  de  la  peine  à  les  défendre  des 
perroquets. 

La  température  du  mois  de  septembre  est  lourde  et 
chaude,  et  l'on  est  obligé,  pour  s'en  garantir,  d'avoir  recours 
au  punkah.  Il  y  en  a  de  différentes  espèces  ;  mais  les  plus 
grands  et  les  meilleurs  se  suspendent  au  plafond  et  régnent 
tout  le  long  de  la  table  à  manger.  Leur  largeur  est  de  deux 
pieds  ;  ils  sont  faits  de  bois  léger  peint,  avec  un  élégant 
cordon  attaché  à  l'une  des  extrémités.  Un  domestique  in- 
dien, tenant  le  bout  de  ce  cordon,  fait  aller  et  venir  perpé- 
tuellement le  punkah  et  cause  par  là  autour  de  la  table  une 
circulation  d'air  fort  rafraîchissante. 

Nous  voici  dans  la  saison  où  les  moustiques  sont  le  plus 
gênantes,  et  le  soir  les  lampes  sont  remplies  d'insectes 
verts,  espèce  de  punaises  attirées  par  la  lumière  et  dont 
l'odeur  est  extrêmement  désagréable.  Le  vestibule  est  en 
outre  visité  par  de  grandes  chauves-souris  qui  volent,  en 
tournoyant,  à  la  poursuite  des  insectes  ailés  que  la  lumière 
a  attirés  dans  la  maison.  D'un  autre  côté,  les  amateurs  de 
musique  peuvent  jouir  à  leur  aise  d'un  beau  concert  de 
grenouilles.  Quand  la  lune  luit,  surtout  après  la  pluie,  ces 
petits  animaux  coassent  de  toute  leur  force  ;  on  dirait  des 
moutons  qui  bêlent.  Les  jungles  sont  remplies  de  porle- 
lanterne ,  bel  insecte  phosphorique  du  genre  de  nos  vers- 
luisants.  Si  vous  en  introduisez  un  sous  le  verre  de  votre 
montre,  vous  pouvez  voir,  la  nuit,  l'heure  qu'il  est,  et  deux 
ou  trois  dans  un  bocal  vous  éclaireront  assez  pour  vous 
permettre  de  lire. 

Dans  les  premiers  jours  d'octobre,  le  vent  commence  à 
tourner  vers  le  nord,  et  la  température  devient  immédiate- 
ment d'une  fraîcheur  agréable.  Vers  le  milieu  du  mois  on 
peut  s'attendre  à  la  mousson  du  nord-est,  surtout  si  la  lune 
est  dans  son  plein.  Une  brise  s'élève  de  ce  côté  et  couvre 
le  ciel  d'une  vapeur  blanchâtre  qui  s'épaissit  peu  à  peu  et 
finit  par  prendre  un  aspect  menaçant  ;  elle  est  accompa- 
gnée d'une  petite  pluie  (ine.  Le  marin  prudent,  qui  recon- 


naît l'approche  de  la  tempête,  lève  l'ancre,  prend  le  large, 
et  il  fait  bien,  car  le  vent  ne  tarde  pas  à  souffler  avec  une 
force  extrême,  accompagné  d'un  déluge  de  pluie.  Les  riviè- 
res s'enflent,  et  leur  impétuosité  occasionne  sou\  entles  plus 
grands  malheurs  ;  elles  renversent  les  digues  et,  couvrant 
les  champs  de  sable,  les  rendent  stériles  pour  longtemps. 
Le  mal  est  encore  augmenté  par  les  réservoirs  qui,  en  cre- 
vant, inondent  de  nouveau  les  terres  basses.  L'auteur  ha- 
bitait un  jour  un  bungalou,  élevé  de  plus  de  vingt  pieds 
au-dessus  d'une  petite  rivière;  le  soir,  quand  il  se  coucha, 
tout  était  tranquille  et  la  rivière  coulait  dans  son  lit  ordi- 
naire ;  quelle  fut  sa  surprise,  le  matin,  en  voyant  le  pays 
couvert  d'eau  qui,  autour  de  sa  maison,  s'élevait  jusqu'à  la 
hauteur  du  genou  !  Telle  est  la  promptitude  avec  laquelle 
ces  pluies  excessives  font  souvent  grossir  les  rivières. 

Cependant  la  fureur  de  la  tempête  passe,  les  eaux  se 
retirent,  et  les  habitants  réparent  de  leur  mieux  le  dom- 
mage. Des  nuages  paraissent  au-dessus  des  montagnes 
bleuosquibordentl'horizon  lointain,  et,  par  leur  blancheur, 
re=:?emblent  à  des  monceaux  de  neige  ;  tandis  que  d'autre.»:, 
pareils  à  une  noire  fumée,  semblent  menacer  d'un  nouvel 
orage.  La  campagne  est  souvent  enveloppée  d'épais  brouil- 
lards qui  présentent,  quand  ils  commencent  à  se  dissiper, 
tous  les  objets  sous  des  formes  fantastiques  et  parfois 
monstrueuses.  Il  pleut  encore  par  intervalles,  mais  les  on- 
dées sont  de  jour  en  jour  moins  abondantes,  jusqu'à  la  fin 
du  mois  que  le  temps  redevient  frais  et  serein. 

Telle  est  la  marche  des  saisons  dans  les  circars  septen- 
trionaux ;  mais,  dans  les  vastes  régions  de  l'Inde,  le  climat 
se  modifie  depuis  la  chaleur  la  plus  intense  jusqu'au  froid  le 
plus  vif,  depuis  une  grande  sécheresse  jusqu'à  une  humi- 
dité extrême  ;  et  comme  on  doit  le  présumer,  le  sol  et  le 
caractère  des  habitants  varient  autant  que  l'atmosphère. 

Vous  le  voyez,  mon  ami,  quoique  datée  de  la  brumeuse 
Amsterdam,  ma  lettre  peut  vous  donner  une  idée  exacte  du 
climat  ardent  et  fécond  de  l'Inde.  Je  suis  venu  ici  pour  y 
étudier  les  mœurs  et  le  climat  du  Nord,  et  c'est  le  Midi 
que  j'ai  appris  à  y  counnître  :  l'homme  désire  et  Dieu  fait. 

Jules  DL.MS. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


107 


SOUVENIR. 


Un  soir  (c'était  bien  loin  de  ma  chère  Drelagne), 
J'errais  triste  et  pensif  dans  la  vaste  campagne. 
Et  cependant  j'avais  sous  les  yeux  les  prés  verts 
Qu'Hégésippe  Moreau  célébra  dans  ses  vers. 
J'étais  près  de  Provins,  Provins,  ville  choisie. 
Qu'embauma  de  tout  temps  l'antique  poésie, 
Vallée  enchanteresse  où  la  reine  des  fleurs, 
La  rose,  est  sans  égale  en  parfums,  en  couleurs. 
Mais  ces  tableaux  riants  m'intéressaient  à  peine, 
Et,  malgré  la  fraîcheur  qui  caressait  la  plaine, 
Malgré  la  voix  des  vents  soupirant  alentour, 
Mon  âme  s'envolait  au  paternel  séjour. 
Je  traversais,  rêveur,  un  hameau  solitaire, 
Quand,  dans  l'étroit  sec.'.ir  qui  mène  au  cimetière, 
J'aperçus  une  femme  en  longs  habits  de  deuil. 
Dont  l'aspect  me  frappa  dès  le  premier  coup  d'œil. 
Elle  était  jeune  encore,  et  pourtant  son  visage, 
Pâle,  décoloré,  semblait  flétri  par  l'âge. 
On  voyait  sur  ses  traits  qu'un  sentiment  profond 
Avait  usé,  détruit,  la  beauté  de  son  front. 
Ses  traits  étaient  empreints  d'un  étrange  délire, 
Délire  de  tristfsse  impossible  à  décrire. 
Mais  ce  qui  me  toucha  le  plus,  c'est  son  regard; 
Sou  regard  inquiet  n'errait  point  au  hasard. 
Vers  l'endos  funéraire  il  se  tournait  sans  cesse, 
.\vec  un  doux  rayon  d'inefl'able  tendresse  ; 
On  sentait  que  l'aspect  de  ce  lieu  triste  et  cher 
Pouvait  seul  dans  ses  yeux  réveiller  un  éclair. 

Et  quand  je  demandai  quelle  était  cette  femme 
Dont  l'air  d'accablement  m'avait  déchiré  l'àme 


Lorsque  ses  yeux  hagards  semblaient  vouloir  saisir 

Je  ne  sais  quel  objet  qui  paraissait  la  fuir  : 

«  Oh  î  me  répondit-on ,  c'est  une  pauvre  mère 

Dont  le  dernier  enfant  est  mort  ici  naguère, 

Un  jeune  homme ,  l'espoir  et  l'amour  du  hameau. 

Sa  mère,  chaque  nuit,  s'assied  sur  son  tombeau  ; 

Elle  croit  (douce  erreur  que  le  cœur  peut  comprendre), 

Elle  croit,  dans  la  nuit,  le  revoir  et  ''entendre. 

La  voilà  de  retour  avec  l'ombre ,  elle  attend 

Que  la  naissante  nuit  lui  rende  son  enfant.  » 


Et,  quand  j'eus  entendu,  je  m'éloignai,  de  crainte 
De  troubler  sa  douleur,  douleur  profonde  et  sainte; 
Mais  je  ne  pus  partir  sans  avoir  regardé 
Une  dernière  fois  ce  front  triste  et  ridé, 
Ce  visage  soufTrant,  cette  marche  affaissée, 
Qui  trahissait  le  poids  d'une  affreuse  pensée. 
Et,  dès  que  je  fus  loin,  ployant  les  deux  genoux, 
J'implorai  le  Seigneur,  car  je  pensais  à  vous, 
0  mes  deux  bien-aimés!  ô  mou  père!  ô  ma  mère! 
Et  du  fond  de  mon  c«ur  j'élevai  ma  prière. 
Moi,  le  dernier  enfant  qui  reste  à  vos  vieux  jours. 
Moi,  votre  seul  espoir,  moi,  votre  seul  recours  ! 
Oh!  disais-je  en  songeant  à  cette  pauvre  femme 
Aux  gestes  convulsifs,  à  l'œil  morne  et  sans  flamme. 
Et  qui  s'offraient  toujours  à  mes  regards  émus. 
Oh  !  que  deviendraient-ils  si  je  n'existais  plus  ! 

Ed.  TURQUETV. 


TTIT  POIiaJAT. 


Il  ne  faut  jamais  perdre  l'espoir  de  ramener  l'homme 
qui  s'est  égaré.  La  rigueur  excessive  dans  la  punition  porte 
le  coupable  au  désespoir;  la  clémence  et  la  charité  le  ren- 
dent quelquefois  à  la  vertu  ,  qu'il  était  fait  pour  pratiquer. 
La  justesse  de  ces  réflexions  est  démontrée  par  le  fait  que 
nous  allons  raconter. 

A  l'époque  où  la  France ,  pour  soutenu-  ses  luttes  glo- 
rieuses avec  l'Europe,  offrait  à  la  victoire  ses  jeunes  géné- 
rations presque  entières,  dans  l'une  des  petite?  Tilles  des 
environs  de  Paris,  un  conscrit,  nommé  P.t.,  désolé  de  se 
voir  arraché  à  la  famille  dont  il  était  le  soutien ,  déserte 
les  drapeaux  sous  lesquels  il  n'a  été  conduit  que  par  la 
violence.  Soldat  réfractaire,  errant  à  l'aventure,  il  se  lie 
avec  des  bandits,  et  bientôt  devient  leur  complice  dans  un 
vol  commis  la  nuit  avec  effraction  et  toutes  les  circonstances 


aggravantes.  Condamné  à  seize  ans  de  travaux  forcés ,  il 
revient,  à  l'expiration  de  sa  peine,  dans  le  lieu  de  sa  nais- 
sance subir  la  surveillance  p'erpétuelle  qui  pèse  sur  le  li- 
béré. Ouvrier  menuisier,  il  ne  parvient  que  très-difïîcile  ^ 
ment  à  s'ouvrir  l'entrée  des  ateliers.  Mais  sa  conduite 
régulière,  son  assiduité  au  travail,  la  douceur  de  son  carac- 
tère, éloignent  insensiblement  la  méfiance  qu'inspirait  son 
passé  ;  le  temps  achève  de  lui  reconquérir  l'estime  de  ses 
compatriotes.  Non-seulement  cet  omTier  emploie  sagement 
ses  journées  dans  son  intérêt,  mais  il  aide  souvent  ses 
compagnons,  il  leur  rend  de  bons  offices,  et  parfois  il  par- 
tage son  pain  avec  le  pauvre.  Le  temps  que  les  autres  ou- 
niers  donnent  au  plaisir,  P.t.  l'emploie  à  des  actions 
utiles. 
La  veuve  d'un  pharmacien,  dénuée  de  toute  ressource. 


108 


LECTURES  DTJ  SOIR. 


ne  pouvait  élever  ses  deux  Biles ,  encore  dans  l'enfance. 
P.t.  est  touché  de  l'infortune  d'une  famille  tombée  d'un 
sort  heureux  dans  une  douloureuse  indigence.  L'ouvrier 
travaille  quelques  heures  de  plus  chaque  journée  ,  et  du 
produit  de  ce  labeur  la  pauvre  veuve  est  nourrie  et  les  en- 
fants reçoivent  une  utile  et  modeste  instruction.  Vieillie 
par  le  chagrin,  la  veuve  tombe  dangereusement  malade  : 
rien  ne  lui  manque  ;  l'ouvrier  veille  sur  elle  ;  le  zèle  de  son 
bienfaiteur  s'accroit  avec  ses  besoins.  La  maladie  se  pro- 
longe, et  sa  gravité  exige  des  médicaments  qu'on  trouve  ra- 
rement préparés  dans  une  petite  ville  :  pour  les  lui  procurer 
P.t.  s'esquive  pendant  la  nuit,  il  va  jusqu'à  Paris,  et  il  re- 
nouvelle plusieurs  fois  ces  périlleuses  excursions,  qui  l'ex- 
posent au  châtiment  réservé  au  libéré  rencontré  hors  des 
limites  de  sa  résidence,  en  rupture  de  ban.  Grâce  à  son 
dévouement,  la  malade  est  sauvée,  mais  sa  santé  reste 
chancelante.  Après  avoir  reçu  pendant  douze  années  les 
soins  de  P.t.,  elle  meurt,  et  laisse  sa  jeune  famille  si  pau- 
vre qu'elle  ne  peut  pas  même  payer  ses  modestes  funé- 
railles. C'est  encore  le  libéré  qui  se  charge  de  ce  pieux  de- 
voir :  il  donne  une  tombe  à  celle  dont  il  a  prolongé  la  vie , 
et  il  continue  à  la  servir  dans  ses  enfants. 
Après  avoir  fait  de  la  fille  aînée  une  honnête  et  bonne 


ouvrière,  i!  la  marie  avantageusement.  Puis  il  surveille 
avec  une  attention  soutenue  la  conduite  de  la  dernière 
fille;  lorsque  par  ses  labeurs  journaliers  elle  est  appelée 
aux  longues  veillées  d'hiver,  son  bienfaiteur  la  conduit  et 
la  ramène,  comme  un  tendre  père  ,  vigilant  gardien  des 
mœurs  de  son  enfant.  Cet  homme,  infatigable  dans  sa  bien- 
faisance ,  ne  restreint  pas  son  dévouement  à  une  seule 
famille  ;  il  se  rend  utile  chaque  fois  que  l'occasion  lui  eu 


est  ofTerte.  Partout  où  un  danger,  un  événement  malheu- 
reux réclament  l'assistance  d'un  homme  intrépide  et  désin- 
téressé, on  trouve  P.t.  Vingt-deux  ans  d'une  vie  de  dévoue- 
ment, de  probité,  de  courage ,  ont  acquis  à  cet  homme  , 
autrefois  réprouvé,  l'estime,  l'afTection,  la  confiance  d'une 
population  entière.  Les  sentiments  qu'il  inspire  ont  excité 
les  autorités  et  les  principaux  habitants  de  la  ville  à  solli- 
citer auprès  de  l'Académie  française  l'admission  de  cet 
homme  bienfaisant  au  concours  du  prix  Montyon.  En  ter- 
minant l'éloge  simple  et  touchant  de  sa  conduite,  le  maire 
ajoute  :  €  Si  je  voulais  mettre  ma  bourse  en  sûreté ,  je  la 
confierais  à  P.t.»  Au  vœu  unanimement  formé  par  les  habi- 
tants, s'est  associé  leur  député,  l'un  des  hommes  les  plus 
honorables  par  son  caractère  et  des  plus  célèbres  par  son 
éloquence  au  barreau  et  à  la  tribune. 

Cette  circonstance,  qui  révèle  une  amélioration  dans  les 
mœurs  populaires,  produisit  une  vive  sensation  sur  la 
commission  chargée  par  l'.\cadémie  de  décerner  les  prix  de 
vertu.  Il  lui  semblait  qu'un  grand  exemple  était  offert  ainsi 
au  coupable  repentant;  mais  était-il  convenable,  en  en- 
courageant celle  éclatante  conversion,  d'associer  au  par- 
tage des  plus  nobles  récompenses  l'ancien  condamné  et 
l'homme  pur  qui  couronne  par  une  action  vertueuse  une 
\  ie  sans  tache?  Cette  question,  si  importante  dans  son  eflet 
moral,  a  été  développée  dans  la  commission  de  l'Académie 
française  avec  la  chaleur  et  l'entraînement  de  la  véritable 
philanthropie  ,  avec  les  lumières  de  la  prudence  et  la  fer- 
meté delà  raison.  Il  lui  parut  évident  qu'une  récompense 
était  due  à  un  homme  qui,  parti  de  si  bas  pour  s'élever 
si  haut  dans  le  bien,  donnait  un  salutaire  exemple.  Une 
grande  leçon  de  morale  éclate  en  eflet  dans  la  persévérance 
expiatoire  qui  relève  un  coupable  du  gouffre  d'abjection 
jusqu'à  la  vertu.  N'était-ce  pas  avertir  les  malheureux 
aveuglés  un  moment  parles  liassions,  qu'une  main  secou- 
rable  est  toujours  tendue  au  repentir,  ces  malheureux  qui, 
libérés  aux  yeux  de  la  justice,  demeurent  insolvables  envers 
la  société,  inflexible  dans  ses  préventions?  Enfin,  en  encou- 
rageant une  conversion,  regardée  jusqu'ici  comme  impos- 
sible, on  pouvait  aussi  fixer  l'attention  du  législateur  sur 
la  révision  d'une  loi,  imparlaite  sans  doute,  puisqu'en  sou- 
mettant le  criminel  à  une  expiation  temporaire ,  elle  le 
laisse,  lors  même  qu'il  s'est  rédimé  ,  en  dehors  de  la  fa-- 
mille  humaine.  Il  ne  lui  est  plus  permis  de  vivre  qu'en  se 
cachant  dans  la  misère  et  le  mépris  ;  espèce  de  paria  à  qui 
la  rigueur  de  l'opinion  publique  donne,  pour  ainsi  dire,  le 
droit  de  se  déclarer  l'ennemi  d'une  société  impitoyable;  il 
perd  jusqu'à  l'espérance.  L'opprobre  dans  le  passé,  la  honte, 
la  douleur  dans  l'avenir,  la  réprobation  partout,  il  retourne 
au  crime. 

La  commission  ,  ajournant  avec  sagesse  la  question  du 
partage  au  prix  .Montyon ,  s'est  accordée  à  demander  au 
roi  raffranchissemenl  de  la  surveillance  de  P.t.  et  sa  réha- 
bilitation. Le  vœu  de  IWcadéniie  a  été  exaucé.  Ainsi  le  prin- 
cipe de  justice  et  d'humanité  que  la  commission  désirait 
proclamer,  approuvé  par  la  sagesse  royale,  est  désormais 
mis  en  pratique.  La  flétrissure  corporelle  a  été  récemment 
abolie,  l'autre  flétrissure  ne  sera  plus  ineflaçable.  Les  in- 
fortunés que  la  misère  et  l'ignorance  auront  induits  au 
crime,  pourront  du  moins  profiter  de  ce  qu'il  leur  sera 
resté  d'honnête  dans  le  cœur  pour  tenter  de  rentrer  dans 
la  société,  qui  ne  leur  opposera  plus  la  devise  désespérante 
de  la  porte  des  enfers.  L'acte  qui  relève  ce  libéré,  la  ré- 
compense qui  l'attend,  sont  les  gages  de  l'influence  cer- 
taine des  mœurs  sur  les  lois  et  des  lois  sur  les  mœur^. 

De  rO.NGERVILLE,  de  VAcadénue  française. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


109 


Vm  CBA7ITBE 


DE   L'ORDRE   DE   LA   TOISON -D'OR. 


Philippe  le  Bon. 


ûr  du  pouvoir ,  l'archicluc 
Maximiiien ,  époux  de  Marie 
de  Bourgogne ,  comtesse  de 
Flandre,  craignant  la  chute 
de  la  Toison-d'Or,  dont  plu- 
sieurs membres  étaient  morts 
et  dont  d'autres  étaient  prisonniers  en  France,  sachant 


d'ailleurs  que  le  roi  de  cette  puissante  monarchie  avait 
l'intention  de  se  rendre  maître  de  l'ordre,  résolut  de  con- 
voquer un  nouveau  chapitre,  et  d'y  faire  appeler  tous  les 
hérauts ,  tous  les  chevaliers ,  même  ceux  prisonniers  en 
France. 

Pendant  le  séjour  de  l'archiduc  en  Hollande ,  on  fit  les 
préparatifs  nécessaires  afin  de  rendre  la  fêle  aussi  écla- 


110 


LECTURES  DU  SOIR. 


tante  que  possible,  et  pour  lui  donner  la  pompe  requise 
par  les  statuts.  Cette  cérémonie  eut  lieu  dans  l'église  de 
baint-Sauveur,  à  Bruges,  le  30  avril  1478  (1). 

Pour  se  rendre  du  palais  à  l'église ,  quatre  hérauts  ou- 
vraient la  marche;  puis  venait  le  roi  d'armes  (2),  ayant  à 
ses  côtés  un  cheval  caparaçonné  de  drap  noir.  Ce  cour- 
sier, qu'on  avait  rendu  boiteux,  au  moyen  d'un  clou  im- 
planté dans  l'un  de  ses  pieds,  et  que  l'on  faisait  marcher 
la  tête  baissée,  portait  un  coussin  d'or,  sur  lequel  était  posé 
le  collier  de  l'archiduc  Charles,  décédé,  et  au  remplacement 
de  qui  on  allait  procéder. 

Puis  marchaient,  deux  à  deux,  les  chevaliers  de  l'ordre, 
vêtus  de  longs  manteaux  de  couleur  écarlate,  brodés  et 
garnis  de  fourrures  de  menu  vair. 

Autour  de  leur  cou,  et  à  couvert,  était  une  large  chaîne 
d'or,  figurant  des  pierres  à  fusil,  d'où  jaillissaient  des  étin- 
celles ,  en  forme  de  petites  flammes;  au  milieu  de  ce  col- 
lier pendait  l'image  d'un  petit  mouton,  aussi  en  or,  cou- 
vert d'une  épaisse  toison. 

Arrivés  à  l'église,  chacun  des  cavaliers  alla  occuper,  dans 
le  chœur,  la  stalle  au-dessus  de  laquelle  étaient  appendues 
ses  armes,  et  entendit  d'abord  une  messe ,  célébrée  solen- 
nellement. Les  sièges  des  rois  d'Angleterre,  de  Castille, 
d'Aragon  et  de  Naples,  étaient  ornés  de  la  même  manière 
que  si  les  membres  de  l'ordre  avaient  dû  les  occuper. 

Chaque  chevalier  avait  devant  lui,  pour  aller  à  l'offrande, 
un  cierge  de  cire  orné  de  son  écusson.  Un  des  hérauts  prit 
celui  de  l'archiduc  Charles  et  s'avança  le  premier  à  l'of- 
frande ;  puis  il  l'éteignit  et  renversa  le  flambeau,  pour  si- 
gnifier que  le  chevalier  qu'il  représentait  était  mort. 

Le  service  terminé,  l'historiographe  ou  greffier  déroula 
un  parchemin,  et  kit  les  noms,  prénoms  et  titres  des  sou- 
verains et  chevaliers  trépassés,  pour  les  âmes  desquels  le 
célébrant  récita  le  psaume  De  profundis.  Ensuite  il  ra- 
conta, en  peu  de  mots,  leurs  hauts  faits  d'armes  et  fit  leur 
éloge,  d'après  le  rapport  du  dignitaire,  surnommé  Toison- 
d'Or. 

Lorsque  tout  cela  fut  fait,  le  chancelier  de  l'ordre  se  leva, 
et  dit: 

—  Chevaliers  et  frères  !  vous  savez  qu'entre  autres  choses 
qui  nous  sont  imposées,  nous  sommes  tenus  d'examiner 
la  conduite  de  chacun  de  nous,  afin  que  les  membres  de 
notre  ordre  auguste  soient  plus  pénétrés  de  leurs  devoirs. 
Pour  cet  examen,  et  selon  l'ordonnance,  je  prescris  à  celui 
de  nos  frères  qui  occupe  la  première  stalle,  de  sortir  du 
chapitre  et  d'aller  dehors  attendre  qu'on  le  rappelle. 

Le  membre  interpellé  ayant  déféré  à  cette  invitation  ,  le 
chancelier,  au  nom  du  souverain  et  de  l'ordre ,  demanda 
sous  serment,  à  tous  les  chevaliers  en  général  et  en  parti- 
culier, s'ils  n'avaient  vu  ou  entendu  dire  à  personne,  que 
celui  qui  était  sorti  du  chapitre  eût  fait,  dit  ou  commis  chose 
qui  fût  contre  l'honneur,  la  renommée  ou  le  devoir,  ou  con- 
tre les  statuts  et  ordonnances  de  l'ordre.  «  Car,  ajouta-l-il 
dans  l'affirmative,  il  faudrait  l'admonester  charitablement, 

(i)  Vingl-lrois  chapitres  en  loul  furent  tenus;  le  dernior,  que  con- 
voqua Philippe  II,  roi  d'Espagne,  dans  la  ville  de  Gand,  l'a»  1559, 
n'observa  que  quelques-unes  des  règles  prescrites.  Ensuite  le  soutc- 
rain,  avec  la  permission  du  pape,  s'aUrIbua  seul  les  nominations.  Lo 
dernier  chevalier  éludans  les  comices  ouchapilres  fut  le  comte  Pierre 
£rnesl  Mansfiold,  gouverneur  de  la  Belgique,  qui  mourut  plus  que 
cenlenaire  en  l'année  1604. 

u)  Il  y  avait  quatre  dignitaires  dans  l'ordre  :  le  cftaHCc/ic»-,  qui 
traitait  dos  afTaires  de  l'ordre  avec  le  souverain  ;  le  irtsorier,  dont  la 
charge  était  de  conserver  les  colliers,  les  costumes,  les  instruments 
et  les  livres  ;  le  grelJicr,  ayant  mission  d'expédier  les  diplômes  et  de 
tenir  le^  registres;  enfin,  le  roi  d'armes,  appelé  Toison-d'Or,  que  sa 
place  reodail  le  premier  d'entre  les  ministres  et  louTeraias. 


afin  qu'il  se  corrigeât,  et  se  conduisît  de  telle  manière  que 
tout  blâme  sur  une  personne  de  si  noble  état  vint  à  cesser.» 

Cet  interrogatoire  terminé ,  le  chevalier  fut  rappelé,  et 
reprit  sa  place.  On  continua  le  même  examen  pour  chacun, 
en  remontant  jusqu'au  chef. 

Finalement,  on  proposa  l'élection  d'un  nouveau  mem- 
bre; le  chancelier  prit  encore  une  fois  la  parole,  en  de- 
mandant si  l'on  connaissait  quelque  chose  qui  pût  s'opposer 
à  l'admission  du  candidat.  Puis  il  ajouta  : 

—  Messeigneurs,  vous  êtes  assemblés  pour  élire  un  nou- 
veau frère  et  compagnon  ;  mais,  afin  d'y  procéder  sainte- 
ment et  justement,  vous  devez  jurer  de  ne  donner  votre 
suffrage  ni  à  cause  du  lignage,  ni  par  amour,  ni  pour  en 
tirer  avantage ,  mais  d'élire  le  plus  digne  d'être  appelé  dans 
uife  compagnie  aussi  honorable. 

Aussitôt,  le  chevalier  du  premier  siège  se  leva,  et  vint 
prêter  le  serment  requis  entre  les  mains  du  chancelier,  re- 
présentant le  souverain. 

Lorsqu'il  eut  repris  place,  un  autre  lui  succéda,  jusqu'à 
ce  que  tous  eussent  également  juré.  Alors  un  héraut  cria  : 

—  Par  le  serment  que  vous  avez  fait,  messeigneurs,  quel 
est  le  chevalier  qui  mieux  vous  semble  digne  d'être  reçu 
dans  l'ordre? 

Chacun  se  levant  à  son  tour,  vint  déposer  sur  un  plat 
d'or  le  billet  contenant  le  nom  de  celui  qu'il  voulait  nom- 
mer. Cela  fait,  le  chancelier  prit  tous  les  billets,  et,  les  ayant 
lus  à  haute  voix,  il  dit: 

L'archiduc  Maximilien,  fils  de  l'empereur  Frédéric,  a  le 
plus  de  voix,  et,  par  ainsi,  est  élu  et  appelé  à  faire  partie 
de  notre  ordre. 

Les  deux  portes  battantes  du  chœur  s'ouvrirent,  et  l'ar- 
chiduc entra,  suivi  par  toute  la  noblesse  et  un  grand  nom.- 
bre  de  prélats.  Le  seigneur  Ravestein,  chancelier,  lui  donna 
l'accolade,  et  lui  passa  au  cou  la  chaîne  d'or,  en  lui  disant  : 

—  Sire ,  l'ordre  vous  reçoit  (1  ) ,  et,  en  signe  de  ce,  vous 
présente  le  collier.  Dieu  fasse  que  vous  puissiez  le  porter 
longuement,  à  ses  louange  et  service,  pour  l'honneur  et 
l'accroissement  de  l'ordre.  Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du 
Saint-Esprit. 

—  Amen  !  dit  l'archiduc  ;  Dieu  m'en  donne  la  grâce  ! 
Alors,  la  main  sur  la  croix  et  les  saints  Évangiles ,  il 

jura  d'observer  les  statuts,  de  faire  tout  ce  qui  serait  eu  son 
pouvoir  pour  entretenir  la  gloire  et  la  splendeur  de  l'ordre, 
et  les  augmenter  si  faire  se  pouvait. 

Pour  terminer  la  cérémonie,  Maximilien  fut  présenté  à 
tous  les  chevaliers ,  qui  l'embrassèrent  en  signe  d'amitié 
fraternelle.  Après  la  solennité,  tous  retournèrent,  dans  l'or- 
dre de  leur  arrivée,  au  palais  de  l'archiduc,  où  un  splen- 
didc  repas  était  préparé.  Il  est  à  remarquer  qu'il  n'y  avait  à 
ce  banquet  que  trois  membres  du  pays,  tant  on  avait  laissé 
dépérir  l'ordre,  et  ils  étaient  ainsi  placés  :  à  la  droite  du 
nouveau  chevalier,  le  seigneur  de  Gruylhuyse,  et  à  sa  gau- 
che, les  seigneurs  Chymay  et  Nassau. 

Octave  DELPIERRE. 


(i)  Lors  de  l'injullaiion,  l'ordre  d"  la  Toison-d'Or  ne  pouvait  rire 
composé  que  de  vingt-quatre  membres  ;  bientôt  il  y  en  eut  ircnie-un. 
En  1518,  l'empereur  Cltarles  V  porta  le  nombre  à  cinquante,  et  de- 
puis lors  il  ne  subit  plus  d'augmentation. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


111 


IÏDJÎMÎ3ÛH  M  iL*iaDSî3S2  m  mwî  zsm^mmbM^'K 


L'hospice  du  mont  Joux  compte  un  assez  grand  nom- 
bre de  siècles  d'existence  pour  qu'il  en  soit  de  son  ori- 
gine comme  de  beaucoup  d'autres  dont  la  date  est  éloi- 
gnée ;  elle  manque  de  certitude.  Selon  une  opinion  assez 
générale,  il  faudrait  la  rapporter  au  milieu  du  dixième  siè- 
cle,  et  faire  à  un  saint  personnage  né  à  Menthon,  près 
d'.\nnecy,  en  923,  l'honneur  de  la  fondation  de  cette  in- 
stitution célèbre,  bien  que  j'aie  trouvé  quelques  induc- 
tions d'une  antiquité  plus  haute  encore.  Sans  doute  la 
charité  naquit  avec  le  christianisme  même,  et  ses  œu- 
vres durent  de  bonne  heure  porter  des  fruits.  De  bonne 
heure  aussi  un  de  ses  premiers  néophytes,  être  com- 
patissant et  bon,  dut  concevoir  la  pensée  d'élever,  dans 
le  lieu  oîi  il  y  aurait  le  plus  de  mérite  à  le  faire ,  un  mo- 
nument dans  lequel  Dieu  serait  glorifié  de  la  manière  la 
plus  digne  de  sa  bonté  ineffable,  c'est-à-dire  dans  lequel 
on  vivrait  uniquement  pour  faire  du  bien  aux  hommes. 
Ce  lieu  était  tout  indiqué  au  pieux  chrétien.  A  la  place 
même  où  les  ministres  de  divinités  aveugles  et  d'une  re- 
ligion sans  avenir  avaient  vécu,  les  adorateurs  du  Dieu  de 
vérité  pouvaient  vivre  :  ce  que  le   paganisme  autrefois 
avait  pratiqué,  des  chrétiens,  à  plus  forte  raison,  pou- 
vaient le  faire.  Un  temple  de  faux  dieux  avait  existé  au 
sommet  toujours  glacé  du  mont  Pennin ,  ce  devait  être 
un  devoir  pour  un  converti  à  la  foi  de  Jésus-Christ  d'en 
purifier  l'emplacement  déserté  par  la  dédicace  d'un  autel 
au  Dieu  des  chrétiens.  Cette  maxime,  d'ailleurs,  se  gé- 
néralisa ;  ou  les  premières  églises  furent  élevées  de  pré- 
férence sur  les  ruines  de  temples  païens,  ou  ces  temples 
furent  eux-mêmes  transformés  en  églises  chrétiennes.  Mais, 
dit  avec  une  profonde  sagesse  le  savant  et  vénérable  évè- 
que  d'Annecy,  il  y  a  loin  d'une  bonne  pensée  à  son  exé- 
cution, dans  une  entreprise  surtout  aussi  difficile;  et  si 
elle  avait  eu  un  commencement  d'exécution,  le  souvenir 
n'en  eût  pas  aussi  complètement  péri  dans  le  pays  d'Aoste, 
malgré  l'occupation  momentanée  des  Sarrasins  (2). 

La  place  choisie  par  le  véritable  fondateur  de  l'hospice 
du  mont  Joux  avait  deux  autres  avantages  à  ses  yeux. 
D'abord,  elle  lui  permettait  de  se  conformer  à  un  usage 
consacré  dès  les  plus  anciens  temps,  celui  d'offrir  à  la  Di- 
vinité un  culte  sur  les  lieux  hauts  (3},  parce  que  l'on  croyait 
qu'ils  lui  étaient  agréables;  ensuite,  par  les  privations  et 
les  souffrances  inséparables  de  son  élévation  excessive  au- 
dessus  des  régions  tempérées,  celte  place  fournissait  aux 
serviteurs  de  Dieu  et  des  hommes  qu'il  se  proposait  d'y 
instituer ,  les  éléments  de  la  mortification  la  plus  rigou- 
reuse et  la  plus  efficace  pour  gagner  le  ciel  en  assurant 
leur  salut.  En  effet,  les  plus  anciens  fondateurs  d'institu- 
tions chrétiennes  avaient  ces  idées  :  le  choix  de  remplace- 
ment n'était  point  pour  eux  une  chose  indifférente,  comme 
le  prouve  ce  que  disait  l'un  des  anciens  abbés  de  Clair- 
vaux  :  «  Nos  saints  et  bienheureux  prédécesseurs  choisis- 
saient de  préférence  des  vallées  humides  et  basses  pour 

(0  Chap.  V,  liv.  II  d'un  ouvrage  intitulé  :  Histoire  de  l'hospice  et 
de  la  montagne  du  Grand-Saint- Bernard. 

(2)  MonseigQcur  Rey ,  évêque  d'Annecy  ,  sa  lettre  à  moi,  du  12 
mars  iS3g. 

(3)  GuilUmaDD,  De  rebm  hçlveiicis,  1. 1,  c.  xit. 


fonder  leurs  établissements  temporels,  afiuque  les  religieux, 
étant  souvent  malades,  et  ayant  sans  cesse  la  mort  devant 
les  yeux,  vécussent  toujours  dans  la  crainte  du  Sei- 
gneur (l).»  Nous  avons  vu  que  le  fondateur  de  notre  hos- 
pice, pour  n'avoir  pas  fait  choix  d'un  lieu  humide  et  bas, 
n'en  a  que  plus  exposé  les  observateurs  de  sa  règle  rigou- 
reuse à  des  chances  de  mort  dont  l'imminence  exige  des 
cœurs  également  toujours  prêts  à  paraître  devant  Dieu. 

On  ne  peut  donner  aucuns  détails  sur  la  manière  dont 
l'hospitalité  s'exerçait  au  mont  Joux  ni  avant  l'occupation 
des  Sarrasins,  ni  longtemps  encore  après  leur  expulsion  ; 
on  ne  peut  pas  même  fixer  avec  précision  les  circonstances 
qui  accompagnèrent  l'établissement  de  la  pieuse  fondation 
après  qu'ils  eurent  é'é  chassés.  Ce  que  l'on  sait  avec  le 
plus  de  certitude,  c'est  que  cet  établissement  est  l'œuvre 
d'un  personnage  nommé  Bernard,  piœ  et  sancîœ  vitœ 
homo  (2),  a  dit  Simler.  Je  vais  donner  l'histoire  de  ce  héros 
des  Alpes,  dégagée  de  tous  les  contes  dont  elle  fut  entourée 
par  l'enthousiasme  peu  éclairé  du  temps.  Le  merveilleux 
n'est  plus  nécessaire  aujourd'hui  pour  faire  ressortir  le 
mérite  d'une  œuvre  chrétienne  ;  la  seule  merveille  est  une 
religion  qui  inspire  des  pensées  d'un  tel  ordre ,  et  qui 
donne  en  même  temps  la  force  de  leur  faire  produire  tout 
le  bien  qu'elles  recelaient  en  germe. 

Sur  la  rive  orientale  du  lac  d'Annecy,  en  Savoie,  dans 
une  position  riante,  et  sur  un  territoire  dès  longtemps  cul- 
tivé en  vignes,  s'élève  un  bourg  nommé  Menthon,  dont  la 
population  atteint  à  peine  aujourd'hui  sept  cents  habitants, 
et  qui  est  dominé  par  un  château  du  même  nom.  Ce  nom 
était  aussi  celui  delà  famille  qui  possédait,  qui  possède  en- 
core le  château ,  et  qui  était  l'une  des  plus  illustres  de  la 
Savoie,  comme  le  témoigne  cet  ancien  quatrain  : 

«  Tertiier,  Viry  et  Compey, 
«  Sont  les  mei!loi:s  maisons  du  Geneyey  : 

1  Sallsnavar  cl  Menlhou 
«  Ne  les  ccdoDl  pas  d'un  botlon(3^  »  ; 

et  comme  le  prouve  surtout  le  dicton  populaire  du  pays, 
Menthon,  ante  Christum  cral  Menthon  (4). 

Dans  ce  château  naquit,  le  lo  juin  923,  de  Richard,  sei- 
gneur baron  de  Menthon ,  et  de  Berniole  de  Duingt,  son 
épouse,  un  fils  qui  fut  appelé  Bernard,  du  nom  de  son  on- 
cle Bernard  de  Beaufort,  chevalier  d'un  grand  renom. 
Toute  cette  famille  tirait  son  origine  des  princes  du  Ge- 
nevois, et  Beruiole  de  Duingt,  particulièrement,  était  de 
la  maison  de  Genève  (d). 

La  jeunesse  de  celui  que  Dieu  destinait  à  un  pénible 
mais  glorieux  apostolat,  se  passa  dans  ce  calme  des  pas- 
sions qui  dispose  l'âme  à  la  pratique  de  la  vertu  et  à 
la  méditation  des  choses  bonnes  et  saintes.  Bernard, 
guidé  par  un  sage  précepteur  nommé  Germain,  qui  le 
mena  aux  écoles  déjà  célèbres  de  Paris ,  n'avait  de  goût 

(1)  Giiirimann,  De  rébus  helveticis,  1. 1,  c.  xiv.— Th.  Walsh,  i,  245. 

(2)  Simler,  Hisi.  Vales.,  1.  I,  85.  —  Simler,  De  Alpib'ts  commenta' 
rius. lil. 

(3)  Grillet,  Diction,  des  départ,  du  Mont-Blanc  et  du  Léman,  III,  Jl. 

(4)  Comte  de  Foriis. 

(S) Roland  Viol,  is.  —  Ch.  Delogei,  ST. 


112 


LECTURES  DU  SOIR. 


que  pour  l'étude,  et  ne  se  sentait  de  vocation  que  pour 
le  service  de  Dieu ,  quoiqu'il  sût  que  les  intentions  de 
sa  famille  fussent,  au  contraire,  de  l'établir  selon  le 
inonde.  Son  père  alla  même  jusqu'à  négocier  pour  lui , 
dans  la  famille  de  Miolans,  une  alliance  qui  était  sur 
le  point  de  se  conclure,  quoiqu'elle  n'eût  pas  l'assenti- 
ment de  son  fils,  lorsque  après  avoir  écouté  de  nouveaux 
avertissements  intérieurs  et  fait  de  dernières  réûexions,  le 
jeune  Bernard,  plus  effrayé  par  la  crainte  de  compromettre 
son  salut  dans  l'éternité  que  séduit  par  les  charmes  de 
Marguerite  de  Miolans  ou  de  toute  autre  femme ,  quitta 
secrètement  la  maison  paternelle  durant  même  les  prépa- 
ratifs de  la  cérémonie  nuptiale.  Il  se  dirigea  vers  Aoste,  y 
rechercha  l'archidiacre  Pierre,  se  mit  sous  sa  direction,  et 
acquit  bientôt,  à  l'aide  des  leçons  et  des  exemples  de  ce 
prêtre  édifiant,  la  connaissance  des  voies  de  la  piété  et  de 
toute  la  science  indispensable  dans  la  prédication ,  car- 
rière à  laquelle  il  avait  résolu  de  consacrer  sa  vie. 

En  effet,  doué  d'une  éloquence  forte  et  persuasive,  il  fit, 
durant  toute  son  existence,  retentir  la  chaire  de  vérité  des 
exhortations  les  plus  appropriées  à  l'état  où  se  trouvait, 
de  son  temps,  la  religion  chrétienne,  dont  la  semence  avait 
et:  étouffée  dans  cette  partie  des  Alpes  par  la  longue  pré- 
sence des  infidèles.  Il  ne  combattit  ni  le  diable,  ni  le  géant 
Procus,  ministre  du  diable,  comme  le  disent  de  vieilles 
légendes;  mais  il  a  pu  combattre  les  Sarrasins  de  sa  per- 
sonne, ce  qui  n'était  point  contraire  aux  usages  de  son 
époque  ;  mais  i!  a  pu  seconder  par  ses  conseils  le  mouve- 
ment qui  avait  leur  expulsion  pour  motif  et  pour  but  ; 
mais  quand  elle  fut  enfin  consommée,  il  a  pu  pratiquer 
quelques  cérémonies  d'exorcisme  et  de  purification  que 
les  idées  du  temps  suffisent  pour  justifier,  et  c'est  là  peut- 
être  la  source  du  merveilleux  qui  est  mêlé  à  l'histoire  de 
sa  vie.  Ce  qu'il  y  a  d'avéré,  c'est  qu'il  ne  cessa  de  tonner 
contre  les  superstitions  nées  d'un  mélange  impur  de  paga- 
nisme et  d'islamisme;  c'est  que  la  Lombardie,  et  particu- 
lièrement les  diocèses  d'.\oste,  de  Novarre,  de  .Milau,  de 
Sion,  de  Genève,  deTarentaise  et  de  Mauriénne,  furent  té- 
moins de  son  zèle  et  de  son  courage  évangéliques. 

Devenu,  vers  sa  quarante-troisième  année,  archidiacre 
d'.Voste  à  son  tour,  par  le  choix  de  l'évêque,  Bernard  prit, 
avec  cette  dignité  qui  réunissait  alors  la  juridiction  d'of- 
ficial  et  les  attributions  du  grand-vicariat,  une  part  consi- 
dérable au  gouvernement  du  diocèse.  11  remplit  les  devoirs 
de  sa  charge  avec  autant  de  dévouement  que  de  succès.  La 
prière  du  cœur,  la  méditation  de  l'esprit,  la  mortification 
du  corps,  l'exercice  enfin  de  toutes  les  vertus,  attiraient 
les  grâces  du  Ciel  sur  ses  travaux  apostoliques.  Ce  fut  sans 
doute  alors  que  son  cœur,  non  moins  compatissant  que 
son  esprit  était  éclairé,  touché  des  malheurs  auxquels  suc- 
combaient trop  souvent  les  voyageurs  de  toutes  les  na- 
tions qui  traversaient  à  grands  flots  les  montagnes  et  sur- 
tout les  Alpes  Penuincs,  son  cœur,  dis-je,  lui  suggéra  la 
pensée,  supérieure  à  son  siècle,  de  rétablir  un  asile  qui 
serait  sanctifié  par  la  religion,  et  dans  lequel  ces  voyageurs 
trouveraient  à  la  fois  et  les  secours  temporels  et  les  con- 
solations spirituelles;  ce  fut  alors  qu'il  eut  le  pouvoir 
d'exécuter  cette  pensée  ;  ce  fut  alors  enfin  que  le  nouvel 
établissement  fut  fondé  :  In  usum  iter  facieniium  cœno- 
bium  in  summo  Pennino  exslruxil  [i). 

J'ai  dit  précédemment  qu'aux  Sarrasins  musulmans 
d'Espagne,  descendus  les  premiers  en  Provence,  il  s'était 
joint  plus  tard  des  Sarrasins  de  l'Afrique,  et  en  particulier 
des  "cibus  de  l'Atlas.  J'ajouterai  maintenant  que,  parmi 
ceux-ci,  tous  n'étaient  point  sectateurs  de  Mahomet  ;  quel- 

(l)Simler,  X)t  Alipib.Commtnt.,  287. 


ques-uns  étaient  juifs,  d'autres  étaient  encore  idolâtres. 
Les  Berbers ,  qui  prirent  tant  de  part  aux  conquêtes  des 
Sarrasins  en  Espagne  et  en  France,  remarque  avec  raison 
M.  Reinaud  (1),  étaient  accusés  par  les  Arabes  d'adorer  le 
feu  et  les  astres,  et  les  auteurs  de  cette  nation  donnent  en 
effet  le  nom  de  sabéens  aux  Berbers.  On  ne  peut  pas  dire 
dans  quelle  proportion  étaient  les  païens  par  rapport  à  la 
quantité  de  ces  déprédateurs  de  l'Occident.  S'ils  furent 
nombreux,  ils  purent  apporter  avec  eux  des  pratiques  de 
leur  culte,  et  entre  autres  l'adoration  des  idoles.  Guichenon 
a  vu  dans  le  musée  de  Turin  deux  statues  de  Jupiter  tirées, 
dit-il,  du  Saint-Bernard:  l'une,  en  roche  grisâtre,  est  le 
Jupiter  Capitolin,  ayant  une  barbe  fourchue  et  étant  re- 
vêtu d'un  manteau;  l'autre,  en  basalte,  est  un  Jupiter  car- 
thaginois sous  la  figure  d'un  jeune  homme  sans  vêtements. 
D'abord,  ces  monuments  ont-ils  bien  cette  origine?  en- 
suite, sont-ils  ceux  de  l'antiquité  qui  auraient  été  conser- 
vés ou  retrouvés?  Enfin,  sont-ils  l'ouvrage  de  Sarrasins 
idolâtres?  Toute  la  difficulté  est  dans  la  réponse  précise  à 
l'une  de  ces  questions. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  dans  la  Vie  de  saint  Bernard  une 
tradition  de  statues  renversées  dont  on  ne  peut,  toute  con- 
fuse qu'elle  soit,  se  dispenser  de  faire  mention,  puisqu'elle 
est  rapportée  aussi  par  des  écrivains  au-dessus  du  vul- 
gaire :  Idolum  quod  in  summo  Pennino  erat  dejicit, 
disait  Simier.  Elle  a  été  recueillie  originairement  par  Ri- 
chard de  Duingt,  du  val  d'Isère,  successeur  de  saint  Ber- 
nard dans  l'archidiaconat  d'.\oste,  à  peu  près  en  ces  ter- 
mes :  €  Le  diable,  ennemi  qui  toujours  rugit,  qui  toujours 
veille  pour  le  triomphe  du  mal,  s'efforçait,  à  l'aide  de  la 
statue  de  Jupiter,  que  rendaient  redoutables  les  parole 
infernales  des  ignorants,  d'entraîner  vers  l'enfer  la  chré 
tienté,  dont  alors  la  puissance  grandissait.  Les  habitant: 
de  la  contrée  du  mont  Joux  croyaient,  dans  leur  illusion, 
pouvoir  guérir  ou  éviter  les  maladies  que  le  diable  en- 
voyait ;  mais  ils  croyaient  aussi  que  si  une  troupe  de  voya- 
geurs passait  sur  le  mont  Joux,  le  démon  retenait,  quel 
que  fût  leur  nombre,  un  chrétien  sur  dix,  et  le  faisait 
périr.  Sa  demeure  était  au  sein  des  froides  cavernes  des 
montagnes,  éloignée  de  plus  de  vingt  stades  de  toute 
maison  habitée.  Bernard,  élevé  à  la  très-sainte  dignité 
d'archidiacre  d'Aoste,  homme  plein  de  modestie  et  de 
piété ,  frémit  en  considérant  cet  obstacle  suscité  au  salut 
des  hommes.  Il  adressa  ses  prières  à  saint  Nicolas,  qui , 
lui  apparaissant  en  habit  de  voyageur,  lui  tint  ce  langage  : 
«  0  Bernard!  gravissons  ces  montagnes,  franchissons  ces 
€  affreux  précipices,  mettons  en  fuite  les  démons,  rédui- 
«  sons  en  poussière  cette  statue  de  Jupiter  et  cette  colonne 
«  qui  porte  l'escarboucle  de  cette  statue,  objets  de  trouble 
«  pour  les  chrétiens.  Ensuite,  nous  fonderons  en  ce  lieu  un 
€  liospice  et  uo  couvent  de  chanoines  réguliers.  Tu  le  feras 
€  accompagner  de  neuf  personnes ,  et  tu  n'auras  rien  à  re- 
«  douter  du  démon  ;  tu  lieras  le  cou  de  la  statue  avec  une 
«  corde  et  tu  la  briseras  ;  tu  conjureras  les  démons,  tu  les 
t  garrotteras  et  tu  les  précipiteras  dans  le  chaos  des  nion- 
€  tagnes  :  jusqu'au  jour  de  leur  jugement  ils  ne  pourronl 
«  plus  nuire  !  » 

«  Bernard ,  brûlant  du  désir  de  commencer  son  expédi- 
tion, gravit  les  montagnes  lui  dixième,  tenant  dans  sa  main 
le  bourdon,  symbole  de  la  victoire  :  l'usage  dans  ce  temps 
était  que  l'archidiacre  d'Aoste  le  portât  dans  les  offices  di- 
vins. Il  passe  devant  la  statue  pour  voir  si  le  diable  tentera 
de  lever  la  dîme  accoutumée,  et  de  le  faire  périr  :  puis  il 
attache  au  cou  de  la  statue  son  étole,  devenue,  pour  ainsi 
dire,  une  chaîne  de  fer  :  il  failles  conjurations  accouiiimées, 
(0  Reinaud, '20. 


ÎMUSÉE  DES  FAMILTJ-S. 


113 


et  ordonne  au  dcmcn  de  se  retirer  dans  un  chaos  affreux, 
dans  les  prorondeurs  des  abîmes  lartaréens  des  monts  Ma- 
leths ,  Mnlelhorum,  situés  entre  les  trois  diocèses  d'Aoste, 
de  Genève  et  de  Sion...  Il  met  en  morceaux,  d'aliord  la 
statue,  puis  la  colonne  de  l'cscarlioucle,  appelée  l'œil  de 
la  statue,  afin  que  ces  objets  ne  fussent  plus  dangereux 
pour  personne.  Bernard  retourna  promptement  à  son 
église,  et  ayant  célébré  la  messe,  il  annonça  qu'avec  l'aide 
de  Dieu  il  avait  mis  en  fuite  le  démon  et  détruit  la  statue, 
ainsi  que  la  colonne  de  l'escarboucle,  etc..  {\)  » 

il  y  a  dans  cette  histoire  des  choses  qui  surprennent 
davantage  encore  que  l'histoire  elle-même;  c'est  une  sorte 
de  savoir  d'antiquité,  qui  confond  cependant  la  statue  de 
Jupiter  et  la  colonne  de  l'escarboucle,  c'est-à-dire  le  grand 
et  le  petit  mont  Joux  ;  c'est  d'y  rencontrer  la  preuve  qu'a- 
près tant  d'années  écoulées  depuis  la  destruction  des  idoles 
du  paganisme,  on  rencontre  encore  des  traces  aussi  visi- 
bles de  leur  existence  passée  ;  c'est  qu'au  temps  de  notre 
roi  Philippe  I",  on  se  souvienne  si  bien,  dans  un  lieu  d'i- 
gnorance profonde,  de  ce  qui  avait  été  détruit  sous  Théo- 
dose, sept  cents  ans  auparavant.  Vie  ou  légende,  l'écrit  de 
Richard  de  Val  d'Isère  est  cependant  l'unique  source  où 
aient  été  puisés  tous  les  matériaux  des  biographies  nom- 
breuses et  successives  de  saint  Bernard,  et  même  ceux  de 
sa  vie  par  Roland  Viot,  que  nous  verrons  prévôt  de  l'hos- 
|)ice  en  1611.  Quant  à  la  légende  des  démons,  on  peut  la 
rejeter  si  l'on  veut,  mais  il  faudra  toujours  convenir  qu'un 
brisement  d'idoles  au  mont  Joux  par  saint  Bernard  n'est 
pas  dénué  de  toute  vraisemblance,  puisque  l'histoire  nous 
apprend  que  des  païens  y  sont  revenus  au  dixième  siècle 
avec  les  Sarrasins;  et  c'est  ainsi  que  la  science  des  faits, 
dirigée  dans  un  esprit  philosophique,  vient  quelquefois 
éclairer  de  son  flambeau  certains  de  ces  faits  que  l'incré- 
dulité rejetait  orgueilleusement  parmi  les  fraudes  pieuses. 

Toutefois,  il  en  est  des  légendes  de  dévotion  comme  des 
fables  mythologiques,  elles  cachent  un  sens  de  vérité  sous 
le  voile  qui  les  enveloppe,  et  voici  peut-être  ce  qu'il  faut 
penser  d'une  victoire  remportée  par  saint  Bernard  sur  les 
dieux,  les  démons  et  le  géant  Procus  du  mont  Joux.  Ber- 
nard, dont  la  grande  pensée  est  tout  entière  à  l'œuvre  de 
charité  qu'il  a  conçue,  Bernard,  qui  ne  compte  pour  rien 
les  obstacles  qu'ime  superstition  invétérée  et  profonde  lui 
suscitera,  sent  la  nécessité  de  préparer  d'abord  les  esprits 
à  recevoir  la  parole  de  Dieu.  En  missionnaire  fervent,  il 
pénètre  jusque  dans  les  réduits  les  plus  isolés  des  habi- 
tants sauvages  et  grossiers  de  la  montagne,  et  brave  les 
dangers  de  cet  isolement  même.  Etre  parvenu  à  s'asseoir 
à  de  semblables  foyers  sans  y  courir  le  risque  de  la  vie,  est 
déjà  pour  lui  une  victoire  :  dès  lors  il  exhorte,  il  sollicite, 
il  instruit.  Pour  quelques  hommes  simples  et  dociles,  il  en 
rencontre  mille  dont  il  ne  peut  vaincre  du  premier  coup 
l'ignorance  et  l'opiniâtreté.  Mais  sans  laisser  refroidir  son 
zèle,  lasser  sa  patience,  intimider  son  courage,  il  redouble 
d'efforts  au  contraire,  et  remonte  à  l'assaut  évangélique. 
L'or,  cet  auxiliaire  puissant  dans  toutes  les  choses  de  la  vie 
et  dont  la  religion  elle-même  ne  dédaigne  pas  le  secours, 
l'or,  pieusement  répandu  en  aumônes,  est  une  des  armes 
dont  Bernard  se  sert  avec  le  plus  de  succès.  Cet  argument 
mis  en  usage  auprès  des  nécessiteux  réagit  sur  les  opiniâ- 
tres et  les  persuade  aussi.  Les  misères  soulagées  dans  un 
lieu  expriment  leur  reconnaissance  en  termes  qui  reten- 
tissent partout,  et  des  largesses  semées  à  propos  disposent 
à  prêter  l'oreille  aux  discours  de  celui  qui  en  est  le  dispen- 

(.\)CaUia  chrisliana,\\\,  p.  730.  — /Ic'a  .SS.,  il  juin,  p.  lOTT.— 
Beugnol,  Destruction  du  pagan.  en  OcaJ^ut,  II,  3!4.  —  Uol.  Viol, 
'   I.  —  Mangouril,  Du  mont  Joux,  p.  33. 

JANviF.n  1S{4. 


sateur  et  qui,  dans  son  désintéressement,  ne  demande  en 
retour  que  des  louanges  pour  Dieu.  Enfin  Bernard  frappe 
le  dernier  coup  :  il  fait  briller  aux  yeux  de  ses  catéchu- 
mènes l'éclat  des  pompes  sacrées  du  culte  qu'il  leur  prê- 
che, et  à  ce  spectacle  imposant  et  nouveau  ils  tombent  à 
genoux,  comme  encore  aujourd'hui  à  Home,  lorsque  le 
chef  spirituel  de  l'Eglise  catholique,  du  haut  du  Vatican, 
étend  sur  la  foule  prosternée  des  mains  toujours  prêles  à 
bénir,  on  voit  fidèles,  schismatiques,  impies  même,  humi- 
lier spontanément  leur  front  dans  la  poussière.  Peu  à  peu 
les  autels  des  divinités  sourdes  et  impuissantes  des  Alpes 
sont  désertés,  et  les  idoles  s'écroulent  comme  entraînées, 
ainsi  que  le  dit  la  légende,  par  l'étole  de  saint  Bernard  qui 
les  lie.  Ainsi  se  consomme  une  œuvre  entreprise  pour  in- 
struire et  civiliser  des  hommes  bruts  et  sauvages  comme 
les  régions  qu'ils  habitent,  une  œuvre  qui  n'aurait  pu  ob- 
tenir la  sanction  du  succès,  si  elle  n'eût  pas  été  celle  d'un 
apôtre  doué  de  la  plus  parfaite  douceur  et  des  plus  excel- 
lentes vertus,  et  dont  la  vie,  selon  l'expression  de  Philippe 
Ferrari,  était  plus  angélique  qu'humaine. 

Le  zèle  de  Bernard  ne  se  borna  point  à  prêcher  l'évan- 
vangile  au  grand  mont  Joux  :  sa  sollicitude  s'étendit  égale- 
ment au  mont  de  la  Colonne,  c'est-à-dire  au  petit  Saint- 
Bernard,  et  il  y  fonda  aussi  un  hospice.  Il  mit  les  deux 
monastères  sous  l'invocation  de  saint  Nicolas  de  Myre,  à  qui 
il  avait  une  dévotion  particulière,  et  avec  lequel  on  a  pré- 
tendu qu'il  avait  de  fréquents  entretiens.  Mais  au  commen- 
cement du  douzième  siècle,  Richard,  évêque  de  Novarrc, 
approuvant  la  vénération  du  peuple  des  Alpes  pour  le 
bienheureux  Bernard,  les  deux  établissements  chrétiens 
reçurent  peu  à  peu  le  nom  de  leur  fondateur,  étymologie 
plus  naturelle  que  celle  qu'on  tirerait  de  Bernard,  oncle  de 
Charlemagne,  de  Bernard,  archevêque  de  Vienne,  ou  enfin 
de  Bernard,  comte  de  Barcelone,  comme  quelques-uns 
ont  voulu  le  faire. 

Bernard,  qui  avait  éprouvé  pour  lui-même  les  avantages 
de  l'éducation  ,  n'instruisait  pas  seulement  les  hommes;  il 
fondait  partout  des  écoles  pour  façonner  les  enfants  dès  leur 
plusjeuneâge,  suivantl'un  desbutsdel'instituliondusacer- 
doce,  qui  est  autant  de  répandre  dans  les  esprits  la  lumière 
de  l'intelligence,  que  de  célébrer  dans  les  temples  la  gloire 
du  Seigneur.  En  effet,  le  savoir,  dans  ce  temps  de  ténèbres 
universelles,  était  tout  entier  dans  l'Eglise,  et  c'est  de  ce 
foyer  sacré  que,  semblable  à  une  flanmie  vivifiante,  il  s'est 
répandu  pour  arriver  jusqu'à  nous,  et  jusqu'à  ces  philo- 
sophes qui  en  font  aujourd'hui  un  si  déplorable  usage  et 
qui,  en  le  tournant  contre  l'Eglise  de  qui  ils  le  tiennent, 
ressemblent  à  des  enfants  dénaturés  qui  se  complairaient  à 
déchirer  de  leurs  propres  mains  le  sein  de  leur  mère. 

Afin  de  payer  mon  tribut  à  l'usage,  je  donnerai  une  date 
à  la  fondation  de  l'hospice  du  grand  Saint-Bernard  ;  mais 
elle  ne  sera  qu'approximative,  car  les  auteurs  varient  de 
962  à  970;  et  cette  incertitude  est  excusable,  puisque  deux 
incendies,  et  particulièrement  celui  de  looo,  ont  dévoré 
presque  toutes  ses  archives  :  je  dirai  que  Bernard  tira  ses 
premiers  religieux  du  monastère  d'.\gaune,  selon  les  uns, 
de  celui  de  Saint-Laurent  de  Novarre,  ou  de  l'église  de 
Verceil,  selon  les  autres  ;  qu'il  alla  en  personne  à  Rome 
pour  soumettre  à  l'approbation  du  souverain  pontife,  qui 
la  lui  accorda  avec  empressement,  les  statuts  de  la  congré- 
gation des  chanoines  réguliers  institués  pour  le  service  de 
son  hospice,  ce  qui  a  fait  dire  par  Hermann  Contract,  qui 
vivait  au  treizième  siècle,  que  Léon  IX  passant  parle  Saint- 
Bernard  en  lOiO,  y  trouva  des  chanoines  vivant  en  corpo- 
ration (1),  canoniços  fraires  :  mais  je  dois  prévenir  que 

(1)  Déloges,  T6-7<. 

—   I"  —  CNZ.iVT   VCLt;j!E. 


îli 


LECTURES  DU  SOIR. 


tout  cela  n'a  pas  l'authenticité  suffisante,  et  en  particulier 
que  la  fondation  de  l'hospice  étant  antérieure  au  temps  où 
ij-'^  eut  des  chanoines  réguliers  à  Agaune  ou  Saint-Mau- 
I     ,,  Bernard  n'a  pu  y  prendre  ses  premiers  religieux. 

Enûn  le  bienheureux  Bernard  deMenthon,  à  peine  reve- 
nu de  son  voyage  à  Rome,  termina  sa  glorieuse  et  sainte 
vie  à  Novarre,  dans  le  monastère  de  Saint-Laurent,  le  28 
mai  1008,  âgé  de  So  ans,  et  fut  enterré  le  13  juin,  jour 
anniversaire  de  sa  naissance  et  auquel  on  célèbre  mainte- 
nant sa  fête  dans  plusieurs  églises  du  Piémont.  Ces  dates, 
il  faut  l'avouer,  ne  concordent  pas  avec  le  comput  ecclésias- 
tique, et  elles  dififèrent  d'ailleurs  de  plus  d'un  siècle  entre 
elles  selon  tel  ou  tel  biographe,  ceux-ci  adoptant  celle  de 
i  086  pour  la  mort  de  saint  Bernard,  ceux-là  celles  de  11 07, 
1108  ou  1122.  Azolm,  auteur  que  l'on  croit  contemporain 
de  Bernard,  dit  qu'il  vivait  du  temps  de  Henri,  roi  des  Lom- 
bards. Une  des  vies  de  ce  saint  homme,  tirée  des  archives 
d'Aoste,  dit  que  le  roi  lombard  nommé  par  Azolin  était 
Henri  IV,  qui  avait  été  élu  empereur  en  10o6,  à  Tàge  de 
six  ans  :  que  Bernard  avait  eu  à  Pavie,  en  1081,  avec  ce 
prince,  une  conférence  dont  le  motif  était  de  le  détourner 
de  ses  projets  de  vengeance  contre  le  pape  Grégoire  VU, 
et  que  Bernard  mourut  peu  de  temps  après  cette  entrevue, 
et  avant  la  réalisation  des  malheurs  qu'il  avait  prophétisés 
à  l'empereur  (1). 

Si  ces  faits  avaient  quelque  fondement,  ils  rapproche- 
raient d'environ  un  siècle,  comme  le  voulait  l'abbé  Murith, 
le  temps  où  saint  Bernard  a  vécu,  et  le  vide  que  je  signale- 
rai plus  tard  dans  la  chronologie  des  prévôts  de  l'hospice 
de  1008  à  1090,  serait  naturellement  rempli  :  dans  cette 
supposition,  Bernard  aurait  pu  voir  le  pape  Léon  IX,  lors- 
qu'il traversa  le  mont  Joux  pour  se  rendre  en  Allemagne  ; 
mais  comme  les  titres  originaux  tirés  des  archives  de 
Maurienne,  de  Tarentaise,  de  Novarre,  et  même  de  mont 
Joux  avant  l'incendie,  sont  unanimes  sur  l'époque  de  la 
naissance,  sur  la  personne  et  l'état  de  saint  Bernard,  il 
vaut  mieux  se  résigner  à  une  lacune  de  chronologie  de 
quelques  années,  et  s'en  tenir  surtout  à  un  manuscrit 
Ecclesia  Novariensis  (2),  que  M.  l'abbé  Dépommier  cite 
comme  rédigé  avec  beaucoup  de  sagesse,  que  d'admettre 
au  dixième  et  au  onzième  siècle  des  rois  lombards,  quand 
Didier,  le  dernier  roi  de  ce  peuple,  est  du  huitième  ;  que 
de  faire  vivre  saint  Bernard  au  temps  de  Henri  IV,  tandis 
que  les  seuls  empereurs  du  nom  de  Henri  qu'il  ait  pu  voir 
sont  Henri  I",  l'Oiseleur,  et  Henri  H,  le  Boiteux;  que  d'in- 
firmer enfin  tant  de  témoignages  certains  et  qui  se  corro- 
borent les  uns  parles  autres. 

C'est  une  question,  de  savoir  si  le  fondateur  de  l'hospice 
y  a  fait  sa  résidence  comme  prévôt.  Farney,  à  qui  Roland 
Viot  a  fait  quelques  emprunts  comme  à  Richard  de  Val 
d'Isère,  dit  qu'il  y  demeura  trente  années  de  suite.  Azolin 
assure  au  contraire  qu'il  ne  quitta  ni  son  archidiaconat,  ni 
son  ministère  évangélique  ;  enfin,  selon  Viot,  il  se  parta- 
gea entre  Aoste  et  le  mont  Joux,  ce  qui  parait  vraisem- 
blable. Mais  ce  qui  ne  l'est  point,  c'est  que  Bernard  soit 
resté  inconnu  à  sa  famille  depuis  le  moment  où  il  l'avait 
quittée,  comme  on  l'a  prétendu.  De  même  qu'il  n'avait  pu 
s'élever  à  la  dignité  d'archidiacre  de  la  cathédrale  d'Aoste, 
et  devenir  prédicateur  dans  toute  la  Savoie,  sans  justifier 
de  son  origine,  de  même  il  n'avait  pu  parvenir  à  une  aussi 
grande  célébrité  dans  cette  contrée  circonscrite,  sans  que 
son  nom,  qu'il  ne  cacha  jamais,  fût  connu  de  fous,  à 
Annecy,  ;\  Mcnlhon  et  partout.  Une  visite  que  son  père  et 
sa  mère  firent,  soit  à  la  cité  d'Aoste,  soit  à  l'hospice,  est 

(i)Ch.  Dclopo?,  68. 

(2)  Dépommier,  Not.  hist.  »ur  saint  Bernard,  31. 


sans  doute  la  source  de  cette  tradition  conservée  par  Ro- 
land Viot  et  qui  d'ailleurs  est  généralement  crue  dans  la 
patrie  du  bienheureux  fondateur,  comme  celle  qui  attribue 
au  pied  du  saint,  descendant  par  sa  fenêtre  pour  s'évader, 
une  empreinte  qui  existe  réellement  sous  cette  fenêtre  au 
château  de  Menthon. 

Par  un  zèle  mal  entendu,  on  a  prêté  à  saint  Bernard  un 
ridicule  qui  ne  s'accorde  point  avec  son  caractère  connu 
d'humilité.  Selon  Azolin,  auteur  sur  lequel  nous  nous  ex- 
pliquerons, il  aurait  ordonné  par  son  testament  le  partage 
de  sa  dépouille  périssable  entre  l'église  d'Aoste  et  l'hospice. 
Est-il  supnosable  qu'un  chrétien  pieux,  doué  d'une  haute 
raison,  prétende  élever  lui-même  ses  ossements  à  la  dignité 
de  reliques,  quand  il  faisait  si  peu  de  cas  de  son  corps  qu'il 
le  nourrissait  uniquement  de  pain  et  d'eau,  ne  le  vêtait  que 
de  bure  et  de  cilice,  ne  le  laissait  reposer  que  sur  le  bois 
et  la  cendre  ?  Mentionner  ce  conte,  c'est  le  réfuter.  Charles 
Bascapé,  évêque  de  Novarre,  dit  que  le  corps  du  saint,  ca- 
nonisé en  1681,  plusieurs  fois  translaté  à  des  époques 
dont  il  donne  la  date ,  était  une  partie  précieuse  des  trésors 
de  son  église  ;  et  les  religieux  possèdent  quelques  frag- 
ments de  ce  corps  :  mais  ce  n'est  certainement  pas  en  exé- 
cution d'un  prétendu  testament  du  saint.  En  effet,  Roland 
Viot  dit  seulement  que  Bernard  y  exprima  le  vœu  d'être 
enterré  ou  dans  la  cathédrale  d'Aoste,  ou  au  mont  Joux, 
et  que  cela  ne  put  avoir  lieu  à  cause  de  troubles  qui  sur- 
vinrent à  cette  époque  (1).  Quoiqu'il  en  soit,  son  tombeau 
est  au  lieu  où  il  mourut,  et  s'y  voit  dans  l'église  de  Saint- 
Laurent. 

On  conserve  précieusement  dans  les  archives  de  l'hos- 
pice un  manuscrit  de  la  vie  de  saint  Bernard  par  Azolin, 
qui  a  été  donné  en  1400  au  révérend  Chamosi,  chanoine 
régulier,  prieur  de  Scez,en  Tarentaise,  ainsi  que  le  recon- 
naît une  note  de  la  main  même  de  Chamosi.  Ce  manuscrit 
est  divisé  en  deux  récils.  Le  premier  fourmille  de  contes, 
de  légendes  fabuleuses  et  d'anachronismes  que,  selon  les 
religieux,  il  est  impossible  d'attribuer  à  Azolin,  tandis  que 
le  second,  qui  est  en  même  temps  le  plus  ancien,  parait 
être  véritablement  l'ouvrage  de  ce  contemporain  de  Ber- 
nard. Or,  il  n'y  est  question  ni  de  l'incognito  gardé  par 
saint  Bernard  à  Aoste,  ni  de  ses  entretiens  avec  saint  Ni- 
colas, ni  de  son  combat  avec  le  diable,  ni  du  testament  par 
lequel  il  aurait  disposé  de  ses  ossements.  Toutes  ces  in- 
ventions sont  postérieures  à  Azolin,  et  les  religieux  de  nos 
jours  sont  trop  éclairés  pour  n'être  pas  les  premiers  à  les 
désavouer. 

Il  n'est  point  de  dévotion,  si  fervente  qu'elle  soit,  qui  à  la 
longue  ne  cède  la  place  à  une  autre.  J'ai  cité  ailleurs  la  dé- 
votion extraordinaire  de  la  France  à  saint  Martin,  qu'a 
remplacée  la  dévotion  à  saint  Denis,  et  celle  de  saint  De- 
nis se  reportant  plus  tard  sur  la  vierge  Marie.  Il  n'en  est 
point  de  même  pour  saint  Bernard,  et  l'on  peut  dire,  contre 
un  proverbe  connu,  qu'il  est  encore  prophète  en  son  pays. 
On  y  célèbre  chaque  année  sa  fête  avec  une  ferveur  tou- 
chante. Alors  la  population  entière  des  villages  et  hameaux 
dont  se  compose  la  paroisse  de  Menthon  se  réunit  sous  la 
conduite  de  son  pasteur,  et  se  rend  processiounellement  au 
château  pour  y  vénérer  une  relique  du  saint.  On  y  célèbre 
une  messe  dans  cette  même  chapelle  où  l'on  tient  que  se 
préparait  la  cérémonie  du  mariage  de  saint  Bernard  quand 
il  quitta  la  maison  paternelle.  Sa  chambre,  qui  dès  le  sei- 
zième siècle  avait  été  transformée  en  oratoire,  et  que  la 
piété  d'un  de  ses  arrière-petits-neveux  a  restaurée  depuis 
les  dévastations  révolutionnaires,  est  aussi  l'objet  d'un  pè- 

(0  Roland  Viot,  341.  —  Ch.  Delogei,  79. 


AIUSEE  DES  FAMILLES. 


115 


lerinage  spécial  :  une  foule  de  malades  et  de  dévots  visi- 
teurs y  vient  implorer  l'intercession  du  saint  personnage 
qui  a  illustré  toute  cette  contrée,  ou  y  chercher  d'antiques 
et  de  pieux  souvenirs.  Heureux  peuple,  qui  conserve  de  ses 
traditions  ce  qu'elles  ont  de  consolant  et  de  respectable,  et 
chez  lequel  on  peut,  sans  craindre  d'être  bafoué ,  honorer 
ce  qu'honoraient  les  aïeux  ! 

Saint  Bernard  deMenthon,  soit  qu'il  ait  résidé  ou  non  à 
l'hospice  dont  il  était  le  fondateur,  en  fut  certainement  le 
pre>nier  prévôt,  et  Ta  été  sans  doute  jusqu'à  sa  mort,  arri- 
vée en  1008.  Mais  de  cette  date  à  celle  de  1090,  c'est-à-dire 
pendant  plus  de  quatre-vingts  ans,  le  nom  des  prévôts  est 
inconnu,  et  c'est  cette  lacune  qui  a  fait  supposer  que  saint 
Bernard  avait  pu  vivre  au  temps  de  l'empereur  Henri  IV, 
supposition  réfutée  au  surplus  par  des  témoignages  trop 
unanimes  pour  pouvoir  être  admise  encore.  Toutefois  on 
ignore  par  qui  la  fondation  nouvelle  fut  régie  pendant  celte 
période.  Ce  que  l'on  sait,  c'est  que  la  pensée  qui  avait  pré- 
sidé à  l'établissement  de  l'hospice  du  mont  Joux  ne  pou- 
vait recevoir,  dès  le  temps  de  ténèbres  intellectuelles  et  de 
malheurs  publics  où  elle  fut  conçue,  tout  le  développement 
dont  elle  était  susceptible.  Elle  devançait  trop  son  siècle, 
et  les  esprits  étaient  trop  dénués  de  lumières  pour  com- 
prendre ce  qu'elle  avait  en  elle-même,  je  ne  dis  pas  de  su- 
l)lime  comme  œuvre  de  religion,  mais  seulement  de  profi- 
table à  l'homme  sous  le  rapport  matériel.  Après  saint  Ber- 
nard, et  peut-être  même  déjà  de  son  vivant,  un  brigandage 
inouï  rendit  de  nouveau  inutile  tout  ce  que  l'immense 
charité  d'un  chrétien  avait  imaginé  pour  l'amélioration  de 
l'existence  dans  des  régions  déjà  si  dangereuses  par  elles- 
mêmes,  et  le  passage  devint  aussi  impraticable  par  le  fait 
des  hommes  qu'il  l'eût  jamais  été. 

A  peine  les  Sarrasins  avaient-ils  été  expulsés  des  mon- 
tagnes où  l'hospice  est  situé,  que  les  Normands  les  rem- 
placèrent. Encouragés  par  les  succès  de  leurs  compatriotes 


sur  les  Grecs  de  l'Italie,  ils  montèrent  au  .Saint-Bernard. 
Une  barrière  avait  été  établie  par  Rodolphe  III,  dernier  roi 
de  Bourgogne,  de  994  à  1032,  à  l'extrémité  du  lac,  afin  de 
rendre  plus  facile  la  perception  de  péages  vexatoires  qu'il  y 
faisait  lever  à  son  profit,  et  celte  barrière,  nommée  oslio- 
lum,  était  rigoureusement  fermée  à  quiconque  refusait  le 
tribut.  L'épée  des  Normands  la  brisa  ;  elle  en  tua  ou  dis- 
persa les  gardiens,  et  le  temps  des  infidèles  sembla  revenu. 
Chassés  à  leur  tour,  on  n'en  respira  pas  davantage  :  les 
tributs  qu'ils  avaient  conservés  furent  conservés  encore, 
et  la  dure  condition  des  voyageurs  ne  reçut  aucune  amé- 
lioration. 

Depuis  longtemps  déjà  les  pèlerins  qui  faisaient  le 
voyage  de  Rome,  alors  obligatoire,  ne  pouvaient  plus  tra- 
verser le  mont  Joux  que  par  caravanes  de  4  ou  500  per- 
sonnes. Robert,  évêque  de  Tours,  fut  égorgé  dans  une 
hôtellerie  au  pied  des  Alpes,  quoiqu'il  eût  une  escorte 
nombreuse.  SaintJ.IaïeuI,  abbédeCluny,  fut  fait  prisonnier 
en  972  par  les  Normands,  près  d'Orsières,  c'est-à-dire 
presque  sous  les  yeux  de  saint  Bernard.  Enfin  il  fallut  re- 
noncer môme  à  la  ressource  des  caravanes. 

Lorsqu'en  1027,  Conrad  le  Salique ,  successeur  de 
Henri  II,  alla  se  faire  sacrer  à  Rome,  il  mena  avec  lui  Ro- 
dolphe m,  son  fils.  Canut  le  Grand,  roi  d'Angleterre  et  de 
Danemarck,  profita  de  cette  réunion  pour  se  plaindre  à 
l'empereur  et  au  pape  des  vexations  inouïes  que  les  fidèles 
de  sa  domination  éprouvaient  dans  leur  traversée  des 
Alpes,  et  qui  allaient  à  empêcher  tout  pèlerinage  à  Rome. 
Rodolphe  comprit  bien  que  ces  plaintes  s'adressaient  sur- 
tout à  lui,  et  il  promit  de  bonne  grâce  d'abolir  les  péages 
cl  d'entretenir  l'ordre.  En  effet,  c'est  de  cette  époque,  déjà 
bien  ancienne,  que  date  l'apparition  d'une  certaine  sécurité 
dans  le  grand  Saint-Bernard. 

REY. 


immm  wim  iddii^  ^h  mm  m  m  mm^ 


Ces  sources  existent  près  des  iles  Bahrain  et  d'Ared,  qui, 
sont  situées  sur  la  côte  sud  du  golfe  Persique.  L'ile  de 
Bahrain  est  peu  élevée,  et  plus  fertile  qu'aucune  des  autres 
îles  de  ce  golfe  :  elle  offre  de  nombreuses  et  belles  touffes 
de  dattiers,  et  l'on  trouve  l'eau  douce  la  plus  pure  peut- 
être  qui  existe,  dans  un  large  étang  dont  la  source  est  peu 
éloignée,  à  deux  ou  trois  milles  de  la  ville  de  Monama. 
Lorsque  le  capitaine  Maughan  quitta  Bahrain,  en  1828, 
celle  île  était  en  la  possession  des  Outouby,  puissante  tribu 
arabe  du  désert  voisin.  A  environ  un  mille  et  demi,  se 
trouve  la  petite  île  d'Ared,  un  îlot  très-bas  et  couvert  de  sa- 
ble, avec  quelques  dattiers  seulement,  et  un  hameau  com- 
posé de  cabanes  de  pêcheurs.  La  rade,  où  les  vaisseaux 
peuvent  se  mettre  à  l'abri,  s'ouvre  entre  ces  deux  iles  d'où 
partent  de  chaque  côté  des  rochers  d'une  vaste  étendue. 
La  profondeur  de  la  rade,  est  d'environ  trois  ou  quatre 
brasses  et  demie,  avec  un  fond  de  sable  à  l'ouest  et  au  nord 
d'Ared;  à  quelque  distance  de  la  côte,  il  y  a  des  sources 
d'eau  douce  qui  sortent  des  rochers  sous-marins,  et  au- 
dessus  desquels  l'eau  de  la  mer  roule  à  la  profondeur 
d'une  ou  deux  brasses,  selon  l'état  des  marées.  Quelques- 
unes  de  ces  sources  d'eau  douce  sont  très-près  du  rivage, 
et  les  pêcheurs  y  viennent  remplir  sans  difficulté  leurs 
outres.  Mais  on  en  trouve  d'autres  plus  éloignées  de  la 
côte  :  toutes  les  fois  que  les  pêcheurs  ont  besoin  d'eau 


douce,  ils  placent  leur  bateau  auprès  de  l'une  de  ces  sour- 
ces :  un  des  hommes  de  la  troupe  plonge  dans  la  mer 
avec  un  mussuck  de  peau  tannée  de  chèvre  ou  de  mouton, 
et  en  place  l'ouverture  au-dessus  de  la  source  dont  la 
force  suffit  pour  remplir  aussitôt  l'outre  d'eau  douce-,  le 
plongeur  remonte ,  vide  son  outre  dans  un  réservoir,  et 
recommence  cette  opération  jusqu'à  ce  que  ce  dernier  soit 
rempli.  On  a  rapporté  au  capitaine  Maughan  que  quelques- 
unes  de  CCS  sources  sont  à  la  profondeur  de  trois  ou  quatre 
brasses.  Ces  hommes  ne  s'occupent  pour  la  plupart  que 
de  la  pèche  des  perles,  et  sont  habitués  à  plonger  à  douze 
et  même  à  quatorze  brasses  a,u-dessous  de  la  surface  de 
l'eau.  Le  mussuck  ou  l'outre  qu'ils  emploient  peut  contenir 
de  quatre  à  cinq  gallons.  On  trouve  aussi  des  sources  d'eau 
douce  sur  la  côte  nord-est  de  l'ile  de  Bahrain  et  au-dessous 
de  la  surface  de  la  mer.  Le  capitaine  Maughan  rapporte 
qu'il  existe  environ  trente  de  ces  sources  aux  environs  de 
Bahrain  et  d'Ared. 

Les  côtes  du  voisinage  sont  formées  de  sable  menu, 
composé  en  partie  de  débris  de  coraux  et  de  coquillages. 
L'endroit  le  plus  rapproché  où  le  sol  offre  quelque  élévatioa 
est  la  côte  de  Perse  qui  est  vis-à-vis  les  caps  Verdistan . 
Kongoon,  Assiloo,  etc.,  et  il  y  est  composé  en  partie  de 
grès,  de  marbre  noir  grossier  et  de  gypse. 


116 


LECTURES  DU  SOIR. 


^        &.  VWLm  BS  SITlMlÀTIlÀs 


I  ilioial  malais. 


Le  12  oclobre  1839,  nous  passâmes  If  jéiroit  de  la 
Sonde.  La  houle  du  tangage  fatiguait  n'".fe  corvette,  et 
«iéjà  plusieurs  officiers  de  l'état-major  scntaieut  se  renou- 
veler les  atteintes  du  mal  de  mer. 

Ce  n'était  plus  le  balancement  si  doux  de  l'archipel  ma- 
lais, mais  une  mer  longue  et  dure,  grossie  par  une  brise 
fraîche  ;  les  vents  halèrent  le  sud  et  nous  contraignirent  à 
louvoyer.  Le  commandant,  assis  sur  la  dunelle,  contem- 
plait les  montagnes  élevées  de  Sumatra,  et  profila  de  ce 
contretemps  pour  relâcher  à  la  baie  des  Lompangs,  sur  la 
côte  sud.  Nous  courûmes  de  petites  bordées  à  l'entrée  du 
détroit,  en  virant  de  bord  à  un  mille  de  la  côte,  nous 
aperçûmes  le  fort  d'.Anycr,  premier  comptoir  des  Ilollnn- 
dais  dans  Tile  de  Java;  le  fort  et  une  petite  canonniùv  ou 
mouillage  hissèrent  leurs  couleurs.  Enfin  nous  réprimes  la 
bordée  du  largo,  disant  adieu  à  celle  Ile  de  Java  où  nous 
avions  reçu  une  si  douce  liospiialité.  -^  lJaia\ia  où  nos  folies 


et  nos  extravagances  de  marins  étaient  encore  un  sujet  de 
conversations,  à  ces  bons  et  paisibles  colons  hollandais  qui 
nous  avaient  reçus  en  frères.  A  bord,  chacun  reprit  ses  fa- 


tigues et  son 


msouciance  accoutumée 


Ignorant  tous 


le 


malheur  dont  nous  serions  frappés  quinze  jours  plus  tard. 

Le  lendemain,  au  lever  du  soleil,  poussés  par  une  faible 
brise  ,  nous  longions  la  côte  sud  de  Sumatra.  Bientôt  on 
laissa  tomber  l'ancre  vis-à-vis  un  village,  et  à  côte  de  trois 
petites  iles  appelées  Poulo-iiga  par  les  Malais. 

Le  commandant  d'Urville  ayant  donné  avis  qu'on  appa- 
reillerait le  lendemain,  chacun  se  disposa  à  mettre  à  profit 
ce  délai.  La  chaloupe  fut  envoyée  à  terre  pour  renou- 
veler la  provision  d'eau.  F.n  arrivant  à  la  plage,  nous  pen- 
sâmes nous  perdre  sur  les  récifs.  La  mer  déferlait  avec 
'force  sur  un  l>anc  de  corail  ;  sans  un  Malais,  qui  nous  in- 
diqua la  passe,  nous  aurions  été  obligés  de  débarquer  à  la 
nage    L'embarcation  toui'ha,  l'ne  lame  la  saisit  par  la 


MUSÉE  DES  F  A  :M  IL  LES. 


117 


Village  ma'ais. 


Fros  niâlais. 


118 


LECTURES  DU  SOIR. 


hanche  et  la  coucha  de  côté.  Chacun  prenait  son  parti  pour 
se  jeter  à  l'eau,  quand  au  milieu  de  l'écume  des  lames  on 
aperçut  des  requins.  Heureusement  des  pirogues  malaises 
vinrent  décharger  reinbarcation,  qui  fut  sur-le-champ  mise 
à  flot,  et  le  pilote  la  ût  entrer  dans  une  petite  anse,  abri 
naturel  formé  par  un  raz  de  marée,  où  sept  ou  huit  pros 
malais  se  trouvaient  amarrés. 

La  plage  était  bordée  d'une  forêt  de  cocotiers.  Un  ruis- 
seau d'eau  claire  et  limpide  la  traversait  pour  se  jeter  dans 
la  mer,  et  présentait  une  aiguade  très-commode. 

Nous  ne  tardâmes  pas  à  apercevoir  le  village,  bâti  sur 
un  plateau,  et  dont  les  cases  se  groupaient  en  parallélo- 
gramme autour  d'une  autre  plus  grande  qui  servait  de 
mosquée.  Au  milieu  de  la  place,  nous  vîmes  un  grand  pi- 
quet sur  lequel  se  tenait  un  gros  singe  auquel  des  enfants 
donnaient  à  manger  au  bout  d'un  bâton.  Je  voulus  l'ache- 
ter; quelles  que  fussent  mes  offres,  on  ne  voulut  pas  me 
le  vendre.  On  m'en  offrit  d'autres  de  la  même  espèce  ;  je  les 
acquis  à  vil  prix;  mais  celui-ci  avait  un  air  si  comique- 
ment  grave,  que,  pour  tout  au  monde,  j'aurais  voulul'avoir  ; 
un  Malais  me  ût  comprendre  qu'il  était  sacré. 

Les  hommes  sortirent  de  leurs  cases  et  vinrent  nous  pro- 
poser des  échantillons  de  poivre.  Les  matelots  en  achetèrent 
pour  assaisonner  leur  viande  salée;  les  Malais  nous  lais- 
sèrent avec  les  gens  de  l'équipage,  qu'ils  prenaient  pro- 
bablement pour  des  traitants.  Aprèsavoir  fait  un  croquis 
du  village ,  me  rappelant  que  j'étais  de  trimestre  pour 
approvisionner  la  gamelle  des  aspirants,  je  pris  un  guide 
et  je  m'acheminai  dans  l'intérieur.  Je  traversai  une  plaine 
immense,  bordée  dans  le  lointain  par  de  hautes  montagnes 
boisées  jusqu'au  sommet.  Des  cours  d'eau  la  sillonnaient, 
et  des  semailles  de  riz  s'élevaient  de  tous  côtés. 

Après  un  quart  d'heure  de  marche,  je  gravis  un  petit 
coteau,  du  sommet  duquel  j'aperçus  une  vue  magnilique, 
dont  un  Européen  ne  peut  se  faire  idée,  A  gauche,  mon 
œil  découvrait  à  l'horizon  la  côte  de  Java  sillonnée  de  na- 
vires. Adroite,  le  contour  de  la  baie  des  Lorapangs,  et  à 
mes  pieds,  une  forêt  vierge  du  milieu  de  laquelle  s'échap- 
pait la  fumée  des  cases  ;  le  tout  avec  accompagnement  du 
caquet  des  perroquets  et  des  cris  aigus  des  singes  qui  se 
balançaient  au  sommet  des  bambous.  Fasciné  par  ce  ta- 
bleau, je  me  laissai  aller  à  une  douce  rêverie,  et  je  me  pris 
à  réfléchir  à  l'étrange  vie  de  l'homme  de  mer.  Aujourd'hui, 
des  jours  doux  et  calmes,  embellis  par  tout  ce  que  la  nature 
peut  offrir  d'enchanteur;  le  lendemain,  des  fatigues,  des 
privations,  le  naufrage,  «(  la  maladie  qui  planait  déjà  dans 
l'entrepont  de  nos  corvettes. 

Je  m'arrêtai  à  un  village  plus  petit  que  le  précédent. 
Mon  guide  avait  pris  les  devants  :  ayant  remarqué  qu'en 
route  j'avais  été  salué  par  des  gens  de  l'équipage,  il  me  prit 
pour  un  personnage  d'importance,  en  sorte  que  je  ne  tar- 
dai pas  à  me  voir  entouré  d'enfants.  Le  chef  de  la  bourgade 
vint  me  saluer,  et,  probablement  poursceller  notre  amitié, 
il  me  proposa,  contre  mon  fusil  à  piston,  un  vieux  pistolet, 
qui  pouvait  avoir  appartenu  à  Yasco  de  Gama.  Je  n'eus 
garde  d'accéder  au  marché. 

La  physionomie  des  Malais  est  très-expressive.  La  mobi- 
lité de  leurs  traits  et  l'éclat  de  leurs  yeux  font,  qu'à  demi* 
mot,  on  les  comprend  sans  peine.  Ils  ont  les  cheveux  longs, 
le  menton  ombragé  d'une  petite  mouche  de  barbe,  les  sour- 
cils très-arqués,  le  nez  un  peu  retroussé.  Ils  sont  grands 
et  ont  beaucoup  de  dignité  dans  la  démarche.  Les  dents 
noircies  par  l'usage  du  bétel,  déparent  un  peu  leur  phy- 
sionomie. Lu  général,  leurs  mains  offrent  une  grande  dé- 
licatesse de  forme.  Ils  teignent  leurs  ongles  en  rouge.  Nous 


fûmes  longtemps  à  nous  habituer  à  la  vue  des  dents  noi- 
res des  Malaises.  Le  costume  des  hommes  consiste  en  une 
sorte  de  caleçon  qui  entoure  les  reins  ;  ils  se  drapent  sur  les 
épaules  une  pièce  d'étoffe  qui  offre  beaucoup  d'analogie  avec 
le  plaid  écossais.  Les  femmes  s'enveloppent  dans  une 
espèce  de  robe  de  chambre  en  cotonnade  ;  dans  l'intérieur 
des  cases,  elles  laissent  retomber  la  partie  qui  ceiut  les 
épaules  pour  s'arrêter  aux  hanches,  où  la  robe  est  retenue 
par  une  ceinture.  Leurs  cheveuxsout  roulés  avec  beaucoup 
de  coquetterie  et  ornés  de  convolvulus  blancs  ou  rouges 
disposés  avec  goût. 

Les  cases  des  Malais  de  Sumatra  ressemblent  beaucoup 
à  celles  des  autres  peuples  de  l'Archipel  des  Indes.  Elles 
sont  construites  en  bambou,  et  recouvertes  de  feuilles  de 
cocotier.  Le  tout,  élevé  sur  des  pilotis,  est  garni  d'une 
échelle  pour  arriver  à  l'intérieur. 

A  l'entrée  du  village,  je  remarquai  deux  petites  cases 
tout  au  plus  assez  grandes  pour  loger  un  ou  deux  hom- 
mes. Elles  sont  destinées  à  monter  la  garde  contre  les  ti- 
gres qui  viennent  rôder  tous  les  soirs^  l'entrée  des  bour- 
gades. 

Le  tigre  noir  de  Sumatra  est,  de  l'espèce  féline,  celui  qui 
atteint  le  plus  de  férocité.  Plus  svelie,  plus  dégagé  que  le 
tigre  de  l'Inde ,  il  commet  dans  les  villages  des  désas- 
tres inouïs.  Rarement  les  naturels  l'attaquent  à  l'impro- 
viste.  Quand  ils  ont  découvert  ses  traces,  ils  attachent  un 
mouton  à  un  piquet  :  au  moment  où  l'animal  est  occupé 
à  dévorer  sa  proie,  ils  se  rangent  en  cercle,  et  se  resserrent 
à  son  approche.  Le  tigre  bondit,  s'élance  pour  traverser 
l'obstacle.  Alors,  avec  une  tactique  des  plus  habiles,  les 
chasseurs  réunissent  instantanément  leurs  bras  armés  d'un 
cric  et  reçoivent  l'animal  dans  sa  chute.  Le  tigre  se  débat 
sous  des  coups  toujours  mortels,  et  parvient  à  blesser  griè- 
vement quelques-uns  de  ses  adversaires.  Au  dire  des  Hol- 
landais qui  en  ont  été  les  spectateurs,  les  Malais  déploient 
dans  ce  genre  de  combat  un  sang-froid  et  une  intrépidité 
des  plus  remarquables. 

Ayant  terminé  mes  affaires,  je  me  décidai  à  prendre 
congé  du  chef,  qui  revêtit  ses  armes  et  s'offrit  à  m'accom- 
pagner;  ayant  surpris  un  regard  d'intelligence  entre  raoa 
guide  et  lui,  je  refusai  énergiquement  sa  société,  précau- 
tion sans  laquelle  j'aurais  couru  les  chances  d'être  dé- 
pouillé, et,  en  cas  de  résistance  ,  de  recevoir  un  coup  de 
poignard  dans  les  reins. 

Accompagné  de  mon  guide,  je  m'avançai  dans  une  forêt 
touffue,  en  sifflant  un  air  national  pour  effaroucher  les 
reptiles,  hôtes  non  moins  malfaisants  que  les  indigènes. 

Une  douce  obscurité  régnait  dans  ces  vastes  sohludes. 
Des  lices  touffues  de  bambou  s'élançaient  dans  les  airs  et 
se  repliaient  en  dômes  de  verdure,  puis  s'entre-croisaient 
de  lianes  et  de  larges  fougères,  au  milieu  desquelles  on 
voyait  grimacer  les  petits  singes  noirs  barbus  si  communs 
dans  ces  pays.  Un  ruisseau  sillonnait  la  forêt  :  le  silence 
était  interrompu  par  le  seul  bruissement  des  roseaux  qu'agi- 
tait un  buffle  se  roulant  dans  la  fange.  Je  témoignai  à 
mon  guide  le  désir  de  gravir  la  montagne  pour  étudier  la 
variété  des  végélaux  et  saisir  leurs  différences  d'avec  ceux 
de  la  plaine;  ma  demande  fut  accueillie  par  un  ge^le  d'ef- 
froi ;  à  quelques  mots,  je  compris  qu'il  avait  peur  de  ren- 
contrer un  tigre. 

Je  me  disposai  donc  simplement  à  satisfaire  mon  appétit 
aiguisé  par  un  longexercice.  J'offris  à  mon  guide  départager 
mes  provisions,  et  il  s'assit  gaiemenlà  mes  côtés.  Le  sachant 
mahométan,  je  trouvai  plaisant  de  lui  faire  manger  du  porc. 
Il  s'en  lit,  avec  du  biscuit  et  du  poivre  délayé  dans  de  Peau, 
une  toile  do  pilau  qu'il  roula  en  boulette  et  qu'il  absorba 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


119 


avec  avidité.  Je  rae  mis  alors  à  éclater  de  rire,  et,  prononçait 
le  mot  babi,  il  comprit  son  péché.  Pour  le  consoler  je  lui 
offris  uu  verre  de  rhum,  dout  il  se  rinça  la  bouche  avec  un 
claquement  de  langue  qui  fut  loin  chez  lui  de  dénoter  un 
profond  dégoût  pour  celte  li(jueurproscritepar.Mahomet.  Le 
reste  de  la  promenade,  il  ne  manqua  pas  de  faire  une  foule 
d'ablutions,  pénitence  assez  douce  dans  un  pays  oii  la 
température  élevée  nécessite  ces  précautions  hygiéniques 
indispensables  pour  tempérer  une  transpiration  trop  abon- 
dante. Je  pense  qu'il  n'accepta  ma  politesse  que  pour  en- 
trer plus  avaut  dans  ma  conliance  et  essayer  de  s'appro- 
prier mon  fusil,  qu'il  convoitait  de  l'œil  d'une  façon  trcs- 
signiGcative. 

Le  sentier  nous  conduisant  à  traverser  un  torrent  sur 
un  arbre,  je  vis  ses  yeux  se  rembrunir  d'une  manière 
effrayante.  Use  pencha  pour  s'assurer  si  le  tronc  était  so- 
lide, et  m'invita  d'un  geste  à  passer  devant.  J'armai  mon 
fusil  et  lui  signiCai,  en  apprêtant  mon  arme,  de  me  précé- 
der, ce  qu'il  fit  incontinent.  Pendant  qu'il  traversait  le 
pont,  je  glissai  deux  balles  dans  les  canons,  et  j'aperçus 
sur  ses  traits  l'expression  piteuse  d'un  gaillard  dont  on  a 
compris  l'intention  ;  sans  mot  dire,  il  s'échappa  dans 
le  bois,  et  je  m'orientai  de  mon  mieux  pour  regagner  la 
plage  située  à  un  mille  à  peu  près.  Sur  mon  passage,  je 
parcourus  une  plantation  de  poivre,  dont  les  tiges  sarmen- 
leuses  grimpaient  le  long  d'arbustes  disposés  eu  échelons. 
Le  poivre  est  le  principal  objet  de  traite  sur  ces  côtes. 
Avant  de  le  livrer  au  commerce,  les  Jlalais  font  macérer  la 
graine  dans  de  l'eau.  L'enveloppe  tombe  et  fournit  le  poi- 
vre blanc.  Ils  le  logent  alors  dans  de  grands  sacs  de  feuilles 
de  cocotier,  après  l'avoir  préalablement  fait  sécher  au  so- 
leil. Au  milieu  des  villages ,  ou  aperçoit  des  espaces 
carrés  et  disposés  comme  les  aires  destinées  à  battre  le 
blé.  Les  navires  traitants  mouillent  à  la  côte,  et  après  avoir 
examiné  des  échantillons,  exhibent  aux  Malais  les  mar- 
chandises qu'ils  proposent  en  échange.  Les  arrhes  se  don- 
nent et  des  pros  envoient  les  boucauts  le  long  du  bord. 
Souvent  les  navires  de  commerce  construisent  une  tente  à 
terre,  achètent  le  poivre  avant  la  récolte  et  le  font  sécher 
eux-mêmes  ;  il  est  préférable  de  s'en  rapporter  aux  Malais 
qui  en  ont  l'habitude. 

Les  Malais  sont  lâches  et  traîtres  au  delà  de  toute  ex- 
pression :  il  est  indispensable  pour  ce  commerce  de  faire 
escorter  les  navires  marchands  par  un  croiseur,  car  les 
équipages,  souvent  affaiblis  par  les  maladies,  sont  assassi- 
nés par  les  Malais,  surtout  quand  ils  ont  la  chance  de  l'im- 
punité. 

En  1838,  un  équipage  français  fut  assassiné  dans  la  riviè- 
re de  Sénégham,  à  la  côte  sud-ouest  de  Sumatra.  Un  navire 
marchand  anglais  en  apporta  la  nouvelle  à  l'ile  Bourbon. 
Le  contre-amiral  de  Hess  fit  alors  appareiller  le  brick  de 
l'État  le  Lancier,  commandé  par  M.  Laroque-Chanlray, 
capitaine  de  corvette. 

Le  brick  jeta  l'ancre  à  l'entrée  de  la  rivière,  et  envoya 
une  embarcation  armée  reconnaître  la  côte.  Une  barre  très- 
forte  brisait  à  l'entrée  de  la  rivière.  Les  Malais,  voyant  un 
pavillon  aux  trois  couleurs,  le  prirent  pour  un  canot  hollan- 
dais, et  l'accueillirent  àcoups  de  fusil.  L'enibarcationriposta 
et  revint  à  bord  après  avoir  achevé  sa  reconnaissance.  Le 
commandant,  voulant  les  surprendre  à  l'improviste,  se  dé- 
cida à  attaquer  le  lendemain.  11  s'embossa  devant  un  petit 
village  près  de  l'embouchure  de  la  rivière,  et  ouvrit  le  feu 
dont  les  boulets  ne  tardèrent  pas  à  démolir  de  fond  en  com- 
ble un  petit  fort  en  terre  garni  de  quelques  pièces  de  canon. 
Les  Malais  s'enfuirent  et  donnèrent  l'éveil  au  rajah  du 
village  situé  à  un  raille  de  la  rivière.  La  chaloupe  et  le 


grand  canot,  montés  par  soixante  hommes  de  débarque- 
ment aux  ordres  d'un  lieutenant  de  vaisseau,  franchirent  la 
barre.  Un  bruit  de  tambours  et  de  cymbales  se  faisait  en- 
tendre à  terre.  Le  grand  canot  débarqua  sur  une  pointe  de 
cocotiers,  et  par  un  feu  de  tirailleurs  bien  nourri  fit  dé- 
busquer les  Malais,  qui  ne  s'attendaient  pas  à  une  aussi 
vigoureuse  attaque.  La  compagnie,  en  bon  ordre,  longea  le 
rivage,  escortée  par  la  chaloupe  remorquant  le  grand  ca- 
not. Aucun  ennemi  ne  se^fit  voir  pendant  le  trajet;  seule- 
ment, aux  approches  des  habitations,  quelques  coups  de 
fusil  partirent  derrière  les  retranchements.  A  cet  ins- 
tant, la  chaloupe  ouvrit  le  feu  avec  ses  pierriers,  les  mate- 
lots escaladèrent  les  palissades  ,  et  lancèrent  des  grenades 
sur  les  cases  en  chaume  qui  furent  en  un  instant  la  proie 
des  flammes.  Le  rajah,  averti  à  temps,  remonta  la  rivière 
sur  des  pirogues,  emportant  ses  trésors.  Le  feu  se  commu- 
niqua à  tout  le  village,  rendu  désert,  et  dévora  un  énorme 
magasin  où  étaient  entassées  des  marchandises  d'Eurojje 
et  de  Chine  pour  des  valeurs  immenses. 

Deux  villages  étaient  déjà  incendiés ,  et  on  n'avait  à  dé- 
plorer la  perte  d'aucun  homme  de  l'équipage.  Le  lieute- 
nant se  décida  alors  à  remonter  la  rivière  et  à  poursuivre 
son  mandat  da  destruction.  Le  village  qu'il  se  proposait 
d'attaquer  était  plus  grand  que  le  précédent;  il  s'enfonça 
dans  le  bois;  les  matelots  marchaient  joyeux,  et  échan- 
geaient entre  eux  des  plaisanteries  burlesques  sur  le  cou- 
rage de  leurs  ennemis  ;  ils  avançaient  avec  d'autant  plus 
d'ardeur  qu'ils  espéraient  trouver  le  harem  du  sultan.  Déjà 
les  approches  du  village  étaient  signalées  par  des  cris  et  le 
tumulte  de  la  retraite.  Tout  d'un  coup,  une  lueur  paraît, 
et  un  boulet  vient  ricocher  sur  le  tronc  d'un  cocotier,  à  dix 
pieds  du  sol.  La  compagnie  s'ébranle  aussitôt,  encloue  la 
pièce  d'artillerie  et  charge  à  la  baïonnette  l'arrière-garde 
du  rajah,  qui  effectuait  sa  retraite  en  incendiant  les  cases. 
On  fit  entendre  aux  prisonniers,  par  un  interprète,  les  mo- 
tifs de  l'agi-ession,  et  on  les  lâcha  pour  aller  en  informer 
le  chef.  Tous  étaient  atterrés  de  cette  vengeance  si  brusque, 
si  rapide ,  et  qui  les  frappait  comme  la  foudre.  Signalons 
ici  le  sang-froid  et  l'habileté  avec  lesquels  fut  conduite 
une  expédition  faite  par  une  poignée  d'hommes  dans  un 
pays  à  moitié  submergé ,  et  contre  une  population  guer- 
rière qui ,  prévenue ,  aurait  pu  sans  doute  écraser  les 
agresseurs. 

11  faut  espérer  que  cet  événement  leur  servira  de  le- 
çon. Désormais  nos  navires  marchands  ne  seront  pas  à  la 
merci  de  ces  sauvages  :  le  gouvernement  veillera  à  la  sii- 
reté  d'un  commerce  qui  acquiert  de  jour  en  jour  une  plus 
grande  importance. 

Le  soir,  il  fallut  songer  à  regagner  le  bord.  Pendant 
ce  temps,  un  raz  de  marée  épouvantable  s'éleva  ;  le  brick 
chassa  sur  ses  ancres  ;  une  embarcation  sombra  dans  la 
barre,  et  on  eut  à  déplorer  la  perte  d'un  élî  vc  et  de  deux 
matelots,  qui  furent  dévorés  par  les  requins.  Enfin  lèvent 
se  calma,  et  les  soixante  hommes  se  rembarquèrent,  échan- 
geant quelques  coups  de  fusil  avec  les  Malais  des  habita- 
tions qui  avaient  été  brûlées  les  premières. 

Le  lendemain,  le  brick  appareilla  et  laissa  dans  le  pavs 
un  exemple  qui  sera  longtemps  un  souvenir  de  sang  pour 
ces  peuples  à  demi-barbares. 

Les  communications  entre  les  petits  ports  de  la  côto 
s'effectuent  sur  de  petites  barques  de  16  à  18  tonneaux, 
appelées  prahos,  qui  naviguent  sous  pavillon  hollandais. 

Ces  navires  sont  construits  avec  une  grande  habileté. 
Leur  gréement  et  leur  construction  sont  appropriés  exac- 
tement au  pays  qu'ils  fréquentent.  Construits  plus  légè- 
rement que  nos  embarcations,  ils  calent  beaucoup  moins 


120 


LECTURES  DU  SOIR. 


d'eau.  L'avant  et  l'arrière  sont  en  pointe.  Le  navire  sur- 
nage de  deux  ou  trois  pieds  au-dessus  de  la  flottaison,  qui 
est  surmontée  d'une  rembarde^à  peu  près  comme  nos  ga- 


lères d'autrefois;  rembarde  qui  est  recouverte  d'un  toit  de 
nattes.  A  l'arrière  et  des  deux  côtés  s'élève  une  sorte  de 
carrosse  dont  la  face  postérieure  est  ornée  de  sculptures  et 


Attaque. 


correspond  Ju  couronnement  de  nos  navues.  Des  deux 
côtés  on  réserve  une  place  au  patron  pour  gouverner  tan- 
lôl  à  droite  ou  tantôt  à  gauche.  Ces  embarcations  ont 


un  gouvernail  à  chaque  bord,  au  lieu  d'en  avoir  un  seuli 
l'étambot  ;  les  gouvernails  ont  la  forme  de  grandes  pa- 
caies  plates  dont  les  mèches  sont  genoppées  sur  deus 


EiubanpiemcMi  dv?  lioupc.'; 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


121 


petites  lignes  qui  dépassent  le  plat-bord.  L'avant,  tros- 
bas  sur  l'eau ,  présente  un  beaupré  pour  border  un 
foc.  Le  gréement  le  plus  ordinaire  se  compose  d'une 
grande  voile  quadrangulairc  et  d'une  envergure  telle 
qu'elle  dépasse  la  largeur  de  la  barque.  A  l'arrière  est 
maté  un  petit  tape-cul  pour  hâter  l'eflet  du  gouvernail. 
Ainsi  équipées,  ces  barques  atteignent  par  une  belle  mer 
une  vitesse  prodigieuse.  Elles  s'éloignent  peu  des  côtes, 
car  elles  ne  pourraient  pas  résister  au  clapotement  de  la 
grosse  mer  et  couleraient  à  fond.  Dans  la  belle  saison  la 
brise  est  si  régulière ,  qu'en  naviguant  dans  les  mers 
de  l'Inde  on  est  tous  les  jours  escorté  d'une  floUille  de 
ces  pros  :  quand  le  vent  fraîchit,  on  les  voit  s'éclipser  à 
la  côte  où  elles  attendent  la  fin  de  la  bourrasque.  Leurs 
voiles  en  nattes  et  leur  mâture  en  bambou  ne  résisteraient 
pas.  Aussi,  quand  ils  sont  surpris  en  mer,  ils  attendent  le 


beau  temps;  les  Malais  ont  une  telle  expérience  des  brises 
régulières  en  ces  mers,  qu'on  peut  sans  crainte  se  fiera 
leurs  connai-ssances  nautiques  pour  aller  d'un  point  à  un 
autre  de  la  côte. 

Quand  j'arrivai  à  la  plage  pour  retourner  à  bord,  le  ri- 
vage était  érigé  en  marché  clandestin.  Ce  n'était  plus 
comme  au  bon  temps  de  l'Océanie,  où  pour  des  brimborions 
de  l'industrie  européenne  nous  nous  procurions  tous  les 
vivres  possibles.  Il  fallait,  ici,  apporter  en  échange  de  l'ar- 
gent, ou  tout  au  moins  des  marchandises  d'Europe  repré- 
sentant des  valeurs. 

Le  lendemain  les  corvettes  appareillèrent  pour  se  ren- 
dre à  Hobart-Town,  traversée  qui  laissa  chez  nous  une 
douleur  profonde  causée  par  la  perte  de  quatre  de  nos  ca- 
marades et  d'une  vingtaine  de  gens  de  l'équipage. 

(Extrait  d'un  Voyage  autour  du  Monde.} 


DS^-Z  PaZHTHSS  TALSITOISITS, 


nODRIGL'EZ  ET  GEROMMO  DE  ESPIXOSA. 


."^odriguez  de  Espinosa.  (Costume  valencien.) 

Ccslà  ValîaJûiid  que  naquit, le  17  avril  1562,Geronimo    ]  ilappritàValladolidlesélémentsdclapeinturo-  maiss'étant 
rvodriguezdeLsp:r.osa.llé<aitnisd'uni>av'sandcsenviron>;    |  marié,  en  1596,  avec  Aldonza  Lleo,  dans  le  bour^  Cou- 
janvier  mi.  _  1,3  _  ^,^,^j,^  ^.^^^^^^ 


122 


LECTURES  DU  SOIK. 


centayna,  du  royaume  de  Valence,  il  alla  s'établir  dans  la 
capitale  de  la  province,  où  il  mourut  en  1650,  après  y 
avoir  exercé  honorablement  sa  profession.  L'on  a  conservé 
deux  tableaux  sur  bois  qui  formaient  l'ancien  retable  de  la 
paroisse  de  Concentayna,  et  qui  avaient  été  donnés  à  cette 
église  par  Rodriguez  de  Espinosa,  comme  le  constate  une 
inscription  latine  placée  au  bas  d'un  de  ces  tableaux,  re- 
présentant saint  Sébastien  et' saint  Roch.  L'inscription  du 
second  tableau,  où  sont  peints  saint  Laurent  et  saint  Ilip- 
polyie,  est  ainsi  conçue  :  Die  iO  maii,  onno  1600,  senatus 
j)opiilusque  Concenlaneus  voto  se  ad  sirinxit  celeira- 
turum  diein  soîemnembeati  Ilippolyti,  sibique  inpaiiû- 
num  sorte  assumpsit.  K'est-il  pas  curieux  de  voir  un  al- 
cade et  quelques  paysans  réunis  en  conoejo^  au  sortir 
de  la  messe,  s'appeler  (ièremcnt  senaius  pnpulusque, 
comme  le  patriciat  et  les  curies  de  Rome  promulguant 
un  plébiscite  qui  doit  régir  l'univers? 

C'est  le  fils  du  donateur  de  ces  tableaux  qui  a  rendu 
célèbre  le  nom  d'Espinosa.  Il  naquit  à  Concentayna  le  20 
juillet  1610,  et  reçut  les  prénoms  de  Jacinto  Geronimo. 
Élève  de  son  père,  il  parait,  d'après  une  tradition  admise 
à  Valence,  qu'il  prit  aussi  les  leçons  de  Francesco  Ribalta. 
On  croit  même  qu'il  alla  étudier  quelques  temps  en  Italie, 
dans  l'école  bolonaise.  Sa  vie,  qui  fut  longue,  puisqu'il  ne 
mourut  qu'en  1680  ,  n'offre  aucune  particularité  digne  de 
mention  ;  elle  s'écoula  dans  la  retraite  et  le  travail.  Valence 
se  glorifie,  avec  raison,  d'avoir  conservé  presque  toutes  les 
œuvTes  de  ce  grand  et  laborieux  artiste.  Cean-Bermudez  a 
compté  et  désigné  par  leurs  noms,  dans  les  églises  et  les 
couvents  de  cette  seule  ville  ,  jusqu'à  près  de  cinquante 
tableaux  religieux  dus  au  pinceau  d'Espinosa,  dont  la  plu- 
part sont  importants  par  la  dimension  et  le  sujet.  Il  y  en 
a  vingt  ou  trente  du  même  peintre  dans  les  autres  villes 
de  la  province,  et  on  lui  en  attribue  d'autres  encore,  mais 


qui  paraissent  être  de  son  fils,  Miguel  Geronimo,  lequel 
imita  sa  manière  sans  l'égaler. 

Tous  les  ouvrages  de  Jacinto  Geronimo  de  Espinosa  se 
recommandent  par  la  gravité  du  style,  par  un  dessin  hardi 
et  correct,  par  un  clair-obscur  vigoureux,  par  des  figures 
pleines  de  grâce  et  des  expressions  pleines  de  noblesse.  Ses 
toiles  les  plus  célèbres,  telles  que  la  Communion  de  la 
Madeleine,  la  Mort  de  saint  Louis  Bertrand,  une  Trans- 
figuration ,  etc.,  peuvent  dignement  soutenir  le  parallèle 
avec  les  plus  belles  œuvres  des  Lombards.  11  n'a  manqué 
à  la  gloire  d'Espinosa  que  l'occasion  de  répandre  les  siennes 
en  Europe. 

Valence  perdit  avec  lui  le  dernier  des  artistes  illustres, 
honneur  de  son  école.  Esteban  March ,  qui  se  distmgua , 
de  même  que  le  capitaine  Coléda,  dans  I4  peinture  des  ba- 
tailles, et  qui,  pour  échauffer  sou  imagination,  s'escrimait, 
dit-on ,  à  grands  coups  d'épée  contre  la  muraille ,  comme 
un  autre  Don  Quichotte,  naquit  à  la  vérité  à  Valence,  et  y 
mourut  en  1660;  mais,  élève  d'Orreute,  lui-même  imita- 
teur du  Bassan,  il  appartenait  plutôt  par  son  maître  aux 
écoles  de  Venise  que  de  Tolède. 

Il  est  pourtant  juste  de  citer,  parmi  les  maîtres  de  l'école 
de  Valence  qui  ont  laissé  dans  cette  province  d'estimables 
ouvrages,  d'abord  le  6;'fn/jeureux  ISicolasPactor,  moine 
franciscain,  né  à  Valence  en  1320,  mort  eu  1583,  et(*co- 
nisé  parle  pape  Pie  VU  en  1786;  puis  Francesco  Zanîiiua, 
élève  de  Ribalta  le  père,  ainsi  que  les  deux  fils  Cristoval  et 
Juan  Zannina.  Cristoval  surtout,  mort  en  1622,  s'est  fait 
remarquer  par  une  savante  et  heureuse  imitation  du  Ti- 
tien. Il  faut  citer  aussi  Luciano  et  Vicente  Salvator  Cornez, 
élèves  distingués  d'Espinosa;  enfin  don  Vicente  Victoria, 
né  à  Valence  en  1658,  mort  à  Rome  en  1712,  et  que  l'on 
appelait  un  second  Lespidis,  à  cause  de  sa  vaste  érudition. 

Louis  VIARDOT. 


mi  !i.immM  m  aia  laumîaïasï  mw, 


Faut-il  rappeler  à  nos  lecteurs  quel  est  sir  Ilumphrey 
Davy,  et  les  titres  qu'il  possède  à  la  célébrité  ?  Nous  espé- 
rons que  non  ;  tous  savent  que  Davy  est  le  plus  célèbre 
chimiste  de  l'Angleterre,  et  que  les  sciences  naturelles  lui 
doivent  de  brillantes  découvertes.  Voici  un  récit  emprunté 
à  ses  Mémoires  inédits  publiés  à  Londres,  et  dont  une 
traduction  ne  tardera  point  à  paraître  en  France. 

«  ...La  chute  du  Traun  est  une  cataracte  qui,  lorsque 
la  rivière  est  haute,  peut  se  comparer  à  celle  de  Schaffouse 
pour  la  grandeur.  Ses  eaux,  roulantes  et  profondes,  offrent 
dans  leur  course  précipitée  les  mêmes  caractères  de  ma- 
gnificence et  de  beauté  dans  les  couleurs  de  leurs  flots 
et  de  leurs  bouillons;  c'est  le  même  grandiose  dans 
la  forme  des  rocs  qui  sont  sous  la  chute  et  dans  les  rochers 
qui  semblent  suspendus  sur  le  précipice.  Là,  un  acci- 
dent, qui  faillit  m'ètre  fatal,  me  fit  renouveler  connais- 
sance avec  l'inconnu  mystérieux,  d'une  manière  extraor- 
dinaire. Eubates,  qui  aimait  beaucoup  à  pêcher  à  la  ligne, 
s'amusait  à  prendre  des  ombres  poiur  notre  diner  dans  le 


courant  qui  est  au-dessus  de  la  chute.  Je  pris  un  des  ba- 
teaux dont  on  se  sert  pour  descendre  le  canal  que  l'art  a 
creusé  dans  le  roc  à  côté  de  la  chute,  et  sur  lequel  on  trans- 
porte ordinairement  le  sel  et  le  bois  de  la  haute  Autriche 
au  Danube,  et  je  priai  deux  paysans  d'aider  mon  domes- 
tique à  descendre  le  bateau  au  niveau  de  la  rivière 
par  le  moyen  d'une  corde  ;  j'avais  l'intention  de  m'a- 
muser  de  celle  espèce  de  mouvement  rapide,  le  long 
de  l'écluse  qui  descend.  Pondant  quelques  minutes  le 
bateau  plissa  légèrement  sur  la  surface  unie  des  eaux  ; 
je  jouisi^ais  de  la  beauté  de  la  scène  mouvante  qui  m'envi- 
ronnait, et  je  tenais  mes  yeux  fixés  sur  l'arc-cn-ciel  forme 
par  la  vapeur  écumeuse  de  la  cataracte  au-dessus  de  ma 
tète,  lorsque  je  fus  distrait  par  un  cri  d'alarme  que  jeta 
mon  domestique.  Je  regardai  autour  de  moi  :  je  vis  que 
la  pièce  de  bois  à  laquelle  la  corde  avait  été  attachée,  avait 
cédé,  et  que  le  bateau  flottait  sur  la  rivière,  entraîné  par 
le  courant.  Je  n'eus  d'abord  aucune  frayeur,  parce  que  je 
vis  que  ceux  qui  m'aidaient  s'étaient  procuré  de  longues 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


123 


perches  avec  lesquelles  ils  me  semblaient  pouvoir  arrêter  fa- 
cilement le  bateau  avant  qu'il  eût  gat;né  la  pente  rapide 
(le  l'eau  ;  je  leur  criai  de  réunir  leurs  forces  pour  tendre 
la  plus  longue  perche  en  travers,  afm  que  je  pusse  en 
saisir  le  bout  avec  la  main.  Je  me  crus  sau\é  en  ce  mo- 
ment; mais  un  vent  gaillard  s'étant  tout  à  coup  élevé  de  la 
vallée,  du  colé  du  bord  le  plus  près,  le  bateau  se  trouva 
poussé  plus  au  milieu  de  l'eau,  etje  m'aperçus  bientôt  que 
vraisemblablement  je  serais  précipité  dans  la  cataracte. 
Mon  domestique  et  les  paysans  se  jetèrent  à  l'eau,  mais 
elle  était  trop  profonde  pour  leur  permettre  de  gagner  le 
bateau.  J'arrivai  bientôt  dans  les  Qotsécumeux  du  courant 
de  la  chute,  et  mon  danger  devint  inévitable.  J'eus  assez 
de  présence  d'esprit  pour  réfléchir  si  ma  chance  de  salut 
ne  serait  pas  plus  grande  en  me  jetant  hors  du  bateau 
qu'en  y  restant;  je  me  décidai  à  y  rester.  Je  regardai  la 
brillante  lumière  du  soleil  à  travers  l'arc-en-ciel  au-dessus 
de  moi,  comme  si  je  disais  un  dernier  adieu  à  ce  globe  lu- 
mineux; j'adressai  un  pieux  hommage  à  la  source  divine 
de  la  lumière  et  de  la  vie  :  je  fus,  immédiatement  après, 
étourdi  par  le  fracas  de  la  chute  ;  mes  yeux  se  couvrirent 
de  ténèbres.  Je  ne  sais  pas  combien  de  temps  je  restai 
sans  vie  :  je  ne  me  souvins,  après  l'accident,  que  d'une 
brillante  lumière  au-dessus  de  moi,  d'une  chaleur  et  d'une 
pression  dans  différentes  parties  de  mon  corps,  et  du  bruit 
de  la  cataracte  assourdissant  mes  oreilles;  je  paraissais 


sortir  d'un  profond  sommeil,  et  je  lâchais  de  rappeler  mes 
idées  confuses,  mais  en  valu.  Je  retombai  bientôt  endormi. 
Je  fus  réveillé  par  une  voix  qui  ne  me  semblait  pas  tout  à 
fait  inconnue  :  en  jetant  les  yeux  autour  de  moi,  je  vis 
l'œil  vif  et  la  noble  contenance  de  l'étranger  inconnu  que 
j'avais  rencontré  à  Pas'aira.  Je  lui  dis  d'une  voix  faible  : 

—  Je  suis  dans  un  autre  monde? 

—  Non,  répondit-il,  vous  êtes  sain  et  sauf  dans  celui-ci; 
vous  êtes  un  peu  meurtri  de  votre  chute,  mais  vous  serez 
bientôt  rétabli  ;  tenez-vous  tranquille  et  remettez-vous. 

Le  lendemain ,  j'appris  de  l'étranger  les  détails  de  mon 
salut,  qui  semble  presque  miraculeux.  11  me  dit  que  le  jour 
de  mon  accident,  il  était  à  pêcher,  sous  la  chute  du  Traun, 
cette  espèce  particulière  de  gros  saumon  du  Danube,  qu'où 
ne  prend,  heureusement  pour  moi,  qu'avec  de  forts  hame- 
çons. Il  vit,  à  son  grand  étonnement  et  avec  le  plus  vif  ef- 
froi, le  bateau  et  ma  personne  précipités  par  la  chute  ;  euGn 
il  fut  assez  heureux  pour  accrocher  mes  habits  lorsque  je 
n'étais  à  peine  que  depuis  une  minute  sous  l'eau;  avec 
le  secours  de  son  domestique,  qui  était  armé  du  harpon 
ou  crochet  courbé  pour  amener  à  terre  le  gros  poisson,  je 
fus  tiré  à  bord ,  déshabillé,  placé  dans  un  lit  chaud,  et 
après  qu'on  eut  employé  les  moyens  ordinaires  pour  me 
rappeler  à  la  vie,  je  repris  bientôt  connaissance  et  mes 
esprits.  » 


C^AO^HSITFELiS  S?  IlOLiAlTDSSOZ. 


Les  sept  montagnes  qui  élèvent  jusqu'aux  nues  leurs 
cimes  majestueuses  sur  la  rive  droite  du  Rhin,  et,  sur  une. 
hauteur  qui  domine,  le  château  de  Roland ,  jadis  fort  et 
somptueux,  frappent  d'abord  le  voyageur  qui  visite  la 
belle  vallée  du  Rhin ,  en  remontant  ce  fleuve.  Là  cesse 
comme  par  enchantement  l'uniformité  des  plaines,  et  cha- 
cun, à  l'aspect  de  ce  spectacle  prestigieux,  reconnaît  que 
c'est  avec  justice  que  le  Rhin  a  été  nommé  le  père  des  lé- 
gendes. 

Le  voyageur  qui,  porté  sur  les  vertes  ondes  du  fleuve, 
s'avance  vers  le  nord  à  travers  ce  paradis,  aperçoit,  dans 
l'éloignemenf,  des  monts  pittoresques  avec  leurs  cimes 
verdoyantes  couronnées  par  les  ruines  d'antiques  castels  : 
il  se  sent  attiré  d'une  manière  irrésistible  vers  leurs  sommets, 
et  s'empresse  de  visiter  au  moins  le  Drachenfels.  C'est  le 
nom  que  porte  cette  gigantesque  masse  de  rochers  sur  la 
rive  droite  du  Rhin,  et  qui,  avec  ses  sombres  cavernes  et 
son  front  couronné  de  ruines,  s'élève  sur  les  bords  du 
fleuve.  La  riante  et  petite  ville  de  Kœnigswinter  s'appuie 
sur  la  partie  septentrionale  de  ce  mont,  dont  le  flanc  méri- 
dional abrite  contre  le  ventdunordie  joli  village  deRhœn- 
dorf  ;  le  pampre  verdoyant  et  des  groupes  d'arbres,  pitto- 
resquement  semés,  embellissent  le  pied  et  la  partie  sud  de 
la  montagne. 

Dans  une  des  cavernes  qui  se  présentent ,  en  cette  par- 
tie du  Drachenfels,  à  l'œil  du  voyageur,  existait,  à  une 
époque  reculée,  un  dragon  monstrueux  ;  les  habitants  de 
la  contrée  le  vénéraient  comme  une  divinité,  et  avaient 
donné  son  nom  aux  rochers  qui  lui  servaient  de  demeure  : 
Drachenfels  (Rocher du  dragon). 


Les  peuplades  de  cette  contrée  étaient  cruelles  et  sau- 
vages :  le  combat,  le  pillage,  faisaient  leur  unique  passe- 
temps;  l'espoir  d'un  riche  butin  les  conduisit  un  jour  sur 
la  rive  gauche  du  Rhin,  où  ils  enlevèrent  une  jeune  vierge 
chrétienne. 

Deux  chefs,  les  plus  puissants  de  ces  hordes,  à  la  vue  de 
cette  chaste  vierge,  se  sentirent  embrasés  du  feu  d'un  brutal 
amour  et  voulurent  l'épouser  ;  mais  ni  le  violent  Harswick, 
ni  le  souple  Rinbod  ne  parvinrent  à  toucher  son  cœur.  Cette 
résistance  à  leurs  désirs  en  redoubla  la  violence  :  bientôt 
une  horrible  jalousie  éclata  entre  ces  rivaux  ;  ils  résolurent 
d'enlever  de  force  ce  que  leurs  instances  n'avaient  pu  leur 
faire  obtenir.  Chacun  d'eux  voulait  s'approprier  cette  part 
du  butin;  la  discorde  agita  donc  ses  flambeaux  au  sein  de 
la  peuplade,  qui,  partagée  bientôt  en  deux  camps  enne- 
mis, proposa  de  vider  le  différend  par  la  voie  des  armes. 
Alors  les  anciens  de  cette  horde  sauvage  se  levèrent  et  firent 
entendre  leurs  voix  :  —  Quel  opprobre  pour  notre  nation, 
dirent-ils,  si  les  plus  nobles  d'entre  nous  allaient  faire  cou- 
ler le  sang  pour  une  fille  qui  n'a  pas  même  l'honneur  de 
lui  appartenir!  Les  dieux  ont  sans  doute  fait  choix  de  cette 
victime  pour  leur  être  offerte  :  obéissez  donc  à  la  voix  de 
la  divinité,  et  que  la  fille  de  l'étranger  soit  li>Tée  au  dra- 
gon ! 

Les  deux  chefs  furent  obligés  de  faire  céder  leurs  désirs 
à  la  volonté  de  leurs  dieux,  proclamée  par  les  anciens. 

Le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour,  la  vierge  fut  con- 
duite et  enchaînée  sur  un  rocher,  au-dessus  de  la  grotte  du 
dragon,  pour  devenir  la  proie  du  monstre. 

La  jeune  fille,  pieusement  résignée  à  la  volonté  du  Très- 


124 


LECTURES  DU  SOIR. 


Haut,  les  yeux  fixés  vers  l'orient,  ne  laissa  pas  échapper 
une  seule  plainte  :  toute  la  peuplade,  assemblée  sur  le 
plateau  de  la  montagne,  attendait  avec  impatience  l'issue 
du  sacrifice.  Le  dragon  s'éveilla  aux  premiers  rayons  du 
soleil ,  se  déroula  en  longs  replis  hors  de  sa  caverne,  et 
se  prépara  à  saisir  sa  proie. 

Le  moment  fatal  semblait  arrivé  ;  déjà  le  dragon,  l'œil 
étincelant  et  la  gueule  enflammée,  allait  s'élancer  sur  la  vic- 
time, lorsque  la  jeune  fille,  tirant  un  crucifix  de  son  sein, 
le  présenta  au  monstre.  A  la  vue  de  ce  signe  de  la  rédemp- 
tion ,  qui  fait  trembler  les  esprits  malins  eux-mêmes,  le 
dragon  se  replia  sur  lui-même  et  se  précipita,  par  une 
ouverture  du  rocher,  dans  le  fleuve,  au  fond  duquel  il  dis- 
parut à  jamais. 

La  horde  païenne  fut  frappée  d'étonnemept  et  d'admira- 
tion à  l'aspect  de  ce  miraculeux  événement-,  elle  en  croyait  à 
peine  le  témoignage  de  ses  yeux.  Ces  hommes  étaient  reve- 
nus à  peine  de  leur  stupeur,  qu'ils  aperçurent,  au  mi- 
lieu d'eux,  la  jeune  vierge  que  Rinbod  avait  portée  dans 
ses  bras  nerveux  sur  le  plateau ,  après  avoir  brisé  ses 
chaînes. 

Bientôt  la  voix  de  l'innocence  se  fit  entendre  et  amollit 
ces  cœurs  endurcis  :  la  peuplade  se  convertit,  et  Rinbod, 
devenu  chrétien,  fut  l'heureux  époux  de  la  jeune  vierge. 

Sur  le  sommet  du  Drachenfels  fut  élevée,  pour  le  nouveau 
couple,  une  habitation  qui  reçut  le  nom  de  Drachenburg  (le 
château  du  dragon).  Les  ruines  que  l'on  voit  de  nos  jours 
sur  cette  montagne  appartiennent,  il  est  vrai ,  à  une  époque 
plus  récente  ;  mais  le  voyageur  ne  s'empresse  pas  moins  de 


gravir  ce  rocher,  attiré  par  la  vue  ravissante  dont  on  jouit 
de  cette  hauteur  :  sur  le  premier  plan,  se  montre  le  riant 
paysage  qui  s'étend  vers  le  sud  ;  plus  loin,  les  îles  de  Gra- 
f en  el  Nonne n-  f fer th,  où  l'on  aperçoit,  à  travers  le  feuil- 
lage des  arbres  et  les  haies  fleuries,  les  blanches  murailles, 
reste  d'un  couvent  de  religieuses  ;  enfin,  sur  la  rive  gauche  • 
du  Rhin,  apparaissent  les  ruines  de  l'antique  château  de 
Roland. 

Ce  château  était  habité,  il  y  a  bien  des  années,  par 
un  chevalier  nommé  Roland ,  qui  jouissait  de  l'amitié  de 
toute  la  contrée.  On  le  voyait  souvent  au  château  de  Dra- 
chenfels; chaque  jour  ses  visites  à  ce  château  devinrent 
plus  fréquentes  :  l'aimable  Hildegunde,  fille  unique  du 
comte  de  Drachenfels,  était  l'objet  qui  l'allirait  dans  cet 
antique  manoir.  Bientôt  les  cœurs  de  ces  jeunes  gens  s'en- 
tendirent, et  ce  fut  avec  une  joie  bien  vive  que  le  père 
d'IIildcgunde  entendit  Roland  lui  faire  part  de  son  amour 
pour  sa  fille,  et  de  son  désir  d'unir  son  sort  au  sien. 

Déjà  le  jour  des  noces  était  fixé,  lorsqu'un  ami  implora 
le  secours  de  Roland  dans  un  danger  pressant  où  il  se 
trouvait  ;  Roland  n'hésita  pas  à  obéir  à  la  voix  de  l'honneur 
et  de  l'amitié. 

Une  larme  brilla  sur  la  paupière  d'IIildegunde  lors- 
que son  bien-aimé  prit  congé  d'elle  en  lui  promettant  d'ê- 
tre promptement  de  retour.  Hildegunde  ne  trouvait  pas 
de  paroles  pour  exprimer  l'amertume  et  le  secret  efl'roi 
qui  remplissaient  son  âme.  Elle  ne  put  que  tomber  à  ge- 
noux en  pleurant ,  et  supplier  son  fiancé  de  ne  point  par- 
tir. H  la  releva,  sourit  de  ses  terreurs,  et  donna  k;  signjfl 


du  départ.  Hildegunde  le  rappela  pour  le  prier  avec  in- 
stance de  ne  pas  exposer  imprudemment  ses  jours  dans 
les  combats  qui  se  préparaient,  et  de  se  ménager  pour 
l'amour  d'elle. 
Roland  fit  à  sa  bien-aimée  toutes  les  promesses  qu'elle 


exigea,  et  la  quitta  le  cœur  non  moins  oppressé  de  som- 
bres pressentiments.  Le  théâtre  des  combats  où  l'honneur 
l'appelait  était  éloigné  ;  il  signala  son  courage  par  de  bril- 
lants faits  darme^ ,  et  l'amour  sembla  le  protéger  au  mi- 
lieu des  plus  grands  peni?.  Cependant  les  hostilités  sa 


IMUSÉE  DES  FAMILLES. 


125 


prolongèrent;  malgré  le  désir  ardent  qu'il  éprouvait  de  re- 
tourner sur  les  rives  du  Rhin,  Roland  demeura  fidèle  à  la 
parole  donnée  à  son  ami. 

Mais  sitôt  que  la  paix  fut  rétablie ,  et  sans  attendre  les 
tmerciements  de  son  ami ,  sans  même  paraître  dans  son 
iropre  château,  Roland  prit  le  chemin  du  Drachenfels. 

Enfin  il  arriva  un  soir,  à  une  heure  avancée  déjà,  dans 
)e  voisinage  du  château  ;  un  bruit  sourd ,  un  cliquetis 
l'armes  et  des  cris  de  combattants  frappent  tout  à  coup 
Jes  oreilles  :  il  presse  aussitôt  la  marche  de  son  cour- 
tier. Ce  qu'il  avait  soupçonné  était  vrai  :  un  de  ces  che- 
valiers  félons  qui,   à   cette  époque,    déshonoraient    la 
thevaleric,  avait  attaqué  à  l'improvisle  le  château  de  Dra- 
chenfels ;  cependant  le  combat  durait  encore  dans  les 
cours,  mais  tout  annonçait  le  prochain  triomphe  du  bri- 
gand. Roland  ,  prompt  comme  l'éclair,  s'élance  au  milieu 
des  combattants;  aucun  ennemi  ne  peut  résister  à  sa  puis- 
sante épée.  Bientôt  il  repoussa  l'ennemi  hors  de   l'en- 
ceinte extérieure,  et  son  exemple  rendit  aux  hommes 
d'armes  de  Drachenfels  leur  courage  et  leur  vigueur  prés 
de  les  abandonner.  Le  cri  de  guerre  de  Roland  fut  répété 
par  les  échos  des  montagnes  et  porta  l'effroi  au  sein  des 
ennemis. 

En  ce  moment,  un  chevalier  se  présente  au  milieu  des 
combattants,  que  la  nuit  avait  complètement  enveloppés 
de  son  ombre  ;  le  nouveau  venu ,  renversé  par  un  vigou- 
reux coup  d'épée,  alla  mesurer  la  terre,  où  le  poignard  mit 
fin  à  ses  jours.  Les  brigands  fuirent  en  désordre,  et  les 
cris  de  victoire  des  hommes  d'armes  de  Drachenfels  firent 
retentir  les  montagnes.  Roland  poursuivit  vivement  les 
fuyards;  mais  quel  spectacle ,  grand  Dieu!  attendait  son 
retour!  Les  hommes  d'armes  de  Drachenfels  étaient 
plongés  dans  un  morne  silence,  et  Hildegunde  faisait  re- 
tentir l'air  des  gémissements  que  lui  arrachait  la  mort  de 
son  père ,  dont  elle  pressait  le  cadavre  sanglant  dans  ses 
liras.  Roland,  oubliant  tout  autre  soin,  se  précipita  vers 
Hildegunde  pour  lui  porter  secours;  il  resta  saisi  d'un 
mortel  effroi,  lorsqu'à  la  lueur  des  flambeaux  il  reconnut 
dans  le  chevalier  inconnu  auquel  sa  redoutable  épée  avait 
fait  mordre  la  poussière,  le  père  de  sa  bien-aimée.  Il 
l'avait  tué  par  une  fatale  erreur,  dans  le  désordre  de  la 
mêlée. 

—  Je  suis  son  assassin!  s'écria-t-il  en  se  précipitant  au- 
près du  cadavre.  Oh!  mon  Dieu,  pardonnez-moi!  Et  toi, 
Hildegunde,  mon  crime  trouvera-t-il  grâce  devant  toi? 

—  Toi ,  Roland  ,  l'assassin  de  mon  père  !  s'écria  Hilde- 
gunde en  reconnaissant  la  voix  de  son  amant. 

Et,  en  achevant  cette  exclamation,  un  profond  évanouis- 
sement lui  ravit  l'usage  de  ses  sens. 

Le  moment  n'était  pas  encore  arrivé  où  la  mort  de- 
vait se  saisir  de  celle  belle  proie  :  Hildegunde,  rendue  à  la 
vie,  fut  aussi  rendue  à  la  douleur  que  lui  faisait  éprouver 
la  perle  de  ce  qu'elle  avait  de  plus  cher  au  monde.  Des 
pleurs  abondants  coulèrent  de  ses  yeux  et  tempérèrent  les 
premiers  transports  de  son  désespoir;  une  douleur  muciie 


et  profonde  s'empara  bientôt  de  toutes  les  puissances  de 
son  âme,  et  lui  fit  prendre  la  résolution  de  renoncer  au 
monde,  à  ses  joies,  et  même  à  son  fiancé. 

Roland,  en  apprenant  de  la  bouche  même  d'Hildegimdc 
cette  résolution  funeste,  mit  tout  en  usage  pour  la  rame- 
ner à  d'autres  sentiments  :  ses  efforts  et  ses  instantes 
prières  ne  purent  empêcher  Hildegunde  d'aller  cher- 
cher, à  l'ombre  du  cloître  de  Nonnenwerth ,  la  paix  de 
l'âme  et  la  seule  consolation  qu'elle  pût  espérer  dans  ce 
monde. 

—  Je  penserai  à  toi  dans  mes  prières,  mais  j'oublierai 
ce  que  tu  fus  pour  moi,  lui  dit  Hildegunde;  dans  la  pai- 
sible cellule  qui  m'attend,  je  trouverai  ce  que  le  monde  ne 
peut  plus  me  donner:  là,  j'implorerai  Dieu  pour  qu'il  te 
pardonne  ton  crime  involontaire,  comme  je  te  le  pardonne 
moi-même. 

Roland  vit  alors  s'évanouir  tout  ce  que  l'avenir  lui  pro- 
mettait de  bonheur;  les  murs  d'un  cloître  et  une  étroite 
cellule  renfermaient  celle  qui  seule  pouvait  donner  du  prix 
à  sa  vie  :  les  armes,  les  instruments  de  chasse.,  furent 
repoussés  loin  de  lui;  une  sombre  douleur  s'étendit  sur 
son  château,  jadis  le  théâtre  de  la  joie  et  des  plaisirs.  De- 
puis le  moment  où  l'aurore  étendait  son  voile  de  pourpre 
à  l'orient  jusqu'à  celui  où  le  crépuscule  annonçait  le  retour 
de  la  nuit,  on  le  voyait  assis  près  d'un  balcon,  d'où  la  vue 
plongeait  sur  le  paisible  asile  que  la  piété  avait  ouvert,  dans 
l'île  de  Nonnenwerth,  aux  pieuses  filles  qui  renonçaient 
au  monde  pour  se  consacrer  à  Dieu.  Un  rapide  sentiment 
de  plaisir  se  peignait  dans  ses  regards  quand  il  parvenait  à 
entrevoir  Hildegunde,  qui  se  montrait,  au  milieu  de  ses  com- 
pagnes, comme  le  lis  pâle  au  milieu  des  fleurs  du  jardin. 

Plusieurs  mois  s'écoulèrent  ainsi.  Un  jour,  le  son  funèbre 
et  mesuré  de  la  cloche  du  couvent  vint  frapper  ses  oreilles  ; 
un  noir  et  secret  pressentiment  lui  dit  que  celle  qui 
seule  l'attachait  encore  à  la  vie,  avait  cessé  d'appartenir 
au  monde.  Une  larme  vint  encore  une  fois  humecter  ses 
paupières,  depuis  longtemps  séchées  par  la  douleur,  lors- 
qu'il vit  déposer  au  sein  de  la  terre  la  dépouille  mortelle  de 
celle  qu'il  avait  tant  aimée.  Depuis  ce  moment,  ses  regards 
restèrent  constamment  attachés  sur  la  tombe  silencieuse 
que  l'amitié  des  compagnes  d'Hildegunde  avait  transfor- 
mée en  un  riant  jardin,  orné  des  plus  belles  fleurs.  Enfin, 
Dieu  eut  pitié  des  souffrances  du  pauvre  chevalier  ;  on 
le  trouva  un  matin  sans  vie,  les  regards  attachés  sur  la 
tombe  de  sa  bien-aimée. 

Les  châteaux  de  Drachenfels  et  de  Rolandsek  sont  depuis 
longtemps  détruits  ;  leurs  ruines  attestent  seules  leur  exis- 
tence passée.  Sur  la  cime  du  Rolandseck  subsistent  cepen- 
dant encore  les  restes  du  cintre  d'une  fenêtre,  tapissée  de 
lierre,  où  Roland  passa  de  si  tristes  heures  en  contemplant 
la  tombe  d'Hildegunde;  mais  la  chronique  et  la  poésie  cé- 
lèbrent toujours,  et  célébreront,  jusqu'à  la  postérité  la  plus 
reculée,  les  fidèles  amours  de  Roland. 

A.  J. 


156 


LECTURES  DU  SOIR. 


une:  sBUFTioif  ©e:  îi'stna. 


Une  des  plus  terribles  éruptions  de  l'Etna  a  eu  lieu  le 

17  novembre.  Voici,  d'après  difTérents  journaux,  le  résumé 
de  tous  les  détails  publiés  sur  ce  redoutable  phénomène  : 

«  Le  17  novembre  dernier,  une  nouvelle  éruption  a  eu 
lieu  vers  la  partie  occidentale  de  l'Etna.  Le  cratère  s'est 
ouvert  près  du  Monte  Rosso,  non  loin  de  l'éruption  de  1832. 
Trois  rivières  de  lave  se  formèrent  et  coulèrent  rapidement 
dans  la  direction  de  Maletto,  Bronte  et  Aderno.  Aux  der- 
nières nouvelles  (22  novembre),  la  lave  qui  coulait  vers 
Bronte,  qui  était  d'une  épaisseur  considérable  et  faisait 

18  cannes  de  chemin  (56  mètres)  par  IS  minutes,  n'était 
plus  qu'à  un  mille  de  la  ville.  Les  habitants  fuyaient  et 
emportaient  tous  leurs  meubles.  Bronte  se  trouvait  en- 
tre deux  bras  délave;  sa  position  et  celle  de  ses  habi- 
tants était  affreuse.  La  lave  a  pris  pour  lit  la  grande 
route  de  Palerme  à  Messine,  et  on  craint  qu'elle  ne  tombe 
dans  le  torrent  de  Simeto,  qui  est  tout  proche  de  la  route 
d' Aderno  à  Léon  Forte,  et  qui  se  jette  dans  le  golfe  de  Ca- 
tane,  oii  elle  pourrait  amener  de  grands  accidents  ;  la  route 
de  Palerme  à  Catane  est  coupée  par  la  lave. 

«  Une  atmosphère  de  cendres  s'est  répandue  dans  tous 
les  cantons  de  l'Etna  ;  le  soleil  en  était  obscurci,  et  de  Ca- 
tane, où  cette  pluie  de  cendres  a  fait  beaucoup  de  tort  aux 
blanchisseurs  et  aux  teinturiers ,  on  distinguait  difficile- 
ment la  lueur  des  rivières  de  laves  enflammées.  Les  éclats, 
les  mugissements  souterrains  du  volcan  se  faisaient  enten- 
dre jusqu'à  Catane ,  et  le  sol  éprouvait  ime  espèce  de  fré- 
missement qui  faisait  appréhender  des  secousses  de  trem- 
blement de  terre.  Un  fait  assez  remarquable  a  eu  lieu  à 
Catane.  La  veille  de  l'éruption,  il  y  a  eu  dans  cette  ville 
une  petite  pluie  très-One,  à  la  suite  de  laquelle  on  a  re- 
marqué que  la  soie  des  parapluies  avait  changé  de  couleur, 
et  que  plusieurs  avaient  été  brûlés.  Un  pharmacien,  pro- 
fesseur, s'est  empressé  d'analyser  cette  eau  de  pluie,  et  il 
a  constaté  qu'elle  contenait  une  quantité  considérable  d'a- 
cide muriatique. 

«  Voici  quelle  a  été,  jour  par  jour,  la  marche  de  l'érup- 
tion. C'est  vers  deux  heures  et  demie,  dans  la  région  dé- 
serte du  Monte  Rosso,  qu'elle  a  commencé  le  17,  comme 
je  l'ai  dit;  alors  une  fumée  chargée  de  sable  s'élevait  en 
globes  immenses,  et  des  blocs  lancés  avec  force  accusaient 
une  grande  activité  des  forces  souterraines.  Un  frémisse- 
ment continuel  se  faisait  sentir  sur  tous  les  points  de  la 
montagne;  dans  la  région  boisée,  les  secousses  du  sol  ont 
été  fréquentes  et  ont  duré  pendant  la  nuit  entière.  La  lave 
ne  tarda  pas  à  s'élancer  par  la  crevasse  qu'elle  s'était  ou- 
verte, et  elle  descendit  rapidement  en  quelques  heures 
jusqu'à  la  région  boisée. 

«  Elle  se  divisa  promptement  en  trois  bras;  le  courant 
septentrional  se  dirigeait  vers  le  bois  de  Maletto;  celui  du 
midi,  vers  Bronte  ;  l'autre  menaçait  les  terrains  d'Adcrno. 
Dans  la  journée,  la  fumée  augmenta  d'une  manière  prodi- 


gieuse, et  l'excessive  quantité  de  vapeurs  dont  elle  était 
chargée  la  faisait  ressembler  à  de  gigantesques  amas  de 
neiges.  Elle  s'amoncelait  au-dessus  de  l'Etna  et  le  couvrait 
entièrement.  Le  sable  qui  s'en  échappait,  chassé  par  le  vent 
sur  la  partie  orientale  de  la  montagne,  fit  extrêmement 
souffrir  les  herbes  et  les  plantes  délicates.  On  remarqua 
une  forte  odeur  de  soufre  jusqu'à  la  région  pede-mon- 
iana. 

€  Le  19,  la  lave  a  continué  de  cheminer  vers  le  bois  de 
Maletto  et  les  terres  cultivées  de  Bronte  ;  la  population  était 
en  alarmes.  Le  bras  du  midi  s'approchait  des  laves  culti- 
vées de  Basiliani,  à  quatre  milles  de  Bronte.  Une  excessive 
activité  continuait  à  régner  dans  le  cratère;  les  sables  ne 
cessaient  pas  de  pleuvoir  sur  toute  la  plage  méridionale  et 
orientale. 

«  Le  20,  le  ruisseau  de  laves  qui  avait  menacé  Bronte , 
semblait  se  porter  vers  le  midi,  sur  les  anciennes  laves  de 
Monte  Egitto.  Les  deux  autres  courants  suivaient  toujours 
la  même  direction;  l'un  coulait  vers  Aderno,  l'autre  vers 
Maletto.  Au  midi  et  au  levant,  l'Etna  était  entièrement  cou- 
vert de  fumée. 

«  Quant  à  la  pluie  dont  on  a  parlé  tout  à  l'heure,  et  qui 
contenait  de  l'acide  muriatique,  c'est  un  phénomène  ordi- 
naire en  pareil  cas. 

€  Les  éruptions  volcaniques,  en  effet,  présentent  toujours 
une  grande  quantité  de  produits  gazeux.  A  une  très-grande 
masse  de  vapeur  d'eau  se  trouvent  mêlés  divers  acides, 
tels  que  de  l'acide  chlorhydrique  (ancien  acide  muriatique), 
de  l'acide  sulfureux  et  de  l'acide  carbonique.  La  tension 
de  ces  vapeurs,  et  la  force  qui  pousse  une  colonne  de  lave 
jusqu'au  sommet  d'un  volcan,  confondent  l'imagination. 
Les  plus  fortes  machines  à  vapeur  que  l'homme  ait  osé 
employer  ne  vont  pas  au  delà  d'une  puissance  de  huit  à 
dix  atmosphères.  Or,  l'Etna  ayant  3,000  mètres  de  hau- 
teur, on  a  pu  calculer  mathématiquement  que,  si  l'érup- 
tion a  lieu  par  son  cratère  supérieur,  la  pression  souter- 
raine qui  ferait  monter  les  masses  de  matière  en  fusion 
ferait  équilibre  à  une  pression  de  800  atmosphères.  Il  y  a 
loin  de  là,  comme  on  voit,  à  nos  machines  les  plus  énergi- 
ques. 

c  Nous  ajouterons  quelques  mots  sur  les  courants  de 
lave  dont  il  est  question.  Le  courant  forme  comme  un  gros 
filon  ;  la  lave  se  solidifie  à  l'extérieur  par  le  refroidisse- 
ment, et  il  s'y  forme  une  espèce  de  croûte  d'une  certaine 
épaisseur,  dans  l'inlérieiir  de  laquelle  la  matière  fondue 
continue  à  couler  tant  que  la  déclivité  du  terrain  le  permet. 
La  ville  de  Catane  a  été  obligée  d'élever  un  rempart  li-ès- 
solidc  pour  se  défendre  conîre  l'mvasion  des  laves  de 
l'Etna.  Les  courants  sont  très-longs  à  se  refroidir;  on  en  a 
vu  qui  coulaient  encore  dix  ans  après  l'éruption,  et  d'au- 
tres qui  continuaient  à  exhaler  des  vapeurs  chaudes  vingt 
ans  après  leur  sortie  du  cratère.  » 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


157 


SRCilTIiS  'BM  WWLi^MGm. 


(du  15  DÉCEMBRE  AU  15  JANVIER.) 


Tous  les  journaux  ont  annoncé  la  mort 
d'un  des  écrivains  les  plus  recomman- 
dables  de  noire  siècle,  Casimir  Delavigne  : 
le  Musée  des  Familles  se  propose  de 
donner,  dans  son  numéro  de  mars,  la 
biographie  du  grand  poëte,  avec  son  por- 
trait. 

—  Dans  le  numéro  d'avril  nous  donne- 
rons également  la  biographie  et  le  portrait 
du  Rouennais Brune,  cet  homme  du  peu- 
ple, qui  par  son  courage  et  son  dévoue- 
ment a  su  conquérir  une  célébrité  et  mé- 
riter la  reconnaissance  de  ses  concitoyens. 

—  Le  conseil  municipal  de  Rouen  a  dé- 
cidé qu'une  statue  serait  érigée  à  Casimir 
Delavigne,  et  qu'à  cet  effet  une  souscrip- 
tion ,  à  la  tête  de  laquelle  chacun  des 
membres  du  conseil  a  déclaré  s'inscrire 
pour  50  francs,  serait  ouverte  à  la  mairie. 
Il  a  été  arrêté  en  même  temps  que  le 
quai  de  la  Barre,  sur  lequel  était  située 
la  maison  oii  Casimir  Delavigne  est  né, 
porterait  désormais  son  nom. 

Tandis  que  le  conseil  municipal  de 
Rouen  rendait  cet  hommage  au  poëte 
que  pleure  la  France,  le  conseil  municipal 
de  la  ville  de  Paris  votait  à  l'unanimité  la 
concession  gratuite  et  perpétuelle,  au  ci- 
metière du  Père-Lachaise,  d'un  terrain 
destiné  au  monument  que  l'on  doit  éle- 
ver à  sa  gloire. 

— Le24  novembre,  l'Académie  française 
avait  déjà  perdu  un  de  ses  membres,  M. 
Campenon.  Depuis  plus  de  vingt  ans  une 
nialaûie  douloureuse  lui  interdisait  le  ira- 
vail  et  l'obligeait  à  vivre  loin  du  monde. 
M.  Campenon  était  l'auteur  d'ouvrages 
qui  parallraient  aujourd'hui  de  fort  peu 
d'importance ,  et  parmi  lesquels  on  peut 
citer  :  la  Maison  des  champs  et  V£n- 
fant  prodigue. 

—  L'AcadémiedesInscriptionset  Belles- 
Lettres,  dans  sa  séance  du  18  novembre, 
a  pourvu  à  la  place  d'académicien  libre  , 
vacante  par  la  mort  de  M.  le  marquis  de 
Forlia  d'Urban.  Les  concurrents  étaient 
MM.  le  marquis  de  LaGrange,  Mérimée  et 
Temaux-Compans.  M.  Mérimée  a  étéélu. 

—  Le  22  novembre ,  à  une  heure  du 
matin,  une  comète télescopique  a  été  dé- 
couverte près  de  l'étoile  Gamma  d'O- 
rion,  par  M.  Faye,  astronome  attaché  à 
l'Observatoire  de  Paris. 

Malgré  les  nuages  et  les  vapeurs  qui 
rendaient  l'observation  incertaine  ,  on  a 
déîcrminé  comme  il  suit  la  position  ap- 
prochée de  cet  astre  : 

Le  22  novembre  1843,  à  14  heures  44 
minutes  11  secondes,  temps  moyen  de 
Paris  compté  de  midi ,  l'ascension  droite 
de  la  comète  était  81  degrés  5  minutes, 
et  la  déclinaison  boréale  était  6  degrés 
56  minutes. 

Le  ciel  est  resté  couvert  la  nuit  suivan- 
te ,  et  ce  n'est  que  le  24  qu'on  a  revu  la 


!  comète,  dont  on  a  observé  la  position 
avec  une  grande  précision. 

Le  24  novembre  1843,  à  7  heures  i  mi- 
nutes 43  secondes,  temps  moyen  de  Paris 
'  compté  de  midi,  ascension  droite  de  la 
I  comète,  80  degrés  50  minutes  42  secon- 
I  des;  déclinaison  boréale  delà  comète,  6 
;  degrés  30  minutes  45  secondes. 
I     Ainsi  l'ascension  droite  apparente  de  la 
I  comète  a  diminué  de  7  minutes  de  degré 
environ  en  24  heures,  et  dans  le  même 
intervalle  de  temps  sa  déclinaison  a  aussi 
,  diminué  de  12  minutes, 
i     Cette  comète  présente  un  noyau  très- 
distinct   qui  facilite  singulièrement  les 
!  observations  ;  de  ce  noyau  divergent  de 
,  légères  traînées  de  lumière,  dirigées  à 
peu  près   à  l'opposite  du   soleil  :  celte 
queue,  lors  de  son  apparition  ,  était  lon- 
'  gue  d'environ  4  minutes  de  degré. 
'     —Dans  la  séance  dn   11  décembre, 
!  M.  Arago  a   communiqué  les  résultats 
j  des  calculs  faits  à  l'Observatoire,  par 
M.  Faye,  pour  déterminer  les  éléments 
j  paraboliques  de  la  comète  qu'il  a  décou- 
verte le  22  novembre. 

Le  passage  au  périhélie  a  eu  lieu  le 
11  septembre,  à  3  h.  52  m.  42  s. 
Voici  les  éléments  de  l'orbite  : 
Distance  périhélie:  1,982,768. 
Longitude   du  périhélie  :  38  degrés 
34  minutes  30  secondes. 

Longitude  du  nœud  ascendant:  220  de- 
grés 25  minutes  56  secondes. 

Inclinaison  de  l'orbite  :  17  degrés  25mi- 
nutes  30  secondes. 
Le  sens  du  mouvement  est  direct. 
La  comparaison  de  ces  nombres  avec 
ceux  qui  sont  inscrits  dans  les  catalo- 
gues fait  voir  que  la  comète  du  22  no- 
vembre a  été  signalée  par  M.  Faye  pour 
la  première  fois. 

—  M.  de  Ruolz  a  présenté  derniè- 
rement à  l'Académie  des  sciences  un 
mémoire  sur  les  moyens  d'obtenir  un 
produit  ne  contenant  pas  de  plomb  et 
remplaçant  avec  avantage  la  céruse  dans 
les  usages  industriels,  et  dont  voici  l'a- 
nalyse : 

Pendant  huit  années ,  le  nombre  des 
malades  admis  à  l'hôpital  de  la  Charité 
seulement,  a  été  de  1,213,  soit,  en 
moyenne,  de  151  par  an.  Sur  ce  nombre, 
les  cérusiers  figurent  pour  40G,  et  les 
peintres  ou  broyeurs  (  qui  n'emploient 
que  la  céruse  dont  b  fabrication  est  ter- 
minée) pour  le  chiffre  énorme  de  458. 
Encore  n'est-ce  là  qu'une  variété  de  l'em- 
poisonnement saturnin,  connu  sous  le 
nom  de  colique  de  plomb  ;  car,  pendant 
ces  mêmes  huit  années ,  c'est-à-dire  de 
1831  à  1839,  outre  différentes  autres  ma- 
ladies dont  nous  ne  donnons  pas  le  chif- 
fre, 752  individus  ont  été  affectés  d'ar- 
thralgie  saturnine.  L'auteur  désigne,  pour 


arriver  à  ce  but,  l'oxyde  d'antimoine 
(  fleurs  argentines  ),  lequel  offre  les  pro- 
priétés suivantes  :  couleur  blanche  très- 
pure,  et  pouvant  rivaliser  avec  le  plus 
beau  blanc  d'argent. 

Cet  oxyde  se  broie  aisément  et  forme 
avec  l'huile  un  mélange  onctueux  et  co- 
hérent. Sa  propriété  de  couvrir  est  à 
celle  de  la  céruse  de  Hollande  comme  46 
est  à  22  :  expérience.  Mêlé  avec  les  autres 
couleurs,  l'oxyde  d'antimoine  donne,  au 
dire  des  artistes ,  des  tons  beaucoup  plus 
lumineux  et  plus  suaves  que  le  blanc  de 
plomb. 

Comme  mode  de  fabrication  ,  l'auteur 
s'est  arrêté  à  un  procédé  des  plus  sim- 
ples, trop  long  à  indiquer  ici  et  qui  con- 
vertit le  sulfure  d'antimoine  naturel  en 
une  poudre  impalpable  d'oxyde  du  plus 
beau  blanc.  Ce  produit  peut  être  broyé 
immédiatement  avec  l'huile  sans  autre 
manipulation.  Le  prix  de  revient  est  de 
35  à  40  fr.  les  cent  kil. 

— La  foule  s'arrête  depuis  quelquesjours 
devant  le  Bureau  central  de  musique,  29, 
place  de  la  Bourse,  pour  admirer  un  grand 
tableau  représentant  les  compositeurs  ly- 
riques de  notre  époque,  sous  ce  titre: 
Panthéon  musical.  Il  serait  diCBcile  de 
donner  une  idée  de  ce  tableau  dû  au 
crayon  d'un  de  nos  plus  ingénieux  ar- 
tistes, M.  Traviès.  Comme  idée  et  comme 
exécution,  il  n'a  jamais  rien  paru  qui 
puisse  lui  être  comparé.  Rossini  et  Meyer- 
beer  occupent  les  deux  bouts  de  la  gale- 
rie; Donizetli  est  au  milieu  ,  lançant  des 
masses  de  partitions  sur  tous  les  autres 
compositeurs  qui  l'entourent;  au-de.-sous 
de  lui  figurent  Auber  habillé  en  domino 
noir,  monté  sur  un  cheval  de  bronze ,  et 
Ad.  Adam  en  postillon ,  sur  la  monture 
du  roi  d'Yvetôt,  venant  de  visiter  le  bras- 
seur de  Preston;  Spontini  en  habit  du 
temps  du  directoire,  mécontent  de  l'O- 
péra, va  voir  se  levej,  l'aurore;  Berlioz 
parcourt  la  forêt  noire  qu'il  agite  du  bruit 
de  ses  symphonies;  A.  Thomas,  monté  sur 
la  double-ûckelle,  tient  à  la  main  Mina, 
ce  qui  a  donné  lieu  à  cet  exécrable  ca- 
lembour :  Ah!  quelle  mine  a  Thomas 
monté  sur.  sa  double  échelle!  Caraffa, 
monté  sur  un  cheval  de  bois,  la  tête  posée 
sur  une  carafe,  va  caraffolant  à  travers 
chants;  M.  Halévy  porte  d'une  main  la 
Juive,  l'Éclair  et  Guida,  de  l'autre  il 
prend  une  prise  dans  la  boite  à  musique 
de  Meyerbeer;  puis  viennent  Labarre,  Nié- 
dermeyer,  Clapisson,Montfort,  A.  Boïel- 
dieu ,  Grisar,  avec  des  attributs  qui  les  ca- 
ractérisent. Vous  tous  qui  voulez  connaî- 
tre les  grandes  et  les  petites  renommées 
de  nos  scènes  lyriques,  allez  voir  le  ta- 
bleau de  M.  Traviès.  et  vous  serez  émer- 
veillés non-seulement  de  l'habileté  avec 
laquelle  le  dessinateur  a  groupé  ces  nom- 


128 


LECTURES  DU  SOIR. 


breux  personnages,  mais  encore  de  la 
ressemblance  qu'il  a  su  donner  à  chacun 
d'eux. 

—  La  science  a  r?rdu  le  docteur  A. 
Petit,  envoyé  en  Abyssinie  par  le  Mu- 
séum de  Paris.  Ce  savant  naturaliste  a  été 
emporté  par  un  crocodile  en  traversant 
wne  des  branches  du  Nil  Bleu,  dans  le'^ 
environs  de  Gondar. 

—M.  Amédée  de  Beauplan,  ce  composi- 
teur si  spirituel  et  si  populaire,  obtient  en 
ce  moment  un  des  succès  auxquels  il  est 
habitué.  Tourne,  ma  vieille  boule,  mélo- 
die géologique,  paroles  et  musique  de  M, 
Amédée  de  Beauplan,  se  trouve  sur  tous 
les  pianos  et  se  chante  dans  tous  les  con- 
certs. 

—  M.  Duval  Lecamus  vient  de  partir 
pour  l'Italie.  Cet  artiste  est  chargé  par 
M.  le  ministre  de  l'intérieur  d'importants 
travaux  de  peinture. 

—  Le  libraire  Depotter  va  mettre  en 
vente  deux  volumes  de  M.  S.  Henry 
Berthoud.  Sous  le  titre  du  Fils  du  Rab- 
bin; ils  contiennent  une  peinture  des 
mœurs  Israélites,  au  dix-neuvième  siè- 
cle, en  France  et  en  Hollande. 

— Esquittet  de  la  vie  d'arliste,  par 


Paul  Smilh.  Tel  est  le  livre  que  l'on  a,  l'au- 
tre jour,  remis  sur  notre  bureau.  Paul 
Smith  est  un  nom  peu  connu  parmi  les  ro- 
manciers et  les  auteurs  contemporains. 
Voyons.  Ce  styleferme,  assuré,  hardi,  plein 
de  verve  et  de  bon  sens ,  d'éclat  et  de  soli- 
dité, cette  forme  arrêtéeet  savante  ne  sau- 
raient appartenir  à  un  homme  qui  hasar- 
derait, pour  la  première  fois,  la  périlleuse 
entreprise  de  présenter  au  public  deux 
volumes  in-8».  Des  nouvelles  piquantes 
ou  dramatiques,  de  hautes  appréciations 
de  l'art,  des  dissertations  sur  la  musique, 
faites  en  juge  expert,  nous  rappellent  in- 
volontairement la  manière  et  le  cachet 
d'un  écrivain  qui  nous  est  familier...  En 
effet,  bientôt  on  le  reconnaît,  Paul  Smilh 
n'est  autre  que  M.  Edouard  Monnais, 
dont  longtemps  les  feuilletons  ont  fait  la 
fortune  de  l'ancien  Courrier  Français. 
Son  livre,  d'une  irréprochable  réserve, 
convient  surtout  aux  lecteurs  du  Musée 
des  Familles  ,  désireux  de  voir  réunis  , 
dans  un  ouvrage  liiléraire,  la  solidité  du 
fond  et  le  prestige  de  la  forme. 

—  Vous  vous  rappelez  ce  que  nous 
vous  avons  dit  du  premier  volume  de 
VHistoire  des  Comtes  de  Flandres,  par 


M.  Edward  Loglay.  Le  second  volume, 
qui  vient  de  paraître,  est  digne  du  pre- 
mier. Les  chapitres  intitulés  Robert  de 
Béthune,  Marguerite  de  Constantinople 
et  Guy  de  Dampierre  méritent  surtout 
des  éloges. 

—  Il  y  a  quelques  mois,  M.  Roger  de 
Beauvoir  a  donné  au  Musée,  sous  le  lilro 
des  Cdles  d'Espagne,  une  piquante  his- 
toire de  revenants  et  des  scènes  pleines 
de  drame  sur  la  Péninsule.  Tous  les  jour- 
naux se  sont  disputé  des  fragments  du 
même  écrivain,  à  son  retour  de  Madrid. 
M.  Roger  de  Beauvoir  a  réuni ,  sous 
le  titre  de  La  Porte  du  Soleil ,  ces 
charmantes  scènes  espagnoles,  qui  for- 
ment deux  volumes  desiinés  à  un  grand 
succès.  Nous  profitons  delà  mention  que 
nous  faisons  de  ce  livre  pour  publier 
une  gravure  faite  d'après  la  nouvelle  de 
M.  Roger  de  Beauvoir,  et  que  les  combi- 
naisons typographiques  ne  nous  avaient 
point  permis  de  joindre  au  texte  du  mois 
de  septembre. 


le  rédacteur  en  chef,  S.  UENUY  BERTIIOLD. 
Le  directeur,  F.  PIQUEE. 


I.e  rcvenanl  (Voir  le  numéro  de  septembre). 


T,  ,jogr.iplii'>  iiF.NNl'VF.n,  nie  du  BoulevarJ,  7.  RalignoHes. 


V. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


1-20 


Pelil-Trick  était  un  enfant  de  la  Bretagne,  c'est-à-dire 
qu'il  avait  la  tête  chaude  ,  la  détermination  vive,  le  génie 
prorapt,  et  le  langage  parfois  un  peu  rude;  qu'il  était  cou- 
rageux et  ûdèle;  car  quel  pays  a  vu  naître  plus  d'hommes 
que  l'on  pourrait  citer  pour  leurs  nobles  sentiments?  Et 
quand  nous  parlons  de  la  fidélité,  nous  n'entendons  pas 
parler  ici  de  l'amour,  et  de  ces  gentils  serments  que  se  font 
deux  amants,  niais  bien  de  ce  grand,  de  cet  admirable  dé- 

FÉVRIEH  18  H. 


vouement  qui  consiste  à  ne  point  abandonner  ses  amis 
dans  le  malheur,  ses  maîtres  dans  l'exil,  ses  princes  dans 
l'adversité. 

Mais  chaque  médaille  a  son  revers ,  ainsi  que  vous  le 
savez,  et  d'ailleurs  il  n'y  a  rien  de  parfait  dans  la  nature. 
Or  donc,  Potit-ïrick  devait  avoir  aussi  son  mauvais  côté, 
puisque  nous  l'avons  tous  ;  on  assure  même  qu'il  y  a  des 
personnes  qui  n'en  ont  point  de  bon. 

—  M  —  OXZlfcME   TOLtME. 


130 


LECTURES  DU  SOIR. 


Le  mauvais  côté  de  Trick,  c'était  la  vanité ,  c'était  une 
énorme  confiance  en  lui-même ,  et ,  par  conséquent,  une 
très-haute  idée  de  son  mérite  et  la  certitude  que  personne 
ne  pourrait  le  tromper.  Pauvre  garçon  !...  quelle  erreur! 
quelle  folle  illusion  !  Les  plus  grands  esprits,  les  hommes 
de  génie  même,  ont  été  abusés,  dupés  comme  les  hommes 
les  plus  vulgaires.  Etre  trompé,  c'est  le  sort  de  la  pauvre 
espèce  humaine  ;  et  il  y  a  encore  des  gens  qui  disent  que 
nous  serions  très-malheureux  si  nous  ne  l'étions  pas. 

Mais  Petit-Trick  n'avait  que  quinze  ans,  et  il  était  Bre- 
ton; il  faut  donc  excuser  cette  grande  confiance  qu'il  avait 
dans  sa  sagacité.  Nous  voyons  chaque  jour,  dans  le  monde, 
des  gens  que  Tàge  et  l'expérience  n'ont  point  rendus  rai- 
sonnables ;  si  l'adolescence  avait  la  sagesse  en  partage,  que 
resterait-il  à  la  vieillesse? 

Petit-Trick  voulut  aller  à  Paris  pour  tâcher  de  faire  for- 
tune. C'est  une  envie  fort  naturelle  ;  il  est  rare  qu'elle  ne 
naisse  pas  chez  les  personnes  que  le  sort  a  mal  partagées  ; 
et  bien  des  gens  riches  se  conduisent,  à  cet  égard,  absolu- 
ment comme  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  Jean-Jacques  a 
dit: 

€  II  faut  être  heureux,  cher  Emile  ;  c'est  le  premier  be- 
soin de  l'homme.  » 

Mais,  de  nos  jours,  on  a  fait  une  variante  à  la  phrase  de 
Rousseau,  et  l'on  dit  :  «  Il  faut  être  riche  !  »  car  on  pense 
que  sans  la  fortune  il  n'y  a  pas  moyen  d'être  heureux. 

Revenons  à  Petit-Trick  :  ses  parents  avaient  été  dans  le 
commerce,  mais  ils  ne  s'étaient  pas  enrichis,  et,  de  plus, 
ils  avaient  été  souvent  dupes  d'intrigants  et  de  fripons. 
L'adolescent  se  dit  :  «  Je  serai  plus  adroit  ou  plus  heureux; 
je  ne  me  laisserai  tromper  par  personne,  et  je  ferai  rapi- 
dement mon  chemin  à  Paris.  » 

Un  vieil  oncle,  seul  parent  qui  fût  resté  à  Trick,  consen- 
tit à  l'envoyer  dans  la  capitale  de  la  France,  et  parvint  à 
obtenir  pour  lui  une  place  de  petit  commis  chez  une  espèce 
de  marchand  de  bric-à-brac.  On  donnait  au  jeune  homme 
le  logement,  dans  une  soupente,  la  table,  qui  était  très- 
frugale,  et  vingt  sous  par  semaine,  sans  compter  les  pro- 
fits, c'est-à-dire  les  petits  pour-boire  des  chalands  chez 
lesquels  on  portait  des  marchandises.  L'emploi  n'était  pas 
brillant  ;  mais  Trick  le  trouva  magnifique.  Il  remercia  son 
vieil  oncle,  mit  ses  effets  dans  un  sac  de  nuit,  et  courut 
se  nicher  sur  l'impériale  de  la  diligence,  où  une  place  avait 
été  retenue  pour  lui. 

La  figure  éveillée,  espiègle  et  ouverte  de  Trick  parut  faire 
une  impression  très-agréable  sur  un  voyageur  placé  à  côté 
de  lui  sur  l'impériale.  Ce  voyageur  était  loin  de  ressem- 
bler au  jeune  Breton  :  sa  physionomie  rusée,  ses  yeux  pe- 
tits et  fauves,  n'annonçaient  point  la  sottise,  mais  n'inspi- 
raient pas  la  confiance;  enfin,  dans  sa  bouche  pincée, 
gerrée,  le  sourire  était  railleur  et  perfide.  Petit-Trick  n'en 
conta  pas  moins  toutes  ses  affaires  à  son  compagnon  d'im- 
périale, et  celui-ci  répondit  à  ce  récit  par  un  avis  dans  le- 
quel il  semblait  mettre  une  grande  sincérité. 

—  Jeune  homme,  vous  allez  à  Paris,  prenez  bien  garde 
à  vous.  Dans  les  grandes  capitales  il  y  a  toujours  beaucoup 
de  voleurs.  A  Paris  ils  ne  manquent  pas.  Dans  une  ville  im- 
mense où  tant  de  gens  s'éveillent  sans  savoir  comment  ils 
pourront  dîner,  vous  comprenez  qu'il  doit  se  commettre 
beaucoup  de  vols,  d'escroqueries,  de  filouteries.  Les  capita- 
les les  plus  renommées  pour  les  beautés,  les  agréments,  les 
plaisirs  qu'elles  renferment,  ont  le  triste  privilège  d'attirer 
dans  leur  enceinte  les  fripons  les  plus  adroits;  partout  où 
il  y  a  foule,  vous  pouvez  être  certain  qu'il  y  a  des  voleurs  ; 
c'est  une  affligeante  vérité,  mais  c'est  une  vérité. 
Tenez         (Jonc  en  garde  contre  tous  les  tours  que  l'on 


voudra  vous  jouer.  Je  ne  vous  parle  pas  ici  des  vols  à  main 
armée ,  par  escalade  ou  avec  eflraclion ,  cela  rentre  dans  la 
série  des  crimes  vulgaires  et  communs  à  tous  les  pays,  et 
ce  sont  des  vols  en  usage  à  Paris  contre  lesquels  il  faut  se 
munir  de  prudence. 

Le  petit  Trick  écoutait  en  souriant  son  compagnon  de 
voyage,  et  s'écriait  de  temps  à  autre  : 

—  Oh!  monsieur,  il  n'y  a  pas  de  dancer!...  Je  ne  me 
laisserai  pas  attraper,  moi...  Je  parie  que  je  reconnaîtrais 
un  voleur  d'une  lieue!... 

—  Ah  !  vous  croyez  cela,  mon  petit  ami  ;  voilà  une  con-  * 
fiance  qui  pourra  vous  être  funeste.  Mais  voyons,  puisque 
vous  êtes  si  certain  de  vous  tenir  en  garde  contre  les  filous 
connaissez-vous  le  vol  au  bonjour?  le  vol  à  Vaméricainei 
Savez-vous  ce  que  c'est  que  le  vol  au  poi?... 

Petit-Trick  ouvrait  de  grands  yeux ,  puis  secouait  la  tête 
et  s'écriait  : 

—  Ah  !.bah!  ce  sont  des  bêtises,  tout  ça!...  des  choses 
qu'on  dit  aux  enfants  pour  les  effrayer! 

—  Je  n'ai  nullement  le  dessein  de  vous  effrayer,  mon 
jeune  ami,  je  veux  éclairer  votre  inexpérience.  Écoutez- 
moi  :  parmi  les  vols  les  plus  fréquents  à  Paris,  on  signale 
d'abord  celui  dit  au  bonjour.  Je  vais  vous  expliquer  ce  que 
c'est;  cela  pourra  vous  servir  dans  l'occasion.  Le  matin, 
à  Paris,  dans  une  maison  souvent  habitée  par  un  très-grand 
nombre  de  locataires,  le  portier,  qui  cause  avec  une  bonne, 
avec  un  voisin,  ou  qui  prend  son  lait  à  la  laitière  en  face  , 
ou  qui  balaye  le  fond  de  sa  cour,  ou  qui  donne  à  manger 
à  sa  pie...  (à  Paris,  les  portiers  ont  presque  toujours  ou  une 
pie,  ou  un  perroquet,  ou  un  chien,  ou  trois  chats).  Bref, 
comme  ils  sont  fort  occupés  le  matin  ,  ils  ne  font  pas  tou- 
jours attention  aux  personnes  qui  entrent  dans  la  maison. 
Un  industriel  s'introduit,  il  gagne  lestement  l'escalier, 
monte  en  regardant  à  toutes  les  portes  ;  il  est  bien  rare  qu'il 
n'en  aperçoive  pas  une  après  laquelle  on  a  laissé  la  clef; 
car  un  garçon  qui  a  veillé  tard,  dit  le  soir  à  son  concierge  : 
«  Voilà  ma  clef,  vous  la  donnerez  demain  à  ma  femme  de 
ménage,  je  n'ai  pas  envie  de  me  lever  pour  aller  lui  ouvrir.» 
Le  matin,  la  femme  de  ménage  monte  ;  en  descendant  pour 
chercher  le  café,  le  petit  pain  et  le  pot  de  crème ,  elle  ne 
manque  pas  de  laisser  la  clef  dans  la  serrure.  Très-souvent 
les  bonnes  en  font  autant  ;  ou  c'est  la  portière  qui  est  char- 
gée de  monter  les  journaux,  et  qui  oublie  la  clef  à  la  porte  ; 
ou  bien  encore  c'est  le  locataire  lui-même  qui  lui  dit: 
€  Laissez  ma  clef  en  dehors,  que  je  ne  sois  pas  obligé  de 
me  déranger  si  on  vient  me  voir.  » 

Petit-Trick  éclate  de  rire  en  disant: 

—  Oh  !  je  ne  serais  pas  si  bête  que  ça,  moi  ? 

—  Vous  pensez  cela!...  Enfin,  l'industriel  avise  une  clef; 
il  s'avance,  ouvre  fort  doucement  et  pénètre  dans  l'appar- 
tement. Un  monsieur  est  étendu  dans  son  lit  et  ronfle  avec 
une  parfaite  sécurité.  Il  est  même  libre  de  rêver  qu'il  a 
trouvé  une  mine  d'or,  ou  qu'il  a  hérité  d'un  parent  mil- 
lionnaire, qu'il  est  nomme  sous-préfet,  ou  qu'on  lui  a  en- 
voyé une  boite  de  confitures  de  Bar.  Pendant  qu'il  lait  de 
si  jolis  rêves,  l'industriel  décroche  lestement  une  montre , 
s'empare  de  l'argent  qui  est  dans  un  secrétaire,  s'éloigne 
en  prenant  toutes  les  précautions  possibles  pour  ne  point 
réveiller  le  dormeur,  sort  hardiment  de  la  maison,  et  passe 
devant  le  portier  en  fredonnant  un  aria  de  Rossini. 

—  Ah  !  je  ne  me  laisserais  pas  voler  ainsi,  moi,  dit  Trick, 
car  je  suis  sûr  que  je  m'éveillerais  ;  j'ai  le  sommeil  très- 
léger,  en  dormant  j'entends  trotter  une  souris. 

—  Vraiment,  mon  cher  ami!  voilà  une  laculté  dont  je 
vous  fais  compliment.  Mais  admettons  qu'en  entrant  dans 
un  appartement,  après  avoir  trouvé  h  dci  sur  la  porte , 


MUSÉE  DES  FAMIT.l.ES. 


131 


Tindustriel  y  rencontre  quelqu'un  de  bien  éveillé.  Vous 
croyez  que  notre  voleur  est  pris...  Pas  du  tout!  —  Qui  est 
lii?  demande  la  personne  qui  entend  ouvrir  sa  porte  ou  qui 
voit  entrer  un  inconnu,  dont  la  figure  ne  lui  revient  pas 
du  tout.  L'industriel  feint  un  air  surpris  en  murmurant  : 

—  Pardon,  je  demande  M.  TchicofT,  dentiste?... 

—  Connais  pas Il  n'y  a  point  de  dentiste  dans  la 

maison. 

—  Oh  !  mille  pardons ,  monsieur  ;  je  me  serai  trompé  de 
numéro...  Désolé  de  vous  avoir  dérangé!... 

Et  le  voleur  disparait  comme  un  éclair,  tandis  que  le  lo- 
cataire de  l'appartement  cherche  dans  sa  mémoire  s'il  a 
des  dentistes  pour  voisins,  en  murmurant  entre  ses  dents  : 

—  TchicofT...,  c'est  un  nom  russe...  Il  parait  que  la  Rus- 
sie nous  envoie  aussi  des  dentistes. 

—  Monsieur,  dit  Trick  après  avoir  écouté  son  compa- 
gnon ,  je  verrais  tout  de  suite  sur  la  figure  d'un  individu  si 
c'est  un  voleur  ;  alors  je  lui  sauterais  dessus  et  je  l'arrête- 
rais. Ah  !  c'est  que  je  ne  suis  pas  poltron ,  moi  ! 

—  Diable!  répond  le  voyageur  en  fixant  sur  l'adolescent 
ses  petits  yeux  de  fouine  ;  vous  croyez  que  vous  reconnaî- 
triez tout  de  suite  un  voleur  rien  qu'en  inspectant  sa  phy- 
sionomie! 

.     — Oui,  monsieur. 

—  Peste!  quel  gaillard  vous  faites!...  Allons,  je  suis 
bien  aise  de  vous  savoir  ce  talent.  Mais  c'est  égal ,  je  vous 
ai  appris  ce  que  c'est  que  le  vol  au  bonjour,  je  veux  main- 
tenant vous  faire  connaître  le  vol  à  l'américaine,  qui  est 
fort  en  usage  à  Paris,  où  l'on  s'étonne  cependant  qu'il  puisse 
encore  trouver  des  dupes. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  la  peine,  monsieur. 

—  Vous  savez  ce  que  c'est? 

—  Non,  monsieur. 

—  Alors,  laissez-moi  donc  vous  le  dire.  Le  voleur  se  pro- 
mène tranquillement  dans  Paris  comme  un  simple  flâneur  ; 
il  guette  un  homme  porteur  d'un  sac  d'argent;  il  se  place 
pour  cela  aux  environs  du  Trésor  ou  de  la  Banque  :  dans 
ces  quartiers-là,  les  porteurs  d'argent  sont  aussi  communs 
que  les  omnibus.  Le  voleur  en  aperçoit  un,  il  l'accoste, 
fait  semblant  d'être  étranger  et  de  chercher  à  changer  de 
l'or  contre  de  l'argent.  Un  compère  passe,  qui  feint  de  vou- 
loir saisir  cette  occasion  de  faire  une  bonne  affaire  ;  de  son 
côté ,  l'homme  qui  porte  le  sac  d'argent  ne  veut  pas  que 
cette  aubaine  lui  échappe.  On  entre  dans  un  cabaret.  Le 
soi-disant  étranger,  tout  en  baragouinant  plusieurs  lan- 
gues, compte  son  or  contre  de  l'argent  ;  le  compère  fait 
semblant  d'aller  chercher  aussi  des  écus;  il  sort,  et  ne  re- 
paraît pas.  L'étranger  prétend  qu'il  lui  a  emporté  une  pièce 
d'or,  et  court  après  lui.  Ces  messieurs  ne  reviennent  pas. 
L'homme  au  sac  paye  la  dépense  et  se  rend  chez  un  chan- 
geur pour  y  vendre  son  or.  Arrivé  là,  il  s'aperçoit  qu'on  lui 
a  escamoté  les  bons  rouleaux  ;  ceux  qui  lui  restent  ne  ren- 
ferment que  du  plomb  ou  des  sous. 

—  Mon  Dieu  !  monsieur,  mais  tous  ces  gens-là  se  laissent 
attraper  trop  facilement  ;  ils  n'ont  donc  affaire  qu'à  des 
niais? 

—  Voulez-vous  que  je  vous  conte  d'autres  vols  en  usage 
à  Paris? 

—  C'est inutile,  monsieur,  en  voilà  bien  assez!  J'ai  d'ail- 
leurs dans  l'idée  que  les  voleurs  n'auront  pas  envie  de  se 
frotter  à  moi. 

—  Comme  vous  voudrez,  mon  cher  petit  ami. 

Le  monsieur  si  officieux  n'en  dit  pas  davantage,  il  se 
retourne,  et,  pendant  le  reste  du  voyage,  dort  ou  fait  sem- 
blant de  dormir. 

On  arrive  à  Paris.  Le  comoagnon  de  l'impériale  est  des- 


cendu avant  la  barrière ,  après  avoir  encore  dit  au  petit 
Trick  de  se  rappeler  ses  conseils.  Le  jeune  Breton  ,  à 
peine  dans  la  grande  ville  ,  regarde  Tadrosse  de  .«on  mar- 
chand de  bric-à-brac,  et  Wi:  Monsieur  Fripard.  rue  aux 
Ours. 

Trick  se  fait  indiquer  la  rue  aux  Ours  ;  puis,  son  sac  de 
nuit  sur  le  dos,  court  chez  M.  Fripard.  Le  marchand  de 
bric-à-brac  est  un  petit  vieillard  jaune  et  fripé  qui  porte 
depuis  seize  ans  la  même  redingote,  ce  qui  doit  donner 
une  haute  idée  de  son  économie.  11  reçoit  le  petit  Breton 
assez  sévèrement,  et  lui  dit  : 

—  Tu  vas  être  mon  commis;  mais  prends  garde!  Si  tu 
perds  quelque  chose,  si  tu  te  laisses  attraper,  songe  que 
je  retiendrai  cela  sur  tes  appointements. 

.  —  C'est  entendu ,  répond  Trick,  et  cela  ne  m'empêchera 
pas  d'amasser. 

—  Tu  vas,  sur-le-champ,  te  mettre  à  la  besogne.  Tu  tien- 
dras mes  livres.  On  dit  que  tu  écris  bien? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Tu  écriras  bien  serre,  afin  d'employer  moins  de  pa- 
pier. Te  sers-tu  de  plumes  de  fer? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Très-bien  ;  tu  te  les  fourniras.  Mais  tu  ne  vas  pas  gar- 
der ce  bel  habit  pour  travailler? 

—  Oh!  non,  monsieur!  J'ai,  dans  mon  paquet,  une  veste 
et  une  blouse. . .  Oh  !  j'ai  tout  ce  qu'il  me  faut ,  je  suis  bien 
nippé! 

—  Alors,  endosse  tout  de  suite  ta  blouse.  Tu  ne  la  quit- 
teras que  les  dimanches ,  et  encore  ces  jours-là,  si  tu  m'en 
crois,  tu  te  contenteras  de  la  retourner. 

Le  petit  Trick,  tout  en  se  disant  que  son  patron  pousse 
un  peu  loin  l'économie,  se  met  en  devoir  d'ouvrir  son  sac 
de  nuit,  qu'il  a  déposé  en  entrant  dans  un  coin  de  la  bou- 
tique. 

Tout  à  coup  un  cri  de  stupeur  échappe  au  jeune  Breton  ; 
le  vieux  Fripard  en  est  effrayé,  il  se  retourne  en  disant: 

—  Est-ce  que  tu  aurais  cassé  quekjue  chose  ici  ? 

—  Non,  monsieur,  ce  n'est  pas  cela...  Mais,  tenez... 
voyez  donc...  mon  pauvre  sac  de  nuit  où  j'avais  huit  che- 
mises, douze  mouchoirs,  trois  gilets,  deux  pantalons,  deux 
vestes  et  une  blouse... 

Le  vieux  marchand  s'approche  et  regarde  dans  le  sac  de 
nuit,  qui  ne  contenait  plus  que  du  son. 

—  C'est  une  leçon  d'économie  que  ton  oncle  aura  voulu 
te  donner,  dit  M.  Fripard.  Il  pense  que  ce  que  tu  portes 
sur  toi  te  sufïit. 

—  Oh!  non,  monsieur,  non!  j'ai  fait  moi-même  mon 
paquet,  et  je  suis  bien  sûr  que  j'avais  tout  ce  que  je  viens 
de  vous  dire. . .  Et  plus  que  du  son  ! ...  Ah  !  voilà  un  papier, 
il  y  a  quelque  chose  d'écrit... 

Trick  ouvre  le  papier  et  lit  : 

«  Je  vous  ai  dit  de  vous  tenir  en  garde  contre  les  voleurs, 
«  vous  n'avez  pas  voulu  me  croire  ;  mais  les  bons  avis  que 
«  je  vous  ai  donnés  valent  bien  les  effets  que  contenait  vo- 
€  tre  sac.» 

—  Ah!  le  scélérat I  le  fripon!  s'écrie  Trick;  c'est  mon 
compagnon  de  voyage  qui  m'a  volé. 

Le  vieux  Fripard  fait  la  grimace  en  disant  : 

—  Mon  bon  ami,  voilà  qui  n'annonce  pas  que  vous  soyez 
fort  malin ,  et  je  ferais  peut-être  bien  de  ne  point  vous 
prendre  chez  moi;  car  je  crains  que  vous  ne  me  laissiez 
voler  aussi ,  moi  ! 

Trick  promet  au  vieux  marchand  d'être  sans  cesse  sur 
ses  gardes,  de  ne  jamais  avoir  confiance  en  personne,  et 
Fripard  consent  à  le  garder  chez  lui,  en  disant: 


132 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Heureusement  pour  vous ,  votre  habit  est  presque 
neuf,  vous  pourrez  le  porter  dix  ans  comme  cela  avant  de 
le  faire  retourner. 

—  Oui,  mais  j'espère  grandir  en  dix  ans!  et  mon  habit 
ne  grandira  pas!  murmure  Trickcn  soupirant. 

Par  bonheur,  le  jeune  Dreton  n'avait  pas  placé  son  ar- 
gent dans  son  sac  de  nuit.  .\vec  ce  qu'il  possède,  il  se  ra- 
chète du  linge,  et  il  a  bientôt  oublié  celle  première  mésa- 
venture. 

Le  peiit  Trick  passe  huit  mois  dans  la  boutique  du  vieux 
marchand  de  bric-à-brac ,  et  comme  pendant  tout  ce  temps 


il  ne  s'était  pas  laissé  attraper  une  seule  fois,  sa  confiance 
en  lui-même  était  revenue,  et  avec  elle  cette  vanité,  celle 
forfanlcrie  qui  étaient  son  mauvais  côté.  Cependant  le  jeune 
apprenti  ne  gagnait  toujours  que  quatre  francs  par  mois, 
c'était  bien  peu;  mais  son  maître  l'obligeait  à  êtn;  éco- 
nome en  ne  lui  permettant  aucune  distraction,  aucun 
plaisir. 

Un  beau  malin,  un  monsieur  très-bien  mis  entre  dans 
la  boutique  du  marchand  de  bric-à-brac,  qui  avait  alors 
en  étalage  un  parapluie  fort  élégant  et  presque  neuf.  L'in- 
dividu examine  le  parapluie  et  en  demande  le  prix. 


—  Trente-six  francs,  répond  M.  Fripard,  et  c'est  mon 
dernier  mot.  Ce  parapluie  est  d'un  talTetas  magnifique,  le 
l'ois  en  est  précieux ,  il  a  une  petite  pomme  en  écaille  avec 
des  incrustations  en  or.  Trente-six  francs,  c'est  pour  rien. 

—  Qu'on  le  porte  chez  moi  ;  qu'on  me  suive,  je  rentre. 
Comme  le  monsieur  a  déjà  une  canne ,  on  trouve  assez 

naturel  qu'il  ne  veuille  pas  encore  se  charger  d'un  para- 
pluie. D'ailleurs,  on  peut  être  fort  honnête  homme  et  n'a- 
voir pas  toujours  trente-six  francs  dans  sa  poche  pour  payer 
une  emplette  faite  ex  abrupto.  Le  Nieux  Fripard  donne  le 
parapluie  au  petit  Trick,  mais  il  lui  dit  à  l'oreille  : 

—  Surtout  ne  lâche  pas  cet  objet  sans  en  avoir  reçu  la 
valeur  ! 

Trick  fait  un  signe  de  tête  alïirmatif  ;  il  met  le  beau  pa- 
rapluie sous  son  bras,  et  suit  le  monsieur  en  disant  : 

—  Vous  pouvez  être  bien  tranquille,  patron,  ce  n'est  pas 
moi  qu'on  attrapera!  Je  me  suis  laissé  donner  du  son  une 
fois,  c'est  vrai  ;  mais  si  j'avais  tenu  mon  sac  pendant  tout  le 
voyage,  cela  ne  serait  pas  arrivé. 

Le  beau  monsieur  marche  assez  longtemps  ;  enfin  il  s'ar- 
rête dans  une  rue,  et,  au  moment  d'entrer  dans  une  mai- 
son dont  la  porte  cochère  est  ouverte,  il  tàle  ses  poches  et 
s'écrie  : 

—  .\h!  diable!  j'ai  oublié  ma  tabalière  dans  votre  bou- 
tique... Oh!  bien  certainement.  Je  l'avais  en  sortant  ;  je 
ne  suis  entré  que  cliez  vous...  Je  me  rappelle  fort  bien, 
maintenant ,  que  j'ai  prisé  ;  je  l'aurai  laissée  sur  un  comj^» 


toir.  Je  liens  beaucoup  à  ma  tabatière,  sur  laquelle  se  trouve 
un  fixé  de  Téniers,  qui  me  \ient  d'une  tante  qui  m'a  servi 
de  mère.  Jeune  homme,  donnez-moi  ce  parapluie,  et  veuil- 
lez aller  me  chercher  ma  tabalière. 

Trick  devient  rouge  jusqu'aux  oreilles,  et  il  serre  encore 
plus  fortement  le  parapluie  sous  son  bras,  car  il  se  rap- 
pelle la  recommandaliou  de  son  bourgeois. 

Le  beau  monsieur  sourit,  et  reprend  d'un  air  tout  gra- 
cieux : 

— Je  devine  la  cause  de  votre  embarras,  jeune  homme; 
vous  craignez  de  me  laisser  le  parapluie  sans  être  payé.  Je 
ne  me  formalise  pas  de  cette  crainte;  à  Paris  il  y  a  tant  de 
fripons,  que  l'on  fait  bien  de  se  tenir  en  garde,  surtout 
quand  on  est  dans  le  commerce.  Tenez,  mon  jeune  ami, 
voici  deux  pièces  de  vingt  francs,  c'est  un  peu  plus  que  je 
ne  vous  dois,  mais  rapportez-moi  ma  tabalière,  et  les  qua- 
tre francs  qui  resteront  seront  pour  vous.  Voilà  ma  de- 
meure... Vous  demanderez  .M.  Breloque;  allez ,  dépêchez- 
vous,  vous  me  ferez  plaisir. 

Pelit-Trick  s'empresse  de  donner  le  parapluie.  Il  prend 
les  deux  pièces  qu'on  lui  présente ,  et  se  met  à  courir,  en- 
chanté de  gagner  en  un  jour  ce  qu'il  ne  gagne  ordinaire- 
ment qu'en  un  mois,  el  se  promettant  déjà  de  bien  se  di- 
\  erlir  le  dimanche  suivant  avec  ses  quatre  francs. 

Il  arrive  tout  joyeux  chez  son  patron,  et  se  met  sur-le- 
champ  à  fureter  dans  la  boutique,  en  disant  : 

— Où  est  la  tabalière  de  ce  monsieur?. . .  FI  l'a  laissée  ici..., 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


133 


il  en  est  sûr...  Vous  devez  avoir  trouve  sa  tabatière,  il  y  a 
dessus  uu  petit  attaché  de  Téniers? 

—  Je  n'ai  rien  trouvé,  s'écrie  le  vieux  Fripard;  mais 
loi,  imbécile,  tu  n'as  plus  le  parapluie?...  Est-ce  que, 
malgré  ma  défense,  tu  aurais  livré  un  objet  de  trenle-six 
francs  sans  être  payé?...  Ah  !  si  tu  as  fait  ce  coup-là,  je  te 
chasse  ! 

—  N'ayez  donc  pas  peur,  bourgeois,  je  ne  suis  pas  un 
niais,  moi  !  Tenez ,  voilà  quarante  francs  en  deux  pièces 
d'or  que  ce  monsieur  m'a  données  pour  vous  payer,  et  le 
reste  sera  pour  moi,  si  je  lui  rapporte  sa  tabatière;  sapris- 
ti ,  je  voudrais  bien  la  retrouver  pourtant  ! 

Et  Trick  se  met  à  quatre  pattes  pour  chercher  dans  tous 
les  coins  de  la  boutique.  Cependant  le  marchand  a  pris  les 
deux  pièces  qu'on  lui  donne  en  payement  ;  leur  poids  lui 
semble  déjà  suspect.  Il  les  examine  attentivement,  les  froUe 
avec  ses  doigts,  pousse  un  cri  de  colère  et  allonge  un  coup 
de  pied  dans  le  bas  du  dos  de  son  commis,  qui  s'obstine 
à  vouloir  trouver  la  tabatière  sous  les  comptoirs. 

—  Tiens!  petit  drôle  !  s'écrie  le  vieux  Fripard,  le  voilà 
ton  pour-boire!  Ce  sont  deux  pièces  de  vingt  sous  dorées, 
et  même  mal  dorées,  que  tu  m'apportes.  Je  suis  volé  ! 

Trick  reste  stupéfait;  mais  bientôt  il  sort  de  la  boutique 
en  courant;  il  se  rappelle  dans  quelle  rue,  dans  quelle 
maison  il  a  laissé  le  beau  monsieur;  il  arrive,  reconnaît  la 
porte  cochère,  entre,  et  demande  au  portier  : 

—  Monsieur  Breloque? 
Le  portier  lui  répond  : 

Il  n'y  a  jamais  eu  de  Breloques  dans  la  maison. 

Trick  donne  le  signalement  du  monsieur  et  du  parapluie. 
On  ne  sait  pas  ce  qu'il  veut  dire.  Le  pauvre  garçon  revient 
en  pleurant  chez  le  vieux  Fripard,  qui  lui  dit  : 

—  Tu  avais  trente-six  francs  à  me  remettre  pour  l'objet 
vendu,  tu  m'en  as  donné  deux,  reste  à  trente-quatre.  Tu 
as  déjà  gagné  Ircnte-deux  francs  chez  moi,  lu  vas  me  les 
remettre  et  t'en  aller:  c'est  quarante  sous  que  je  perds, 


mais  j'aime  mieux  supporter  ce  déficit  que  de  le  garder 
chez  moi  plus  longtemps. 

Trick  donne  ses  épargnes,  et  quitte  le  marchand  de  bric- 
à-brac  en  se  demandant  ce  qu'il  va  faire.  Il  se  ra[)peile  alors 
que  dans  ses  courses  il  a  fait  connaissance  avec  un  jeune 
homme  employé  dans  un  magasin  de  nouveautés,  qui  lui  a 
donné  son  adresse;  il  s'empresse  d'aller  le  trouver  et  lui 
conte  ses  malheurs. 

Le  jeune  commis  en  nouveautés  présente  Petit-Trick  à 
son  patron  en  lui  apprenant  la  position  fâcheuse  dans  la- 
quelle se  trouve  le  pauvre  garçon.  Le  commerçant  consent 
à  prendre  Trick  chez  lui  comme  surnuméraire. 

Voilà  donc  le  jeune  Breton  placé  dans  un  grand  magasin 
de  nouveautés,  où  il  ne  regrette  pas  sa  boutique  de  bric-à- 
brac.  Il  se  conduit  avec  tant  de  zèle,  montre  tant  d'apti- 
tude à  l'ouvrage,  qu'au  bout  de  six  semaines  son  patron 
lui  alloue  douze  francs  par  mois  d'appointements. 

Douze  francs  par  mois  !  c'était  trois  fois  plus  qu'il  ne 
gagnait  chez  le  vieux  Fripard;  Trick  ne  doute  point  qu'd 
ne  soit  sur  le  chemin  de  la  fortune. 

Il  y  a  six  mois  que  Petit-Trick  est  employé  dans  le  ma- 
gasin de  nouveautés,  et  il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  sa 
contiance  en  lui-même  est  revenue,  et  qu'il  s'écrie  souvent: 

—  Ah!  maintenant  je  ne  conseille  à  personne  d'essayer 
de  m'atlraper. 

Cependant  Trick  était  surtout  chargé  de  faire  les  cour- 
ses et  de  porter  chez  les  pratiques  les  étoffes  dont  elles 
avaient  fait  choix.  Un  jour  il  sort  de  son  magasin,  tenant 
sous  son  bras  deux  jolis  cachemires  français  soigneuse- 
ment enveloppés  et  ficelés. 

Un  particulier  bien  couvert,  qui  depuis  quelque  temps 
suivait  le  petit  commis  ,  ne  tarde  pas  à  l'aborder  ;  il  bara- 
gouine comme  s'il  était  Allemand,  Anglais  ou  Italien,  sou- 
vent il  lui  arrive  de  faire  les  trois  à  la  fois.  Il  salue  Trick 
en  lui  disant  : 


Ti:;;-!  ■:: 


—  Mon  bétit  monsir,  pardon,  excuso,  si  che  adressais  à 
vous  sans  connaître ,  mais  moi  étrangir,  moi  bas  avoir  ici 
(•e  connaissances,  tarleifT! 


Le  petit  commis  se  m^t  à  rire  en  répondant  : 
—  Parbleu!  on  l'entend  bien  que  vous  êtes  ctrang 
Vous  parlez  le  français  comme  uu  ramoneur. 


134 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Ya...,  va...,  comme  un  ra...  Pardon,  bétit  monsir, 
vous  il  avoir  une  jolie  figure  qui  inspirait  le  confiance,  et 
si  vous  il  voulait  obliger  moi  d'oune  renseignement ,  che 
donnerais  subito  vingt  francs  per  loui! 

En  achevant  ces  mots,  l'étranger  sort  de  sa  poche  sa 
main  pleine  de  pièces  de  cent  sous  et  de  napoléons,  et  le 
petit  commis,  qui  a  maintenant  l'habitude  de  voir  et  de 
toucher  de  l'or  et  de  l'argent,  s'assure  que  ce  ne  sont  pas 
des  pièces  fausses. 

Ébloui  à  la  vue  de  tant  d'espèces,  et  ne  demandant  pas 
mieux  que  de  gagner  vingt  francs  ,  si  c'est  d'une  manière 
qui  ne  soit  point  répréhensible ,  Trick  s'écrie  : 

—  Quel  service  désirez-vous  de  moi ,  étranger?  parlez; 
et  si  cela  se  peut,  je  suis  prêt  à  vous  obliger. 

—  C'était  bien  possible,  bétit  monsir;  moi,  élrangir, 
venus  à  Paris  pour  m'amuser,  voyez-vous ,  et  je  m'en- 
nuyais toujours,  meinherr!  moi  voudrais  que  vous  il  con- 
duise moi  à  un  de  ces  petits  théâtres  où  Ton  joue  des  far- 
ces comiques  qui  faisaient  bien  rire...  Vous  comprenir? 

—  Oui,  je  comprends!  c'est  très-facile;  il  ne  manque 
pas  à  Paris  de  théâtres  où  l'on  s'amuse.  Par  exemple,  le 
Cirque,  Séraphin,  Curlius,  ou  bien  les  Délassements-Comi- 
ques... où  je  ne  suis  jamais  allé,  mais  ces  messieurs  du 
magasin  disent  qu'on  y  donne  des  petits  vaudevilles 
comme  à  l'Opéra. 

—  Très-bien ,  sapremann  !  che  vouloir  allir  à  ce  théâtre, 
voulez-vous  conduire  moi? 

—  Avec  plaisir;  venez. 

Petit-Trick  se  met  en  marche ,  l'étranger  le  guit.  Tout  à 
coup  il  dit  au  jeune  homme  : 

—  Écoutez,  c'est  que  je  avais  sur  moi  une  grosse 
somme  en  or  que  je  voudrais  cachir  et  ne  pas  emporter 
dans  la  comédie  avec  moi...,  de  crainte  des  voleurs;  me- 
nez-moi, s'il  vous  plait,  sur  les  bords  du  canal,  dans  un 
endroit  où  il  passe  peu  de  monde...  Vous  allez  comprenir 
pourquoi. 

—  C'est  très-facile,  dit  Trick,  le  canal  est  justement 
derrière  les  petits  théâtres. 

On  arrive  sur  le  bord  de  l'eau ,  dans  un  endroit  où  il 
n'y  a  pas  encore  de  maisons  de  bâties.  L'étranger  s'arrête 
contre  de  grosses  pierres  en  disant  : 

—  C'est  ici  que  je  avais  envie  pour  cachir  mon  trésor. 
Aidez-moi,  bétit  monsir. 

Trick  cède  à  la  fantaisie  de  l'étranger  ;  il  l'aide  à  cacher 
une  assez  forte  somme  sous  des  pierres  pendant  que  per- 
sonne ne  passe  près  d'eux. 


Le  trésor  caché,  on  se  remet  en  marche.  On  approche 
des  boulevards,  et  déjà  le  petit  commis  s'apprête  à  indi- 
quer à  son  compagnon  le  théâtre  où  il  désire  se  rendre, 
quand  celui-ci  s'arrête  encore  en  disant  : 

—  Permettez,  excuse!...  Tiaple,  che  zouis  inquiète... 
Che  afTre  peur  qu'on  trouve  mon  trésor. 

—  Ah  !  dame  !  je  vous  ai  prévenu  que  vous  faisiez  une 
imprudence. 

—  Décidément,  je  voulais  r'avoir.  Bétit  monsir,  vous 
savez  où  était  le  cachette,  obligez-moi  d'aller  chercher  et 
de  me  rapporter  mon  trésor,  puis  je  payerai  le  prix  con- 
venu à  vous,  sapremann  ! 

—  Comme  vous  voudrez  !  répond  Trick  qui  s'apprête  à 
courir;  mais  l'étranger  l'arrête  en  lui  disant  : 

—  Une  minute  !  Vous  allez  cherchir  mon  or ,  mais  si 
ensuite  vous  plus  revenir...  Pardon,  mais  moi  pas  con- 
naître vous,  et  on  m'a  prévenu  qu'à  Paris  on  attrapait 
beaucoup  les  étrangers. 

—  C'est  vrai ,  Tépond  Trick  en  riant ,  on  m'a  bien  at- 
trapé ,  moi  ! 

—  Bétit  monsir,  laissez  à  moi  cette  paquette  que  vous 
tenez  sous  votre  bras  pour  garantie  à  moi. 

Trick  réûéchit  :  les  deux  châles  qu'il  porte  valent  huit 
cents  francs.  L'étranger  a  caché  pour  mille  francs  en  or, 
il  donne  le  paquet  en  s'écriant  : 

—  C'est  juste ,  gardez  cela  et  attendez-moi...  Oh!  je  ne 
serai  pas  longtemps. 

Petit-Trick  se  met  à  courir.  11  arrive  sur  les  bords  du 
canal,  reconnaît  l'endroit  où  il  a  aidé  à  cacher  le  trésor;  il 
dérange  la  pierre...,  il  fouille,..,  il  n'y  a  plus  rien.  Un  com- 
père a  déjà  enlevé  la  somme ,  et  bétit  monsir,  après  avoir 
remué  toutes  les  pierres  voisines ,  court  à  l'endroit  où  il  a 
laissé  l'homme  au  baragouin ,  et ,  comme  de  raison ,  ne 
retrouve  plus  son  étranger. 

Le  pauvre  garçon  s'en  revient  en  pleurant  à  son  maga- 
sin. Ses  camarades  lui  apprennent  qu'il  a  été  victime  du 
vol  au  pot,  et  son  patron  le  met  à  la  porte. 

Petit-Trick  s'en  retourna  alors  près  de  son  vieil  oncle  en 
se  disant  : 

—  J'en  ai  assez  de  Paris.  J'étais  un  sot  de  croire  qu'on 
ne  m'attraperait  pas.  Ah!  le  maître  d'école  du  village  a 
bien  raison  de  dire:  «  Fanilas  vanitatum  !  omnia  va- 
nitas!  » 

Cii.  Paul  de  KOCK. 

(La  reproduction  de  cet  arlicle  est  fomneliemenl  défendue.) 


HAC^ZO,  HOI  DIS  LiAFOlTIS. 


Les  rois  et  les  grandes  familles  ont  aimé ,  dans  tous  les 
pays ,  à  entourer  leur  origine  de  faits  merveilleux.  En 
France  même,  il  n'y  a  pas  bien  longtemps  encore,  d'illus- 
tres maisons,  pour  donner  plus  d'éclat  à  leur  nom,  ne  dé- 
daignaient pas  de  rappeler  des  traditions  que  l'esprit  de 
notre  temps  ne  permet  plus  m  de  |)roduiro  ni  d'adiuetlre. 
Les  Lusignan  et  les  Sasscnage  prétendaient  descendre  de 
la  fée  Mélusiae,  et  les  Lévis  de  la  saiiUc  Vierge.  Mais  rien 


n'a  surpassé  ,  en  ce  genre ,  l'imagination  des  peuples  du 
Nord,  avides  du  merveilleux.  En  Danemaivk,  en  Norwège, 
encore  aujourd'hui,  vous  entendrez,  à  chaque  pas.  sur  tous 
les  vieux  châteaux  et  leurs  maîtres,  les  traditions  les  plus 
fabuleuses.  Ainsi,  qutli]ue  membre  de  la  puissante  maison 
de  l'alomspeck,  à  Stockholm,  vous  racontera  que  la  femme 
d'un  de  leurs  aïeux,  dans  les  temps  les  plus  reculés,  en- 
dormie près  de  son  époux,  fut  réveillée,  une  belle  nuit,  par 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


135 


une  jolie  petite  fée,  qui  l'emmena  sous  terre,  à  la  cour  du 
roi  des  nains  ,  dans  un  salon  magnifique  ,  tendu  des  plus 
riches  étofles,  tout  resplendissant  d'or,  de  pierreries  et  de 
lumières,  et  que,  pour  un  service  rendu  à  la  reine,  on  lui 
fit  présent  de  trois  rouleaux  de  bois ,  qui  devaient  se  con- 
vertir en  or  si  elle  était  discrète.  Elle  fut  discrète  ,  et  les 
rouleaux  se  convertirent  en  or. 

De  ces  rouleaux  d'or,  elle  devait  faire  faire  un  hareng, 
des  jetons  et  une  quenouille,  et  donner  un  de  ces  pré- 
sents à  chacun  de  ses  fils,  qui  formeraient  trois  branches 
des  Falemspeck ,  et  seraient,  eux  et  leurs  descendants , 
dans  la  première,  de  célèbres  guerriers;  dans  la  seconde, 
de  riches  seigneurs,  et  de  grands  dignitaires  dans  la  troi- 
sième. Les  ordres  de  la  jolie  reine  des  fées  furent  ponctuel- 
lement exécutés,  et,  depuis  lors,  la  famille  n'a  pas  cessé  de 
s'illustrer  dans  la  guerre,  de  jouir  des  plus  grands  biens  et 
des  honneurs  les  plus  éclatants. 

Les  Lapons,  ces  nains  vigoureux  du  Nord,  qui  courent, 
vîtes  comme  l'éclair,  sur  la  glace  et  la  neige,  en  traîneaux 
attelés  de  rennes  ;  qui  vivent  de  chasse  et  de  l'échange  de 
leurs  fourrures,  et  qui  dorment  la  moitié  de  leur  vie  pres- 
que sous  terre,  ne  le  cèdent  en  rien  à  leurs  voisins  pour 
leurs  nombreuses  traditions.  Us  ont, entre  autres,  conservé 
la  mémoire  d'un  de  leurs  rois,  auquel  ils  pardonnent  ses 
défauts  en  souvenir  de  ses  grandes  qualités  et  du  bien  qu'il 
leur  a  fait.  Les  exploits  de  Hacko  sont  gravés  sur  une  co- 
lonne de  silex,  dans  les  rochers  de  Hanga,  racontés  sous  la 
hutte  par  l'ancien  de  la  famille,  et  chantés  sur  la  harpe, 
par  les  bardes  lapons,  dans  les  fêtes  solennelles. 

Ils  ont  réuni  toutes  les  vertus  sur  ce  héros  de  leur  pré- 
dilection, et,  comme  tous  les  peuples  primitifs,  qui  n'ad- 
mirent rien  autant  que  l'énergie  de  l'esprit  et  du  corps,  ils 
célèbrent,  avant  tout,  son  audace  et  sa  force. 

Hacko  avait  douze  ans:  les  guerriers  sont  rangés,  en 
armes,  dans  une  vaste  cour  du  château  de  son  aïeul  ;  une 
cérémonie  se  prépare  ;  on  va  expérimenter  la  vigueur  des 
muscles  de  l'enfant.  Un  vase  d'airain,  d'un  poids  énorme, 
est  au  milieu  de  la  cour  ;  il  faut  qu'il  le  soulève  :  l'enfant 
le  prend  sur  sa  tête,  et,  pendant  une  heure ,  sans  fléchir, 
il  tourne  dans  l'enceinte  ,  aux  applaudissements  de  la 
foule. 

Plus  tard,  le  premier ,  dans  l'intérêt  des  choses  et  du 
commerce  des  Lapons,  il  tente  le  passage  dangereux  du  lac 
Wéther,  vis-à-vis  de  Tile  de  Wizord. 

Il  descend  dans  un  souterrain ,  objet  d'effroi  pour  ses 
sujets,  qui  n'osaient  même  pas  regarder  de  loin  la  terrible 
ouverture,  parce  qu'ils  croyaient  à  un  magicien  lié  et  en- 
fermé dans  ces  lieux  depuis  dix  siècles,  et  qui  pouvait,  au 
premier  jour  ,  briser  ses  fers  et  causer  la  destruction  des 
Lapons.  Hacko  pénétra  jusqu'à  ce  prisonnier  du  Temps  ;  il 
déchiffra ,  sur  sa  massue  d'airain,  les  caractères  celtiques 
qui  promettaient  gloire  et  prospérité  à  son  libérateur,  et  fît 
ainsi  cesser  l'enchantement,  et  la  terreur  de  la  contrée. 

Pour  vanter  la  pénétration  ,  non-seulement  de  sa  vue, 
mais  encore  de  son  esprit,  ils  emploient  une  image  hyper- 
bolique, mais  d'une  grande  énergie  : 

€  Sa  vue  était  si  perçante,  que  d'un  coup  d'oeil  il  émous- 
sait  les  flèches  de  ses  ennemis.  « 

La  force,  qui  impose  d'abord  l'obéissance,  ne  suffit  pas 
pour  diriger  les  hommes  ;  le  pouvoir  solide  et  durable  n'ap- 
partient qu'à  l'intelligence.  Si  Pépin  le  lîref  n'avait  fait  au- 
tre chose  qu'abattre  un  taureau  dans  l'arène ,  aux  yeux 
étonnés  des  barcns  de  France,  il  n'aurait  pas  fondé  une  dy- 
nastie. Hacko,  comme  tous  les  hommes  supérieurs  à  leur 
époque  et  qui  ont  laissé  des  traces  de  leur  passage,  ne  fut 


pas  seulement  un  guerrier,  mais  un  philosophe  pratique 
et  un  grand  moraliste. 

Recommandant  à  tous  la  prudence  et  la  discrétion  qu'il 
pratiquait.  Il  leur  disait  : 

«  Que  le  verrou  d'Odin  (le  dieu  terrible  des  peuples  sejv- 
tentrionaux)  soit  toujours  mis  à  votre  porte.  » 

Et  pour  les  mettre  en  garde  contre  les  séductions  et  les 
dangers  des  plaisirs,  contre  les  sourires  de  la  fortune,  sea 
vicissitudes  et  ses  retours  : 

«  Quand  vous  passez  sur  une  glace  aussi  douce  qu'unie, 
craignez  l'abîme  qu'elle  couvre.  » 

On  chercherait  en  vain  ,  dans  La  Bruyère  et  La  Roche- 
foucauld, des  maximes  plus  sages,  mieux  exprimées,  et 
plus  appropriées  à  l'esprit  des  hommes  à  qui  elles  s'adres- 
sent. 

C'est  qu'il  avait  une  grande  connaissance  de  l'esprit  des 
Lapons,  et  il  les  prenait  souvent  même  par  leur  faiblesse 
et  leur  simplicité. 

Un  jour ,  tout  ce  peuple  si  paisible  ,  habitué  à  traîner 
dans  le  sommeil  la  moitié  de  son  existence ,  était  en  émoi  ; 
malgré  l'amour  de  tous  les  peuples  pour  le  sol  où  ils  sont 
nés ,  malgré  l'attachement  particulier  des  Lapons  pour 
leurs  glaces  et  pour  leurs  neiges  éternelles,  ils  avaient  pris 
en  dégoût  leur  vie  rude  et  leur  rigoureux  climat  ;  rassem- 
blés autour  de  la  hutte  royale  ,  ils  demandaient  à  grands 
cris  qu'on  les  conduisit  habiter  sous  un  ciel  plus  doux.  Des 
voyageurs  leur  avaient  raconté  qu'il  existait  des  terres  tou- 
jours parées  de  verdure ,  de  fruits  dorés  et  de  fleurs  odo- 
rantes, peintes  des  couleurs  les  plus  riches  et  les  plus  va- 
riées ;  tandis  que  des  milliers  d'oiseaux,  fleurs  de  l'air,  fai- 
saient entendre  les  concerts  les  plus  ravissants  ;  des  terres, 
ou  plutôt  des  jardins  immenses  ,  que  le  soleil ,  pendant 
toute  l'année,  éclairait  de  sa  lumière,  échauffait  de  sa  bien- 
faisante chaleur. 

Ils  adressaient  donc,  en  tumulte,  à  Hacko,  des  prières 
menaçantes  pour  qu'il  se  mît  à  leur  tête  et  les  guidât,  eux, 
leurs  femmes  et  leurs  enfants,  vers  ces  contrées  heureuses 
où  se  lève  le  soleil. 

Mais  le  roi,  plus  sage,  pensait  que  les  Lapons  n'étaient 
point  faits  pour  la  vie  des  peuples  civilisés  ;  que  cette  po- 
pulation serait  bientôt  décimée  ,  en  chemin  ,  par  les  fati- 
gues et  les  maladies,  puis  exterminée  par  des  nations  plus 
fortes,  qui  défendraient  leurs  biens  et  leur  existence  ;  que, 
toute  la  terre  devant  être  habitée.  Dieu  avait  assigné  à  cha- 
que race  d'hommes  une  portion  de  cette  terre,  où  elle  de- 
vait chercher  le  bien-être  et  le  bonheur  ;  que  tout  déplace- 
ment apportait  des  maux  sans  nombre  à  l'humanité  et 
cou\Tait  la  terre  de  ruines.  Bien  différent  de  ces  flatteurs 
du  peuple,  qui  mettent  la  main  dans  ses  plaies  pour  les 
déchirer  et  les  agrandir  encore,  et,  par  l'excès  de  ses  souf- 
frances, le  précipiter,  au  profit  de  leur  ambition,  dans  un 
dangereux  avenir  et  des  éventualités  sanglantes  ,  Hacko 
calme  les  Lapons;  il  les  retient  et  les  console: 

t  Les  peuples  orientaux,  malgré  la  fertilité  de  leur  terre, 
sont  bien  moins  heureux  que  vous,  leur  dit-il;  vos  nuits 
sont  du  moins  tranquilles  et  paisibles  ;  vous  dormez  tant 
qu'il  vous  plaît;  tandis  que  leur  sommeil  ne  cesse  d'être 
interrompu  par  le  bruit  effrayant  que  produisent  nécessai- 
rement sur  leur  tête  tous  les  préparatifs  du  lever  du 
soleil.  > 

Cette  dernière  pensée  d'un  discours  adressé  à  un  peuple - 
enfant ,  fera  sourire  ;  mais  les  Lapons  furent  convaincus  ; 
ils  retournèrent  à  leurs  huttes  enfumées,  et  depuis  n'ont 
point  essayé  d'en  sortir. 

Hacko,  austère  dans  ses  mœurs,  simple  dans  ses  vête- 
ments, se  nourrissait  de  poissons  secs  et  de  la  chair  de» 


136 


LECTURES  DU  SOIR. 


animaux  qu'il  avait  tués  à  la  chasse.  Jamais  il  ne  trempa  ses 
lèvres  dans  les  liqueurs  fortes ,  si  chères  aux  hommes  du 
Nord;  jamais  il  ne  se  livra  aux  jeux  de  hasard,  leur  passion 
dominante  après  la  passion  des  liqueurs.  11  aurait  rejeté 
loin  de  lui  la  hache  distinguée  par  le  moindre  ornement,  et 
couchait  tout  armé,  sa  lance  dans  les  bras,  témoignant  par 
là  qu'un  bon  roi  doit  être,  à  toute  heure,  prêt  à  défendre 
les  siens.  Tel  fut  Hacko  pendant  la  plus  grande  partie  de 
sa  vie  ,  et  un  seul  instant  a  suffi  pour  détourner  de  la  voie 
du  bien  un  homme  de  celte  trempe,  et  lui  faire  descendre 
rapidement  tous  les  degrés  de  la  vertu.  Mais  sa  chute  fut 
encore  un  enseignement  ;  car  elle  prouve  combien  nous 
devons  veiller  sur  nous-mêmes  ,  et  nous  tenir  en  garde 
contre  la  fragilité  humaine,  lorsque  le  héros  succombe,  lui 
aussi. 

Un  soir,  après  la  chasse  du  gulot  (espèce  de  chien  sau- 
vage), il  s'égare  dans  une  forêt.  Harassé  de  fatigue,  mou- 
rant de  faim,  ne  trouvant  rien  pour  la  satisfaire,  malgré 
son  grand  courage,  il  était  près  de  se  laisser  abattre  par  le 
désespoir,  lorsqu'il  découvre  sur  un  sapin  un  rayon  de 
miel  ;  il  dévore  d'abord  avec  avidité  ,  puis  savoure  avec  le 
plus  vif  sentiment  de  plaisir  ce  mets  délicieux.  Ayant  repris 
ses  forces,  il  retrouva  sa  route.  Mais  sa  sensualité  était 
éveillée  ;  le  lendemain,  il  redemande  et  se  fait  apporter  du 
miel,  il  en  veut  sans  cesse  ;  il  dédaigne  les  aliments  sim- 
ples de  ses  ancêtres ,  et,  le  miel  ne  suffisant  plus  à  satisfaire 
ses  goûts  nouveaux,  il  fait  à  grands  frais  cultiver  ses  jar- 
dins. Sa  table  est  d'abord  chargée  de  fruits  de  toute  espèce, 
puis  bientôt  des  mets  les  plus  recherchés  que  lui  apprête 
un  cuisinier  appelé  des  pays  lointains.  Quelques  mar- 
chands lui  apportent  des  vins  de  la  Hongrie,  et  dans  cette 
liqueur  généreuse,  devenue  nécessaire  pour  aider  aux  excès 
de  sa  gourmandise ,  il  finit  par  chercher  le  plaisir  grossier 
et  facile  de  l'enivrement.  C'en  est  f.iit  de  Hacko;  sa  raison 
est  perdue;  son  âme  pervertie  n'aspire  plus  qu'aux  volup- 
tés des  sens.  Couché  tout  le  jour,  après  ses  longs  repas, 
sur  des  tapis  de  peaux  épaisses  et  soyeuses,  enveloppé  de 
riches  fourrures,  au  milieu  des  parfums  et  de  la  fumée  odo- 
rante des  bois  les  plus  rares  qui  brûlent  dans  ses  brasiers, 
il  passe  encore  ses  longues  nuits  en  orgies ,  à  écouter  des 
chants  et  des  concerts  harmonieux,  à  regarder  des  danses 
étranges.  Sa  femme  et  ses  enfants  sont  relégués  loin  de  lui, 
il  ne  les  voit  plus  qu'à  de  rares  intervalles.  Sa  douceur,  sa 
bonté,  sa  justice,  ont  fait  place  à  la  rigueur,  au  caprice,  à 
la  cruauté;  le  sang  a  souvent  rougi  la  salle  de  ses  festins, 


et  ses  sujets,  dans  leurs  différends,  n'ont  plus  rien  à  alten.- 
dre  de  son  équité. 

Son  heaume  et  ses  armes,  que  dans  les  premiers  temps 
de  sa  dégradation  il  avait  pris  soin  d'orner  et  d'incruster 
de  dents  de  poisson  et  de  l'ivoire  des  rennes,  sont  rejetés 
inutiles  dans  un  coin  de  son  palais,  et  se  couvrent  de  pous- 
sière ;  enfin,  le  héros  s'endort  et  s'éteint  dans  la  mollesse- 
Tous  ceux  qui  l'entouraient  s'étaient  pervertis  avec  lui, 
en  partageant  ses  plaisirs;  lorsque  tout  à  coup  un  courti- 
san, pâle  d'effroi,  entrant  à  l'improviste  au  milieu  de  cette 
troupe  efféminée,  vint  y  jeter  le  trouble  et  l'épouvante  par 
ces  paroles  : 

€  Un  oiseau  de  mauvais  augure  a  bu  l'huile  de  la  lampe 
éternelle  du  temple  d'Odin.» 

C'était  pour  ces  hommes  superstitieux  l'averlissemenl 
des  plus  grandes  catastrophes. 

Le  lendemain  arriva  la  nouvelle  que  le  roi  de  Norwcgc 
avait  envahi  la  terre  de  Laponie.  Le  soin  de  sa  conservation, 
l'imminence  du  danger,  rallument  quelques  nobles  senti- 
ments dans  le  cœur  de  Hacko  ;  il  rassemble  à  la  hâte  ses 
guerriers  et  marche  à  la  rencontre  de  l'ennemi.  Les  deux 
armées  se  trouvent  en  présence  dans  la  forêt  même  où 
Hacko,  quelques  années  auparavant,  s'était  égaré  ;  les  deux 
rois,  pour  éviter  l'effusion  du  sang  de  leurs  sujets,  convin- 
rent de  terminer  la  guerre  par  un  combat  singulier  ;  le  pen- 
ple  du  roi  vaincu  devait  payer  tribut  au  vainqueur.  Kacko, 
se  ressouvenant  de  ses  jours  glorieux ,  s'efforça  de  retrou- 
ver son  courage  ;  mais  la  pensée  que  la  justice  divine  l'ame- 
nait pour  expier  ses  fautes  au  pied  de  ce  même  arbre  où 
elles  avaient  commencé,  troublait  son  cœur.  Écrasé  sous 
le  poids  de  ses  armes,  qui  gênaient  les  mouvements  de  son 
corps  engraissé  dans  la  débauche,  il  fut  promptcment  ter- 
rassé, et,  avant  d'avoir  la  tête  tranchée  selon  la  loi  du  com- 
bat, il  adressa  aux  Lapons  ces  paroles,  que  les  pères  répè- 
tent encore  aujourd'hui  à  leurs  enfants  : 

*  L'homme  adonné  au  vice  doit  dater  sa  perte  du  jour  où 
il  a  cédé  pour  la  première  fois  à  la  tentation.  Avec  quelle 
justice  je  me  vois  aujourd'hui  la  victime  de  ma  faiblesse 
dans  le  lieu  même  où  j'ai  cédé  au  sinistre  attrait  qui  m'a 
détourné  des  voies  de  l'innocence  de  mes  mœurs!  C'est  le 
miel  que  j'ai  goûté  dans  cette  fatale  forêt,  et  non  le  bras  du 
tyran  de  Norwègequi  vient  de  vaincre  Hacko.  » 


I 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


137 


<BïSii.i?2lt'2iS  I?aSSS2233, 


L  OCEAN. 


Le  plus  imposant  spectacle  que  la  nature  nous  offre,  c'est 
l'aspect  de  la  mer.  Ces  horizons  sans  bornes  sur  lesquels 
la  vue  s'égare,  ces  lignes  lointaines  dont  nul  accident  n'in- 
terrompt la  tranquillité,  sont,  pour  la  pensée  rêveuse, 
comme  une  image  de  l'infini.  L'imagination  en  peuple  de 

FÉVRIER  iSU. 


mystères  les  abîmes  transparents  où  le  regard  s'arrête  avec 
crainte  et  dont  nul  n'a  pu  contempler  Timmense  profon- 
deur; puis,  lorsque  les  vagues  s'élèvent  comme  des  mon- 
tagnes pour  disperser  en  poussière  les  granits  des  falaises, 
notre  cœur,  sentant  mieux  sa  faiblesse,  s'émeut  de  ter- 

—  18  —  ONZIÈME  TOLLMC. 


138 


LECTURES  DU  SOIR. 


reur  devant  la  toute-puissance  de  Dieu.  Que  le  soleil  s'étei- 
gne au  sein  d'une  mer  calme,  ou  qu'il  change  en  perles  de 
feu  les  gouttes  d'eau  soulevées  par  la  tempête;  que  pen- 
dant les  nuits  des  tropiques  les  ûots,  devenus  des  flammes, 
îassent,  par  leur  éclat,  pâlir  la  clarté  de  la  lune,  ou  que  le 
froid  des  pôles  les  change  en  grottes  de  cristal,  ce  sont 
toujours  des  scènes  magnifiques  devant  lesquelles  aucun 
homme  ne  peut  rester  froid.  Elles  saisissent  d'un  saint  en- 
thousiasme l'àme  du  poète  comme  celle  du  pêcheur,  et  !e 
marin  le  plus  grossier  ne  peut  voir  en  pleine  mer  le  cou- 
cher du  soleil  sans  plier  le  genou.  L'homme  creuse  de  pro- 
fondes cavernes,  il  laisse  même  quelquefois  l'empreinte  de 
ses  pas  sur  la  neige  éternelle  des  montagnes,  partout  le 
sol  conserve  l'empreinte  de  son  génie  ;  mais  quand  ses  vais- 
seaux parcourent  retendue  de  l'Océan ,  une  vague  suffit 
pour  eu  effacer  le  sillage  ;  la  mer  a  bientôt  dérobé  cette 
marque  passagère  de  servitude,  et  reparait  telle  qu'elle  fut 
aux  premiers  jours  de  la  création.  Là  semble  finir  le  do- 
maine de  l'homme  ;  ce  n'est  jamais  sans  périls  qu'il  cher- 
che à  l'agrandir  aux  dépens  de  la  mer,  et  les  ruines  au- 
dessus  desquelles  les  barques  passent  aujourd'hui  nous 
montrent  que  nulle  part  elle  ne  cède  ses  droits  pour  tou- 
jours. L'Océan  presse  de  tous  côtés  les  pauvres  petits  points 
de  terre  qui  nous  sont  réservés  et  que  le  flux  semble  vou- 
loir à  chaque  instant  submerger.  Les  eaux  occupent  plus 
des  trois  quarts  du  globe,  et  quand  on  songe  que  les  pla- 
teaux les  plus  élevés  des  conlinens  ne  dépassent  pas  plus 
leur  surface  que  ne  pourrait  le  faire  une  feuille  de  papier 
sur  une  de  nos  mappemondes ,  on  s'étonne  qu'il  se  soit 
trouvé  des  gens  pour  nier  la  possibilité  du  déluge  dont  les 
livres  sacrés  nous  ont  conservé  la  tradition.  Pour  nous, 
quand  nous  regardons  sur  la  carte  les  petites  portions  de 
terre  qui  surgissent  et  l'immense  quantité  d'eau  sous  la- 
quelle le  reste  est  submergé  ,  il  nous  arrive  de  comparer 
à  l'homme  ces  insectes  à  peine  visibles  qui,  dans  les  beaux 
jours  de  l'été,  bàtisjent  aux  bords  d'une  mare  de  petites 


maisons  d'argile:  ils  ne  vivent  pas  plus  d'un  jour,  et  tra- 
vaillent sans  relâche,  amassant  des  provisions  pour  leur 
vieillesse,  élevant  leurs  petits,  et  paraissant  vivre  bien  heu- 
reux sous  les  chauds  rayons  du  soleil.  Souvent  des  gé- 
nérations naissent  et  meurent  sans  que  rien  ait  troublé 
leur  existence  paisible.  Mais  qu'un  orage  survienne  ou 
qu'un  enfant  jette  un  caillou  au  milieu  de  leur  mare,  l'o- 
céan passe  ses  limites  ;  adieu  les  frêles  édifices  ;  le  déluge 
entraine  des  populations  entières ,  dont  il  roule  les  cada- 
vres dans  de  foi  midables  ravines  de  la  grosseur  du  doigt. 
Il  faudrait  sans  doute  un  bien  léger  trouble  dans  l'ordre 
immense  de  la  création  pour  qu'un  semblable  cataclysme 
vint  ravager  la  terre  en  détruisant  la  race  humaine  !  La 
science  découvre  sur  le  selles  formidables  traces  du  déluge 
des  temps  passés. 

Les  profondeurs  inexplorées  de  la  mer  ont  toujours  es- 
cité  l'imagination  des  hommes  et  les  recherches  de  la 
science,  car  rien  n'est  aussi  séduisant  que  l'inconnu  pres- 
senti. Ce  ne  sont  pas ,  on  l'a  reconnu  depuis  long- 
temps, de  froides  et  sombres  solitudes  dont  les  sables  mou- 
vants, tombeaux  toujours  ouverts,  engloutissent  pour  jamais 
les  débris  des  naufrages,  et  où  la  mort  règne  en  souveraine. 
La  nature,  partout  si  féconde,  qui  répand  le  mouvement  et 
la  vie  jusque  sur  les  terres  australes,  n'a  point  abandonné 
les  vallées  sous-marines  aux  ténèbres  et  au  silence.  La  lu- 
mière y  pénètre,  des  plantes  magnifiques  en  garnissent  les 
contours,  des  animaux  de  toutes  sortes  y  peuvent  voyager 
à  de  très-grandes  profondeurs.  Là  se  rencontre  tout  un 
monde  de  créatures  fantastiques ,  rappelant  par  leurs  for- 
mes ces  premiers  habitants  du  globe  dont  on  rencontre  au- 
jourd'hui les  débris  jusqu'au  sommet  des  montagnes.  On 
dirait  que  la  mer,  moins  soumise  à  l'influence  de  l'homme, 
conserve  encore  quelque  chose  du  monde  primitif.  Elle 
nourrit  à  la  fois  des  êtres  dont  la  grandeur  nous  effraye 
et  d'autres  dont  la  petitesse  échappe  à  notre  vue  :  la  ba- 
leine et  le  narval,  les  polypes  et  les  cyclides. 


<63Si:ui?2^^:s  ^is'^^^s:]^^. 


UNE   EXCURSION   AU   FOND   DE   LA   MER. 


Quoique  les  plus  hautes  montagnes  ne  dépassent  pas  en 
hauteur,  à  l'égard  de  la  terre  ,  les  aspérités  que  l'on  voit 
sur  l'écorce  d'une  orange,  l'homme  est  si  peu  de  chose  qu'il 
n'en  peut  franchir  tous  les  sommets.  Comment  une  aussi 
frêle  créature,  qui  a  besoin  pour  vivre  de  respirer  dix  fois 
dans  le  court  espace  d'une  minute,  serait-elle  capable  de 
franchir ,  sans  reprendre  haleine,  des  profondeurs  de  plus 
de  deux  lieues? 

L'air  qui  nous  environne  nous  presse  d'un  poids  égal  à 
celui  qu'il  nous  faudrait  supporter  si  nous  étions  au  fond 
d'un  lac  dont  la  surface  serr,"  seulement  élevée  de  dix  mè- 
.  1res  au-dessus  de  nos  tètes.  .\  mesure  que  nous  gravissons 
june  montagne  ou,  mieux  encore,  à  mesure  que  nous  mon- 
'tois  en  ballon,  celte  pression  ,  nécessaire  pour  maintenir 


à  sa  place  le  sang  qui  circule  dans  nos  vemes  ,  diminue 
d'intensité.  L'air,  devenu  plus  rare  ,  nous  oblige  de  respi- 
rer très-vile  ;  nous  éprouvons  à  l'extérieur  un  gonfle- 
ment pénible,  bientôt  notre  vue  se  trouble  et  le  ver- 
tige nous  prend.  A  la  hauteur  de  7,000  mètres,  la  plus 
grande  à  laquelle  l'homme  puisse  parvenir,  un  froid  très- 
vif  glace  les  membres  ;  l'air,  trop  raréfié,  ne  porte  plis 
la  voix;  on  devient  sourd.  Puis  alors ,  le  sang,  qu'une 
pression  suffisante  ne  comprime  plus,  jaillit  à  l'extérieur 
par  les  pores  de  la  peau  ;  le  cœur  s'arrête  :  il  faut  descen- 
dre...; encore  un  moment  et  quelques  mètres  de  plus,  il 
serait  trop  tard.  C'est,  comme  vous  le  voyez,  cher  lec- 
teur, s'exposer  aux  plus  effroyables  dangers  que  d'aban- 
donner pendant  une  heure  la  surface  de  notre  globe.  Une 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


139 


pareille  faiblesse  serait  pour  nous  bien  humiliante,  si  nos 
âmes  n'avaient  en  même  temps  la  puissance  de  s'élever 
jusqu'à  Dieu. 

Quand  nous  voulons  plonger  au-dessous  des  eaux  de  la 
mer,  le  danger  nous  atteint  beaucoup  plus  rapidement  en- 
core. A  vingt  mètres  de  profondeur,  nos  organes  sont  déjà 
comprimés  avec  un  poids  trois  fois  plus  considérable  que 
celui  de  notre  atmosphère;  passé  ce  terme  (nous  en  avons 
fait  l'expérience  sur  nous-mème),  il  devient  dangereux  de 
se  soumettre  à  une  nouvelle  pression.  A  quatre  atmos- 
phères, notre  sang,  trop  comprimé  dans  nos  membres,  se 
retire  vers  les  organes  profonds  :  la  peau  devient  livide; 
le  cœur  engorgé  ne  bat  plus  qu'avec  peine,  et  l'engourdis- 
sement précurseur  de  la  mort  nous  avertit  qu'il  serait  dan- 
gereux de  prolonger  cet  état  quelques  moments  de  plus. 
D'ailleurs,  au  fond  de  l'eau,  c'est  avec  bien  de  la  peine  que 
l'on  peut  passer  une  minute  sans  reprendre  sa  respiration. 


11  n'y  a  guère  qu'à  Ceyland ,  où  les  pêcheurs  de  perles 
s'exercent  dès  leur  enfance,  qu'il  devient  quelquefois  pos- 
sible à  quelques-uns  des  plus  robustes  de  rester  au-dessous 
de  l'eau  l'espace  de  trois  minutes.  Avec  la  cloche  à  plon- 
geur on  emporte,  il  est  vrai,  une  petite  provision  d'air,  qu'à 
I  aide  d'un  mécanisme  ingénieux  on  peut  renouveler  encore 
de  temps  en  temps;  mais,  quoique  remarquable,  cet  appareil, 
au  moyen  duquel  un  homme  peut  demeurer  sans  danger 
deux  ou  trois  heures  au  fond  de  l'eau,  n'empêche  pas  la 
pression  d'agir;  l'air  s'y  comprime  de  même  à  mesure 
qu'on  descend.  On  peut  avec  cette  cloche  réparer  les  di- 
gues des  ports  ;  travailler  sans  inconvénient  à  la  profondeur 
de  120  pieds  ;  mais  il  ne  serait  pas  possible  de  descendre 
plus  avant.  Nous  n'avons  donc  aucun  moyen  de  pénétrer 
dans  les  dernières  profondeurs  de  l'Océan  ;  mais  l'astro- 
nomie nous  a  permis  d'en  calculer  les  limites,  et  la  sonde 
nous  en  rapporte  les  produits. 


<Ba2iL^2Sîûa  ÎS22l^2^iîài>23, 


POURRAIT-ON   PÉiNÉTRER   AU    FO>'D   DE    LA   MER? 


Ce  n'était  certes  pas  chose  facile  que  d'arriver  à  des  con- 
naissances positives  sur  le  fond  de  la  mer.  Réduits  aux 
ressources  d'analogies  mal  étudiées  et  aux  seules  expé- 
riences des  plongeurs,  qui  peuvent  descendre  à  peine  de 
quelques  pieds  au-dessous  de  la  surface,  les  anciens  avaient 
sur  la  géographie  sous-marine  les  systèmes  les  plus  bizar- 
res. Nul  sujet  n'a  fourni  de  carrière  si  féconde  à  l'imagina- 
tion de  leurs  écrivains.  Pour  eux,  l'Océan  n'avait  d'autres 
limites  que  l'enfer  :  ses  gouffres  insondables  ,  peuplés  de 
créatures  chimériques,  de  tritons,  de  sirènes,  de  dragons 
effrayants,  formaient  au-dessus  des  ombres  un  ciel  bien  di- 
gne du  royaume  de  la  mort.  Plus  tard,  on  supposa  que  la 
nature  s'y  était  réservé  d'immenses  cavernes  où  elle  élabo- 
rait incessamment  les  ébauches  des  êtres,  qui,  sortant  à 
peine  éclos  des  abîmes  les  plus  profonds,  venaient  ensuite 
peupler  la  terre.  Pour  les  savants  du  moyen  âge  ,  la  plu- 
part des  animaux  extraordinaires  avaient  reçu  la  vie  au 
fond  de  l'Océan.  Les  lois  de  la  matière  mieux  connues 
permettent  d'arriver  à  des  conjectures  raisonnables ,  et 
nous  pouvons  dire  qu'aujourd'hui  peu  de  phénomènes 
sous-marins  sont  demeurés  dans  le  domaine  des  théories 
hypothétiques. 

Nous  avons  apprécié,  grâce  aux  secours  que  peuvent  en- 
tre elles  se  prêter  les  sciences,  la  profondeur  de  la  mer.  Tou- 
jours éloigné  de  la  terre,  qui  pour  lui  n'est  qu'un  point,  l'as- 
tronome mesure  la  marche  des  planètes  et  parait  comme 
étranger  à  tout  ce  qui  concerne  notre  pauvre  petit  globe. 
Néanmoins,  pour  calculer  d'une  manière  certaine  la  distance 
des  astres,  il  faut  qu'il  sache  d'abord  connaître  les  dimen- 
sions du  point  sur  lequel  il  repose;  aussi  lui  devons-nous  de 
savoir  quelle  forme  a  noire  globe:  c'est  également  pour  cela 
qu'il  a  dû  mesurer  la  profondeur  de  la  mer.  En  examinant 
l'intensité  de  l'action  exercée  sur  les  mouvements  de  notre 
planète  par  le  soleil  et  la  lune,  l'inûuence  attractive  de  ces 


asires  sur  les  marées,  et  l'élévation  des  eaux  sur  les  divers 
rivages,  le  géomètre  Laplace,  l'auteur  de  la  mécanique  cé- 
leste, a  rigoureusement  démontré  que  les  plus  grandes 
profondeurs  des  vallées  sous-marines  ne  dépassent  pas 
8,000  mètres.  La  sonde  atteint  même  bien  souvent  le  fond 
eu  pleine  mer  à  de  moins  grandes  profondeurs.  Vers  le 
milieu  de  l'intervalle  compris  entre  le  Spitzberg  et  le 
Groenland,  elle  touche  la  terre  à  la  distance  de  3,000  mè- 
tres. A  183  lieues  sud  du  cap  Horn,  à  140  lieues  des  ter- 
res les  plus  voisines,  l'expédition  de  la  Fénus  fit  descen- 
dre, par  un  temps  calme,  une  ligne  à  la  profondeur  de  4,000 
mètres,  et  quand,  après  un  halage  exécuté  par  soixante  mate- 
lots et  qui  dura  plus  de  deux  heures,  le  plomb  fut  ramené  à 
la  surface,  on  reconnut  qu'il  n'avait  pas  touché  le  fond. 
Mais  dans  une  seconde  expérience ,  exécutée  par  les  mê- 
mes savants  dans  l'Océan  Pacifique  ,  à  230  lieues  des  ter- 
res, la  sonde  toucha  le  sable  à  la  distance  de  3,790  mètres. 
Une  foule  d'opérations  du  même  genre,  faites  avec  les  son- 
des nautiques  les  plus  remarquables,  confirment  parfaite- 
ment les  calculs  de  Laplace ,  et  autorisent  à  reconnaître 
que  si  l'Océan  venait  à  se  dessécher,  on  verrait  dans  son 
lit  de  vastes  régions,  de  grandes' vallées,  d'immenses  gouf- 
fres tout  autant  abaissés  au-dessous  de  la  surface  générale 
des  continents  que  les  principales  sommités  des  Alpes  se 
trouvent  placées  au-dessus.  Que  de  théories  merveilleuses  la 
solution  de  ce  grand  problème  n'a-t-elle  pas  renversées  !  que 
d'illusions  détruites  !  L'Océan  ne  va  plus  bouillonner  sur 
les  matières  en  fusion  du  centre  de  la  terre  :  rimagination, 
qui  se  plaisait  à  en  prolonger  les  abîmes  presque  jusqu'à 
l'infini,  doit  s'arrêter  maintenant  à  la  modeste  distance  de 
deux  lieues.  La  mer  est  à  l'égard  du  globe  une  pellicule 
sans  épaisseur...  pas  beaucoup  plus  que  la  couche  de  rosée 
que  la  nuit  dépose  sur  \\n  fruit.  Cependant,  pour  nous 
qui  sommes  si  petits,  c'est  encore  auel'iuc  chose  qu'une 


140 


LECTURES  DU  SOIR. 


masse  d'eau  capable  d'engloutir  la  plus  haute  montagne 
des  Cordillières  ,  et  de  n'en  laisser  à  découvert  que  juste 
ce  qu'il  faut  pour  former  un  écueil  ou  amarrer  une  barque. 
C'est  encore  un  monde  immense  et  curieux  à  explorer;  un 
monde  tout  rempli  de  mystères,  d'aperçus  magnifiques  , 
et  dont  la  sonde  du  marin  ne  nous  donnera  sans  doute  pas 
de  longtemps  la  géographie  complète.  Aussi  inégal  que  la 
surface  des  continents,  le  fond  de  la  mer  présente  de  gran- 
des chaînes  de  montagnes,  dont  les  iles  sont  les  véritables 
sommets.  Ce  monde ,  comme  le  nôtre,  a  de  riches  vallées, 
des  plaines  fertiles,  d'incultes  déserts  ;  mais  avec  des  fo- 
rêts ,  des  animaux  et  un  ciel  à  part.  On  y  voit  d'immenses 
cratères,  foyers  toujours  ardents,  d'où  s'échappent  des  la- 
ves bouillantes  et  des  roches  enflammées  qui  vont  jusqu'à 
la  surface  soulever  des  masses  liquides.  Les  Antilles,  les 
Maldives  et  beaucoup  d'autres  iles  encore  d'origine  volca- 
nique sont  entièrement  formées  parleurs  dépôts.  Puis,  sou- 
vent, loin  de  toutes  les  terres,  les  voyageurs  rencontrent 
d'énormes  colonnes  d'eau  douce  et  brûlante,  qui  s'échap- 
pent à  grand  bruit,  comme  les  geisers  d'Islande,  après  avoir 
traversé  sans  mélange  d'épaisses  couches  d'eau  salée.  Un 
de  ces  singuliers  jets  d'eau  s'élève  au  milieu  du  golfe  de 
Spezzia.  Dans  la  baie  de  Xagua,  à  deux  ou  trois  milles  de 
terre,  des  sources  d'eau  douce  jaillissent  avec  tant  de  force, 
que  les  barques  n'en  peuvent  approcher.  Enfin ,  soumis 
aux  mêmes  révolutions  que  la  surface  des  terres,  le  fond 
de  l'Océan  tremble  souvent  aussi,  s'élève  en  iles  nouvelles, 
ou  bien  engloutit  les  anciennes,  et  la  nature  toujours  en 
travail  y  pourrait  offrir  au  regard  des  cataclysmes  aussi 
terribles  que  ceux  qui  trop  souvent  viennent  ravager  quel- 
ques parties  des  continents.  Que  de  choses  intéressantes 
ne  découvririons-nous  pas  sur  le  fond  de  la  mer,  s'il  nous 
était  permis  d'y  voyager  librement!  nous  verrions,  comme 
la  sonde  peut  nous  l'apprendre ,  d'immenses  déserts  de 
sable  sur  lesquels  viennent  se  déposer  les  épaves  de  tous 
les  naufrages ,  les  restes  ignorés  des  générations  mortes, 
les  témoignages  les  plus  curieux  de  l'industrie  humaine. 
Nous  pourrions  suivre  d'étroiles  vallées ,  artères  de  ce 
monde  nouveau  ,  conduisant  comme  des  fleures  les  cou- 


rants rapides  qui,  du  pôle  à  l'équateur,  mêlent  les  eaux  de 
toutes  les  mers  pour  en  équilibrer  la  température.  Puis  de 
grandes  lignes  de  rochers  nus,  montrant  à  vif  leurs  arêtes 
de  jaspe,  de  granit,  de  micas  argentés,  leurs  cristallisations 
métalliques,  dont  les  mille  facettes  reflètent  les  couleurs  de 
l'arc-en-ciel  et  forment,  en  maints  endroits,  comme  des 
grottes  enchantées.  Nous  passerions  sur  des  plaines  de  na- 
cre, de  corail  rouge,  d'arbustes  aux  formes  bizarres,  dont 
les  rameaux  pétrifiés  ne  portent  point  de  feuilles.  11  nous 
faudrait  traverser  des  prairies  de  hautes  fougères,  et  d'im- 
menses forêts  de  floridées,  qui  vont  respirer  l'air  à  la  sur- 
face, bien  qu'elles  enfoncent  leurs  racines  à  cinq  cents 
pieds  de  profondeur. 

Nous  aurions  au-dessus  de  nos  têtes  un  ciel  liquide 
cent  fois  plus  bleu  que  le  nôtre,  sillonné  dans  toutes  les 
directions  par  des  animaux  fantastiques  ;  des  baleines 
énormes  y  nageant  avec  autant  d'aisance  que  les  vautours 
planent  dans  les  airs,  et  se  reposant  comme  ces  derniers 
sur  les  rochers  à  pic  des  plus  hautes  montagnes.  Qui  sait 
à  quel  spectacle  la  nature  nous  ferait  assister  sous  une 
pression  de  huit  cents  atmosphères,  alors  qu'un  globe  de 
fer  aussi  gros  que  la  tète  et  de  l'épaisseur  de  trois  doigts 
serait  brisé  comme  une  bulle  de  savon  ,  et  que  l'cfl^ort  si 
puissant  de  la  poudre  ne  pourrait  faire  sortir  une  bombe 
d'un  mortier!  Peut-être,  sous  un  poids  si  énorme,  l'eau 
pénètre-t-elle  dans  les  pores  de  la  pierre  et  du  marbre 
qu'elle  rend  transparents  comme  le  verre:  peut-être  pour- 
rions-nous voir  alors  comment  s'opèrent  la  cristallisation 
des  substances  minérales  et  les  diverses  combinaisons  de 
leurs  éléments.  Mais  la  nature  ne  semble  laisser  pénétrer 
qu'à  regret  les  grands  mystères  qu'elle  accomplit  chaque 
jour  autour  de  nous,  comme  pour  inviter  l'homme  à  vain- 
cre, par  l'activité  croissante  de  sa  raison,  la  faiblesse  de  ses 
organes.  Le  travail  auquel  elle  se  livre  à  de  si  grandes  pro- 
fondeurs n'est  encore  que  pressenti;  car  pour  assister  à 
tant  de  merveilles,  pour  surprendre  les  secrets  de  ces  im- 
menses laboratoires,  il  faudrait  supporter  un  poids  de  neuf 
cent  mille  kilogrammes,  capable  de  réduire  notre  corps  à 
la  grosseur  d'un  œuf. 


^sasii.a'îSît'îEa  <©^ii.'jaQi2^22S. 


LES    VÉGÉTAUX    DE    L'OCEAN. 


La  mer  a,  comme  les  continents,  de  magnifiques  prairies 
et  de  vastes  forêts.  Les  flancs  de  ses  montagnes  et  les  pen- 
tes de  ses  vallées  nourrissent  une  grande  variété  de  plan- 
tes dont  chacune  se  plaît  dans  un  climat  particulier.  Là,  les 
espèces  se  choisissent  également  une  zone  ,  une  latitude, 
une  exposition,  une  nature  de  terrain  particulières,  et  cela 
dans  des  conditions  inverses  de  celles  qui  se  présentent 
à  la  surface  du  globe.  A  mesure  que  l'on  gravit  une  mon- 
tagne, on  voit  la  végétation  devenir  chétive,  rare,  et  dispa- 
'  raiire  enfin  tout  à  fait  pour  céder  la  place  aux  neiges  éter- 
nelles :  un  phénomène  contraire  se  remarque  au  milieu  des 


eaux  de  la  mer.  Plus  on  approche  des  vallécii  profondes, 
moins  les  plantes  sont  nombreuses,  et  la  sonde  n'en  ayant 
jamais  rapporté  de  débris  à  la  distance  de  3,000  mètres, 
on  peut  raisonnablement  affumer  que,  comme  les  sommets 
des  montagnes,  les  plus  profonds  abimes  sous-marins  sont 
dépourvus  de  végétation.  La  nature  s'est  réservé  les  ci- 
mes inaccessibles  aux  êtres  vivants  pour  y  établir  de  nom- 
breux réservoirs  où  se  condensent  les  vapeurs  du  ciel,  qui 
s'y  convertissent  d'abord  en  neige,  puis  en  glaciers,  pour 
retomber  enfin  en  torrents  rapides  et  former  nos  rivières. 
Là  où  cesse  la  vie,  commcncont  des  opérations  d'un  autre 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


111 


1  L'encriue  soyeuse. 

2  La  sargasse.' 

3  Floridées. 

4  Laminaires  bygromélriques. 

5  Varccks. 

G  Fucus  géant. 


7  L'Ivc?,  on  I.iiîues  de  mer. 

8  Ommaslrèphe  géanL 

9  Astérie. 

10  Poulpe. 

11  Oursin. 


142 


LECTURES  DU  SOIR. 


ordre,  qui  montrent  que  partout  la  nature  est  active.  Loin 
de  considérer  les  profonds  abîmes  de  la  mer  comme  de 
tristes  solitudes  oîi  rien  ne  se  meut,  nous  y  voyons  de  vas- 
tes bassins  où  viennent  se  rassembler  les  éléments  métalli- 
ques enlevés  aux  continents  et  dissous  par  les  eaux.  Là  se 
déposent  sans  doute,  depuis  l'époque  actuelle,  et  dans  l'or- 
dre de  leur  pesanteur  spécifique ,  des  bancs  de  minéraux 
que  de  nouveaux  soulèvements  ramèneront  à  la  surface 
pour  y  être  exploités  comme  le  sont  maintenant  ceux  que 
les  anciens  cataclysmes  ont  mis  à  notre  portée.  Au  fond  de 
la  mer  se  construit  peut-être  un  monde  tout  neuf  avec  les 
débris  de  l'ancien.  La  nature  travaille  sans  relâche  à  y  ras- 
sembler les  richesses  que  l'homme  arrache  aujourd'hui  du 
sol  et  qu'il  disperse  sur  la  terre ,  car  la  pluie  les  enlève 
peu  à  peu  à  ses  ruines,  les  apporte  aux  rivières,  qui  les  dis- 
solvent ou  les  entraînent  à  leur  tour  jusqu'au  fond  de  l'O- 
céan. 

De  même  que  les  végétaux  terrestres  ne  peuvent  péné- 
trer sous  les  neiges  éternelles,  les  plantes  marines  n'at- 
teignent pas  les  cavités  trop  profondes.  Les  unes,  aimant 
les  endroits  calmes  oii  nul  courant  n'arrive,  étendent  leurs 
longues  branches  au  sein  d'une  eau  tranquille  dont  nul 
souffle  extérieur  ne  peut  troubler  l'immobilité.  D'autres , 
au  contraire ,  se  cramponnent  avec  force  aux  rochers  que 
la  mer  bat  avec  violence  et  semblent  ne  pouvoir  vivre  qu'au 
milieu  de  la  tourmente.  Quelques-unes  s'établissent  dans 
les  courants,  dont  elles  aiment  à  suivre  les  ondulations.  Les 
joncs,  les  manguiers,  les  soudes,  ayant  besoin  d'air  et  de 
soleil,  s'écartent  peu  des  rivages,  et  tandis  que  leurs  ra- 
cines, toujours  immergées,  puisent  leur  nourriture  au  fond 
de  l'eau,  onen  voit  les  tiges  et  les  fleurs  former  à  la  surface 
de  charmantes  oasis  où  les  oiseaux  de  mer  bâtissent  leurs 
nids.  C'est  au  milieu  des  eaux  transparentes  de  l'Océau 
Pacifique  et  de  la  Méditerranée  que  la  végétation  sous-ma- 
line  déploie  toute  sa  richesse.  Des  mousses  d'une  délica- 
tesse infinie,  parées  des  plus  belles  couleurs  ,  s'y  étalent 
ÈU  vastes  tapis ,  dont  on  peut  admirer  les  nuances ,  dans 
les  moments  de  calme  ,  à  plus  de  cent  pieds  de  profon- 
deur. On  y  voit ,  sur  les  pentes  des  collines ,  l'ansérine 
soyeuse ,  dont  la  tige  cannelée  ressemble  à  des  tresses  de 
soie;  de  petites  algues  purpurines  qui,  lorsqu'elles  sont 
nombreuses,  communiquent  à  la  mer  une  teinte  de  sang; 
des  sargasses ,  qui  forment  dans  l'Océan  Atlantique  des 
prairies  considérables.  Lorsqu'elles  sont  arrachées,  ces 


plantes  ont  la  singulière  faculté  de  flotter  sur  les  vagues 
des  années  entières  sans  se  flétrir,  et,  continuant  à  croître, 
se  trouvent  souvent  amsi  transportées  à  plus  de  deux  mille 
lieues  de  la  place  où  elles  ont  pris  naissance.  On  rencon- 
tre, dans  les  mers  équatoriales,  l'élégante  famille  des  flori- 
dées,  dont  quelques-unes,  nuancées  de  rouge  et  de  jaune, 
lancent  au  loin  de  petites  capsules  qui  éclatent  et  abandon- 
nent au  gré  des  vagues  leurs  graines  nomades  ;  les  lami- 
naires hygrométriques ,  ressemblant  à  des  reptiles,  et  qui 
sont  susceptibles,  par  une  longue  macération  dans  l'eau 
douce ,  de  se  réduire  en  une  gelée  transparente  formant 
un  aliment  sucré  fort  apprécié  des  habitants  du  Chili,  de- 
puis Lima  jusqu'à  La  Conception  ;  enfin ,  une  grande 
quantité  d'ulves,  dont  quelques-unes  se  mangent  sous  le 
nom  de  laitues  de  mer. 

Mais  une  des  plantes  les  plus  remarquables  de  la  flore 
sous-marine  est  sans  contredit  le  fucus  géant.  Roi  de  la 
mer,  comme  le  cèdre  l'est  de  nos  montagnes,  il  s'élance 
jusqu'à  la  surface,  d'une  profondeur  de  300  pieds  ;  ses  ger- 
bes colossales,  véritables  îles  flottantes  sur  lesquelles  vien- 
nent dormir  au  soleil  les  phoques  et  les  goélands,  forment 
des  écueils  redoutés  des  marins.  Sous  l'équateur,  où  la  mer 
est  calme  et-le  vent  faible ,  une  fois  engagés  dans  les  ré- 
seaux serrés  de  ces  forêts  à  fleur  d'eau,  les  bâtiments  n'ont 
plus  qu'à  mettre  en  panne  pour  attendre  quelquefois  des 
mois  entiers  qu'une  forte  brise  les  dégage. 

Parmi  les  plantes  marines  avoisinant  les  côtes,  il  s'en 
trouve  beaucoup  qui  fournissent  un  aliment  agréable  ; 
d'autres  sont  exploitées  par  l'industrie.  Les  varechs  don- 
nent l'iode,  substance  fort  employée  en  médecine  et  d'une 
très-grande  utilité  dans  les  arts,  surtout  depuis  l'invention 
du  daguerréotype.  En  lavant  la  cendre  de  certaines  algues 
épineuses  répandues  sur  toutes  les  côtes  de  l'Europe  ,  on 
se  procure  la  soude,  qui  forme  la  base  du  savon  et  dont 
les  usagcsmultipliéssont  sans  doute  bien  connus  du  lecteur. 
Enfin  la  plupart  des  débris  végétaux  rejetés  par  la  mer 
pendant  les  tempêtes,  en  fertilisant  les  terres  sur  lesquelles 
on  les  répand,  sont,  pour  les  habitants  des  côtes,  une 
source  gratuite  de  richesse  et  de  bien-être.  La  végétation 
sous-marine  n'a  pas  encre  dévoilé  toutes  ses  merveilles; 
les  recherches  persévérantes  de  ceux  qui  se  livrent  à  cette 
curieuse  étude  amèneront  sans  doute  à  de  grandes  décou- 
vertes ;  car  c'est  un  champ  que  la  science  commence  seu- 
lement à  explorer. 


<5a2^!?2^îaîB  <B2£î^^ïSàS23. 


HABITANTS   DE   L'OCÉAN. 


Les  chimères  et  les  dragons  grimaçant  dans  les  voussures 
de  nos  vieilles  cathédrales ,  les  monstres  inventés  par  les 
peintres  du  moyen  âge  pour  peupler  l'enfer  et  tourmenter 
les  morts;  en  un  mot,  tout  ce  que  l'imagination  des  poètes 
a  rêve  de  plus  fantastique,  la  nature  semble  avoir  pris 
plaisir  à  le  réunir  au  fond  de  l'Océan.  Elle  y  a  combiné  les 
formes  les  mIus  horribles,  associé  les  couleurs  les  plus  op- 


posées, renversé  l'ordre  des  organes ,  dissimulé  le  méca- 
nisme de  la  vie  ,  comme  si  elle  eût  voulu  créer  un  monde 
à  part ,  sans  analogie  avec  le  nôtre ,  et  donner  à  l'homme 
le  spectacle  d'une  fécondité  presque  infinie.  Là  se  trouvent 
rassemblés  des  êtres  microscopiques  et  les  plus  gros  ani- 
maux du  globe,  des  crustacés  aussi  durs  que  la  pierre ,  et 
des  mollusques  gélatineux  si  transparents  qu'ils  échappent 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


143 


à  la  vue  comme  au  toucher.  On  y  rencontre,  fixés  ainsi 
que  des  stalactites  sur  les  rochers  où  ils  prennent  nais- 
sance, des  êtres  vivants  qui  ressemblent  à  des  minéraux; 
d'autres  étendent  leurs  bras  en  forme  de  branches,  enfon- 
cent dans  la  vase  leurs  pieds  que  l'on  prendrait  pour  des 
racines,  épanouissent  leurs  nombreuses  bouches  comme 
le  calice  des  fleurs,  et  présentent  si  bien  l'aspect  d'une 
plante,  qu'ils  ont  longtemps  déjoué  les  recherches  de  la 
science.  On  y  voit  des  encrines,  animaux  véritables,  qui 
ressemblent  si  parfaitement  à  un  petit  arbre  qu'elles  sont 
encore  connues  aujourd'hui  sous  le  nom  de  palmier  de 
mer;  des  polypes  et  toute  une  série  d'êtres  animés  que  les 
naturalistes  nomment  des  zoophytes,  à  cause  de  leurs  nom- 
breuses analogies  avec  les  végétaux. 

Depuis  le  bénitier  géant  qui  pourrait  broyer  un  homme 
en  refermant  ses  deux  valves ,  jusqu'au  nautile  éphémère 
qui  étend  ses  voiles  transparentes  à  la  surface  des  mers 
calmes  et  laisse  flotter  sa  fragile  nacelle  à  tous  les  caprices 
du  vent ,  la  mer  renferme  une  innombrable  variété  de  co- 
quillages. Polis  comme  des  pierres  précieuses,  parés  de 
vives  couleurs,  d'arabesques  délicates ,  les  plus  beaux  s'at- 
tachent aux  roches  profondes  comme  pour  dérober  à  tous 
les  regards  la  richesse  de  leurs  formes  et  de  leurs  orne- 
ments. 

C'est  une  chose  magnifique  à  voir  que  les  coquilles  ma- 
rines revêtues  de  mille  nuances  et  brillantes  comme  les 
métaux.  11  y  en  a  de  tant  d'espèces  que  la  vie  d'un  homme 
ne  suffit  pas  à  les  classer.  Les  unes  fournissent  la  nacre, 
d'autres  les  perles  ;  on  se  sert  de  quelques-unes  pour  faire 
des  coupes,  des  vases,  mille  objets  de  parures,  et  l'on 
mange  un  grand  nombre  des  mollusques  qu'elles  contien- 
nent. 

La  mer  renferme  aussi  de  singuliers  animaux  que  l'on 
prendrait  pour  des  fruits  :  les  oursins  sont  veloutés  et  ver- 
meils comme  la  pêche,  épineux  comme  la  châtaigne,  jaunes 
et  mamelonnés  comme  une  calebasse.  Les  étoiles  de  mer 
ressemblent,  quand  on  les  regarde  au  fond  d'une  eau  bien 
transparente  ,  à  ces  curieux  dessins  que  Ton  fait  au  moyen 
du  kaléidoscope.  Les  alcyonelles  qui  tapissent  eu  masses 
compactes  les  pentes  peu  inclinées  des  vallées  sous-mari- 
nes, s'élèvent  en  gerbes  coquettes,  ou  prennent  quequel- 
fois  l'apparence  de  mosaïques  et  pourraient,  au  premier 
coup  d'oeil,  être  prises  pour  des  fragments  de  porphyre, 
de  jaspe  ou  d'agate.  Ce  sont  partout  de  nouvelles  mer- 
veilles, des  êtres  que  l'on  croirait  imaginaires,  et  nous 
pourrions  remplir  plus  d'un  volume  rien  que  de  leur  seule 
nomenclature. 

Quelquefois,  au  fond  de  la  mer,  au  lieu  des  belles  coquilles, 
au  lieu  des  foflèts  de  corail  et  de  madrépores  dont  nous  par- 
lerons plus  loin ,  on  voit  des  poulpes  monstrueux,  animaux 
abominables  dont  les  longs  tentacules  s'appliquent  comme 
des  ventouses  sur  la  proie  vivante  dont  ils  font  leur  nour- 
riture ;  des  ommastrèphes  géants  qui ,  avec  leurs  dix  bras 
munis  d'un  millier  de  petites  bouches  ,  sucent  le  sang  avec 
une  incroyable  promptitude  ;  des  physalies  chevelues ,  des 
holoturies ,  des  phyllosômes  armés  de  griffes ,  des  crabes 
dont  les  serres  broieraient  aisément  les  os  d'un  homme;  puis 
enfin ,  au  milieu  de  ce  monde  que  l'imagination  conçoit 
à  peine,  des  hydres  aux  corps  allongés,  gélatineux,  verdà- 
tres  ;  des  méduses  que  l'on  peut  couper  en  morceaux,  dont 
chacun  forme  aussitôt  un  animal  complet ,  se  promènent 
lentement  sur  la  vase  rendue  glissante  par  leur  bave. 

Si  du  fond  de  la  mer,  où  ces  animaux  sont  presque  tous 
confinés ,  nos  regards  pouvaient  pénétrer  la  masse  d'eau 
qui  forme  comme  le  ciel  de  ce  monde  ,  nous  serions  frap- 
pés de  l'étrangeté  de  formes  des  poissons  qui  y  nagent 


à  peu  près  comme  les  oiseaux  volent  dans  l'air.  Il  y  en  a 
d'ailés  comme  des  dragons ,  et  qui  peuvent  s'élancer  hors 
de  l'eau  ;  d'autres  ressemblent  à  des  flèches ,  à  des  porcs- 
épics,  à  des  hippogriffes,  à  des  licornes  ;  nous  les  verrions  se 
rechercher,  se  poursuivTe,  se  li\Ter  des  combats  et  se  trans- 
porter, plus  facilement  encore  que  nos  oiseaux  de  passage, 
d'un  hémisphère  à  l'autre.  L'empire  de  la  mer  appartient, 
sans  contredit ,  aux  baleines  et  aux  cachalots.  Les  animaux 
marins  prennent  la  fuite  devant  ces  énormes  cétacés  qui 
d'un  coup  de  leur  queue  renversent  des  navires  et  font 
jaillir  l'eau  de  la  mer  en  écume  à  cinquante  pieds  d'éléva- 
tion. La  baleine  semble  un  reste  vivant  échappé  au  cata- 
clysme qui  a  détruit  les  êtres  du  monde  primitif,  car  on  ne 
peut  guère  lui  comparer  que  le  mastodonte,  ce  quadrupède 
antédiluvien  qui  broyait  un  palmier  dans  ses  puissantes 
mâchoires.  Elle  atteint  quelquefois  cent  pieds  de  longueur, 
et  ne  pèse  souvent  pas  moins  de  quatre  cent  mille  kilo- 
grammes; rien  que  de  sa  langue,  longue  de  vingt-cinq 
pieds,  on  peut  tirer  cinq  tonneaux  d'huile.  C'est  dans  son 
palais  ,  semblable  à  la  cale  d'un  navire ,  que  l'on  trouve 
rangées  transversalement,  à  un  pouce  les  unes  des  autres, 
seize  à  dix-huit  cents  lames  longues  chacune  de  vingt-cinq 
pieds,  que  l'on  appelle  fanons  ou  baleines , et  qui  forment 
comme  une  râpe  flexible  au  moyen  de  laquelle  elle  retient 
sa  proie.  Les  baleines  engloutissent  par  le  remous  que  pro- 
duit dans  l'eau  l'écartement  de  leurs  énormes  mâchoires , 
une  immense  quantité  de  petits  poissons.  Elles  suivent  les 
bancs  de  harengs  dans  leurs  migrations  annuelles,  en  dé- 
vorent par  jour  plusieurs  millions,  sans  que  pour  cela  les 
rangs  de  ces  derniers  paraissent  s'en  éclaircir,  tant  leur 
nombre  est  considérable.  L'eau  qu'elles  avalent  en  même 
temps  est  ensuite  violemment  lancée  par  l'orifice  des  évenîs 
et  forme  à  la  surface  des  vagues  des  gerbes  de  vingt  pieds 
d'élévation.  Un  cuir  dur,  épais  de  deux  pouces  ,  recouvre 
le  corps  des  baleines  ;  au-dessous ,  une  couche  de  graisse 
remplie  d'une  huile  qui  s'en  sépare  à  la  moindre  pression, 
atteint  quelquefois  plus  d'un  pied  sur  le  dos,  et  forme  sous 
la  mâchoire  une  sorte  de  collet  trois  fois  plus  considérable. 
On  dit  qu'on  peut  tirer  de  ce  tissu  jusqu'à  cent  trente  quin- 
taux ou  treize  mille  livres  d'huile.  Il  est  tellement  élastique 
qu'un  homme  peut  faire  par  son  propre  poids  un  sillon 
assez  profond  sur  la  peau  glissante  d'une  baleine  pour  s'y 
tenir  debout  et  s'y  promener.  Constamment  dans  l'eau,  les 
baleines,  que  leur  volume  empêche  d'approcher  des  côtes, 
ne  quittent  pas  les  mers  profondes  ;  mais  douées  de  pou- 
mons comme  les  mammifères,  elles  viennent  fréquemment 
respirer  à  la  surface,  et  c'est  pour  cela  qu'à  l'approche  de 
l'hiver  elles  quittent  les  parages  du  Nord  où  l'Océan  glacé 
forme  une  voûte  impénétrable  sous  laquelle  elles  seraient 
bientôt  asphyxiées.  On  peut  dire  que  la  vaste  étendue  des 
mers  est  leur  patrie.  Toujours  en  voyage,  elles  parcourent 
toutes  les  latitudes,  ne  paraissant  pas  souffrir  des  tempéra- 
tures extrêmes,  et  se  jouant  aussi  bien  sous  les  glaces  des 
pôles  qu'aux  rayons  ardents  du  soleil  de  l'équateur.  S'il 
faut  en  croire  les  récits  des  voyageurs  et  des  naturalistes, 
on   pourrait  aujourd'hui  pêcher  des  baleines  contempo- 
raines de  Charlemagne ,  car  elles  vivent ,  dit-on  ,  près  de 
mille  ans. 

Les  baleines  ont  pour  leurs  petits  une  tendresse  devenue 
proverbiale  chez  les  pêcheurs  ;  une  sorte  d'enjouement  pa- 
rait animer  les  agaceries  réciproques  de  la  mère  et  du  balei- 
neau ;  ils  ne  s'écartent  jamais  l'un  de  l'autre,  font  les  mêmes 
évolutions,  et  les  marins  savent  profiter  dans  leurs  attaques 
de  l'attachement  qu'ils  se  témoignent  surtout  dans  ledanger. 
Quand  ils  prennent  le  baleineau,  ils  sont  sûrs  de  la  mère, 
car  jamais  une  baleine  u'iJiandonDe  son  petit.  Si  des  mar- 


144 


LECTURES  DU  SOIR. 


ques  d'iatclligence  et  d'amour  nous  surprennent  dans  les 
insectes  à  peine  visibles ,  elles  ne  paraissent  pas  moins 
curieuses  chez  un  être  si  volumineux  que  nos  yeux  en 
saisissent  difficilement  l'ensemble.  Ne  voyant  guère  dans 
une  baleine  qu'une  masse  presque  informe  ,  nous  avons 
peine  à  lui  supposer  des  instincts  analogues  à  ceux  que 
nous  étudions  chaque  jour  sur  une  classe  nombreuse  d'a- 
nimaux. Quelle  différence  entre  l'éléphant  même  et  une 
baleine  de  cent  pieds  de  long  !  N'y  a-t-il  pas  des  paysans  qui 
vivent  heureux  dans  nos  villages  sans  posséder  néanmoins 
un  champ  assez  vaste  pour  qu'une  baleine  puisse  s'y  re- 
tourner? Nous  sommes,  auprès  de  cet  énorme  cétacé,  des 
pygmées  dont  il  brise  les  embarcations  d'un  revers  de  sa 
formidable  queue,  des  insectes  qu'il  ne  sentirait  pas  mar- 
cher sur  son  dos  immense,  des  êtres  dont  il  ne  soupçon- 
nerait même  pas  l'existence,  sans  les  blessures  profondes 
qu'il  en  reçoit  quelquefois.  Malgré  sa  faiblesse,  l'homme 
attaque  la  baleine  et  parvient  à  la  vaincre.  De  hardis  pê- 
cheurs, montés  sur  de  petites  barques ,  l'abordent  sans 
crainte  et  lui  lancent  un  harpon  qui  pénètre  de  la  longueur 
du  bras  dans  sa  chair.  L'animal  sent  à  peine  une  piqûre 
si  légère  ;  mais  il  plonge  pour  se  soustraire  au  chatouille- 
ment qui  l'importune ,  et  la  trace  du  sang  qu'il  perd 
fuffit  pour  guider  vers  l'endroit  où  il  reviendra  respi- 
rer. Là,  de  nouveaux  harpons  ne  tardent  pas  à  l'as- 
saillir. Multipliées  à  l'infini ,  ces  petites  blessures  équiva- 
lent à  une  grande;  la  baleine  commence  à  soufTrir  ;  en 
soulevant  des  vagues  énormes  elle  se  débat  avec  violence  ; 
la  mer  est  rouge  de  son  sang ,  et  ses  forces  s'épuisent. 
Toujours  poursuivie  sans  relâche,  elle  fuit  avec  moins  de 
vitesse,  plonge  une  dernière  fois  pour  reparaître  enfin  ex- 
pirante, et  devenir  la  proie  d'un  seul  homme,  elle  qui  pour- 
rait en  renfermer  cinquante  dans  ses  vastes  mâchoires. 
Lutter  à  la  fois  contre  la  tempête,  les  glaces  polaires,  les 
longues  nuits ,  le  froid  et  les  privations,  telle  est  la  vie  des 
marins  voués  à  ce  métier  dangereux.  Néanmoins,  chaque 
année,  de  tous  les  ports  de  l'Europe  partent  des  expédi- 
tions nombreuses  pour  la  pêche  de  la  baleine,  et  l'on  voit 
encore  aujourd'hui  des  peuplades  de  l'Amérique  du  Nord 
quitter  leurs  rivages  dans  de  frêles  esquifs  d'écorce  ou  de 
cuir  pour  s'aventurer  en  pleine  mer  à  la  poursuite  des  ca- 
chalots et  des  baleines.  Quelques  sauvages  mangent  leur 
chair,  échangent  l'huile  et  les  fanons  contre  des  outils , 
du  rhum  ou  des  étoffes,  se  construisent  des  cabanes  avec 
les  grandes  côtes  de  leurs  squelettes. 

Le  cachalot  est  le  digne  rival  de  la  baleine: aussi  grand, 
il  est  plus  agile ,  poursuit  ses  victimes  à  travers  tous  les 
obstacles,  attaque  sans  provocation  et  exerce  sa  férocité 
sans  besoin.  Ses  mouvements  sont  prompts;  il  se  montre 
et  disparaît  avec  la  vitesse  du  plus  petit  poisson  pour  sur- 
prendre son  ennemi,  mugissant  comme  une  bête  féroce,  et 
sifflant  comme  le  serpent,  pour  l'effrayer,  ou  appeler  à  son 
aide  les  animaux  de  son  espèce.  Aussi  redouté  des  habitants 
de  la  mer  que  le  tigre  l'est  des  gazelles,  c'est  à  lui  qu'ap- 
partient l'empire  absolu  de  l'Océan.  Les  cachalots  voyagent 
en  troupes  considérables  qui  occupent  quelquefois  vers 
le  golfe  de  Bagonua  et  les  îles  Collapayos  l'espace  de  quinze 
à  vingt  lieues.  Us  poursuivent  les  phoques,  les  squales, 
les  requins  et  même  une  certaine  espèce  de  baleine  qui 
fuit  à  leur  approche  sans  môme  essayer  le  combat.  Los 
pêcheurs  attaquent  aussi  le  cachalot  pour  en   extraire 


l'ambre  gris,  dont  tout  le  monde  connaît  le  parfum,  et  une 
substance  blanche  que  les  savants  appellent  adipocire,  avec 
laquelle  on  fait  aujourd'hui  les  bougies.  La  tête  d'un  ca- 
chalot peut  fournir  2,880  livres  d'adipocire  et  8,640  pintes 
d'huile.  De  si  riches  produits  expliquent  l'avidité  avec  la- 
quelle OR  recherche  les  cachalots  et  comment ,  à  travers 
toutes  les  latitudes,  l'homme  court  jusqu'aux  extrémités 
du  monde  à  la  poursuite  de  ce  féroce  animal.  La  baleine 
et  le  cachalot  semblent ,  comme  nous  l'avons  dit ,  des  créa- 
tures antédiluviennes  échappées  aux  derniers  cataclysmes 
pour  nous  donner  une  idée  des  premiers  habitants  du  globe. 
Le  grand  nombre  de  leurs  débris,  que  l'on  rencontre  dans 
les  couches  d'alluvions  marines,  dans  les  argiles  sablon- 
neuses à  des  profondeurs  peu  considérables  sur  le  penchant 
de  nos  collines,  viennent  chaque  jour  fournir  u  la  science 
de  nouveaux  témoignages  de  l'immersion  ancienne  des 
continents  actuels.  A  Paris,  au  pied  de  la  montagne  Sainte- 
Geneviève  ,  on  a  trouvé  des  fragments  irrécusables  d'un 
squelette  de  baleine,  et  des  fouilles  pratiquées  en  1779 
rue  Daupbine,  mirent  au  jour  un  os  de  cachalot  ne  pesant 
pas  moins  de  227  livres.  On  en  rencontre  aussi  de  curieux 
restes  en  Angleterre,  en  Russie,  en  Allemagne  et  en 
Italie. 

I,es  profondeurs  de  la  mer  sont  habitées  par  un  nombre 
prodigieux  de  poissons  utiles,  dont  la  nomenclature,  beau- 
coup trop  longue,  serait  d'ailleurs  ici  déplacée.  Tout  le 
monde  connaît  ces  innombrables  migrations  de  harengs 
qui  partent  chaque  année  des  mers  boréales,  suivent  les 
côtes  de  la  Norwège,  de  l'Angleterre,  de  l'Islande,  et  se 
partagent  en  deux  grandes  zones,  dont  l'une  côtoie  l'an- 
cien continent,  tandis  que  l'autre,  dirigée  vers  le  banc  de 
Terre-Neuve,  va  peut-être  doubler  le  cap  Horn.  Les  harengs 
sont  comme  une  manne  providentielle  apportant  l'abon- 
dance sur  des  rivages  stériles  sans  eux.  Que  de  terres 
seraient  abandonnées  ii  la  solitude ,  si  les  richesses  que 
leur  pêche  y  apporte  chaque  année  n'avaient  engagé  les 
peuples  à  y  fonder  des  établissements!  Amsterdam, dit-on 
en  Hollande,  est  fondée  sur  des  arêtes  de  ce  poisson. 
N'en  est-il  pas  de  même  de  Hambourg,  de  Lubeck,  de 
Yarmouth  et  de  tant  d'autres  villes  du  Nord,  dont  toute 
l'industrie  consiste  à  préparer  le  hareng? 

On  sait  combien  de  poissons  comestibles  avoisincnt  nos 
côtes,  et  de  quelles  ressources  ils  sont  tous  pour  les  popu- 
lations maritimes.  Un  cinquième  des  habitants  du  globe  vit 
presque  exclusivement  de  la  pêche  qui  fournit  à  sa  nour- 
riture et  devient  en  outre  un  des  principaux  moyens  d'é- 
change. Nous  ne  nous  étendrons  pas  sur  les  formes  bi- 
zarres affectées  par  la  plupart  de  ces  habitants  de  la  mer  ; 
nos  dessins  en  donneront  une  idée  beaucoup  plus  net  le 
qu'une  description  ne  pourrait  le  faire.  Les  plus  curieux 
sont  les  narvals,  dont  la  longue  défense  d'ivoire  pénètre 
dans  la  carène  des  navires  ;  la  chimère,  le  cha.'todon , 
l'exocet  ou  poisson  volant;  l'espadon,  armé  d'une  longue 
cpée  ;  l'hippocampe,  qui  a  la  tête  d'un  cheval  ;  le  gymnètre, 
paré  de  quatre  grandes  aigrettes;  le  pégase,  qui  ressemble 
à  un  horrible  dragon ,  et  dont  les  nageoires,  étendues 
comme  les  ailes  des  chauves-souris,  peuvent  l'élever  dans 
l'air  ;  le  syngnathe,  ou  sabre  de  mer;  le  ptcrois,  armé  comme 
un  porc-épic,  hideux  i»  voir  avec  ses  ailes  de  démon  ;  le 
lopisacanlhe,  le  rhénobale,  l'orphie,  etc. 


:musee  des  familles. 


145 


HABITANTS   DE 

l'océan. 

1  Omniaçl replie  ffé.ini. 

2  Physalie  chevelue, 

3  Holoturie. 

4  l'hvlloîôme. 

5  Hvdre. 

G  Méduse. 

7  Cbaeledon. 

8  Hippocampe. 

9  Pégase. 

10  Syngnathe. 

FÉnisa  1844. 


—   19    —  ONZIÈME   VOLl'MI. 


146 


LECTURES  DU  SOIR. 


<5jE^4^2t£3S    â2^Î^J^l£e 


COMMENT  DES  ANIMAUX  A  PEINE  VISIBLES  CONSTRUISENT  DE  NOUVEAUX  CONTINENTS. 


A  mesure  que  Ton  étudie  la  nature,  on  s'étonne  toujours 
davantage  de  la  faiblesse  apparente  des  moyens  qu'elle  em- 
ploie de  préférence  pour  produire  les  plus  grands  phéno- 
mènes. Disposant  du  temps  et  de  l'espace,  mais  trop  riche 
pour  être  prodigue,  c'est  toujours  avec  une  économie  ad- 
mirable qu'elle  distribue  l'emploi  de  ses  forces,  comme  si 
ces  dernières  n'étaient  point  inépuisables.  Des  vapeurs  in- 
visibles, que  le  soleil  élève  du  fond  des  vallées  humides  et 
que  le  froid  condense  au  sommet  des  montagnes,  elle  forme 
d'imposantes  cataractes  et  des  fleuves  immenses;  une  larve 
microscopique  lui  suffit  pour  frapper  de  mort  et  réduire  en 
poussière  les  plus  gros  arbres  de  nos  bois;  une  petite 
graine  emportée  par  le  vent  sur  une  roche  que  les  efforts 
de  l'homme  ne  sauraient  ébranler,  y  germe  en  quelques 
jours,  et  de  sa  frêle  racine  en  brise  bientôt  le  granit  en 
éclat.  C'est  au  fond  de  la  mer,  par  un  simple  polype  placé 
au  dernier  degré  de  l'échelle  scientifique  des  êtres,  que  la 
nature  travaille  à  la  construction  gigantesque  de  nouveaux 
continents.  Exemple  remarquable  de  ce  que  peuvent  en 
s'associant  les  créatures  les  plus  faibles,  les  madrépores 
élèvent  en  silence  avec  une  surprenante  activité  les  solides 
assises  des  terres  nouvelles,  et  sont  les  principaux  ouvriers 
auxquels  les  générations  futures  de^Tont  un  jour  des  con- 
tinents fertiles  où  ils  bâtiront  à  leur  tour.  Tout  immenses 
qu'elles  apparaissent  déjà  de  notre  temps,  ces  constructions 
s'opèrent  au  moyen  d'une  action  simple,  infaillible,  et  très- 
facile  à  concevoir;  car  les  débris  épars  des  terres  ancien- 
nes rassemblés  par  les  madrépores  sont  les  seuls  maté- 
riaux de  ce  monde  nouveau. 

Dans  leur  chute  rapide,  les  torrents  arrachent  à  nos  mon- 
tagnes des  fragments  de  rochers,  que  l'effort  persévérant 
des  eaux  brise  et  réduit  en  cailloux.  Entraînés  à  leur  tour 
dans  le  courant  des  rivières,  ces  cailloux,  de  plus  en  plus 
amoindris  par  le  frottement,  deviennent  des  parcelles  de 
sable  que  les  fleuves  ne  tardent  pas  à  transporter  jusqu'à 
la  mer.  Les  terres,  dissoutes  par  les  pluies,  descendent  la 
pente  des  collines,  sont  charriées  par  les  rivières,  et  coulent 
elles-mêmes  dans  les  vallées  qu'elles  se  sont  autrefois  creu- 
sées. L'œil  exercé  du  géologue  calcule  aisément  ce  que 
chaque  fleuve  enlève  de  sable  à  ses  rives,  de  combien  il 
creuse  et  rétrécit  son  lit  dans  l'espace  d'un  siècle.  Il  sait 
la  quantité  de  terre  que  le  Nil  arrache  tous  les  ans  aux 
grandes  vallées  qu'il  traverse,  pour  en  exhausser  le  fond  cfe 
la  mer  à  son  embouchure ,  et  partout  il  voit  les  roches 
primitives  réduites  en  poussière  par  le  concours  de  l'air  et 
de  l'humidité ,  suivre  les  cascades  des  ravines  jusqu'aux 
fleuves  qui  les  dispersent  à  leur  tour  dans  l'Océan.  Mai^ 
tandis  que  la  nature  offre  à  l'homme  superficiel  un  specta- 
cle désolant  de  désordre  et  de  destruction,  le  savant  con- 
temple à  chaque  pas  la  magnificence  de  ses  plans  et 
l'harmonie  de  ses  vues.  En  même  temps  que  les  marées 
élmuilent  les  falaises,  que  l'effort  des  vagues  en  réduit  les 
cailloux  en  sables  impalpables,  la  mer  est  le  grand  récep- 
tacle où  viennent  se  réunir  et  s'élaborer  tous  les  débris  du 
sol  que  nous  habitons,  et  c'est  là  que  sans  relâche  la  nature 


prépare  et  reconstruit  un  monde  avec  les  restes  de  l'ancien. 
Ces  débris  n'y  sont  pas  livrés  au  hasard  d'un  mélange  ar- 
bitraire; c'est  avec  un  ordre  admirable  que  suivant  leur 
pesanteur  spécifique,  leur  degré  plus  ou  moins  grand  de 
solubilité,  leurs  affinités  diverses,  ils  se  séparent  ou  se  ras- 
semblent pour  former  des  combinaisons  nouvelles  ;  les  uns, 
lentement  amenés  dans  les  cavités  profondes,  vont  s'amas- 
ser en  dépôls  que  le  temps  rend  compacts,  et  forment  de 
nouveaux  bancs  de  pierres  comparables  à  ceux  que  nous 
exploitons  aujourd'hui;  d'autres  sont  absorbés  par  les 
mollusques  testacés  qui  en  construisent  leurs  élégantes 
coquilles  ;  quelques-uns  entrent  dans  les  tissus  de  certaines 
plantes  dont  l'industrie  humaine  les  extrait  ensuite  sous 
d'autres  formes  par  l'incinération ,  tandis  qu'une  grande 
partie  sert  aux  merveilleux  travaux  des  polypes.  Les  poly- 
pes sont  de  petits  animaux  gélatineux,  munis  de  tentacules 
au  moyen  desquels  ils  retiennent  leur  nourriture.  Réunis 
en  grand  nombre  par  une  membrane  commune,  et  fixés 
dans  leurs  cases  de  pierre  sans  pouvoir  les  quitter,  ils  ne 
vivent  jamais  solitaires ,  et  se  construisent  des  demeures 
solides  dans  lesquelles  chacun  a  sa  loge  à  peu  près  comme 
les  larves  des  abeilles  dans  les  alvéoles  d'une  ruche.  Néan- 
moins ils  communiquent  ensemble  de  fa(;on  que  la  nourri- 
ture de  l'un  profite  aux  autres,  et  sont  tellement  solidaires 
que  les  blessures  d'un  seul  peuvent  amener  la  mort  de  toute 
la  famille.  On  sait  fort  peu  de  chose  sur  les  habitudes  de  ces 
animaux,  d'ailleurs  si  imparfaitement  définis,  qu'on  les  a 
longtemps  considérés  comme  des  plantes.  Il  y  en  a  de  beau- 
coup d'espèces  ;  presque  toutes  sont  remarquables  par  l'é- 
légance et  la  symétrie  qui  président  à  l'architecture  de  leurs 
demeures  auxquelles  on  donne  le  nom  de  polypiers.  La  plus 
anciennement  connue  est  celle  qui  construit  le  corail,  et  il 
n'est  pas  un  naturaliste  qui  ne  possède  des  fragments  de  ce 
polype  que  l'on  reconnaît  à  sa  belle  couleur  de  pourpre  ou  à 
sa  forme  d'arbre  sans  feuilles.  Le  corail  est  originaire  de 
la  mer  Rouge,  dont  il  change  en  véritables  prairies  les 
vallées  peu  profondes;  la  pèche  en  est  pour  les  habitants 
des  côtes  une  source  de  richesse,  et  Marseille  devait  autre- 
fois au  commerce  du  corail  la  plus  grande  partie  de  sa  for- 
tune. 

C'est  dans  les  mers  équaloriales,  sous  l'influence  du 
calme  et  d'une  chaude  température,  que  les  espèces  de 
polypes  connus  sous  le  nom  de  madrépores  se  livrent  à  des 
travaux  gigantesques.  C'est  là  que,  en  absorbant  les  sels 
calcaires  tenus  eu  suspension  dans  les  eaux  marines,  la 
caryophillie,  la  méandrine,  l'astrée  forment  des  bancs  soli- 
des qui  n'ont  souvent  pas  moins  de  huit  cents  lieues  d'é- 
tendue, et  dont  la  plupart  sont  déjà  presque  à  fleur  d'eau. 
Ne  pouvant  vivre  sous  une  trop  forte  pression,  les  madré- 
pores établissent  de  préférence  leurs  demeures  sur  les  pla- 
teaux élevés  et  les  sommets  des  montagnes  sous-marines; 
ils  construisent  d'abord  un  premier  rang  de  cellules,  qu'une 
génération  suivante  recouvre  d'une  seconde  assise  qui  sert 
de  base  à  son  tour  aux  constructions  futures,  jusqu'à  ce 
que  tout  l'édifice  ait  atteint  le  niveau  de  la  mer.  Alors  le 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


147 


travail  des  madrépores  est  terminé;  une  série  d'actions 
nouvelles  se  charge  de  compléter  l'œuvre  et  d'élever  le  sol 
au-dessus  des  eaux.  Les  vagues  rongent  incessamment  les 
bords  de  ces  nouveaux  récifs  ;  elles  en  transportent  les  dé- 
bris vers  les  parties  moyennes  qui  s'y  augmentent  à  leurs 
dépens.  Les  plantes  marines  que  les  marées  arrachent 
aux  côtes,  les  branches  et  les  troncs  d'arbres  que  les  grands 
fleuves  déracinent  et  entraînent  dans  leurs  cours,  tout  ce 
qui  peut  flotter  à  la  surface  de  la  mer,  s'embarrasse  et 
s'arrête  dans  ce  vaste  réseau  de  pierre,  pour  former  eu  se 
corrompant  les  premières  traces  d'une  terre  favorable  à  la 
végétation.  De  toute  part  viennent  échouer  sur  ce  sol  nou- 
veau les  graines  diverses  que  la  mer  y  apporte,  des  fougè- 
res, des  graminées,  des  mousses ,  des  lichens,  recouvrent 
de  verdure  les  parois  des  rochers,  puis  des  baies  d'arbres  à 
fruit,  quelques  noix  de  cocotiers  jetées  peut-être  par  un 
enfant  du  haut  d'une  falaise  à  cinq  ceuts  lieues  de  là,  ger- 
ment tout  à  coup  au  milieu  des  herbes  :  bientôt  comme  une 
fraîche  oasis  au  milieu  de  l'Océan ,  s'élève  une  île  nouvelle 
oij  les  oiseaux  de  mer  construisent  leurs  nids,  où  les  pho- 
ques viennent  dormir  au  soleil,  et  qui  n'attend  plus  enfin 
que  l'homme  pour  s'animer  tout  à  fait,  lui  livrer  ses  trésors 
et  en  recevoir  un  nom.  Depuis  la  côte  occidentale  de  l'A- 
Inérique  jusqu'au  cap  de  Bonne-Espérance,  les  madrépores 
construisent  sur  toutes  les  chaînes  de  montagnes  des  my- 
riades de  petites  îles  qui  sont  déjà  presque  à  fleur  d'eau.  Ils 
entourent  la  Nouvelle-Hollande  d'un  gigantesque  rempart, 
formant  sur  la  côte  orientale  de  ce  continent  un  formida- 
ble récif,  qui,  sur  une  étendue  de  cent  cinquante  lieues,  ne 
laisse  déjà  plus  aucun  passage  aux  navires  et  menace  de 
s'étendre  beaucoup  plus  loin  encore.  Un  autre  banc  de  ma- 
drépores joint  presque  la  terre  ferme  à  la  Nouvelle-Guinée 
sur  une  longueur  de  deux  cents  lieues,  et  l'on  peut  aisé- 
ment prédire  l'époque  où  cette  dernière  fera  partie  du  con- 
tinent. Un  travail  plus  considérable  encore  commençant 
dans  la  mer  des  Indes,  vers  le  milieu  de  la  côte  de  Mala- 
tar,  forme  le  banc  de  Cherbanian,  les  îles  Laquedives,  le 
long  archipel  des  Maldives,  et  descend  au  delà  de  l'équa- 
teur  jusque  vers  le  groupe  de  Paros-Banhos.  Mais  c'est 
surtout  au  milieu  du  grand  Océan  Pacifique  que  les  ma- 
drépores semblent  travailler  avec  persévérance  à  la  con- 
struction d'un  véritable  continent:  des  milliers  d'îles, 
sommets  les  plus  élevés  de  grandes  chaînes  de  montagnes 
sous-marines,  leur  doivent  toutes  leur  origine,  et  chaque 
jour  l'espace  qui  les  sépare  se  rétrécit  uu  peu.  Déjà,  des 
parties  extrêmes  de  ces  nombreux  archipels,  les  naturels 
peuvent  voyager  en  suivant  les  récifs  de  madrépores,  qui 
forment  en  maints  endroits  comme  de  larges  chaussées  à 
fleur  d'eau.  En  explorant  ces  mers  curieuses,  le  capitaine 
Bérard  a  souvent  rencontré,  émigrant  d'une  île  à  Tautre, 
des  caravanes  de  sauvages  qui  cheminaient  à  pied  au  milieu 
de  la  mer  avec  aussi  peu  de  crainte  que  s'ils  eussent  été 
iur  la  terre  ferme,  et  l'on  dit  même  que  les  habitants  des 
lies  Viti  s'en  vont  ainsi  pour  leurs  échanges,  bivouaquant 


sur  les  parties  émergées,  jusqu'à  l'archipel  d'Amoa,  distant 
de  deux  cent  cinquante  lieues. 

Pour  édifier  ces  continents  nouveaux  aux  dépens  des 
anciens ,  la  nature  ne  se  borne  pas  au  seul  secours  des 
madrépores  :  les  commotions  violentes  qui  agitent  si  sou- 
vent les  profondeurs  de  la  mer,  viennent  mettre  la  der- 
nière main  à  l'œuvre  si  bien  commencée.  On  sait  qu'en 
pleine  mer  on  voit  quelquefois  s'élever  du  milieu  des  eaux, 
comme  des  colonnes  de  flammes,  les  laves  de  volcans  sous- 
marins.  La  terre  tremble  au  fond  de  la  mer  beaucoup  plus 
fréquemment  encore  que  sur  les  côtes,  et  quelquefois  des  lies 
nouvelles  apparaissent ,  tandis  que  d'autres  sont  tout  à 
coup  submergées.  Quand  de  semblables  secousses  ont  lieu 
sous  le  sol  des  madrépores,  elles  en  ondulent  la  surface, 
la  relèvent  en  collines,  en  véritables  chaînes  de  montagnes. 
Les  couches  horizontales  se  redressant  brusquement  jus- 
qu'à devenir  perpendiculaires,  dessinent  alors  de  pittores- 
ques reliefs  qui  se  couvrent  de  verdure,  brisent  l'action  des 
vents,  arrêtent  les  nuages  et  préparent  la  source  des  tor- 
rents dont  les  eaux  réunies  plus  tard  en  rivières  vont  creu- 
ser leur  lit  au  milieu  des  vallées  qu'elles  fertilisent ,  en 
fournissant  aux  hommes  une  eau  douce  et  salutaire.  Les 
Maldives,  les  Marquises,  les  Palaos  et  mille  autres  îles  en- 
core n'ont  pas  d'autre  origine  que  des  constructions  ma 
dréporiques  accidentées  par  des  convulsions  de  la  terre.  L( 
sol  de  l'Australie  en  est ,  dit-on  ,  presque  entièrement  for 
mé,  et  il  est  à  présumer  qu'il  doit  un  jour  s'en  agrandir 
encore.  Si  les  polypes  travaillent  aujourd'hui  à  l'érec- 
tion de  terres  nouvelles,  nous  leur  devons  aussi  de  vastes 
régions  dans  nos  continents  anciens.  Les  débris  de  coquilles 
et  les  constructions  madréporiques  remplissent  presque 
partout  les  grands  bassins  de  terrains  primitifs  que  la 
science  considère  avec  raison  comme  le  fond  d'anciennes 
mers  comblées  en  partie  par  les  testacés  et  les  polypiers. 
C'est  à  leurs  dépôts  immenses  qu'il  faut  attribuer  le  plus 
souvent  la  forme  horizontale  de  nos  plaines  que  la  nature 
semble  avoir  chargé  ces  animaux  de  niveler.  N'est-ce  pas 
un  grand  sujet  d'étude  et  de  pensée  que  le  travail  silencieux 
et  soutenu  de  ces  ouvriers  microscopiques  appelés  à  chan- 
ger la  surface  de  la  terre  et  à  déplacer  par  la  seule  ac- 
tion de  leur  industrie  le  lit  même  de  l'Océan  ?  Un  jour  vien- 
dra peut-être  ,  où  des  milliers  d'îles  réunies  par  les  con- 
structions des  madrépores  s'élèveront  au  milieu  de  l'O- 
céan Pacifique,  comme  une  vaste  terre  sur  laquelle  les 
habitants  du  vieux  monde,  après  avoir  quitté  leurs  rivages 
que  la  mer  menace  à  chaque  instant ,  viendront  au  sein  de 
nations  aujourd'hui  sauvages  apporter  les  fruits  salu- 
taires de  la  civilisation.  Mais,  comme  nous  l'avons  dit, 
la  nature  dispose  du  temps  et  n'en  est  point  avare  ;  peu 
lui  importent  les  siècles,  pourvu  que  son  œu\Te  soit  par- 
faite :  les  madrépores  mettent  plus  de  cent  ans  à  élever  le 
sol  d'un  demi-pied.  • 

Auguste  BERTSCH. 


148 


LECTURES  DU  SOIR. 


CONTE  D'ENFANT. 


<Ba24ii5?2ï?SSS  2P2SSS22352, 

LES  CHIENS  ET  LES  OISEAUX. 


La  princesse  de  Valencourt  élait  une  grande  dame  fort 
en  renommée  dans  Paris.  On  racontait  d'elle  des  choses 
merveilleuses,  d'éminents  services  rendus  par  elle  à  ses 
amis,  comme  on  n'en  prodigue  pas  de  nos  jours;  des  his- 
toires de  condamnés  à  mort  sauvés  par  son  pouvoir  d'une 
manière  qui  sentait  le  prodige,  et  mille  choses  de  ce  genre 
que  le  vulgaire  avait  peine  à  comprendre;  aussi  les  petits  es- 
prits qui  n'aiment  pointa  s'étonner  et  veulent  tout  expli- 
quer, même  ce  qui  est  impossible,  trouvaient  plus  com- 
mode de  la  regarder  comme  une  fée.  «C'est  une  fée»,  se 
disaient-ils;  et  cela  répondait  à  tout. 

Cette  princesse  possédait,  à  quelques  lieues  de  Paris,  un 
château  superbe,  où  elle  passait  toute  Tannée,  et  qui  ren- 
fermait des  merveilles.  C'étaient  des  pianos  qui  faisaient 
de  la  musique  tout  seuls;  des  chanteurs  invisibles  qu'on 
entendait  tout  à  coup  dans  les  airs,  sans  savoir  d'où  ve- 
naient leurs  voix  ;  des  fleurs  qui  fleurissaient  toute  l'an- 
née, sans  qu'un  seul  jardinier  pensât  même  à  les  arroser. 
Je  n'en  finirais  pas,  si  je  répétais  tout  ce  que  l'on  racontait 
de  ce  séjour  de  délices. 

Parmi  les  beautés  de  ce  lieu,  ce  qui  attirait  le  plus  l'at- 
tention des  voyaycurs,  élait  une  admirable  volière,  où  se 
trouvaient  réunis  les  animaux  les  plus  rares,  les  plus  jolis, 
venus  de  toutes  les  parties  du  monde.  Leurs  ailes,  brillantes 
de  pourpre,  d'iris,  d'or  et  d'azur,  éblouissaient  les  yeux, 
et  leurs  ramages,  quoique  très-différents,  semblaient  s'har- 
moniser pour  ravir  les  oreilles.  Us  s'attachaient  par  cen- 
taines aux  riches  barreaux  de  leur  cage  dorée ,  et  lorsqu'ils 
se  tenaient  là,  immobiles,  cette  cage  avait  l'aspect  d'un 
immense  canevas  d'or  brodé  d'oiseaux  de  mille  couleurs. 

Ou  admirait  aussi  les  beaux  équipages  de  chasse  de  la 
princesse  et  une  meute  nombreuse  composée  de  chiens  de 
toute  espèce,  lévriers,  bassets,  chiens  d'arrêt,  chiens  de 
Terre-Neuve,  chiens  couchants,  chiens  anglais,  chiens 
turcs,  enfin  chiens  de  tous  les  pays.  On  avait  le  plus  grand 
soin  de  ces  messieurs,  qui  étaient  logés  dans  un  chenil  su- 
perbe. 

La  princesse,  qui  était  fort  généreuse,  donnait  souvent 
les  petits  de  ses  chiens  à  ses  amis,  et  c'était  plaisir  de  voir 
comme  ils  la  courtisaient  pour  en  obtenir.  Ces  chiens  étaient 
élevés  comme  des  fils  de  roi;  ils  avaient  un  gouverneur 
attaché  à  leur  personne,  qui  leur  enseignait  toutes  les  scien- 
ces ,  c'est-à-dire  toutes  celles  qu'il  importe  à  un  chien  d'étu- 
dier, telles  que  la  chasse  ,  la  danse ,  l'art  de  rapporter,  de 
fermer  une  porte  avec  ses  pattes,  de  faire  l'exercice  avec 
un  bâton,  comme  les  conscrits,  et  bien  d'autres  talents 
encore. 

Los  enfants  des  amis  de  la  princesse  ne  se  faisaient  ja- 
mais longtemps  prier  pour  aller  lui  faire  une  visite  :  ils 


s'amusaient  beaucoup  dans  son  jardin  à  regarder  les  oi- 
seaux et  à  faire  danser  les  chiens.  Tous  les  dimanches,  en 
quittant  le  collège,  Léon  de  Cherville  se  rendait  au  château 
de  la  fée-princesse  avec  sa  mère,  et  il  ne  .s'en  retournait 
jamais  le  soir  à  Paris  sans  avoir  un  peu  les  larmes  aux  yeux  ; 
c'est  qu'on  ne  pouvait  quitter  ce  beau  séjour  sans  regrets. 
Un  dimanche,  c'était  après  la  distribution  des  prix,  Léon 
venait  d'arriver  au  château  comme  à  son  ordinaire. 

—  Je  suis  très-contente  de  toi,  Léon,  lui  dit  la  princesse 
avec  bonté  ;  tu  as  obtenu  deux  prix  celte  année,  c'est  un 
beau  succès  ;  je  veux  aussi  te  récompenser. 

La  fée,  à  ces  mots,  l'emmena  dans  le  jardin,  et,  s'élant 
arrêtée  devant  la  grande  volière  : 

—  Regarde  bien  ces  oiseaux,  dit-elle,je  te  donnerai  celui 
que  tu  aimeras  le  mieux. 

Léon  alors  sauta  de  joie  en  ballant  des  mains,  et  se  mit 
à  dévorer  des  yeux  tous  les  oiseaux. 

C'était  précisément  l'heure  de  la  promenade  dos  chiens  ; 
ils  sortaient  un  à  un  de  leur  chenil,  chacun  tenu  en  lessc 
par  un  précepteur. 

Léon  ne  les  eut  pas  plutôt  aperçus,  qu'il  courut  à  eux, 
et  se  mit  à  les  caresser  en  jouant. 

—  Ah  !  lu  préfères  les  chiens?  dit  la  princesse  ;  alors  je 
t'en  donnerai  un. 

—  J'aime  bien  aussi  les  oiseaux,  reprit  Léon. 

—  Eh  bien!  ce  sera  comme  tu  voudras;  choisis  :  que 
veux-tu  que  je  te  donne,  un  chien  ou  un  oiseau? 

—  Je  voudrais  avoir  les  deux. ..,  répondit  l'enfant  en  sou- 
riant. 

—  Vn  chien  !  un  oiseau!  s'écria  M"*  de  Cherville,  qui 
n'aimait  ni  l'un  ni  l'autre.  C'est  trop,  mon  fils  ;  tu  ne  pour- 
rais avoir  soin  des  deux  à  la  fois,  et  d'ailleurs  ils  ne  sau- 
raient bien  vivre  ensemble;  choisis,  c'est  tout  ce  que  je 
puis  te  permettre. 

Léon  fit  une  petite  moue  qui  n'était  pas  très-aimable. 

Il  retourna  vers  la  volière  et  regarda  fous  les  oiseaux  ; 
puis  il  revint  près  du  chenil,  cl  regarda  tous  les  chiens,  sans 
pouvoir  jamais  se  décider. 

La  princesse  riait  de  son  incertitude  et  des  tourments 
qu'il  éprouvait.  En  effet,  c'est  un  grand  supplice  que  de 
choisir  entre  deux  choses  qu'on  aime  également. 

—  Léon,  dit  la  fée,  je  le  laisse  jusqu'à  demain  pour  te 
décider  ;  lu  viendras  déjeuner  avec  moi  sans  ta  mère,  qui 
ne  se  lève  pas  de  si  bonne  heure  que  nous,  et  je  suis  sûre 
que  nous  nous  entendrons  à  merveille. 

La  princesse  prit  un  air  fin  en  disant  ces  mois,  que  Léon 
interpréta  favorablement.  Le  mystère  pour  les  enfants  gâ- 
tés est  toujours  brillant  d'espérance. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


1-19 


TOUJOURS   INDÉCIS. 


Le  lendemain ,  dès  quatre  heures  du  malin ,  Léon  était 
levé,  tant  il  avait  d'impatience  de  revoir  la  fée.  Tout  le 
monde  dormait  encore  lorsqu'il  arriva  au  château,  situé  à 
peu  de  distance  de  la  terre  qu'habitait  M""»  de  Cherville  pen- 
dant l'été.  Léon,  en  attendant  le  réveil  de  la  princesse,  re- 
commença de  nouveau  ses  courses  indécises  du  chenil  à 
la  volière,  et  de  la  volière  au  chenil. 

—  Que  cet  oiseau  rouge  a  de  belles  ailes  !  peusait-il.  Oh  ! 
oui ,  c'est  un  oiseau  que  je  veux. 

Puis,  un  moment  après  : 

—  C'est  si  amusant  d'avoir  un  chien,  se  disait-il,  qui 
vous  suit  partout,  qui  vous  caresse,  qui  rapporte,  qui  va  à 
la  chasse,  qui  fait  l'exercice  !  Car  enfin,  un  oiseau  n'est  bon 
à  rien  ;  il  chante  dans  sa  cage,  et  voilà  tout. 

Mais  bientôt  après  il  reprenait  : 

—  Sans  doute,  mais  c'est  commun  d'avoir  un  cliien  ; 
tout  le  monde  peut  avoir  un  chien ,  mais  tout  le  monde  n'a 
pas  un  bel  oiseau  qui  vient  des  iles. 

La  princesse  le  surprit  encore  dans  cette  incertitude. 

—  Eh  bien!  Léon,  dit-elle,  es-tu  décidé? 

—  Oui,  madame  ;  c'est  un  oiseau  que  je  désire. 

—  Comment?  tu  ne  préfères  pas  un  chien?  J'en  ai  un 
qui  est  si  intelligent! 

—  Alors,  je  le  prendrai  ;  vous  avez  raison,  je  préfère  un 
chien. 

La  fée  se  mit  à  rire;  et  tout  le  temps  du  déjeuner  elle 
s'amusa  de  l'indécision  de  l'enfant. 

Un  domestique,  s'approchant  de  Léon,  dit: 

—  Monsieur  prend-il  du  café  ou  du  thé? 

—  Du  thé,  répondit  Léon, 
Mais  aussitôt  il  se  reprit  : 


—  Non,  non,  du  café;  j'aime  mieux  du  café;  je  n'en 
prends  jamais  chez  ma  mère...  Cependant,  le  thé...  Mais 
non,  le  café... 

Et  le  domestique  restait  pendant  ce  temps  immobile  avec 
son  grand  plateau,  attendant  que  Léon  se  fût  décidé. 

—  Servez-lui  du  thé  et  du  café,  dit  la  princesse  ;  il  a  fait 
une  grande  course  ce  matin,  il  s'est  levé  à  quatre  heures, 
et  il  doit  avoir  très-faim. 

Léon  fut  surpris  de  voir  que  la  princesse  était  instruite 
de  l'heure  à  laquelle  il  s'était  levé  ;  il  se  rappelait  aussi  que 
la  veille  elle  lui  avait  parlé  des  deux  prix  qu'il  avait  obtenus 
au  collège,  sans  que  personne  lui  en  eût  rien  dit  : 

—  Elle  devine  tout,  pensa-t-il  ;  c'est  une  femme  extraor- 
dinaire. 

Après  le  déjeuner,  la  princesse  se  leva  d'un  air  grave, 
et  s'adressant  à  Léon ,  elle  dit  : 

—  Suivez-moi. 

L'enfant  pressentit  qu'il  allait  se  passer  quelque  chose 
d'étrange,  puisque  la  princesse,  qui  ordinairement  le  tu- 
toyait, venait  de  lui  dire  «  Suivez-moi  >  d'un  ton  si  so- 
lennel. 

La  fée  tenait  une  petite  clef  d'ivoire  à  la  main  ;  elle  l'ap- 
procha du  mur,  où  cependant  on  ne  voyait  point  de  ser- 
rure, et  au  même  instant  une  porte,  jusqu'alors  invisible, 
s'ouvrit  :  ce  dont  Léon  parut  fort  étonné. 

Il  suivit  la  princesse  dans  un  long  et  étroit  corridor,  où 
ils  marchèrent  pendant  un  quart  d'heure  environ.  L'obscu- 
rité était  profonde;  mais  Léon  n'avait  point  peur.  Enfin  il 
entendit  le  bruit  d'une  serrure  qu'on  ouvrait,  et  il  se  trouva 
dans  un  magnifique  pavillon  chinois,  situé  au  bord  d'una 
rivière. 


FLEURS   BIZARRES. 


Le  soleil  éclairait  de  tous  côtés  ce  pavillon ,  et  faisait 
briller  les  riches  couleurs  des  tentures  de  soie  qui  recou- 
vraient les  murs  du  salon.  Ce  salon  était  presque  tout  à 
jour,  et  ses  huit  fenêtres  étaient  ornées  de  superbes  vases 
du  Japon ,  remplis  de  fleurs  et  d'arbustes  que  Léon  n'avait 
jamais  vus  nulle  part,  même  dans  les  serres  les  plus  re- 
nommées. 

—  Noireau  n'est  pas  ici?  dit  la  fée  en  entrant  dans  le 
pavillon  ;  il  attend  peut-être  qu'on  l'appelle  ;  faites-moi  le 
plaisir  de  sonner,  ajouta-t-elle  en  s'adressant  à  Léon. 

Mais  Léon  regarda  de  tous  côtés,  et  il  ne  vit  point  de 
sonnette. 

—  Cueillez  une  de  ces  fleurs,  continua  la  fée  en  indi- 
quant à  Léon  une  grappe  de  clochettes  blanches  qui  retom- 

^-  baient  gracieusement  des  branches  d'un  bel  arbuste  que 
l'enfant  contemplait  avec  admiration. 

Léon  obéit  ;  mais,  pour  cueillir  la  fleur,  il  secoua  tout 
l'arbuste,  et  au  même  instant  il  se  fit  un  carillon  si  épou- 
vantable ,  que  l'enfant  recula  épouvanté. 

La  fée,  voyant  sa  frayeur,  voulut  le  rassurer. 

—  Cet  arbre  est  inconnu  dans  ce  pays,  dit-elle,  il  est 
originaire  de  la  Chine;  on  le  nomme  le  lis  à  sonnettes,  à 
cause  de  sa  fleur,  qui  rend  des  sons  pareils  à  ceux  d'une 


cloche,  et  qui  en  a  presque  la  forme;  c'est  une  plante  fin-t 
extraordinaire  :  n'en  ayez  pas  peur  ;  venez. 

Léon  se  rapprocha  du  grand  vase  qui  renfermait  celte 
plante  merveilleuse,  et  la  fée  s'amusa  à  faire  sonner  toutes 
les  fleurs  les  unes  après  les  autres.  Les  grosses  cloches  tout 
à  fait  fleuries  avaient  un  son  terrible,  comme  le  bourdon 
d'une  cathédrale  ;  les  clochettes  à  demi  fleuries  avaient  le 
son  grave,  sonore,  de  la  cloche  d'un  collège,  tandis  que  les 
boutons,  au  contraire,  avaient  le  son  faible  et  gentil  des  clo- 
chettes des  agneaux  dans  les  montagnes. 

La  fée  fit  aussi  remarquer  à  Léon  plusieurs  autres  plantes 
bien  plus  extraordinaires  encore.  Il  y  en  avait  une,  entre 
autres ,  appelée  le  buisson  d'écrevisscs.  Les  feuilles  ea 
étaient  légères  et  bien  découpées,  comme  celles  du  persil, 
et  la  fleur,  très-longue  et  rouge,  avec  deux  petites  taches 
noires  qui  ressemblaient  à  des  yeux,  avait,  à  s'y  tromper, 
la  forme  d'une  écrevisse  ;  toutes  les  fleurs  étaient  réunies 
en  un  tas  sur  la  tige,  et  jamais  plante  n'avait  été  si  juste- 
ment nommée. 

Plus  loin,  était  une  autre  plante  avec  laquelle  Léon  aurait 
bien  voulu  jouer  un  moment;  on  la  nommait  raquette  à 
fleurs  de  plumes.  Les  larges  feuilles  de  cette  plante  ressem- 
blaient -ide  véritables  raquettes,  et  sa  fleur  blanche  et  lé- 


150 


LECTURES  DU  SOIR. 


gère  était  le  plus  joli  petit  volant  que  jamais  garçon  épicier 
ait  fait  tomber  dans  le  ruisseau.  Il  était  impossible  de  ne 
pas  rendre  hommage  à  la  nature ,  qui  avait  su  réunir  ea 
une  même  plante  et  la  raquette  et  le  volant. 

Dans  un  grand  vase  du  Japon ,  Léon  remarqua  encore 
uu  autre  arbuste  dont  il  s'amusa  extrêmement;  la  fleur 
en  était  tout  à  fait  risible. 

—  Cet  arbuste,  dit  la  fée,  est  le  grand  herbaut,  ou  pal- 
mier à  capotes. 

Cet  arbre  avait  l'aspect  le  plus  étrange  ;  sa  longue  tige 
droite  était  traversée  de  branches  horizontales  comme  le 
bâton  d'un  perroquet  ;  mais  chacune  de  ces  branches  fai- 
sait un  grand  crochet  eu  se  terminant.  C'est  à  l'extrémité 
de  ce  crochet  que  la  fleur  était  attachée  ;  celte  fleur  avait 
absolument  la  forme  d'une  capote,  d'une  très-petite  capote, 
quoique  ce  fût  une  grosse  fleur.  Il  y  eu  avait  de  toutes 


couleurs,  des  roses,  de  bleues,  des  jaunes,  des  rouges, 
des  lilas;  il  y  aurait  eu  de  quoi  parfaitement  coifTer  toutes 
les  poupées  de  la  terre  avec  les  capotes  de  cette  plante , 
dont  l'étalage  d'une  marchande  de  modes  peut  seul  vous 
donner  l'idée. 

Léon,  ravi  de  voir  tant  de  merveilles ,  joua  longtemps 
avec  toutes  les  fleurs,  sans  remarquer  un  petit  nègre,  que 
le  bruit  de  la  première  sonnette  avait  attiré. 

—  Noireau,  dit  la  fée  à  son  nègre  en  lui  confiant  la  clef 
d'ivoire  dont  elle  s'était  déjà  servie,  et  qui,  à  ce  qu'il  pa- 
rait, ouvrait  toute  espèce  de  serrures,  allez  ouvrir  la  niche 
d'or  et  amenez-moi  le  chien  volant. 

Ces  paroles  retentirent  aux  oreilles  de  Léon ,  malgré  le 
bruit  des  clochettes,  qui  absorbait  sou  attention. 

—  Le  chien  volant!  répéta-t-il. 


qu'il  est  laid! 


—  Oui ,  mon  enfant,  répondit  la  fée  :  tu  n'as  pu  te  déci- 
der entre  les  chiens  et  les  oiseaux  ;  j'ai  vu  que  tu  ne  pour- 
rais posséder  l'uu  sans  beaucoup  regretter  l'autre  ;  que  ta 
mère  ne  voulait  pas  te  permettre  d'avoir  un  chien  et  un 
oiseau  :  eh  bien  !  pour  vous  arranger  tous  les  deux ,  je  te 
donne  un  chien  qui  est  un  oiseau. 

—  Vraiment!  s'écria  Léon,  ne  pouvant  revenir  de  sa 
surprise,  un  chien  qui  est  un  oiseau!  Qu'il  doit  être  joli! 

Et  déjà  Léon  se  figurait  une  gentille  levrette  avec  de  pe- 
tites ailes;  et  déjà  il  se  demandait  s'il  lui  ferait  faire  une 
niche  ou  une  cage,  lorsque  Noireau  reparut ,  amenant  le 
chien  volant. 

A  son  aspect ,  Léon  fit  une  grimace  peu  flatteuse  pour 
un  si  rare  animal.  Le  fait  est  que  le  chien  volant  était 
alTreux.  C'était  un  gros  chien  à  longues  oreilles ,  quasi 
caniche,  quasi  bichon,  quasi  barbet;  il  était  mal  fait,  pres- 
que bossu;  il  portait  la  queue  entre  les  jambes,  et  jamais 
on  ne  lui  aurait  soupçonné  des  ailes  avec  une  mine  si  pi- 
teuse. 

—  Voilà  votre  chien  ,  dit  la  fée. 

—  Il  n'a  pas  trop  l'air  d'un  oiseau ,  répondit  Léon  peu 
satisfait. 

—  Je  vois  qu'il  ne  vous  plait  guère ,  reprit  la  princesse  ; 
mais  dites-moi  franchement,  quel  défaut  lui  reprochez-vous? 

Léon  n'osait  pas  dire  «Je  le  trouve  afl^reux»,  il  dit:  «Je 
le  trouve  trop  grand.  » 
La  fée  sourit. 

—  Ne  vous  plaignez  pas  de  ce  défaut ,  dit-elle  ;  tout  à 
l'heure  vous  penserez  peut-être  que  c'est  un  avantage. 

Alors  la  princesse  ayant  fait  signe  au  petit  nègre  de  s'ap- 
procher, lui  parla  une  langue  étrangère ,  et  Noireau  em- 
mena le  chien  dans  le  jardin  qui  entourait  le  pavillon.  La 
fée  prit  Léon  par  la  main  :  tous  deux  quittèrent  le  salon 
chinois  et  allèrent  s'asseoir  sur  un  banc  pour  voir  ce  qui 
allait  se  passer. 

—  Je  n'ai  jamais  vu  un  chien  plus  laid,  pensait  Léon; 
j'aimerais  mieux  tout  bonnement  un  serin.  Que  veut-elle 
que  je  fasse  de  ce  vilain  caniche,  bichon,  barbet?  car  je 
ne  sais  pas  seulement  de  quelle  espèce  il  peut  être...  Il  y 
a  de  si  beaux  oiseaux  là-bas  dans  la  volière!  pourquoi 
n'ai-je  pas  choisi  un  oiseau! 

Taudis  qu'il  se  livrait  à  ces  réflexions,  le  petit  nègre  avait 
conduit  le  chien  volant  au  milieu  d'une  grande  pelouse 


verte ,  et,  après  l'avoir  caressé  doucement,  il  s'était  mis 
sans  façon  à  cheval  sur  son  dos. 

Alors  le  chien  avait  redressé  ses  oreilles,  comme  fier  de 
son  cavalier,  et  tous  deux  étaient  restés  immobiles,  atten- 
dant les  ordres  de  la  princesse. 

Noireau  se  tenait  droit  sur  son  chien ,  et  paraissait  uu 
fort  bon  écuyer. 

La  fée  les  voyant  bien  disposés  tous  deux,  prononça  le 
mot  magique  que  le  chien  attendait  pour  s'envoler.  Je  ne 
sais  pas  bien  si  le  mot  était  magique,  ou  si  seulement  le 
chien  était  dressé  à  ne  partir  qu'en  l'entendant;  je  n'ai  pu 
vérifier  ce  fait ,  mais  peu  importe. 

—  Nasguelte  !  Nasguette  !  s'écria  la  princesse. 

Et  au  même  instant,  prodige  inconcevable  !  le  chien  ou- 
vrit de  larges  ailes,  que  ses  vilains  poils  dissimulaient;  ses 
yeux  ternes  devinrent  rayonnants  comme  des  émeraudes; 
ses  membres  se  déployèrent  avec  majesté,  sa  queue  se 
redressa  en  trompette  ;  ses  pattes  s'étendirent,  ses  ongles 
s'allongèrent;  ce  n'étaient  plus  les  grifi"es  d'un  pauvre 
chien,  c'étaient  plutôt  les  serres  d'un  aigle. 

Il  s'éleva,  s'éleva  dans  les  cieux,  noble  et  terrible,  faisant 
bruire  ses  larges  ailes,  qui  frappaient  les  airs  en  cadence  ; 
ce  n'était  plus  un  chien,  c'était  un  phénix,  uu  condor! 

Rien  n'était  plus  imposant  que  ce  spectacle;  rien  n'était 
plus  beau  à  voir  que  cet  animal,  plein  d'ardeur,  planant 
dans  l'espace  avec  fierté,  en  emportant  sur  ses  ailes  cet 
enfant,  dont  la  tête  expressive  se  dessinait  en  noir  sur  l'a- 
zur embrasé  des  cieux.  Le  petit  nègre  portait  un  collier  de 
diamants,  que  le  soleil  faisait  briller  et  qui  paraissait  une 
étoile  ;  rien  n'était  plus  beau ,  croyez-moi. 

Léon  était  anéanti  ;  il  regardait  ;  il  admirait;  il  était  ravi, 
il  avait  peur,  il  ne  savait  plus  que  penser. 

—  Eh  bien  !  lui  dit  la  fée  voyant  sa  surprise ,  trouves-tu 
encore  que  ton  chien  soit  trop  grand? 

—  C'est  un  oiseau!...  s'écria  Léon  indigné ,  et  le  plus 
bel  oiseau  du  monde! 

—  N'importe,  le  trouves-tu  trop  grand? 

—  Oh!  non,  reprit  Léon;  s'il  était  plus  petit, comment 
pourrait-on  le  monter? 

—  Ah!  ah!  dit  la  fée,  tu  vois  donc  bien  que  j'avais  rai- 
son ;  je  parie  que  tu  ne  le  trouves  plus  si  laid,  non  plus. 

—  Au  contraire ,  jamais  je  n'ai  rien  vu  de  si  admirable. 
Ce  n'est  pas  un  chien,  c'est  un  nrodiiic  ? 


i 


IMUSËE  DES  FAMILLES. 


151 


AUDA.CE. 


Léon,  suivant  des  yeux  le  chiea  volant  dans  la  nue,  at- 
jendait  avec  impatience  qu'il  redescendit  sur  la  terre  pour 
essayer  à  son  tour  une  promenade  aérienne. 

Le  petit  nègre  paraissait  si  accoutumé  à  ce  genre  de 
voyage,  que  Léon  n'imaginait  point  quil  y  eût  le  moindre 
danger  à  s'élever  si  haut  dans  le  ciel. 

11  fut  bien  heureux  lorsqu'il  vit  enfin  le  chien  abaisser 
par  degré  son  vol  et  se  rapprocher  du  sol  sensiblement. 

—  Si  le  chien  n'est  pas  fatigué,  dit  Léon  à  la  bonne  fée, 
je  puis  l'essayer  à  mon  tour,  n'est-ce  pas,  madame? 

—  Oui,  mon  enfant,  reprit  la  princesse  ;  mais  pour  cela  il 
faut  que  tu  apprennes  à  le  conduire  ;  il  ne  s'élève  ou  ne 
s'abat  dans  les  airs  que  lorsqu'on  prononce  les  deux  mois 
magiques  qui,  seuls,  ont  le  pouvoir  de  le  diriger.  Pour  qu'il 
s'envoie,  il  suffit  de  lui  dire  deux  fois  : 

—  Nasguette!  Nasguette! 

Mais  pour  qu'il  redescende,  il  faut  lui  dire  au  moins  trois 
fois  : 

—  Aldaboro!  Aldaboro!  Aldaboro! 

Sinon  tu  risquerais  de  rester  en  l'air  toute  ta  vie,  ce  qui 
ue  serait  pas  fort  agréable. 

Léon  se  fit  répéter  à  plusieurs  reprises  les  deux  mots 
magiques;  le  premier,  celui  de  Nasguette,  lui  parut  facile 


à  retenir;  mais  le  second  eut  de  la  peine  à  entrer  dans  sa 
mémoire ,  et  même  il  eut  besoin  de  l'entendre  bien  des  fois 
répéter  pour  parvenir  seulement  à  le  prononcer. 

Pendant  celte  étude,  le  nègre  et  le  chien  volant  étaient 
redescendus  sur  la  terre. 

A  peine  le  chien  volant  eut-il  touché  la  prairie,  que  Léon 
courut  à  lui,  et  se  mit  à  le  caresser,  à  lui  dire  toutes  sortes 
de  gentillesses,  toutes  celles  que  l'on  peut  adresser  à  un 
chien  et  à  un  oiseau.  Il  voulut  aussi  lui  faire  faire  l'exer- 
cice, comme  on  le  fait  faire  aux  chiens  vulgaires;  mais  le 
chien  volant  ne  se  prêta  point  à  ce  jeu  trivial  des  chiens  de 
cordonniers  et  autres,  et  Léon  alla  se  plaindre  à  la  fée  de 
cette  résistance. 

—  Ingrat!  dit  la  princesse  tristement,  je  te  donne  une 
merveille,  et  tu  veux  en  faire  une  vulgarité!  Tu  mériterais 
que  je  donnasse  ton  chien  à  un  autre  qui  en  serait  plus  digne 
que  toi. 

Léon  reconnut  qu'il  avait  tort. 

Après  avoir  laissé  au  chien  volant  le  temps  de  bien  se 
reposer,  il  se  mit  à  cheval  sur  son  dos,  et  prononça  bra- 
vement le  mot  magique  : 

—  Nasguette!  Nasguette  ! 
Et  le  chien  docile  s'envola. 


L'OUBLI  EST  UN  DANGER. 


La  princesse  fut  étonnée  de  la  hardiesse  de  Léon  et  de  la 
bonne  tenue  qu'il  avait  sur  sa  monture.  Il  s'élevait  dans  les 
airs  à  une  hauteur  efifrayante,  et  nulle  impression  de  ter- 
reur ne  se  peignait  dans  ses  regards. 

Pendant  ce  temps,  la  fée  se  livrait  à  ses  réflexions. 

— Les  enfanls  aiment  le  danger,  pensait-elle  ;  oui,  quand  il 
leur  est  offert  comme  un  plaisir  ;  failes-en  un  devoir,  et  vous 
les  verrez  pleurer  pour  s'y  soustraire.  Si  j'avais  dit  :  Léon, 
montez  sur  le  dos  de  ce  chien,  qui  vous  emportera  à  plus 
de  mille  pieds  en  l'air,  il  se  serait  récrié,  il  m'aurait  appe- 
lée cruelle,  et  m'aurait  accusée  de  vouloir  sa  mort. 

Léon,  du  haut  des  cieux,  n'apercevait  plus  la  terre  que 
vaguement;  Paris  lui  semblait  un  petit  tas  de  pierres,  et  la 
pointe  du  dôme  des  Invalides  une  aiguille  anglaise  à  tète 
d'or. 

A  mesure  qu'il  s'élevait,  l'air  devenait  plus  froid;  et 
comme  il  était  à  peine  vêtu,  il  songea  bienlôt  à  redescen- 
dre. Il  voulut  prononcer  le  mot  magique  qu'il  avait  tant  de 
fois  étudié  avant  de  parlir  pour  les  airs;  mais  il  se  trom- 
pa, et,  confondant  le  mot  du  départ  avec  le  mot  du  retour, 
il  s'écria  deux  fois,  comme  il  croyait  devoir  le  faire  : 

—  Nasguette  !  Nasguette  ! 

Le  chien ,  loin  de  redescendre,  reprenait  un  nouvel  es- 
sor, et  s'élevait  plus  haut  dans  son- -vol. 

Léon  reconnut  sa  méprise,  et  s'apprêta  à  prononcer  le 
second  mot;  mais  il  l'avait  presque  oublié,  il  le  disait  mal, 
et  le  chien  volant  n'y  obéissait  point. 

En  effet,  le  mot  magique  était  difficile  à  retenir,  pour  un 
«nfant  surtout  qui  n'était  pas  fils  de  magicien. 

Au  lieu  d'aldaboro,  Léon  disait  :  haïe  donc  !  bourreau, 
%i  bien,  adada-bourreau .  ah!  beau  bourreau,  atlan- 


poro,  et  dix  autres  bêtises  semblables ,  qui  n'étaient  pas 
magiques  du  tout.  Aussi  le  chien  n'en  prenait  qu'à  son  aise; 
il  se  promenait  dans  les  airs,  sans  songer  à  redescendre  ja- 
mais. 
Léon  commençait  à  s'alarmer  : 

—  Vais-je  donc  rester  ainsi  toute  ma  vie?  se  demandait- 
il;  maman  sera  inquiète  de  ne  pas  me  voir  revenir...  Et 
puis,  je  ne  peux  pas  vivre  en  l'air  toujours  sans  manger.  II 
n'y  a  pas  même  moyen  de  crier  au  secours  ;  personne  ne 
m'entendra.  Ah!  mon  Dieu!  qu'est-ce  que  je  vais  devenir? 

Il  est  certain  qu'il  ue  pouvait  compter  sur  les  passants 
pour  obtenir  quelque  secours;  les  voyageurs  sont  rares 
dans  ce  pays-là ,  peut-être  parce  qu'il  n'y  a  point  d'au- 
berges. Le  pauvre  enfant  commençait  à  se  désenchanter 
de  son  beau  chien  ;  il  découvrait  qu'une  merveille  est  un 
tourment  lorsqu'on  ne  sait  pas  s'en  servir. 

D'abord  il  se  mit  à  pleurer,  comme  font  tous  les  petits 
enfants  qui  ont  peur  ;  ensuite  il  réfléchit  que  ses  larmes 
étaient  inutiles,  puisqu'il  n'y  avait  là  personne  qu'elles 
dussent  attendrir,  et,  retrouvant  son  courage,  il  se  dit  qu'au 
lieu  de  perdre  son  temps  à  se  désoler,  il  valait  bien  mieux 
rassembler  toutes  ses  idées  pour  se  rappeler  le  mot  magi- 
que qui  devait  le  ramener  sur  la  terre  et  le  tirer  de  tout 
danger.  Alors  il  se  fit  dans  sa  petite  tête  un  travail  de  mé- 
moire digne  d'un  cerveau  de  savant,  de  mathématicien. 

—  Je  le  savais  il  y  a  deux  heures,  ce  mot  fatal,  pensait 
Léon ,  quand  il  m'était  inutile ,  et,  maintenant  que  ma  vie 
dépend  de  lui ,  je  ue  pourrais  me  le  rappeler!  Ah  !  cela  se- 
rait trop  malheureux  I  Allons,  allons,  cherchons  bien.     » 

—  Allabro  !  allabrero !  almabaro!  altabrol 
Ah!  j'en  approche. 


152 


LECTURES  DU  SOIR. 


Léon  parla  tout  haut  de  la  sorte  pendant  un  quart  d'heure  ; 
si,  par  hasard,  quelqu'un  avait  passé  par  là,  il  eût  élé  fort 
surpris  d'entendre  ce  petit  bonhomme  qui  se  parlait  ainsi 
tout  seul  dans  les  airs.  A  force  de  le  chercher  dans  sa  mé- 
moire, il  trouva  enfin  le  mot  magique. 


—  Aldaboro  !  s'écria-t-il  le  cœur  rempli  de  joie  et  même 
de  fierté  ;  car  il  était  orgueilleux  de  s'être  tiré  de  danger 
lui-même.  Une  voix  qui  lui  aurait  soufflé  le  mot  sauveur, 
en  lui  ôtanl  le  mérite  de  le  trouver  lui  seul,  l'aurait  con- 
trarié. 


LE  NOM. 


Quel  plaisir  Léon  éprouva  en  voyant  le  chien  fabuleux 
obéir  à  son  commandement  !  Le  chien  descendait  rapide- 
ment sur  la  terre.  Une  barque  espagnole  avec  ses  rameurs 


infatigables  n'a  pas  une  allure  plus  douce  ;  Léon  cares- 
sait doucement  les  ailes  de  son  chien,  tant  il  était  content 
de  lui. 


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—    ~     '     ^^"^ 

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Barque  espagnole. 


Dicnlôt  Léon  découvrit  les  objets  ,  d'abord  impercepti- 
bles: Paris  n'était  plus  \m  petit  tas  de  pierres,  mais  un 
gros  tas  de  maisons  ;  les  grands  arbres  n'étaient  plus  des 
touffes  d'herbe  ;  la  colonne  de  la  place  Vendôme  ne  lui  sem- 
blait plus  un  poteau;  les  tours  de  Notre-Dame,  deux  bâ- 
tons noirs  de  cire  à  cacheter,  et  la  Seine,  un  long  ruban 
jaune  et  sale  qui  tenait  ensemble  toutes  les  maisons . 

Il  commençait  même  à  distinguer  le  pavillon  chinois  de 
la  princesse,  et  la  princesse  elle-même,  qui,  avec  sa  robe 
de  mousseline  blanche,  avait  l'air  d'un  cygne  sur  un  pré. 

Peu  à  peu  il  la  vit  qui  lui  tendait  les  bras,  tant  elle  élait 
en  peine  de  le  revoir,  car  la  bonne  fée  avait  été  fort  in- 
quiète de  l'absence  si  prolongée  de  Léon. 

Le  chien  ayant  reconnu  sa  maUrcsse,  alla  s'abattre  à  ses 
pieds,  et  Léon  mit  pied  à  terre  avec  un  empressement  que 
l'on  comprendra  sans  peine. 

—  Me  voilà  enfin!  s'écria-t-il.  J'ai  manqué  ne  plus  vous 
revoir  ;  j'avais  oublié  le  mot  magique  ;  mais  je  m'en  sou- 
vi.cudrai  toujours  maintenant. 

—  Tu  es  un  enfant  courageux,  dit  la  princesse  en  em- 
brassant Léon  ;  tu  es  digne  de  posséder  une  merveille.  Mais 


il  est  lard;  rolournc  vite  chez  ta  mcrc,  clic  doit  t'altcudre 
depuis  longtemps.  Va... 

—  Et  mon  chien?  interrompit  Léon.  N'cmraènerai-je  pas 
mon  chien? 

—  Tu  l'aimes  donc  encore,  malgré  les  dangers  qu'il  l'a 

fait  courir? 

—  Sans  doute ,  sans  doule  ;  je  ne  crains  plus  rien  main- 
tenant. Oh!  j'aurai  bonne  mémoire.  Allons,  viens,  toi, 
ajouta  Léon  en  s'adrcssanl  au  chien  volant,  qu'il  entraînait 
avec  lui. 

Puis  il  s'arrêta  : 

—  Je  ne  sais  pas  son  nom;  comment  Tappelcz-vous , 

madame? 

—  On  l'appelle  ici  le  chien  volant,  répondit  la  princesse  ; 
mais  il  faut  lui  donner  un  autre  nom  ;  car  avant  tout,  mon 
enfant ,  lu  dois  cacher  à  tout  le  monde  que  ton  chien  à  des 
ailes.  Tu  ne  dois  l'envoler  avec  lui  que  la  nuit,  ou  dans  ce 
jardin,  où  l'on  ne  peut  le  voir. 

—  Quoi!  je  ne  le  dirai  pas  à  maman? 

—  Ni  à  la  mère  m  à  personne. 

—  Pas  même  à  Henri?  ajouta  Léon  avec  humeur. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


153 


—  Qu'est-ce  que  Henri?  lui  demanda  la  princesse. 

—  Henri!  c'est  mon  camarade  de  collège;  il  a  treize 
ans,  il  est  plus  grand  que  moi  ;  son  oncle  lui  a  donné  un 
fusil. 

—  Eh  bien!  pourquoi  désires -tu  lui  parler  de  ton 
chien? 

—  C'est  qu'il  me  parle  toujours  de  son  fusil.  Il  doit  venir 
chez  ma  mère  passer  les  vacances ,  avec  son  oncle  et  son 
fusil,  et  il  se  moque  toujours  de  moi,  parce  que  je  suis  trop 
petit  pour  aller  à  la  chasse.  11  est  grand,  lui;  il  a  une  cra- 
vate et  des  boites. 

—  Oui!  mais  il  n'a  pas  de  chien  volant,  reprit  la  fée 
avec  un  malin  sourire;  et  si  tu  apprends  à  bien  diriger 
ton  chien,  tu  rapporteras,  grâce  à  lui,  plus  de  perdrix 
et  de  faisans  que  n'en  pourraient  tuer  tous  les  fusils  du 
monde. 


—  Vraiment!  dit  Léon  en  sautant  de  joie;  oh!  comme 
Henri  va  bisquer  ! 

—  Prends  garde,  Léon,  dit  la  princesse;  la  moindre  im- 
prudence peut  tout  gâter.  Si  jamais  l'on  vient  à  découvrir 
que  ton  chien  à  des  ailes,  il  sera  perdu  pour  toi. 

—  Quoi  !  dit  Léon ,  on  me  le  volerait  ? 

—  Ce  ne  serait  qu'un  demi-malheur,  mon  ami  ;  tu  pour- 
rais, à  force  de  recherches  ,  le  retrouver,  ou  le  racheter  à 
force  d'argent.  Non,  c'est  un  malheur  plus  grand  que  tu 
auras  à  craindre  ,  un  malheur  sans  remède  ,  mon  enfant. 
Ueticns  bien  celte  leçon  que  je  vais  te  donner  ;  ce  n'est  peut- 
être  pas  tout  de  suite  que  tu  la  comprendras;  elle  est  peut- 
être  au-dessus  de  ton  âge;  mais  ne  l'oublie  pas,  un  jour  tu 
seras  bien  heureux  de  t'en  souvenir. 

Et  Léon  prêta  une  oreille  attentive  aux  leçons  de  la 
bonne  fée. 


MORALE   DE   CE   CONTE. 


—  Dans  ce  siècle  où  toute  chose  est  analysée,  commen- 
tée, discutée,  épluchée,  disséquée,  une  merveille,  mon  en- 
fant, n'est  pas  une  merveille,  c'est  une  monstruosité!  Or, 
toute  monstruosité  appartient  de  droit  à  la  secte  éplucheuse 
qu'on  appelle  savants ,  gens  d'esprit ,  gens  de  lois ,  gens 
d'affaires,  etc. 

A  i)eine  entre  leurs  mains,  la  pauvre  merveille  est  aus- 
sitôt analysée,  commentée,  discutée,  épluchée,  disséquée. 
Or,  tu  le  sauras  un  jour,  peu  de  gouvernements,  d'actions, 
de  choses,  de  personnes  et  de  chiens,  survivent  à  la  dissec- 
tion. Qui  dit  analysée,  dit  tuée.  Ainsi,  mon  cher  enfant, 
si  l'on  découvre  jamais  que  ton  chien  a  des  ailes,  comme 
cela  seul  est  une  monstruosité,  on  le  disséquera.  On  lui 
coupera  ses  ailes  pour  savoir  ce  qui  les  fait  agir;  ou  lui 
ouvrira  la  poitrine  pour  savoir  comment  il  peut  respirer 
dans  son  vol;  on  lui  ouvrira  la  tète  pour  savoir  s'il  a  la 
cervelle  d'un  chien  ou  celle  d'un  oiseau  ;  on  lui  arrachera 
les  deux  yeux  pour  savoir  comment  ils  supportaient  l'éclat 
du  soleil  ;  enfin,  on  l'analysera,  et  le  pauvre  animal  sera 
tellement  mutilé,  que  tu  n'auras  pas  même  la  ressource  de 
le  faire  empailler. 

Léon  ne  comprenait  rien  à  ce  discours,  si  ce  n'est  qu'on 
ferait  beaucoup  souffrir  son  chien  si  l'on  apprenait  qu'il 
était  une  merveille,  et  il  se  promit  bien  de  cacher  à  tout  le 
monde  ce  grand  secret. 

—  Maintenant,  dit  la  fée,  quel  nom  lui  donncras-lu? 

Léon  était  un  peu  pédant,  et  comme  il  apprenait  la  my- 
thologie, et  qu'il  savait  depuis  deux  jours  le  nom  du  che- 
val des  poètes,  qui  avait  des  ailes,  il  répondit  : 

—  Je  le  nommerai  Pégase. 

—  Imprudent!  s'écria  la  fée;  c'est  comme  si  tu  disais 
mon  chien  a  des  ailes,  puisque  Pégase  en  avait  aussi. 

—  Eh  bien!  je  le  nommerai  Zéphyrc. 


—  Encore  !  s'écria  la  fée ,  tu  es  donc  fou  !  II  faut  lui  don- 
ner un  )  om  qui  n'ait  aucun  rapport  avec  ses  facultés  ex- 
traordio  ires. 

—  Al  f  je  comprends,  dit  Léon  ;  il  faut  dissimuler.  Mon 
chien  f  t  léger,  puisqu'il  vole  :  je  l'appellerai  Pataud. 

—  C  (a  ne  vaut  rien  non  plus,  répliqua  la  fée.  Le  con- 
traire d'une  chose  en  donne  l'idée  ;  il  y  a  des  gens  très- 
fins  dans  ce  pays.  Crois-moi,  choisis  pour  ton  chien  un 
nom  tout  à  fait  insignifiant,  tel  qu'Azor,  Castor,  Médor. 

—  Oh!  non,  reprit  l'enfant  avec  dédain  ;  la  portière  de 
maman  a  eu  trois  chiens  qui  se  nommaient  ainsi. 

—  Eh  bien  !  uorame-le  Faraud,  Taquin,  Sbogar,  comme 
tu  voudras. 

•  -Faraud!  j'aime  bien  Faraud;  mais  cependant  Taquin 
e.»  plus  joli.  Mais,  pour  l'appeler  de  loin.  Faraud  sera 
n  eux.  Sbogar  est  bien  aussi,  mais  Taquin  est  plus  amu- 
luit.  Faraud  est  meilleur  pour  appeler;  Faraud!  Faraud! 
Mais  c'est  trop  commun,  et  je  crois  que  Sbogar...  Cepen- 
dant Sbogar... 

—  Ah  !  reprit  la  princesse,  ne  vas-tu  pas  recommencer 
tes  indécisions  de  ce  matin!  je  veux  un  chien,  je  veux  un 
oiseau  ;  je  veux  un  oiseau,  je  veux  un  chien  ;  je  veux  du 
thé,  je  veux  du  café  ;  je  veux  du  café,  je  veux  du  thé.  Sais- 
tu  que  rien  n'est  plus  ennuyeux  qu'un  enfant  indécis,  et 
que  tu  risques  de  n'avoir  aucune  des  deux  choses  que  tu 
désires,  en  ne  sachant  pas  te  décider  pour  l'une  ou  l'autre. 

Léon  sentit  fort  bien  celle  vérité  ;  il  se  décida  tout  de 
suite  pour  le  nom  de  Faraud,  qu'il  donna  dès  l'instant  à 
son  nouvel  ami  ;  et  après  avoir  tendrement  remercié  la 
bonne  princesse,  il  retourna  chez  sa  mère  suivi  de  son 
chien  volant.  Le  pauvre  garçon  était  bien  lourdement  char- 
gé, car  il  emportait  avec  lui  un  secret,  uu  trésor,  une  mer- 
veille ! 


<sas4:u2?2'^a^  sîs's^ïs^sss» 


DISSIMULATION. 


Léon,  en  arrivant  chez  sa  mère,  avait  le  cœur  joyeux 
et  l'esprit  déjà  tourmenté.  On  ne  possède  pas  une  mer- 
FÉvniEn  \SM. 


veille  sans  inquiétude  :  une  belle  chose  est  toujours  en 


danger. 


—  20  —  ONZM^^ME  VOLUilS. 


154 


LECTURES  DU  SOIR. 


M"»  de  Cherville ,  en  apercevant  son  Gis ,  courut  l'em- 
brasser. 

—  Enfin ,  dit-elle,  te  voilà  de  retour;  je  commençais  à 
être  inquiète  d'une  si  longue  absence.  Dis-moi,  t'es-tu  bien 
amusé?  Qu'as-tu  fait  chez  la  princesse? 

Léon  se  troubla  à  celte  question ,  parce  qu'il  ne  pouvait 
y  répondre  franchement. 

—  J'ai  déjeuné,  dit-il. 

—  Et  après?  Tu  n'as  pas  déjeuné  toute  la  journée. 

—  J'ai  pris  du  thé  et  du  café. 

—  Depuis  neuf  heures  du  matin  jusqu'à  cinq  heures  du 
soir!  Alors  tu  en  as  pris  au  moins  vingt  tasses?  dit  M""' de 
Cherville  en  souriant. 

—  Oh!  je  n'ai  pas  déjeuné  si  longtemps,  reprit  Léon; 
nous  avons  été  nous  promener  dans  les  serres  et  dans  le 
jardin...  Et  puis  j'ai  joué...,  j'ai  couru... 

—  Quel  est  ce  vilain  chien?  interrompit  M^^de  Cherville  ; 
est-ce  celui  que  tu  as  choisi?  11  est  bien  laid;  mon  pauvre 
Léon,  M"»  deValencourt  s'est  moquée  de  toi. 

Léon,  ne  pouvant  raconter  tous  les  talents  de  son  chien, 
avait  mieux  aimé  ne  point  parler  de  lui  du  tout  ;  mais  quand 
il  entendit  sa  mère  traiter  si  outrageusement  cet  animal 
extraordinaire,  il  n'y  put  pas  tenir. 

—  Si  vous  le  voyiez...  courir,  maman!  s'écria-t-il,  vous 
ne  le  trouveriez  pas  si  laid.  Ah!  si  vous  pouviez  le  voir 
comme  moi!  Et  puis  il  a  tant  d'esprit,  tant  d'intelligence; 
c'est  un  chien  bien  remarquable,  bien  extraordinaire.  On 
ne  trouverait  pas  son  pareil  dans  l'univers. 


—  Sois  tranquille  !  je  ne  le  chercherai  pas ,  son  pareil  ; 
j'ai  déjà  bien  assez  de  celui-là. 

Et  M"»  de  Cherville  riait  malgré  elle  de  la  triste  figure 
du  chien,  qui  n'était  pas  très-beau,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit. 

Léon  était  au  supplice;  il  ne  pouvait  entendre  sans  co- 
lère M"'  de  Cherville  se  moquer  de  son  chien,  de  ce  chien 
si  merveilleux ,  dont  il  ne  pouvait  trahir  le  mérite.  Voir 
mépriser  un  être  si  digne  d'admiration!  Son  amour-propre 
souffrait  pour  son  pauvre  chien,  qu'il  aimait  tant;  avec  le- 
quel il  s'était  élevé  si  haut  loin  de  la  terre,  avec  lequel  il 
avait  plané  dans  les  cieux  au-dessus  du  monde  et  des  hom- 
mes ;  le  laisser  insulter!  oh!  c'était  impossible. 

—  Viens,  mon  bon  Faraud  ,  dit  Léon  en  s'adressant  au 
chien  volant;  viens  dans  ma  chambre  :  là,  du  moins,  per- 
sonne ne  se  moquera  de  toi. 

—  Dans  ta  chambre  !  s'écria  M""  de  Cherville  ;  non,  vrai- 
ment ,  c'est  à  l'écurie  qu'il  faut  le  conduire. 

—  A  l'écurie  !  répéta  Léon  indigné  ;  mettre  à  l'écurie  un 
chien  qui... 

A  ces  mots  il  s'arrêta,  prêt  à  trahir  son  secret  ;  mais  l'in- 
dignation et  la  douleur  le  suffoquaient,  et  il  se  mit  à  fondre 
en  larmes.  M"^ de  Cherville  eut  pitié  du  désespoir  de  son  fils. 

—  Allons,  ne  pleure  pas,  lui  dit-elle  ;  emmène  ton  chien 
dans  ta  chambre,  puisque  tu  le  veux,  et  reviens  vite  diner 
avec  moi  ;  car  il  y  a  bien  longtemps  que  je  ne  t'ai  vu. 

Léon,  consolé  par  ces  paroles,  emmena  Faraud  dans  sa 
chambre ,  l'établit  bien  doucement  sur  un  bon  coussin  de 
bergère,  et  revint  se  mettre  à  table  pour  dîner. 


CE   qu'il  aime. 


Il  mangea  de  bon  appétit ,  sa  promenade  dans  les  cieux 
l'avait  fatigué;  mais  tout  le  temps  du  diner  il  ne  fut  tour- 
menté que  d'une  idée. 

—  J'ai  oublié  de  demander  à  la  princesse  avec  quoi  il  fal- 
lait nourrir  mon  chien...  Faut-il  le  traiter  en  oiseau  ou  en 
chien?  lui  donner  du  millet  ou  des  os  à  ronger?  Si  je  l'a- 
vais près  de  moi,  je  verrais  tout  de  suite  s'il  mange  du  pain  ; 
j'essayerais. 

Comme  il  se  livrait  à  ces  réflexions,  il  entendit  un  grand 
bruit  dans  la  maison;  tous  les  domestiques  étaient  en  ru- 
meur. 

—  Coquin!  voleur!  criaient-ils,  veux-lu  bien  t'en  aller! 
filou!  scélérat!  et  toutes  sortes  d'épitbètes  semblables. 

M"-*  de  Cherville  sonna  ses  gens  pour  savoir  d'où  venait 
to  ut  ce  bruit. 

—•Madame,  lui  dit-on,  c'est  le  cuisinier  qui  est  furieux  : 
!c  chien  de  M.  Léon  vient  de  voler  deux  côtelettes. 

—  Quel  bonheur!  s'écria  Léon,  je  sais  maintenant  ce 
qu'il  aime,  et  je... 

—  Ah  !  je  le  l'aurais  bien  dit ,  interrompit  M"«  de  Cher- 
ville  en  riant  ;  je  t'aurais  volontiers  épargné  cette  épreuve... 

Léon,  voyant  que  l'on  pour.*;uivait  son  chien  dans  la  cour, 
s'empressa  de  l'aller  chercher;  il  le  reconduisit  dans  sa 
chambre,  et  ferma  la  porte  à  double  tour,  pour  que  le  chien 
u'eùt  pas  une  autre  occasion  de  s'échapper. 

Éclairé  sur  la  manière  doul  il  fallait  nourrir  le  chien  vo- 
lant, Léon  désormais  ne  songea  plus  à  lui  offrir  du  mouron 


comme  à  un  serin.  Il  eut  grand  soin  de  lui,  et  chaque  jour 
il  l'aima  davantage. 

11  attendait  avec  impatience  le  commencement  de  l'au- 
tomne ;  il  lui  lardait  de  voir  les  jours  diminuer  pour  n'être 
point  aperçu  dans  ses  promenades  en  l'air.  La  fée  lui  avait 
bien  recommandé  de  ne  pas  s'envoler  pendant  le  jour,  à 
moins  que  ce  ne  fût  chez  elle,  et  encore  il  fallait  partir  de  la 
prairie  où  était  le  pavillon.  Dans  ce  jardin  vaste  et  désert, 
et  d'ailleurs  protégé  par  la  fée,  il  était  à  l'abri  des  regards, 
mais  tout  autre  endroit  eût  été  dangereux. 

Léon  s'en  allait  donc  tous  les  matins  chez  la  princesse , 
suivi  du  chien  volant,  dont  tout  le  monde  se  moquait  le 
long  du  chemin  : 

—  Quel  vilain  animal!  disaient  les  passants j  peut-on 
avoir  un  plus  vilain  chien! 

—  Il  y  a  de  petites  levrettes  qui  sont  si  jolies  ! 
— 11  y  a  même  des  carlins  qui  sont  mieux  que  ça! 

—  C'est  un  bichon,  dit  un  paysan  avec  dédain. 

—  Bichon  vous-même!  reprenait  la  femme  du  concierge 
indignée;  j'ai  un  bichon  qui  est  autrement  beau  que  cela? 

Léon  était  bien  dédommagé  de  ces  humiliations  en  arri- 
vant chez  la  fée  :  à  peine  était-il  monté  sur  son  chien  ,  et 
s'élevait-il  avec  lui  dans  les  airs,  qu'il  oubliait  toutes  ces 
injures;  si  haut,  il  ne  pouvait  plus  les  entendre. 

Il  s'accoutuma  peu  à  peu  à  voir  son  trésor  méconnu,  et 
bientôt  son  chien,  dont  lui  seul  savait  le  racrile,  ne  lui  en 
parut  que  plus  aimable. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


155 


UN  AMI. 


Cependant  le  jeune  camarade  de  Léon ,  Henri,  celui  qui 
avait  une  cravate  et  des  bottes,  était  attendu  au  château  ; 
son  fusil  même  était  déjà  arrivé  :  on  l'avait  apporté  avec  les 
paquets  de  son  oncle,  car  ils  devaient  tous  deux  rester  chez 
M"'*  de  Cherville  à  peu  près  le  temps  des  vacances. 

En  apprenant  la  prochaine  arrivée  de  son  ami,  Léon  fut 
tout  étonné  de  n'éprouver  aucune  joie.  «Henri,  qui  est  si 
moqueur,  pensa-t-il,  que  va-t-il  dire  de  mon  pauvre  chien?» 

Quand  une  chose  nous  rend  heureux,  et  que  nous  re- 
doutons pour  elle  l'opinion  de  nos  amis,  c'est  que  ces  pré- 
tendus amis  ne  nous  aiment  pas  autant  que  nous  le  croyons  ; 
sans  cela  ils  s'empresseraient  de  montrer  de  la  bienveil- 
lance pour  ce  qui  nous  plaît,  Léon  eut  une  bien  grande 
preuve  de  cette  vérité. 

BI"«  de  Cherville  détestait  les  chiens,  et,  de  plus,  elle 
trouvait  celui  de  son  fils  très-laid  ;  mais  dès  qu'elle  eut  re- 
marqué l'attachement  de  Léon  pour  Faraud  ,  elle  traita  la 
pauvre  bêle  avec  bonté,  et  même,  quand  Léon  était  là,  elle 
le  caressait  pour  lui  plaire  ;  elle  allait  quelquefois  même 
jusqu'à  lui  acheter  des  croquignoles.  Une  bonne  mère  est 
capable  de  tout  pour  son  fils  ! 

—  Il  n'en  fut  pas  de  même  avec  Henri.  A  peine  Arrivé, 
il  parla  d'abord  de  son  fusil  ;  puis,  voyant  le  chien  ; 

—  Tu  me  prêteras  cette  horreur  de  chien,  n'est-ce  pas , 
quand  j'irai  à  la  chasse?  dit-il. 

—  Non,  vraiment,  répondit  Léon  ;  tu  ne  sais  pas  encore 
tirer;  tu  lui  enverrais  des  coups  de  fusil.  Je  ne  te  le  con- 
fierai pas. 

—  Tu  ne  crains  pas  qu'on  le  prenne  pour  un  lièvre,  ton 
gros  pataud  de  chien?  reprenait  Henri. 

Et  du  matin  au  soir  il  ne  cessait  de  taquinerie  chien  vo- 
lant, qui  ne  daignait  même  pas  le  mordre. 

—  Léon  reconnut  bien  alors  que  Henri  n'était  pas  sincè- 
ment  son  ami,  puisqu'il  trouvait  tant  de  plaisir  à  tourmen- 
ter cette  pauvre  bête  pour  l'affliger. 

Le  bon  Faraud  et  Léon  subissaient  les  persécutions  de 
Henri  avec  d'autant  plus  de  patience  qu'ils  avaient  mille 
moyens  de  s'en  venger.  Chaque  matin ,  le  grand  jeune 
homme  s'en  allait  à  la  chasse  dès  qu'il  faisait  jour,  et  le 
soir  il  revenait  la  figure  longue  et  mécontent,  car  il  n'avait 
rien  tué  dans  la  journée. 

Léon ,  au  contraire ,  rapportait  chaque  soir  perdrix  et 
faisans.  Il  avait  découvert  dans  la  forêt  voisine  un  endroit 
solitaire,  dont  une  fondrière  et  d'épaisses  broussailles  dé- 
fendaient l'abord  de  tous  côtés.  Là  se  réfugiaient  beau- 
coup d'oiseaux  ;  Léon,  caché  à  tous  les  yeux  par  les  hauts 
arbres  de  la  forêt,  franchissait  les  précipices  et  les  brous- 
sailles sur  les  ailes  du  chien  volant.  A  peine  un  oiseau  s'en- 
volait-il devant  eux,  Faraud  le  poursuivait  avec  ardeur,  et 
bientôt  l'atteignait,  car  il  volait  plus  vite  que  tous  les  oi- 
seaux ;  il  le  saisissait  dans  sa  gueule,  puis  retournait  aus- 
sitôt sa  tête  vers  Léon  pour  lui  offrir  sa  conquête. 

Cette  chasse  au  vol  amusait  Léon  plus  que  tous  les  autres 
plaisirs;  il  aimait  beaucoup  mieux  cela  que  de  s'aller  pro- 
mener dans  le  bateau  avec  Henri,  qui  lui  jetait  de  l'eau  au 
visage  tout  le  temps  de  la  promenade,  et  dont  la  plus  grande 
joie  était  de  faire  tomber  Faraud  dans  la  rivière. 

Henri ,  comme  on  le  pense ,  fort  jaloux  des  succès  de 
Léon  à  la  chasse,  et  Léon,  se  défiant  de  lui,  ne  parlait  ja- 
mais des  faisans  qu'il  avait  tués  que  lorsqu'ils  étaient  déjà 


presque  assaisonnés.  En  effet,  si  Henri  les  avait  regardés  au 
moment  où  son  ami  les  rapportait,  il  aurait  remarqué  qu'ils 
n'avaient  nulle  trace  de  coup  de  fusil ,  et  il  en  aurait  conçu 
des  soupçons  dangereux  pour  le  chien  volant.  L'amabilité 
de  Léon  n'était  pas  moins  digne  d'envie  que  son  adresse, 
et  chaque  jour  Henri  avait  à  souffrir  des  nouveaux  éloges 
qu'il  entendait  faire  de  son  ami.  11  était  impossible  de  voir 
Léon  sans  l'aimer,  et  sans  le  haïr  quand  on  en  était  jaloux. 
Depuis  qu'il  possédait  un  secret  important,  tout  son  ca- 
ractère était  changé  :  la  présence  d'esprit  continuelle 
qu'exige  un  mystère  à  cacher,  avait  mûri  sa  raison  plus 
que  ne  l'auraient  fait  dix  années.  Léon  était  devenu  réflé- 
chi avant  l'âge ,  ce  qui  ne  l'empêchait  point  d'être  gracieux 
et  bienveillant.  Au  contraire  même,  dominé  par  une  pen- 
sée qu'il  ne  pouvait  confier,  il  ne  songeait  à  taquiner  per- 
sonne ;  ce  que  font  toujours  les  gens  qui  n'ont  rien  à  pen- 
ser, et  qui  s'occupent  des  autres  pour  les  tourmenter. 

On  l'aimait  dans  tout  le  pays;  l'on  vantait  surtout  ses 
soins  pour  sa  mère. 

— 11  l'aime  tant,  disait-on,  qu'il  a  fait  une  nuit  quinze 
lieues  à  pied  pour  aller  chercher  un  médecin  à  Paris.  La 
pauvre  dame  était  bien  malade,  il  est^Tai,  et  elle  n'avait 
pas  confiance  dans  le  médecin  d'ici  ;  mais  elle  a  été  si  con- 
tente de  son  cher  enfant,  qu'elle  a  guéri  tout  de  suite. 

Voilà  ce  que  croyaient  les  bonnes  femmes  du  pays  ;  nous, 
qui  connaissons  le  chien  volant,  nous  savons  que  Léon  n'a- 
vait pas  fait  la  route  à  pied.  Il  était  parvenu,  à  force  d'habi 
tude,  à  diriger  Faraud  si  bien,  qu'il  le  conduisait  oîi  il  vou 
lait,  la  nuit  même  et  partout.  Léon,  voyant  sa  mère  malade, 
était  allé  le  soir  chercher  son  médecin  à  Paris ,  et  le  lende- 
main le  docteur  était  arrivé ,  et  avait  raconté  à  tout  le 
monde  que  Léon ,  après  lui  avoir  appris  la  maladie  de 
M"*  de  Cherville ,  était  reparti  la  nuit  même  à  pied  avec 
son  chien ,  sans  vouloir  attendre  jusqu'au  moment  où  il 
l'aurait  ramené  dans  sa  voiture. 

De  là  venait  que  l'on  croyait,  dans  le  pays,  que  ce  cher 
enfant  avait,  dans  une  seule  nuit,  fait  quinze  lieues;  sept 
pour  aller  et  sept  pour  revenir. 

On  racontait  aussi  qu'une  autre  fois  il  avait  envoyé  un 
courrier  à  Perpignan,  à  Perpignan  !  dans  le  midi  de  la 
France  !  pour  donner  à  sa  mère  des  nouvelles  d'une  de 
ses  sœurs  dont  elle  était  fort  inquiète. 

Le  courrier,  ajoutait-on,  a  rapporté  la  lettre  deux  jours 
après,  cela  a  dû  coûter  bien  de  l'argent  à  M.  Léon;  c'est 
cher  de  faire  voyager  les  chevaux  si  vite. 

Un  jour,  M"*  de  Cherville  entra  dans  la  chambre  de 
son  fils. 

—  Embrasse-moi,  Léon, 'dit-elle;  tu  vas  être  bien  heu- 
reux :  tu  vas  revoir  enfin  ton  père  ;  il  m'écrit  du  lazaret 
de  Toulon,  où  il  est  en  quarantaine  ;  mais  dans  quinze  jours 
il  sera  ici. 

Léon  se  réjouit  de  tout  son  cœur  ;  il  y  avait  trois  ans 
que  SI.  de  Cherville  était  absent,  et  l'on  comprendra  com 
bien  son  fils  devait  être  heureux  de  le  revoir.  Mais,  ce  qu'o. 
s'imaginera  difficilement,  c'est  l'impatience  de  Léon  en 
apprenant  que  son  père  était  retenu  au  lazaret. 

Il  avait  supporté  courageusement  sa  longue  absence, 
tant  que  M.  de  Cherville  était  resté  à  Constantinople,  parce 
que  l'excès  de  l'éloignement  lui  était  toute  espérance  d'al- 
ler vers  lui,  et  que  c'est  l'espérance  qui  tourmente;  mais  il 


156 


LECTURES  DU  SOIR. 


ne  pouvait  se  faire  à  l'idée  de  le  savoir  si  près  de  lui,  ar- 
rivé en  France ,  et  retenu  pendant  quinze  mortels  jours 
dans  la  plus  ennuyeuse  retraite. 

C'était  là  une  belle  occasion  de  faire  voyager  le  chien 
volant. 

Léon  courut  chez  la  princesse  pour  lui  confier  ses  pro- 
jets. 

—  Mon  père  est  arrivé  à  Toulon,  dit-il;  je  veux  abso- 
lument l'aller  voir.  Comme  il  me  faudra  quelque  temps 
pour  ce  voyage,  dites  à  ma  mère  que  vous  désirez  me  gar- 
der près  de  vous,  ici,  pendant  quelques  jours.  J'irai  seule- 
ment voir  mon  père  ;  j'aurai  le  courage  de  ne  point  lui  par- 
ler, de  ne  point  l'embrasser  ;  je  ne  trahirai  point  mon  secret, 
mais  je  le  verrai.  Oh  !  je  suis  si  impatient  de  le  revoir  ! 

La  princesse,  touchée  de  cette  impatience,  écrivit  à  M™« 
de  Cherville,  qu'elle  la  conjurait  de  lui  confier  Léon  pen- 
dant deux  ou  trois  jours  pour  tenir  compagnie  à  un  de  ses 
neveux  qui  venait  d'arriver  chez  elle,  et  M™*  de  Cherville 
consentit  à  cette  prière. 

Léon  profita  du  prétexte  donné  à  son  absence,  et  partit 
le  soir  même  pour  Toulon,  monté  sur  le  chien  volant. 

La  route  lui  parut  bien  longue.  Le  lendemain  matin  il 
s'arrêta  à  Lyon  pour  déjeuner  et  pour  faire  reposer  soc 
pauvre  chien.  Il  y  passa  toute  la  journée,  et  se  promen* 
par  la  ville,  suivi  de  son  fidèle  compagnon,  qui  trottait  dans  \ 
les  rues,  sur  les  quatre  pattes,  tout  comme  un  autre  chien,  •* 
Faraud  était  semblable  à  un  grand  acteur  qui  se  montre 
fort  terre  à  terre,  fort  bourgeois,  fort  commun  et  quelque- 
'"dIs  trivial  dans  ses  habitudes;  puis  qui,  tout  à  coup,  ap- 
taraît  rayonnant  de  splendeur,  de  majesté,  lesbras  en  l'air, 
.e  pied  en  avant,  la  tète  en  arrière,  Tair  noble  et  superbe, 
relevant  son  casque  avec  fierté,  son  manteau  avec  orgueil, 
et  ne  rappelant  plus  en  rien  cet  individu  crotté,  qui,  le  ma- 
tin, barbotait  sur  les  boulevards  avec  des  socques  boueux 
et  un  parapluie  tout  en  larmes. 

Faraud,  de  même,  barbotait  le  jour  dans  les  ruisseaux; 
puis,  chaque  soir,  il  s'élevait  dans  les  nues;  malheureuse- 
ment il  n'avait  aucun  public  pour  l'admirer. 

Léon  arriva  à  Toulon  le  troisième  jour,  c'est-à-dire  la 
troisième  nuit;  car  il  descendit  sur  terre  avant  le  lever  de 
l'aurore,  dans  la  crainte  d'être  aperçu. 

Quelle  que  fût  son  impatience  de  revoir  son  père,  Léon 
savait  être  prudent;  il  immolait  son  cœur  lui-même  à  la  pen- 
sée dominante  :  son  secret.  Ah!  c'est  cela  qui  forme  le  ca- 
ractère d'un  enfant  ! 

En  effet,  ne  fallait-il  pas  avoir  bien  de  la  tenue,  de  la  con- 
stance, pour  rester  ainsi  tout  près  de  son  père  sans  se  mon- 
trer à  lui,  pour  se  résigner  à  ne  l'apercevoir  qu'à  sa  fenêtre, 
à  n'entendre  sa  voix  que  par  hasard?  IS"'importe,  Léon  était 
heureux. 

Dès  que  la  nuit  tombait,  il  s'envolait  vers  le  lazaret  avec 
Faraud,  et  il  planait  devant  la  fenêtre  de  son  père.  Comme 
celte  fenêtre  était  presque  toujours  ouverte,  il  entendait,  il 
pouvait  voir  tout  ce  qui  se  faisait  dans  la  chambre:  si  bien 
qu'un  jour  où  son  père  parlait  de  lui  à  l'un  de  ses  compa- 
gnons de  voyage,  Léon  fut  honteux  de  son  rôle  d'espion, 
et  se  repentit  un  moment  d'avoir  été  si  indiscret. 

—  Dans  huit  jours  nous  quitterons  le  lazaret  ;  je  rever- 
rai mon  fils,  disait  M.  de  Cherville.  Il  doit  être  bien  grandi 
et  bien  changé.  Sa  mère  m'écrit  qu'il  est  devenu  beau 
comme  un  ange,  et  de  plus,  qu'il  annonce  beaucoup  d'es- 
prit et  déraison.  Mon  projet  était  d'en  faire  un  marin  comme 
moi  ;  mais  s'il  n'a  point  de  goût  pour  cet  état,  je  le  laisserai 
libre  de  choisir  celui  qu'il  préfère;  toutefois,  j'aurai  l'air 
d'exiger  qu'il  entre  dans  la  marine.  S'il  a  une  autre  voca- 


tion, cet  obstacle  la  développera  ;  rien  n'excite  une  vocation 
comme  de  la  contrarier. 

Léon  riait  cependant  en  lui-même  de  ce  qu'il  venait  d'en- 
tendre ;  et  malgré  la  délicatesse  de  ses  scrupules,  il  se  pro- 
mettait bien  de  profiter  de  cet  avertissement  indiscret. 

—  Ah  !  vous  voulez  me  contrarier,  monsieur  mon  père, 
pensait-il  ;  nous  verrons,  nous  verrous  si  vous  y  parvien- 
drez. 

Léon,  malgré  le  plaisir  qu'il  trouvait  à  regarder,  la  nuit, 
son  père  à  travers  son  étroite  fenêtre,  fut  obligé  de  retour- 
ner à  Paris,  c'est-à-dire  aux  environs  de  Paris,  au  château 
de  la  fée-princesse,  où  il  était  censé  avoir  passé  tout  le 
temps  de  son  voyage. 

11  n'était  resté  que  trois  jours  absent,  et  sa  mère  fut  heu- 
reuse de  le  revoir,  comme  s'il  l'avait  quittée  depuis  des  an- 
nées. 

Henri  ne  témoigna  pas  tant  de  joie  ;  il  accueiJlit  son  ami 
avec  un  malin  sourire,  et  Léon  frissonna  lorsqu'il  lui  dit 
avec  aigreur. 

—  D'où  viens-tu  donc  ? 

—  De  chez  M"*  de  Valencourt,  répondit  Léon  en  se  trou- 
blant. 

—  A  l'instant  même,  je  le  crois ,  mais  tu  n'y  es  pas  resté 
tout  le  temps  de  ton  absence.  Je  suis  allé  me  promener 
chez  elle  dans  le  parcl'autre  jour  ;  j'ai  questionné  le  garde- 
chasse,  et  il  m'a  dit  que  tu  n'étais  pas  au  château. 

—  Il  n'y  demeure  pas,  dit  Léon  impatienté;  comment 
le  saurait-il? 

—  Il  venait  de  voir  la  princesse  quand  je  l'ai  rencontré, 
et  tu  n'étais  pas  avec  elle,  pas  plus  que  ce  prétendu  neveu 
qu'elle  t'avait  prié  de  venir  amuser,  comme  si  tu  n'avais  pas 
auprès  de  toi  un  ami  qui  valait  bien  le  neveu  de  toutes  les 
princesses  du  monde. 

—  Le  garde-chasse  est  un  imbécile  !  s'écria  Léon  en  s'é- 
loignant  à  l'instant;  car  s'il  savait  feindre  habilement,  il 
ne  savait  pas  encore  bien  mentir. 

Léon  remonta  dans  sa  chambre,  inquiet,  tourmenté  des 
soupçons  de  son  perfide  ami.  Une  fois  la  défiance  de  Henri 
éveillée,  Léon  avait  tout  à  redouter  de  sa  curiosité.  Comme 
tous  les  paresseux,  Henri  n'avait  de  cœur,  ne  se  donnait 
de  peine  que  pour  découvrir  ce  que  les  autres  lui  cachaient, 
pour  surprendre  ce  qu'il  ne  devait  pas  savoir. 

Léon  attendait  avec  impatience  la  fin  des  vacances  pour 
voir  partir  enfin  de  chez  sa  mère  le  faux  ami  qui  troublait 
tout  son  bonheur  ;  il  sentait  que  le  chien  volant  ne  serait 
en  sûreté  que  lorsque  Henri  ne  serait  plus  là,  et  il  en  vou- 
lait à  l'oncle  de  Henri  de  ne  pas  l'emmener  plus  vite.  Mais 
cet  oncle  était  un  homme  consciencieux,  qui  faisait  une 
chose,  non  parce  qu'elle  lui  plaisait,  mais  parce  qu'il  avait 
dit  qu'il  la  ferait.  M""  de  Cherville  lui  avait  écrit  : 

—  Venez  passer  un  mois  avec  nous  à  la  campagne. 
Il  avait  répondu  : 

—  J'irai  passer  un  mois  avec  vous  à  la  campagne. 

Et  il  était  venu  passer  un  mois  avec  elle  à  la  campagne. 
Il  avait  quille  Paris  le  1"  septembre,  et  il  y  comptait  retour- 
ner le  l"octobre,  pasun  jour  de  plus,  pas  un  jourde  moins. 
Léon  savait  cela,  et  il  attendait  le  1"  octobre  avec  impa- 
tience. 

Le  temps  s'écoulait,  et  M.  de  Cherville  devait  arriver  de 
moment  en  moment.  Un  soir,  Léon  voulutallerau-dcvant 
de  lui  :  il  se  retira  dans  une  allée  obscure  pour  éviter  les 
rayons  de  la  lune,  qui  pouvaient  trahir  le  chien  volant,  et 
après  avoir  dit  le  mot  magique,  il  s'envola.  Comme  il  s'éle- 
vait, il  entendit  une  voix  qui  disait  : 

—  Nasgucllc  !  Nasguelle! 


I 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


157 


Il  pensa  que  c'était  l'écho,  et  pourtant  il  fut  lourmenlé  de 
cette  singularité. 

Léon  fut  bientôt  distrait  de  cette  pensée,  en  apercevant 
une  voiture  de  poste  sur  la  grande  route;  il  présuma  que 
ce  devait  cire  celle  de  son  père,  et  il  dirigea  son  chien  de 
ce  côté  pour  reconnaître,  au  clair  de  la  lune,  si  ce  voya- 
geur était  M.  de  Cherville.  Il  fut  heureux  de  voir  que  c'était 
bien  lui  ;  alors  il  s'amusa  à  lui  servir  de  courrier.  Léon 
volait  sur  les  ailes  de  son  chien  jusqu'au  prochain  relais  ; 
là,  il  mettait  pied  à  terre,  faisait  grand  bruit  à  l'hôtel  de  la 
poste,  commandait  les  chevaux,  pressait  les  postillons, 
puis  il  remontait  dans  les  airs  sitôt  qu'il  entendait  la  voiture 
s'approcher.  Il  voyagea  de  la  sorte  pendant  la  moitié  de  la 
nuit  !Î  côté  de  son  père,  jusqu'à  ce  qu'ils  arrivassent  au 
château.  A  peine  la  voiture  entra-t-elle  dans  la  cour,  que 
Léon  descendit  avec  le  chien  volant,  et  vint  au-devant  de 
son  père.  Après  l'avoir  tendrement  embrassé  : 

—  J'avais  un  pressentiment,  lui  dit-il,  que  vous  arrive- 
riez celte  nuit;  c'est  pourquoi  je  n'ai  pas  voulu  me  coucher, 
je  n'aurais  pu  dormir. 

—  En  vérité,  dit  M.  de  Cherville,  je  ne  comptais  moi- 
même  arriver  que  demain  ;  mais  le  service  des  postes 
est  si  bien  fait  maintenant,  que  je  n'ai  pas  perdu  une  heure. 
Ah  !  l'administration  a  fait  en  France  de  grands  progrès 
depuis  mon  absence  ;  je  dois  des  compliments  aux  maîtres 
de  poste  d'à  présent  :  ils  font  leur  métier  en  conscience. 

—  L'administration,  cette  fois,  c'était  moi,  pensa  Léon. 
Ainsi,   nous  prenons  souvent  pour  une  amélioration 

générale  le  zèle  discret  d'un  ami  qui  nous  rend  service  à 
noire  insu. 

Certes,  Léon  fut  bien  heureux  de  revoir  son  père,  de  lui 
parler,  de  l'embrasser  enfin;  et  cependant  tout  ce  bonheur 
fut  empoisonné  non  par  un  grand  malheur,  mais  par  une 


niaiserie,  par  un  mot  dit  en  riant,  par  un  mot  insignilîant 
pour  tout  le  monde,  et  qui  cependant  lui  révélait  un  im- 
minent danger. 

En  se  promenant  dans  le  jardin  avec  son  père,  Léon  en- 
tendit la  même  voix  qui  l'avait  tant  troublé  la  veille  pro- 
noncer distinctement  ce  mot  fatal  : 

—  Nasguette  !  nasguelle  ! 

Ilclas  !  il  n'y  avait  plus  moyen  de  croire  que  c'était 
l'écho  qui  parlait  celte  fois. 

Léon  pâlit,  et  son  père  fut  frappé  de  sa  tristesse.  Le  pau- 
vre enfant,  par  un  mouvement  de  crainte  involontaire,  ne 
voyant  pas  Faraud  à  ses  côtés,  courut  le  chercher  dans  sa 
chambre  ;  il  trouva  Faraud  couché  sur  le  coussin  de  sa 
bergère  comme  tous  les  jours  ;  mais  il  n'en  éprouva  pas 
moins  une  vive  inquiétude. 

A  dîner,  l'air  moqueur  et  méchant  de  Henri  le  frappa  ; 
il  ne  cessait  de  lui  lancer  des  épigrammes  qui  le  remplis- 
saient de  terreur.  M.  de  Cherville  parlait-il  de  ses  voyage?... 

—  Léon  aussi  aime  beaucoup  à  voyager,  disait  Henri 
d'un  air  malin;  mais  ce  n'est  pas,  comme  vous,  sur  mer 
qu'il  voyagerait  de  préférence,  ce  serait  plutôt... 

Puis  il  s'arrêtait  en  regardant  Léon  d'un  œil  perçant  : 

—  Ce  serait  sur  terre,  n'est-ce  pas  ? 

Et  Léon  ne  pouvait  supporter  la  malice  de  son  sourire. 

Il  vit  bien  que  Henri  était  sur  le  point  de  deviner  son 
secret,  si  toutefois  même  il  ne  l'avait  pas  déjà  deviné. 

Léon  passa  la  nuit  dans  la  crainte;  il  ne  cessait  de  ca- 
resser le  bon  Faraud.  Souvent,  saisi  de  pressentiment,  il 
le  regardait  avec  tristesse  comme  un  ami  qu'il  faut  quitter, 
comme  un  objet  chéri  qu'on  va  nous  arracher,  que  nous 
admirons  pour  la  dernière  fois.  Hélas!  un  cœur  passionné 
n'a-t-il  pas  raison  de  s'épouvanter  quand  son  ennemi  a 
regardé  ce  qu'il  aime? 


JE  vous  l'avais  bien  dit. 


Cependant  l'oncle  de  Henri  parlait  de  leur  prochain  dé- 
part ;  on  était  au  28  septembre,  et  l'oncle  ponctuel  devait 
retourner  à  Paris  le  i"  octobre.  Les  portes  delà  ville  eus- 
sent été  fermées,  les  rues  de  Paris  une  autre  fois,  c'est-à- 
dire  une  troisième  fois  barricadées;  on  aurait  dû  l'y  ac- 
cueillir à  coups  de  fusil,  à  coups  de  canon,  rien  ne  l'aurait 
empêché  de  faire  son  entrée.  11  avait  dit  : 

—  J'arriverai  le  1"  octobre. 

Ce  n'était  point  Léon  qui  se  moquait  de  celte  exactitude, 
il  l'appréciait  plus  que  personne  ;  seulement  il  regrettait 
que  cet  homme  si  exact  ne  se  fût  pas  engagé  à  revenir  trois 
jours  plus  tôt. 

—  S'ils  étaient  partis,  se  disait  Léon,  je  serais  tranquille. 
Faraud  serait  sauvé  ;  puisque  Henri  ne  retourne  plus  au 
collège,  je  n'aurai  plus  occasion  de  le  voir  et  je  ne  le  regret- 
terai pas.  Il  n'est  pas  mon  ami,  je  le  crains  trop:  il  ne 
m'aime  pas  ;  l'amitié,  c'est  la  confiance.  Oh!  que  je  vou- 
drais qu'il  fût  parti  ! 

Le  lendemain  29,  Henri  faisait  déjà  ses  paquets,  et  Léon 
l'aidait  à  nettoyer  son  fusil  avec  bien  du  zèle,  je  vous  l'af- 
firme. Jamais  service  ne  lui  plut  davantage  à  rendre,  lors- 
que M.  de  Cherville  vint  chercher  Léon  pour  l'emmener  se 
promener  avec  lui.  Léon  sortit  du  château  avec  son  père. 
Il  voulut  d'abord  aller  chercher  Faraud  ;   puis  il  pensa 


qu'il  était  plus  en  sûreté  enfermé  dans  sa  chambre,  et  il 
s'éloigna. 

Dès  qu'il  fut  parti,  Henri  courut  à  l'appartement  de  Léon: 
la  porte  était  soigneusement  fermée,  mais  la  fenêtre,  qui 
était  ouverte,  était  si  basse  qu'on  pouvait  facilement  péné- 
trer dans  la  chambre,  même  sans  le  secours  d'une  échelle. 
Henri  fut  bientôt  auprès  de  Faraud. 

—  Ah  !  dit-il,  viens  vile,  mon  beau  Pégase;  nous  allons 
voyager  aussi. 

En  disant  cela,  il  jeta  Faraud  par  la  fenêtre. 

—  Tu  as  des  ailes,  ajoulait-il ,  tu  peux  bien  le  casser  les 
pattes. 

Il  sauta  dans  le  jardin,  et  saisissant  le  chien  par  les  oreil- 
les : 

—  Allons  !  allons  !  je  veux  m'amusera  mon  tour,  beau 
chien  de  princesse  ;  ne  feras-lu  pas  quelque  chose  pour 
moi  ? 

Henri  se  mit  alors  à  cheval  sur  le  dos  du  chien  ;  et  imi- 
tant Léon,  qu'il  avait  épié  quelques  jours  avant,  il  répéta 
d'une  voix  sonore  le  mot  magique,  et  le  pauvre  Faraud, 
condamné  à  obéir  à  ce  mot,  s'envola  comme  pour  un  aiui. 

Mais  il  faisait  son  devoir  de  mauvaise  grâce,  et  d'ailleurs 
Henri  était  beaucoup  plusgrand  et  beaucoup  plus  lourd  que 
Léon.  Le  vol  du  chien  fut  inégal  et  saccadé,  et  bientôt  Henri. 


158 


LECTURES  DU  SOIR. 


perdant  l'équilibre,  chancela.  11  voulut  se  retenir  aux 
ailes  de  Faraud;  mais  Faraud  secoua  ses  ailes,  accoutumées 
aux  caresses  de  Léon,  et  soudain  le  cavalier  tomba. 

Le  chien  ne  s'étant  enlevé  qu'à  demi,  la  chute  de  Henri  ne 
fut  pas  dangereuse.  Mais,  malheureusement,  Henri  ne  sa- 
vait pas  le  mot  magique  dont  la  puissance  était  d'arrêter  le 
vol  de  Faraud  ;  et  Faraud  s'élevait  toujours,  et  Faraud  ne 
redescendait  plus. 

Si  Léon  était  arrivé  en  ce  moment,  il  aurait  crié  o?da- 
toro  assez  à  temps  pour  être  entendu  de  son  chien.  Hélas! 
Léon  n'était  plus  là. 

Le  chien  volant  ne  se  sentant  point  diriger,  allait  s'éga- 
rant  dans  les  cieux;  il  entrait  dans  de  gros  nuages  au  ris- 
que d'être  mouillé  jusqu'aux  os;  il  volait  au  hasard,  çà  et  là, 
sans  méthode;  il  planait  de  travers,  indécis  comme  un  cerf- 
volaut.  Il  s'envola  vers  le  couchant,  du  côté  de  Paris. 

Léon  revint  joyeux  avec  son  père,  ne  se  doutant  pas  de 
son  malheur.  Il  trouva  Henri  étendu  sur  le  gazon,  se  te- 
nant la  jambe,  se  frottant  le  bras,  dans  l'altitude,  enfin, 
d'une  personne  qui  vient  de  se  laisser  tomber. 

—  Qu'as-tu  donc?  lui  demanda  Léon.  Qui  t'a  jeté  par 
terre  ? 

—  Ton  maudit  chien,  répondit  Henri  avec  humeur,  n'a 
pas  voulu  de  moi  sur  son  dos;  il  me  le  payera...  Maudite 
bête  ! 

—  Comment!  s'écria  Léon  alarme,  que  veux-tu  dire? 
Faraud!...  mais  je  l'avais  enfermé  dans  ma  chambre  ;  il 
doit  y  être  encore... 

—  Ah  !  bien  oui,  dans  ta  chambre  !  regarde  là-haut  si  j'y 
suis. 

Léon,  épouvanté,  lève  les  yeux  au  ciel. 

—  Vois-tu,  tout  en  haut  des  cieux,  ce  petit  point  noir? 
continua  Henri;  on  dirait  une  hirondelle.  Eh  bien!  c'est 
ton  chien,  ton  maudit  Faraud.  Ah!  tu  fais  des  cachotte- 
ries ;  tu  as  un  chien  volant  et  tu  n'en  dis  rien  à  tes  amis  ; 
c'est  très-aimable  !  Oh  !  aïe  !  je  crois  que  j'ai  tous  les  mem- 
bres cassés. 

Le  pauvre  Léon  était  si  occupé  à  suivre  Faraud  dans  les 
airs,  qu'il  ne  songeait  pas  à  aider  Henri  à  se  relever.  Léon 
était  abattu,  comme  on  l'est  à  l'aspect  d'un  danger  auquel 
on  ne  peut  apporter  aucun  remède.  Tant  qu'il  aperçut  le 
petit  point  noir  dans  les  cieux,  il  conserva  de  l'espérance  ; 
mais  quand  ce  point  devint  invisible,  Léon  tomba  dans  la 
tristesse;  il  courbait  la  tète  comme  résigné  à  la  fatalité.  Ce 
malheur  ne  lui  donnait  point  le  désespoir  que  nous  cause 
im  malheur  subit  :  il  lui  causait  la  peine  profonde  et  silen- 
cieuse qu'inspire  un  chagrin  dès  longtemps  prévu. 

11  ne  fit  aucun  reproche  à  Henri  sur  la  perfidie  de  sa 
conduite  ;  il  l'aida  à  retourner  au  château  ;  il  eut  soin  de 
lui,  envoya  chercher  un  chirurgien  pour  guérir  les  contu- 
sions qu'il  s'était  faites  en  tombant;  puis,  résolu  de  cacher 
sa  tristesse  à  sa  mère,  il  alla  finir  sa  journée  chez  la  fée  sa 
protectrice,  et  savoir  d'elle  s'il  n'y  avait  pas  un  moyen  de 
ramener  le  chien  volant. 

—  Hélas!  mon  cher  Léon,  dit  la  princesse,  je  ne  puis 
rien  vous  promettre.  Le  chien  volant  ne  redescendra  sur 
la  terre  que  lorsque,  abattu  de  fatigue,  ses  ailes  ne  pour- 
ront plus  le  soutenir.  Mais  qui  peut  savoir  sur  quelle  terre 
il  descendra?  Peut-être  sera-ce  en  Chine,  au  Pérou ,  en 
Egypte,  àGolconde,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  à  Paris!... 


—  A  Paris  I  répéta  Léon  ;  oh  !  j'aimerais  mieux  cela;  je 
pourrais  au  moins  le  retrouver. 

—  Enfant  !  dit  la  princesse ,  tu  oublies  donc  la  leçon  que 
je  t'ai  donnée?  Si  ton  pauvre  chien  est  surpris  à  Paris  avec 
les  ailes  déployées,  il  est  perdu.  Paris  est  le  tombeau  des 
merveilles  ;  et  comment  une  merveille  pourrait-elle  vivre 
chez  des  gens  qui  n'aiment  point  à  s'étonner,  chez  des  gens 
qui  cherchent  le  pourquoi  de  toutes  choses,  qui  nomment 
illusions  tout  ce  qui  n'est  pas  calcul  ;  pour  qui  l'admiration 
est  une  fatigue,  et  qui  se  dédommagent  de  l'admiration 
momentanée  que  leur  inspire  une  merveille  en  l'expliquant 
bien  vite  par  une  vulgarité?  Si  le  chien  volant  est  à  Paris, 
Léon,  oublie  que  tu  l'as  possédé;  car  tu  ne  le  reverras 
plus.  Qui  sait?  peut-être  est-il  déjà  la  proie  de  la  science; 
peut-être  déjà  l'a-t-on  expliqué  ;  peut-être  l'Académie  des 
sciences  sait-elle  déjà  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  particulari- 
tés anatomiques  de  cet  animal  curieux.  Ah!  mon  enfant, 
pour  l'être  dont  l'àme  est  susceptible  d'enthousiasme  et 
de  grandeur,  mieux  vaut  tomber  dans  une  ile  inconnue, 
chez  les  sauvages,  que  tomber  vivant  parmi  les  beaux  es- 
prits de  Paris. 

Ces  discours  n'étaient  point  de  nature  à  rassurer  Léon 
sur  le  sort  du  chien  volant.  Il  revint  chez  sa  mère  plus  triste 
qu'avant  de  s'être  rendu  chez  la  fée.  11  passa  plusieurs  se- 
maines dans  le  découragement;  et  sa  mère,  le  voyant  si 
abattu,  ne  comprenait  pas  qu'im  enfant  éprouvât  une  peine 
si  grande  delà  perte  d'un  simple  chien.  C'est  qu'elle  ne  sa- 
vait pas  tout  ce  qu'était  pour  Léon  ce  simple  chien  :  ainsi, 
on  nous  blâme  souvent  de  nos  regrels,  parce  qu'on  ne  con- 
naît pas  toute  rétendue  de  noire  perte. 

Henri  était  retourné  au  collège  un  peu  trop  lard,  hélas  ! 
pour  le  bonheur  de  Léon,  qui,  n'ayant  plus  la  ressource  de 
ses  promenades  aériennes,  passait  toutes  ses  soirées  tris- 
tement, au  coin  du  feu,  avec  ses  parents. 

Les  journaux  arrivaient  tous  les  soirs  à  neuf  heures-, 
M.  de  Cherville parcourait  d'abord  les  nouvelles  politiques, 
puis  il  donnait  le  journal  à  Léon,  qui  lisait  tout  haut  les  rap- 
ports scientifiques,  les  feuilletons  littéraires. 

Un  soir,  Léon  prit  le  journal,  et  le  lut  comme  il  faisait 
chaque  soir  ;  mais  tout  à  coup  il  s'arrêta,  les  paroles  expi- 
rèrent sur  sa  bouche,  un  froid  mortel  saisit  ses  membres, 
des  larmes  remplirent  ses  yeux ,  le  journal  s'échappa  de 
ses  mains,  et  Léon  tomba  évanoui. 

C'est  qu'il  y  avait  dans  ce  journal  un  article  intitulé: 
Académie  des  Sciencea,  et  im  rapport  de  M.  G.  de  Saint***, 
concernant  un  animal  d'une  construction  bizarre,  qui  te- 
nait à  la  fois  du  chien  et  de  l'oiseau  :  du  chien,  par  les 
pattes,  la  queue  et  la  mâchoire  ;  de  l'oiseau,  par  le  crâne, 
le  cerveau,  la  poitrine  et  les  ailes,  il  ne  faut  pas  oublier  les 
ailes;  un  animal  enfin  d'une  espèce  jusqu'alors  inconnue, 
et  à  laquelle  il  proposait  de  donner  le  nom  de  chien  volant. 
L'idée  n'était  point  mauvaise,  en  effet,  et  l'Académie  l'avait 
adoptée. 

S'évanouir  pour  la  mort  d'un  chien,  dira-t-on,  c'est  trop. 
Eh  !  non,  ce  n'est  pas  trop,  mes  enfants  ;  les  ailes  duchien 
volant  étaient  pour  Léon  ce  que  les  illusions  sont  pour  le 
poète  ;  et  je  mourrais,  moi,  si  l'on  m'arrachait  mes  illusions, 
si  l'on  m'enlevait  mes  cAimer«.' 

M»«  Emilb  de  GIRARDIiN. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


159 


MEIiCirZlS  SE  ï'Il.^KC^S, 


(dc  lo  JANVirn  au  io  février.) 


L'Académie  française  vient  de  subir 
encore  une  perte  bien  funeste  et  bien 
douloureuse.  M.  Charles  Nodier  a  suc- 
combé, dans  les  derniers  jours  de  janvier, 
à  une  maladie  longue ,  qui  a  mis  son  cou- 
rage et  sa  résignation  à  une  pénible 
épreuve.  La  force  morale  du  célèbre  écri- 
vain ne  s'est  pas  démentie  un  moment. 
Il  a  souffert  en  philosophe ,  et  il  est  mort 
on  chrétien. 

M.  Charles  Nodier  appartient  à  la  nou- 
velle école  littéraire  :  il  s  est  montré  un 
des  premiers  et  des  plus  ardents  à  repous- 
ser la  manière  usée  et  vieillie  des  versi- 
licateurs  et  des  prosateurs  de  l'empire; 
il  est  entré  dans  une  voie  neuve,  hardie, 
qui  cessait,  enfin,  d'aboutir  à  une  imi- 
tation fausse,  guindée  et  maladroitement 
servile  de  quelques  modèles  dont  les 
prclendus  sectateurs  ne  comprenaient 
même  pas  les  beautés  réelles.  Trilby, 
Thérèse,  Hubert,  Jean  Sbogar  et  une 
longue  série  de  nouvelles,  de  romans, 
d'études  critiques  ont  coml)attu  merveil- 
leusement en  faveur  des  innovations  litté- 
raires dont  Casimir  Delavigne  se  montrait 
le  précurseur,  et  dont  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  et  Chateaubriand  étaient,  depuis 
lonjîtemps,  les  Moïse. 

Charles  Nodier ,  d'un  caractère  doux  et 
mélancolique ,  s'était  consacre ,  dans  les 
derniers  temps  de  sa  vie,  à  l'étude  phi- 
lologique de  la  langue  française,  et  à  l'a- 
mour des  vieux  livres.  Le  Dictionnaire 
de  l'Académie  lui  doit  ses  travaux  les 
plus  lucides  et  les  plus  importants.  Écri- 
vain correct  et  savant ,  il  porta  la  lumière 
dans  cet  obscur  dédale,  donna  l'exemple 
à  ses  collègues,  et  contribua  puissamment 
à  terminer  un  édifice  qui  semblait  destiné 
à  devenir  une  seconde  tour  de  Babel.  Si 
le  Dictionnaire  de  V  Académie  ne  forme 
point  encore  aujourd'hui  une  œuvre  com- 
plète et  qui  suffise  à  tous  les  besoins 
nouveaux  crées  par  les  innovations  de  la 
science,  des  arts  et  de  l'industrie;  si  l'on 
ne  trouve  point  dans  ses  colonnes  une 
foule  de  mots  consacrés  par  Rabelais,  par 
Montaigne ,  par  Corneille  et  par  Racine 
lui-même,  il  ne  faut  pas  en  accuser  Charles 
Nodier.  Il  a  combattu  vaillamment  pour 
que  ces  restitutions  fussent  faites,  et  il  a 
plus  d'une  fois  remporté  des  victoires. 
Néanmoins,  le  soi-disant  purisme  du 
commencement  du  dix-neuvième  siècle  a 
parfois  prévalu  :  malgré  tant  de  savants 
efforts  et  d'impitoyable  logique,  Nodier 
a  eu  la  douleur  de  voir  clore  le  Diction- 
naire sans  que  ce  livre  formât  un  monu- 
ment complet  de  la  langue  française  au 
milieu  du  dix-neuvième  siècle. 

Charles  Nodier  est  mort  pauvre  :  le 
gouvernement  s'est  empressé  de  tendre  la 
main  à  sa  famille  ;  U  la  fait  Ac.  la  ma- 


nière la  plus  honorable  et  pour  lui,  et 
pour  la  veuve  et  la  fille  de  l'illustre  dé- 
funt. 

—  Molière  n'avait  point  de  monument 
a  Paris,  pas  plus,  d'ailleurs,  que  le  vieux  j 
Corneille.  Les  fontaines  et  les  monuments 
publics  sont   chargés  de  figures  plus  ou  ' 
moins  imitées  de  l'antique,  mais  ils  n'of- ^ 
frent  que  rarement  les  images  des  grands  j 
hommes  qui  ont  apporté  une  large  part  à  ' 
la  gloire  de  la  patrie.  On  vient  de  réparer 
cet  oubli  et  celle  ingratitude  eu  faveur  de 
notre  plus  grand  auteur  comique;  celui  ' 
que  nous  pouvons  opposer  avec  orgueil  à  , 
Shakspeare  lui-même;   celui  que  nous  j 
envient  toutes  les  nations  :  comme  le  disait 
Goethe  :  «  Molière  est  si  grand ,  qu'il  ap- 
partient à  l'univers  entier.  » 

C'est  le  15  janvier,  anniversaire  de  la 
mort  de  Molière,  que  l'inauguration  de 
ce  monument  a  eu  lieu  :  il  s'élève  à  un 
anglede  la  rue  Richelieu,  près  du  Théâtre- 
Français  et  en  lace  du  terrain  sur  lequel 
on  voit  la  maison  où  l'auteur  du  Misan- 
thrope a  rendu  le  dernier  soupir.  Ce  mo- 
nument ne  manque  pas  d'élégance,  à  dé- 
faut de  grandeur.  Déjà ,  depuis  longtemps, 
le  Musée  des  Familles  en  a  publie  un 
dessin  qui  peut  donner  une  idée  de  l'effet 
général.  La  figure  de  Molière  est  assise 
et  nous  a  paru  un  peu  lourde;  les  deux 
statues  en  marbre  qui  se  trouvent  à  ses 
pieds  sont  charmantes  de  finesse  et  de 
grâce,  quoiqu'on  puisse  leur  reprocher 
un  peu  d'affectation.  Une  foule  immense 
s'empressait  à  cette  solennité  qui  donnait 
enfin  à  l'illustre  poète  un  monument 
plus  digne  de  lui  que  le  busie  placé  sur  la 
cliemince  de  la  Comédie-Française,  et 
que  la  mauvaise  maquette  en  plâtre  qui 
s'élève,  à  la  halle,  sur  la  façade  de  la 
maison  où  est  né  Poquelin  ;  maquette  si 
longtemps  barbouillée  de  couleur  à 
l'huile,  avec  celte  inscription  :  A  la  tète 
noire. 

—  Le  salon  ne  tardera  pas  à  s'ouvrir  et 
promet  d'être  brillant.  Initié  à  la  plupart 
des  merveilles  qui  se  préparent  dans  les 
ateliers  de  nos  plus  célèbres  artistes, 
exprimons  d'abord  nos  regrets  d'avoir  vu 
partir  pour  la  Belgique,  sans  qu'il  ait 
paru  au  Louvre,  un  tableau  de  M.  Paul 
Delaroche.  Cette  toile,  de  petite  dimen- 
sion, se  compose  de  deux  figures  et  repré- 
sente Hérodiade  tenant  la  tête  de  saint 
Jean.  C'est  un  chef-d'œuvre  de  grâce,  de 
pureté  de  dessin  et  d'exécution  ;  elle  a  été 
achetée  par  l'heureux  et  habile  marchand 
de  tableaux,  M.  Godecharles,  qui  l'a  cou- 
verte, littéralement,  de  billets  de  ban- 
que. 

M.  Scheffer  n'exposera  point  non  plus 
sa  Marguerite  dans  la  prison.  Il  est  à 
craindre  que  son  frère  Henri ,  gravement 


malade,  ne  soit  forcé  de  suivre  l'exem- 
ple de  son  frère. 

En  revanche,  M.  Biard  s'avance  dans 
l'arène  avec  une  immense  page,  l'une  de 
ses  plus  brillantes,  selon  nous: /ero» 
se  rendant  parmi  les  gardes  nationaux 
dans  la  nuit  du  6  juin.  Une  scène  du 
Nord  d'un  effet  magique,  et  trois  petits 
tableaux  de  chevalet,  tous  destinés  à  la 
popularité  ordinaire,  complètent  le  ba- 
gage de  ce  peintre  favori  du  public  :  ce 
sont  la  Descente  du  bateau  à  vapeur,-— 
Appartement  à  louer,  —  et  la  Pudeur 
orientale. 

M.  Alfred  de  Dreux  termine  un  por- 
trait équestre  de  M.  le  duc  d'Orléans  et 
deux  enfants  jouant  avec  des  chiens , 
qui  vont  enfin  placer  ce  peintre  au  rang 
éminent  qui  lui  était  réservé.  M.  Eugène 
Isabey,  dans  une  grande  et  poétique  toile, 
a  peint ,  avec  sa  magie  ordinaire,  \esAdie'JX 
de  la  reine  d'Angleterre,  au  moment  où 
elle  va  s'éloigner  des  côtes  de  France.  M. 
Jacquand  s'occupe  de  deux  pages  histori- 
ques, dont  une  seule,  sans  doute,  se 
trouvera  terminée.  Elles  ont  pour  sujet 
Vextrime-onction  donnée  à  M.  le  dite 
d'Orléans,  —  et  le  roi  signant  la  loi  de 
la  régence. 

On  ne  saurait  donner  des  preuves  d'un 
talent  plus  mélancolique  et  plus  doux  que 
ne  l'a  fait  l'arlisle  dans  le  premier  de  ces 
tableaux.  Une  douleur  profonde  s'empare 
du  spectateur  en  face  de  celte  scène  ex- 
primée avec  tant  de  vérité;  plus  d'un 
vieux  serviteur  du  prince  a  senti  des 
larmes  couler  en  la  regardant. 

M.  Hippolyte  Sebron,  dans  une  im- 
mense toile,  a  reproduit  une  vue  de  la 
chapelle  de  Windsor.  Vous  dire  avec 
quelle  magie  la  perspective  prolonge  ses 
lignes  et  ses  arcades  dans  celte  toile,  ex- 
primer la  magie  de  la  couleur  et  la  puis- 
sance des  effets,  ne  serait  point  chose 
facile.  Comme  M.  Alfred  de  Dreux, 
M.  Sebron  se  placera,  dès  cette  année,  au 
rang  magistral  qu'il  a  droit  de  se  con- 
quérir. Voici  le  sujet  de  ce  tableau. 

La  reine  et  le  prince  Albert,  accom- 
pagnés du  duc  de  Wellington,  de  la  du- 
chesse de  Buccleugh  ,  de  la  marquise  de 
Douro,  de  la  vicomtesse  Joslyn,  et  des 
comtes  de  Lawarre  et  de  Jersey,  visitent 
la  chapelle. 

La  partie  de  la  chapelle  reproduite  par 
l'artiste  est  affectée  au  service  divin  et 
à  la  cérémonie  de  l'installation  des  che- 
valiers de  la  Jarretière;  les  stalles  des 
chevaliers  se  trouvent  rangées  de  cha- 
que côté  du  chœur,  celles  de  la  reine  et 
des  princes  du  sang  sont  sous  la  galerie 
de  l'orgue  ;  les  souverains  étrangers , 
membres  de  l'ordre,  viennent  à  la  suite, 
suivant  la  date  de  leur  investiture.  Cha- 


160 


LECTURES  DU  SOIR. 


que  slalle  est  surmontée  d'une  tourelle 
en  bois,  très-légèrement  sculptée,  suppor- 
tant le  casque,  le  cimier,  la  mante  et  l'é- 
pée  ;  au-dessus  est  suspendue  la  bannière 
du  chevalier;  dans  le  milieu  du  chœur, 
une  dalle  noire  marque  l'entrée  du  ca- 
veau qui  renferme  les  restes  de  Henri  VIII, 
de  Charles  !"■,  (\e  Georges  III,  de 
Georges  IV  ,  de  Guillaume  IV  et  de  plu- 
sieurs princes  et  princesses  du  sang. 

Sur  le  premier  plan  de  droite,  on  voit  un 
petit  monument  en  acier ,  exécuté  pour 
le  tombeau  d'Edouard  IV  :  ce  curieux 
morceau  d'art,  d'un  travail  délicat,  est 
l'œuvre  du  célèbre  Quentin  Metsis,  for- 
geron d'Anvers;  au-dessus  se  trouve  la 
tribune  dans  laquelle  la  reine  assiste  or- 
dinairement à  l'office  divin. 

Sur  l'emplacement  qu'occupe  la  cha- 
pelle actuelle,  Henry  l'f  en  avait  jadis 
élevé  une  autre  sous  l'invocation  de  saint 
Kdouard  leConTesseur;  celle-ci  étant  tom- 
bée en  ruine,  fut  reconstruite  par 
Edouard  III ,  peu  de  temps  après  l'instal- 
lation de  l'ordre  de  la  Jarretière,  et  dé- 
diée par  lui  à  saint  Georges,  patron  de 
l'ordre.  Elle  fut  considérablement  agran- 
die par  ses  successeurs,  notamment  par 
Edouard  IV  et  par  Henri  VII,  et  elle  subit, 
sous  le  règne  de  Georges  III ,  une  restau- 
ration complète, 

I.a  première  installation  de  l'ordre  de 
la  Jarretière  remonte  à  l'an  1329  ;  la  chro- 
nique rapporte  que  la  jarretière  de  la 
comtesse  de  Salisbury  s'étant  détachée  au 
milieu  d'un  bal,  fut  ramassée  par 
Edouard  III,  qui  voulut  perpétuer  le 
souvenir  de  cet  incident  ;  les  paroles 
prononcées ,  en  cette  occasion ,  par  le 
monarque  :  honni  soit  qui  mal  y  pen- 
se, devinrent  la  devise  de  l'ordre.  Le 
nombre  des  chevaliers,  qui  n'était,  à 
l'avènement  de  Georges  III,quedc  vingt- 
fix ,  a  successivement  été  porté  à  qua- 
rante. L'ordre  de  la  jarretière,  sauf  quel- 
ques rares  exceptions,  ne  s'accorde 
qu'aux  pairs  d'Angleterre  et  aux  têtes 
couronnées.  Ses  iusignes  se  composent 
de  la  jarretière,  ordinairement  enrichie  de 
pierres  précieuses;  du  collier  de  Saint- 
Georges,  pendu  au  cou  ;  enfin,  de  l'étoile, 
et  du  ruban  bleu-foncé,  qui  se  porte  sur 
l'épaule  gauche.  La  reine  d'Angleterre 
porte  la  jarretière  au  liautdu  bras  gauche. 

Une  vue  du  Château  de  Neuilly,  prise 
la  nuit,  par  un  beau  clair  de  lune  du 
mois  d'août,  complétera  l'exposition  de 
M. Sebron. 

Vous  connaissez  M.  Cliazal  ;  vous  êtes 
habitué  à  la  fidélité  prestigieuse  avec 
laquelle  il  sait  peindre  les  nuances  déli- 
cates et  les  contours  délicieux  desOeurs: 
vous  verrez  celle  année  un  charmant  petit 
tableau  de  chevalet,  qui  dépasse  en  per- 
fection ce  qu'a  fait  de  mieux  ,  jusqu'à 
présent,  le  peintre  du  cabinet  de  la  reine. 
Citons  encore  un  grand  tableau  commencé 
par  un  artiste  mort  aujourd'hui,  et  terminé 
parM.Chazal;  enfin  un  portrait  d'homme 
peint  avec  conscience  et  habileté. 

M.  Diaz  a  dans  son  atelier  un  paysage 
destiné,  nous  le  croyons,  à  un  grand  suc- 
cès.   Léon    Flcury    a   rapporté   de  ses 


voyages  des  études  remarquables,  et 
peintes  avec  la  précision  et  la  naïveté  qui 
le  caractérisent.  Gigoux  se  présente  dans 
la  lice  avec  une  grande  page  historique. 

Gallait  rapporte  de  la  Belgique,  qu'il 
habite  une  partie  de  l'année ,  deux  ta- 
bleaux délicieux  et  d'un  effet  opposé. 
L'un  représente  une  jeune  femme  qui 
contemple  avec  extase  un  bel  enfant  qui 
lui  sourit.  De  riches  draperies,  des  étoffes 
royales  se  dorent  de  reflets  somptueux  et 
brillants,  sous  le  ciel  chaud  de  Venise 
qui  éclaire  la  scène. 

Au  contraire,  dans  l'autre  tableau,  on 
voit,  sous  le  ciel  grisâtre  de  la  Flandre, 
une  pauvre  femme,  les  bras  chargés  de 
deux  créatures  chétives,  malades,  que 
la  misère  et  la  faim  ont  étiolées,  et  qui, 
peut-èlre,  vont  mourir.  On  se  sent  ému 
de  pilié  et  d'admiration.  Jamais  l'artiste 
belge  n'a  si  profondément  pensé  et  si  bien 
peint. 

Dantan  atné  expose  en  ce  moment, 
dans  la  cour  du  Louvre,  une  statue  en 
bronze  de  Duquesne;  on  ne  saurait  ex- 
primer avec  plus  de  majesté  et  de  puis- 
sance l'intelligence  et  la  force  du  marin 
célèbre. 

Daman  jeune  achève  de  donner  les  der- 
nières retouches  du  ciseau  à  sa  statue  de 
miss  Kcmble.  Résultat  de  longues  et  pro- 
fondes études,  cette  œuvre,  l'une  des 
plus  importante^  de  l'artiste  célèbre,  est 
destinée  à  représenter  à  Londres,  d'une 
manière  brillante,  l'école  de  la  statuaire 
française.  Il  compte  encore  envoyer  au 
Louvre  un  buste  en  marbre  de  Thalberg, 
et  un  buste  de  femme. 

On  verra,  de  M.  Desbœufs,  les  bustes 
en  marbre  de  M.  le  général  Jacqueminot 
et  de  Le  Sage.  Ce  buste,  qui  reproduit  les 
traits  du  général,  est  d'une  grande  vérité. 
Depuis  longtemps  on  a  rendu  justice  au 
buste  de  Le  Sage  placé  dans  le  foyer  de  la 
Comédie-Fiançaisc. 

—  Un  journal  de  Dieppe  publie  les  cu- 
rieux détails  qui  suivent  sur  un  cordon- 
nier nommé  Graillon ,  chez  lequel  s'est 
révélée  une  véritable  vocation  de  sta- 
tuaire : 

«  Dans  l'une  des  vieilles  rues  de  Dieppe, 
à  quelques  pas  de  la  gothique  église  de 
Saint-Jacques  ,  habile  un  homme  encore 
jeune,  en  qui  le  talent  s'esi  révélé  tout 
à  coup.  Il  y  a  un  an  à  peine,  cet  homme 
était  cordonnier  et  travaillait  tout  le  jour 
aux  grosses  bottes  de  pécheurs,  dans  la 
boutique  noire  et  enfumée  qu'il  n'a  pas 
quittée.  Depuis,  l'échoppe  est  devenue 
un  atelier,  le  cordonnier  est  devenu  un 
artiste.  L'an  dernier ,  cet  homme  .  qui 
s'appelle  Graillon,  a  imaginé  de  modeler 
on  terre  des  sujets  populaires  ,  et  son 
coup  d'essai  a  été  un  coup  de  maître. 
Nous  avions  entendu  parler  du  rare  ta- 
lent avec  lequel  ces  statuettes  étaient  exé- 
cutées, et  nous  avons  voulu  on  juger  par 
nous-mème.  Après  avoir  gravi  un  esca- 
lier délabré,  éclairé  par  un  trou  dans  le 
mur ,  donnant  sur  une  cour  humide  ,  on 
nous  a  lait  entrer  dans  une  pauvre  cham- 
bre en  désordre.  M.  do  Viel-Castel  et 
M.  Roger  de  Beauvoir  s'y  trouvaient  en 


ce  moment,  et  passaient  en  revue  les 
brillantes  ébauches  éparses  de  tous  côtés 
«  L'artiste,  penché  sur  une  petite  tabla 
oîi  l'on  remarquait  encore  quelques  frag- 
ments de  gros  cuir  et  des  outils,  indices  de 
sa  première  profession,  achevait  un  groupe 
de  mendiants  d'une  remarquable  énergie. 
Comme  ces  poses  sont  naturelles!  comme 
ces  guenilles  sont  bien  véritablement  des 
guenilles!  Les  mendiants  créés  par  Grail- 
lon se  distinguent  tous  par  une  vérité  et 
une  hardiesse  peu  communes.  Cest  la 
misère  prise  sur  le  fait ,  dans  toute  son 
insouciance  ,  dans  tout  son  cynisme.  Ce 
sont  de  véritables  études  de  mœurs. 
Cependant  il  ne  s'est  pas  borné  là,  et 
quelques  statuettes  historiques  prouvent 
la  flexibilité  de  cotaient  si  original.  Nous 
avons  remarqué  entre  autres  un  Du- 
quesne d'une  savante  composition,  et  un 
cavalier  du  temps  de  Louis  XIII,  dont  la 
pose  ,  dont  le  costume  élégant  et  exact  ne 
laissent  rien  à  désirer.  Nous  nous  rappe- 
lons avoir  vu  à  Naples  de  ces  composi- 
tions en  terre  cuite  qui,  vantées  à  l'excès 
et  achetées  fort  cher  par  les  étrangers , 
sont  loin  de  pouvoir  soutenir  la  compa- 
raison avec  celles-ci.  Ce  pauvre  ouvrier, 
qui  sera  un  jour,  qui  est  même  déjà,  on 
peut  le  dire,  un  grand  artiste,  ignore  le 
mérite  de  ces  productions  qui  naissent 
sous  ses  mains  avec  tant  de  facilité,  et  que 
son  esprit  observateur  renouvelle  sans 
ces.se  avec  le  même  succès.  C'est  aussi 
avec  une  égale  naïveté  qu'il  s'étonne 
du  prix  qu'on  attache  à  ses  compositions 
et  de  l'insistance  qu'on  met  à  en  sollici- 
ter sans  cesse  de  nouvelles.  • 

—  M.  Moreau  Sainti  et  M.  Potier 
viennent  d'ouvrir,  rue  de  Fatonr-d'Au- 
vergne,  une  charmante  petite  salle,  des- 
tinée aux  exercices  des  élèves  qui  se 
destinent  aux  théâtres  lyrique  et  drama- 
tique. Les  habiles  professeurs  ont  com- 
pris combien  était  nécessaire  une  pareille 
succursale  au  Conservatoire.  Là,  sans  re- 
courir à  la  province  et  aux  petites  salles 
de  la  banlieue ,  les  néophytes  de  l'art  co- 
mique peuvent  se  familiariser,  sous  la 
direction  de  maîtres  expérimentés ,  avec 
la  présence  du  public  et  les  émotions  in- 
séparables de  la  scène.  Déjà  des  progrès 
sensibles  se  font  remarquer  parmi  les 
élèves  nombreux  que  comptent  MIM.  Mo- 
reau Sainti  et  Potier. 

—  L'Opéra  va  compter  un  succès  avec  le 
joli  ballot  du  Marché  aux  servantes, 
dans  lequel  M"«  Maria,  M"'  Adèle  Du- 
milâtre  et  le  spirituel  et  comique  acteur 
Barré  ont  su  mettre  en  œuvre,  avec  un 
rare  bonheur,  leurs  talents,  de  nature  si 
différente. 

—  La  Forit  hospitaliire  obtient  un 
succès  de  vogue  cl  d'argent,  au  charmant 
théâtre  dos  Familles,  passage  Choiscul. 
Tout  Paris  vient  y  applaudir  les  petits 
élèves  de  Comte. 


le  Ti'dacieur  en  chef.  S.  tlE.\nY  CEKTIlOUD 
Le  directetir.  F.  PIQUÉE. 


Imprimerie  de  IIENNIVEU 


,  rue  Lemcrcier,  î<.  Bïiljnolirî. 


VI. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


161 


iffir-y. 


Si  l'univers  connaissait  la  délicieuse  ville  de  San-tchou- 
foo,  il  s'abandonnerait  lui-rnême  et  viendrait  s'y  établir  (1). 
Le  Céleste  Empire  n'a  rien  à  comparer  à  Tong-tchou-fou  ; 
ni  Canton,  la  cité  commerçante;  ni  Pékin,  la  cité  sainte; 
ni  Zbé-hol,  la  cité  tartare  ;  ni  Lin-sin-chou,  la  cité  reli- 
gieuse, qui  a  une  pagode  à  neuf  étages,  et  qui  se  baigne 
sur  les  deux  rives  du  Yun-leang-ho.  Les  Chinois  ont  fait 
ce  proverbe  :  «  Le  paradis  est  dans  les  deux,  mais 
Han-tchou-fo  est  sur  la  terre.  »  Cela  dit  tout.  Un  pro- 
verbe est  partout  une  vérité  humaine;  en  Chine,  c'est  une 
parole  de  Dieu.  Quand  vous  arrivez'à  Tsong-choo-foo,  soit 
par  le  Wang-ho  ou  fleuve  Jaune,  soit  par  le  Pei-ho,  soit 
par  le  mmd  canal  impérial ,  la  terre  ne  peut  rien  vous  of- 
frir de  pliis  merveilleux  que  celle  ville  ;  mais  hélas  !  per- 
sonne n'est  jamais  arrivé  à  San-tchou-fou ,  excepté  lord 

(i)  Les  voyageurs,  selon  leur  usage,  dooDeot  une  foule  de  noms 
à  celle  ville  chinoise.  Au  milieu  de  lanl  de  noms,  ne  pouvanl  deviner 
le  véritable,  je  les  donnerai  lous,  bien  persuadé  que  je  n'écrirai  ja- 
mais le  nom  donné  par  les  Chinois. 

IIAHS  i  8  U. 


Macartney,  le  missionnaire  Lecorate,  M.  Huttner,  et  lord 
Amhurst. 

Ce  paradis  chinois  est  situé  au  trentième  degré  de  lati- 
tude ;  aussi  les  mandarins  en  retraite,  les  kolaos  ou  minis- 
tres destitués  ou  démissionnaires,  les  négociants  arrivés  à 
la  fortune,  quittent  Pékin  et  Zhé-hol  pour  la  tiède  et  volup- 
tueuse résidence  de  San-tchou-fou.  La  campagne  ressemble 
aune  immense  tapisserie  chinoise,  dont  les  bordures  se- 
raient les  deux  horizons.  Vues  de  loin ,  les  montagnes 
même  paraissent  brodées  à  l'aiguille  par  les  plus  habiles 
ouvrières  du  palais  impérial  de  Yuen-min  ;  elles  sont  ve- 
loutées de  gazon  et  de  verdure,  et  sur  les  gradins  de  leur 
amphithéâtre  s'élèvent  les  pagodes,  les  miaos,  les  couvents 
de  lamas ,  les  maisons  de  plaisance ,  dont  les  toits  et  les 
dômes  ont  des  panaches  de  cotoniers  rouges,  de  palmiers 
et  d'aloès.  Dans  la  plaine  et  les  rizières ,  les  ponts  de  gra- 
nit ont  prévu  tous  les  caprices  des  torrents ,  toutes  les 
fuites  du  grand  canal  ;  on  compte  leurs  arches  par  le 
nombre  des  lions  assis  sur  les  piles.  Ces  animaux,  fautas- 

—  51    —  ONVU'^ME   VOI.IJIK. 


16<2 


LECTURES  DU  SOIR; 


tiquement  sculptés,  réjouissent  le  paysage  ;  ils  laissent 
percer  un  sourire  humain  sur  leurs  faces  railleuses;  et  l'on 
dirait  que  leur  crinière,  élégamment  bouclée,  a  subi  le  fer 
du  coilTeur.  C'est  ainsi  que  les  Chinois  insultent  à  la  ma- 
jesté des  lions.  Sur  la  lisière  des  faubourgs,  on  aperçoit 
de  charmantes  maisons,  telles  que  les  paravents  seuls  nous 
en  montrent  on  Europe  :  ce  sont  des  amas  de  kiosques, 
légers  comme  des  cages  d'oiseaux ,  et  liés  ensemble  par 
des  galeries  à  trei'lis  d'or,  ou  des  aqueducs  de  bambou  ; 
les  portes  s'omTent  sur  des  ponts  aériens,  jetés  à  travers 
des  lacs  en  miniature,  dont  les  eaux  calmes  se  recou^Tent 
d'une  nappe  de  lien-ivhas,  la  fleur  sainte  aimée  des  indi- 
gents. Une  foule  de  petits  arbres,  destinés  par  leur  nature 
à  grandir,  et  que  l'art  du  jardinier  chinois  condamne  à 
l'état  de  nains  végétaux,  croissent  et  se  mêlent  capricieu- 
sement aux  bords  des  pièces  d'eau,  et  s'abritent  à  midi, 
avec  délices,  à  l'ombre  du  parasol  de  leurs  maîtres.  Ces 
tranquilles  jardins  n'entendent  d'autre  bruit  que  léchant 
aigu  du  leu-isé,  l'oiseau  pêcheur,  qui  rase  les  étangs  de 
son  aile,  et  découvre  sa  proie  même  sous  les  tapis  flottants 
de  nénufar. 

Après  ce  préambule  frivole,  abordons  une  triste  réalité  ; 
histoire  véritable,  qui  est  aussi  une  leçon  ! 

Le  22  septembre  182...,  une  foule  immense  était  accou- 
rue devant  le  temple  de  Tshinn-ta-koûann-viin  (la  vrai- 
ment grande  et  éblouissante  lumière).  Toutes  les  pendules 
organisées  du  célèbre  Cox  sonnaient  midi ,  pendant  une 
heure,  sur  la  longueur  de  la  rue  fFham-ho;  les  danseurs 
de  corde,  les  joueurs  de  gobelets,  les  jongleurs,  les  mar- 
chands de  chats,  les  musiciens  enragés  mêlaient  leurs 
cris,  aiguisés  en  z,  aux  sonneries  extravagantes  des  hor- 
loges ;  on  brisait  des  faisceaux  de  baguettes  sur  le  lo  na- 
tional ;  on  écorchait  des  feuilles  de  cuivre  avec  des  griffes 
d'acier  ;  on  secouait  des  vitres  brisées  dans  des  boules 
d'airain  ;  on  tirait  des  feux  d'artifice  en  plein  soleil  ;  la 
ville  enfin  de  Tsan-chou-fou  était  plus  folle  que  de  cou- 
tume; elle  assistait  à  un  événement  :  lord  Witmore  dé- 
•barquait  devant  le  palais  du  fco/ao  Tsin.  Depuis  lord 
Macartuey  et  lord  Amhurst,  le  fleuve  Jaune  n'avait  pas 
amené  un  seul  Européen  dans  la  grande  ville,  paradis  des 
Chinois. 

Lord  Witmore  était  âgé  de  cinquante-deux  ans ,  il  avait 
à  Foreing-ofpce  une  grande  réputation  d'expérience  et 
d'habileté  diplomatiques;  lord  Bathurst  disait  de  lui  :  t  Si 
je  n'étais  pas  moi ,  je  voudrais  être  lord  Witmore  »  ;  et 
l'on  sait  quelle  tête  à  intrigues  lord  Bathurst  porte  sur  ses 
épaules  !  Quelle  était  la  mission  de  lord  Witmore  ?  elle  était 
double,  comme  toutes  les  missions  de  diplomate  :  en  appa- 
rence, il  allait  complimenter  l'heureux  successeur  de  Tsien- 
long  ;  en  réalité,  il  allait  sonder  ce  lac  immense  où  crou- 
pissent trois  cents  millions  de  Chinois  ;  il  allait  faire  un 
trou  dans  celte  planète  parasite  attachée  ii  ce  globe,  et  tàter 
ses  zones  vulnérables  pour  les  éventualités  de  quelque 
guerre  à  venir. 

Le  nouvel  empereur  avait  appris  de  la  bouche  même  de 
Tsien-long  que  le  Céleste  Empire  n'avait  pas  eu  trop  à  se 
féliciter  de  la  visite  de  Macartney  et  d'Amhurst;  il  s'alarma 
donc  de  l'arrivée  de  lord  Witmore  :  mais,  trop  rusé  ou  trop 
Chinois  pour  s'opposer  violemment  aux  explorations  d'un 
agent  anglais,  il  organisa,  en  conseil  secret  de  kolaos, 
une  trame  ténébreuse,  d'une  réussite  infaillible  comme 
tous  les  plans  sortis  du  palais  de  Zhé-hol. 

11  y  a  dans  le  monde  des  pays  où  l'on  se  débarrasse  d'un 
espion  ofTiciel  par  des  procédés  révoltants  :  on  cite  des 
ambassadeurs  tombés  dans  des  embuscades,  et  dont  la 
mort  a  clé  imputée  ù  des  voleurs  de  grand  chemin  ;  d'au- 


tres ont  été  atteints,  dans  des  chasses  royales,  par  un  coup 
mortel  destiné  à  un  cerf  ou  à  un  sanglier;  d'autres  n'ont 
pu  survivTC  à  l'intempérance  d'un  festin  dont  un  alchi- 
miste avait  dirigé  la  cuisine.  Les  Chinois  ne  connaissent 
pas  ces  méthodes  ;  d'ailleurs  les  lois  de  Li-ki  et  de  Menu 
leur  prescrivent  de  respecter  la  vie  des  hommes,  de  ne 
pas  verser  et  de  ne  pas  faire  verser  le  sang  humain  ;  les 
Chinois  sont  esclaves  de  leurs  codes  religieux. 

Lord  Witmore  était  parfaitement  tranquille  de  ce  côté, 
il  connaissait  le  Li-ki ,  il  savait  Menu  par  cœur;  il  avait 
médité  Confucius  dans  l'original.  Jamais  la  moindre  appré- 
hension ne  venait  l'assaillir  lorsqu'il  mangeait  un  plat  de 
Lien-ichas,  ou  une  entrée  de  bourgeons  de  frêne,  ou  qu'il 
buvait  un  bol  de  la  fleur  de  thé  nommée  cha-ouaw.  Aussi, 
arrivé  au  centre  de  la  Chine,  lord  Witmore  se  croyait  en 
plein  Londres  :  le  palais  du  kolaoTsin  lui  oR"rait  autant  de 
garanties  de  sécurité  que  son  office  du  mélancolique  jardin 
de  fVhite-Hall. 

C'était  la  première  nuit  de  repos  de  lord  Witmore.  De- 
puis l'embouchure  du  Whang-ho  ou  fleuve  Jaune,  il  n'a- 
vait pas  connu  les  douceurs  d'un  édredon  au  repos  ;  il  ne 
s'était  pas  arrêté  dans  la  province  de  Shang-tung,  ni  sur 
les  rives  du  lac  Eming,  bordé  par  les  montagnes  bleues, 
ni  dans  la  belle  ville  de  Nan-pin-shien  si  pilloresqueraent 
assise  sur  la  rive  gauche  du  canal  impérial.  Le  kolao,  qui 
lui  donnait  dans  son  palais  de  Ton g-c hou- fou  la  plus 
douce  des  hospitalités,  lui  dit  quatre  vers  du  poêle  Kang- 
hi.  On  peut  traduire  ainsi  ce  quatrain ,  en  lui  conservant 
sa  concision  originale. 

Première. 

SoTmneil. 

Lumière. 

Soleil. 

traduction  qu'il  faut  encore  traduire  de  cette  manière  : 
voici  votre  première  nuit ,  dormez  bien  jusqu'à  demain. 
Honteuse  paraphrase  française,  indigne  du  génie  de  la 
langue  chinoise ,  toujours  sobre  dans  ses  mots.  Les  Chi- 
nois aiment  mieux  être  obscurs  que  bavards  ! 

Lord  Witmore  se  mit  au  lit  après  avoir  avalé  une  pintt 
de  décoction  de  nénufar,  et  il  se  serra  mollement  dans 
ses  bras,  à  l'idée  consolante  qu'il  allait  enfin  dormir  dix 
heures  sur  la  terre  ferme.  Le  doux  sommeil  descendait  sur 
ses  paupières ,  lorsque  le  prélude  d'une  sérénade  se  fit 
entendre  à  la  porte  du  palais  hospitalier.  En  Chine,  lors- 
qu'une sérénade  est  donnée  à  un  grand  seigneur,  il  est  du 
devoir  de  celui  qui  la  reçoit  de  paraître  au  balcon,  et  d'applau- 
dir de  quart  d'heure  en  quart  d'heure,  en  élevant  ses  deux 
doigts  indicateurs  à  la  hauteur  des  oreilles,  et  en  secouant 
nonchalamment  la  tête  de  droite  à  gauche.  Lord  Witmore 
était  esclave  du  cérémonial  étranger,  comme  tout  bon  di- 
plomate doit  l'être,  lise  leva  donc,  s'habilla,  mit  ses 
gants,  et  parut  au  balcon  de  sa  chambre.  L'orchestre  chi- 
nois inondait  la  rue  comme  un  fleuve  d'harmonie  folle. 
Jamais  aux  meetings  de  Jordan-Strcet ,  à  Liverpool,  les 
musiciens  de  la  tempérance  n'avaient  improvisé  une  pa- 
reille fugue  dans  l'ivresse  de  l'orgie  d'un  festin.  Le  Con- 
servatoire de  Tong<h'ou-fou  avait  ramassé  dans  les  pago- 
des tous  ses  instruments  de  dévastation  auriculaire  :  le 
samm-jinn  à  basse  octave  ;  le  yut-komm  à  deux  cordes, 
à  l'archet  de  crin  ;  le  r''jenn  toujours  enroué  ;  les  aigres 
flûtes  de  bambou;  le  tsou-kou,  qui  s'agite  sous  une  ba- 
guelle  de  bois;  le  bin  el  Ic5j7ar,  empruntés  par  la  Chine 
aux  Indiens.  Celte  infernale  explosion,  ce  volcan  de  notes 
aiguës,  accompagnaient  un  chœur  de  miaulements  enfan- 
tins ;  et  ce  déluge  de  limes  d'acier  invisibles  perçait  le  gilet 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


163 


de  flanelle  anglaise  de  lord  Witmore,  et  déchirait  son  épi- 
derme  d'ambassadeur  avec  une  joyeuse  cruauté. 

Une  recommandation  expresse  de  lord  Bathurst  était 
celle-ci  :  «Witmore,  mon  très-cher,  en  Chine,  ne  vous  éton- 
nez de  rien  ;  prenez  la  devise  de  votre  parent  Bolingbroke, 
nil  admirari .-  acceptez  tout  comme  chose  naturelle  ;  écou- 
tez tout,  entendez  tout,  ne  vous  plaignez  de  rien. 

Lord  Witmore,  soldat  obéissant  de  la  grande  armée  di- 
plomatique, avait  résolu  de  suivre  la  consigne  donnée  jus- 
qu'à toute  extrémité. 

Il  écouta  la  sérénade  jusqu'à  la  dernière  note,  et,  comme 
il  allait  se  retirer,  on  planta  devant  son  balcon  cinquante 
pièces  d'artifice,  sortant  des  ateliers  de  Pché-li,  le  premier 
artificier  tarlare  de  Zhé-hol. 

—  Au  fond ,  se  disait  lord  Witmore  à  lui-même,  on  me 
reçoit  comme  un  ambassadeur;  je  suis  traité  selon  ma  di- 
gnité ;  pourquoi  me  plaindre  des  honneurs  qu'on  me  rend? 
Il  est  vrai  que  je  serais  beaucoup  plus  sensible  à  ces  flat- 
teuses démonstrations  si  j'avais  dormi  une  bonne  nuit. 

Le  feu  d'artifice  dura  deux  heures ,  et  fut  terminé  par 
une  pièce  magnifique ,  représentant  l'éclipsé  de  la  lune 
attaquée  par  un  dragon  bleu.  Un  bouquet  de  mille  fusées 
honora  la  victoire  de  la  lune  sur  son  éternel  ennemi. 

Le  silence,  c'est-à-dire  un  tumulte  raisonnable,  régna 
dans  la  rue  après  la  sérénade  et  le  feu  d'artifice  ;  lord  Wit- 
more ferma  sa  croisée ,  éteignit  les  cartouches  de  serpen- 
teaux qui  avaient  été  envoyés  dans  sa  chambre  par  insigne 
faveur,  et  se  remit  au  lit,  pour  guérir  par  le  sommeil  les 
blessures  de  son  épiderme  et  calmer  l'agitation  de  son 


sang. 


L'horloger  Cox  est,  à  son  insu,  un  des  fléaux  de  la  Chine  ; 
on  ne  trouve  point  de  palais  sans  une  pendule  organisée 
de  Cox.  Un  Chinois  donnerait  toutes  ses  femmes  pour  ce 
trésor.  La  pendule  du  kolao  était  célèbre  à  Tong-chou- 
fou  ;  un  hasard  plein  de  malignité  chinoise  avait  placé  la 
pendule  de  Cox  dans  la  chambre  de  lord  Witmore  ;  elle  se 
mit  donc  à  sonner  minuit.  Cox  n'est  pas  seulement  un  mé- 
canicien mcomparable ,  c'est  un  poète,  un  philosophe,  un 
penseur.  Il  adonné  une  physionomie  à  toutes  les  heures, 
et  il  se  serait  bien  gardé  de  faire  parler  minuit  comme 
raidi.  Rien  n'est  gai  comme  la  symphonie  de  son  milieu 
du  jour;  le  timbre  envoie  au  soleil  à  son  zénith  une  gerbe 
mélodieuse  de  notes  d'or;  mais  pour  minuit,  oh!  c'est  au- 
tre chose  au  point  de  vue  de  Cox  ! 

Lord  Witmore  l'apprit  aux  dépens  de  son  sommeil. 
D'abord  la  pendule  organisée  sonna  douze  coups  lugubres 
et  lents,  accompagnés  de  soupirs  de  nuits  d'Young  et  de 
râles  d'orfraie  ;  à  chaque  coup,  la  pendule  semblait  rendre 
l'âme  comme  un  être  humain ,  et  le  coup  suivant  arrivait 
si  tard,  qu'on  aurait  dit  que  le  mécanisme  venait  de  se 
briser  dans  un  dernier  effort  de  ses  poumons  de  cuivre, 
et  que  le  douzième  glas  ne  serait  pas  sonné. 

Il  était  une  heure  du  matin  lorsque  la  pendule  cessa 
d'annoncer  qu'il  était  minuit;  lord  Witmore  avait  tenté 
douze  fois  de  se  lever  et  de  briser  l'œuvre  de  Cox ,  mais 
la  consigne  de  lord  Bathurst  arrêta  son  poing  anglais  levé 
sur  le  cadran.  L'écho  répéta  quelque  temps  dans  l'alcôve 
le  dernier  coup  sur  un  trémolo  plaintif  et  métallique  ; 
enfin!  dit  lord  Witmore,  je  vais  dormir,  tout  est  fait. 

Dans  les  pendules  de  Cox,  les  douze  coups  de  minuit  ne 
sont  qu'accessoires  ;  on  peut  au  besoin  les  regarder  comme 
la  préface  ou  l'ouverture  en  douze  temps  du  grand  drame 
lyrique  organisé  dans  de  merveilleux  ressorts.  Cox  n'en- 
visage pas  les  heures  en  horloger  ordinaire,  tout  Londres 
le  sait.  Lord  Witmore  devait  le  savoir  au  palais  du  kolao 
Tsin.  Des  notes  stridentes,  pleines  de  gémissements  et  de 


larmes,  rebondirent  de  la  pendule  sur  les  laques,  les  porce- 
laines et  les  émaux  de  celle  chambre  sonore.  La  pendule 
entonnait  l'hymne  de  Luther  de  Ilandel,  Great  god  what 
doj  see,  and  hear!  Luther,  dans  ses  hymnes,  et  Handel, 
dans  sa  musique ,  ne  péchaient  pas  par  la  brièveté  :  Cox 
s'est  bien  gardé  de  leur  enlever,  par  la  voix  de  ses  pen- 
dules, une  syllabe  et  une  note.  Lord  Wilmore  bondit  invo- 
lontairement au  cri  déchirant  que  poussa  la  poitrine  d'acier 
de  Cox,  après  ce  premier  vers  :  Grand  Dieu!  que  vois-je 
et  qu'entends- je'.  Ce  vers  terrible  est  répété  six  fois  par 
sa  pendule ,  et  le  cri  retentit  plus  lamentable  encore  à 
chaque  répétition.  C'est  un  beau  travail  d'orchestre  et  que 
lord  Witmore  lui-même  aurait  admiré  à  midi  ;  mais  à  cette 
heure  matinale,  le  noble  voyageur  grinça  des  dents,  et  dé- 
chira, l'une  après  l'autre,  toutes  les  lettres  du  plus  éner- 
gique des  jurons  anglais.  Levé  sur  son  séant,  il  allongea 
ses  deux  poings  vers  la  pendule,  et  cette  fois  l'œuvre  de 
Cox  périssait;  mais  la  crainte  de  déplaire  à  lord  Bathurst 
et  de  violer  le  droit  des  gens  retint  encore  Witmore,  et  lui 
fit  remettre  ses  poings  sous  le  linceul,  comme  des  armes 
dans  leur  fourreau.  La  pendule  allait  toujours  son  train, 
comme  si  elle  n'avait  pas  été  menacée  de  dislocation  violente; 
elle  modulait  sur  tous  les  tons  la  complainte  éternelle  de 
Handel  :  Sine  fine  dicentem ,  comme  l'hymne  de  YIIo- 
zanna;  elle  semblait  se  complaire  mélancoliquement  dans 
ses  andante  funèbres ,  puis  elle  sortait  de  la  léthargie 
d'une  mélopée  distillée  goutte  à  goutte,  et  elle  éclatait  dans 
de  formidables  unissons  de  trompettes  de  cuivre ,  comme 
si  le  conservatoire  de  la  vallée  de  Josaphat  faisait  une  répé- 
tition générale  dans  la  chambre  du  ministre  chinois.  Il  était 
trois  heures  du  matin  lorsque  minuit  cessa  de  sonner; 
alors,  la  pendule  radoucit  son  organe,  et  célébra  la  venue 
prochaine  de  l'aurore  :  elle  chanta  une  pastorale  charmante  ; 
elle  simula  les  combats  de  flûte  des  bergers ,  les  concerts 
aériens  des  oiseaux,  les  chants  des  laboureurs  et  des  coqs, 
les  murmures  des  ruisseaux,  les  frémissements  des  arbres, 
les  bêlements  des  brebis,  toutes  les  harmonies  humaines  et 
célestes  qui  précèdent  et  accompagnent  le  lever  du  soleil. 
Cette  musique  prolongée  est  parfaitement  en  harmonie 
avec  les  mœurs  des  Chinois,  peuple  laborieux,  qui  se  lève 
à  l'aube  pour  suivre  l'exemple  de  son  empereur,  dont  les 
audiences  commencent  toujours  avant  les  premières  lueurs 
du  crépuscule  matinal.  On  sait  que  les  kolaos  ou  minis- 
tres d'état,  les  hauts  mandarins  attachés  à  la  cour,  les  am- 
bassadeurs qui  ont  sollicité  une  audience,  sont  obligés  de 
passer  la  nuit  dans  les  jardins  impériaux  et  d'attendre  le 
lever  du  souverain.  Lord  Macartney,  lui-même,  fut  sou- 
mis à  cette  loi,  et  il  se  promena  toute  la  nuit  sur  les  ponts 
chinois  de  Zhé-hol  avec  M.  Stauton,  en  discutant  la  ques- 
tion de  savoir  si,  devant  l'empereur,  il  fléchirait  le  genou 
droit  ou  le  gauche,  ou  s'il  ne  fléchirait  rien  du  tout  pour 
sauver  la  dignité  de  l'Angleterre.  A  l'imitation  de  l'empe- 
reur, les  kolaos  reçoivent  à  la  même  heure  et  dans  leurs 
jardins  ;  cet  usage  est  la  plus  noble  glorification  de  l'agri- 
culture ,  chez  un  peuple  dont  le  chef  est  un  laboureur  cou- 
ronné. Quand  l'aube  se  lève,  trois  cents  millions  d'hommes 
et  de  femmes  sont  censés  à  la  charrue,  y  compris  l'empe- 
reur. Il  faut  donc  que  les  afl'aires  publiques  soient  terminées 
avant  l'aube.  La  charrue  attend  à  la  porte  des  palais  comme 
à  la  porte  des  fermes.  C'est  pourquoi  lord  Witmore  en- 
tendit sous  ses  croisées  un  roulement  de  lo  national,  lors- 
que la  pendule  eut  terminé  la  bucolique  harmonieuse  de 
trois  heures  du  malin.  L'audience  du  kolao  Tsin  allait 
commencer  :  il  était  du  devoir  de  lord  Witmore  de  s'y  ren- 
dre, au  moins  le  lendemain  de  son  arrivée  à  Tong-chou- 
fov. 


164 


LECTURES  DU  SOIR. 


Lord  Witmore  fit  sa  toilette  de  visite  devant  la  pendule, 
qui  gardait  un  silence  ironique,  et  descendit  d'un  pas  de 
somnambule  dans  le  jardin  de  réception.  Les  étoiles  lui- 
saient encore  en  se  couchant  sur  des  collines  ariificielles  ; 
à  cette  clarté  soporifique,  on  pouvait  distinguer  les  ombres 
errantes  des  solliciteurs  sur  les  rives  d'un  lac  en  minia- 
ture, et  un  amas  confus  d'arbres  nains  et  de  statues  gro- 
tesques sur  la  terrasse  du  kolao.  Lord  Wiimore  eut  l'hon- 
neur d'être  reçu  le  premier;  le  kolao Tsin  lui  fit  signe  de 
s'asseoir  à  côlé  de  lui,  et  comme  ils  n'avaient  rien  à  se 
dire  l'un  à  l'autre,  un  lecteur  du  palais,  mandarin  de  haute 
littérature ,  ouvrit  les  œuvres  de  l'illustre  King-ting-tsi- 
tching,  et  déclama  d'une  voix  lente  et  cadencée  le  livre 
XIX'=  de  l'admirable  poëme  du  laboureur  : 

€  Ce  n'est  point  chez  le  laboureur  qu'on  entend  les  sou- 
pirs et  les  larmes.  On  ne  voit  pas  sur  sa  table  les  vins  par- 
fumés des  rives  du  Kiang,  mais  il  ne  craint  pas  le  poison 
dans  celui  qu'il  boit.  Le  fumet  du  gibier  de  Tartarie  vaut-il 
la  joie  de  manger  au  milieu  de  ses  enfants?  Chacun  de  ses 
jours  se  ressemble,  et  la  veille  ne  prend  jamais  rien  sur  le 
lendemain,  etc.,  etc.  » 

Lord  ^Vilmore  essayait  de  dormir  les  yeux  ouverts,  mais 
il  ne  réussissait  pas  ;  d'ailleurs,  à  chaque  verset  du  poème, 
le  kolao  poussait  des  cris  d'admiration  avec  une  voix  si 
aigre  et  si  perçante  que  Wilmore  se  réveillait  en  sursaut 
même  avant  de  s'endormir.  Après  deux  heures  de  lecture, 
il  fut  permis  à  \Vilmore  de  se  retirer  ;  les  autres  sollici- 
teurs furent  renvoyés  au  lendemain,  afin,  dit  le  kolao,  que 
nul  aujourd'hui  n'ait  l'honneur  d'occuper  la  place  du  no- 
ble représentant  de  l'Angleterre.  Cette  faveur  insigne  et 
inouïe  fut  à  l'instant  célébrée  par  un  chœur  de  manda- 
rins qui  entourèrent  Witmore,  et  lui  chantèrent,  avec  ac- 
compagnement de  lo,  l'hymne  national  des  ancêtres,  dont 
le  refrain  est  répété  treize  fois  : 

Lorsque  je  songe  i  vous,  6  mes  sages  ancêtres, 
Je  me  sens  élevé  jusqu'aux  cieux. 

See  hoaug  sien  tsou 
You  ling  yu  tien. 

Lord  \Yitmore  s'était  endormi  au  troisième  refrain  ;  un 
de  ses  yeux  pourtant  restait  ouvert  par  politesse.  Quand 
l'hymne  national  fut  terminé,  un  mandarin  de  la  domesti- 
cité ministérielle  le  réveilla  de  l'œil  endormi  pour  lui  an- 
noncer que  le  kolao  l'attendait  à  déjeuner.  Cette  moitié 
de  sommeil  soulagea  un  peu  Witmore,  et  lui  permit  de  se 
souvenir  qu'il  avait  faim.  On  ne  supporte  pas  aisément 
vingt-quatre  heures  de  jeûne  avec  un  estomac  anglais.  La 
salle  à  manger  du  kolao  charmait  l'œil  d'un  convive  ;  il  y 
régnait  un  parfum  irritant  de  cannelle,  qui  donnait  l'ap- 
pétit comme  un  verre  d'absinthe.  La  tapisserie  était  cou- 
verte d'oiseaux  qu'on  aurait  dévorés  en  broderie,  tant  ils 
étaient  savoureux.  La  table,  chargée  de  plats,  avait  une 
physionomie  de  propreté  anglaise  qui  excluait  toute  répu- 
gnance. Lord  Witmore  s'assit  en  face  du  kolao,  en  mena- 
çant les  plats  d'un  regard  affamé. 

Le  kolao,  fervent  sectateur  de  Fo,  exilait  de  sa  table  la 
chair  des  animaux,  la  chair  du  bœuf  surtout;  car  le  bœuf 
est  sacré  eu  Chine,  comme  il  le  fut  en  Egypte,  comme  il  l'a 
été  dans  tous  les  pays  où  l'agriculture  est  une  religion  et 
la  charrue  une  chose  sainte.  Tout  cela  est  admirable  en 
théorie  religieuse  ;  mais,  à  table,  l'appétit  anglais  doit  en 
gémir.  Le  dincr  s'ouvrit  par  une  entrée  de  choux  clunois 
nommés  pe-isay,h  feuilles  blanches,  fines  et  tendres,  et 
une  crème  de  nison-tou ,  autre  chou  à  feuilles  crêpées, 
dont  Loris  fait  mention  dans  son  droguier.  Witmore  ac- 
cueillit froidement  ce  début  gastronomique,  et  son  palais 


Carnivore  ne  confiait  qu'avec  un  regTet  visible  ces  deux 
légumes  à  son  estomac  insurgé.   Ensuite  parurent  deux 
espèces  de  champignons,  à  moitié  cuits,  le  mo-kou-zin, 
et  le  lin-lchee,  chantés  tous  deux  par  l'empereur  Kang-hi, 
honneur  qui  n'a  pas  été  accordé  aux  autres  cryptogames 
chinois.  Witmore,  qui  se  méfiait  de  tous  les  champignons 
célél  rés  ou  non  par  les  empereurs  de  Rome  et  de  Pékin  , 
escamota  les  deux  plats  perfides  avec  beaucoup  d'adresse; 
il  se  repentit   bientôt  de   sa  méfiance  diplomatique  en 
yoyant   le   kolao  épuisant  les  deux  plats  suspects  à  la 
pointe  de  ses  aiguilles  d'or.  Deux  domestiques  apportè- 
rent ensuite,  en  grande  pompe,  une  immense  jatte  de 
porcelaine  qui  excita  la  joie  des  deux  fils  du  kolao  ;  c'était 
une  entrée  de  jujubes,  nommées  king-kouang-tsée;  on 
les  sert  saupoudrées  au  piment,  pour  corriger  un  peu  leur 
fadeur.  Les  dents  de  Witmore  frissonnaient  jusqu'à  leurs 
racines  devant  cette  glaciale  cuisine,  que  toute  la  porce- 
laine de  l'empire  ne  pouvait  réhabiliter.  Pour  coraMe  de 
malheur,  soit  hasard,  soit  cruauté  chinoise,  les  persiennes 
de  la  salle  à  manger  se  soulevèrent,  et  le  premier  regard 
que  le  convive  anglais  lança  sur  la  pelouse  extérieure  ren- 
contra un  troupeau  de  bœufs  superbes,  et  même  succu- 
lents dans  leur  crudité  vivante;  le  Devonshire  n'en  envoie 
pas  de  plus  beaux  sur  les  marchés  de  Londres.  Ces  quadru- 
pèdes, radieux  d'embonpoint,  se  pavanaient  à  travers  la 
prairie,  pleins  de  confiance  dans  l'inviolabilité  de  leur  sa- 
cerdoce. Lord  Witmore,  expirant  de  faim  à  la  table  d'un 
ministre  chinois,  contemplait  ces  collines  ambulantes  de 
chair  exquise,  ces  mobiles  collections  de  rump-steaks^  si 
savoureuses  au  jambon;  le  Tantale  diplomate  suivjit  tous 
les  mouvements  de  ces  bœufs  provocateurs,  les  dépeçait 
en  imagination,  les  suspendait  par  livraisons  devant  les 
flammes  du  foyer  domestique,  se  les  servait  odorants  et 
couverts  d'une  fumée  onctueuse,  entre  deux  plats  de  pata- 
tes ;  puis  un  muet  désespoir  éclatait  en  lui  lorsque  les  qua- 
drupèdes regardaient  obliquement  leur  impuissant  ennemi 
du  haut  de  leur  réalité  vivante ,  et  broutaient  les  hautes 
herbes  en  narguant  la  hache  et  le  couteau.  Comme  il  était 
assailli  de  ces  pensées,  lord  Witmore  reçut  de  la  main 
même  du  kolao  un  bol  de  thé  noir,  en  guise  de  dessert.  La 
figure  du  ministre  chinois  exprimait  le  contentement  de 
l'aoïphitryon  qui  a  la  conscience  de  son  devoir,  et  qui 
s'applaudit  d'avoir  traité  son  convive  avec  un  soin  irré- 
prochable. Un  doute  injurieux,  éclair  de  la  réflexion,  tra- 
versa le  cerveau  du  lord  diplomate,  mais  il  ne  put  y  sé- 
journer.  Lord  Witmore  s'imagina  un  instant  qu'il  était 
dupe  de  son  hôte.  Deux  raisons  lui  firent  rejeter  celte  idée 
hostile  ;  d'abord  le  sentiment  de  britannique  fierté  qui  ne 
permettait  pas  de  croire,  deux  instants,  qu'un  stupidc 
Chinois  pouvait  mystifier  un  diplomate  du  foreing-office  .- 
ensuite,  la  physionomie  du  kolao  avait  un  éclat  de  niaise- 
rie si  prononcé  que  tout  complot  insultant  était  inadmis- 
sible. D'ailleurs  ,  lord  Witmore  se  rappelait  à  propos  cette 
phrase  d'Addison  :  «  Méfiez-vous  des  hommes  qui  ont  le 
nez  pointu  et  la  bouche  sans  lèvres;  Trust  no  man  icith 
pointed  nose  et  mouth  tvithout  lips.  Cet  adage  du  grand 
observateur  anglais,  qui  a  étudié  le  cœur  humain  sur  le 
pont  de  Rochester,  acheva  de  rassurer  lord  Witmore.  Le 
kolao  Tsin  n'appartenait  donc  pas  à  la  catégorie  prévue 
par  Addison  :  son  nez,  mollement  arrondi,  descendait  sur 
deux  lèvres  pourprées,  larges  et  flottantes.  Allez  vous  mé- 
tier d'un  pareil  homme  quand  on  a  lu  .\ddison! 

—  Ah  !  si  lord  Balhurst  était  ici,  se  dit  Wilmoro,  je  le 
prierais  de  modifier  ses  instructions  ;  je  sens  que  je  péris 
à  l'œuvre. 
I.c  kolao  dit  à  Witmore  : 


MUSÉE  DES  FAIMILLES. 


1G5 


—  Mylord,  toujours  manger  là,  vous. 

Et  le  rayonnement  d'une  bonté  toute  paternelle  éclata 
sur  son  calme  et  frais  visage.  Witmore  était  donc  inviié  à 
perpétuité  aux  repas  domestiques  du  kolao  ;  un  refus  pou- 
vait le  compromettre,  et  irriter  son  hôte  et  lord  Balhurst; 
il  n'eut  pas  la  force  de  refuser,  il  accepta. 

En  ce  moment,  quatre  domestiques  entrèrent  et  dépo- 


sèrent aux  pieds  de  Witmore  un  énorme  présent  offert 
par  Tsin  ;  c'était  un  fragment  de  rocher  grossièrement 
sculpté,  ayant  la  prétention  de  figurer  le  Neptune  chinois. 
Le  dieu  est  assis  à  l'orientale  sur  le  bord  de  douze  can- 
nelures représcnlant  la  mer;  il  est  coiffé  d'une  espèce 
de  mitre  et  tient  d'une  main  un  poisson  et  de  l'autre  un 
aimant. 


4. iivt% 


\Nitmore  se  trouva  ion  embarrassé  de  ce  présent;  qua- 
tre hommes  vigoureux  avaient  à  peine  suffi  pour  le  porter 
sur  un  brancard  de  bois  de  mélèze.  Le  malheureux  diplo- 
mate se  promena  quelque  temps  autour  du  cadeau  mi- 
nistériel, et  ordonna  aux  domestiques  de  le  déposer  dans 
sa  chambre,  où  il  resterait  jusqu'à  son  départ.  Comme  il 
donnait  cet  ordre,  on  annonça  la  grande  députation  des 
lettrés  de  Tschinn-ta-quânn-min^  flambeaux  de  la  science 
historique  ;  c'est  la  plus  antique  et  la  plus  éclairée  des  aca- 
démies de  l'univers  ;  elle  a  inventé  l'usage  du  fer  avant 
Thulialcaïn,  la  charrue  avant  Triplolème,  la  boussole 
avant  Flavio  di  Gioia,  la  poudre  à  canon  avant  Berlhold 
Schwarlz.  Cette  illustre  société  a  souvent  eu  l'honneur  d'ê- 
tre présidée  par  des  agos  ou  fils  de  l'empereur;  c'est  elle 
qui  a  le  pouvoir  de  faire  cesser  les  éclipses  lorsqu'elles  se 
prolongent  d'une  manière  alarmante  ;  il  est  vrai  qu'elle 
use  rarement  de  ce  droit. 

Lord  Witmore  ne  pouvait,  sans  manquer  aux  conve- 
nances les  plus  respectables,  fermer  sa  porte  à  des  lettrés, 
si  fiers  de  leur  science  et  de  leur  histoire  ;  il  demanda  le 
cérémonial  de  réception,  et  on  lui  dit  que  l'oralenr  de  la 
société  parlait  assis,  et  qu'on  l'écoutait  debout.  Witmore 
aurait  mieux  aimé  le  cérémonial  contraire,  car  son  corps, 
épuisé  par  l'insomnie  et  le  jeûne,  avait  horreur  de  la  po- 


^PrrUaLi^^ 


sition  verticale,  et  implorait  l'auxiliaire  voluptueux  dun 
coussin. 

La  fierté  d'un  hidalgo  ou  d'un  prince  tartare  est  de  la 
modestie  auprès  de  l'orgueil  du  président  de  l'illustre  so- 
ciété. Il  porte  une  calotte  orange ,  une  plume  blanche  et 
une  queue  infinie,  trois  choses  qui  gonflent  prodigieuse- 
ment le  cœur  d'un  Chinois.  Il  ne  salua  pas  lord  Witmore; 
il  s'assit  sur  le  plus  moelleux  des  coussins,  ordonna  aux 
lettrés  de  s'asseoir,  et  tirant  d'un  sac  de  sa  dalmatiquc , 
un  énorme  manuscrit ,  il  se  mit  à  le  lire  avec  un  ton  na- 
sillard et  lent  qui  semblait  assurer  à  cette  lecture  un 
échantillon  de  l'éfernilé. 

Le  sujet  de  ce  discours  n'était  rien  moins  que  l'his- 
toire de  la  Chine.  L'orateur  raconta  la  naissance  de  Pouan- 
kou,  le  premier  homme  ;  la  première  race  des  empereurs, 
celle  des  Tien-hoang,  empereurs  du  ciel;  la  seconde, 
celle  des  Ty-hoang,  ou  empereurs  de  la  terre;  la  troi- 
sième, celle  des  Jin-hoang,  ou  empereurs  des  hommes. 
Puis,  il  dit  les  dynasties  des  cinq  frères  Loung  et  des 
soixante-quatre  Ché-ty  ;  les  trois  Ho-io,  remplacés  par  les 
six  empereurs  Lien-toung  ;  quatre  Su-ming  ;  vingt  San-fei  ; 
treize  Yu-ti  ;  dix-huit  Chan-toung;  puis  arrivèrent  dans  le 
discours,  selon  l'ordre  chronologique,  les  empereurs  Li- 
king-thé,  Kay-yug-chc,  Yan-ché,  Tay-y-ché,  auteur  d'une 


166 


LECTURES  DU  SOIR. 


histoire  naturelle;  Koung-san-ché,  Chen-min, Y-ty-ché, 
Houn-toun-ché,  glorieux  règnes,  suivis  des  règnes  plus  glo- 
rieux encore  de  soixante-onze  familles  ;  après  arriva  l'im- 
mortel  Ki,  le  plus  grand  musicien  du  monde  et  l'inventeur 
de  la  politesse  chinoise  ;  au  nom  de  Fou-hi,  l'orateur  s'in- 
clina, et  tous  les  lettrés  chantèrent  l'hymne  de  ce  grand 
homme,  considéré  comme  le  véritable  fondateur  de  l'em- 
pire chinois,  après  tant  de  races  nébuleuses  ;  Fou-hi  a  in- 
venté l'astronomie,  et  il  n'y  a  pas  de  souverain  plus  vénéré 
dans  les  soixante-seize  dynasties  qui  lient  son  règne  au 
dernier  empereur  Tsien-long.  L'orateur  lettré  fit  une  bio- 
graphie consciencieuse  des  empereurs  de  ces  soixante- 
seize  dynasties,  et  s'appliqua  surtout  à  mentionner  les  in- 
nombrables découvertes  que  chaque  règne  avait  vu  mettre 
au  jour. 

Ce  discours  ne  dura  que  douze  heures,  et  ne  pouvait 
durer  moins,  car  il  contenait  l'abrégé  succinct  et  rapide  de 
la  plus  longue  des  histoires  humaines.  Lord  Witmore  avait 
failli  s'évanouir  à  chaque  dynastie  ;  son  cerveau  .,  inondé 
de  syllabes  chinoises,  était  dans  le  délire  de  l'opium  ;  sou 
front,  qui  venait  de  supporter  le  poids  des  innombrables 
empereurs  du  Céleste  Empire  ,  défilant  un  à  un  dans  une 
procession  de  douze  heures,  était  empourpré  de  lièvre, 
comme  après  l'ivresse  d'un  festin.  Un  quart  d'heure  s'é- 
tait écoulé  depuis  la  clôture  de  l'éternel  discours,  et  l'air 
de  la  salle  semblait  encore  répéter,  aux  oreilles  de  Wit- 
more,  ce  déluge  de  monosyllabes  qui  exigent  chez  l'audi- 
teur une  patience  chinoise.  Le  président  de  la  société  at- 
tendait d'un  air  triomphant  la  réponse  du  voyageur  an- 
glais ;  mais  l'infortuné  diplomate  avait  oublié  le  peu  de 
chinois  que  Touang-ho  lui  enseigna  en  Europe  ;  il  avait 
même  oublié  l'anglais  :  il  ne  se  sentait  plus  vivre.  Dans 
cette  extrémité  agonisante ,  Witmore  se  souvint  à  peine 
qu'il  avait  un  bras;  il  souleva  ce  bras  lourdement  et 
le  plaça  sur  son  cœur;  pantomime  universelle  qui  si- 
gnitie  un  remerciement  profond  que  la  parole  ne  peut  ex- 
primer. 

Les  savants  se  retirèrent  deux  à  deux,  en  se  dandinant 
sur  la  pointe  des  pieds,  et  à  mesure  qu'ils  passaient  de- 
vant la  statue  de  Wilnioi  e ,  ils  le  saluaient  obliquement 
avec  de  petits  yeux  malins.  Cette  infraction  à  la  gravité 
de  la  science  ne  pouvait  être  remarquée  par  un  diplomate 
aux  abois. 

Resté  seul,  Witmore  tomba  sur  une  pile  de  coussins  et 
s'endormit.  Ce  sommeil  d'une  heure  que  le  kolao  lui  ac- 
corda ne  pouvait  qu'augmenter  sa  fièvre  au  lieu  de  la  cal- 
mer. Des  rêves  chinois,  les  plus  fous  de  tous  les  rêves, 
éclatèrent  dans  le  cerveau  du  malheureux  voyageur  :  il  vit 
danser  devant  lui  les  soixante  dynasties  d'empereurs  sur 
des  rouleaux  de  tapisseries  chinoises;  il  traversait  à  la 
nage  un  fleuve  de  monosyllabes,  et  l'immortel  Fou-hi  le 
sauvait  par  les  cheveux  au  moment  où  il  se  noyait  dans 
un  tourbillon  de  y-ki  ;  puis,  il  s'asseyait  à  la  table  de  Slar 
and  garler,  à  Richmond,  et  lord  Oalhurst  lui  servait  un 
filet  du  boeuf  Apis  au  madère ,  avec  un  verre  de  punch 
glacé. 

Une  salve  de  coups  de  canon  le  réveilla  eu  sursaut  ;  il  fit 
des  efforts  prodigieux  pour  ramasi^er,  çà  et  là,  les  diverses 
parties  de  son  corps  éparses  dans  les  coussins,  et  il  se  leva 
automaliquemcnt  sur  ses  pieds.  Le  kolao  était  devant  lui, 
et  montrait  une  de  ces  faces  de  béatitude  et  de  sérénité 
consolantes  que  la  savante  Pan-ho-pei  compare  ù  la  pleine 
lune  se  "i,>vant  sur  le  montNi-Kew. 

Un  signe,  seule  langue  que  NVitmore  pouvait  parler  en 
ce  moment,  demanda  au  kolao  ce  que  signifiait  cette  salve 
de  couos  de  canon. 


Le  kolao  lui  répondit,  avec  son  organe  le  plus  caressant, 
que  la  ville  allait  célébrer  la  plus  grande  des  fêtes  de  l'an- 
née, la  fête  de  la  Pleine-Lune,  et  qu'il  était  heureux  de  lui 
annoncer  qu'elle  serait  célébrée,  cette  fois,  devant  sa  mai- 
son ;  les  lamas  du  temple  de  la  vraiment  grande  Lumière 
l'ayant  ainsi  permis,  par  exception,  et  en  l'honneur  de  l'il- 
lustre diplomate  anglais. 

La  physionomie  du  kolao  continuait  d'exprimer  la  pro- 
fonde satisfaction  d'un  bon  père  de  famille  qui  cherche 
toutes  les  occasions  de  distraire ,  d'instruire  et  d'amuser 
un  voyageur  ami,  et  qui  s'applaudit  de  les  avoir  trouvées. 

A  la  seconde  salve  d'artillerie  le  kiosque  d'honneur  s'ou- 
vrit, et  le  kolao  offrit  le  siège  de  droite  au  noble  lord. 

En  traversant  le  jardin,  lord  Witmore  avait  cueilli  furti- 
vement deux  oranges  mandarines  pour  son  dîner.  Le  jour 
de  la  fête  de  la  Pleine-Lune,  on  ne  dine  pas  chez  les  kolaos. 

La  place  qui  s'arrondit  devant  le  palais  du  kolao  est 
immense  ;  dix  canaux  y  aboutissent  comme  des  rayons  ; 
c'est  la  Venise  de  la  Chine,  dit  Macartney. 

On  aurait  dit  que  toute  la  ville  était  accourue  sur  cette 
place;  le  désordre  de  la  multitude  se  régularisait  sous  une 
prodigalité  de  coups  de  bambou  distribués  aveuglément  par 
des  escouades  de  soldats  ;  un  escadron  des  tigres  de  la  garde 
impériale  stationnait  devant  une  batterie  de  douze  pièces 
de  canon  de  fer,  et  la  protégeait  contre  la  folle  curiosité  des 
Chinois,  que  le  bruit  enivre  comme  le  vin.  Des  groupes  de 
jeunes  femmes  circulaient  lestement  au  milieu  des  hommes 
et  leur  prodiguaient  des  sourires.  La  ville  de  Tong-chou-fou 
est  renommée  pour  la  beauté  de  ses  femmes  ;  elle  remplit 
les  lacunes  de  tous  les  harems  du  Céleste  Empire  ;  les 
pères  y  vendent,  comme  esclaves,  leurs  filles  à  qui  veut 
bien  les  payer;  le  fleuve  Jaune,  le  canal  impérial  et  leurs 
innombrables  ramifications,  transportent  chaque  jour, 
vers  tous  les  points  de  l'empire,  cette  vivante  marchandise 
de  sérail,  dont  le  dépôt  universel  est  à  Tong-chou-fou. 

Un  cri  aigu,  un  cri  que  les  oreilles  européennes  ne  con- 
naissent pas,  et  qui  semblait  glisser  sur  un  océan  de  lames 
de  cuivre,  un  cri  d'une  ville  chinoise,  s'éleva  tout  à  coup 
de  cette  place  et  monta  vers  la  lune,  apparue  sur  la  colline 
de  Mmg-tan.  L'artillerie  et  mille  instruments  accompagnè- 
rent ce  cri  pour  saluer  l'astre  adoré,  soleil  de  la  Chine.  Des 
milliers  de  feux  d'artifice  jaillirent  de  tous  les  kiosques,  et 
firent  étinceler  dans  la  nuit  les  toits  d'or  des  palais  et  des 
pagodes,  et  la  porcelaine  des  tours,  qui  semblaient  alors 
recouvertes  de  lames  d'argent.  Aux  lueurs  de  ce  jour  noc- 
turne, les  jeunes  filles  dansaient  en  agitant  des  grappes  de 
grelots;  les  bateleurs  pirouettaient  sur  la  cime  des  bam- 
bous ;  les  funambules  couraient  dans  l'air  ;  les  comédiens 
jouaient  des  pantomunes  ;  les  lamas  chantaient  des  hymnes 
à  la  lune,  et  ii  chaque  nouvelle  salve  de  canons,  le  même 
cri  furieux  retentissait  dans  la  ville;  des  milliers  de  lan- 
ternes sillonnaient  la  rue  comme  des  constellations  d'étoiles 
folles;  et  tous,  les  regards  levés  au  ciel,  suivaient  dans  sa 
lente  ascension  la  pleine  lune,  qui  semblait  accueillir  ces 
hommages  avec  le  sourire  béat  d'un  ministre  chinois. 

Ce  spectacle  était  merveilleux  ;  nos  fêles  d'Europe  sont 
bien  mesquines  auprès  de  celle  de  la  pleine  lune,  quand 
toute  une  ville  immense,  hérissée  de  kiosques  de  toutes 
couleurs,  couverte  de  tuiles  d'or  et  de  plaipies  de  porce- 
laine, illuminée  de  lanternes  et  de  fusées,  salue  la  pleine 
lune,  cette  tranquille  reine  de  la  nuit.  Lord  Witmore,  lui- 
même,  malgré  sou  épidorme  de  diplomate,  aurait  applaudi 
à  cette  fêle  s'il  se  fût  trouvé  dans  les  conditions  hygiéni- 
ques indispensables  à  l'enthousiasme.  Hélas  !  le  noble  lord, 
appuyé  contre  une  colonnetle  du  kiosque,  n'élail  rappelé  au 
sentiment  de  rexistence  que  par  les  détoualious  de  l'ar- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


167 


tillerie  ;  tout  autre  bruit  le  laissait  à  son  immobilité  de  ca- 
davre. Dans  un  de  ces  moments  de  réveil  et  d'excitation 
nerveuse,  il  recueillit  sur  sa  langue  le  peu  de  sons  que  pou- 
vait lui  fournn-une  dernière  goutte  de  salive,  et  il  demanda 
au  kolao  si  la  fête  serait  encore  longue. 

—  Oh  !  oui  !  répondit  le  Chinois,  fort  longue  ;  au  jour. 
Et ,  par  un  signe  du  doigt  qui  décrivit  la  voûte  du  ciel 

d'orient  en  occident,  le  kolao  indiqua  que  la  fête  durait 
tant  que  l'astre  était  sur  l'horizon.  Et  la  ronde  face  du  mi- 
nistre s'épanouit  de  joie  en  annonçant  cette  bonne  nou- 
velle au  diplomate  anglais. 

Enfin  lord  ^\itmo^e  arriva  à  un  degré  d'anéantissement 
que  la  physiologie  n'a  pas  numéroté  dans  ses  observations, 
et  qui  n'appartient  ni  au  sommeil,  ni  à  la  vie,  ni  à  la  mort  : 
il  ne  fallait  rien  moins  pour  le  ressusciter  que  le  fracas 
épouvantable  d'un  million  de  voix,  chœur  final  qui  faisait 
ses  adieux  à  la  lune  au  lever  du  soleil. 

Lord  Witmore,  appuyé  siur  les  bras  des  deux  Gis  du  ko- 
lao, et  marchant  a\  ec  leurs  pieds,  descendit  à  sa  chambre 
ù  coucher,  escalada  péniblement  son  lit,  et  retomba  dans 
sa  léthargie.  Quelques  heures  de  repos  horizontal  le  soula- 
gèrent un  peu.  il  fut  réveillé  en  sursaut  par  un  rêve  qui 
le  menaçait  d'èlre  éventré,  en  costume  de  toréador,  parles 
cornes  d'un  bœuf.  Comme  il  n'avait  pas  pris  la  peine  de  se 
déshabiller,  il  se  trouva  tout  prêt  à  recevoir  le  kolao  qui 
entrait  dans  sa  chambre,  avec  une  bonne  nouvelle  sur  les 
lèvres. 

Le  kolao  lui  annonçait  qu'il  avait  reçu  une  lettre  de  Zhé- 
hùl,  et  que  l'empereur  permettait  à  lord  AVitmore  de  sé- 
journer trois  mois  à  ïoug-chou-fou. 

Le  noble  lord  poussa  un  soupir,  et  simula  un  geste  d'ac- 
lioiis  de  grâces. 

Le  kolao  ajouta  que  le  président  de  la  Société  historique 
attendait  la  visite  de  lord  ^\■itmore  dans  le  temple  de  la 
vraiment  grande  Lumière^  et  que  des  préparatifs  super- 
bes avaient  été  faits  pour  le  recevoir. 

—  J'irai  faire  ma  visite  au  président,  dit  lord  Witmore 
avec  un  ton  ressemblant  assez  au  dernier  soupir  de  la  ré- 
signation. 

Le  kolao  fit  un  long  sourire  de  bonhomie,  et  prit  l'air 
d'un  homme  qui  se  fait  violence  pour  demander  un  ser- 
vice. Witmore  ouvrit  la  moitié  de  ses  yeux  rouges  et  le 
regarda  fixement,  courbé  en  point  d'interrogation. 

.\lors  le  kolao  lui  dit  que  tous  les  lettrés  de  la  ville  atten- 
daient, comme  réponse  au  discours  du  président,  une  his- 
toire complète  de  l'Angleterre ,  traduite  en  chinois  par  lord 
\Vitraore. 

—  Et  qui  doit  traduire  cette  histoire  en  chinois?  de- 
manda le  diplomate  avec  une  terreur  visible. 

—  Vous  ;  répondit  le  kolao  avec  un  sourire  délicieux. 

—  Mais  comment  veut-on  que  je  leur  traduise,  aujour- 
d'hui, dix  volumes  d'histoire!  s'écria  Witmore. 

—  Vous,  trois  mois  ici;  dit  le  kolao  avec  une  bonhomie 
charmante. 

—  .\h!  dit  Witmore;  et  sa  tête  tomba  sur  sa  poitrine 
après  ce  ahl 

Les  lettrés  donnaient  trois  mois  à  lord  Witmore  pour 
traduire  Hume  en  chinois.  C'était,  pour  le  traducteur,  la 
muraille  de  la  Chine  à  construire  en  manuscrit. 

—  Allez  dire  aux  lettrés,  dit  Witmore  au  kolao ,  que  je 
traduirai  cette  histoire. 

Le  ton  qui  accompagna  ces  mots  annonçait  qu'une  ré- 
solution énergique  venait  d'être  prise  par  le  voyageur  ago- 
nisant. 

Quand  il  fut  seul ,  Witmore  s'adressa  ce  monologue  : 
«Que  le  diable  les  caresse,  ces  maudits  Chinois  !  .Moi,  pas- 


ser trois  mois  ici!  pas  trois  jours!  pas  trois  heures!  Ils 
verront.  » 

Après  une  pause ,  il  s'ajouta  cette  réflexion  :  €  Et  lord 
Bathurst ,  qui  m'avait  recommandé  de  sonder  ce  lac  im- 
mense où  croupissent  trois  cents  millions  d'hommes  !  !  !  Oh! 
qu'il  vienne  le  sonder,  lui,  lord  Bathurst!...  Je  sonde  mon 
estomac,  moi,  et  je  n'y  trouve  rien. 

Cette  plaisanterie  anglaise  ramena  un  sourire  sur  la 
figure  de  Wilmore  ;  il  essaya  de  faire  quelques  pas,  et  se 
trouva  plus  fort.  Une  ferme  résolution  agit  toujours  effica- 
cement sur  un  corps  affaibli.  Le  physique  expirant  se  re- 
trempe dans  l'énergie  du  moral. 

Witmore  méditait  une  évasion. 

Ce  plan  une  fois  arrêté,  le  noble  lord  accepta  gaiement 
toutes  les  éventualités  de  son  dernier  jour  d'esclavage  ho- 
micide. 11  dina  courageusement  à  la  table  du  kolao;  il  fit 
honneur  à  la  cuisine  végétale,  et  risqua  même  .ses  dents  sur 
une  friture  révoltante  de  Ichoue-ouen.  A  l'issue  du  festin, 
il  se  rendit  au  temple  de  la  vraiment  grande  Lumière 
pour  faire  sa  visite  aux  lettrés. 

Ce  temple  est  une  merveille  de  la  Chine.  La  statue  du 
dieu  est  placée  sur  un  autel  resplendissant  d'or;  une  foule 
de  dévots  assiège  toujours  les  marches  du  sanctuaire.  Le 
reste  du  temple  est  abandonné  aux  plus  profanes  occupa- 
tions. Des  familles,  sans  toits,  viennent  y  faire  leurs  repas 
et  y  dormir  sur  des  nattes;  des  commerçants  y  traitent 
leurs  affaires;  des  capitaines  de  jonques  y  fument  l'o- 
pium ;  de  jeunes  filles  y  cherchent  des  maris  ;  des  lamas  y 
jouent  aux  échecs.  C'est  un  abrégé  en  action  de  la  vie  chi- 
noise. Quand  lord  Witmore  entra  dans  ce  temple ,  il  v 
trouva  les  savants  assis  sur  des  baguettes  de  naucléas  et 
fumant  la  pipe,  les  yeux  levés  au  ciel. 

La  visite  (ut  très-courte  ;  le  noble  lord  ne  prononça  point 
de  discours,  mais  il  promit  de  traduire  VHistoire  d' An- 
gleterre en  langue  chinoise,  et  d'apporter  aux  lettrés  son 
manuscrit  après  trois  pleines  lunes. 

Les  savants  se  balancèrent  sur  leurs  sièges  en  secouant 
la  tête,  comme  pour  remercier  le  futur  traducteur. 

Le  kolao  feignait  d'être  au  comble  d'une  extase;  lord 
Witmore  ne  le  surprenait  jamais  en  défaut  ;  ce  rusé  Chi- 
nois aurait  fait  rouler,  du  bout  de  sa  griffe,  Talleyrand  et 
Melternich.  11  se  composait  une  bonhomie  immuable  de 
la  pointe  de  ses  pieds  à  la  pointe  de  sa  queue.  Jamais  un 
pli  de  ses  étoffes  ou  de  son  visage  ne  trahissait  la  profonde 
noirceur  de  sa  pensée,  et,  sur  l'incarnat  perpétuel  de  ses 
joues  sphériques,  il  n'y  avait  d'expression  que  pour  îa 
bonté.  Figure  d'un  ange  avec  l'esprit  et  le  corps  d'un 
orang-outang. 

Rentré  au  palais  du  kolao,  lord  Witmore  affecta  des  airs 
d'insouciance  ou  de  joyeuse  étourderie ,  pour  tromper  ses 
espions,  et  leur  dissimuler,  avec  toute  sa  pauvTe  finesse 
européenne,  ses  projets  d'évasion  prochaine.  11  prit  toutes 
les  poses  et  tous  les  tons  que  put  lui  fournir  le  vocabulaire 
de  la  diplomatie  civilisée;  il  se  montra  très-affectueux  en- 
vers la  famille  du  kolao;  il  caressa  les  petits  Chinois;  il 
demanda  une  livre  de  papier  de  Pékin  et  une  fiole  d'encre 
de  Zhé-hol  pour  écrire  sa  traduction  de  VUiiioire  d'An- 
gleterre ;  il  fuma  deux  pipes  d'opium  pour  se  donner  les 
airs  d'un  étranger  qui  veut  s'acclimater  et  adopter  les 
mœurs  d'un  pays  qu'on  se  propose  d'habiter  longtemps. 
Le  kolao ,  de  son  côté ,  avait  mis  sur  ses  joues  et  dans  ses 
yeux  l'étourderie  et  la  distraction  d'un  enfant;  il  traitait 
Witmore  comme  s'il  eût  voulu  obtenir  de  lui  une  amitié 
de  longue  durée  :  il  s'avança  même  jusqu'à  promettre  au 
noble  lord  un  harem  choisi  tout  exprès  pour  lui  dans  les 
marchés  les  plus  aristocratique  de  Tong-chou-fou, 


16S 


LECTURES  DU  SOIR; 


Il  est  inutile  de  dire  que  le  kolao  avait  compris  le  projet 
d'évasion  avant  même  que  Witmore  l'eût  formé.  Ainsi,  le 
diplomate  d'Albion  était  joué  de  toutes  les  manières  par  le 
ministre  chinois  :  il  combinait  les  plus  subtiles  machina- 
tions d'un  roué  de  Saint-James  pour  faire  réussir  un  plan 
qui  était  dans  les  intérêts  de  son  ennemi.  Il  eût  frémi  de 
toute  la  hauteur  de  sa  fierté  nationale,  s'il  avait  pu  enten- 
dre le  ricanement  d'ironie  intérieure  dont  l'accablait  le  qua- 
drumane kolao. 

L'offre  du  harem  acheva  la  déroute  morale  de  lord  Wit- 
more :  il  eût  donné  sa  fortune  pour  être  à  bord  d'un  vais- 
seau voguant  sur  la  mer  Jaune.  11  redoutait  à  chaque  in- 
stant de  voir  entrer,  au  bruit  des  grelots  et  des  éclats  de 
rire,  ce  formidable  paradis  déjeunes  femmes,  avec  leurs 
veux  obliques,  leurs  saris  de  crêpe  léger  et  leurs  pieds  en- 
fantins; l'honneur  de  la  Grande-Bretagne  était  perdu  dans 
sa  personne  ;  accepter  ou  refuser  le  harem,  c'était  se  briser 
sur  un  double  écueil.  11  fallait  donc  partir  en  plus  grande 
hâte  que  jamais. 

Dès  que  le  silence  du  sommeil  général  régna  au  palais 
du  kolao,  lord  Witmore  quitta  sa  chambre  ,  et  trouvant, 
non  sans  étonnement,  toutes  les  portes  ouvertes  devant  lui, 
il  atteignit  la  place  publique  sans  être  dérangé  dans  son 
début  d'évasion.  Il  était  seul,  et  il  s'applaudissait  fort  d'a- 
voir laissé  son  domestique  au  village  de  Nien-sin,  situé  à 
la  dernière  écluse  du  canal  impérial.  Son  déguisement  chi- 
nois, volé  au  vestiaire  du  kolao ,  favorisait  sa  fuite,  mal- 
heureusement éclairée  par  une  lune  de  la  plus  chinoise 
dimension.  De  cauaus  en  canaux,  prodiguant  l'or  aux  ba- 
teliers, il  se  trouva  bientôt  sur  la  grande  route  aquatique 
qui  se  lie  au  fleuve  Jaune,  et  pourtant  il  ne  crut  devoir 
remercier  la  Providence  qu'en  découvrant  les  fertiles  plai- 
nes de  la  province  de  Tche-kia. 

Quinze  jours  après,  lord  Witmore  voguait  sur  la  mer 
Jaune,  à  bord  du  Cilon,  frégate  anglaise  qui  se  promène 


devant  la  Chine  pour  lui  montrer  le  pavillon  britannique  à 
demi-portée  de  canon. 

Dans  les  loisirs  de  la  traversée,  lord  Witmore  écrivit  un 
long  mémoire  adressé  à  lord  Balhurst;  ce  curieux  travail 
n'a  jamais  été  imprimé;  il  est  gardé  précieusement  dans 
les  archives  de  l'ofRce  de  White-IIall,  et  les  diplomates  le 
consultent  lorsque  le  cabinet  de  Saint-James  met  les  affai- 
res de  la  Chine  sur  le  tapis.  Dans  son  manuscrit,  lord  Wit- 
more a  négligé  la  description  des  lieux,  laissant,  dit-il,  ce 
frivole  amusement  aux  voyageurs  vulgaires.  11  s'est  con- 
tenté de  sonder  moralement  ce  lac  immense  où  croupissent 
trois  cents  millions  d'âmes  :  il  a  donné  le  résultat  de  ses 
études  sur  le  caractère  de  ce  peuple  barbare,  qui  a  une 
existence  à  part.  Le  travail  de  lord  Witmore  est  terminé 
parce  portrait,  digne  d".\ddison  : 

«  Le  Chinois  a  l'esprit  lourd  et  l'entecdement  grossier; 
il  n'a  que  deux  sens,  trois  de  moins  que  nous  :  sa  bonhomie 
n'a  d'égale  que  son  ignorance  ;  il  est  si  facile  de  le  trom- 
per, qu'on  regrette  d'être  rusé  devant  lui.  Chez  le  Chinois, 
la  matière  est  si  épaisse  qu'elle  repousse,  comme  une  cui- 
rasse, le  trait  d'esprit  le  plus  aigu.  Il  travaille  d'instinct  ;  il 
fait  aujourd'hui  ce  qu'il  a  fait  hier.  Otez-le  de  ses  huttes  de 
marécages,  il  meurt  comme  le  poisson  hors  de  son  élé- 
ment. C'est  un  peuple  de  castors;  son  pays  est  un  lac,  sa 
nourriture  une  racine  bourbeuse,  sa  chevelure  une  queue, 
sa  main  une  patte,  sa  langue  un  cri.  J'ai  connu  intime- 
ment le  premier  ministre  ou  kolao  de  ces  castors;  je  me 
suis  servi  de  lui  dans  l'occasion,  et,  quand  il  a  voulu  me 
faire  obstacle,  je  l'ai  brisé  comme  un  roseau.  » 

C'est  ainsi  que  lord  Witmore  a  étudié  le  caractère  chi- 
nois. 

Instruisez-vous  avec  cela,  ô  vous  tous  qui  cinglez  diplo- 
matiquement vers  l'embouchure  du  Whang-IIo. 

MKRY. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


IGO 


E^  B£kTJ^I^l^W^  SS  FlilEBli^^îB. 


La  Laluille  de  Friodiand ,  qui  peut  être  mise  à  côté  de 
celles  de  Marengo  etd'Austerlilz  pour  les  résultais  brillants 
qu'elle  obtint,  et  pour  le  génie  militaire  qui  y  présida,  fut 
livrée  le  14  juin  ISO?,  et  amena  la  paix  de  Tilsit. 

Le  M  juin,  au  point  du  jour.  Napoléon  ordonna  un 
vaste  mouvement  sur  toute  la  ligne,  mais,  en  s'appro- 
chant,  les  soldats  s'aperçurent  que  les  retranchemenls 
étaient  déserts,  l'armée  russe  s'était  évanouie  comme  une 
fumée.  Ileilsberg  fut  immédiatement  occupé,  puis  on  lan- 
ça à  la  poursuite  de  l'ennemi  le  général  Victor  de  La- 
tour-Maubourg,  avec  sa  division  de  dragons  et  les  briga- 
des de  cavalerie  légère  des  généraux  Durosnel  et  Watbiez; 
tandis  que  les  divisions  Ney,  Soult,  Davoust,  Lannes, 
Mortier,  et  la  cavalerie ,  marchaient  sur  différents  points 
dans  le  but  de  déborder  l'armée  russe,  et  de  lui  couper  le 
chemin  de  Koenisberg. 

Le  12  au  matin,  Beningsen  fit  reposer  le  gros  de  son 
armée,  et  en  détacha  deux  divisions  avec  ordre  de  remon- 
ter vers  le  nord ,  de  joindre  les  Prussiens  et  de  se  lier  à 
leurs  mouvements  ;  puis,  dans  la  nurt  du  12  au  13,  il  avait 
continué  de  battre  en  retraite  de  Barteinstein  à  Schippen- 
beil;  là,  seulement,  il  apprit  le  mouvement  de  l'armée 
française  sur  Eylau,  et,  craignant  d'être  séparé  de  Koenis- 
berg, que  l'injonction  formelle  d'Alexandre  prescrivait  de 
M Ans 184f 


sauver  à  tout  prix,  au  lieu  de  continuer  sa  route  à  Test ,  il 
descendit  directement  du  midi  au  nord,  et  marcha  sur 
•^riedland,  qui  le  rapprochait  d'une  dizaine  de  lieues  de 
la  Baltique  et  par  conséquent  de  Kœnisberg,  où  depuis 
trois  ou  quatre  mois  les  Prussiens  avaient  réuni  leurs  der- 
nières ressources  militaires.  Pendant  toute  celte  marche, 
il  avait  été  couvert  par  l'Aile;  mais,  arrivé  à  Friedland, 
comme  la  rivière  court  tout  à  coup  à  l'est,  il  fut  obligé  de 
la  traverser  pour  prendre  la  route  de  Kœnisberg  et  donner 
la  main  aux  Prussiens,  qui  se  trouvaient  dans  la^Iirection 
de  celle  \  iile,  et  vers  lesquels  il  avait  déjà,  comme  nous 
l'avons  dit,  dépêché  deux  divisions. 

En  avant  de  Friedland ,  55  escadrons  de  cavalerie  ac- 
compagnés de  20  pièces  de  canon,  qui  poussaient  une 
grande  reconnaissance,  rencontrèrent  une  patrouille  fran- 
çaise qu'ils  enlevèrent,  puis,  ayant  appris  par  elle  que  le 
9'^  régiment  de  hussards  gardait  seul  la  ville,  ils  traversè- 
rent le  pont  et  se  répandirent  dans  les  rues.  Le  9«  hussard, 
délogé  par  une  force  décuple  de  la  sienne,  perdit  quelques 
hommes,  et  se  repliant  par  la  route  d'EyIau  sur  Domnau, où, 
depuis  la  veille,  le  corps  d'armée  de  Lannes  avait  pris  posi- 
tion par  ordre  de  l'Empereur,  il  lui  annonça  que  les  Russes, 
qu'on  croyait  en  retraite,  faisaient  un  retour  offensif.  Lan- 
nes, qui  croit  n'avoir  affaire  qu'à  quelque  division  isolée, 

—  •22  —  OZIÈME  VOLL.MF. 


170 


LECTURES  DU  SOIR. 


ordonne  aussitôt  à  la  brigade  Ruffîn,  des  grenadiers  d'Ou- 
dinot,  de  reprendre  le  pont  de  Friediand  ;  mais  à  peine  la 
brigade  est-elle  partie  quM  reçoit  une  lettre  de  Napoléon. 
Cette  lettre  lui  annonce  que  ce  n'est  point  une  simple  di- 
vision, mais  l'armée  russe  tout  entière  qui  est  en  marche 
sur  Kœnisberg. 

Aussitôt  Lannes,  qui  venait  de  se  mettre  au  lit,  se  relève 
et  expédie  courrier  sur  courrier.  Oudinot  part  avec  le  reste 
de  ses  troupes  pour  soutenir  la  brigade  Uuffin  ;  Grouchy 
reçoit  le  commandement  de  la  cavalerie  en  l'absence  de 
Murât;  il  marchera  sur  Domnau,  et  vers  minuit  il  y  sera 
arrivé.  Mortier,  qui  est  à  Lampasch,  se  mettra  en  mouve- 
ment à  l'instant  même,  et  arrivera  à  quatre  heures  du 
matin  ;  Verdier,  enfin,  qui  commande,  avec  la  brigade 
Oudinot,  la  seule  infanterie  que  possède  Lannes,  viendra 
aussi  vite  qu'il  pourra,  amenant  les  débris  de  sa  division 
écharpée  à  Heilsberg  et  dont  le  2'  léger  fait  partie  ;  restaient 
les  six  régiments  de  cuirassiers  et  de  carabiniers  de  Nan- 
souty  ;  mais  on  n'en  avait  pas  de  nouvelles,  on  ne  savait 
pas  où  ils  étaient,  et  l'on  espérait  qu'ils  se  rallieraieut  au 
canon. 

Cependant  Oudinot  a  fait  forcer  le  pas  à  ses  soldats  ;  il  a 
rejoint  sa  brigade,  et  s'avance  avec  elle  vers  Friediand.  A 
une  lieue  et  demie  de  la  ville  à  peu  près ,  le  terrain 
commence  à  s'incliner  par  une  pente  douce,  à  laquelle  on 
arrive  par  une  grande  route  qui  traverse  la  foret  de  Sort- 
lach;  à  gauche,  cette  forêt  s'arrête  tout  à  coup  ,  et  laisse 
à  découvert  la  plaine;  à  droite,  elle  s'écarte  pour  faire 
place  au  village  de  Balhkeim  ;  puis  elle  reprend  plus 
épaisse,  et  va  s'étendre  jusque  de  l'autre  côté  de  l'Aile. 

Oudinot  arriva  vers  cette  partie  de  la  forêt  qui  s'ouvre 
sur  la  plaine,  vers  les  trois  heures  du  matin  ;  il  ne  faisait 
déjà  plus  nuit,  et  cependant  il  ne  faisait  pas  jour  encore. 
Au  milieu  du  crépuscule,  il  vil  luire  une  vive  fusillade,  et 
un  instant  après  il  aperçut  sou  avant-garde,  qui  avait 
poussé  jusqu'à  Friediand,  vivement  ramenée  par  des  for- 
ces triples  des  siennes.  C'était  un  avis  d'assurer  la  route 
d'EyIau  par  laquelle  l'armée  devait  arriver.  En  consé- 
quence, Oudmot  jeta  dans  le  bois  de  Sortiach  deux  batail- 
lons de  tirailleurs  ;  le  village  de  Poslhenen  se  trouvait  à 
un  quart  de  lieue  de  lui ,  sur  son  chemin  ;  il  s'en  servit 
comme  d'un  fort,  pour  indiquer  son  front  et  lier  ses  deux 
ailes,  puis  enfin  il  étendit  le  reste  de  ses  troupes  dans 
l'espace  compris  entre  Posthenen  et  Heinrichsdorff.  C'é- 
taient cinq  ou  six  bataillons ,  qui,  disséminés  sur  une 
grande  étendue,  pouvaient  faire  croire  à  un  nombre  dou- 
ble. Quelques  pièces  de  canon,  disposées  derrière  des  émi- 
nences,  soutenaient  cette  poignée  d'hommes;  en  outre,  un 
ruisseau  sortant  du  bois  de  Sortiach  couvrait  tout  ce  front, 
tandis  qu'un  autre  ruisseau,  échappé  du  village  de  Posthe- 
nen, coupait  le  premier,  et  après  avoir  roulé  une  centaine 
de  pas  avec  lui,  se  jetait  dans  un  ravin,  divisant  en  deux 
parties  inégales  la  plaine  de  Friediand,  et  allait  se  perdre 
dans  un  étang  qui  borde  le  côté  nord  de  la  ville. 

Au  point  du  jour,  la  fusillade  éclata.  Les  Russes  avaient 
envoyé  à  l'attaque  du  bois  de  Sortiach  tous  les  tirailleurs 
et  tous  les  chasseurs  de  leur  garde  :  c'était  toute  l'infante- 
rie dont  ils  pouvaient  disposer  pour  le  moment  ;  mais  cha- 
que instant  devait  leur  amener  du  renfort.  Leur  armée 
était  partie  de  Scliippcnbeil  dès  la  veille  au  soir,  et,  outre 
le  pont  de  Friediand ,  trois  autres  ponts  jetés  sur  l'Aile 
s'apprêtaient  à  leur  donner  passage.  En  attendant,  comme 
nous  l'avons  dit,  la  fusillade  était  déjà  engagée  sur  une 
ligue  de  1,800  toises. 

Ce  fut  en  ce  moment  que  Lannes  parut.  Il  avait  rallié  la 
division  Grouchy,  et,  sans  attendre  les  carabiniers  et  les 


cuirassiers  de  Nansouty,  il  s'était  mis  en  route.  11  trouva 
l'ennemi  qui  commençait  à  se  déployer  en  bataille ,  sa  gau- 
che appuyée  à  Posthenen  et  sa  droite  à  Friediand  ;  il  entra 
aussitôt  en  ligne,  et  quoiqu'il  n'eût,  y  compris  la  division 
Oudinot  déjà  engagée,  qu'une  douzaine  de  mille  hommes, 
il  n'hésita  point  à  prendre  l'offensive.  La  cavalerie  légère 
fut  envoyée  en  première  ligne,  à  la  droite  des  grenadiers 
d'Oudinot,  et  Grouchy  se  plaça  en  réserve  avec  ses  dra- 
gons ployés  en  colonnes,  et  préparés  à  repousser  une  atta- 
que de  flanc.  Mais  la  précaution  fut  inutile  ;  la  cavalerie 
légère,  à  peine  arrivée  en  ligne,  avait  chargé  l'aile  gauche 
des  Russes  et  l'avait  culbutée.  Cette  aile  s'était  aussitôt 
retirée  sous  la  protection  d'une  batterie  ;  comme  si  elle  eût 
eu  assez  de  ce  premier  échec,  elle  se  tenait  tranquille. 
Quant  à  la  gauche,  elle  se  tenait  immobile,  et  à  la  manière 
dont  elle  se  refusait,  il  était  facile  de  voir  qu'elle  cachait 
quelque  grand  mouvement. 

En  effet,  bientôt  on  vit  poindre  la  tête  d'une  colonne 
qui  s'avançait  rapidement  sur  le  village  d'Ileinrichsdorff, 
et  qui  s'en  empara  sans  que  notre  cavalerie,  empêchée 
par  les  ravins  qui  coupaient  toute  la  plaine,  pût  l'en  empê- 
cher. Ce  village  fut  aussitôt  garni  d'infanterie  et  d'artille- 
rie. Ce  mouvement  avait  cela  d'inquiétant,  qu'il  conduisait 
à  un  double  but.  Les  Russes  pouvaient  faire  leur  jonction, 
du  bois,  avec  les  Prussiens  ;  ensuite,  se  rabattant  sur  nos 
derrières,  couper  du  reste  de  l'armée  la  division  Lannes, 
qui  venait  de  traverser  le  bois  placé  sur  la  route  de  Dom- 
nau. 

Aussitôt  Grouchy,  pour  parer  à  ce  danger,  laisse  Lannes 
et  Oudinot  avec  l'infanterie  à  Posthenen,  se  hâte  de  faire 
repasser  le  bois  de  Domnau  à  ses  dragons ,  et,  par  un  che- 
min plus  facile  et  qui  dérobe  sa  marche,  s'avance  en  dé- 
crivant une  courbe  vers  Heinrichsdorff.  Bientôt,  impatient 
de  voir  de  ses  propres  yeux  où  en  étaient  les  choses,  il 
met  son  cheval  au  galop  et  devance  ses  dragons;  mais  à 
peine  a-t-il  fait  cinq  cents  pas,  qu'il  voit  à  travers  les  ar- 
bres étinceler  les  casques  d'une  troupe  qui  se  replie  en  dés- 
ordre. Ce  sont  les  cuirassiers  et  les  carabiniers  de  JSan- 
souty,  qui,  ayant  ordre  de  rejoindre,  ont  marché  droit 
devant  eux,  et  qui  ont  rencontré  les  Russes  à  Heinrichs- 
dorff. Ne  sachant  pas  à  qui  ils  ont  affaire,  et  voyant  la 
plaine  couverte  au  loin  d'ennemis,  ils  n'ont  pas  tenu  ou  du 
moins  n'ont  tenu  que  mollement.  En  ce  moment,  du  côté 
de  Posthenen,  arrive  au  galop  et  tout  couvert  de  poussière 
un  aide-de-camp  de  Lannes.  C'était  le  jeune  capitaine  Gué- 
heneuc,  aujourd'hui  lieutenant-général  en  Afrique. 

—  Général,  s'écrie-t-il  du  plus  loin  qu'il  voit  Grouchy, 
empêchez  l'ennemi  de  couper  nos  communications  ;  faites- 
vous  tuer,  s'il  le  faut,  vous  et  vos  hommes  ;  c'est  l'ordre 
du  maréchal. 

Et  il  repart  ventre  à  terre,  impatient  de  reprendre  sa 
part  de  la  bataille,  dont  Vordre  important  qu'il  apporte  l'a 
un  instant  éloigné. 

Grouchy  alors  se  jette  au  milieu  des  cuirassiers  et  des 
carabiniers  de  Nansouty,  en  leur  criant  de  faire  halte,  et 
qu'il  leur  amène  du  secours.  A  sa  voix,  les  fuyards  se  ral- 
lient; Nansouty,  qui  combattait  sur  les  derrières,  arrive 
alors  ;  les  deux  généraux  réunissent  leurs  efforts,  et  la 
nouvelle  se  répand  que  les  dragons  arrivent;  de  loin  déjà 
on  voit  briller  leurs  casques  ;  cuirassiers  et  carabiniers  se 
reforment.  Grouchy  laisse  à  Nansouty  le  soin  de  les  lui 
ramener,  met  son  cheval  au  galop,  arrive  sur  une  hauteur, 
découvre  tout  le  champ  de  bataille,  dislingue  les  colonnes 
d'infanterie  russe  qui  débouchent  de  Friediand  et  s'avan- 
cent à  grands  pas  vers  Heinrichsdorff,  précédées  d'un 
nuage  de  cavaliers.  Il  n'y  a  qu'un  moyen  de  mettre  une 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


171 


digue  à  celle  mer  qui  monte.  Il  faut  s'emparer,  coûte  que 
coule,  du  village  d'Heinrichsdorff  où  les  Russes  viennent 
de  se  retrancher,  retourner  contre  eux  leurs  propres  ca- 
nons, tenir  là  jusqu'au  dernier  homme,  et  briser  leur  mou- 
vement par  noire  résistance.  En  ce  moment  parait  une 
tête  de  colonne  d'infanterie;  c'est  la  brigade  Albert  des 
grenadiers  d'Oudinot,  qui  accourt  pressée  par  les  ordres 
de  Lannes,  qui  reconnaît  de  plus  en  plus  la  nécessité  de  ne 
pas  permettre  que  l'ennemi  déborde  notre  gauche. 

Alors  Grouchy  se  retourne,  et  aperçoit  derrière  lui  ses 
fidèles  dragons,  et  à  leur  gauche  les  cuirassiers  et  les  ca- 
rabiniers de  Nansouty,  qui,  honteux  de  leur  panique  d'un 
instant,  ont  hâte  de  prendre  leur  revanche  ;  Grouchy  se 
met  aussitôt  à  la  tête  de  la  brigade  Milet,  ordonne  à  la  bri- 
gade Carrée  de  seconder  son  mouvement  en  tournant  le 
village,  et  s'élance  sur  Heinrichsdorff,  essuie  le  feu  d'une 
batterie,  qui  lui  tue  une  quinzaine  d'hommes,  et  le  feu  de 
la  mousqueterie  qui  lui  en  couche  le  double  à  terre,  pénè- 
tre dans  les  rues,  sabre  l'infanterie,  la  repousse,  la  presse, 
la  culbute,  la  rejette  enfin  au  delà  du  village  où  l'alteudent 
Carrée  et  ses  dragons,  qui  en  sabre  à  son  tour  une  partie, 
et  fait  le  reste  prisonnier.  Le  village ,  les  retranchements, 
et  les  4  canons  qui  le  défendaient  sont  à  nous. 

En  ce  moment,  la  cavalerie  aperçoit  ce  qui  se  passe  à 
l'extrémité  de  son  aile  droite,  et  se  met  à  son  tour  au  galop. 
Toute  la  plaine  en  est  couverte,  c'est  une  véritable  tempête 
d'hommes  et  de  chevaux  qui  arrive,  et  va  fondre  sur  les 
deux  régiments  de  dragons  encore  tout  rompus  par  le  dés- 
ordre de  la  victoire.  Heureusement,  Nansouty  parait  avec 
ses  cuirassiers.  Grouchy  s'élance  à  leur  tète,  les  entraine 
après  lui,  et  tombe  comme  une  avalanche  de  fer  au  milieu 
de  la  cavalerie  ennemie,  qui,  arrêtée  dans  son  élan,  est 
bientôt  refoulée  sur  l'infanterie  qui  la  suit;  les  cuirassiers 
les  poursuivent,  et  vont  se  heurter  sur  les  baïonnettes  de 
ses  premiers  rangs  qui  ne  peuvent  faire  feu,  tant  Russes  et 
Français  sont  pêle-mêle.  Grouchy  s'aperçoit  de  l'hésita- 
tion de  cette  infanterie,  et  au  lieu  de  se  replier  il  continue 
son  mouvement  offensif;  alors  elle  s'intimide,  recule ,  se 
débande;  Nansouty  tombe  sur  elle  avec  ses  carabiniers, et 
alors  cavaliers  et  fantassins  fuient  ensemble,  jusqu'à  ce 
que  des  masses  trop  profondes  pour  être  ébranlées  les  em- 
pêchent d'aller  plus  loin.  Alors  grenadiers  et  carabiniers 
viennent  se  ranger  en  bataille  sur  le  plateau  d'Heinrisc- 
dorff,  taudis  que  la  brigade  Albert,  envoyée  par  Lannes, 
s'établit  dans  le  village,  et  comble  l'intervalle  qu'il  y  a  en- 
tre lui  et  l'extrémité  de  notre  aile  gauche.  11  y  a  alors  sur 
ce  point  une  trêve  d'un  instant,  pendant  laquelle  oa  res- 
pire. 

Pendant  ce  temps,  au  centre  et  à  notre  droite,  Oudinot 
se  maintient  en  faisant  faire  à  ses  grenadiers  des  miracles 
de  courage  et  des  chefs-d'œuvre  de  stratégie.  Le  terrain, 
coupé  de  flaques  d'eau,  de  mamelons,  de  ravins  et  de 
petits  bois,  lui  permet  de  dissimuler  son  infériorité  numé- 
rique. Un  rideau  de  tirailleurs,  dont  on  ne  peut  reconnaî- 
tre le  nombre,  cachés  qu'ils  sont  dans  les  seigles ,  entre- 
tient un  feu  roulant  sur  toute  la  ligne  ;  cependant  ces 
tirailleurs,  dont  il  faut  éternellement  dissimuler  les  perles, 
épuisent  peu  à  peu  les  bataillons  qui  les  alimentent,  et  à 
la  tête  desquels  Oudinot  charge  toutes  les  fois  que  l'en- 
nemi tente  quelque  chose  de  plus  décisif;  peu  à  peu  la  di- 
vision se  fond  et  s'amoindrit;  Oudinot  fait  avancer  sa  ré- 
serve, dernière  et  suprême  ressource,  et  il  en  est  à  calculer 
si  tout  ce  qu'il  a  d'hommes  encore  pourra  durer  jusqu'au 
moment  où  Napoléon  arrivera.  Aussi,  profilant  de  la  per- 
mission que  l'Empereur  lui  a  donnée  de  communiquer 
directement  aveclui,  il  lui  envoie  soo  quatrième  courrier  : 


—  Dites  à  l'Empereur,  lui  dit-il ,  que  mes  petits  yeux  y 
voient  bien,  que  j'ai  toute  l'armée  russe  devant  moi,  et  quo 
je  ne  pourrai  pas  tenir  s'il  n'arrive  à  mon  secours. 

En  effet,  la  situation  devenait  effrayante.  On  vovait  les 
Russes  s'avancer  par  masses  profondes ,  traverser  les 
quatre  ponts  de  l'Aile,  et  passer  immédiatement  de  l'ordre 
de  marche  à  l'ordre  de  bataille.  11  était  neuf  heures  du  ma- 
tin, et  depuis  cinq  heures  ses  longues  colonnes  d'infante- 
rie et  ses  trains  d'artillerie  n'avaient  cessé  de  défiler.  Grou- 
chy et  Nansouty,  de  leur  côté,  en  étaient  à  leur  douzième 
charge  :  les  Saxons,  qui  formaient  six  escadrons  placés 
sous  les  ordres  du  second,  avaient  été  hachés,  entourés  de 
troupes  trois  fois  plus  nombreuses  que  les  siennes.  Ce  n'é- 
tait qu'à  force  de  ruses,  et  en  divisant  sans  cesse  les  efforts 
de  l'ennemi,  que  Grouchy  était  parvenu  à  tenir.  Enfin, 
vers  sept  heures,  un  renfort  lui  était  arrivé;  c'étaient 
les  dragons  Bataves ,  faisant  partie  de  la  division  Mor- 
tier, qui  avaient  quitté  Lampasch  à  une  heure  du  matin, 
avaient  lait  sept  lieues  sans  se  reposer,  et  qui,  malgré 
cette  marche  forcée,  entraient  en  ligne  sans  respirer.  Ils 
annonçaient,  au  reste,  que  les  deux  divisions  d'infanterie 
sous  les  ordres  du  maréchal  les  suivaient  à  une  lieue  par 
derrière.  Grouchy  envoya  un  aide-de-camp  annoncer  sur- 
le-champ  cette  bonne  nouvelle  à  Oudinot. 

Elle  arrivait  à  temps  :  un  effort  un  peu  puissant  des 
Russes  eût  suffi  pour  déchirer  cette  toile  d'araignée  avec 
laquelle  il  leur  faisait  illusion  ;  mais  les  Russes  ne  pou- 
vant croire  à  tant  d'audace,  et  ignorant  qu'ils  n'avaient 
devant  eux  qu'un  corps  d'armée ,  craignaient  quelque 
surprise.  Ce  bois  de  Sortlach  surtout,  d'où  partait  un  feu 
si  vif  de  tirailleurs,  leur  semblait  receler  des  milliers  d'en- 
nemis prêts  à  les  attaquer  en  flanc  s'ils  se  hasardaient  ù 
nous  forcer. 

A  neuf  heures  du  matin,  Mortier,  qui  précède  son  corps 
d'armée  de  quelques  centaines  de  pas,  arrive  sur  le  champ 
de  bataille,  où  il  trouve  Oudinot  qui  commande  comme  un 
général  et  qui  se  bat  comme  un  grenadier.  En  arrivant, 
le  cheval  du  maréchal  est  tué  par  un  boulet  de  canon; 
Mortier  se  relève  et  monte  sur  un  autre  cheval.  Ses  têtes  de 
colonnes  paraissent  :  il  court  aussitôt  à  elles,  place  les  trois 
régiments  de  la  division  Dombrovvski  en  réserve  derrière 
nos  batteries,  déploie  les  quatre  régiments  de  la  division 
Dupas  à  la  droite  d'Heinrichsdorff,  relève  les  grenadiers 
d'Oudinot,  qui  sont  au  feu  depuis  cinq  heures,  par  un  ba-  ' 
taillon  du  -4«  d'infanterie  légère  et  le  régiment  de  Paris,  et 
ordonne  à  ses  braves  de  se  faire  tuer  jusqu'au  dernier, 
mais  de  ne  pas  reculer  d'un  pas. 

La  recommandation  n'était  pas  inutile,  car  l'affaire  de- 
venait déplus  en  plus  chaude.  L'armée  russe  tout  entière, 
c'est-à-dire  70  à  73,000  hommes,  était  en  vue,  et  à  peine 
en  avions-nous  20,000  à  lui  opposer.  Un  grand  mouve- 
ment se  décidait  enfin,  on  lui  voyait  former  ses  colonnes 
d'attaque  :  ces  colonnes  se  dirigeaient  vers  le  bois  de  Sort- 
lach ;  il  voulait  donc  déborder  à  la  fois  notre  droite  et 
notre  gauche.  Oudinot  fait  un  dernier  effort,  et  fait  filer 
dans  le  bois  les  grenadiers  que  vient  de  faire  relever  Mor- 
tier, ainsi  que  tout  ce  qui  lui  reste  de  réserve  disponible, 
et  envoie  un  cinquième  courrier  à  Napoléon. 

Heureusement,  au  moment  où  l'ennemi  aborde  la  forêt, 
Verdier  arrive  avec  sa  division;  il  amène  quatre  régiments, 
c'est  le  2«  et  le  72'  de  ligne,  et  le  12'  et  le  2«  léger.  Ces 
quatre  régiments  ont  été  écharpés  à  Heilsberg  ;  à  peine  se 
composent-ils  de  5,000  à  3,500  hommes  ;  mais  ce  sont 
des  braves  éprouvés;  ce  renfort,  si  faible  qu'il  soit,  est 
donc  d'un  prix  incalculable.  Lannes  les  forme  en  colonne 
d'attaque  ;  Oudinot  se  met  à  leur  têle,  et  tombe  avec  eu.^ 


172 


LECTURES  DU  SOIR. 


sur  les  colonnes  russes  qui  attaquent  le  bois  de  Sorllach. 

Cependant,  comme  nous  l'avons  dit,  Napoléon  était  à 
Elplace  :  au  premier  courrier  qu'il  avait  reçu  d'Oudinot,  il 
avait  douté  ;  mais  un  second  était  arrivé,  puis  un  troi- 
sième, puis  un  quatrième.  Celui-là  rencontre  l'Empereur 
au  moment  où  il  part;  c'était  celui  qui  apportait  la  nouvelle 
la  plus  positive  que  l'Empereur  eût  encore  reçue.  A  peine 
a-t-il  fait  un  quart  de  lieue,  qu'un  aide-de-camn  du  géné- 
ral Lannes  arrive  à  son  tour  ventre  à  terre.  Napoléon  le  re- 
connaît. 

Ah  !  c'est  vous,  monsieur  de  Saint-Mars?  lui  dit-il; 

votre  cheval  a  eu  de  la  besogne,  îi  ce  qu'il  parait. 

—  Oui,  sire,  répond  Saint-Mars,  car  le  maréchal  Lannes 
m'a  dit  de  le  «rêver,  s'il  le  fallait,  pour  vous  annoncer  dix 
minutes  plus  tôt  qu'il  a  l'armée  russe  tout  entière  sur  les 
bras. 

—  Eh  bien  !  que  dites-vous  de  ceJa,  monsieur  de  Saint- 
Mars?  demande  en  souriant  Napoléon. 

—  Je  dis,  sire,  répond  l'aide-de-camp,  que  c'est  aujour- 
d'hui l'anniversaire  de  Marengo. 

—  Allons,  messieurs,  dit  Napoléon  en  se  retournant  vers 
son  état-major,  ne  faisons  pas  mentir  .M.  de  Saint-Mars  ; 
pressez  vos  hommes,  et  en  avant.  Puis,  cherchant  des 
veu.x  autour  de  lui  : 

—  Où  est  Ney  ?  demanda-t-il. 

—  Bien  près  de  Friedland  à  cette  heure,  répondit  le  qua- 
trième courrier  du  général  Oudinot,  car  je  l'ai  rencontré 
avec  ses  deux  divisions  d'infanterie,  et  sa  cavalerie  en 
éclaireur,  à  une  heure  à  peine  de  Domnau. 

Alors  il  doit  être  en  ligne  maintenant  ;  une  fois  qu'il 

a  flairé  la  poudre,  c'est  fini. 

A  mesure  qu'il  avançait,  au  reste.  Napoléon  pouvait  se 
convaincre  de  la  vérité  des  rapports  d'Oudinot  et  de  Lan- 
nes ;  on  entendait  rugir  les  bordées  de  canon,  répétées  par 
les  échos  de  la  forêt  de  Sorllach,  et  il  était  évident,  au  peu 
d'intervalle  que  les  volées  mettaient  entre  elles,  que  de 
part  et  d'autre  on  se  battait  avec  un  extrême  acharnement. 
En  arrivant  à  Domnau,  Napoléon  rencontre  le  premier 
corps  ;  du  plus  loin  qu'ils  l'avaient  aperçu,  les  généraux 
Victor  et  Maison  avaient  mis  leurs  chevaux  au  galop  pour 
le  joindre,  et  l'avaient  fait  ranger  en  bataille.  Napoléon, 
après  avoir  fait  compliment  aux  soldats  sur  leur  belle  te- 
nue, s'avança  aussitôt  vers  le  général  d'artillerie. 

Combien  de  pièces  avez-vous,  Lenormant?  deman- 
da-t-il. 
—  Trente-six,  sire,  répondit  le  général. 
C'est  bien  ;  il  faudra  chauiïer,  la  reine  aime  les  bou- 
lets. Puis,  apercevant  le  général  Dupont  :  —  Prenez  votre 
division,  général,  ajoula-t-il,  je  compte  sur  elle  et  sur  vous 
pour  gagner  la  bataille. 

A  ces  mots,  mettant  son  cheval  au  galop.  Napoléon  et 
son  escorte  laissèrent  en  arrière  les  diflërents  corps  que 
son  passage  éleolrisait.  Bientôt  il  rencontra  les  prisonniers 
russes  fairs  le  matin  par  Grouchy  à  rieinrichsdorlT  ;  puis  le 
corps  du  maréchal  Ney  qui  s'avançait  au  pas  de  course,  et 
n'était  qu'à  une  demi-lieue  du  champ  de  bataille  ;  enfin  Na- 
poléon déboucha  à  son  tour  par  la  trouée,  et  s'élançant  sur 
le  champ  de  bataille,  il  arriva  au  milieu  des  lignes  de 
Lannes  et  d'Oudinot;  mais  déjà  de  loin  il  avait  été  reconnu, 
et  les  cris  de  vive  l  empereur  !  répétés  sur  toute  la  ligne, 
avaient  annoncé  son  arrivée  à  l'ennemi. 

Lannes  accourut  au  galop  ;  en  deux  mots  il  lui  rendit 
compte  de  la  situation,  lui  montra  le  champ  de  bataille 
couvert  de  morts,  et  le  faible  rideau  d'hommes  avec  lequel 
il  imposait  à  l'ennemi. 


Puis  Oudinot  vint  à  son  tour.  Napoléon  n'avait  point  ou- 
blié les  six  courriers  qu'il  en  avait  reçus. 

—  Je  vous  amène  l'armée,  lui  dit  il. 

—  Elle  est  la  bienvenue,  sire,  répondit  Oudinot,  car 
nous  en  avons  diablement  besoin. 

—  Mais  où  est  donc  l'Aile?  demanda  Napoléon  en  cher- 
chant des  yeux  la  rivière. 

—  Là,  reprit  Oudinot  en  étendant  le  bras  vers  l'orient  et 
vers  le  nord,  là,  derrière  l'ennemi.  Ah!  ajouta-t-il  en 
poussant  un  soupir,  je  lui  mettrais  bien  le  cul  dans  l'eau, 
mais  j'ai  usé  mes  pauvres  grenadiers. 

—  Jusqu'à  la  réserve  ?  demanda  Napoléon. 

—  Jusqu'à  la  réserve,  tout  est  engagé,  excepté  un  batail- 
lon qui  garde  les  munitions. 

En  ce  moment,  un  obus  tomba  sur  un  caisson,  le  caisson 
sauta,  et  14  hommes  de  ce  bataillon,  dernière  ressource 
d'Oudinot,  furent  tués.  Tous  deux  portèrent  les  veux  vers 
la  roule  par  laquelle  devait  arriver  l'armée,  mais  rien  ne 
paraissait  encore. 

—  Combien  croyez-vous  qu'ils  sont  ?  continua  l'empe- 
reur. 

—  Dame  !  vous  le  voyez,  sire,  répondit  Oudinot. 

—  Oui,  mais  en  masse;  vous  qui  les  avez  vus  se  déployer 
depuis  le  matin,  vous  en  pouvez  mieux  juger. 

—  70  à  80,000  hommes. 

—  Plus,  plus,  murmura  Napoléon.  Et  à  ces  mois  il  fit  un 
mouvement  pour  mettre  son  cheval  au  galop,  afin  de  se 
rapprocher  de  l'ennemi,  et  gagner  un  mamelon  du  haut 
duquel  tout  le  champ  de  bataille  devait  se  déployer  à  ses 
yeux;  mais  Oudinot  l'arrêta. 

—  Eh  bien!  sire,  lui  dit-il,  que  faites-vous  ?  ce  n'est 
pas  là  votre  place  ;  j'y  vais,  moi,  je  ne  veux  pas  que  vous 
attrapiez  leurs  balles  ;  voycii  comme  elles  ont  arrangé  mon 
cheval,  et  il  lui  montra  le  pauvre  animal  tout  sanglant  de 
trois  blessures. 

—  Oudinot,  lui  dit  l'empereur  après  l'avoir  regardé  avec 
émotion,  je  savais  que  partout  où  vous  étiez  je  n'avais  à 
craindre  que  pour  vous  ;  mais  aujourd'hui  vous  vous  êtes 
surpassé.  Puis,  reportant  la  vue  sur  les  Russes  :  Encore 
quelques  heures,  ajouta-t-il,  et  si  l'ennemi  reste  dans  celte 
position  il  est  perdu. 

Alors  Napoléon  fait  signe  à  Roustan  de  lui  présenter  sa 
longue-vue,  l'applique  un  instant  à  son  œil,  parcourt  tout 
l'espace  compris  entre  le  bois  de  Sorllach  et  le  village 
d'HeinrichsdortT;  puis,  repoussant  de  la  paume  de  la 
main,  les  uns  dans  les  autres,  les  tuyaux  de  sa  lorgnette,  il 
dicte  à  Berlhier  l'ordre  de  bataille  suivant  : 

«  Le  maréchal  Ney  prendra  la  droite  :  il  appuiera  à  la 
position  actuelle  du  général  Oudinot  ;  le  maréchal  Lannes 
fera  le  centre,  qui  commencera  à  la  gauche  du  maréchal 
Ney,  c'est-à-dire  à  peu  près  vis-à-vis  du  village  de  Posthe- 
nen  ;  la  partie  de  la  droite  que  forme  actuellement  le  géné- 
ral Oudinot  appuiera  insensiblement  à  gauche  pour  ren- 
forcer le  centre,  et  le  maréchal  Lannes  réunira,  autant 
qu'il  le  pourra,  les  divisions  ;  par  ce  ploiement  il  pourra 
se  placer  sur  deux  lignes. 

€  La  gauche  sera  formée  par  le  maréchal  Mortier,  qui 
n'avancera  jamais;  le  mouvement  devant  être  fait  par  notre 
droite  et  pivoter  sur  notre  gauche. 

«  Le  général  Grouchy,  avec  la  cavalerie  de  l'aile  gauche, 
manœuvrera  pour  faire  le  plus  de  mal  possible  à  l'ennemi, 
qui,  par  ralta(]ue  vigoureuse  de  notre  droite,  sentira  la  né- 
cessité de  battre  en  retraite. 

«  Le  général  Victor  formera  la  resserve  ;  il  sera  placé  en 
avant  du  village  de  Poslhenen,  ainsi  que  la  garde  à  pied  cl 
achevai. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


173 


«  La  division  Lalour-Mauboiirg  sera  sous  les  ordres  du 
maréchal  Ney;  la  division  La  Houssaye  sera  sous  les  ordres 
du  généra!  Victor. 

«  L'em|)creursera  à  la  réserve,  au  centre. 

«  On  doit  toujours  avancer  par  la  droite,  et  l'on  doit 


laisser  l'initiative  du  mouvement  au  maréchal  Ney  qui 
doit  attendre  l'ordre  de  l'empereur  pour  commencer. 

«  Du  moment  où  le  maréciial  Ney  commencera,  tous  les 
canons  de  la  ligne  doivent  doubler  le  feu,  et  dans  la  direc-r 
tion  de  proléger  son  attaque. 


Ei^-T^fc^ 


Lobau. 


Mortier. 


Ney. 


Victor. 


Grouchy. 


€  Devant  Friedland,  au  bivouac,  le  14  juin  ■1807,  à  deux 
heures  après-midi. 

a  Le  prince  de  Ncufchàtel, 
«  major-général , 

«  Maréchal  Al.  Berthier.  » 

Ainsi,  si  le  plan  est  exécuté  comme  il  a  été  conçu,  Ney 
enfoncera  l'aile  gauche  des  Russes,  la  repoussera  sur  la 
ville  entre  l'étang  qui  baigne  ses  murs  au  nord  et  l'Aile 
qui  fait  un  retour  au  midi  ;  puis  il  prendra  le  centre  à  re- 
vers, tandis  qu'Oudinot,  Grouchy  et  le  reste  de  l'armée 
chargeront  de  front. 

Malheureusement  il  faut  plus  de  deux  heures  encore  à 
Napoléon  pour  qu'il  ait  toute  son  infanterie  ;  pendant  ces 
deux  heures,  Nenningsen  peut  profiter  de  sa  supériorité 
numérique  et  nous  écraser;  ou  bien,  refusant  la  bataille,  se 
retirer  par  les  quatre  ponts  jetés,  les  brûler  ensuite  et 
mettre  la  rivière  entre  lui  et  nous.  En  tout  cas  Napoléon, 
qui  sent  le  besoin  de  réunir  le  plus  grand  nombre  de  for- 
ces possible,  écrit  à  Murât ,  qu'il  a  détaché  avec  Soult  et 
Davoust  pour  prendre  Kœnigsberg  ; 

«  Au  grand-duc  de  Berg, 

•  Devant  Friedland,  le  14juin,  à  trois  heures  de  l'après- 
midi. 


«  La  canonnade  dure  depuis  trois  heures  du  matin;  l'en- 
nemi parait  être  ici  en  bataille  avec  son  armée.  Il  a  voulu 
d'abord  déboucher  sur  Kœnigsberg;  actuellement  il  parait 
songer  sérieusement  à  la  bataille  qui  va  s'engager.  Sa  Ma- 
jesté espère  que  vous  serez  entré  à  Kœnigsberg,  et  qu'avec 
deux  divisions  de  cuirassiers  et  le  maréchal  Davoust  vous 
aurez  marché  sur  Friedland,  car  il  est  possible  queTalTaire 
dure  encore  demain;  tâchez  donc  d'arriver  à  une  heure  du 
matin  ;  nous  n'avons  point  encore  de  vos  nouvelles  d'au- 
jourd'hui. Si  l'Empereur  suppose  que  l'ennemi  est  en  très- 
grande  force,  il  est  possible  qu'il  se  contente  aujourd'hui 
de  le  canonner,  et  qu'il  vous  attende.  Communiquez  une 
partie  de  celte  lettre  à  MM.  les  maréchaux  Soult  et  Da- 
voust. » 

Cependant  l'Empereur  doute  encore  que  l'ennemi  se 
hasarde  ainsi  à  nous  livrer  bataille,  ayant  une  rivière  à  dos, 
et  sans  autre  moyen  de  retraite  que  quatre  ponts,  qu'une 
charge  à  fond  peut  faire  tomber  en  notre  pouvoir,  .\ussi  la 
position  lui  parait-elle  si  extraordinaire,  qu'il  envoie  eu 
reconnaissance  tous  les  officiers  qu'il  trouve  sous  sa  main; 
mais  tous  s'accordent  dans  leur  rapport  sur  le  mouvement 
offensif  des  Russes.  Alors  se  retournant  vers  Savary  : 

—  Allez  donc  ii  votre  tour,  lui  dit-il,  glissez-vous  le 
long  du  bois,  cherchez  un  endroit  d'où  vous  puissiez 


l 


174 


LECTURES  DU  SOIH. 


voir  le  pont,  et  revenez  me  donner  une  réponse  positive. 

Savary  obéit,  disparait  entre  les  arbres,  et  revient  au 
bout  d'un  quart  d'heure  annoncer  que  non-seulement  les 
Russes  ne  se  retirent  pas,  mais  encore  qu'ils  continuent  de 
traverser  les  ponts  pour  passer  sur  la  rive  gauche  de  l'Aile, 
et  qu'ainsi  on  doit  s'attendre  à  ce  qu'ils  seront  prêts  dans 
une  bonne  heure. 

—  Eh  bien  !  moi  aussi  je  suis  prêt,  dit  l'Empereur  ;  j'ai 
donc  une  bonne  heure  sur  eux,  et  "puisqu'ils  en  veulent,  je 
vais  leur  en  donner. 

En  effet,  Napoléon  venait  de  voir  apparaître  ses  têtes  de 
colonnes.  On  laissa  une  demi-heure  aux  soldats  pour  se  re- 
poser; on  visita  les  armes,  on  renouvela  et  l'on  doubla  les 
munitions  ;  puis,  profitant  de  trois  magnifiques  chaussées 
qui  traversaient  le  bois  de  Sortiach,  il  y  forma  ses  colonnes 
d'infanterie  et  de  cavalerie.  Puis,  s'étant  assuré  que  l'ordre 
de  bataille  avait  été  parfaitement  compris  des  principaux 
chefs,  il  tira  sa  montre,  sur  laquelle  toutes  les  montres 
avaient  été  réglées,  et  voyant  qu'il  était  cinq  heures  pré- 
cises, heure  désignée  par  lui  pour  être  celle  de  l'action,  il 
fit  tirer  un  coup  de  canon  isolé;  c'était  le  signal.  Trois  salves 
d'une  batterie  de  20  canons  lui  répondirent  ;  puis  aussitôt 
tout  déboucha,  infanterie,  cavalerie,  artillerie,  et  la  canon- 
nade s'allumant  comme  si  une  longue  traînée  de  poudre 
courait  sur  un  espace  de  1,800  toises,  se  fit  entendre,  con- 
centrant tous  ses  feux  sur  la  gauche  des  Russes,  afin  de  fa- 
voriser le  mouvement  du  maréchal  Ney. 

C'est  qu'aussi,  et  à  l'instant  même,  ses  deux  divisions 
d'infanterie  sortaient  des  bois  où  elles  s'étaient  massées, 
et  s'avançaient  l'arme  au  bras  dans  la  plaine,  obliquant  un 
peu  à  gauche  et  prenant  pour  but  le  clocher  de  Friedland, 
dont  on  ne  voyait  que  la  flèche,  cachée  qu'était  la  ville  par 
une  petite  montée  de  terrain  derrière  laquelle  coule  la  ri- 
vière. 

Cependant  les  deux  divisions  ne  manœuvraient  point 
d'un  pas  égal  ;  celle  de  gauche,  que  commandait  le  général 
Bisson,  s'avançait  par  échelons,  lentement  et  comme  à  une 
parade  ;  celle  de  droite,  qui  était  commandée  par  Marchand 
et  qui  se  composait  de  cinq  régiments,  marchait  en  une 
leule  colonne  par  divisions,  et  présentait  une  masse  pro- 


fonde d'environ  5,000  baïonnettes  sur  60  hommes  de  front: 
c'était  celle-là  qui  devait  aborder  la  première  l'ennemi  ;  en 
conséquence  elle  marchait  au  pas  de  charge,  chassant  de- 
vant elle  une  nuée  de  tirailleurs  russes ,  dont  le  feu  pétil- 
lait incessamment,  sans  que  la  masse  géante  daignât  ré- 
pondre à  ce  feu  par  un  seul  coup  de  fusil. 

Elle  marchait  ainsi  depuis  un  quart  d'heure  à  peu  près, 
quand  tout  à  coup  elle  arrive  à  un  coude  de  l'Aile  qui  lui 
barre  le  chemiu,  poussant  dans  la  rivière  ce  qui  avait  essayé 
de  s'opposer  à  son  passage.  En  un  instant  tout  le  cours  de 
l'Aile  est  couvert  de  tirailleurs  russes  qui  se  noient;  la  co- 
lonne elle-même,  après  avoir  tout  chassé  devant  elle,  arrive 
sur  le  bord  de  la  rivière,  qu'elle  n'a  pas  vue,  et  est  forcée 
de  s'arrêter  pour  faire  un  à-gauche.  Dans  ce  moment,  de 
l'autre  côté  de  la  rivière,  à  portée  de  fusil  d'elle,  éclate  une 
effroyable  canonnade,  et  une  grêle  de  mitraille  vient  fouil- 
ler ses  rangs.  A  cette  première  volée,  le  colonel  Fririon,  du 
69»  régiment,  et  ses  deux  chefs  de  bataillon  tombent  bles- 
sés ;  les  officiers,  qui  voient  la  confusion  prête  à  se  mettre 
dans  les  rangs  ,  s'élancent  à  la  tête  de  leur  compagnie,  et 
répètent  à  haute  voix  les  commandements  supérieurs  ; 
mais  leur  voix  se  perd  dans  le  roulement  du  canon,  eteux- 
mênres  disparaissent  dans  la  fumée.  Une  seconde  bordée 
succède  alors  à  la  première,  et  une  troisième  à  la  seconde  : 
la  mitraille  tombe  pressée  comme  la  grêle  en  un  jour  d'o- 
rage. Au  milieu  de  ce  tumulte,  un  hourra  se  fait  entendre; 
c'est  une  charge  de  cavalerie  qui  tombe  sur  notre  flanc 
gauche  avec  une  telle  rapidité,  que  les  cavaliers  ennemis 
qui  se  trouvent  en  face  des  intervalles  des  régiments  fran- 
chissent au  galop  ces  intervalles ,  et  de  notre  gauche,  où 
ils  étaient,  passent  en  bondissant  à  notre  droite  :  le  porte- 
aigle  du  159*  n'a  eu  que  le  temps  de  se  jeter  ventre  à  terre, 
et  de  couvrir  son  aigle  de  son  corps.  L'ouragan  passe  par- 
dessus lui  sans  le  toucher  ;  alors  il  se  relève  et  se  jette  dans 
les  rangs  de  ses  camarades,  qui  un  instant  ont  cru  leur 
aigle  perdue,  s'ouvrent  et  se  referment  autour  de  lui  avec 
des  cris  de  joie 

Alexandre  DU^fAS. 

{La  suite  au  prochain  numéro.) 


sous  CHARLES  IL 


L  —  LES  nxNCÉS. 

Sur  la  côte  orientale  de  l'I^cossc,  entre  le  golfe  d'Edim- 
bourg et  celui  du  Tay ,  dans  le  comté  de  Fife,  on  voyait  encore 
vers  la  fin  du  dix-septième  siècle,  non  loin  de  la  ville  de 
Saint-André,  une  de  ces  jolies  maisons  de  campagne  aux- 
quelles on  a  donné  dans  la  suite  le  nom  de  cottages. 

Celui  dont  nous  parlons,  malgré  le  haut  rang  qu'occu- 
pait dans  l'Église  son  propriétaire ,  et  malgré  la  rigidité 
des  principes  religieux  de  l'époque,  offrait  une  délicieuse 
demeure. 

La  maison  d'habitation  avait  le  cachet  d'une  élégante 
simplicité  ;  la  disposition  du  terrain  s'y  revêtait  des  formes 


gracieuses  que  l'art  avait  surprises  à  la  nature  ;  les  pièces 
de  gazon  d'un  beau  vert,  les  bouquets  d'arbres  distribués 
avec  goût,  mais  jetés  çà  et  là  comme  par  hasard,  les  haies 
tondues  soigneusement  pour  que  l'œil  pût  embrasser  à  la 
fois  et  l'entière  étendue  et  les  nombreux  accidents  du  sol, 
formaient  de  ce  séjour  champêtre  un  véritable  Éden,  où 
le  révérend  James  Sharpe ,  archevêque  de  Saint-.\ndré  et 
primat  d'Ecosse ,  venait  chaque  année  passer  la  belle  sai- 
son, accompagné  de  miss  Emma,  son  unique  enfant,  st 
fille  chérie. 

Dans  la  soirée  du  2  mai  de  l'année  1679,  sur  la  terrasse 
de  cette  jolie  demeure,  terrasse  garnie  d'un  double  rang 
d'ormes  séculairesdont  les  branches,  rnlrelacéesel  garoiM 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


175 


,  de  feuilles  toiifTues,  formaient  une  longue  suite  d'arceaux 
délicieux,  la  jeune  miss  était  venue,  suivie  de  sa  gouver- 
nante, respirer  le  doux  parfum  des  fleurs.  Tantôt,  vive  et 
joyeuse,  elle  courait  sur  le  sable  (in  de  sa  promenade  ché- 
rie, tantôt,  les  coudes  appuyés  sur  le  mur  qui  longeait  l'a- 
venue, elle  jetait  ses  beaux  yeux  sur  les  flots  azurés  qu'une 
brise  légère  poussait  mollement  jusqu'au  pied  de  la  falaise, 
dont  la  maison  de  son  père  occupait  un  point  culminant. 
Mais  tout  à  coup  Emma  s'arrête,  elle  écoute,  et  sa  préoc- 
cupation est  telle,  que  les  objets  sur  lesquels  son  regard 
semble  arrêté  ont  eux-mêmes  cessé  d'exister  pour  elle. 
Cet  état  était  trop  peu  ordinaire  à  la  jeune  miss  pour  ne 
pas  frapper  sa  gouvernante  :  aussi  mistress  Betty  se  rap- 
procha-t-elle  à  l'instant  de  sa  pupille. 

—  Chère  fille,  lui  dit-elle,  pourquoi  donc  cette  inaction, 
cette  sombre  méditation,  quand  tout  vous  sourit,  quand 
tout  concourt... 

La  jeune  fille  se  tourna  vivement  vers  sa  gouvernante, 
lui  mit  la  main  sur  la  bouche  en  plaçant  elle-même  un  doigt 
sur  ses  lèvres ,  et,  par  un  prompt  et  léger  mouvement, 
elle  éloigna  mistress  Betty  du  bord  de  l'avenue,  de  ma- 
nière à  ce  que  l'une  et  l'autre  fussent  cachées  derrière  les 
arbres;  car,  du  sentier  pratiqué  le  long  du  mur  près  du- 
quel elles  se  trouvaient,  il  était  facile  aux  passants  d'aper- 
cevoir ceux  que  le  spectacle  de  la  mer  attirait  sous  les 
arceaux  des  ormes. 

X  peme  Emma  et  sa  gouvernante  se  furent-elles  mises 
à  l'écart,  que  des  pas  retentirent  sur  le  sentier,  des  sons 
de  voix,  confus  d'abord  mais  successivement  plus  distincts, 
se  firent  entendre,  et  des  paroles  prononcées  dans  le  dia- 
lecte des  Écossais  des  hautes  terres  vinrent  glacer  d'é- 
pouvante la  fille  du  prélat. 

Tant  qu'elle  put  saisir  la  moindre  syllabe,  la  jeune  fille 
demeura  immobile  et  serrée  contre  l'arbre  qui  lui  servait 
d'appui  ;  mais  dès  que  la  voix  de  ceux  qui  suivaient  le  sen- 
tier eut  cessé  de  parvenir  jusqu'à  elle,  quand  elle  ne  dis- 
tingua plus  que  le  bruit  léger  de  pas  lointains,  la  force  qui 
l'avait  soutenue  jusqu'alors  l'abandonna,  ses  genoux  flé- 
chirent, et  son  corps  s'afl^aissa  dans  les  bras  de  sa  gou- 
vernante, qui  suivait  avec  anxiété  tous  les  mouvements 
d'Emma. 

—  Misérables  Higlanders  !  dit  mistress  Betty  en  faisant 
respirer  à  la  jeune  fille  les  sels  que  par  prévoyance  elle 
portait  toujours  sur  elle.  Qu'oot-ils  pu  dire,  pour  jeter 
ainsi  le  trouble  dans  le  coeur  de  cette  chère  enfant?... 
Pourquoi  faut-il  que  je  ne  comprenne  pas  leur  maudit 
jargon  ? 

Les  sels,  l'air  du  soir  devenu  plus  frais,  agirent  promp- 
tement  sur  Emma,  elle  reprit  bientôt  l'usage  de  ses  sens; 
ses  beaux  cheveux  blonds,  en  désordre  sur  ses  blanches 
épaules,  furent  promplement  renoués  sur  sa  tète,  et,  ap- 
puyée sur  le  bras  de  sa  gouvernante,  elle  reprit  le  chemin 
de  la  maison. 

—  Me  direz-vous  maintenant,  chère  fille,  ce  qui  a  causé 
votre  trouble  et  votre  malaise? 

—  Hélas!  bonne  Betty,  à  toi  je  puis  confier  mes  crain- 
tes. Ne  t'ai-je  pas  toujours  fait  lire  dans  mon  cœur?  Té- 
moin de  mes  joies  enfantines,  ne  les  as-tu  pas  toujours 
partagées?  Mes  sentiments  les  plus  secrets,  ne  te  les  ai-je 
pas  toujours  confiés?  Et  quand  ce  matin  mon  père  me 

*  présenta  Henry  Honyman  comme  l'époux  qu'il  me  desti- 
nait, heureuse  et  fière  de  ce  choix,  n'ai-je  pas  couru  t'ap- 
prendre  un  événement  qui  met  le  comble  à  mes  vœux  ! 
Ah!  ce  n'est  pas  la  beauté  de  Henry,  ce  ne  sont  pas  seu- 
lement ses  belles  qualités  qui  me  l'ont  fait  désirer  pour 
époux.  Devenu  le  pupille  de  mon  père  depuis  que  le  sien 


succomba  sous  les  coups  de  fanatiques  presbytériens,  dès 
mon  enfance,  le  fils  de  l'évêque  des  Orcades  fut  de  ma 
part  l'objet  d'une  afl^ection  qui  prit  naissance  dans  le  sou- 
venir de  la  fin  tragique  de  son  père,  auquel  je  devais  les 
jours  du  mien.  Abrités  sous  le  même  toit,  élevés  par  le 
même  maître,  ensemble  nous  avons  puisé  à  la  source  fé- 
conde de  l'instruction  paternelle.  Nos  études,  nos  jeux, 
nos  plaisirs  furent  communs,  et  c'est  ainsi  que  notre  jeune 
amitié  trouva  chaque  jour  de  nouveaux  aliments,  jusqu'au 
moment  où,  se  transformant  en  un  sentiment  i)!us  tendre, 
elle  nous  laissa  entrevoir  l'espoir  du  doux  avenir  que  mon 
père  lui-même  a  préparé.  Tu  sais  d'ailleurs,  bonne  Betty, 
les  démarches  et  les  persécutions  de  sir  David  Hackston  ; 
tu  n'as  pas  oublié  que ,  guidé  par  un  fol  amour,  ou  plutôt 
par  un  téméraire  orgueil,  cet  homme  n'a  pas  craint  de 
multiplier  ses  odieuses  obsessions  pour  me  faire  connaître 
sa  passion  ;  comme  si  la  crainte  de  réveiller  dans  l'esprit 
de  mon  père  des  inquiétudes  qui  paraissent  calmées,  et 
l'assurance  que  sir  David  Hackston  ainsi  que  John  Bal- 
four,  son  beau-frère,  se  sont  placés  à  la  tête  des  non-con- 
formistes de  ce  canton ,  n'étaient  pas  deux  motifs  plus 
que  suffisants  pour  me  faire  repousser  avec  ménagement 
une  pareille  recherche. 

—  Aussi,  toutes  les  fois  que  j'ai  eu  occasion  de  le  ren- 
contrer, ai-je  eu  soin  de  lui  dire  :  «  Vous  comprenez,  sir 
David,  que  la  chère  enfant  est  trop  jeune  pour  songer  au 
mariage.  Les  grands  seigneurs  de  l'Ecosse  auraient  beau 
rechercher  son  union,  ils  n'obtiendraient  pas  le  consente- 
ment de  son  père,  car,  après  le  culte  de  Dieu,  ce  saint 
homme  n'a  ici-bas  d'autre  consolation  que  sa  fille.  D'ail- 
leurs, il  faut  laisser  le  temps  à  Sa  Grâce  d'oublier  la  con- 
duite qu'a  tenue  envers  elle  votre  beau-frère  Balfour.  D'un 
autre  côté,  la  jeune  fille  est  si  heureuse  chez  son  père, 
qu'elle  ne  voudrait  pour  tout  au  monde  prendre  un  parti 
qui  l'éloignàt  de  lui.  Et  puis,  ajoutais-je,  entre  nous,  sir 
David ,  quoique  vous  soyez  maintenant  cité  pour  le  rigo- 
risme de  vos  mœurs,  pour  la  rigidité  de  vos  principes  reli- 
gieux, votre  complet  retour  dans  la  voie  du  Seigneur  n'a 
pas  encore  eflacé  le  souvenir  de  votre  jeunesse  dissipée. 
Le  temps  est  un  grand  maître!  et  Dieu  est  le  maître  du 
temps  !  »  Ma  dernière  entrevue  avec  lui  date  du  printemps 
dernier,  et  je  vous  crois  débarrassée  pour  toujours  des  ira- 
portunités  de  cet  homme,  qui,  dit-on,  s'est  jeté  dans  les 
opinions  extrêmes  des  whigs  les  plus  exaltés. 

—  Comme  toi,  depuis  un  an,  mon  amie,  je  me  croyais  à 
l'abri  de  tout  danger;  mais  si  je  n'ai  plus  à  redouter  pour 
mon  père  la  rage  fanatique  des  enthousiastes  presbyté- 
riens, si  le  laps  de  temps  écoulé  depuis  le  dernier  attentat 
dont  il  a  été  l'objet  me  donne  lieu  d'espérer  que  sa  vie 
n'est  plus  menacée,  j'ai  maintenant  à  trembler  pour  une 
autre  existence,  pour  des  jours  qui,  après  ceux  de  mon 
père,  me  sont  devenus  les  plus  précieux. 

—  Expliquez-vous,  chère  enfant,  je  tremble  d'effroi  ! 

—  Si,  à  l'instant,  tu  m'as  vue  immobile,  dévorant  avec 
avidité  les  paroles  de  ces  hommes  qui  ont  passé  si  près  de 
nous  que  pas  un  mot  de  leur  conversation  ne  m'a  échai)pé, 
c'est  que,  dans  leur  mystérieux  entretien,  j'ai  deviné  un 
horrible  projet. 

—  Et  ce  projet,  quel  est-il  ?... 

—  Celui  de  venger,  sur  le  fils  de  l'évêque  des  Orcades,  la 
mort  de  Mitchell,  son  meurtrier!... 

—  Bonté  divine  !  Il  n'en  sera  pas  ainsi  ! 

—  Non,  grâce  à  elle,  il  n'en  sera  pas  ainsi!  répliqua 
vivement  Emma.  C'est  à  sa  protection  que  je  dois  la  dé- 
couverte d'uu  projet  homicide,  c'est  à  elle  que  je  devrai 
qu'il  ne  soit  point  exécuté.  Mais,  bonne  Petty,  surveille  nos 


17G 


LECTURES  DU  SOIR. 


serviteurs;  il  doit  en  être  quelques-uns  qui,  ou  égarés  par 
un  excès  de  zèle  religieux,  ou  séduits  par  l'or,  épient  nos  dé- 
marches et  rendent  compte  au  dehors  de  ce  qui  se  passe  dans 
lamaison  de  mon  père.  Les  deux  hommes  que  j'ai  entendus 
ne  sont  autres  que  sir  David,  et  Balfour,  son  beau-frère. 
C'est  de  la  bouche  de  ce  dernier  que  sont  sorties  les  me- 
naces sanguinaires  qui  ont  glacé  mes  sens  :  non-seule- 
ment le  fanatique  presbytérien  a  appris  que  ce  matin 
même  mon  père  a  décidé  mon  mariage  avec  Henry,  il  sait 
encore  que  celui-ci  doit  faire  demain  une  partie  de  chasse, 
et  c'est  demain  qu'il  a  résolu  de  faire  tomber  l'infortuné 
jeune  homme  sous  ses  coups. 

L'entretien  que  nous  rapportons  en  était  à  ce  point 
lorsque  Emma  et  sa  gouvernante  entrèrent  dans  le  parloir, 
éclairé  en  leur  absence,  mais  vide  encore  de  ceux  que  la 
jeune  fille  croyait  y  rencontrer,  il  était  nuit  close,  et  l'ab- 
sence prolongée  du  révérend  M.  Sharpe  fut  pour  sa  fille  une 
nouvelle  cause  d'effroi.  Elle  se  disposait  donc  à  sortir  de 
nouveau  pour  aller  à  sa  rencontre,  lorsque  le  bruit  du 
lourd  carrosse  de  l'archevêque  se  fit  entendre.  L'émotion  de 
la  jeune  fille  se  calma  ;  elle  eut  le  temps  de  recommander  à 
sa  gouvernante  le  silence  le  plus  absolu  sur  ce  qui  venait 
de  se  passer,  et  ce  fut  avec  la  sérénité  la  mieux  étudiée  et 
l'empre.ssement  le  plus  naturel  qu'elle  courut  au-devant  de 
son  père,  qui  la  ramena  dans  le  parloir,  non  sans  qu'elle 
eût  échangé  avec  Henry  le  plus  tendre  regard. 

L'archevêquede  Saint-.\udré,  primat  d'Ecosse,  avait  été, 
à  l'époque  de  la  restauration,  l'agent  le  plus  actif  des  prcs- 
Lvtériens.  Soit  que,  par  un  retour  sur  lui-même,  il  eût 
reconnu  que  le  zèle  outré  de  ses  coreligionnaires  pouvait 
entraîner  de  funestes  conséquences  pour  son  pays,  soit 
qu'il  eût  puisé  à  la  cour  de  Charles  H  des  idées  d'élévation 
qui  avaient  toujours  été  en  opposition  avec  celles  dans  le 
cercle  desquelles  il  s'était  maintenu  jusqu'alors,  toujours 
est-il  qu'il  lut  forcé,  en  acceptant  la  plus  haute  charge  du 
nouvel  établissement  épiscopal,  de  changer  de  principes, 
et  que  ce  changement  déchaîna  contre  lui  tous  ceux  qui 
avaient  à  lui  reprocher  sa  désertion  de  la  vieille  cause  et 
tous  ceux  qui  s'étaient  déclarés  les  fougueux  partisans  de  la 
nouvelle.  De  sorte  que,  devenu  un  objet  d'animosité  gé- 
nérale, il  n'était  pas  étonnant  qu'il  se  trouvât  exposé  à 
rencontrer,  dans  une  secte  aussi  enthousiaste  que  celle  des 
non-conformistes,  quelques  fanatiques  qui  se  croyaient  le 
droit  d'exercer  un  jugement  sur  lui,  en  d'autres  termes, 
d'attenter  à  sa  vie. 

L'intolérance  de  l'archevêque,  les  rigueurs  qu'il  exerça, 
et  qui  furent  la  cause  de  longues  calamités  dont  l'Ecosse 
eutàgémir,  sont  du  domaine  de  l'histoire,  et  nous  n'avons 
pas  pour  mission  de  les  excuser  ;  mais  ce  que  nous  ne 
devons  point  passer  sous  silence,  ce  sont  les  bonnes  qua- 
lités qui  faisaient  de  lui  un  savant  distingué,  un  excellent 
père  de  lamille,  un  ami  sûr,  un  prélat  austère  dans  ses 
mœurs,  mais  vivant  cependant  avec  la  dignité  convenable 
à  son  rang. 

Sa  fille,  dont  la  naissance  coûta  la  vie  à  sa  femme,  lui 
était  devenue  d'autant  plus  chère  qu'elle  était  le  dernier  et 
le  seul  enfant  qui  lui  fût  resté  d'une  heureuse  union. 

A  l'époque  où  ce  récit  a  emprunté  sa  date,  l'archevêque, 
parvenu  à  un  âge  avancé,  craignant,  quoiqu'il  ne  l'avouât 
jamais,  que  ses  ennemis  ne  renouvelassent  contre  lui 
leurs  criminels  attentats,  et  ayant  remar(|ué  rattachement 
mutuel  de  son  Emma  et  du  fils  de  son  malheureux  ami, 
résolut  de  les  unir,  et  le  malin  même  de  ce  jour,  les  jeunes 
(^ens  avaient  clé  fiancés. 

Henry  Honyman  atteignait  ce  moment  de  la  vie  où  l'éclat 
de  la  jeunesse  se  parc  des  alliibuls  de  la  force.  Orphelin  à 


l'âge  de  quinze  ans,  il  n'avait  quitté  depuis  ce  moment  le 
toit  hospitalier  de  l'archevêque  que  pour  aller  se  faire  re- 
connaître à  la  tète  de  la  compagnie  que  la  faveur  dont 
jouissait  son  bienfaiteur,  et  le  rang  de  celui-ci  parmi  les 
membres  du  Parlement,  lui  avaient  obtenue  dans  un  régi- 
ment de  cavalerie.  Depuis  trois  ans  Henry  était  en  posses- 
sion de  son  emploi,  et  s'il  passait  à  sa  garnison  six  mois  de 
l'année,  les  six  autres  mois  appartenaient  à  la  maison  de 
campagne  de  l'archevêque,  ou  à  l'habitation  qu'occupait  le 
prélat  dans  la  ville  de  Saint-.\ndré. 

A  peine  entrés  dans  le  parloir,  rarchevêque  et  son  jeune 
ami  s'excusèrent  de  leur  retard. 

—  Du  moment  où  je  vous  revois,  mon  père,  vos  excuses 
deviennent  inutiles  ;  mais  les  graves  occupations  de  votre 
ministère,  lorsqu'elles  vous  retiennent  à  la  ville,  ne  me  se- 
ront jamais  une  raison  pour  calmer  les  inquiétudes  que  me 
cause  votre  retard. 

—  Vous  me  donnez,  chère  enfant,  une  preuve  de  votre 
bon  naturel.  Cependant,  s'il  était  vrai  que  ce  retard  ne  pro- 
vînt pas  de  moi,  mais  de  votre  fiancé,  que  lui  diriez-vous, 
à  lui? 

—  Ce  que  ma  respectueuse  affection  ne  me  permettra 
jamais  de  vous  adresser. 

—  Alors,  ma  chère,  grondez  bien  fort  Henry,  je  vous 
livre  le  coupable. 

—  Et  le  coupable,  dit  sir  Henry,  se  met  entièrement  à  la 
discrétion  de  son  jeune  menlor. 

—  ^e  plaisantez  pas,  monsieur!  Au  surplus,  je  ne  veux 
pas  vous  juger  sans  vous  entendre,  et  quand  je  connaîtrai  la 
cause  qui  vous  a  fuit  retenir  mon  père  à  la  ville,  je  jugerai  si 
je  dois  ou  non  profiler  de  la  liberté  que  vous  m'accordez. 

—  Je  prévois  alors  que  la  réprimande  ne  sera  pas  sévère, 
carvolre  Henry,  chère  Emma,  a,  malgré  mes  instances,  pris 
à  peine  le  temps  de  faire  toutes  les  acquisitions  qu'il  pro- 
jetait, quoiqu'il  ait  rempli  ma  voiture  de  tout  un  attirail 
de  chasse  qui  doit  lui  servir  demain... 

—  Henry  n'ira  pas  à  la  chasse  !  s'écria  la  jeune  fille  avec 
une  vivacité  qu'elle  ne  fut  pas  la  maîtresse  de  réprimer. 

—  Vous  usez  largement  de  vos  droits,  chère  Emma,  re- 
prit Henry  avec  douceur  ;  mais,  de  même  que  le  juge  ne 
condamne  point  un  accusé  sans  l'entendre,  il  ne  prononce 
point  son  arrêt  sans  le  motiver. 

Emma  comprit  la  fausse  position  dans  laquelle  l'avait 
jetée  sa  précipitation. 

—  Henry  ,  reprit-elle  en  s'adressant  à  celui-ci ,  vous 
n'interpréterez  point  défavorablement  la  forme  vive,  brus- 
que peut-être  que  j'ai  donnée  à  ma  pensée  :  je  sais  trop 
que  ni  aujourd'hui  ni  dans  l'avenir  je  n'ai  point  d'ordre  à 
vous  imposer;  mais  si  vous  voulez  faire  quelque  chose  qui 
me  soit  agréable,  vous  me  sacrifierez  votre  partie  de 
chasse. 

Henry  allait  répondre,  le  père  d'Emma  ne  lui  en  laissa 
pas  le  temps. 

—  Mais  les  motifs!  Emma...  Henry  vous  a  demandé  des 
motifs. 

—  Les  motifs,  mon  père  :  ils  sont  d'abord  dans  les  dan- 
gers qui  peuvent  résulter  d'un  semblable  exercice... 

—  L'homme  prudent  voit  le  mal  et  se  met  à  couvert,  dit 
l'archevêque. 

—  L'imprudent  passe  outre,  et  il  trouve  sa  perte,  ré- 
pliqua promptemont  Emma,  qui  acheva  ainsi  le  sens  du 
proverbe  de  Salomon  qu'avait  cité  son  père.  —  Mais,  con- 
tinua-t-elle,  si  vous  m'aviez  permis  d'achever  ma  pensée, 
mon  père,  j'aurais  ajouté  que  les  dangers  de  la  chasse  ont 
surtout  aujourd'hui  frappé  mon  esprit.  Henry  est  fou  de 
cet  exercice.  Sans  me  rendre  compte  dos  plaisirs  qu'il  y 


MUSEE  DES  FAIMILLES. 


177 


trouve,  je  n'en  ai  calculé  pour  lui  que  les  périls.  Je  me  suis 
tout  à  coup  effrayée  de  ce  qui  jusqu'alors  ne  m'avait  causé 
aucune  alarme;  en  vain  ai-je  voulu  chasser  ce  souvenir  de 
ma  mémoire,  il  m'a  continuellement  poursuivie,  et  j'étais 
encore  sous  la  pénible  impression  qu'il  m'a  causée,  lors- 
que vous  m'avez  appris... 

—  C'est  une  folle  idée,  chère  enfant,  qu'il  faut  chasser 
de  voire  mémoire.  Ilcnry,  dans  la  carrière  qu'il  s'est  choi- 
sie, n'a-t-il  pas  de  plus  grands  dangers  à  courir?  cepen- 
dant ces  dangers  ne  vous  ont  point  effrayée.  Je  vous  le 
répète,  Emma,  éloignez  de  votre  esprit  le  souvenir  de  pé- 
rils qu'a  enfantés  votre  imagination.  Demain  vous  viendrez 
avec  moi  à  Saint-André,  et  à  votre  retour  vous  serez  heu- 
reuse de  retrouver  votre  fiancé  qui  aura  consacré  au 
plaisir  d'Esaii  la  journée  que  nous  ne  pouvons  lui  accor- 
der. 

Henry  avait  gardé  le  silence  et  se  proposait  à  son  tour 
de  comballre  les  objections  d'Emma,   lorsque,  jetant  les 


regards  sur  celle-ci,  il  remarqua  la  pâleur  de  la  jeune  fille 
et  ses  yeux  mouillés  de  larmes.  Par  un  élan  soudain,  se 
rapprochant  d'elle  et  lui  prenant  la  main  : 

—  L'obligation  que  je  me  suis  imposée,  lui  dit-il,  de  ne 
jamais  contrarier  vos  désirs,  vous  m'offrez  la  première  oc- 
casion d'y  satisfaire.  Rassurez-vous,  chère  Emma,  je  re- 
nonce volontiers  à  un  plaisir  qui,  ne  vous  causàt-il  que  de 
vaines  alarmes,  cesserait  par  cela  même  d'en  être  un  pour 
moi.  Quand,  revenue  d'une  soudaine  impression  dont  la 
manifestation  m'est  trop  chère  pour  que  je  n'y  cède  pas, 
vos  craintes  se  seront  dissipées,  alors  seulement  je  me  li- 
vrerai, mais  avec  votre  assentiment,  à  l'exercice  qui  a  pour 
moi,  comme  vous  le  dites,  un  attrait  auquel  vous  seule 
pouvez  me  faire  renoncer. 

Le  plus  doux  incarnat  colora  à  l'instant  la  jolie  figure 
d'Emma,  ses  larmes  disparurent ,  et  le  plus  gracieux  des 
sourires  dédommagea  Henry  du  sacrifice  (ju'il  venait  de 
faire  à  sa  fiancée. 


Le  thé,  dont  l'importation  ne  remontait  pas  en  Angle- 
terre à  plus  de  trois  années,  fut  alors  servi  ;  l'enjouement 
et  la  gaieté  présidèrent  à  ce  léger  repas.  Heureuse  d'avoir 
détourné  le  coup  qui  menaçait  la  vie  de  Henry,  Emma  fut 
tour  à  tour  gaie,  aimable,  spirituelle;  et  quand,  remontée 
dans  sa  chambre,  elle  eut  fait  connaître  à  la  bonne  Betty 
ii\ns  18  il. 


comment  elle  était  parvenue  à  déjouer  les  projets  homi- 
cides de  sir  David  et  de  Balfour,  la  jeune  fille  s'endormit 
dans  le  calme  de  l'innocence.  Hélas  !  elle  était  loin  de  pré- 
voir que,  dès  le  lendemain,  la  robe  virginale  de  la  fiancée 
serait'iuondée  d'un  sang  plus  précieux  encore  que  celui  QO 
Henry, 

—  23  —  ONZIÈME  VOLl'WB. 


179 


LECTURES  DU  SOIRJ 


§  II.   —  JOHN  BALFOUR  DE  BINLOCH. 

La  réformation  de  l'Église,  opérée  en  Angleterre  par  le 
roi  Henri  VIll,  fut,  on  le  sait,  déterminée  par  le  refus  du 
pape  de  consentir  au  divorce  de  ce  monarque ,  qui  voulait 
répudier  la  reine  sa  femme,  sœur  de  Charles-Quint,  pour 
contracter  un  nouveau  mariage  avec  la  belle  et  infortu- 
née Anne  de  Boulen. 

Malgré  les  sollicitations  de  Henri  VHI,  Jacques  V,  con- 
seillé par  l'archevêque  Beaton  et  par  son  neveu  David 
Beaton,  qui  par  la  suite  devint  cardinal ,  s'opposa  de  tout 
'son  pouvoir  à  l'introduction  de  la  réforme  dans  tout  le 
'royaume  d'Ecosse. 

Quoi  qu'en  aient  dit  plusieurs  historiens,  ce  prince  de- 
meura jusqu'à  sa  mort  fidèlement  attaché  à  la  religion  ca- 
tholique. 

Cependant  les  prédications  de  Calvin  ayant  attiré  en 
Allemagne  quelques  savants  écossais,  ceux-ci  embrassèrent 
avec  ardeur  les  doctrines  du  grand  réformateur,  et,  de  re- 
tour dans  leur  patrie ,  munis  des  exemplaires  de  l'Ecriture 
sainte  qu'ils  avaient  rapportés  du  continent,  ils  multipliè- 
rent leurs  enseignements  et  leurs  prédications,  et  conver- 
tirent aux  nouvelles  doctrines  une  foule  d'Écossais  de  tous 
les  rangs  et  de  toutes  les  conditions. 

Les  persécutions  renaissantes  exercées  contre  les  pro- 
testants ,  les  cruelles  exécutions  de  quelques-uns  de  leurs 
prédicateurs,  la  résignation  de  ces  derniers  à  supporter  les 
supplices  auxquels  ils  étaient  condamnés,  augmentèrent  le 
nombre  des  disciples  de  Calvin.  Leur  parti  s'accrut  telle- 
ment, qu'enfin  il  prit  les  armes,  et  que,  secouru  par  les 
troupes  d'Elisabeth ,  il  parvint  à  repousser  de  l'Ecosse  les 
Français  qu'y  avait  appelés  la  veuve  de  Jacques  V,  régente 
du  royaume  pendant  la  minorité  de  Marie-Stuart. 

Dès  lors  la  constitution  religieuse  de  l'Église  d'Ecosse  se 
trouva  changée  entièrement.  Mais  il  est  important  de  faire 
remarquer,  dès  à  présent,  que  ses  doctrines  différaient 
essentiellement  de  celles  adoptées  par  les  réformateurs  an- 
glais. Ces  derniers  avaient  substitué  au  pouvoir  du  pape 
celui  de  la  couronne,  comme  chef  de  l'Église  d'Angleterre, 
et  avaient  admis  la  division  du  clergé  en  évêques,  doyens, 
prébendaires  et  toutes  les  autres  classes  de  la  hiérarchie 
ecclésiastique.  Les  rélormateurs  écossais ,  au  contraire , 
supprimèrent  cette  distinction  de  rangs;  ils  ne  voulurent 
pas  plus  permettre  au  chef  de  leur  État  de  s'immis- 
cer dans  les  affaires  de  l'Église,  qu'à  leurs  ministres 
de  se  mêler  des  affaires  temporelles.  Ils  formèrent  une 
congrégation,  à  laquelle  fut  confiée  la  direction  de  toutes 
les  affaires  religieuses.  Le^  immenses  richesses  du  clergé 
catholique,  qui  formaient  la  moitié  du  revenu  territorial 
de  l'Ecosse,  furent  presque  en  totalité  accaparées  par  les 
lords  du  royaume  ;  la  plus  minime  partie  en  fut  affectée  à 
l'entretien  du  nouveau  culte. 

Après  la  mort  d'Elisabeth,  Jacques  VI  passa  du  trône 
des  Stuarts  sur  celui  des  Tudors,  et,  par  ce  fait,  la  réunion 
des  deux  royaumes  fut  à  peu  près  accomplie.  Le  roi,  auquel 
les  sévères  presbytériens  d'Ecosse  avaient  refusé  de  deve- 
nir un  des  membres  les  plus  inférieurs  de  leur  clergé,  se 
vit  tout  à  coup  proclamé  chef  du  pouvoir  spirituel  de  l'An- 
gleterre. Aussi  dès  lors  ses  efforts  tendirent-ils  à  rame- 
ner les  deux  Églises  aii  même  principe  d'uuilé;  mais  ce 
ne  fut  pas  sans  peine  qu'il  parvint  à  introduire  l'épiscopal 
dans  la  nouvelle  Église  d'Ecosse.  Les  plus  zélés  presbyté- 
riens ne  voyaient  dans  cette  mesure,  pour  l'Église  pure  et 
réformée  d'Ecosse,  qu'un  retour  vers  les  rites  et  les  fêtes 
de  l'Église  de  Rome.  Cependant  il  obtint  encore  l'adjonclioa 
de  quelques  céréraonies  ado^»iée3  par  le  rite  anglican,  et 


laissa  à  son  successeur  la  tâche  d'amener  les  deux  Églises 
de  la  Grande-Bretagne  à  une  conformité  complète. 

Sous  le  règne  de  Charles  I",  deux  partis  religieux  SC; 
dessinèrent  d'abord  ;  l'un  se  rangea  du  côté  du  haut  cler- 
gé, l'autre  réunit  tous  les  puritains,  c'est-à-dire  ceux  qui 
n'admettaient  pas  les  rites,  les  cérémonies  de  l'Église,  l'ob- 
servance de  certaines  formules,  l'usage  de  certains  habits 
pontificaux  dans  le  service  divin,  qu'adoptaient  rigoureuse- 
ment ceux  qui  appartenaient  au  premier  de  ces  partis.  Le 
nouveau  roi  soutenait  le  haut  clergé  ;  il  autorisa  les  poursui- 
tes dirigées  contre  les  puritains  réfractaires  :  les  amendes  et 
les  emprisonnements  excitèrent  de  plus  en  plus  l'animosité 
de  ceux-ci.  Ces  funestes  dissensions  entre  l'Église  et  l'État 
n'agitèrent  pas  seulement  l'Angleterre,  elles  troublèrent 
surtout  l'Ecosse,  et  y  déterminèrent  une  crise  fatale. 

L'introduction  d'une  nouvelle  liturgie  dans  le  service 
divin  de  l'Église  d'Ecosse  souleva  l'indignation  unanime; 
une  assemblée  générale  du  clergé,  tenue  à  Glascow,  à  la- 
quelle on  donna  le  nom  de  covenani,  abolit  l'épiscopat  et 
dépouilla  de  leur  pouvoir  les  évêques  existants.  Pour  sou- 
tenir ces  mesures  hardies ,  les  covenantaires  prirent  les 
armes. 

Leur  armée  ne  se  contenta  pas  de  donner  une  nouvelle 
sanction  aucovenant,  elle  marcha  contre  les  troupes  du 
roi,  qu'elle  défitàNewburn,  séjourna  en  Angleterre,  et  ne 
retourna  en  Ecosse  que  lorsque  Charles  I*',  menacé  par  les 
indépendants ,  se  trouva  oblige  de  renoncer  à  faire  ren- 
trer dans  le  devoir  la  convention  des  États  écossais,  qui 
avait  déclaré  que  l'Église  de  l'Ecosse  était  fondée  sur  le  pur 
presbytérianisme. 

Depuis  ce  moment,  les  Écossais,  qui  se  seraient  volon- 
tiers rangés  du  côté  du  roi,  s'il  avait  voulu  donner  une 
sanction  authentique  au  covcnant  cl  à  la  ligue  solennelle 
formée  plus  tard  entre  les  presbytériens  et  le  parlement 
anglais,  devinrent  les  ennemis  les  plus  acharnes  de  Tinfor- 
luné  monarque,  dont  l'attachement  à  la  religion  qu'il  avait 
juré  d'observer  ne  se  démentit  jamais.  Les  presbytériens, 
excités  par  les  prédications  fanatiques  de  leurs  ministres, 
livrèrent  aux  Anglais  Charles  I*%  qui  était  venu  se  confier 
à  eux  ;  ils  pleurèrent  ensuite  sa  mort,  et  ils  offrirent  la  cou- 
ronne à  son  fils  Chai'Ies  11,  qui,  en  l'acceptant,  se  soumit 
aux  obligations  de  la  ligue  solennelle  du  covenant. 

Mais  les  armes  victorieuses  de  Cromwell  ayant  forcé  le 
nouveau  roi  à  regagner  le  confinent,  celui-ci  fut  contraint 
d'y  séjourner  jusqu'au  moment  où  Richard  Cromwell  abdi- 
qua le  protectorat. 

Si  les  troubles  de  TÉcosse  avaient  d'abord  ébranlé  le 
trône  de  Charles  I",  ce  fut  aussi  de  l'Ecosse  que  naquit  la 
révolution  qui  replaça  sur  le  trône  son  fils  et  son  succes- 
seur. Les  presbytériens,  las  du  joug  despotique  de  Crom» 
well  et  des  indépendants,  et  se  rappelant  la  sanction  don- 
née par  Charles  II  à  la  constitution  de  leur  Église,  hâtèrent 
de  tous  leurs  efforts  la  restauration. 

Mais  celle-ci  fut  loin  de  justifier  les  espérances  des  co- 
venantaires. La  publication  de  l'acte  d'uniformité,  dont 
le  but  était  d'assujettir  aux  observances  de  l'Église  épisco- 
pale,  enleva  leurs  bénéfices  aux  ministres  presbytériens 
qui  se  faisaient  un  scrupule  de  devenir  épiscopaux  ;  et  c'est 
ainsi  que  plus  du  tiers  des  paroisses  de  l'Ecosse  furent 
privées  des  ecclésiastiques  qui  les  desservaient. 

Alors  se  formèrent  les  conventicules,  dans  lesquels  se 
réunirent  les  congrégations  presbytériennes  fidèles  à  la  loi 
du  covenant,  où  elles  pouvaient  entendre  encore  la  voix  de 
leurs  anciens  prédicateurs  et  y  recevoir  leurs  instructions 
religieuses.  De  là,  la  désignation  de  non-conformistes. 
Ces  conventicules  se  tinrent  d'abord  dans  le^  maisons  par- 


MUSEE  DES  FAMILLES.' 


Î79 


ticulières,  dans  des  granges  ou  autres  bâtiments.  Jfais  la 
persécution  la  plus  violente  s'attachant  à  ces  secrètes  réu- 
nions, elles  se  tinrent  en  plein  air,  loin  de  tous  les  yeux, 
dans  des  lieux  montagneux  et  solitaires.  Ceux  qui  les 
composaient,  se  croyant  en  droit  d'user  de  la  force,  dont 
leurs  persécuteurs  abusaient  eux-mêmes,  s'y  rendaient  en 
armes. 

Nous  avons  cru  ces  renseignements  indispensables  à  l'in- 
telligence des  faits  que  nous  rapportons;  ils  détruiront 
d'ailleurs  toute  supposition  d'efforts  d'imagination,  et  se- 
ront un  témoignage  de  l'authenticité  des  faits  que  nous, 
avons  voulu  présenter  à  nos  lecteurs. 

Le  lendemain  des  événements  que  nous  avons  rapportés 
dans  le  chapitre  précédent,  deux  cavaliers,  enveloppés  d'un 
manteau  qui  recouvrait  le  costume  simple  et  sévère  que 
portaient  alors  les  presbytériens,  la  tête  couverte  d'un  feu- 
tre à  larges  bords,  traversaient  la  bruyère  déserte  de  Magus- 
Moor,  située  à  trois  ou  quatre  milles  de  la  ville  de  Saint- 
André.  La  lourde  carabine  dont  chacun  d'eux  était  armé 
reposait  sur  son  porte  mousqueton.  Tous  deux,  ayant  aban- 
donné la  bride  de  leur  cheval,  marchaient  au  pas,  et  si  près 
l'un  de  l'autre,  que  souvent  leurs  longs  éperons  se  heur- 
taient en  se  croisant. 

L'un  des  deux  cavaliers,  homme  de  trente-six  ans,  à  la 
taille  élevée,  aux  traits  fortement  prononcés,  quoique  à  la 
physionomie  expressive  et  distinguée ,  paraissait  écouter 
avec  recueillement  et  intérêt  ce  que  lui  disait  son  compa- 
gnon. 

Celui-ci,  dont  le  teint  basané,  la  barbe  rousse,  les  traits 
durs  et  farouches,  les  yeux  presque  louches,  donnaient  à 
sa  physionomie  un  aspect  dur  et  repoussant,  parlait  avec 
la  gravité  d'un  homme  qui  a  la  conscience  de  l'importance 
de  sa  parole.  Ce  second  personnage,  d'une  taille  moins 
élevée  que  celle  du  premier,  était  cependant  d'une  consti- 
tution vigoureuse.  Son  maintien,  l'habileic  avec  laquelle  il 
réprimait  les  mouvements  impétueux  de  son  coursier  quand 
le  noble  animal  cherchait  à  prendre  une  autre  allure  que 
celle  à  laquelle  il  se  trouvait  contraint,  les  signes  non  équi- 
voques de  l'habitude  du  commandement,  tout  paraissait 
indiquer  que  ce  singulier  personnage  n'était  pas  demeuré 
étranger  aux  chocs  violents  et  tumultueux  dont  l'Ecosse 
avait  été  le  théâtre. 

Il  achevait  de  parler,  lorsque  son  compagnon  de  voyage 
lui  adressa  cette  question  : 

—  Ces  temps  de  désolation ,  quand  donc  auront-ils  un 
terme?... 

—  Quand  le  Seigneur  aura  abaissé  ceux  qui  habitent 
dans  les  lieux  élevés;  quand  il  aura  humilié  la  ville  su- 
perbe ;  quand  il  l'aura  fait  descendre  dans  la  poussière. 

—  Mais,  cependant ,  frère,  quand  les  ennemis  de  la  foi 
triomphent ,  quand  le  nom  du  Seigneur  ne  retentit  plus  que 
dans  les  antres  profonds  des  rochers,  quand  il  n'est  redit 
que  par  l'éoho  de  nos  forêts  ;  quand  le  petit  nombre  des  ou- 
vriers de  la  vigne  du  salut  diminue  chaque  jour,  que  cha- 
que jour  le  sang  de  nos  martyrs  coule  sur  tous  les  points 
du  royaume,  quel  espoir  reste-t-il  pour  l'avenir? 

—  Qu'importe,  David,  la  faiblesse  du  nombre,  si  le  petit 
nombre  est  dans  la  voie  du  Seigneur? 

La  conversation  des  deux  voyageurs  demeura  un  mo- 
ment suspendue.  Il  est  évident  que  le  dernier  exerçait  sur 
l'autre  un  grand  ascendant.  C'est  qu'en  effet  le  premier, 
livré  dans  sa  jeunesse  à  la  fougue  des  passions,  n'avait  que 
depuis  peu  de  temps  embrassé  la  vie  austère  des  puritains, 
et  qu'il  s'était  choisi  pour  guide  celui  des  non-conformistes 
qui,  dans  le  comté  de  Fife,  se  faisait  remarquer  par  le  zèle 
le  plus  faDatique  et  les  prédications  les  plus  virulentes. 


D'ailleurs,  les  relations  de  famille  ajoutaient  encore  à  la 
liaison  qui  résultait  des  mêmes  principes  religieux. 

Après  quelques  moments  de  silence,  le  puritain  à  la  taille 
élevée  s'adressa  de  nouveau  à  son  compagnon  : 

—  Ainsi,  dit-il,  pour  en  revenir  à  Mitchell,  quatre  mois 
ne  se  sont  pas  encore  écoulés  depuis  que  la  fureur  de  nos 
oppresseurs  a  répandu  le  sang  du  juste. 

—  Et  comme  celui  d'Abel,  depuis  ce  moment  fatal,  il 
crie  de  la  terre  au  Seigneur  et  demande  vengeance. 

—  Et  il  l'obtiendra,  frère,  puisque  nous  l'avons  résolu. 
Mais  comment  l'infortuné  ministre  a-t-il  pu  être  mis  à 
mort,  puisque  dans  la  première  information,  il  avait  reçu 
la  promesse  du  graad-chancelier  que  sa  vie  serait  épar- 
gnée ? 

—  En  quoi  les  Madianites  ont-ils  épargné  les  enfants 
d'Israël?  Ceux-ci,  comme  nous,  ne  furent-ils  pas  obligés 
de  se  retirer  dans  les  antres  et  dans  les  cavernes  des  mon- 
tagnes? Mais  que  leurs  horribles  cruautés  déchirent  nos 
chairs  et  brisent  nos  os  ;  un  nouveau  Gédéon  se  lèvera 
d'entre  nous  et  fera  tomber  sur  eux  toute  la  colère  du  Sei- 
gneur. 

Dans  ce  langage  mystique,  le  second  de  nos  deux  in- 
terlocuteurs apprit  au  premier  les  détails  de  l'exécution 
du  ministre  Mitchell.  Il  lui  expliqua  comment,  après  dix 
ans  de  captivité,  et  malgré  l'assurance  la  plus  formelle  du 
chef  de  la  justice  qu'il  ne  perdrait  point  la  vie,  après  avoir 
été  soumis  aux  plus  cruelles  tortures,  il  paya  de  sa  tête, 
le  7  janvier  1679,  le  meurtre  de  l'évêque  des  Orcadcs, 
dont,  au  surplus,  dans  la  longue  instruction  de  son  pro- 
cès, il  s'était  reconnu  coupable. 

La  sagacité  de  nos  lecteurs  aura  deviné,  dans  les  deux 
puritains  dont  nous  avons  reproduit  une  partie  de  la  con- 
versation, les  deux  personnages  qui,  la  veille,  avaient  causé 
à  la  fille  de  l'archevêque  de  Saint-André  une  frayeur  si 
soudaine  et  si  naturelle.  En  effet,  ils  n'étaient  autres  que  sir 
David  Hackston  de  Rathillet,  riche  gentilhomme  du  comté 
de  Fife,  et  Jonh  Balfour  de  Kinloch,  aussi  appelé  Burley, 
beau-frère  du  premier,  et  que  Walter  Scott  a  rendu  célè- 
bre dans  son  roman  intitulé  les  Puritains  d'Ecosse. 

Sir  David,  comme  nous  avons  eu  déjà  occasion  de  16 
dire,  entraîné  par  la  fougue  de  ses  passions,  p'était,  dès  sa 
plus  tendre  jeunesse ,  livré  au  désordre  et  à  l'inconduite; 
mais  il  avait  fait,  quelque  temps  avant  l'époque  que  nous 
rapportons ,  un  retour  sur  lui-même  ;  il  s'était  jeté  tout  à 
coup  dans  les  rangs  des  non-conformistes  les  plus  enthou- 
siastes, et,  donnante  la  vivacité  de  ses  impressions  un 
nouvel  aliment ,  il  devint  un  des  puritains  les  plus  exaltés, 
et  partagea  avec  son  beau-frère  Balfour  toutes  les  entre- 
prises qui  avaient  pour  but  de  venger  les  exactions  et  les 
persécutions  dont  étaient  accablés  les  rigides  observateurs 
du  covenant. 

John  Balfour,  quoiqu'il  ne  fût  pas  des  plus  religieux , 
affectait  de  le  paraître  aussi  bien  par  les  actes  extérieurs  de 
sa  vie  que  par  la  forme  mystique  de  son  langage.  Il  s'en- 
gageait dans  toutes  les  entreprises  périlleuses,  dans  toutes 
les  querelles  qui  s'élevaient  à  l'occasion  des  troubles  de 
l'Église,  et  se  portait  le  défenseur  de  tous  les  opprimés.  De 
sorte  que  son  caractère  impétueux  et  son  zèle  fanatique 
le  faisaient  considérer  comme  l'appui  le  plus  solide  de  la 
foi  presbytérienne.  Ce  fut  sans  doute  cette  réputation,  si 
peu  méritée  d'ailleurs,  qui  engagea  sir  David  à  se  laisser 
conduire  par  son  beau-frère  dans  la  nouvelle  voie  où  il  s'é- 
tait engagé. 

Les  deux  cavaliers  avaient  atteint  les  dernières  limites 
de  la  bruyère  et  touchaient  à  la  lisière  d'un  bois  qui  la 
bornait  à  l'ouest,  quand  un  troisième  cavalier,  qu'à  son 


180 


LECTURES  DU  SOIR. 


costume  on  jugeait  appartenir  au  parti  des  non-confor- 
mistes, arrivant  à  toute  bride,  dit  à  l'oreille  de  Balfour 
quelques  mots  qui  ne  purent  être  entendus  par  David 
IlackstOD. 

La  communication  faite  à  Balfour  par  le  nouveau  venu 
ne  valut  à  celui-ci  aucune  réponse  ;  .seulement,  les  traits 
du  fanatique  se  contractèrent  un  moment,  puis  reprirent 
bientôt  le  calme  qu'il  savait  leur  imprimer.  Piquant  son 
cheval  des  éperons,  il  s'enfonça  dans  le  bois,  suivi  des  deux 
autres  cavaliers,  et  ne  s'arrêta  que  lorsqu'il  eut  atteint  un 
endroit  solitaire,  où  l'attendaient  six  autres  de  ses  coreli- 
gionnaires, auxquels  il  avait  fixé  ce  lieu  de  réunion. 

A  la  vue  de  Balfour,  ceux  qui  l'attendaient  déposèrent 
leurs  armes  et  les  placèrent  dans  l'ordre  mis  en  usage  par 
les  soldats  ;  ils  enlevèrent  leurs  selles,  les  placèrent  par 
terre  circulairement  en  guise  de  sièges,  et  attachèrent  leurs 
chevaux  aux  arbres  voisins,  ainsi  qu'ils  avaient  coutume 
de  le  faire  dans  les  conventicules  ;  Hackston,  Balfour  et  le 
cavalier  qui  les  avait  rejoints  firent  de  même. 

A  défaut  de  ministre,  Balfour,  suivant  l'usage  qu'il 
avait  contracté,  s'empara  des  fonctions  de  prédicateur,  et 
prit  pour  texte  ce  verset  du  livre  d'Isaïe  : 

€  Le  pays  a  été  profané  par  ses  habitants ,  parce  qu'ils 
€  ont  transgressé  les  lois,  ont  changé  les  ordonnances,  et 
«  ont  violé  l'alliance  éternelle.  » 

Dans  sa  fanatique  exaltation,  dans  sa  furibonde  élo- 
quence, après  avoir  rappelé  à  ses  auditeurs  les  violences 
auxquelles  les  fidèles  covenantaires  a\aient  été  exposés 
depuis  le  rétablissement  de  l'épiscopat  en  Ecosse  ;  après 
avoir  compté  les  nombreuses  victimes  immolées  à  la  rage 
de  leurs  oppresseurs,  il  insista  plus  particulièrement  sur 
les  événements  récents.  Les  horribles  persécutions  de  Ja- 
mes Turner,  l'inflexible  cruauté  de  Lauderdale,  furent  pré- 
sentées de  manière  à  justifier  la  résolution  qu'ils  avaient 
adoptée  de  repousser  la  force  par  la  force  et  de  faire  retom- 
ber la  vengeance  du  Seigneur  sur  ceux  qui  persécutaient 
son  peuple.  Il  légitima  ainsi  le  meurtre  de  l'évêque  des 
Orcades,  et  excita  de  nouveau  ses  auditeurs  à  oiïrir  à  Dieu 
le  sang  d'Henry  Honyman  en  expiation  de  celui  que  Mit- 
chell,  leur  vertueux  ministre,  avait,  au  milieu  des  plus  af- 
freuses tortures,  répandu  sur  l'échafaud. 

—  Cet  acte,  leur  dit-il,  auquel  vous  étiez  préparés,  ne 
s'accomplira  cependant  pas  en  ce  jour.  Telle  est  la  volonté 
du  Seigneur.  Mais  s'il  a  suspendu  nos  bras,  c'est  pour 
qu'ils  frappent  avec  plus  de  sûreté  ,  dans  ses  joies  terres- 
tres, dans  ses  affections  paternelles,  James  Sharpe,  le  pré- 
varicateur de  nos  saintes  lois,  l'apostat  de  la  foi,  le  plus 
cruel  ennemi  de  ceux  dont  il  a  lâchement  trahi  la  con- 
flance. 

Balfour  parlait  encore,  lorsqu'un  je  me  garçon  envoyé 
par  la  femme  d'un  fermier  de  Baldinny,  village  voisin  du 
bois  où  s'étaient  réunis  les  non-conformistes,  vint  le  pré- 
venir que  la  voiture  de  l'archevêque  de  Sainl-.\udré  était 
sur  la  route  qui  conduit  de  Ceves  à  la  ville. 

A  la  nouvelle  qu'on  venait  de  lui  communiquer,  Balfour, 
frappé  d'une  idée  soudaine,  profita  de  la  situation  d'esprit 
de  ses  auditeurs.  Sachant  habilement  tirer  parti  de  l'état  où 
l'on  se  trouve  lorsque  les  pensées  et  les  souhaits  qu'on  a 
nourris  semblent  une  inspiration  d'en  haut,  il  résolut  de 
déterminer  ses  compagnons  ii  accomplir  le  projet  qu'il 
venait  de  concevoir  à  l'instant. 

Il  continua  donc  son  discours,  interrompu  par  l'incidont 
que  nous  avons  rapporté,  et  par  une  adroite  transition  il 
rappela  à  la  mémoire  des  conspirateurs  tout  ce  qu'il  avait 
fait  dans  l'intérêt  de  l'f.glise  d'Ecosse;  il  éuuméra  les  dan- 
gers auxquels  il  s'était  exposé  et  ceux  qui  le  menaçaient 


encore,  par  suite  des  blessures  faites  par  lui  à  un  garde-du- 
corps  du  roi  dans  une  émeute  récente. 

Il  affirma  que  son  dessein  était  de  se  rendre  dans  les 
hautes-terres  pour  y  soutenir  le  zèle  des  vrais  presbyté- 
riens, mais  qu'une  impulsion  surnaturelle  lui  avait  suggéré 
de  retourner  dans  le  comté  de  Fife,  et  qu'ayant  prié  Dieu 
qu'il  éclairât  son  esprit,  il  avait  été  confirmé  dans  sa  nou- 
velle résolution  par  ce  texte  de  l'Écriture  :  «  Va,  ne  t'ai-jc 
pas  envoyé?  » 

Plus  adroitement  encore,  et  pour  mieux  convaincre  les 
esprits,  il  rappela  la  soudaine  conversion  de  sir  David 
Hackston  ,  qui,  pour  alTermir  sa  foi,  s'était  chargé  d'une 
mission  périlleuse  chez  les  Higlanders  ;  il  appuya  sur  le 
retour  providentiel  de  celui-ci,  quand  le  moment  de  s'ar- 
mer pour  la  vieille  cause  était  enfin  arrivé. 

Il  dit  que  les  choses  en  étaient  à  ce  point  qu'il  ne  s'agis- 
sait plus  de  reculer,  mais  d'avancer  ;  qu'au  lieu  de  l'agent 
inférieur  qui,  en  ce  jour,  échappait  à  leur  vengeance,  il 
s'en  offrait  un  que  le  Ciel  livrait  entre  leurs  mains  et  qu'il 
était  de  leur  devoir  d'immoler,  parce  que  celui-là  même 
était  la  source  de  la  première  persécution  et  la  cause  des 
cruelles  violences  exercées  sur  leurs  frères;  enfin  il  nomma 
la  victime  que  la  justice  divine  abandonnait,  disait-il,  à 
leurs  coups. 

A  peine  eut-il  prononcé  le  nom  de  James  Sharpe,  que  les 
conspirateurs  proférèrent  des  cris  de  mort  contre  l'arche- 
vêque de  Saint-André. 

Russel,  un  des  neuf,  prit  immédiatement  la  parole  : 
ignorant  fanatique,  il  affirma  à  son  tour  que  depuis  long- 
temps il  était  rempli  de  l'idée  qu'un  grand  ennemi  de  la 
religion  allait  être  renversé  ;  que  de  tous  les  persécuteurs 
ducovcnant,  il  n'en  était  aucun  plus  violent,  plus  acharné, 
plus  criminel  que  James  Sharpe  ;  que  pour  son  compte  il 
adressait  des  actions  de  grâces  au  Seigneur  de  ce  qu'il  ne 
leur  indiquait  pas  seulement  celui  qu'ils  devaient  frapper, 
mais  de  ce  qu'il  le  livrait  tout  à  coup  à  leur  juste  ven- 
geance. 

Tous  convinrent  que  l'occasion  qui  s'offrait  était  l'œu- 
vre du  Ciel.  La  mort  de  l'archevêque  fut  donc  à  Finslant 
résolue.  D'une  voix  commune,  David  Hackston  fut  choisi 
par  la  troupe  pour  le  chef  de  l'entreprise;  mais  celui-ci, 
quoiqu'il  approuvât  le  meurtre,  refusa  le  commandement 
qui  lui  était  déféré.  Il  motiva  ce  refus  sur  les  querelles  qui 
avaient  existé  entre  l'archevêque  et  lui,  sur  le  souvenir 
de  sa  détention  par  l'ordre  de  James  Sharpe  et  sur  la 
crainte  de  ternir  la  gloire  de  cette  action  par  la  supposition 
qu'on  pourrait  faire  qu'il  avait  plutôt  cédé  à  une  ven- 
geance particulière,  à  une  inimitié  personnelle,  qu'au  saint 
devoir  dont  il  approuvait  raccom|)lissenient. 

Balfour,  craignant  quelque  hésitation  de  la  pari  des 
conjurés,  se  jeta  sur  ses  armes  en  s'écriant  :  —  Messieurs, 


suivez-raoi 


? 


§  III.  —  LE  MEinruE. 

L'archevêque  de  Sainl-.\ndré  avait  en  effet  quitté  la 
ville,  et  retournait  avec  sa  fille  à  sa  maison  de  campagne. 
Emma,  quoique  les  souvenirs  de  la  veille  se  fussent  sou- 
vent offerts  à  sa  mémoire,  ne  les  voyait  plus  qu'à  travers 
le  prisme  de  l'espérance.  Heureuse  d'avoir  détourné  le 
coup  (pii  menaçait  son  fiancé,  mais  ne  se  dissimulant  pas 
qu'elle  devait  à  son  père  la  confidence  des  dangers  aux- 
quels était  exposée  sa  famille,  elle  avait  résolu  de  ne  les  lui 
faire  connaître  qu'avec  ménagement,  et  se  reposait  sur  le 
pouvoir  qu'exerçait  le  prélat  pour  les  faire  disparaître  corn- 
plélement. 


MUSEE  DES  FA3IILLES. 


181 


Quelque  graves  que  soient  les  événemeDls,  quelque  dou- 
loureux qu'ils  aient  été,  à  vingt  ans  on  s'endort  facilement 
sur  le  passé  pour  plonger  avec  délices  dans  l'avenir. 

Emma,  rassurée  sur  le  présent  et  confiante  dans  l'im- 
mense pouvoir  de  l'archevêque  de  Saint-André,  ne  songeait 
qu'au  bonheur  de  retrouver  Henry  et  de  le  dédommager 
de  la  privation  qu'elle  lui  avait  imposée.  Mais,  au  moment 
de  le  revoir,  d'où  vient  que  son  cœur  se  serre  ?  pourquoi 
cette  bruyère  de  Magiis-.Moor,  qu'elle  a  traversée  si  souvent, 
lui  cause-t-elle  aujourd'hui  tant  d'effroi  ?  c'est  que  les 
presseulimcnls  (rompent  rarement  un  cœur  de  femme. 

Et  en  ciïet,  à  peine  la  voilure  de  son  père  fut-elle  entrée 
dans  la  plaine  déserte,  qu'on  entendit  retentir  le  bruit  de 


chevaux  lancés  au  galop  sur  le  sol  aride.  Le  postillon,  ef- 
frayé, stimula  la  marche  indolente  de  son  attelage  ;  mais 
des  détonations  éclatèrent,  des  cris  de  :  le  Judas  est  pris! 
à  mort  le  Judas!  arrivèrent  comme  un  glas  funèbre  aux 
oreilles  d'Emma  ;  et  le  sang  du  vieillard  coula  sur  les 
blancs  vêtements  de  la  jeune  fille. 

Les  forcenés  se  groupèrent  autour  de  l'équipage;  les  uns 
malgré  la  défense  des  gens  de  l'archevêque  qui  furent  dés- 
armés et  blessés  par  les  assaillants,  se  jetèrent  sur  les 
chevaux  dont  ils  coupèrent  les  traits  ;  les  autres  se  préci- 
pitèrent dans  la  voiture,  dont  ils  arrachèrent  le  prélat  et  la 
malheureuse  Emma,  qui,  à  la  vue  du  danger  de  son  père, 
reprit  tout  à  coup  l'usnee  de  ses  sens. 


L'archevêque,  quoique  affaibli  par  la  perle  de  son  sans, 
vit  au  premier  coup  d'œil  dans  quelles  mains  il  éla"ït 
tombé. 

Cependant,  reconnaissant  dans  le  groupe  de  ses  meur- 
triers David  llackslon,  qui  restait  témoin  impassible  de  ce 
drame  sanglant  : 

—  Vous  êtes  gentilhomme,  lui  dit-il,  et  vous  me  proté- 
gerez. 

--  Je  ne  mettrai  jamais  la  main  sur  vous,  répondit  d'un 
air  glacial  le  sévère  presbytérien. 

—  Mais  vous  m'écoulerez,  moi  !  s'écria  Emma;  vous  ne 
souffrirez  pas  que,  sous  les  yeux  de  la  fille,  le  père  soit  im- 
molé ;  vous  ne  permelliez  pas  qu'un  vieillard  sans  défense 
succombe  sous  les  coups  de  nombreux  assassins  ;  vous  ne 
voudrez  pas  qu'on  vous  impute  à  vous,  David  Hackslon  , 
l'odieux  reproche  d'avoir  vengé  sur  l'archevêque  le  refus 
que  j'ai  fait  de  votre  main. 

—  Jeune  fille,  lui  répondit  celui-ci,  le  Seigneur  a  per- 


mis qu'au  fol  égarement  de  Ta  jeunesse  succédât  le  caime 
de  la  raison  ;  si  un  reste  de  respect  humain  me  contraint 
à  demeurer  spectateur  de  l'exécution  du  jugement  que  le 
Ciel  lui-même  a  prononcé,,  je  n'ai  pas  le  pouvoir  d'arra- 
cher à  la  mort  un  traître  au  Seigneur  et  à  l'Église. 

Cependant  une  voix,  celle  d'un  homme  de^la  troupe  tou- 
ché de  compassion,  s'écria  : 

—  Épargnez  ses  cheveux  blancs  ! 

A  ces  mots,  la  malheureuse  Emma  répondit  par  un  inef- 
fable regard  de  reconnaissance. 

Mais  la  puissance  de  ce  regard,  les  supplications  de  la 
tendresse  filiale,  vinrent  échouer  contre  la  féroce  exaltation 
des  conjurés.  A  la  hideuse  expression  de  leurs  traits  la 
jeune  (iile,  jugeant  que  tout  était  perdu,  se  jeta  sur  son 
père,  l'enlaça  de  ses  brasetrétreignit  de  toute  la  force  de 
sa  jeunesse  pour  le  garantir  des  coups  dont  il  était  me- 
nace. 

Ce  touchant  et  sublime  dévouement  n'arrêta  pas  i'ceuvre 


182 


LECTURES  DU  SOIR. 


sanglante  ;  les  épées  levées  retombèrent  sur  rarchevèque 
et  sur  Emma.  Le  sang  du  père  se  confondit  avec  celui  de  la 
fille,  et  lorsque  chez  le  prélat  la  vie  fut  complètement 
éteinte,  la  jeune  fiancée  parut  aux  yeux  des  assassins  avoir 
exhalé  son  dernier  soupir. 

Les  restes  de  l'archevêque  furent  mutilés,  et  sa  fille,  lais- 
sée pour  morte,  resta  gisante  sur  la  bruyère  inondée  de 
sang.  Les  conspirateurs,  après  avoir  enlevé  de  la  voilure 
les  armes  et  les  papiers  qu'elle  renfermait,  se  hâtèrent  de 
prendre  la  fuite. 

A  peine  avaient-ils  regaijné  le  bois,  que  Henry,  instruit 


par  un  des  gens  de  l'archevêque,  accourut  sur  la  bruyère. 
Le  spectacle  horrible  qui  s'offrit  à  sa  Mie  le  frappa  de  ter- 
reur ;  mais  son  cœur  éprouva  un  doux  soulagement  quand 
il  se  fut  assuré  qu'Emma  respirait  encore. 

Le  corps  de  l'archevêque  fut  replacé  dans  le  carrosse, 
une  litière  fut  disposée  pour  transporter  la  jeune  fille,  et  le 
triste  convoi  reprit  le  chemin  de  la  maison  de  campagne. 

Emma  survécut  à  ses  blessures.  Par  la  suite,  Balfour  fut 
contraint  de  se  réfugier  en  Hollande  ;  et  la  tète  de  son 
beau-frère  Hackston  tomba  sous  la  hache  du  bourreau. 

Paul  BEN. 


{Cocos  nucifera,  Li.\.) 


Nous  allions  aux  Marquises,  et  notre  navire ,  sous  le  ciel 
enflammé  des  tropiques,  cherchait  ces  plages  sablonneuses 
entourées  de  récifs,  où  l'Océan  indien  voit  chaque  jour  le 
plus  petit  des  animalcules,  le  polype  imperceptible  du 
corail,  empiéter  sur  ses  rives,  le  resserrer  dans  son  im- 
mense bassin,  et  élever  contre  la  fureur  de  ses  tempêtes 
des  barrières  progressives  et  inébranlables.  Nous  décou- 
vrîmes bientôt  une  des  nombreuses  petites  iles  que  ces 
animaux  microscopiques  ont  fait  sortir  du  sein  des  eaux, 
et  qu'ils  agrandissent  tous  les  jours,  jusqu'à  ce  qu'ils  en 
aient  formé  un  continent,  peut-être.  Déjà  cet  îlot,  qui  pro- 
bablement n'était  jadis  qu'un  écueil  caché  sous  les  ondes, 
s'était  paré  d'une  riante  verdure,  promettant  aux  nalura- 
ïistes  de  notre  expédition  une  riche  moisson  de  plantes 
nouvelles.  On  mit  le  canot  à  la  mer  et  nous  abordâmes. 
Mais  hélas,  les  espérances  de  nos  savants  furent  déçues, 
car  toute  la  flore  du  pays  se  bornaità  quelques  plantes  gra- 
minées, à  quelques  fougères,  et  les  bosquets  que  nous  vî- 
mes n'étaient  composés  que  d'une  seule  espèce  d'arbre. 
La  faune  de  cette  terre  vierge  était  tout  aussi  pauvre,  car 
nous  n'aperçûmes  en  mammifères  que  des  phoques  ram- 
pant péniblement  sur  les  rochers  des  récifs,  et  des  rous- 
settes, ou  chauves-souris  grandes  comme  des  lapins,  sus- 
pendues par  les  pattes  de  derrière  aux  feuilles  longues  et 
raides  des  arbres  ;  les  oiseaux  étaient  tous  aquatiques,  et 
nous  distinguâmes  parmi  eux  des  mouettes,  des  goélands, 
des  plongeons  et  des  canards. 

.  Je  demandai  au  botaniste  de  notre  bord,  c'est-à-dire  au 
chirurgien,  ce  que  c'était  que  ces  arbres  disgracieux,  mai- 
gres, lortus,  à  moitié  renverses  et  ne  se  soutenant  qu'en 
s'appuyant  les  uns  sur  les  autres. 

—  Ce  sont  des  cocotiers,  me  répondit-il. 

Je  restai  ébahi  comme  un  vrai  Parisien  que  je  suis,  et 
comme  im  Parisien  qui,  avant  ce  voyage,  n'avait  guère 
quitté  le  faubourg  Saint-Germain  que  pour  aller  à  la  Chausr 
sée-d'Anlin  ou  ùla  place  lloyale. 

—  Allons,  docteur,  je  vois  que  vous  voulez  me  mysti- 
fier. Quoi  !  de  laids  plumasseaux  jaunâtres  attachés  au  bout 
de  manches  grêles  et  tortus  seraient  ces  cocotiers  si  magni- 
fiques dans  les  descriptions  des  voyageurs  et  dans  les  dé- 
corations de  l'Opéra? 

—  Pas  autre  chose. 

—  Quoi  !  c'est  cet  arbre  qui,  au  dire  des  botanistes,  joint 
rélégauceà  la  majesté  ;  dont  le  tronc  ou  stipe  s'élève  droit 
connue  une  colonne  ;  dont  la  tête  verdoyante  se  balance 
gracieusement  dans  les  airs  à  quatre-vingts  ou  cent  pieds 
de  hauteur  ? 


—  Absolument  cela,  si  vous  voulez  bien  vous  figurer 
que  la  hauteur  est  exagérée  de  moitié,  que  la  colonne  est 
tordue  et  penchée,  et  que  la  tête  verdoyante  tire  un  peu  sur 
la  couleur  du  foin  sec. 

Comme  vous  le  voyez,  mon  cher,  le  tronc  ou  stipe  n'est 
ni  droit  ni  columnaire,  ainsi  que  le  disent  les  botanistes, 
mais  souvent  tortu  et  toujours  courbé  ou  penché  :  du  moins 
je  les  ai  toujours  trouvés  ainsi,  et  j'ai  parcouru  toute  la  terre 
entre  les  tropiques,  c'est  dire  que  j'ai  vu  tous  les  pays  où 
les  cocotiers  peuvent  croître.  Le  tronc  atteint  ordinaire- 
ment quarante  pieds  de  hauteur,  bien  rarement  cinquante, 
et  jamais  plus;  il  est  terminé  par  une  sorte  d'ombrelle 
composée  de  douze  à  vingt  feuilles  pennées,  à  folioles  en- 
siformes  et  horizontales,  et  chaque  feuille  atteint  ordinai- 
rement huit  à  neuf  pieds  de  longueur,  quelquefois  dix  à 
douze  ou  même  davantage.  A  la  base  interne  des  infé- 
rieures, on  voit  de  grandes  spalhes  ou  sacs  ovales  qui 
donnent  passage  à  un  spadice  ou  régime  ou  grappe  de 
fleurs,  auxquelles  succèdent  des  fruits  qui  sont  ordinaire- 
ment de  la  grosseur  de  la  tète  d'un  homme,  et  que  vous 
connaissez,  car  on  en  trouve  jusque  sur  les  marchés  de 
Paris. 

Le  chirurgien  en  resta  là,  et  comme  nos  naturalistes  dés- 
appointés étaient  de  fort  mauvaise  humeur,  que,  pour 
mon  compte,  j'avais  pris  les  cocotiers  dans  une  antipathie 
d'autant  plus  horrible  que  j'avais  fait  quatre  mille  lieues 
pour  en  voir,  nous  nous  apprêtâmes  à  remonter  dans  notre 
canot  pour  retourner  au  vaisseau.  Tout  à  coup  notre  géo- 
logue se  mit  à  souffler  comme  un  hippopotame  ;  il  saisit 
le  bras  du  docteur  avec  une  sorte  d'agitation  fébrile,  en  lui 
montrant  du  doigt  un  peu  de  fumée  qui  s'élevait  au-dessus 
d'un  bouquet  de  palmiers.  Or,  il  est  bon  que  vous  sachiez 
que  notre  géologue  était  un  zélé  partisan  de  l'incandescence 
du  globe,  du  feu  central,  des  soulèvements,  des  disloca- 
tions, etc.,  etc.,  etc. 

—  Je  vous  le  disais  bien,  docteur,  s'écria-t-il  aussitôt 
que  son  agitation  lui  permit  de  parler,  ces  îles  de  la  mer  du 
Sud,  comme  tous  les  continents  et  toutes  les  montagnes 
du  globe,  depuis  Mont-Souris  près  Paris  jusqu'aux  Hyma- 
laya,  doivent  évidemment  leur  origine  au  feu  central  qui 
les  a  lancés  du  sein  des  eaux  ;  toutes  ces  îles  sont  des  vol- 
cans, et  voici  la  fumée,  une  colonne  immense  de  fumée, 
qui  s'élève  d'un  énorme  cratère! 

Aussitôt  le  géologue  tourna  lo  dos  à  la  mer  et  se  mit  à 
courir  du  côté  du  cratère.  Nous  le  suivîmes  comme  nous 
pûmes. 

—  Vous  le  voyez,  disait-il  en  se  retournant  de  lenips  à 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


183 


autre  vers  le  docteur,  vous  le  voyez  :  ici  votre  travail  des 
polypes  et  vos  bancs  de  coraux  sont  tout  à  luit  en  défaut 
contre  l'évidence  de  mes  volcans,  cl... 

Le  géologue  resta  stupéfait,  car  nous  étions  dans  le  bos- 
quet et  nous  n'y  trouvâmes  pas  de  cratère,  mais  tout  sim- 
plement ua  petit  feu  d'iierbes  sèches,  sur  lequel  une  fa- 
mille d'Indiens  faisait  cuire  des  coquillages  nouvellement 
arrachés  du  sein  de  la  mer.  Notre  subite  apparition  effraya 
un  peu  les  pauvres  gens;  mais  conune  notre  chirurgien 
parlait  fort  bien  le  langage  de  cet  archipel,  il  les  rassura 
bientôt.  Nous  leur  donnâmes  quchiucs  bagatelles,  et  en 
échange  ils  nous  invitèrent  à  partager  leur  repas,  ce  que 
nous  acceptâmes  de  grand  cœur. 

On  nous  offrit  d'abord,  pour  nous  rafraîchir,  une  liqueur 
fraîche,  douce,  sucrée,  limpide,  ayant  un  peu  d'analogie 
avec  du  petit-lait,  mais  beaucoup  plus  agréable. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cela  ?  demandai-je  au  doc- 
teur. 

—  C'est  du  lait  de  coco,  me  répondit-il. 

—  Ah  ! 

On  nous  servit  ensuite  une  substance  blanche,  d'une 
transparence  un  peu  cornée,  comme  le  fruilcru  de  la  màcre, 
mais  d'un  goût  excellent,  quoique  un  peu  ferme,  ayant  du 
rapport  avec  la  noisette.  J'en  mangeai  plusieurs  très-gros 
morceaux  avec  beaucoup  d'appétit,  puis  je  demandai  ce 
que  c'était. 

—  C'est  l'amande  de  la  noix  de  coco,  me  dit  le  docteur, 

—  Ah  !  ah  ! 

Un  instant  après,  une  Indienne  m'apporta  un  vase  noir, 
poli,  brillant,  enjolivé  de  sculptures  assez  bien  faites  quoi- 
que sans  art;  il  était  d'une  sorte  de  bois  très-dur,  très-so- 
lide et  ressemblant  à  de  l'ébène. 

—  C'est  la  coque  d'une  noix  de  coco,  me  dit  le  docteur, 
et  ces  insulaires  n'ont  pas  d'autre  vaisselle. 

—  Bah  ! 

Puis  on  remplit  celte  coupe  d'une  excellente  liqueur  spi- 
ritueuse,  que  l'on  nomme  calou,  et  qui,  je  crois,  enivre- 
rait son  homme  tout  aussi  bien  que  le  vin  de  Champagne. 

—  Pour  obtenir  ce  vin  de  palmier^  me  dit  le  docteur,  on 
coupe  la  spalhe  du  cocotier  dès  le  moment  où  elle  se  forme; 
il  en  sort  une  sève  limpide  qu'on  laisse  fermenter  pendant 
vingt-quatre  heures,  et  c'est  cette  liqueur  que  vous  buvez. 

—  Diavolo  !  c'est  une  assez  bonne  chose. 

Alors  on  apporta  sur  l'herbe  qui  nous  servait  de  nappe 
une  grande  corbeille  tressée  si  serr.é  et  avec  tant  d'art, 
qu'elle  aurait  retenu  l'eau  qu'on  y  aurait  mise.  Cette  espèce 
de  plat  contenait  un  énorme  chou  cuit  à  l'étuvée,  avec  une 
excellente  sauce  faite  avec  un  mélange  de  beurre  et  de  lait. 
Je  trouvai  ce  mets  fort  bien  accommodé  et  j'en  mangeai 
avec  le  plus  grand  plaisir,  en  remarquant  néanmoins  que 
ce  chou  avait  les  feuilles  plus  longues  et  plus  minces  que  le 
chou  ordinaire,  et  un  parfum  plus  délicat. 

—  Le  plat  qui  contient  celle  éluvée,  me  dit  le  docteur, 
est  fait  avec  des  côtes  flexibles  de  feuilles  de  cocotier  ;  le 
chou  n'est  rien  autre  chose  (pie  le  bourgeon  terminal  de 
cet  arbre,  coupé  lorsqu'il  est  encore  à  l'état  herbacé  ;  la 
sauce  se  compose  d'une  ém'ulsion  de  l'amande  de  coco 
avant  sa  maturité. 

—  Voilà  un  arbre  singulier!  m'écriai-je. 

Le  dernier  plat  que  Ton  nous  servit  consistait  en  des 
queues  de  homards  cuites  dans  de  l'eau  de  mer,  et  accom- 
modées à  l'huile  et  au  vinaigre. 

—  Comment  Irouvez-vous  cette  huile?  rae  dit  le  doc- 
teur. 

—  Fort  bonne,  lui  répondis-je,  et  meilleure  que  beau- 
coup d'huiles  d'olive. 


—  C'est  de  l'huile  de  coco  ;  et  que  dites-vous  de  ce  vi" 
naigre? 

-  —  Il  est  très-fort  et  d'un  bon  goût. 

—  C'est  du  lait  de  coco  aigri  au  soleil.  Comment  trou- 
vez-vous celte  eau-de-vie?  rae  dit-il  en  vidant  la  liqueur 
d'un  flacon  dans  ma  coupe. 

—  Excellente,  quoiqu'un  peu  forte;  vient-elle  de  Cognac? 

—  C'est  de  l'cau-de-vie  tirée  du  vin  de  cocotier  par  la 
distillation.  Mais,  tenez,  voici  notre  hôte  qui  vous  passe 
un  morceau  de  sucre  candi  pour  l'adoucir,  et  ce  sucre 
n'est  rien  autre  chosequela  sève  du  cocotier,  épaissie  par 
le  feu  et  cristallisée  ou  plutôt  desséchée. 

—  Quoi!  cet  arbre  a  fourni  tout  notre  dîner? 

—  Mieux  que  cela  :  c'est  avec  les  fibres  de  son  tronc  que 
l'on  a  fabriqué  les  jolies  nattes  sur  lesquelles  nous  sommes 
assis.  Le  coquet  chapeau  de  notre  hôtesse,  que  vous  au- 
riez pu  prendre  pour  un  chapeau  de  paille  d'Italie,  'est  tissa 
avec  les  jeunes  folioles  de  cet  arbre;  le  bonnet  de  notre 
Indien  est  tout  simplement  la  spathe  ou  le  sac  dans  lequel 
le  régime  de  Heur  était  enveloppé.  Le  manteatf  du  mariât 
la  robe  de  sa  femme  ont  été  tissés  avec  la  bourre  qui  en» 
veloppe  la  noix  à  sa  maturité;  le  matelas  suf  lequd  ils 
couchent  et  la  molle  matière  qui  le  remplit,  les  voiles'de  sa 
pirogue,  la  ligne  avec  laquelle  il  pêche,  et  mille  autres  ob- 
jets d'ameublement  sont  de  la  même  matière.  La  palissade 
qui  clôt  son  petit  jardin,  la  charpente  de  sa  cabane,  sont 
établies  avec  le  bois  du  cocotier  qui  est  très-dur  ;  la  toi- 
ture, impénétrable  au  soleil,  au  vent  etàlapluie,  consiste 
en  ses  feuilles  habilement  entrelacées.  Avec  les  filaments 
de  la  base  des  feuilles  et  du  régime,  l'Indien  fabrique  des 
câbles  et  des  cordages  plus  légers,  plus  souples  et  plus 
coulants  que  ceux  de  chanvre,  et  ne  pourrissant  pas  aussi 
vite.  Enfin,  il  n'est  pas  jusqu'au  parasol  que  nos  hôtes 
obligeants  ont  placé  sur  votre  tête  pour  vous  abriter  d'un 
soleil  brûlant,  qui  ne  soit  entièremeut  composé  des  diver- 
ses parties  de  cet  arbre  précieux. 

Aussi  les  Indiens  le  cultivent-ils  avec  grand  soin.  Comme 
il  est  sans  branches  et  qu'il  ne  produit  aucun  rejeton,  on 
ne  peut  le  multiplier  que  de  semence,  et  pour  cela  on  choi- 
sit les  fruits  les  plus  gros,  les  plus  sains,  et  entièrement 
recouverts  de  leur  caire  ou  bourre  ;  on  les  plante  autant 
que  possible  sur  les  bords  de  la  mer  ou  de  toute  autre  eau 
saumàtre  ;  cependant  il  réussit  également  bien  dans  tous 
les  terrains,  pourvu  qu'ils  soient  humides,  et  surtoutquand 
ou  a  eu  la  précaution  de  jeter  au  fond  du  trou  où  l'on  place 
le  coco  un  lit  épais  de  sel.  Les  Indiens,  pendant  que  l'ar^ 
bre  est  jeune,  lui  prodiguent  des  arrosements  d'eau  salée, 
et  chaque  année,  lorsqu'il  est  devenu  productif,  ils  jettent 
à  son  pied  une  certaine  quantité  de  sel.  Entre  les  tropiques, 
la  noix  de  coco  germe  en  quinze  ou  vingt  jours.  (Il  en  est 
bien  autrement  dans  nos  serres  parisiennes,  et  l'on  en  peut 
voir  une,  dans  le  bel  établissement  de  MM.  Cels  frèrîs, 
qui,  depuis  trois  ans,  n'a  développé  que  cinq  ou  six  feuil- 
les, et  dont  les  racines  s.ont  encore  renfermées  dans  la 
coque  ;  c'est  celui  que  nous  avons  fait'graver  ici. 

—  Les  palmiers,  les  palmiers  !  grommela  notre  géolo- 
gue, dont  la  bouche  était  resiée  jusque-là  fermée  comme  le 
cratère  de  son  volcan  ;  parbleu  !  les  palmiers  prouvent 
bien  l'incandescence  primitive  du  globe,  puisqu'il  y  en 
avait  des  forêts  entières  à  Metz,  eu  Auvergne,  à  Paris 
môme,  et  il  fallait  qu'il  y  fit  chaud. 

—  Quaud  cela?  reprit  le  docteur. 

■r—  Eh  ,  parbleu  !  quand  la  terre  n'était  encore  peuplée 
que  de  crocodiles  et  de  tortues. 

Cette  boutade  nous  fit  partir  tous  d'un  éclat  de  rire,  et 
notre  savant  allait  éclater  comme  uoe  soupape  de  sûreté  de 


184 


LECTURES  DU  SOIR. 


notre  pauvre  globe,  quand  un  coup  de  canon  nous  avertit 
ilo  rploviruer  à  bord.  En  passant,  je  jclai  un  dernier  regard 
sur  Icscocoliersde  la  grève;  mais  comme  mes  préventions 
avaient  changé,  je  les  trouvai  plus  grands,  plus  droits, 


plus  élégants,  enfin  parcs  de  toute  l'utilité  que  je  venais 
de  leur  découvrir.  Ces  arbres  sont  la  providence  des  lies 
de  l'arcbipcl  indien. 

DOIT.VRD. 


i\IUSÉE  DES  FAMILLES. 


185 


C^SISSIB  BEÏ.A.TlG2fE. 


Le  .'Huséedes  Familles  devait  ûpiK)rler  son  Iribul  à  la  mé- 
moire de  Casimir  Delavigne,  qui  a  enrichi  de  beaux  vers  quel- 
ques numéros  de  sa  colleclion  (1).  Trois  mois  après!  dans  ce 
siècle  où  les  idées,  les  événements  cl  les  hommes  passent  si 
vite,  trois  mois,  c'est  presque  la  postérité!  Elle  parle  déjà 
pourC.  Delavijrne,  et  son  langage  n'a  rien  qui  puisse  inquiéter 
ses  amis,  car  il  semble  que  cet  écrivain  soit  mieux  connu  de- 
puis qu'il  est  plus  regretté.  Essayons,  sous  la  dictée  de  celle 
opinion  générale,  de  rendre  à  une  vie  littéraire  utile  el  glo- 
rieuse, un  hommage  légitime,  impartial,  sincère.  C.  Dclavigne 
a  rempli  un  quart  de  siècle  de  travaux  toujours  conscien- 
cieux, de  succès  toujours  honorables,  cl  son  talent  est  resté 
fidèle  au  Iwn  goût,  à  la  saine  philosophie,  au  vrai  patriotisme. 
Le  siècle  de  Louis  XIV  avoue  son  style;  celui  de  Voltaire, 
SCS  tendances  ;  la  France  nouvelle  applaudit  à  ses  principes 
et  à  ses  sentiments. 

(I)  Voir,  nolaromenl  Janj  le  volume  de  1836,  p.  343  :  Ine  étoile 
sur  les  Laaunes  ;  dans  le  volume  de  iS37,  p.  Sî»  :  ta  Villa  Aitrienne; 
dans  le  volume  de  1840,  p.  256  .  lei  Deux  Solcih;  cl  surioul  dans  le 
volume  de  (83:>,  p.  337  :  la  Vache  perdue,  chef-d'œuvre  de  sentiment 
et  lie  grâce.  Toutes  ers  pi(^ccs  m'>'>qucul  au  recueil  des  œuvres  com- 
plÉU'S  (le  Casimir  Delavigne. 

M.\ns  IRiL 


Sa  biographie  sera  courte.  Les  événements  de  sa  vie,  ce 
sont  ses  ouvrages.  Né  au  Havre,  en  1793,  d'un  père  honoré 
dans  le  commerce,  C.  Delavigne  fut  envoyé  à  Paris  pour  y 
faire  ses  études.  On  a  gardé  la  mémoire  de  ses  succès  uni- 
versitaires, el  quelques  poésies  de  circonstance,  recueillies 
à  la  suite  de  ses  OEuvres  complètes  (comme  pour  indiquer 
son  point  de  départ  el  marquer  ses  progrès),  avaient  révélo 
de  bonne  heure  sa  vocation  liltéraire.  Nous  rappellerons  un 
discours  en  vers  sur  la  découverte  de  la  vaccine,  et  deux 
dithyrambes  (c'était  encore  la  nioùe^  l'un  sur  la  naissance 
du  roi  de  Home,  l'autre  jur  la  mort  de  DeUllc,  deux  évé- 
nements qui  devaient  impressionner  vivement  les  jeunes 
imaginations,  à  cette  époque  où  l'on  ne  rêvait  que  de  l'em- 
pereur el  de  vers  !  Ces  essais  mérilèrent  au  poCte  naissant 
une  exemption  du  service  militaire,  et,  disons-le  à  son  hon- 
neur, C.  Delavigne  garda  un  profond  souvenir  du  bienfail 
qu'il  avait  reçu;  de  beaux  vers  oui  payé,  en  1816,  sa  dette  à 
la  mémoire  impériale!  Une  seconde  fois,  dans  sa  vie,  C.  De- 
lavigne eut  occasion  de  prouver  que  la  reconnaissance  lui 
était  douce  :  si  Napoléon,  en  1813,  l'avait  conservé  aux  let- 
tres, le  duc  d'Orléans,  en  1827,  avait  assuré  ses  loiiirs,  en 

—  2i  —  O.NZIÈME  VOLIJIE. 


186 


lïEGTURES  DU  SOIR. 


lui  offrant  une  noble  hospitalité  dans  sa  bibliothèque.  Le 
poêle  en  a  dignement  remercié  Louis-Philippe  par  le  chant 
de  gloire  de  1830.  Ajoutez  à  ces  souvenirs  la  réception  de 
C.  Delavigne  à  l'Académie,  en  1825,  et  son  refus,  après  la 
révolution  de  Juillet,  de  quitter  sa  retraite  pour  entrer  dans 
la  carrière  des  emplois  ou  des  honneurs;  voilà  tous  les  inci- 
dents de  celle  vie  modeste,  laborieuse, paisible  et  pure.  En- 
fermé dans  son  cabinet  durant  toute  la  journée,  ou  n'en  sor- 
tant qu'à  de  longs  intervalles,  et  sur  de  vives  instances,  pour 
faire  une  courte  promenade  avec  sa  femme  et  son  fils  ;  en- 
touré, le  soir,  de  sa  famille,  dont  ses  frères  composaient  une 
part  bien-aimée  ;  écoulant  une  lecture  à  haute  voix,  car  de 
vives  douleurs  de  tête  l'empêchaient  de  lire  lui-même  ;  tout 
entier  à  ses  études,  à  ses  travaux,  il  vivait  loin  du  monde, 
où  l'on  ne  fait  que  perdre  son  temps  et  gagner  des  ennemis. 
Ce  genre  de  vie,  trop  retiré,  a  nui  peut-être  à  sa  santé,  mais 
il  a  dû  profiter  à  son  talent  et  à  son  bonheur,  car  le  taleut 
aime  la  solitude,  le  bonheur  aime  le  silence.  Dans  la  retraite, 
on  n'a  le  malheur  ni  de  concevoir  ni  d'inspirer  l'envie;  aussi 
nous  avons  vu  toutes  les  opinions,  comme  toutes  les  supé- 
riorités, saluer  avec  une  rare  et  louchante  unanimité  le 
convoi  du  20  décembre  ;  tant  il  est  vrai  que  les  intérêts  pri- 
vés, les  jalousies  personnelles  allèrent  seuls  la  justice  publi- 
que. C.  Delavigne,  sans  ambition,  sans  brigue,  sans  coterie, 
n'avait  porté  ombrage  à  aucune  prétention,  à  aucun  intérêt. 
L'homme  n'avait  gêné  personne  ;  tout  le  monde  est  venu 
rendre  hommage  au  poète  ! 

C'est  que  C.  Delavigne  respectait  en  lui  la  vocation  du  vé- 
ritable homme  de  lettres,  tel  que  ce  nom  était  compris  avant 
qu'il  fût  usurpé  par  des  écrivains  qui,  d'une  mission,  ont 
fait  un  métier.  C.  Delavigne  avait  mis  son  activité,  son  in- 
telligence, son  talent  au.K  ordres  du  vrai  patriotisme  et  de 
la  vraie  philosophie.  L'intention  toujours  honnête,  toujours 
morale  de  ses  ouvrages,  l'esprit  de  nalionalilé  qui  respire 
dans  quelques-uns  des  plus  vantés,  l'heureuse  direction  qu'ils 
imprimaient  aux  idées ,  voilà  ce  qui  justifie  l'ovation  pos- 
thume dont  sa  mémoire  a  été  l'objet.  Sa  plume  n'a  jamais 
oû'ensé  ni  le  sentiment  national,  ni  les  idées  de  liberté,  ni 
les  droits  d'un  pouvoir  conservateur.  Au  contraire,  il  a  dit 
la  vérité  à  toutes  les  factions ,  et  c'est  ainsi  qu'il  a  obtenu 
l'estime  de  tous  les  partis. 

Félicitons-le  d'abord  d'avoir  donné,  en  se  renfermant  dans 
sa  mission  littéraire,  une  preuve  de  bon  sens  et  de  courage 
d'autant  plus  méritoire  qu'elle  fut  presque  exceptionnelle. 
En  181G,  le  gouvernement  représentatif,  naissant  à  peine, 
offrit  une  séduction  puissante  aux  écrivains.  Aussi  la  plu- 
part d'entre  eux,  les  vétérans  comme  les  novices,  abjurèrent 
leurs  travaux ,  leurs  succès ,  pour  se  faire  d'autres  études, 
ime  autre  réputation  ;  la  politique  absorba  la  lilléralure. 
Casimir  Delavigne ,  si  jeune  alors,  pouvait  être  tenté  plus 
qu'aucun  autre  de  céder  à  cet  attrait.  Nul  succès  sérieux 
ne  l'enchaînait  encore;  il  n'avait  d'engagements  pris  ni 
avec  le  théâtre,  ni  avec  le  public.  Il  sut  éviter  l'écueil  où  ses 
contemporains  échouèrent ,  et  s'abstenir  des  faciles  succès 
du  journalisme ,  qui  amoindrit  le  talent  en  éparpillant  ses 
inspirations.  Combien  d'écrivains  distingués  ont  ainsi  dé- 
pensé leurs  lingots  en  paillettes  ;  jeiant  chaque  jour  dans  les 
gazettes  politiques  ou  littéraires  des  idées,  des  pages,  ou- 
bliées le  lendemain,  et  qui,  gardées  soigneusement  sur  le 
pupitre,  reliées  par  une  pensée  générale,  mûries  par  la  ré- 
flexion, et  réunies  en  chapitres  et  en  volumes,  auraient 
composé  un  ensemble  sérieux,  un  ouvrage  durable!  On 
frémit  en  voyant  ce  qui  se  perd  d'esprit ,  d'imagination  , 
de  style,  de  science  ,  et  de  raison  même  ,  dans  ces  feuilles 
jetées  au  vent  du  malin,  cl  que  le  vent  du  soir  emporte  dans 
l'oubli  où  s'abîment  les  journaux  et  les  passions  qui  les  in- 
spirent. 

Casimir  Delavigne  a  gardé  pour  la  poésie,  pour  le  théâtre, 
les  inspirations  que  la  nature  lui  avait  départies.  Aussi  n'a-l-il 
prétendu  qu'aux  honneurs  littéraires;  et  lorsque  ,  en  1830  , 
on  lui  en  offrait  d'un  autre  genre  :  «  Que  voulez-vous  que  je 
fasse  de  cela?»  disail-il  naïvement.  Le  seul  litre  qu'il  ail 
conservé  avec  celui  d'académicien,  c'était  celui  de  bibliothé- 
caire du  roi,  litre  qu'un  prince,  déjà  roi  de  la  France  intelli- 
gente, lui  avait  décerné  en  i827,cominç  une  réparation, 


comme  une  marque  de  sympathie.  L'origine  de  ce  bienfait 
le  lui  avait  rendu  sacré;  il  en  resta  digne,  en  ne  voulant 
pas  en  accepter  d'autres.  Belle  et  noble  leçon  donnée  à  tous 
les  écrivains  par  un  talent  supérieur! 

Dirons-nous  maintenant  les  honneurs  rendus  à  celle  mé- 
moire si  pure ,  l'empressement  de  toutes  les  célébrités  au- 
tour de  son  cercueil,  l'unanimité  des  regrets?  C'est  d'abord 
un  maître  vénérable ,  M.  Tissol,  qui  vient ,  en  accusant  ce 
contre-sens  de  la  nature,  épancher  sa  douleur  sur  la  tombe  de 
son  élève.  C'est  un  émule,  un  ami ,  M.  Frédéric  Soulié,  qui 
adresse  à  un  guide,  à  un  modèle,  de  louchants  adieux  au  nom 
de  la  Société  des  gens  de  lettres  qu'il  était  digne  de  représen- 
ter. C'est  le  Théâtre-Français  qui,  par  l'organe  de  son  plus  spi- 
rituel acteur ,  M.  Samson ,  offre  sa  tardive  reconnaissance  à 
l'auteur  dédaigné  des  Vêpres  Siciliennes,  noblement  vengé 
du  refus  de  son  premier  ouvrage  par  cinq  ou  six  grands  suc- 
cès, si  fructueux  pour  un  ignorant  comité.  C'est  le  chef  glo- 
rieux de  l'école  moderne,  Victor  Hugo,  qui  trouve  encore 
dans  ses  yeux,  épuisés  par  le  deuil  d'un  père,  des  pleurs  fra- 
ternels pour  une  douleur  littéraire  et  nationale.  C'est  un 
enfant  de  la  Pologne ,  qui  apporte  au  chantre  de  la  Varso- 
vienne  une  poignée  de  la  terre  natale,  que  de  nobles  réfugiés 
ont  recueillie,  pour  la  jeter  sur  la  cendre  de  leurs  frères,  de 
leurs  héros  et  de  leurs  bardes  mourant  dans  l'exil,  et  leur 
rendre  moins  lourde  la  terre  étrangère  qui  pèsera  sur  eux. 
Enfin,  c'est  la  royauté  elle-même,  noblement  représentée  par 
un  de  ses  plus  fidèles  amis,  le  comte  de  Montalivel,  qui  dé- 
pose un  glorieux  et  louchant  souvenir  sur  les  restes  mortels 
du  poëte  des  trois  jours  ! 

Ajoutez  à  ces  expressions  si  honorables  des  douleurs  offi- 
cielles ou  privées,  les  témoignages  non  moins  significatifs  du 
deuil  public  ;  les  grands  théâtres  fermés  le  jour  des  funé- 
railles, et  ne  se  rouvrant  le  lendemain  que  pour  offrir  aux 
applaudissements  publics  les  chefs-d'œuvre  de  celui  qui  ne 
pouvait  plus  en  produire  de  nouveaux  ;  enfin  l'unanimité  des 
journaux  (si  rare),  acquise  à  la  gloire  de  l'écrivain,  à  la 
vertu  de  l'homme  privé  (1)! 

Expliquons  ces  hommages  par  une  analyse  rapide  des  œu- 
vres de  Casimir  Delavigne.  On  les  comprendra  mieux  en  se 
rendant  compte,  non-seulement  de  l'inspiration  toujours 
vraie,  de  la  facture  toujours  habile ,  du  style  toujours  élé- 
gant et  pur  qui  distinguent  ses  ouvrages,  mais  surtout 
de  la  pensée  toujours  loyale  et  utile  qui  anime  ces  belles 
compositions.  Le  beau  n'était  pour  Casimir  Delavigne  que 
l'instrument  du  bien;  il  croyait  sincèrement  à  la  mission 
de  la  littérature.  La  poésie  n'elaitpas  pour  lui  un  vain  amu- 
sement d'esprit;  le  drame,  un  délassement  stérile  pour  le 
public,  encore  moins  une  flatterie  pour  les  mauvaises  pas- 
sions ou  le  mauvais  goût  d'une  époque.  11  règne,  dans  l'en- 
semble de  ses  productions ,  un  esprit  philosophique  qui  ne 
s'exhale  pas,  comme  trop  souvent  dans  Voltaire,  en  maxi- 
mes d'apparat  et  en  sentences  apprêtées,  mais  qui  s'introduit 
comme  un  sentiment  intime  dans  toutes  les  parties  de  l'œu- 
vre, dans  son  ordonnance  générale ,  dans  son  style,  dans  sa 
moralité.  Casimir  Delavigne  avait  débuté  par  des  pot-sies 
remarquables  ;  mais  il  les  a  tellement  dépassées,  il  s'est  sur- 
passé lui-même  avec  tant  d'éclat  dans  ses  œuvres  dramati- 
ques, que,  pour  bien  apprécier  ce  qu'il  vaut,  c'est  de  son 
Théâtre  que  nous  parlerons  d'abord.  Ses  poésies  porlaienl 
la  date  des  événements  et  des  émotions  du  jour  ;  ses  drames, 
sescomédiesont,  au  contraire, ce  cachet  d'universalité  elde 
durée  qui  s'imprime  aux  œuvres  fondées  sur  l'clude  du 
cœur  humain,  le  même  toujours  et  partout. 

Nous  suivrons  à  peu  près  l'ordre  chronologique  des  repré- 
sentations de  ces  ouvrages.  Casimir  Delavigne  débuta  par 
une  tragédie  :  c'est  l'usage  ;  on  peut  faire  do  beaux  vers,  à 
vi'igt  ans,  sur  un  thème  historique;  c'est  plus  lard  seule- 
ment qu'on  peut  essayer  la  comédie,  c'est-à-dire  faire  de  bons 
vers  sur  des  caractères  ou  des  ridicules.  La  tragédie  ne  de- 
mande que  de  l'inspiration  ;  la  comédie  veut  de  l'observa- 
tion. En  sortant  du  collège,  on  peut  être  poëte  tragique;  on 
n'est  poêle  comique  qu'après  être  entré  dans  le  monde. 

(i)  On  peut  voir  d.in»  lo  Mouilcur  du  2i  décembre  ,  leî  alloculions 
siioucbanies,  si  vraie»,  que  oous  vcnuns  d  lutJiquer. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


187 


Le  succès  des  f^êpres  Siciliennes  (nous  pouvons  l'avouer 
aujourd'hui,  quand  des  œuvres  plus  étudiées,  plus  durables, 
ont  aflermi  la  réputation  du  poëte)  fut  un  succès  de  circon- 
stance ,  emprunté  non  seulement  à  la  jeunesse  de  l'auteur, 
et  à  l'heureux  choix  du  sujet  qui  ravivait  dos  souvenirs 
nationaux  ,  mais  encore  ,  et  surtout,  à  la  création  d'un  se- 
cond Théâtre-Français  ,  qu'on  opposait  aux. routines  et  au 
sommeil  de  la  vieille  Compagnie-Richelieu  ;  c'était  une 
inauguration.  La  scène  de  l'Odéon  offrait  au  public,  fatigué 
du  répertoire  suranné  de  la  Comédie-Française  ,  l'attrait 
d'une  rivale  qui  promettait  du  nouveau.  Un  jeune  auteur 
pouvait  féconder  cette  entreprise;  tout  conspirait  au  succès. 
Il  fut  éclatant,  et,  même  en  dehors  de  ces  considérations, 
l'ouvrage  méritait  les  encouragements  du  public.  Comparé 
non  pas  avec  le  théâtre  de  Chénier,  envers  lequel  la  Républi- 
que avait  été  ingrate  ,  et  l'Empire  malveillant ,  mais  avec 
les  tragédies  de  la  Restauration ,  l'œuvre  de  Casimir  Dela- 
vignc  était  supérieure,  et,  en  m'exprimant  ainsi,  je  ne  parle 
que  de  son  école,  de  l'école  classique,  à  laquelle  appartient 
la  première  moitié  de  sa  vie  littéraire.  Je  laisse  à  part  le 
théâtre  de  Victor  Hugo,  et  les  comparaisons  de  genre,  et  les 
questions  de  supériorité,  qu'il  serait  peu  convenable  de  sou- 
lever dans  cette  notice,  toute  spéciale ,  toute  personnelle. 
Casimir  Delavigne  n'avait  pas  un  style  formé  en  1819; 
sa  rime  était  faible  ;  les  récits  occupaient  encore ,  dans 
les  Vêpres  Siciliennes,  la  place  de  l'action  ;  l'emphase  du 
poëte  lyrique  n'était  pas  maîtrisée  par  la  tenue  sévère  du 
poëte  dramatique;  l'auteur  se  cherchait  encore;  il  avait 
vingt-cinq  ans  à  l'époque  de  la  représentation ,  peut-être 
vingt  quand  il  avait  entrepris  son  ouvrage. C'est  lui  qui,  de- 
puis, nous  a  rendus  sévères  sur  ce  premier  essai ,  que  l'ob- 
servation des  règles  classiques  avait  entaché  forcément  d'in- 
vraisemblances de  temps  et  de  lieu,  nuisibles  à  l'effet  général 
du  sujet.  Toutefois ,  hàtons-nous  de  reconnaître  que  la  tra- 
gédie des  Vêpres  Siciliennes  ,  après  vingt-cinq  ans ,  reste 
encore  supérieure  à  celle  de  Lucrèce,  qui,  récemment  aussi, 
a  dû  son  succès  aux  luttes  renaissantes  de  l'Odéon  et  du 
Théâtre-Richelieu.  En  littérature  souvent ,  et  surtout  pour 
les  œuvres  de  théâtre,  ce  n'est  pas  tout  de  bien  faire,  c'est 
encore  d'arriver  à  propos. 

Le  mauvais  accueil  que  le  Théâtre-Français  avait  fait 
au  premier  manuscrit  de  Casimir  Delavigne,  reçu  à  cor- 
rection seulement,  nous  a  valu  une  spirituelle  satire  en  cinq 
actes  et  en  vers ,  jouée  à  l'Odéon  quelques  mois  après  les 
Vêpres  Siciliennes.  La  censure  eut  le  bon  goût  de  respec- 
ter cette  excellente  plaisanterie; les  Comédiens,  plus  indul- 
gents et  mieux  avisés  que  le  premier  président  du  temps  de 
Tartufe ,  eurent  l'esprit  de  se  jouer  eux-mêmes.  «  Mes- 
«  sieurs  les  gens  de  cour,  leur  faisait  dire  Casimir  Delavigne 
«  dans  un  charmant  prologue ,  messieurs  les  avocats ,  nics- 
«  sieurs  les  médecins,  financiers,  huissiers,  praticiens,  bour- 
«  geois  de  tous  les  rangs  et  de  tous  les  états ,  messieurs  les 
«  maris,  classe  nombreuse  et  respectable,  et  vous,  mesda- 
«  mes,  dont  on  adore,  tout  en  les  maudissant,  les  tendres 
«  faiblesses  et  les  aimables  caprices,  vous  tous  que  ,  depuis 
M  trois  siècles,  nous  avons  le  privilège  d'amuser  à  vos  dé- 
«  pens,  permettez-nous  de  vous  amuser  ce  soir  aux  nôtres.  » 
Et  la  pièce  fut  jouée  avec  verve,  et  applaudie  avec  trans- 
port. Comme  il  y  a  des  gens  qui  n'admettent  de  jugement 
que  par  comparaison,  nous  leur  dirons  que ,  à  nos  yeux ,  les 
Comédiens  valent  au  moins  la  Métromanie.  L'action  de 
J'œuvre  moderne,  comme  de  l'ancienne,  est  un  peu  confuse, 
mais  c'est  un  style  étincelant  d'esprit ,  et  la  Métromanie 
n'offre  pas  de  trait  comique  égal  à  cette  mystification  du 
rouleau  de  papier  blanc  qu'un  auteur  soumet ,  comme  ma- 
nuscrit d'une  pièce,  au  président  du  comité  ,  qui  promet  de 
le  lire,  qui  déclare  môme  l'avoir  lu,  et  qui  s'épuise  en  élo- 
ges sur  le  mérite  de  l'auteur ,  chez  lequel  il  doit  dîner  le 
lendemain.  Cette  scène  restera  comme  une  salutaire  protes- 
tation d'un  homme  de  cœur  contre  l'ignorance  de  certains 
juges,  et  comme  une  consolation  toute  prête,  peut-être  même 
comme  une  garantie  pour  les  jeunes  talents  qui  se  présen- 
tent humblement  à  la  porte  des  théâtres  avec  un  rouleau 
souvent  rempli  de  beaux  vers  et  d'un  grand  avenir. 

L'année  suivante  (car  chaque  anué*  de  la  vie  de  l'auteur 


a  été  marquée  par  quelque  œuvre  nouvelle,  tant  il  prenait 
au  sérieux  sa  vocation,  tant  il  était  fidèle  à  ses  habitudes  de 
travail),  l'année  suivante,  le  Paria  fut  représenté  à  l'Odéon. 
Les  biographes  nous  disent  que  Casimir  Delavigne  s'était 
préparé,  par  de  longues  éludes,  à  la  composition  de  cet  ou- 
vrage, qui  devait  nous  initier  à  une  nature  nouvelle ,  ù  des 
mœurs  étranges;  mais  une  langue  ne  peut  décrire  que  des 
choses  en  harmonie  avec  ses  formes,  avec  ses  expressions. 
Quoi  que  fasse  le  poëte ,  les  mots  français  franciseront  tou- 
jours les  objets  auxquels  on  les  appliquera  ,  et  l'alexandrin 
rimé  rendra  moderne  et  contemporain,  malgré  tous  les  acces- 
soires, le  sujet  le  plus  romantique.  Je  n'admets  pas  cette  pré- 
tention de  représenter  devant  des  spectateurs  français,  sur 
une  scène  parisienne,  avec  exactitude,  dit-on,  et  en  vers  de 
douze  pieds,  à  double  consonnance,  des  mœurs  et  des  idées 
bibliques,  hindoues,  chinoises.  Quelques  costumes  bariolés, 
quelques  usages  figurés  par  des  décors,  par  des  accessoires 
et  par  des  comparses ,  quelques  formules  empruntées  aux 
habitudes  locales,  ne  compenseront  pas  les  servitudes  toutes 
convenues  des  cinq  actes,  de  la  rime ,  d'une  scène  de  qua- 
rante pieds  et  d'une  représentation  de  trois  heures.  Tous  y 
ont  échoué,  et  Voltaire  avec  ses  Américains ,  ses  Chinois  ou 
ses  Mahométans,  et  Lemierre  avec  sa  Veuve  dtt  Malabar, 
et  d'autres,  dont  la  liste  serait  longue.  Qu'on  ne  m'oppose 
pas  Athaliel  C'est  un  magnifique  monument  de  style;  mais 
rien  de  tout  cela  n'a  dû  se  passer  ainsi  ;  personne,  en  Judée, 
n'a  dû  parler  ni  agir  de  cette  sorte!  Comparez  f  Orphelin 
de  Voltaire  avec  l'Orphelin  de  Tchao,  tel  que  le  père  Du- 
halde  l'a  traduit  sur  les  manuscrits  chinois!  Notre  scène, 
notre  public,  notre  langue,  soyons-en  bien  convaincus,  n'ad- 
mettent pas  des  choses  trop  étrangères  à  nos  idées,  à. nos 
habitudes,  à  nos  façons  de  parler;  ou,  alors,  il  faut  violenter 
ces  choses,  il  faut  les  déformer,  les  dénaturer,  pour  les  faire 
entrer  dans  nos  vers  ;  dans  nos  salles  de  spectacles,  dans  nos 
esprits.  C'est  ce  qui  arrive  toujours  en  pareil  cas.  Le  plus 
sage,  pour  les  auteurs  dramatiques,  c'est  donc  de  choisir  des 
époques,  des  personnages  aussi  rapproches  que  possible,  si 
ce  n'est  toujours  de  notre  histoire  et  de  nos  événements,  au 
moins  de  nos  études  familières.  Nous  ne  répugnons  pas,  tant 
est  puissante  l'influence  de  l'éducation  première,  à  entendre 
OEdipe  parlant  en  beaux  vers  français  qui  nous  rappellent 
de  beaux  vers  grecs.  Mais  nous  n'acceptons  pas  les  tirades 
classiques  de  Tippoo-Sa'éb,  d'Alzire  et  du  Paria.  Le 
paria  de  l'Inde  est  mieux  représenté,  pour  nous,  dans  la 
Chaumière  indienne,  ou  même  dans  le  Lépreux  de  la  cité 
d'Aoste,  cet  autre  paria  d'une  autre  espèce! 

Ce  sujet  ne  pouvait  donc  être  traité  convenablement  sur 
la  scène  française ,  car  l'auteur  était  condamné  d'avance  à 
subir  des  conventions  et  à  se  permettre  des  invraisemblan- 
ces qui  en  altéraient  l'originalité.  Les  critiques  du  temps  les 
ont  dénoncées  avec  raison;  c'est  le  premier  défaut  de  l'ou- 
vrage.Quant  au  style,  le  désir, le  besoin  de  nous  initier  aux  ma- 
gniliceuces  d'une  nature  extraordinaire,  ont  entraîné  le  poëte 
dans  un  système  de  descriptions  qui  fatigue  l'auditeur,  dans 
une  richesse  de  langage  qui  touche  à  l'enflure  et  à  la  décla- 
mation. C'est  encore  là  un  vice  du  sujet,  et  Casimir  Delavi- 
gne l'a  bien  senti,  car,  à  dater  de  cet  ouvrage,  son  talent 
s'est  ajipliqué  àdes  compositions  toujours  sûres  d'éveiller  les 
sympathies  du  public,  et  qui  lui  permettaient  une  allure  de 
style  ferme,  simple,  élégante.et  vraie. 

Ce  qu'il  faut  louer  sans  réserve  dans  cette  œuvre,  la  der- 
nière où  l'auteur  laisse  apercevoir  encore  des  traces  de  jeu- 
nesse et  de  rhétorique,  c'est  une  intention  philosophique  et 
humaine,  c'est  une  sainte  horreur  pour  le  fanatisme,  c'est 
un  culte  pieux  pour  les  devoirs  sacrés  de  fils  et  d'ami.  A  tra- 
vers des  rôles  d'hommes  qui  sont  empreints  d'un  cachet  eu- 
ropéen, en  révolte  avec  les  intentions  de  couleur  locale  que 
nous  annonçait  le  poëte,  un  rôle  de  femme  se  distingue  par 
un  charme  tout  particulier.  C'est  que  si  le  Paria  de  l'Inde 
ne  ressemble  pas  à  un  proscrit  d'Europe,  le  cœur  d'une 
amante  est  le  même  dans  tous  les  pays,  à  toutes  les  époques, 
sous  les  costumes  les  plus  divers,  et  que  toutes  les  langues, 
toutes  les  scènes  se  prêtent  à  la  peinture  d'un  sentiment  uni- 
versel. Le  rôle  tk  Néala  est  une  des  meilleures  créations  de 


188 


LECTURES  DU  SOIR. 


Tauteur,  car  ce  qu'on  appelle  une  création  littéraire,  c'est  la 
nature  bien  imitée. 

Ici  commence  une  ère  nouvelle  pour  Casimir  Delavigne.  Son 
talent  est  complet,  son  style  est  formé  ;  il  a  passé  par  le  sans- 
façon  de  la  comédie,  par  la  gravité  de  la  tragédie,  et  il  est 
résulté,  pour  lui,  de  cette  double  étude,  un  langage  approprié 
aux  besoins  dramatiques  de  notre  époque,  un  langage  mixte, 
([ui  se  prête  à  la  dignité  des  plus  hautes  positions  et  des  sen- 
timents les  plus  élevés,  à  la  familiarité  des  moqueries  du 
monde  et  des  situations  les  plus  humbles,  enfin  à  ce  mélange 
heureux  de  drame  et  de  comique,  qui  compose  la  vie,  et  que 
le  théâtre,  pour  tigurer  la  vie,  devrait  toujours  représenter. 
C'est  à  cette  heureuse  disposition  d'esprit  que  nous  devons 
VEcole  des  rieillards,  comédie-drame,  digne  de  prendre  ce 
litre  iV  Ecole,  à  la  suite  et  même  à  côté  de  deux  chefs-d'œu- 
vre de  Molière. 

L'action  de  VEcole  des  Vieillards  est  simple,  comme  il 
convient  à  la  haute  comédie,  qui  doit  être  forte  et  puissante 
par  les  caractères,  par  deux  ou  trois  situations  largement 
dessinées,  par  la  dignité  des  sentiments  et  du  style,  plutôt 
que  par  la  complication  des  événements.  Le  genre  de  cet 
ouvrage  était  tout  indiqué  par  l'alliance  des  deux  plus  grands 
talents  de  la  tragédie  et  de  la  comédie  qui  s'étaient,  pour 
la  première  fois,  présentés  au  public  dans  une  même  pièce, 
Talma  et  M"«  Mars.  Leur  union  était  le  symbole  des  deux 
ordres  d'idées  que  Casimir  Delavigne  avait  réunis  dans  son 
ouvrage,  le  drame  poussé  jusqu'au  duel,  la  comédie  y  oppo- 
sant le  charme  de  son  contraste. 

Deux  qualités  supérieures,  l'une  de  conception,  l'autre 
d'exécution,  recommandent  celte  œuvre  aux  bons  esprits  et 
à  l'avenir.  La  première,  c'est  cette  noble  inspiration  de  l'au- 
teur qui,  tout  en  donnant  une  leçon  aux  vieillards  mésalliés 
avec  de  jeunes  femmes,  s'est  arrêtée  devant  le  double  dan- 
ger, le  double  sacrilège  de  rendre  ridicules  le  mariage  et  la 
vieillesse.  Molière  pouvait  frai)pcr  de  ridicule  des  person- 
nages presque  imaginaires,  presque  fantastiques,  comme  les 
Sganarelle,  les  George  Dandin.  11  n'en  a  pas  agi  ainsi  -avec 
Orgon,  qu'il  avait  placé  dans  un  rang  de  bourgeoisie  plus 
élevé,  plus  en  rapport  avec  les  spectateurs  accoutumes  de  son 
théâtre.  A  plus  forte  raison  Casimir  Delavigne  devait-il  enno- 
blir un  rôle  pris  dans  une  des  conditions  les  plus  honorables 
de  la  société;  aussi  lui  a-t-il  conservé  la  dignité  de  l'ùge,  la 
noblesse  d'une  confiance  vertueuse.  Le  second  mérite  de 
l'ouvrage,  c'est  son  universalité  :  les  événements  n'ont  pas 
nne  date  forcée  ;  les  personnages  n'ont  pas  un  costume 
obligé  ;  c'est  le  drame  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux, 
qu'on  peut  traduire  dans  toutes  les  langues,  jouer  sur  toutes 
les  scènes,  sans  qu'il  présente  à  des  spectateurs,  quels  qu'ils 
soient,  des  obscurités  de  mœurs  locales  qui  leur  sont  étran- 
gères et  qui  deviennent  inintelligibles.  Tel  est  le  caractère 
de  la  grande  comédie,  comédie  du  cœur  humain,  qui  n'em- 
prunte pas  son  intérêt  à  des  circonstances,  à  des  allusions 
passagères,  mais  qui  se  fonde  sur  des  vérités  générales,  sur 
des  sentiments  éternels.  Les  caractères  principaux  sont  par- 
faitement dessinés;  Danville  a  la  faiblesse  d'un  vieillard 
amoureux,  la  dignité  d'un  vieillard  honnête  homme  ;  Bon- 
nard  est  un  Ariste  bourgeois  très-amusant;  la  jeune  femme 
a  une  indécision  dont  le  vague  fait  l'intérêt  du  drame,  car  si 
l'on  est  rassuré  sur  le  présent  (il  le  fallait  pour  l'honneur  de 
tous),  on  doit  trembler  sur  l'avenir,  et  c'est  là  ce  qui  fait  la 
moralité  de  l'ouvrage.  Les  rôles  secondaires,  ceux  de  Va- 
lentin  et  de  la  belle-mère  sont  un  peu  exagérés  peut-être. 
Quant  au  style,  on  ne  peut  trop  en  faire  l'éloge.  Il  a  toute  la 
délicatesse  qui  satisfait  les  esprits  cultivés,  unie  à  la  sim- 
plicité qui  plaît  tant  à  la  masse  du  public.  Rien  de  recher- 
ché, rien  de  trivial;  c'est  toujours  cette  clarté  spirituelle, 
cette  élégance  modeste,  cette  fermeté  sans  raideur,  qui  con- 
stituent le  bon  style  du  théitre,  et  qui,  à  des  litres  divers,  mais 
à  un  égal  degré,  concilient  les  suffrages  des  loges  et  du  par- 
terre. L'Ecole  des  Vieillards  a  dignement  commencé  la  sé- 
rie des  bons  ouvrages  de  l'auteur,  qui  vont  se  suivre  presque 
sans  interruption. 

Glissons  légèrement  sur  une  œuvre  que  l'auteur  .semble 
traiter  lui-même  sans  façon,   mais  pour  laquelle  il  laisse 


apercevoir  une  prédilection  toute  particulière  :  la  Princesse 
Aurélie,  comédie  en  cinq  actes  et  en  vers,  qui  n'a  eu  que 
peu  de  représentations  au  Théâtre-Français.  «  Cette  comc- 
«  die,  dit-il,  a  été  pour  moi  le  délassement  de  travaux  plus 
«  graves  ;  je  ne  l'ai  jamais  considérée  que  comme  un  badi- 
«  nage.»  A  ce  titre,  Casimir  Delavigne  aurait  dû  réduire  sa 
pièce  en  deux  actes,  elle  aurait  réussi,  et  c'était  facile  ;  car  les 
mêmes  situations,  les  mêmes  oppositions  s'y  reproduisent 
plusieurs  fois  avec  une  symétrie  trop  exacte,  et  il  y  a  des 
rôles  qui  font  double  emploi.  Les  trois  prétendants  dont  la 
spirituelle  princesse  s'amuse  avec  adresse,  sont  un  peu  char- 
gés ;  l'amant  véritable  est  un  peu  naïf;  du  reste,  l'esprit 
abonde  dans  celte  composition  dont  l'entrain  explique  la 
tendresse  que  l'auteur  avait  pour  elle.  Et,  en  effet,  il  a  dû 
l'écrire  avec  bonheur;  c'est  une  lecture  charmante  à  faire; 
ce  n'est  pas  une  pièce  à  voir. 

Le  sujet  de  Marina  Faliero  est  connu.  Le  côté  politique 
en    est  ingrat,  et  l'auteur   s'est  privé  d'un    grand   moyen 
d'intérêt  et  de  pathétique,  en  faisant  Eléna  coupable;  son  inno- 
cence eût  arraché  de  plus  douces  larmes.  Casimir  Delavigne, 
en  faisant  du  crime  d'Eléna  le  nœud  de  sa  pièce,  a  beaucoup 
amoindri  le  caractère  du  doge,  qui  se  jette  trop  précipi- 
tamment dans  une  conspiration  pour  venger  la  mort  d'un 
neveu  et  l'outrage  fait  à  sa  femme.  Peut-être ,  avec  la  ten- 
dance philosophique  de  son  esprit,  Casimir  Delavigne  eût-il 
dû  nous  représenter  le  doge  de  Venise  entraîné  à  conspirer 
contre  sa  république,  par  une  sainte  indignation  des  excès 
d'une  aristocratie  insolente,  abrutie  et  sanguinaire.  C'eût 
été  un  beau  spectacle  que  celui  d'un  chef  de  patriciens,  en 
révolte  contre  le  pouvoir  odieux  qui  lui  est  confie,  et  cela 
sans  grief  personnel,  sans  ambition,  sans  avoir  à  venger  au- 
tre chose  que  les  droits  de  rhunianilé:  la  grandeur  du  motif 
eût  relevé  l'action  ;  le  talent  de  Casimir  Delav  igné  eût  lire  un 
admirable  parti  de  cette  belle  inspiration,  car  il  excellait  sur- 
tout à  exprimer  les  sentiments  nobles  et  les  pensées  géné- 
reuses.  C'était  là  une  idée  d'autant  plus   naturelle  dans 
l'intention  de  l'auteur,  qu'il  destinait  cet  ouvrage  à  concilier 
les  deux  systèmes  littéraires  qui  partageaient  les  esprits  à 
l'époque  où  il  le  fit  représenter.  C'est  dans  ce  but  qu'il  l'avait 
transporté  des  carions  du  Théâtre-Français  sur  la  scène  de 
la  Porle-Saint-.Martin.  Une  pensée  philosophique,  dominant 
et  animant  le  drame,  eût  marqué  plus  profondément  le  but 
de  l'auteur.  Dans  ce  but  même,  le  poêle  a  trop  obéi  aux  rou- 
tines de  l'ancienne  école,  en  resserrant  dans  un  si  court  es- 
pace de  temps,  contre  toute  vraisemblance,  contre  toute 
possibilité,  l'insulte  de  Sténo,  la  mort  de  Fernando,  la  réso- 
lution du  doge,  la  conspiration  dont  il  se  fait  le  chef,  la  dé- 
couverte du  complot,  le  procès,  la  condamnation  et  la  mort 
des  coupables.  Aussi  chacun  de  ces  incidents  est  réduit  à 
des  développements  si  étroits,  que  l'effet  en  est  manqué  d'a- 
vance.  Une  scène  de  conjurés,  quelque  éloquente  qu'elle 
soit,  ne  constitue  pas,  à  elle  seule,  une  conspiration.  Un  pro- 
cès, un  jugement,  une  exécution,  ne  vont  pas  si  vite.  En 
changeant  de  scène,  l'auteur  aurait  dû  plus  largement  user 
du  droit  de  changer  de  poétique.  «J'ai  conçu  l'espérance, 
«  disait-il,  d'ouvrir  une  voie  nouvelle,  où  les  auteurs  qui  sui- 
«  vronl  mon  exemple  pourront  désormais  marcher  avec  plus 
M  de  hardiesse  et  de  liberté...  Deux  systèmes  partagent  la 
«  littérature.  Dans  lequel  des  deux  cet  ouvrage  a-t-il  été 
«  composé'/  c'est  ce  que  je  ne  déciderai  pas  et  ce  qui  d'ail - 
«  leurs  me  paraît  être  de  peu  d'imiKtrlance.  La  raison  la 
«  plus  vulgaire  veut  aujourd'hui  do  la  tolérance  en  tout  ; 
«  pourquoi  nos  plaisirs  seraient-ils  seuls  exclus  de  cette  Ici 
«  commune?...  Plein  de  respect  pour  les  maîtres  qui  ont  il- 
«  lustré  notre  scène  par  tant  de  chefs-d'œuvre,  je  regarde 
«  comme  un  dépôt  sacré  cette  langue  belle  et  flexible  qu'ils 
«  nous  ont  léguée.  Dans  le  reste  tous  ont  inuo%é  ;  tous,  selon 
a  les  nuvurs,  les  besoins  et  le  mouvement  de  leur  siècle,  ont 
«  suivi  des  routes  différentes  qui  les  conduisaient  au  même 
«  but.  C'est  en  quelque  sorte  les  imiter  encore  que  de  cher- 
«  cher  à  ne  pas  leur  ressembler,  et  peut-être  la  plus  grande 
«  preuve,  l'hommage  le  mieux  senti  de  notre  admiration 
«  pour  de  tels  hommes,  est  ce  désespoir  même  de  faire  ausii 
«  bien  oui  nous  force  à  faire  autrement.» 


IMUSÈE  DES  FAMILLES. 


189 


Celaient  là  d'excellenles  vues,  mais  l'auteur  ne  les  a  rôcl- 
Icmcnt  appliquées  qu'à  des  œuvres  plus  tardives:  Louis  XI, 
les  Enfants  d'Edouard,  Don  Juan  d'Autriche  et  la  Fille 
du  Cid,  quatre  ouvrages  qui,  avec  l'Ecole  des  f^ieillards, 
composeront,  en  tout  temps,  le  volume  d'clito,  les  œuvres 
choisies  et  durables  de  Casimir  Delavigne. 

Louis  XI  a  réellement  marqué  l'apogée  de  son  talent. 
L'inspiration  lui  en  est  venue  de  son  auteur  favori,  Walier 
Scott,  qui  faisait  le  fond  et  le  charme  de  ses  lectures  du  soir. 
De  tous  les  ouvrages  que  le  grand  romancier  a  valus  à  noire 
liltéraluro,  Louis  XI  est  inconleslablenient  le  meilleur;  la 
composition  en  est  large,  les  caractères  sont  fortement  des- 
sinés; le  vers,  tragique  ou  comique,  se  détache  toujours 
avec  fermeté,  et  sans  affectation.  Casimir  Delavigne  était 
alors  ,  il  faut  le  reconnaître  ,  dans  toute  la  force  de  son  ta- 
lent; aussi,  est-ce  celui  de  ses  ouvrages  qui  restera  le  plus 
constamment  au  répertoire,  parce  que  l'intérêt  dramatique 
s'y  môle  avec  bonheur  à  l'éclat  littéraire  et  à  la  couleur 
historique.  Ce  drame,  plus  qu'aucun  autre,  semble  poser 
les  termes  du  contrat,  si  souvent  proposé  en  théorie,  entre 
les  deux  systèmes  de  composition  qui  partagent  la  scène  et 
les  critiques.  C'est  un  sujet  neuf  et  national  ;  le  mélange  des 
conditions  sociales,  des  passions  les  plus  diverses ,  celui  des 
langages  ,  naïf  et  sublime,  familier  et  pathétique ,  c'est  là  ce 
qui  semble  constituer  le  genre  mixte  qui  convient  à  des  su- 
jets modernes  ,  et  à  la  scène  française,  en  présence  des  ten- 
tatives plus  hardies  des  théâtres  étrangers.  Chaque  siècle  , 
chaque  peuple,  je  dirai  mieux,  chaque  œuvre  peut  et  doit 
être  diversement  romantique.  Le  romantisme  exclut  l'idée 
d'une  poétique  applicable  à  plusieurs  littératures,  même  à 
plusieurs  ouvrages.  Le  Génie  du  Christianisme,  quoique  le 
père  commun  de  toutes  les  productions  romantiques,  a  dû 
produire  d'autres  fruits  au  nord  ,  et  d'autres  au  midi.  La 
poésie  romantique  de  celle  Italie,  si  rapprochée  de  la  Grèce 
par  son  climat,  a  dû  se  montrer  plus  sévère  et  se  moins 
écarter  des  formes  antiques  avec  Arioslc ,  que  ne  l'a  fait 
la  poésie  romantique  du  Nord ,  avec  Shakspearc.  Celle 
même  poésie  du  Sud  a  pris  des  formes  plus  hardies  encore 
et  plus  orientales  dans  les  brûlantes  Espagnes,  encore  im- 
prégnées de  traditions  arabes.  Mais  en  France ,  le  roman- 
tisme est  destiné  à  recevoir  un  caractère  analogue  au  climat 
qui  est  tempéré,  aux  mœurs  nationales  vives  cl  douces  à  la 
fois,  aux  institutions  d'une  monarchie  mixte,  et  à  une  épo- 
que de  transition.  D'un  autre  côté,  plus  on  atteste  la  perfec- 
tion des  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV,  plus  on  accuse  de 
décadence  le  siècle  qui  lui  a  succédé,  plus  on  impose  au 
siècle  présent  la  nécessité  d'un  système  nouveau,  sous  peine 
d'une  décadence  plus  rapide.  Le  désespoir  d'égaler  celle 
perfectionne  produira-l-il  qii'une  impuissance  qui  nous  con- 
damne à  l'affaiblir,  en  cherchant  à  l'imilcr? 

Casimir  Delavigne  a  senti  qu'il  fallait  tenter  d'autres  voies, 
et  une  ère  nouvelle  devait  être  merveilleusement  préparée 
par  son  talent  souple  et  varié.  Son  talent  était  une  transi- 
lion  en  littérature,  comme  la  Restauration  elle-même,  en  po- 
litique. Nul  n'était  plus  propre,  par  l'habileté  de  ses  arran- 
gements et  la  flexibilité  de  sa  plume,  à  nous  débarrasser  de 
celle  phraséologie,  admiralive  et  censurée,  qui  constituait 
la  poétique  de  l'Empire,  et,  tout  en  restant  fidèle  à  la  langue 
pure  et  sévère  du  grand  siècle,  à  faire  l'essai  des  innovations' 
que  comportaient  un  peuple  et  une  scène  plus  libres.  Il 
avait  symbolisé  sa  mission  et  ses  vues,  en  cherchant,  plu- 
sieurs fois,  à  effacer  la  spécialité  des  acteurs  cl  la  distinction 
des  genres,  et  à  réunir  dansune  même  composition  Talma  et 
M"'  Mars;  c'était  là,  pour  lui,  tout  un  système  révélé, mais 
ce  n'était,  répétons-le,  qu'une  transition.  L'art  devait  aller 
plus  loin  avgc  Victor  Hugo,  et  Frédéric  Lemailre. 

Mais  c'était  déjà  beaucoup  pour  les  contemporains  de 
Casimir  Delavigne,  qui  ne  s'étaient  nourris,  comme  lui,  dans 
les  lycées  de  l'Empire,  que  d'éludés  grecques  et  latines. 
Louis  XI  est  un  coup  hardi,  sous  tous  les  rapports;  concep- 
tion, effet  moral,  leçon  politique,  caractères  et  style,  tout  y 
est  digne  d'éloge.  La  tragédie  de  Z,oui*  ^/ vivra  comme 
l'histoire. 

Après  Walier  Scolt,  Shakspearc  a  fourni  à  Casimir  Dela- 


vigne le  sujet  d'une  belle  élude.  Dans  le  drame  de  Ri- 
chard III,  qui  a  une  durée  de  quatorze  ans,  Casimir  Dela- 
vigne a  choisi  un  épisode  touchant  (  La  mort  des  Enfants 
d'Edouard),  qu'il  a  resserré  en  trois  jours.  Peut-être  ce 
sacrifice  qu'il  a  fait  aux  préjugés  de  la  scène  française,  en 
n'osant  se  donner  plus  d'espace  et  de  temps,  l'a-t-il  forcé  de 
précipiter  trop  vivement  son  action,  et  d'en  resserrer  les  dé- 
veloppements, aux  dépens  de  la  vraisemblance.  Mais  ce  dé- 
faut est  si  habilement  voilé  par  un  intérêt  puissant,  par  le 
charme  séduisant  des  rôles  des  deux  victimes,  par  l'élran- 
geté  frappante  du  rôle  de  Tirrel,  enOn  par  l'énergie  épou- 
vantable du  monstre  qui  dévore  ces  deux  enfants,  qu'on 
oublie  un  vice  de  conception  pour  se  laisser  entraîner  à  tant 
d'émotions  entretenues  par  un  style  magique.  Jusqu'alors, 
on  n'avait  pas  osé  présenter  aux  spectateurs  français  un  scé- 
lérat dans  le  genre  du  duc  de  Glocestcr,  sans  lui  prêter 
mensongèrement,  pour  l'honneur  de  la  morale,  quelque 
mouvement  passager  de  remords;  c'était  une  circonstance 
atténuante  que  l'on  regardait  comme  indispensable  pour  la 
moralité  de  l'ouvrage.  Vaine  concession  faite  aux  dépens  de 
l'histoire,  et  au  profit  des  grands  criminels!  Casimir  Dela- 
vigne a  eu  la  franchise  de  nous  montrer  cette  àme  dans 
toute  son  horreur,  comme  il  nous  a  montré  son  corps  dans 
toute  sa  difformité!  Félicitons-le  de  ce  double  courage.  Vous 
figurez-vous ,  en  effet ,  le  scandale  qu'aurait  produit  dans  le 
dix-septième,  et  même  dans  le  dix-huitième  siècle,  l'au- 
teur malavisé  qui  aurait  présenté  sur  la  scène  tragique  un 
héros  bossu!  Aujourd'hui  l'on  reconnaît  qu'il  faut  traiter 
l'histoire  historiquement;  on  a  supprimé,  il  y  a  cent  ans,  les 
perruques  à  la  Louis  XIV  dont  on  affublait  Oreste  et  Cinna; 
et  le  style  de  la  tragédie  secoue,  de  jour  en  jour,  le  «une  et 
la  poudre  dont  les  perruques  l'avaient  saupoudré.  Cétait 
encore  un  grand  pas  à  faire  que  de  rendre  sa  bossj  à  Ri- 
chard III.  Le  public  ne  s'en  est  pas  offensé  ;  et  il  a  prouvé 
ainsi  qu'il  était  préparé  à  toutes  les  innovations  motivées 
que  les  auteurs  se  permettraient.  Le  rôle  de  Glocester  est 
le  plus  horrible  rôle  de  tyran  etde  bourreau  qu'on  ait  jamais 
exposé  sur  la  scène  ;  mais  il  est  vrai,  et  la  vertu  du  public 
ne  s'en  est  pas  effarouchée.  Le  public  est  donc  plus  avancé 
qu'on  ne  le  croit  communément.  On  peut  oser,  mais  à  pro- 
pos ,  et  pourvu  qu'on  n'ose  que  la  vérité. 

Une  autre  témérité  que  s'est  encore  permise  Casimir 
Delavigne,  c'était  de  faire  une  comédie  avec  des  person- 
nages royaux  de  la  taille  de  Charles-Quint  et  de  Philippe  II, 
et  de  la  faire  en  prose.  Don  Juan  d'Autriche  est  l'ouvrage 
le  plus  osé  de  l'auteur,  et  le  mieux  exécuté  peut-être.  Il  y 
règne  un  mouvement,  une  animation  qui  font  oublier,  ou 
plutôt  qui  ne  laissent  pas  apercevoir  les  invraisemblances; 
et,  en  effet,  il  n'y  a  d'intéressant  sur  la  scène,  convenons- 
en  ,  que  ce  qui  est  invraisemblable  ;  la  vraisemblance  n'a 
point  d'attrait;  nous  ne  cherchons  pas,  au  théâtre,  la  repré- 
sentation des  scènes  auxquelles  nous  assistons  dans  le  jour; 
nous  cherchons  des  fictions  qui  nous  emportent  loin  des 
habilm'ips  monotones  de  la  vie  réelle.  Jamais  Casimir  Dela- 
vigne n'a  plus  largement  usé  des  licences  de  l'école  mo- 
derne; c'était  la  première  fois  qu'il  s'affranchissait  des  uni- 
tés classiques,  et,  comme  don  Juan  lui-même,  échappé  à  la 
férule  de  son  maître  Quéxada,  Casimir  Delavigne  s'est  pré- 
cipité avec  toute  l'ardeur  d'une  imagination  émancipée 
âàns  les  fantaisies  d'un  sujet  qui  lui  permettait  le  mélange 
des  genres ,  des  styles,  des  situations  du  drame  et  de  la  co- 
médie, du  rire  et  des  larmes  ;  le  poète  est  presque  aussi  fou 
que  son  héros,  mais  de  cette  folie  charmante  qui  provoque 
tour  à  tour  les  pleurs  ou  la  gaieté,  et  qui  intéresse  toujours. 
Charles-Quint  porte  avec  grJce  ,  avec  dignité ,  la  robe  de 
moine  sous  laquelle  on  voit  passer  un  bout  du  manteau  im- 
périal ;  le  rôle  de  Philippe  II  est  un  peu  chargé  peut-être; 
l'histoire  nous  l'a  représenté  cruel,  et  le  drame  nous  le  mon- 
tre vicieux;  est-ce  bien  motivé?  Tous  les  autres  rôles  sont 
parfaits.  Dans  tous  les  temps,  sur  toutes  les  scènes,  Z)o» 
Juan  d'Autriche  obtiendra  un  grand  succès,  succès  d'amu- 
sement et  de  passion.  C'est,  avec  Louis  XI,  la  réalisation  la 
plus  heureuse  de  l'alliance  rêvée  par  Casimir  Delavigne  entre 
les  deux  écoles  dramatiques;  c'est,  jusqu'à  présent,  le  chef- 


190 


LECTURES  DU  SOIR. 


d'œuTre  de  la  comédie  romaDlique  moderne ,  comme  Ruy- 
Blas  de  la  tragédie. 

i-a  Fille  du  Cid  peut  être  revendiquée  par  les  deai  éco- 
les. La  naïreté  du  langage  romantique  y  revêt  avec  grâce 
une  action  qui  a  toute  la.  simplicité  classique.  Casimir  De- 
lavigne ,  comme  un  autre  Gd.  s'attaque  respectueusement , 
mais  avec  conûance ,  au  don  Diègoe  de  la  scène  française , 
au  grand  Corneille.  Le  défi  armé  do  son  jeune  Rodrigue  au 
farouche  Ben-Saîd  .  est ,  en  quelque  sorte ,  un  défi  littéraire 
du  drame  de  iwa  à  la  tragédie  de  1636  :  et ,  hâtons-nous  de 
l'aTouer,  Casimir  Delavigne  a  su  dissimuler  l'audace  de  cette 
tentative  par  une  respectueuse  imitation  qui  paraît  plutôt 
un  hommage  qu'une  lutte;  ajoutons  qu'il  se  la  fait  pardon- 
ner par  une  habileté  d'eïécution  qui  semble  avoir  pour  but, 
non  pas  de  triompher  d'un  si  grand  adversaire ,  mais  de 
prouver  ce  qu'on  peut  gagner  à  s'essayer  contre  un  si  grand 
modèle.  Cette  tragédie  héroïque  est  empreinte  d'une  couleur 
toute  nouvelle  qui  étonne  et  qui  plaît.  La  poésie ,  qui  en 
est  tempérée  et  familière,  respire  le  charme  du  romancero. 
L'heroîne  de  l'ouvrage,  la  fille  du  Gd  et  de  Chimène,  repro- 
duit avec  bonheur  la  grùce  et  la  dignité  de  ces  deux  grands 
caractères  ;  c'est  la  fiÛe  du  génie  de  Corneille ,  telle  qu'il 
l'avait  préconçue  dans  les  rôles  immortels  du  fier  Rodrigue 
et  de  sa  délicieuse  amie.  Mais  ce  qui  domine  avec  majesté 
tout  ce  drame,  cornélien  par  la  peusée,  racinienpar  le  style, 
c'est  la  vénérable  figure  du  Gd,  blanchi  sous  le  poids  des 
armes  et  sous  l'ingratitude  du  roi  ;  c'est  cette  indulgente 
venu,  qui  comprend  la  faiblesse  de  l'âge  devant  un  premier 
amour,  et  même  devant  une  première  bataille.  Rien  de  plus 
gracieux ,  de  plus  touchant  que  les  épanchements  naïfs  de 
ce  glorieux  et  généreux  >ieillard ,  souriant  à  deux  jeunes 
amants,  au  nom  de  sa  Chimène,  qu'il  voit  renaître  dans  sa 
fille,  et  s'accusant  d'une  faiblesse  imaginaire  pour  excuser  la 
mollesse  du  jeune  Rodrigue,  ému  par  un  premier  com- 
bat! Le  succès  de  cet  ouvrage  a  été  interrompu  par  la 
clôture  du  théâtre  de  la  Renaissance ,  et  il  faut  le  regret- 
ter doublement.  Ce  théâtre  avait  été  fondé ,   an  prix  de 
grands  sacrifices,  par  un  homme  intelligent  el  dévoué,  M.  An- 
ténor  Joly,  que  les  véritables  intérêts  de  l'art  ont  trop  préoc- 
cupé, dans  un  siècle  où  on  ne  cultive  avec  succès  que  l'art 
des  inlorêls.  Tous  les  gons  de  lettres,  tous  les  artistes  doi- 
vent garder  un  1>3U  souvenir  des  intentions  qui  animaient  ce 
directeur,  ouvrant  à  la  fois,  dans  la  salle  Venladour,  aux  au- 
teurs et  aux  compositeurs  deux  seconds  théâtres,  dramati- 
que et  lyrique,  avec  plus  de  chances  de  succès  que  n'en  aura 
jamais  TlXleon.  Eu  peu  de  mois,  M.  Anténor  Joly  avait  doté 
les  deux  scènes  de  Ruy-Blas,  de  la  Fille  du  Cid,  de  CEau 
m^veilleuse,de  rAlchimiste^àu  Proscrit,  de  ZaehQrie,ei, 
ce  qu'il  faut  compter  aussi  comme  un  bienfait  pour  l'art,  de 
l'admirable  transformation  que  nous  avons  \Tie  s'opérer  dans 
le  talent  de  Frederick  Lemaitre.  Il  serait  digne  de  M"«  Ra- 
chel  d'adopter  aujourd'hui  et  de  transporter  à  la  scène  fran- 
çaise le  rôle  de  la  Fille  du  Cid,  qui  semblait  avoir  été  conçu 
pour  elle  ;  il  est  taillé  de  son  marbre. 

C'était  encore  une  tentative  hardie,  qu'une  tragédie  en  un 
acte,  sans  amour,  presque  sans  action ,  soutenue  seulement 
et  animée  par  l'amour  de  l'humanité  et  par  l'horreur  du  fa- 
natisme. Le  fanatisme  religieux  di%isant  deux  frères  au  point 
de  faire  de  l'un  un  assassin  et  de  l'autre  un  martyr,  voilà 
tout  le  drame  exposé  dans  un  petit  nombre  de  scènes ,  mais 
dans  un  style  sévère  qui  impose  l'étonnement,  l'admiration, 
la  terreur!  Le  public,  en  accueillant  avec  faveur  Une  I  a- 
milleau  temps  de  Luther,  a  compris  et  a  dignement  récom- 
pensé la  généreuse  pensée  de  l'auteur  qui,  dans  cet  ouvrage 
plus  que  dans  aucun  autre,  poursuivait  son  apostolat  philo- 
sophique et  cherchait  un  succès  utile  :  il  l'a  obtenu,  car  on 
applaudit  toujours  avec  transport  ces  nobles  maximes  de  to- 
lérance, on  repousse  toujours  avec  horreur  ce  sombre  exem- 
ple de  fanatisme,  dont  le  contraste  compose  l'intérêt  de  Fou- 
vrage.  \  vrai  dire,  ce  n'est  pas  une  action  ,  mais  c'est  une 
peinture  magnifique  et  terrible.  J'ai  entendu  souvent  balbu- 
tier, dans  des  solennités  de  collèges,  des  scènes  d'Esther  et 
d'/fthalie  qui  ont  l'inconvénient  d'être  trop  connues,  et  que 
les  auditeurs  répètent  à  quituieux  mieux.  Je  voudrais  qu'on 


fît  étudier  et  réciter  ce  bel  acte  de  Casimir  Dclavigne; 
cela  renouvellerait  heureusement  le  répertoire  de  ces  exer- 
cices de  collège  ;  le  style  en  est  assez  pur  pour  être  avoué 
par  les  scrupules  universitaires ,  et  la  morale  en  est  assez 
irréprochable  pour  mériter  l'approbation  de  tous  les  pères 
de  famille.  Casimir  Delavigne  a  fait  à  la  fois,  dans  cette  cir- 
constance, une  belle  œuvre  et  une  bonne. 

C'en  était  une  aussi,  el  des  plus  courageuses ,  que  de  tra- 
duire sur  la  scène,  en  présence  d'une  démocratie  agitée  el 
envahissante ,  les  illusions  et  les  périls  de  la  popularité. 
Après  1^0,  après  les  désenchantements  des  hommes  popu- 
laires de  1829,  frappés  d'impopularité  en  1832,  et  en  pré- 
sence des  efforts  dangereux  que  font  encore  quelques  hom- 
mes politiques  pour  obtenir  cette  popularité  passagère  dont 
la  tombe  négligée  de  La  Fayette  leur  prouve  le  néant,  c'é- 
tait un  acte  de  bon  citoyen  que  d'avertir  les  ambitions  de  la 
vanité  du  bruit  qu'elles  poursuivent.  Dans  cette  circonstance 
encore,  Casimir  Delavigne  obéissait  à  cette  pensée  de  bien 
public  et  d'utilité  morale  qui  l'inspirait  constamment.  Mais 
un  sujet  purement  politique  est  iugrat,  en  comédie  surtout; 
et  il  est  assez  difficile,  en  professant  le  mépris  de  la  popula- 
rité ,  d'intéresser  à  cette  thèse  le  public  qui  en  est  le  dis- 
pensateur;   c'est  attaquer  le    pouvoir    qu'il   exerce,  les 
jugements  qu'il  prononce ,  le  droit  dont  il  est  le  plus  ja- 
loux. C'était  là  l'eciif  il ,  et ,  si  l'on  avait  pu  le  surmonter  à 
force  de  talent ,  Casimir  Delavigne  y  aurait  réussi  ;  car  cet 
ouvrage,  que  je  ne  nommerai  pas  une  comédie,  mais  une  épt- 
tre,  une  belle  épître  adressée  au  peuple ,  à  ses  flatteurs  et  à 
ses  victimes,  cet  ouvrage  est  écrit  d'un  style  ferme  et  plein 
qui  lui  assure  un  rang  distingué  dans  le  recueil  des  œuvres 
de  l'auteur.  Il  ne  reparaîtra  sur  la  scène  qu'à  de  longs  in- 
tervalles ;  mais  il  aura  quelquefois  un  succès  d'à-propos.  Ne 
jugeons  point  le  drame  ;  il  manque  d'intérêt.  Mais  relisom 
souvent  ces  belles  pages  où  les  plus  saines  idées,  les  plus  no- 
bles sentiments  sont  exprimés  en  vers  d'une  excellente  fac- 
ture.d'oùla  force  des  pensées  n'exclut  pas  l'éclat  des  images. 
De  tels  vers  appartiennent  à  cette  école ,  aujourd'hui  per- 
due ,  que  Boileau  avait  instituée  par  ses  épîlres  et  ses  sati- 
res, que  Voltaire  avait  perfectionnée  en  donnant  plus  d'esprit 
au  fond  sans  rien  enlever  à  la  correction  de  la  forme,  et  dont 
Marie-Joseph  Chénier  s'est  fait  depuis  le  maître  et  le  modèle 
par  des  compositions  que  semblent  effacer  aujourd'hui  les  cou- 
leurs trop  vives  de  la  muse  du  dix-neuvième  siècle.  On  y  re- 
viendra plus  tard.  Les  formes  passent,  la  pensée  est  éternelle. 
Nous  avons  vu  dans  toute  sa  gloire,  nous  voyons  aujourd'hui 
dans  le  plus  complet  abandon  l'école  de  Delille,  descriptive, 
imitative  et  tout  extérieure.  Elle  avait  éclipsé  Chenier,  et  il 
lui  a  survécu.  Nous  voyons  aujourd'hui  triompher  une  autre 
école,  pittoresque,  coloriste,  également  superficielle.  Soa 
dictionnaire  s'épuisera;  ses  formules  se  répéteront;  son 
prisme  tournera  sur  lui-même  :  ce  qui  ne  s'épuise  jamais, 
c'est  la  pensée  ,  c'est  la  passion:  les  formes  sont  bornées; 
la  pensée  est  infinie.  Les  anciens  ne  dédaignaient  pas  de 
penser  en  poétisant.  Excluez  la  pensée  des  arts  plastiques, 
car  c'est  un  contre-sens  de  faire  parler  une  statue ,  de  faire 
agir  un  tableau.  Mais  la  poésie  pense  ,  et  sent,  comme  elle 
décrit.  Voici  des  vers  comme  en  faisait  Chénier,  des  vers 
empruntés  à  la  dernière  comédie  de  Casimir  Delavigne,  el 
qui,  pour  être  exempts  d'une  riche  parure,  n'en  sont  pas 
moins  de  la  bonne  poésie.  Cest  le  pt-re  du  député  populaire 
qui  avertit  son  fils  des  périls  de  la  route  où  il  s'engage  : 

Ecoute  : 
L«  popnbriié ,  qu*  pour  loi  je  redoute. 
Coffiinence  ,  en  nous  prenant  sur  sc<  ailes  de  feu. 
Par  nous  «ioBiier  beaucoup  et  nous  df  mDder  peu. 
Elle  est  amie  anlente  ou  mortele  enoecnie . 
El,  coBine  elle  a  sa  gloire,  edea  son  iofanie. 
Jeune,  tn  doi5  raim(*r  :  sod  charae  décevant 
Fait  balire  mon  vieux  cœur;  il  m'enivre  :  et  louTeal 
Au  Toad  de  ta  tribose  où  ta  toîx  me  remue , 
Quand  d^ul  mtème  transport  toute  une  chambre  ésM 
Se  I^Te,  t'apptandit.  te  porte  jujqu  aux  cieoi. 
Je  sens  des  pleurs  dirins  me  rouler  dans  les  jeoz. 
Mais  SI  la  Tolonte  n'est  efale  an  ^nie  , 
Celle  farenr  bientôt  se  lonme  en  urannie. 
Tel  qui  croit  la  conduire  est  par  elie  entraMt 
EBe  doMode  alors  plus  qu'elle  ■'«  ' 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


191 


On  fait  pour  lui  complaire  un  premier  sacrifice , 
Un  second,  puis  un  autre  ;  et  quand  à  son  caprice 
On  a  cédé  fortune ,  et  repos,  cl  bonheur, 
Elle  vient  fièrement  vous  demander  I  honneur. 
On  résiste  ,  elle  ordonne  ;  on  fléchit,  elle  opprime, 
El  traîne  le  vaincu  des  Tantes  jusqu'au  crime. 
De  son  ordre,  au  contraire,  avez-vous  fait  mépris, 
Cachez-vous ,  apostat,  ou  voyez  à  ses  cris 
Se  dresser  de  fureur  ceux  qu'elle  tient  en  laisse 
l'our  flatter  qui  lui  cède  et  mordre  qui  la  blesse  : 
Des  vertus  qu'ils  n'ont  plus  ces  détracteurs  si  bas. 
Ces  insulteurs  gagés  des  talents  qu'ils  n'ont  pas. 
Elle  excite  leur  meute,  et  les  pousse  et  se  venge 
En  vous  jetant  au  front  leur  colère  et  leur  lange. 
Voilà  ce  qu'elle  fut,  ce  qu'elle  est  de  nos  jours, 
Ce  uu'en  un  pays  libre  on  la  verra  toujours  ; 
EL  s  il  f.iul  être  enfin  ou  paraître  coupable. 
Laissant  lit  l'honneur  faux  pour  l'honneur  véritable , 
Souviens-toi  qu'il  vaut  mieux  tomber  en  citoyen 
Sous  le  mépris  de  tous,  que  mériter  le  lien. 

Et  toute  la  pièce  est  écrite  de  ce  style.  Elle  vivra  de  toute 
la  vie  du  gouvernement  représentatif;  car  c'est  sous  ce  ré- 
gime surtout  que  l'application  des  vérités  qu'elle  renferme 
sera  souvent  possible  et  toujours  utile. 

La  dernière  œuvre  dramatique  de  Casimir  Delavigne ,  ce 
fui  un  opéra,  Charles  VI,  écrit  en  compagnie  de  son  excel- 
lent et  spirituel  frère  ,  Germain.  Le  talent  ne  déroge  dans 
aucun  genre  ;  il  élève  tous  les  genres  à  sa  hauteur.  M.  Théo- 
phile Gautier  est  encore  poète  dans  ses  charmants  ballets. 
Casimir  Delavigne  ,  en  composant  son  opéra  de  Charles  VI, 
a  fait,  en  quelque  sorte,  une  Messénienne  de  plus,  une  Mes- 
sénienne,  datée  de  18i3,  contre  l'Angleterre.  Le  rôle  d'O- 
dette est  charmant;  celui  de  Charles  VI  plein  d'une  mélan- 
colie attachante. 

C'était  en  effet  par  des  Messéniennes  ardentes,  pa- 
triotiques, courageuses,  que  Casimir  Delavigne  s'était  an- 
noncé au  monde  littéraire.  De  1815  à  1831  ,  il  avait 
attaché  des  vers  vengeurs  ou  consolateurs  à  nos  affronts, 
à  nos  disgrâces;  des  chants  de  gloire  aux  triomphes 
des  peuples  ;  des  hymnes  de  reconnaissance  à  la  mémoire 
des  hommes  grands  par  leurs  ouvrages  ou  par  leurs  actions. 
Le  recueil  de  ces  poèmes  est  l'histoire  lyrique  de  nos  mal- 
heurs et  de  nos  grandeurs  durant  quinze  années.  Chacun 
d'eux  répond  à  un  événement  contemporain,  à  un  sentiment 
national  ;  le  lyrisme  en  est  quelquefois  un  peu  déclamatoire  ; 
mais  le  poète  écrivait  sous  l'impression  des  faits  et  des  pas- 
sions du  moment.  En  1815,  Casimir  Delavigne  pleure  Wa- 
terloo, en  présence  d'un  parti  qui  exploite  les  conséquences 
de  cette  grande  catastrophe.  Il  dénonce  les  spoliations  du 
Musée,  à  la  face  des  étrangers  spoliateurs  encore  campés  sur 
le  sol  français.  Il  invite  tous  les  Français  à  l'union,  au  milieu 
des  fureurs  d'une  faction  qui  attise  les  discordes  civiles.  Un 
général  anglais  commande  l'armée  d'occupation  qui  couvre 
nos  frontières ,  et  le  poète  évoque  la  mémoire  de  Jeanne 
d'.\rc.  La  Grèce,  l'Italie  rêvent  la  liberté,  et  le  poète,  nourri 
des  inspirations  grecques  et  latines,  excite  les  courages, ho- 
nore les  dévouements.  Le  monde  perd  Napoléon ,  les  lettres 
sont  veuves  de  Byron,  la  France  regrette  le  général  Foy ,  et 
le  poète  offre  à  ces  trois  grandes  ombres  trois  hymnes  de 
deuil  et  de  gloire.  Enfin,  la  grande  semaine  de  1830  vient 
venger  des  outrages,  consoler  des  malheurs  et  rétablir  des 
droits  ;  le  poète  national  enflamme  les  cœurs ,  salue  la  vic- 
toire et  pleure  les  martyrs.  Ainsi ,  nous  le  voyons  toujours 
attentif,  toujours  lidèle  à  la  cause  patriotique  ,  à  la  liberté 
des  peuples,  à  l'honneur  et  au  malheur,  partout  où  l'huma- 
nité souffre,  combat,  meurt  ou  triomphe.  La  f^arsovienne 
est  le  dernier  fleuron  de  cette  couronne  poétique,  et  c'est 
encore  une  inspiration  française;  car  les  Polonais  (n'ou- 
blions jamais  un  nom  que  l'histoire  leur  adonné,  et  que  leur 
infortune  doit  nous  rendre  sacré),  les  Polonais  sont  les  Fran- 
çais du  Nord. 

Laissons  de  côté  quelques  poésies  de  la  jeunesse  de  l'au- 
teur, dont  on  a  surchargé  l'édition  complète  de  ses  œuvres, 
pour  nous  arrêter,  un  moment,  au  discours  qu'il  a  prononcé 
en  entrant  à  l'Académie.  Ce  discours  est  un  monument  de 
bon  sens  et  de  bon  style.  Le  récipiendaire  avait  à  faire  l'é- 
loge du  comte  Ferrand ,  auteur  de  deux  ouvrages  remar- 
quables :  V Esprit  de  l'Histoire  et  la  Théorie  des  Révolu- 
tions, C'étai»  Gijlni-là  même  que  la  presse  opposante  avait  si 


rudement  attaqué,  depuis  dix  ans,  pour  avoir  défendu  la 
conscience  des  hommes  qui ,  en  révolution,  préféraient  la 
ligne  droite  à  la  ligne  courbe,  et  aussi,  pour  avoir  réclamé, 
dès  18U,  avec  le  maréchal  Macdonald,  une  indemnité  natio- 
nale en  faveur  des  familles  dépouillées  vinjjt  ans  auparavant. 
Casimir  Delavigne  ,  quoique  appartenant  lui-même  au  parti 
libéral,  sut  éviter  le  lieu  commun  de  ces  reproches  injustes. 
Il  vanta  ,  bien  au  contraire,  la  droiture  et  la  constance  du 
comte  Ferrand  ;  il  rendit  hommage  à  cette  autorité  de  la 
conscience  qui  avait  inspiré  son  prédécesseur,  comme  écri- 
vain et  comme  ministre!  Le  premier  devoir  d'un  parti  qui 
prétend  au  respect  de  ses  opinions  ,  n'est-ce  pas  en  effet  de 
respecter  les  convictions  du  parti  contraire  ?  Une  loyauté 
comme  celle  de  Casimir  Delavigne  devait  croire  à  une  pro- 
bité comme  celle  du  comte  Ferrand.  La  conscience  de  l'un 
lui  disait  ce  que  valait  celle  de  l'autre  ! 

Casimir  Delavigne  n'a  écrit  aucun  autre  morceau  de  prose 
de  cette  étendue;  aussi  nous  nous  y  arrêtons  avec  plaisir, 
pour  en  extraire  quelques  phrases  dans  lesquelles  il  expose 
sa  poétique  et  résume  l'esprit  de  ses  ouvrages  et  les  condi- 
tions de  son  talent,  mieux  que  nous  ne  le  ferions  après  lui. 
Replaçons  ces  sages  idées  sous  les  yeux  des  jeunes  gens 
qui  se  consacrent  au  culte  des  lettres.  Les  doctrines  de  Casi- 
mir Delavigne  méritent  d'autant  plus  leur  confiance,  qu'il  y 
a  conformé  ses  œuvres  et  qu'il  leur  a  dû  ses  succès: 

«A  travers  tant  de  périls  (disait-il  en  1825),  qui  peut  nous 
«  conduire  à  cette  gloire,  objet  idéal  de  toutes  les  ambitions 
«  en  littérature?  une  religieuse  conscience,  une  audace  ré- 
«  glée  par  la  raison. 

«  Raisonnables  avant  tout,  marchons  ensuite  avec  indépen- 
«  dance,  sans  céder  aux  opinions  exclusives,  sans  nous  sou- 
«  mettre  en  aveugles  aux  théories  qui  veulent  devancer  l'art 
«  et  qui  ne  doivent  venir  qu'après  lui.  Quel  génie  créateur 
«  se  révoltera  contre  les  formes  anciennes  pour  s'en  laisser 
«  prescrire  de  nouvelles?  Ce  ne  serait  que  changer  de  servi- 
ce tude.  Le  mépris  des  règles  n'est  pas  moins  insensé  que  le 
«  fanatisme  pour  elles.  Quand  d'imposantes  beautés  peuvent 
«justifier  nos  écarts,  c'est  aimer  l'esclavage,  c'est  immoler 
«  la  vraisemblance  à  la  routine,  que  de  presser  notre  sujet 
«  dans  des  entraves  qu'il  repousse  :  mais  s'affranchir  des  rè- 
«  gles  pour  se  faire  singulier,  lorsque  l'action  dramatique  les 
«  comporte ,  c'est  chercher  son  triomphe  dans  une  servile 
«  concession  aux  idées  du  moment,  et  le  pire  des  esclavages 
«  est  celui  qui  joue  la  liberté.  Admirateurs  ardents  de  So- 
ft phocle,  sachons  donc  admirer  Shakspeare  et  Goethe,  moins 
«  pour  les  reproduire  en  nous  que  pour  apprendre  en  eux  à 
«  rester  ce  que  la  nature  nous  a  faits.  Que\  que  soit  le  parti 
«  littéraire  qui  nous  adopte  ou  nous  rejette,  cherchons  la 
«  vrai  en  évitant  la  barbarie,  sans  confondre  la  liberté  avec 
«  la  licence  ;  obéissons  aux  besoins  d'un  sujet  dont  le  déve- 
«  loppement  nous  emporte;  mais  ne  nous  attachons  pas  aa 
«  char  d'un  écrivain  fameux  pour  nous  faire  traîner  à  la  ré- 
«  putation  sous  sa  livrée:  ce  qui  est  vrai  en  lui  est  faux  en 
«  nous;  ce  qui  le  jette  hors  des  rangs  nous  confond  avec  la 
«  foule.  Soyons  nous-mêmes  ;  nos  idées  et  nos  sentiments 
«  sauront  se  revêtir,  en  naissant,  de  couleurs  inusitées,  et 
«  voilà  l'originalité  véritable.  Celle  qu'on  cherche  ailleurs 
«  n'est  qu'une  imitation  plus  pu  moins  docile,  que  la  pile 
«  copie  ou  la  caricature  bizarre  de  l'originalité  d'autrui.  » 

Voilà  pour  le  fond,  et  Casimir  Delavigne  a  toujours  pratiqué 
cette  saine  poétique.  Voici  pour  la  fortiie;  c'est  une  recom- 
mandation sévère,  adressée  aux  écrivains,  en  faveur  de  cetto 
belle  langue  française,  de  cette  langue  si  pure,  si  claire, 
dont  l'Europe  du  dix-huitième  siècle  acceptait  et  justiliait 
l'universalité  (voyez  le  discours  de  Rivarol  couronné  par  l'A- 
cadémie de  Berlin),  et  que  les  barbares  du  dix-neuvième 
siècle  s'évertuent  à  décentraliser,  en  applaudissant  le  patois 
de  Jasmin  et  de  tant  d'autres  ! 

«  N'oublions  pas  surtout  (ajoutait  Casimir  Delavigne),  que  le 
«  premier  devoir  de  l'écrivain  est  le  respect  pour  la  langue. 
«  Chez  tous  les  peuples,  elle  a  ses  qualités  comme  ses  dé- 
«  fauts  qui  la  «listinguent  ;  et  voulût-on  la  corriger  ou  l'en- 
«  richir,  on  ne  peut  lui  faire  violence  sans  dénaturer  son 
a  caractère  national.  La  langue  française,  si  rigoureuse  dans 


192 


LECTURES  DU  SOIR. 


«  ses  inversions,  ennemie  impitoyable  de  toute  obscurité,  est 

«  la  plus  universelle  et  la  plus  calomniée;  elle  n'admet,  il 

»-(  faut  l'avouer,  que  les  hardiesses  qui  se  cachent;  elle  n'ac- 

«  cepte  que  les  dons  qu'on  lui  déguise  ;  mais  Corneille  et 

a  Racine  ont  prouvé  qu'au  théâtre  il  n'est  point  de  hauteurs 

M  inaccessibles  pour  elle,  point  d'humbles  familiarités  où 

«  elle  ne  puisse  descendre  ;  et  la  plus  singulière  des  inno- 

«  valions,  la  création  de  toutes  la  plus  sublime  et  la  plus 

«  inattendue,  serait  encore  d'écrire  comme  eux.  Ainsi,  Mes- 

«  sieurs,  la  pureté  du  langage  et  la  candeur  dans  l'expression 

«  de  la  pensée,  donnent  aux  ouvrages  de  l'esprit  ce  charme 

«  qui  en  établit  d'abord  les  beautés  originales  et  cette  vérité 

«  qui  les  fait  vivre  toujours.  » 

Remercions  Casimir  Delavigne  d'avoir  compris  qu'un  vé- 
ritable homme  de  lettres,  appelé  à  s'expliquer  devant  l'A- 
cadémie française,  devait  y  professer  ces  principes  salutai- 
res, ces  principes  conservateurs  du  goût  et  de  la  langue. 
Les  OEuvres  complètes  de  Casimir  Delavigne  composcntun 
des  volumes  de  ce  grand  monument,  le  Panthéon  littéraire, 
consacré  à  toutes  les  gloires  des  temps  anciens  et  modernes, 
des  littératures  étrangères  cl  nationale!  Elles  méritaient  cette 


consécration.  Une  Académie, celle  de  Rouen,  vientde mettre 
au  concours  l'éloge  de  cet  illustre  écrivain.  Sa  ville  natale  (le 
Havre)  ne  restera  pas  indifférente  aux  hommages  que  cette 
belle  renommée  reçoit  de  toutes  parts,  et  la  figure  du  poëte 
décorera  sans  doute  le  péristyle  de  ce  théâtre,  dont  il  a 
célébré  l'inauguration.  Sa  place,  sur  les  bancs  du  Lycée 
Napoléon,  est  occupée  aujourd'hui  par  son  fils,  grâce  à  une 
pensée  généreuse  du  roi ,  heureux  de  favoriser  l'hérédité 
des  talents ,  des  services  et  des  vertus  !  De  glorieux  té- 
moignages de  sympathie  ont  été  prodigués  à  la  veuve  du 
poëte  par  des  ministres  éclairés  et  attentifs.  La  mort  de  Casi- 
mirDelavignea  fait  éclater  partout  de  nobles  sentiments.  Elle 
a  rendu  manifeste  à  tous  les  gens  de  lettres  une  idée  conso- 
lante, c'est  que  l'écrivain  qui  reste  étranger  aux  passions  des 
partis,  et  fidèle  au  culte  des  lettres,  à  la  mission  morale  de 
la  poésie,  au  bon  goût,  au  bon  sens,  à  la  patrie  et  à  la  vérité, 
est  toujours  certain  de  rallier  autour  de  son  cercueil  des 
suffrages  et  des  pleurs  unanimes,  et  de  faire  retomber  les 
faveurs  du  pouvoir  et  les  bénédictions  du  pays  sur  les  têtes 
qui  lui  furent  chères! 

LINGAV. 


■a=B8SB< 


mc'uiis  BIS  Fîi^Mcs. 


(du   13  FÉVRIER   AU  lo   M.ARS.) 


M.  Saint-Marc  de  Girardina  été  nommé 
membre  de  l'Académie  Française,  en 
remplacement  de  M.  Campenon. 

—  Un  congrès  agricole  s'est  tenu  à  Pa- 
ris, sous  la  présidence  de  M.  le  ducDe- 
cazcs ,  pendant  les  premiers  jours  de 
mars,  et  s'est  occupé  des  questions 
importantes  qui  intéressent  l'industrie 
du  laboureur,  et,  entre  autres,  de  l'impôt 
5ur  le  se! ,  du  maintien  du  droit  à  l'en- 
trée des  bestiaux  étrangers,  et  de  l'ensei- 
gnement agricole. 

—  C'est  demain  que  doit  s'ouvrir  l'ex- 
position de  tableaux  du  Louvre.  Le  Mer- 
cure a  déjà  signalé  les  principales  œu- 
vres de  peinture  qui  auront  le  privilège, 
sans  doute,  de  fixer  l'attention  publique 
celte  année.  On  parle  avec  éloges  d'un 
Combat  de  loups,  par  M.  Brascassat; 
à'une  Bethzabée  au  bain,  par  M.  Ed.Dw- 
buffe  fils ,  et  d'Études  de  chevaux ,  par 
M.  Achille  Giroux. 

—  M.  Arago  a  placé  dernièrement  sous 
les  yeux  de  l'Académie  un  petit  modèle, 
qui  démontre  et  sert  à  faire  comprendre 
les  moyens  de  fermeture  inventés  par 
M.  llallette,  d'Arras,  pour  le  tube  pneu- 
matique du  chemin  de  fer  atmosphérique. 

Au  lieu  de  se  servir  d'une  bande  de 
cuir  hérissée  de  languettes  de  fer,  libre 
par  un  de  ses  côtés,  et  attachée  par  l'au- 
tre sur  le  bord  de  la  longueur  de  la  fente 
qui  reçoit  cl  donne  passage  à  la  tige, 
M.  Halletle  a  mis  en  œuvre  l'élasticilé  de 
l'air,  et  a  obtenu  une  fermeture  plus 
complète.  Voici  lesprocédés  qu'il  emploie. 

Il  dispose  au-dessus  du  tube  pneuma- 
tique et  faisant  corps  avec  lui,  deux  de- 
nù-cylindrcs  longitudinaux,  ou  pour  mieux 
dire  deux  gouttières  placées  de  champ, 
€ui  se  regardent  par  leur  concavité. 

Chacune  de  ers  gouttières  loge  un  boyau 


en  tissu  souple  et  parfaitement  étanché 
pour  l'air  comme  pour  l'eau.  Lorsque  les 
deux  boyaux  remplis  d'air  sont  suffisam- 
ment gonflés,  ils  se  touchent  l'un  l'autre 
dans  une  partie  de  leur  surface,  agissent 
comme  les  lèvres  de  la  bouche  de  l'hom- 
me, et  interceptent  ain^^i  complètement  la 
communication  entre  l'intérieur  du  tube 
pneumatique  ell'air  extérieur. 

—  Le  monde  artistique  s'occupe  beau- 
coup, en  ce  moment,  d'un  projet  d'Opéra 
pour  la  ville  de  Paris,  proposé  par  M.  Hec- 
tor Horeau.  On  sait  que  M.  Horeau  est 
un  jeune  architecte  de  beaucoup  de  ta- 
lent, et  qui  a  pubUé  sur  la  Nubie,  qu'il 
a  visitée,  un  voyage  des  plus  intéressants 
pour  les  archéologues  et  pour  ceux  qu'in- 
téressent des  études  graves  et  savantes 
sur  un  pays  inconnu. 

L'Opéra  proposé  serait  placé  sur  la  li- 
gne des  boulevards ,  à  l'est  de  la  rue 
Grange-Batelière. 

En  attendant  que  cette  salle  se  con- 
struise, disons  que  l'Opéra  vient  d'obtenir 
un  brillant  succès  :  le  ballet  do  lady  /Hen- 
riette, comme  nous  l'avons  constaté  dans 
notre  dernière  revue,  réunit  tous  les  élé- 
ments nécessaires  pour  acquérir  une  lon- 
gue vogue  :  M"e  Adèle  Dumilâtre  s'y  est 
placée,  par  son  talent  chaste  et  poétique, 
entreFanny  EssleretCarlolta  Grisi.  Barrez 
s'y  montre  d'une  délicieuse  bonhomie 
dans  un  rôle  que  nous  aurions  désiré 
plus  développé. 

—  Le  Théâtre-Français  a  repris  avec 
un  grand  succès  la  Judith  de  M-"»  Emile 
de  Girardin  :  il  s'occupe  activement  d'une 
tragédie  dans  laquelle  M"»  Rachel  rem- 
plira le  rôle  principal,  et  dont  l'héroïne 
est,  dit-on,  Catherine  II.  Celle  tragédie 
est  de  M.  Roman. 


—  L'acteur  Delmas  atlire  en  ce  moment 
la  foule  au  Gymnase.  La  destinée  Je  cet 
artiste  est  assurément  curieuse  et  roma- 
nesque. Après  avoiroblenudegraudssuc- 
cès  à  Bordeaux,  il  part  pour  l'ile  Maurice, 
s'y  trouve  ruiné  par  la  fatalité,  revient  à 
Paris,  et,  malgré  une  réputation  grande 
et  méritée,  ne  trouve  nulle  part  un  direc- 
teur qui  consente  à  l'engager.  De  guerre 
lasse ,  il  s'engage  sur  la  petite  scène  du 
Luxembourg;  puis  il  entre  au  théâtre  du 
Pantliéon.Là  M.  Poirson,  avec  le  lad  et 
l'habileté  auxquels  il  doit  son  immense 
fortune,  devine  Delmas,  l'engage  au  Gym- 
nase, et  lui  doit  aujourd'hui  la  foule  qui 
se  presse  dans  la  salle  Bonne-Nouvelle, 
grâce  au  talent  vrai  et  comique  de 
Delmas  dans  ]i  tante  Bazu...  Le  pau- 
vre artiste  que  les  recommandations  les 
plus  puissantes  n'avaient  pu  faire  parve- 
nir à  un  emploi  secondaire  aux  Variétés, 
est  devenu  le  premier  comédien  du  Gym- 
nase ! 

— Les  Mystères  de  Parisoni  été  joués 
enfin  à  la  Porte-Saint-Martin,  et  atti- 
rent beaucoup  de  foule. 

—Les  Iles  Marquises,  ballel-vaudo- 
ville  que  l'on  vient  de  reprendre  au  théâ- 
tre Comte  avec  une  mise  en  scène  bril- 
lante, ont  tout  l'attrait  d'une  pièce  nou- 
velle. La  Reine  Pomaré  aura  bientôt 
pour  escorte  \o  Gamin  de  Soloyne,  pièce 
que  M.  Vandorburch  a  faite,  dit-on,  avec 
les  rognures  du  Gamin  de  Paris,  ce  qui 
est  d'un  bon  augure  pour  le  théâtro 
Choiscul. 


Le  rédacteur  en  cher.  S.  IIE.vriY  BERTilOLD 
Le  directeur,  F.  PIQUÉE. 


Impriaierio  do  ll&tNNUYftl  cl  TURi'lN,  rue  Lcmercler,  34.  Daiignollci. 


VIT. 


IMUSEE  DES  FAINÎIU.ES. 


193 


ACCOMPLI  DANS  L'ÉGLISE  SAINT-JACQUES,  A  DIEPPE. 


Coup  de  vent  du  lougre  l'automne  (Dessin  de  M.  Jugelet). 


â  u.  LE  DIRECTEUR  DU  Muséc  des  FamUlcs. 

Dieppe,  2  octobre  iU'i. 

Je  sors  à  l'instant  même,  mon  cher  ami,  d'une  proces- 
sion de  marins  à  l'église  Saint-Jacques.  Vous  connaissez 
comme  moi  cette  belle  tour  qui  a  une  ressemblance  si 
frappante  avec  Saint-Jacques-de-la-Boucherie  de  Paris,  et 
que  la  tradition  populaire  s'obstine  à  attribuer  aux  Anglais, 
bien  que  la  date  de  ses  différentes  constructions  ne  paraisse 
pas  s'accorder  avec  le  temps  de  la  domination  étrangère. 

Je  venais  de  voir  la  veille  dans  la  chapelle  même  du 
Trésor,  délicieuse  chapelle  fleurie  de  toutes  les  arabesques 
de  la  Renaissance,  un  bas-relief  singulier,  sorte  d^' ex-voto 
qui  aurait  pu  être  un  monument  de  la  dévotion  des  anciens 
navigateurs  dieppois.  Dans  les  ornements  qui  sont  au-des- 
sous, ainsi  que  l'a  observé  judicieusement  M.  Féret  (1), 

(0  Kotice  sur  Dieppe,  Arques,  elc,  t  TOI. 
AVRIL   1844. 


on  reconnaît  aisément  un  costume  du  quinzième  siècle, 
celui  dont  se  paraient  indécemment  les  petits  maîtres  sous 
Charles  VII.  Des  figures  de  sauvages  et  d'animaux  pareils 
à  des  singes  confirment  assez  dans  cette  frise  d'architecture 
la  prétention  des  Dieppois  à,  la  découverte  d'un  nouveau 
monde  avant  Christophe  Colomb.  Vraies  ou  fausses,  ces  jTré- 
tentions  d'humbles  pêcheurs  éveillent  l'intérêt;  mais  je  les 
avais  oubliées  bientôt  devant  la  charmante  chapelle  ogi- 
vale où  trône  Notre-Dame-de-Bon-Secours.  Notre-Dame-de- 
Bon-Secours  est  en  effet  la  patronne  des  marins,  et  depuis 
longtemps  la  sollicitude  pieuse  des  souverains  eux-mêmes 
semble  avoir  assuré  à  Dieppe  cette  miraculeuse  protection 
de  la  Vierge,  soit  qu'elle  se  nomme  Marie,  Notre-Dame-de- 
la-Garde,  ou  Notre-Dame-de-Bon-Secours. 

C'est  d'abord  Louis  XI  qui,  après  la  défaite  des  Anglais 
devant  Dieppe,  arrivée  la  veille  de  la  fête  de  l'Assomption, 
institue  une  procession  que  l'on  faisait  tous  les  ans  dans  la 

—  2d  — •  ONZIÈME  VOLUME. 


194 


LECTURES  DU  SOIR. 


ville  de  Dieppe  en  l'honneur  de  Notre-Dame.  L'image  de  la 
Reine  des  deux,  de  Pétoile  de  la  mer,  était  placée  à  l'entrée 
de  la  cité  sur  le  cintre  de  la  porte  de  la  Barre,  avec  cette 
inscription  dont  se  retrouvent  encore  des  vestiges  : 

■  L'original  de  cette  image 
Est  un  chef-d'œuvre  si  parfait. 
Que  le  créateur  qui  l'a  fail 
S'est  renfermé  dans  son  ouvrage.  » 

«  Le  jour  de  l'Assomption,  un  prêtre  et  onze  laïques  cos- 
tumés en  apôlres  portaient  la  Vierge  couchée  dans  un  lit, 
entourée  du  clergé,  des  minimes,  des  capucins,  et  suivie 
des  magistrats  de  la  ville.  Parmi  eux  étaient  mêlés  des 
hommes  chargés  de  jeter  aux  spectateurs  des  poires 
molles. 

«  Cette  procession  se  rendait  dans  l'église  de  Saint-Jac- 
ques, où  se  trouvait,  élevé  sur  une  tribune,  un  théâtre 
représentant  le  ciel.  Un  vieillard  vénérable  coiffé  d'une 
tiare  était  assis  sur  des  nuages,  entouré  d'étoiles  et  sur- 
monté d'un  soleil  d'or,  c'était  le  Père  Éternel  ;  des  marion- 
nettes de  grandeur  naturelle  figuraient  les  chérubins,  par- 
couraientl'air,  battaient  des  ailes,  sonnaient  de  la  trompette 
et  faisaient  jouer  un  carillon. 

«  Dès  le  commencement  de  la  messe,  deux  anges  des- 
cendaient, prenaient  dans  le  chœur  une  effigie  de  la  Vierge, 
et  l'enlevaient  dans  le  ciel  où  le  Père  Éternel  la  couronnait. 
Pendanttoutes ces  cérémonies,  plus  dramatiques  que  chré- 
tiennes, mais  que  la  simplicité  du  temps  doit  excuser,  un 
personnage  nommé  Gringalet  (1)  égayait  la  fête  en  faisant 
des  grimaces,  des  contorsions  et  des  culbutes  (2).  » 

Ces  naïves  adorations  d'un  autre  âge  me  poursuivaient 
encore  de  leur  souvenir  devant  l'image  de  Notre-Dame-de- 
Bon-Secours,  quand  je  remarquai  dans  la  chapelle  un 
mouvement  inaccoutumé.  Ce  mouvement  présageait  une 
fête  pour  le  lendemain  ;  mais  quelle  fête,  quel  anniversaire, 
quelle  procession?  L'autel  était  paré,  des  fleurs  nouvelles 
couvraient  le  tabernacle  aux  reliefs  gothiques,  et  sur  lequel 
les  vitraux  jetaient  la  diaprure  de  leurs  reflets  ;  des  sacris- 
tains avançaient  des  sièges,  et  ce  qui  ne  me  surprit  pas 
moins,  neuf  paillassons  ronds  étaient  placés  sur  les  dalles 
du  chœur. 

—  Pour  qui  ces  neuf  paillassons?  demandai-je  au  sacris- 
tain. 

—  Pour  les  neuf  marins  deVAutomne,  mon  cher  mon- 
sieur, c'est  pour  qu'ils  aient  moins  froid  demain  sur  le 
pavé  delà  chapelle...,  car  ils  doivent  venir  pieds  nus... 

Je  me  souvins  alors  des  processions  de  Bretagne,  pro- 
cessions ingénues  mais  non  moins  rudes  pour  les  pauvres 
marins,  qui  montent  sur  leurs  genoux  jusqu'à  l'église,  et 
font  ainsi  plusieurs  fois  le  tour  de  l'édifice.  Jugelet,  le 
peintre  de  marine  (que  les  imprimeurs  de  la  Presse  ont 
nommé  l'autre  jour  Inglet  d'après  mou  écriture,  ce  qui  me 
fait  peu  d'honneur  comme  calligraphe),  m'avait  raconté 
qH,'àDaoIas,  près  Brest,  il  avait  été  témoin  de  plusieurs  cé- 
rémonies pieusps  de  ce  genre;  il  m'avait  fait  même  bien 
rire  avec  l'histoire  de  monsieur  Judas,  que  les  paysans  ne 
manquent  pas  d'arranger  tous  les  dimanches  de  la  façon 
peu  révérencieuse  qui  suit  : 

Us  viennent  lui  cracher  fort  dévotement  ù  la  figure,  et 
lui  jeter  de  la  boue  avec  une  ferveur  comique  ;  le  jour  de 
la  Passion  surtout,  le  malheureux  Judas  est  accommodé 
de  façon  à  ne  pas  s'en  relever. 

A  Ilonfleur,  les  marins  ne  manquent  pas  de  monter 

(0  Les  manuscrits  dieppois  disent  Grimpesulais  i\.  M.  Fércl). 
(2)  Dictionnaire  des  Religues,  au  mol  Pkocessioks. 


toute  la  côte  du  Havre-de-Gràce  à  genoux  et  sur  les  cou- 
des ; 

En  Bretagne,  à  Saint-Michel  de  Plongernau,  ils  font  dé- 
crire à  un  immense  cierge  tout  le  tour  de  l'église,  et  ce  rat 
de  cave  gigantesque  serpente  à  ses  flancs  comme  une  flamme 
fantastique  ; 

A  Trieste,  les  matelots  qui  se  sont  sauvés  du  naufrage 
et  qui  attribuent  leur  salut  à  la  miraculeuse  protection  de 
la  Vierge,  habillent  un  mannequin  rouge  de  la  livrée  de 
soufre  et  de  la  cagoule  de  Satan,  puis  ils  le  jettent  en 
grande  cérémonie  dans  la  mer,  comme  si  ce  bain  lui  était 
bien  dû  pour  les  avoir  molestés. 

Etait-ce  une  de  ces  cérémonies  ridicules  dues  à  l'igno- 
rance des  vieux  temps  que  j'allais  voir?  Ces  marins  échap- 
pés à  la  tourmente  avaient  tous  reçu  le  jour  dans  la  cité  des 
ivoires  et  des  falaises ,  et  cette  humble  ville  garde  encore 
avec  amour  l'histoire  de  ses  traditions.  Après  le  terrible 
coup  de  vent  qui  avait  failli  les  faire  périr  devant  le  banc 
de  Terre-Neuve,  ils  revenaient,  hélas!  le  crêpe  au  chapeau 
dans  le  Pollei,  ils  revenaient  neuf  sur  quatorze  !  Le  capi- 
taine de  leur  lougre  avait  péri,  et  sonpau\Te  second,  Louis 
Coûteux,  avait  pu  le  voir  se  reprendre  à  cinq  fois  aux  agrès 
traînant  à  l'arrière,  avec  ce  courage  désespéré  que  donne 
l'aspect  de  la  mort.  En  rentrant  dans  l'atelier  de  Jugelet, 
je  trouvai  un  grand  nombre  de  personnes  qui  entouraient 
le  maiire  de  pêche  Louis  Coûteux.  11  leur  expliquait  avec 
ses  gestes  vifs  et  saccadés  de  marin  l'épouvantable  danger 
auquel  il  avait  échappé,  disait-il,  par  la  protection  de 
Notre-Dame-de-Bon-Secours.  L'Automne  avait  quitté  le 
banc  de  Terre-Neuve  le  28  août,  et  faisait  route  à  destina- 
tion de  Bordeaux.  Dès  les  premiers  jours  de  sa  traversée, 
une  tempête  afl"aiblit  le  navire,  et  ce  fut  le  3  septembre,  par 
les  44°  SO'  latitude  nord  et  42°  20'  longitude  ouest,  qu'un 
affreux  ouragan  faillit  emporter  le  navire.  Depuis  sept  heu- 
res du  matin  jusqu'à  une  heure  après  midi,  le  vent  souffla 
du  sud-sud-est.  Le  capitaine  ayant  fait  monter  l'équipage 
sur  le  pont  pour  alléger  le  navire,  on  jeta  à  l'eau  toutes  les 
fascières  d'huile  qui  étaient  attachées  sur  l'arrière.  A  dix 
heures,  toute  la  voilure  était  défoncée,  et  il  était  impossible 
de  mettre  à  la  cape  :  VAutomne  subissait  alors  les  plus 
terribles  coups  de  n\er;  un  surtout  le  prit  par  la  hanche 
d'arrière,  couvrit  tout  le  navire  incliné,  enleva  le  capitaine 
et  quatre  hommes  et  balaya  ce  qui  restait  des  fascières  sur 
le  pont.  Le  reste  de  l'équipage,  cramponné  ou  attaché  à 
divers  apparaux,  avait  pu  résister  à  la  lame  ;  mais  la  plupart 
des  hommes  avaient  des  coutusions,  et  la  tourmente  conti- 
nuant, leurs  souffrances  furent  horribles  ;  ils  se  croyaient 
à  chaque  seconde  menacés  de  la  mort,  et  la  vue  de  leur 
désastre  les  glaçait  d'effroi.  Le  mât  de  tape-cul  était  cassé, 
les  pavois  enlevés  ;  la  cuisine  avait  tourné  sur  elle-même,  la 
chaloupe  avait  avancé  sur  le  pont  de  deux  pieds,  et  l'é- 
travc  enfoncée  était  rentrée  de  deux  pouces;  une  porte  de 
la  chambre  avait  été  arrachée  et  les  gonds  cassés  :  c'est  là 
qu'était  cramponné  le  capitaine  Valois  lorsqu'il  fut  enlevé 
à  la  mer. 

La  chambre  était  pleine  d'eau,  cependant  le  saleur  vou- 
lut y  pénétrer,  il  y  trouva  un  prélart  et  un  sac  à  clous  ;  le 
prclart  fut  cloué  sur  le  capot  de  chambre  et  mit  fin  à  l'i- 
nondation; sans  cette  précaution,  le  navire  était  submergé  ; 
il  commençait  alors  à  couler  de  l'arrière.  A  deux  heures, 
la  tourmente  cessa.  Alors  les  matelots  sentirent  renaître 
leur  courage,  et  cherchèrent  à  réparer  leurs  forces  anéan- 
ties par  la  fatigue  et  le  désespoir. 

Des  quatorze  hommes  embarqués  à  bord  de  VJutomne 
et  balayés  par  une  vague  furieuse,  neuf  furent  rejetés  sur 
le  navire.  L'infortuné  capitaine,  au  milieu  des  flots  qui  le 


AIUSEE  DES  FAMILLES. 


195 


couvraient,  avait  pu  saisir  un  bout  de  filin  qui  était  à  la 
traîne.  Dès  lors  on  avait  cherché  à  le  secourir,  mais  tous 
les  efforts  furent  impuissants.  Le  maître  avait  voulu  se 
jeter  à  la  nage  ;  l'équipage  l'avait  retenu,  dans  la  crainte 
qu'il  ne  périt  inutilement  ;  sa  conservation  était  trop  pré- 
cieuse pour  les  malheureux  qui  restaient. 

11  fallait  entendre  Louis  Coûteux  raconter  alors  ce  dé- 
sastre :  la  figure  du  marin  semblait  refléter  elle-même  la 
sombre  lueur  de  l'ouragan.  Le  capitaine  l'avait  appelé  vai- 
nement au  milieu  de  la  tempête  :  «  Louis!  Louis!  »  avait-il 
crié,  et  cette  voix  stridente,  cette  voix  d'un  mourant  re- 
tentissait encore  à  l'oreille  de  Louis  Coûteux,  le  maître  de 
pèche.  Il  était  en  veste  noire,  le  crêpe  au  chapeau;  il  était 
l'acteur  et  à  la  fois  l'historien  de  ce  tragique  épisode,  et  il 
le  racontait  de  façon  à  rendre  toute  parole  pâle  et  froide 
après  la  sienne.  Au  plus  fort  de  l'ouragan,  il  avait  fait  un 
vœu  à  Notre-Dame-de-Bon-Secours,  et  quoique  le  ciel  fût 
d'un  noir  de  fumée,  comme  un  bateau  à  vapeur  (ce  sont 
ses  expressions),  une  éclaircie  de  rayons  lai-ge  et  soudaine 
avait  resplendi  sur  l'onde.  Dès  lors  on  s'était  occupé  abord 
de  réparer  les  pavois  et  de  raccommoder  la  voilure  en  lam- 
beaux. Enfin  le  temps  avait  favorisé  le  reste  de  cette  tra- 
versée, rendue  difficile  par  l'absence  d'un  navigateur  expé- 
rimenté. Dans  l'équipage  se  trouvait  heureusement  un 
jeune  homme  nommé  Dumouchel,  qui  possédait  quelques 
connaissances  nautiques  ;  ses  études  avaient  été  d'un 
puissant  secours  au  navire  si  miraculeusement  ramené. 

L'atelier  de  Jugelet,  devenu  le  théâtre  d'un  pareil  drame, 
méritait  l'affluence  inusitée  de  spectateurs  qu'on  y  rencon- 
traitce  jour-là.  Depuis  quelques  années,  en  effet,  M.  Juge- 
let est  presque  devenu  Dieppois,  et,  si  l'on  croyait  au  fan- 
tastique, on  pourrait  aisément  s'imaginer  que  les  ombres 
d'Ango  et  de  Jean  Parmentier  se  promènent  quelquefois 
aux  molles  clartés  de  la  lune  qui  filtrent  en  rayons  d'ar- 
gent par  les  fenêtres  de  son  atelier.  Ce  charmant  atelier  est 
construit  au  bord  de  la  mer  ;  il  est  annexé  au  pavillon  des 
bains. 

Pendant  que  Louis  Coûteux  racontait,  Jugelet  prenaitses 
crayons  ;  il  dessinait  le  navire,  la  lame  qui  déferle,  les  neuf 
marins  que  rapporte  celte  même  lame  qui  les  avait  enlevés. 
Voici  la  hanche  du  lougre  que  frappe  la  vague,  les  cordages 
qui  crient  et  se  rompent,  les  fascières  d'huile  qui  surna- 
gent, l'abîme  entr'ouvert,  et  la  percée  éclatante  que  décrit 
le  rayon  céleste  sur  le  noir  du  ciel  I  Tout  cela,  mon  cher 
ami,  avec  quelques  frottements  de  pastel  au  bout  du  doigt, 
et  de  petits  relevés  d'encre  qui  conservent  aux  mâts  leurélé- 
gante  finesse.  Jugelet  a  fini  eu  même  temps  que  Louis  Coû- 
teux, il  reportera  demain  son  esquisse  sur  la  toile  ;  c'estce 
tableau  que  l'on  placera  dans  la  chapelle  de  Bon-Secours. 

Le  lendemain,  en  effet,  vers  les  huit  heures  du  matin, 
tous  les  habitants  duPolletet  du  quartier  Saint-Jacques  se 
joignaient  aux  rares  baigneurs  restés  à  Dieppe  pour  voir 
porter  par  les  neuf  marins  l'ex-voto  commandé  au  peintre, 
mais  pour  lequel  la  générosité  de  M.  Jugelet  avait  refr-^é 
toute  rétribution. 

L'équipage  du  lougre  V Automne  arriva  bientôt  à  l'atelier 
des  bains.  Il  se  composait  des  huit  hommes  et  du  mousse 
échappés  au  violent  ouragan  du  3  septembre;  tous  ces 
hommes  marchaient  pieds  nus  par  une  pluie  fine  et  froide. 
M.  Prévost,  l'habile  directeur  des  bains  de  Dieppe,  avait  fait 
ouvrir  les  barrières  de  l'établissement  au  public,  et  ce  public 
composé  de  pêcheurs,  d'ivoiriers  et  de  gens  du  port,  atten- 
dait le  signal  du  départ  dans  un  religieux  recueillement. 

Vex-voto,  placé  sur  un  élégant  brancard,  était  porté 
par  les  deux  marins  les  plus  robustes;  les  banderoles  bleues 


de  Nolre-I)ame-de-Bon-Secours ,  ornées  de  gros  glands 
d'argent,  étaient  entre  les  mains  des  plus  jeunes. 

Louis  Coûteux  marchait  en  dernier  avec  l'insigne  de 
l'ordre,  que  portait  aussi  le  chef  de  la  confrérie,  et  qui  se 
compose  d'un  grand  ruban  bleu  orné  de  la  statue  de  la 
Vierge  en  argent. 

Le  cortège,  après  avoir  traversé  la  ville,  entra  dans  l'é- 
glise de  Saint-Jacques,  où  le  tableau  fut  bientôt  placé  dans 
la  nef  de  Notre-Dume-de-Bon-Secours.  Les  neuf  matelots 
s'agenouillèrent. 

Cette  église,  dont  les  réparations  sont  maintenant  con- 
fiées à  M.  Lenormand,  architecte,  vient  de  voir  la  chapelle 
de  Notre-Danie-dc-Bon-Sccours  ornée  par  ses  soins  d'une 
charmante  boiserie  de  chêne  sculpté,  pareille  en  tout  point 
à  celle  de  l'église  d'Arqués.  La  partie  du  retable  sera  à  elle 
seule  une  draperie  dim  fort  riche  effet,  surtout  lorsqu'elle 
aura  reçu  le  luxe  ordinaire  des  dorures  usité  en  pareil  cas. 
La  chapelle  de  la  Vierge  avait  été  parée  comme  pour  un 
jour  de  fête,  et  cependant  cinq  malheureux  matelots  man- 
quaient à  ce  cortège  religieux.  Aussi  l'entrée  du  temple  of- 
frait-elle un  spectacle  rempli  d'une  véritable  mélancolie. 
Louis  Coûteux  marchait  le  front  baissé,  et  se  souvenant  de 
son  infortuné  capitaine.  Les  autres  marins  de  l'équipage, 
tous  vêtus  de  la  vareuse,  noire  comme  le  pantalon,  s'étaieut 
rangés  silencieusement  autour  de  l'ex-voto  pour  écouter 
l'allocution  du  curé  de  la  paroisse.  Ces  neuf  tètes,  marquées, 
un  mois  avant,  du  sceau  de  la  mort,  et  courbées  aux  pieds  de 
la  Vierge  des  miracles,  portaient  toutes  le  cachet  de  rudesse 
et  de  fermeté  commun  aux  marins  de  Dieppe,  le  plus  jeune 
excepté,  qui  avait  les  traits  fins,  les  cheveux  blonds  et  une 
pâleur  presque  délicate.  Dès  qu'ils  eurent  passé  le  seuil, 
l'orgue  épandil  ses  notes  tour  à  tour  gonflées  et  douces 
dans  le  temple  ;  il  avait  par  instants  la  majesté  lugubre  du 
Diesirœ,  cette  prose  terrible  du  Jour  des  iMorts,  et  la  sua- 
vité d'un  chant  divin  de  Pergolèse.  Plusieurs  ex-voto  figu- 
raient dans  la  chapelle,  les  uns  dans  le  style  simple  et  pu- 
rement biblique  des  ex-voto  d'autrefois,  d'autres  se  rap- 
prochantd'un  style  plus  moderne.  Ln  Fœude  nuit,  peint 
par  Jugelet,  attirait  surtout  les  regards.  Ce  vœu,  fait  à  peu 
de  distance  des  jetées  par  un  bateau  de  pêche  en  péril , 
datait  de  l'an  dernier,  et  notre  artiste  l'avait  également  légué 
en  cadeau  à  la  chapelle. 

Le  service  divin  se  poursuivit  au  milieu  des  canti(|ues 
composés  tout  exprès  en  l'honneur  de  Nolre-Dame-de-Bon- 
Secours,  et  dont  l'un  est  dû  à  M.  Andrade  ;  puis,  la  messe 
finie,  on  entonna  le  De  profundis  pour  les  naufragés. 

Ce  fut  là,  mon  ami,  l'instant  le  plus  solennel  et  le  plus 
touchant  de  cette  pieuse  cérémonie.  Jamais  je  n'oublierai 
la  contenance  de  Louis  Coûteux,  le  second  de  ce  malheu- 
reux bâtiment  ;  il  baissait  alors  les  yeux  sur  le  pavé  de  l'é- 
glise, mais  le  frémissement  de  tout  son  corps,  mais  ses  lar- 
mes furtives,  son  air  désolé,  sa  pose  recueillie,  tout  ne 
prouvait  que  trop  qu'il  entendait  encore  ce  terrible  et  der- 
nier cri  de  son  capitaine  qu'il  eût  tant  voulu  sauver: 
«  Louis!  Louis!  »  son  propre  nom  épelé  durant  la  nuit  de 
la  tempête. 

Une  quête  fut  faite  pour  la  famille  des  décédés,  quête, 
hélas  !  commandée  par  le  dénùment  de  ceux  qui  survivent; 
car,  en  ce  misérable  port  de  pêcheurs,  la  mort  arrive  rare- 
ment sans  ouvrir  la  porte  à  la  pauvreté,  et  ceux  qui  tombent 
ne  sont  pas  les  plus  à  plaindre. 

Pour  moi,  mon  cher  ami,  pendant  le  cours  de  cette  céré- 
monie, j'avoue  que  plus  d'une  fois  mes  regards  se  sont  re- 
portés vers  un  autre  deuil  et  un  autre  malheur,  celui  d'une 
famille  à  laquelle  il  m'a  toujours  semblé  que  nous  tenions 
tous  par  une  sorte  de  fraternité  sincère.  C'est  celle  de  notre 


196 


LECTURES  DU  SOIR. 


cher  Victor  Hugo,  dans  laquelle,  tout  récemment  encore, 
la  mort  vient  d'ou^Tir  trois  nouvelles  plaies,  sans  compter 
celle  que  lesjoiu-naux  annoncent  celte  quinzaine.  Mon  vœu 
le  plus  cher,  ainsi  que  le  vôtre,  j'en  suis  sûr,  eût  été  de 
nous  trouver  tous  deux  à  cet  autre  service  funèbre,  où  nul 
survivant  du  naufrage  n'est  apparu.  Mais  il  est  des  cœurs 
aimés  de  Dieu  que  le  Seigneur  récompense  plus  en  les  dé- 


liant de  la  terre  qu'en  les  condamnant  à  son  douloureuy 
exil.  La  place  de  ce  couple  jeune  et  pur  était  marquée  poui 
le  ciel,  celle  de  nos  marins  Test  pour  la  vie  de  cet  Océan, 
semée  de  rayons  dans  la  tempête  même,  et  que  la  croyance 
seule  du  génie  de  la  mer  personnifié  dans  Marie  peut  sou- 
tenir et  sauver. 

ROGER  DE  BEAUVOIR. 


La  Procession  sortant  de  l'atelier  de  M.  Jueelei. 


(FIN.  (I)) 


11  y  a  eu  un  instant  d'ébranlement  dans  la  colonne , 
fouettée  en  tête  par  la  mitraille  et  chargée  en  flanc  par  la 
cavalerie  ;  mais  enfin  la  voix  des  chefs  se  fait  entendre 
criant:  «Enfants,  l'Empereur  vous  regarde!  »  Alors  les 
rangs  se  sont  reformés,  un  mur  de  baïonnettes  s'est  abaissé 
Ters  cette  nuée  de  cavaliers ,  et  ce  sont  eux  à  leur  tour  qui 
s'arrêtent  étonnés  d'une  résistance  à  laquelle  ils  ne  s'altcn- 

(i)  Voir  le  ^^mf^o  de  mjrj,  page  \69. 


daient  pas.  Tout  à  coup  on  voit  briller  les  casques  des  dra- 
gons de  Latour-Maubourg,  qui  fondent  au  galop  sur  cette 
cavalerie.  L'ennemi  fuit  pour  ainsi  dire  l'épée  dans  les 
reins  ;  la  division  Marchand  se  dégage  de  ses  blesses,  fait 
un  à-gauche,  tourne  l'Aile,  profile  d'un  pli  de  terrain  pour 
se  reformer,  rencontre  la  division  Bisson  qui  s'avançait  de 
son  côté  en  faisant  une  conversion  à  gauche.  Les  neuf  ré- 
giments d  infanterie  qui  composent  les  deux  divisions,  et 


i 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


197 


qui  forment  un  total  de  iO  à  12,000  hommes ,  s'avancent 
dans  l'ordre  mince ,  afin  de  développer  tous  leurs  feux  et 
de  présenter  moins  de  profondeur  à  l'ennemi  sur  tout  le 
front  de  sa  ligne  de  bataille,  qui  s'étend  depuis  l'Aile,  où 
elle  appuie  sa  droite,  jusqu'au  ruisseau  du  moulin,  où  par- 
vient sa  gauche  ;  elle  jette  un  rideau  de  tirailleurs  qui  en- 
gagent une  fusillade  avec  les  tirailleurs  russes.  Pendant 
quelque  temps,  tout  se  passe  en  combats  partiels  entre  ces 
troupes  volantes;  mais  peu  à  peu  la  distance  qui  nous  sé- 
pare des  Russes  s'efface,  diminuée  par  la  marche  rapide 
de  nos  soldats.  Bientôt  ils  arrivent  au  sommet  d'un  plateau 
où  le  terrain  cesse  de  monter,  et  commencent  à  redescendre 
vers  l'Aile.  Alors  toute  l'armée  ennemie  leur  apparaît  :  de- 
vant eux  ils  ont  l'aile  gauche  russe,  c'est-à-dire  à  peu 
près  45  bataillons,  formant  23,000  hommes  avec  leurs  ré- 
serves massées  en  arrière ,  la  garde  russe  cachée  par  l'en- 
foncement du  terrain  près  de  l'étang,  et  dont  on  n'aperçoit 
que  les  baïonnettes,  qui  luisent  aux  derniers  rayons  du 
soleil;  enfin,  de  l'autre  côté  de  l'Aile,  la  i4«  division  for- 
mée en  colonne  par  bataillons,  et  composant,  avec  quelques 
escadrons  de  cavalerie,  la  grande  réserve.  A  leur  gauche, 
ils  ont  le  centre  et  l'aile  droite  de  l'ennemi,  traçant  une 
longue  ligne  depuis  le  ruisseau  du  moulin  jusqu'au  delà  du 
village  d'IIenrichsdorff,  et  se  composant  de  trois  divisions 
d'infanterie,  de  420  escadrons  et  de  12  régiments  de  Co- 
saques ,  en  tout,  60  à  70,000  hommes. 

Celte  masse  présentait  deux  aspects  bien  différents. 

Sa  gauche ,  qui  faisait  face  à  notre  droite,  était  immo- 
bile, silencieuse  et  l'arme  au  bras,  attendant  notre  attaque, 
tandis  que,  devant  elle,  deux  ou  trois  batteries  de  canon 
préludaient  au  combat  qui  allait  s'engager  en  nous  en- 
voyant leurs  bordées,  auxquelles  les  nôtres  ne  répondaient 
pas  encore.  Sa  droite,  au  contraire,  était  en  pleine  action, 
chargée  pour  la  douzième  ou  quinzième  fois  par  les  dra- 
gons de  Grouchy,  les  dragons  Bataves,  la  cavalerie  saxonne 
et  les  cuirassiers  de  Nansouty,  qui  redoublaient  à  cette 
heure  d'acharnement  sur  celte  masse  pour  diviser  ses  feux 
et  laisser  la  division  Ney  faire  son  œuvre.  On  voyait  les 
cuirassiers  et  les  carabiniers  charger  par  colonnes ,  res- 
plendissant au  soleil  comme  des  flots  d'acier,  disparaître 
tout  à  coup  dans  les  grands  seigles  qui  cachaient  presque 
entièrement  hommes  et  chevaux,  puis  reparaître  face  à  face 
avec  l'ennemi.  Alors  la  canonnade  et  la  fusillade  éclataient 
à  la  fois ,  les  obus  décrivaient  leurs  sombres  paraboles  de 
fumée  ;  puis  tout  à  coup  des  carrés  de  moissons  mûres 
s'enflammaient,  et  l'on  en  voyait  sortir  les  tirailleurs  fuyant 
à  toutes  jambes,  tandis  qu'on  entendait  les  cris  des  blessés 
qui  ne  pouvaient  les  suivre,  et  qu'en  un  instant  envelop- 
pait ce  rapide  incendie. 

Du  sommet  d'un  monticule  qui  dominait  cette  vaste  scène, 
Napoléon  en  suivait  tous  les  détails. 

Cependant  les  divisions  Marchand  et  Bisson  continuaient 
de  se  rapprocher,  et  un  feu  terrible  de  fusillade  et  d'artil- 
lerie venait  de  s'engager  sur  toute  la  ligne  :  les  deux  divi- 
^  fions  ne  s'en  approchaient  pas  moins  d'un  pas  ferme  et 
;  égal ,  s'arrêtant  pour  faire  feu ,  puis  rechargeant  tout  en 
marchant,  puis  s'arrêtant  pour  tirer  encore;  mais  au  mo- 
ment où  les  deux  masses  opposées  allaient  enfin  s'aborder» 
une  nouvelle  batterie  s'enflamme  de  l'autre  côté  de  l'Aile  ; 
c'est  celle  qui  a  déjà  plongé  sur  nous  et  qui  a  failli  mettre 
le  désordre  dans  nos  rangs  quand  nous  avons  rencontré  le 
coude  de  la  rivière  ;  elle  nous  prend  en  écharpe,  creusant 
dans  nos  colonnes  de  larges  sillons,  qui  se  referment  aus- 
sitôt. Ney ,  qui  est  au  premier  rang,  voit  tomber  ses  hommes 
par  centaines  ;  mais  il  ne  peut  rien  contre  celte  terrible 
\atteric ,  défendue  qu'elle  est  par  l'armée  russe,  par  la  ri- 


vière et  par  la  réserve;  c'est  donc  une  affaire  d'artillerie  à 
à  artillerie;  il  faut  éteindre  le  feu  par  le  feu.  il  court  à  sa 
gauche,  abritée  par  des  plis  de  terrain  et  par  conséquent 
moins  maltraitée  que  sa  droite,  lui  prend  son  artillerie, 
passe  avec  elle  au  grand  galop  sur  tout  le  front  de  sa  ligne, 
trouve  ses  canonniers,  déjà  trop  peu  nombreux,  diminués 
d'un  tiers;  tandis  que  sur  les  derrières  des  deux  divisions 
un  millier  de  blessés  se  détachent  des  rangs,  les  uns  cou- 
rant, les  autres  se  traînant  dans  la  plaine.  Enfin  les  pièces 
sont  mises  en  batterie  et  répondent  à  celles  de  l'ennemi. 
Ney  revient  prendre  la  tête  de  colonne  ;  chaque  régiment 
qui  l'a  vu  passer  se  croit  conduit  par  lui  ;  les  cris  de  :  «  En 
avant  !  en  avant  !  »  retentissent  sur  toute  la  ligne  ;  le  moment 
d'hésitation  a  disparu.  On  s'aborde  au  milieu  du  feu  de  la 
mousqueterie,  qui  bientôt  devient  si  continu  qu'un  nuage 
de  fumée  enveloppe  Français  et  ennemis,  et  que  tout  dis- 
paraît dans  ce  terrible  brouillard. 

Cependant  tout  est  disposé  pour  soutenir  la  division  de 
Ney,  si  audacieusement  poussée  en  avant.  4,000  hommes 
de  cavalerie  appartenant  à  cette  même  division  se  tiennent 
à  la  lisière  du  bois  et  voient  rouler  jusqu'aux  pieds  de  leurs 
chevaux  les  boulets  des  batteries  ennemies  ;  à  leur  gauche 
et  un  peu  en  arrière,  à  la  droite  de  la  route  d'Eylau,  le 
premier  corps,  c'est-à-dire  20,000  hommes,  composés  delà 
division  Dupont,  de  la  division  Lapeire,  de  la  division  Vil- 
late  et  des  dragons  Lahoussaie ,  se  massent  derrière  un 
mamelon,  qui  les  dérobe  entièrement  à  la  vue  et  aux  coups 
de  l'ennemi  ;  enfin  le  général  d'artillerie  Sénarmont  est 
prêt  à  se  porter  eu  avant  avec  ses  36  pièces  partout  où  be- 
soin sera. 

Tout  à  coup,  du  nuage  qui  enveloppe  les  combattants  et 
qui  commence  à  s'élever,  on  voit  sortir  et  se  retirer  en 
arrière  un  plus  grand  nombre  de  blessés;  la  crépitation  de 
la  fusillade  devient  plus  vive,  il  semble  que  cette  marée 
d'hommes,  qui  a  monté  vers  l'ennemi  comme  vers  un  ri- 
vage ,  commence  à  reculer  en  vagues  désordonnées  ;  c'est 
la  garde  impériale  russe  qui  a  chargé ,  et  devant  laquelle 
les  deux  divisions  de  Ney,  écrasées  par  les  boulets  et  par 
la  mousqueterie ,  est  forcée  de  faire  un  pas  en  arrière. 

Aussitôt  la  division  Dupont,  forte  de  7,000  hommes , 
s'avance  à  son  tour  et  marche  au  pas  charge.  A  mesure 
qu'elle  approche,  elle  voit  le  désordre  devenir  plus  grand  ; 
c'est  la  cavalerie  russe  qui  vient  de  plonger  dans  les  rangs 
déchirés  de  la  division  Marchand  ;  deux  ou  trois  régiments, 
culbutés  du  choc,  tourbillonnent  sur  eux-mêmes  par  un 
mouvement  insensé.  Le  général  Marchand  se  jette  au  mi- 
lieu d'eux ,  appelant  les  officiers  par  leur  nom  ,  conjurant 
les  soldats  au  nom  de  leur  gloire  ;  mais  sa  voix  se  perd  dans 
le  bruit  et  le  désordre.  Bientôt  la  même  terreur  s'étend  à 
la  division  Bisson  ;  un  aide  de  camp  de  l'Empereur,  le  gé- 
néral Mouton,  arrive  alors  au  galop  sur  le  front  de  la  divi- 
sion Dupont: 

—  En  avant?  en  avant!  crie-t-il,  au  nom  de  l'Empereur, 
et  tenez  ferme  contre  la  cavalerie. 

Alors  la  division  Dupont  s'élance  en  colonnes  :  toute  la 
ligne  qu'occupaient  les  deux  divisions  Bisson  et  Ney  est 
rompue  par  le  milieu  ;  aux  deux  angles  seulement  quatre 
régiments  ont  tenu  ferme,  se  sont  réunis  en  carrés,  et  tien- 
nent comme  des  forteresses  vivantes,  sans  que  ni  fusillade, 
ni  artillerie,  ni  charges  de  cavalerie  puissent  les  faire 
bouger  de  l'endroit  où  elles  semblent  avoir  pris  racine.  Le 
général  Dupont  se  met  à  la  tête  de  sa  division  ,  le  général 
BaiTois  le  suit,  tous  deux  s'élancent  au-devant  de  cette 
brèche  comme  une  double  muraille  de  fer,  ouvrant  l'in- 
tervalle de  ses  colonnes  aux  fuyards,  qui  s'écoulent  comme 
l'eau  dans  le  lit  d'une  rivière.  Les  bruits  les  plus  terribles 


198 


LECTURES  DU  SOIR. 


circulent  :  on  dit  le  maréchal  Ney  tué,  le  général  Marchand 
blessé,  et  enfin  on  voit  le  géairal  Bisson,  que  Ton  reconnaît 
à  sa  stature  de  géant,  entraîné  par  ses  soldats,  à  pied,  car 
ses  deux  chevaux  ont  été  tués,  et,  un  fusil  à  la  main,  qu'il 
tient  par  le  canon,  et  dont  il  frappe  comme  avec  une  mas- 
suc,  afin  de  défendre  le  porte-aigle  d'un  des  régiments  qui 
n'a  que  le  temps,  pour  ne  pas  être  pris  par  une  vingtaine 
de  cavaliers  qui  le  poursuivent,  de  se  jeter  dans  les  pre- 
miers rangs  de  Dupont,  sur  lesquels  la  cavalerie  ennemie 
vient  se  ruer  avec  tant  de  force  que  les  baïonnettes  et 
les  sabres  se  croisent,  et  que  quelques  cavaliers  pénètrent 
jusqu'aux  batteries  qui  roulent  dans  l'intervalle  des  colon- 
nes. 11  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre,  il  faut  que  l'artillerie 
balaye  tout  cela.  Le  mot  halle  retentit  sur  toute  la  ligne  ; 
les  canons  seuls  continuent  d'avancer  quelques  pas,  puis  ils 
s'arrêtent  à  leur  tour.  Feu:  crie  d'une  voix  tonnante  le 
capitaine  Ricci  ;  au  même  instant  vingt  pièces  éclatent  à 
la  fois,  couvrant  la  plaine  d'un  réseau  de  feu  et  d'un  voile 
de  fumée,  au  milieu  desquels  on  voit  confusément  rouler, 
se  tordre  et  se  débattre  hommes  et  chevaux;  la  décharge  a 
été  terrible.  L'ennemi  s'arrête,  en  ce  moment  les  dragons 
de  Latour-Maubourg  tombent  sur  lui  ;  il  recule,  pressé  en 
tête  par  notre  artillerie  et  en  flanc  par  les  dragons;  puis, 
au  moment  où  il  repasse  entre  les  deux  carrés ,  les  deux 
carréss'enflamment  à  leurtour;300  hommes  tombent  de 
cette  seule  décharge,  tués  ou  blessés.  Plus  de  1,300  ca- 
davres jonchent  les  400  toises  qu'ils  viennent  de  parcou- 
rir, tour  à  tour  vainqueurs  et  vaincus.  Le  combat  est  ré- 
tabli, la  division  Dupont,  soutenue  par  la  brigade  Barrois, 
s'avance  ferme  et  menaçante,  tandis  que  derrière  elle  Ney, 
qu'on  a  cru  mort.  Marchand,  qu'on  a  cru  blessé,  et  Bisson 
qu'on  a  cru  pris,  reforment  en  colonnes  les  débris  de  leurs 
deux  divisions. 

Dans  ce  moment,  le  général  Sénarmont  arrive  au  galop  ; 
il  vient  prendre  la  direction  de  la  batterie  d'artillerie  du  gé- 
néral Dupont,  Une  partie  des  chevaux  qui  traînent  les 
pièces  ont  été  tués,  mais  il  trouve  les  sous-officiers  met- 
tant pied  à  terre  et  attelant  de  leurs  propres  mains  les 
chevaux  aux  canons. 

—  Bravo  !  crie  le  général ,  c'est  manœuvrer  comme  au 
polygone. 

—  Oui ,  répondit  l'un  d'eux ,  mais  voyez  combien  les 
Russes  ont  de  pièces  à  droite  de  nous  et  vis-à-vis  de  nous. 

Au  même  instant  une  double  décharge  part ,  et  couvre 
artilleurs,  chevaux ,  pièces  et  général  d'une  grêle  de  bis- 
caïens  et  de  boulets. 

—  Ce  n'est  rien ,  dit  le  général  Sénarmont,  ce  n'est  rien  ; 
tenez  bon,  et  dans  un  instant  je  vous  amène  du  renfort. 

En  effet,  il  remet  son  cheval  au  galop,  court  au  général 
Victor,  qui  commande  le  premier  corps,  dont  est  la  divi- 
sion Dupont. 

—  Général ,  lui  dit-il ,  je  vous  demande  tous  vos  canons 
à  rmslanl  même;  ce  n'est  pas  ici  le  moment  d'éparpiller 
nos  pièces  en  petues  batteries,  mais  en  une  seule,  une  bat- 
terie de  siège  qui  puisse  me  faire  une  brèche  dans  celte 
muraille  d'hommes. 

Victor  répond  par  ce  seul  mot  ; 

—  Prenez. 

Sénarmont  remet  son  chapeau  sur  sa  tête,  repart  au 
galop,  emmène  tous  les  canons  avec  lui,  malgré  les  obser- 
vations des  généraux  de  division ,  qu'il  fait  taire  en  ar- 
guant d'un  ordre  supérieur,  ramène  IG  pièces,  forme 
deux  batteries  de  lu  bouches  à  feu  chacune,  avec  0  autres 
de  réserve,  les  met  au  galop,  gagne  le  mamelon  qui  abrite 
les  trois  autres  divisions  du  premier  corps  ,  les  met  en  po- 
sition en  un  dm  d'œil,  et,  distant  de  200  toises  à  peine  de 


l'ennemi,  commence  à  tonner  sur  lui  dans  trois  directions. 
La  première  va  éteindre  la  batterie  qui  est  de  l'autre  côte 
de  l'Aile  et  qui,  deux  fois  de  suite,  a  fait  tant  de  mal  à  la 
division  Marchand  ;  la  seconde  riposte  aux  batteries  par- 
tielles que  les  Russes  établissent  sur  leur  flanc  ;  la  troi- 
sième plonge  sur  leur  centre,  qu'elle  prend  en  écharpe, 
et  dans  lequel  elle  fait  de  si  cruelles  trouées  que  toute 
notre  ligne,  en  voyant  les  sillons  qu'elle  creuse,  jette  de 
grands  cris  et  demande,  tout  écrasée,  toute  sanglante, 
toute  mutilée  qu'elle  est  elle-même  par  cette  journée  et 
par  les  journées  précédentes,  à  marcher  à  l'ennemi.  Alors 
le  combat,  un  instant  amorti,  se  rengage;  Oudinot,  qui 
est  sur  pied  depuis  trois  heures,  se  remet  à  la  tête  de  ses 
grenadiers  ;  Verdier,  qui  se  bat  depuis  trois  joiu"s,  repreml 
l'olTensive  avec  ses  troupes  décimées  ;  le  2«  léger,  qui  de- 
puis le  matin  se  bat,  se  retrouve  le  soir  en  tirailleurs  et 
rengage  le  feu  comme  s'il  arrivait  tout  frais  sur  le  champ 
de  bataille. 

Toute  l'armée  nisse  est  engagée,  et  l'Empereur  a  encore 
près  de  50,000  hommes  qui  n'ont  pas  donné. 

Sénarmont  voit  refl"et  terrible  de  sa  batterie  et  s'exalte 
à  cette  vue.  Au  bout  de  cinq  ou  six  salves,  il  se  lasse  de 
canonner  ainsi  l'ennemi  de  loin  et  à  boulets;  il  met  ses 
batteries  au  galop,  s'approche  de  100  toises  de  l'ennemi  et 
ordonne  de  tirer  à  mitraille.  Napoléon,  qui  suit  chaque 
détail  de  l'œil,  voit  son  artillerie  s'avancer  au  galop  et  se 
mettre  en  position  presque  à  portée  de  fusil  de  l'ennemi. 
Aussitôt  il  ordonne  aux  quatre  régiments  de  dragons  de 
La  Houssaie  et  à  un  bataillon  de  la  brigade  du  général 
Freyre  de  s'avancer  pour  la  soutenir  ;  de  plus,  il  envoie 
Mouton  demander  à  Sénarmont  d'où  vient  qu'il  s'aventure 
ainsi. 

—  Laissez-moi  faire ,  dit  le  général ,  et  je  réponds  de 
tout. 

Mouton  rapporte  celle  réponse  ;  mais  dans  l'intervalle 
de  son  retour,  Sénarmont  a  eu  le  temps  de  faire  feu.  Na- 
poléon a  vu  l'elTet  terrible  qu'a  produit  celte  nouvelle  bor- 
dée; aussi,  lorsque  Mouton  lui  rapporte  la  réponse  qu'il  a 
reçue. 

—  Bien,  bien,  dit  Napoléon  en  souriant,  mes  artilleurs 
sont  de  mauvaises  têtes ,  il  faut  les  laisser  faire. 

Puis,  pour  mieux  voir,  il  met  son  cheval  au  galop ,  se 
rapproche  de  300  pas  du  champ  de  bataille  et  se  place  sur 
un  mamelon  au  pied  duquel  est  rangée  la  brigade  du  gé- 
néral Lapeyre;  en  ce  moment  un  obus  passe  en  sifflant 
au-dessus  des  derniers  rangs  de  celte  brigade  et  va  s'en- 
terrer à  dix  pas  de  l'Empereur.  Quelques  soldats,  dont  il 
a  frisé  les  baïonnettes,  se  sont  baissés  par  un  mouvement 
involontaire.  Napoléon  se  tourne  vers  eux,  les  regarde 
lixement  ;  puis,  s'adressant  à  celui  d'entre  eux  qui  est  le 
plus  près  de  lui  : 

—  Tu  l'enfoncerais  dans  une  cave,  lui  dit-il,  que  l'obus 
t'atteindrait  tout  de  même  s'il  t'était  destiné  ! 

A  ces  mots,  la  brigade  entière  tressaille,  frappée  par  ces 
paroles  moitié  railleuses ,  moitié  méprisantes  ;  il  semble 
que  tous  sont  responsables  du  mouvement  de  crainte  qui 
est  échappé  à  quelques-uns  ;  pas  une  voix  ne  répond  à  la 
voix  du  chef.  Napoléon  reconnaît  ii  ce  silence  de  honte 
qu'il  a  été  trop  loin;  alors  il  s'approche  d'un  de  ceux  qui 
se  sont  baissés  et  lui  demande  sa  gourde  :  le  fiintassin  la 
lui  présente  en  tremblant.  Napoléon  avale  quelques  gorgées 
du  liquide  qu'elle  contient,  puis  la  rendant  au  soldat  : 

—  Diable,  dit-il,  de  Teau-de-vie  do  France!  on  t'a  traité 
en  grand  seigneur. 

Aussitôt,  à  celte  familiarité,  à  laquelle  pas  un  seul 
liomme  ne  s'est  mépris,  lous  demandent  d'une  seule  voix 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


199 


à  marcher  à  l'ennemi ,  et  toutes  ces  voix  éclatent  en  un 
seul  :  «Vive  l'empereur!  » 

Pendant  ce  temps,  le  combat  a  marché,  l'artillerie,  la 
fusillade  et  la  baïonnette  ont  fait  leur  œuvre;  la  garde 
russe  a  fléchi,  et  comme  elle  ne  peut  faire  un  pas  en  arrière 
sans  être  précipitée  dans  l'Aile,  elle  a  reculé  en  pivotant 
sur  sa  droite;  et,  se  brisant  aux  deux  tiers  de  sa  lon- 
gueur, elle  nous  présente  maintenant  un  angle  aigu,  dis- 
l)Osilion  qui,  en  entassant  les  hommes  les  uns  sur  les  au- 
tres, -leur  laisse  la  liberté  du  mouvement.  Pendant  ce 
temps ,  Ney,  avec  celte  activité  surhumaine  que  lui  donne 
un  jour  de  bataille,  son  courage  de  lion,  a  rallié  les  divi- 
sions Bisson  et  Marchand  et  les  ramène  au  combat  ;  tan- 
dis que  Sénarmont,  dont  le  succès  accroît  l'audace,  enlève 
de  nouveau  ses  pièces,  va  les  mettre  à  60  toises  de  l'en- 
nemi, et  là,  à  portée  de  fusil,  commence  sur  cette  masse 
un  effroyable  feu  de  mitraille  qui  prend  l'aile  droite  et  l'aile 
gauche  en  écharpe,  et  l'angle  de  front. 

Alors  les  Russes  voient  qu'ils  sont  perdus  s'ils  n'étei- 
gnent à  l'instant  même  ce  volcan  qui  les  dévore;  ils  ras- 
semblent tout  ce  qu'ils  ont  de  cavalerie  sous  la  main,  en 
font  une  seule  masse  qu'ils  lancent  au  galop  sur  cette  ter- 
rible batterie.  Sénarmont  voit  arriver  la  tempête ,  change 
ses  pièces  de  direction,  fait  converger  tous  ses  feux  sur  un 
seul  point;  puis,  quand  ce  tourbillon  d'hommes  et  de  che- 
vaux n'est  plus  qu'à  cent  pas  de  lui,  56  pièces  éclatent  à 
la  fois  et  d'un  seul  coup.  Alors  la  cavalerie  tout  entière 
tombe  brisée,  broyée,  anéantie,  pareille  à  une  trombe  qui 
s'évanouit  et  disparait;  deux  ou  trois  cents  hommes  seu- 
lement, les  uns  à  cheval,  les  autres  démontés ,  rejoignent 
leurs  compagnons,  dont  les  rangs  s'ouvrent  pour  les  re- 
cueillir ;  puis  l'impassible  batterie  reprend  sa  direction  pre- 
mière. Les  masses  ennemies ,  qui  ne  lui  opposent  plus 
qu'une  résistance  d'inertie,  s'éclaircissent,  se  déchirent,  se 
referment,  remplacées  par  d'autres  que  l'inflexible  mitraille 
dévore  encore;  enfin  les  deux  fronts  qui  nous  sont  opposés 
s'écroulent  comme  deux  murailles  ;  l'un  est  jeté  à  gauche, 
dans  le  ravin  du  ruisseau,  l'autre  dans  l'avenue  d'Eylau ,  en 
avant  de  Friedland.  En  trois  heures,  les  56  pièces  d'artille- 
rie qui  viennent  de  décider  du  gain  de  la  journée  ont  tiré 
5,600  coups  de  canon,  dont  les  400  derniers  à  mitraille. 

Le  plan  de  Napoléon  avait  réussi  ;  l'aile  gauche  des  Rus- 
ses était  enfoncée  et  se  relirait  en  désordre,  poursuivie  par 
Ney  et  Dupont,  qui  entraient  avec  elle  à  Friedland  ;  mais, 
arrivés  à  l'autre  côlé  de  la  ville,  nos  soldats  se  trouvent  à 
leur  tour  sous  le  feu  de  120  pièces  de  canon  ,  disposées 
en  batterie  au  delà  de  la  rivière.  Alors  des  prodiges  de 
courage  éclatent;  nos  soldats  se  mêlent  tellement  à  cette 
masse,  que  les  artilleurs  russes  ne  peuvent  plus  distin- 
guer les  amis  des  ennemis.  Mais  les  cartouches  manquent, 
et  il  faut  reculer  ;  on  n'entend  par  toute  la  ligne  que  ce 
cri  :  «  Des  munitions  !  des  munitions  !  »  Un  seul  régi- 
ment a  encore  vingt-cinq  à  trente  cartouches  par  hom- 
me, Ney  le  lance  au  pas  de  course  sur  l'ennemi  ;  son  colo- 
nel ,  d'Alton ,  se  met  alors  à  sa  tête,  le  forme  en  colonne,  et 
fait  battre  la  charge. 

Tout  à  coup  un  obus  éclate  au  milieu  de  son  premier 
rang,  lue  et  blesse  tous  les  tambours ,  à  l'exception  d'un 
seul  dont  il  a  brisé  la  caisse  ;  le  tambour  ramasse  celle  d'un 
camarade  mort,  continue  de  battre,  et  le  régiment  aborde 
l'ennemi. 

Pendant  ce  temps,  les  Russes  ont  fait  repasser  leur  ma- 
tériel ,  et  ont  commencé  de  repasser  eux-mêmes  par  les 
quatre  ponts  jetés  sur  l'Aile;  grâce  à  une  admirable  disci- 
pline, ce  passage,  où  toute  autre  armée  eût  élé  anéantie, 
s'opère  sans  trop  de  désordre  et  de  confusion;  puis ,  lors- 


que Bennmgsen  voit  ses  derniers  régiments  prêts  à  franchir 
cette  barrière  qui  va  enfin  le  séparer  de  nous,  il  ordonne  de 
mettre  le  feu  aux  matières  combustibles  qui  garnissent  les 
ponts  ;  tous  quatre  s'enflamment  aussitôt ,  et  nos  soldats, 
arrêtés  sur  le  bord ,  voient  bientôt  flotter  sur  la  rivière 
les  voûtes  qui  les  avaient  soutenus.  Un  tiers  de  l'armée 
russe  est  en  sûreté. 

Mais  les  deux  autres  tiers  restent  encore;  le  centre  et  la 
droite  sont  toujours  là  :  42,000  hommes  continuent  de 
combattre  et  de  se  croire  vainqueurs ,  tandis  qu'ils  n'ont 
plus  de  retraite ,  que  l'armée  française  les  presse  de  front 
et  sur  les  flancs  comme  une  vaste  muraille,  et  que  l'Aile  les 
attend  par  derrière  pour  les  engloutir.  C'est  ce  qu'a  voulu 
Napoléon  ;  c'est  pour  cela  qu'il  a  ralenti  ses  attaques  sur  la 
droite  elle  centre  de  l'ennemi,  en  concentrant  tous  ses  ef- 
forts sur  sa  gauche;  cette  gauche,  c'était  sa  victime!  ce 
centre  et  celte  droite,  c'était  sa  proie  ! 

Alors  les  ordres  partent  de  tous  côtés  ;  les  aides  de  camp 
se  croisent  au  milieu  des  feux.  Ney  et  Dupont,  qui  en  ont 
fini  avec  la  gauche,  se  retournent  sur  le  centre  qu'ils  atta- 
quent de  front,  lui  barrant  le  chemin  avec  leurs  batteries  ; 
Lannes  et  Mortier  le  foudroient  de  face  ;  Grouchy  et  Nan- 
souly  rassemblent  dragons  et  cuirassiers  pour  un  dernier 
en"ort.  Napoléon  lance  les  13,000  hommes  qui  n'ont  point 
encore  donné,  et  fait  avancer  sa  garde,  qui  vient,  l'arme  au 
bras  et  toute  frémissante  d'être  restée  ainsi  inactive,  re- 
prendre la  place  que  les  divisions  LapejTe  et  Yillate  vien- 
nent de  quitter. 

Tout  se  rengage  ;  tout  se  renflamme ,  comme  si  au 
lieu  d'être  à  la  fin  de  cette  laborieuse  et  sanglante  journée, 
on  se  mettait  seulement  à  l'œuvre.  Alors  Gortschakoff  ap- 
prend le  désastre  de  son  aile  gauche,  et  comprend  la  posi- 
tion où  il  se  trouve  ;  il  forme  ses  troupes  en  carré ,  ache- 
mine tout  son  matériel  sur  le  gué  de  Kloschenen ,  et 
s'apprête,  pendant  que  ses  canons  et  ses  bagages  passent 
la  rivière,  à  défendre  le  terrain  jusqu'à  ce  que  la  nuit,  la 
seule  alliée  sur  laquelle  il  compte,  arrive  à  son  secours. 
C'est  alors  qu'éclatent ,  de  part  et  d'autre,  chez  nous  des 
miracles  de  valeur,  chez  l'ennemi  des  prodiges  de  con- 
stance ;  les  carrés  de  Gortschakoff  sont  attaqués  tout  en- 
semble avec  l'arlillerie,  la  cavalerie  et  l'infanterie  :  l'artille- 
rie les  foudroie ,  la  cavalerie  les  poignarde,  l'infanterie  les 
fusille  ;  les  carrés  se  démolissent  et  se  reforment  pour  se 
démolir  encore;  on  dirait  des  murailles  vivantes  où  les 
pierres  viennent  se  replacer  d'elles-mêmes:  enfin  l'Empe- 
reur ordonne  d'attaquer  à  la  mousqueterie  et  à  la  baïon- 
nette. Tout  s'ébranle  à  la  fois;  les  ligues  se  resserrent;  les 
Russes  sont  culbutés,  ils  reculent,  enfin  ils  fuient:  mais 
l'Aile  est  là  profonde,  sombre,  inexorable  ;  l'armée  s'y  préci- 
pite, s'y  débat,  la  comble;  une  digue  de  morts  arrête  son 
cours ,  et  l'on  voit  bouillonner  l'eau  en  passant  au-dessus 
d'elle  (1). 

Une  seule  division  échappe  à  ce  désastre  en  crevant  à 
l'extrémité  de  l'aile  droite  le  réseau  qui  l'enveloppe  ;  c'est 
la  division  Lambert,  celle  qui  se  dirige  à  l'est  et  se  relire 
parla  rive  gauche  de  l'Aile,  en  suivant  la  route  d'Allehi- 
bourg  à  Whelau.  On  lâche  à  sa  poursuite  les  dragons 
d'Arrighi,  qui  nous  appartiennent,  et  les  cuirassiers 
saxons;  l'armée  les  voit  passer  dans  le  crépuscule  qui  com- 
mence à  envelopper  toute  cette  scène,  ayant  peine  à  diri- 
ger leurs  chevaux  sur  le  champ  de  bataille,  trempé  de  sang, 
jonché  de  morts  et  encombré  de  débris  ;  dix  minutes 

(0  (c  Quand  j'arrivai  sur  les  bords  de  la  rivière,  une  foule  innom- 
brable s'y  débattait  sans  pouvoir  en  sortir  ;  dans  retendue  d'une  de- 
mi-lieue, elle  fut  ainsi  comblée  de  cadavres,  et  les  eaux,  arrêtées,  dé- 
bordaient de  leur  lit. 


200 


LECTURES  DU  SOIR. 


après,  l'horizon  s'enflamme  du  côté  par  lequel  a  disparu  la 
division  Lambert,  50  pièces  de  canon  qui  protègent  sa  re- 
traite tonnent  à  la  fois.  On  voit  revenir  en  désordre  dra- 
gons et  cuirassiers  chargés  par  les  débris  de  la  cavalerie 
russe,  quatre  fois  plus  nombreux  qu'eux.  On  croit  que 
l'ennemi  revient  à  la  charge.  Le  soldat  qui,  après  1  i  heu- 
res de  combat,  croyait  enlin  la  journée  finie,  reprend  ses 
armes;  Ney  ramasse  ce  qu'il  trouve  de  tambours,  fait  bat- 
tre la  charge,  se  met  dans  les  rangs  d'un  lambeau  du  2« 
léger,  qu'il  retrouve  encore  combattant,  et  se  porte  au  se- 
cours des  dragons  et  des  cuirassiers  ;  mais  c'est  le  dernier 
effort  de  l'ennemi  ;  c'est  l'agonie  du  lion.  Un  coup  de  ca- 
non se  fait  encore  entendre  à  leur  arrière-garde  :  c'est  le 
soupir  suprême  de  70,000  hommes. 

Comme  à  Marengo,  le  résultat  fut  suprême  et  définitif. 
Les  Russes  furent  écrasés.  Alexandre  laissa 60,000  hom- 
mes couchés  sur  le  champ  de  bataille,  noyés  dans  l'Aile 
ou  prisonniers  ;  120  pièces  de  canon  et  2d  drapeaux  fu- 
rent les  trophées  de  la  victoire,  et  les  débris  de  l'armée 
vaincue,  n'espérant  pas  même  résister,  coururent  se  met- 
tre à  couvert  en  passant  la  Prige  et  en  détruisant  tous  les 
ponts. 

Malgré  cette  précaution,  les  Français  passèrent  la  rivière 
le  16,  et  marchèrent  aussitôt  sur  le  Niémen,  dernière  bar- 
rière qui  restât  à  franchir  à  Napoléon  pour  porter  la  guerre 
sur  le  territoire  même  de  l'empereur  de  Russie.  Alors  le 
czar  s'effraye,  le  prestige  des  séductions  britanniques  s'é- 
vanouit ;  il  est  dans  la  même  position  qu'après  Austerlitz; 
sans  espoir  de  recevoir  du  secours,  il  prend  la  résolution 
de  s'humilier  une  seconde  fois.  Cette  paix  qu'il  a  refusée  si 
opiniâtrement  et  dont  il  pouvait  dicter  les  articles  ,  il  vient 
la  demander  lui-même  et  recevoir  les  conditions  de  son 
vainqueur.  Le  21  juin,  un  armistice  est  signé,  le  22  la  pro- 
clamation suivante  est  mise  à  l'ordre  de  l'armée  : 

€  Soldats, 

«  Le  5  juin  nous  avons  été  attaqués  dans  nos  cantonne- 
ments par  l'armée  russe  ;  l'ennemi  s'est  mépris  sur  les 
causes  de  notre  inactivité;  il  s'est  aperçu  trop  tard  que 
notre  repos  est  celui  du  lion  :  il  se  repent  de  1  avoir  ou- 
blié. 

«  Dans  les  journées  de  Gunstadt,  d'IIeilsberg,  dans  celle 
à  jamais  mémorable  de  Friediand ,  dans  dix  jours  de  cam- 
pagne enfin,  nous  avons  pris  120  pièces  de  canon,  70  dra- 
peaux, tué,  blessé  ou  fait  prisonniers  00,000  Russes,  en- 
levé à  l'armée  ennemie  tous  ses  magasins,  ses  hôpitaux, 
ses  ambulances,  la  place  de  Kœnisbcrg,  les  bâtiments  qui 
étaient  dans  son  port  chargés  de  toute  espèce  de  munitions, 
160,000  fusils  que  rAnglelcrrc  envoyait  pour  armer  nos 
ennemis. 


«  Des  bords  de  la  Vistule  nous  sommes  arrivés  à  ceux 
du  Niémen  avec  la  rapidité  de  l'aigle.  Vous  célébrâtes  à 
Austerlitz  l'anniversaire  de  mon  couronnement;  vous  avez 
cette  année  dignement  célébré  celui  de  Marengo,  qui  mit 
fin  à  la  deuxième  guerre  de  la  coalition.  Français ,  vous 
avez  été  dignes  de  vous  et  de  moi.  Vous  rentrerez  en  France 
couverts  de  tous  vos  lauriers,  et  après  avoir  obtenu  une 
paix  qui  porte  avec  elle  la  garantie  de  sa  durée  :  il  est  temps 
que  notre  patrie  vive  en  repos  à  l'abri  de  la  maligne  in- 
fluence de  l'Angleterre.  Mes  bienfaits  vous  prouveront  ma 
reconnaissance  et  toute  l'étendue  de  l'amour  que  je  vous 
porte.  » 

Dans  la  journée  du  24  juin,  le  général  d'artdlerie  Lari- 
boissière  fit  établir  sur  le  Niémen  un  radeau,  et  sur  ce  ra- 
deau un  pavillon  destiné  à  recevoir  les  deux  empereurs  : 
chacun  devait  s'y  rendre  en  parlant  de  la  rive  qu'il  occu- 
pait. 

Le  2o,  à  une  heure  de  l'après-midi ,  l'empereur  Napo- 
léon, accompagné  du  grand-duc  de  Berg,  des  maréchaux 
Berlhier  et  Bessières,  du  général  Duroc  et  du  grand-écuyer 
Caulaincourl,  quitta  la  rive  gauche  du  fleuve  pour  se  rendre 
au  pavillon  préparé.  En  même  temps,  l'empereur  Alexan- 
dre, accompagne  du  grand-duc  Constantin,  du  général  en 
chef  Benningsen,  du  prince  Habanoff,  du  général  Ouwa- 
roff,  et  de  l'aide  de  camp  général  comte  de  Liéven,  quitta 
la  rive  droite. 

Les  deux  bateaux  arrivèrent  eu  même  temps.  En  met- 
tant le  pied  sur  le  radeau ,  les  deux  empereurs  s'embras- 
sèrent. 

Cet  embrassement  était  le  prélude  de  la  paix  de  Tilsit, 
qui  fut  signée  le  9  juillet  1807.  La  Prusse  paya  les  frais  de 
la  guerre  :  les  royaumes  de  Saxe  et  de  'Westphalie  furent 
érigés  comme  deux  forteresses  pour  la  surveiller.  Alexandre 
et  Frédéric-Guillaume  reconnurent  solennellement  Joseph, 
Louis  et  Guillaume  comme  leurs  frères.  Bonaparte ,  pre- 
mier consul,  avait  créé  des  républiques;  Napoléon,  empe- 
reur, les  changeait  en  fiefs.  Héritier  de  trois  dynasties  qui 
avaient  régné  sur  la  France ,  il  voulut  augmenter  encore 
la  succession  de  Charlemagne,  et  l'Europe  fut  forcée  de  le 
regarder  faire. 

Le  27  juillet  de  la  même  année,  après  avoir  terminé  cette 
splendide  campagne  par  un  trait  de  clémence ,  Napoléon 
était  de  retour  à  Paris,  n'ayant  plus  d'ennemi  que  l'An- 
gleterre, sanglante  et  blessée  il  est  vrai  de  la  défaite  de  ses 
alliés,  mais  toujours  constante  dans  sa  haine,  mais  toujours 
debout  aux  deux  extrémités  du  continent,  en  Suède  et  en 
Portugal. 

Alexanphe  DUMAS. 


I 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


201 


SOXrWMMIRB  SS  I^^  I^03fflSABSZS. 


IL  PALAZZO  DEL  DIAVOLO. 

(CUROM'JLE  DU  DIXIÈME  SIÈCLE.) 


LES   PLAIDS   Df   ROï.MME. 

Par  une  belle  journée  d'élé  de  l'an  de  grâce  931,  une 
Itrillante  cavalcade,  sortie  de  Plaisance  à  la  pointe  du  jour, 
s'acheminait  au  petit  trot  vers  Pavie  pour  assister  aux 
jtlaids  du  royaume,  convoqués  par  Olhon  le  Grand,  roi  de 
Germanie. 

En  tête  de  la  troupe  marchaient  douze  envoyés  de  ce  roi . 
Ils  revenaient  de  la  forteresse  de  Canossa  (1),  où  ils  avaient 
clé  délivrer  d'un  long  siège  la  reine  Isabelle,  veuve  de  Lo- 

(i)  Cbâieau  célèbre,  apparienaol  à  la  famille  de  la  fameuse  cotniesse 
MaUiilde  qui  y  recul  l'empereur  Henri  IV  el  le  pape  Grégoire  VII, 
dans  l'espoir  de  les  réconcilier.  Après  la  mon  de  la  comlesse,  la  fa- 
mille Canossa  fui  investie  de  ce  châlcau  cl  de  quatre  auires  qui  »  fu- 
reol  adjoints. 

AVRIL   1844. 


thaire,  fds  de  Hugues,  roi  des  Lombards.  Celte  noble  vic- 
time de  l'ambilion  de  Bérenger,  administrateur-général  du 
royaume,  puis  roi,  chevauchait  au  milieu  d'eux,  entre  Al- 
tone,  son  plus  zélé  défenseur,  et  l'évèque  de  Pavie. 

Venaient  ensuite  les  comtes  ,  ducs  et  marquis  de  plu- 
sieurs diocèses,  suivis  de  leurs  écuyers,  puis  leurs  an- 
manni  (1)  et  leurs  hommes  de  masnada  (2),  qui  fermaient 
le  cortège. 

(0.4n'»naHHi,  de  l'allemand  Heermaiine,  hommes  d'armées.  C'étaient 
des  agriculteurs  de  condition  libre  qui,  avec  les  leurs,  culiivaicnl  les 
terres  de  quelque  seigneur,  sans  être  soumis  pour  cela  à  aucune  ser- 
vitude humiliante.  Au  contraire,  ils  tiaienl  les  seuls  liabiUnts  des 
campagnes  qui  fussent  obligés  d'assister  aux  plaiJsdcs  comtes,  et  ils 
suivaient  leur  seigneur  dans  loutc»  les  batailles.  Vojcz  Muralori,  Aiii. 
liai.,  Diss.  XIII,  I.  /,  p.  715. 

(2}  Uomrocs  de  masnada,   de  massent,  Ticux  root  leulooiquc  qui 

—  26  —  O.NZIÈME  VOLUME. 


202 


LECTURES  DU  SOIR. 


Tous  les  gentilshommes  portaient  heaume,  cuirasse, 
brassards,  cuissards,  jambières,  épée  et  lance,  le  tout  fourbi 
et  luisant,  plus  ou  moins  orné  d'incrustations  d'or. 

Les  arimanni  et  les  hommes  de  masnada  étaient  revêtus 
d'un  collier,  d'une  cuirasse,  d'un  casque,  de  bottines  de 
fer,  et  armés  de  lance,  d'épce,  de  poignard,  de  francisque 
cl  d'un  large  écu. 

C'était  un  coup  d'oeil  imposant.  Le  soleil  dardait  en  plein 
eur  ces  boucliers  d'acier,  qui  en  réfléchissaient  les  rayons 
comme  ils  eussent  fait  de  la  flèche  d'un  fantassin  au  milieu 
de  la  mêlée. 

A  quelques  milles  de  Plaisance,  les  rangs  delà  première 
colonne  se  rompirent  peu  à  peu,  la  cavalcade,  sans  se  sé- 
parer tout  à  fait,  s'organisa  en  petits  groupes  de  deux ,  de 
trois,  de  quatre  gentilshommes,  et  une  causerie  intime  rem- 
plaça le  silence  qu'on  avait  gardé  jusqu'alors. 

Un  beau  cavalier,  à  la  taille  haute  et  svelte ,  aux  ma- 
nières moins  rudes  que  celles  de  son  époque,  à  la  figure 
douce  et  mâle  à  la  fois ,  arrêta  son  cheval ,  et  attendit  le 
rang  des  arimanni.  C'était  Adalberl,  fils  de  Miion,  comte 
de  Vérone. 

—  Conrad  !  appela-t-il  lorsque  ces  hommes  passèrent 
devant  lui  ;  et  le  vassal  accourut  auprès  du  vavasseur  (1). 

—  Eh  bien  !  mon  vieil  ami,  demanda  le  jeune  seigneur, 
es-tu  content  d'avoir  échappé  à  celte  maudite  prison  où 
uous  étions  enfermés  depuis  trois  ans? 

—  Par  l'âme  d'Aihoin(2)!  il  me  semble  aujourd'hui 
avoir  vingt  ans  de  moins.  Soit  béni  l'empereur  qui  nous  a 
tirés  de  làl  Je  crois  que  ce  romain  [o)  de  Bérenger  nous 
aurait  tenus  sous  ces  voûtes  pendant  un  siècle. 

—  Trois  ans!  soupira  Adalhert;  trois  ans  sans  la  voir! 
Trois  ans  sans  apprendre  de  ses  nouvelles  ! 

—  Pour  ce  qui  est  de  la  voir,  ça  viendra,  après  le  sacre, 
je  pense  ;  quant  à  avoir  de  ses  nouvelles ,  j'en  tiens ,  mon- 
seigneur, j'en  tiens  et  de  bonne  source,  répondit  le  vieux 
arimanuo  tout  joyeux ,  en  laissant  tomber  la  bride  sur  le 
cou  de  son  cheval  pour  se  frotter  les  mains. 

—  Dis-tu  vrai?  s'écria  le  jeune  seigneur. 

—  J'ai  causé  celte  nuit  avec  un  des  schultheiss  (i)  du 
comte,  et  j'ai  su  qu'elle  se  porte  bien,  qu'elle  pense  à 
vous... 

Adalhert  fronça  le  sourcil,  fixa  ses  yeux  sur  ceux  de  son 
vassal,  et  lui  dit  d'un  ton  de  reproche  : 

veut  dire  sociclc.  Ils  recevaienl  d'un  gcnlilhomrne  une  portion  de  ter- 
rain qu'ils  pojsédaicnl  par  une  tenurc  militaire.  Ils  payaient  pour 
cela  la  redevance  el  étaient  en  outre  obliges  de  suivre  leur  seigneur 
toutes  les  fois  qu'il  était  forcé  de  prendre  les  armes.  Voy.  Mur., 
Dissert.  XIV. 

(i)  >i  Les  nobles  châtelains  étaient  désignés  encore  par  le  nom  de 
Vavasseurs  qui,  dans  le  système  féodal,  exprimait  leur  double  allé- 
geance. En  effet,  ils  étaient  vassaux  des  comtes  ou  des  ducs,  dont  ils 
relevaient  immédiaiemenl,  et  vavasseurs  des  rois.  Leurs  plaisirs 
étaient  les  armes  cl  la  chasse,  leur  luxe  était  encore  les  armes  et  la 
chasse.»  Sismondi,Hi,jr.  des  Ri'piibl.  II.  dumoijen  âge,  1. 1,  eu,  p.  7i. 

(2)  rrcmier  roi  lombard. 

(3)  «  Nous  autres  Lombards,  de  môme  que  les  Saxons,  les  Francs, 
les  Lorrains,  les  Bavarois,  les  Soiiabes  el  les  Bourpuignons,  nous  mé- 
prisons si  fort  le  nom  romain,  que,  dans  notre  colère,  nous  ne  savons 
pas  offenser  nos  ennemis  par  une  plus  forte  injure,  qu'en  les  appe- 
lant des  I\omains;  car,  par  ce  nom  seul,  nous  comprenons  loui  ce 
qu'il  y  a  d'ignoble,  de  timide,  d'avare,  de  luxurieux,  de  mensonger, 
tous  les  vices  enfin.  »  Liulprandus,  in  Lcgaiione,  l.  II,  p.  481.  (Liut- 
prand,  évéque  de  Crémone,  était  Lombard  d'origine.) 

(4)  Echevins,  Scabini.  Le  nom  de  Scabini  ou  Schœppen  est  em- 
ployé de  préférence  par  les  rois  des  Francs,  et  celui  do  Sculdacsi, 
Schuliliciss,  par  les  rois  lombards.  Ces  echevins  formaient  la  magis- 
trature des  villes,  étaient  choisis  par  le  comle  (  qu'ds  suivaient  aux 
plaids  du  royaume,  dans  ses  plaids  particuliers)  parmi  les  bourgeois, 
cl  confirmés  ensuite  par  les  citoyens.  Sismondi,  Hist.  des  Rép-  It., 
l.l,  C.  II,  p.  70. 


—  Tu  mens  à  ton  seigneur,  Conrad  !  C'est  mal,  c'est  très- 
mal. 

—  Que  Dieu  m'en  préserve,  monseigneur. 

—  Conrad!  répliqua  Adalhert  d'un  ton  sévère.  Puis  il 
reprit  avec  plus  de  douceur  :  Tu  ne  penses  pas ,  Conrad, 
qu'Isabelle  aille  confier  ses  secrets  à  un  schultheiss. 

—  Certes,  non  ;  mais  elle  peut  bien  les  confier  à  sa  nour- 
rice, qui  est  lu  femme  de  mon  rapporteur. 

—  Ah!  c'est  différent. 

—  Mais  il  y  a  aulre  chose  que  je  tiens  du  schultheiss, 
et  que  le  schultheiss  ne  tient  pas  de  sa  femme. 

—  Quoi  donc?  demanda  le  jeune  homme  en  s'efforçant 
de  cacher  la  curiosité  qui  le  piquait. 

—  Mon  ami  est  fort  dans  les  bonnes  grâces  de  monsei- 
gneur le  comte ,  et  il  parait  que  son  maître  a  découvert  les 
secrets  de  la  dame  de  vos  pensées  et  qu'il  veut  faire  voire 
bonheur. 

Ce  colloque  fut  interrompu  par  un  écuyer,  qui  vint  re- 
quérir Adalhert  de  la  part  d'Adélaïde. 

Adalberl,  seigneur  de  Suisnianlium(l),  avait  vuà  Vérone, 
à  l'occasion  d'un  tournoi,  célébré  par  Alipraudo  Aliprandi 
en  fort  mauvaise  poésie  italienne  dans  sa  Chronique  de 
fllantoue,  la  fille  du  comte  (2)  de  cette  cité,  et  en  était  de- 
venu épcrdumeut  amoureux.  A  cotte  époque  d'ignorance, 
il  n'y  avait  point  de  correspondance  possible  entre  deux 
amants.  Les  gentilshommes  qui  passaient  un  contrat  le 
faisaient  rédiger  par  leur  notaire,  lequel  certifiait,  avec  son 
tabellion,  que  les  signes  de  croix  placés  en  bas  de  l'acte 
avaient  réellement  été  faits,  et  en  sa  présence,  par  les  par- 
ties contractantes  (ô).  Force  donc  fut  au  seigneur  de  Suis- 
mantium  de  s'en  tenir  à  des  œillades  fort  éloquentes,  aux- 
quelles Isabelle  répondit  par  de  tendres  sourires.  Il  forma 
bien  en  son  cœur  le  projet  de  se  rendre  au  plus  tôt  à  .Man- 
toue,  où  il  eût  été  fort  bien  reçu  par  le  comte,  ami  intime 
de  Milon,  son  père;  mais  les  événements  politiques  relar- 
dèrent pendant  six  ans  ce  voyage  tant  désiré,  sans  cepen- 
dant éteindre  dans  le  cœur  des  deux  amants  le  souvenir  du 
tournoi  de  Vérone.     • 

Après  la  mort  civile  de  Charles  le  Gros,  qui  perdit  en  un 
instant  ce  que  Charlemagne  avait  accumulé  avec  tant  de 
victoires;  après  que  l'archevêque  de  Mayenceeut  fait  l'au- 
mône d'un  canonicat  au  dernier  roi  de  la  race  carlovin- 
gicnne  pour  ne  pas  le  laisser  périr  de  faim;  les  Lombards, 
qui  avaient,  ainsi  que  tous  les  autres  sujets  du  roi  de 
France,  saisi  celle  occasion  pour  secouer  le  joug,  convo- 
quèrent l'assemblée  des  plaids  du  royaume,  et  décernèrent 
la  couronne  d'Italie  à  Bérenger,  fils  d'Ébérard ,  duc  de 
Friuli ,  et  de  Gisèle,  fille  de  Louis  le  Débonnaire  (4),  en  cette 
même  année  888,  qui  signala  le  malheur  de  Charles  le  Gros. 

(i)  Probablement  Bismantova,  bourgade  dans  les  environs  de  Cor- 
reggio  qui,  dans  le  moyen  âge,  possédait  un  château  forl,  bâti  sur  un 
énorme  rocher  dont  parle  le  Dante  dans  le  IV'  chant  du  Purgatoire, 

Montas!  su  Bismantova  \ncicame 
Contssoi  r>e';  nia  qui  codtIcd  cli'  aom  tuU. 

(2j  Sous  le  gouvernement  des  Carlovingiens,  plusieurs  familles  du- 
cales, en  s'éteignant,  avaient  fait  place  à  un  autre  ordre  de  haute  no- 
blesse, celui  dos  comtes.  Ceux-ci  gouvernaient  les  villes  comme  re- 
présentants du  roi.  Dans  la  charte  de  leur  création,  le  roi  déclarait 
que,  «  reconnaissant  l'amour  de  N'N.  pour  la  justice,  il  lui  conGail 
toile  ville,  à  la  charge  de  garder  envers  la  couronne  une  fidélité  con- 
stante ;  de  juger  tous  les  hommes  soumis  à  son  gouvernement,  de 
quelque  nation  qu'ils  fussent,  selon  leurs  lois  et  coutumes;  de  prolé- 
ger les  veuves  et  les  orphelins;  de  poursuivre  les  malfaiteurs, et  de 
faire  rentrer  au  fisc  les  impôts  qui  lui  seront  dus.  »  Marculfi,  Formu- 
lar.,  I.  I,  c.  viii.  Les  comtes  avaient  en  outre  l'obligation  de  conduire 
à  la  guerre  les  milices  de  la  ville  où  ils  gouvernaicDl.  Baluii,  (•  U. 
p.  380. 

(3)  Sismondi,  Iliil.  des  Rrp.  II.,  1. 1,  c.  n,  p.  72. 

(4)  Muratori,  Annali,  an.  877,  i.  VII,  p.  215. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


203 


Béreugcr  régna  en  père  plutôt  qu'en  maître,  et  combattit 
vaillamment  les  Hongrois  et  les  Sarrasins  qui  infestaient 
rilalie;  ces  barbares  qui,  sous  les  yeux  mêmes  de  Charle- 
magne,  osèrent  se  fortifier  àFrassineto,  près  de  Nice,  sur 
les  frontières  de  la  Ligurie  et  de  la  Provence,  pour  piller  le 
Piémont  (i).  Il  fut  clément,  bon,  confiant,  et  ne  dut  la 
perte  de  la  vie  qu'à  ses  qualités.  En  91o,  il  fut  nommé 
empereur. 

Quelques  seigneurs  de  son  royaume,  comblés  par  lui  de 
bienfaits,  conspirèrent  contre  ses  jours.  Cette  trame  étant 
venue  à  la  connaissance  de  l'empereur,  il  marcha  contre 
Piodolphe ,  roi  de  la  Bourgogne  transjurane ,  qui  devait 
passer  en  Italie  pour  le  remplacer  sur  le  trône  des  Lom- 
bards, le  défit  complètement,  rendit  la  liberté  à  ceux  des 
conspirateurs  qui  avaient  été  faits  prisonniers  par  un  parti 
de  Hongrois  à  sa  solde,  puis  se  retira  dans  sa  ville  de  Vé- 
rone, qui  lui  avait  souvent  servi  de  refuge.  Les  conjurés 
l'y  poursuivirent,  et  engagèrent  un  nommé  Flambert,  noble 
Véronais,  dont  l'empereur  avait  tenu  un  fils  sur  les  fonts 
baptismaux,  à  profiter  de  son  intimité  avec  Bérenger  pour 
l'assassiner. 

Ayant  été  averti  de  cette  nouvelle  conspiration,  ce  mo- 
narque généreux  fit  venir  Flambert  en  sa  présence,  lui  fit 
sentir  toute  l'ingratitude  dont  il  était  coupable,  l'énormilé 
du  crime  qu'il  s'était  chargé  de  commettre,  et,  lui  tendant 
ensuite  une  coupe  d'or  d'un  travail  précieux,  il  lui  dit  : 

«  Que  cette  coupe  soit  entre  nous  le  gage  de  l'oubli  de 
votre  faute  et  de  votre  retour  à  la  vertu.  Prenez-la,  et  rap- 
pelez-vous que  votre  empereur  est  le  parrain  de  votre  fils.» 

Le  matin  suivant,  au  moment  où  Bérenger  se  rendait  à 
la  messe,  Flambert  vint  à  sa  rencontre  accompagné  d'hom- 
mes armés  italiens  et  hongrois,  et,  feignant  de  vouloir 
embrasser  l'empereur,  il  le  poignarda  lâchement. 

Flambert  ne  recueillit  cependant  pas  les  fruits  de  son 
crime.  Milon,  comte  de  Vérone,  arriva  sur  le  théâtre  de  ce 
drame  affreux,  trop  tard  il  est  vrai  pour  sauver  le  plus 
grand  des  empereurs  italiens,  mais  assez  tôt  pour  tailler 
en  pièces  l'assassin  et  sa  suite  (2). 

Celte  mort  prématurée  laissa,  en  924,  les  Italiens  sans 
chef.  Un  interrègne  de  deux  ans  précéda  la  domination  d'un 
tyran.  Hugues,  duc  de  Provence,  fut  préféré  à  Rodolphe  de 
Bourgogne ,  qui  s'était  mis  sur  les  rangs,  et  monta  sur  le 
trône  des  Lombards  (3).  Le  r&gne  de  Hugues  fut  l'antithèse 
parfaite  de  celui  de  son  prédécesseur.  Bérenger  avait  chassé 
lesbarbares,  Hugues  les  établit  dans  son  royaume,  et  au- 
torisa leurs  pillages  afin  d'en  faire  des  soldats  dévoués. 
Bérenger  avait  protégé  la  propriété  de  ses  vassaux,  Hugues 
la  viola  indignement.  Bérenger  avait  fait  le  bonheur  de  son 
peuple ,  Hugues  fut  le  tyran  des  Lombards. 

Vers  l'an  940,  de  tous  les  feudalaires  italiens  il  n'en  res- 
tait plus  qu'un  seul  qui  conservât  encore  l'héritage  de  ses 
pères  :  c'était  Bérenger,  marquis  d'Ivrée,  petit-fils  de  l'em- 
pereur du  même  nom.  Ermengarde,  belle-mère  du  mar- 
quis, était  sœur  de  Hugues  et  avait  contribué  puissamment 
à  lui  faire  accorder  la  couronne.  Par  égard  pour  elle,  et  se 
confiant  dans  la  jeunesse  de  Bérenger,  Hugues  avait  laissé 
vivre  celui-ci ,  et  lui  avait  permis  de  gouverner  Ivrée. 
Mais  lorsqu'il  s'aperçut  que  les  Italiens  regardaient  ce  jeune 
seigneur  comme  le  seul  libérateur  dans  lequel  ils  pussent 
espérer,  le  roi  ordonna  qu'on  lui  crevât  les  yeux  et  qu'on 
lui  enlevât  Guilla ,  sa  femme ,  dont  la  grossesse  était  déjà 
avancée.  Avertis  de  ce  danger,  les  deux  époux  prirent  la 
fuite  à  travers  les  gorges  du  Saint-Bernard  ,  que  Hugues 

(t)  Liulprandi,  nist.,  lib.  I,  p.  425,  an.  89i  à  896. 
(SlLiutprandi,  llist.,  lib.  II,  c.  xvi-xx  p.  H2  el  icq. 
(3)  Liulprjndi.  Uisi.,  lib.  111,  c.  lu,  p.  Ui, 


avait  crues  fermées  par  les  glaces  d'un  hiver  rigoureux,  et 
allèrent  se  réfugier  à  la  cour  d'Othon  le  Grand ,  fils  de 
Henri  l'Oiseleur,  roi  de  Germanie.  Oihon  les  accueillit  fa- 
vorablement, et,  sanslesaiderouvertement,  il  leur  permit 
d'appeler  autour  d'eux  les  mécontents  italiens,  et  il  leur 
laissa  faire  toutes  les  dispositions  nécessaires  pour  chasser 
du  trône  leur  persécuteur. 

Aussi  Bérenger  revint-il  en  Italie  en  94S  àla  tête  d'une 
petite  armée  qui  grossit  en  Lombardie  à  chaque  forteresse 
devant  laquelle  elle  passait,  et  où  elle  était  reçue  avec  des 
acclamations  de  joie. 

Le  mécontentement  du  peuple  étant  général ,  Hugues 
n'osa  point  marcher  à  la  rencontre  du  marquis  d'ivrée,  et 
celui-ci  convoqua  l'assemblée  des  plaids  du  royaume  à  Mi- 
lan, afin  qu'ils  servissent  d'arbitre  entre  lui  et  son  rival. 
La  décision  des  gentilshommes,  rappelés  enfin  à  leur  sou- 
veraineté, fut  pourtant  généreuse  et  conciliante.  Lothaire, 
fils  de  HugucSy  devait  être  nommé  roi  aux  lieu  et  place  de 
son  père,  et  Bérenger  devait  avoir  l'administration  générale 
du  royaume  (1). 

Le  marquis  d'ivrée  étant  alors  devenu  jaloux  de  Lothaire, 
que  le  peuple  n'avait  aucune  raison  de  hair  comme  il  avait  haï 
Hugues,  le  fit  empoisonner,  à  ce  qu'on  prétend  (2],  usurpa 
le  titre  de  roi,  et  demanda  pour  son  fils  la  main  de  la  veuve 
de  sa  victime,  femme  douée  de  qualités  éminentes,  pour 
laquelle  l'affection  des  Italiens  allait  jusqu'à  l'adoration. 
Adélaïde  ayant  refusé,  il  la  persécuta  ouvertement,  et  la  fit 
emprisonner  dans  un  château  sur  le  lac  de  Garda. 

Pendant  la  détention  de  la  reine ,  les  vassaux  fidèles 
à  la  mémoire  de  son  mari  firent  toutes  sortes  de  tentatives 
pour  la  délivrer.  De  ce  nombre  était  le  comte  de  Vérone, 
et  il  employa  son  fils  à  cette  sainte  mission;  puis  quand 
Adélaïde,  parvenue  à  s'échapper  de  sa  prison,  se  réfugia 
dans  le  château  de  Canossa ,  Adalbert  la  suivit  par  ordre 
de  son  père,  et,  sous  le  commandement  du  brave  et  dévoué 
Altone,  il  la  défendit  dans  cette  forteresse  durant  l'espace 
de  trois  ans,  malgré  l'ardent  désir  qu'il  éprouvait  de  revoir 
la  belle  comtesse  du  tournoi  de  Vérone. 

Cependant  le  peuple,  indigné  de  la  conduite  infâme  de 
son  nouveau  roi,  suivit  l'exemple  d'Adalbert,  et  s'adres.sa, 
par  l'intermédiaire  de  Vatpert  de  Wédicis,  archevêque  de 
Milan ,  à  Othon  le  Grand  pour  en  avoir  aide  et  protection. 
Le  vaillant  monarque  accourut  en  Italie;  son  premier  soin 
fut  de  faire  lever  le  siège  de  Canossa  et  de  faire  offrir  sa 
main  à  Adélaïde,  afin  qu'elle  partageât  avec  lui  la  couronne 
d'Italie,  que  les  Lombards  voulaient  lui  faire  accepter. 

C'est  sous  ces  auspices  que  la  veuve  de  Lothaire  se  ren- 
dait à  Pavie  avec  une  suite  si  nombreuse. 

Lorsque  Adalbert  arriva  près  d'elle  : 

—  Preux  et  vaillant  guerrier,  lui  dit  Adélaïde,  vav5  avez 
combattu  trois  ans  pour  une  veuve  persécutée  :  aujourd'hui 
que  cette  veuve  va  redevenir  reine  des  Lombards,  ne  lui 
sera-t-il  point  possible  de  vous  témoigner  sa  reconnais- 
sance autrement  que  par  de  vains  mots?  Que  peut-elle 
faire  pour  vous?  dites,  seigneur  de  Suismantium. 

Le  jeune  guerrier  baissa  la  têle  et  n'osa  point  répondre. 

—  Parlez  franchement,  Adalbert.  A  Canossa  vous  n'é- 
tiez pas  si  timide. 

—  C'est  qu'à  Canossa  je  faisais  mon  devoir,  madame,  et 
que  je  ne  croyais  pas  gagner  un  prix!  répondit-il  en  re- 
levant fièrement  son  noble  visage. 

—  Vous  me  comprenez  mal,  Adalbert;  ce  n'est  point  le 

(1)  Liulprandi,  Uisl.,  I.  V,  c.  xii-xiu,  p.  466. 

(2)  Id.  Ib.  I.  V,  c.  iT,  p.  i63.—Frodoardi  Chronic.  apud 
Muralori,  Annali,  ad  an.  950,  t.  VIII,  p.  58. 


204 


LECTURES  DU  SOIR. 


prix  de  vos  services  que  je  vous  offre,  mais  un  témoignage 
public  de  ma  reconnaissance. 

—  Oh!  madame!  s'écria  le  fils  du  comte  de  Vérone  en 
saisissant  la  main  de  la  reine,  qu'il  porta  respectueuse- 
ment à  ses  Iè\Tes. 

—  Nous  voilà  donc  réconciliés?  dit  Adélaïde  en  souriant. 
Et,  maintenant,  ajouta-t-elle,  je  vous  écoute. 

Adalbert  jeta  un  regard  sur  l'évèque  de  Pavie  et  sur  Al- 
tone,  comme  s'il  eût  voulu  dire  à  la  reine  :  ces  témoins  sont 
de  trop. 

Adélaïde  comprit  cette  muette  prière  ,  ralentit  le  pas  de 
son  cheval,  et  dit  au  jeune  homme,  qui  avait  imité  son 
exemple  : 

—  Parlons  vulgaire  ',V.  Ils  ne  nous  comprendront  point, 
ajouta-t-elle  en  désignant  les  envoyés  d'Othon. 

Ils  s'étaient  servis  jusqu'alors  du  lalin  barbare  qu'on  par- 
lait à  cette  époque  et  que  tout  gentilhomme  comprenait; 
en  tenant  leur  conversation  en  sermon  vulgaire,  ainsi  ap- 
pelé peut-être  parce  que  le  peuple  le  parlait  exclusivement, 
ils  étaient  sûrs  de  ne  pas  être  entendus  par  les  nobles  Ger- 
mains. 

—  Pendant  trois  ans,  que  le  devoir  le  plus  sacré  m'a  re- 
tenu à  Canossa,  ce  n'est  point  ma  patrie  que  je  regrettais, 
ce  ne  sont  point  mes  amis  ni  mes  parents,  car  j'avais  des 
nouvelles  de  ceux-ci.  Ce  que  je  regrettais,  c'était  la  dame 
de  mes  pensées.  Pour  m'accorder  une  faveur  inapprécia- 
ble ,  ma  reme  n'aurait  qu'à  prendre  pitié  de  mon  amour. 

—  La  reine  des  Lombards  aime  déjà  la  reine  de  votre 
cœur  sans  la  connaître. 

—  C'est  la  fille  du  comte  de  Mantoue,  madame. 

—  Elle  sera  votre  épouse,  Adalbert.  Le  comte  nous  suit 
à  Pavie  ;  le  roi  lui  demandera  pour  vous  la  main  d'Isabelle. 

—  Oh!  merci,  madame,  merci! 

—  Rejoignons  nos  bons  amis ,  et  laissons  le  sermon  vul- 
gaire à  nos  aldiens  (2). 

Cependant  Conrad,  qui,  en' voyant  son  seigneur  s'éloi- 
gner, avait  repris  sa  place  dans  ses  rangs,  était  ainsi  inter- 
pellé par  un  des  arimanni  de  l'évèque  de  Pavie  : 

—  Avons-nous  des  nouvelles  du  raidi,  Conrad? 

—  Comment!  vous  n'avez  pas  entendu  parler  du  traité 
conclu  entre  Rodelchiseet  Sinocolfe? 

—  Mais,  non. 

—  Sachez  donc  que  le  duc  de  Spolète,  après  s'être  enri- 
chi aux  dépens  des  deux  rivaux,  a  daigné  s'unir  à  l'empe- 
reur, afin  de  les  résoudre  à  se  réconcilier.  La  moitié  du 
royaume  assouvit  la  haine  de  chaque  prétendant.  La  paix 

(i) «Il  est  asscï étrange,  dii  Sisniondi(Hi5r  deir.èp.  It.,  i.  I,  c.  vi, 
p.  Î78),  qu'il  ne  nous  reslc  plus  aucun  monument  du  langnge  que  par- 
lait le  peuple  en  Italie  jusqu'à  la  fin  du  lO'  siècle,  l.e  savant  Muratori 
3  fouille  avec  une  palicoce  infatigable  toutes  les  anciennes  archives, 
tous  les  dépôts  d'anciens  papiers  de  famille  ou  de  communauté,  sans 
qu'il  lui  ait  été  possible  de  découvrir  un  seul  écrit  dans  ce  langage 
qu'on  appelait  vulgaire,  etc.  >•  Nous  avouons  que  nous  ne  trouvons 
cela  nullement  étrange.  Le  vulgaire  n'ciait  parle  que  par  le  peuple,  le 
peuple  ne  savait  pas  écrire.  Les  nobles  ne  savaient  pas  écrire  non 
plus.  Les  seuls  hommes  pouvant  se  servir  de  la  plume,  étaient  les 
notaires  ou  Ubeilions  et  les  ec'.evins  ou  Schuliheiss,  les  seuls  qui  ne 
faisaient  que  dresser  des  actes  ou  écrire  des  lettres.  Les  actes  ile\aienl 
tire  en  latin,  les  lettres  étaient  en  latin  ou  en  tudesque,  un  noble  n  eût 
(amais  écrit  i  un  noble  avec  la  langue  du  peuple;  qui  donc  aurait 
bisse  des  documents  de  ce  langage  qui  produisit  dans  le  douzième 
fièctela  belle  langue  du  Dante? 

(2)  Aida  ou  aldiain.  C'étaient  des  esclaves  qui  avaient  obtenu  de 
leurs  maîtres  une  demi-liberté,  et  qui  avaient  échangé  leur  dépendance 
absolue  contre  des  redevances  fixes  et  en  service  personnel.  Ils  te- 
naient en  villenage  les  terres  de  leurs  seigneurs,  mais  leurs  personnes 
étaient  libres.  «  Leur  nom,  dit  Sismondi  (.//isf.  des  Rèp.  It.,  1. 1,  c.  ii, 
p.  H),  parait  dori\é  de  l'arabe:  il  s'est  conservé  dans  la  langue  espa- 
gnole, où  Aldea  et  Aldeauos  signifient  un  village  et  des  vill.igeois.  • 
Voyez  sur  cet  ordre  de  la  société  du  diiiéme  siècle,  Mural.,  Dis- 
iiri.  XV,  1.  I,  p.  811,  Aiiiiii-  liai. 


fut  conclue,  et  les  Siciliens  auront  désormais  deux  rois  au 
lieu  d'un. 

—  Ils  n'auront  à  se  plaindre  que  d'eux-mêmes...  Vous 
êtes  heureux,  vous,  qui  êtes  plutôt  le  maître  que  le  vassal 
de  votre  seigneur.  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  nous...;  les 
parchemins  vont  et  viennent  dans  le  palais,  et  nous  n'en 
savons  jamais  davantage...  Les  évêques  sont  trop  puis- 
sants pour  descendre  jusqu'aux  arimanni...  Mais  les  châ- 
telains!... 

—  Que  la  sainte  Vierge  en  soit  glorifiée!  je  n'ai  qu'à  me 
féliciter  d'être  le  vassal  du  seigneur  de  Suisraantium... 
Pourtant,  j'ai,  moi  aussi,  mes  tracasseries... 

—  Vous? 

—  Oui,  moi.  Tenez,  j'aime  mon  seigneur  comme  s'il 
était  mon  propre  enfant...,  il  est  si  bon!...  Je  l'aime  trop 
enfin. 

—  Je  ne  vois  pas... 

—  C'est  que  vous  ne  savez  pas  qu'il  est  épris  d'une  noble 
comtesse,  et  que  j'ai  la  conviction  qu'il  l'obtiendra  bientût 
en  mariage. 

—  Tant  mieux,  par  saint  Pierre! 

—  Tant  pis,  de  par  tous  les  diables! 

—  Je  ne  vous  comprends  pas... 

—  Eh!  ne  voyez-vous  pas  qu'une  fois  marié,  il  faudra 
qu'il  aille  habiter  son  domaine  avec  son  épouse? 

—  Dien.  Après? 

—  Après!  après!...  Ah!  c'est  juste;  je  ne  suis  qu'un 
vieux  fou.  Vous  ne  pouvez  pas  avoir  connaissance  de  la 
femme  de  feu...  -,  je  croyais  parler  à  un  homme  du  fief... 
Vous  ne  pouvez  pas  savoir  quels  dangers  menacent  mon- 
seigneur s'il  se  rend  à  Suismantium. 

—  Des  dangers? 

—  Et  de  très-graves  encore,  surnaturels,  tels,  en  un 
mot,  que  son  bonheur  en  serait  détruit  à  jamais. 

Comme  ils  venaient  d'entrer  dans  Pavie ,  ils  furent  obli- 
gés d'interrompre  leur  dialogue. 

Adélaïde  se  rendit  au  palais  qui  lui  était  destiné,  accom- 
pagnée d'.Altone ,  de  l'évèque  et  des  envoyés  germains. 
Les  autres  gentilshommes  et  les  arimanni  se  rendirent  sur 
la  place  située  devant  la  cour  des  rois  lombards,  où  les 
États  étaient  déjà  rassemblés. 

Cet  immense  carré,  dont  la  façade  de  la  cour  occupait 
tout  un  côté ,  était  garni  de  bancs  plus  ou  moins  richement 
ornés,  selon  la  condition  des  personnes  qui  devaient  s'y 
placer.  Des  tapis  de  Perse  avaient  fait  disparaître  les 
dalles  du  pavé.  Des  tapisseries,  achetées  à  Venise,  la  reine 
du  commerce,  pendaient  de  toutes  les  fenêtres  et  de  tous 
les  balcons.  Au  centre  de  la  place,  s'élevait  une  chapelle  en 
forme  de  pavillon,  devant  laquelle  se  trouvait  le  siège  des- 
tiné au  roi,  surmonté  d'un  grand  dais  de  damas  frange 
d'or;  tout  le  haut  clergé  du  royaume,  revêtu  des  orne- 
ments d'église ,  se  tenait  alentour.  Dans  le  reste  de  la 
place,  on  ne  voyait  que  des  milliers  d'armures. 

Les  envoyés  des  cours  étrangères,  tous  les  ducs,  les 
comtes,  les  marquis  et  les  seigneurs  feudataires  du  royau- 
me, les  juges  du  sacré  palais,  les  juges  de  l'empereur, 
tous  les  schullheiss  et  les  arimanni  d'Italie,  des  tabellions 
et  des  jurisconsultes  en  grand  nombre  composaient  celte 
imposante  assemblée. 

Les  arimanni  seuls  n'avaient  point  de  voix  délibéralive , 
quoiqu'ils  fussent  tenus  d'assister  aux  plaids  ;,1). 

On  commença  par  prendre  des  mesures  sur  le  statu  quo 
du  royaume,  et  on  déposa  le  roi  Bérenger. 

Puis,  après  avoir  entendu  la  messe,  qui  fut  dite  par  l'ar- 
chevêque de  Milan,  dans  le  paviUa  dï  centre,  on  procéda 

(I)  Mural.,  AntiqUttl.MMtftX.  X*'^.'.  1,T  V3. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


205 


à  l'élection  du  nouveau  roi.  Tous  les  suffrages  furent  pour 
Olhon  le  Grand ,  cette  assemblée  n'étant  qu'une  confirma- 
tion de  celle  que  Valpert  avait  convoquée  à  Milan  avant 
d'appeler  en  Italie  le  fils  de  Henri  l'Oiseleur. 

Alors  le  roi  de  Germanie  s'assit  sous  le  dais  en  signe  d'as- 
sentiment, et  prononça  le  serment  des  rois  Lombards,  t  de 
respecter  les  droits  de  tous,  d'observer  la  justice,  de  mé- 
nager les  pauvres,  de  réprimer  les  soldats.»  Puis  ou  dressa 
la  charte  d'élection,  qui  se  terminait  par  ces  mots  : 

«  Et  comme  le  glorieux  roi  Otbon  le  Grand  a  daigné  nous 


promettre  qu'il  observerait  toutes  les  conditions  ci-dessus, 
dont  l'accomplissement  nous  est  bien  nécessaire,  et,  qu'a- 
vec l'aide  de  Dieu,  il  soignerait  notre  salut  et  le  sien  ;  il 
nous  a  plu,  à  tous,  de  l'élire  pour  notre  roi,  seigneur  et 
défenseur,  nous  engageant  à  l'aider  de  toute  notre  puissance 
dans  son  ministère  royal,  pour  sa  conservation  et  pour  celle 
du  royaume  (1).» 

La  séance  fut  ensuite  levée,  les  fêtes  publiques  commen- 
cèrent, et,  quelques  jours  après,  la  même  assemblée  se 
trouva  réunie  dans  l'église  Saint-Arabroise,  à  Milan. 


Vue  de  Saint- Ambroise,  à  Milan. 


Celle  belle  basilique,  dont  le  portique  et  les  portes  à  bas- 
reliefs  étaient  dus  au  siècle  précédent,  ainsi  que  les  riches 
ornements  en  vermeil  incrusté  de  pierreries  du  maître- 
autel  et  le  beau  travail  en  mosaïque  du  chœur,  celte  belle 
basilique,  disons-nous,  était  alors  partagée  en  deux  par  un 
mur,  dans  lequel  on  avait  pratiqué  trois  grandes  portes. 
Du  cote  du  chœur  se  trouvait  tout  le  clergé,  de  l'autre,  tous 
les  gentilshommes  qui  pouvaient  y  tenir.  La  grande  place 
qui  s'ouvrait  devant  la  façade  de  l'église  était  remplie  de 
nobles,  de  guerriers  et  d'hommes  libres. 

Arrivé  dans  cette  ancienne  métropole,  le  roi  déposa  sur 
autel  de  Saint-Ambroise  tous  ses  ornements  royaux  ;  la 
lance ,  dont  le  fer  avait  été  forgé  avec  un  clou  de  la  croix 
de  Notre-Seigneur,  l'épée  royale,  la  hache  ou  francisque, 
le  baudrier  et  la  chiamyde  impériale  ;  puis  il  servit  la  messe 
oabille  comme  un  sous-diacre,  tandis  que  le  clergé,  l'arche- 


vêque de  Milan  célébrant,  solennisait  les  mystères  selon  le 
rite  ambroisien.  La  messe  finie,  Valpert  adressa  aux  ducs, 
comtes  et  marquis  présents  aU  sacre,  un  discours  en  l'hon- 
neur du  roi.  Il  donna  ensuite  à  Othon  l'onction  sacrée ,  lui 
rendit  les  vêtements  et  les  armes  déposés  sur  l'autel,  puis 
il  mit  sur  sa  tète  le  diadème  des  rois  lombards  (2),  ce  dia- 
dème, dont  fut  couronné  Charles  V  dans  le  seizième  siè- 
cle à  Bologne ,  et  plus  récemment  l'empereur  Napoléon  à 
Milan. 

Aussitôt  que  la  cérémonie  fut  achevée,  le  roi  eut  un  col- 
loque avec  le  comte  de  Manloue,  qui,  une  heure  plus  tard, 
salua  du  nom  de  fils  le  seigneur  de  Suismantium.  r 

(i)  Landulphi  senioris.  ilediolanens.  Bist.  Rer.  Ital.   t  IV  p  73 
lib.  II,  c.  XVI.  '    ■      '  *^'     ' 

i2)Synodus  Ticinensis  pro  electioneseu  confirmatione  Widonisin 
regem  Italiœ,  an.  890.  Rer.  Ital.,  t.  H,  p.  ne,  VIII,  c.  ii. 


20G 


LECTURES  DU  SOIR. 


II. 


LA  FEMME  DE  FEU. 


Adalbert  tenait  le  fief  de  Suismanlium  de  la  géuérosité 
de  Lothaire,  qui  lui  en  avait  fait  donation  après  la  mort  de 
Szàrnyan,  chef  d'une  horde  hongroise.  A  son  avènement 
au  trône,  Hugues  avait  donné  ce  manoir  à  ce  dernier  comme 
rétribution  du  dévouement  de  son  père,  lequel  faisant  par- 
tie, en  qualité  de  cattaneo{\),  de  la  suite  de  Lampert, 
lors  du  meurtre  de  l'empereur  Bérenger,  en  924,  avait  été 
tué  par  le  comte  de  Vérone. 

Quoiqu'il  possédât  ce  château  depuis  bientôt  huit  ans, 
Adalbert  ne  l'avait  jamais  visité,  il  le  laissait  exploiter  par  le 
fils  de  Conrad,  auquel  il  avait  fait  un  long  bail,  car  n'ayant 
jamais  goûté  aux  délices  de  la  vie  de  châtelain,  il  n'y  attachait 
aucun  prix.  Il  aimait  mieux  aider  son  père  dans  ses  fonc- 
tions ou  combattre  vaillamment  dans  les  tournois  et  les 
batailles ,  que  de  passer  son  temps  à  la  chasse  ou  à  domp- 
ter un  cheval  fougueux  dans  les  sombres  cours  d'un  ma- 
noir isolé. 

Cependant,  voyant  approcher  l'époque  où  son  vœu  le  plus 
ardentseraitaccompli,  il  songeaàmettre  son  château  en  état 
de  recevoir  la  comtesse  Isabelle.  Après  être  allé  à  Vérone 
demander  à  son  père  le  consentement  à  ce  mariage  désiré, 
consentement  queMilon  lui  donna  avec  joie;  après  avoir 
imploré  toute  une  vie  de  bonheur  aux  pieds  de  sa  dame 
et  lui  avoir  fait  et  reçu  d'elle  des  serments  d'un  amour 
éternel ,  Adalbert ,  accompagné  de  son  fidèle  Conrad ,  se 
mit  en  route  pour  Suismantium.  De  Mantoue  il  alla  vers 
Guaslalla,  y  arriva  à  la  fin  du  premier  jour,  et  y  pernocta. 

Le  lendemain,  de  bonne  heure,  il  se  remit  en  marche  et 
atteignit,  au  coucher  du  soleil,  le  pied  des  Apennins.  11 
avait  voyagé  jusqu'alors  dans  une  plaine  fertile,  arrosée  en 
tout  sens  par  les  fleuves  et  les  torrents  descendant  des 
montagnes,  oii  les  prairies  étaient  émaillées  de  fleurs,  les 
champs  recouverts  de  blé,  de  vignes,  d'arbres  fruitiers,  les 
chemins  ombrages,  égayés  par  une  végétation  riante,  par 
un  ciel  sans  nuage ,  par  le  soleil  d'Italie.  Voir  disparaitre 
celte  scène  magnifique  avec  la  lumière  du  jour,  afin  de  s'en- 
gager dans  une  gorge  de  monlagnes  à  travers  des  sentiers 
peu  praticables  qu'on  n'a  jamais  parcourus,  c'est  une  tran- 
sition trop  frappante  pour  qu'on  n'en  éprouve  pas  une 
sensation  douloureuse.  Aussi,  à  mesure  qu'il  avançait  dans 
celte  gorge,  le  seigneur  de  Suismantium  ressentait-il  une 
espèce  d'éloignement  pour  son  manoir;  une  mélancolie 
profonde  s'emparait  de  lui.  Jetant  de  temps  en  temps  un 
regard  sur  son  fidèle  vassal,  il  pouvait  t:  ■  convaincre  que 
le  vieillard  était  encore  plus  triste  que  lui ,  et  le  devenait 
d'autant  plus  qu'ils  s'éloignaient  davantage  de  la  vallée. 
Pourtant  Conrad  ne  visitait  pas  ce  pays  pour  la  première 
fois ,  il  y  avait  passé  une  partie  de  sa  vie ,  et  ne  l'avait 
quitté  qu'afin  d'être  agréable  à  Milon,  lequel  désirait  don- 
ner à  son  fils  un  compagnon  dévoué,  une  espèce  de  Mentor 
obéissant,  de  serviteur  surveillant  qui  lui  tînt  lieu  d'expé- 
rience sans  enchaîner  sa  volonté.  Soit  par  la  curiosité  de 
savoir  si  la  mélancolie  de  l'arimanno  provenait  de  la  même 
cause  que  la  sienne,  soit  pour  rompre  la  monotonie  gla- 
ciale de  cette  scène  sans  vie,  Adalbert  fit  signe  à  Conrad , 
qui  marchait  respectueusement  derrière  lui ,  de  s'appro- 
cher, et  lui  dit  : 

—  Que  penses-tu ,  mon  vieil  ami,  de  cette  route  majes- 
tueuse qui  conduit  à  mon  château? 

(i)  Capitaine,  c'csi-à-dire,  homme  libre,  possédant  un  terrain  ou 
Une  portion  de  terrain,  ayant  des  esclaves  et  une  masnada  (Vojez  la 
note  2,  p.  201).  Celait  un  litre  qu'on  prenait  de  ion  propre  chef. 


En  ce  moment,  la  lune  venait  de  se  lever  et  projetait  sa 
lueur  pâle  et  blafarde  sur  le  sommet  des  montagnes,  tan- 
dis que  le  chemin,  longeant  un  torrent  creusé  à  leur  inter- 
section, restait  dans  une  parfaite  obscurité  rendue  encore 
plus  profonde  parla  faible  lumière  qu'on  apercevait  à  peine 
sur  les  hauteurs.  Mille  cascades  s'échappaient  du  scindes 
rochers  et  venaient  se  précipiter  avec  bruit  dans  les  eaux 
du  torrent,  pour  bouillonner  avec  elles  et  se  rompre  en- 
suite avec  fracas  contre  tout  obstacle,  ou  tomber  de  tout 
leur  poids  dans  un  lit  soudainement  plus  profond. 

—  Je  pense,  monseigneur,  que  c'est  bien  triste, répon- 
dit Conrad. 

—  Triste  comme  toi ,  répliqua  le  jeune  seigneur. 

Puis ,  voyant  que  le  vieillard  ne  lui  répondait  pas ,  il 
poursuivit: 

—  Tu  devTais  pourtant  être  joyeux ,  toi  qui  vas  revoir 
une  famille  dont  tu  as  été  éloigné  depuis  bientôt  cinq  ans. 

—  Oh!  je  n'ai  pas  d'inquiétude  au  sujet  de  ma  famille, 
je  sens  en  mon  cœur  qu'elle  se  porte  bien. 

L'accent  avec  lequel  Conrad  venait  de  prononcer  ces  pa- 
roles était  lent,  monotone,  douloureux  :  on  ciit  dit  que  le 
vieillard  était  absorbé  par  une  pensée  affligeante  pendant 
qu'il  laissait  échapper  ces  mots. 

—  Mais,  alors,  qu'as-tu?  Pourquoi  te  laisses-tu  aller  à 
la  terreur  qu'inspirent  ces  lieux? 

—  Ces  lieux?  fit  Conrad  en  relevant  les  yeux  et  en  re- 
gardant tout  autour  de  lui.  Puis  il  secoua  la  tète  et  répondit  : 
Ce  n'est  pas  cela! 

—  Quoi  donc?  demanda  encore  Adalbert  avec  un  peu 
d'impalience  cette  fois. 

—  Vous  me  demandez  quoi,  monseigneur;  vous! 

—  Que  veux-tu  dire,  Conrad?  s'écria  le  jeune  seigneur, 
choqué  et  alarmé  (out  à  la  fois  par  celte  exclamation. 

—  Au  fait,  fit  le  vieillard,  comme  en  se  parlant  à  lui- 
même,  il  faut  bien  qu'il  le  sache  ;  un  peu  plus  tôt,  un  peu 
plus  tard,  cela  revient  au  même. 

—  Explique-toi  donc! 

—  Dans  un  instant,  monseigneur;  dans  un  instant.  Je 
ne  sais  vraiment  pas  si  je  dois... 

Le  vieillard  se  tut  soudainement.  Us  venaient  de  débou- 
cher dans  un  vallon  profond  et  sauvage.  En  face  d'eux,  le 
mont  Gotra  se  dressait  dans  toute  sa  majesté.  Sur  le  som- 
met de  cette  montagne ,  une  tour  carrée  et  massive  se  dé- 
tachait sur  le  fond  azuré  de  la  voûte  des  cieux ,  et  entre 
ses  créneaux,  quelque  chose  qui  ressemblait  à  un  point 
noir  surmonté  d'une  étincelle,  paraissait  s'agiter,  se  dé- 
placer de  temps  h  autre,  s'efl'acer  et  disparaître  après  avoir 
reparu,  pour  se  montrer  de  nouveau  à  la  même  place. 

Conrad  cessa  de  parler,  tressaillit,  poussa  un  cri,  tendit 
son  bras  droit  vers  la  tour,  murmura  le  mot  Suismantium, 
puis  se  couvrit  le  visage  des  mains  en  laissant  tomber  les 
rênes  sur  le  cou  de  sa  monture.  Son  cheval  se  sentant  li- 
bre, s'élança  vers  le  vallon. 

Adalbert  serra  les  flancs  de  son  palefroi ,  lui  lâcha  la 
bride,  et  fit  tout  son  possible  pour  atteindre  la  monture 
du  vieillard.  11  n'en  était  plus  qu'à  quelques  pas,  quand 
il  la  vit  disparaître  avec  son  cavalier  dans  un  abimc,  et 
saisit  ces  mots  prononcés  par  son  vieil  ami,  qui,  en  ce 
moment  suprême,  voulait  encore  lui  dooncr  une  preuve  de 
son  affection: 

—  N'allez  pas!... 

Puis  la  voix  se  perdit  dans  le  goufTre,  et  on  n'entendit 
plus  qu'un  froissement  de  feuilles,  un  bruit  de  branches 
cassées  et  un  long  gémissement,  qui  fut  suivi  d'un  silence 
de  mort. 

Adalbert  mit  pied  à  terre,  se  prosterna  sur  le  bord  de 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


207 


l'abîme,  joignit  les  mains,  leva  au  ciel  ses  yeux  remplis  de 
pleurs,  récita  avec  recueillement  le  psaume  :  De  profun- 
dis  clamavi  ad  te.  Domine;  Domine,  exaudies  vocem 
meam,  puis  il  pria  longtemps,  et  paya  un  large  tribut  de 
larmes  à  son  fidèle  vassal. 

Une  heure  après,  il  chevauchait  de  nouveau  dans  la  di- 
rection que  lui  avait  désignée  l'infortuné  Conrad. 

La  nuit  était  calme  et  belle,  le  vent  pur  et  frais,  la  si- 
tuation pittoresque  ;  mais  malgré  cela,  et  quoiqu'il  eût  rem- 
pli son  devoir  de  chrétien  envers  son  vieil  ami,  \dalbert  se 
sentait  profondément  ému,  affligé,  abattu.  Il  éprouvait  un 
besoin  instinctif  de  pleurer  encore  ;  une  crainte  vague  le 
tourmentait ,  un  malaise  inconnu  gagnait  peu  à  peu  tout 
son  corps,  l'amertume  se  glissait  dans  son  àme.  Il  s'effor- 
çait de  maîtriser  son  émotion ,  de  calmer  son  spasme  ;  mais 
il  ne  pouvait  y  parvenir.  Pensant  à  la  perte  qu'il  venait  de 
faire,  au  secret  qu'avait  emporté  Conrad  dans  son  horrible 
tombeau ,  il  se  disait  que  la  mort  de  son  ami  était  d'un 
mauvais  augure  pour  lui,  pour  son  futur  mariage  ;  que  de 
ce  secret  dépendait  peut-être  sa  destinée  à  lui.  Il  se  de- 
mandait ensuite  ce  qu'avaient  voulu  dire  les  dernières  pa- 
roles de  l'arimanno  ;  il  s'avouait  qu'elles  ne  pouvaient  se 
rapporter  qu'à  Suismantium  ,  et  pourtant  il  marchait  tou- 
jours dans  la  direction  du  château,  entraîné  comme  par 
une  force  irrésistible,  mais  sans  oser  lever  les  yeux  sur  la 
\our  colossale. 

Il  gravit  lentement  le  Gotra,  tantôt  à  cheval  et  au  galop 
ijuand  le  chemin  était  uni ,  tantôt  à  pied  et  conduisant  son 
palefroi  par  la  bride  quand  les  obstacles  se  multipliaient, 
et,  toujours  agité  par  les  mêmes  pensées,  toujours  engagé 
dans  la  même  lutte  avec  la  voix  de  son  cœur,  il  parvint  à 
un  demi-mille  de  distance  du  château.  Alors,  et  par  un 
effort  pénible,  il  leva  les  yeux  sur  son  manoir. 

Debout,  au  milieu  du  donjon,  se  tenait  une  ombre  noire 
ressemblant  à  une  femme,  et  portant  dans  sa  main  droite 
une  torche  de  résine  qu'elle  élevait  aihdessus  de  sa  tête. 
Ce  fantôme  semblait  avoir  le  regard  fixé  sur  le  jeune  sei- 
gneur, et  exerçait  sur  lui  le  pouvoir  du  serpent  sur  l'oi- 
seau. .\dalbert  avait  peur,  il  frissonnait,  il  sentait  son  sang 
refluer  vers  son  cœur,  mais  il  avançait  toujours  vers  l'om- 
bre qui  le  fascinait.  Il  avait  peur,  mais  il  ne  pouvait  déta- 
cher ses  yeux  de  dessus  cette  apparition  fantastique. 

Quand  il  fut  parvenu  au  faite  du  rocher  sur  lequel  le 
château  était  bâti,  devant  le  pont-levis,  la  cloche  du  donjon 
sonna  la  sixième  heure  (minuit). 

Alors  la  femme  noire  jeta  sa  torche  en  bas  de  la  tour  du 
côté  du  versant  de  la  montagne  ;  de  noire  qu'elle  était , 
elle  devint  tout  à  coup  resplendissante  comme  un  monceau 
de  braises  vives  et  pétillantes ,  et,  élevant  sa  voix  rauque 
et  caverneuse,  elle  chanta  ces  mots  barbares  sur  un  air 
triste  et  monotone,  que  l'écho  répéta  mille  fois  dans  le  val- 
lon, que  le  vent  emporta  bien  loin  dans  la  mer  (1)  : 

Gjôvbk  legzebb  kôzë  aszszooysàgok 
Oda  megyek  à  hova  hivnak 
A  legzebb  aszszony  à  varosoak 
A  kigyelmelDek  à  szèp  aszszonyja 
Tèremieinek,  lèremioja  ,'2;. 

(I)  LeTcrsanl  du  mont  Gotra  domine  la  Méditerranée. 
(7J  Je  sais  la  plas  belle  entre  les  femme*. 

Je  Tais  00  TOUS  m'arei  ordonne, 

La  plos  belle  remme  de  la  Tille, 

La  belle  (emme  de  Tolre  seigoeurie, 

■  La  créature  da  creatoar. 

ànc.  Bail.  Anatt.  Aut.  Ltng.  Hung.,  t.  II,  p.  7M. 

Rons  ne  savons  pas  si  ce  refrain  d'une  ancienne  ballade  est  préci- 
iément  du  dixième  siècle;  mais,  à  ce  qu'en  assure  l'auteur  du  livre  ei- 
Irêmemeni  rare  que  nous  venons  de  citer  et  dont  nous  avons  eu  con- 
naisiance  par  un  hasard  étrange,  il  ï  a  bientôt  dix  ans,  daai  une 


Puis  elle  disparut,  et  Adalbert  tomba  sans  ccDDaissance 
devant  le  pont-levis. 

m. 

SUISMAMIIM. 

Quand  Adalbert  reprit  l'usage  de  ses  sens,  les  premiers 
rayons  de  l'aurore  venaient  de  poindre  à  l'horizon.  Il  eut 
bien  de  la  peine  à  rassembler  ses  souvenirs,  à  se  rappeler 
les  causes  de  son  évanouissement  et  la  catastrophe  qui 
l'avait  précédé.  Cependant  l'air  pur  et  frais  du  matin  lui 
rendit  peu  à  peu  toute  l'énergie  de  son  caractère.  S'il  l'avait 
perdue  quelques  heures  auparavant,  ce  n'est  pas  à  lui 
qu'il  fallait  en  imputer  la  faute,  mais  à  l'ignorance  et  à  la 
superstition  de  son  siècle  barbare  ;  siècle  de  crimes  et  de 
miracles,  de  hauts  faits  et  de  lâchetés  impardonnables,  de 
liberté  et  d'esclavage,  de  clémence  et  de  cruauté  ;  mélange 
incompatible  de  vertus  imaginaires  et  de  vices  atroces,  dont 
la  cause  unique  était  l'ignorance  la  plus  profonde.  Un  re- 
gard qu'il  jeta  autour  de  lui  contribua  efficacement  à  rétablir 
l'équilibre  de  ses  facultés  mentales.  La  sérénité  de  la  scène 
qui  se  déroulait  devant  ses  yeux  le  frappa  d'admiration , 
de  respect  et  de  reconnaissance  pour  la  divine  puissance 
conservatrice  ;  et,  chose  étrange  !  ce  même  château  qu'il 
aurait  voulu  fuir  pendant  la  nuit  au  prix  de  tout  son  sang 
s'il  l'eût  fallu,  il  l'aimait  maintenant,  il  le  chérissait  comme 
un  père  chérit  son  fils,  car  il  le  trouvait  beau  et  sublime 
de  toutes  les  beautés  et  de  toutes  les  magnificences  qui  l'en- 
vironnaient. 

Suismantium,  forteresse  inexpugnable  par  sa  position, 
dominait  toute  l'étendue  du  mont  Gotra ,  sur  lequel  était 
enraciné  le  rocher  à  pic  qui  lui  servait  de  base.  Deux  bras 
de  cette  montagne,  hérissés  de  bois  verdoyants,  se  pro- 
longeaient sur  ses  flancs  jusqu'à  la  rencontre  d'autres 
monts  moins  élevés,  qui  établissaient  les  limites  du  vallon 
du  côté  de  la  terre  et  formaient  la  gorge  dont  nous  avons 
parlé  dans  le  chapitre  précédent.  Toute  cette  belle  et  fer- 
tile vallée,  où  des  cascades  innombrables  se  résolvaient  en 
torrents  la  serpentant  en  tout  sens  ainsi  que  plusieurs 
fleuves  qui  avaient  leur  source  dans  le  Gotra,  toute  cette 
belle  vallée,  si  bien  peuplée  d'arbres,  de  blé,  de  vignes  ; 
tous  ces  mamelons,  si  pleins  de  végétation  et  de  vie  ;  tout 
ce  gibier  qui  volait  et  ces  che^Teuils  qui  bondissaient  sur 
ces  terres,  tout  cela  appartenait  à  Suismantium;  et  Suis- 
mantium ,  dominant  tout  cela  de  sa  hauteur,  semblait  vou- 
loir tout  protéger,  tout  abriter  sous  l'ombre  de  sa  base  de 
granit.  Suismantium  n'était  plus  maintenant  pour  Adal- 
bert un  sombre  manoir  se  dressant  comme  un  spectre 
sur  le  sommet  d'une  montagne  afin  d'aller  percer  les  nua- 
ges et  lire  dans  les  étoiles  du  firmament  un  funeste  horos- 
cope. Cette  création  fantastique  n'existait  plus,  ou  plutôt 
elle  s'était  métamorphosée,  dans  l'esprit  du  jeune  seigneur, 
en  un  roi  dictant  un  code  providentiel  à  des  sujets  bien- 
aimés ,  en  une  mère  affectueuse  tenant  ses  mains  sur  les 
blondes  têtes  de  ses  enfants  chéris  pour  les  garantir  de 
tout  danger. 

Adalbert  se  sentit  ému ,  et  il  versa  de  douces  larmes  sur 
le  seuil  de  son  donjon,  des  larmes  de  reconnaissance  pour 
un  instant  de  bonheur.  Puis,  il  porta  son  cor  à  ses  lèvres 
et  fit  retentir  les  airs  de  trois  sons  distincts,  clairs,  pro- 
longés. 
Au  bout  d'un  instant,  le  pont-levis  se  baissa,  la  herse  se 

petite  bourgade  du  Piémont,  il  est  d'une  époque  antérieure  de  plu- 
sieurs siècles  à  celle  oii  Jean  de  Zapol,  vayvode  de  Translyvanie, 
appela  les  Turcs  en  Hongrie  pour  chasser  du  trône  de  ce  royauiLO 
Ferdinand  d'Autriche,  à  savoir,  en  iS26. 


208 


LECTURES  DU  SOIR. 


leva,  la  porte  s'ouvrit,  et  le  fils  du  comte  de  Vérone  se 
trouva  dans  une  vaste  cour  carrée,  au  milieu  de  ses  vassaux. 
Aussitôt  qu'Adalbert  se  fut  nommé,  NVilfrid,  fils  de  Conrad, 
et  tous  les  hommes  libres  du  fief  vinrent  faire  hommage  à 
leur  seigneur.  Les  esclaves  se  tinrent  à  distance ,  mais  ils 
lui  témoignèrent  leur  respect  parleurs  acclamations.  Adal- 
bert,  se  sentant  encore  faible,  voulut  se  reposer  immédia- 
tement des  fatigues  de  son  voyage,  et  il  congédia  tous 
ses  vassaux. 

Resté  seul  avec  Wilfrid ,  il  se  fit  conduire  à  ses  appar- 
tements et  s'y  li\Ta  au  sommeil. 

Quelques  heures  de  repos  ayant  réparé  ses  forces,  il  re- 
joignit son  tenancier  et  se  fit  accompagner  par  lui  dans 
tous  les  appartements  du  donjon  seigneurial,  où  il  donna 
ses  ordres  pour  les  améliorations  qu'il  entendait  y  faire. 
Puis,  il  visita  toutes  les  dépendances  du  château,  et  prit 
les  mesures  nécessaires  pour  rendre  moins  dure  la  con- 
dition des  esclaves  qui  travaillaient  ses  terres  et  pour  cap- 
tiver le  dévouement  des  hommes  libres,  des  aldiens,  qui 
auraient  été  son  bouclier  et  sa  force  en  cas  de  guerre  de 
parti,  la  sauvegarde  de  sa  réputation  en  cas  de  guerre  du 
royaume.  C'est  ainsi  que  tous  les  gentilshommes  agissaient 
en  ce  siècle  envers  leurs  vassaux  par  un  sentiment  d'é- 
goisme,  tandis  qu'Adalbert  le  faisait  par  humanité. 

Mille  fois  il  ouvrit  la  bouche  pendant  toute  celle  jour- 
née, la  plus  belle  de  sa  vie,  pour  raconter  à  Wilfrid  la 
triste  fin  de  Conrad,  mais  il  ne  voulut  point  troubler  la 
joie  de  ses  vassaux  ni  le  bonheur  ineffable  qu'il  éprouvait 
au  milieu  d'eux.  Son  imagination  aidant  puissamment  à  la 
réalité,  Isabelle  se  trouvait  de  la  partie,  à  côlé  de  lui;  elle 
passait  son  bras  sous  son  bras ,  elle  lui  souriait ,  et  .\dal- 
bcrt  respirait  à  peine  tant  il  se  sentait  heureux,  tant  son 
illusion  était  complète. 

Cependant  la  nuit  revint ,  et  avec  elle  les  souvenirs  de  la 
veille.  Assis  devant  une  table  dressée  pour  lui  dans  la 
salle  d'honneur,  Adalbert  réfléchissait  profondément  à  son 
aventure  de  la  nuit  précédente,  quand  Wilfrid  entra  pour 
lui  servir  lui-même  le  souper.  Après  avoir  placé  les  mets 
devant  sou  seigneur,  le  vassal  se  disposait  à  sortir,  quand 
celui-ci  l'appela  et  lui  dit  : 

—  Qui  habite  le  donjon  ? 

—  Le  donjon?  demanda  le  tenancier  en  faisant  le  signe 
de  la  croix  avec  épouvante;  puis,  après  un  instant  de  si- 
lence, il  ajouta  :  Personne,  monseigneur. 

—  A  quoi  sert-il  donc? 

—  Mais...  à  rien,  monseigneur. 

La  VOIX  de  Wilfrid  tremblait  sensiblement  :  Adalbert 
s'en  apercevait ,  mais  il  n'osait  point  lui  adresser  une 
question  directe  sur  le  fantôme  du  donjon,  comme  le  te- 
nancier ne  se  sentait  pas  la  force  de  lui  donner  une  ré- 
ponse évasive. 

—  Il  est  donc  tout  à  fait  abandonné?  reprit  le  châte- 
lain. 

—  Absolument. 

—  On  y  va  cependant  quelquefois? 

—  Oh  !  jamais,  monseigneur,  jamais  !  s'écria  Wilfrid  avec 
frayeur. 

—  J'y  ai  pourtant  vu  de  la  lumière  hier  au  soir. 

—  Jésus!...  Mon  père  ne  vous  a  donc  jamais  parlé...,  il 
ne  vous  a  jamais  dit... 

—  Mais  quoi?  quoi?  dit  Adalbert  avec  anxiété. 

—  Que  cette  tour  est  maudite,  murmura  tout  bas  Wil- 
frid ;  qu'on  donnerait  le  château  avec  toutes  ses  dépen- 
dances au  plus  brave  de  vos  vassaux  pour  l'y  faire  entrer 
un  seul  instant,  qu'il  refuserait? 

—  Mais  encore,  pourquoi  cela? 


—  Oh!  je  vous  en  supplie,  monseigneur,  ne  m'interro- 
gez pas  ce  soir.  Demain,  à  la  clarté  du  jour,  je  vous  dirai 
tout,  mais  dans  ce  moment-ci...,  oh!  non,  je  ne  pourrais 
pas! 

—  Demain,  soit,  répondit  .\dalbert  en  souriant  :  tu  n'es 
pas  fort  courageux,  Wilfrid. 

—  Demandez-le  dans  le  château  et  dans  tous  les  envi- 
rons ,  monseigneur,  et  on  vous  dira  que  Wilfrid,  fils  de 
Conrad,  est  toujours  prêt  à  rompre  une  lance,  à  mesurer 
son  épée  et  ses  forces  avec  qui  que  ce  soit,  avec  un  Lom- 
bard comme  avec  un  Hongrois,  avec  un  Franc  comme  avec 
un  Sarrasin  ;  mais  quand  il  s'agit  de  choses  surnaturelles, 
ajouta-t-il  en  baissant  la  voix  et  en  jetant  un  regard  crain- 
tif autour  de  lui ,  le  fils  de  Conrad  est  aussi  faible,  aussi 
peureux  qu'un  Romain  (1). 

—  A  demain  donc ,  et  bonne  nuit. 

—  Que  Dieu  vous  garde,  monseigneur...,  pendant  votre 
sommeil... 

—  Il  y  a  donc  du  danger  partout?  s'écria  Adalbert  ea 
bondissant  sur  ses  pieds. 

Wilfrid  s'approcha  de  son  maître  et  lui  dit  avec  l'accent 
de  la  véritable  affection  : 

—  Permettez-moi,  monseigneur,  de  passer  la  nuit  dans 
cette  salle  avec  quelques  aldiens'  armés.  Pour  parvenir 
jusqu'à  vous ,  il  faudra  passer  d'abord  sur  nos  corps ,  au 
moins. 

—  Bon  Wilfrid!...  Mais  de  quelle  nature  est  donc  ce 
péril? 

—  Il  est  peut-être  imaginaire...,  je  me  suis  peut-être 
alarmé  à  tort...,  mais... 

—  Alarmé  de  quoi? 

Wilfrid  courut  tirer  le  verrou  de  la  porte  d'entrée, 
puis  revint  à  son  seigneur,  et  lui  dit  d'un  ton  résolu  : 

—  J'ai  entendu  de  mes  propres  oreilles  la  femme  de 
feu  prononcer  votre  nom  au  milieu  de  ses  chants  satani- 
ques! 

—  Qu'est-ce  que  la  femme  de  feu?  demanda  d'une  voix 
plus  soumise  Adalbert ,  qui  commençait  à  comprendre. 

—  C'est  le  fantôme  du  donjon,  monseigneur,  murmura 
Wilfrid  avec  un  accent  à  peine  articulé,  c'est  la  terreur 
du  château,  le  revenant  de  Suisraantium  enfin,  célèbre  à 
dix  milles  à  la  ronde. 

—  Tu  n'en  sais  pas  davantage? 

—  Je  sais  seulement  que  ses  apparitions  datent  du  jour 
où  la  veuve  de  votre  prédécesseur  fut  chassée  du  château 
par  suite  de  votre  mise  en  possession. 

—  Qui  donc  a  pu  donner  cet  ordre  barbare? 

—  Il  était  juste,  monseigneur,  et  provenait  du  comte  de 
Vérone.  Le  beau-père  de  cette  femme  était  un  des  assas- 
sins de  l'empereur  Dérenger. 

Adalbert  réfléchit  quelques  instants;  puis,  faisawt  un 
effort  sur  lui-même,  il  prit  les  deux  mains  de  Wilfrid 
dans  les  siennes  et  lui  dit  : 

—  Merci  de  ton  noble  dévouement,  ami,  merci!...  Je 
veux  rester  seul... 

Et  comme  le  tenancier  allait  répliquer,  il  ajouta  aussi- 
tôt avec  solennité  : 

—  Si  c'est  une  destinée,  il  faut  qu'elle  s'accomplisse. 
Toi,  mon  fidèle  vassal,  va  passer  la  nuit  en  prières  devant 
l'abîme  à  l'est  du  vallon ,  car  les  restes  de  ton  père  repo- 
sent dans  le  fond  de  ce  gouffre. 

Un  cri  d'horreur  s'échappa  de  la  poitrine  de  Wilfrid  ;  sa 
crainte  fil  place  à  l'égarement  du  désespoir,  et  sa  voix  re- 
tentit dans  la  salle  en  prononçant  ces  mots  ; 

(1)  voj.  Il  note  (3),  p.  303. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


209 


—  J'avais  prévu  un  grand  malheur  !  Le  chant  de  cette 
ombre  maudite  était  hier  au  soir  phis  sombre  que  d'ha- 
bitude; la  clarté  infernale  qu'elle  répandait  autour  d'elle 
plus  vive,  plus  rouge  :  c'était  du  sang!  c'était  du  sang! 

IV. 

LE   FAÏDA    (1). 

Adalbert  ne  prit  aucune  précaution  pour  se  garantir  des 
surprises  dans  son  appartement.  Il  en  laissa  les  portes  ou- 
vertes, afin  de  ne  pas  trop  sentir  la  chaleur  de  la  saison, 
se  jeta  tout  armé  sur  son  lit,  après  avoir  éteint  sa  lampe, 
et  attendit  les  événements  avec  un  mélange  de  crainte  et 
d'anxiété. 


Aussitôt  après  que  minuit  fut  sonné,  il  entendit  la  voix 
de  la  femme  noire  s'élever  au  faite  du  donjon.  Celte  voix 
répéta  le  refrain  de  la  veille,  mais  elle  y  ajouta  celle  nuit 
les  noms  du  comte  de  Vérone  et  de  son  fils,  suivis  d'une 
kyrielle  d'imprécations. 

Le  sdence  se  rétablit  ensuite,  et  le  jeune  seigneur  com- 
mençait à  croire  que  Wilfrid  s'était  effrayé  à  tort,  quand 
une  clarté  soudaine  vint  éblouir  ses  regards.  Malgré  toute 
la  force  de  caractère  dont  il  était  doué,  il  ne  put  parvenir  i 
sauter  en  bas  de  sa  couche. 

Le  fantôme  du  donjon  entra  dans  sa  chambre,  fixa  sur 
lui  des  yeux  flamboyants  et  s'achemina  lentement  vers  son 
lit. 


L'apparition. 


Adalbert  ne  put  retenir  un  cri  de  terreur  : 

—  La  femme  noire  !  murmura-t-il. 

—  Non  !  la  femme  de  feu  !  cria  le  fantôme,  et  il  étei- 
gnit sa  torche  sur  le  carreau  et  parut  comme  la  veille,  aux 
yeux  d'Adalbert,  étincelant  de  lumière  (2). 

—  La  femme  de  feu  !  répéta-t-elle  lorsqu'elle  fut  arri- 
vée tout  près  du  châtelain  sur  lequel  elle  exerçait  la  même 
puissance  d'attraction  que  le  soir  précédent.  Oui  !  la  fem- 
me de  feu!  qui  vient  te  demander  raison  du  sang  répandu 
par  ton  père  i\  Vérone  !  la  femme  de  feu!  qui  vient  re- 
vendiquer ses  droits  sur  ce  château  !  la  femme  de  feu! 
qui  vient  te  crier  :  Fa'ida  !  Faïda  !  la  femme  de  feu!  qui 
s'appelle  Didgyin  Szàrnyan  !!  Reconnais-tu  ce  nom,  que 

(1)  De  Fehde,  mot  tudesque  qui  signifie  inimitié,  guerre.  Quand 
les  gentilshommes  recevaient  une  injure,  les  lois  des  Lombards  leur 
accordaient  le  droit  d'en  poursuivre  la  réparation,  et  donnaient  à  leur 
inimitié,  une  fois  déclarée,  le  nom  de  Faida.  Elles  ne  leur  imposaient 
d'autre  devoir  que  celui  de  renoncer  â  leur  haine,  lorsqu'on  leur  payait 
la  compensation  pécuniaire  fixée  pour  l'injure  reçue.  Ce  payement 
s'appelait  Widrigild  (Widergeld,  en  allemand,  argent  donné  de  re- 
tour), et  devait  se  faire  cessante  faida.  Mais  si  l'offenseur  se  refusait 
t  payer  le  Widrigild,  ou  l'offensé  à  le  recevoir,  les  deux  parties  res- 
taient en  guerre.  Rotharis  leges  in  Cod.  Longob.,  p.  21-22,  $  45  et  74. 

(2)  Cette  métamorphose  s'opérait  probablement  en  vertu  d'une 
poudre  phosphorescente  dont  la  femme  noire  saupoudrait  ses  vëic- 
meotf. 

AVRIL  1844, 


ton  père  a  efTacé  en  se  lavant  les  mains  dans  le  sang  de 
ceux  qui  le  portaient  ?  le  meurtrier  !  Reconnais-tu  ce  nom 
que  tu  as  déshérité,  proscrit,  exilé  de  sa  terre?  voleur!  La 
femme  de  feu  s'est  débarrassée  de  ton  gardien  en  faisant 
tomber  sous  sa  main  un  cheval  habitué  à  s'élancer  vers 
l'abime  ;  et  maintenant  elle  te  défie,  toi,  en  combat  singu- 
lier, à  armes  égales,  à  outrance  !  Elle  veut  s'abreuver,  elle 
aussi,  de  ton  sang  maudit!  Point  de  fFidrigild  pour  ar- 
rêter ma  vengeance!  Du  sang!  du  sang!  Point  de  Char- 
lemagne  pour  me  forcer  à  recevoir  le  prix  de  mon  déshon- 
neur !  Il  me  faut  du  sang  !  il  me  faut  du  sang  !  Où  tu  iras, 
j'irai;  où  tu  t'arrêteras,  je  m'arrêterai;  je  ne  me  séparerai 
de  toi  qu'après  t'avoir  vaincu  dans  la  lice,  après  m'étre 
abreuvée  de  ton  sang  !  Si  tu  n'acceptes  pas  mon  défi,  je 
t'assassinerai,  aussi  vrai  que  les  âmes  de  deux  Szàrnyan 
demandent  vengeance  du  fond  de  leurs  tombeaux  !  Quand 
tu  seras  prêt,  tu  m'appelleras  ;  si  tu  ne  m'appelles  pas 
avant  une  époque  que  j'ai  fixée  pour  l'accomplissement  de 
la  justice,  les  entrailles  de  la  terre  ne  sauraient  te  sous- 
traire à  mon  poignard  ! 

Revenu  de  sa  surprise  et  croyant  s'apercevoir  qu'il  avait 
affaire  à  un  être  vivant,  à  une  folle  peut-être,  et  non  à  UD 
fantôme,  Adalbert  allait  répondre  énergiqueraent  à  celte 
longue  invective,  quand  la  femme  de  feu  disparut  à  ses 

—  27  -r-  ONZIÈME  VOLUME. 


i 


210 


LECTURES  DU  SOIR. 


regards,  et  il  ne  resta  plus  à  la  place  où  elle  se  trouvait 
qu'un  cercle  d'étincelles  (1). 

Quoiqu'un  peu  troublé  par  cette  étrange  disparition,  le 
jeune  châtelain  ne  tarda  pas  à  s'endormir. 

11  resta  encore  quelques  jours  à  Suismantium,  pendant 
lesquels  il  ne  négligea  jamais  de  se  rendre  le  matin  sur  le 
bord  de  l'ablrae  où  il  avait  perdu  son  ami  et  de  prier  pour 
lui.  Peu  à  peu  il  s'habitua  tellement  à  la  visite  nocturne  de 
Didgjin  et  à  sa  bizarre  interpellation  :  Es-tu  prêt?  que, 
/orsqu'il  quitta  son  manoir  pour  retourner  à  Mantoue,  il 
ne  put  s'empêcher  de  penser  à  la  veuve  et  de  faire  des 
vœux  pour  qu'elle  recouvrât  la  raison. 

Aussi  fut-il  fort  étonné  quand  le  soir,  à  Guastalla,  il  la 
vit  paraître,  sans  torche  ni  vêlements  de  feu  pourtant,  à 
minuit  sonnant,  devant  son  lit,  et  lui  répéter  sa  question 
d'une  voix  plus  creuse,  plus  menaçante  que  d'habitude.  Il 
ne  put  retenir  un  long  éclat  de  rire,  et  le  mot  :  Folle  !  vint 
errer  sur  ses  lèvres.  Didgyin  y  répondit  par  l'imprécation 
dont  les  Hongrois  ont  abusé  de  tout  temps  :  Baszama 
aszszonyat  (2) .'  puis  elle  s'esquiva  promptement. 

Cependant  le  comte  de  Mantoue,  qui  attendait  son  gen- 
dre futur,  lui  avait  fait  préparer  un  appartement  dans  un 
château  qu'il  possédait  en  propre  à  quelques  pas  de  la 
porte  Leona  (3),  et  dont  il  comptait  faire  donation  à  sa 
lille  en  la  mariant.  Il  avait  ordonné  des  fêtes  civiques  et 
envoyé  des  invitations  pour  un  tournoi  dans  tous  les  châ- 
teaux et  dans  toutes  les  villes  environnantes,  en  un  mot, 
il  n'avait  rien  négligé  pour  qu'Adalbert  n'eût  pas  à  attendre 
longtemps  l'accomplissement  de  son  souhait  le  plus  ar- 
dent. 

Dans  le  château  du  comte  de  Mantoue,  comme  à  Guas- 
talla, Didg}in  ne  manqua  pas  au  devoir  qu'elle  s'était  im- 
posé. Le  seigneur  de  Suismantium  la  revit  immanquable- 
ment toutes  les  nuits,  mais  non  plus  sous  la  robe  noire 
qui  l'enveloppait  sur  le  Gotra.  La  femme  de  feu  s'était 
métamorphosée  en  guerrier  mystérieux.  Sa  visière  était 
constamment  baissée.  Un  voile  noir  ceignait  sa  taille  et 
retombait  en  larges  plis  le  long  de  son  épée. 

A  800  mètres  au  nord  de  la  ville  de  Mantoue  se  trouvait 
alors  le  faubourg  de  San  Giorgio  ,  où  l'on  voyait  le  ma- 
gnifique palais  de  Trajan.  C'est  au  delà  de  ce  faubourg 
(démoli  dans  le  siècle  dernier  et  remplacé  par  une  demi- 
lune),  dans  une  vaste  prairie  en  forme  d'amphithéâtre,  que 
se  tint  le  tournoi  (4),  la  veille  du  mariage  d'Adalbert  avec 
la  comtesse  de  Mantoue. 

Après  avoir  laissé  donner  des  preuves  de  leur  force  et 
de  leur  adresse  à  bien  des  invités,  Adalbcrt  entra  dans  la 

(0  Cp  fait  confirme  notre  supposilion  de  la  poudre  phosphores- 
cente. Didgyn  n'avait  qu'à  la  secouer  pour  devenir  invisible  dans  l'ob- 
icuriié.  Ceue  poudre  tombée  autour  d'elle  devait  en  effet  ressem- 
bler à  un  cercle  d'étincelle?. 

(2)  Quêta  femme  soit  honteusement  déshonorée! 

(3)  La  porte  Leona  se  trouvait,  apri'-s  l'agrandissement  de  la  ville 
par  les  Gaulois,  au-dessus  du  canal  nio.  qui  bornait  alors  la  ciie  au 
lud.  Elle  était  »iiuéc  M  où  commence  mamtenant  la  porta  Predella, 
entre  le  Iheâire  nouveau  et  la  maison  qui  ilonne  it  l'est  sur  la  rue, 
au  sud  sur  le  canal.  Une  inscription  qu'on  voit  encore  sur  une  p'aque 
de  marbre,  conservée  dans  la  façade  de  cette  maison,  certifie  ce  fait. 
Voyez  Epil.  délia  St.  di  Mamova  par  Basilio  Soresina  et  les  anciens 
Chroniqueurs  de  celle  ville. 

(4)  Les  bornes  que  nous  nous  sommes  presrriles,  dans  celte  es- 
quisse de  mœurs,  ne  nous  permetieni  point  de  donner  une  descrip- 
tion de  ce  lournoi.  D'ailleurs,  nous  n'aurions  pas  osé  le  faire  après 
Walter  Scott.  Dans  son  lianhoe,  il  nous  transporte  dans  le  moyen 
4pe  et  nous  fait  assister,  en  Ecosse,  à  un  de  ces  spectacles  sanglants, 
peint  avec  toute  la  couleur  locale  de  son  inimitable  pinceau.  Les  dif- 
férences qui  eiislaient  entre  les  détails  d'un  tournoi  en  Ecosse  et  en 
Italie  ne  sont  pas  assez  considérables  pour  que  le  lecteur  nous  par- 

.nnn&t,  si  nous  nous  menions  en  concurrence  avec  le  roi  dei  roman- 
cier». 


lice.  Les  regards  de  toutes  les  dames  se  portèrent  sur  lui 
et  s'y  arrêtèrent  avec  plaisir,  car  c'était  un  beau  guerrier 
que  le  seigneur  de  Suismantium. 

A  peine  avait-il  commencé  à  faire  le  tour  de  l'enceinte, 
qu'un  chevalier  inconnu  toucha  du  fer  de  sa  lance  le  bou- 
clier du  nouveau  tenant,  et  s'élança  dans  l'arène,  monté  sur 
un  fougueux  cheval  hongrois  qu'il  faisait  caracoler  avec  une 
dextérité  admirable.  Adalbert  n'eut  qu'à  jeter  un  regard  sur 
lui  pour  reconnaître  Didgvin.  Il  s'approcha  d'elle,  afin  de  la 
détourner  de  son  projet  audacieux,  mais  elle  ne  lui  en  laissa 
pas  le  temps  et  alla  se  ranger  à  l'autre  extrémité  de  la  lice. 
Alors  Adalbert,  qui  se  fût  cru  déshonoré  en  croisant  son 
fer  avec  celui  d'une  femme,  proclama  hautement  le  sexe  de 
Didgyin  et  se  débarrassa  ainsi,  pour  le  moment,  de  cette 
créature,  qui  désormais  commençait  à  lui  apparaître  sous 
un  jour  moins  comique.  En  sortant  de  la  lice,  Didgyin  s'ap- 
procha du  châtelain  et  lui  dit  tout  bas  :  e  On  n'échappe 
pas  au  bras  de  la  justice?  >  L'acharnement  qu'elle  mettait 
à  poursuivre  son  but  était  trop  bien  raisonné  pour  qu'il 
pût  être  l'effet  de  la  folie.  Dès  ce  moment  Adalbert  consi- 
déra Didgyin  comme  un  ennemi  dangereux;  mais,  vaillant 
ainsi  qu'il  l'était,  il  ne  pouvait  concevoir  pour  cela  aucune 
inquiétude. 

Adalbert  sortit  victorieux  de  six  combats,  dont  deux  à 
outrance,  et  ayant  été  proclamé  vainqueur  du  tournoi,  il 
en  reçut  le  prix  et  fut  couronné  des  mains  de  la  reine  de  la 
beauté,  qui  n'était  autre,  comme  on  le  pense  bien,  que  la 
comtesse  Isabelle. 

Le  reste  de  la  journée  se  passa  dans  la  cité  en  banquets 
et  fêles.  Constamment  près  de  son  père  et  de  sa  fiancée, 
Adalbert  se  sentait  parfaitement  heureux,  tandis  que  la 
comtesse  Isabelle,  aussi  enivrée  de  joie  que  son  amant, 
s'enorgueillissait  d'avoir  su  lui  inspirer  un  amour  si 
profond.  Milon,  dont  les  cheveux  blancs  parlaient  d'une 
vie  longue  et  agitée,  se  réjouissait  de  se  voir  renaître  dans 
son  fils,  qui  serait  très-probablement  son  successeur  dans 
la  seigneurie  de  Vérone;  et  le  comte  de  Mantoue,  n'ayant 
plus  aucun  souhait  à  former  maintenant  qu'il  avait  mis  sa 
fille  unique  sous  la  protection  d'un  haut  et  puissant  sei- 
gneur, croyait  avoir  atteint  le  plus  parfait  degré  de  félicité 
possible.  Le  lendemain  paraissait  devoir  être  un  si  beau  jour 
pour  la  ville  de  Mantoue  !  On  se  sépara  bien  tard  dans  la 
nuit  ;  chacun  alla  se  livrer  au  repos,  appelant  de  ses  vœux 
avec  impatience  ce  jour  désiré  qui  s'était  préparé  sous  de 
si  brillants  et  joyeux  auspices. 

Mais,  l'heure  de  la  cérémonie  arrivée,  on  attendit  en  vaio 
le  fils  du  comte  de  Vérone. 

Quand  on  se  rendit  au  château  qu'il  habitait  hors  de  la 
porte  Leona,  pour  savoir  la  cause  de  ce  retard  inattendu, 
on  ne  trouva  qu'un  cadavre  transpercé  d'un  grand  nombre 
de  coups  de  poignard. 

Le  comte  de  Vérone  mourut  de  chagrin  à  quelque  temps 
de  là.  Isabelle  alla  ensevelir  son  désespoir  dans  un  cloître 
du  faubourg  San  Giorgio,  et  le  comte  de  Mantoue  resta  in- 
consolable pendant  tout  le  reste  de  sa  vie. 

A  dater  de  ce  jour  mémorable,  à  l'aurore  duquel  on  avait 
vu  un  beau  cheval  de  bataille  hongrois  tout  harnaché  s'é- 
'ancor  sans  cavalier  à  travers  les  campagnes  au  sud  de  la 
ville,  personne  n'osa  plus  mettre  les  pieds  dans  le  palais 
qu'avait  habité  Adalbert. 

Un  guerrier,  dont  les  traits  étaient  sans  cesse  cachés  sous 
la  visière,  se  montrait  toutes  les  nuits  sur  le  balcon  du  châ- 
teau et  remplissait  l'air  d'un  chant  barbare  de  triomphe 
qu'on  entendait  jusqu'à  l'extrémité  opposée  de  la  cité. 

Ceux  qui  demeuraient  près  de  ce  manoir  prétendaient 
que,  depuis  minuit  jusqu'à  une  heure  avant  le  jour,  ua 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


211 


bruit  épouvan(al)lc  s'élevait  de  celte  demeure  redoutée.  Le 
peuple  lui  donna  le  nom  de  Palazzo  del  Diacolo  (palais 
du  diable),  nom  qu'il  conserve  encore  aujourd'hui,  quoi- 
qu'il ait  été  rebâti  de  fond  en  comble  dans  le  siècle  dernier, 
et  qu'il  se  trouve  depuis  fort  longtemps  dans  la  plus  belle 
rue  de  la  ville,  dans  le  Corso  di  porta  Predella. 


On  ne  sait  ni  à  quelle  époque  cessèrent  les  chants  du 
guerrier  mystérieux,  ni  si  on  trouva  son  cadavre  dans  le 
palais,  quand,  par  suite  de  l'agrandissement  delà  cilé,  ce 
manoir  fut  réédilié  et  compris  dans  l'enceinte  de  Mantoue, 

UUBINO  PA  MAMOVA. 


LES  JEUX. 


Nil  novî  suh  sole,  il  n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le  so- 
leil. Dans  tous  les  pays,  sous  tous  les  ciels,  au  nord  comme 
au  midi,  chez  les  noirs  comme  chez  les  blancs ,  sous  la 
hutte  du  sauvage,  et  sous  l'ardoise  du  citadin,  de  tout 
temps,  toujours  et  partout,  le  jeu  a  existé  avec  ses  appé- 
ffls,  ses  violences  et  ses  excès.  Les  dieux,  aujourd'hui 
destitués,  du  paganisme  avaient  fait  de  l'Olympe  un  cé- 
leste tripot.  Mercure,  premier  sujet  dans  la  troupe  divine, 
inventa  le  jeu,  nous  apprend  Platon;  les  parents  et  collè- 
gues de  Mercure  étaient  trop  bien  élevés  pour  ne  pas 
adopter  une  invention  due  à  un  membre  de  leur  famille  ;  ils 
jouaient,  les  bons  cousins,  pour  rendre  hommage  au  dieu 
du  jeu,  comme  ils  se  grisaient  pour  faire  honneur  au  dieu 
du  vin.  Plutarque,  qui  comme  Platon  était  dans  la  confi- 
dence de  ce  qui  se  passait  sur  le  sommet  de  l'Olympe, 
rapporte,  dans  son  Traité  d'Isis  et  d'Osiris,  une  anecdote 
tant  soit  peu  fabuleuse.  Mais  Plutarque  est  un  personnage 
grave,  qui  ne  voudrait  pas  nous  induire  en  erreur  ;  croyons 
donc  à  Plutarque,  comme  déjà  nous  avons  cru  à  Platon. 

Rhéa  aimait  Saturne,  et  Saturne  aimait  Rhéa.  Mou- 
sieur  Rhéa  découvrit  et  n'approuva  pas  celle  douce  réci- 
procité de  sentiments.  Les  dieux  de  ce  temps-là  étaient 
susceptibles  comme  de  simples  morlels  à  l'endroit  de 
leurs  moitiés.  Ici-bas,  nos  époux  outragés  se  vengent  l'é- 
péeou  le  code  à  la  main;  en  sa  qualité  de  dieu,  le  Soleil 
se  ménagea  une  vengeance  de  dieu  :  il  condamna  Rhéa  à 
ne  pouvoir  jamais  accoucher.  Voilà  donc  la  coupable  Rhéa 
vouée  à  une  éternelle  grossesse;  pauvre  Rhéa,  pauvre 
déesse  !  L'amour  avait  fait  le  mal,  l'amour  le  répara.  En- 
tre un  vol  et  une  partie  de  whist,  Mercure  eut  pitié  de 
Rhéa,  et  de  la  pitié  il  passa  bientôt  à  un  sentiment  plus 
tendre;  mais  il  n'était  qu'un  bien  petit  dieu  à  côté  du 
père  Soleil,  et  il  ne  pouvait  désensorceler  Rhéa  qu'à  force 
de  ruse  et  d'adresse  :  il  proposa  à  la  Lune  une  partie  de 
piquet  ;  Mercure,  à  ce  que  ne  disent  ni  Platon  ni  Plular- 
que,  était  de  première  force  au  piquet.  La  Lune  accepte. 
Entre  dieux,  il  ne  pouvait  être  queslion  déjouer  des  billets 
de  la  Banque  de  France.  Mercure  paria  son  caducée  contre 
chaque  soixante-dixième  partie  du  temps  que  son  adver- 
saire éclaire  l'horizon  ;  la  Lune  perdit,  elle  devait  perdre  : 
Mercure  n'est-il  pas  le  dieu  des  voleurs?  Il  réunit  les  par- 
ties qu'il  avait  gagnées  à  la  Lune ,  en  fit  cinq  nouveaux 
jours,  et,  plein  de  joie,  il  les  offrit  à  Rhéa,  qui  profita  de 
l'un  d'eux  pour  accoucher.  C'est  ainsi  que  l'année,  qui 
jusqu'alors  s'était  contentée  de  3G0  jours,  en  eut  56S. 

Les  Romains,  qui  croyaient  à  Mercure,  jouaient  comme 


les  Gênions,  peuples  du  Bengale  et  de  l'Indostan ,  qui 
croyaient  à  autre  chose.  Galon  avait  beau  leur  crier  : 
€  Fuyez  les  jeux  de  hasard  » ,  les  Romains  fuyaient  les 
discours  de  Galon,  Galon  leur  semblait  un  censeur  fort 
ennuyeux. 

Les  Germains,  selon  Tacite,  et  les  Huns,  selon  je  ne  sais 
qui,  se  jouaient  eux-mêmes;  le  perdant  subissait  l'escla- 
vage du  gagnant.  Ils  engageaient  leur  liberté  pour  un  an, 
pour  deux  ans,  quelquefois  pour  toute  leur  vie. 

Gerfains  nègres,  plus  intelligeuts  que  les  Germains  et 
les  Huns,  jouent  leurs  femmes  et  leurs  enfants;  ce  qui 
n'empêche  pas  un  vieux  chef,  bien  tatoué,  bien  ridé  et 
bien  crépu,  de  prononcer  un  discours  touchant  sur  la 
tombe  d'un  afTreux  noir,  qui  a  joué  et  perdu  dix  femmes 
et  vingt  eniauts  peut-èlre  pendant  sa  vie,  et  de  s'écrier, 
avec  l'aplomb  d'uu  homme  civilisé  :  il  fut  bon  époux  et 
bon  père,  ainsi  soit-il  ! 

Les  Indiens  jouent  leurs  doigts  et  leurs  yeux.  Sans  atten- 
dre sa  revanche,  le  perdant  s'insinue  sous  la  pupille  un 
petit  stylet  effilé  à  cet  usage,  et  il  se  fait  sauter  l'œil  avee 
une  adresse  inouïe  ;  jamais  il  ne  manque  son  coup  ;  il  le 
place  dans  un  verre,  et  la  partie  continue.  Sera-t-il  aveu- 
gle? Ne  sera-t-il  que  borgne?  là  est  la  question.  Si  le  sort 
le  favorise,  son  adversaire,  du  même  petit  stylet,  se  privg 
aussi  d'un  œil.  Dansées  cas-là,  les  Indiens  ne  font  jamais 
plus  de  trois  parties  ;  il  faut  toujours  qu'il  survive  un  œil 
pour  servir  de  guide  aux  trois  yeux  domiciliés  dans  leurs 
verres  respectifs.  Nous  autres  joueurs  rachiliques,  myr- 
midons  que  nous  sommes,  nous  n'avons  jamais  été,  nous 
ne  serons  jamais  à  la  hauteur  de  ces  jeux  de  géants. 

Les  Français  cependant  ont  toujours  été  joueurs,  mais 
rarement  à  la  manière  des  Germains  et  des  Huns ,  plus 
rarement  encore  à  la  façon  des  Indiens.  Jouer  à  se  couper 
un  doigt,  à  s'arracher  uu'œil;  fi  donc!  C'est  bon  pour 
des  doigts,  pour  des  yeux  de  sauvages  ;  des  doigts  et  des 
yeux  français  sont  choses  trop  précieuses  pour  que  les 
propriétaires  s'en  séparent  si  facilement.  A  Naples,  et 
dans  quelques  endroits  de  l'Italie,  des  bateliers  jouent  leur 
liberté  ;  les  Germains  n'ont  jamais  eu  d'autres  imitateurs 
en  Europe. 

L'invention  des  cartes  remonte  au  roi  Charles  VI;  à  l'hô- 
tel de  Nesie  on  en  faisait  une  immense  consommation. 
Dans  les  commencements  et  faute  d'habitude,  on  prenait 
les  pertes  au  sérieux.  Les  catastrophes  de  l'hôtel  de  Nesle 
sont  célèbres  dans  l'histoire  du  temps.  (Ne  pas  con- 
fondre avec  les  catastrophes  de  la  Tour  de  Nesle,  qui  se 


215 


LECTURES  DU  SOIR. 


passent  au  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin.)  Les  caries 
furent  imaginées  pour  amuser  les  instants  lucides  que  la 
folie  voulait  bien  laisser  au  roi.  L'inventeur,  tout  nous 
porte  à  le  croire,  était  Français  :  les  couronnes  et  les  scep- 
tres fleurdelysés  que  portent  les  rois,  révèlent  une  main 
française.  Le  roi  de  pique,  c'est  David;  le  roi  de  carreau, 
César  ;  le  roi  de  trèfle ,  Alexandre  ;  et  le  roi  de  cœur, 
Charlemagne.  Un  étranger  fùt-il  allé  chercher  un  monar- 
que français  pour  le  faire  figurer  au  milieu  des  plus  grands 
noms  de  l'antiquité?  Un  étranger  eût-il  donné  à  Charle 
magne  le  plus  noble  des  symboles,  celui  du  cœur  ! 

Le  père  Daniel  a  cru  que  le  valet  de  carreau,  Hector, 
était  Ileclor  de  Galard,  capitaine  de  la  grande  garde  de 
Louis  XI.  Hector  est  ici  le  fils  de  Priam,  dont  on  faisait 
descendre  nos  rois  par  son  fils  Astyanax ,  dans  les  onzième, 
douzième,  treizième,  quatorzième,  quinzième  et  seizième 
siècles.  Quelque  célèbre  qu'ait  pu  être  dans  son  temps 
l'Hector  de  Galard ,  dont  le  père  Daniel  voudrait  faire  un 
valet  de  carreau,  il  ne  doit  pas  entrer  en  balance  avec  Hec- 
tor de  Troie.  La  courtisanerie  de  l'inventeur  n'a  pu  hési- 
ter entre  ces  deux  Hectors. 

Lancelotdu  Lac  est  un  des  chevaliers  du  roi  Arthur;  et 
Ogier  un  preux  de  Charlemagne;  Lahire  est  le  fameux 
Etienne  de  Vignole,  surnommé  Lahire,  qui  contribua  tant 
par  sa  valeur  à  consolider  le  trône  chancelant  de  Char- 
les VIL 

Seul,  un  Français  peut  et  doit  avoir  voulu,  tout  en  créant 
un  divertissement  frivole,  élever  un  trophée  historique  aux 
guerriers  illustres  de  sa  patrie.  Les  cartes  constituent  pres- 
que un  cours  d'histoire  de  France.  Nous  ne  prétendons 
pas  qu'elles  doivent  supplanter  dans  les  écoles  les  ouvrages 
acclimatés  et  approuvés,  mais  il  serait  injuste  de  ne  pas 
voir  dans  l'mventeur  des  cartes  un  homme  éminemment 
national,  et  très-versé  dans  l'histoire  de  son  pays. 

Z?ame  vient  du  celtique  daniy  qui  signifie  une  personne 
distinguée  ;  valet  dérive  aussi  du  celtique  was,  et  jusqu'au 
neuvième  siècle  a  indifféremmen/  voulu  dire  homme  de 
guerre  ou  homme  de  service. 

Le  père  iMenestrier  pense  quePallas,  Rachel,  Judic  qu'à 
lort  il  nomme  Judith,  et  Argine,  anagramme  de  regina, 
expriment  les  quatre  manières  de  régner,  par  la  beauté,  la 
sagesse,  la  piété  et  l'amour. 

Le  père  Menestrier  se  trompe  ;  et  les  chroniqueurs  du 
temps  donnent  une  tout  autre  interprétation  aux  quatre 
noms  de  reines  ou  dames  des  cartes. 

En  idiome  breton,  Judic  et  non  Judith  signifie  reine  deux 
fois.  C'est  Anne  de  Bretagne  qu'on  a  voulu  désigner.  Est- 
il  rien  de  plus  naturel  que  cette  flatterie  bretonne  et  en 
langue  bretonne,  adressée  à  une  princesse  bretonne?  Anne 
de  Bretagne  n'a-t-elle  pas  été  deux  fois  reine?  N'a-t-elle 
pas  régné  deux  fois  sur  la  France,  par  son  premier  mari, 
Charles  VHI,  et  par  son  second  époux,  Louis  Xil  ?  Argine 
et  Judic  sont  la  seule  et  même  personne ,  la  seule  et  même 
Anne  de  Bretagne.  Comme  reine  de  France,  Argine  porte 
une  couronne  royale  sur  la  tête,  et  comme  souveraine  de 
Bretagne ,  une  couronne  ducale  renversée  sur  son  bras. 
Faut-il  une  meilleure  preuve?  Reine  et  duchesse,  reine 
deux  fois,  telle  a  été  Anne  de  Bretagne. 

Palîas,  déesse  de  la  guerre;  Bachcl,  déesse  de  beauté, 
in(ii(iuent  que- les  cartes  sont  le  passe-temps  des  guerriers 
et  des  dames. 

Les  premières  caries  furent  dessinées  et  peintes  à  la 
main,  et  pour  cette  raison  elles  coûtaient  fort  cher;  plus 
tard  on  les  grava  et  on  les  enlumina  ;  alors  le  prix  diminua, 
et  le  peuple  put  en  faire  usage.  Mais  avant  que  les  cartes 
ravageassent  les  rangs  inférieurs  de  la  société,  les  classes 


élevées  étaient  en  proie  à  une  maladie,  à  une  dhvrc  de  jeu, 
qui  se  trahissait  par  mille  extravagances. 

Un  fils  naturel  du  duc  de  Bellegarde  gagne  S0,000  écus 
à  son  père,  et  le  père  reconnaît,  légitime  son  fils  ;  mais  le 
fils  renonce  aux  50,000  écus  gagnés  à  sou  père.  Pour 
50,000  écus,  le  duc  fit  ce  qu'il  avait  toujours  refusé  à  la 
voix  du  sang  et  à  ses  entrailles  de  père.  0  amour  paternel, 
habilerais-tu  plus  souvent  le  coffre-fort  que  le  cœur  des 
pères  ? 

Sous  Henri  111,  le  Louvre  se  métamorphose  en  une 
royale  maison  de  jeu  où  l'on  n'entend  plus  que  le  son  des 
dés ,  le  bruissement  des  cartes  et  les  cris  des  joueurs. 

Henri  IV,  qui  eut,  dit  la  chanson,  le  triple  talent  de 
boire,  de  battre  et  d'être  vert  galant,  possédait  un  quatrième 
talent  dont  elle  n'a  pas  parlé  :  il  aimait  le  jeu,  il  aimait  sur- 
tout le  gain.  La  perte  lui  était  insupportable;  et  ses  adver- 
saires ordinaires,  le  maréchal  de  Bassompierre,  Sully,  l'I- 
talien Pimentelli ,  MM.  de  Guise  et  de  JoinviUe  eurent  plus 
d'une  royale  rebuffade  à  essuyer  quand  ils  gagnaient  l'ar- 
gent de  sa  majesté.  Mais  les  joueurs,  mais  les  courtisans, 
véritables  estomacs  d'autruche ,  digèrent  tout,  menaces  et 
injuiLi,  quand  l'argent  vient  en  aide  à  la  digestion,  et 
quand  l'injure  sort  de  la  bouche  d'un  roi.  Sous  le  règn". 
de  Henri ,  un  seigneur  obtint ,  grâce  au  jeu,  une  distinc- 
tion dont  jusqu'akift)  n'avaient  joui  ni  princes  ni  ducs.  Ceux- 
ci  ,  dit  Amelot  de  la  Houssaye,  n'entrent  en  voiture  dans 
les  maisons  royales  que  depuis  1 007,  et  cette  faveur,  ils  la 
doivent  au  premier  duc  d'Épernon.  Tous  les  jours,  il 
jouait  avec  la  reine  Marie  de  Médicis  ;  tourmenté  de  la 
goutte ,  impotent ,  il  osa  faire  entrer  son  carrosse  dans  la 
cour  du  Louvre,  et  cette  témérité  lui  réussit. 

Les  premières  académies  de  jeu  datent  de  cette  époque. 
Sans  distinction  de  rangs  ni  d'habits,  la  foule  était  admise 
à  y  perdre  son  argent,  et  la  foule  se  ruait  à  sa  ruine.  Le 
premier  banquier  connu  répondait  au  nom  de  Jonas.  Il 
loua  400  livres  par  jour  une  maison  du  faubourg  Saint- 
Germain  pour  donner  à  jouer  pendant  la  foire.  400  livres! 
la  somme  était  énorme  pour  le  temps;  il  n'en  réalisa  pas 
moins  de  très-gros  bénéfices. 

Louis  XIH,  sévère,  impitoyable  pour  les  joueurs,  fit  fer- 
mer quarante-sept  brelans  et  condamnei  à  10,000  livres 
d'amende  deux  maîtres  de  jeu. 

Mazarin  connaissait  en  police  et  en  politique  la  râleur 
des  petits  moyens;  il  se  relâcha  de  cette  sévérité  de  sou 
prédécesseur.  Sous  son  cardinalat,  presque  sous  s.  n  rè- 
gne, les  maisons  de  jeu  se  rouvrirent.  11  aimait  mieux  sa- 
voir les  seigneurs  de  la  cour  occupés  à  perdre  leur  patri- 
moine qu'à  se  mêler  aux  affaires  publiques;  là  il  les  te- 
nait sous  sa  main  :  pendant  qu'ils  jouaient,  ils  ne  conspi- 
raient pas  contre  lui. 

Law  créa  le  jeu  sur  la  place  publique;  les  actions  du 
Mississipi,  espèce  de  guillotine  contre  les  fortunes,  ins- 
trument expédilif  de  ruines  et  de  misères,  se  cotaient  et  se 
trafiquaient  dans  les  rues  et  dans  les  carrefours.  Quelques 
laquais  .xubilement  enrichis  servirent  de  prospectus  à  ces 
jeux  en  plein  vent,  et  petits  et  grands,  riches  et  pauvres, 
vilains  et  nobles,  hommes  et  femmes,  tous  furent  piqués 
prr  le  système  Law,  système  dangereux  et  fatal,  oar  il 
était  protégé  par  les  gouvernants.  Bien  des  gens,  par  dé- 
cence publique ,  s'abstenaient  de  cartes  et  de  dés.  Sitôt 
que  le  jeu  eut  change  de  nom ,  les  esprits  timorés  et 
craintifs  ne  laissèrent  pas  échapper  une  si  belle  occasion 
de  jouer  ;  un  jour  leur  suffit  pour  rattraper,  pour  dépasser 
même  les  joueurs  les  plus  consommés. 

Le  Journal  politique  et  littéraire  du  15  déccmbr© 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


in 


1776  rapporte  un  trait  qui  s'accorde  à  merveille  avec  Tex- 
centncité  du  caractère  anglais  : 

Deux  Anglais  voyageaient  ensemble.  En  route,  que 
faire?  pourquoi  ne  pas  jouer,  quand  on  aime  le  jeu?  La 
voiture  fut  favorable  à  sir  John ,  il  gagna  sur  les  grands 
chemins  des  liasses  de  banknotes  à  sir  Peter.  La  partie 
était  si  bien  lancée  qu'elle  ne  s'arrêta  pas  lorsque  la  voi- 
lure fut  arrivée  à  sa  destination;  mais  dans  une  cîiambrc 


d'auberge,  la  fortune  vira  de  bord  :  sir  John  rendit  gorge. 
Muins  flegmatique,  moins  Anglais  que  sir  Peter,  il  eut  le 
mauvais  goût  de  montrer  sa  mauvaise  humeur.  X  un  coup 
piquant  qu'il  avait  perdu,  il  riposta  par  une  provocation; 
il  paria  y,000  guinées  qu'à  vingt-cinq  pas  il  serait  plus 
heureux  au  pistolet  qu'aux  cartes.  Les  spectateurs  fran- 
çais ne  voyaient  là  qu'une  boutade  de  joueur  exaspéré  ; 
quelle  ne  fut  pas  leur  surprise!  Sir  Peler  se  leva  tranquil- 


Figures  principales  de  cartes  de  Charles  VI. 


lemcnt,  et  accepta  le  défl.  Les  o,000  guiaécs  furent  dépo- 
sées en  mains  sûres;  on  se  procura  des  armes,  des  té- 
moins, et  la  partie,  le  duel  commença.  La  veine  u'aban 
donna  pas  sir  Peter;  il  blessa  grièvement  le  pauvre  sir 
John ,  qui  en  fut  pour  une  épaule  fracassée  et  ses  b,000 
guinées  perdues. 

Les  joueurs  sont  sujets  à  de  singulières  idées.  La  pas- 
sion du  jeu  développe  dans  certains  esprits  des  bizarreries 
prodigieuses.  En  face  de  la  mort  et  de  son  testament,  un 
homme  exigea  qu'après  lui  de  sa  peau  l'on  coumt  un  da- 
mier, et  que  de  ses  os  on  fit  des  dés. 

Le  jeu  égalise  et  confond  tous  les  rangs.  Entre  wueurs, 


il  n'y  a  plus  ni  esprit ,  ni  richesse ,  ni  naissance ,  il  n'y  a 
plus  que  des  cartes.  Le  prince  de  Condé  avait  admis  à  sa 
partie  l'acteur  Baron. 

—  Masse  à  Condé,  dit  familièrement  le  comédien. 

—  Tope  à  Britannicus ,  répondit  le  héros. 

Une  autre  fois ,  un  officier  jouait  et  perdait  contre  un 
prince  du  sang.  Tout  à  coup,  la  figure  décomposée,  les 
yeux  hagards,  il  se  lève. 

—  Où  allez-vous  ?  s'écrie  le  prince. 

—  Je  vais  jurer  dans  une  pièce  voisine. 

—  Eh!  mon  ami,  ne  vous  gênez  pas,  jurez  ici. 

Le  scrupule  de  l'officier  Cit  sans  exemple.  Un  vrai  joueur 


214 


LECTURES  DU  SOIR. 


ne  se  gêne  pour  personne  ;  il  jure  devant  un  prince  comme 
devant  un  égal  ;  Tofficier  était  plus  courtisan  que  joueur, 
et  il  eût  mieux  fait  son  chemin  dans  les  antichambres  de  la 
cour  qu'à  une  table  de  jeu. 

Crédules  et  superstitieux ,  les  joueurs  rendraient  des 
points  aux  enfants  qui  ont  peur  de  Croquemitaine. 

—  Toutes  les  fois  que  monsieur  coupe,  murmurait  un 
financier,  je  suis  sûr  de  perdre. 

—  Monsieur,  disait  un  joueur  malheureux  à  un  specta- 
teur dont  la  figure  ne  lui  revenait  pas,  je  ne  suis  pas  assez 
riche  pour  que  vous  restiez  près  de  moi. 

Pour  rien  au  monde  les  uns  ne  joueraient  sur  telle  table, 
les  autres  dans  telle  pièce.  Ceux-ci  changent  de  cartes  ou 
de  dés  à  chaque  coup,  ceux-là  attribuent  leur  veine  ou  leur 
déceine  à  certaine  partie  de  leur  costume.  Pierre  soupire 
après  la  pluie  qui  lui  porte  bonheur;  Jean  appelle  de  tous 
ses  vœux  le  beau  temps,  qui  seul  le  fait  gagner.  Les  uns 
ne  jouent  que  la  nuit,  les  autres  ne  jouent  que  le  jour.  Bien 
des  femmes  ont  été  délaissées  parce  que  les  hommes  les 
accusaient  d'être  leurs  mauvais  génies  au  jeu. 

Est-il  rien  de  comparable  au  supplice  du  joueur  qui  a 
tout  perdu  et  à  qui  Ton  refuse  de  jouer  sur  parole?  11  reste 
là,  cloué  à  sa  place,  immobile,  les  yeux  fixés  sur  les  cartes  ; 
il  les  dévore.  Il  joue  en  lui-même,  il  adopte  un  côté,  et  ce 
côté  est  toujours  heureux.  Il  eût  regagné,  il  eût  refait  sa 
fortune.  Quel  guignon! 

En  d72o,  àBayonne,  un  capitaine  du  régiment  d'Au- 
vergne perd  au  billard  jusqu'à  son  dernier  sou.  Capitaines 
de  fantassins ,  peintres  et  poètes,  n'inspirent  que  peu  de 
confiance  aux  prêteurs.  L'officier  rongeait  son  frein  en  si- 
lence ;  une  bille  à  la  main ,  il  la  mordait,  et  passait  sa  rage 
sur  elle.  Il  l'introduisit  dans  sa  bouche,  on  ne  put  la  lui 
retirer,  et  il  mourut. 

Les  anciens  étaient  peu  conséquents  avec  eux-mêmes. 
Ils  rendaient  un  culte  au  dieu  du  vol  et  du  jeu;  ils  ado- 
raient des  divinités  libertines  et  ivrognes,  et  ils  s'éton- 
naient, ils  s'affligeaient  de  l'immoralité  des  peuples.  De 
temps  en  temps,  pour  réparer  les  mauvais  exemples  don- 
nés par  leurs  dieux,  ils  leur  prêtaient  des  actions  sublimes. 
Quelle  belle  décision  ils  ont  mise  dans  la  bouche  d'Eaque, 
l'un  des  trois  juges  infernaux  ! 

Claude,  l'empereur  des  Romains,  était  aussi  l'empereur 
des  joueurs.  Tant  qu'il  vécut,  on  encensa  ses  vices  et  ses 
dissolutions;  une  fois  mort,  la  vérité  arriva  jusqu'à  lui.  On 
prétendit  qu'à  son  entrée  aux  enfers  il  avait  été  condamné 
par  Eaque  à  ramasser  perpétuellement  les  dés  des  joueurs. 
Que  de  haute  raison  dans  ce  supplice  inOigé  au  joueur  le 
plus  effréné  de  son  temps  !  Voir  jouer,  ne  pas  jouer,  et  être 
le  valet  de  ceux  qui  jouent!  Un  empereur!  quelle  humilia- 
tion! Quel  enseignement  pour  les  hommes! 

Le  jeu  inspire  des  mots  pleins  d'une  énergie  sauvage 
qui  étonne  et  effraye.  Ce  n'est  plus  l'homme  qui  parle,  c'est 
la  passion  ;  la  plus  terrible  des  passions ,  la  plus  poignante, 
la  seule  éternelle.  L'amour  disparait  avec  le  temps  et  la 
satiété;  la  passion  du  jeu  ne  s'assouvit  jamais.  Entendez, 
voyez  cet  homme  :  il  joue,  il  perd  le  pain  de  ses  enfants  ; 
il  est  fou.  La  maison  brûle,  lui  annonce-t-on.  Tant  pis 
pour  elle ,  répond-il.  II  resterait  à  jouer  et  à  brûler,  si  ses 
adversaires,  plus  heureux,  ue  voulaient  vivre  pour  con- 
server son  argent. 

Un  receveur  des  finances  entre  dans  une  maison  de  jeu: 
il  gagne  : 

—  -Malheureux,  lui  dit  en  sortant  un  de  ses  amis,  si  vous 
aviez  perdu,  que  fussicz-vous  devenu? 

—  N'avais-je  pas  un  pont  à  traverser  avant  de  rentrer 
chez  moi? 


Quelle  passion  que  celle-là,  qui  ne  laisse  pas  de  milieu 
entre  la  fortune  et  le  déshonneur! 

Souvent  la  vie  d'un  homme  tient  à  la  moralité  de  son 
adversaire.  On  frémit,  on  voudrait  des  peines  sévères  con- 
tre le  chevalier  d'industrie,  contre  le  voleur  de  salon  qui 
exploite,  impuni,  sa  mortelle  industrie. 

Tous  les  peuples  de  la  terre ,  anciens  et  modernes ,  ont 
eu  des  lois  contre  le  jeu.  Chez  les  Grecs  et  chez  les  Ro- 
mains, elles  étaient  d'une  sévérité  excessive.  Les  Japonais 
eux-mêmes,  avec  celte  humanité  de  cannibales  qui  leuf 
est  propre,  décrétèrent  la  peine  de  mort  contre  tout  indi- 
vidu surpris  en  jeu  flagrant.  Dracon  était  digne  de  nailra 
au  Japon ,  cependant  il  ne  s'est  pas  trop  mal  tiré  du  ha- 
sard qui  lui  avait  donné  Lacédémone  pour  patrie. 

Henri  VIII  et  Georges  lil  d'Angleterre  défendirent  aux 
artisans,  sous  peine  d'amende  et  de  prison,  de  se  livrer  au 
jeu.  Pendant  les  fêtes  de  Noël,  la  défense  était  suspendue. 
Bizarre  ordoc-nance,  qui  n'atteignait  pas  ni  les  bourgeois 
ni  les  nobles!  Singulière  tolérance,  qui  permettait  de  pro- 
faner à  des  plaisirs  condamnés  les  saints  jours  de  Noël  ! 

Charlemagne,  dans  ses  Capitulaires,  prive  les  joueurs  de 
la  communion  des  fidèles. 

En  1315,  Charles  IV,  dit  le  Bel,  proscrivit  les  dés,  tables, 
trictracs,  palets,  quilles,  billes  et  boules.  Tout  délinquant 
était  passible  d'une  amende  de  quarante  sols  parisis. 

Charles  IX  ferma  tous  les  brelans  du  royaume. 

Il  serait  trop  long  d'énumérer  ici  tous  lesédits  de  nos  rois 
qui  voulurent  mettre  un  frein  à  la  fureur  du  jeu.  11  n'est 
pas  un  prince  qui  n'ait  fulminé  des  ordonnances  contre 
cette  passion. 

De  nos  jours,  dernièrement,  la  Chambre  des  députés  a 
pris  en  main  la  cause  de  la  morale  publique.  D'un  seul 
vote ,  elle  a  enterré  roulette ,  creps ,  trentc-ct-quarante , 
Frascati,  Salon  des  Etrangers,  et  tous  ces  bouges  infâmes 
où  le  peuple  allait  engloutir  ses  épargnes  et  apprendre  à 
voler  pour  avoir  de  quoi  jouer. 

La  variété  des  différents  jeux  de  cartes  et  de  dés  est  in- 
finie. Quelques-uns  de  ces  jeux  à  peine  sont  venus  jusqu'à 
nous.  C'est  tout  au  plus  si  nous  connaissons  leurs  noms  : 
supprimez  la  bouillotte,  le  whist,  le  piquet,  l'impériale, 
le  quinze,  les  échecs,  les  dames,  le  trictrac  et  le  billard  , 
que  restera-t-il?  Notre  époque  n'a  inventé  que  l'écarté,  qui, 
après  avoir  brillé  d'un  éclat  sans  pareil  dans  les  salons,  est 
allé  finir  sa  carrière  dans  les  antichambres  avec  les  laquais 
et  les  servantes.  L'écarté  n'est  plus!  que  la  terre  lui  soil 
légère,  paix  à  ses  cendres!  Nos  joueurs ,  honte  sur  eux, 
n'ont,  en  trente  et  quarante  ans,  produit  que  l'écarté.  Nos 
aïeux  étaient  bien  autrement  inventifs  et  féconds.  Ils 
avaient  à  la  disposition  de  leur  ruine  des  jeux  de  toute 
sorte  et  de  toute  nature.  Quand  ils  étaient  las  de  perdre  à 
un  jeu,  ils  se  mettaient  à  perdre  à  un  autre.  Cette  variété 
les  délassait  et  les  reposait. 

D'abord  c'est  Vamhiiju,  puis  la  bassette,  importée  d'Ita- 
lie en  France  en  1GT4,  par  Juslmiani,  ambassadeur  de  la 
république  de  Venise.  Quelle  destinée  différente  dans  les 
deux  pays  !  Le  noble  Vénitien,  père  de  la  bassette,  fut, 
pour  les  crimes  de  son  entant,  banni  de  sa  patrie;  en 
France,  terre  promise  des  étrangers,  la  fille  de  l'exilé  jouit 
sous  Louis  XIV  dune  vogue  immense  ;  son  parrain  Jusliniani 
fut  choyé ,  caressé  et  bien  reçu  du  roi  et  de  toute  la  cour. 
Belles-fleurs,  la  6^'/^,  qui  se  joue  à  trente-deux  cartes  entre 
deux,  trois,  quatre  et  cinq  personnes  ;  la  béte  ombrée  exis- 
tait encore  au  commencement  du  siècle.  Le  biribicsi  une  au- 
tre importation  d'Italie  avec  le  boston çl\AbouiUotte,\)Ta[\- 
<]ués  do  nos  jours  par  les  gens  à  tète  trop  dure,  à  esprit  trop 


I 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


215 


lourd  pour  accepter  les  combinaisons  du  whist.  Brelan 
ou  berlan,  briscan  à  deux,  brisque ^  mariage,  brus- 
quembille,  cavagnole,  née  à  Gênes  vers  le  milieu  du  dix- 
huitième  siècle  ;  comète,  se  joue  avec  deux  jeux  entiers 
débarrassés  des  as  ;  co»imerce,  jeu  élastique,  qui  admet 
depuis  trois  joueurs  jusqu'à  douze;  commère  accommodez- 
moi;  coucou,  plus  élastique  encore  que  le  commerce; 
cul  bas,  dupe,  emprunt,  ferme,  gillet,  guimbarde, 
guinguette;  hoc  ou  hoca,  d'origine  catalane,  émigré  îi 
Rome ,  et  naturalisé  français  par  les  soins  du  cardinal 
Mazarin;  hombre,  en  espagnol  homme,  jeu  digne  de 
l'homme  par  les  savants  calculs,  les  profondes  études  qu'il 
exige;  homme  d'Auvergne  ;  impériale,  inventée  sous 
l'empereur  Charles-Quint;  lansquenet  a  pris  son  nom  des 
fantassins  allemands  ou  lansquenets,  qui  vinrent  en  France 
dans  le  quinzième  siècle;  lindor  on  nain  jaune,  manille, 
tnariland,  médiateur,  mouche,  pamphyle ,  papillon, 
pique,  médrille ;  piquet,  du  celtique  piquo  (choisir)  ;  cha- 
cun des  deux  joueurs  reçoit  douze  cartes,  et  choisit  celles 
qu'il  veut  garder,  les  autres  il  les  écarte.  On  dit  par  la 
même  raison  piquer  des  raisins ,  piquer  des  cerises, 
choisir  des  raisins,  choisir  des  cerises.  Pique-assiette  vient 
sans  aucun  doute  de  la  même  source;  le  pique-assiette 
choisit  ses  amphitryons.  En  termes  de  guerre,  on  appelle 
pi(iuet  de  cavalerie  un  certain  nombre  de  cavaliers  choisis 
et  piqués  dans  les  escadrons.  Poque,  quarante  de  rois, 
quintille,  quinze;  reversi,']t\x  si  ridiculisé  il  y  a  quelques 
années,  est  né  sous  le  règne  de  François  1"  ;  les  galants 
chevaliers  de  l'époque  étaient  inconstants  au  jeu  comme 
en  amour  :  les  mêmes  dames  et  les  mêmes  jeux  ne  pou- 
vaient leur  plaire  longtemps.  Le  maître  donnait  l'exemple 
delà  légèreté,  et  la  cour  et  la  ville  imitaient  le  maître.  11 
fallut,  à  ces  amis  du  changement,  un  jeu  qui  eût  un  ordre 
et  une  marche  opposés  aux  autres  jeux  connus;  de  là  le 
nom  de  rerers/,  revers,  opposé.  Sixte,  sizette,  solitaire; 
tarots,  cartes  marquées  différemment  de  celles  en  usage 
en  France.  Au  lieu  de  cœur,  pique,  carreau  et  trèfle,  ce 
sont  des  coupes,  deniers,  épées  et  bâtons.  Tontine,  treize, 
trente -et -quarante,  trente-et-un,  tresette,  triomphe; 
whist,  jeu  anglais,  généralement  adopté  aujourd'hui  dans 
le  monde  et  dans  les  cercles. 

Des  cartes,  passons  aux  dés  et  aux  jeux  d'adresse. 

Ballon;  belle,  avec  dés,  espèce  de  roulette  à  104  nu- 
méros, venue  d'Italie;  billard;  blanque,  cornets  et  dés, 
jeu  en  manière  de  loterie,  originaire  aussi  d'Italie.  Boules  ; 
dames,  le  père  Daniel,  dont  l'opinion  fait  autorité,  prétend 
qu'elles  ont  été  inventées  par  les  Romains,  et  qu'elles 
s'appelaient  ludus  latrunculorum,  le  jeu  des  petits  mor- 
ceaux de  bois.  Ovide  et  Lucainlui  ont  consacré  quelques 
vers.  Les  Germains  l'auraient  appris  des  Romains,  et  lui 
auraient  donné  le  nom  qu'il  a  depuis  conservé  parmi  nous. 
La  version  du  père  Daniel  trouve  naturellement  des  con- 
tradicteurs. Vamm,  en  allemand,  signiiie  rempart,  damen, 
jouer  au  rempart  ;  ne  serait-ce  pas  en  Allemagne  que  nous 
serions  allés  chercher  et  notre  jeu  de  dames,  et  son  nom  ? 
Délassements  de  Mars,  avec  cornets  et  dés;  domino; 
échecs  partagent  avec  bien  d'autres  jeux  l'agrément  d'une 
naissance  problématique.  Les  uns  attribuent  les  échecs  à 
Palamède,  les  autres  à  Sersa,  conseiller  intime  d'Ammolin, 
roi  de  Babylone.  Euripide  raconte  qu'Ajax  et  Protésilaiis 
jouaient  aux  échecs.  De  son  côté,  Homère  représente  les 
soupirants  de  Pénélope,  prenant  patience  aux  échecs  devant 
la  porte  de  leur  inhumaine.  D'autres  font  naître  leséchecs 
dans  l'Inde.  Ce  mot,  disent-ils,  vient,  à  n'en  pas  douter, 
du  mot  arabe  ou  persan  scach,  roi,  principale  pièce  du 
jeu.  Toujours  suivant  la  même  opinion,  un  Lramiuc 


nommé  Sissa  ou  Sisla  l'inventa,  vers  le  cinquième  siècle, 
pour  Sirham,  roi  de  l'Inde.  Il  est  des  gens  qui  donnent  aux 
échecs  une  origine  allemande,  s'appuyant  sur  le  mot 
allemand  schach.  Que  les  échecs  soient  arabes,  persans, 
chinois  ou  allemands,  peu  importe;  constatons  leur  anti- 
quité et  n'en  demandons  pas  davantage. 

Charlemagne  était  un  très-fort  joueur  d'échecs.  Hvde 
raconte  que  pendant  des  siècles  on  a  conservé,  au  trésor 
de  Saint-Denis,  des  échecs  ayant  appartenu  au  grand  em- 
pereur. 

Charles  XII,  ce  soldat  couronné,  aimait  passionnément 
les  échecs,  qui  lui  représentaient  les  hasards  de  la  guerre; 
à  Bender,  en  Turquie,  pendant  sa  captivité,  il  se  consolait 
de  ne  plus  battre  les  Russes  sur  le  champ  de  bataille,  en 
les  battant  sur  l'échiquier. 

Louis  XllI  avait  le  même  goût  que  Charles  XII,  mais  il 
ne  le  puisait  pas  dans  son  amour  de  la  guerre.  Pour  jouer 
en  voiture,  il  possédait  un  échiquier  en  étoffe  monté  sur 
un  coussin  ;  les  échecs  se  terminaient  par  des  aiguilles  et 
s'enfonçaient  dans  le  coussin. 

Don  Juan  d'Autriche ,  le  héros  de  Lépante,  le  fils  natu- 
rel de  Charles-Quint ,  avait  fait  daller  une  pièce  de  sou  pa- 
lais en  manière  d  échiquier.  Il  s'étendait  par  terre,  et  pas- 
sait des  journées  entières  à  jouer  ou  plutôt  à  combiner  des 
évolutions, militaires  et  des  mouvements  stratégiques. 

Après  toutes  ces  tètes  couronnées,  après  ces  grands 
princes,  il  sera  bien  modeste  de  citer  Philidor;  mais  Phi- 
lidor,  simple  sujet,  était  roi  aux  échecs,  et  un  Charles  de 
Suède,  un  Louis  de  France,  n'eussent  pu  lutter  contre  cet 
invincible  adversaire. 

Espérance,  dés  ;  guerre,  dés  et  jetons  ;  hymen,  jeu  de 
tableau  avec  dés  cl  jetons  ;  krabbs,  se  joue  avec  deux  dés 
qui  produisent  trente-cinq  variations,  origine  anglaise; 
jeu  des  clefs,  autrefois  de  mode  dans  l'étendue  de  la  jus- 
tice de  Chamarande  et  du  bailliage  d'Élampes;  divertisse- 
ment dangereux;  morceau  de  fer  qui  souvent  pénétrait 
fort  avant  dans  les  chairs  et  faisait  de  graves  blessures.  Le 
16  juin  1779,  un  édit  du  procureur-général  défendit  le 
jeu  des  clefs,  et  cette  défense  fut  confirmée  le  10  juillet 
1781.  Loterie,  venue  d'Italie.  Ce  préambule  de  l'ordon- 
nance rendue  par  le  conseil  d'État  pour  la  création  de  la 
loterie  royale  est  curieux  : 

€  Sa  Majesté  ayant  remarqué  l'inclination  naturelle  de 
ses  sujets  à  mettre  de  l'argent  à  des  loteries  particulières, 
et  désirant  leur  procurer  un  moyen  commode  de  se  faire 
un  revenu  suret  agréable,  et  même  d'enrichir  leur  fa- 
mille..., a  jugé  à  propos  d'établir  à  l'IIôtel-de-Ville  une  lo- 
terie royale  de  10  millions.  » 

Le  bon  et  philanthrope  conseil  d'Etat  d'alors  ne  se  dou- 
tait pas  qu'un  siècle  plus  tard  la  loterie  serait  condamnée 
et  abolie  dans  l'intérêt  du  peuple.  Autre  temps,  autres 
mœurs. 

Mail.  On  pousse  avec  une  petite  masse  de  bois  garnie 
de  1er  par  les  deux  bouts  ime  boule  de  bois.  Mappe- 
monde, jeu  de  tableau;  marine,  jetons  et  dés  ;  oie,  pair 
et  impair,  entonnoir,  pharaon,  plein,  poule  de  Ilen- 
rilF,  parfaite-égalité ,  passe-dix,  paume.  Pline  nous 
apprend  que  la  paume  est  due  à  Pithus,  ou  Picus  ;  mais  il 
ne  se  donne  pas  la  peine  de  nous  dire  dans  quel  siècle,  ni 
dans  quel  pays  vivait  le  sieur  Pithus  ou  Picus,  et  son  éru- 
dition ne  nous  sert  pas  à  grand' chose.  Selon  Athénée, 
l'honneur  de  l'invention  revient  à  ^■ausiaca,  fille  du  roi 
Alcinoûs  ;  selon  Dicéarque,  aux  Sycioniens;  selon  Hisipa- 
sus,  aux  Lacédémoniens  ;  selon  Hérodote,  aux  Lydiens, 
aux  Grecs  et  aux  Romains.  Quand  les  modernes  prirent- 
ils  le  goût  de  ne  plus  jouer  à  la  paume  en  plein  air  ?  Voilà 


21G 


LECTURES  DU  SOIR. 


une  grave  question  que  nous  ne  nous  permettrons  pas  de 
trancher.  Un  jour  probablement  la  pluie  aura  enrhu- 
mé, ou  bien  le  soleil  aura  trop  échauffe  quelques 
joueurs ,  et  les  amateurs  se  seront  aperçus  qu'il  n'était 
rien  de  meilleur  contre  la  pluie  et  le  soleil  qu'un  toit,  et 
ils  se  bâtirent  des  sphœristères.  D'abord  Ton  jouait  à  la 
paume  avec  la  paume  de  la  main.  Les  intelligences  élevées 
sont  libres  de  supposer  que  le  jeu  lira  son  nom  de  cette 
circonstance  naturelle.  Après  une  foule  de  mains  meur- 
tries, de  doigts  cassés  et  de  bras  dérais,  vinrent  les  gants 
doubles ,  gantelets  garnis  de  cercles  à  boyaux  ;  puis  enfin 
apparut  la  rayonnante  raquette,  la  dernière  et  la  plus 
haute  expression  de  la  civilisation  en  matière  de  paume. 
L'usage  de  la  raquette  remonte  au  quinzième  siècle. 

11  existait  autrefois  en  France  une  communauté  de  mai- 
Ires  paumiers  et  raqucttiers.  Leurs  statuts  datent  de  1610. 

Quatre-fleurs ,  quilles,  quinqiienove,  revertier\  rou- 
lette, imaginée  dans  les  jeux  publics  des  hôtels  de  Gèvres 
et  de  Soissons;  toc,  tourne-case;  trictrac,  ainsi  nommé 
à  cause  du  bruit  qu'on  fait  en  jouant  ;  chez  les  Grecs,  ^iï\- 
paa'.5y.c;,  chcz  les  Lalins,  duodcna  scripta. 

Belagi,  roi  de  rinde  et  tributaire  de  Nushirravan,  roi  de 
Perse,  ne  sachant  un  matin  ou  un  soir  comment  dissiper 
l'ennui  qui  le  dévorait,  conçut  et  exécuta  le  projet  de  se  ré- 
volter contre  son  suzerain.  La  guerre  éclate  entre  les  deux 
peuples;  guerre  furieuse,  où  des  milliers  d'hommes  per- 
dent la  vie,  cil  des  villes  ûorissantes  sont  saccagées.  Enfin, 
traqué,  réduit,  vaincu,  Belagi  fait  à  son  vainqueur  la  plus 
sotte  des  propositions,  et  son  vainqueur,  plus  sot  encore, 
l'accepte.  Belagi  consentait  à  se  soumettre,  si,  seuls,  sans 
le  secours  de  personne,  les  Persans  parvenaient  à  décou- 
vrir le  mécanisme  du  jeu  d'échecs.  Nushirravan  ,  il  n'en 
faut  pas  d'autre  preuve,  doit  avoir  été  un  bien  excellent 
prince  :  il  n'a  qu'un  mot  à  dire,  il  n'a  qu'un  geste  à  faire, 
le  Belagi  est  son  prisonnier,  sou  esclave,  trop  heureux 
mille  fois  d'en  être  quitte  pour  la  prison  ou  l'esclavage  ;  et 
lui,  Nushirravan,  lui  le  vainqueur  des  vainqueurs,  il  se  laisse 
prendre  à  une  proposition  qui  remet  tout  en  question  !  0 
grand  Nushirravan!  Bouzourgemhir,  l'un  des  conseillers 
intimes  du  roi,  tête  carrée,  esprit  profond,  presque  sorcier, 
le  Philidor  de  la  Perse,  battit  les  Indiens  sur  ce  puint  comme 
Bon  maître  les  avait  ballus  sur  le  champ  de  bataille.  Voilà- 


donc  les  Indiens  bien  et  dûment  tributaires  de  la  Perse ,  de 
parle  double  droit  de  la  victoire  et  des  échecs.  Désormais 
toute  guerre  est  finie,  la  grande  comme  la  petite-,  les  In- 
diens n'ont  plus  qu'à  payer  le  tribut  de  la  meilleure  grâce 
possible.  Mais  Bouzourgemhir  était  en  verve,  il  continua 
les  escarmouches:  il  avait  deviné  les  échecs,  il  inventa  le 
trictrac,  et,  au  nom  du  puissant  Nushirravan,  il  offrit  aux 
Indiens  la  remise  du  tribut  et  l'affranchissement  de  leur 
patrie,  si,  à  leur  tour,  ils  découvraient  la  marche  du  tric- 
trac. Il  ne  se  trouva  pas  dans  l'Inde  un  seul  Bouzourgem- 
hir; et  cela  n'est  pas  étonnant,  les  Bouzourgemhir  sont 
rares ,  ils  ne  poussent  qu'en  Perse.  Le  trictrac  resta  une 
énigme  pour  ce  peuple  peu  intelligent ,  et  Nushirravan, 
trois  fois  vainqueur,  trois  fois  propriétaire  de  l'Inde,  ajouta 
à  ses  armoiries  un  trictrac.  Depuis,  les  Indiens  tentèrent 
bien  quelquefois  de  se  soulever,  mais  aussitôt,  pour  les 
mettre  à  la  raison,  on  envoyait  contre  eux  une  table  de 
trictrac  et  un  descendant  de  Bouzourgemhir,  et  à  l'instant 
les  révoltés  rentraient  dans  le  devoir.  La  science  du  trictrac 
s'était  perpétuée  dans  l'illustre  famille  des  Bouzourgemhir 
et  n'avait  jamais  pénétré  dans  les  États  indiens. 

Se  non  à  vero,  è  mal  trovato. 

Tels  sont  les  différents  jeux  que  cultivaient  nos  pères,  cl 
que  négligent  leurs  vertueux  enfants.  Notre  siècle ,  émi- 
nemment moral,  a  fermé  les  maisons  de  jeu,  mais  il  a  élevé 
un  temple  niagnifiijue  à  l'agiotage.  Ce  temple,  il  l'a  orné 
de  tous  les  marbres ,  de  tous  les  péristyles ,  de  toutes  les 
colonnades,  de  toutes  les  inscriptions  et  séductions  qu'il  a 
pu  trouver.  Sur  le  frontispice  de  la  Bourse,  on  lit  tribunal 
de  commerce,  comme  sur  les  murs  des  corps-de-garde, 
liberté ,  ordre  public.  Ou  entre ,  et  cent  mille  personnes 
jouent  ce  qu'elles  n'ont  pas.  A  la  Bourse,  on  joue  à  cré- 
dit; à  Frascati,  on  ne  connaissait  que  l'argent  comptant. 
A  la  Bourse,  on  joue  nuit  et  jour;  à  Frascati,  la  caverne 
s'ouvrait  à  quatre  heures  et  se  fermait  à  dcu.x  heures  du 
matin.  A  la  Bourse,  on  a  contre  soi  sa  stupidité  et  la  mau- 
vaise foi  ;  à  Frascati,  il  y  avait  le  refait. 

Grâce  au  Ciel ,  la  loterie,  les  jeux  n'existent  plus  ;  UQ 
jour  peut-être  la  Chambre  complétera  son  ouvrage. 

Charles  de  SOIGNE. 


MUSEE  DES  FA -"MILLES. 


•217 


riala  (Exposition  de  1841,  marbre  par  Mathieu  Meusnierj. 


Juillet  1793...  Cependant  Tennemi  s'était  emparé  ,  mal- 
gré les  efforts  des  assiégés  ,  des  barques  laissées  sur  la 
Durance,  à  Avignon ,  et  se  préparait  à  traverser  cette  ri- 
vière pour  se  rendre  à  Lyon.  Le  seul  moyen  d'empêcher 
ce  passage  était  de  couper  les  câbles  qui  servaient  au  tra- 
jet des  bacs.  Mais  le  feu  le  plus  violent,  dirigé  sur  ce 
point ,  rendait  cette  entreprise  Irès-pénlleuse ,  et  faisait 
reculer  les  hommes  les  plus  hardis  et  les  plus  courageux. 
Un  enfant  donna  l'exemple  du  dévouement. 

Joseph-Agricole  Viala ,  d'Avignon ,  se  présente  pour 

iVRiL  1844. 


couper  le  câble  :  on  refuse  de  l'exposer  à  une  mort  cer- 
taine ;  mais  le  jeune  héros,  blessé  de  ce  refus  qui  outra- 
geait son  courage  ,  se  saisit  d'une  hache  qu'il  enlève  des 
mains  d'un  sapeur,  se  précipite  vers  la  Durance,  s'approche 
du  poteau  auquel  la  corde  du  bac  est  attachée ,  et  alors 
qu'il  faisait  de  grands  efforts  pour  couper  le  câble,  il  essuie 
tout  le  feu  de  Tennemi  ;  une  balle  lui  traverse  la  poitrine. 
Frappé  à  mort,  la  hache  lui  échappe,  il  chancelle  et  s'écrie  : 
*  Ils  ne  m'ont  pas  manqué;  mais  je  suis  content,  je 
meurs  pour  mon  pays  »  ;  et  il  expire. 

—  28  —  O.NZIÈUE  T»LLME. 


218 


LECTURES  DU  SOIR. 


S1?S3BIG1?S3IÏS^T  9?  SESSZl?. 


Le  goût  de  la  musique  a  fait  de  grands  progrès  en  France 
dejuiis  tjuaraule  ans,  et  Ton  peut  dire  qu'il  a  pénétré  dans 
toutes  les  classes  de  la  société  ;  mais  il  n'en  est  pas  de  même 
du  dessin  :  pourtant  ce  n'est  pas  là  seulement  un  art  d'agré- 
ment, et  il  n'en  est  pas  de  plus  utile  dans  presque  toutes 
les  carrières,  depuis  l'élève  en  botanique  ou  en  anatomie, 
jus(|u"à  l'aspirant  aux  tcoles  des  arts  et  métiers  ou  à  l'É- 
cole polytechnique.  Indiquer  les  moyens  de  former  en  peu 
de  temps  de  bons  dessinateurs,  c'est  donc  rendre  un  véri- 
table service  aux  pères  de  famille ,  et  c'est  dans  cette  con- 
viction que  nous  les  entretenons  ici  de  la  méthode  de 
M.  Alexandre  Dupuis,  peintre  et  professeur  de  dessin 
au  collège  royal  de  Saint-Louis. 

Cette  méthode  a  été,  dès  son  apparition,  approuvée  par 
le  ministre  de  l'instruction  publique  pour  les  collèges 
royaux.  Elle  consiste  à  faire  dessiner  de  suite  les  élèves 
d'après  des  modèles  en  relief  et  de  difficultés  graduées. 
Elle  ne  s'applique  pas  seulement  au  corps  humain,  depuis 
la  tète  jusqu'à  l'acadéniie  ;  elle  comprend  aussi  l'ornement, 
si  utile  à  la  plupart  des  professions  industrielles ,  et  le  des- 
sin linéaire,  qui  est  en  même  temps  un  cours  de  perspec- 
tive. Tous  les  modèles  de  M.  Dupuis  sont  en  plâtre,  et  leurs 
proportions  sont  assez  fortes  pour  que  le  même  modèle 
placé  sur  un  piédestal  puisse  servir  à  plusieurs  élèves  grou- 
pés autour  de  lui. 

L'étude  du  dessin  doit  toujours  commencer  par  le  dessin 
linéaire.  Celui-ci  n'est  pas  seulement  le  plus  simple  et  le 
plus  facile,  il  sert  encore  à  faire  connaître  de  bonne  heure 
aux  élèves  la  forme  sous  laquelle  tous  les  corps  nous  appa- 
raissent. Les  modèles  qui  le  composent  n'étant  autres  que 
des  figures  de  géométrie  qui  n'ont  pas  besoin  d'une  expli- 
cation particulière,  nous  allons  donner  immédiatement  la 
description  des  figures  qui  servent  à  l'étude  des  formes  hu- 
maines (1). 

Seize  bosses  graduées  et  de  grandeur  naturelle  compo- 
sent l'ensemble  de  la  méthode  :  c'est  dans  l'analyse  de  ces 
seize  modèles  (lu'il  faut  chercher  l'esprit  et  les  avantages 
de  ce  nouveau  mode  d'enseignement. 

Les  seize  modèles  se  partagent  en  quatre  séries,  chacune 
de  quatre  bosses. 

PREMIÈRE   SÉRIE. 

Les  quatre  bosses  de  la  première  série  offrent  seulement , 
comme  on  le  voit  dans  les  dessins  ci-joints,  la  masse  de 
l'ovale  avec  ses  gi'ands  plans;  le  profil  est  indiqué  par  un 
angle  obtus,  dont  le  sommet  correspond  à  la  partie  inférieure 
du  nez,  et  les  lignes  se  terminent  l'une  à  la  racine  des  che- 
veux, l'autre  à  l'extrémité  de  la  mâchoire  inférieure;  en 
sorte  que  l'attention  de  l'élève,  n'étant  pas  distraite  par 
les  détails,  se  porte  tout  entière  sur  le  dessin  de  l'ovale 
et  sur  l'ensemble  et  le  mouvement  du  modèle.  Tous  ceux 
qui  se  sont  occupés  de  l'enseignement  du  dessin  savent 
combien  il  est  difficile  d'obtenir,  même  des  élèves  les  plus 
forts,  l'ensemble  et  le  mouvement  d'une  tète;  l'expérience 
de  celte  difficulté  a  fait  naître  l'idée  de  donner  à  chacun 
des  modèles  qui  composent  ces  quatre  séries  un  niouve- 

(0  La  rocihode  de  M.  Dupuis  ne  s'appliquant  pas  seulement  i  la 
lôlo,  nous  parlerons,  ilans  un  procliaiu  ariicle,  de  l'oriicmenl,  des 
extrémités,  des  académies,  des  fleurs  el  des  groupes  de  maisons 
pour  lu  paysage. 


ment  différent  :  le  premier  modèle  de  chaque  série  est  droit; 
le  deuxième  est  porté  en  avant;  le  troisième  est  incliné 
de  côté ,  et  le  (|uatrième  est  renversé  en  arrière. 

11  est  à  remarquer  que  les  quatre  bosses  de  la  première 
série  sont  en  même  temps  un  exercice  de  dessin  linéaire 
et  de  perspective. 

DECXIÈME  SÉRIE. 

Les  quatre  modèles  de  la  deuxième  série  présentent  le 
même  ovale,  mais  avec  les  quatre  divisions  principales  de 
la  tète  :  l'occipital  jusqu'à  la  naissance  des  cheveux,  le 
front  jusqu'à  la  ligne  des  yeux,  le  nez  en  saillie,  et  la  partie 
inférieure  de  la  face  avec  indication  de  la  bouche.  Ces 
quatre  divisions  sont  marquées  par  quatre  plans  sans  au- 
cun détail  ;  les  modèles  de  cette  série  correspondent  pour 
le  mouvement  à  ceux  de  la  première.  L'élève  peut  faire 
lui-même  sur  ses  premiers  dessins  les  divisions  indiquées 
dans  la  deuxième  série ,  et  il  se  trouve  ainsi  conduit,  sans 
explication  de  la  part  du  professeur,  à  l'intelligence  des 
divisions  de  la  tête. 

TROISIÈME   SÉRIE. 

Les  modèles  offrent  ici,  de  plus  que  ceux  de  la  série  pré- 
cédente, les  yeux,  la  bouche,  le  menton  et  les  oreilles,  in- 
diqués par  de  grands  plans  fortement  accentués ,  avec  le 
sentiment  de  la  forme,  mais  sans  détails. 

QUATRIÈME   SÉRIE. 

Chacun  des  modèles  de  cette  série  mérite  un  examen 
particulier.  Dans  le  premier,  les  cheveux  commencent  à 
être  massés;  les  traits  de  la  face  sont  plus  arrêtés;  le  front 
a  ses  plans  principaux  ;  les  yeux  sont  dessinés  avec  plus 
de  détails  ;  les  ailes  du  nez  et  les  narines  sont  exprimées; 
la  bouche  el  le  menton  mieux  articulés;  les  muscles  du 
visage  généralement  sentis.  Le  col  est  modelé  de  manière 
à  indiquer  les  attaches  des  mastoïdiens  aux  clavicides  : 
cette  tète  appartient  à  un  homme  d'un  âge  mûr. 

Dans  les  modèles  suivants,  les  cheveux  sont  détaillés , 
toutes  les  parties  qui  composent  la  face  sont  déjà  d'un  tra- 
vail plus  fini  :  c'est  une  tète  de  jeune  homme,  qui  sert  de 
passage  aux  deux  derniers  modèles;  ceux-ci  présentent 
chacun  une  tête  de  femme  avec  tous  les  détails.  Arrivé  à 
ce  point,  l'élève  peut,  sans  aucune  difliculié,  aborder  l'é- 
lude de  l'antique  et  même  de  la  nature  :  il  a  été  conduit  à 
cette  étude  par  une  marche  graduée  qui  a  pour  point  de 
départ  cette  vérité  capitale  dans  l'étude  du  dessin ,  à  sa- 
voir :  que  les  détails  ne  doivent  venir  qu'après  l'ensemble 
el  le  mouvement;  il  n'a  pu,  par  conséquent,  contracter 
aucune  mauvaise  habitude,  puisqu'il  a  commencé  par  co- 
pier le  relief,  les  corps  saillants,  et  son  {aire,  entièrement 
original,  n'est  celui  d'aucun  maitre. 

Exposé  sommaire  pour  mettre  en  pratique  la 
méthode. 

Art.  1".  Les  élèves  sont  réunis  dans  la  classe  consacrée 
au  dessin.  Ils  doivent  être  munis  :  1"  d'une  toile  imprimée 
en  noir  el  vernie  ;  2"  de  plusieurs  crayons  blancs  d'un  grain 
très-doux  pour  ne  point  rayer  la  toile. 

Art.  i.  Les  élèves  sont  assis  et  placés  de  manière  à  voir 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


219 


de  profil ,  (le  l'un  et  de  l'autre  côté ,  le  modèle  en  relief 
qu'ils  doivent  copier.  S'il  y  a  plusieurs  rangs  d'élèves,  le 
premier  ranq  se  placera  à  la  dislance  de  deux  fois  et  demie 
la  hauteur  de  l'objet  qu'il  veut  dessiner,  attendu  que  le 
regard  fixe  n'embrasse  un  objet,  quel  qu'il  soit,  que  lors- 
que l'œil  est  à  la  dislance  de  deux  fois  et  demie  à  trois 
fois  la  plus  grande  dimension  de  ce  même  objet,  ce  qui 
donne  à  l'angle  visuel  une  ouverture  de  20  à  22  degrés. 

Art.  3.  Pour  donner  aux  élèves  une  démonstration  pré- 
liminaire des  différentes  lignes  et  de  leurs  directions  ver- 
ticale, horizontale,  oblique,  etc.,  le  piolesseur.  avec  son 
porte-crayon,  simulera  successivement  ces  ditlérentes  sor- 
tes de  lignes,  et  fera  répéter  cet  exercice  aux  élèves,  afin  de 
les  accoutumer  dès  le  commencement  à  se  servir  du  porte- 
crayon  pour  reconnaître  l'inclinaison  des  lignes  et  prendre 
des  aplombs.  Cette  étude  est  de  la  plus  grande  importance 
dans  les  premières  leçons  de  l'enseignement  du  dessin. 

Art.  4.  Lorsque  les  élèves  ont  bien  compris  les  exercices 
indiqués  dans  l'article  précédent,  on  les  admet  immédiate- 
ment ii  dessiner  d'après  le  modèle  n"  1  de  la  première  série. 

Le  professeur,  pour  leur  indiquer  la  manière  de  chercher 
la  place,  d'établir  V ensemble  et  de  saisir  le  mouvement , 
trace  lui-même  sur  la  toile  un  angle  obtus  répondant  à  la 
ligne  faciale,  ainsi  que  toutes  les  autres  lignes  que  présente 
le  modèle.  Après  avoir  appelé  l'attenlion  de  l'élève  sur  cet 
ensemble,  il  efface  ce  qu'il  vient  de  faire,  pour  que  celui-ci 
ne  puisse  pas  suivre  le  tracé.  Cette  opération  faite  sous  les 
yeux  de  l'élève  est  bien  préférable  aux  explications  orales 
les  plus  détaillées  qu'on  pourrait  lui  donner. 

Les  élèves  dessinent  ce  premier  modèle  d'abord  de  pro- 
fil d'un  côté,  puis  de  l'autre  côté,  ensuite  de  fac«,  puis  vu 
de  trois  quarts ,  et  ils  répètent  ces  exercices  jusqu'à  ce 
qu'ils  arrivent  à  tracer  ces  divers  aspects  avec  assurance 
et  correction.  On  s'attachera,  pour  les  deux  positions  de 
face  et  de  trois  quarts,  à  leur  faire  bien  comprendre  les 
plans  des  parties  fuyantes  et  les  côtés  vus  en  raccourci.  Ce 
sont  des  difficultés  sur  lesquelles  on  doit  insister  jusqu'à 
ce  qu'elles  aient  été  complètement  surmontées. 

On  suivra  absolument  la  même  manière  d'opérer  sur  les 
modèles  n»'  2,  5  et  4  de  celte  série. 

La  première  série  comprenant  toute  la  marche  de  la  mé- 
thode, et  les  autres  séries  n'étant  que  la  suite  et  le  dévelop- 
pement de  celle-ci,  il  ne  faut  point  permettre  aux  élèves  de  la 
franchir  avant  qu'ils  l'aient  suffisamment  comprise;  et  ce 
que  l'on  veut  dire  par  comprendre  un  modèle ,  c'est  d'en 
bien  saisir  l'ensemble  et  le  mouvement,  le  copier  avec  toute 
facilité.  Qu'on  ne  craigne  donc  pas  d'arrêter  les  commen- 
çants sur  la  première  série  :  ils  recueilleront  plus  tard  le 
fruit  de  leur  élude. 

Que  trouveront-ils  en  effet  dans  les  autres  séries? 
la  même  gradation  et  le  même  mouvement  que  dans  la 
première.  Ils  devront  donc  opérer  sur  les  modèles  de  la 
deuxième  série  comme  sur  ceux  de  la  première,  et  le  pro- 
fesseur est  invité  à  appeler  toute  leur  attention  sur  ce  point. 
Une  fois  la  tête  bien  mise  en  place,  on  la  divise  en  quatre 
parties  égales,  une  pour  la  partie  supérieure,  une  pour  le 
front,  une  troisième  pour  le  nez,  et  la  dernière  pour  la  par- 
tic  inférieure  de  la  face  ;  c'est  là  toute  la  difficulté  que  pré- 
sente la  deuxième  série. 

J.es  professeurs  feront  bien  observer  aux  élèves  que,  de 
même  que  la  deuxième  série  n'est  qu'une  modification  de 
la  première,  de  même  la  troisième  n'est  autre  chose  que  la 
secoiido-  plus  détaillée  ;  ainsi,  même  manière  d'opérer,  c'est- 
à-dire  mellre  en  place,  saisir  l'ensemble  çt  le  mouvement, 
puis  diviser  en  quatre  parties,  comme  on  a  .fait  à  la  seconde 
série  ;  enfin,  indiquer  les  détails. 


QUATRIÈME  SÉRIE. 

Tout  ce  qui  vient  d'être  dit  sur  les  trois  premières  sé- 
ries est  applicable  à  la  quatrième.  L'élève  doit  toujours 
commencer  ainsi  qu'il  a  opéré  sur  les  modèles  de  la  pre- 
mière, diviser  comme  il  l'a  fait  pour  ceux  de  la  seconde, 
mar(|ucr  les  grands  plans  et  quelques  détails  comme  dans 
la  troisième,  et  terminer  en  leur  donnant  le  fini  que  pré- 
sentent les  modèles  de  cette  dernière  série.  Toute  la  mé- 
thode consiste  dans  cette  gradation. 

Les  quatre  séries  étant  dessinées  sur  la  toile,  on  repren- 
dra la  jircmière  pour  dessiner  sur  le  papier,  et  l'on  recoirv- 
mencera  ici  les  mêmes  études  qu'on  a  faites  sur  la  toile, 
en  suivant  absolument  la  même  gradation. 

Chaque  tête  mise  au  trait  doit  être  immédiatement  om- 
brée, et  voici  en  quoi  consiste  ce  travail  important. 

Pour  donner  les  ombres. 

Le  modèle  doit  être  placé  de  manière  qu'il  soit  parfaite- 
ment éclairé,  c'est-à-dire  que  les  masses  d'ombres  et  les  lu- 
mières soient  forlement  écrites.  Le  modèle  ainsi  disposé, 
l'élève  établira  d'abord  les  ombres  les  plus  fortes  par  de 
grands  plans  bien  fermes ,  comme  l'indiquera  le  modèle 
qu'il  aura  sous  les  yeux  ;  ensuite,  les  demi-teintes  les  plus 
prononcées,  puis  enfin  les  plus  légères,  qui  servent  de  pas- 
sage de  l'ombre  à  la  lumière.  Ainsi,  la  tête  sera  massée 
entièrement  avant  qu'on  recherche  les  finesses  de  la  liaison 
des  ombres  et  des  plans  modelés. 

L'élève  s'attachera,  avant  tout,  à  copier  son  modèle  avec 
la  plus  exacte  naïveté,  c'est-à-dire  à  ne  mettre  du  noir  que 
là  où  il  voit  du  noir,  des  demi-teintes  là  où  il  voit  des  demi- 
teintcs.  Pour  lui,  le  plus  essentiel  et  le  plus  difficile  est  de 
s'habituer  à  faire  le  portrait  le  plus  vrai  des  modèles  qu'il 
a  sous  les  yeux;  puis  successivement  on  lui  fera  remar- 
quer que,  dans  la  nature,  les  différents  degrés  d'intensité 
des  teintes  ne  sont  pas  tranchés,  qu'il  existe  au  contraire 
entre  eux  une  liaison  presque  insensible,  qui  conduit  des 
ombres  les  plus  fortes  à  la  plus  vive  lumière  par  une  tran- 
sition douce  et  harmonieuse. 

Tels  sont  les  préceptes  indispensables  à  l'application  da 
la  méthode.  Le  reste  est  abandonné  à  l'intelligence  et  à  l'ex- 
périence des  professeurs  de  dessin. 

Quelques-uns  avaient  cru  faciliter  et  accélérer  les  pro- 
grès de  leurs  élèves  en  intervertissant  l'ordre  qui  vient 
d'être  décrit  :  se  fondant  sur  l'identité  de  position  des  mo- 
dèles à  numéros  identiques  dans  les  diverses  séries,  ils  né- 
gligeaient momentanément  les  n"'  2, 3  et  4  de  lu  première 
série  ,  par  exemple,  pour  arriver  immédiatement  au  n»  i 
des  trois  dernières  séries.  Ce  changement ,  qu'ils  avaient 
étendu  aux  autres  numéros  des  quatre  séries,  ne  leur  ayant 
pas  du  tout  réussi,  nous  signalons  leur  essai  comme  ua 
écueil  à  éviter  dans  la  recherche  des  perfectionnements 
qu'on  pourra  tenter  à  l'avenir'. 

Parmi  les  titres  fort  nombreux  de  la  méthode  de  M.  Du- 
puis  à  la  confiance  publique,  nous  ne  citerons  que  les  sui- 
vants : 

Jîapport  fait  à  l'Institut  de  France  par  MM.  Thevc- 
niii,  Roman  et  Garnier,  rapporteurs. 

t  Une  chose  bien  remarquable,  c'est  l'exactitude  et  la  naï- 
veté des  contours  que  présentent  les  dessins  de  ces  jeunes 
élèves.  Leurs  progrès  sont  satisfaisants,  surtout  si  l'on  fait 
attention  au  peu  de  temps  qui  leur  est  accordé  pour  la  le- 
çon de  dessin ,  qui  ne  dure  qu'une  heure  et  n'a  lieu  que 
trois  fois  par  semaine, 


220 


LECTURES  DU  SOIR. 


€  Plusieurs  dessins  faits  d'après  nature  parles  élèves  les 
plus  avancés,  n'ayant  pas  plus  d'un  an  de  ces  leçons  si  ra- 
res, nous  ont  été  montrés.  Us  offrent  un  caractère  de  vé- 
rité et  de  simplicité  qu'on  aurait  peine  à  trouver  dans  des 
dessins  faits  par  des  jeunes  gens  dirigés  par  d'autres  mé- 
thodes et  qui  travaillent  depuis  un  temps  bien  plus  consi- 
dérable. » 

A  la  suite  d'un  concours  ouvert  au  collège  Saint-Louis, 
sous  la  présidence  de  M.  le  baron  Thénard,  entre  des  élèves 
de  l'ancien  et  du  nouveau  système,  il  fut  adressé  à  M.  le 
ministre  de  l'instruction  publique  un  rapport  signé  Gar- 
nier,  Blondel,  Stcuben,  Mérimée  et  Thénard,  où  nous  trou- 
vons les  lignes  suivantes  : 

€  Le  résultat  du  concours  démontre  que  les  élèves  com- 
mencés suivant  le  système  de  la  nouvelle  méthode,  n'ayant 
qu'à  peine  la  moitié  de  temps  d'étude  de  ceux  de  l'ancienne 
méthode  ,  ne  sont  point  demeurés  en  arrière  ;  que  pour  le 
concours  du  dessin  au  trait,  un  a  obtenu  le  1"  rang  ex 
cequo  ,  et  les  deux  autres  ont  obtenu  les  5'  et  4^  places. 

a  Dans  la  tête  dessinée  et  ombrée  d'après  la  bosse,  un  a 
obtenu  la  1"  place,  les  deux  autres  la  5«  et  la  'i^ 

«  Pour  la  tète  ù  barbe  dessinée  d'après  nature,  deux  ont 
obtenu  la  2'  et  la  ô"  place,  et  un  autre  la  5*. 

€  11  y  a  donc  non-seulement  égalité  avec  les  élèves  selon 
l'ancienne  méthode  pour  les  premières  places,  mais  encore 
supériorité  dans  les  2%  5%  4*.  Tout  porte  à  reconnaître 
que  quand  il  n'y  aurait  qu'une  simple  égalité,  il  y  a  un 
avantage  considérable,  ayant  en  moitié  moins  de  temps  at- 
teint ceux  qui  avaient  sur  eux  un  acquis  de  temps  de  plus 
du  double. 

cOn  peut  doue  être  assuré  que  cette  méthode,  propagée 
dans  les  différentes  écoles  des  départements ,  serait  d'un 
grand  avantage,  mettrait  les  élèves  en  état  d'acquérir  avec 
moins  de  temps,  et  à  un  degré  suffisant,  une  assurance 
pour  dessiner  avec  facilité  tous  les  objets  d'après  nature. 
Quant  à  un  plus  grand  perfectionnement,  ce  n'est  que  dans 
les  écoles  spéciales  qu'on  peut  l'obtenir.  Mais  au  moins 
ces  premiers  principes  sont  certains  et  ne  peuvent  faire 
prendre  aucune  fausse  manière.  Us  tendent  au  contraire  à 
rectifier  le  sentiment  de  la  vision,  à  juger  de  la  forme  des 
objets,  à  les  voir  sous  toutes  les  faces,  et  à  apprécier  leurs 
apparences  sous  les  rapports  de  la  perspective  linéaire, 
ainsi  que  leur  décroissement  de  formes  ou  leur  dégradation 
de  lumière  et  de  couleur,  en  raison  de  l'éloignement. 

€  Les  concours  qui  ont  eu  lieu,  et  qui  font  l'objet  de  ce  , 
rapport,  démontrent  évidemment  que  l'influence  person- 
nelle de  l'auteur  de  la  nouvelle  méthode  n'y  est  pour  tien 
de  plus  que  les  soins  attentifs  de  tout  autre  maître;  qu'elle 
ne  tient  pas  nou  plus  aux  dispositions  particulières  des  élè- 
ves, et  que  les  elTets  de  celte  méthode  s'opèrent  uniformé- 
ment à  l'égard  de  tous. 

«  La  Commission,  pénétrée  des  avantages  précieux  obte- 
nus par  une  méthode  si  simple  et  si  bien  adaptée  à  l'in- 
telligence naturelle  des  commençants,  pense  que  l'extension 
que  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  serait  dans 
l'intention  de  lui  donner  dans  tous  les  collèges  soumis  à  sa 
direction,  ne  peut  être  que  de  la  plus  grande  utilité,  et 
qu'elle  peut  avoir  une  influence  très-heureuse  sur  l'ensei- 
gnement des  véritables  éléments  du  dessin.  Il  est  bien  de 
faire  observer  qu'il  faut  que  le  maître  fasse  précéder  la 
pratique  de  cette  méthode  de  quelques  leçons,  pour  faire 
décrire  sans  le  secours  d'aucun  instrument,  soit  com- 
pas ou  règle,  les  figures  primitives  de  la  géométrie  pra- 
tique, telles  que  le  carré,  le  parallélogramme,  le  triangle, 
les  polygones,  le  cercle,  l'ellipse,  etc.,  que  les  élèves  doivent 


bien  connaître  et  être  en  état  de  tracer  avec  assurance, 
avant  d'être  admis  aux  études  d'après  la  bosse. 

c  Us  doivent  aussi  être  familiarisés  avec  l'usage  de  se  ser- 
vir du  porte-crayon  comme  d'un  plomb  ou  d'un  niveau, 
pour  trouver  l'inclinaison  des  lignes  des  modèles  en  ronde- 
bosse  qu'ils  ont  devant  eux. 

c  C'est  le  moyen  le  plus  simple  et  le  plus  sûr  pour  recon- 
naître les  erreurs  qu'ils  auraient  pu  commettre,  et  aussi 
pour  juger  de  l'obliquité  soit  à  droite,  soit  à  gauche,  des 
din"érentes  positions  des  têtes  qu'ils  ont  à  copier. 

«  Rapport  de  la  Commission  de  l'Institut.  Ont  signé 
MM.  Garnier,  Blondel,  Steuben,  Mérimée  et  Thénard.» 

Circulaire  du  ministre  de  l'instruction  publique  aux 
recteurs  de  l'Université. 

Monsieur  le  Recteur, 

Aux  termes  des  règlements  universitaires,  renseigne- 
ment du  dessin,  soit  linéaire,  soit  de  la  figure,  doit  com- 
mencer en  quatrième  et  être  continué  dans  les  autres  classes 
des  collèges. 

Le  but  de  ces  dispositions  est  de  mettre  les  élèves  en 
état  de  suivre  les  diverses  carrières  dans  lesquelles  la  con- 
naissance du  dessin  est  nécessaire.  Cette  étude,  suivie 
avec  soin  dans  quelques  collèges,  n'a  pas  produit  partout 
des  résultats  aussi  satisfaisants.  C'est  dans  la  vue  d'obtenir 
sous  ce  rapport  les  améliorations  désirables,  que  l'autorité 
a  cru  devoir  fixer  depuis  deux  ans  son  attention  particu- 
lière sur  la  méthode  employée  par  M.  Dupuis,  professeur 
de  dessin  au  collège  royal  de  Saint-Louis.  Diverses  expé- 
riences ont  fait  ressortir  l'eflicacilé  des  procédés  mis  en 
usage  par  M.  Dupuis.  Les  élèves  de  ce  professeur,  concou- 
rant, au  bout  de  deux  années  de  leçons,  avec  des  jeunes 
gens  qui  étudient  le  dessin  depuis  six  ans  selon  l'ancienne 
méthode,  se  sont  montrés  non-seulement  de  même  force , 
mais  quelquefois  supérieurs  à  ces  derniers.  C'est  en  faisant 
travailler  immédiatement  d'après  les  bosses  préparées  gra- 
duellement à  cet  ellet,  que  M.  Dupuis  est  parvenue  obl«- 
nir  des  succès  si  remarc^uables-. 

Je  vous  invite,  monsieur  le  Recteur,  à  signaler  à  tous  les 
cheh  d'établissement  de  votre  académie  les  avantages  de 
cette  méthode.  Propagée  dans  les  différentes  écoles  des  dé- 
partements ,  elle  mettrait  promptemenl  les  élèves  en  état 
d'acquérir  avec  moins  de  temps,  et  à  un  degré  suffisant, 
l'assurance  nécessaire  pour  dessiner  avec  facilité  tous  les 
objets  d'après  nature;  elle  ne  leur  laisserait  contracter, 
dès  les  premiers  principes,  aucune  fausse  manière,  puis- 
qu'elle tend,  au  contraire,  à  rectifier  le  sentiment  de  la 
forme  des  objets,  à  les  montrer  sous  toutes  leurs  faces ,  et 
à  faire  apprécier  leurs  apparences  sous  le  rapport  de  la 
perspective  linéaire,  ainsi  que  leur  décroissance  de  formes 
ou  leur  dégradation  de  lumière  et  de  couleur,  en  raison  de 
l'éloignement. 

Je  ne  doute  pas  que  MM.  les  proviseurs  des  collèges 
royaux  ne  s'empressent  de  faire  leurs  eiïorts  pour  secon- 
der dans  cette  circonstance  l'autorité  universitaire.  Ce  sera 
une  nouvelle  preuve  du  zèle  éclairé  qui  les  anime  pour  le 
perfectionnement  des  études. 

Vous  trouverez  ci-ioint  l'explication  de  la  méthode  de 
M.  Dupuis,  et  un  exposé  sommaire  des  moyens  de  la  mettre 
en  pratique. 

Recevez,  monsieur  le  Recteur,  l'assurance  de  ma  consi- 
dératiou  distinguée. 

Le  mioistrc  de  linslruclion  publique. 

Signe  GLIZOT. 


r    MUSEE  DES  FAMILLES. 


221 


rrcmière  série. 


Deuxième  série. 


Troisiêiiie  sOrie. 


Qualrième  série. 


2^2 


LECTURES  DU  SOIR. 


m  mmi'n  n^a^aùn  ù.  m\^im  mm  m  mmb^^ 


Il  y  a  à  peine  vingt-cinq  ans  que  la  navigation  à  vapeur 
était  presque  inconnue  à  Londres;  aujourd'hui,  toutes  les 
mers  en  sont  régulièrement  sillonnées  ;  elle  est  devenue 
l'une  des  causes  premières  du  récent  triomphe  des  Anglais 
en  Chine,  etc. 

Lorsqu'au  commencement  de  1816  je  me  rendis  à  Lon- 
dres pour  faire  l'acquisition  d'un  bateau  à  vapeur  capable 
de  donner  aux  Parisiens  l'idée  de  la  nouvelle  navigation,  je 
ne  pus,  après  plusieurs  jours  de  recherches,  découvrir,  sur 
la  Tamise  et  dans  les  docks,  que  trois  misérables  bateaux, 
dont  le  plus  considérable  était  mû  par  une  machine  de  la 
force  de  dix  chevaux  et  n'avait  que  seize  mètres  environ  de 
longueur  sur  cinq  de  largeur.  La  hauteur  de  la  cheminée 
ne  dépassait  pas  six  mètres  au-dessus  du  pont.  Je  fis  l'ac- 
quisition de  ce  dernier  bateau ,  dans  l'impossibilité  d'en 
trouver  un  meilleur  ;  je  changeai  son  nom  de  Margery  en 
celui  à' Élise,  et,  le  9  mars  1816,  je  m'embarquai  pour  Pa- 
ris sur  ce  petit  navire. 

Nous  partîmes  du  pont  de  Londres  à  midi,  par  un  vent 
d'est  bon  frais.  La  marée,  quoique  faible,  nous  favorisa 
pendant  une  heure  et  demie  ;  à  trois  heures  un  quart,  nous 
arrivâmes  à  Gravesend  ;  le  lendemain,  dimanche,  nous  quit- 
tâmes cette  ville.  Nous  rencontrâmes  bientôt  sur  la  Tamise 
un  cutter  de  la  marine  royale ,  dont  le  commandant,  pres- 
sentant sans  doute  les  futures  destinées  de  la  vapeur  et  sa 
supériorité  sur  la  voile ,  essaya  d'arrêter  notre  navigation 
en  dirigeant  ses  bordées  vers  nous.  Plusieurs  fois  il  nous 
mit  en  danger  de  couler  à  fond,  ce  qui  donna  heu  à  de  vives 
protestations,  faites  en  partie  au  moyen  du  porte-voix,  et 
desquelles  il  semblait  tenir  peu  de  compte.  Abusant  même 
de  sa  force  et  de  notre  faiblesse,  il  courut  sa  dernière  bor- 
dée de  si  près,  que  son  mât  de  beaupré  vint  se  heurter 
contre  notre  cheminée  de  tôle;  il  espérait  sans  doute  ,  en 
nous  coulant,  répandre  dans  l'opinion  l'idée  de  l'infériorité 
de  la  navigation  nouvelle  et  se  donner  la  gloire  de  l'élouflcr 
dans  ses  langes.  Le  10  mars,  à  onze  heures  du  soir,  nous 
étions  à  la  hauteur  de  Douvres.  Le  U,  à  dix  heures  du 
matin,  notre  bateau  se  trouvait  dans  la  Manche,  entre  le 
Havre  et  Beachy-IIead,  à  trente-cinq  milles  sud  de  ce  der- 
nier endroit,  lorsqu'un  vent  de  sud-ouest  des  plus  violents, 
quelques  murmures  de  l'équipage  et  surtout  la  crainte  de 
fortes  avaries,  nous  ramenèrent  sous  Dungerness,  où  nous 
jetâmes  l'ancre  au  milieu  d'une  cinquantaine  de  navires 
marchands  et  autres,  qui,  comme  nous,  étaient  venus  s'y 
abriter. 

A  Dungerness  je  demandai  l'hospitalité  à  des  pê- 
cheurs. Le  gros  temps  dura  plusieurs  jours.  Ce  ne  fut  que 
le  15,  à  cinq  heures  du  malin,  que  nous  nous  dirigeâmes 
de  nouveau  vers  le  Havre.  Ce  même  jour,  à  midi,  un  fort 
vent  du  sud  souleva  la  mer  avec  tant  de  violence,  que  nous 
perdîmes  quatre  des  palettes  en  fer  de  nos  roues  ;  celte  cir- 
constance nous  força  d'entrer  à  New-Haven  pour  réparer 
nos  avaries.  Le  17,  à  une  heure  après  midi,  en  présence 
d'une  nombreuse  population  accourue  de  tous  les  environs, 
nous  sortîmes  de  New-Haven  par  un  vent  de  sud-sud-ouest 
bon  frais,  au  moment  même  de  la  marée  montante.  A 
peine  eûmes-nous  perdu  de  vue  la  côte  d'Angleterre,  que 
la  mer  devint  menaçante  ;  nous  ne  naviguions  souvent  que 
sur  une  seule  roue,  l'autre  se  trouvant  iiors  de  l'eau  par 
la  bande  que  donnait  le  vaisseau.  Vers  minuit,  une  tempèle, 
en  tous  points  équinoxiale,  nous  assaillit  avec  tant  de  fu- 
reur, que  l'équipage,  tout  composé  d'Anglais,  fut  effrayé 


par  l'inégalité  du  jeu  de  la  machine,  par  la  violence  des 
vagues  et  par  la  nouveauté  d'une  tentative  qui  les  plaçait 
entre  l'eau  et  le  feu,  sur  une  chétive  embarcation,  pendant 
une  nuit  noire  et  une  pluie  battante.  Nous  étions  au  nom- 
bre de  dix,  y  compris  les  chauffeurs  et  le  mécanicien.  Tous 
me  demandèrent  à  grands  cris  de  retourner  en  Angleterre, 
le  vent  étant  favorable  à  ce  dessein.  Après  avoir  ranimé 
les  esprits  avec  quelques  verres  de  rhum,  je  descendis  pour 
examiner  soigneusement  toutes  les  parties  de  la  mécanique. 
Satisfait  de  cet  examen,  le  bateau  ra'ayant  d'ailleurs  donné 
la  mesure  de  ses  moyens  par  mes  deux  premières  tenta- 
tives, je  continuai  à  me  diriger  contre  vents  et  flots,  bien 
déterminé  à  entrer  enfin  au  Havre,  où  l'on  m'attendait  de- 
puis plusieurs  jours.  Les  vents  varièrent  singulièrement,  et 
souvent  avec  une  telle  violence,  qu'on  eût  été  forcé  de  met- 
tre à  la  cape  à  bord  d'un  navire  ordinaire.  Plusieurs  fois  la 
lame  enveloppa  le  bateau  tout  entier  et  me  renversa  moi- 
même  sur  le  pont,  où  j'étais  de  quart.  Vers  deux  heures  du 
matin,  j'étais  descendu  dans  ma  chambre  pour  sécher  mes 
vêtements.  J'avais  lait  allumer  un  bon  feu  dans  un  petit 
poêle  composé  de  plusieurs  pièces  en  fonte,  lorsqu'un  coup 
de  vent  terrible,  renversant  le  bateau,  démonta  le  poêle,  en 
fil  rouler  les  pièces  et  répandit  une  lave  de  houille  ardente 
sur  tout  le  plancher,  recouvert  d'une  toile  cirée ,  qui  prit 
feu  instantanément.  J'eus  assez  de  bonheur  pour  arrêter 
l'incendie  avec  le  seul  concours  de  mon  second,  qui  avait 
compris  comme  moi  l'importance  de  la  promptitude  et  sur- 
tout du  silence. 

Si  nous  eussions  péri  par  l'accident  du  poêle,  les  com- 
pagnies de  Londres ,  qui  avaient  obstinément  refusé  d'assu- 
rer le  navire  et  ma  vie,  n'auraient  certainement  pas  man- 
qué de  se  féliciter  de  leur  prudence.  On  eût  allribué  le 
sinistre  à  quelque  accident  survenu  à  la  machine,  et,  en 
l'absence  d'un  procès-verbal  ou  d'un  historien,  la  naviga- 
tion à  la  vapeur  eût  été  discréditée  dès  son  berceau.  Que 
d'erreurs  de  ce  genre  l'histoire  n'a-t-elle  pas  consa- 
crées! 

Peu  après  ce  nouveau  danger,  la  mer  devenant  de  plus  en 
plus  irritée,  nouvelles  clameurs  des  hommes  de  l'équipage, 
nou\  elles  prétentionsde  retourner  en  .\ngleterre.  Ma  fermeté 
néanmoins  leur  imposa;  j'aperçus  bientôt  moins  de  déter- 
mination sur  leurs  visages,  et  je  me  hâtai  de  leur  verser  un 
nouveau  verre  de  rhum,  que  je  bus  avec  eux  ;  puis  je  pro- 
mis trois  bouteilles  de  celte  liqueur  à  celui  qui,  le  premier, 
m'annoncerait  la  terre  de  France;  un  hourra  spontané 
accueillit  cette  promesse,  et  chacun  de  courir  à  son  poste. 
Le  matin  ,  à  cinq  heures  moins  un  quart,  deux  voix  me 
crièrent  à  la  fois  :«  Frcnc/j  Ughl'.t  (fanal  français).  Je 
montai  aussitôt  pour  me  convaincre  de  la  vérité,  et  ce  fut 
avec  bonheur  qu'on  dépit  d'une  mer  toujours  houleuse  et 
d'une  tempête  continuelle,  je  leur  remis  une  seule  des  bou- 
teilles promises,  me  réservant  de  leur  donner  les  deux  au- 
tres aussitôt  que  les  pilotes  seraient  à  bord.  Enfin,  le  len- 
demain de  notre  départ  de  New-Haven ,  le  18,  à  six  heures 
du  matin,  nous  arrivâmes  en  vue  du  Havre,  après  une  tra- 
versée de  dix-sept  heures.  |)ar  une  mer  furieuse,  que,  de- 
puis ma  sortie  de  la  Tamise,  j'avais  constamment  vue  cou- 
verte de  débris  de  vaisseaux. 

Nous  aperçûmes  au  loin  un  bateau  pilote  se  dirigeant  vers 
nous  ;  mais  à  peine  eut-il  distingué  l'épaisse  fumée  qui  si- 
gnalait notre  course,  qu'il  vira  de  bord  sans  même  nous 
avoir  hélés  et  fit  voile  vers  le  port,  où  nous  ne  pûmes  en- 


]\IUSÉE  DES  FAMILLES. 


223 


trer  que  vers  huit  heures  du  matin.  Malgré  le  mauvais 
temps,  la  foule  remplissait  les  quais. 

Quand  je  me  présentai  chez  M.  Martin  Laffitte,  corres- 
pondant de  la  compagnie,  j'eus  de  la  peine  à  lui  faire  com- 
prendre que  je  venais  réellement  d'arriver  par  mer  et  sur 
mon  bateau  à  vapeur,  tellement,  en  sa  qualité  d'armateur 
et  d'habile  marin,  il  avait  éprouvé  de  sollicitude  pendant 
cette  nuit  funeste  à  tant  de  navires  ;  il  crut  longtemps  que 
je  venais  d'arriver  par  la  diligence  de  Calais,  et  il  fallut  le 
conduire  à  bord  de  l'Élise  pour  le  convaincre  entière- 
ment. 

Le  lendemain,  20  mars,  à  trois  heures  de  l'après-midi, 
après  quelques  manœuvres  en  rade  du  Havre,  en  présence 
de  toute  la  population,  je  partis  pour  Rouen.  La  nuit  sui- 
vante était  obscure,  elles  villageois,  effrayés,  s'ameutaient 
sur  les  rives  au  bruit  de  mes  roues  et  surtout  à  la  vue  des 
nombreuses  étincelles  et  des  jets  de  flamme  qui  s'échap- 
paient de  la  cheminée,  que  l'ardeur  du  foyer  faisait  sou- 
vent rougir  à  plus  d'un  mètre  au-dessus  du  pont.  Ce 
n'est  qu'au  point  du  jour  que  discontinuèrent  ces  cris 
sinistres  :  ^u  feu!  au  feu!  et  que  les  tocsins  et  les  aboie- 
ments des  chiens  cessèrent  de  nous  poursuivre.  Ce  fut  alors 
que  la  scîne  changea;  bientôt  je  n'aperçus,  sur  les  belles 
rives  de  la  Seine,  que  des  paysans  aux  visages  gais  et  épa- 
nouis, et  me  saluant  en  jetant  leurs  chapeaux  en  l'air. 

Il  fallut  m'arrèter  à  Rouen  pour  faire  disposer  ma  che- 
minée de  manière  à  pouvoir  l'abaisser  au  passage  des  ponts. 
Le  23,  à  onze  heures  du  matin  ,  j'embarquai  à  mon  bord 
le  prince  de  Wolkonski ,  aide  de  camp  de  l'empereur 
Alexandre,  et  quelques  officiers  russes  de  sa  suite,  qui 
m'avaient  été  adressés  par  l'honorable  Jacques  Laffitte. 
Nous  traversâmes  Rouen  sous  les  doubles  couleurs  fran- 
çaises et  russes,  aux  acclamations  des  habitants  de  la  ville 


et  des  campagnes  d'alentour,  qui,  poussés  par  la  curiosité, 
encombraient  les  quais ,  les  fenêtres  et  jusqu'aux  toits  des 
maisons.  Au  passage  du  pont,  les  dames  de  la  halle  de 
Rouen  me  présentèrent  un  énorme  bouquet  et  me  souhai- 
tèrent l'heureuse  continuation  de  mon  voyage,  aux  applau- 
dissements de  la  foule. 

Durant  mon  trajet,  en  remontant  la  Seine,  les  fonction- 
naires publics  des  villes  riveraines  m'honorèrent  de  leur 
visite,  et,  en  me  félicitant  sur  le  succès  de  mon  entreprise, 
plusieurs  d'entre  eux  me  parurent  en  comprendre  l'im- 
mense avenir. 

Le  28,  je  vins  mouiller  à  la  hauteur  du  Champ-de-Mars. 
Là,  je  reçus  à  mon  bord  deux  petits  canons,  et,  pour  en 
faire  le  service,  quelques  canonniers  de  la  garde  royale. 

Enfin  le  lendemain,  29  mars  1816,  le  public  parisien 
s'était  porté  avec  empressement  sur  les  quais,  depuis  la 
barrière  de  la  Conférence  jusqu'au  quai  Voltaire,  où  devait 
se  garer  le  bateau  à  vapeur  dont  l'arrivée,  annoncée  de- 
puis quelques  jours  dans  les  journaux ,  avait  soulevé  la 
curiosité  générale.  Parvenu  à  la  hauteur  de  la  Chambre 
des  députés,  je  commandai  le  premier  coup  de  canon,  au- 
quel succéda  toute  une  salve ,  dont  le  vingt-unième  coup 
fut  tiré  sous  les  fenêtres  des  Tuileries  aux  cris  de  Fue 
le  Roi!  et  aux  acclamations  de  la  multitude.  Louis  XVIII 
lui-même,  partageant  l'enthousiasme  public,  applaudit  en 
élevant  les  mains. 

Le  8  avril  suivant,  l'Elise  manœuvra  entre  le  Pont- 
Royal  et  le  Pont-des-Arts,  puis  descendit  à  la  hauteur  des 
Invalides  et  revint  mouiller  quai  Voltaire,  d'où  elle  partit 
le  10  pour  Rouen  :  elle  y  fit  quel']ue  temps  le  service 
d'Elbeuf. 

ANDRIEL. 


HÏSEC^Bli  BB  WRlkMCM. 


(du   12  MARS  AU  12  AVRIL.) 


Lorsqu'on  entre,  le  matin,  avant  la 
foule,  dans  les  g.ilerics  consacrées  à  l'ex- 
posilion,  on  ne  peut  se  défendre  d'un 
senlimcnt  de  tristesse.  Le  découragement 
saisit  à  la  vue  de  toutes  ces  toiles,  ras- 
semblées confusément  :  dans  la  plupart, 
se  montre,  à  des  degrés  plus  ou  moins 
élevés,  le  talent  qu'on  peui acquérir  par  le 
travail  etparlapersévérance,maisbien  peu 
révèlent  l'œuvre  d'un  génie  supérieur  et 
d'unartistehorsde  ligne.  La  médiocritédo- 
mine  partout  ;  médiocrité  souvent  estima- 
ble, sans  doute,  mais  qui  n'est,  liélas!  des- 
tinée ni  à  un  véritable  succès,  ni  même 
à  la  vogue  qui  parfois,  à  défaut  de  célé- 
brité, amène  du  moins  la  fortune.  Quel 
sera  le  sort  de  tous  ces  jeunes  gens  de 
cœur  et  d'intelligence,  à  la  poursuite  d'un 
perfide  feu  follet,  qu'ils  prennent  pour 
un  astre?  Quelles  conséquences  amènera, 
pour  ces  victimes  d'une  noble  ambition, 
le  désillusionnement  qui,  un  peu  plus  tôt, 
uu  peu  plus  lard,  ne  saurait  manquer  de 
les  frapper?...  une  carrière  perdue,  une 
existence  avortée,  des  sacrilices  immen- 
ses saus  résultat,  et  souvent  la  misère 
au  bout! 

Et  puis,  comme  dans  la  plupart  des 


branches  de  l'industrie  pour  laquelle,  dans 
son  orgueil,  il  affecle  du  dédain,  l'artiste 
ne  s'aperçoit  pas  qu'il  dépasse  les  be- 
soins de  la  consommation.  Deux  mille 
quatre  cent  vingt-trois  labieaux,  dessins 
ou  statues,  encombrent  en  ce  moment  le 
Louvre.  Ce  nombre  égale  à  peu  près  celui 
des  trésors  amassés,  depuis  tant  d'années, 
dans  notre  Musée  national  que  toutes  les 
nations  admirent  et  nous  envient.  Que 
deviendront  ces  deux  mille  quatre  cent 
vingt-trois  objets  d'art,  ainsi  que  les 
quinze  cents  qui  ont  été  refusés?  Cent  à 
peine  onl  été  commandés  par  le  gouver- 
nement. Le  nombre  des  amateurs  se 
reslreintchaquejour,el  leurs  cabinets  re- 
gorgent de  toiles  modernes  :  l'exiguiié  des 
appartements,  la  médiocrité  des  fortunes 
sont  autant  d'obstacles  à  des  achats  nom- 
breux. Restent  les  étrangers,  qui  n'expor- 
tent point  deux  cents  tableaux  chaque 
année,  et  qui  s'adressent  exclusivement  à 
huit  ou  dix  maîtres  dont  la  réputation 
surgit  incontestée  au-dessus  de  la  foule. 
Restent  les  marchands,  qui  acquièrent  des 
tableaux  pour  les  donner  en  location,  et 
qui  finissent,  après  cinq  ou  six  ans,  et 
lorsqu'on  en  a  fait  des  centaines  de  copies, 


par  les  vendre  à  vil  prix.  Les  achats  des 
marchands  ne  dépassent  point  deux  cents 
objets...  El  le  reste?  le  reste! 

Aussi  beaucoup  de  nos  artistes  célèbres 
se  trouvent  eux-mêmes  dans  une  situation 
pénible  et  qui  deviendrait  fatale,  sans  les 
encouragements  et  l'aide  que  le  gouver- 
menl  accorde  à  la  peinture  et  à  la  statuaire. 
Beaucoup  d'œuvres  restent  invendues 
dans  les  ateliers,  et  souvent  le  découra- 
gement fait  tomber  la  palette  des  mains 
les  plus  habiles. 

Le  Musée  des  Familles  doit,  plus  que 
tout  autre  journal,  signaler  ce  triste  état 
de  choses.  Il  faut  arrêter  les  jeunes  impru- 
dents qu'une  ardeur  honorable,  mais  fu- 
neste, entraînerait  vers  une  carrière  qui 
devient,  de  jour  en  jour,  plus  périlleuse, 
et  dont  une  dure  initiation  n'ouvre  que  ra- 
rement le  sanctuaire  encore  plein  d'é- 
preuves lui-même.  Ilélas!  ceux  qui  sont 
admis  parmi  les  élus  de  l'art  ne  ceignent 
presque  loujoursqu'une  couronne  d'épines 
et  regardent  avec  désespoir  derrière  eux: 
jugez  de  ceux-là  qui  restent  devant  le 
portique  fermé,  ou  qui  ne  font  qu'enlre- 
voir,  à  travers  le  seuil  à  demi  clos,  les 
lueurs  de  la  lumière  sainte! 


224 


LECTURES  DU  SOIR. 


Laissons  là  ces  tristes  réflexions ,  et 
entrons  dans  la  galerie  de  la  statuaire. 
Jamais  elle  n'a  été  si  peuplée;  jamais 
elle  n'a  offert  un  plus  grand  nombre  d'œu- 
vrcs  remarquables  ,  quoique  plusieurs 
noms  célèbres  se  fa.ssent  remarquer  par 
leur  absence.  Pans  le  vestibule  réservé 
aux  œuvres  d'élite,  on  remarque  d'abord 
un  immense  groupe  de  M.  Bosio:  l'His- 
toire et  les  arts  consacrant  la  gloire  de 
la  France.  Le  vieux  mailre  a  retrouvé  sa 
verve  pour  traiter  avec  vigueur  ce  sujet: 
peut-être  seulement  la  figure  de  l'Histoire 
manque-t-elle  un  peu  de  noblesse  et  le 
dessin  trahit-il  quelques  incorrections. 

La  Norma,  de  M.  Danlan  jeune,  sous 
les  traits  de  miss  Kemble,  justifie  ce  que 
le  Mercure  en  a  déjà  dit.  En  face  de  la 
belle  et  poétique  prophélesse  gauloise, 
M.  Guillaume  Geefs  a  exposé  une  Gene- 
viève de  Bradant.  M.  Geefs  rappelle,  par 
la  suavité  de  ses  lignes,  le  talent  de 
M.  Pradier;  comme  lui,  il  s'entend  mer- 
veilleusement à  reproduire  la  vérité  et  le 
pli  des  chairs.  Il  est  néanmoins  plus 
chaste  et  plus  chrétien.  L'héroïne  de  la 
tradition  (]amande,appuyée  sur  une  biche, 
et  tenant  dans  ses  bras  son  enfant  aban- 
donné, présente  une  grande  simplicité  de 
composition:  on  retrouve  encore  cettequa- 
lilé  dans  les  bustes  du  roi  et  de  la  reine 
des  Belges,  sculptés  par  le  même  artiste. 
M.  Geefs  arrive  à  l'effet  sans  fracas  et  sans 
fatigue.  Un  charmant  bénitier  en  marbre 
forme  le  pendant  de  la  Geneviève.  Il  faut 
féliciter  M.  Jouffroy  sur  ce  groupe  plein 
d'harmonie  et  d'une  savante  exécution; 
l'idée  du  bénitier  apparlicul  à  M°"  de  La- 
martine. La  statue  de  Portails,  par  M.  Ra- 
mus,  laisse  à  désirer,  et  sous  ce  rapport, 
M.  Jaley  n'a  pas  été  plus  heureux  dans 
sa  figure  de  M.  le  duc  d'Orléans  :  on  peut 
reprocher  au  premier  de  la  lourdeur,  et 
au  second  une  maigreur  qui  ne  se  trou- 
vait point  dans  le  modèle. 

VEccehomo,  de  M.  Ollin,  montre  d'es- 
timables qualités.  Lemaréchal  Bessières, 
de  M.  Molchnelh,  la  mort  de  f^iala,  par 
M.  Meunier,  Véveil  de  l'âme,  par  M.  Le- 
gendre-Hérald ,  la  Madeleine,  de  M. 
Gechter,  la  Pomone,  de  M.  Galleaux,  le 
Bossuet,  de  M.  Feuchères,  le  Colbert,  de 
M.  de  Bay,  YOreste,  de  M.  Chambard, 
Vange  Gabriel,  de  M.  Régis .  doivent  se 
classer  dans  la  catégorie  des  statues  qui, 
sans  être  éminenles,  forment  néanmoins, 
avec  leurs  qualités  et  leurs  défauts,  des 
œuvres  estimables. 

Nous  voudrions  pouvoir  placer  dans 
cette  catégorie  la  F'elléda  de  M.  Main- 
dron  ;  mais  la  lourdeur  et  l'écrasement  de 
la  tète,  l'exagération  des  yeux  et  l'ensem- 
ble tourmenté  et  mélodramatique  de  cette 
figure,  laissent  à  peine  remarquer  des 
beautés  de  détails  et  des  parties  savam- 
ment étudiées. 

Les  bustes  sont  nombreux.  Une  des 
gloires  italiennes,  Bartolini,  a  exposé  un 
buste  de  femme  dont  l'exécution  se  fait 
remarquer  par  plus  d'adresse  que  d'auda- 
ce. Au  buste  de  M.  Sinuon,  par  M.  Da- 
niel, à  celui  de  Mustapha  Ben  Ismael , 


de  M.  Jean  de  Bay,  à  ceux  de  M.  Etex, 
de  M.  Guillot,  de  M.  Maggesi  et  de 
M.  Moore ,  nous  préférons  ceux  de 
MINI.  Jouffroy,  des  deux  frères  Dantan  et 
de  M""'  Edouard  Dubuffe.  Celte  dernière 
a  exposé  une  remarquable  figure  en  mar- 
bre de  M.  Delaroche.  Toutefois,  M.  Dan- 
tan aîné  a-t-il  étudié  et  modelé  avec  assez 
de  vigueur  le  cou  de  la  Dauphine?  Barye 
n'a  point  paru  au  Salon  ;  Ta-l-on  exclu, 
comme  les  autres  années,  par  d'inexpli- 
cables préventions,  ou  bien,  découragé, 
consacre-t-il  exclusivement  à  la  profes- 
sion de  fondeur,  qu'il  vient  d'adopter,  la 
haute  intelligence  qui  le  laissait  sans  ri- 
val dans  l'art  d'animer  et  de  grouper  des 
animaux?  Si  le  maître  est  absent,  l'école 
qu'il  a  créée  compte  des  représentants  nom- 
breux. On  remarque  surtout  un  droma- 
daire, un  buffle  et  un  chien  de  Terre- 
Neuve,  de  M.  Rouillard  ;  une  chasse  au 
cerf,  de  M.  Mène  ;  un  enfant  retenant  un 
épagneul,  de  M.  Jéhotte;  un  jaguar,  de 
M.  May;  une  lionne,  de  M.  Contour,  et 
un  petit  groupe,  de  M.  Aubry. 

Quand  le  Mercure  aura  énuméré  en- 
core les  médaillons  si  remarquables  de 
M.  Klagmann,  et  de  madame  Edouard 
Dubuffe,  celte  revue  rapide  des  œuvres 
de  sculpture  se  trouvera  à  peu  près  com- 
plète. 

Remontons  maintenant  le  vaste  escalier 
qui  conduit  aux  salles  supérieures  du 
Louvre;  traversons  les  musées  antiques; 
arrêtons-nous  un  moment  pour  admirer 
la  plus  belle  œuvre  de  M.  Ingres,  le 
plafond  d'Homère,  et  avant  d'entrer  dans 
les  galeries  exclusivement  consacrées  aux 
tableaux,  faisons  une  station  devant  les 
aquarelles  et  devant  les  pastels  placés, 
cette  année,  dans  une  salle  à  part. 

On  y  remarque  tout  d'abord  des  pas- 
tels de  M.  Vidal.  Le  pastel,  celte  gloire 
du  dix-huitième  siècle,  était  tombé  dans 
la  décadence  et  dans  l'oubli  ;  l'art  de 
Délateur  ne  comptait  plus  d'adeptes,  et 
l'école  de  David  l'avait  enveloppé  dans 
son  dédain  pour  Boucher  et  pour  Walleau. 
Depuis  quelques  années,  on  en  a  appelé 
de  cet  arrêt  :  des  artistes  ont  étudié  avec 
conscience  les  ressources  du  pastel;  par- 
mi ceux-là,  M.  Vidal  occupe  le  premier 
rang.  On  ne  saurait  se  figurer  rien  de 
plus  suave  que  les  trois  petits  tableaux 
désignés,  dans  le  livret,  sous  le  litre  de 
Frasquita,  I\'eeljmé  et  Noémi. 

M.  Edouard  Dubuffe  a  exhumé  éga- 
lement une  méthode  ancienne  et  dédai- 
gnée. Ses  porlrails  aux  crayons  de  trois 
couleurs  se  font  remarquer  par  beaucoup 
de  verve  et  de  vérité,  surtout  celui  de 
M.  Zimmermann. 

Comme  les  tableaux  et  les  statues,  les 
aquarelles,  les  pastels,  les  miniatures, 
surabondent.  Assurément  l'espace  réservé 
dans  le  Mercure  aux  deux  articles  qu'il 
consacrera  au  Salon  ne  suffirait  point  à 
en  faire  une  simple  énuméralion.  On  s'ar- 
rête devant  plusieurs  vues  de  M.  Bour- 
geois: des  fleurs  de  madame  Champinel 
de  M.  Charles,  des  fruits  de  M.  Chirat , 
une  femme  mauresque,  de  M"«  Anaïs 
CoUin,  méritent  encore  l'allenlion  de  la 


critique.  Les  fleurs  et  les  fruits  comptent 
un  grand  nombre  déjeunes  femmes  et  de 
jeunes  personnes  parmi  les  artistes  qui 
se  consacrent  à  peindre  ce  genre.  Il  faut 
le  reconnaître,  c'est  une  sage  direction 
donnée  à  leur  talent  ;  aussi  beaucoup  d'en- 
tre elles  atteignent  une  perfection  qui  sou- 
vent touche  à  la  supériorité. 

M.  Finck  a  fait  un  beau  portrait;  M. 
Foussereau  a  peint  de  charmantes  scènes 
militaires,  pleinesde  mouvement  et  d'éner- 
gie; M.  Eugène  Giraud,  dans  ses  pastels, 
rappelle  la  manière  line  et  croquante  des 
bons  maîtres  du-  dix-huiiième  siècle. 
Citons  encore  la  cathédrale  de  Saint-Pol 
de  Léon,  par  M.  Justin  Ouvrier  ;  un  por- 
trait de  M.  Théophile  Kiwaikowski,  et  le 
duc  d'Orléans  à  l  hospice  Cochin,  de 
M.  Millet. 

Le  mois  prochain,  le  Mercure,  comme 
l'exige  son  cadre  restreint,  fera  passer 
rapidement  sous  les  yeux  de  ses  lecteurs 
les  pages  principales  du  salon  de  pein- 
ture; il  s'acquittera  loyalement  de  celte 
lâche,  sans  préoccupation  d'amitié,  sans 
esprit  d'exclusion,  et  surtout  sans  obsti- 
nation de  système.  Il  ne  reconnaît,  dans 
les  arts,  d'autre  division  à  établir  que  le 
bon,  le  mauvais,  —  et  le  médiocre,  plus 
funeste  que  le  mauvais  peut-être. 

—  MM.  Sainte-Beuve  et  Mérimée  ont 
été  élus  membres  de  l'Académie  française. 

—  L'Académie  royale  de  musique  a 
joué  un  opéra  en  deux  actes,  intitulé  le 
Lazzarone  ou  le  Bien  vient  en  dormant. 
Le  livret  manque  de  gaieté  et  rappelle 
beaucoup  le  sujet  du  Philtre;  une  mu- 
sique pleine  de  franchise  et  de  grâce  ra- 
chète, autant  qu'il  est  possible,  le  défaut 
que  nous  venons  de  signaler. 

—  La  Société  des  bibliophiles  français, 
société  composée  de  vingt-quatre  ama- 
teurs de  livres  curieux,  qui  consacrent 
annuellement  une  certaine  somme  à  la 
publication  ou  à  la  reproduction  d'anciens 
ouvrages,  fait  paraître  en  ce  moment  un 
beau  volume  in-folio,  sur  les  cartes  à 
jouer.  On  y  trouve  une  reproduction  li- 
dèle  des  dix-sept  caries  de  Charles  VI, 
des  cartes  de  piquet  à  différentes  époques, 
depuis  Charles  VII  jusqu'à  la  Républi- 
que, et  enfin  une  nombreuse  colleclioa 
de  ces  magnifiques  cartes,  dans  lesquelles 
les  artistes  allemands  et  italiens  des  quin- 
zième et  seizième  siècles  ont  fail  preuve 
de  tant  de  grâce  et  de  tant  de  poili.  Ce 
volume  se  trouve  à  Paris,  chez  Silvostrc, 
libraire,  rue  des  Bons-Enfants,  30,  cl  chez 
Techener,  place  du  Louvre,  12. 

—  Le  théâtre  Comte  est  constamment 
l'objet  de  la  faveur  des  pères  de  famille. 
Encore  deux  succès  :  la  Polka  et  le  Ga~ 
min  de  Sologne  attirent  une  foule  im- 
mense au  Ihi'àtre  Clioiseul. 


r.e  ridactcur  en  chef.  S.  Ill-xnv  r.rnTIlOUD. 
Le  directeur,  F.  PIQfÊE. 


Imprimerie  de  IlENNCTEP. 


rue  Lenifrclcr,  ?4.  lUlignoIlcj. 


VIII. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


225 


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N'ayez  pas  peur.  —  Nous  n'avons  aucune  envie  de  faire 

un  pastiche  d'Honoré  d'Urfé ,  et  nous  ne  vous  mènerons 

pas  sur  les  rives  du  Lignon ,  nous  n'évoquerons  pas  les 

on)bres  pastorales  d'Estelle  et  de  Némorin.  Le  chevalier 

MAI  184-L 


de  Florian,  quoique  plus  nouveau,  est  tout  aussi  passé  de 
mode  que  l'auteur  de  YAstrée. 

Aujourd'hui,  dans  le  temps  prosaïque  ou  nous  vivons, 
même  sans  être  sorti  de  Paris,  on  peut,  d'après  les  ta- 

—  29  —   OZIÈME    VOLUME. 


226 


LECTTRES  DU  SOFR. 


bleaux  de  Brascassat  et  de  la  Berge,  se  faire  une  idée  as- 
sez juste  des  moutons  et  des  bergers.  Les  moulons  ne 
sont  pas  poudrés  à  blanc  et  ne  portent  généralement  pas 
de  faveurs  roses  au  cou  ;  ce  sont  des  animaux  fort  stupi- 
des,  recouverts  d'une  laine  sale,  imprégnée  d'un  suint 
d'une  odeur  désagréable  ;  leur  principale  poésie  consiste 
en  côtelettes  et  en  gigots.  Les  bergers  sont  des  drôles  peu 
frisés,  hâves,  déguenillés,  marcluint d'un  air  nonchalant, 
un  morceau  de  pain  bis  à  la  main,  un  maigre  chien  à  mu- 
seau de  loup  sur  les  talons.  I-es  bergères  sont  d'affreux, 
laiderons  qui  n'ont  pas  la  moindre  jupe  gorge-dc-pigeon, 
pas  le  moindre  corset  à  échelle  de  rubans,  et  dont  le  teint 
n'est  pas  pétri  de  roses  et  de  lis.  —  Il  a  fallu  plus  de  sis 
mille  ans  au  genre  humain  pour  s'apercevoir  de  cela,  et 
ne  plus  ajouter  foi  entière  aux  dessus  déporte,  aux  éven- 
tails et  aux  paravents. 

Donc,  puisque  voilà  nos  lecteurs  rassurés  contre  toute 
tentative  d'idylle  de  notre  part,  commençons  notre  récit; 
il  est  fort  simple,  il  sera  court.  Nous  espérons  qu'on  nous 
saura  gré  de  cette  qualité. 

Vers  le  milieu  de  l'été  de  i8..,  un  petit  pâtre  de  quinze 
ou  seize  ans,  mais  si  chétif  qu'il  ne  paraissait  pas  en  avoir 
douze,  poussait  devant  lui,  de  cet  air  méditatif  et  mélan- 
colique particiiiier  aux  gens  qui  passent  une  partie  de  leur 
existence  dans  la  solitude,  une  ou  deux  douzaines  de  mou- 
tons, qui  se  seraient  à  coup  sur  dispersés  sans  l'active 
vigilance  d'un  grand  chien  noir  à  oreilles  droites,  qui  ral- 
liait au  groupe  principal  les  retardataires  ou  les  capricieux 
par  quelque  léger  coup  de  dent  appliqué  à  propos. 

Les  romans  n'avaient  pas  tourné  la  tète  à  Petit-Pierre; 
—  c'est  ainsi  qu'il  se  nommait,  et  non  Lycidas  on  Tircis  ; — 
il  ne  savait  pas  lire.  Cependant  il  était  rêveur;  il  restait  de 
longues  journées  appuyé  le  dos  contre  un  arbre,  les  yeux 
errant  à  l'horizon  dans  une  espèce  de  contemplation  exta- 
tique. A  quoi  pensait-il?  il  l'igcorait  lui-même.  Chose  bien 
rare  chez  un  paysan,  il  regardait  le  lever  et  le  coucher  du 
soleil,  les  jeux  de  la  lumière  dans  le  feuillage,  les  diffé- 
rentes nuances  des  lointains,  sans  se  rendre  compte  du 
pourquoi.  Même  il  jugeait  comme  une  faiblesse  d'esprit, 
presque  comme  une  infirmité  cet  empire  exercé  sur  lui 
par  les  eaux,  les  bois,  le  ciel,  et  il  se  disait  :  —  Cela  n'a  pour- 
tant rien  de  lien  curieux;  les  arbres  ne  sont  pas  rares,  ni 
la  terre  non  plus.  Qu"ai-je  donc  à  m'arrêter  une  heure  en- 
tière devant  uu  chêne,  devant  une  CflUine,  oubliant  le 
boire  et  le  manger,  oubliant  tout?  Sans  Fidèle,  j'aurais 
déjà  perdu  plus  d'une  bête,  et  le  maître  m'aurait  chassé. 
Pourquoi  ne  suis-je  pas  comme  les  autres,  grand,  fort,  riant 
toujours,  chantant  à  tue-tête,  au  lieu  de  passer  ma  vie  à 
regarder  pousser  l'herbe  que  broutent  mes  moutons?  Petit- 
Pierre  se  plaignait  tout  bonnement  de  n'être  pas  stupide, 
et  avait-il  tort? 

Saus  doute  vous  aver  déjà  pensé  que  Petit-Pierre  était 
amoureux  :  il  le  sera  peut-être ,  mais  il  ne  l'est  pas.  Les* 
amo'.irs '■  ps  ne  sont  pas  5       '  'er- 

ger  ne  s'^.„, -i  encore  aperçu  r,.- ..  ;   .:      -.11 

est  >Tai  qu'en  certains  cantons  peu  favorisés,  l'on  pourrait 
s'y  tromper;  c'est  le  même  hàle,  la  même  carrure,  les 
mêmes  mains  rouges ,  la  même  voix  rauque  :  la  nature 
n'a  créé  qii»  la  femelle,  la  civilisation  a  créé  la  femme. 

Arrivé  sur  le  revers  d'une  pente  couverte  d'un  gazon 
fin  et  luisant,  et  semée  de  quelques  beaux  bouquets  d'ar- 
bres s'agrafapl  au  terrain  par  des  racines  noueuses  d'un 
caractère  singulier  et  pittoresque,  il  s'arrêta,  s'assit  sur 
un  quartier  de  roche,  et,  le  menton  ;v  '  -  '  '  . 
recourbé  comme  ceux  des  pasteurs  i  ,  - 

donna  à  la  pente  habituelle  de  ses  rêves.  Le  chien ,  ju- 


geant avec  sagacité  que  les  moutons  ne  s'éloigneraient  pas 
d'un  endroit  où  l'herbe  était  si  drue  et  si  tendre,  se  coucha 
aux  pieds  de  son  maître,  la  tète  alloigêe  sur  ses  pattes  et 
les  yeux  plongés  dans  son  regard  avec  cette  attention  pas- 
sionnée qui  fait  du  chien  un  être  presque  humain.  Les 
moutons  s'étaient  groupés  çà  et  là  dans  un  désordre  heu- 
reux. Un  rayon  de  lumière  glissait  sur  les  feuilles  et  faisait 
briller  dans  l'herbe  ■      '       -  gouttes  de  rosée,  diamants 

tonil  es  de  l'écrin  de ; ,  et  que  le  soleil  n'avait  pas 

encore  ramassés.  C'était  un  tableau  tout  fait,  signé  :  Dieu, 
un  assez  bon  peintre  dont  le  jury  du  Louvre  refuserait 
peut-être  les  toiles. 

C'est  la  réflexion  que  fit  une  jeune  femme  qui  entrait 
en  ce  moment  par  l'autre  extrémité  du  vallon  : 

—  Que!  joli  site  à  dessiner!  dit-elle  en  prenant  un  al- 
bum des  mains  de  la  femme  de  chambre  qui  l'accompa- 
gnait. 

Elle  s'assit  sur  une  pierre  moussue,  au  risque  de  verdir 
sa  fraîche  robe  blanche,  dont  elle  paraissait  s'inquiéter 
fort  peu,  ouvrit  le  livre  aux  feuillets  de  vélin,  le  posa  sur 
ses  genoux  et  commença  à  tracer  l'esquisse  d'une  main 
hardie  et  légère.  Ses  traits  fins  et  purs  étaient  dorés  par 
l'ombre  transparente  de  son  grand  chapeau  de  paille, 
comme  dans  cette  délicate  ébauche  de  jeune  femme  par 
Rubens  que  l'on  voit  au  Musée;  ses  cheveux,  d'un  blond 
riche,,  formaient  un  gros  chignon  de  nattes  sur  son  cou 
plus  blanc  que  le  lait  et  moucheté,  comme  par  coquetterie, 
de  trois  ou  quatre  petites  taches  de  rousseur.  Elle  était 
d'une  beauté  charmante  et  rare. 

Petit-Pierre,  absorbé  par  une  découpure  de  feuilles  de 
châtaignier,  ne  s'était  pas  d'abord  aperçu  de  l'arrivée  d'iin 
nouvel  acteur  sur  la  tranquille  scène  de  la  vallée.  Fidcle 
avait  bien  levé  le  nez,  mais  ne  voyant  là  aucun  sujet  d'in- 
quiétude, il  avait  repris  son  attitude  de  sphii'^ 
que.  L'aspect  de  cette  forme  svelte  et  Hanche  l; . ... ...  c..._..- 

lièrement  le  jeune  berger;  il  sentit  une  espèce  de  serre- 
ment de  cœur  inexprimable,  et,  comme  pour  se  soustraire  à 
cette  émotion,  il  siflBa  son  chien  et  se  mit  en  devoir  de  se 
retirer. 

Mais  ce  n'était  pas  là  le  compte  de  la  jeune  femme,  qui 


de  côté  album  et  crayons,  et.  avec  deux  ou  trois  bonds  de 
biche  poursuivie,  elle  eut  bientôt  r 

qu'elle  ramena  d'autorité  au  quartier  ^. ^  ..  ..  ,  .  1 

il  était  assis  auparavant. 

—  Toi,  lui  dit-elle  gaiement,  tu  vas  rester  là  jusqu'à  ce 
que  je  te  prie  de  l'en  aller  ;  le  bras  un  peu  plus  avaca?,  la 
tète  plus  à  gauche. 

Et  tout  en  parlant,  de  sa  main  frêle  et  blanche,  elle 
r  'la  joue  hàlée  de  Petit-Pierre  pour  la  remettre  dans 


—  Mais  c'est  qu'il  a  de  beaux  yeux ,  Lucy,  pour  dos 


vei' 


iro. 
L  re- 


courut à  sa  place  et  reprit  son  dessin ,  qu'elle  eut  bientôt 
achevé. 

—  Tu  peux  te  lever  et  partir,  si  tu  veux ,  maintenant  ; 
mais  il  est  liien  juste  que  je  te  dédommage  de  l'ennui  que 
je  t'ai  causé  en  te  faisant  rester  là  comme  un  saint  de  bois. 
Viens  ici. 

Le  paire  arriva  lentement,  tout  honteux,  le  dos  humide 
et  les  tempes  mouillées;  la  jeune  femme  lui  glissa  vive- 
ment une  pièce  d'or  dans  la  main. 

—  Ce  sera  pour  l'acheter  une  veste  neuve  quand  tu  irai 
à  la  danse  le  dimanche. 


r.îUSÉE  DES  FAIMILLES. 


227 


I 


Le  paire,  qui  avait  jeté  un  regard  furlif  sur  l'album 
entr'ouvert,  restait  comme  frappé  de  stupeur  sans  songer 
à  refermer  sa  main ,  où  rayonnait  la  belle  pièce  de  vingt 
francs  toute  neuve  :  des  écailles  venaient  de  lui  tomber 
drs  yeux,  une  révélation  subite  s'était  opérée  en  lui.  Il  di- 
sait d'une  voix  entrecoupée,  en  suivant  les  différentes  por- 
tions du  dessin  : 

—  Les  arbres,  la  pierre,  le  chien,  moi,  tout  y  est,  les 
moutons  aussi,  dans  la  feuille  de  papier! 

La  jeune  femme  s'amusait  de  cette  admiration  et  de  cet 
étonnement  naïfs,  et  lui  (it  voir  différents  sites  crayonnés, 
des  lacs,  des  châteaux ,  des  rochers;  puis,  comme  la  nuit 
venait,  elle  reprit  avec  sa  femme  de  compagnie  le  chemin 
de  la  maison  de  campagne. 

Petit-Pierre  la  suivit  des  yeux  bien  longtemps  encore 
après  que  le  dernier  pli  de  sa  robe  eut  disparu  derrière  le 
coteau,  et  Fidèle  avait  beau  lui  pousser  la  main  de  son  nez 
humide  et  grenu  comme  une  truffe  mouillée,  il  ne  pouvait 
parvenir  à  le  tirer  de  sa  méditation.  L'humble  berger  com- 
mençait à  comprendre  c(^nfusément  à  quoi  servait  de 
contempler  les  arbres,  les  plis  du  terrain  et  les  formes 
des  nuages.  Ces  inquiétudes,  ces  élans  qu'il  ressentait 
vis-à-vis  d'une  belle  campagne  avaient  donc  un  but  ;  il 
n'était  donc  ni  imbécile  ni  fou!  Il  avait  bien  vu  collées 
au  manteau  des  cheminées ,  dans  les  fermes,  des  images 
comme  le  portrait  d'Isaac  Laquedem ,  de  Geneviève  de 
Prabant,  de  la  iMcre  de  Douleurs,  avec  ses  sept  glaives  en- 
foncés dans  la  poitrine  ;  mais  ces  grossières  gravures  sur 
bois  placardées  de  jaune,  de  rouge  et  de  bleu,  dignes 
des  sauvages  de  la  Nouvelle-Zélande  et  des  papous  de  la 
mer  du  Sud  ,  ne  pouvaient  éveiller  aucune  idée  d'art  dans 
sa  tète.  Les  dessins  de  l'album  de  la  jeune  femme,  avec  leur 
netteté  de  crayon  et  leur  exactitude  de  formes,  furent  une 
chose  tout  à  fait  nouvelle  pour  Petit-Pierre.  Le  tableau  de 
l'église  pa-roissiale  était  si  noir  et  si  enfumé  qu'on  n'y  dis- 
tinguait plus  rien  ,  et  d'ailleurs  il  avait  à  peine  osé  y  jeter 
les  yeux,  du  porche  où  il  se  tenait  agenouillé. 

Le  soir  vint.  Petit-Pierre  enferma  ses  moutons  dans  le 
parc  et  s'assit  sur  le  seuil  de  la  cabane  ii  roulettes,  qui 
lui  servait  de  maison  l'été.  Le  ciel  était  d'un  bleu  foncé. 
Les  sept  étoiles  du  Chariot  luisaient  comme  des  clous  d'or 
au  plafond  du  ciel;  Cassiopée,  Bootès  scintillaient  vive- 
ment. Le  jeune  berger,  les  doigts  noyés  dans  les  poils  de 
son  chien,  accroupi  auprès  de  lui,  se  sentait  ému  par  ce 
magnifique  spectacle  qu'il  était  seul  à  regarder,  par  cette 
fête  splendJde  que  le  ciel,  dans  son  insouciante  magnifi- 
cence, donne  à  la  terre  endormie. 

Il  songeait  aussi  à  la  jeune  femme,  et  en  pensant  à  celte 
main  frêle  et  satinée  qui  avait  effleuré  sa  joue  hàlée  et 
rude,  il  sentait  un  frisson  lui  courir  dans  les  cheveux. 
Il  eut  bien  de  la  peine  à  s'endormir,  et  il  se  roulait  dans  la 
paille,  comme  un  tronçon  de  reptile,  sans  pouvoir  fermer 
les  paui)ières;  enfin  le  sommeil  vint,  quoiqu'il  se  fût  fait 
piier  un  peu  longtemps.  Pelit-Pierre  fit  un  rêve. 

Il  lui  semblait  qu'il  était  assis  sur  un  quartier  de  roche 
avec  une  belle  campagne  devant  lui.  Le  soleil  se  levait  à 
peine,  l'auljépine  frissonnait  sous  sa  neige  de  fleurs,  les 
herbes  des  prairies  étaient  couvertes  d'une  sueur  perlée; 
la  colline  paraissait  avoir  revêtu  une  robe  d'azur  glacée 
d'argent.  Au  bout  de  quelques  instants,  Petit-Pierre  vit 
venir  à  lui  la  belle  dame  de  la  vallée.  Elle  s'approcha  de 
lui  en  souriant  et  lui  dit  : 

—  11  ne  s'agit  pas  de  regarder,  il  faut  faire. 

Ayant  prononcé  ces  paroles,  elle  plaça  sur  les  genoux 
du  pâtre  étonné  un  carton,  une  belle  feuille  de  vélin,  uo 
crayon  taillé,  et  se  tint  debout  près  de  lui.  Il  commença  à 


tracer  quelques  linéaments,  mais  sa  main  tremblait  comme 
la  feuille,  et  les  lignes  se  confondaient  les  unes  dans  les 
autres.  Le  désir  de  bien  faire,  l'émotion  et  la  honte  de 
réussir  si  mal  lui  faisaient  couler  des  gouttes  d'eau  sur  les 
tempes.  11  aurait  donné  dix  ans  de  sa  vie  pour  ne  pas  se 
montrer  si  gauche  devant  une  si  belle  personne  ;  ses  nerfs 
se  contractaient,  et  les  contours  qu'il  essayait  de  tracer 
dégénéraient  en  zigzags  irréguliers  et  ridicules  ;  son  an- 
goisse était  telle  qu'il  manqua  de  se  révcdier;  mais  la 
dame,  voyant  sa  peine,  lui  mit  à  la  main  un  porte-crayon 
d'or  dont  la  pointe  étincelail  comme  une  flamme.  Aussitôt 
Petit-Pierre  n'éprouva  plus  aucune  difficulté  :  les  formes 
s'arrangeaient  d'elles-mêmes  et  se  groupaient  toutes  seules 
sur  le  papier;  le  tronc  des  arbres  s'élançait  d'un  jet  hardi 
et  franc,  les  feuilles  se  détachaient,  les  plantes  se  dessi- 
naient avec  leur  feuillage,  leur  port  et  tous  leurs  détails. 
La  dame,  penchée  sur  l'épaule  de  Petit-Pierre,  suivait  les 
progrès  de  l'ouvrage  d'un  air  satisfait,  en  disant  de  temps 
à  autre  : 

—  Bien,  très-bien,  c'est  comme  cela!  continue. 

Une  boucle  de  ses  cheveux,  dont  la  spirale  allanguie  flot- 
tait au  vent,  effleura  même  la  ligure  du  jeune  paire,  et  de 
ce  choc  jaillirent  des  milliers  d'étincelles,  comme  d'une 
machine  électrique  ;  un  des  atomes  de  feu  lui  tomba  sur 
le  cœur,  et  son  cœur  brûlait  dans  sa  poitrine,  lumineux 
comme  une  escarboucle.  La  dame  s'en  aperçut,  et  lui  dit  : 

—  Vous  avez  l'étincelle,  adieu  ! 

Ce  songe  produisit  un  effet  étrange  sur  Petit-Pierre.  En 
effet,  son  cœur  était  en  flamme,  et  aussi  sa  tète;  à  dater 
de  ce  jour  il  était  sorti  du  chaos  de  la  multitude  :  entre  sa 
naissance  et  sa  mort  il  devait  y  avoir  quelque  chose. 

Il  prit  un  charbon  à  un  feu  éteint  de  la  veille,  et  voulut 
commencer  tout  de  suite  ses  éludes  pittoresques;  les  plan- 
ches extérieures  de  sa  cabane  lui  servaient  de  papier  et  de 
toile. 

Par  où  commença-t-il?  Par  le  portrait  de  son  meilleur 
ou  pour  mieux  dire  de  son  seul  ami,  de  Fidèle  ;  car  il  était 
orphelin  et  n'avait  que  son  chien  pour  famille.  Les  pre- 
miers traits  qu'il  esquissa  ressen'il)laient  autant,  il  faut 
l'avouer,  à  un  hippopotame  qu'à  un  chien;  mais  à  force 
d'effacer  et  de  refaire,  car  Fidèle  était  le  plus  patient  mo- 
dèle du  monde,  il  parvint  à  passer  de  l'hippopotame  au 
crocodile,  puis  au  cochon  de  lait,  et  enfin  à  une  figure  dans 
laquelle  il  aurait  fallu  de  la  mauvaise  volonté  pour  ne  pas 
reronuailre  un  individu  appartenant  à  l'espèce  canine. 

Dire  la  satisfaction  que  ressentit  Petil-Pierre,  son  dessin 
achevé,  serait  une  chose  difflcile.  Michel-Ange,  lorsqu'il 
donna  le  dernier  coup  de  pinceau  à  la  chapelle  Sixtine,  et 
se  recula  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine  pour  cnnlempler 
son  œuvre  immortelle,  n'éprouva  pas  une  joie  plus  intime 
et  plus  profonde. 

—  Si  la  belle  dame  pouvait  voir  le  portrait  de  Fidèle!  se 
disait  en  lui-même  le  petit  artiste. 

H  faut  lui  rendre  celte  justice  que  cet  enivrement  dura 
peu.  Il  comprit  bien  vile  combien  ce  croquis  élail  informe, 
et  différent  du  véritable  Fidèle;  il  l'edaça,  et  cette  fois,  es- 
saya de  faire  un  mouton  ;  il  y  réussit  un  peu  moins  mal, 
il  avait  déjà  de  l'expérience  :  cependant  le  charbon  s'écra- 
sait sous  ses  doigts,  la  planche  mal  rabotée  trahissait  ses 
efforts. 

—  Si  j'avais  du  papier  et  un  crayon,  je  réussirais  mieux; 
mais  comment  pourrai-je  m'en  procurer? 

Petit-Pierre  oubliait  qu'il  fût  un  capitaliste.  Il  s'en  sou- 
vint; et  un  jour  confiant  son  troupeau  à  un  camarade,  il 
s'en  fut  résolument  à  la  ville  et  entra  chez  un  marchand, 
lui  demandant  ce  qu'il  fallait  pour  dessiner.  Le  marchand 


228 


LECTURES  DU  SOIR. 


étonné  lui  donna  du  papier  et  des  crayons  de  plusieurs 
sortes.  Petit-Pierre,  tout  heureux  d'avoir  accompli  cette 
tâche  héroïque  et  difficile  d'acheter  tant  d'objets  étranges, 
s'en  retourna  à  ses  moutons,  et,  sans  les  négliger,  consa- 
cra au  dessin  tout  le  temps  que  les  bergers  ordinaires  met- 
tent à  jouer  du  pipeau,  à  sculpter  des  bâtons  et  à  faire  des 
pièges  pour  les  oiseaux  et  pour  les  fouines. 

Sans  trop  se  rendre  compte  du  motif  qui  guidait  ses  pas, 
il  conduisait  souvent  son  troupeau  à  l'endroit  où  il  avait 
posé  pour  la  jeune  femme,  mais  il  fut  plusieurs  jours  sans 
la  revoir.  Est-ce  que  Petit-Pierre  était  amoureux  d'elle  ? 
non,  dans  le  sens  qu'on  attache  à  ce  mot.  Un  tel  amour 
était  par  trop  impossible,  et  il  faut  même  au  cœur  le  plus 
humble  et  le  plus  timide  une  lueur  d'espérance,  tout 
simple  et  tout  rustique  ou'il  fût.  Petit-Pierre  sentait  bien 


qu'il  y  avait  des  abîmes  entre  lui,  pauvre  pâtre  en  haillons, 
ignorant,  inculte,  et  une  femme  jeune,  belle  et  riche.  A 
moins  d'être  fou,  est-ce  bien  sérieusement  qu'on  aime  une 
reine?  Est-on  bien  malheureux,  à  moins  d'être  poète,  de 
ne  pas  pouvoir  embrasser  les  étoiles?  Petit-Pierre  ne  pen- 
sait pas  à  tout  cela.  La  dame,  c'est  ainsi  qu'il  se  la  désignait 
à  lui-même,  lui  apparaissait  blanche  et  radieuse,  un  crayon 
d'or  à  la  main  ;  et  il  l'adorait  avec  cette  dévotion  tendre  et 
fervente  des  catholiques  du  moyen  âge  pour  la  Sainte 
Vierge  ;  bien  qu'il  ne  s'en  rendit  pas  compte,  c'était  pour 
lui  laBéatrix,  la  muse! 

Un  jour  il  entendit  sonner  sur  les  cailloux  le  galop  d'un 
cheval;  Fidèle  jeta  un  long  aboiement,  et,  au  bout  de  quel- 
ques minutes,  il  vit  la  dame  emportée  par  le  coursier  fou- 
gueux qu'elle  cinslait  de  couos de  cravache  pour  le  remettre 


dans  son  chemin;  mais  l'anima!  indocile,  poussé  sans  doute 
par  quelque  frayeur,  n'écoulait  ni  le  mors,  ni  l'éperon,  m 
la  bride,  et,  par  un  soubresaut  violent,  avant  que  Petit- 
Pierre,  qui  s'élançait  de  rocher  en  rocher  du  haut  de  la 
colline,  eût  eu  le  temps  d'arriver,  il  se  débarrassa  de  son 
écuyère  dont  la  tète  porta  violemment  sur  le  sol.  La  force 
du  coup  la  fit  évanouir,  et  Petit-Pierre,  plus  pâle  qu'elle 


encore,  alla  ramasser  dans  le  creux  d'une  ornière  où  la 
pluie  s'était  amassée,  à  la  grande  frayeur  d'une  petite  gre- 
nouille verte  qui  avait  établi  là  sa  salle  de  bains,  quelques 
gouttes  d'eau  claire  qu'il  jeta  sur  le  visage  décoloré  de  la 
dame.  .\  sa  grande  terreur,  il  aperçut  des  filets  rouges  se 
nuler  aux  roseaux  bleus  de  ses  tempes,  elle  était  blessée. 
Petit-Pierre  tira  de  sa  poche  un  pauvre  mouchoir  à  carreaux, 


MUSÉE  DES  FAMILLES 


220 


et  se  mit  à  étancher  le  sang  qui  se  faisait  jour  à  travers  les 
boucles  de  cheveux,  aussi  pieusement  et  avec  autant  de 
respect  que  les  saintes  femmes  qui  essuyaient  les  pieds  du 
Christ.  Une  fois  elle  reprit  connaissance,  ouvrit  les  yeux, 
et  jeta  sur  Petit-Pierre  un  vague  regard  de  reconnaissance 
qui  lui  pénétra  jusqu'à  l'âme. 

Un  bruit  de  pas  se  fit  entendre,  le  reste  de  la  cavalcade 
était  à  la  recherche  de  la  dame  :  on  la  releva,  on  la  mit 
dans  la  calèche,  et  tout  disparut.  Le  berger  serra  précieu- 
sement dans  son  sein  le  tissu  imprégné  de  ce  sang  si  pur, 
et  le  soir  fut  à  la  villa  demander  des  nouvelles  de  la  dame. 
La  blessure  n'était  pas  dangereuse.  Cette  bonne  nouvelle 
calma  un  peu  Petit-Pierre,  à  qui  tout  semblait  perdu  de- 
puis qu'il  avait  vu  emporter  la  jeune  femme  inanimée  et 
blanche  comme  une  morlc. 

La  saison  était  avancée  :  les  habitants  du  château  retour- 
nèrent à  Paris,  et  Petit-Pierre,  bien  qu'il  n'entrevit  que  de 
loin  en  loin  et  comme  à  la  dérobée  le  chapeau  de  paille  et 
la  robe  blanche,  se  sentit  immensément  seul  ;  quand  il  était 
par  trop  triste,  il  tirait  le  mouchoir  avec  lequel  il  avait 
étanché  la  blessure  de  la  dame,  et  baisait  la  tache  de  sang 
qui  couvrait  un  des  carreaux  :  c'était  sa  consolation.  11 
dessinait  à  force,  et  avait  presque  épuisé  sa  provision  de 


papier  ;  ses  progrès  avaient  été  rapides,  car  il  n'avait  pas  de 
maître  :  nul  système  ne  s'interposait  entre  lui  et  la  nature, 
il  faisait  ce  qu'il  voyait.  Ses  dessins  étaient  cependant  en- 
core bien  rudes,  bien  barbares,  quoique  pleins  de  naïvelé 
et  de  sentiment;  il  travaillait  dans  la  solitude  sous  le  re- 
gard de  Dieu,  sans  conseil,  sans  guide,  n'ayant  que  son 
cœur  et  sa  mélancolie.  Quelquefois,  la  nuit,  il  revoyait  la 
belle  dame,  et,  le  porte-crayon  d'or  à  la  pointe  étincêlante 
entre  ses  mains,  traçait  des  dessins  merveilleux;  mais  le 
matin  tout  s'évanouissait,  le  crayon  devenait  rebelle,  les 
formes  fuyaient,  quoique  Petit-Pierre  usât  presque  toute 
la  mie  de  son  pain  à  effacer  les  traits  manques. 

Cependant  un  jour  il  avait  crayonné  une  vieille  chaumine 
toute  moussue,  dont  la  cheminée  dardait  une  spirale  de 
fumée  bleuâtre  entre  les  cimes  des  noyers  presque  entière- 
ment dépouillés  de  leurs  feuilles;  un  bûcheron,  sa  tâche 
accomplie,  se  tenait  debout  sur  le  seuil,  bourrant  sa  pipe, 
et  dans  le  fond  de  la  chambre,  entrevu  par  la  porte  ou- 
verte, on  apercevait  vaguement  une  femme  qui  poussait  du 
pied  uue  bercelonette  tout  en  filant  son  rouet.  C'était  le 
chef-d'œuvre  de  Petit-Pierre,  il  était  presque  content  de  lui. 

Tout  à  coup  il  aperçut  une  ombre  sur  son  papier,  l'om- 
bre d'un  tricorne  qui  ne  pouvait  appartenir  qu'à  M.  le  curé. 


En  effet,  c'était  lui  ;  il  observait  en  silence  le  travail  de 
Petit-Pierre,  qui  rougit  jusqu'à  l'ourlet  des  oreilles  d'être 
ainsi  surpris  en  dessin  flagrant.  Le  vénérable  ecclésiasti- 
que, bien  qu'il  ne  fût  pas  un  de  ces  prêtres  guillerets  van- 
tés par  Béranger,  était  cependant  un  bon,  honnête  et  savant 


homme.  Jeune,  il  avait  vécu  dans  les  villes;  il  ne  manquait 
pas  de  goîit  et  possédait  quelque  teinture  des  beaux-arts. 
L'ouvrage  de  Petit-Pierre  lui  parut  donc  ce  qu'il  était,  fort 
remarquable  déjà,  et  promettant  le  plus  bel  avenir.  Le  bon 
prêtre  fut  touché  en  lui-même  de  cette  vocation  solitaire. 


230 


lectuhes  bu  soir. 


de  ce  génie  inconnu  qui  répandait  ses  parfums  devant 
Dieu,  iT|)rodiiisant  a\oc  amour,  dévotion  et  cont^tience 
qiiehiucs  frugmculs  de  Tocuvre  iuliiiic  de  l'cleiuel  Créa- 
teur. 

—  Mon  petit  ami,  quoique  la  nioilcsfiesoit  un  sonlimi^nt 
louable,  il  ne  faut  pas  rouyir  comme  cela.  C'est  peul-clre 
un  mouvement  d'orgueil  secret.  Lorsqu'on  a  fait  fiiiel(|ue 
chose  dans  la  siucéiilé  de  son  cœur,  et  avec  tout  reflort 
dont  on  est  capable,  on  ne  doit  pas  craindre  de  le  mon- 
trer, il  n'y  a  pas  de  mal  à  dessiner,  surtout  lorsqu'on  ne 
néglige  pas  ses  auires  devoirs.  Le  temps  que  vous  passez 
à  crayonner,  vous  Te  perdriez  à  ne  rien  faire,  et  l'oisiveté 
est  mauvaise  dans  la  solitude  :  il  y  a  là-dedans,  mon  cher 
enfant,  un  certain  mérite  :  ces  arbres  sont  vrais,  ces  her- 
bes ont  chacune  les  feuilles  qui  leur  conviennent.  Vous 
avez,  on  le  sent,  longlemps  contemplé  les  œuvres  du 
grand  Maître  pour  lequel  vous  devez  vous  sentir  pénétrer 
d'une  admiration  bien  vive,  car,  s'il  est  déjà  sidilTicile  de 
faire  une  copie  imparfaite  et  grossière,  qu'est-ce  doue 
quand  il  faut  créer  et  tirer  tout  de  rien  ! 

C'est  ainsi  que  le  bon  curé  encourageait  Petit-Pierre  ; 
il  eut  la  première  confidence  de  ce  talent  qui  devait  aller  si 
haut  et  si  loin. 

—  Travaillez ,  mon  enfant ,  lui  disait-il  :  vous  serez 
peut-être  un  autre  Giotto.  Giolto  était  comme  vous  un 
pauvre  gardeur  de  chèvres,  et  il  finit  par  acquérir  tant  de 
talent,  qu'un  de  ses  tableaux,  représentant  la  sainte  Mère 
du  divin  Sauveur,  fut  promené  processionnellemeut  dans 
les  rues  de  Florence  par  le  peuple  enthousiasmé. 

Le  curé,  durant  les  longues  soirées  d'hiver  qui  laissaient 
beaucoup  de  loisir  à  Petit-Pierre,  que  ne  réclamaient  plus 
ses  moutons  chaudement  entassés  dans  l'étable,  lui  apprit 
à  lire  et  aussi  à  écrire,  lui  donnant  ainsi  les  deux  clefs  du 
savoir.  Petit-Pierre  (it  des  progrès  rapides,  car  c'était  au- 
tant son  cœur  que  son  esprit  qui  désirait  apprendre.  Le 
digne  prêtre,  tout  en  se  reprochant  un  peu  de  donner  à 
son  élève  une  instruction  au-dessus  de  l'humble  rang  qu'il 
occupait,  se  plaisait  à  voir  s'épanouir  l'un  après  l'autre  les 
calices  de  cette  jeune  âme.  Pour  ce  jardinier  attentif,  c'é- 
tait un  spectacle  des  plus  intéressants  que  celte  floraison 
intérieure  dont  lui  seul  avait  le  secret. 

Les  glaces  fondirent,  les  perceneiges  et  les  primevères 
commencèrent  à  pointer  timidement,  et  Petit-Pierre  reprit 
la  conduite  de  son  troupeau.  Ce  n'était  plus  l'enfant  ché- 
tif  (pie  nous  avons  vu  au  commencement  de  ce  récit;  il 
avait  grandi  et  pris  de  la  force.  La  nature  avait  fait  un  ap- 
pel à  ses  ressources  pour  subvenir  aux  dépenses  des  fa- 
cultés nouvelles.  Sous  le  développement  de  son  cerveau 
ses  tempes  s'étaient  élargies.  Son  œil,  désormais  arrêté 
sur  un  but,  avait  le  regard  net  et  ferme.  Comme  dans  toute 
tête  habitée  par  une  j)ensée,  on  voyait  briller  sur  sa  figure 
le  reflet  d'une  flamme  intérieure.  Non  qu'il  fût  dévoré  par 
les  ardeurs  maladives  d'une  ambition  précoce;  mais  le  vin 
de  la  science,  quoique  versé  par  le  bon  prêtre  avec  une 
prudente  discrétion,  causait  à  cette  âme  neuve  une  espèce 
d'enivrement  qui  eût  pu  tourner  à  l'orgueil.  Heureusement, 
Petit-Pierre  n'avait  pas  de  public.  Ni  les  arbres  ni  les  ro- 
chers ne  sont  flatteurs.  L'immensité  de  la  nature,  avec 
laciui'lle  il  était  toujours  en  relation,  le  ramenait  bien  vite 
au  sentiment  de  sa  petitesse.  Abondamment  fourni  par  le 
curé  de  papier,  de  crayons,  il  fit  un  grand  nombre  d'étu- 
des, et  quekiuefois,  tout  éveillé,  il  lui  semblait  avoir  à  la 
main  le  porte-crayon  d'or  à  la  pointe  de  feu,  et  la  dame, 
penchée  sur  son  épaule,  lui  disait  :  «  C'est  bien,  mon  ami. 
Vous  n'avez  pas  laissé  éteindre  rélincelle  que  j'ai  mise 
dans  votre  cœur.  Persévérez,  et  vous  aurez  votre  récom- 


pense. »  Pelif-Pierre  ayant  acquis  un  fin  sentiment  de  la 
forme,  comprenait  à  quel  point  la  dame  était  belle,  et,  à 
cette  |)cnsce,  sa  poitrine  se  gonflait.  II  regardait  le  mou- 
choir à  carreaux  où  la  tache,  quoique  brunie,  se  distinguait 
toujours,  et  il  disait  :  a  Heureux  sang,  qui  as  coulé  dans 
ses  veines,  qui  es  monté  de  son  cœur  à  sa  lùle  !  » 

Avec  la  même  sincérité  qui  nous  a  fait  avouer  là-baut 
que  Petit-Pierre  n'était  pas  encore  amoureux,  nous  devons 
convenir  qu'il  l'est  à  présent,  et  de  toutes  les  forces  de  sou 
âme.  L'imageadorée  ne  le  quitte  plus.  H  la  voit  dans  les  ar- 
bres, dans  les  nuages,  dans  l'écume  des  cascades.  Aussi 
a-t-il  fait  d'immenses  progrès.  Il  y  a  maintenant  dans  ses 
dessins  un  élément  qui  y  manquait  :  le  désir. 

Un  événement  très-simple  en  apparence  et  qui  n'est  pas 
dramatique  le  moins  du  monde,  .mais  il  faut  vous  v  rési- 
gner, car  nous  vous  avons  i)révenu  en  commenrant  que 
noire  histoire  ne  serait  pas  compliquée,  décida  tout  à  fait 
de  la  vocation  de  Petit-Pierre  et  vint  changer  la  face  de  sa 
vie. 

Le  député  du  département  avait  obtenu  du  ministère  de 
l'intérieur  un  tableau  de  sainteté  pour  l'église  de***  :  le 
peintre,  qui  était  un  homme  de  talent,  soigneux  de  ses  œu- 
vres, accompagna  sa  toile  et  voulut  choisir  lui-même  la 
place  où  elle  serait  suspendue.  Naturellement  il  descen- 
dit au  presbytère,  et  le  curé  ne  manqua  pas  de  parler 
au  peintre  d'un  berger  du  pays  qui  avait  beaucoup  de 
goût  pour  le  dessin  et  faisait  de  lui-même  des  croquis  an- 
nonçant de  merveilleuses  dispositions.  Le  carton  de  Petit- 
Pierre  fut  vidé  devant  le  peintre.  L'enfant,  pâle  comme  la 
mort,  comprimant  son  cœur  sous  sa  main  pour  l'empêcher 
d'éclater,  se  tenait  debout  à  côté  de  la  table.  11  attendait  en 
silence  la  condamnation  de  ses  rêves,  car  il  ne  pouvait 
s'imaginer  qu'un  homme  bien  mis,  bien  ganté,  un  bout  de 
ruban  rouge  à  sa  boutonnière,  auteur  d'un  tableau  entouré 
d'un  cadre  d'or,  pût  trouver  le  moindre  mérite  à  ses  char- 
bonnages sur  papier  gris. 

Le  peintre  feuilleta  quelques  dessins  sans  rien  dire,  puis 
son  front  s'éclaira  ;  une  légère  rougeur  lui  monta  aux  joues, 
et  il  s'adressait  à  lui-même  de  courtes  phrases  e.xclamalives 
en  argot  d'atelier  : 

—  Comme  c'est  bonhomme!  comme  c'est  nature!  pas  le 
moindre  chic.  Corot  n'eût  pas  mieux  fait  ;  voilà  un  chardon 
qu'envierait  Delaberge;  ce  mouton  couché  est  tout  à  fait 
dans  le  goût  de  Paul  Potier. 

Quand  il  eut  fifli,  il  se  leva,  marcha  droit  à  Pelil-Pierrc, 
lui  prit  la  main,  la  secoua  cordialement,  et  lui  dit  : 

—  Pardieu  !  quoique  cela  ne  soit  guère  honorable  pour 
nous  autres  professeurs,  mon  cher  garçon,  vous  en  savez 
plus  que  tous  mes  élèves.  Voulez-vous  venir  à  Paris  av(ic 
moi?  en  six  mois  je  vous  montrerai  ce  qu'on  nomme  les 
ficelles  du  métier,  ensuite  vous  marcherez  tout  seul,  et... 
si  vous  ne  vous  arrêtez  pas,  je  peux  vous  prédire,  sans 
craindre  de  me  compromettre,  que  vous  irez  loin. 

Petit-Pierre,  bien  sermonné,  liien  chapitré,  bien  prévenu 
sur  les  dangers  de  la  lîabvlone  moderne,  partit  avec  le 
peintre,  en  compagnie  de  Fidèle,  dont  il  ne  voulut  pas  se 
séparer,  et  que  Partiste  lui  permit  d>mmener,  avec  celte 
délicate  bonté  d'àme  qui  accompagne  toujours  le  talent. 
Seulement,  Fidèle  ne  voulut  jamais  se  laisser  hisser  sur 
l'impériale,  etsuivil  la  voiluredansunélonnemeut  profond, 
mais  rassuré  par  la  figure  amicale  de  son  maître,  qui  lui 
souriait  à  travers  la  portière. 

Nous  ne  suivrons  pas  jour  par  jour  les  progrès  de  Petit- 
Pierre,  cela  nous  mènerait  trop  loin.  Les  œuvres  desgrands 
maîtres,  qu'il  visitait  assidûment  dans  les  galeries  et  dont 
il  faisait  de  fréquentes  copies,  mirent  à  sa  disposil«jn  mille 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


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moyens  de  rendre  sa  pensée,  qu'il  n'eût  pu  deviner  tout 
seul.  Il  passa  des  sévérités  du  Guasprc  Poussin  aux  mol- 
lesses lumineuses  de  Claude  Lorrain,  de  la  fougue  sauvage 
de  Salvalor  Hosa  à  la  mérité  prise  sur  le  fait  de  Uuysdaël  ; 
mais  il  ne  s'imprégna  d'aucun  style  particulier  :  il  avait 
une  originalité  trop  fortement  trempée  pour  cela.  Il  n'avait 
pas  fait  comme  le  vulgaire  des  peintres  qui  commencent 
dans  latelier,  et  vont  ensuite  mettre  leur  carte  de  visite  à 
la  nature  dans  des  excursions  de  six  semaines,  sauf  à 
peindre  ensuite  au  coin  du  feu  les  rochers  d'après  un  fau- 
teuil, et  les  cascades  d'après  l'eau  d'une  carafe  versée  de 
haut  dans  une  cuvette  par  un  rapin  complaisant  :  ce  n'est 
qu'imprégné  de  l'arôme  des  bois,  les  yeux  pleins  d'aspects 
champêtres,  à  la  suite  d'une  longue  et  discrète  familiarité 
avec  la  nature,  qu'il  avait  pris  le  crayon  d'abord,  puis  le 
pinceau.  Les  conseils  de  l'art  lui  étaient  venus  assez  tôt 
pour  qu'il  n'eût  pas  le  temjjs  de  prendre  une  mauvaise 
route,  assez  tard  pour  ne  pas  fausser  sa  naïveté. 

Au  bout  de  deux  ans  de  travail  opiniâtre,  Petit-Pierre 
eut  un  tableau  admis  et  remarqué  à  l'exposition  duLouvre. 
Il  aurait  bien  voulu  revoir  la  dame  au  crayon  d'or,  mais, 
quoiqu'il  eût  regardé  très-attentivement  dans  les  prome- 
nades, au  théâtre,  aux  églises,  toutes  les  femmes  qui  pou- 
vaient offrir  quelque  ressemblance  avec  elle,  il  ne  put  re- 
trouver sa  trace.  Il  ne  savait  pas  son  nom,  et  ne  connaissait 
d'elle  que  sa  beauté.  Un  vague  espoir  cependant  le  soute- 
nait ;  quelque  chose  lui  disait  au  fond  du  cœur  que  la  des- 
tinée n'en  avait  pas  fini  entre  eux  deux.  Quelque  modeste 
qu'il  fût,  il  avait  la  conscience  de  son  talent;  il  s'était  rap- 
proché du  ciel,  et  l'impossibilité  d'atteindre  l'étoile  de  son 
rêve  diminuait  chaque  jour.  De  temps  à  autre,  notre  jeune 
peintre  se  promenait  aux  alentours  de  son  tableau,  en  se 
penchant  sur  la  balustrade,  aflectant  de  considérer  atten- 
tivement quelque  cadre  microscopique  dans  le  voisinage 
de  sa  toile ,  afin  de  recueillir  les  avis  des  spectateurs , 
et  puis  il  se  disait,  non  sans  quelque  raison,  que  la  dame, 
qui  dessinait  elle-même  et  paraissait  aimer  beaucoup  le 
paysage,  si  elle  était  à  Paris,  viendrait  immanquablement 
visiter  l'esposiiion.  En  effet,  un  malin,  avant  l'heure  où  la 
foule  abonde,  Petit-Pierre  vit  s'avancer  du  côté  de  son  ta- 
bleau une  jeune  femme  vêtue  de  noir  ;  il  ne  vit  pas  d'abord 
sa  figure,  mais  une  petite  portion  de  ce  cou  blanc  semé  de 
petits  signes,  et  qui  brillait  comme  une  opale  entre  l'é- 
charpe  et  le  bord  du  chapeau,  la  lui  fit  reconnaître  sur-le- 
champ  avec  cette  sûreté  de  coup  d'oeil  que  l'habitude 
donne  aux  peintres.  C'était  bien  elle  :  le  deuil  qu'elle  por- 
tait faisait  encore  ressortir  sa  blancheur,  et,  dans  le  noir 
encadrement  du  chapeau,  son  profil  fin  et  pur  avait  la 
transparence  du  marbre  de  Paros.  Ce  deuil  troubla  Petit- 
Pierre. 

—  Qui  a-t-elle  perdu?  son  père,  sa  mère...,  ou  bien  se- 
rait-elle... libre?  se  dit-il  tout  bas  dans  le  recoin  le  plus 
secret  de  son  âme. 

•  Le  paysage  exposé  par  le  jeune  artiste  représentait  pré- 
cisément le  site  dessiné  parla  dame,  et  pour  lequel  avaient 
posé  lui,  Fidèle,  et  ses  moutons.  Petit-Pierre,  par  une 
pensée  d'amour  et  de  religion,  avait  choisi  pour  sujet  de 
son  premier  tableau  l'endroit  où  il  avait  reçu  la  révélation 
de  la  peinture.  La  pente  gazonnée,  les  bouquets  d'arbres, 
les  roches  grises  perçant  çà  et  là  le  vert  manteau  de  Iherbe] 
le  tronc  décharné  et  bizarre  d'un  vieux  chêne  frappé  de  la 
foudre,  tout  était  d'une  scrupuleuse  exactitude.  Petit- 
Pierre  s'était  peint  appuyé  sur  son  bâton,  l'air  rêveur 
Fidèle  à  ses  pieds,  et  dans  la  position  que  lui  avait  indi- 
quée la  dame  à  l'album. 

La  jeune  femme  resta  longtemps  en  contemplation  de- 


vant le  tableau  de  Petit-Pierre  ;  elle  en  examina  attentive- 
ment tous  les  détails,  s'avanrantet  se  reculant  pour  mieux 
juger  de  l'effet.  Une  pensée  semblait  la  préoccui)er  :  elle 
ouvrit  le  livret  et  chercha  le  numéro  de  la  toile,  le  nom  du 
peintre  et  le  sujet  de  son  œuvre.  Le  nom  lui  était  inconnu; 
le  livret  ne  contenait  que  ce  seul  mot  :  t  Paysage.  »  Puis, 
paraissant  frappée  d'un  souvenir  lumineux,  elle  dit  (|uel- 
ques  mots  tout  bas  à  la  vieille  dame  qui  l'accompagnait. 

Après  avoir  regardé  encore  quelques  tableaux,  maisd'uu 
œil  déjà  distrait  et  fatigué,  elle  sortit. 

Petit-Pierre,  entraîné  sur  ses  pas  par  une  force  magique 
et  craignant  de  perdre  cette  trace  retrouvée  si  à  propos, 
suivit  la  jeune  dame  de  loin  et  la  vit  monter  en  voiture. 
Se  jeter  dans  un  cabriolet,  et  lui  dire  de  ne  pas  perdre  de 
vue  celte  voilure  bleue  à  livrée  chamois,  fut  l'affaire  d'une 
minute  pour  Petit-Pierre.  Le  cocher  fouetta  énergiquement 
sa  haridelle,  etsemitàla  poursuite  de  l'équipage. 

La  voiture  entra  dans  une  maison  de  belle  apparence, 
rue  ***,  et  la  porte  cochère  se  referma  sur  elle.  C'était  bien 
là  que  demeurait  la  dame.  Savoir  la  rue  et  le  numéro  de 
son  idéal  est  déjà  une  belle  position,  et  c'est  quelque  chose 
que  de  pouvoir  se  dire  :  a  Mon  rêve  demeure  dans  tel  quar- 
tier, sur  le  devant,  «  ou  bien  :  «  entre  cour  et  jardin.  >  Avec 
cela,  avec  moins  peut-être,  Lovelace  ou  Don  Juan  eussent 
mené  une  aventure  à  bout;  mais  Petit-Pierre  n'était  ni 
un  Don  Juan  ni  un  Lovelace,  bien  loin  de  là! 

Il  lui  restait  à  savoir  le  nom  de  la  dame  de  ses  pensées, 
à  se  faire  recevoir  chez  elle,  à  s'en  faire  aimer  :  trois  pe- 
tites formalités  qui  ne  laissaient  pas  que  d'embarrasser 
étrangement  notre  ex-berger. 

Heureusement,  le  hasard  vint  à  son  secours,  et  le  moyen 
qu'il  cherchait  s'offrit  de  lui-même.  Un  malin,  son  rapin 
Iloloferne  lui  apporta,  délicatement  pincée  entre  le  pouce 
et  l'index,  une  petite  lettre  oblongue  qu'il  flairait  avec  des 
contractions  et  des  dilatations  de  narines,  comme  si  c'eût 
été  un  bouquet  de  roses  ou  de  violettes. 

A  l'anglaise  fine  et  vive  de  l'adresse,  on  ne  pouvait  mé- 
connaître une  main  de  femme  et  de  femme  bien  élevée,  sa- 
chant écrire  une  autre  orthographe  que  celle  du  cœur. 

La  lettre  était  ainsi  conçue  : 

€  Monsieur, 

«  Je  viens  de  voir  au  salon  un  charmant  tableau  de  vous. 
Je  serais  bien  heureuse  de  le  posséder  dans  ma  petite  ga- 
lerie ;  mais  j'ai  peur  d'arriver  trop  tard.  S'il  vous  appartient 
encore,  ayez  la  bonté  de  me  promettre  de  ne  le  vendre  à 
personne  et  de  le  faire  porter,  l'exposition  finie,  rue 
Sainl-H...,  n»...  Vos  conditions  seront  les  miennes. 

«  G.  d'Escars.  » 

La  rue  elle  numéro  concordaient  précisément  avec  ceux 
où  Pclit-Pierre  avait  vu  entrer  la  voiture.  Il  n'y  avait  pas  à 
s'y  tromper.  M-^e  d'Escars  était  bien  la  dame  au  porte- 
crayon  de  flamme  des  visions  de  Petit-Pierre,  celle  qui  lui 
avait  donné  le  louis  avec  lequel  il  avait  acheté  les  premières 
feuilles  de  papier,  celle  dont  il  gardait  précieusement  une 
goutte  de  sang  sur  son  mouchoir  à  carreaux. 

Petit-Pierre  se  rendit  chez  M'"=  d'Escars,  et  bientôt  des 
relations  assez  fréquentes  s'établirent  entre  eux.  L'esprit 
naïf  et  droit,  enthousiaste  et  sensé  à  la  fois  de  Petit-Pierre, 
que  nous  appellerons  ainsi  jusqu'à  la  fin  de  celle  histoire 
pour  ne  pas  divulguer  un  nom  devenu  célèbre,  plaisait  in- 
finiment à  M"*  d'Escars,  qui  n'avait  pas  reconnu  dans  le 
jeune  artiste  le  petit  pâtre  qui  lui  avait  servi  de  modèle, 
mais  qui  pourtant,  dès  la  première  visite,  avait  eu  quelque 
vague  souvenir  d'avoir  vu  cette  physionomie  ailleurs. 


232 


LECTURES  DU  SOIR. 


M"«  d'Escars  n'avait  pas  dit  à  Petit-Pierre  qu'elle-même 
dessinait,  car  elle  n'avait  aucune  hâte  de  faire  montre  des 
talents  qu'elle  possédait.  Un  soir,  la  conversation  tomba 
sur  la  peinture,  et  M"»»  d'Escars  avoua,  ce  que  Petit- 
Pierre  savait  fort  bien,  qu'elle  avait  fait  quelques  études, 
quelques  croquis  qu'elle  lui  aurait  déjà  montrés  si  elle  les 
avait  jugés  dignes  d'un  tel  honneur. 

Elle  posa  l'album  sur  la  table,  en  tournant  les  feuilles 
plus  ou  moins  rapidement,  selon  qu'elle  jugeait  les  dessins 
digues  ou  indignes  d'examen.  Quand  elle  arriva  à  l'endroit 
oii  Petit-Pierre  et  son  troupeau  étaient  représentés,  elle  dit 
au  jeune  peintre  : 

—  C'est  à  peu  près  le  même  site  que  celui  que  vous 
avez  représenté  dans  votre  tableau,  que  j'ai  acheté,  pour 
voir,  réalisé,  ce  que  j'aurais  voulu  faire.  Cette  rencontre 
est  bizarre.  Vous  êtes  donc  allé  à  S***? 

—  Oui,  j'y  ai  passé  quelque  temps. 

—  Un  charmant  pays,  inconnu,  et  renfermant  des 
beautés  qu'on  va  chercher  bien  loin;  mais  puisque  que  j'ai 
tiré  mon  album  de  son  étui,  ce  ne  sera  pas  impunément. 
Voici  une  page  blanche,  vous  allez  crayonner  quelque 
chose  là-dessus. 

Petit-t-ierre  dessina  la  vallée  où  M™'  d'Escars  était  tom- 
bée de  cheval.  11  représenta  l'amazone  renversée  à  terre  et 
soutenue  par  un  jeune  pâtre  qui  lui  bassinait  les  tempes 
avec  un  mouchoir  trempé  dans  l'eau. 

—  Quelle  coïncidence  étrange  !  dit  M"»  d'Escars.  Je  suis 


effectivement  tombée  de  cheval  dans  un  endroit  semblable, 
mais  il  n'y  avait  aucun  témoin  de  cette  mésaventure  qu'un 
petit  pâtre  que  j'ai  vaguement  entrevu  à  travers  mon  éva- 
nouissement et  que  je  n'ai  jamais  rencontré  depuis.  Qui  a 
pu  vous  raconter  cela  ? 

—  C'est  que  je  suis  moi-même  Petit-Pierre,  et  voici  le 
mouchoir  qui  a  essuyé  le  sang  qui  coulait  de  votre  tempe, 
où  j'aperçois  la  cicatrice  de  la  blessui'e  sous  la  forme 
d'une  imperceptible  petite  raie  blanche. 

M^e  d'Escars  tendit  sa  main  au  jeune  peintre,  qui  posa 
sur  le  bout  de  ses  doigts  roses  un  baiser  tendre  et  respec- 
tueux, puis,  d'une  voix  émue  et  tremblante,  il  lui  raconta 
toute  sa  vie,  les  vagues  aspirations  qui  le  troublaient,  ses 
rêves,  ses  efforts  et  entia  son  amour,  car  maintenant  il 
voyait  clair  dans  son  âme,  et  si  d'abord  il  avait  adoré  la 
muse  dans  M"*  d'Escars,  maintenant  il  aimait  la  femme. 

Que  dirons-nous  de  plus?  La  fin  de  cette  histoire  n'est 
pas  difficile  à  deviner,  et  nous  avons  promis  en  commen- 
çant qu'il  n'y  aurait  dans  notre  récit  ni  catastrophe  ni  sur- 
prise. M"«  d'Escars  devint  au  bout  de  quelques  mois 
jlme  D***^  et  Petit-Pierre  eut  ce  rare  bonheur  d'épouser 
son  idéal  et  de  vivre  avec  son  rêve  sans  jamais  s''être  souillé 
par  de  vulgaires  unions.  —  Il  aimait  les  beaux  arbres,  il 
devint  un  grand  paysagiste.  — 11  aimait  une  belle  femme, 
il  l'épousa;  heureux  homme!  Mais  que  ne  fait-on  avec  un 
amour  pur  et  une  forte  volonté? 

TuÉOPUU-E  GAUTIER. 


MUSEE  DES  FAJVIILLES. 


233 


à>  B®i©  wum  "ïïMMumm 


(t) 


I 


I.   —  PESARO.   —   TÛILON. 

J'avais  rencontré  à  Pesaro  une  famille  française  avec  la- 

(i)  V.  t.  II,  p.  49-56  du  MiisCe  des  Familles,  le  morceau  iolilulé  : 
Les  trois  âges  d'un  vaisseau- 

MAI  1844. 


quelle  j'avais  commencé  une  de  ces  liaisons  si  douces  elsi 
promptement  intimes,  que  rompt  tout  à  coup,  et  ordinai- 
rement pour  toujours,  le  dernier  tour  de  roue  de  la  voi- 
ture ou   du  bateau  à  vapeur  qui  vous  a  portés  de  com- 

—  50  —  ONZIÈME   VOLUME. 


234 


LECTURES  DU  SOIR. 


papnie  pendant  deux  ou  trois  fois  vingt-quatre  heures... 

On  ne  s'anèle  guère  à  Pesaro  jiour  voir  son  port,  canal 
étroit  et  sans  profondeur,  abri  pour  de  petits  navires, 
qu'aucun  bâtiment  un  peu  considérable  ne  peut  venir 
chercher  :  on  s'y  arrête  pour  y  recueilhr  les  souvenirs  de 
la  cour  galante  et  poéli<iue  des  ducs  de  la  Rovère;  pour  aller 
s'asseoir  dans  la  maisonnette  où  l'auteur  de  VAmadis  dic- 
tait à  son  fils,  qui  devait  cire  un  jour  le  grand  Torquato 
Tasso,  les  chants  d'un  poème  que  la  Jérusalem  a  trop  fait 
oublier  peut-être  ;  pour  visiter  son  église  du  Saint-Sacre- 
ment, sa  cathédrale  trop  vantée,  sa  bibliothèque,  et  sa 
promenade  du  Belvédère.  Dans  un  demi-siècle,  on  y  fera 
des  pèlerinages  pour  voir  la  maison  modeste  où  naquit 
Rossmi,  et  le  palais  de  campagne  où  il  se  retira  il  y  a 
quelques  années,  quand  ce  cri  douloureux  eut  échappé  àson 
cœur  profondément  ulcéré  :«  Paris,  où  l'on  fractionne  mon 
Guillaume  Tell  ;  Paris,  cité  barbare  et  qui  te  crois  ar- 
tiste ;  Paris,  indigne  de  me  posséder  plus  longtemps,  adieu  ! 
Adieu,  ville  ingrate,  tu  n'auras  pas  mes  os  !  « 

La  famille  dont  je  parlais  à  l'instant  n'était  venue  à  Pe- 
saro que  parce  qu'elle  faisait  en  conscience,  comme  disent 
les  touristes,  son  voyage  en  Italie.  Elle  ne  laissait  derrière 
elle  aucune  ville  ayant  ou  ayant  eu  une  certaine  impor- 
tance, sans  avoir  vu  surtout  ce  que  les  ciceroni  ne  recom- 
mandent point  aux  voyageurs  :  méthode  excellente  dont  je 
me  suis  toujours  très-bien  trouvé  pour  ma  part,  et  que 
^'indique  à  tous  ceux  qui,  ayant  envie  de  connaître  les 
choses  vraiment  intéressantes,  voudront  ne  pas  perdre 
leur  temps  aux  niaiseries  consacrées. 

J'étais  à  l'embouchure  du  port,  où  je  causais  avec  des 
matelots  dalmates  et  romagnols,  recueillant  les  termes 
nautiques  qui  leur  sont  particuliers  et  dessinant  un  des  na- 
vires les  plus  communs  de  l'Adriatique  auxquels  ils  ont 
donné,  je  ne  sais  pourquoi,  le  nom  de  frabacoli  (1).  Mon 
croquis  s'avançait,  avec  la  nomenclature  que  je  recueillais 
à  mesure  que  je  plaçais  un  cordage  ou  un  détail  de  construc- 
tion, lorsque  derrière  moi  j'entendis  plusieurs  voix  parler 
en  français.  Je  me  retournai,  et  vis  trois  personnes  de  fort 
bon  au'  qui,  me  prenant  sans  doute  pour  un  artiste,  s'ap- 
prochaient pour  voir  mon  dessin.  Je  les  laissai  faire,  et  leur 
montrai,  quand  elles  furent  à  portée,  le  profil  sans  ombres 
du  bâtiment  que  je  venais  d'étudier.  Où  elles  avaient  cru 
admirer  un  cro(]uis  vivement  touché,  une  chose  piquante 
par  PelTet  et  l'arrangement,  elles  parurent  assez  étonnées 
de  trouver  quelques  traits  bien  froids,  quelques  lignes 
l)iea  rigides,  et,  à  côté  de  chaque  objet  tracé,  un  ou  plu- 
sieurs mots  italiens  et  illyriens  qui  leur  semblaient  des 
termes  de  cabale.  Une  d'elles  —  à  la  manière  dont  je  par- 
lais italien,  elle  avait  bien  vile  reconnu  que  j'étais  fores- 
tier a  et  Français;  —  une  d'elles  me  demanda  poliment  à 
quoi  pouvait  être  bon  ce  que  je  faisais  là  : 

—  Assurément,  me  dit-elle,  monsieur  n'est  point  un 
peintre  de  marine  ;  les  peintres  ne  procèdent  guère  de  cette 
iaçon  :  c'est  au  côté  pittoresque  des  choses  qu'ils  s'atta- 
chent plus  qu'à  leur  côté  positif.  Comme  je  ne  vois  pas 
monsieur  seservir  du  compas  et  de  la  règle,  indispensables 
aux  géomètres,  architectes  etaulres  constructeurs  de  plans 
rigoureux;  comme  je  ne  le  vois  pas  agir  non  plus  en  ar- 
tiste, je  me  demande  quel  usage  il  pourra  faire  de  celte 
figure  qui  d'ailleurs,  je  le  reconnais,  me  semble  rappeler 
forl  bien  le  navire  que  nous  avons  sous  les  yeux. 

—  Mes  dessins  ne  sont  point  d'un  artiste,  madame,  et 
vous  l'avez  très-judicieusement  remarqué.  Pour  moi,  ce 
sont  des  notes  explicatives,  des  délinéalions  graphiques,  si 
je  puis  dire  ainsi,  qui  suppléent  aux  définitions  que  je  n'ai 

(i)  Voir  page  237. 


pas  le  temps  de  faire,  ou  les  complètent  quand  je  ne  veux 
pas,  dans  une  étude  commencée  pour  uu  travail  sérieux, 
me  donner  la  peine  de  détailler  minutieusement,  la  plume  à 
la  main,  les  choses  dont  il  faut  pourtant  que  je  garde  un 
souvenir  précis. 

En  i)arlant  ainsi,  je  feuilletais  mon  journal  de  voyage  cl 
montrais  à  mes  curieux  interrogateurs  toutes  ses  pages 
chargées  ou,  comme  on  le  dit  maintenant  en  français-an- 
glais, illustrées  de  petites  esquisses  cl  de  fragments  de 
figures  nauti([ues  qui  leur  donnaient  un  pelil  air  de  gri- 
moire assez  intéressant  en  vérité.  Je  leur  fis  connaître  le 
but  et  les  résultats  de  ma  course  en  Orient  et  à  Venise, 
et  leur  dis  que  j'espérais,  avant  deux  mois,  rentrer  en 
France,  où  peut-êlre  ma  bonne  fortune  me  les  ferait  ren- 
contrer. 

Par  un  échange  de  politesses  tout  naturel,  la  dame  qui 
m'avait  adressé  la  parole  mè  fit  connaître  ses  projets  pour 
la  fin  d'une  pérégrination  commencée  depuis  huit  mois 
environ,  et  me  dit  le  plus  olligeamment  du  monde  que, 
elle,  son  épnux  et  leur  fils  seraient  heureux  de  me  retrou- 
vera Marseille  ou  à  Toulou  vers  le  mois  de  septembre,  que 
j'avais  assigné  pour  l'époque  de  mon  retour  par  la  Pro- 
vence. 

La  connaissance  était  faite.  On  ne  m'avait  cependant  pas 
demandé  mon  nom;  je  n'avais  pas  osé  non  plus  deman- 
der qui  le  Ciel  m'avait  adressé  sur  ce  point  du  rivage  de 
l'Adriatique  assez  négligé  par  les  voyageurs.  Je  me  rappelai 
heureusement,  à  propos,  le  moyen  que  j'avais  vu  mettre 
en  pratique,  sur  le  Danube,  par  un  Russe  qui,  après  d'assez 
longs  entretiens  avec  moi,  avait  fini  par  m'envoyer  sa  carte 
par  un  des  liellncrs  (I)  de  notre  bateau  à  vapeur,  à  qui, 
bien  entendu,  je  devais  tout  de  suite  rcmellre  la  mienne. 
Quand  mes  compatriotes  m'eurent  quitté  pour  aller  au  pelil 
phare  dont  est  munie  l'entrée  du  port  de  Pesaro,  je  leur 
dépêchai  un  matelot  avec  mon  biglietto  et  mes  compli- 
ments ;  et  bientôt  mon  page  goudronné  revint  tenant  à  la 
main  une  carte  sur  laquelle  j'eus  assez  de  peine  à  lire  ces 
deux  lignes  gravées  en  caractères  microsco|Mques  :  «  G.  de 
Tournevillc,  ingénieur  en  retraite.  »  Grâce  à  ce  procédé 
diplomatique  et  très-simple,  qui  n'a  que  l'inconvénient 
d'exiger  l'intermédiaire  d'une  tierce  personne  que  l'on  n'a 
pas  toujours  à  ses  ordres,  sans  avoir  eu  l'ennui  de  nous 
réciter  nos  noms  les  uns  aux  autres,  nous  sûmes  à  peu  près 
des  deux  côtés  à  qui  nous  avions  affaire. 

Le  Ciel,  qui  ne  voulait  apparemment  point  que  nous 
nous  quittassions  ainsi,  nous  réunit,  une  heure  après  cette 
première  rencontre,  à  la  table  d'une  auberge  où  je  devais 
dincr  avant  de  partir  pour  Ancône.  La  conversation  fut  là 
ce  qu'elle  ne  pouvait  manquer  d'être  entre  gens  qui  ve- 
naient les  uns  de  la  Hollande  et  de  l'Allemagne,  l'autre 
d'Athènes  et  de  Conslantinople.  Ce  qui  m'en  resta,  c'est 
que  la  famille  dont  le  hasard  m'avait  ainsi  rapproché,  con- 
stituait une  Irinitc  charmante. 

M"'*  de  Tournevillc  n'était  point  une  personne  vraiment 
belle  ou  jolie  ;  elle  avait  passé  quarante  ans  ;  mais  elle  était 
tout  aimable,  toute  gracieuse,  toute  bonne;  et  puis,  elle 
avait  un  mérite  qui  ne  pouvait  manquer  de  la  recomman- 
der puissamment  à  mes  yeux  :  elle  ressentait  pour  la  mer  et 
les  navires  une  de  ces  sympathies  intelligentes  que  j'ai  bien 
rarement  trouvées  chez  lesgei^du  monde,  chez  les  femmes 
surtout.  Tout  ce  qui  regarde  la  marine  l'intéressait  véri- 
tablement, et  c'était  par  uu  autre  sentiment  encore  que 
celui  d'une  vaine  curiosité  qu'elle  nimait  à  pénétrer  les 
mystères  de  l'organisation  (\u  vaisseau,  ce  grand  instru- 
ment de  la  civilisation.   Il  faut  dire  aussi  que  celle  dame 

(1)  Donicsliques;  proprt:tnen(: '^mmoliers. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


535 


avait  navigué  lieaiicoiip;  c]iic,  nôe  à  J'Ile-de-Fraiice,  elle 
avait  plusieurs  fois  Tait  le  voyage  de  riiide  ;  et  qu'une  édu- 
cation cxcc|)lionnclle  lui  avait  permis  de  mettre  à  prolit 
SCS  longues  traversées. 

Quant  à  M.  de  Tourneville,  il  me  parut  un  Iinmme  in- 
struit sur  toutes  choses,  et  très-propre  à  donnera  son  fds, 
dans  des  conversations  sérieuses  et  pendant  une  tournée 
assez  lente  en  Allemagne  et  en  Italie,  un  comi>Iémcnt  au\ 
études  que  celui-ci  venait  de  faire  au  collège.  Car  ce  jeuuc 
homme,  âgé  de  vingt  ans  environ,  avait  quitté  depuis  un 
au  les  Laucs  de  RoUin,  où  il  avait  appris,  et  Men  ap- 
pris, ce  qui  est  assez  rare  pour  être  remarqué,  toutes  les 
choses  —  utiles,  quoi  qu'en  disent  des  esprits  chagrins  ou 
systémaliqucs  —  qu'où  enseigne  dans  les  cours  de  l'Uni- 
versité. C'était  un  bon  esprit  que  M.  Edouard  de  Tourne- 
ville  :  au  lieu  de  prendre  seulement  en  patience  le  collège, 
il  Pavait  jiris  en  passion  ;  pour  lui,  pas  de  temps  perdu;  ce 
que  ses  camarades  donnaient  au  rien  faire,  à  l'ennui,  aux 
lectures  clandestines,  il  le  donnait  loyalement  à  une  étude 
sérieuse,  pleine  d'ardeur  et  de  volonté.  Aussi  avait-il  de 
solides  teintures  de  toutes  choses  ;  aussi  était-il  merveil- 
leusement disposé  pour  toute  étude  nouvelle.  11  avait  d'ail- 
leurs de  la  vi\  aeiié,  de  l'entrain,  avec  de  bonnes  manières; 
en  deux  mots,  c'était  un  jeune  homme  vraiment  distin- 
gué. 

J'en  jugeai  moins  par  les  deux  heures  que  uous  passâ- 
mes ensemble  à  Pesaro,  que  par  un  séjour  d'uue  semamc 
à  Toulon,  où  j'eus  occasion  de  le  voir  tous  les  jours,  et 
chaque  jour  assez  longtemps  pour  mefortifierdanslabonne 
opinion  que  j'avais  prise  de  lui  dans  la  petite  ville  du 
pape. 

Ce  fut  vers  le  milieu  de  septembre  que  je  retrouvai  à  la 
Croix  d'or,  où  je  leur  avais  à  peu  près  donné  rendez-vous, 
M.  et  M'"«de  Tourneville  et  leur  fils,  venant  de  Marseille  à 
Toulon  pour  visiter  l'arsenal  et  les  vaisseaux  sur  rade. 


IL 


LES  TREMIERS  NAVIRES. 


J'étais  le  guide  naturel  de  mes  nouveaux  amis  dans  ce 
grand  labyrinthe  qu'on  appelle  l'arsenal  de  Toulon,  ils  vou- 
laient tout  examiner,  se  faire  tout  expliquer;  je  ne  leur 
épargnai  aucun  détail.  La  seule  chose  que  je  réservai,  ce 
fut  LE  VAISSEAU.  Ils  avaient  vu  tous  les  éléments  qui  con- 
courent à  sa  formation,  à  son  organisation;  je  voulais  le 
leur  montrer  complet,  vivant,  actif,  dans  toute  sa  beau'é, 
dans  toute  sa  puissance,  dans  toute  sa  grandeur.  C'était  en 
rade,  peut-être  même  à  la  mer  que  j'espérais  le  leur  ana- 
lyser. 

Nous  prîmes  rendez-vous  pour  un  jour  prochain,  que  je 
savais  être  celui  des  grands  exercices  dans  l'escadre,  un 
jour  que  mes  camarades  m'avaient  annoncé  comme  celui  où 
l'amiral  avait  l'habitude  de  faire  appareiller  ses  vaisseaux 
pour  les  faire  évoluer  dans  les  eaux  des  iles  d'Hyères.  La 
veille  cependant,  je  crus  qu'il  était  bon  d'aller  faire  un  tour 
en  rade,  et  de  visiter  le  chantier  du  Mourillon,  où  étaient 
en  construction  des  navires  à  différents  degrés  d'avance- 
ment. Le  canot  d'un  capitaine  de  vaisseau  de  mes  amis 
était  à  mes  ordres  ;  il  nous  emporta  hors  du  port,  et  nous  fit 
faire  une  promenade  à  la  voile,  dans  la  petite  et  la  grande 
rade,  avant  de  nous  porter  au  chantier. 

Une  corvette  rentrait,  signalée  dès  le  malin  comme  re- 
venant des  mers  de  la  Chine.  Nous  allâmes  auprès  d'elle, 
et  je  fis  remarquer  à  mes  Parisiens  que  ce  navire,  si  nous  le 
comparions  à  tous  ceux  au  milieu  desquels  nous  courions 
depuis  deux  heures,  avait  réellement  l'air  fatigué  ;  et  que, 
dans  le  désordre  de  ses  cordages,  dans  les  souillures  de 


son  vêlement,  autrefois  d'un  beau  noir,  grisâtre  mainte- 
nant et  comme  couvert  d'une  sorlede  poussière,  il  v  avait 
des  rapports  frappants  avec  ce  qui  signale  un  homme  qui 
achève  un  long  voyage. 

—  Ce  n'est  pas  moi,  dit  M"»  de  Tourneville,  qui  ppux 
m'étnnner  de  ce  qu'on  revient  de  la  Chine;  j'ai  doublé 
cinq  fuis  le  cap  de  l5onne-E>pérance,  et  je  sais  que  Ls  plus 
longues  navigations  ne  sont  guère  que  des  qucsàons  de 
temps,  aujourd'hui  que  la  science  est  tiès-avaDoic.  Ce- 
pendant je  ne  puis  jamais  m'empêcher  d'un  certain  mou- 
vement de  crainte  en  même  temps  que  d'admiration, 
quand  je  pense  qu'un  homme  s'est  trouvé  qui  a  mis  le  pied 
sur  uu  navire  et  a  quitté  le  rivage  tranquille  pour  une  mer 
immense,  inconnue,  où  devaient  régner  les  lempC-tes  ! 

Edouard  de  Tourneville  était  un  jeune  écolier  d'un  goût 
trop  délicat  pour  appuyer  cette  observation  d'une  citation 
vulgaire.  Ce  ne  furent  donc  pas  les  vers  célèbres  d'Horace: 
«  nu  rubur  et  œs  triplex,  etc.  »  ',  qu'il  récita  à  ce  mo- 
ment, mais  cinq  distiques  de  la  préface  de  VEnlécemenl 
de  Proserpine  par  Claudicn,  que  je  u'avais  jamais  entendu 
cilerpar  personne,  et  qui  ne  sont  pas  dans  ce  bagage  de 
lieux  communs  dont  sont  chargées  tant  de  mémoires  éru- 
dites.  Il  était  tout  naturel  qu'après  avoir  dit  pour  son  père 
et  pour  moi  les  dix  vers  du  poêle  d'Alexandrie,  il  en  donnât 
une  traduction  à  sa  mère;  il  le  fit,  et  voici  sa  version  du 
a  Inventa  secuit  primus  qui  nave  profundum,  etc.  »  : 
a  Le  premier  qui,  avec  le  navire  nouvellement  inventé, 
«  fendit  la  mer  profonde,  et  frappa  les  flots  de  ses  rames 
a  téméraires,  ne  se  confia  d'abord  qu'en  tremblant  aux 
«  eaux  tranquilles,  cherchant  une  route  facile  et  sûre  le 
«  long  des  rivages  connus.  Bientôt,  ouvrant  ses  voiles  au 
«  vent  doux  et  propice,  il  essaya  les  navigations  sur  une 
«  mer  éloignée  du  rivage,  et  perdit  la  terre  de  vue.  Alors, 
«  peu  à  peu  sou  audace  s'accrut;  son  cœur  ne  ressentit 
€  plus  la  crainte  ;  il  s'élança  sur  l'océan  inconnu,  et,  se  fiant 
«  aux  astres,  il  brava  les  tempêtes  de  la  mer  Egée  et 
«  dompta  la  mer  d'Ionie.  d 

—  C'est  à  merveille,  dit  M"*  de  Tourneville;  mais  qui 
fut  le  premier  navigateur? 

—  Qui,  madame?  Croyez-vous  qu'un  homme,  sur  un 
point  du  rivage  de  la  Méditerranée,  ayant  eu  l'idée  de  faire 
un  navire,  c'est  ce  navire,  quel  qu'il  fût,  qui  devint  le 
point  de  départ  de  toutes  les  idées  de  uavigation  dans  le 
monde?  Croyez-vous  que  si  Dédale  inventa  la  voile,  ce  qui 
est  au  moins  douteux,  c'est  de  lui  que  la  tiennent  les  sau- 


(0  II  eut  un  cœur  d'airain,  celui  qui  de  l'orago 

Affronla  le  premier  l'Impéiueusc  rage 

Sur  un  fragile  bois! 
Il  méprija  ces  venls  des  plaines  boréales. 
Ce  fougeux  aquilon,  ces  étoiles  falaicî, 

Terreur  des  maieiols; 
Les  tyrans  orageux  de  l'onde  adrialiquc 
El  l'Eiirus  el  l'Aulan,  que  la  rive  d'Arriquo 

Voit  luUer  sur  ses  llois. 

A  côléde  ecUe  imitation,  tentée  par  Daru,  il  sera  peut-être  assez  pi- 
quant de  trouver  la  paraphrase  que  publia  Uousard  de  ce  passage  ao 
la  3'  ode  d'Horace,  dans  l'ode  ssni  de  son  V»  livre  des  Odes  : 

Hardi  le  cœur  du  cîiarpenticr 
Qui  vil  le  sapin  forestier 
Inutile  sur  sa  racine. 
Et  qui,  le  Iranclianl  en  un  tronc, 
Le  laissa  seicher  de  son  long 
Dessus  le  bord  de  la  mnrine; 
Puis,  sec  des  rayons  de  l'esté, 
Le  scia  d'un  fer  bien  denté. 
Le  transformant  en  une  hune, 
Eo  mast,  en  tillac,  en  carreaux, 
El  l'envoya  dessus  les  eaux 
Servir  de  charrette  i  Nepiune. 


236 


LECTURES  DU  SOIR. 


rages  de  l'Araériqueetceuxde  la  Polynésie?  Je  n'en  crois 
rien,  quant  à  moi. 

—  Mais  enfin ,  monsieur,  tout  ceci  a  eu  un  commence- 
ment, et,  selon  vous,  quel  a-t-il  été,  je  vous  prie? 

—  Voici,  madame,  comment,  à  mon  sens,  les  choses 
turent  se  passer,  non  pas  seulement  dans  la  mer  des  Cy- 
tlades  ou  de  Pbénicie,  mais  partout  où  il  y  a  rivière  ou 
Dcéan,  partout  où  l'on  eut  besoin  de  traverser  un  cours 
d'eau,  ou  curiosité  d'aller  visiter  une  ile  baignée  par  les 
flots  salés  de  la  mer.  Un  arbre  flottait,  suivant  le  cours  de 
l'eau,  tourmenté  par  le  vent,  esclave  des  deux  puissances 
qui  le  ballottaient;  c'était  un  tronc.  On  le  regardait  passer; 
quelqu'un  remarqua  une  propriété  inhérente  au  bois  : 
«  Il  surnage  et  le  courant  l'emporte.  »  Un  autre  arbre  sui- 
vait que  surmontait  une  branche  garnie  d'un  bouquet  de 
feuilles  ;  il  allait  plus  vite  que  le  premier,  il  le  dépassait  ; 
ou  en  fit  la  remarque,  et  l'idée  de  la  voile  se  trouva  dans 
cette  observation  qui  ne  devait  porter  son  fruit  peut-être 
que  longtemps  après.  On  mit  une  pierre,  deux,  trois  ou  un 


plus  grand  nombre  sur  l'arbre  ;  il  les  supporta  et  fit  son 
voyage.  On  le  chargea  davantage  et  il  s'enfonça.  A  la 
pierre  se  substitua  un  homme  hardi,  armé  d'une  longue 
perche  pour  se  garantir  des  accidents  de  la  route  :  terre, 
roches,  sables  trop  voisins  de  la  surface  de  la  rivière.  Mais 
l'arbre  tournait;  mais,  en  flottant,  il  trouvait  devant  lui, 
par  sa  forme,  un  obstacle  continuel  dans  l'eau  qu'il  fendait 
avec  peine  :  on  arrondit,  on  aiguisa  la  partie  antérieure  de 
l'arbre  voyageur,  et  l'obstacle  diminua  dans  les  deux  cas. 
.\.  l'arbre,  on  ajouta  un  autre  arbre,  puis  un  second,  et  ce 
système,  agrandi  par  l'addition  d'autres  arbres  encore,  ne 
tourna  plus  et  présenta  une  surface  large,  solide,  qu'on  put 
charger  de  poids  assez  lourds.  Ce  véhicule,  c'est  le  radeau. 
Quand  la  ratis,  la  smedia  est  inventée  par  les  Lydiens 
ou  par  d'autres,  car  les  auteurs  ne  sont  pas  d'accord  sur  ce 
point  de  critique,  pensez-vous  qu'ailleurs  on  ne  trouvera 
pas  le  radeau?  Mais  le  catimaron  dont  se  senent  pour  la 
pèche  les  habitants  de  la  côte  de  Coromandel  ;  mais  hjan- 
gada  qui  fait  les  navigations  de  Fernambouc  à  divers 


Janffada  du  Bré.sil. 


points  de  la  côte,  et  qu'on  rencontre  à  plus  de  vingt  lieues 
au  larL'e,  est-ce  la  Grèce  qui  les  a  donnés  aux  Hindous  ou 
aux  Brésiliens?  N'est-ce  pas  le  même  génie,  le  même  be- 
soin qui,  sur  trois  points  très-éloignés  du  globe,  créent, 
peut-être  au  même  instant,  le  même  moyen  de  transport 
par  eau  ? 

Ce  n'est  pas  tout.  Voyons  ce  que  va  devenir  le  tronc 
d'arbre. 

Accouplé,  lié  à  d'autres,  il  a  changé  de  destinée.  S'il  peut 
porter  de  lourds  fardeaux,  s'il  présente  un  sol  auquel  on 
peut  se  confier  sans  trop  de  craintes,  il  a  perdu  la  rapi- 
dité, la  facilité  d'évolution  :  aussi  est-ce  à  perfectionner  le 
flotteur  isolé  qu'on  applique  tous  ses  soins. 

L'homme  s'était  mis  d'abord  à  cheval  sur  le  tronc  d'ar- 
bre, puis  il  s'y  était  assis  les  jambes  étendues  :  c'était  trop 
peu  pour  sa  commodité.  Il  veut  creuser  l'arbre  pour  se  faire 
un  réceptacle  moins  incommode.  Est-ce  le  raisonnement 
ou  le  hasard  qui  lui  a  inspiré  celte  idée?  qui  sait!  K'a-t-il 
pas  vu  flotter  les  pétales  détachés  d'une  rose,  la  coque  d'une 
noix,  ou  un  morceau  de  l'écorce  séchée  d'un  arbre  de  la 


rive?  N'a-t-il  pas  remarqué  que  ce  corps  concave  a  sur  l'eau 
une  stabilité  que  n'a  ni  la  planche,  ni  le  tronc  cylindrique  ? 
Il  creuse  le  tronc  avec  le  fer  ou  le  feu,  et  dans  cette  espèce 
de  berceau  flottant  il  peut  mettre,  sans  les  exposer  à  l'eau 
qui  les  mouillait  sur  le  radeau,  son  corps,  ses  vivres,  sa 
marchandise. 

Le  navire  existe  alors,  mais  en  embryon,  mais  imparfait. 
Il  restera  dans  cet  état  chez  le  sauvage  qui  n'a  pas  de  lon- 
gues navigations  à  entreprendre,  parce  que  le  commerce 
n'est  pas  un  de  ses  instincts  ;  il  grandira  partout  où  la  ci- 
vilisation a  développé  quelques  besoins  réels  ou  factices. 

Les  rivalités  commerciales  ont  amené  la  guerre,  ce  n'est 
plus  seulement  la  terre  qui  sera  le  théâtre  des  luttes  enga- 
gées par  l'avarice  et  les  mauvaises  passions  :  on  voudra  se 
battre  sur  la  mer  que  l'on  possède  à  peine,  mais  qui  rendra 
le  combat  plus  terrible  et,  par  cela,  plus  attrayant  pour  les 
courages  les  plus  féroces.  Le  monoxyle  (1)  est  insuffisant 
à  ce  raomenl-là;  il  laisse  trop  au  hasard.  Il  faut  qu'il  s'é- 

Fait  d'un  seul  morceau  de  bois.  Du  gr.  {»i»<  (xyto»),  boi*,  cl 


143  ■:; 


{monoi'Jy  un  seul. 


MUSEE  DES  FAIMILLES. 


237 


Trabacoli. 


Navire  du  moyen  âge. 


238 


LECTURES  DU  SOIK. 


largisse  pour  contenir  plus  de  combattants,  qu'il  s'allonge 
en  proportion  de  sa  largeur  nouvelle  ;  mais  Tarbre  est  in- 
suffisant, et  un  grand  pas  se  fait  tout  d'un  coup.  Des 
planches  se  joignent,  montées  sans  doute  sur  des  traver- 
ses, pour  faire  le  fond  d'une  sorte  de  caisse  dont  on  élève 
les  côtés.  On  a  ainsi  le  Latcau  de  rivière,  ce  plus  simple  de 
tous  les  navires  composés,  qui  pourra  s'allonger,  s'élargir, 
se  fortifier,  mais  qui  ne  changera  guère  de  forme  que  pour 
entrer  à  la  mer,  où  sa  solidité  serait  insuffisante.  Un  sys- 
lèine  de  planches  et  de  solives ,  d'abord  assez  grossier, 
concourt  à  la  composition  de  l'édifice  naval;  puis  une  ré- 
volution a  lieu. 

On  a  remarqué  que  le  poisson  est  rapide,  que  ses  na- 
geoires lui  donnent  le  mouvement  et  sa  queue  la  direction; 
on  a  remarqué  que  le  cygne,  l'oie,  le  canard,  le  goéland, 
enfin  tous  les  autres  oiseaux  aquatiques  sont  solidement 
placés  sur  l'eau  où  ils  avancent  et  se  gouvernent  au  moyen 
de  pattes  dont  les  doigts  sont  unis  l'un  à  l'autre  par  une  mem- 
brane: on  pense  à  asseoir  le  navire  sur  la  mer  comme  s'y 
asseoit  le  i)a!mipède  ;  à  lui  donner  un  peu  de  la  rapidité  du 
poisson,  à  lui  prêter  des  bras  à  l'aide  desquels  il  nagera,  et 
une  sorte  de  queue  qui  le  fera  tourner  à  droite  et  à  gauche, 
selon  la  fantaisie  de  l'homme  qu'il  portera. 

Ce  sont  là  des  idées  toutes  simples;  mais  que  d'efforts 
d'intelligence,  que  de  tâtonnements,  que  d'essais  il  faudra 
pour  que  l'automate  navigant  devienne  poisson  ou  cygne! 
La  rame  ne  coûtera  guère  à  trouver  pour  qui  aura  vu  les 
pattes  de  canard;  et  qui  aura  la  rame  aura  le  gouvernail, 
car  c'est  une  rame  qu'on  placera  à  l'arrière.  La  voile  ne 
coûtera  pas  davantage.  L'homme  remarque  bien  vite  que 
la  brise  qui  frappe  son  navire  par-devant  le  retient,  comme 
elle  l'empêche  de  marcher  lui-même  lorsqu'à  pied  il  veut 
lutter  contre  la  force  du  vent;  il  a  senti  en  se  promenant 
que,  poussé  par  le  vent,  il  marche  plus  vite  que  si  ce  se- 
cours lui  manque;  il  a  observé  que  cette  impulsion  est 
d'autant  plus  grande  qu'à  la  surface  de  son  corps  s'ajoute 
l'ampleur  d'une  tunique  ou  celle  d'un  manteau  :  tout  est 
dans  cette  observation.  Mais  il  ne  peut  rester  planté  au 
milieu  de  son  navire,  ouvrant  les  plis  de  sa  robe  ou  de  son 
manteau  au  souffle  propice;  à  sa  personne  il  substitue 
donc  un  point  d'appui  pour  l'étoffe  qui  doit  transmettre  au 
navire  l'effort  du  vent;  il  dresse  une  perche,  et  voilà  le 
premier  màt.  Une  autre  perche,  élevée  en  croix,  va  faire 
i'olTice  de  ses  bras,  pour  soutenir  et  déployer  la  toile,  et 
voilà  ce  qu'aujourd'hui  nous  appelons  la  vergue.  Vous 
comprenez  cela,  n'est-ce  pas,  madame?  vous  concevez  que 
les  choses  ont  dû  se  passer  ainsi,  et  non  pas  seulement  sur 
tel  ou  tel  point  de  la  côte  de  Syrie  ou  de  la  Grèce,  mais 
partout  où  il  y  a  un  large  courant  d'eau,  un  lac  ou  une 
mer. 

—  La  vraisemblance  est  pour  votre  hypothèse,  me  ré- 
pondit iM'"«  deTourneville. 

—  La  vraisemblance,  madame!  dites  la  vcrilc.  Rien  ne 
m'est  mieux  démontré  que  ceLi,  et  les  marins  de  tous  les 
ppupîes  que  nos  relations  n'ont  point  encore  arrachés  à 
leur  état  primitif,  témoignent  en  faveur  do  ma  proposition. 
Nous  allons  voir  maintenant  comment  le  navire  devint 
grand  et  fort  en  se  modelant  sur  le  squelette  du  poisson, 
comment  le  poisson  se  fit  vaisseau. 

IH.   —  LE  CHANTIER  DE  CONSTRUCTION.  —  LA  LANGUE 
MARITIME. 

Nous  arrivions  à  la  plage  du  Mourillon.  Le  chantier 
était  dans  toute  son  activité;  les  ouvriers  s'y  pressaient 
autour  de  plusieurs  carcasses  de  navires  qui  étaient  bien 


propres,  par  les  divers  degrés  d'avancement  auxquels  ils 
étaient  parvenus,  à  faire  connaître  à  des  gens  du  monde 
intelligents  l'osléologie  de  ce  grand  corps  flottant  qu'on 
appelle  le  vaisseau.  Si  je  votdais  faire  une  leçon  d'anato- 
mie,  les  sujets  ne  me  manquaient  pas. 

Je  laissai  d'abord  mes  trois  amis  se  promener  librement 
autour  des  plans  inclinés  sur  lesquels  des  squelettes  gi- 
gantesques s'élevaient  à  des  hauteurs  presque  effrayantes. 
Je  pensai  qu'il  était  bon  de  les  abandonner  un  moment  à 
leurs  impressions,  devant  ces  grands  édifices  dont  les  plans 
et  les  détails  multipliés  devaient  les  étonner  beaucoup, 
,Eurtout  s'ds  se  reportaient  par  la  pensée  aux  premières 
constructions  dont  je  venais  de  les  entretenir.  Après  un 
quart  d'heure  donné  à  ce  spectacle  sans  explications  —  car 
ils  devaient  écouler  sans  profit  les  charpentiers  qui  avaient 
pour  mes  Parisiens  le  double  tort  de  parler  provençal  et  de 
se  servir  du  dictionnaire  des  constructions  navales,  fort  peu 
usité  hors  des  chantiers,  —  après  un  quart  d'heure,  je  me 
rapprochai  de  M-^^  de  Tourneville  et  de  son  fils  pour  les 
initier  à  quelques-uns  des  mystères  de  la  formation  du 
vaisseau. 

—  5Ion  Dieu,  que  tout  ceci  est  prodigieux  !  me  dit 
M""*  de  Tourneville  d'un  air  où  perçait  le  découragement. 

—  Pour  moi,  je  n'y  comprends  rien,  ajouta  le  fils. 

—  Je  suis  im  peu  plus  avancé  que  vous,  Edouard  et 
Marie,  maisen  vérité  j'ai  bien  besoin  que  la  lumière  se  fasse 
dans  les  ténèbres  où  j'aperçois  à  peine  quelques  détails 
précis. 

—  J'avouerai  que  ce  qui  me  trouble  beaucoup,  c'est  la 
langue  étrange  que  parlent  tous  ces  braves  gens-là.  Quels 
termes,  bonté  divine  !  les  comprenez- vous,  mon  cher  mon- 
sieur? 

—  Je  les  connais  presque  tous  ;  je  sais  la  valeur  et  l'ori- 
gine d'un  assez  grand  nombre,  mais  je  confesse  que  toutes 
mes  recherches  n'ont  pu  me  fixer  sur  le  sens  réel  de  beau- 
coup d'entre  eux. 

—  Mais  c'est  un  horrible  patois  ;  c'est  un  argot  inintel- 
ligible, et  sans  doute  capricieusement  fait  parles  marins  et 
les  charpentiers  dans  leurs  jours  de  goguettes. 

—  Non,  madame,  ce  n'est  point  un  argot  ;  c'est  une 
langue  bien  faite,  riche,  poétique,  et  qui  a  les  origines 
les  plus  nobles.  Bien  des  corruptions  l'ont  altérée,  mais 
elle  a  ce  malheur  commun,  non-seulement  avec  toutes  les 
langues  de  métier  parlées  par  des  hommes  ignorants  ou 
insouciants,  mais  encore  avec  les  langues  de  tous  les  peu- 
ples, parlées  par  les  savants  et  les  hommes  du  monde  bien 
élevés. 

A  mesure  qu'un  mot  de  marine  interviendra  dans  les 
explications  que  je  vais  vous  donner,  je  vous  dirai,  si  je  lo 
puis,  son  sens,  sa  valeur,  son  origine,  cl  vous  verrez  que 
le  patois  des  gens  de  mer,  comme  vous  appelez  di'  '  ~  :- 
sèment  leur  idiome,  mérite  qu'on  l'étudié  série 
Jusqu'alors,  à  la  vérité,  les  marins  ont  fait  ii  peu  près 
comme  vous  ;  ils  ont  parlé  leur  langue  sans  trop  se  soucier 
de  la  véritable  conformation  des  mots,  de  leurs  sens  primi- 
tifs, de  leurs  racines;  ils  ont  paloisé  cette  langue  qui  de- 
vait rester  pure  parce  qu'elle  était  technique,  et  qui  s'est 
altérée  parce  qu'elle  est  devenue  commune  à  tous  les  peu- 
ples navigants  de  l'Europe  :  commune  non  pas  dans  la  to- 
talité de  ses  expressions  et  de  ses  locutions,  mais  dans  un 
très-grand  nombre.  J'espère  que,  plus  tard,  les  gens  de 
mer  —  je  parle  des  hommes  instruits  qui  aiment  tout  dans 
leur  beau  métier,  —  prendront  coût  à  l'élude  de  la  langue 
maritime  cl  que  tout  ne  sera  pas  dit  pour  eux,  sur  ce  sujet, 
quand  ilsauroot  fixe  dans  leur  mémoire  une  nomenclature 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


2^9 


d'environ  deux  mille  mots.  11  leur  manquait  un  diction- 
naire, patiemment  composé,  où  tout  fût  étudié  avec  soin, 
oùla  comparaison  des  termes  employés  par  les  navigateurs 
de  tous  les  pays  se  présentât  sans  peine  à  roeil  et  à  l'in- 
teiiigenec  du  lecteur,  où  les  racines  des  mots  fussent  don- 
nées, autant  qu'il  est  possible  de  le  faire  avec  quelque  cer- 
titude ;  enfin  où  les  formes  diverses  des  termes,  recueillies 
dans  les  documenis  les  plus  certains,  donnassent  une  his- 
toire véritable  de  chacun  d'eux  :  j'ose  espérer  que  dans  (rois 
ou  quatreansce  vaste  lexique  marin  sera  achevé  (1};  alors, 
madame,  toutes  les  opinions  singulières  que  l'on  a  émises 
sur  ce  palois  capricieux,  —  comme  si  le  caprice  pouvait 
être  pour  quelque  chose  dans  les  nomenclatures  faites  par 
le  besoin,  et  par  les  progrès  d'un  art  qui  se  développe,  — 
toutes  ces  opinions  tomberont  devant  la  vérité.  11  vous  se- 
ra démontré,  comme  aux  marins  et  aux  érudits,  que  la 
langue  maritime  a  peu  de  mots  qui  n'appartiennent  à  la 
langue  vulgaire  d'une  des  nations  qui  naviguent;  que  c'est 
une  langue  générale,  ici  plus  française,  là  plus  espagnole 
ou  italienne,  plus  anglaise  ou  germaine  ailleurs,  mais  par- 
tout un  peu  grecque,  latine,  saxonne,  arabe,  comme  tou- 
tes les  langues  vulgaires.  Venons  au  vaisseau.  Voici  une 
cale  qui  nous  le  montre  à  peine  ébauché. 

—  .\h  !  monsieur,  je  vous  arrête  tout  d'abord.  Cale! 
qu'est-ce  que  cale?  et  que  veut  dire  ce  mot? 

—  C'est  juste,  madame,  je  vous  dois  l'explication  de  ce 
terme.  Vous  voyez  que  la  construction  de  pierres  devant 
laquelle  nous  sommes,  comme  toutes  celles  qui  servent  de 
bases  aux  navires  dans  ce  chantier,  est  établie  de  telle  fa- 
çon qu'au  lieu  d'èlre  une  surface  plate  et  horizontale,  elle 
est  une  surface  plate  mais  inclinée  de  la  terre  à  la  mer. 
Quand  le  navire  sera  achevé,  il  glissera  sur  ce  plan,  dont 
l'inclinaison  est  de  quinze  à  vingt  degrés  environ,  et  il  ira 
ainsi  très-facilement  à  l'eau,  entraîné  par  son  propre  poids, 
ce  qu'il  ne  pourrait  faire  qu'à  grand  renfort  de  machines 
s'il  était  monté  sur  une  base  horizontale.  Cela  est  facile  à 
comprendre. 

—  Assurément,  très-facile. 

—  Madame  ne  sait  pas  plus  le  grec  sans  doute  que  la 
spirituelle  et  maligne  Henriette  des  Femmes  sava7ites ; 
mais  M.  Edouard  n'ignore  pas  que  chalao  [y^Hui)  si- 

(1)  Quand  jVus  publié  mon  Archéologie  navale  (décembre  1S39\ 
M.  te  r-inistre  de  la  marine  me  donna  l'ordre  de  composer  un  recueil 
deious  les  mois  de  marine  en  u«a?e  ou  lombOs  en  désuétude,  qui  se 
trouvent  dans  les  documenis  historiques  cl  dans  les  correspondances 
des  grands  hommes  de  mer  français.  J'acceptai  avec  reconnaissance 
la  lâche  pénible  qui  m'dail  im[)0s6e.  J'ai  depuis  considérablement 
clart;i  les  ba:^c3  du  travail  qu'on  me  demandait.  Les  cléments  de  ce 
recueil  étaient  nombreux  entre  mes  m-ins  depuis  vingt  ans,  mais  il 
fallait  les  compléter,  si  l'on  peut  se  servir  de  ce  mol  quand  il  s'agit 
d'un  sujet  si  vaste!  Le  ministre  m'envoya  à  la  recherche  des  monu- 
ments eciits  qui  devaient  enrichir  mes  nomenclatures  anciennes,  la- 
tine, française,  italienne,  génoise,  vénitienne;  il  me  fit  aller  en  Grèce 
et  à  Consianiinopie,  pour  recueillir  les  termes  usités  dans  les  marines 
de  l'Archipel  et  de  la  mer  Noire;  en  Iialie,  pour  faire  à  bord  des  na- 
vires do  Venise,  de  la  Ralmatie,  d  Naples  et  de  Gènes,  ce  que  j'avais 
fait  sur  une  corvette  grecque  au  Pirée  et  sur  des  barques  turques  à 
Consianiinopie.  Je  revins  riche  d'une  dizaine  de  mille  mots,  de  passa- 
ges de  telles  respectables;  riche  aussi  en  espérance,  parce  que  j'a- 
vais éialili  des  relations  avec  des  marins  et  des  savants  de  plusieurs 
pays,  qui,  depuis,  m'ont  él6  déjà  d'un  grand  profit.  Le  diciionnaire 
qui  rcsul.era  de  mes  longues  ciudi'S  sera  polyglulie;  il  ne  con'.iendra 
guère  moins  de  cinquante  mdie  articles  et  sera  intitulé  :  Glossaire 
ncuniqne.  Composé  par  ordre  du  minis'.re  de  la  marine,  il  sera  im- 
primé et  publié  par  ses  soins.  1!  n'y  aura  ri^n  dans  ce  volumineux 
ouvrage  des  livres  faits  pour  les  spéculations  commerciales  par  l'in- 
dustrie de  la  librairie.  Mon  devoir,  autant  que  ma  passion  pour  les 
éludes  sérieuses,  m'impose  l'obligation  de  ne  rien  négliger;  je  ne 
l'oublie  pas:  c'est  sous  les  auspices  du  gouvernement  que  ce  travail 
doit  se  produire,  et  il  faut  qu'il  soit  le  moins  indigne  possible  du  dé- 
parl«menl  ministériel  aui  m'en  a  conSé  !a  ecmpoiiliOD. 


gnifie/aire  descendre.  Eh  bien!  le  mot  cale,  dans  le  cas 
présent,  est  emprunté  au  verbe  grec.  La  cale  fera  descen- 
dre le  navire  dans  le  port. 

—  Ainsi,  monsieur,  quand  le  vaisseau  descendra  à  la 
mer,  il  fera  escale  dans  le  port. 

—  Pardon,  madame,  l'analogie  vous  trompe;  et  puis- 
qu'un souvenir  de  vos  lectures  vous  est  revenu  à  propos  de 
cale  qui,  en  effet,  semble  élre  le  même  molqu'fsca/c,  fran- 
cisation méridionale  du  latin  scala,  signifiant  échelle,  je 
vous  dirai  ce  que  c'est  que  faire  escale  dans  un  port.  Les 
navires  du  moyen  âge  aussi  bien  que  ceux  de  l'antiquité, 
lorsqu'ils  se  voulaient  mettre  en  communication  avec  la 
terre  qu'ils  pouvaient  approcher  beaucoup ,  soit  parce 
qu'eux-mêmes  s'enfonçaient  peu  dans  l'eau,  soit  parce  qu'à 
l'endroit  où  ils  abordaient  la  terre  était  presque  verticale, 
poussaient  des  planches  au  rivage  (1),  et  ces  planches  qui 
leur  servaient  de  pont,  vous  savez,  messieurs,  comment  les 
appelait  Virgile.  Vous  vous  souvenez  du  navire  qui  avait 
apporté  de  Clusium  le  roi  Osinius. 

—  Et  qui  était  contre  une  roche,  les  échelles  dehors  et 
le  pont  préparé  :  *  Eccpositis  slabat  scalis  el  ponlepa- 
rato.  » 

—  Votre  mémoire  d'humaniste  ne  vous  a  pas  trahi, 
monsieur  Edouard.  Voilà  bien  le  pons  etla5Cfl/a,la  phn- 
che  qui  faisait  un  pont,  qui  fournissait  un  passage,  de  la 
terre  au  navire.  Metire  ainsi  la  planche  dehors,  pour  les 
Italiens,  ce  fut  :  métier  la  scala  et  puis  :  far  scala.  Nos 
Provençaux  ont  francisé  cela  à  leur  manière  toute  catalane, 
et  ils  ont  dit  :  far  Vescola^  faire  escale.  De  là,  tous  les 
ports  où  l'on  s'arrêtait,  où  l'on  poussait  la  planche  pour 
embarquer  ou  débarquer  des  marchandises,  furent  appe- 
lés :  ports  d'escale,  ou  simplement  :  escales.  Escala, 
francisée  tout  à  fait,  est  devenue  :  échelle  ;  et  l'on  a  eu 
les  échelles  du  Levant,  ]cs  échelles  de  Barbarie.  A  Con- 
sianiinopie les  embarcadères  du  port  sont  appelés  échelles, 
et  Ton  dit  :  Top-Khana  isuilé,  réchelle  de  Top-Kliana, 
comme  à  Brest  l'on  dit  :  la  cale  de  l'intendance,  la  cale 
de  la  mâture,  la  cale  de  la  rose.  Ces  cales  que  je  viens  de 
nommer  sont,  dans  nos  ports,  de  petites  rampes  descen- 
dant des  quais  au  fond  delà  mer;  elles  sont  eiituilléesdans 
le  rocher,  ou  construites  comme  les  murs  des  quais,  ou 
faites  en  terre,  en  pierres,  en  gravier,  revêtus  de  murailles 
pour  soutenir  ces  matériaux.  Quelquefois  même  ce  sont  de 
véritables  escaliers.  Voilà,  madame,  quant  au  mot  cale  et 
à  son  analogue  escale,  une  explication  qui,  je  l'espère, 
vous  aura  paru  simple  et  claire. 

—  Très-claire,  en  effet,  et  je  dois  ajouter  lrès-in(éres- 
sante,  car  elle  m'a  montré  comment  les  choses  d'aujour- 
d'hui se  rattachent  par  une  tradition  constante  aux  choses 
antiques. 

—  Cette  continuité  de  la  tradition,  vous  la  pourrez  re- 
marquer plus  d'une  fois  dans  l'organisation  de  la  machine 
navale;  et  vous  trouverez  qti'il  est  tout  naturel  qu'il  en 
soit  ainsi,  si  vous  vous  rappelez  que,  dans  l'initiquité,  l'on 
bàlit  des  temples  magnifiques,  de  grands  palais,  des  théâ- 
tres, des  arcs  de  triomphe,  et  que,  par  conséquent,  tout  ce 
qui  tenait  aux  arts  et  à  la  mécanique  était  parvenu  à  un 
degré  de  perfection  qui  ne  laisse  atinm  doute  sur  celui  où 
avait  dCi  monter  l'art  de  construire  les  vaisseaux  et  de  les 
disposer  pour  la  meilleure  navigation  possible.  N'en  dou- 
tez point,  madame,  le  navire  antique  fut  excellent  ;  la  rai- 
son le  dit,  et  mille  fiùts  l'attestent.  Notre  seule  vanité 
d'hommes  de  progrès,  comme  nous  nous  appelons  avec 
modestie,  nous  fait  croire  qu'il  était  enfant  et  que  nous 
l'avons  fait  homme. 

(1)  Voir  page  237. 


240 


LECTURES  DU  SOIR. 


IV.   SQUELETTE  DU  NAVIRE. 

Nous  voici  devant  une  cale,  où  le  vaisseau  se  montre 
dans  ses  éléments  les  plus  simples.  Voyez,  quelques  piè- 
ces de  bois  droites  ou  courbes ,  formant  un  ensemble  au- 
quel vous  ne  manquerez  pas  de  trouver  une  frappante 
analogie  avec  la  vaste  poitrine  d'un  cétacé.  Seulement, 
comme  dans  la  baleine,  l'épine  dorsale  n'est  pas  en  haut 


et  le  sternum  en  bas,  la  carcasse  du  navire  ressemble  à  celle 
de  la  baleine  renversée  sur  le  dos.  Ce  qui  dans  l'animal 
est  nommé  colonne  vertébrale,  dans  le  vaisseau  s'appelle 
quille.  Quille  est  un  mot  saxon,  dont  je  vais  vous  montrer 
la  conformation  écrite. 

A.  JAL. 
(  La  suite  an  numéro  prochain.) 


%m  VOî^CAN  DE   HIBAUIËA. 


Le  volcan  de  Kirauea  est  situé  dans  la  partie  méridio- 
nale de  Tile  d'Oahu  ou  Owyhee,  la  plus  considérable  du 
groupe  des  Sandwich.  Oahu ,  comme  beaucoup  d'autres 
îles  de  rOcéan  Pacifique,  est  de  formation  volcanique.  De 
vastes  fleuves  de  lave  ont  couvert,  depuis,  la  plus  grande 
partie  de  sa  surface  :  quelques-uns ,  après  avoir  parcouru 
une  étendue  de  près  de  huit  lieues,  se  sont  précipités  du 
haut  des  falaises  dans  la  mer.  Eu  1800,  un  de  ces  grands 
courants  de  lave,  vomi  par  un  des  cratères  de  l'Ile,  com- 
bla une  baie  immense,  et  forma,  sur  ce  point,  la  côte  ac- 
tuelle. La  lave  récente  présente  une  surface  entièrement 
nue,  sur  laquelle  on  ne  voit  pas  même  poindre  un  brin 
d'herbe,  tandis  que  la  lave  plus  ancienne  s'est  décomposée 
et  recouverte  de  la  plus  riche  végétation.  Du  reste,  l'as- 
pect d'Oahu  est  ravissant,  et  d'admirables  points  de  vue 
B'offrent  de  toutes  parts  :  quelques-unes  de  ses  montagnes 
s'élèvent  de  quinze  à  dix-huit  mille  pieds  au-dessus  du  ni- 
reau  de  la  mer.  Mais  le  volcan  de  Kirauea  n'est  point , 
tomme  les  autres  volcans  connus,  une  montagne  tronquée 
qui  domine  le  pays  environnant  et  qu'on  aperçoit  de  tous 
côtés.  Il  occupe  le  centre  d'un  vaste  plateau,  et  ce  n'est 
qu'en  arrivant  au  bord  du  précipice  que  l'œil  découvre 
tout  à  coup  son  immense  foyer. 

Nous  quittâmes  de  bonne  heure  la  baie  de  lord  Byron , 
dans  la  matinée  du  7  mai  1845,  pour  aller  visiter  ce  fa- 
meux volcan.  Après  une  ou  deux  heures  de  marche  à  tra- 
vers une  campagne  délicieuse  ,  entrecoupée  de  collines  et 
dévalions  et  parsemée  de  bouquets  de  beaux  arbres,  nous 
arrivâmes  à  une  forêt  d'une  certaine  étendue  ;  le  sol  en  était 
hérissé  de  broussailles,  tellement  entrelacées  de  lianes  et 
de  vignes  rampantes ,  que  nous  eûmes  beaucoup  de  peine 
à  la  traverser.  Au  sortir  de  cette  forêt,  le  paysage  était  en- 
core agréable ,  mais  il  prit  bientôt  un  aspect  sombre  et  dé- 
solé :  nous  cheminions  au  milieu  d'une  couche  de  lave  de 
près  de  deux  lieues  de  largeur.  Celte  lave  était  de  forma- 
tion récente,  et  sa  surface  était,  en  quelques  endroits,  si 
unie  et  si  glissante,  que  nous  pouvions  à  peine  tenir  pied  ; 
en  d'autres  endroits,  elle  était  tellement  inégale  et  couverte 
de  scories,  que  nous  n'avancions  qu'avec  xifie  extrême  dif- 
ficulté. Çà  et  là  s'élevaient  quelques  chétifs  arbrisseaux 
qui  avaient  pris  racine  dans  ce  sol  brûlé,  et  de  chaque  côté 
le  lit  du  fleuve  était  bordé  par  une  forêt  d'arbres  nains  et 
rabougris.  On  apercevait  dans  le  lointain  les  cimes  majes- 
tueuses de  Mouna-Roa  et  de  Mouna-Kea  :  à  droite  et  à  gau- 
che, s'étendait  à  perte  de  vue  l'immense  Océan,  et  l'azur 
des  flots  se  confondait  avec  l'azur  des  cieux. 

Nous  avions,  avant  le  coucher  du  soleil,  remonté  la  lave 
presque  jusqu'à  sa  source;  mais  nous  étions  accablés  de 
fatigue,  et  nous  fûmes  heureux  de  trouver  un  abri  pour  la 
nuit  dans  une  hutte  grossière  construite  par  les  naturels, 


où  nous  dormîmes  d'un  profond  sommeil.  Le  lendemain, 
nous  étions  en  marche  à  la  pointe  du  jour,  et  nous  ne  tar- 
dâmes pas  à  apercevoir  la  fumée  du  volcan ,  qui  s'élevait 
en  tourbillonnant  gracieusement.  Nous  pressâmes  le  pas, 
et  nous  arrivâmes  vers  neuf  heures  à  uuc  espèce  de  lac  de 
soufre  et  de  scories,  d'où  s'exhalaient  des  vapeurs,  et  nous 
recueillîmes  quelques  cristallisations  ;  mais  nous  ne  nous 
y  arrêtâmes  pas.  Notre  attention  fut  bientôt  attirée  par  une 
longue  crevasse  qui  s'étendait  à  cinq  ou  six  cents  pieds  en 
avant  du  cratère  :  elle  avait  environ  trente  pieds  d'ouver- 
ture sur  sept  à  huit  cents  de  longueur,  et  il  en  sortait  inces- 
samment des  tourbillons  d'une  vapeur  tellement  chaude , 
que  nos  guides  y  firent  cuire  des  patates  en  quelques  mi- 
nutes. Cette  vapeur,  par  suite  de  son  contact  avec  l'air 
froid ,  se  condense,  et,  non  loin  de  là,  s'est  formé  un  bel 
étang ,  dont  l'eau  est  excellente  et  la  seule  que  l'on  ren- 
contre à  plusieurs  lieues  à  la  ronde  :  cet  étang  est  entouré 
de  grands  arbres,  et  de  nombreuses  bandes  d'oiseaux  aqua- 
tiques se  jouaient  à  sa  surface. 

11  était  alors  dix  heures,  et  depuis  que  nous  avions  de- 
passé  le  lac  de  soufre ,  nous  marchions  sur  un  lit  de  lave 
extrêmement  accidenté ,  côtoyant  de  sombres  crevasses 
dont  le  sol  était  comme  lézardé  et  dont  l'œil  n'apercevait 
pas  le  fond.  Nous  arrivâmes  enfin  au  grand  cratère  du  Ki- 
rauea ,  qui  a  trois  lieues  de  tour,  et  nous  nous  arrêtâmes 
au  bord  d'un  précipice,  d'où  nos  regards  plongeaient  dans 
un  gouffre  affreux,  béant,  à  plus  de  mille  pieds  au-dessous 
de  nous,  dans  lequel  tous  les  éléments  de  la  nature  sem- 
blaient confondus  et  luttant  les  uns  contre  les  autres  : 
nous  pouvions  y  voir  distinctement  d'énormes  masses  de 
feu  rouler  et  bondir  comme  les  vagues  de  l'Océan.  Ce 
gouffre,  qui  semblait  un  véritable  soupirail  de  l'enfer,  était 
parsemé  d'une  multitude  de  cônes  volcaniques,  du  sommet 
desquels  jaillissaient  sans  cesse  des  torrents  de  lave  en  fu- 
sion, dont  la  chaleur  montait  jusqu'à  nous.  Des  sifflements 
aigus ,  d'effroyables  mugissements  ,  des  roulements  sem- 
blables à  ceux  du  tonnerre,  s'élevaient  des  profondeurs  de 
l'abîme,  accompagnés  de  fréquentes  détonations  et  d'épais 
nuages  de  vapeur,  de  cendres  et  de  fumée. 

In  spectacle  aussi  imposant  et  aussi  terrible  suffisait 
pour  glacer  les  cœurs  les  plus  courageux  ;  mais  nous  avions 
bravé  trop  de  dangers  dans  notre  vie  pour  nous  arrêter  de- 
vant de  semblables  obstacles.  .Armés  chacun  d'un  long  bâ- 
ton pour  sonder  le  terrain  inconnu  sur  lequel  nous  allions 
nous  aventurer,  nous  commençâmes  à  descendre  dans  l'in- 
térieur du  cratère.  La  pente  périlleuse  sur  laquelle  nous 
nous  lançâmes  était  quelquefois  presque  à  pic,  et  sillonnée 
par  de  larges  fissures.  Nous  avançâmes  avec  précaution, 
et,  au  bout  de  trois  quarts  d'heure,  nous  étions  au  fond  du 
cratère,  sur  le  sol  même  du  volcan.  Nous  y  comptâmes 


MUSÉE  DES  FAmLLES. 


241 


jusqu'à  vinfît-six  cônes  dislincls,  variaot  en  hauteur  de 
vingt  à  soixante  pieds  ;  huit  d'entre  eux  seulement 
étaient  en  activité.  Nous  gravîmes  sur  quelques-uns  de 
ceux  qui  vomissaient  des  cendres  et  de  la  vapeur,  et  d'où 
s'épanchait  une  lave  rouge  et  brûlante  :  nous  approchâmes 
même  si  près  du  cratère  de  l'un  d'eux  ,  que  nous  pûmes 
plonger  nos  bâtons  dans  le  feu  liquide.  Nous  lançâmes  dans 
un  autre  de  gros  fragments  de  scories ,  qui  furent  aussitôt 
rejetés  en  l'air. 

Parmi  les  objets  de  curiosité  que  présentait  en  ce  mo- 
ment le  grand  cratère,  se  trouvaient  ces  lacs  de  lave  fondue. 
On  en  distinguait  six  ;  l'un  d'eux,  situé  dans  la  direction 
du  sud -ouest,  était  beaucoup  plus  considérable  que 
tous  les  autres.  Arrivés  au  bord,  nous  ne  pûmes  con- 
templer sans  admiration  le  spectacle  de  cette  mer  de  feu 
qui  tourbillonnait  à  plus  de  trois  cents  pieds  au-dessous  de 
nous  :  de  larges  vagues  enflammées  se  brisaient  contre  ses 
parois ,  tandis  que  des  jets  d'une  lave  ardente ,  s'élançant 
aune  hauteur  de  soixante  à  soixante-dix  pieds,  produi- 
saient une  chaleur  tellement  intense,  que  nous  fûmes  obli- 
gés de  nous  éloigner  précipitamment.  Au  bout  de  quelques 
minutes,  la  scène  changea  comme  par  enchantement  :  tout 
redevint  calme ,  et  la  surface  du  lac  ne  présenta  plus  à  nos 
yeux  étonnés  qu'une  masse  noire  et  informe  de  scories. 
Mais  la  nature  ne  s'était  reposée  un  instant  que  pour 
reprendre  de  nouvelles  forces  ;  tandis  que  nous  nous 
occupions  à  examiner  ce  merveilleux  changement , 
la  croûte  qui  s'était  formée  à  la  surface  commença  à  se 
fendre  et  à  se  déchirer  d'une  extrémité  à  l'autre  :  la 
lave  en  fusion ,  soulevant  et  brisant  de  toutes  parts  cette 
frêle  enveloppe,  cou^Tit  de  nouveau  l'étendue  du  lac, 
à  l'exception  d'une  espèce  d'ilot  que  nous  observâmes  vers 
le  milieu,  et  qui  semblait  se  balancer  comme  un  vaisseau 
sur  une  mer  orageuse.  Plusieurs  fois  nous  vîmes  se  repro- 
duire le  même  phénomène,  toujours  accompagné  des  mê- 
mes effets. 

Nous  traversâmes  alors  le  fond  noir  et  inégal  du  cratère, 
entrecoupé  de  larges  et  profondes  crevasses,  et  nous  arri- 
vâmes, au  bout  de  quelque  temps,  devant  une  longue  digue 
formée  de  lave  durcie  :  nous  la  franchîmes,  puis,  ayant  re- 
descendu une  pente  d'environ  quarante  pieds  ,  nous  nous 
trouvâmes  dans  une  sorte  de  plaine  unie  ,  qui  occupait  à 
peu  près  le  quart  de  la  surface  totale  du  cratère.  Cepen- 
dant, nous  ne  tardâmes  pas  à  reconnaître  que  la  position 
n'était  guère  tenable ,  car  les  nombreuses  fissures  dont 
cette  plaine  était  sillonnée  en  tous  sens  nous  laissaient  voir 


le  feu  souterrain  à  moins  de  deux  pouces  de  la  surface.  Un 
de  nos  compagnons  de  voyage  alluma  son  cigare  dans  une 
de  ces  ouvertures,  et  presque  partout  nous  pouvions,  avec 
nos  bâtons,  percer  la  croûte  et  pénétrer  jusqu'au  feu  li- 
quide. Le  soufre  se  rencontre  en  abondance  dans  le  volcan 
et  aux  environs;  à  l'endroit  où  nous  étions,  la  paroi  du 
cratère,  qui  avait,  comme  nous  l'avons  dit,  plus  de  mille 
pieds  de  hauteur,  n'était  qu'une  masse  de  cette  nature.  Nous 
étions  occupés  à  recueillir  sur  cet  escarpement  quelques 
beaux  échantillons  cristallisés  ,  lorsqu'un  assez  gros  bloc  , 
s'étant  détaché  par  accident,  roula  dans  une  des  crevasses 
dont  j'ai  parlé  :  nous  dûmes  nous  retirer  à  la  hâte,  l'é- 
paisse fumée  qui  s'éleva  aussitôt  du  gouffre  faillit  nous 
suffoquer.  Il  y  avait  déjà  plus  de  cinq  heures  que  nous 
parcourions  le  cratère  et  nous  y  serions  volontiers  restés 
plus  longtemps  ;  mais  les  derniers  rayons  du  soleil  cou- 
chant doraient  la  crête  du  précipice,  et  nous  commençâmes 
à  remonter,  opération  assez  difficile  et  qui  ne  nous  de- 
manda pas  moins  de  cinq  quarts  d'heure.  Nous  nous  diri- 
geâmes vers  la  hutte  où  nous  avions  passé  la  nuit  précé- 
dente, et  pendant  que  les  ombres  du  soir  s'épaississaient, 
nous  expédiâmes  un  repas  frugal.  Mais  nous  ne  pûmes 
nous  décider  à  nous  endormir  avant  d'avoir  rendu  une  der- 
nière visite  au  cratère  du  Kirauea.  Nous  nous  remîmes 
donc  bravement  en  route,  et  parvenus,  non  sans  peine,  car 
nous  trébuchions  à  chaque  pas,  au  bord  du  précipice,  nous 
contemplâmes  encore  une  fois  cet  immense  gouffre  éclai- 
ré par  la  lave  enflammée.  Toute  la  surface  de  la  plaine  qui 
nous  avait  paru  sillonnée  de  fissures,  semblait  maintenant 
couverte  d'un  réseau  de  lave  ardente.  Pendant  que  nous 
contemplions  ce  spectacle ,  rendu  plus  magnifique  par 
l'obscurité  de  la  nuit ,  la  plaine  se  transforma  tout  à 
coup  en  un  vaste  lac  de  feu;  la  croûte  solide  se  liqué- 
fia ,  et  ses  parois  bouleversées  se  confondirent  dans  la 
masse  agitée.  Nous  nous  retirâmes ,  sans  pouvoir  nous 
empêcher  de  frémir  en  pensant  que  nous  étions,  quelques 
heures  auparavant,  à  ce  même  endroit.  Le  lendemain  matin 
nous  retournâmes  encore  au  cratère.  Tout  y  était  dans  le 
même  état  :  le  nouveau  lac  continuait  de  brûler,  les  cônes 
volcaniques  lançaient  dans  l'air  des  fragments  de  roches 
calcinées,  accompagnés  de  tourbillons  de  vapeurs  qui  s'é- 
chappaient en  sifflant,  et  le  grand  lac  vers  le  sud-ouest  était 
en  proie  aux  mêmes  crises  convulsives  que  la  veille. 


A.  BORGHERS. 


{Traduit  de  l'anglais.) 


OB  QTJI  EST  DIT  EST  DIT^^^. 


%  : 


A  peine  premier  consul  depuis  quelques  jours.  Na- 
poléon comprit  tout  d'abord  la  nécessité  de  frapper  un 
sa  grand  coup  propre  à  étonner  l'Europe  et  à  accroître 
propre  renommée.  Ses  regards  devaient  naturellement  se 
porter  vers  l'Italie;  mais  comme  tous  les  débouchés  lui  en 
étaient  fermés ,  il  conçut  l'idée  d'y  pénétrer,  à  la  tête  d'une 
armée ,  par  le  point  où  il  devait  être  le  moins  attendu , 
quoique  le  principe  établi  par  la  constitution  de  l'an  VIll 
interdît  aux  consuls  le  commandement  des  armées  ;  mais 
que  peuvent  les  principes  contre  de  certains  caractères  et 
de  certaines  nécessités?...  Pour  sauver  la  forme,  tout  en 

10  La  reproduction  de  cet  article  eit  formellement  iotcrdite. 
MM  1844. 


violant  le  fond,  Berthier,  auquel  avait  été  confié  le  minis- 
tère de  la  guerre,  fut  nommé  général  en  chef  de  cette  nou- 
velle armée,  dite  de  réserve ,  bien  qu'il  fût  évident  que 
le  premier  consul,  seul,  dût  la  commander. 

Les  choses  en  étaient  là,  lorsqu'un  soir  du  mois  d'avril 
4800,  au  milieu  d'un  travail  sur  l'instruction  publique, 
Napoléon  se  retourne  vivement  vers  Bourrienne,  alors  son 
secrétaire  intime,  et,  d'un  ton  presque  gai,  lui  demande: 

—  Où  croyez-vous  que  je  battrai  Mêlas? 

Mêlas  commandait  en  chef  les  forces  que  l'Autriche  avait 
rassemblées  en  Italie. 

— •  Ma  foi  !  général,  je  n'en  sais  rien,  répond  Bourrienne. 

—  31  ■—  ONZIÈME  VOLUME, 


242 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Eh  bien  !  dépliez  sur  ce  bureau  ma  grande  carie  d'Ita- 
lie, je  vais  vous  le  faire  voir. 

Le  secrétaire  obéit.  Napoléon  se  nnunit  d'épingles  à  tète 
de  cire  rouge  et  noire,  se  penche  sur  l'immense  carte,  pi- 
que ses  épingles,  puis  se  relevant  : 

—  Tenez ,  dit-il  à  Bourrienne  qui  l'avait  regardé  faire  en 
silence,  ce  sera  là. 

—  C'est  possible,  général,  je  le  souhaite,  même;  mais  je 
ne  comprends  rien  à  ces  épingles  jalonnées  sur  cette  carte. 

—  Vous  û'èles  qu'un  grand  nigaud,  mon  cher,  réplique 
le  consul. 

Et  prenant  l'oreille  de  Bourrienne,  qu'il  tire  doucement, 
il  ajoute  : 

—  Regardez  bien  et  suivez  mon  doigt  :  Mêlas  est  ici  (il 
indiquait  Alexandrie);  moi,  je  passe  les  Alpes  par  là  (le 
grand  Saint-Bernard  )  ;  je  tombe  sur  les  Autrichiens  qui 
se  sont  rapprochés  de  cette  petite  rivière  (la  Borinida),  et 
je  les  bats  complètement  à  cette  place. 

Celait  le  plan  de  la  bataille  de  Marengo  que  Napoléon 
venait  de  tracer,  et  il  avait  dit  vrai. 

Tous  ses  préparatifs  de  guerre  achevés,  dans  la  nuit  du 
b  au  6  mai  le  consul  quitta  Paris  pour  se  rendre  à  Dijon  , 
sous  le  prétexte  d'inspecter  lui-même  cette  année  de  ré- 
serve, dont  le  quartier  général  avait  été  établi  dans  l'anti- 
que capitale  des  ducs  de  Bourgogne.  Cette  nouvelle  armée 
était  magnifique  et  presque  entièrement  composée  de  vieux 
soldats,  qui  tous  avaient  fait  leurs  preuves.  Cependant  la 
plupart  d'entre  eux  ne  connaissaient  le  premier  consul  que 
de  réputation,  parce  que  les  corps  auxquels  ils  avaient 
appartenu  jusqu'alors  n'avaient  point  servi  avec  lui,  soit 
dans  ses  premières  campagnes  d'Italie,  soit  en  Egypte. 
Parmi  les  régiments  de  la  division  Victor,  (jue  Napoléon 
devait  plus  tard  doter  du  bâton  brodé  d'abeilles,  le  17^  ré- 
giment d'infanterie  légère  se  faisait  distinguer  tant  à  cause 
de  sa  belle  tenue  que  du  nombre  de  chevrons  qu'il  comp- 
tait dans  ses  rangs.  Et  puis,  ce  17*  régiment  avait  fait  par- 
tie autrefois  de  l'illustre  56=  demi-brigade,  à  laquelle  l'ar- 
mée avait  décerné  le  titre  tout  à  la  fois  terrible  et  glorieux 
de  brigade  infernale. 

Le  17*  léger  était  donc  à  Dijon,  attendant  patiemment, 
comme  tout  le  monde,  qu'il  plût  au  |)remier  consul  de  fran- 
chir les  Alpes  et  d'anéantir  les  Autrichiens,  et  passait  le 
temps  comme  les  soldats  des  autres  corps  avaient  coutume 
de  le  passer  ;  c'est-à-dire  que  le  matin  ils  allaient  aux  exer- 
cices, et  le  soir  à  la  cantine  de  leur  vivandière,  la  mère 
Marguerite,  fille  majeure  depuis  plusieurs  années.  Cette 
héroïne,  qui,  dans  plus  d'une  occasion,  avait  déployé  au- 
tant de  courage  et  de  présence  d'esprit  que  le  soldat  le 
plus  aguerri,  ne  ressemblait  point  à  ces  cantinières  en  ta- 
blier rose,  à  l'œil  vif,  à  la  peau  de  satin ,  au  pied  mignon, 
qu'on  nous  montre  sur  nos  théâtres  de  vaudeville.  Margue- 
rite, disons-nous,  était  une  gaillarde  vigoureusement  con- 
stituée, d'environ  cinq  pieds  deux  pouces,  à  la  voix  de 
basse,  au  teint  bronzé,  à  la  bouche  vermeille,  et  dont  la 
lèvre  supérieure  était  garnie  d'un  duvet  un  peu  rude  et 
tirant  sur  le  noir.  Elle  portait  habituellement  des  bottes 
de  cavalier,  une  capote  de  fantassin,  et,  malgré  une  tem- 
pérature de  28  degrés  de  chaleur,  était  coiffée  d'un  chapeau 
rond  de  feutre  à  larges  bords.  Elle  ne  se  gênait  jamais  pour 
appliquer  un  soufflet  au  guerrier  de  son  régiment  assez 
téméraire  pour  se  permettre  de  joindre  le  geste  à  une  pa- 
role un  peu  risquée.  Joignez  à  cela  un  langage  hardi  et  des 
plus  pittoresques,  et  vous  aurez  le  i)ortrait  exact  de  l'ai- 
luable  vivandière  qui,  depuis  huit  ans,  servait  dans  le  17'  lé- 
ger :Jemmapcs  avait  été  sa  première  bataille;  Waterloo 
devait  être  sa  dernière. 


Or,  un  soir  que  Marguerite,  après  avoir  été  faire  quel- 
ques achats  de  comestibles  aux  environs  de  Dijon,  revenait 
seule  à  la  ville  en  cheminant  philosophiquement,  selon  sa 
coutume,  un  homme  jeune  encore,  petit  de  taille,  maigre 
de  figure,  et  n'ayant  du  costume  militaire  qu'un  petit  cha- 
peau à  trois  cornes  et  une  redingote  bleue  boutonnée  jus- 
qu'au menton  ,  l'accoste  sur  la  route  : 

—  Vous  êtes,  à  ce  que  je  présume,  vivandière  d'un  des 
régiments  qui  séjournent  à  Dijon?  lui  demande  l'étranger 
en  allongeant  le  pas  pour  se  trouver  en  ligne  avec  elle. 

—  Un  peu,  mon  neveu!  répond  celle-ci  en  toisant  l'étran- 
ger d'un  air  narquois. 

A  ce  langage  un  peu  leste,  le  petit  homme  ayant  jugé 
tout  de  suite  à  qui  il  avait  affaire,  se  promit  bien  de  pro- 
longer l'entretien  autant  que  possible. 

—  El  à  quel  régiment  appartenez-vous ,  citoyenne  vi- 
vandière? reprit-il. 

—  Au  plus  brave  et  au  plus  soigné  de  l'armée,  au  17«  lé- 
ger, surnommé  pas  lourd,  si  vous  ne  le  savez  pas. 

—  Si  ma  mémoire  est  fidèle,  repartit  l'inconnu  en  sou- 
riant de  ce  lazzi,  ce  régiment  n'était  ni  à  Lodi,  ni  à  Arcole, 
ni  aux  Pyramides,  ni  à  Aboukir. 

—  Ni,  ni,  ni,  c'est  fini  ;  s'il  n'était  pas  là,  il  était  ailleurs 
et  dans  des  endroits  où  il  faisait  tout  aussi  chaud,  riposta 
Marguerite.  A  ce  que  je  vois,  mon  bonhomme ,  vous  êtes 
de  ceux  qui  ont  suivi  le  Petit-Caporal  en  Italie  ou  en 
Egypte?...  Il  n'y  a  eu  de  besogne  bien  faite  que  par  vous  et 
par  lui,  n'est-ce  pas?  ajouta-t-elle  d'un  ton  de  dépit. 

—  Rendez  plus  de  justice  au  général  Bonaparte  et  à  ses 
amis,  répondit  le  petit  homme  ;  il  est  loin  de  dénigrer  les 
services  rendus  à  la  patrie  sur  d'autres  terres  que  sur  celles 
qu'il  a  conquises. 

—  Patatras!  les  grands  niola....  repliquaMarguerite.il 
m'est  avis  que  vous  êtes  un  de  ces  bouffe-la-balle  dont  le 
Petit-Caporal  a  coutume  de  se  faire  suivre  dans  ses  expéili- 
tions...  Comment  donc  qu'ils  appellent  ça?  un  philosophe, 
un  mathématicien,  un  savant,  que  sais-je?  c'est  enfin  quel- 
que chose  qui  rime  dans  ce  goût-là. 

—  Un  savant .  vou?  l'avez  dit. 

—  Juste,  un  savant.  Parbleu  !  vous  faites  de  belles  choses 
avec  vos  expériences  ! 

—  Si  vous  aviez  été  à  Jemmapes ,  vous  auriez  été  à  même 
de  voir... 

—  Un  peu,  que  j'ai  été  à  Jemmapes,  interrompit  la  can- 
tinière;  mais  vous,  nisco... 

—  Je  n'y  étais  pas,  c'est  vrai  ;  mais ,  puisque  vous  y 
étiez,  vous  devez  savoir  que  c'est  aux  savants  qui  ont 
monté  dans  le  ballon  que  l'on  doit  le  succès  de  la  journée. 

—  Plus  souvent,  aux  savants!  prends  garde  de  le  per- 
dre! fit  la  canlinière  en  frappant  du  pied  contre  terre.  On 
doit  la  victoire  à  toute  l'armée,  et  surtout  aux  volontaires 
de  Commune -.Affranchie,  embrigadés  dans  la  ci-devant 
infernale,  aujourd'hui  le  17' léger,  avec  lequel  j'ai  l'avan- 
tage de  coopérer;  et,  pour  être  juste,  au  régiment  de  cui- 
rassiers n°  5,  ci-devant  cuirassiersHiauphiu,  dits  gros-ta- 
lons, qui  a  chargé  l'ennemi  et  à  fait  sauter  ses  carrés  dos 
par-dessus  tète...  C'est  comme  ça;  c'est  moi  qui  vous  le 
dis. 

—  Ne  vous  emportez  pas,  citoyenne  c;intiuière,  ne  vous 
emportez  pas,  fit  le  petit  homme  en  s'arrèlant  et  en  se 
croisant  les  mains  surlo  dos;  mieux  que  personne,  j'aime 
à  vous  voir  rendre  justice  aux  braves,  et  je  serais  fàcho  de 
vous  mettre  eu  colère ,  d'autant  mieux  que  nous  sommes 
du  même  avis. 

—  C'est  que,  voyez-vous,  citoyen,  quand  on  ne  rend  pas 
à  César  ce  qui  appartient  à  César.  £a  me  met  hors  de  moi. 


IMUSÈE  DES  FAMILLES. 


243 


Maintenant,  dites-le-moi  sans  gloser,  qu'est-ce  que  vous 
fricotez  à  l'armée  de  réserve,  vous? 

—  Je  suis  attaché  aux  subsistances  militaires. 

—  Je  m'en  doutais;  vous  êtes  dans  les  riz-pain-sel  (1) , 
et  cependant  vous  n'en  êtes  pas  plus  gras  pour  cela... 
C'est  qu'apparemment  vous  ne  vous  êtes  pas  encore  en- 
graissé au  métier  ;  car,  pour  parler  à  mots  couverts,  vous 
êtes  maigre  comme  un  pur  coucou  ;  mais  ne  vous  pressez 
pas,  ça  viendra,  vous  grossirez  comme  les  autres,  la  partie 
est  bonne. 

—  Croyez-vous  ? 

—  Pardi!  si  je  le  crois.  Depuis  bientôt  huit  ans  que  je 
suis  au  service,  j'ai  vu  beaucoup  de  ces  gens-là  arriver  à 
l'armée  sans  souliers,  et  s'en  retourner  en  voiture.  Oh!  il 
n'y  a  rien  tel  que  le  métier  de  riz-pain-sel  pour  engraisser. 
Dites-moi ,  citoyen  ,  vous  devez  avoir  rencontré  quelque- 
fois le  Petit-Caporal,  vous? 

—  Très-souvent. 

—  Eh  bien  !  quel  homme  est-ce  ?  Je  ne  l'ai  pas  encore  en- 
visagé, moi  qui  vous  parle. 

—  Mais...  c'est  un  homme...  comme  un  autre. 

— Parbleu  !  je  crois  bien  qu'il  n'a  ni  la  queue  d'un  lézard  ni 
les  ailes  d'une  chauve-souris .  Quand  je  vous  demande  quel 
homme  c'est ,  je  m'exprime  :  je  veux  dire  s'il  est  accessible, 
juste  et  avenant  envers  le  sexe  et  le  soldat. 

—  Les  siens  le  regardent  comme  leur  père,  et  les  four- 
ni.sseurs  comme  leur  ennemi.  Est-ce  que,  par  hasard,  vous 
auriez  quelque  chose  à  demander  au  premier  consul?... 

—  C'est  possible! 

—  Eh  bien!  contez-moi  cela,  peut-être  pourrais-je... 

—  Je  voudrais,  interrompit  Marguerite,  lui  couler  deux 
mots  dans  le  tuyau  de  l'oreille  :  c'est  au  sujet  d'une  injus- 
tice à  réparer. 

—  Et...  cette  injustice... 

—  Citoyen,  vous  êtes  bien  curieux,  ce  me  semble!  dit  la 
cantinicre  en  fixant  dédaigneusement  ses  grands  yeux  noirs 
sur  la  personne  de  l'étranger,  dont  le  regard  avait  quelque 
chose  d'imposant. 

—  Ah  !  pardon,  citoyenne ,  fit  à  son  tour  l'inconnu  ;  c'est 
que  vous  m'inspirez  une  certaine  confiance... 

—  Voilà!  vous  voulez  savoir  qui  est-ce  qui  l'a  couvé  et 
qui  est-ce  qui  l'a  pondu,  n'est-ce  pas?  Eh  Icn!  au  fait,  je 
ne  vous  ferai  pas  mystère  de  ce  que  j'ai  à  demander  au 
Petit-Caporal.  Nous  avons  au  17^  un  lieutenant,  la  crème 
des  lieutenants. 

—  Comment  s'appelle-t-il? 

—  Le  citoyen  Coppet,  dit  père  Capucine. 

—  Ah!  oui! 

—  Tiens!  vous  le  connaissez?  Eh  bien!  oui,  le  lieute- 
nant Coppet,  dit  père  Capucine,  ancien  sergent  aux  volon- 
taires de  Commune-Aflranchie,  comme  je  vous  le  disais 
tout  à  l'heure  ;  ce  brave  officier,  mon  ami,  mon  protecteur, 
qui  a  reçu  plus  de  blessures  qu'il  n'a  de  cheveux  sur  la 
tête,  est  depuis  six  ans  lieutenant.  Il  reste  là,  lui,  tandis 
que  des  paltoquets,  des  intrigants,  des  pas  grand'chose, 
lui  ont  passé  sur  le  corps,  et  par  conséquent  l'ont  dépassé. 
Je  veux  ex|)liquer  cela  au  Petit-Caporal ,  moi!  et  je  veux 
lui  demander,  pour  père  Capucine,  le  grade  de  capitaine, 
qu'il  n'a  certes  pas  volé. 

—  Et  si  le  premier  consul  ue  croit  pas  devoir  faire  droit 
ùla  demande? 

—  S'il  ne  me  l'accorde  pas,  à  moi,  Marguerite,  vivandière 

fl)  I,es  soldats  donnent  la  qualification  àc  riz-painsel  i  quiconque, 
dans  l'armée,  fait  partie  de  l'adminislration  et  de  l'intendance  .- les 
gardes-magasins  de  vivres,  entre  autres,  ne  sont  jamSis  désigues  au- 
trement. 


au  1 7«,  je  l'envoie  faire.. .  vous  m'entendez  bien  ;  et  s'il  n'est 
pas  content,  je  lui  propose  une  promenade  champêtre  sur 
mon  âne,  la  tète  tournée  du  côté  de  la  queue,  comme  oa 
fait  dans  mon  pays. 

Tout  en  discourant  de  la  sorte,  la  cantinière  et  son  inter- 
locuteur étaient  arrivés  aux  portes  de  Dijon. 

—  Je  vois  là-bas,  dit  l'étranger  en  désignant  un  groupe 
d'officiers,  des  gens  de  ma  connaissance.  Je  vous  quitte, 
citoyenne  cantinière;  si  dans  le  courant  de  la  campagne, 
qui  probablement  ne  va  pas  tarder  à  s'ouvrir,  je  puis  vous 
être  bon  à  quelque  chose,  vous  n'avez  qu'à  vous  adresser 
à  moi. 

Et  l'inconnu,  après  avoir  fait  de  la  main  un  geste  affec- 
tueux, s'éloigna  à  grands  pas  pour  rejoindre  les  officiers. 

—  Eh  bien!  bonsoir,  les  voisins.  En  voilà  encore  un!  fit 
Marguerite,  il  m'offre  ses  services,  et  il  ne  me  dit  pas  seu- 
lement son  nom.  Au  surplus,  je  le  reconnaîtrai  bien,  car 
tout  maigrelet  qu'il  est  au  physique,  il  a  au  moral  des  yeux 
qui  brillent  comme  la  bouche  de  nos  obusiers  :  c'est  rare 
dans  la  partie  des  riz-pain-sel. 

Comme  Marguerite  mettait  le  pied  dans  la  cour  du  quar- 
tier, un  sapeur  de  son  régiment,  appelé  Triboulard,  qui 
depuis  longtemps  lui  faisait  la  cour,  dans  l'espoir  de  l'épou- 
ser, alla  au-devant  d'elle  en  se  dandinant  selon  sa  cou- 
tume. 

—  Eh  bcn!  citoyenne  Marguerite,  lui  dit-il,  le  bruit 
court  dans  les  chambrées  que  tu  as  fait  route  avec  le  citoyen 
premier  consul  en  personne  naturelle? 

—  Qu'est-ce  qu'a  dit  c'ie  bêtise,  citoyen  Triboulard  ?  de- 
manda la  vivandière. 

—  C'est  le  tambour-maître  du  2%  qui  a  fait  la  campagne 
ù'Égyplre,  et  qui  connaît  le  Petit-Caporal  comme  sa  canne. 

—  Tu  en  es  une  autre,  citoyen  Triboulard  !  s'écria  la  can- 
tinière, s'imaginant  que  le  sapeur  voulait  la  mystifier. 

—  Ne  t'échappe  pas  ainsi,  citoyenne  Marguerite,  reprit 
celui-ci,  je  ne  te  dis  que  ce  qu'on  a  vu. 

—  Serait-il  Dieu  possible!  exclama  celle-ci ,  et  qu'est-ce 
que  tu  me  dis  là,  Triboulard? 

—  La  vérité!...  aussi  vrai  que  la  république  «ne  et  î/!/"!/- 
sible  est  notre  chef  de  file  à  tous.  Bombarde  !  j'aurais  voulu 
être  à  ta  place  tout  d'même. 

—  Tu  aurais  dit  et  fait  de  belles  choses,  Triboulard.  Ah! 
nom  d'un  petit  bonhomme!  si  j'avais  su  cela...,  j'aurais 
mis  un  bonnet  blanc!  N'importe,  il  faut  battre  le  fer  tan- 
dis qu'il  est  chaud,  comme  dit  le  proverbe.  J'irai  demain 
achever  de  chanter  mon  antienne  au  Petit-Caporal.  Où  est 
son  logement,  le  sais-tu? 

—  A  l'hôtel  de  la  Préfecture,  ai-je  ouï  dire  à  l'adjudant. 

—  C'est  bon;  selle-moi  demain  matin  mon  âne;  j'irai 
trouver  Ife  citoyen  premier  consul  à  l'heure  de  son  déjeu- 
ner, et... 

—  Il  ne  déjeune  jamais!  interrompit  le  sapeur. 

—  Alors,  ce  sera  à  l'heure  de  son  diner. 

—  Il  ne  dine  pas  non  plus. 

—  Ah ,  mon  Dieu  !  et  moi  qui  l'ai  pris  pour  un  riz-pain»^ 
sel  !  je  l'aurai  insulté,  c'est  sûr.  C'est  égal  :  j'irai  le  trouver. 
N'oublie  pas  de  seller  mon  àne. 

—  Siifficit,  citoyenne  Marguerite.  Mais ,  sans  être  trop 
curieux,  serait-ce  pour  quelque  chose  qui  nous  regarde  res- 
pectivement, que  tu  veux  aller  discourir  avec  le  Petit-Capo- 
ral?... Quelque  chose  par  exemple,  comme  qui  dirait,  je 
suppose,  une  permission  de  vingt-quatre  heures  pour  nous 
marier  commodément? 

—  Il  s'agit  bien  de  cela,  ma  foi!  exclama  la  vivandière. 
Ne  t'inquiète  de  rien  et  fais  ce  qu'on  te  dit.  Si  on  te  le  de- 
mande, tu  répondras  que  tu  n'en  sais  rien. 


244 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Parbleur '....]&  ne  mentirai  pas! 

Le  lendemain,  Marguerite  était  dans  les  salons  de  la  pré- 
fecture, où  Napoléon  ,  déjà  entouré  des  chefs  de  corps  de 
l'armée,  donnait  son  audience  d'habitude.  Le  consul  recon- 
nut tout  d'abord  la  vivandière. 

—  Ah!  ah!  fit-il,  voici  une  de  mes  nouvelles  connaissan- 
ces. Approchez,  approchez,  citoyenne. 

Marguerite ,  sans  se  déconcerter,  s'avança ,  fit  le  salut 
militaire  en  portant  le  revers  de  la  main  à  son  front,  et  dit 
avec  un  aplomb  inexprimable  : 

—  Votre  servante,  citoyen  premier  consul;  comment 
va  votre  santé  depuis  hier  au  soir? 

—  Très-bien,  je  vous  remercie.  Et  vous? 

—  A  la  douce,  citoyen  premier  consul,  à  la  douce,  comme 
les  marchands  de  cerises.  Je  viens  pour  ce  que  vous  savez. 

—  Ah  !  oui  ;  mais  c'est  impossible,  répondit  Napoléon  en 
accompagnant  ces  paroles  d'un  signe  de  tête  négatif. 

—  Comment!  impossible!...  fit  à  son  tour  Marguerite 
en  ouvrant  de  grands  yeux.  Ah  ben  !  ah  ben  !... 

—  Je  ne  puis  accéder  à  votre  demande,  reprit  le  consul. 

—  Tiens,  tiens,  tiens!  fit  encore  Marguerite  sur  trois 
tons  différents. 

—  Est-ce  que  vous  trouvez  cela  étonnant?  demanda 
Napoléon. 

—  Mais...,  citoyen  premier  consul...,  je... 

—  Voyons,  parlez,  citoyenne  cantinière ;  qu'avez-vous 
à  dire? 

—  Eh  bien  !  puisqu'il  en  est  ainsi,  reprit  Marguerite  avec 
la  plus  grande  volubilité,  j'ai  à  dire  que  ce  qui  est  dit  est 
dit,  et  que  si  vous  n'êtes  pas  content,  mon  âne  est  là,  en 
bas,  qui  attend...  Vous  savez? 

Cette  réponse ,  ouïe  par  tous  ceux  qui  étaient  présents , 
ne  fut  cependant  bien  comprise  que  de  Napoléon  seul ,  qui 
partit  d'un  grand  éclat  de  rire.  Alors  cette  hilarité  du  chef 
de  l'État  fut  partagée  par  les  généraux  qui  l'entouraient, 
sans  qu'ils  sussent  pourquoi  ;  mais  dès  que  le  consul  eut 
recouvré  sa  gravité  habituelle,  il  dit  à  la  vivandière,  avec 
cette  inflexion  de  voix  qui  n'appartenait  qu'à  lui  : 

—  Citoyenne  cantinière,  consolez-vous.  J'ai  voulu  vous 
éprouver.  Votre  réclamation  est  juste  ;  je  me  suis  fait  pré- 
senter hier  au  soir  les  états  de  service  de  votre  protégé,  et 
j'ai  vu  qu'il  méritait  le  grade  que  vous  réclamiez  si  géné- 
reusement pour  lui.  Voilà  sa  lettre  de  nomination  au  grade 
de  capitaine;  portez-la  au  brave  Coppet,  et  dites-lui  que  le 
premier  consul,  en  lui  confiant  le  commandement  d'une 
compagnie  du  17«  léger,  espère  le  voir  bientôt  sur  le  champ 
de  bataille. 


—  Nom  d'un  petit  bonhomme!  s'écria  Marguerite  en 
prenant  des  mains  de  Napoléon  la  précieuse  nomination  , 
ce  que  vous  faites  là ,  citoyen  premier  consul,  est  magnifi- 
que !  Entre  vous  et  Marguerite,  c'est  désormais  à  la  vie,  à 
la  mort  !  Vive  le  premier  consul  !  vive  le  général  en  chef 
Bonaparte!  vive  le  sénat  et  le  consulat!  vive  la  république 
et  toute  la  boutique  ! 

Et  en  faisant  entendre  ces  cris  d'une  joie  insensée, 
Marguerite  sortit  de  l'hôtel  de  la  Préfecture.  Elle  cou- 
rut aussitôt  chez  le  lieutenant  Coppet,  et,  dans  sa  fièvre 
de  bonheur,  elle  oublia  son  âne,  qui  fut  ramené  au  quartier 
par  l'impassible  Triboulard,  dont  l'humeur  grave  et  posée 
était  ennemie  de  tous  témoignages  d'enthousiasme. 

—  Mon  lieutenant,  mon  brave  père  Capucine,  dit  la  vi- 
vandière en  jetant  ses  bras  au  cou  du  vieux  soldat,  vous 
voilà  capitaine!  Tenez,  voici  le  grimoire  du  Petit-Caporal. 

Coppet  croyait  que  la  pauvre  Marguerite  était  devenue 
folle  ;  mais  il  prit  le  papier  qu'elle  lui  tendait,  et  vit  tout  de 
suite  qu'elle  disait  vrai. 

La  vivandière  lui  raconta  alors  sa  rencontre  de  la  veille 
avec  le  premier  consul  et  la  manière  originale  dont  elle  ve- 
nait d'enlever  la  promotion. 

—  Ma  chère  Marguerite,  dit  le  vieil  officier  attendri ,  tu 
me  rends  plus  que  je  ne  t'ai  donné... 

—  Comment!  je  vous  rends  plus,  père  Capucine?  ce  n'est 
pas  vrai.  N'est-ce  pas  à  vos  soins,  à  votre  amitié  que  je  dois 
ce  que  je  suis?  Que  de  fois,  cher  père  Capucine  ,  n'avez- 
vous  pas  retranché  de  votre  portion  de  pain  pour  me  nour- 
rir !  Dans  combien  de  circonstances  ne  m'avez-vous  pas 
prémunie  contre  les  dangers  que  je  pouvais  courir  !  Ah  ! 
mon  bienfaiteur,  il  me  faudrait  faire  bien  des  rencontres 
pareilles  pour  m'acquitter  vis-à-vis  de  vous  ! 

—  Ma  chère  Marguerite,  dit  le  nouveau  capitaine  en  ser- 
rant avec  effusion  la  vivandière  dans  ses  bras,  prie  le  Ciel 
de  m'accorder  encore  quelques  années  d'existence  pour  que 
je  puisse  reconnaître,  selon  mon  cœur,  le  bienfait  de  ma 
sœur  d'adoption. 

—  Dieu  vous  conservera  longtemps,  mon  capitaine,  fit 
la  vivandière  ;  permettez-moi  de  vous  donner  ce  nom  la 
première.  Il  y  a  de  vieux  soldats  comme  il  y  a  de  vieux  lions, 
et,  quand  nous  aurons  achevé  de  battre  les  Kinserlichs , 
nous  nous  retirerons  ensemble  dans  quelque  maisonnette. 
Je  serai  votre  bâton  de  vieillesse,  et  nous  passerons  encore 
des  jours  heureux,  puisque,  après  avoir  combattu  pour  la 
France,  nous  serons  sûrs  d'avoir  contribué  à  la  paix  et  au 
bonheur  de  notre  pays! 

EMILE  MARCO  DE  SAINT-HILAIRE. 


LA  PRIERE  D^UN  ENFANT. 


Château  de  V ,  lO  février  i844. 

Il  ejt  temps  de  prier  :  allons,  viens,  mon  cher  ange; 
Joins  tes  petites  mains  et  te  mets  à  genoux  : 
Si  pour  prier  Jésus  tu  quittes  tes  joujoux. 
Enfant,  tu  recevras  tous  ses  dons  en  échange. 

Dis-lui ,  mais  songe  bien  qu'il  regarde  ton  cœur. 
Dis  que  tu  veux  l'aimer,  le  servir  dès  l'enfance; 
Et,  sans  comprendre  encor  ce  que  vaut  rinnocencc, 
Dis  :  Mon  Dieu ,  garde-moi  comme  une  blanche  fleur. 


t  Dieu,  fais  qu'à  mon  réveil  je  retrouve  ma  mère, 
«  Mon  lait  et  mon  gâteau,  ma  poupée  et  mon  chien  ; 
«  Aujourd'hui  j'ai  donné,  mon  Dieu,  tu  le  sais  bien, 
«  Aux  pauvres  mes  bonbons,  et  c'était  pour  te  plaire.  » 

En  murmurant  ces  mots,  et  tombant  à  demi, 
Le  sommeil  est  venu  lui  clore  la  paupière; 
0  Marie!  à  ton  fils  présente  sa  prière, 
Et  daigne  protéger  cet  enfant  endormi. 

S.  DE  M...« 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


245 


B 


Il  y  avait  trois  ans  que  Corneille  était  né  à  Rouen ,  ca- 
pitale de  la  Normandie,  lorsque,  le  21  août  1609,  Jean  Ro- 
trou  naquit  à  Dreux,  petite  ville  de  la  même  province. 
Mais  Corneille  prolongea  sa  carrière  jusqu'à  près  de  qua- 
tre-vingts ans,  tandis  que  Rotrou,  viclime  de  son  dévoue- 
ment pour  ses  concitoyens,  termina  la  sienne  à  Tàge  de 
quarante  ans  et  quelques  mois  (i).  Sa  famille,  l'une  des 
plus  anciennes  du  pays ,  y  avait  de  tout  temps  possédé 
les  premières  charges  :  Pierre  Rotrou,  l'un  de  ses  ancê- 
tres, occupait,  en  1561,  l'emploi  de  lieutenant-général  du 
bailliage  de  Dreux;  c'est  ce  que  constate  l'inscription  qui 
se  lit  encore  sur  la  cloche  du  beffroi. 

Rotrou  avait,  dit-on,  quinze  ans  à  peine  lorsque,  le 
hasard  ayant  fait  tomber  entre  ses  mains  un  exemplaire  de 

(0  Mairet,  auteur  de  douze  tragédies  dont  la  Sophonisbe  est  la 
seule  qui  ofTre  quelques  morceaux  remarquables,  naquit  en  i6oi,  et 
mourut  i  quatre-vingt-deux  ans.  La  Sophonisbe  parut  en  I6î9.  «Mai- 
ret, dit  Voltaire,  ouvrit  la  carrière  dans  laquelle  cnira  Rotrou,  et  ce 
ce  fut  qu'en  les  imitant  que  Corneille  apprit  à  les  surpasser.  » 


Sophocle,  il  se  sentit  poète,  et  résolut  de  se  livrer  à  la 
carrière  dramatique.  Mais  si  son  génie  lui  fut  révélé  par 
le  sentiment  des  beautés  du  théâtre  grec,  il  fut  aussitôt 
comprimé  par  l'influence  du  mauvais  goût  de  l'époque, 
qui  le  contraignit  d'imiter  le  Jthéàtre  espagnol ,  et  l'en- 
traîna dans  cette  route  aventureuse  où  il  s'égara  presque 
toujours.  Nulle  part,  en  effet,  dans  ses  nombreuses  tragé- 
dies, alors  même  qu'il  nous  transmet  presque  servilement 
des  sujets  empruntés  à  Sophocle  ou  à  Euripide ,  on  ne  s'a- 
perçoit de  l'influence  du  génie  grec.  Racine  est  bien  loin 
de  traduire  ces  grands  modèles  aussi  fidèlement  que  lui, 
et  cependant  on  peut  dire  que  Racine  est  presque  toujours 
Grec  par  le  sentiment  et  même  par  l'expression ,  tandis 
que  Rotrou  reste  constamment  Espagnol. 

Jamais,  dans  aucune  des  pièces  de  Rotrou,  on  n'aperçoit 
ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  couleur  locale  ;  jamais,  ex- 
cepté dans  certaines  parties  du  Fenceslas,  et,  de  loin  en 
loin,  dans  quelques-unes  de  ses  meilleures  pièces,  on  ne 
remarque  de  traces  de  cette  observation  des  mœurs ,  de 


246 


LECTURES  DU  SOIR. 


celle  élude  des  caraclères  qui ,  chez  Racine  et  dans  les 
chefs-d'œuvre  de  Corneille,  complètent  l'illusion  du  specta- 
teur, et  le  transportent,  pour  ainsi  dire,  aux  temps  ,  aux 
lieux  et  auprès  des  personnages  que  le  poêle  fait  revi\Te. 
Chez  Rolrou,  tout  est  sacrifié  à  Tintrigue  et  à  la  surprise 
du  spectateur;  sa  tragédie  est  véritablement  Glle  du  ro- 
man (1),  et  l'on  y  sent  TmOuence  espagnole  bien  plus  en- 
core que  chez  Corneille.  Très-souvent  il  viole  l'unité  de 
lieu;  presque  toujours  les  intrigues,  trop  compliquées, 
sont  très-difficiles  à  débrouiller;  l'unité  de  temps  n'est 
pas  toujours  observée;  les  événements  sont  inattendus  et 
invraisemblables;  les  duels,  les  déguisements  de  sexe  et 
d'état,  les  bravades,  les  apparitions  subites  de  voleurs  et 
de  pirates,  les  sorties  et  les  entrées  rarement  motivées; 
enfin,  beaucoup  d'amplifications,  de  mauvaises  pointes  et 
de  négligences,  rendent  sa  lecture  fatigante;  mais  cepen- 
dant on  est  étonné  de  l'élégance  et  de  la  pureté  du  style, 
d'une  foule  de  détails  spirituels,  de  pensées  énergiques 
exprimées  avec  concision  ,  et  l'attention  est  soutenue  par 
la  richesse  constante,  et  même  quelquefois  alTectée,  de  la 
rime  :  on  reconnaît  que  Rotrou  n'est  pas  étranger  aujj  ar- 
tifices de  la  bonne  versification,  qu'il  connaît  la  coupe 
des  vers,  auxquels  il  sait  donner  le  nombre  et  l'harmonie. 
C'est  dans  son  premier  ouvrage  que  l'on  remarque  sur- 
tout l'excès  de  ses  défauts,  accrus  encore  par  la  méta- 
physique de  l'amour  quintessencié  qui  régnait  alors  sur 
la  société  en  France,  et  qui  oblige  le  poète  à  faire  quel- 
quefois voyager  ses  héros  sur  la  carte  de  Tendre  ou  sur 
le  Oeuve  de  l'Oubli  (2).  Le  mariage  de  Louis  XIII  avec  la 
fille  de  Philippe  III  avait  mis  la  littérature  espagnole  en 
faveur.  On  avait  abandonné  la  route  ouverte  par  Jodelle  et 
Baïf,  traducteurs  et  imitateurs  des  anciens.  Hardy,  Théo- 
phile et  Mairel  même,  lorsqu'ils  traitaient  des  sujets  de 
raniii|uité,  ne  croyaient  pouvoir  mieux  faire  que  d'imiter 
Lopez  de  Véga  et  Caldéron.  On  doit  pardonner  à  Rotrou 
d'avoir  suivi  trop  constamment  leurs  traces,  puisque  long- 
temps le  grand  Corneille  lui-méii*e  ne  crut  pas  pouvoir 
faire  autrement,  et  mérita  même,  jusqu'à  la  fin  de  sa  car- 
rière, le  reproche  d'avoir  revêtu  de  la  cape  espagnole  les 
héros  du  Tibre,  leur  prêtant  et  la  morgue  castillane  et  la  ga- 
lanterie mauresque  conservées  encore  au  delà  des  Pyrénées. 
Dominé  par  l'amour  de  la  poésie  et  du  théâtre ,  Rotrou 
leur  consacra  tous  les  moments  que,  dans  sa  courte  exis- 
tence, il  put  dérober  aux  devoirs  de  sa  charge  et,  disons- 
le  aussi,  à  ses  plaisirs.  Mais  il  fallait  qu'il  fût  doué  d'une 
merveilleuse  facilité ,  puisqu'en  vingt-deux  années  (3)  il 
put  produire  trente-cinq  tragédies,  tragi-comédies  ou  co- 
médies, toutes  en  cinq  actes  et  en  vers.  On  lui  attribue 
même  encore  cinq  autres  grandes  pièces  (-4)  ;  et  il  est  cer- 
tain qu'il  travailla  en  outre  ii  une  tragi-comédie  et  à  une 
comédie  (3)  en  commun  avec  les  poètes  qui  formaient  la 

(i)  Voltaire,  dans  son  commentaire  sur  VAriaue  de  Thomas  Cor- 
neille, en  cite  quelques  vers  qui  conOrmenl  l'opinion  de  Riccoboni, 
qui  disait  que  la  tragédie,  en  France,  était  fille  du  roman. 

(2)  Les  moiierncs  ont  encore,  plus  fréquemment  que  les  Grecs, 
imaginé  des  sujets  de  pure  invention.  Nous  eûmes  beaucoup  de  ces 
ouvrages  du  temps  du  cardinal  de  Richelieu  :  c'était  son  goût ,  ainsi 
que  celui  des  Espagnols;  il  aimait  qu'on  cherchât  d'abord  à  peindre 
les  mœurs,  à  arranger  une  intrigue,  et  qu ensuite  on  donnât  des 
noms  aux  personnages,  comme  on  en  use  dans  la  comédie.  C'est  ain>i 
qu'il  travaillait  lui-même  quand  il  voulait  se  délasser  du  poids  du  mi- 
nistère. Le  renceslas  de  Rotrou  est  entièrement  dans  ce  goût,  et 
louie  celle  histoire  est  fabuleuse.  (Dissertation  sur  la  tragédie,  placée 
en  tète  de  la  Sèmiriimis.) 

(3)  Sa  première  pièce  date  de  1628:  il  mourut  en  1650.- 

(4)  Lisimènc,  la  Thcbaldf,  don  Alvar  de  Lune,  Florante,  ou  les 
Dédains  amoureux,  /'///i(.<(rt'  Amazone. 

(5)  L'Aveugle  de  Smyrne,  iragi-comèdic,  1638,  et  la  Comidie  des 
Tuueries,  comédie,  i635. 


petite  académie  particulière  du  cardinal  de  Richelieu  :  on 
sait  que  l'on  donnait  alors  à  ces  pièces  le  nom  de  pièces 
des  cinq  auteurs,  parce  que  ceux-ci  en  composaient  en 
même  temps  chacun  un  acte  d'après  le  plan  donné  par 
Richelieu ,  qui  prenait  quelquefois  part  au  travail  com- 
mun, mais  qui  était  toujours  le  réviseur  suprême  (1).  Rotrou 
se  trouva  donc  réuni  à  l'Etoile,  Bois-Robert,  Guillaume 
Colletet,  et  Pierre  Corneille. 

Il  est  assez  singulier  de  voir  Pierre  Corneille  le  dernier 
sur  cette  liste.  C'est  qu'en  efTet  le  grand  homme  qui  devait 
bientôt  laisser  si  loin  derrière  lui  ses  collaborateurs  était 
alors  le  moins  estimé  des  cinq.  €  11  n'avait  trouvé,  dit 
Voltaire ,  d'amitié  et  d'estime  que  dans  Rolrou,  qui  sentait 
son  mérite  ;  les  autres  n'en  avaient  point  assez  pour  lui 
rendre  justice.  » 

Ainsi,  à  cette  époque ,  la  réputation  de  Rotrou  était  bien 
supérieure  à  celle  de  Corneille  ;  c'est  qu'il  avait  déjà  ob- 
tenu plusieurs  succès  sur  la  scène  tragique,  tandis  que 
Corneille  n'avait  point  encore  fait  son  coup  d'essai  drama- 
tique. Aussi  Corneille ,  bien  qu'il  eût  trois  ans  de  plus  que 
Rotrou,  touché  de  l'amitié  que  celui-ci  lui  ténroignait  et 
des  conseils  qu'il  lui  donnait,  se  plaisait-il  à  l'appeler  son 
père  ;  on  sait  combien  le  père  fut  surpassé  par  son  fils. 

Rotrou  avait  commencé  à  faire  des  vers  à  dix-sept  ans; 
il  n'en  avait  encore  que  dix-neuf  lorsqu'il  Ot  représenter  la 
tragi-comédie  intitulée  :  V Hypocondriaque ,  on  le  Murt 
amoureux,  pièce  d'une  imagination  bizarre, comme  le  titre 
seul  l'annonce,  mais  où,  à  travers  des  défauts  de  goût,  les 
pointes  et  les  concctti ,  on  remarque  des  qualités  de  style 
et  des  intentions  dramatiques  supérieures  à  tout  ce  que  l'on 
rencontre  chez  les  contemporains  de  l'auteur. 

€  Il  y  a  d'excellents  poètes,  mais  ce  n'est  pas  à  vingt  ans  », 
disait  Rotrou  en  terminant  l'argument  de  cette  pièce  :  cette 
remarque  prouve  la  modestie  de  l'auteur. 

Voltaire  avait  le  même  âge  lorsqu'il  composa  son  OEdipe-, 
mais  il  ne  s'exprime  pas  avec  autant  de  modestie  dans  sa 
préface  ,  où  il  montre  peu  de  respect  pour  Sophocle,  qui 
venait  pourtant  de  l'initier  aux  vrais  principes  du  beau. 
Et,  moins  excusable  que  Rotrou.  Voltaire  céda  comme 
lui  aux  exigences  des  acteurs  et  à  l'inûuence  du  goût 
public. 

Ces  exigences  devaient  être  des  lois  absolues  pour  un 
jeune  homme  inconnu  qui ,  de  sa  province  ,  composait  pour 
le  théâtre  de  Paris  des  pièces  autant  pour  satisfaire  sa  pas- 
sion des  vers  et  du  théâtre  que  pour  le  léger  salaire  qu'il 
en  retirait,  et  l'on  conçoit  que  Rotrou,  jeune,  ardent,  em- 

(i)  Ce  grand  ministre,  en  encourageant  les  auteurs  dramatiques  el 
en  cherchant  quelque  noble  délassement  à  ses  travaux  el  à  s>'S  soucis 
politiques,  avait  au>si  peut-être  pour  but  d'accoutumer  l'auditoire 
d'élite  quiecoulaii  les  pièces  de  Corneille  et  de  Rolrou  aux  maxime] 
politiques  qui  pouvaient  lui  convenir;  tels  seul  ces  passages  : 

La  Tolonte  des  rois  par  l'cfTet  seal  t'fipliqae; 
Un  suit  lear  paMioD,ou  juste  ou  tyranniquo. 
Et  toujours  un  sujet  se  porte  justemeut 
A  t'eieculioD  de  leur  commandemeai. 

[L  UeureyLX  naufrage.) 

Ce  qu'an  ciel  sont  les  dieui ,  1rs  rois  le  sont  sur  lerra; 

Et  c'est  ternir  l'ecUt  Je  totre  dicnite 

Uue  de  souOrtr  qu'elle  ait  un  pouruir  limite. 

....    ijue  ne  peuient  les  rois.' 
Et  qal  peut  %»ja  ofTense  en  corrisier  les  lois.' 
Quel  obstacle  peut  tire  a  leur  désir  contraire.' 
Et  quel  temps  leur  faut  il  entre  touloir  el  (aire? 
t,L' Innocente  in/iiUUU.) 

L«  perte  d'un  sujet  dancereni  k  l'Ëtat, 
Arant  tout  autre  soin  importe  au   potcatat: 
Tout  membre  retranche  dn  corps  d'une  proTlac* 
Est  l«  salut  da  reste  et  le  repo$  du  prince. 

{Laure  perieculet.) 

Ces  vert  ne  scmblenl-iU  pas  être  l'apologie  des  cieculioos  qui  ti- 
gnalèrcnl  le  ministère  de  Richelieu.' 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


247 


porté  par  la  fougue  de  ses  passions ,  ait  négligé  ses  pre- 
miers ouvrages  et  suivi  le  funeste  exemple  de  son  con- 
temporain Hardy,  qui  versifia  pour  les  comédiens  plus  de 
cinq  cents  tragédies  :  nous  le  verrons  aussi,  dans  le  cours 
d'une  seule  année  ,  donner  au  théâtre  jusqu'à  quatre  pièces 
de  cinq  grands  actes,  et  composer  ainsi  jusqu'à  dix  mille 
vers  par  an. 

Quand  on  réfléchit  à  ces  fâcheuses  conditions  où  se  trouva 
Rolrou ,  et  au  véritable  mérite  que  l'on  remarque  même 
dans  les  plus  faibles  de  ses  ouvrages,  on  ne  peut  s'empê- 
cher de  regretter  de  le  voir  forcé  d'abandonner,  pour  la 
mauvaise  école  espagnole,  l'élude  des  chefs-d'œuvre  de 
l'antiquité ,  qui  lui  auraient  appris  à  travailler  longtemps 
son  style  et  ses  ouvrages.  S'il  se  fût  pénétré  du  précepte 
d'Horace,  limœ  labor  etmora,  il  eût  sans  doute  produit 
moins;  mais  nous  aurions  de  lui  quelques  chefs-d'œuvre 
de  plus. 

D'ailleurs,  cette  fatale  précipitation  d'écrire  qui  égara 
Corneille  lui-même  dans  ses  premirs  essais  ,  et  contre  la- 
quelle Boileau  sut  garantir  Racine  eu  lui  apprenant  à  faire 
difficilement  des  vers  faciles,  n'était  pas  pour  Rolrou  le 
seul  écueil  à  éviter.  La  langue  du  dix-septième  siècle  n'é- 
tait pas  faite  encore ,  et  il  contribua  non  moins  que  Cor- 
neille à  l'enrichir  et  à  l'épurer.  Ce  serait  un  travail  curieux 
et  utile  que  de  rechercher  tout  ce  que  lui  doit  notre  langue. 
Tant  de  vers  nerveux  et  précis  que  l'on  rencontre  dans  ses 
ouvrages  semblent  nous  avertir  que  l'emploi  de  tel  ou  te! 
mot,  de  telle  ou  telle  locution  lui  appartient.  C'était  sans 
doute  ce  mérite  qui  avait  frappé  le  grand  Corneille  ,  et  lui 
faisait  appeler  Rotrouson  maître.  On  trouve  en  effet  dans 
Rotrou  un  grand  nombre  de  vers  vraiment  cornéliens^  et 
en  général,  si  son  style  a  rarement  l'éclat  de  celui  des  chefs- 
d'œuvre  de  Corneille,  on  doit  reconnaître  qu'il  est  plus 
correct  que  celui  des  premières  et  même  des  dernières 
pièces  du  grand  tragique.  Sa  diction  s'améliore  sensible- 
ment à  partir  de  VNeureuse  Constance  (1631  ),  et  des 
Ménechmes,  pièces  jouées  avant  le  O'd.Dans  renceslas, 
ainsi  que  dans  quelques  endroits  de  Saint  Genest  ou  de 
Cosroès,  elle  est  véritablement  forte  et  correcte. 

Voltaire  cite  partout  la  tragédie  de  Fenceslas  avec  les 
plus  grands  éloges  ;  il  ne  met  rien  au-dessus  de  la  scène 
d'ouverture  et  du  quatrième  acte  :  la  comparaison  qu'il 
fait  de  plusieurs  endroits  de  Polyeucte  et  de  Saint  Genest 
est  très-souvent  à  l'avantage  de  Rotrou  (1). 

La  Harpe  a  fait  un  examen  très-détaillé  de  Fenceslas  -. 
€  Ce  dialogue  ,  dit-il  après  avoir  signalé  les  beautés  de  la 
grande  scène  entre  Venceslas  et  Ladislas,  m'a  toujours  paru 
;idmirûble.  11  est  parfaitement  adapté  aux  circonstances  et 
aux  personnages ,  et  il  a  surtout  un  caractère  de  simplicité 
touchante,  rare  dans  tous  les  temps,  mais  alors  absolu- 
ment original,  puisqu'on  ne  trouve  rien ,  même  dans  Cor- 
neille, qui  ressemble  au  ton  de  cette  scène.  »  Et  plus  loin, 
après  avoir  signalé  quelques  scènes  déplacées  ou  inutiles 
qui  font  languir  l'action,  il  ajoute  :  «A  l'égard  du  style,  il 
offre  des  beautés  réelles ,  particulièrement  dans  le  rôle  de 
Ladislas,  le  seul,  avant  Racine,  où  l'on  ait  peint  les  fureurs 
et  les  crimes  dont  l'amour  est  capable.  » 

Mais  pour  apprécier  les  ouvrages  de  l'époque  de  Rotrou, 
il  faut,  avant  tout,  se  pénétrer  de  cette  vérité,  que  ni  le 
style,  Di  les  idées  ne  doivent  être  jugés  d'après  les  idées 
actuelles  et  l'état  de  la  langue,  qui  n'est  plus  aujourd'hui 
celle  de  Racine  ni  même  de  Voltaire.  Combien  de  locu- 
tions en  effet  nous  paraissent  basses ,  et  sont  même  deve- 
nues presque  trivioles  ,  qui  ne  l'étaient  point  alors!  mais, 
au  contraire,  créées  le  plus  souvent  par  l'auteur  lui-même, 

(0  Vollaire,  Siècle  de  Louis  XIV. 


elles  étaient  pour  la  langue,  pauvre,  timide  et  encore  em- 
barrassée, d'utiles  acquisitions.  Combien  d'autres  locutions, 
qui  nous  semblent  bizarres  aujourd'hui,  étaient  alors  con- 
formes au  style  et  au  goût  du  public,  qui  leur  donnait  un 
sens  dont  nous  ne  pouvons  reconnaître  la  valeur  que  par 
une  sorte  d'abstraction  et  en  les  comparant  aux  locutions 
analogues  qu'employaient  les  auteurs  contemporains  ! 

Parmi  les  innovations  que  l'on  doit  à  Rotrou ,  il  faut  re- 
marquer que  ce  fut  lui  qui  introduisit  l'usage  des  stances, 
dont  Corneille  a  fait  quelquefois  un  heureux  emploi  (1). 
Quelques-unes  de  ces  stances  s'élèvent  à  la  hauteur  de  la 
poésie  lyrique;  l'emploi  de  divers  rhythmes,  dont  il  est 
aussi  l'inventeur,  prouve  combien  son  oreille  avait  le  sen- 
timent de  l'harmonie. 

Voici  unestance  de  la  belle  Alphride  : 

Quoi!  passe-temps  pleins  d'innocence, 

Doux  exercices  de  l'enfance. 
Mes  chères  liberlés  ,  mes  ébats,  mes  plaisirs, 
Innocents  entretiens  de  ma  jeune  pensée , 

Vous  m'avez  délaissée. 
Et  TOUS  m'abandonnez  à  de  nouveaux  désirs.' 

Je  citerai  cette  autre  stance  de  V Innocente  Infidélité  : 

Qu'un  instable  pouvoir  gouverne  toutes  choses.' 
Le  plus  terme  pouvoir  passe  comme  les  roses; 
Pour  elles,  vivre  un  jour  est  un  heureux  destin , 
El  le  soir  y  détruit  l'ouvrage  du  matin. 

On  aurait  tort  de  s'étonner  si  l'on  rencontre  parfois  dans 
certaines  tragi-comédies  et  comédies  de  Rotrou  quelques 
détails  un  peu  libres  ;  car  en  cela  il  était  en  arrière  de  ses 
contemporains;  la  Sophonisbe  de  Uairet ,  h  Lucrèce  de 
Duryer,  et  même  le  Ctitandre  de  Corneille,  offrent  des 
scènes  peut-être  plus  inconvenantes  que  celles  qu'on  pour- 
rait reprocher  à  Rotrou  ;  et  Voltaire,  qui  l'appelle  le  fonda- 
teur et  le  maître  de  Corneille  (  nom  que  Corneille  lui  donne 
lui-même  dans  la  préface  de  son  OEdipe),  reconnaît  que 
ce  fut  lui  qui  purgea  la  scène  des  indécences  révoltantes 
que  Tonne  craignait  point  d'y  commettre  de  son  temps. 

Amené  par  une  circonstance  particulière  à  lire  avec  soin 
les  œuvres  complètes  de  Rotrou  (  lecture  pénible,  il  faut 
l'avouer  ),  j'ai  cru  faire  une  chose  utile  et  à  la  mémoire 
de  notre  poète,  et  à  ceux  qui  voudraient  connaître  ses  ou- 
vrages, en  composant  un  extrait  de  tout  ce  que  ses  trente- 
cinq  pièces  offrent  de  remarquable  ;  mais  comme  ce  choix 
occuperait  ici  trop  de  place  ,  je  me  bornerai  à  en  citer  un 
seul  passage,  qui  pourra  faire  juger  de  ce  dont  Rotrou  eût 
été  capable  s'il  n'eût  été  dominé  par  les  circonstances ,  et 
par  l'exemple  de  ses  contemporains. 

ÀBGINT. 

Une  couronDe  est-elle  si  pesante? 


TARIS. 

Ah;  qu'elle  pèserait  sur  ton  cerveau  léger! 

Tu  connais  mal  un  Dieu  dont  tu  crois  bien  juger. 

(0  «Kolrou,  dit  Vollaire,  avait  mis  les  stances  à  la  mode.  Cor- 
neille, qui  les  employa,  les  condamne  lui-même  dans  ses  nllexions 
sur  la  tragédie  ;  elles  ont  quelque  rapport  à  ces  odes  que  chaïUaieiit 
les  choeurs  entre  les  scènes  sur  le  théâtre  grec.  Les  Romains  les  imi- 
tèrent :  il  me  senible  que  c'était  l'enfance  de  l'art.  \\  était  bien  plus 
aisé  d'insérer  ces  inutiles  déclamations  entre  neuf  ou  dix  scènes  qui 
composaient  une  tragédie,  que  de  trouver  dans  son  sujet  même  do 
quoi  animer  toujours  le  théâtre,  et  de  soutenir  une  longue  intrigue 
toujours  intéressante.  Lorsque  notre  théâtre  commença  à  sortir  da 
la  barbarie  et  de  l'asservissement  aux  usages  anciens,  pire  encore 
que  la  barbarie,  on  substitua  à  ces  odes  des  chœurs  qu'on  voit  dans 
Garnier,  dans  Jodelle  et  dans  Baïf ,  des  stances  que  les  personnages 
récitaient.  Cette  mode  a  duré  cent  années  ;  le  dernier  exemple  que 
nous  ayons  des  stances  est  dans  la  ThébaUe.  Racine  se  corrigea  do 
ce  défaut;  il  sentit  que  cette  mesure,  différente  de  la  mesure  em- 
ployée dans  la  pièce,  n'était  pas  naturelle;  que  les  personnages  no 
devaient  pas  changer  le  langage  convenu,  qu'ils  devenaieol  poëtcf 
mal  à  propos.» 


2^8 


LECTURES  DU  SOIR. 


Peu  savent  ce  qu'on  souffre  à  régir  un  empire. 
Et  c'est  pourtant  un  but  où  tout  le  monde  aspire. 
Quand  nous  voyons  du  port  des  navires  Ooliants, 
Pleins  de  riches  butins  et  caressés  du  temps. 
Chacun  est  envieux  du  bonheur  de  leur  malire. 
Et  des  premiers,  Argant  souhaiterait  de  l'être. 
Mais  quand  le  vent  combat  contre  les  matelots, 
Qu'il  leur  faut  aplanir  des  montagnes  de  flots, 
Que  l'orage  fait  naître  une  nuit  sans  étoiles  , 
Fend  le  flanc  des  vaisseaux  et  déchire  les  voiles  (J). 
Il  faut  être  assisté  par  un  puissant  démon 
Pour  ne  pas  se  fâcher  d'avoir  pris  le  timon. 
Nous  envions  les  rois,  mais,  connaissant  leur  vie  , 
Nous  saurions  très-souvent  qu'ils  nous  portent  envie; 
Beaucoup  éviteraient  ce  qu'ils  ont  désiré  : 
Le  destin  médiocre  est  le  plus  assuré. 

(Vneureuse  constance,  a.  III,  se.  ii  ) 

Le  Cid  parut  en  1636,  et  aussitôt  le  public  tout  entier 
se  passionna  pour  ce  chef-d'œuvre.  Mais  ce  succès  fit  om- 
brage aux  rivaux  de  l'auteur  et  ils  cherchèrent  à  l'atténuer; 
or,  à  la  tête  de  ces  rivaux,  était  un  homme  alors  tout-puis- 
sant en  France,  le  cardinal  de  Richelieu,  qui  avait  la  fai- 
blesse de  vouloir  joindre  à  tous  ses  titres  celui  de  poète 
dramatique. 

On  sait  les  persécutions  qu'un  tel  rtval  fit  éprouver  à 
Corneille.  La  pièce  fut  soumise  à  la  censure  de  l'Académie 
française,  qui  s'honora  en  rendant  hommage  au  génie  du 
grand  poète  qu'elle  était  chargé  de  critiquer.  Rotrou,  qui 
n'était  pas  de  l'Académie,  parce  qu'il  n'avait  pas  son  domi- 
cile à  Paris ,  mérita  dans  cette  circonstance  encore  plus 
d'éloges  que  cette  illustre  compagnie.  Seul  parmi  les  au- 
eurs  dramatiques,  il  prit  la  défense  du  Cid  ,-  dès  ce  mo- 
ment il  reconnut  Corneille  pour  son  maître,  et  désormais 
il  donna  ce  nom  à  celui  qui ,  comme  nous  l'avons  vu  ,  se 
plaisait  à  le  nommer  son  père.  Combien  sont  touchantes 
ces  marques  de  sincère  amitié  dans  ces  grands  hommes! 
combien  leur  antique  simplicité  était  supérieure  à  nos 
mesquines  rivalités  littéraires! 

Il  nous  reste  deux  manifestations  de  ces  sentiments  de 
Rotrou  pour  Corneille  ;  l'une  est  un  hommage  éclatant  pro- 
clamé publiquement  sur  le  théâtre  dans  une  tirade  épiso- 
dique,  ou  plutôt  dans  un  hors-d'œuvre  placé  au  milieu  de  la 
tragédie  de  Saint  Gcnes/.  L'empereur  Dioclétien  demande 
à  saint  Genest  quelles  sont  les  tragédies  les  plus  célèbres 
de  l'époque  ;  celui-ci  lui  répond  que  ce  sont  celles  qui 

Portent  les  noms  fameux  de  Pompée  et  d'Auguste  ; 
Ces  poëmes  sans  prix,  où  son  illustre  main 
D'un  pinceau  sans  pareil  a  peint  l'esprit  romain , 
Rendront  de  leurs  beautés  notre  oreille  idolâtre. 
Et  sont  aujourd'hui  l'ànie  et  l'amour  du  théâtre. 

Cet  éloge,  par  cela  même  qu'il  est  placé  d'une  manière 
un  peu  forcée  dans  cette  tragédie,  prouve  d'autant  mieux 
le  désir  qu'avait  Rotrou  de  manifester  à  tout  prix  son 
amitié  et  son  admiration  pour  Corneille  ;  et  ce  dut  être  une 
douce  joie  pour  ces  deux  rivaux  que  de  voir  se  confondre 
les  applaudissements  décernés  par  le  public  au  génie  de 
l'un  aussi  bien  qu'aux  beaux  vers  et  au  désintéressement 
de  l'autre. 

L'autre  manifestation  des  sentiments  que  Rotrou  pro- 
fessait pour  Corneille,  est  un  écrit  qu'il  publia  sous  le  titre 

(1)  Des  quatre-vingt-dix  mille  vers  qu'a  composés  PiOtrou,  ce- 
lui-là est  peut-être  le  seul  où  il  ait  cherché  â  rendre  par  l'harmonie 
imitative  un  effet  physique  ;  il  a  heureusement  imité  Homère ,  et  l'on 
doit  regretter  qu'il  n'ait  pas  plus  souvent  tenté  de  rapprocher  par  le 
travail  sa  poésie  des  beaux  morceaux  de  l'antiquité.  Dans  ce  morceau, 
qui  est  aussi  remarquable  par  le  style  que  par  les  pensées ,  la  coupe 
Ue  ce  vers 

Qo'il  loor  faat  aplanir  des  montagnes  do  flols, 

f  si  d'un  mouvement  tellement  heureux  qu'on  pourrait  le  croire  aussi 
le  résultat  du  travail  qui  a  cherché  à  imiter  le  mouvement  des  flots 
cl  des  vagues  régulières. 


de  VInconnu  et  véritable  ami  de  messieurs  de  Scude'ry  et 
Corneille .-  cette  pièce  est  assez  rare.  Il  serait  trop  long  de 
la  citer  ici. 

Lorsque  Corneille  fit  représenter  la  Preuve,  Rotrou  lui 
adressa  la  pièce  suivante,  que  je  cite  ici  tout  entière  parce 
qu'elle  est  devenue  très-rare  :  on  y  remarque  une  grande 
modestie  et  un  grand  respect  pour  Corneille. 

Pour  le  rendre  justice  autant  que  pour  te  plaire. 

Je  veux  parler.  Corneille,  et  ne  puis  plus  me  taire. 

Juge  de  ton  mérite  à  qui  rien  n'est  égal. 

Par  la  confession  de  ton  propre  rival. 

Pour  un  même  sujet,  même  désir  nous  presse; 

Nous  poursuivons  tous  deux  une  même  maîtresse; 

La  gloire,  cet  objet  des  belles  volontés, 

Préside  également  dessus  nos  libertés. 

Comme  loi  je  la  sers ,  et  personne  ne  doute 

Des  veilles  et  des  soins  que  cette  ardeur  me  coiite. 

Mon  esprit  toutefois  est  déçu  chaque  jour 

Depuis  que  je  t'ai  vu  prétendre  i  son  amour. 

Je  n'ai  point  le  trésor  de  ces  douces  paroles 

Dont  tu  lui  fais  la  cour  et  dont  tu  la  cajoles. 

Je  vois  que  ton  esprit,  unique  dans  ton  art, 

A  des  naïvetés  plus  bellf^s  que  le  fard  ; 

Que  tes  inventions  ont  des  charmes  étranges. 

Que  leur  moindre  incident  attire  des  louanges; 

Que  par  toute  la  France  on  parle  de  ton  nom , 

Et  qu'il  n'est  plus  d'estime  égale  â  ton  renom. 

Depuis,  ma  muse  tremble  et  n'est  plus  si  hardie: 

Une  jalouse  peur  l'a  longtemps  refroidie; 

El  depuis,  cher  rival ,  je  serais  rebuté 

De  ce  bruit  spécieux  dont  Paris  m'a  flntl'^. 

Si  cet  ange  mortel  qui  fait  tant  de  mirscles 

Et  dont  tous  les  discours  passent  pour  des  oracles. 

Ce  fameux  cardinal,  l'honneur  de  l'univers. 

N'aimait  ce  que  je  fais,  et  n'écoutait  me.«  ver». 

Sa  faveur  m'a  rendu  mon  honneur  ordinaire. 

La  gloire  où  je  prétends  est  l'honneur  de  lui  plaire 

Et  lui  seul,  réveillant  mon  génie  endormi. 

Est  cause  qu'il  le  reste  un  si  faible  ennemi. 

Mais  la  gloire  n'est  pas  de  ces  chastes  maîtresses 

Qui  n'osenl  en  deux  lieux  répandre  leurs  caresses. 

Cet  objet  de  nos  vœux  nous  peut  obliger  tous. 

Et  faire  mille  amants  sans  en  faire  un  jaloux. 

Tel  je  le  sais  connaître  et  te  rendre  justice. 

Tel  on  me  voit  partout  adorer  la  Clarice; 

Aussi  rien  n'est  égal  à  ses  moindres  attraits , 

Tout  ce  que  j'ai  produit  cède  à  ses  moindres  traits. 

Toute  veuve  qu'elle  est,  de  quoi  que  lu  l'habilit-s. 

Elle  ternit  l'éclat  de  nos  plus  belles  filles. 

J'ai  vu  trembler  Silvie,  Amaranthe  et  Philis; 

Célimène  a  changé,  ses  attraits  sont  pâlis. 

Et  tant  d'3uire.<  beautés  que  l'on  a  tant  vantées  , 

Sitôt  qu'elle  a  p.iru  se  sont  épouvantes. 

Adieu  ;  fais-nous  souvent  de,<  enfants  si  parfaits; 

Et  que  ta  bonne  humeur  ne  se  lasse  jamais. 

On  reconnaît,  à  ces  traits,  cette  noblesse  d'àme  dont  notre 
poète  donna  dans  sa  mort  une  preuve  si  éclatante. 

On  a  peu  de  détails  sur  la  vie  de  Rotrou  ;  et  le  peu  que 
j'oiïre  ici ,  j'ai  dû  le  chercher  dans  ses  préfaces  et  dans 
quel(]ues-uncs  de  ses  pièces  de  vers.  On  .sait  seulement 
qu'il  fut  bon  époux  et  bon  père  ;  il  avait  épousé  Elisabeth 
Le  Camus ,  qui  lui  avait  donné  trois  enfants.  Sa  descen- 
dance mâle  est  aujourd'hui  éteinte. 

Il  dut  lutter  longtemps  contre  la  pauvreté  et  la  fougue 
de  SOS  passions,  surtout  contre  la  passion  du  jeu,  à  laquelle 
il  ne  sut  pas  résister  dans  sa  jeunesse.  On  raconte  que 
chaque  fois  qu'il  avait  gagné  ou  qu'il  recevait  des  comé- 
diens quelque  argent ,  il  allait  le  jeter  derrière  des  fagots , 
se  forçant  ainsi  lui-même  à  chercher  cet  argent  pièce  à 
pièce ,  et  se  formant,  presque  malgré  lui,  une  épargne  que 
le  jeu  lui  aurait  bientôt  enlevée,  si  elle  eût  été  d'un  plus 
facile  accès.  Il  ne  faut  pas  voir  dans  ce  trait  une  espèce  de 
bonhomie  et  d'enfantillage ,  mais  bien  plutôt  l'indice  d'une 
précieuse  qualité ,  la  défiance  de  soi-même,  qui  met  eu 
garde  contre  les  faiblesses  de  rhumanilé. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


249 


On  lit  dans  V Histoire  du  Théàire-Français  (1),  que 
Rotrou,  après  avoir  achevé  la  tragédie  de  Venceslas ,  se 
préparait  à  la  lire  aux  comédiens  ,  lorsqu'il  fut  arrêté  et 
conduit  en  prison  pour  une  dette  qu'il  ne  pouvait  acquit- 
ter. La  somme  n'était  pas  considérable  ;  mais  il  était 
joueur,  et  par  conséquent  assez  souvent  vis-à-vis  de  rien. 
Il  envoya  chez  les  comédiens ,  et  leur  offrit  sa  tragédie 
pour  vingt  pistoles.  Le  marché  fut  bientôt  conclu;  il 
sortit  de  prison  ;  la  pièce  fut  jouée,  et  elle  eut  un  tel  succès, 
que  les  comédiens  crurent  devoir  joindre  un  présent  hon- 
nête au  prix  qu'ils  l'avaient  payée. 

On  voit  par  les  préfaces  des  pièces  de  Rotrou  ,  dédiées 
au  roi  et  à  la  reine  (2)  et  aux  plus  grands  seigneurs  du 
temps ,  que  son  talent  était  apprécié,  ainsi  que  sa  per- 
sonne ,  et  qu'il  était  particulièrement  attaché  à  la  maison 
de  Soissons. 

Enfin  on  voit  dans  sa  préface  de  Saint  Genest,  qu'in- 
vité par  la  princesse  de  Soissons  à  l'accompagner  dans  son 
voyage  à  Bourbon ,  il  n'avait  pu  revoir  les  épreuves  de  cette 
pièce,  et  qu'un  grand  seigneur  de  la  cour  avait  bien  voulu 
se  charger  de  ce  soin.  Des  pièces  de  vers  lui  étaient  adres- 
sées par  les  admirateurs  de  son  talent. 

Dans  des  stances  remarquables  que  Rotrou  adresse  à 
un  ami  qui  le  quittait  pour  retourner  à  Dreux ,  on  voit 
combien  son  âme  était  sensible  à  l'amitié ,  et  que  ce  sen- 
timent ne  contribua  pas  peu  à  le  retirer  de  la  vie  un  peu 
déréglée  à  laquelle  il  s'accuse  de  s'être  laissé  entraîner. 

A  SO.N  AUI. 
STANCES. 

Peni-Jn  ,  cruel  ami ,  l'éloigner  de  mes  tcuï  ' 
Dreux,  pour  nous  séparer,  a-t-il  assez  de  charmes.' 
El,  quelque  rare  objei  qui  se  irouTe  en  ces  lieux, 

l'eu!-il  plus  sur  loi  que  me»  larmes  ' 
En  quelques  enlreiiens  que  je  passe  le  jour, 

A  quoi  que  mon  esprii  s'amuse. 

Et  quelques  amis  que  ma  muse 

M'ait  déjà  donnés  à  la  cour. 
Ce  bonheur  ne  rend  pas  mes  désirs  plus  contents; 
On  m'accuse  parlout  de  peu  de  complaisance. 
Je  crois  éire  inutile  et  perdre  loul  le  temps 

Que  je  passe  hors  de  la  présence  ; 
Si  bien  quayani  à  plaire  à  tant  d'esprits dircrs. 

Un  nombre  infini  me  méprise. 

Ne  trouvant  point  en  ma  hantise 

Les  appas  qui  sont  en  mes  vers 

êi  jamais  deux  esprits  se  sentirent  aiteicts 
Et  surent  conserver  de  si  Gdéles  narames, 
Si  la  conTormité  de  nos  premiers  desseins 

Se  trouve  encor  en  d'autres  âmes; 
Si  Pvihie  et  DamoD  brûlaient  d'un  feu  si  beau. 

Alors  qu'avecque  tant  de  gloire 

lia  exemptèrent  leur  mémoire 

Des  tristes  effets  du  tombeau. 
Lors  je  me  ressouviens  des  sa'es  voluptés 
Où  jadis  nous  faisions  une  chute  commune; 
Quand  une  brune  avait  les  esprits  encbaotés. 

Je  soupirais  pour  une  brune. 
Mais  que  le  souvenir  de  ces  jours  criminels. 
En  l'eiat  où  je  suis  m'offense  la  mémoire.' 
Que  le  ciel  me  devait  de  tourments  éternels. 

Quand  il  me  vit  l'âme  si  noire.' 
■on  Dieu  :  que  ta  bonté  rend  mon  esprit  confus .' 

Qu'avecque  raison  je  t'adore. 

Et  combien  l'enfer  en  dévore 

Qui  sont  meilleurs  que  je  ne  fus.' 
Les  rayons  de  ta  grâce  ont  éclairé  mes  sens. 
Le  monde  et  ses  plaisirs  me  semblaient  moins  qu'un  verre. 
Je  pousse  encor  des  vœux ,  mais  des  vœux  innocents 

Qui  montent  plus  haut  que  la  terre. 
Je  ne  rends  plus  hommage  à  des  objets  si  ùxa  ; 

Toi  seul  mérites  des  louanges  : 

Devant  toi  le  plus  beau  des  anges 

A  des  taches  et  des  défauts. 

[0  Par  les  frères  Parfait,  notice  sur  Venceslas. 
(2)  La  reine  lui  avait  dit  que  la  Rosalie  lui  éuit  iaGoimenl  agréa- 
ble; il  le  rappelle  dans  la  préface  de  celte  pièce. 

Mil  iUi. 


Les  nombreux  succès  de  Rotrou  au  théâtre  lui  avaient 
mérité  une  pension  du  roi  ;  il  habitait  ordinairement 
Dreux ,  où  le  retenaient  ses  charges  de  lieutenant  particu- 
lier et  civil  au  bailliage  de  cette  ville,  d'assesseur  criminel 
et  de  commissaire  examinateur  du  même  comté.  Mais  il 
était  souvent  obligé  de  venir  à  Paris  pour  y  diriger  la  mise 
en  scène  de  ses  pièces.  Il  se  trouvait  dans  la  capitale  au 
mois  de  juin  1650,  lorsqu'une  maladie  épidémique  se  dé- 
clara inopinément  à  Dreux.  Une  sorte  de  6è\Te  pourprée, 
contre  laquelle  tous  les  efforts  de  l'art  étaient  impuissants, 
y  emportait  chaque  jour  plus  de  trente  habitants  et,  par  la 
rapidité  de  ses  progrès,  menaçait  de  dépeupler  la  ville  ; 
déjà  la  mort  avait  atteint  le  maire  et  plusieurs  des  princi- 
paux citoyens  :  chacun  s'empressait  de  fuir  le  fléau. 
Rotrou  est  informé  de  ce  désastre  ;  mais  il  n'hésite  pas  un 
seul  instant.  C'est  en  vain  que  son  frère  le  conjure  de  ne 
pas  courir  à  un  trépas  certain  ;  il  quitte  Paris  et  le  théâtre 
où  il  va  peut-être  donner  un  chef-d'œu\Te,  et  vole  où  son 
devoir  l'appelle.  Son  frère  lui  écrit  pour  le  prier  de  mettre 
sa  vie  en  sûreté  ,  et  de  s'éloigner  des  lieux  dont  les  habi- 
tants paraissent  dévoués  à  la  mort  ;  il  lui  répond  qu'il  est 
le  seul  qui  puisse  veiller  aux  besoins  de  la  ville  et  v  main- 
tenir le  bon  ordre  (1),  et  que  sa  conscience  lui  défend  de  la 
quitter  :  «  Le  péril  où  je  me  trouve ,  dit-il  en  finissant  sa 
lettre,  est  imminent.  Au  moment  où  je  vous  écris,  les 
cloches  sonnent  pour  la  vingt-deuxième  personne  aujour- 
d'hui :  ce  sera  pour  moi  demain ,  peut-être  ;  mais  ma  con- 
science a  marqué  mon  devoir.  Que  la  volonté  de  Dieu  s'ac- 
complisse!» Trois  jours  après,  les  habitants  de  Dre-jx 
accompagnaient  à  l'église  paroissiale  de  Saint-Pierre  le 
cercueil  de  leur  vertueux  magistrat,  et  déposaient  le  corps 
de  Rotrou  dans  le  cimetière  annexé  à  cette  église,  où,  sur 
une  pierre  (2) ,  à  moitié  effacée  par  le  temps ,  mon  père  a 
pu  lire  le  nom  glorieux  du  fondateur  de  la  langue  française. 

L'.\cadémie  française  proposa,  en  1SH  ,  la  mort  de 
Rotrou  pour  sujet  du  prix  de  poésie.  Presque  tous  les 
hommes  qui  se  sont  distingués  dans  les  lettres  se  sont 
fait  remarquer  en  même  temps  par  la  noblesse  de  leurs 
sentiments  ,  l'élévation  de  leur  âme  et  leur  désintéresse- 
ment ;  mats  peu  ont  eu  l'occasion  de  développer  ces  qua- 
lités avec  le  même  éclat  que  Rotrou.  Il  est  doux  d'avoir  à 
célébrer,  à  la  fois,  de  beaux  ouvrages  et  de  belles  actions. 
Ce  fut  Millevoie  qui  fut  couronné  ;  il  mourut  peu  de  temps 
après ,  enlevé  à  la  fleur  de  l'âge ,  comme  le  poète  qu'il 
avait  chanté. 

La  ville  de  Dreux  va  bientôt  élever  un  monumenl  à  la 
mémoire  de  Rotrou  ;  c'est  un  devoir  dont  elle  eût  dû,  peut- 
être,  s'acquitter  plus  tôt  ;  car  on  avait  droit  de  s'étonner 
que,  tandis  que  toutes  les  villes  de  France  s'empressent  de 
s'illustrer  en  honorant  la  mémoire  de  leurs  grands  hom- 
mes par  des  marques  ostensibles  de  leur  reconnaissance, 
Rotrou,  ce  fondateur  de  la  scène  française ,  ce  poète  qui , 
mieux  qu'aucun  de  ses  contemporains,  sut  apprécier 
Corneille  et  rivaliser  de  gloire  avec  lui ,  ce  magistrat  enfin 
qui  paya  de  sa  vie  l'accomplissement  de  ses  devoirs,  n'eût 
pas  encore  obtenu  de  sa  ville  natale  un  hommage  qu'elle 
lui  devait  à  tant  de  titres. 

AifB.-FiRuiN  DIDOT. 

(i)  Voyez  Nicéron ,  Mémoires  pour  servir  à  rhistoire  des  hommes 
ilùtsires. 

(2)  Celle  pierre  n'existe  plus;  celle  qui  sert  de  senil  i  l'une  des 
portes  latérales  de  l'église  de  Dreux,  et  sur  laquelle  on  lit  le  nom  de 
Roirou  Ues  prénoms  sont  effacés  ,  ne  saurait  être  La  même  qui  re- 
couvrait le  corps  du  poêle,  car  la  date  mortuaire  porte  1695.  Elle 
ne  peut  donc  se  rapporter  qu'à  l'un  des  descendaou  de  Roirou, 
puisque  sur  les  registres  de  la  ville  de  Dreux  l'inbumatloo  de  Rotrou 
est  inscrite  i  la  date  do  mardi  28  juin  16S0. 

—  52  —   ONZIÈME   VOLtTlE. 


S.'ïO 


LECTURES  DU  SOIR. 


LES  TROIS  ENTERREMEINTS  DE  GLILLALME  LE  COXQt'ERAlVT. 


Guillaume  le  Bâtard,  conquérant  de  l'Angleterre,  prit , 
dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  un  embonpoint  qui 
porta  un  jour  Philippe  1",  roi  de  France ,  prince  enclin  à 
la  raillerie,  à  l'en  plaisanter. 

—  €  Quand  donc  Guillaume,  dit  Philippe,  accouchera- 
t-il?» 

—  €  Bientôt,  fit  répondre  Guillaume,  et,  à  mes  relevailles, 
j'irai  présenter  pour  cierges  tant  de  lances  à  Philippe,  que 
je  le  ferai  bien  repentir  de  sa  plaisanterie.  > 

En  eiïet,  il  ne  tarda  pas  à  entrer  en  campagne  avec  une 
puissante  armée.  11  ravagea  le  Yexin,  prit  Mantes  et  la  ré- 
duisit en  cendres.  Mais  là  aussi  se  terminèrent  ses  exploits 
et  sa  gloire.  Ayant  eu ,  dans  un  certain  passage,  un  fossé  à 
franchir  à  cheval,  il  donna  si  rudement  de  la  poitrine  con- 
tre le  pommeau  de  sa  selle,  qu'il  en  fut  blessé  grièvement. 
Il  se  fit  d'abord  porter  à  Rouen,  capitale  de  son  duché  de 
Normandie ,  et  ensuite  à  une  terre  nommée  Hcrmenlriide 
ou  Hcrmentruville,  qu«  Richard,  son  aïeul,  avait  donnée  à 
l'abbaye  de  Fécamp.  Durant  plus  d'un  mois.il  éprouva  de 
très-grandes  souffrances,  auxquelles  il  succomba  enfin  le 
9  septembre  1087. 

A  peine  Guillaume  eut-il  rendu  le  dernier  soupir,  que 
tout  ce  qui  l'entourait,  prélats,  barons,  officiers  de  sa  cour, 
fut  saisi  d'un  vertige  si  inouï,  que  l'historien  Orderic  Vital 
le  qualifie  de  folie.  Chacun  courut  s'enfermer  dans  son  châ- 
teau pour  s'y  préparer  à  la  défense,  comme  si  la  Norman- 
die élait  menacée  de  l'invasion  ou  de  toute  autre  calamité 
inévitable.  La  terreur  gagna  Rouen  même  dans  un  instant; 
elle  y  fut  si  générale  et  si  grande,  que  la  plupart  des  habi- 
tants se  sauvèrent  au  loin.  Ceux  qui  y  restèrent  n'y  furent 
retenus  que  parce  qu'ils  ne  savaient  en  quel  lieu  ils  seraient 
j)liis  en  sûreté.  Tous  du  moins  enfouirent  ce  qu'ils  possé- 
daient de  plus  précieux,  se  croyant  menacés  des  plus  ter- 
ribles malheurs. 

Après  la  dispersion  entière  de  la  cour  de  Guillaume ,  les 
gens  des  conditions  inférieures,  qui,  d'abord,  avaient  fui 
aussi,  revinrent.  Abandonnés  sans  frein  à  eux-mêmes,  ils 
se  livrèrent  à  tous  les  genres  de  désordres.  Le  château 
d'IIcrmcnlrude  devint  en  un  instant  le  théâtre  d'une  dévas- 
tation absolue.  Le  pillage  de  la  vaisselle,  des  meubles,  du 
linge,  fut  si  audacieux  et  si  complet,  que  le  corps  même 
du  roi  fut  retrouvé  à  demi  nu  et  dépouillé  du  linceul  qui 
l'avait  enseveli  d'abord. 

.\u  milieu  de  ce  vertige  universel  et  profond  et  dont  l'his- 
toire n'oiïre  peut-être  pas  un  autre  exemple,  et  tandis  que 
chai  un  apportait  tous  ses  soins  à  se  garantir  d'un  malheur 
imaginaire,  personne  ne  pouvait  songer  et  ne  songeait  en 
effet  à  son  devoir  obligé,  qui  était  de  pourvoir  aux  obsè- 
(|ucs  du  roi.  Le  corps  était  donc  depuis  plusieurs  jours  sans 
sépulture,  lorsqu'enfin  un  gentilhomme,  nommé  Herluin 
•de  Conteville,  porté  à  cette  action,  dit  l'historien  du  temps, 
par  sa  bonté  naturelle,  se  chargea  courageusement,  pour 
l'amour  de  Dieu  et  l'honneur  de  sa  nation,  car  il  ne  te- 
nait au  roi  par  aucun  lien  de  parenté ,  du  soin  des  funé- 
railles de  son  souverain,  et  remplit  ce  pieux  devoir  à  ses 
frais.  11  rassembla  au  château  d'IIcrmentruville  les  ecclé- 
siastiques dispersés  par  l'impression  de  la  frayeur  publi- 
que. 11  fit  transporter  le  corps  à  Rouen ,  dans  le  prieuré , 
non  de  Saint-Georges  de  Boscherville,  comme  quelques  co- 
pies fautives  d'Ordcric  Vital  le  disent,  mais  de  Saint-Gervais, 
ad  sancium  Gervasium.  L'archevcauc  de  Rouen  présida 


au  service  religieux.  Mais  ce  prélat  ayant  ordonné  que  le 
corps  serait  porté  à  Caen  pour  être  inhumé  dans  l'abliaye 
de  Saint-Étienne,  fondation  du  défunt,  aucun  officier  de  la 
couronne  ne  se  présenta  pour  exécuter  cette  disposition.  Il 
fallut  que  le  généreux  Herluin  se  chargeât  encore  de  cette 
dépense,  et  elle  fut  très-considérable. 

Le  convoi  se  rendit  par  terre  jusqu'au  lieu  où,  depuis, 
fut  bâtie  la  ville  du  Havre.  Là,  il  fut  embarqué  et  dirigé 
vers  l'embouchure  de  l'Orne.  A  la  nouvelle  de  cette  transla- 
tion, Télite  delà  noblesse  normande  et  tous  les  prélats  de  la 
province  accoururent  à  Caen  pour  rendre  au  roi  d'Angle- 
terre les  derniers  devoirs  et  réparer,  autant  qu'il  élait  en 
eux,  la  fâcheuse  impression  laissée  dans  tous  les  esprits 
par  la  scène  extraordinaire  d'Hermenlrude.  Le  jour  indi- 
qué pour  le  débarquement  étant  venu,  Gilbert,  abbé  de 
Saint-Élienne,  accompagné  de  tous  ses  religieux,  des  pré- 
lats et  des  barons,  alla  processionnellement  au-devant  du 
convoi  royal  qui  attendait  au  faubourg  de  Vauxelles,  au 
bord  de  la  rivière.  On  s'était  remis  en  marche,  on  revenait 
plein  de  recueillement  et  de  sécurité ,  on  allait  arriver  à 
Saint-Étienne,  lorsqu'un  subit  et  violent  incendie,  dont  on 
n'a  jamais  su  la  cause,  se  manifeste  à  la  fois  dans  plusieurs 
quartiers  de  la  ville  et  les  consume  en  quelques  heures. 
Soudain  on  se  rappelle  qu'un  malheur  semblable  avait  eu 
lieu  à  Westminster  pendant  la  cérémonie  même  du  cou- 
ronnement de  Guillaume,  et  qu'un  grand  nombre  d'habi- 
tants avaient  été  dévorés  par  les  flammes  ou  écrasés  par 
les  débris  des  maisons,  et  ce  souvenir  donne  tout  à  coup 
naissance  à  une  autre  scène  d'Hermentrude ,  dont ,  celle 
fois  du  moins,  la  cause  est  connue  et  en  quelque  sorte  na- 
turelle. On  court  sans  savoir  où  l'on  va ,  on  gagne  ou  la 
prairie  de  Louvigny,  ou  les  champs  cultivés  ;  chacun  cher- 
che son  salut  dans  la  fuite,  et  subitement  la  désertion 
est  complète.  Les  religieux  seuls  se  rallient,  seuls  ils  arri- 
vent à  l'église,  et  seuls  ils  sont  témoins  de  reulerrement 
du  roi,  comme  autrefois  les  prêtres  de  Westminster  avaient 
assisté  seuls  aussi  à  son  couronnement. 

Cependant,  un  des  efléts  de  la  confusion  avait  été  d'em- 
pêcher que  le  dernier  acte  de  la  cérémonie  funèbre  ne  reçût 
son  exécution  le  jour  même.  Les  religieux  s'étaient  bornés 
à  déposer  le  cercueil  sur  la  première  marche  du  caveau 
qui  était  au  milieu  du  chœur,  afin  de  laisser  aux  prélats 
l'honneur  de  rendre  le  lendemain  au  défunt  les  derniers 
devoirs  consacrés  par  l'Église  en  pareil  cas ,  et  qui  consis- 
taient dans  un  service  solennel  et  la  fermeture  définitive 
du  caveau. 

L'assemblée,  ce  jour-là,  ne  fut  pas  moins  nombreuse 
que  la  veille.  L'incendie  était  éteint,  les  fuyards  ralliés  et 
la  sécurité  revenue.  On  pouvait  croire  tous  les  incidents 
épuisés;  mais  on  élait  loin  de  compte!  Sans  le  vouloir, 
Gislebert,  évèque  d'Évreux,  en  fit  naiire  un  de  la  nature 
la  plus  étrange.  Ce  prélat,  qu'Orderic  Vital  surnomme  le 
Grand,  prononça  une  oraison  funèbre,  premier  exemple 
en  France  de  ces  discours  d'apparat ,  comme  trois  cents 
ans  après  (1589)  l'évèque  dWuxerrc  en  donna  le  second 
pour  Duguesclin,  dans  laquelle  oraison  il  s'attacha  à  rele- 
ver les  grandes  qualités  du  roi  Guillaume,  sa  valeur  à  la 
guerre  ,  sa  justice  dans  la  paix  et  sa  piété  en  tout  temps. 
Mais  il  termina  son  oraison,  qui  décèle  un  talent  remar- 
quable pour  l'époque,  par  une  interpellation  singulière  dans 
la  bouche  d'un  ministre  de  la  religion  paiiaot  du  haut  de 
la  chaire  de  vérité. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


251 


—  «Que  ceux-là  se  préscnlent,  dit-il,  qui  croiraient  pou- 
voir m'accuser  d'exagération  ou  de  mensonge  !  » 

D'uliord  fiuelrjues  voix  alieslèrent  que  l'évèque  avait  été 
juste  et  vrai;  puis  un  murmure  générai  d'asseniiment  se 
lit  entendre,  puis  enfin  un  silence  profond  s'établit  dans 
rassembiéo.  L'cnterrcmont  allait  se  consommer,  lorsqu'un 
bourgeois  de  Caen,  Ascelin,  (ils  d'Arthur,  perçant  la  foule, 
interrompit  encore  une  fois  la  cérémonie  par  une  allocution 
aussi  véhémente  qu'inattendue  contre  un  acte  de  tyrannie 
du  roi. 

—  «  Ilaro  !  s'écria-l-il  d'une  voix  retentissante,  haro  !  je  dé- 
clare devant  Dieu  que  la  terre  où  l'on  veut  déposer  ce  corps 
nrapparlieut  légitimement.  C'est  un  champ  que  Guillaume, 
n'étant  encore  que  duc  de  Normandie  ,  usurpa  sur  mon 
pîre  par  abus  de  puissance.  11  ne  lui  en  a  pas  payé  la  va- 
leur (juand  iJ  y  fit  bàlir  cette  abbaye.  Je  réclame  ce  champ, 
et,  en  vertu  de  la  clameur  de  haro ,  je  vous  défends  d'en- 
terrer le  corps  du  ravisseur  dans  mon  héritage  !  » 

Que  l'on  se  représente  l'élonnement  dont  les  témoins  de 
cette  courageuse  protestation  durent  être  saisis!  Peu  s'en 
fallut  qu'il  ne  fût  suivi  d'une  désertion  nouvelle  :  du  moins 
le  service  divin  fut  encore  une  fois  suspendu,  et  un  long 
silence  d'anxiété  succéda  à  l'explosion  du  premier  mouve- 
ment de  surprise.  Aucun  des  fils  du  roi  n'était  présent  à  la 
cérémonie.  Le  prince  Robert  même,  qui  devait  lui  succé- 
der au  duché  de  Normandie ,  n'avait  pu  arriver  à  temps 
d'Angleterre,  où  il  avait  d'ailleurs  des  manœuvres  à  pra- 
tiquer afin  d'en  enlever  la  couronne  à  Guillaume  le  Roux, 
sou  frère.  Personne  ne  le  représentait  aux  obsèques,  per- 
sonne, par  conséquent,  n'était  en  droit  de  promettre  pour 
lui  le  |)rix  du  champ  envahi.  On  attendait  donc  avec  inquié- 
tude l'issue  d'une  action  inouïe  à  cette  époque.  Ascelin  ce- 
pendant ne  quittait  pas  le  bord  du  caveau,  bien  résolu  à 
ne  point  le  laisser  refermer  avant  d'avoir  obtenu  justice. 
Lnfin  les  évèques  et  les  barons,  après  en  avoir  conféré  entre 
eux,  lui  offrirent  en  leur  propre  nom  soixante  sous  pour 
le  droit  de  la  fosse,  en  lui  promettant  qu'on  aurait  égard  à 
ses  droits  pour  la  propriété  du  terrain.  A  ces  conditions  , 
le  hardi  bourgeois  se  rend  et  consent  à  ce  que  le  caveau 
soit  fermé;  mais  comme  tout  devait  être  extraordinaire 
dans  l'enterrement  de  Guillaume,  ce  n'était  point  une  rai- 
son pour  qu'd  le  fût  aussitôt.  Toutefois,  les  fossoyeurs  des-- 
cendent,  ils  atteignent  avec  peine  les  derniers  degrés  du 
caveau  souterrain,  parce  que  le  corps  du  roi,  quoiqu'il  fût 
diminué  de  beaucoup  pendant  sa  maladie ,  était  encore 
d'une  grosseur  et  d'un  poids  considérables.  Le  pied  man- 
que à  lun  de  ces  hommes ,  le  cercueil  lui  échappe  des 
mains,  et,  en  retombant,  crève,  ainsi  que  le  corps,  avec 
explosion.  La  foudre,  traversant  les  voûtes  épaisses  du  tem- 
ple et  tombant  sur  les  fidèles  en  prières,  ne  les  eussent 
pas  fait  fuir  avec  plus  d'effroi.  Quelle  cause  produit  donc 
un  aussi  étrange  effet?  Le  bruit  ne  suffît  pas  pour  en  rendre 
raison.  Non;  mais  il  se  dégagea  tout  à  coup  de  ce  cercueil 
enlr'ouvert  une  puanteur  si  horrible,  quoique  Orderic  Vi- 
tal ait  dit  que  le  corps  du  roi  avait  été  préparé  par  des 
embaumeurs,  pollinctores,  que  chacun  crut  respirer  la 
mort  même.  En  vain  l'encens  de  la  cérémonie  s'élevait  en 
colonnes;  en  vain  les  parfums  coulaient  à  grands  flots,  il 
fallait  fuir  ou  mourir  suffoqué.  Aussi,  ni  la  désertion  d'IIer- 
mentrude,  ni  la  désertion  causée  par  l'incendie  de  la  veille, 
ne  peuvent  être  comparées  à  celle  qu'occasionna  cet  ex- 
traordinaire événement.  Pour  la  troisième  fois  depuis  sa 
mort,  Guillaume  fut  abandonné  par  le  peuple  et  par  les 
grands.  Le  clergé  même,  longtemps  retenu  par  son  carac- 
tère et  par  son  devoir,  fut,  à  la  fin,  contraint  de  suivre  le 
torrent.  Il  abrégea  ce  qu'il  restait  de  prières  funèbres  à  ré- 


citer encore ,  et  s'échappa  de  l'église  par  toutes  les  issues 
et  dans  le  plus  grand  désordre.  Enfin ,  lorsque  le  temps 
eut  suffisamment  fait  perdre  à  la  mauvaise  odeur  de  son 
intensité,  on  revint;  on  fit  glisser  la  pierre  tumulaire  sur 
l'ouverture  du  caveau,  et  tout  fut  décidément  consommé. 
«Ainsi,  di.senl  les  historiens  du  confpiérant  de  l'Angle- 
terre, un  roi  puissant  et  redoutable  fut  lai>sé  nu  sur 
le  carreau  de  la  chambre  où  il  venait  d'expirer,  et  fut  dé- 
pouillé de  son  linceul  par  ceux  mêmes  à  qui  il  avait  donné 
la  nourriture.  Un  des  plus  riches  monarques  de  l'Europe 
fut  redevable  de  la  sépulture  à  la  charité  d'un  de  ses  sujets. 
Le  maître  d'un  grand  empire  manqua  de  terre  pour  rece- 
voir son  cercueil,  ou,  du  moins, on  la  lui  disputa.  Enfin, 
un  corps  qui,  naguère  encore  doué  de  vie,  avait  été  l'objet 
de  tant  de  soins  délicats,  porté  à  l'église  à  travers  les  flam- 
mes d'un  incendie  par  un  cortège  effrayé,  ne  prend  place 
dans  sa  dernière  demeure  qu'après  avoir  été,  en  quelque 
sorte,  déshonoré  par  l'accident  le  plus  inouï,  le  plus  hon- 
teux. Leçons  mémorables  pour  ceux  qui  estiment  les  avan- 
tages matériels  et  précaires  de  ce  monde  plus  qu'ils  ne  va- 
lent réellement,  et  qui  ne  cherchent  point  à  obtenir,  en 
mettant  un  frein  à  des  appétits  sensuels,  à  des  passions 
déréglées,  des  biens  supérieurs  mille  fois  aux  délices  d'une 
chair  qui  n'est  que  pourriture  durant  la  vie,  et  qui  ne  laisse 
qu'une  froide  et  vile  poussière  après  la  mort!  » 

En  montrant  le  corps  de  Guillaume  le  Conquérant  aban- 
donné trois  fois  avant  son  enterrement  définitif,  j'ai  fait 
l'histoire  de  ses  trois  grandes  humiliations.  Je  vais  main- 
tenant tracer  en  peu  de  mots  celle  de  trois  grands  outrages 
qu'il  eut  à  subir  après  sa  sépulture. 

Richard,  son  fils,  lui  avait  élevé  dans  Saint-Étienne  un 
monument  funèbre  consistant  en  un  sarcophage  de  schiste 
noir  posé  sur  quatre  pilastres  de  marbre  blanc,  surmonté 
de  la  statue  couchée  du  duc,  et  orné  des  ouvrages  d'orfè- 
vrerie les  plus  précieux.  Ce  monument  fut  profané  trois 
fois,  et  !a  première,  chose  remarquable ,  par  des  ministres 
de  la  religion.  On  raconte  qu'un  cardinal,  uu  archevêque 
et  plusieurs  autres  ecclésiastiques  éminents,  visitant  la 
ville  de  Caen,  en  4522,  eurent  le  désir  d'examiner  l'inté- 
rieur du  cercueil  et  en  obtinrent  la  permission.  Ils  y  trou- 
vèrent le  corps  du  prince  :  il  était  d'une  force  et  d'une  gran- 
deur extraordinaires,  et  parfaitement  conservé. 

Si  la  circonstance  de  la  parfaite  conservation  est  vraie, 
elle  confirme  ce  que  dit  Orderic  Vital  de  l'embaumement, 
mais  elle  ne  s'accorde  plus  avec  la  putréfaction  que  fait  pré- 
sumer la  dernière  scène  de  l'enterrement. Quoiqu'il  en  soit, 
on  trouva  aussi  dans  la  tombe  une  table  de  cuivre  sur  la- 
quelle était  gravée  une  inscription  que,  par  son  stylo  ,  on 
peut  croire  postérieure  au  monument,  et  que  voici  : 

Je,  Guillaume,  prince  tres-magnanimc. 

Duc  deXeuslrie,  pareil  à  Charlemaigne, 

Passay  la  mer  par  un  doux  temps  de  sust 

Pour  conquesier  loule  la  Grande  Bretagne; 

Puis  déployer  fis  mainte  noble  enseigne 

El  dresser  lentes  el  pavillons  de  guerre, 

El  ondrier  fis  comme  fil  d'araigne 

Neuf  cent  grands  ni-fs.  Sitosl  qui  cuz  pied  à  lerre, 

Et  puis  en  armes  de  là  partis  grand  erre 

Pour  coups  receuz  au  doublé  roi  Hérault  (llarold). 

Dont,  comme  preux,  j'eus  loule  la  déferre, 

Non  pas  sans  dur  el  merveilleux  assaull. 

Pour  bien  jouter  le  desloyal  ribjult. 

Je  mis  à  mort  el  soixante  et  sept  mille 

N'euT  cents  dix-huit,  et  par  ainsi  d'un  saull 

Faz  roi  d'Anglois.  tenant  toute  leur  isle. 

Or  n'est-il  nul,  lanl  soit  forl  el  habile, 

Qui,  qii.nnd  c'est  faii,  après  ne  se  repose? 

Mors  m'a  defaicl,  que  suis-il?  cendre  vile: 

De  toute  chose  on  jouit  une  pose. 

Après  cette  première  violation  de  la  paix  du  tombeau , 


952 


LECTURES  DU  SOIFx. 


excusable  jusqu'à  un  certain  point,  en  ce  qu'elle  n'eut  pour 
motif  qu'un  simple  mouvement  de  curiosité,  il  en  vint  une 
qui  est  bien  autrement  criminelle.  En  1562  les  huguenots, 
qui  allaient  détruisant  par  toute  la  France  les  monuments 
les  plus  sacrés  de  la  religion  et  les  plus  chers  à  la  gloire 
nationale,  détniisirent  en  particulier  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  précieux  dans  l'église  et  dans  l'abbaye  de  Saint-Etienne, 
et  ils  le  firent  avec  une  telle  fureur,  qu'il  n'en  resta  rien, 
excepté  les  murs,  dit  un  procès-verbal  dressé  quelques 
mois  après  la  profanation.  La  tombe  de  Guillaume  fut  bri- 
sée, son  cercueil  ouvert  de  nouveau  et  ses  ossements  dis- 
persés. Debras,  auteur  contemporain,  qui  a  été  témoin  de 
ces  horreurs,  et  qui  ne  les  a  décrites  qu'en  partie  *  parce 
«  que,  dit-il ,  si  je  voulais  décrire  et  référer  par  le  menu 
«  toutes  les  choses  exquises  qui  furent  démolies,  brisées  et 
cbruslées  auxdits  temples,  un  bon  mois  n'y  suffirait», 
Debras  a  \'u  un  os  de  la  cuisse  qui  était  plus  long  de  quatre 
travers  de  doigt  que  ceux  des  hommes  les  plus  grands  qu'il 
ait  connus.  Sans  doute  cet  os  faisait  partie  de  ceux  que  Ton 
put  rassembler  après  l'événement ,  et  qui  furent  replacés 


dans  un  monument  fort  simple  qu'on  érigea  de  nouveau, 
et  qui  subsista  jusqu'à  nos  jours. 

Enfin  95  vint  :  c'est  dire  que  la  tombe  de  l'illustre  duc 
de  Normandie  fut  violée  pour  la  troisième,  mais  pour  la 
dernière  fois,  car  elle  le  fut  si  absolument ,  que  tout  en  a 
péri  pour  jamais,  marbre,  cercueil,  ossements. 

On  peut  presque  pallier  l'action  des  curieux  de  1522  ;  on 
peut  atténuer  celle  des  fanatiques  de  1562,  en  faisant  re- 
marquer que,  ramassis  impurs  de  toute  la  France  héréti- 
que, ils  n'étaient  pas  du  moins  exclusivement  Normands  ; 
mais  qui  pourra  jamais  sur  terre  absoudre  les  Normands 
qui,  en  93,  portèrent  leurs  mains  sacrilèges  sur  les  restes 
inanimés  du  héros  de  leur  province,  du  glorieux  père  de 
leur  patrie? 

Ici  finit  l'histoire  du  corps  de  Guillaume  le  Conquérant. 
En  fut-il  jamais  un  qui  ait  été  plus  agité  et  durant  sa  vie  et 
après  sa  mort?  En  fut-il  un  qui  ait  péri  avec  un  concours 
de  tant  de  circonstances  criminelles? 

REY. 


EXPOSITION  DE  L'INDUSTRIE  DE  1844. 


Depuis  quinze  ans,  la  broderie  en  tapisserie  est  devenue 
une  occupation  favorite,  une  mode  élégante,  un  goût  uni- 
versel. La  coquetterie,  la  charité,  l'industrie  s'en  sont  em- 
parées. C'est  une  contenance  si  gracieuse  dans  le  boudoir; 
c'est  un  tribut  si  doux  à  payer  aux  loteries  que  la  bienfai- 
sance multiplie  autour  de  nous;  c'est  une  spéculation  pro- 
ductive pour  les  aiguilles  laborieuses  qui  achèvent  l'ou- 
Trage  commencé  par  de  jolies  mains  paresseuses.  Dans  le 
sein  des  familles,  c'est  le  travail  ou  plutôt  l'amusement  de 
la  veillée.  On  brode  des  tapis,  des  coussins,  des  buvards, 
des  pelottes,  des  sous-lampe;  dirons-nous  même  des  bre- 
telles ,  ou  pis  encore ,  des  porte-cigares ,  avec  un  air 
discret,  en  vue  d'une  fête  prochaine  ou  de  l'inévitable 
jour  de  l'an.  Les  enfants  y  mettent  un  air  de  mystère  ;  les 
papas  ou  les  frères  font  semblant  de  ne  pas  deviner.  Dans 
les  loteries  charitables,  la  galanterie  des  habitués  d'un  sa- 
lon s'empresse  de  couvrir  d'or  (d'un  or  qui  soulagera  des 
misères)  les  ouvrages  tombés  de  la  main  d'une  maîtresse 
de  maison,  à  qui  l'on  témoigne  ainsi  un  respect  dont  pro- 
fitent les  malheureux.  Des  mains  augustes  ne  dédaignent 
pas  elles-mêmes  ce  moyen  de  bienfaisance,  et  nous  savons 
ce  que  ces  délassements  gracieux  rapportent  aux  pauvres 
de  toutes  les  villes  qui  obtiennent  une  de  ces  royales  fa- 
veurs. 

Depuis  quinze  ans  aussi,  l'on  se  plaignait  de  la  mauvaise 
construction  des  métiers  à  tapisserie.  Le  luxe  les  embellis- 
sait pour  les  grandes  maisons,  mais  il  ne  les  rendait  pas  plus 
commodes.  C'était  toujours,  pour  de  faibles  mains,  une  vé- 
ritable fatigue  que  de  monter  et  de  démonter  sans  cesse  le 
canevas,  de  faire  mouvoir  tantôt  dans  un  sens,  tantôt  dans 
l'autre,  de  grosses  et  lourdes  vis,  de  coudre  et  de  découdre 
contmuellement.  Dans  les  salons,  c'était  une  peine  rebu- 
tante ;  dans  les  ateliers,  c'était  une  perte  de  temps  considé- 
rable, et  le  temps  est  la  richesse  de  l'ouvrier. 

L'inventeur  du  métier  nouveau,  dont  nous  offrons  ici  le 
dessin  (l'inventeur  ,  c'est  une  demoiselle) ,  impatientée 
elle-même  des  difficultés  que  lui  opposait  l'ancien  métier, 
avait  résolu  de  les  vaincre.  Elle  y  a  réussi.  Aujourd'hui, 

grâceà  un  mécanisme  aussi  ingénieux  que  simple,  ce  Métier 


nouveau  (qui  s'annonce  sous  le  nom  de  Mélier  parisien,  et 
que  tous  les  départements,  tous  les  pays  adopteront  comme 
lefiloir),  ce  métier  perfectionné  permet  de  monter  et  de 
démonter  l'ouvTage  avec  promptitude  et  facilité  ;  de  ten- 
dre la  toile  ou  le  canevas  dans  le  sens  de  la  largeur  et  de 
la  longueur,  par  le  simple  mouvement  de  manivelles  lé- 
gères; et,  par  un  autre  procédé  encore,  il  présente  un  sup- 
port pour  le  modèle,  et  un  cadre  à  quadrilles  pour  repro- 
duire et  pour  nuancer  un  dessin  donné.  Les  perfection- 
nements dont  il  s'agit  s'adaptent  également  à  de  grands 
métiers  ou  métiers  à  pieds ,  ou  à  de  petits  métiers  à  la 
main,  que  l'on  fixe  à  volonté  sur  le  bord  d'une  table  ou  de 
tout  autre  meuble. 

Expliquons  ces  procédés  le  plus  clairement  possible . 
sans  etTrayer  les  dames  des  détails  de  la  description  con- 
tenue dans  le  brevet  dont  nous  avons  pris  connaissance. 
Soyons  simple  comme  le  mélier  lui-même  ;  sa  simplicité 
est  son  premier  mérite ,  c'est  celui  de  toutes  les  idées 
vraies. 

L'espace  qui  doit  recevoir  le  canevas  est  fermé  dans  sa 
longueur  par  deux  cylindres,  de  petit  diamètre  ,  aux  ex- 
trémités desquels  se  trouve  une  vis.  Par  l'efTet  d'une  légère 
pression  exercée  sur  cette  vis ,  les  deux  cylindres  se  sé- 
parent, et ,  dans  toute  l'étendue  de  leur  partie  inférieure , 
présentent  de  petites  pointes  sur  lesquelles  on  fixe  le  cane- 
vas. Les  cylindres  refermés ,  on  enroule  indifféremment 
sur  l'un  des  deux,  au  moyen  d'une  petite  manivelle,  la 
partie  du  canevas  déjà  brodée  ,  ou  à  broder  plus  tard.  Si 
le  canevas  a  peu  d'étendue ,  l'enroulement  est  inutile  ; 
c'était  peut-être  aussi  inutile  de  le  dire ,  mais  nous  vou- 
lons être  clair.  Maintenant ,  pour  tendre  le  canevas  de 
droite  à  gauche,  le  procédé  n'est  pas  plus  compliqué.  Deux 
petites  arêtes  en  cuivTC  sont  fixées  dans  les  deux  autres 
montants  du  parallélogramme  que  forme  le  métier.  A  ces 
arêtes  viennent  se  rattacher  de  petites  cordes  de  soie 
dont  il  est  toujours  possible  d'augmenter  ou  de  diminuer 
la  longueur,  et  qui  sont  terminées  par  de  légers  crochets, 
ayant  pour  fonction  de  tendre  le  canevas  dans  la  direction 
des  arêtes. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


253 


Ce  que  les  dames  comprendront  bien  d'abord ,  c'est 
qu'elles  n'ont  plus  à  dépenser  leur  force  ou  à  fatiguer  leur 
faiblesse  pour  faire  mouvoir  des  vis  grossières  ;  car  pour 
tendre  l'étoffe  qu'elles  vont  broder ,  elles  tourneront  la 


petite  manivelle  sans  se  déranger.  Ce  n'est  pas  tout,  l'in- 
venteur (toujours  le  même)  a  imaginé  un  accessoire  qui 
permet  à  la  broderie  de  se  rapprocher  de  plus  en  plus 
du  modèle  qu'elle  reproduit ,  et  de  nuancer  les  couleurs 


avec  une  admirable  précision.  On  traçait  habituellement 
sur  le  dessin  colorié,  des  quadrilles  de  dimensions  diverses, 
afin  de  diriger  les  yeux  de  la  brodeuse,  et  le  choix  de  ses 
couleurs.  C'étaient  autant  de  dessins  perdus  après  avoir 


été  copiés.  Mais  pour  conserver  intacts  tous  les  dessins 
imaginables  après  les  avoir  reproduits,  l'inventeur  a  fait 
disposer  des  quadrilles  de  plusieurs  dimensions,  surunpa^ 
pier  transparent  qu'on  adapte  au  dessin  colorié,  en  le  super 


Pupitre  du  mélier  parisien. 


2:)  4 


LECTURES  DU  SOIR. 


posant.  C'est  le  moyen  d'obtenir  une  reproduction  exacte, 
sans  gâter  un  dessin.  La  superposition  du  papier  est  as- 
surée par  un  cadre  léger  qui  surmonte  lui-même  le  métier 
à  la  hauteur  des  yeux  de  la  brodeuse.  Ajoutez  à  ces 
excellents  procédés ,  une  pelotte  pour  placer  les  aiguilles, 
une  petite  coupe  pour  recevoir  les  ciseaux  et  le  dé;  et 
rassemblez  tout  cela ,  sous  une  form»  gracieuse ,  élé- 
gante, artistique;  voilà  le  Métier  parisien,  qui  deviendra 
le  Métier  français,  le  Métier  européen. 

Le  Musée  des  Familles  devait  se  hâter  d'annoncer 
cette  jolie  invention  dont  les  familles  voudront  profi- 
ter. Nous  nous  sommes  empressé  d'en  faire  prendre  le 
dessin  au  n"  337G  de  l'Exposition  des  produits  de  l'In- 
dustrie ,  galerie  de  l'Ouest.  Les  veillées  auront  besoin 
(lu  Métier  parisien  ,  comme  de  nos  Lectures  du  soir  ; 
C'est  un  agrément  pour  les  dames  qui  brodent  par  plaisir. 


ce  sera  bientôt  un  avantage  pour  les  ouvrières  qui  bro- 
dent par  devoir.  Aujourd'hui ,  c'est  un  meuble  élégant , 
car  les  premiers  modèles  sont  exécutés  avec  coquetterie 
pour  les  salons  ;  plus  tard  ce  sera  une  nécessité  et  un  bien- 
fait pour  les  ateliers. 

Les  premiers  modèles  de  ce  métier  ont  déjà  produit  de 
jolis  ouvrages  qu'on  admire  à  l'FAposition;  grâce  au  trans- 
parent rayé ,  les  fleurs  de  Redouté  sont  copiées  avec 
des  nuances  que  n'admettait  pas  l'ancien  système.  Il  y  a 
là  des  bouquets  qui  tromperaient,  à  dislance,  les  admira- 
teurs des  guirlandes  de  Saint-Jean.  Mais  le  mérite  s'en  eflace 
pour  nous  devant  celui  de  l'invention  utile  du  Métier,  du 
Métier  Parisien,  que  nous  signalons  à  toutes  les  dames 
comme  un  des  produits  de  l'Exposition  qu'elles  doivent 
rechercher  et  désirer  le  plus....,  après  les  cachemires. 


(du  12  AVRIL  AU  12  MAI.) 


L'école  de  peinture  française  se 
trouve,  depuis  quelques  années,  en  proie 
à  deux  ou  trois  sectes,  qui  comptent  dans 
les  ateliers,  et  surtout  dans  la  presse,  des 
adeptes  pleins  de  ferveur.  Ceux-ci  se  li- 
vrent sans  réserve  à  une  polémique  ar- 
dente qui  se  manifeste  par  une  partialité 
absolue  et  par  un  parti  pris  violent  d'ex- 
clusion. Tout  ce  qui  n'est  point  pour  eux 
est  contre  eux;  liors  de  leur  voie,  il  n'y  a 
point  de  salut  artistique. 

Cependant,  il  faut  bien  le  reconnaître, 
rien  n'est  funeste  à  la  peinture  comme 
l'esprit  d'école.  On  n'arrive  à  la  supério- 
rité que  par  l'individualité,  l'originalité 
ou  l'innovation.  Marcher  à  la  suite  d'un 
clief,  sur  un  terrain  battu  cl  dans  une 
voie  frayée,  ne  saurait  exciter  l'intérêt  et 
mener  au  génie.  Sans  contredit,  en  fait 
d'art  surtout,  il  vau'  mieux  se  placer  le } 
premier  dans  une  bicoque,  que  de  rester 
le  second  dans  Rome...  Et  cependant  on 
voudrait  que  tous  entrassent  dans  cette 
Rome  banale,  placée,  par  chacun,  à  son 
gré,  sur  une  carte  imaginaire. 

A  entendre  les  coloristes,  M.Ingres, 
sa  suavité  de  contours  et  sa  pureté  de  des- 
sin sont  autant  d'erreurs  :  en  revanche,  les 
sectateurs  de  M.  Delacioix  rojettonl  vio- 
lemment l'auteur  de  !a  Fierge  à  Vhos- 
tie;  ils  ne  s'accordent  que  pour  dire  ana- 
thème  sur  l'ineffable  poésie  d'Ary  Schcf- 
fer,  sur  la  brillante  facilité  d'Horace  Vcr- 
nel  cl  sur  la  puissance  calmo  de  Paul 
Dclaroche.  Avec  un  pareil  système,  Ru- 
bens  et  Rembrandt  ne  seraient  plus  ad- 
mis de  nos  jours,  et  une  foule  d'enthou- 
siastes diraient,  de  Téniors,  comme  au- 
trefois Louis  XIV  :  •  Loin  de  moi  ces 
magots  !  » 

Car  il  faut  le  remarquer,  cliarun  des 
partis  se  sert  de  la  même  expression ,  et 
adresse  à  ses  antagonistes  le  même  re- 
]  proche:  ils  proclament  également  le  haut 
!  ityle,  dont  ils  se  reconnaissent  exclusive- 
ment le  .secret  et  dont  ils  rcfusenl  les  plus 
légères  notions  à  leurs  adversaires. 


Le  moindre  inconvénient  de  cette  mé- 
thode, a  été  d'écarter  du  Salon  tous 
les  artistes  qui  s'étaient  conquis  de  la 
célébrité  par  de  longs  et  brillants  suc- 
cès. Découragés  en  présence  d'une  in- 
justice flagrante,  attaqués  sans  merci  et 
sans  dignité,  réduits  souvent  à  subir  des 
invectives,  ils  ont  laissé  l'arène  à  ceux 
qui  devaient  encore  gagner  leurs  éperons, 
el  se  sonl  contentés  d'exposer,  chez  eux, 
des  tableaux ,  que  la  foule  esi  venue  y 
visiter  avec  empressement  ;  protestant 
ainsi  contre  l'injustice  qui  frappe  d'ostra- 
cisme, dans  les  expositions  publiques, 
les  œuvres  qui  font  la  gloire  de  la  France. 

L'auteur  de  ces  notes  l'avoue  humble- 
ment ,  il  ne  saurait  prendre  sa  part  d'un 
tel  fanatisme.  Comme  il  l'a  déjà  dit,  il  ne 
connaît,  en  matière  d'art,  que  le  bon  et  le 
mauvais.  Raphaël  ne  l'empêche  pas  d'ad- 
mirer Rubens;  malgré  l'émotion  qu'il 
éprouve  à  contempler  une  toile  du  Pous- 
sin ,  il  ne  dédaigne  point  d'égayer  ses  yeux 
devant  la  peinture  piquante  de  Watteau 
ou  le  laisser-aller  voluptueux  de  Bou- 
cher lui-même,  quelle  que  soit  l'infé- 
riorité de  son  génie.  Une  œuvre ,  em- 
preinte d'un  cachet  original,  ne  réunit- 
elle  point  toujours  plus  d'attrait  et  de 
mérite  qu'une  imitation,  si  parfaite  qu'elle 
soit?  Les  chansons  de  Beranger  ne  valent- 
elles  pas  mieux  que  les  poëmcs  de  M.  Par- 
ceval  de  Grandmaison? 

Malgré  la  simplicité  des  idées  qui  vien- 
nent d'être  formulées,  peut-être  y  a-t-il 
un  peu  de  courage  à  les  exprimer  fran- 
chement. Elles  se  trouvent  dans  la  pen- 
sée de  tous  et  sortv-nt  rarement  de  quel- 
ques lèvres.  C'est  avec  ce  sentiment  do 
bonne  foi  et  cet  esprit  d'impartialité  que 
nous  allons  rapidement  passer  en  revue 
les  tableaux  qui  composent  l'exposition 
de  cette  année. 

Lorsqu'on  entre  dans  le  grand  salon 
carré,  réservé  d'ordinaire  aux  œuvTCs  les 
plus  capitales,  le  regard,  ébloui,  cherche 
d'abord  à  se  tixer  sur  un  de  ces  ceniaiacs 


de  tableaux  qui  miroitent  de  toutes  parts 
sous  les  reflets  de  la  lumière,  et  dont  les 
couleurs  se  heurtent  et  se  confondent 
dans  une  sorte  de  chaos.  Peu  à  jwu  l'œil 
s'habitue  à  cette  confusion  et  cherche  un 
ouvrage  sur  lequel  il  puisse  se  reposer. 

C'est  d'ordinaire  au  tableau  de  M.  Saint- 
Jean  qu'il  s'arrête;  cependant,  les  fruits 
de  cet  artiste  sont  peut-être  inférieurs  aux 
fleurs  exposées  par  lui  l'année  dernière. 
Ils  manquent  un  peu  d'air;  peut-être  en- 
core les  tons  rouges  s'y  trouvent-ils  mul- 
tipliés :  raisins  rouges,  figues  rouges, 
fraises  rouges,  pêches  nuancées  de  rouge, 
pavots  d'un  rouge  sombre.  Il  en  résulte 
pour  l'ensemble  une  certaine  monotonie, 
et  comme  il  y  a  encore  uniformité  dans 
la  manière  de  peindre,  cette  monotonie 
devient  par  là  un  défaut  plus  remarqua- 
ble. 

Au-dessus  du  tableau  de  M.  Saint-Jean, 
se  trouve  un  portrait  de  M.  le  duc  de  Ne- 
mours par  M.  Winlerhalter.  Il  faut  Mon 
en  faire  l'aveu,  le  talent  de  M.  Winter- 
haller  ne  va  point  en  progression.  Le 
portrait  de  M.  le  duc  de  Nemours  est  in- 
digne de  l'artiste  à  qui  l'on  doit  le  Déca- 
méron  et  le  beau  portrait  de  la  rt'ine. 
Faible  de  ton,  incorrect  de  dessin,  il  n"a 
même  pas  le  médiocre  mérite  d'une  res- 
semblance réelle. 

Parmi  les  tableaux,  de  genres  diffé- 
rents ,  dus  à  M.  Biard  et  qui  se  trou- 
vent dispersée  dans  les  diverses  galories 
du  Salon,  il  faut  citer,  en  première  ligne 
le  lîoi  tisitant  la  garde  nationale  dam 
la  soirée  du  six  juin.  Les  effets  de  lu- 
mière y  sont  admirablement  étudies  el 
rendus  avec  une  originalité  el  une  har- 
diesse extrêmes.  L'altitude  de  la  figure 
du  roi  n'est  point  heureuse,  el  ce  dé- 
tail nuit  à  l'ensemble ,  plus  qu'on  ne 
pourrait  le  dire.  En  revanche,  jamais 
on  n'a  reproduit  avec  plus  de  vérité  la 
transparence  des  eaux  et  la  solitude  du 
nord  que  dans  la  Baie  de  la  Madeleine. 
L' Appartcmtnt  d  louer  et  U*  Inconvi- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


255 


nients  cTun  voyage  d'agrément  rappel- 
lent la  manière  fine  et  l'esprit  caustique 
de  Wilkic. 

Il  est  peu  de  toiles  dont  on  ait  parlé 
autant  que  du  portrait  de  la  princesse 

B par  M  Lelimann.  L'oirani^elé  de 

cette  figure  pâle,  enveloppée  dans  une 
sorte  de  suaire  blanc,  attire  tous  les  re- 
^•anlsct  produit  un  élonnenient  véritable. 
Disons-le  avec  regret,  on  ne  retrouve 
point,  dans  cette  étude,  la  sévère  correc- 
tion de  dessin  que  l'adepte  de  M.  Ingres 
doit  à  son  maître.  Les  plis  de  la  draperie 
manquent  de  souplesse,  enfin,  ce  qui  est 
plus  grave,  les  mains  paraissent  mal  dessi- 
nées, les  attaches  des  articulations  sont 
dépourvues  de  finesse  et  les  doigts  sem- 
blent hors  de  toute  proportion. 

Non  loin  de  là,  un  portrait  exécuté  avec 
une  grande  simplicité,  et  signé  d'un  nom 
à  piu  près  inconnu,  réunit  à  d'immenses 
qualités  cet  attrait  qui  attire  à  la  fuis  la 
foule  et  les  artistes.  M.  Pérignon  a  surgi 
tout  à  coup  et  a  pris  rang  parmi  les  plus 
habiles  portraitistes  qui  honorent  l'école 
française. 

Un  portrait  de  femme  par  M.  Dubuffe 
pt're  place  le  talent  de  ce  peintre  sous 
un  aspect  nouveau.  La  presse  s'est  mon- 
trée 'injuste  pour  M.  Dubnffe,  plus  que 
pour  tout  autre.  Ary  SchefTer  lui-même 
ne  désavouerait  point  cette  figure  blonde 
et  suave  où  se  trouvent  exprimées  à 
la  fois  la  candeur  et  la  maternité.  La 
couleur,  pour  manquer  d'un  peu  de 
solidité ,  n'en  réunit  pas  moins  des 
qualités  éminentes.  Enfin,  on  reconnaît 
dans  l'ensemble  de  celte  œuvre  une  poésie 
qui,  selon  nous,  constitue  la  première  et 
la  plus  indispensable  qualité  d'un  artiste: 
quel  que  soit  l'instrument  par  lequel  il 
exprime  son  idée,  qu'il  se  serve  d'un  pin- 
ceau, d'une  plume,  d'un  crayon  ou  d'un 
ciseau,  la  pensée  doit  toujours  être  pré- 
férée à  l'exécution. 

Bonheur  et  Malheur,  de  M.  Gallait  ; 
Ylilylle,  de  M.  Delandelle  ;  V Entrée  à 
Jérusalem,  de  M.  Muller;  la  Sainte  Eli- 
sabeth, de  M.  Glaise;  le  Saint  Martin 
de  Tours,  de  M.  Guermann  Bohn;  la 
Descente  de  croix,  de  M.  Louis  Boulan- 
ger; la  Fision  de  saint  Ovens,  de  M.  Eu- 
gène Appert;  des  Baigneurs  dans  les  la- 
gunes, et  la  Bienfaisance,  de  M.  Alophe 
Menut,  sont  des  œuvres  qui  mériteraient 
une  analyse  sérieuse  et  auxquelles  on  ne 
peut  nier  de  véritables  cléments  de  suc- 
cès. 

11  en  est  de  même  de  M.  Chassériau  et 
de  son  Christ  au  jardin  des  Oliviers. 

Chargé  de  peindre  la  grande  scène  de 
la  Fédération ,  M.  Couder  a  peut-être 
manqué  d'audace  en  abordant  un  sujet 
aussi  difficile.  Il  s'est  tiré  de  sa  tâche 
avec  habileté  ;  voilà  tout  :  l'ensemble  gé- 
néral manque  d'effet;  les  détails  sont 
charmants  ;  jamais  on  n'a  prodigué  plus 
•de  patience,  de  soin,  de  finesse  et  de  co- 
quetterie pour  une  toile  de  cette  propor- 
tion. Chacune  des  deux  ou  trois  mille  fi- 
gures qui  se  pressent  dans  ce  tableau  sont 
de  petits  chefs-d'œuvre. 

Retenu  longtemps  loin  de  son  atelier 
par  la  fatigue  et  par  les  souffrances, 
M.  Ziégler  a  reparu,  cette  année,  avec  trois 


tableaux  :  la  Rosée,  une  Fénitienne  et  la 
Fiergeaux  neiges.  La  Fierge  aux  nei- 
ges, traitée  avec  une  grande  simplicité, 
attire  l'attention  par  la  noblesse  de  la 
tête  et  par  l'expression  maternelle  qui 
porte  instinctivement  l'immaculée  Marie 


la  Tentation  de  saint  Ililarion,  par 
M.  Papely;  un  Paysage,  de  .M.  Boisse- 
lier;  Diogène  et  Alexandre  à  Corinthe, 
une  Sainte  Anne,  de  M.  Bougenier;  la 
Prière  du  matin,  de  M.  Edouard  Dubuffe; 
le  Repos  en  Egypte,  de  M.  Jules  Du  val 


à  couvrir  de  son  manteau  et  à  préserver  du    Lecamus,  et  son  Oiasseur  perdu  dans 


froid  les  pieds  du  divin  enfant.  Toutes  K'S 
qualités  de  coloriste  qui  caractérisent  M. 
Ziégler  se  retrouvent  dans  ce  tableau, 
qui  atteste  une  science  profonde  des  res- 
sources de  la  peinture. 

L'amour  de  For  a,  cette  année,  appris 
au  public  le  nom  de  M.  Coulure.  Appro- 
chons :  voici  l'avare,  et  autour  de  lui  un 
groupe  de  personnages;  la  beauté,  le  ta- 
lent viennent  s'offrir  à  celui  qui  pré- 
fère à  leurs  faveurs  l'or  amassé  devant 
lui,  et  qu'il  couve  des  mains  et  de  l'œil. 
Derrière  le  thésauriseur  se  tient  un  démon 
qui  rit,  et  de  la  présence  duquel  on  s'ex- 
plique difficilement  l'utilité.  On  le  voit, 
la  composition  du  tableau  de  M.  Couture 


les  montagnes;  le  Saint  Sébastien,  de 
M.  Etex;  des  études  remarquables  de  che- 
vaux, par  M.  .\cbille  Giroux;  le  portrait 
équestre  de  M.  le  duc  d'Orléans,  par 
M.  Alfred  Dedreux;  le  Chatterton,  de 
M  Fourau;  trois  jolies  scènes  de  genre, 
par  M"*  Fanny  Geefs,de  Bruxelles,  femme 
du  célèbre  statuaire;  la  Récolte  des  pom- 
mes, de  M.  Grenier,  enfin,  plusieurs  ta- 
bleaux de  M.  Gudin. 

M.  Gudin  semble  vouloir  sortir  de  ses 
habitudes  de  peinture;  il  renonce  aux 
scènes  maritimes  pour  traiter  des  sujets 
tout  à  fait  différents.  La  mort  de  saint 
Louis  devant  Tunis,  et  l'incendie  du 
quartier   de   Péra,   à    Constantinople, 


a  le  grand  défaut  de  n'être  pas  suflisam- 1  font  regretter  que  .M.  Gudin  se  laisse  trop 


ment  claire  et  logique  pour  les  yeux  ; 
l'exécution  pèche  aussi  par  un  excès  de 
vigueur  et  de  fougue.  Les  figures  des 
deux  femmes  manquent  de  ce  charme  in- 
exprimable, de  ce  je  ne  sais  quoi  de  lu- 
mineux, d'harmonieux  et  de  doux  qui  est 
la  grâce,  à  défaut  de  la  beauté;  faute  ca- 
pitale lorsqu'il  s'agit  de  réaliser  la  lutte 
et  la  séduction.  Cependant,  après  toutes 
ces  critiques,  on  le  reconnaît  encore,  le 
tableau  de  M.  Couture  laisse  à  l'esprit 
l'impression  que  fontles  œuvres  sérieuses. 
Il  a  de  la  force,  il  a  de  la  sève.  C'est 
un  pinceau  qui  dédaigne  la  surprise  et 
l'artilice.  Il  peint  franchement,  il  peint 
largement;  la  touche  est  sèche,  elle  mêle 
les  couleurs  sans  les  fondre,  mais  elle  a, 
quand  il  lui  plaît,  des  nuances  charman- 
tes et  des  tons  d'une  finesse  parfaite.  Seu- 
lement il  reste  toujours  dans  la  gamme 
d'une  palette  sévère,  comme  l'atteste  le 
vêlement  du  jeune  homme  et  tout  l'ar- 
rière-plan  du  tableau.  Il  y  a  aussi,  de  M. 
Couture,  un  périrait  de  jeune  homme  et 
une  toile  représentant  la  Joconde  de  l'A- 
rioste  ou  de  La  Fontaine.  J'aime  moins 
cette  petite  toile.  La  peinture,  dans  ces 
proportions  restreintes,  demande  plus  de 
soin  de  détail  et  plus  de  fini.  D'ailleurs, 
le  jeune  muletier  assis  sur  la  paille,  et 
qui  échange  nonchalamment,  avec  Jo- 
conde, un  regard  d'intelligence,  rappelle 
trop  le  sans-façon,  le  dessin  et  la  couleur 
de  Murillo.  C'est  un  pastiche.  Le  portrait 
a  de  la  beauté  et  présente  un  grand  carac- 
tère. 

A  quelque  distance  de  ce  portrait,  en 
voici  un  autre  qui  porte  la  signature  d'un 
de  nos  premiers  peintres  de  fleurs,  de 
M.  Chazal,  dont  on  remarque,  un  peu  plus 
loin,  un  charmant  petit  tableau  de  Fruits 
dans  un  vase.  Cette  œuvre ,  sagement 
peinte,  correcte  de  dessin,  solide  de  cou- 
leur, habilement  disposée,  réunit  toutes  les 
qualités  ni'cessaires  pour  prenlro  rang 
parmi  les  tableaux  de  ce  genre  les  plus  re- 
marquables. 

Il  nous  faut  maintenant  marcher  avec 
rapidité  cl  nousborner  à  une  simpleénume- 
ration  :  l'éducation  de  la  Fierge  et  l'En- 
fant surprit  par  lamarét,  de  M.  Beaune; 


entraîner  à  la  facilité  de  son  pinceau  et 
ne  produise  guère  que  des  ébauches. 

M.  Dauzals  a  su  reproduire, avec  la  vé- 
rité qu'il  met  habituellement  dans  ces 
sortes  de  sujets,  la  soumission  d'EI-Mo- 
krany,  kalifal  de  la  Medjanab.  Au  pied  de 
ruines  romaines,  épargnées  par  le  temps 
depuis  dix-huit  cents  ans,  s'élèvent  le  camp 
français,  et  un  fort  qui  domine  la  plaine 
et  se  confond  à  l'horizon  parmi  les  mon- 
tagnes et  les  nuages.  Le  général  Galbois, 
entouré  de  ses  officiers,  reçoit  El-Mokra- 
ny,  revêtu  d'un  burnous  rouge,  et  suivi 
de  plusieurs  autres  chefs.  Les  figures  sont 
traitées  d'une  manière  piquante  et  grou- 
pées avec  bonheur."  La  Mosquée  d'Alger, 
rappelle  les  plus  beaux  intérieurs  de  M. 
Dauzats.  Mais  personne,  sans  contredit, 
n'a  poussé  plus  loin  l'art  de  peindre  les 
intérieurs  que  M.  Uipp.  Sebron.  La  vue 
de  la  Chapelle  de  fFin^sor,  dont  nous 
avons  déjà  entretenu  nos  lecteurs,  est  un 
chef-d'œuvre  de  peinture ,  de  perspective 
et  d'effets  de  lumière. 

W.  Decaisne  a  exposé  une  Education 
du  Christ  et  une  Prise  de  Marrah. 
Nous  préférons  de  beaucoup  ce  dernier 
tableau  au  premier. 

M.  Guignet  est  moins  heureux  dans  les 
portraits  de  femme  qu'il  ne  l'avait  précé- 
demment été  dans  ses  portraits  d'homme. 

M.  Jadin  ne  peint  plus  les  chasses  ;  ce 
sont  à  peine  des  maquettes  informes,  dont 
on  ne  peut  entrevoir  la  pensée  que  de 
loin.  De  près,  c'est  un  amas  incohérent 
de  couleurs.  Un  charmant  paysage  de 
M.  Léon  Fleury,  par  son  contraste,  rend 
encore  plus  étrange  celle  peint\ire  inex- 
plicable. On  ne  saurait  reproduire  la  nature 
avec  n'.us  de  naïveté  et  de  franchise,  que 
ne  l'a  fait  cet  artiste  dans  sa  vue  des  En- 
virons de  Saint-Maur. 

Citons  encore  avec  éloge  une  Fue  du 
château  de  Pau,  par  M.  Justin  Ouvrier; 
le  Chapelet,  i}ii  madame  Emile  Lagache; 
le  Couvent  de  Sainie-Scolastique.  et  des 
Souvenirs  de  Corse,  par  M.  Lapilo;  la 
Bataille  d'Ascalon,  par  M.  Larivière; 
le  Soir  et  la  Rêverie,  par  M.  Emile  Wat- 
lier,  de  charmantes  esquisses  de  M.  Tony 
Johannot ,  de  octils  tableaux  de  oalure 


1 


256 


LECTURES  DU  SOIR. 


morle,  de  M.  Rousseau  ;  le  Gué  de  Diou- 
ville,  par  M.  Mozin;  des  Bégaies,  par  M. 
Mor,el  Fatio;  le  Cheval  blessé,  deM.Sei- 
gneurgens,  et  cinq  ou  six  charmants  pay- 
sages de  Maréchal,  entre  autres  une  f^ue 
d'Auvergne  et  une  faille  d'Egypte,  avec 
un  effet  de  crépuscule.  Citons  surtout  un 
paysage  de  M.  J.  Thierry;  à  une  grande 
solidité  de  peinture,  à  une  grande  vérité 
d'aspect,  cejeune  artiste  réunit  un  charme 
extrême  de  faire  et  beaucoup  de  poésie. 

L'Ecole  hollandaise  et  belge  a  été  re- 
présentée à  Paris  par  plusieurs  artistes. 
On  a  pu  se  convaincre  de  nouveau  que 
le  talent  de  M.  Verboeckoven,  si  remar- 
quable dans  les  tableaux  de  chevalet,  se 
sentait  mal  à  l'aise  quand  il  avait  à  se  dé- 
velopper sur  une  toile  de  vaste  dimen- 
sion. Ses  Taureaux  italiens  sont  secs, 
manquent  d'effet,  et  laissent  à  désirer 
plus  d'harmonie.  En  revanche,  on  ne  sau- 
rait peindre  rien  de  plus  charmant  que  le 
Jeune  Taureau  et  la  Génisse  et  l'Inté- 
rieur d'une  étable. 

M.  Verheyden ,  d'Anvers ,  dans  deux 
tableaux  de  genre ,  a  reproduit  des  scè- 
nes flamandes  de  manière  à  rappeler  le 
faire  des  anciens  maîtres  :  le  sen  en  kan 
niet  nayer  surtout,  est  un  petit  chef- 
d'œuvre. 

M.  Reckers,  peintre  de  fleurs  et  de  gi- 
biers, doit  prendre  place  entre  Saint-Jean 
et  Chazal. 

M.  Willems,  plein  de  vérité  dans  la 
Fête  des  Arbalétriers  et  dans  la  Fi- 
site  à  la  Nourrice,  se  montre  également 
heureux  en  reproduisant  la  grande  scène 
du  Fcngeur. 

M.  Slingeneyer  n'est  point  resté  au- 
dessous  de  sa  tâche;  enfin,  malgré  la  vé- 
rité qu'il  a  su  mettre  dans  sa  Fue  de 
Hollande,  nous  reprocherons  un  peu  de 
pâleur  à  M.  Scheifhout,  de  La  Haye. 

Voici  notre  rapide  revue  du  Salon  qui 
touche  à  sa  lin  :  ne  terminons  point  ce- 
pendant sans  répéter  ce  qu'on  redit  tous 
les  ans  des  miniatures  de  madame  de 
Mirbel  et  de  M.  de  Pommeyrac,  que 
ces  deux  artistes  se  font  remarquer  par 
plus  de  perfection  encore. 

—  Un  de  nos  célèbres  compositeurs  vient 
de  mourir.  Henri  Montan  Bertonétaitné  à 
Paris  vers  1767.  Son  père,  après  avoir  été 
directeur  de  l'Opéra,  exerçait  depuis  long- 
temps les  fonctions  de  chef  d'orchestre , 
et  c'est  lui  qui  monta  les  principales  œu- 
vres de  Gluck,  de  Piccini  et  de  Sacchini. 
A  quinze  ans,  Berton  fut  ad  mis  déjà  comme 
violon  à  l'Opéra.  Il  eut  Rey  pour  pre- 
mier maître  de  composition  ;  celui-ci 
ne  trouva  que  fort  peu  de  dispositions 
à  son  élève ,  et  déclara  qu'on  n'en  fe- 
rait jamais  rien.  Ce  jugement  ne  put 
éteindre  l'ardeur  du  jeune  artiste  ;  il  se 
procura  un  livret  d'opéra,  et  se  mit  à  en 
composer  la  musique.  A  peine  ce  travail 
fut-il  achevé,  que  des  doutes  vinrent  l'as- 
saillir. Ne  s'abusait-t-il  point  sur  sa  vo- 
cation? avait-il  réellement  le  feu  sacré? 
Il  confia  son  manuscrit  à  Sacchini;  celui- 
ci  ne  partagea  pas  un  instant  l'opinion 
de  Rey;  il  comprit  tout  l'avenir  du  jeune 


musicien,  et  se  fit  un  bonheur  de  l'éclai- 
rer de  ses  leçons. 

Peu  de  temps  après,  Berton,  à  peine 
Sgé  de  dix-neuf  ans,  fit  entendre,  au  Con- 
cert spirituel, des  oratorios  et  des  cantates 
de  sa  composition  :  il  donna  ensuite  à 
la  Comédie-Italienne  son  premier  opéra, 
intitulé  Les  Promesses  de  mariage. 

Lorsque  le  Conservatoire  fut  organisé, 
en  1793,  Berton  y  fut  appelé  comme  pro- 
fesseur d'harmonie,  et  plus  lard  comme 
professeur  de  composition.  En  1807,  il  fut 
nommé  directeur  de  l'Opéra-Buffa.  11  ne 
conserva  cette  place  que  jusqu'en  1809, 
époque  où  il  entra  à  l'Opéra  comme  chef 
du  chant,  fonctions  qu'il  remplit  jusqu'à 
la  fin  de  1815. 

Il  est  trois  ouvrages  de  Berton  qu'on 
peut  citer  en  première  ligne  et  comme 
dignes  de  figurer  au  nombre  des  chefs- 
d'œuvre  de  toutes  les  écoles  :  ce  sont  : 
Aline,  Montana  et  le  Délire.  Le  génie  du 
maître  s'y  montre  sous  les  aspects  les 
plus  variés  :  le  temps  n'a  rien  ôté  à  leur 
immense  mérite.  Beaucoup  d'opéras  de 
Berton  renferment  des  parties  fort  remar- 
quables; aucun  ne  forme  un  tout  aussi 
complet  que  ces  trois  ouvrages.  Plusieurs, 
d'ailleurs,  n'ont  pas  été  publiés,  et  quel- 
ques-uns n'ont  obtenu  que  peu  de  suc- 
cès ;  car  Berton  n'était  pas  heureux  dans 
le  choix  de  ses  poëmes.  Ce  malheur  était 
dû  à  l'extrême  bonté  de  son  caractère,  et  à 
une  bienveillance  qu'il  poussait  quelque- 
fois j  usqu'à  la  faiblesse,  tant  il  lui  en  coûtait 
d'affliger  un  auteur  en  lui  refusant  son 
poëme. 

Peu  d'artistes  ont  eu  une  vie  plus  ac- 
tive que  Berton;  on  a  vu  qu'il  s'était  mis 
à  composer  dès  l'âge  de  quinze  ans,  et  il 
ne  donna  son  dernier  ouvrage  qu'en  1827. 

Depuis  cette  époque,  il  partagea  son 
temps  entre  ses  élèves  et  les  travaux  de 
l'Institut,  dont  il  se  trouvait  presqueexclu- 
sivement  chargé,  depuis  la  mort  de  Le- 
sueur.  Berton  était,  nous  l'avons  dit,  de 
la  fondation  du  Conservatoire;  il  y  comp- 
tait quarante  -  neuf  années  de  services 
comme  professeur. 

C'est  depuis  1830  seulement  qu'il  avait 
été  nommé  officier  de  la  Légion-d'Honneur. 
Du  reste,  il  ne  possédait  d'autres  revenus 
que  les  émoluments  de  sa  place  de  pro- 
fesseur au  Conservatoire  et  de  membre  de 
l'Institut.  Depuis  vingt  ans  son  répertoire 
ne  se  jouait  plus  :  le  pauvre  vieillard  ne 
pouvait  se  consoler  de  sa  gêne  que  par  le 
souvenir  de  sa  gloire. 

Après  une  longue  et  douloureuse  ma- 
ladie, il  vient  de  s'éteindre  en  ne  laissant 
à  sa  veuve  d'autre  héritage  qu'un  nom 
célèbre. 

—  Chaque  jour  voit  éclore  un  nouveau 
volume  de  poésie,  et  presque  toujours  le 
poëte  sort  de  la  classe  des  ouvriers.  A 
mesure  que  l'enseignement  pénètre  jus- 
qu'à eux,  les  ardents  néophytes  répon- 
dent à  ce  bienfait  par  un  hymne  de  re- 
connaissance. Tel  est  encore  le  volume 
publié  par  M.  Claudius  Hebrard,  sous  le 
^  litre  d'Heures  morales  et  poétiques  de 


l'ouvrier.  Ce  livre  peut  se  résumer  par 
quatre  mots  :  la  famille,  Vatelier,  la  pa- 
trie et  l'église.  C'est  une  œuvre  pleine 
d'épanchements  du  cœur;  une  sensibi- 
lité profonde,  quoique  sans  exagération, 
s'y  unit  à  un  esprit  élevé  et  à  une  imagi- 
nation gracieuse.  Parfois  une  plainte 
s'échappe  des  lèvres  du  poëte  ;  mais 
bientôt  la  résignation,  ranimée  par  la 
foi,  vient  étouffer  ces  gémissements  et 
les  remplace  par  un  hymne.  Citons  quel- 
ques vers  : 

Mon  Diea,  rends  an  pays  plos  d'an  ancien  ouge. 
Dont  noas  pleurons  de  Toir  se  perdre  l'herltacc. 
Rends-noui  ce  temps  heareax  uu  la  simplicité 
Eniironnail  les  mœurs  de  tant  de  pureté. 
Bienheureux  mille  fois  ceux  qui  toujours  Odeles 
Gardent  ces  soutenirs,  traditions  si  belles 
De  probité,  d'bonneur,  d'ordre,  de  pieté, 
D'inTincible  Taleur,  de  noble  dignité. 
Bienbeureux  mille  (oit  ceux  qui  voient  a  lenr  tabla 
Venir  encor  lenr  père  an  front  il  respectable: 
Et  qui,  pour  l'écouter,  Toni  près  de  lui  s'asseoir. 
Quand  on  se  réunit  an  roin  do  feu,  le  soir  ; 
Quand  nos  mères,  nos  sœurs,  au  flambeau  qui  Tacille, 
Font  tournoyer  ralcaille  on  le  fuseau  docile. 
Bienheureux  mille  fois  l'bomme  saceet  loyal 
Qui  comprend  les  douceurs  de  l'amour  filial  : 
Qui,  dans  ses  pas  tremblants,  (uide  un  doutcI  Homère 
Uu  soutient  dans  tes  maux  un  nooTeau  Uelisaire; 
Qui  sur  la  tombe  aimée  entretient  quelques  fleurs 
Et  Tient  les  arroser  de  prière  et  de  pleurs. 
Bienheureux  mille  fois  l'bomme  dont  la  sagesse 
D'aimer  et  d'être  aime  comprend  toute  l'iTress^, 
Qui,  liant  an  passe  le  présent,  l'afcnlr. 
Ne  Tll  que  d'espérance  et  que  de  souTenlr. 
Tonte  la  Tie  est  là  1  comme  aussi  toute  gloire. 
Plus  d'un  grand  peuple  a  dû  ta  place  dans  l'histoire 
A  ce  respect  qu'olTrail,  mêle  de  tant  d'égards. 
Le  fils  à  ses  parents,  le  jeune  homme  aux  iieillar4 
Ah.'  malheur  au  pays  ou  le  passe  s'elTace, 
Après  atoir  laisse  si  glorieuse  trace; 
Ou  les  liens  du  cœur,  aCTaiblissant  leurs  nœuds. 
N'unissent  plus  les  fils  et  les  parents  entre  eux! 

—  L'art  et  l'industrie  font  sans  cesse 
de  nouveaux  progrès;  ils  produisent  des 
résultats  qui  tiennent  du  merveilleux. 
Déjà  on  était  parvenu  à  rendre  le  verre 
malléable  et  à  le  tisser  en  étoffes.  Voici 
venir  aujourd'hui  M.  Lambourg ,  qui 
oblige  cette  matière  fragile  à  prendre  les 
formes  les  plus  variées  et  les  moins  com- 
patibles, en  apparence,  avec  sa  nature. 
Dans  l'exhibition  qu'il  vient  de  livrer  à 
la  curiosité  publique,  on  admire  des  lions, 
des  ours,  des  panthères  de  grandeur  na- 
turelle, dont  les  poils  s'agitent  au  moin- 
dre soufDe,  et  qui  sont  construits  entiè- 
rement en  verre ,  sans  le  secours  d'au- 
cune autre  substance.  Mais,  ce  qui 
déconcerte  surtout,  ce  sont  les  fleurs: 
l'œil  est  trompé  complètement  :  la  rose, 
le  réséda ,  le  forget-me-nol,  le  bluet,  se 
balancent  sur  des  liges  souples,  .ivec 
leurs  corolles,  leurs  pistils  et  leurs  tia- 
mines,  imités  avec  un  art  qui  produit 
une  illusion  véritable.  M.  Lambourg  tra- 
vaille sous  les  yeux  des  spectateurs ,  ol 
donne  ainsi ,  par  son  adresse  et  par  les 
procédés  qu'il  a  su  se  créer,  le  secret  de 
l'art  qu'il  a  inventé. 


U  rtdacteur  en  chef.  S.  HENRY  BERTIIOLD. 
Le  directeur,  F.  PIQUÉE. 


Imprimerie  do  HBNNinrEn 


rue  Lenercier.  34.  Batigoollei. 


IX. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


25? 


Fleurs  par  M.  Saint- Jeas^  de  I<yon. 


(  ExrOSlTlOX  DE  18J3.) 


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P. 


JUS  1841. 


—  33   —    0    ZÙ\!E    \OLl'ME. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


DE  QUELQUES  PEINTRES  DE  FLI 


Un  des  collaborateurs  du  Musée  des  Familles,  M.  Boi- 
lard,  a  écrit  sur  les  fleurs,  comme  botaniste,  tout  ce  que 
comporte  le  cadre  de  cette  revue.  Il  ne  nous  reste  donc  qu'à 
dire  à  nos  lecleurs  que  les  plus  belles  fleurs,  à  l'exception 
des  œillets,  viennent  du  Levant  et  se  sont  acclimatées  pour 
la  plupart,  avec  facilité,  dans  noire  latitude.  Les  renon- 
cules, les  tubéreuses,  les  narcisses  ,  les  hyacinthes  et  les 
anémones  sont  originaires  de  Conslantinople. 

C'est  aux  jardiniers  hollandais,  encouragés  par  les  ri- 
ches florimanes  de  ce  pays,  qu'on  doit  les  fleurs  doubles, 
celle  conquête  de  l'art  sur  la  nature.  Ce  sont  eux  aussi  qui 
ont  trouvé  le  moyen  de  panacher  les  tulipes  et  les  œillets. 

La  Hollande  a,  du  reste,  acquis  des  titres  plus  sérieux,  en 
produisant  les  premiers  et  les  plus  célèbres  des  peintres 
de  fleurs. 

Longtemps  les  fleurs  ne  furent  regardées,  dans  l'art  de  la 
peinture,  que  comme  des  accessoires  qui  ne  valaient  pas  la 
prine  d'être  étudiées  sérieusement  et  qu'il  suffisait  de  re- 
produire d'une  manière  vague,  qui  rappelât  à  peu  près 
leur  forme  et  leur  couleur. 

Les  |)remiers  qui  aient  véritablement  excellé  à  les  pein- 
dre, sont  sans  contredit  Mignon,  van  Huysum  et  Rachel 
Ruisch. 

Abraham  Mignon,  quoique  d'origine  hollandaise,  était 
né  à  Francfort,  d'un  négociant  que  des  spéculations  com- 
merciales avaient  amené  dans  cette  ville.  De  retour  à 
Amsterdam  ,  le  négociant  eut  le  malheur  de  perdre  toute 
sa  forlune  par  le  naufrage  de  plusieurs  vaisseaux,  et  se  vit 
réduit  à  la  plus  grande  misère.  Un  peintre  de  ses  amis, 
Jacques  Murel,  éleva  le  petit  Abraham  Mignon.  Quoique 
l'enfant  ne  comptât  encore  que  sept  ans  ,  il  devint  bien- 
tôt le  favori  de  Murel.  Malgré  son  extrême  jeunesse , 
il  dessinait  avec  un  goût  extrême  ,  et  se  faisait  remarquer 
en  outre  par  son  goût  passionné  pour  les  fleurs.  Le  père 
adoptif  d'Abraham  développa  ce  goût  avec  beaucoup  de 
sollicitude,  et  ne  lui  permit  de  montrer  en  public  ses  ta- 
bleaux qu'après  dix-sept  années  d'un  travail  persévérant  et 
éclairé. 

Les  ouvrages  de  Mignon  acquirent  de  suite  une  grande 


l'aîné  de  quatre  frères  qui,  s'occup 
avaient  fait  de  la  maison  paternelle  y 
où  les  amateurs  pouvaient  se  procure 
sage  ou  d'animaux,  de  figures,  d' 
tecltire,  tout  ce  qui  peut  servir  à  la 
lements. 

Jean  ne  se  borna  pas  à  un  métier  qi 
faiblement  à  sa  réputation.  Lors(|u"i 
rite  de  l'âge  et  que,  maiire  de  son  ter 
ner  à  ses  goûts,  il  se  livra  tout  entier  î 
de  la  nature,  qui  seule  pouvait  le  c( 
de  son  art.  Il  étudia  les  ouvrages  d( 
de  ïleem,  reconnus  jusqu'alors  pour 
de  peindre  les  fleurs  ;  il  les  imita  i 
vivacité  des  nuances,  dans  la  précisi 
surpassa  bientôt  dans  l'art  de  dispos 
per  les  ombres  et  les  lumières,  d'ob 
l'accord  et  de  l'opposition  des  teinlej 
plus  harmonieuses  ;  il  se  fit  remarque 
la  grâce  et  le  moelleux  de  son  pince 
sants  parurent  tout  ii  fait  nouveau: 
sensation  parmi  les  amateurs,  car  or 
talent  d'un  peintre  de  fleurs  pût  aliei 
individuelle  des  productions  de  la  r 
cupaienl  particulièrement  de  la  cullu 
sèrent  d'ofl'rir  à  l'artiste  les  modèle! 
plus  rares.  C'est  que  son  pinceau  se 
les  faire  revivre,  mais  encore  leur  p 
un  nouveau  charme.  Aussi  les  homi 
par  leur  rang  ou  leur  richesse  cher^^l 
des  ouvrages  de  Jean  van  Huysum, 
de  liesse  fut  un  de  ses  premiers  et 
lecteurs.  Il  lui  commanda  plusieui 
généreusement.  Mais  c'est  en  Franc 
grand  peintre  avait  été  p'ius  justem 
de  là  que  sa  réputation  ,  bien  établit 
principales  cours  de  l'Europe.  Le  c 
voyé  de  France,  acheta  pour  lui  deus 
autres  pour  le  duc  d'Orléans,  et  pa 


LECTURES  DU  SOIR. 


transparence  et  la  solidité,  l'un  des  principaux  mérites  des 
peintures  de  ce  genre.  Il  paraissait  faire  un  mystère  de 
ses  procédés  chimiques  ou  du  moins  de  sa  manière  d'o- 
pérer, soit  pour  l'ébauche,  soit  pour  le  fini  de  ses  tableaux. 
Personne  ne  pouvait  entrer  dans  son  atelier  lorsqu'il  tra- 
vaillait; ses  frères  même  n'y  étaient  point  admis.  On  dit 
qu'il  ne  voulut  jamais  avoir  d'autre  élève  qu'une  demoi- 
selle Havermann  ,  et  que  le  talent  de  cette  jeune  artiste 
lui  ayant  donné  de  l'ombrage,  il  finit  par  la  congédier. 

Rien  n'eût  manqué  au  bonheur  de  van  Huysum,  si  son 
repos  n'eût  été  troid)lé  par  des  chagrins  domestiques,  sur- 
tout par  la  mauvaise  conduite  de  sou  fils.  Devenu  méfiant, 
sauvage,  il  s'éloigna  du  monde,  qui  parut  enfin  l'oublier, 
quoique  ses  tableaux  fussent  toujours  recherchés  avec  le 
même  empressement.  Il  mourut  le  8  février  1749. 

Jean  van  Huysum  ne  s'était  pas  seulement  appliqué  à 
peindre  des  fleurs  et  des  fruits  ;  il  a  composé  des  paysages 
d'un  bon  style,  ornés  de  figures  agréablement  dessinées  et 
d'une  touche  ferme  et  spirituelle.  Il  a  fait  aussi  plusieurs 
études  au  dessin  et  au  lavis,  qui  ne  sont  pas  moins  estimées 
que  ses  tableaux. 

Le  Musée  du  Louvre  possède  quelques-uns  des  meilleurs 
ouvrages  de  ce  maître  ;  entre  autres,  deux  superbes  ta- 
bleaux de  fleurs,  deux  de  fruits  et  quatre  petits  paysages. 

Il  faudrait  tout  un  volume  pour  dire  l'histoire  de  tous  les 
peintres  de  fleurs  qu'ont  produits  les  Pays-Bas.  Avant  d'ar- 
river à  van  Spaendonck,  disons  un  mot  de  Rachel  Ruisch, 
fille  du  célèbre  anatomiste  de  ce  nom,  et  qui  seule,  sans 
maître  et  sans  que  son  père  encourageât  d'abord  ses  dis- 
positions, s'enfermait  dans  sa  chambre  pour  peindre  en 
secret.  S'apercevant,  un  jour,  qu'une  fleur  rare  avait  été 
enlevée  dans  ses  serres ,  Ruisch,  soupçonna  sa  fille  de  ce 
larcin  ;  il  entra  brusquement  chez  elle  et  la  trouva  occu- 
pée à  peindre  la  plante  précieuse. 

Rachel  Ruisch  épousa,  en  1655,  un  jeune  peintre  de 
beaucoup  de  talent  :  en  devenant  la  femme  de  Juriaen  IIool. 
Elle  ne  renonça  point  à  son  goût  pour  la  peinture  ;  elle  se 
consacra  à  l'éducation  de  ses  enfants,  et  sut  faire  marcher 
de  front  l'art  et  les  devoirs  de  la  famille.  En  1701,  elle  fut 
reçue  membre  de  l'académie  de  La  Haye.  L'électeur  palatin 
lui  donna  le  titre  de  peintre  de  la  cour  de  Dusseldorf,  et  il 
voulut  être  le  parrain  de  son  premier  enfant. 

Rachel  Ruisch  mourut  en  1750,  îi  l'âge  de  quatre-vingt- 
six  ans. 

Ses  tableaux  réunissent  au  plus  grand  fini  une  vigueur 
surprenante  et  une  couleur  aussi  éclatante  que  vraie.  «  Ses 
fleurs,  ses  fruits,  ses  plantes  et  ses  insectes,  dit  Decamps, 
sont  comme  la  nature  même;  on  y  serait  trompé.» 

Le  rival  de  Rachel,  le  successeur  de  van  Huysum  et  l'hé- 
ritier de  son  talent  fut  encore  un  Hollandais.  Gérard  van 
Spaendonck  était  né  àTilbourg,  trois  années  avant  la  mort 
de  van  Huysum.  Il  eut  pour  maître  Herreyns,  d'Anvers.  Il 
ne  comptait  que  vingt-quatre  ans,  lorsqu'il  vint  chercher  à 
Paris  une  réputation  qu'il  n'espérait  plus  conquérir  dans 
sa  patrie.  Il  se  (it  connaître  d'abord  comme  peintre  en 
miniature;  elles  ressources  que  lui  procura  ce  genre  lui 
permirent  de  cultiver  celui  dans  lequel  il  voulait  s'illus- 
trer. Il  se  lia  d'amitié  avec  Walelet,  qui,  pour  le  fixer  en 
France,  lui  fit  obtenir,  en  1774,  la  survivance  de  la  place 
Je  peintre  eu  miniature  du  roi.  La  grande  vogue  de  van 


Spaendonck  date  de  celte  époque.  Il  n'y  eut  personne  à  la 
cour  qui  n'eût  sur  sa  tabatière  un  vase  de  fleurs  de  cet 
artiste.  Les  grands  tableaux  qu'il  fit  à  la  même  époque 
attirèrent  tous  les  regards ,  et  l'admiration  qu'ils  inspirè- 
rent ne  connut  plus  de  bornes.  Tous  les  genres  de  mé- 
rite qui  avaient  fait  la  réputation  des  plus  célèbres  peintres 
de  fleurs  se  retrouvent  dans  les  productions  de  leurémule. 
Ils  lui  obtinrent,  en  1781,  l'entrée  de  l'Académie  de  pein- 
ture, et  depuis  lors,  il  n'y  eut  pas  une  exposition  au  Lou- 
vre sans  que  van  Spaendonck  y  fit  admirer  quelque  nou- 
veau chef-d'œuvre. 

Lorsque  la  révolution  éclata,  il  trouva  dans  la  place  d'ad- 
ministrateur et  de  professeur  d'iconographie  au  Jardin  des 
Plantes,  que  lui  confia  le  gouvernement  de  cette  époque, 
un  asile  où  il  put  exercer,  sans  danger,  l'art  dans  lequel  il 
avait  mis  ses  seules  jouissances.  Il  forma  d'habiles  élèves, 
auxquels  il  apprit  non-seulement  à  copier  la  nature  avec 
exactitude,  mais  à  choisir  ,  pour  les  objets  qu'ils  imitaient, 
les  formes  les  plus  heureuses  et  les  plus  élégantes.  Nos  ma- 
nufactures, et  en  particulier  celle  de  porcelaines  de  Sèvres, 
tirèrent  un  grand  profit  de  ses  leçons  et  de  ses  élèves. 
Lorsque  l'Institut  fut  créé ,  il  fut  un  des  peintres  appelés  à 
former  le  noyau  de  la  classe  des  beaux-arts.  Dans  toutes 
les  séances  il  se  fit  remarquer  par  sou  assiduité,  par  la  jus- 
tesse de  ses  observations,  l'agrément  de  son  esprit,  la  dou- 
ceur et  l'amabilité  d'un  caractère  parfaitement  en  harmo- 
nie avec  le  genre  de  peinture  qu'il  avait  adopté.  Peu  de 
peintres  d'histoire  ont  mieux  entendu  la  composition,  c'est- 
à-dire  l'art  de  disposer  les  objets  de  manière  à  les  faire  va- 
loir mutuellement  sans  opposition  tranchée,  et  comme  la 
nature  elle-même  les  aurait  arrangés.  Sa  couleur,  pleine 
de  fraîcheur  et  d'harmonie,  est  fine,  légère  et  transparente, 
ses  accessoires  sont  choisis  avec  goût,  et,  surtout,  les  fleurs 
ne  leur  sont  jamais  sacrifiées.  Personne  n'a  mieux  rendu  le 
coloris  des  roses,  le  velouté  des  fruits,  la  forme  et  le  port 
des  di/Térentes  espèces  de  fleurs. 

Ses  ouvrages  sont  nombreux  ,  et  les  plus  riches  collec- 
tions se  font  gloire  d'en  posséder  quelques-uns.  Le  Musée 
du  Louvre  en  a  quatre.  Il  faut  citer  surtout  un  vase  d'al- 
bâtre fleuri,  sur  une  console  de  marbre  rouge,  contenant 
des  roses,  des  tulipes,  des  roses  trémières,  des  reines- 
marguerites,  une  impériale,  etc.  Auprès  du  vase  sont  con- 
fusément jetés  des  ananas  et  des  châtaignes  revêtues  de  leur 
enveloppe,  et  une  corbeille  dans  laquelle  se  trouvent  des 
pêches,  du  muscat  noir  et  des  épis  de  maïs. 

L'héritier  de  la  gloire  et  du  talent  de  van  Spaendonck 
fut  un  Français  :  chacun  a  déjà  nommé  Redouté.  Tous  ceux 
qui  l'ont  connu  ont  apprécié  la  douceur  et  la  bonhomie 
de  son  caractère  ;  l'impératrice  Joséphine  disait  que  van 
Spaendonck  était  l'historien  des  fleurs,  et  que  Redouté  en 
était  le  poète.  Le  mot  ne  manque  pas  de  justesse  et  définit 
d'une  façon  piquante  la  manière  des  deux  peintres. 

Parmi  les  artistes  qui  se  disputent  l'héritage  de  Redouté, 
se  trouve,  au  premier  rang,  M.  Saint-Jean,  de  Lyon.  Le 
Musée  des  Familles  publie  aujourd'hui  la  gravure  du 
tableau  exposé  par  ce  peintre  au  Salon  de  l'année  der- 
nière, et  il  espère  donner  bientôt  à  ses  abonnés  la  gra- 
vure de  celui  qui  a  été  si  généralement  admiré  au  Salon 
de  1811. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


261 


mmR'RY'moYÉ^mmm, 


•-go- 


s*.. 


■''•^'>TEuunu:\ci 


A  l'ouest  des  monts  Aiiofibanys,  cl  au  sud  du  grand  lac 
Érié,  sur  le  cours  de  l'Ohio,  entre  les  39'  et  40«  degrés  de 
latitude,  se  trouve  l'emboucbure  diine  grande  et  l)elle  ri- 
vière, leMuskinghum.  La  magnifique  contrée  qu'elle  par- 
court forme  aujourd'hui  l'État  de  Washington ,  un  des 


plus  industrieux  et  des  mieux  cultivés  des  États-Unis.  I! 
a  été  peuplé,  après  les  guerres  de  l'indépendance,  par  les 
officiers  et  soldats  licenciés  de  la  ligue  de  Massachussets, 
et  celte  population  est  rapidement  devenue  une  des  plus 
aisées  et  des  plus  civilisées  de  l'Amérique  septentrionale. 


26-2 


LECTURES  DU  SOIR. 


Si,  voyageant  dans  ces  piltoresques  clinoats,  vous  pre- 
nez le  bateau  à  vapeur  à  51arietta(l),  et  que  vous  remou- 
tiez  le  Muskinghuin,  débarquez  à  rembouchure  du  Tuska- 
raway,  car  c'est  là  que  s'est  passée,  en  1763,  l'aventure 
étrange  que  je  veux  vous  raconter.  Le  Tuskaraway  est  une 
petite  rivière  dont  les  bords  fleuris  sont  aujourd'hui  cou- 
verts de  charmantes  maisons  de  campagne,  d'usines,  de 
moulins,  de  villages  et  de  villes  très-commerçantes.  Une 
des  plus  belles  habitations  du  pays  est  celle  de  M.  AVillam 
Garakontié,  un  des  riches  propriétaires  de  la  contrée.  Cet 
aimable  vieillard,  âgé  aujourd'hui  de  quatre-vingt-deux 
ans,  a  conservé  toute  la  vigueur  de  l'âge  mûr,  et  quand 
on  l'en  félicite,  il  répond,  en  souriant,  qu'il  le  doit  au  sang 
indieu  mêlé  au  sang  blanc  qui  coule  dans  ses  veines.  El  si 
vous  êtes  assez  curieux  pour  faire  une  question  à  ce  sujet, 
loin  de  regarder  cela  comme  une  indiscrétion,  l'excellent 
M.  Willam  vous  prendra  par  la  main,  vous  conduira  dans 
un  endroit  écarté  de  son  magnifique  parc,  et  vous  mon- 
trera avec  orgueil  une  vieille  cabane  d"écorce  de  bouleau, 
ombragée  par  un  énorme  et  aniique  tilleul,  le  dernier  lils 
des  forets,  qui  existe  encore  sur  sa  propriété  parfaitement 
cultivée.  De  ce  point  de  vue,  il  vous  fera  remarquer  les 
immenses  et  belles  cultures  qui  couvrent  entièrement  le 
pays,  puis  il  vous  dira  : 

—  Il  y  a  quatre-vingts  ans,  que  c'était  tout  autre  chose. 
Alors,  la  hache  du  bûcheron  n'avait  pas  encore  retenti  dans 
les  forêts  vierges  qui  s'étendaient  presque  sans  interrup- 
tion sur  toute  une  contrée  encore  ignorée  des  hommes 
blancs;  là  vivaient,  au  milieu  de  leurs  bois,  les  Indiens 
indigènes,  et  ceux  refoulés  dans  les  déserts  par  la  civilisa- 
tion européenne.  Mais  déjà  ces  peuples,  si  nombreux  lors 
de  la  découverte,  avaient  été  décimés  par  deux  fléaux  ap- 
portés de  l'ancien  monde  :  la  petite-vérole  et  Teau-de-vie. 
Les  derniers  restes  de  ces  nations,  jadis  si  puissantes,  s'é- 
taient groupés  derrière  les  pentes  occidentales  des  Allegha- 
nys,  sur  les  bords  de  l'Érié,  de  TOhio,  et  surtout  sur  ceux 
du  Muskinghum.  Les  tribus  les  plus  connues  étaient  celles 
des  Delawares,  dont  les  villages  étaient  placés  sur  lesri\es 
les  plus  fertiles  du  Muskinghum  ;  des  Senneccas,  qui  jadis 
faisaient  partie  de  la  terrible  ligue  des  Mohawks  ;  des  Wyan- 
dots,  autrefois  chassés  des  montagnes  d'Ouasito  par  les 
Chérokés,  et  qui  s'étaient  retirés  sur  les  rives  du  Sanduski; 
des  Outawas,  habitant  aujourd'hui  entre  les  lacs  lluron  et 
Micbigan;  des  Shaïanèses,  qui  ont  élevé  leurs  wigwhams 
dans  lesbelles  plaines  arrosées  parle  Scioto  etsesafTluents; 
des  ^Vinebagos,  dont  la  principale  nourriture  est  le  riz  sau- 
vage qui  croit  sur  les  bords  de  leurs  lacs  ;  des  Sandoukis, 
Munsys,  Cagnawagas,  Chikassaouws,  Mingos,  et  autres 
tribus  dont  il  ne  reste  aujourd'hui  que  le  nom.  Derrière 
leurs  montagnes,  longtemps  ils  vécurent  dans  toute  la  sim- 
plicité de  leur  nature  sauvage,  et  conservèrent  précieuse- 
ment les  traditions  et  les  mœurs  de  leurs  ancêtres;  mais 
la  Providence  avait  décidé  que  leur  dernier  asile  leur  serait 
enlevé  par  leur  faute,  et  ils  ne  purent  éviter  leur  triste  des- 
tinée. 

Un  léger  circuit  du  Tuskaraway  formait  comme  une 
sorte  de  petite  baie  autour  de  laquelle  de  jolies  prairies 

(i)  En  descendant  le  cours  du  Muskinghum,,  tout  prôs  de  son  em- 
bouchure dans  l'Ohio,  on  irouve  i  droite  le  forl  llarmar,  el  i  gauche, 
une  sorte  de  petite  presqu'île  formée  par  le  Muskinghum  au  sud-ouesl, 
l'Ohio  au  sud-esl,  et  le  Uuck-Creeck  au  nord-est.  Sur  le  plaieau  d'une 
petite  colline  de  la  preiqu'Ile.  on  abàii,  depuis  une  cinquanljine 
d'années,  la  jolie  ville  de  Marieita,  sur  les  ruines  d  un  ancien  camp 
retranché  annonçant  qu'une  antique  civilisation  avait  existe  en  Amé- 
rique bien  avjnt  sa  découverte.  On  peut  en  voir  le  plan  et  la  des- 
cription dans  le  Voyage  dans  la  hattîe  Pensylvanie  et  dans  l'Etat  de 
New-York.  Pans,  1801. 


étendaient  leurs  tapis  verts  et  émaillés  par  les  premières 
fleurs  du  printemps,  car  on  était  alors  au  quatorzième  so- 
leil de  la  lune  des  écureuils  (1).  Au  fond  de  la  baie,  s'éle- 
vait la  pente  douce  et  boisée  d'une  colline  formant  comme 
le  cadre  rapproché,  mais  très-pittoresque,  d'un  paysage  de 
l'aspect  le  plus  gracieux,  quoique  un  peu  sauvage  ;  une 
sombre  forêt  de  frênes  (2),  de  chênes  (5),  de  cèdres  rou- 
ges (4)  et  de  cyprès  (S),  fournissait  le  fond  du  tableau, 
rntin,  au  milieu  de  la  savane  s'élevait  un  petit  tertre 
naturel,  ombragé  par  les  plus  beaux  arbres  du  pays.  Le 
niagnolier  (6)  aux  grandes  fleurs  verdàtres,  aux  fruits 
d'un  rouge  de  corail,  mêlait  ses  larges  feuilles  vernissées 
au  léger  feuillage  de  l'acacia  (7)  ;  l'ikori,  le  pignut,  le  kes- 
ketomah  et  le  shelibark  (8)  enlaçaient  leurs  branches  ra- 
meuses et  couvertes  de  noix  trop  ligneuses  pour  être  man- 
gées, mais  dont  les  naturels  préparent  une  boisson  laiteuse 
et  rafraîchissante;  le  gordonia  toujours  vert  (9),  le  ste- 
vvartia  à  fleurs  odorantes  (10),  ouvraient  leurs  jolies  corolles 
blanches  à  travers  les  touffes  vertes  et  grimpantes  de  la 
vigne  vierge  (11),  qui  s'accrochait  à  leurs  troncs  et  pen- 
dait en  longues  guirlandes  mollement  balancées  par  la 
brise. 

A  travers  l'épais  feuillage  de  ce  bosquet  planté  par  la 
nature,  on  voyait  se  dessiner  les  toits  de  trois  wigwhams 
indiens.  La  charpente  de  ces  légères  habitations  consis- 
tait en  quelques  pieux  longs  de  deux  à  trois  mètres,  soli- 
dement implantés  d;ius  le  sol,  portant,  pour  soutenir  la 
toiture,  des  demi-cerceaux  faits  avec  les  branches  longues 
et  pliantes  du  chincanpin  (12).  Toute  cette  tbarpente 
était  entièrement  recouverte  de  larges  bandes  o  écorce  de 
bouleau  noir  (15)  fort  proprement  cousues,  surtout  dans 
la  partie  qui  formait  le  toit,  et  les  coutures  étaient  endui- 
tes de  poix  résine  qui  les  rendait  imperméalles.  La  porte, 
faite  de  la  même  écorce,  soutenue  par  un  petit  châssis  de 
bois,  battait  contre  deux  traverses,  dont  une  formait  le 
seuil  et  l'autre  le  linteau.  Dans  le  milieu  du  toit  était  une 
ouverture  servant  à  la  fois  de  fenêtre  pour  laisser  pénétrer 
la  lumière,  et  de  cheminée  livrant  passage  à  lu  fumée  d'uQ 
fojer  placé  au  milieu  de  la  cabane.  De  celle  ouverture, 
pendait  un  bâton  crochu,  qui  soutenait  sur  le  feu  un  grand 
chaudron  de  cuivre.  Le  reste  de  l'ameublement  consi>lait 
en  quel(|ues  peaux  d'ours  roulées  dans  un  coin,  une  cara- 
bine enjolivée  de  petites  incrustations  en  os,  quelques 
vases  et  ustensiles  de  bois,  un  sac  de  peau  de  loutre  ren- 
fermant du  vermillon,  du  blanc  en  poudre,  divers  petits 
objets  ;  et  enfin  on  y  voyait  plusieurs  pièges  pour  la  chasse. 
On  aurait  pu  aussi  remarquer,  pendu  au  plancher,  un 
cerceau  autour  duquel  étaient  attachées  quelques  cheve- 
lures humaines  dont  la  peau,  peinte  eu  rouge,  avait  été 
soigneusement  tannée;  ce  trophée  d'un  courage  féroce 
annonçait  que  le  wigwham  appartenait  à  un  guerrier. 

(1  ■  Les  Indiens  comptaient  par  mois  Iun.iires  ou  par  lunes,  et  cha- 
que mois  était  désigne  par  le  nom  d  un  animal  ou  d'une  plante.  La 
lune  des  écureuils  ré(>undait  i  noire  mois  de  juin;  il  y  avait  la  lune 
du  castor,  du  mais,  etc..  etc.  Les  jours  étaient  comptes  par  soleils. 

(î)  t'roxiniis  caroliniawi,  Lam.  t'rajiinus  americana,  letragona, 
liriilis.  canadcn.sis,  elc  ,  de  Micuaix. 

i3)Quercusalbii.macrocarpa,lyraia,luicioria,cocciHea.cic.,He., 
de  Micii.  et  WiLLDN. 
i,V  Juiliperas  lirginiana,  Lii». 
(:>)  Cupifssus  thuyolles,  Li». 
(6't  Magnolia  acuviinaia.  Lin. 
i,7)  Robinia  pseudo  acacia,  Lkj. 

(S^  LcsjuglauK  atba,  nigra,CMerea,  Holivœformis.  Mien. 
(9)  Gordonia  lastanihus,  LI^. 
(  10)  Stewariia  peniagyna. 
(Il)  Ciiius  kadcracea,  WiLLDti. 
(13)  Castituca  piunila,  kUcu. 
(iS)  6e(u/d  nigra,  IL  K. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


263 


Telles  sont  encore  toutes  les  demeures  des  sauvages  in- 
diens. 

Cependant,  parmi  ces  trois  habitations  il  en  était  une, 
et  c'est  la  cabane  auprès  de  laquelle  nous  sommes  main- 
tenant assis,  qui  diflërait  un  peu  des  autres,  cela  par  une 
exception  fort  rare.  Au  lieu  d'avoir  la  forme  circulaire 
d'une  ruche  d'abeilles,  elle  affectait  celle  d'un  ovale  allongé; 
son  intérieur  n'ofirait  ni  carabine,  ni  chevelures,  ni  rien 
qui  pût  annoncer  la  demeure  d'un  guerrier,  mais  il  était 
d'une  propreté  trop  rare  dans  ces  contrées,  et,  ce  qui  était 
tout  aussi  remarquable,  il  se  divisait  eu  deux  petits  appar- 
tements au  moyen  d'une  tenture  de  peau  de  daim  :  la  pièce 
d'entrée  servait  de  salle  commune,  et  celle  du  fond  était 
évidemment  une  chambre  à  coucher.  C'est  dans  celte  ca- 
bane, monsieur,  que  je  suis  né,  en  1764. 

Un  superbe  tilleul  (1)  ombrageait  ce  dernier  wigwham, 
et,  sur  un  banc  de  mousse  et  de  gazon,  près  de  la  porte, 
étaient  assis  deux  individus  avec  lesquels  il  faut  que  nous 
fassions  connaissance.  A  sa  taille  bien  prise,  à  ses  membres 
robustes,  à  ses  grands  yeux  noirs,  brillants  et  un  peu  obli- 
ques, à  ses  pommettes  saillantes,  à  son  nez  aquilin,.à  son 
menton  sans  barbe,  mais  surtout  à  sa  peau  d'un  rouge  de 
cuivre,  on  eût  de  suite  reconnu  dans  l'un  d'eux  un 
Indien,  quand  même  son  costume  ne  l'eût  pas  annoncé. 
C'était  un  jeune  homme  paraissant  avoir  au  plus  vingt-cinq 
ans  ;  sa  tête  était  rasée  autour  de  son  front,  et  ses  cheveux 
d'un  noir  de  jais,  mais  gros  et  rudes,  lui  pendaient  sur  le 
cou  sans  cependant  atteindre  les  épaules  ;  sur  le  sommet  du 
crâne  s'élevait  une  large  aigrette  de  plumes  de  différentes 
couleurs,  et  une  longue  plume  d'aigle  était  passée  dans  un 
trou  percé  à  chacune  de  ses  oreilles  (2)  ;  sur  ses  tempes, 
sur  ses  joues,  et  très-près  des  oreilles,  quelques  lignes  ta- 
touées formaient  la  figure  d'un  oiseau  assez  grossièrement 
dessiné,  dont  les  contours  étaient  cependant  assez  bien 
arrêtés  pour  qu'on  pût  reconnaître  un  canard.  Pour  vête- 
ments, le  jeune  homme  n'avait  qu'un  court  manteau  de 
peaux  de  castor,  jeté  sur  l'épaule  gauche,  lui  laissant  la 
moitié  de  la  poitrine  et  le  bras  droit  à  découvert,  et  une 
sorte  de  jupe  ne  lui  descendant  qu'à  mi-cuisse,  faite  avec 
une  peau  de  daim  fort  bien  tannée.  Ses  pieds  étaient  chaus- 
sés de  mocassins  sans  ornements,  préparés  avec  le  cuir 
écru  d'un  cerf  du  Canada  (3);  ses  bras,  entre  le  coude  et 
l'épaule,  étaient  ornés  de  bracelets  d'argent,  et  à  son  cou 
pendait  un  beau  collier  de  wampum(4j.  Tout  cela  était 
assez  pittoresque  pour  être  décrit  dans  une  nouvelle  du 
Musée  des  Familles,  mais  je  ne  sais  comment  vous  faire 
accepter  le  nom  trivial  de  mon  héros!  Toute  réflexion  faite, 
je  suis  ici  plus  historien  que  romancier,  ainsi  je  vous  dois 
la  vérité  :  mon  beau  jeune  homme  s'appelait  donc  Gara- 
honlié,  ce  qui,  en  langue  delaware,  signifiait  le  Canard! 
J'aurais  mieux  aimé  qu'il  s'appelât  Cuslaloya,  le  Grand- 
Castor;  ou  Keyssinocta,  le  Serpent-Noir;  Mawhingon, 
le  Loup  ;  ou  bien  encore  Outagamy,  le  Renard  ;  Maski- 

(1)  Tilia  pubescens.  Vent. 

(2)  Ceue  plume  esi  la  marque  dislinclive  des  chefs  ou  sachems. 

(3)  Cervus  omadensis,  Desm.  Cel  animal  slupide,  donije  cri  appro- 
che du  braiment  de  l'âne ,  n'est  probablement  qu'une  variété  du 
wapiti  ou  cervus  major  de  Desmaret. 

(4)  Le  wampum  est  un  petit  cylindre  fait  avec  la  partie  transpa- 
rente et  intérieure  d'une  écaille  ou  coquille  de  clam,  artislement  ar- 
rondie, polie,  el  percée  dans  toute  sa  longueur,  qui  est  communément 
de  trois  lignes  sur  une  demi-ligne  de  diamètre.  Il  y  en  a  de  bleus  et 
de  blancs.  Pris  séparément,  les  wampums  peuvent  être  regardés 
comme  la  monnaie  courante  des  indigènes  ;  enfilés  par  du  fil,  c'est  un 
collier  formant  le  plus  précieux  ornement;  enfilés  dans  un  petit  ra- 
meau de  bois  et  donnés  après  une  promesse,  un  marché,  un  acte 
d'adoption,  un  discours,  la  branche  ou  le  collier  de  wampums  sont 
considérés  comme  la  meilleure  garantie  ;  c'est  comme  le  grand  sceau 
de  leur  cbaocellerie. 


nongé,  l'Esturgeon;  tout  cela  eût  été  plus  romantique  ; 
mais  hélas  !  mon  héros,  fort  peu  romantique  lui-même,  se 
nommait  le  Canard,  et  je  n'y  peux  rien!  Ses  compatriotes 
lui  avaient  imposé  cette  épithèle,  non  pas  parce  qu'il  était 
fort  habile  nageur  et  pêcheur,  non  pas  parce  qu'il  était  né 
surles  rives  alors  marécageuses  du  Muskinghum,  mais  tout 
simplement  parce  que  dans  ses  chants  joyeux  il  avait  le 
talent  d'imiter,  à  s'y  tromper,  le  cri  du  canard,  chose  que 
les  Indiens  trouvaient  admirable. 

Quant  à  l'autre  personne  assise  à  côté  de  Garakontié, 
c'était  une  jeune  femme  de  vingt  ans,  d'une  beauté  d'au- 
tant plus  surprenante  qu'elle  n'avait  rien  de  commun  avec 
celle  des  plus  jolies  filles  delawares.  Sa  peau,  au  lieu 
d'être  rouge,  était  du  blanc  le  plus  éclatant,  et  le  rose  de 
ses  joues  n'avait  aucune  analogie  avec  la  couleur  du  cui- 
vre; ses  yeux  étaient  d'un  bleu  d'azur,  ses  cheveux,  longs 
et  soyeux,  du  plus  beau  blond  cendré  ;  ses  formes  gracieu- 
ses et  légères,  sa  taille  mince  et  élancée,  ne  lui  laissaient 
aucune  ressemblance  avec  ses  sauvages  compagnes,  et  son 
costume  seul  pouvait  la  faire  reconnaître  pour  une  habi- 
tante des  bois.  Sa  chevelure  était  divisée  en  quatre  longues 
tresses,  dont  deux  lui  tombaient  devant  les  épaules,  et 
toutes  quatre  étaient  entremêlées  de  perles  en  verroterie 
jaune,  rouge  et  bleue;  une  espèce  de  tunique  en  cuir 
mince  et  très-souple  la  couvrait  depuis  le  cou  jusqu'aux 
pieds,  et  était  enjolivée  à  la  poitrine,  aux  manches  et  au 
bas  de  la  jupe  par  des  garnitures  de  fourrures  brillantes 
et  délicatement  découpées.  Une  large  ceinture  rouge,  gar- 
nie de  quatre  rangs  de  petites  perles  de  verre ,  lui  serrait 
la  taille  ;  elle  portait  aux  pieds  d'élégants  mocassins  de 
peau  de  chevreuil  tannée,  artislement  brodés  en  pointes 
de  porte-épic,  et  garnis  de  grelots  d'argent.  Par  dessus 
toute  cette  toilette ,  elle  avait  jeté  un  léger  manteau  de 
laine  rouge,  évidemment  de  fabrique  européenne.  Mais  ce 
qu'elle  avait  de  plus  extraordinaire  parmi  les  sauvages, 
c'était  une  petite  croix  d'or  qui,  soutenue  par  un  collier  de 
verroterie,  pendait  sur  sa  poitrine.  Cette  jeune  fille  se  nom- 
mait Kerry-Moyamée,  ce  qui  se  traduit  littéralement  par 
femme  de  l'Est  (1). 

Au  moment  où  nous  la  rencontrons  assise  à  la  porte  de 
son  wigwham,  ses  beaux  yeux  bleus  étaient  fixés  sur  uu 
morceau  de  blanche  écorce  de  bouleau  sur  laquelle  étaient 
tracés  quelques  caractères  d'écriture. 

—  Moyamée,  disait  le  jeune  homme,  je  ne  comprends 
pas  comment,  avec  une  plume  d'oie  que  tu  tiens  dans  tes 
doigts  délicats,  tu  peux  arrêter,  sur  une  écorce  de  bouleau, 
mes  paroles,  qui  volent  plus  vite  que  l'épervier.  Tu  leur 
dis  :  restez  ici  !  et  elles  y  restent.  Toutes  les  fois  que  tu  dis  à 
l'écorce  morte  :  répète-moi  ces  pensées  !  elle  te  les  repèle. 
Pourquoi  n'en  puis-je  faire  autant?  Comment  ces  petits 
traits  noirs  peuvent-ils  redire  les  paroles  vivantes  d'un 
homme  parti  pour  l'Ouest  (2) ,  le  faire  parler  sans  qu'il 
ouvre  la  bouche?  Sont-ce  tep  yeux  qui  voient  où  les  miens 
ne  voient  rien,  ou  bien  ces  petites  figures  ont-elles  ane 
voix  qui  parvient  à  tes  oreilles?  Voyons Je  ne  les  en- 
tends pas;  les  entends-tu? 

—  Non,  répondit  la  jeune  fille  en  souriant. 

—  Eh  bien  !  si  elles  sont  aussi  muettes  pour  toi  que 
pour  moi,  comment  as-tu  donc  fait  pour  répéter  mot  pour 
mot  ce  que  je  l'avais  dit?  Serait-ce  ta  mémoire  qui  serait 
plus  vive  que  la  mienne? 

—  Non,  frère. 

—  Alors,  je  n'y  comprends  rien.  Cela  viendrait-il  du 

(1)  Ils  nomment  Kerryhum-sagat,  hommes  du  jeune  soleil  ou  soleM 
levant,  les  Européens. 

(2)  C'est-à-dire  mort. 


264 


LECTURES  DU  SOIR. 


grand  Esprit  Agan-Kitchée-Ockimaw  (1),  qui  a  enseigné 
cet  art  aux  blancs?  Voyons,  Moyamée,  fais  encore  répéter 
à  ce  morceau  d'écorce  ce  que  je  t'ai  dit  il  y  a  déjà  bien  des 
lunes. 

Alors  la  jolie  fille  lui  rappela  que  c'était  à  la  place  même 
où  ils  étaient  actuellement,  que  Garakontié  l'avait  abordée 
en  tenant  à  sa  main  un  tison  enflammé  ;  puis  elle  se  prit  à 
lire  ce  qu'elle  avait  alors  écrit:  «  Voilà  mon  tison,  tu  sais 
ce  qu'il  signifie;  je  l'ai  pris  de  mon  feu,  et  non  de  celui 
d'un  autre.  Ouvre  la  bouche,  souffle  dessus  l'haleine  du 
consentement,  et  tu  me  rendras  content.  Tu  baisses  les 
yeux  :  je  continue.  Pour  te  convaincre  que  je  suis  un 
brave,  regarde  le  manche  de  mon  tomahawk  (2),  tu  y  ver- 
ras les  marques  de  sept  chevelures  ensanglarflées(5).  Mais 
si,  comme  un  nuage  noir  et  épais  qui  tout  à  coup  obscurcit 
la  lumière  du  soleil,  le  doute  venait  embrumer  ton  esprit, 
suis-moi,  je  le  les  montrerai  :  elles  sont  suspendues  dans 
mon  wigwham.  Tu  y  verras  aussi  de  la  viande  fumée,  du 
poisson  grillé,  des  peaux  d'ours  et  des  pelleteries  en  abon- 
dance. Veux-tu  avoir  pour  mari  un  guerrier?  Prends-moi; 
j'en  vaux  bien  un  autre.  Veux-tu  un  chasseur  infatigable? 
Tu  verras  si  jamais  la  faim  vient  frapper  à  ta  porte.  Veux- 
tu  un  pécheur  patient  et  subtil?  Viens  ce  soir  dans  mou 
canot,  au  clair  de  la  lune,  tu  verras  si  je  sais  prendre  le 
saumon  aux  écailles  rougeàtres,  la  truite  tachetée,  et  l'an- 
guille au  ventre  argenté.  Si  l'eau  des  nuages,  ou  le  froid  de 
l'hiver  entrent  dans  ton  wigwham,  je  saurai  bien  les  en 
chasser  :  l'ccorce  du  bouleau  ne  manque  pas  dans  les  bois, 
et  voilà  mes  dix  doigts.  Quant  à  ta  chaudière,  elle  sera 
toujours  pleine,  et  ton  feu  bien  allumé.  Tu  ne  dis  rien  :  je 
m'arrête.  Puis-je  revenir  encore  t'apporter  mon  tison  (4)  ?» 

—  Ce  sont  mes  propres  paroles,  s'écria  le  jeune  guer- 
rier, et  tu  ne  pourrais  les  répéter  si  le  grand  génie  ne  souf- 
flait à  l'oreille  des  blancs  qui  possèdent  la  science.  Pourquoi 
faut-il  qu'Ockimaw  ait  oublié  ses  enfants  de  l'Érié  (S), 
pour  ceux  de  la  terred'0nas(6)? 

— Non  frère,  lui  répondit  Moyamée,  ainsi  que  les  Dela- 
wares,  les  premiers  hommes  du  point  du  jour  (7),  avant 
de  traverser  le  grand  lac  salé  (8)  pour  venir  s'établir  dans 
le  pays  d'Onas,  naquirent  dans  des  forêts  comme  les  nôtres, 
et  furent  longtemps  chasseurs.  Le  hasard  leur  fit  décou- 
vrir le  fer,  et  c'est  de  là  que  sont  venus  toutes  les  sources 
de  leur  civilisation  et  de  leur  science.  S'ils  ne  connais- 
saient pas  le  fer,  comme  nous  ils  navigueraient  encore 
dans  des  pirogues,  chasseraient  dans  leurs  forêts,  n'au- 
raient jamais  traversé  le  grand  lac,  et  n'auraient  pas  in- 

(1)  Le  bon  Esprit,  créateur  de  tous  les  Cires.  Jamais  les  sauvages 
ne  s'adressent  à  lui,  parce  qu'ils  n'en  ont  pas  peur.  Leurs  olTranJes 
cl  leurs  prières  sont  toutes  pour  Agau-Matchée-Maniiou,  qui  habite 
les  ténèbres  de  la  nuit,  d'où  il  envoie  les  rêves  funestes,  les  maladies, 
les  tempêtes,  la  guerre,  etc.,  etc. 

(2)  Le  tomahawk  est  une  petite  hache  d'acier  poli,  autrefois  de 
pierre  tranchante,  proprement  emmanchée,  dont  le  côté  opposé  au 
taillant  est  un  morceau  de  fer  octogone  et  crcui,  dans  lequel  les  guer- 
riers fument. 

(3)  Chaque  fois  qu'un  sauvage  tue  un  ennemi  sur  le  champ  de  ba- 
taille, il  fait  un  cran ,  avec  son  couteau ,  sur  le  manche  de  son  toma- 
hawk ;  puis,  avec  le  même  couteau  à  scalper,  il  cerne  la  peau  du 
crâne  du  cadavre  et  l'enlève  avec  la  chevelure  pour  la  suspendre 
dans  son  wigwham. 

(4)  Formule  d'une  demande  en  mariage,  littéralement  traduite. 

(5)  Le  lac  Rrié,  autour  duquel  sont  groupées  les  nations  nommées 
Delawarres ,  Wyandots ,  Cagnawagas ,  Shawanèses ,  Mingots ,  Oyata- 
Dons,  etc. 

(6)  William  Pen  était  fort  aimé  des  sauvages,  qui  l'appelaient  Onas  ; 
de  là,  ils  nommèrent  la  PensyWanie  pays  d'Onas ,  et  ses  habitants  Tils 
d'Onas. 

(7)  Les  Européens,  places  au  soleil  levant  par  rapport  aux  Amc- 
ricams. 

(8)  L'Océan, 


venté  l'écriture.  Pourquoi,  vous,  guerriers  de  l'Ouest,  n'a- 
vez-vous  jamais  ramassé  le  fer  sur  lequel  vous  marchez  (1)? 

—  Non,  Moyamée,  non!  Il  y  a  au-dessus  des  nuages 
deux  Ockimaws,  l'un  grand  comme  une  montagne,  puis- 
sant comme  le  vent  nord-ouest  de  l'hiver,  dont  la  demeure 
est  près  du  pays  de  la  lumière,  de  l'autre  côté  du  lac  salé, 
et  les  blancs  sont  ses  enfants;  l'autre  est  plus  petit,  plus 
faible,  et  habite  le  ciel  de  nos  forêts.  Tout  cela  est  une  nuit 
noire,  à  travers  les  ombres  épaisses  de  laquelle  les  yeux  de 
mon  esprit  ne  peuvent  rien  apercevoir. 

—  En  achevant  ces  mots,  le  jeune  homme  laissa  échap- 
per un  long  soupir  de  sa  poitrine,  et  se  couvrit  la  figure  de 
ses  deux  mains.  Alors  Moyamée  s'approcha  un  peu  de  lui, 
posa  sa  petite  main  sur  son  bras,  et  lui  dit  d'une  voix  lé- 
gèrement émue: 

—  Garakontié,  il  n'y  a  qu'un  Ockimaw,  et  tous  les  hom- 
mes sont  ses  enfants  ;  car  moi,  fille  d'Onas,  ne  suis-je  donc 
pas  ta  sœur,  ta  sœur  qui  t'aime?  ajouta-t-elle  d'une  voix 
plus  douce. 

—  Ta  bouche  parle  bien,  Moyamée,  ta  parole  est  douce 
comme  la  brise  du  printemps;  mais  ton  cœur  est  sourd. 
N'as-tu  pas  refusé  de  souffler  sur  mon  tison  enflammé  ? 

—  Je  te  l'ai  dit  :  jamais  je  n'habiterai  le  wigAvham  d'un 
homme  qui  n'adorera  pas  l'Ockimaw  de  mes  pères,  et  qui 
ne  regardera  pas  sa  femme  comme  son  égale  (2). 

—  Ne  sais-tu  pas  que  le  bon  Génie  est  trop  élevé  pour 
voir  ce  qui  se  passe  sur  la  terre,  et  que  le  mauvais,  qui 
habite  les  nuages  de  la  nuit,  se  moque  de  nos  malheurs? 
Quant  à  toi,  Moyamée,  puis-je  te  porter  sur  les  ailes  de 
l'aigle,  puis-je  l'élever  aussi  haut  qu'une  montagne  des 
Alleghanys?  Regarde  tes  petites  mains  blanches  comme  la 
fleur  de  l'atamasco  (3),  et  dis-moi  si  elles  pourraient  saisir 
le  tomahawk;  regarde  si  tes  pieds  délicats  pourraient  te 
lancer  à  la  poursuite  de  l'ours,  à  travers  les  forêts  remplies 
d'épines,  ou  dans  les  sentiers  rocailleux  de  nos  montagnes. 
La  timide  colombe  doit  soupirer  dans  les  branches  du  tu- 
lipier (4),  et  l'aigle  planer  au-dessus  des  nuages. 

Alors  la  jeune  fille  retira  sa  blanche  main  de  dessus  le 
bras  du  sauvage,  et  prit  un  air  boudeur. 

—  Oui,  oui,  dit-elle,  tu  penses  comme  le  sagnmore  qui 
disait  devant  le  feu  du  conseil  :  «  Qui  veut  frapper  son  en- 
nemi fort  et  dur  doit  avoir  longtemps  tourné  le  dos  à  la 
société  de  la  femme  !...  »  Garakontié,  tu  ne  m'aimes 
pas  ! 

—  Moyamée,  j'entends  ta  parole,  et  pourtant  le  vent  de 
la  vérité  ne  souffle  pas  dans  mon  oreille.  Mon  esprit  est 
aussi  ferme  que  celui  du  sagamore,  mais  mon  cœur  a  été 

(1)  Les  mines  de  fer  sont  tellement  communes  dans  plusieurs  Ëtals 
de  l'Amérique,  que  l'on  fait  quelqucTois  plusieurs  lieues  en  mar- 
chant sur  le  minerai  i  nu,  dans  les  champs.  Mais,  avant  la  décou- 
verte, les  Indiens  ne  connaissaient  pas  l'art  de  le  fondre  et  de  le 
forger,  et  depuis  qu'on  le  leur  a  enseigné,  leur  apathie  naturelle 
ne  leur  a  pas  permis  d'exploiter  ni  cette  branche  d'industrie,  ni  au- 
cune autre. 

(2)  Les  sauvages,  non-seulement  de  l'Amérique,  mais  encore  de 
tout  le  globe,  se  croient  d'une  nature  beaucoup  supérieure  à  celle 
de  la  femme;  mais,  ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier  encore,  c'est  que 
leurs  femmes  partagent  cette  barbare  opinion.  Elle»  trouvent  tout 
simple  d'être  leurs  très-humbles  esclaves,  de  se  charger  des  travaux 
les  plus  rudes,  de  labourer  la  terre,  transporter  les  pesants  fardeaux, 
même  pendant  de  longs  voyages  ;  d'avoir  soin  du  ménage,  des  en- 
tants ;  de  préparer  les  aliments,  les  vêlements,  etc.,  etc.,  pendant  que 
li's hommes  chassent ,  pèchent,  fument  ou  dorment,  et  exercent  la 
tyrannie  la  plus  insupportable  sur  ce  sexe  aussi  faible  que  bon  et 
généreux.  Il  doit  en  être  ainsi  chez  toutes  les  nations  où  la  force 
physique  prévaudra  sur  la  force  morale. 

{i)  Amariilli.i  atamasco,  Li».,  à  fleur  solitaire,  b'anchc,  légèrcmenl 
teintée  de  rose. 

(i)  Liriodendron  tuUpifera,  Lin  Arbre  de  vingt-cinq  i  irenlo 
Cinq  mètres,  dont  les  fleurs  ressemblent  i  uoc  tulipe. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


26,5 


frappé,  et  c'est  lui  qui  gémit.  Je  suis  seul  dans  monwig- 
wham  ;  ma  peau  d'ours  est  froide,  mon  feu  éteint,  les  cen- 
dres de  mon  àtre  dispersées,  et  ma  chaudière...  je  n'ai  plus 
\e  courage  de  la  remplir.  Quand  on  chasse  ou  qu'on  pèche 
pour  soi  seul,  peut-on  être  aussi  patient  et  aussi  adroit  que 
lorsqu'on  chasse  ou  pêche  pour  nourrir  sa  femme?  Et  si  je 
voulais  chasser,  qui  me  féliciterait  de  mon  succès  en  me 
serrant  la  main?  Je  n'ai  pas  vécu  jusqu'à  présent  sans 
avoir  été  souvent  frappé  par  la  grande  flèche  d'Agan-Mat- 
chée-Manilou  (1)  :  chaque  fois  je  l'ai  arrachée  et  mise  sous 
terre  ;  dans  toute  ma  vie  j'ai  versé  plus  de  sang  que  de 
larmes  ;  elles  ne  devraient  couler,  les  larmes,  que  des  yeux 
des  femmes,  et  jamais  de  ceux  d'un  guerrier  qui  a  vu  plus 
d'une  fois  avec  des  paupières  sèches  le  malheur  et  la  morl  ! 
et  cependant,  Moyamée,  regarde  !  ! 


Le  guerrier  ôta  ses  mains  de  devant  sa  figure  et  montra 
ses  joues  sillonnées  par  deux  ruisseaux  de  larmes.  Alors 
la  jeune  fille  tressaillit. 

—  Oh  !  frère  !  frère  !  lui  dit-elle,  ouvre  ton  oreille  afin 
d'entendre  mon  cœur  qui  va  parler  .-que  mes  paroles  soient 
comme  le  vent  du  matiu  lorsqu'il  boit  la  rosée  que  la  nuit 
épanche  goutte  à  goutte  sur  le  calice  des  fleurs  de  la  savane! 
Ne  sais-tu  pas  que  ta  sœur  d'adoption  est  ainsi  que  toi  ua 
enfant  des  bois?  pourquoi  pleures-tu  donc  devant  elle, 
comme  le  castor  lorsqu'il  voit  ses  petits  massacrés  par  le 
tomahawk  du  chasseur?  Garakontié,  quand,  au  clair  de 
lune,  tu  jettes  tes  hameçons  dans  le  lac,  tu  attends  que  le 
sainnon  vienne  les  mordre  ;  quand  tu  ouvres  un  trou  dans 
la  glace  du  Tuskaraway,  c'est  pour  attendre  que  le  rat 
musqué  (1)  vienne  y  respirer;  quand  tu  te  mets  en  em- 


J  aviiiisjf-^       _ 


buscade  derrière  un  buisson  de  hemlock  C^j,  une  mam  sur 
le  manche  de  ton  couteau,  l'autre  sur  ta  carabine,  tu  at- 

(1)  Le  mauvais  Esprit.  Les  sauvages  le  craignent,  parce  qu'il  est 
méchant,  ei  ils  lui  offrent  des  sacrifices  de  gibier  et  de  wampum 
pour  l'empêcher  de  leur  faire  du  mal  ;  tandis  qu'ils  ne  s'occupenl 
Dullemenl  du  bon  Esprit  Agan-Kitcbee-Ockimaw. 

(2;  Le  sapin  blanc  ou  sapmelte  {p'mxis  canadensis.  Lin.;  abiescana- 
dcMSù,  Mien.),  dont  l'écorce  sert  a  tanner  les  cuirs,  et  Icj  jeunes  bour- 
geons à  brasser  une  bière  a?sez  agreab'e  et  aniiscorbuilquo. 


tends  ton  ennemi  pour  je  frapper  par  derrière  (2},  el  tout 

(1)  L'ondatra. 

(2)  On  taxe  les  Indiens  de  perfidie  parce  que,  i  la  guerre,  ils  usent 
plus  souvent  delà  ruse  et  du  stratagème  que  de  la  force  ouverte;  mais, 
en  cela,  ils  sont  pleinement  jusiifics  par  leur  code  d'honneur  qui  leur 
apprend,  dès  l'enfance,  que  ce  qu'il  y  a  de  louable  dans  leurs  expédi- 
tions, c'est  de  vaincre  avec  le  moins  de  danger  possible  et  de  se  ser» 
vir  plus  de  leur  intelligence  que  de  leur  force  physique.  Nous  autres. 
Français,  nous  nous  vantons  d'un  courage  chevaleresque  qi:i,  au 
bout  du  compte,  n'en  que  de  la  vanité  et  la  crainte  de  la  honte, 


2GG 


LECTURES  DU  SOIR. 


cela,  parce  que  tu  sais  que  la  patiyice  est  la  vertu  du  véri- 
table guerrier.  Pourquoi  la  patience  te  tournerait-elle  le 
dos  quand  il  s'adt  de  Moyaraée  ?  T'ai-je  dit  que  je  ne  t'ai- 
mais pas  ?  non.  T'ai-je  dit  :  je  ne  soufflerai  jamais  sur  ton 
tison,  je  n'étendrai  jamais  ta  peau  d'ours,  je  n'allumerai 
jamais  le  feu  de  ton  wigwham,  ni  ne  réunirai  les  cendres 
de  ton  foyer,  je  n'irai  jamais  chercher  dans  les  bois  le 
gibier  que  tu  auras  tué?  non  ;  mais  je  t'ai  dit  :  adore  l'Oc- 
kiraaw  de  mes  pères,  et  je  serai  ta  femme  parce  que  je 
t'aime.  Ainsi  donc,  cesse  de  pleurer  comme  un  daim  aux 
abois,  redeviens  homme  et  chante-moi  ta  chanson  de 
guerre,  car  les  timides  GUes  de  TOccident  aiment  les  hom- 
mes vaillants  et  forts. 

Garakontié  se  lève,  agite,  en  secouant  la  tête,  les  longues 
plumes  qui  ornent  sa  chevelure,  fait  tourner  deux  ou  trois 
fois  son  tomahawk  autour  de  sa  têie,  et  commence  sa  sau- 
vage chanson,  en  frappant  du  pied  et  poussant  son  cri  de 
guerre  : 

«  "NVar-houp!  Mrar-houp(l)  ! 

€  Le  mico  (2)  de  la  terre  d'Onas  est  venu  trouver  le  sa- 
ganiore  (3j  des  Delawares,  et  il  lui  a  dit  :  Cuslaloga,  vends 
aux  blancs  les  terres  qui  bordent  l'Ohio  et  le  Muskinghum; 
je  te  donnerai  en  échange  du  vermillon  pour  peindre  tes 
guerriers,  des  carabines  pour  tuer  des  bisons,  et  de  Teau 
de  feu  pour  te  réjouir  le  cœur.  —  Custaloga,  le  grand  sa- 
gamore  des  Delawares,  lui  répondit  :  Ces  terres  sont  l'em- 
placement de  nos  villages,  dans  lesquels  naquirent  les 
pères  de  nos  ancêtres,  nos  ancêtres  aussi,  et  où  vivent  en- 
core quelques-uns  de  leurs  fils,  dont  nous  sommes  les  en- 
fants. Pouvons-nous  dire  à  nos  vieillards  :  roule  ta  peau 
d'ours,  éteins  ton  feu,  embarque-toi  dans  ton  canot,  et 
viens  avec  nous  élever  ton  wigwham  bien  loin  d'ici? 
Pouvons-nous  dire  à  ces  os  vénérables  qui  reposent  sous 
les  arbres  voisins  :  levez-vous,  quittez  vos  tombeaux,  et 
suivez-nous  sur  une  terre  étrangère  ! 

«  War-houp  !  war-houp  ! 

€  Alors  le  mico  est  retourné  dans  les  terres  d'Onas, 
mais  il  a  envoyé  ses  gratleurs  de  terre  (-i)  qui  ont  traversé 
les  Alleghanys,  non  pas  comme  l'aigle  qui  plane  sur  les 
monts,  mais  comme  le  serpent  qui  se  glisse  sous  l'herbe. 
Ils  ont  dit:  frères,  nousavons  faim,  —  et  nous  leur  avons 
dit  :  mangez,  voilà  nos  chaudrons  ;  chaulTez-vous,  voilà 
nos  feux  ;  dormez,  voilà  nos  peaux  d'ours.  Puis  ils  se  sont 
mis  à  bâtir  des  forts  à  l'embouchure  de  nos  rivières,  sur 
nos  portages  (5),  et  dans  nos  rendez-vous  de  chasse,  sous 
prétexte  d'établir  des  magasins  de  pelleteries  ;  ils  ont  ef- 
frayé le  gibier  de  nos  bois  et  le  poisson  de  nos  lacs  ;  ils  ont 

(0  Cri  de  guerre  des  Indiens,  le  plus  perçant,  je  crois,  qu'il  soit 
possible  de  produire.  Selon  les  circonstances,  ils  peuvent  en  rendre 
les  modulations  plus  ou  moins  désagréables  et  efTrajanles  par  le  bat- 
tement plus  ou  moins  rapide  des  quatre  doigts  de  la  main  sur  les  lè- 
vres pendant  les  efforts  de  l'aspiration.  C'est  le  cri  de  la  victoire, 
celui  de  la  férocité  pendant  le  combat  et  celui  dont  ils  se  servent  pour 
commencer  ou  terminer  leur  chanson  de  guerre. 

(2)  Autrefois  les  Indiens  nommaient  mico,  le  gouverneur  de  la  Pen- 
sjlvanie. 

(3)  Chaque  grande  nation  indienne  était  gouvernée,  ou  plutdt  con- 
seillée par  un  chef  ou  sagamore;  chaque  nation  se  divisait  en  tribus 
dont  les  chefs  particuliers  prenaient  le  titre  de  sachems. 

{i)  Los  Indien*,  vivant  esclusivement  dé  chasse  et  de  pèche,  nom- 
ment gratleurs  de  terre  les  cultivateurs,  qu'ils  mépTisent  souverai- 
nement. 

(5)  Quand  les  Indiens  voyagent  en  canot,  ils  sont  souvent  obligés 
de  quitter  une  rivière  pour  en  prendre  une  autre,  en  portant  leurs 
canots.  Les  points  les  plus  rapprochés  des  deux  fleuves  leur  sont 
connus,  et  ce  sont  ces  endroits  qu'on  nomme  portages.  Il  ne  s'agit 
donc,  pour  interrompre  leur  communication  d'une  contrée  i  une 
autre,  que  de  s'emparer  dei  portages. 


abattu  nos  arbres,  détruit  nos  forêts,  puis,  en  grattant  la  terre 
pour  semer  leurs  petites  graines,  ils  ont  exposé  au  soleil,  à 
la  pluie  et  à  la  neige,  les  os  blancs  de  nos  ancêtres.  Alors 
nous  avons  vu  que  les  hommes  barbus  (i)  sont  traîtres  et 
menteurs,  et  depuis  les  rives  du  Michigan  et  de  l'Érié,  jus- 
qu'à celles  de  TOhio  et  du  Muskinghum,  le  cri  de  guerre  a 
retenti  dans  les  bois  et  dans  les  montagnes  : 

«  War-houp  !  war-houp  ! 

«  J'ai  pris  mon  tomahawk  et  ma  carabine,  et,  avec  les 
guerriers  de  vingt  puissantes  nations,  j'ai  poussé  le  cri  de 
guerre,  j'ai  passé  l'Ohio,  el  je  suis  entré  sur  la  terre  d'Onas, 
pendant  que  mes  frères,  le  couteau  d'une  main  et  la  tor- 
che de  l'autre,  incendiaient  les  furts  Bœuf  et  Venango,  sur 
le  lac  Érié  ;  de  h  Baie,  sur  le  Michigan  ;  de  Peakiky,  de 
Myamy,  d'Ouyatanon,  sur  leWabash;  de  Sanduski,  sur  le 
lac  Junondat,  et  deMichillimakioac.  Je  suis  un  grand  guer- 
rier, et  mon  bras  est  fort.  J'ai  incendié  comme  la  foudre, 
et  comme  l'ours  noir  (2),  j'ai  brisé  le  crâne  de  mes  enne- 
mis. Pendant  trois  lunes  j'ai  porté  le  désespoir  et  la  teneur 
dans  le  cœur  des  blancs,  en  me  glissant  dans  l'ombre  de  la 
nuit  comme  la  panthère  (3),  en  me  traînant  dans  les  brous- 
sailles comme  le  serpent  à  sonnettes.  Vingt  fois,  lorsque 
les  ténèbres  fuyaient  devant  les  flammes  de  l'incendie,  j'ai 
jeté  mon  cri  de  guerre  (4)  : 

€  War-houp  !  war-houp  1 

«  Une  nuit,  quand  la  lune  se  leva,  je  sortis  en  rampant 
d'une  sombre  forêt,  et  j'aiguisai  mon  couteau  sur  le  roc. 
Mes  frères  et  moi  nous  nous  avancions  comme  des  loups 
gris  (3)  qui  lèvent  le  nez  au  vent  et  plient  le  jarret  dans  les 
broussailles.  Tout  dormait  autour  de  nous,  excepté  la  haine 
et  la  vengeance.  Déjà  notis  apercevions  un  toit  d'hommes 

(1)  Le  lecteur  sait  que  les  Indiens  n'ont  pas  de  barbe. 

(2^  Ceci  est  une  pure  fiction  de  la  poésie  métaphorique  des  sau- 
vages, car  l'ours  noir  {ursus  gutaris ,  Geoff.  ursus  amcricanus , 
Pall.)  n'est  nullement  féroce,  et,  quelque  faim  qu'il  ait,  il  n'illaque 
jamais  d'autrts  animaux  que  les  poissons  qu'il  sait  pécher,  dit-on, 
avec  beaucoup  dadresse.  Il  se  plaît  dans  les  forêts  d'arbres  résineux 
et  se  loge  dans  les  plus  hautes  cavités  de  leurs  troncs.  Pour  le  pren- 
dre, les  Indiens  mettent  le  feu  au  pi<  d  de  l'arbre,  le  forcent  ainsi  à 
descendre,  et  le  tuent  d'un  coup  de  carab-.ne  au  niomeni  où  il  po--c  le 
pied  sur  la  terre.  Du  reste,  si  on  ne  l'approche  pas  lorsqu'il  est  blessé, 
jamais  il  ne  vient  sur  le  chasseur. 

(3}  Il  n'y  a  point  de  panthère  en  Amérique  ;  mais  les  colons  donnent 
ce  nom  au  jaguar  (Yt/is  onfo,  Lix.]dans  i'.\mérique  mériuionaa-,  et 
au  lynx  du  CataJa  [felis  canadensis,  Ceoff.)  dans  l'Amérique  septen- 
trionale. Le  premier  est  un  animal  terrible,  plus  dau;:ereux  que  la 
véritable  panthère  de  l'InJe  ;  le  second  n'attaque  jamais  l'homme  et 
ne  vil  que  de  petit  gibier.  Quant  au  tigre,  iln°exi>te  que  daus  les  luJcs 
orientales,  particulièrement  au  Bengal. 

(4)  Dans  sa  chanson ,  Garakontié  raconte  assez  bien  comment  a 
commencé  la  gu;Tre  do  1763:  mais,  selon  lliabiiude  des  sau\a;o«,  il 
se  vante  et  vante  sa  nation  aux  dépens  de  la  vérité.  Il  sembleiûii,  à 
l'entendre,  que  Cusiaioïa,  «on  sagamore,  était  le  chef  de  la  confédé- 
ration indienne,  tandis  que  ce  fut  Pondiack,  chef  outavva,  longtemps 
célèbre  par  sa  sagesse  et  son  éloquence  dans  le  conseil,  ainsi  que  par 
son  intrépidité  dans  les  combats.  Ce  fut  la  conquête  du  Canada  qui 
ouvrit  les  yeux  aux  sauvages  sur  les  desseins  des  blancs,  et  surtout 
l'usurpation  de  grandes  portions  de  terrain  qu'on  ne  leur  avait  pas 
achetées.  Les  nations  Sanduski,  Munsy,  Cagnawaga,  Oulwa,  Wvandol, 
WInego,  conjointement  avec  les  Delawares  et  les  autres  nations  de 
l'Ohio,  jouèrent  le  principal  rôle  dans  cotte  guerre  qui  mit  la  Pen- 
sylvanie,  le  >laryland  el  la  Virginie  à  deux  doigls  de  leur  perte.  I^ 
première  idée  en  fut  conçue  par  Pondiack,  qui  resta,  lif  fait,  le  chef 
de  la  confédération.  Pour  affamer  plus  aisément  les  forts  et  les  postes 
dont  ils  voulaient  s'emparer,  et  leur  couper  toute  communication 
avec  les  provinces  cultivées  ,  il  décida  qu'une  partie  de  leurs  force» 
en  ferait  le  blocus,  tandis  que  l'autre,  au  moment  de  la  moisson,  ferait 
une  irruption  générale  sur  les  frontières  de  la  Pensylvanie.  du  Mary- 
land  et  de  la  Virginie,  dont  ils  devaient  massacrer  les  habitants,  les 
bestiaux,  cl  incendier  les  roaiions  et  les  granges,  ce  qui  fui  en  partie 
exécuté. 

(5)  Caiiis  mbilus,  S*T.  U  est  plus  grand  el  plus  féroce  que  noire 
loup  d'Europe. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


2G7 


t 


blancs  ;  déjà  nous  entendions  les  chiens  de  la  ferme  donner 
l'alarme,  lorsque  mes  imprudents  amis,  emportés  parleur 
iulrépidilé,  tirent  retentir  récho  des  montagnes  de  leur 
terrible  cri  de  guerre.  Nous  nous  précipitons,  le  tomahawk 
levé...,  mais  il  était  trop  taid,  les  hommes  barbus  avaient 
fui  précipitamment,  laissant  derrière  eux  leur  bétail  et 
leurs  richesses,  et  ne  pensant  qu'àsauver  leurs  chevelures. 
Garakontié  est  un  grand  guerrier  !  son  bras  est  fort,  mais  il 
ne  frappe  que  ses  ennemis.  Je  regardai  en  silence  les  lan- 
gues de  flammes  s'élever  des  toits  de  chaume,  s'entortiller 
en  sifflant  dans  les  airs,  s'allonger  et  se  replier  au  milieu 
d'un  nuage  de  fumée,  comme  des  serpents  de  feu,  et  je 
jetai  mon  cri  de  guerre  : 

«  War-houp  !  war-houp  ! 

«  Alors,  Un  autre  cri,  perçant  comme  une  flèche,  jaillit 
du  milieu  des  flammes  pétillantes  et  j'eus  peur  de  perdre 
une  chevelure.  Je  me  jetai  à  travers  l'incendie,  et  bientôt 
après  je  déposai  sur  l'herbe  humide  de  rosée,  une  jeune 
fille  qui  paraissait  avoir  vu  à  peine  treize  récoltes  de  maïs  (1  ) . 
Mes  frères  tuèrent  de  leur  ceinture  leur  couteau  à  scalper, 
mais  le  vent  de  mes  paroles  souffla  dans  leurs  oreilles.  — 
Cette  chevelure  m'appartient,  leur  dis-je,  et  Garakontié  est 
un  guerrier  fort,  qui  ne  fait  pas  la  guerre  aux  femmes  ; 
celle-ci  est  à  moi  ;  que  celui  qui  osera  me  la  disputer  s'ap- 
proche, et  il  verra  si  je  frappe  dur  et  ferme.  J'ai  parlé.  — 
Pas  un  n'avança  ;  je  pris  l'enfant  dans  mes  bras,  et  leste 
comme  le  chat-tigre  (2)  qui  emporte  un  faible  faon,  j'ai 
traversé  les  bois,  les  montagnes,  les  ruisseaux,  les  riviè- 
res, et  je  suis  venu  déposer  mon  innocente  proie  sur  le 
seuil  du  vvigwham  de  mon  père,  en  poussant  mon  cri  de 
guerre  et  de  victoire  : 

«  AVar-houp  !  war-houp  ! 

L'Indien  cessa  de  chanter,  et  la  jeune  fille  attendrie  lui 
tendit  la  main. 

—  La  vérité  sort  de  tes  lèvres ,  Garakontié,  et  je  me 
souviendrai  jusque  dans  le  pays  des  esprits,  que  ce  soir-là, 
je  t'aidù  deux  fois  la  vie.  Tiens,  vois,  lui  dit-elle,  en  tirant 
de  son  sein  le  rouleau  d'écorce  blanche  de  bouleau  :  tout  ce 
que  toi  et  ta  famille  avez  fait  pour  moi  est  écrit  ici. 

—  Vraiment,  Moyamée?  oh!  je  t'en  prie,  fais  parler  l'é- 
corce  par  ta  bouche,  afin  que  mon  oreille  la  comprenne. 

—  Je  le  veux  bien  ;  écoute. 

«  Marie  était  désolée  d'avoir  été  enlevée  à  des  parents 
qu'elle  chérissait.  » 

—  Marie  !  interrompit  Garakontié  ;  qu'est-(;e  que  cela  ? 

—  Marie  était  mon  nom  avant  que  je  vinsse  habiter  dans 
les  bois. 

-^  Continue. 

«  Elle  tremblait  dans  les  bras  du  guerrier  rouge  qui 
l'emportait  avec  autant  de  légèreté  que  le  vent  d'automne 
lorsqu'il  fait  tourbillonner  dans  l'air  les  feuilles  sèches  du 
maguoiier.  Elle  avait  peur  pendant  le  jour,  parce  qu'elle 
voyait  les  yeux  noirs  et  brillants  du  guerrier;  et  pendant 
la  nuit,  reposant  dans  la  cabane  de  feuillage,  sur  la  mousse 
de  la  forêt ,  elle  avait  peur  parce  qu'elle  ne  le  voyait  pas  , 
car  il  veillait  en  dehors  pour  la  sûreté  de  sa  prisonnière  (5). 
Marie  arriva  fatiguée ,  presque  mourante  de  chagrin,  et 
s'agenouilla  en  joignant  les  mains  sur  le  seuil  du  wigw  hara 
du  Grand-Castor.  Le  Grand-Castor  est  sage  et  bon  ;  il  est  le 
sachem  et  le  père  de  Garakontié.  Quand  il  vit  la  pauvre 

(i)  Presque  généralement  les  Indiens  complcnl  les  années  par  les 
récolles  de  maïs. 

(3)  Le  lynx  d'Amérique. 

(3)  Il  est  sans  exemple  qu'un  Indien  ail  cherche  â  deshonorer  une 
femme  prise  à  la  guerre. 


Marie  tendre  les  mains,  il  lui  passa  au  cou  un  collier  de 
wampum  en  signe  d'adoption.  Fille  de  l'Est,  lui  dit-il, 
prends  courage  et  lève-toi  ;  de  prisonnière  que  tu  étais  ,  je 
te  délie  ;  n'aie  pas  le  cœur  mauvais  contre  nous.  Bientôt 
tu  te  consoleras  d'avoir  perdu  tes  proches  et  d'être  éloignée 
de  ton  pays.  Dès  aujourd'hui  je  t'adopte  pour  ma  fille,  et 
tu  es  un  enfant  delaware;  mon  feu  et  ma  chaudière  sont 
à  toi.  Sois  la  bienvenue ,  de  quelque  endroit  (|ue  tu 
viennes!  repose  tes  os  sur  cette  peau  d'ours  ;  chauffe-toi , 
mange,  et  demain  ton  frère  et  ton  père  t'élèvcront  uq 
wigwham  à  côté  du  leur.  » 

—  Voilà  ce  que  dit  le  sachem  à  Moyamée,  et  depuis  ce 
temps-là,  la  nuit  noire  qui  obscurcissait  son  esjjrit ,  le 
chagrin  qui  mordait  son  cœur,  ont  passé  comme  le  vent 
qui  souffle ,  comme  la  voix  de  l'écho  qui  va  se  perdre  dans 
la  montagne.  Mais  ce  qui  ne  passera  jamais ,  c'est  l'affec- 
tion que  i'ai  pour  mon  père,  pour  mon  frère,  et  pour  ma 
nation  delaware,  car  je  ne  suis  ni  aveugle,  ni  insensée. 

—  Ah!  s'écria  le  guerrier,  ce  n'est  plus  l'écorce  qui  dit 
ces  derniers  mots  ,  c'est  toi. 

—  Non,  c'est  l'écorce. 

—  Eh  bien,  donne-moi  cette  écorce,  et  je  la  conserverai 
précieusement.  Peut-être  un  jour  meparlera-t-elle  comme 
elle  te  parle  aujourd'hui.  Si  jamais  tu  retournes  aux  lieux 
où  sont  couchés  les  os  de  tes  ancêtres ,  alors  ,  seul,  triste 
et  vieux,  je  viendrai  m'asseoir  sous  le  grand  nemenséélas(l) 
où  nous  sommes  aujourd'hui ,  et  peut-être  celte  précieuse 
écorce  me  racontera-t-elle  des  souvenirs  de  bonheur  et  les 
derniers  mots  de  Moyamée. 

Laissons  là,  pour  le  moment,  nos  jeunes  gens,  et  voyons 
les  résultats  que  devait  nécessairement  amener  l'expédi- 
tion dont  Garakontié  a  fait  le  récit  dans  sa  chanson  de 
guerre.  Aussitôt  que  l'on  connut  à  Philadelphie  les  ra- 
vages inouïs  que  la  confédération  indienne  commettait  sur 
une  longue  ligne  de  frontière,  la  désolation  fut  dans  tous 
les  cœurs,  et  les  nouvelles  de  nouveaux  massacres  qui 
parvenaient  chaque  jour  au  gouvernement,  n'étaient  pas 
faites  pour  rassurer.  On  apprit  cependant  que  le  Détroit  et 
le  fort  Pitt  avaient  repoussé  la  furie  des  sauvages  ,  et  que 
ceux-ci  n'avaient  pas  osé  attaquer  Niagara,  parce  qu'il  était 
défendu  par  une  artillerie  formidable.  Un  petite  armée  fut 
confiée  au  général  Bouquet,  et  celui-ci  partit  aussitôt  pour 
aller  réprimer  l'invasion  et  porter  du  secours  au  fort  Pitt. 
Il  traversa  la  haute  chaîne  des  Alleghanys,  et  à  peine  était-il 
sorti  du  dangereux  défilé  de  Turtle-Creek,  et  arrivé  à 
Bushyrun,que  les  sauvages,  en  poussant  des  hurlements 
effroyables ,  l'attaquèrent  en  tête  et  sur  les  flancs.  Ce  coin» 
bat  opiniâtre  et  sanglant  dura  depuis  une  heure  jusqu'à  la 
nuit.  Il  ne  fallut  rien  moins  que  la  bravoure  et  le  sang- 
froid  des  troupes,  et  l'habileté  du  général  à  tromper  l'in- 
fatigable vigilance  et  à  éluder  les  pièges  des  ennemis,  pour 
résister  à  l'effrayante  impétuosité  de  leurs  attaques  suc- 
cessives ;  jamais,  auparavant,  ils  n'avaient  été  aussi  au- 
dacieux ni  aussi  formidables.  Le  général  perdit  beaucoup 
de  monde  ,  mais  enfin  la  victoire  lui  resta. 

Voulant  profiter  de  la  terreur  que  cette  mémorable  dé- 
faite avait  jetée  parmi  les  Indiens,  il  résolut  de  passer 
l'Ohio,  et  de  pénétrer  jusqu'aux  fourches  du  Muskinghum  , 
d'où  il  pourrait  attaquer  les  villages  Mingos,  Wyandols, 
Delawares,  et  même  ceux  des  Shawanèses ,  du  Sciolo, 
quoique  situés  à  quatre-vingts  milles  plus  loin.  11  partit 
donc  à  la  tête  de  1,500  hommes  d'infanterie  et  d'un  esca- 
dron de  chasseurs  à  cheval.  C'était  la  première  fois,  depuis 
l'origine  de  ces  colonies,  qu'un  aussi  grand  nombre  de 

(I)  Bouleau  noir  (betula  nigra,  H.  K.). 


268 


LECTURES  DU  SOIR. 


troupes  réglées  osaient  s'enfoncer  dans  la  profondeur  des 
forêts ,  à  une  aussi  grande  distance  des  provinces  cultivées. 
Au  bout  de  seize  jours  de  marche ,  il  parvint  au  Tuskara- 
way,  sans  avoir  été  sérieusement  inquiété  par  l'ennemi. 

Profondément  étonnés  de  se  voir  au  moment  d'être  atta- 
qués dans  leurs  foyers,  que,  jusqu'à  ce  jour,  ils  avaient 
crus  inaccessibles  aux  troupes  européennes,  ces  fiers  en- 
fants de  la  nature  se  déterminèrent  enlin  à  solliciter  un 
congrès ,  et  le  général  y  consentit.  Mais  il  s'aperçut  bien- 
tôt que  les  chefs  indiens  ne  cherchaient  qu'à  gagner  du 
temps  pour  affamer  l'armée  et  la  tailler  en  pièces  à  son 
retour.  11  rompit  le  congrès,  et  huit  jours  après,  il  avait 
pénétré  jusqu'aux  fourches  du  Muskinghum  ,  à  soixante- 
dix  milles  de  son  embouchure  dans  l'Ohio.  Cette  démar- 
che hardie  ne  contribua  pas  peu  à  déterminer  enfin  ces 
nations  à  écouter  plus  favorablement  les  conditions  que  le 
général  leur  avait  imposées  à  Tuskaraway.  Une  de  ces  con- 
ditions était  qu'ils  devaient  lui  rendre,  dans  son  camp  , 
tous  les  prisonniers  qu'ils  avaient  pris,  non-seulement 
dans  leur  dernière  invasion  ,  mais  encore  dans  les  années 
précédentes. 

Les  choses  en  étaient  là,  au  moment  où  je  vous  ai 
montré  Garakontié  et  Kerry-Moyamée  causant  à  la  porte 
du  wigwham  de  la  jeune  fille  ;  ils  allaient  se  séparer,  lors- 
qu'ils virent  le  vénérable  Custaloga  ,  leur  père,  s'appro- 
cher d'eux  avec  gravité,  et  les  prier  de  l'écouter  attentive- 
ment. 

«  Fils  et  fille  des  Delawares,  leur  dit-il ,  que  vos  oreilles 
s'agrandissent,  car  mes  paroles,  semblables  aux  gouttes 
d'eau  d'une  chute,  ont  chacune  leur  poids,  et  jamais  le 
mensonge  noir  n'est  sorti  de  mes  lèvres.  Toi,  .Moyamée, 
tu  vas  bientôt  abandonner  ton  wigwham  et  le  village  pour 
retourner  au  pays  d'Onas,  dont  les  blancs  ont  fait  dispa- 
raître l'ombra  et  la  fraîcheur!  Que  ne  savent-ils,  comme 
nous  ,  vivre  de  chasse  et  de  pèche  ,  coucher  sur  une  peau 
d'ours  ,  et  boire  l'eau  du  ruisseau  !  ils  n'auraient  pas  tant 
soif  de  nos  terres ,  et  nous  serions  voisins  et  amis.  Quand, 
loin  de  ton  père  adoptif ,  de  tes  frères  et  de  tes  amis  dela- 
wares ,  tu  vivras  parmi  les  blancs  ,  souviens-toi  des  con- 
seils que  la  sagesse  des  années  fait  découler  de  mes  lèvres. 
Méfie-toi  de  leurs  longues  et  courtes  paroles  !  conmie  les 
glaces  de  nos  rivières  ,  au  retour  du  printemps  ,  celle  qui 
s'y  fie  est  perdue  :  comme  dans  les  remous  perfides  du  Tus- 
caraway,  est  engloutie  la  jeune  fille  qui  les  écoute!  Jamais 
ils  ne  dûent  ce  qu'ils  pensent,  et  jamais  ils  ne  pensent  ce 
qu'ils  disent  :  sais-tu  pourquoi  ?  parce  que  la  ruse  et  le 
mensonge  coulent  de  leur  bouche  ,  comme  l'érable  dont  le 
cœur  est  creux  et  pourri  ne  laisse  échapper  qu'une  sève 
putride  au  lieu  de  sucre  (1).  Bientôt  le  seuil  de  ta  porte  va 
être  enlevé  (2)  ;  les  cendres  de  ton  àtre  dispersées  et  Ion 
feu  éteint,  pauvre  enfant  !  mais  l'Ockimaw,  rouge  ou  blanc, 
ne  permettra  pas  que  notre  mémoire  soit  arrachée  de  ton 
cœur,  et  cette  pensée  sera  notre  consolation.  » 

Alors  il  s'interrompit  pendant  que  Moyamce  essuyait , 

Cl)  L'érable  à  sucre  {accr  saccharinum.  Lis.)  esl  un  arbre  de 
Tnoyrnnc  taille,  assez  semblable  à  lï-rable  plane.  .\u  printemps ,  au 
moment  de  la  sève,  on  fait  à  S'n  tronc  une  enuillc  cl  Ion  reçoit  dans 
des  vases  la  sève  qui  en  découle  en  abondance  :  on  la  mol  ensuite  dans 
des  chaudières  sur  le  feu,  pour  fa\rc  evai'orer  leau  qu'elle  conlienl, 
ei  l'on  en  obtient  ainsi  un  sucre  jaun;.tre,  mal  êrisialiise,  mais  qui, 
du  reste,  a  les  mêmes  propriétés  et  presque  les  mêmes  qualités  que 
le  sucre  de  canne.  Avant  que  l'on  ail  connu  la  manière  d'extraire  le 
sucre  de  beiierave,  celui  d'érable  était  pour  les  colons  ua  objet 
d'exploiiatioD,  à  la  vérité  de  peu  d'importance. 

{■1)  Le  i^cuil  de  la  porte,  cliez  les  Uuliens,  esl  aussi  sacré  que  Félail 
le  foyer  chez  les  anciens  Grecs  et  Uomains.  Le  plus  grand  outrage 
que  l'on  pourrait  faire  a  un  sauvage  sérail  de  briser  le  seuil  de  son 
wil^lum, 


en  pleurant,  une  larme  qui  s'échappait  de  l'œil  du  vieil- 
lard. .\près  une  courte  pause  il  reprit  : 

<  Quant  à  toi ,  Garakontié ,  écoute  :  tu  es  brave  ,  tu  es 
fort  comme  un  roc  alleghany,  ta  vue  est  perçante  comme 
celle  de  l'aigle  fauve  ;  ton  ouïe ,  fine  comme  celle  du 
wapiti  au  bois  fourchu  (1),  qui  entend  les  pas  du  pékan  (2) 
sur  la  neige,  et  le  souffle  du  rat  musqué  dans  sa  cabane  (3); 
ainsi  que  ta  carabine ,  ton  jugement  ne  manque  jamais  le 
but.  Il  te  faut  encore  autre  chose  :  que  les  plus  fortes 
lianes  attachent  au  fond  de  ton  cœur  ton  amour  et  les 
souvenirs ,  afin  que  rien  ne  paraisse  au  dehors  ;  sois  sage 
et  tranquille  comme  le  castor  des  marais  (4),  rusé  comme 
le  renard  terrier  (o),  audacieux  comme  la  panthère  affa- 
mée (G\  léger  à  la  course  comme  le  cerf  poursuivi ,  terrible 
contre  les  ennemis  ,  mais  fidèle  à  tes  alliés  ,  blancs  ou  rou- 
ges, et  alors  les  feuilles  de  l'arbre  de  ta  vie  ombrageront 
pendant  longtemps  les  wiirwhams  de  notre  village  et  de 
notre  tribu.  Le  feu  du  grand  conseil  s'allume  dans  le  camp 
des  fils  d'Onas,  aux  fourches  du  Muskinghum  :  prends  ton 
costume  de  guerre,  et  viens  fumer  i'oppoygan  de  paix  (7) 
avec  les  hommes  barbus.  » 

Le  jeune  homme  baissa  la  tête,  et,  sans  répondre  à  son 
père  ,  il  se  dirigea  vers  son  wigwham  pour  se  disposer  à 
partir  avec  vingt  guerriers  qui  devaient  accompagner  le  sa- 
gamore  elMoyamée.  La  jeune  fille  était  triste  ,  parce  que 
dans  son  cœur  combattaient  deux  affections  :  l'une  pour  ses 
premiers  parents  qu'elle  allait  revoir  après  plusieurs  an- 
nées d'absence ,  l'autre  pour  sa  famille  adoptive  qu'on 
voulait  lui  faire  quitter. 

Une  heure  après ,  un  canot  d'écorce  de  bouleau  (8) , 

(0  Le  wapiti  {ceriwt  major,  Desm.)  esl  l'elke  des  Américains.  C'est 
un  cerf  un  peu  plus  grand  que  l'espèce  ordinaire,  et  qui  vil,  non  en 
horde,  mais  en  famille.  Il  esl  fort  doux  el  s'apprivoise  facilement. 

(2)  Le  pékan  {mustela  canadenùs,  Li.n.)  esl  une  martre  un  peu 
plus  grande  que  la  nôtre,  et  qui  vil  dans  des  trous  qu'elle  se  creuse 
sur  le  bord  des  lacs  el  des  rivières.  Sa  fourrure  est  assez  estimée. 

(3)  Le  rai  musqué,  ou  ondatra  [ca^ior  zibetecus.  Lis.),  esta  peu 
près  de  la  grandeur  d'un  lapin,  el  d'un  brun  gris  teinté  de  roux;  il 
a  les  mœurs  du  castor,  et,  comme  lui,  se  hûlil  une  habiiation'sur  les 
eaux.  Sa  fourrure  serait  plus  estimoe  si  elle  n'exhalait  pas  une  forte 
odeur  de  musc  qu'il  esl  fort  difTicile  de  faire  passer. 

H)  Tout  le  monde  connaU  les  mœurs  du  castor  {castor  fibcr.  Lis.), 
aussi  ne  répéterons-nous  pas  ici  ce  quia  été  dit  mi  le  fois,  et  toujours 
avec  exagération.  Les  Indiens  font  un  grand  commerce  de  la  fourrure 
de  cet  animal,  et  foui  quelquefois  ,  dans  leurs  prandes  chasses,  plu- 
sieurs centaines  de  milles  pour  lui  aller  tendre  des  picges  jusque  dans 
l'extrême  nord  de  TAmerique,  ou  il  s  est  presque  exclusivement  re- 
tire depuis  la  colonisation  de  l'Amérique  septentrionale.  Aujourd'hui, 
dans  les  États  de  .New-York,  par  exemple,  un  castor  csi  presque 
aussi  rare  qu'on  France. 

i  iulpes  ciiiereo-argenteus ,  Boit.,  canis  ciitereo-argenteus , 
SciiRru.  Ceiteespèce  esl  farouche,  cl  exhale  unclrès-nMUva'.sc  odeur. 
Son  pelage  esl  d'un  gris  argenté. 

(6)  Voyez  la  note  3  de  la  page  262. 

(7'  L'oppoygan  est  une  espèce  particulière  de  pipe  dont  la  tèle  , 
façonnée  avec  assez  dari,  est  toujours  de  marbre  rouge  ou  noir;  le 
tuyau  ,  long  quelquefois  de  lroi>  ou  quatre  pied»,  esl  en  bois  léger. 
Lorsque  ce  tuyau  est  recouvert  par  b  peau  lacheiée  d'un  serpent  e» 
enjolive  de  plumes  de  diverses  couleurs,  l'oppoygan  esl  considéré 
comme  le  symbole  de  la  paix.  L  envoyé  ou  l'ambassadeur  qui  le  porte 
jouit  de  la  plus  parfaite  sécurité,  même  dans  les  villages  qui  sont 
ennemis  du  sien  ;  h  sa  vue,  les  haines  cl  les  vengeances  se  Uisent. 
On  s'en  sert  aussi  dans  les  adoptions,  dans  les  mariages,  ainsi  que 
dans  toutes  les  fêles  pacifiques. 

Mais  lorsque  les  plumes  dont  il  est  orné  sont  rouges,  il  devient  le 
signal  de  la  guerre,  el  il  prend  le  nom  de  grand  oppoygan  du  sang; 
les  sauvages  le  fument  tour  i  tour  en  exécutant  leur  danse  d'at- 
taque et  de  victoire. 

^S  Le  bouleau  à  canot  (ie/u/a  pa/iyraffa.  Mien.).  Cet  arbre  s'è- 
léve  à  trente  ou  irent-cinq  mètres,  et  son  ironc  acquiert  jusqu'à  un 
mètre  et  demi  de  diamètre.  C'est  un  des  arbres  les  plus  beaux  et 
les  plus  majestueux  que  l'on  rencontre  dans  les  forêts,  el  plus  on 
atance  vers  le  nord,  plus  il  acquiert  de  hauteur.  C'esl  avec  son 
ecorce  que  les  sauvages  doublent  leurs  caoou.  Ils  onl  le  Ulenl  de 
n'enlever  que  la  couche «lencure  sans  blesser  larbre,  qm,  au  b?\i\ 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


269 


pagayé  par  une  douzaine  d'Indiens ,  descendait  les  rapides 
du  Tuskaraway,  pendant  que  dix  autres  guerriers  suivaient 
la  même  route  en  marchant  sur  le  rivage  dont  ils  s'éloi- 
gnaient de  temps  à  autre  pour  chasser.  Un  Européen  eût 
été  étonné  de  la  hardiesse  de  ceux  qui  montaient  une  si  frêle 
embarcation,  et  surtoutde  l'adresse  qu'ils  mettaient  à  suivre 
les  rapides  ou  courants  formant  presque  des  chutes  ,  et  à 
éviter  les  nombreuses  roches  contre  lesquelles  les  ondes 
écumeuses  venaient  heurter  et  bondir  en  mugissant.  Bien- 
tôt le  canot  entra  dans  les  eaux  plus  tranquilles  du  Mus- 
kinghum,et  remonta  le  fleuve  pour  atteindre  ses  Fourches, 
à  trente-cinq  milles  de  là.  Une  chose  non  moins  remarqua- 
ble, c'est  qu'au  milieu  de  ces  farouches  sauvages,  ne  rê- 
vant que  meurtre  et  massacre  des  blancs,  suspectés  même 
d'anthropophagie  par  les  colons ,  une  jeune  fille  blanche 
voyageait  avec  plus  de  sécurité  que  si  elle  eût  été  dans 


une  diligence  parlant  de  Londres  ou  de  Paris.  Le  soir , 
elle  campait  avec  eux  sur  la  mousse  des  forêts  ;  le  jour, 
ses  mains  délicates  faisaient  rôtir  sur  le  rivage  la  chair  des 
animaux  tués  à  la  chasse,  ou  des  truites  prises  au  hameçon 
dans  le  fleuve. 

Voyons,  pendant  ce  temps-là,  ce  qui  se  passait  dans  le 
camp  des  Fourches.  Le  général  Bouquet  avait  fait  élever 
quatre  grandes  redoutes,  dont  l'espace  intermédiaire  offrait 
une  grande  place  publique  parfaitement  nettoyée  des  arbres 
et  des  lianes  qui  y  croissaient  auparavant.  On  construisit 
aussi  un  magasin  pour  les  provisions,  et  plusieurs  maisons 
et  baraques  pour  loger  les  officiers  et  les  prisonniers  que 
les  sauvages  devaient  amener.  Bientôt  ce  camp  devint 
comme  une  petite  ville,  dans  laquelle  régnaient  l'ordre  et  la 
police  la  plus  exacte.  Pendant  plus  de  quinze  jours  que 
dura  ce  singulier  congrès,  le  général  vit  souvent  les  chefs 


indiens ,  entendit  leurs  discours ,  reçut  et  envoya  des  mes- 
sagers et  des  paroles  dans  les  tribus  voisines,  relativement 
aux  conditions  du  traité  ,  et  particulièrement  à  l'exacte  dé- 
livrance des  prisonniers  de  guerre  ,  objet  principal  de  ses 
sollicitudes.  Quatre-vingt-quatorze  de  ces  prisonniers  arri- 
vèrent de  chez  les  Mingos  ;  deux  cents  six  de  chez  les 
Cagnawagas  ;  cent  quatre  de  chez  les  Shawanèses  et  quatre- 

de  quelques  années,  se  recouvre  de  nouveau.  On  voit  des  rouleaux 
ou  bandes  d'écorre  qui  ont  quatre  pieds  de  largeur  et  dix  de  lon- 
gueur, 


vinl-sept  de  différents  villages  des  Delawares.  Parmi  eux 
étaient  beaucoup  de  femmes  et  d'enfants. 

Au  milieu  du  camp,  le  général  avait  fait  construire  une 
immense  hutte  en  grossière  charpente,  où  devait  s'allumer 
le  feu  du  conseil.  Là  se  rendirent  une  foule  de  chefs  et  de 
guerriers ,  parmi  lescpiels  on  remarquait  Kiashuta ,  chef 
des  Sennecas  ,  accompagné  delG  guerriers  ;  Gustaloga  le 
Grand-Castor,  sagamore  des  Delawares,  avec  20  guerriers  ; 
Keyssinocla  ,  un  des  principaux  sachems  des  Shawanèses, 
avec  30  guerriers  ;  Pianoachas,  chef  des  Mingos ,  avec 


270 


LECTURES  DU  SOIR. 


30  guerriers ,  et  quelques  autres  chefs  de  tribus  moins  im- 
portantes; les  Tuscaroras  et  les  Wyandots  n'y  parurent 
que  quelques  jours  après. 

Maintenant  nous  allons  faire  assister  le  lecteur  à  une  des 
dernières  assemblées  de  cet  extraordinaire  congrès.  Un  feu 
était  allumé  au  milieu  de  la  salle  du  conseil.  Le  général 
Bouquet,  assis  dans  un  fauteuil  improvisé  avec  le  morceau 
d'un  tronc  de  sycomore  (i) ,  avait  derrière  lui  tout  son 
état-major,  dans  un  costume  aussi  brillant  que  les  circon- 
slances  le  permettaient.  Autour  du  feu  étaient  accroupis , 
selon  Pusage,  les  chefs  et  les  guerriers  indiens.  Tous,  la 
tête  penchée  en  avant,  les  yeux  fixés  sur  la  terre,  aspi- 
raient la  fumée  de  leurs  oppoygans,  et  après  un  assez 
long  intervalle  ils  l'exhalaient  lentement,  à  travers  leurs 
narines ,  en  deux  colonnes  non  interrompues  ,  indice ,  se- 
lon eux  ,  d'une  profonde  méditation  sur  des  objets  impor- 
tants. Aucun  n'était  peint  (2)  et  n'avait  la  tête  ni  les  oreilles 
ornés  de  plumes;  leurs  manteaux  de  castor ,  tombés  der- 
rière eux  ,  laissaient  voir  leur  large  poitrine,  et  sur  leurs 
bras  robustes ,  les  différentes  figures  d'animaux,  d'insectes 
ou  de  poissons,  qu'on  y  avait  tatoués  dans  leur  jeunesse. 
Cette  réunion  d'hommes  à  demi  nus,  si  féroces  à  la  guerre, 
si  implacables  dans  l'assouvissement  de  leur  vengeance,  si 
doux,  si  tranquilles  dans  leurs  villages,  offrait  aux  yeux 
un  spectacle  singulier,  mais  imposant. 

Je  ne  transcrirai  pas  ici  tous  les  discours  qui  furent  pro- 
noncés et  qui  firent  durer  le  congrès  quinze  jours,  mais  je 
ne  puis  passer  sous  silence  celui  de  Garakoatié.  Ce  jeune 
chef  se  découvrit  les  épaules,  se  leva,  el  dit  : 

—  Père  des  guerriers  barbus,  chef  des  hommes  au  long 
couteau  (3),  écoute  :  ma  voix  court  à  tes  oreilles.  Voudras- 
tu  nous  entendre,  nous  tes  jeunes  frères?  Je  vois  dans  tes 
yeux  les  signes  du  mécontentement,  et  je  les  essuie  avec 
ce  collier  de  wampum  bleu  et  blanc  (4),  pour  que  tu  puis- 
ses voir  plus  distinctement  ce  que  nous  avons  été  et  ce  que 
nous  sommes  encore.  On  t'a  dit  bien  des  mensonges  à 
notre  sujet;  avec  ce  collier,  nous  nettoyons  tes  oreilles 
pour  qu'elles  puissent  mieux  entendre  ce  qui  est  vrai,  et 
rejeter  au  loin  ce  qui  ne  l'est  pas.  Nous  purifions  ton  cœur 
avec  cet  oppoygan,  afin  qu'il  ressemble  à  celui  d'Onas 
(Guillaume  Penn),  de  qui  le  mal  n'approchait  pas.  Tu  es 
parvenu  jusqu'ici,  parce  que  ton  tomahawk  a  été  plus  fort 
et  plus  long  que  le  nôtre  ;  nous  n'avons  cependant  épargné 
ni  notre  vie  ni  notre  sang,  il  t'en  souvient  bien  encore. 
Mais  peut-être  la  victoire  vient-elle  du  grand  Esprit,  qui  de- 
puis longtemps  favorise  les  blancs.  Nous,  tes  jeunes  frè- 
res, aussi  bons  guerriers,  aussi  braves  que  les  tiens,  nous 
arrachons  le  tomahawk  de  tes  mains  pour  le  jeter  vers  celui 
qui  réside  au-dessus  des  nuages,  afin  qu'il  en  dispose  selon 
sa  volonté,  soit  qu'il  l'enfouisse  bien  profond  sous  terre, 
soit  qu'il  le  laisse  tomber  dans  les  lacs  sans  fond. 

Garakontié  présenta  au  général  le  rameau  de  wampum 
qu'il  tenait  à  la  main,  et  ajouta  : 

—  Prends  une  extrémité  de  cette  branche  de  paix  et  d'a- 
mitié, et  que  l'autre  en  soit  tenue  par  les  députés  des  tribus 

(0  On  nommeainsijCn  Amérique,  l'érable  rouge,  nrfrr((ir«m,  Lis., 
prand  et  bel  arbre  ,  formanl  une  large  lêie  de  feuillage  élùgarameni 
découpé. 

(2)  Les  sauvages  de  l'Ériô  el  de  l'Ohio  se  peignent  la  figure  avec 
du  vermillon,  de  la  craie  blanche,  et  quelquefois  avec  du  bleu  quand 
ils  peuvent  s'en  procurer.  I);m3  leurs  guerres,  les  rombulianis  se  pei- 
gnent de  la  manière  la  plus  bizarre,  dans  le  but  d'effrayer  leurs  enne- 
mis; mais  dans  leur  toilette  ordinaire,  ils  dessinent  sur  leurs  joues  el 
leur  front  des  volutes,  des  étoiles,  des  fleurs  el  des  animaux. 

(3)  Les  sauvages  nommaient  liommrs  au  long  couteau  les  cavaliers 
de  l'armée,  à  cause  de  la  longueur  de  leurs  sabres;  les  fantassins  étaient 
les  hommes  au  couteau  court,  à  cause  de  leurs  baïonDetles. 

{\)  Voyez  la  note  4  de  la  page  !259. 


ici  présents  .Toi,  chef  des  braves  parmi  les  barbus,  voudrais- 
tu  brûler  les  wigwhams,  détruire  les  provisions  de  nos  fem- 
mes, de  nos  vieillards  et  de  nos  enfants,  qui  ne  t'ont  jamais 
fait  de  mal?  Eh  bien  !  ce  sont  eux  qui  te  parlent  par  ma 
bouche.  Quanta  nos  guerriers,  ils  peuvent  se  passer  de  ta 
pitié,  puisqu'ils  savent  vivre  de  chasse.  Mais  la  vieillesse,  la 
faiblesse  et  l'enfance!...  Ici,  comme  parmi  les  tiens,  elles 
exigent  le  repos  et  craignent  la  disette.  Prends  donc  pitié 
d'eux,  puisque  tu  as  pu  arriver  si  près  de  nos  villages  ;  que 
la  guerre  finisse  et  que  la  paix  commence  dès  ce  moment. 
Faut-il  enterrer  le  tomahawk?  J'ai  parlé;  parle  (1). 

Le  général  ayant  consenti  à  la  paix,  les  sauvages  pré- 
sentèrent leurs  prisonniers,  et  Kiashuta,  sagamore  des 
Sennecas,  prit  la  parole  : 

—  Père  des  guon  iers  blancs,  dit-il,  conformément  à  nos 
promesses,  voici  ta  chair  et  ton  sang  que  nous  te  remet- 
tons. Quelques-uns  de  ces  prisonniers,  comme  tu  les  ap- 
pelles, nous  sont  unis  depuis  longtemps  par  les  liens  de 
l'adoption  ;  quoiqu'ils  te  soient  rendus,  ces  liens  ne  sont 
pas  rompus;  nous  les  considérerons  toujours  comme  nos 
parents  et  nos  amis.  Nous  avons  pris  d'eux  le  même  soin, 
nous  avons  eu  pour  eux  les  mêmes  égards  que  s'ils  eussent 
été  de  notre  chair  et  de  notre  sang.  Les  voilà  :  demande- 
leur  s'ils  ne  se  sont  pas  chauffés  à  nos  feux,  s'ils  n'ont  pas 
vécu  à  nos  chaudières,  et  s'ils  n'ont  pas  couché  sur  nos 
peaux  d'ours.  Qu'ils  répondent!...  Entends-tu  ce  qu'ils  te 
disent?...  Aie  donc  de  l'indulgence  pour  eux,  car  ils  ont 
oublié  tes  coutumes  et  tes  usages,  et  quelques-uns  même 
ton  langage.  Ils  vont  retourner  dans  leur  pays  où  peut-être 
n'ont-ils  plus  d'amis,  et  ils  abandonnent  le  nôtre  où  ils 
n'en  manquaient  pas.  Que  feront-ils  alors?  Ils  regretteront 
le  jour  où  tu  es  venu  de  si  loin  nous  forcer  de  te  les  ren- 
dre. Traite-les  donc  avec  bonté,  nous  t'en  conjurons  :  c'est 
ce  qui  les  engagera  peut-être  à  rester  parmi  tes  gens.  Tiens, 
voici  une  branche  de  wampum  bleu  et  blanc,  pour  que 
mes  paroles  soient  toujours  présentes  à  ton  esprit,  el  que 
tu  n'oublies  pas  de  les  envoyer  à  leurs  parents  et  à  leurs 
amis,  s'ils  en  ont  encore  dans  leur  ancienne  patrie. 

Tous  les  prisonniers  ayant  été  délivrés  et  les  conditions 
du  traité  acceptées,  le  général  résolut  d'éteindre  le  feu  du 
conseil.  En  conséquence,  accompagné  de  tous  ses  ofTioiers 
et  de  sa  musique  militaire,  il  entra  dans  la  salle  des  confé- 
rences ;  pour  la  dernière  fois,  il  prit  les  chefs  par  la  main  f  t 
fuma  avec  eux  dans  le  grand  oppoygan  de  paix,  et  chacun 
s'apprêta  pour  retourner  dans  son  pays. 

On  vit  alors  une  chose  aussi  extraordinaire  qu'imprévue. 
Après  la  victoire  de  Bushyrun,  un  grand  nombre  de  colons 
échappés  à  la  fureur  des  sauvages  avaient  suivi  rarmée  du 
général  Bouquet,  espérant  retrouver,  dans  les  prisonniers 
rendus,  des  parents,  ce  qui  arriva  en  effet  et  occasionna  des 
scènes  très-touchantes.  Les  sauvages  eux-mêines,  ouMiint 
leurs  opinions  et  leur  férocité  ordinaire,  ne  délivreront  les 
enfants  qu'ils  avaient  adoptés  qu'avec  la  plus  grande  réjMi- 
pnancc,  et  en  versant  des  larmes  abondantes.  Ces  pauvres 
enf.ints,  dont  beaucoup  avaient  oublié  complctcmont  leur 
langue  maternelle,  se  jetaient  au  cou  de  leurs  pères  adop- 
tifs  en  poussant  des  cris  lamentables,  et  on  était  contraint 
d'cmployei-  la  force  pour  les  en  détacher.  Moyamée  était 
dans  le  désespoir,  et  lorsque  Custaloga  la  présenta  au  gé- 
néral ,  le  sagamore  osa  lui  dire  en  le  regardant  fière- 
ment: 

—  Sois  sûr  qu'il  ne  fallait  pas  moins  que  ta  victoire 

(i)  Ce  discours,  ainsi  que  celui  de  Kiashuta.  sont  traduii.«  liitérale- 
ment.afin  que  le  lecteur  puisse  se  faire  une  idce  précise  de  Itloqueneo 
des  Indiens. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


271 


de  Bushyrun  pour  me  forcer  au  sacrifice  que  je  fais  aujour- 
d'hui. 

Ce  ne  fut  pas  seulement  les  enfants  qui  regrettèrent 
leur  nouvelle  patrie,  et  voici  un  court  extrait  d'une  lettre 
de  F.  Ilazen ,  alors  aide-de-camp  du  général  Bouquet , 
qui  en  porte  témoignage  : 

«  Vous  seriez  bien  étonné,  écrit-il,  si  je  vous  répétais  ici 
«  tout  ce  que  j'ai  entendu  dire  aux  prisonniers,  relative- 
€  ment  au  bonheur  dont  ils  jouissaient  parmi  les  sauvages. 
€  Un  des  chefs  shawanèses  avoua  au  général  qu'il  avait  été 
«  obligé  d'en  lier  plusieurs  avant  d'arriver  au  camp.  Mal- 
€  gré  la  vigilance  des  officiers  et  des  soldats,  quarante-sept 
«  de  ces  hommes,  à  qui  nous  croyions  rendre  le  plus  grand 
«  service,  rejoignirent  leurs  nouveaux  compatriotes;  et  ce 
«  qui  voug  paraîtra  encore  plus  étonnant,  c'est  que  les 
«  femmes,  retenues  par  leur  faiblesse,  déploraient,  comme 
«  les  hommes,  le  malheureux  sort  qui  les  éloignait  des  vil- 
«  lages  sauvages.  » 

Vainement  Moyamée,  lorsque  Custaloga  la  remit  au  gé- 
néral Bouquet,  jeta  les  yeux  sur  la  troupe  des  guerriers  de- 
lawares  qui  lui  faisaient  leurs  adieux  :  elle  n'aperçut  pas 
Garakontié,  et  elle  crut  que  son  frère  l'avait  abandonnée  le 
premier.  Son  cœur  se  gonfla,  et  deux  ruisseaux  de  larmes, 
jusque-là  retenues  avec  efTort,  jaillirent  de  ses  yeux.  Le 
général  la  prit  par  la  main  et  voulut  la  consoler. 

—  Monsieur,  lui  dit  Marie,  conduisez-moi  auprès  de  sir 
Willam,  mon  père. 

—  Miss  Marie,  votre  père  m'a  chargé  de  vous  conduire  à 
Carlisle,  car  ses  affaires  de  commerce  l'ont  retenu  dans 
cette  ville. 

—  Et  ma  mère? 

—  Votre  mère  vous  attend  avec  la  plus  vive  impatience. 

—  C'est  bien,  monsieur,  répondit  Marie;  et  ses  larmes 
cessèrent  de  couler. 

Le  lendemain  le  camp  fut  levé,  et  l'armée  se  mit  en  mar- 
che par  la  même  route  où  elle  était  venue.  Le  général,  qui 
était  lié  d'amitié  avec  la  famille  de  Marie,  eut  les  plus  gran- 
des attentions  pour  elle  ;  mais  la  jeune  fille  répondait  assez 
froidement  à  ses  soins,  et  paraissait  plongée  dans  une  pro- 
fonde mélancolie.  Comme  elle  n'avait  témoigné  aucune  en- 
vie de  rester  avec  les  sauvages,  on  la  laissait  parfaitement 
libre  de  ses  actions,  et  on  ne  s'étonnait  pas  de  la  voir  quel- 
quefois, aux  haltes  du  soir,  s'éloigner  un  peu  du  campe- 
ment pour  aller  promener  ses  sombres  rêveries  sur  les  bords 
du  Muskinghum.  Un  seul  jour  elle  ne  s'éloigna  pas  du  camp, 
et  ce  fut  celui  oiî  l'armée  s'arrêta  à  l'emDouchure  du  Tus- 
karaway.  On  remarqua  aussi  qu'elle  quitta  ce  jour-là  seu- 
lement son  costume  delaware  pour  s'habiller  à  l'euro- 
péenne, quoique  le  général  lui  eîit  remis  dès  le  premier  jour 
une  malle  que  ses  parents  lui  envoyaient,  et  qui  contenait 
plusieurs  costumes  complets. 

Un  soir,  assise  sur  la  rive  de  l'Ohio,  que  l'armée  venait 
de  traverser,  Marie  cherchait  à  rappeler  dans  sa  mémoire 
les  souvenirs  de  sa  première  enfance,  et  surtout  à  oublier 
ceux  des  forêts.  La  nuit  commençait  à  couvrir  le  fleuve  de 
ses  ombres  épaisses,  lorsqu'un  cri  étrange  fit  tressaillir  la 
pauvre  enfant.  Je  ne  sais  comment  vous  dire  que  ce  cri  n'était 
ni  le  grognement  de  l'ours  noir,  ni  le  hurlement  du  loup,  ni 
même  le  cri  funèbre  de  la  chouette,  mais  tout  simplement 
celui  d'un  canard.  Moyamée  tourna  vivement  la  tète  vers 
un  bouquet  de  myrica  (1),  de  groseillier  et  de  framboisier, 

(I)  Le  gale,  cirier  ou  arbre  à  la  cire  {myrica  cerifera,  Li>-.)  est  un 
arbrisseau  de  deux  mèlres  de  hauleur,  qui  croît  sur  le  bord  des  ri- 
vières et  dans  les  terrains  marécageux.  Ses  fruits,  cueillis  en  hiver 
sont  couverts  d'une  cireverdàtre  et  odorante  qu'on  fait  fondre  dans 
l'eau  bouillante  en  y  jetant  les  fruits.  La  cire  surnage,  et  on  l'eniùve 
pour  en  fabriquer  des  bougies  excellentes. 


dont  les  fleurs  et  les  fruits  parfumaient  la  brise  du  soir; 
mais  elle  n'aperçut  rien.  Elle  se  levait  tristement  pour  re- 
tourner au  camp,  lorsqu'une  voix  bien  connue  vint  frap- 
per son  oreille,  et  alors  elle  écouta  avec  toute  l'attention 
dont  elle  était  capable  ;  car  la  voix  se  mêlait  quelquefois  au 
bruit  des  roseaux  agités  par  le  vent  et  ne  parvenait  jusqu'à 
elle  que  d'tme  manière  confuse.  On  murmurait  sur  un  air 
triste  et  assez  monotone  les  paroles  suivantes  : 

—  Moyamée  !  où  es-tu?  Ne  peux-tu  pas  entendre  la  voix 
de  Garakontié,  ton  frère  et  ton  ami  (1)? 

—  Le  seuil  de  ta  porte  a  donc  été  enlevé,  et  ton  feu 
éteint!  Mais  à  qui  parlé-je,  puisque  tu  n'es  plus  auprès  de 
moi  pour  entendre  mes  paroles?  Ma  voix  pourrait-elle  par- 
venir jusqu'à  toi,  et  la  tienne,  comme  celle  de  l'écho,  arri- 
ver jusqu'à  moi?...  J'écoute...  Ce  n'est  que  le  bruit  du  vent 
qui  passe,  ou  celui  de  la  chute  qui  va  mourir  dans  les  fo- 
rêts du  voisinage.  Il  ne  dit  rien  à  l'oreille  de  mon  esprit 
attentif...  J'écoute  encore...  Ce  n'est  plus  que  celui  du  pi- 
vert qui  frappe  contre  le  tronc  desséché  d'un  arbre,  ou  de 
la  gelinotte  (2)  qui  appelle  sa  compagne  en  agitant  ses 
ailes.  Je  veux  cependant  m'entretenir  avec  l'amie  qui  vit 
dans  ma  pensée  et  dont  les  yeux  de  mon  esprit  voient  l'i- 
mage. Que  je  te  parle  donc  en  moi-même,  puisque  le  camp 
des  blancs,  comme  l'épaisseur  d'une  montagne,  te  cache  à 
mes  yeux ,  et  que,  comme  la  gelée  de  l'hiver,  ton  absence 
a  fermé  ma  bouche. 

—  Moyamée  !  où  es-tu?  Ne  peux-tu  pas  entendre  la  voix 
de  Garakontié,  ton  frère  et  ton  ami? 

—  Quand  je  pense  à  toi,  mon  bras  s'étend ,  ma  main 
s'ouvre  pour  rencontrer  et  serrer  la  tienne;  mais  hélas!  je 
ne  saisis  pas  même  le  vent  qui  glisse  entre  mes  doigts.  Pen- 
dant la  clarté  du  jour,  je  te  cherche  et  ne  te  trouve  plus  : 
ton  ombre  m'a  quitté.  Pendant  le  silence  des  nuits,  mon 
esprit  songe  à  toi,  et  comme  la  surface  des  eaux,  il  réflé- 
chit ta  présence.  Malheureux  et  triste  que  je  suis,  mes  flè- 
ches n'atteignent  plus  le  gibier  :  le  poisson  passe  et  ne  voit 
plus  l'hameçon  de  Garakontié.  J'embouche  l'oppoygan; 
mais,  de  même  que  les  eaux  du  ruisseau  cessent  dètre 
bonnes  et  douces  quand  elles  sont  arrêtées  par  la  digue  du 
Castor,  de  même  mes  pensées ,  que  ton  absence  relient 
dans  mon  cœur,  deviennent  tristes  et  lugubres.  Je  rôde  le 
jour  et  la  nuit  autour  du  camp,  et  je  ne  le  vois  pas  :  je  ne 
vois  que  moi  assis  au  milieu  des  roseaux,  sur  le  banc  du 
cyprès  chauve  (3)  ;  je  te  parle  et  tu  ne  m'entends  pas. 

—  Moyamée!  où  es-tu  ?  Ne  peux-tu  pas  entendre  la  voix 
de  Garakontié,  ton  frère  et  ton  ami? 

—  Depuis  ton  départ,  mon  visage  est  sombre  comme 
l'eau  qui  coule  sous  de  noirs  sapins  ;  mon  esprit  s'égare  au 
milieu  des  ténèbres,  comme  le  chasseur  au  milieu  des  fo- 
rêts (4)  ;  le  silence  ferme  ma  bouche,  mes  oreilles  n'enten- 


(i)  Extrait  littéralement  d'une  chanson  canadienne,  recueillie  et  tra- 
duite en  anglais  par  M.  Richard  Eutller. 

(2)  Les  Américains  de  la  Pensylvanie  nomment  gelinotte  et  quelque- 
fois faisan  un  grand  tétras  assez  comfhun  dans  leurs  forêts. 

(3)  C'est  le  schubertie  <iisUque{scliuberiiadis!icha,yUi<B.cupre.isu$ 
disticha.  Lis.).  Les  sauvages  rappellent  cyprès  chauve,  parce  qu'il 
perd  ses  feuilles  tous  les  ans.  Cet  arbre  singulier,  plus  commun  dans 
la  Caroline  que  dans  la  Pensjlvanie,  produit  sur  ses  racines  des  espèces 
de  cônes  creux,  ressemblant  à  des  bornes,  d'un  à  quatre  pieds  d« 
hauleur.  On  coupe  ces  cônes  pour  en  faire  des  ruches.  Cet  arbre 
croit  dans  les  marais,  et  même  dans  l'eau. 

(4)  La  manière  dont  les  Indiens  voyagent  dans  d'immenses  forêts 
sans  jamais  s'égarer  a  toujours  été  un  sujet  d'elonnement  pour  les 
Européens.  Il  n'est  pas  rare,  lors  de  leur  grande  chasse,  de  leur  voir 
faire  cent  ou  deux  cents  lieues  à  travers  des  pays  inhabités  et  cou- 
verts de  bois  pour  aller  poursuivre  dans  le  nord  les  bisons  qui  s'y 
sont  retirés,  les  castors,  les  rats  musqués,  les  martres  et  hermines,  et 
les  terribles  ours  gris,  dont  ils  reviennent  vendre  les  peaux  dans  les 
grandes  villes  des  Ëtats,  afin  de  se  procurer  des  armes  i  feu,  de  la 


27^ 


LECTURES  DU  SOIR. 


dent  plus  le  ramage  du  nmskavis  (i),  cl  mes  yeux  regar- 
dent sans  voir.Te  souviens-tu  combien  nous  étions  heureux! 
quand  reviendras-tu  donc  rapporter  la  gaieté  qui  t'a  suivie? 
quand  reviendras-tu  ôter  les  épines  de  mon  sentier  et  chas- 
ser le  vent  du  malheur  que  je  trouve  partout?  Si  je  vais  sur 
les  eaux,  je  ne  peux  plus  diriger  mon  canot  ;  si  j'allume  du 
feu  sur  mon  âtre,  il  donne  plus  de  fumée  que  de  chaleur  ; 
si  je  m'exerce  à  lancer  le  tomahawk,  il  tombe  avant  d'ar- 
river à  l'écorce  de  l'arbre.  Pour  te  suivre,  j'ai  quitté  mon 
wigwham  ;  les  reptiles  de  la  terre  et  les  oiseaux  de  la  nuit 
s'en  sont  emparés.  Si  je  ne  puis  te  retrouver,  ô  Moyamée, 
comme  un  érable  qui  n'a  plus  de  sève,  ma  vie  s'éteindra 
et  mon  esprit  partira  pour  l'Ouest,  en  laissant  mes  os  blan- 
chir aux  vents  et  à  la  pluie. 

—  0  Moyamée  !  du  pays  d'Onas  tu  n'entendras  plus  la 
voix  de  Garakonlié,  ton  frère  et  ton  ami  ! 

La  voix  cessa  de  se  faire  entendre,  et  la  jeune  fille  resta 
un  instant  pensive.  Puis  tout  à  coup  elle  passa  la  main  sur 
son  front,  secoua  au  vent  sa  chevelure  dorée,  et  elle  se  mit 
à  chanter  doucement. 

—  Moyamée  est  ici,  assise  sous  l'orme  pleureur;  elle  a 
entendu  la  voix  de  Garakontié,  son  frère  et  sou  ami. 

Aussitôt  le  jeune  homme  se  précipita  vers  elle,  et  lui 
saisit  la  main  qu'il  arrosa  de  ses  larmes  ;  mais  ensuite  il 
se  relira  à  trois  pas  en  arrière,  honteux  d'une  familiarité 
que  jamais  un  sauvage  ne  se  permet  avec  une  autre  femme 
que  la  sienne.  Ce  que  se  dirent  les  jeunes  gens,  je  l'ignore  ; 
je  sais  seulement  qu'après  cet  entretien  Marie  rentra  au 
camp  avec  un  visage  moins  triste  que  de  coutume,  et  que 
des  yeux  exercés  auraient  pu  lire  dans  les  siens  et  sur  son 
front  les  signes  d'une  forte  résolution. 

Le  lendemain,  l'armée  passa  l'Ohio,  et  une  foule  de  sau- 
vages qui  avaient  suivi  jusque-là  leurs  enfants  adoplifs 
pour  les  soigner  pendant  la  marche  et  les  nourrir  de  leur 
chasse,  leur  lirent  les  derniers  et  les  plus  touchants  adieux, 
en  les  recommandant  avec  larmes  à  la  bonté  des  officiers 
et  des  soldats.  Ici  on  entrait  sur  les  possessions  de  la  Pen- 
sylvanie,  et  il  est  bien  certain  que  si  les  Indiens  eussent 
essayé  d'y  mettre  le  pied,  les  colons,  pour  se  venger,  en 
auraient  massacré  autant  qu'ils  en  auraient  rencontré.  Ce- 
pendant un  jeune  delaware  refusa  net  de  partir  quand  le 
général  lîouquet  lui  en  donna  l'ordre,  et  fout  ce  qu'on  put 
lui  dire  des  dangers  qu'il  allait  courir  n'ébranla  en  rien  sa 
résolution.  En  effet,  il  suivit  l'armée  jusqu'au  fort  Pitt,  mais 
on  ne  le  voyait  que  très-rarement,  parce  qu'il  suivait  les 
flancs  de  l'armée  en  marchant  constamment  dans  les  bois 
et  les  lieux  les  plus  déserts.  Lorsque,  dans  ses  rares  appa- 
ritions, on  lui  demandait  pourquoi  il  s'obstinait  à  s'exposer 
à  un  tel  danger  : 

—  Je  ne  cours  aucun  risque  ,  disait-il ,  car  un  esprit 
blanc,  que  j'ai  vu  sur  les  bords  du  Muskinghum,  m'a  ap- 
pris à  adorer  l'Ockimaw  des  chrétiens ,  et  je  crois  que  la 
fenmie  blanche  est  l'égale  d'un  homme  rouge. 

Personne  ne  comprenait  rien  à  cette  singulière  réponse, 
et  on  se  bornait  à  le  regarder  comme  un  fou. 

Après  quinze  jours  de  marche  et  de  fatigues,  on  arma  à 
Pitlsburg,  où  l'armée  devait  se  reposer  quelque  temps.  Un 

poudre,  des  balles,  du  vermillon  ,  des  couteaux  ,  des  chaudrons  de 
cuivre,  des  couverlurcs  de  laine  et  quelques  autres  étoffes,  de  l'eau- 
de-vie,  etc.  Pour  se  diriger  dans  les  bois,  ils  observent  le  cours  du 
ïoleil,  celui  de  la  lune,  le  côlé  des  troncs  d'arbre  où  la  mousse  croit, 
ce  qui  leur  indique  le  nord;  de  distance  en  distance,  ils  cassent  la 
petite  branche  d'un  buisson,  et  celte  lé^ùre  marque  suffit  pour  leur 
faire  retrouver  leur  chemin  au  retour. 

(i)  Le  muskawig  est  un  oiseau  connu  par  les  naturalistes  sons  le 
nom  do  moqueur,  parce  qu'il  a  le  talent  d'imiter  le  chant  de  tous  les 
•ulrei  oiseaux. 


grand  nombre  de  colons  riches  et  considérés  s'étaient  ren- 
dus dans  cette  ville  naissante  pour  venir  féliciter  le  vain- 
queur de  Bushyrun,  et  le  général,  pour  les  remercier,  ré- 
solut de  leur  donner  un  grand  dîner  dont  la  charmante 
Marie  devait  faire  les  honneurs.  Déjà  tous  les  convives 
étaient  assemblés  dans  la  salle  du  festin,  et,  pour  se  mettre 
à  table,  on  n'attendait  plus  que  la  jeune  et  belle  miss,  lors- 
qu'une scène  des  plus  extraordinaires  vint  absorber  l'atten- 
tion des  nombreux  convives.  La  porte  du  salon  s'ouvrit,  et 
l'on  vit  entrer  trois  bizarres  personnages,  tous  trois  dans  le 
costume  indien  le  plus  recherché.  L'un  était  un  vieillard  à 
la  démarche  grave  et  au  front  marqué  des  sillons  d'une 
longue  expérience  ;  l'autre  éiait  un  jeune  guerrier.  Tous 
deux  avaient  une  longue  plume  d'aigle,  blanche  et  noire, 
passée  dans  les  oreilles,  ce  qui  annonçait  des  chefs;  leur 
visage  était  bizarrement  peint  de  vermillon  et  de  blanc  ;  de 
riches  colliers  de  wampum  paraient  leur  poitrine,  et  de 
leur  ceinture  pendaient,  d'un  côté,  un  couteau  à  scalper, 
et  de  l'autre,  un  tomahawk  à  lame  d'acier  luisante  et  polie. 
Le  plus  jeune  portait  à  sa  main  un  bâton  sec  de  mélèze  rési- 
neux, dont  le  bout  était  enflammé. 

Le  vieillard  conduisait  par  la  main  une  jeune  fille  sau- 
vage dont  le  costume,  entièrement  indien,  ne  manquait  ni 
de  grâce  ni  de  richesse  ;  sur  sa  tête  flottait  une  magnifique 
aigrette  de  plumes  rouges,  et  son  visage  était  entièrement 
couvert  par  de  larges  raies  rouges,  jaunes  et  blanches,  for- 
mant des  figures  d'oiseaux  et  de  fleurs. 

A  la  première  vue,  personne  ne  reconnut  les  convives 
inattendus;  mais  le  général  s'étant  approché  d'eux,  recula 
tout  à  coup  de  sur|)rise  en  s'écriant  : 

—  Quoi,  miss  Marie  !  que  signifie  ceci? 

Alors  la  jeune  fille  s'avança  d'un  pas  ferme  et  majes- 
tueux jusqu'au  milieu  du  salon,  étendit  le  bras  vers  le  géné- 
ral, et  dit  : 

—  Général  Bouquet,  je  ne  me  nomme  plus  Marie,  mais 
Kerry-Moyamée.  Ici,  sur  le  territoire  de  la  Pensyhanie,  je 
ne  suis  plus  sous  tes  ordres  ;  je  suis  libre  comme  toi,  puis- 
que hier  j'ai  atteint  l'âge  fixé  par  vos  lois  pour  ma  majo- 
rité. Ouvre  tes  oreilles  pour  entendre  la  vérité  ;  car,  re- 
nonçant pour  jamais  à  mon  ancienne  patrie ,  je  vais  te 
parler  comme  une  digne  fille  delaware.  J'avais  un  père 
blanc,  je  le  cherche  parmi  vous;  où  est-il?  Il  sait  cepen- 
dant que  son  enfant  est  ici,  à  quelques  lieues  de  son  habi- 
tation :  je  ne  le  vois  pas.  Où  est  mon  frère  blanc?  H  n'c-^t 
pas  ici  ;  il  a  craint  de  se  blesser  les  pieds  dans  les  ronces 
des  Allcghanys.  Où  est  ma  mère?  Je  ne  sais.  Je  ne  vois 
devant  moi,  du  côlé  de  la  Pensyhanie,  rien  qui  ait  un  cœur 
d'amour  pour  Marie.  Je  me  retourne  et  regarde  derrière 
moi,  du  côté  du  Muskinghum  :  je  vois  le  sage  Custaloga  , 
mou  père  adoptif;  le  vaillant  Garakonlié,  mon  frère  cl 
mon  ami,  qui,  tous  deux,  ont  suivi  l'enfant  de  leur  cœur, 
la  nuit,  dans  les  marais  fangeux,  le  matin,  parmi  les 
ronces  des  épaisses  forêts ,  le  jour,  à  l'ardeur  du  soleil , 
marchant  pieds  nus,  couchant  sur  la  terre  humide,  tra- 
versant les  lacs  et  les  rivières  à  la  nage,  luttant  contre  les 
bêtes  féroces  des  bois,  et  craignant  à  chaque  instant  le  long 
couteau  d'un  habit  rouge  ou  la  carabine  d'un  colon.  Que 
penses-tu  de  cela,  général?  Parle  ;  je  t'écoute...  Tu  ne  dis 
rien,  je  continue  ;  mais  avant,  regarde. 

Elle  fit  signe  à  Garakontié,  qui  lui  présenta  le  tison  en- 
flammé sur  lequel  elle  souffla  trois  fois;  puis  Custaloga 
prit  la  main  de  la  jeime  fille  et  la  mil  dans  celle  du  jeune 
liomme,  et  alors  Moyamée  dit  : 

—  Je  vais  parler  maintenant  en  femme  delaware  (!}, 

(i)Ce  diicoun,  à  partir  de  ce  parigraphe,  i  été  tenu  lillértle* 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


473 


car  j'ai  soufflé  sur  le  tison.  Tu  as  vaincu,  général,  non  parce 
que  tu  es  plus  brave  que  nos  guerriers,  mais  parce  que  tes 
armes  étaient  meilleures  que  les  leurs,  et  parce  tu  com- 
mandais à  des  hommes  au  long  couteau  (1).  Nos  gens  ont 
dévasté  vos  frontières,  parce  que  ces  terres  leur  appartien- 
nent ;  ils  ont  pris  quelques-uns  de  vos  forts,  parce  que  vous 
vouliez  vous  emparer  de  leur  commerce.  Si  tu  dis  qu'ils 
ont  eu  tort ,  moi  je  te  répondrai  que  leurs  ancêtres  mar- 
chaient sur  ce  sol,  y  chassaient,  le  possédaient  longtemps 
avant  l'arrivée  des  tiens.  Tes  cultivateurs  ont  besoin  de  paix 
et  de  repos  pour  réparer  leurs  pertes;  eh  bien!  tu  auras 
l'un  et  l'autre  si  tu  n'exiges  de  nos  gens  rien  qui  les  humi- 
lie. Tu  les  connais,  sans  doute;  une  des  conditions  du 
traité  de  Tuskaraway  est  qu'ils  rendront  leurs  prisonniers  -. 
ne  sais-tu  pas  qu'ils  n'en  ont  point,  et  que  les  blancs  qui 
vivent  parmi  eux  sont  leurs  parents adoptifs  ou  leurs  amis? 
Je  fus  prise  il  y  a  huit  ans  :  j'ai  été  heureuse  depuis.  Si , 
malgré  vos  lois ,  tu  me  forces  à  te  suivre ,  je  retournerai 
parmi  mes  frères  aussitôt  que  j'en  trouverai  l'occasion. 
Telles  sont  mes  intentions  :  ce  sont  aussi  celles  d'un  grand 
nombre  de  ceux  que  tu  as  forcé  nos  chefs  à  te  délivrer.  A. 
la  gloire  que  tu  viens  d'acquérir  par  les  armes,  il  est  beau 
d'ajouter  celle  que  donne  l'humanité  ;  mais,  puisqu'elle  dé- 
truit notre  bonheur,  sois  assez  généreux  pour  nous  per- 
mettre de  retourner  aux  villages  de  nos  amis. 

Étonné,  frappé  de  la  hardiesse  sauvage  de  Marie,  autant 
que  de  ce  qu'elle  venait  de  lui  dire,  le  général  crut  devoir 
consulter  non-seulement  ses  officiers,  mais  encore  quel- 
ques magistrats  qui  se  trouvaient  momentanément  à  Pitts- 

ment  au  général  Bouquet  par  une  Irlandaise  qui,  depuis  onze  ans, 
■vail  été  prise  par  les  sauvages,  s'était  mariée  dans  leur  pajs  et  ne 
voulut  pas  le  quitter. 
(I)  A  de  la  cavalerie. 


burg.  Tous  les  officiers  pensèrent  que  chacun  était  maître 
de  son  sort  et  de  chercher  le  bonheur  là  où  il  croyait  le  trou- 
ver. Les  magistrats  affirmèrent  que,  selon  les  lois,  nul  n'a- 
vait le  droit  de  retenir  Marie  malgré  elle.  En  conséquence, 
le  général  prit  galamment  son  parti,  et,  le  lendemain,  Cus- 
taloga ,  Garakontié  et  Moyamée  partirent  pour  retourner 
dans  leurs  wigwhams  du  Tuskaraway,  et  une  escorte  de 
soldats  les  accompagna  jusqu'à  l'embouchure  du  Musking- 
hum,  pour  mettre  les  deux  Indiens  à  l'abri  de  la  vengeance 
des  colons. 

Depuis,  on  n'a  jamais  entendu,  à  Philadelphie,  parler  de 
la  jeune  fille.  Quand  son  père  de  Carlisle,  sir  Willam ,  ap- 
prit cette  nouvelle  : 

—  Ma  foi,  dit-il,  je  crois  que  Marie  n'a  pas  fait  là  une 
très-bonne  affaire ,  et  j'en  suis  fâché,  parce  que  mon  inten- 
tion était  de  la  marier  à  mon  vieux  voisin  Walpol,  qui  est 
riche,  et  qui  l'aurait  prise  sans  dot.  Puisque  la  chose  est 
faite,  il  n'y  faut  plus  penser.  Hé  !  John  !  John  !  dit-il  en  s'a- 
dressant  à  un  de  ses  commis ,  ayez  plus  d'attention  à  ce 
que  vous  faites,  ou  je  serai  obligé  de  vous  renvoyer;  ne 
voyez-vous  pas  que  vous  avez  placé  ce  carton  de  travers 
dans  sa  case? 

Puis  il  remit  ses  lunettes,  baissa  la  tête  et  continua  l'ad- 
dition qu'il  avait  commencée  sur  ses  livres  à  partie  double. 

Il  ne  me  reste  plus  à  vous  dire  que  tout  ce  que  vous  ve- 
nez de  lire,  histoire  naturelle,  mœurs,  événements  histo- 
riques, faits,  détails,  etc.,  est  rigoureusement  vTai,  et  que 
dans  tout  ceci,  mon  mérite  consiste  simplement  à  avoir  ras- 
semblé en  quelques  pages  ce  qu'on  peut  trouver  de  plus 
intéressant  dans  les  bavardages ,  passez-moi  ce  mot,  de 
trente  ou  quarante  volumes  de  voyages. 

BOITARD. 


JUIN    IR4'<. 


—   :].'(  —  ONZIÈME    VOM'MK. 


274 


LECTURES  DU  SOIR. 


â  B©1D  W'Um  ¥âliilâïï 

(Voir  le  Doméro  de  mai  1844,  page  233.) 


Voici  comment  il  est  figuré  :  cœle.  Ce  qu'il  signifie ,  je 
Tignore  (1).  Les  côtes  s'attachent  à  la  quille,  s'y  fixent 
verticalement  à  des  distances  qui  ne  sont  pas  très-grandes. 
Ces  côtes  —  je  les  nomme  ici  comme  Pline  le  naturaliste — 
ne  sont  pas  simples,  mais  doubles,  accolées  l'une  à  l'autre, 
et,  pour  cette  raison ,  nommées  couples.  L'accouplement 
augmente  la  force  de  chacune  d'elles,  et  forme  un  système 
à  la  fois  très-simple  et  très-solide. 

Plusieurs  pièces  composent  la  côte  :  l'une  se  pose  en 
trois  sur  la  quille,  et  se  nomme  varangue,  peut-être  de 
l'espagnol  vara  ou  baro,  barre,  mais  cela  n'est  pas  cer- 
tain ;  une  seconde  s'ajoute  à  celle-ci ,  et  prend  le  nom  de 
genou.  Ce  nom  est  plus  savant  qu'il  n'en  a  l'air;  ce  n'est 
pas  moins  que  le  grec  gonou  (ii<j),  qui  signifie  courbure, 
comme  ces  messieurs  peuvent  vous  l'attester,  madame. 
L'ne  troisième  pièce,  qui  s'ente  sur  le  genou,  et  qui  en  pro- 
longe la  courbure,  se  nomme  allonge.  Il  est  mutile,  je  crois'. 


de  vous  dire  ce  que  ce  nom  signifie.  11  y  a  autant  d'allonges 
.  qu'il  en  faut  pour  donner  à  la  branche  du  couple,  qu'elles 
concourent  à  former,  la  grandeur  qu'elle  doit  avoir.  La  der- 
nière, la  plus  haute,  celle  que  vous  voyez  avec  une  double 
courbure,  d'abord  en  dedans,  puis  en  dehors,  est  appelée 
allonge  de  revers,  parce  qu'elle  se  retourne  sur  elle-même  : 
avertit  se  ourevertitur,  n'est-ce  pas,  monsieur  Edouard? 
Vous  remarquerez  que  les  couples  sont  assez  nombreux. 
Tous  n'ont  pas  la  même  importance,  bien  que  tous  con- 
courent à  la  formation  du  même  corps.  Tous  n'ont  pas  la 
même  forme  et  le  même  nom  ;  et  vous  voyez  que  ceux 
qui  s'élèvent  verticalement  vers  le  milieu  de  la  longueur 
de  la  quille,  ont  plus  de  ressemblance  avec  un  u  majus- 
cule (Uj ,  que  ceux  qui  se  rapprochent  des  extrémités  ; 
ceux-ci  ressemblent  un  peu  à  des  v  majuscules  (V),  ou 
mieux  encore  à  la  moitié  inférieure  du  contour  de  ce  cœur 
que  l'on  a  tracé  sur  les  cartes  à  jouer. 


-y^^ 


Squelette  de  navire. 


Si,  du  côté  oCi  nous  sommes  depuis  un  moment,  vous 
voulez  bien  me  suivre  à.  l'arrière  du  vaisseau,  vous  verrez 
le  dernier  de  ces  couples,  celui  qui  ferme  la  construction 

(1I  Edy.  Lyp,  dans  soD  Diet.  saionico  et  golhico-latinum(2\o\. 
in-fol.,  Londres,  1772\  ne  donne  aucune  eiplicalion  sur  le  sens  réel 
du  mot  catc\  \  côte  du  mot  anglo-saion,  il  écrit  le  mot  latin  carina, 
sans  rien  ajouter  ;  il  ne  dit  même  pas  si  cirle  tient  par  la  r.irine  aux 
autres  mots  commençant  par  les  lettres  c,a,e,l.  Soraner  est  plus  ex- 
plicite; il  n'explique  pas,  mais  il  range  cœle  dans  une  fimille  de 
mots  à  laquelle  il  parait  reconnaître  le  Terbe  cation  (kelane)  pour 
chef.  Or  caelan  signifie  rafraîchir,  refroidir.  Voit-on  comment  la 
quille  a  pu  être  appelée  d'un  nom  qui  suppose  l'idée  de  rafraîchisse- 
ment? Est-ce  parce  qu'elle  est  dans  l'eau?  Mais  toute  la  partie  im- 
mergée est  refroidie,  et,  i  ce  compte,  ce  ne  serait  pas  la  quille,  mais 
la  carène  qui  devrait  être  appelée  cale.  On  conçoit  que  les  Grecs 
aient  nommé  iropis  la  quille,  de  trrpo,  tourner,  parce  que  c'est,  en 
eiTel,  sur  la  quille  que  tourne  le  nayirp,  dans  tous  ses  mouremenls; 
on  conçoit  que  les  Véni.lens  lui  aient  donné  le  nom  colomba,  du  grec 
qui  signifie  plonger,  cette  pièce  de  bois  étant  celle  qui  s'enfonce  le 
plus  profondément  dans  l'eau  ;  on  se  rend  très-bien  compte  du  mo- 
tif qui  a  porté  les  Italiens  i  l'appeler  il  primo,  la  quille  étant  i  U  fois 
et  la  première  pièce  que  l'on  place  sur  le  chantier  et  la  pièce  la  plus 
importante  de  la  construction,  le  fondi  ment  de  tout  l'édifice  :  mais  la 
quille  rafraîchie!  je  ne  saurais  admettre  cela,  si  habitue  que  je  sois  i 
la  singulière  hardiesse  des  iropes  maritimes.  Cepeadiot,  est-il  bien 


à  cette  extrémité  postérieure  du  navire  :  il  a  aussi  la  forme 
d'un  cœur,  et,  avec  ses  prolongements  supérieurs,  il  a  un 
profil  gracieux  qui  vous  rappellera,  je  pense,  le  contour 
élégant  de  la  lyre.  Il  y  a  deux  siècles,  la  courbure  de  ce 

certain  que  le  saxon  cœle  soit  éiymolosique  pour  notre  mot  quille'' 
Carie  n'est-il  pas  une  transcription  d'un  mot  étranger  au  Nord?  Cons- 
tancio,  l'auteur  d'un  fort  bon  dictionnaire  portugais,  dit  que  quilha 
Tient  du  grec  imU^;  mais  ce  mot  signifie  creu.r,  et  la  quille  longue, 
droite,  plate,  n'a  rien  en  rTe  qui  justifie  un  pareil  surnom.  S'il  fallait 
\oir  dans  cale,  qui  a.  dailleurs.  pour  variantes  ciol  {kiot)  et  citU 
{k'iOul),  s'il  fallait  y  voir  une  transformation  d'un  mot  grec,  il  serait 
plus  raisonnable,  je  pense,  d  y  reconnaître  kolUto,  qui  e\  "  .ie« 

de  coller,  réunir,  rassembler;  ou  koUops  qui.si^ifiant  r  n-nl 

encore  i  la  même  idée.  Au  reste,  jusqu  a  preuve  contraire,  je  rejette 
l'origine  grecque,  parce  qu'il  ne  m'est  pas  démontré  que  les  Saxons 
aient  eu  des  relations  avec  la  Crèce  avant  le  temps  de  la  conquête  de 
r.XDgleterre  par  les  Anglo-Saxons,  époque  où.  certainement,  ceux-ci 
avaient  une  marine  deja  grande  et  de  ;:rands  navires  pour  leurs  expé- 
ditions dans  la  Baltique  et  en  Islande.  Je  crois  que  cœle  est  bien  lo 
mot  emprunte  par  tous  les  peuples  du  Nord  au  sa\on  et  modifie  selon 
le  génie  de  chacun,  pour  nommer  ce  qui  est  la  qiiiHe.  L'Espagne,  le 
Portugal,  et  plus  tard  l'Italie,  l'ont  pris  i  nous  qui,  tout  naturellement 
dans  nos  relations  journalières  avec  l'Angleterre  et  la  Flandre,  l'auont 
emprunté  aux  charpentiers  de  cei  aalioos,  nos  maîtres  dans  les  con- 
ilruciions  navales. 


LECTURES  DU  SOIR. 


27;5 


couple  n'affectait  pas  cette  figure;  c'était  tout  simplement 
un  grand  arc  de  cercle  (1),  et  c'est  de  là  qu'il  prit  le  nom 
à''arcasse.  La  figure  a  changé,  le  nom  est  resté.  Ce  n'est 
paS  pour  cette  seule  partie  du  navire  que  cela  est  arrivé. 
Les  deux  branches  qui  se  réunissent  pour  former  l'arcasse 
ne  s'appellent  point  varangues,  mais  esiains  ou  cornières; 
je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  pourquoi  on  les  appela 
cornières  :  dans  le  croissant  de  la  lune,  vous  savez  qu'on 
appelle  cornes  les  deux  parties  extrêmes  de  l'arc  ;  c'est 
par  analogie  que  les  branches  du  grand  arc  de  poupe  ont 
reçu  le  nom  de  cornières.  Quant  à  estain,  c'est  autre 
chose  :  il  faut  y  voir  les  vieux  mots  italiens  slamineç,i  sta- 
menali,  qui  désignaient  toutes  les  varangues.  Le  stamis 
grec,  dont  ces  mots  étaient  des  corruptions,  venait  du 
verbe  islêmi,  signifiant  faire  tenir  droit,  dresser,  élever, 
et  vous  savez  maintenant  que  les  couples  sont  dressés  de- 
bout sur  la  quille. 

Ce  ne  sont  pas,  au  surplus,  les  seules  pièces  qu'on  élève 
ainsi.  Voyez,  aux  deux  extrémités  de  la  quille,  des  mor- 
ceaux de  bois  d'une  forte  proportion ,  l'un  droit,  l'autre 
courbe.  Le  droit,  implanté  à  la  quille,  non  pas  tout  à  fait 
perpendiculairement,  mais  de  manière  à  ce  qu'il  ait  sur 
l'arrière  une  certaine  inclinaison,  beaucoup  moins  grande 
qu'elle  n'était  dans  les  constructions  anciennes  (2),  il  faut 
même  dire  presque  nulle;  le  bois  droit  s'appelle  étambot, 
ou,  comme  on  l'écrivait  et  le  prononçait  jadis,  estambord. 
D'où  vient  le  mot  estambord?  C'est  ce  que  je  ne  puis 
•  vous  dire  affirmativement.  11  me  semble  que  c'est  une 
corruption  des  mots  saxons  bord,  signifiant  planche,  et 
par  extension,  pièce  de  bois,  ets/ern,  contraction  de  sleor, 
gouvernail,  et  ern,  place.  La  pièce  de  bois  qui  doit  porter 
le  gouvernail,  qui  esta  la  place  du  gouvernail,  ne  saurait 
être  mieux  nonunée  que  stem-bord  ;  les  .\nglais  ont,  en  ef- 
fet, siern-post,  post  signifiant  pilier,  poteau,  comme  bord. 
Que  sternbord  ait  fait  esternbord,  puis  esten-bord,  puis 
estan-bord,  puis  estambord  et  étambot,  rien  n'est  plus 
croyable,  quand  on  sait  que  tribord,  qu'on  a  si  sottement 
écrit  dextribord,  parce  que  ce  mot  désigne  le  côté  droit, 
vient  de  stcor-bord;  bord  signifiant  côté,  comme  il  signifie 
planche.  Le  côté  où  était  le  gouvernail  dans  les  anciens 
navires  Scandinaves  et  normands,  était  le  côté  droit,  le  bord 
du  steor.  Notre  tribord  est  corrompu  d'estirbord,  cor- 
rompu lui-même  du  steor-bord,  anglo-saxon,  qui  a  fait 

(1)  «  Leur  arc  ou  courbure  (des  estains)  doit  être  à  peu  près  en 
rond.»  L'art  de  bâtir  tes  vaisseaux  ;  Amsterdam,  I7t9,  p.  2i.  — 
«  Les  estains  sont  deux  pièces  de  bois  d'une  mesme  figure,  lesquelles 
estans  mises  en  œuvre  sur  i'estambot,  font  portion  de  cercle  et  don- 
nent le  rond  de  l'arrière  ou  arcasse  du  vaisseau.  »  Desroches,  Dic- 
tion, de  marine,  1687. 

(2)  Celle  inclinaison  a  été  appelée  quête.  Il  n'y  a  évidemment  rien 
de  commun  entre  ce  mot  et  son  homonyme  qui  vient  du  latin  quœrere 
[quœsitum)  chercher.  Je  ne  vois  dans  les  langues  européennes  qu'un 
inalogue  à  gué/e.  le  portugais  queda,  contraction,  ou  transforma- 
lion  de  cahida,  signifiant  chute,  déclivité.  La  raison  est  irès-salisfaite 
d'une  pareille  étymologie,  car  la  quête  de  l'élambot  est  justement  la 
quantité,  mesurée  sur  le  prolongement  supposé  de  la  quille,  dont  la 
tête  de  l'élambot  s'écarte  de  la  verticale,  c'est-à-dire,  tombe  ou  se 
penche  en  arrière.  Si,  comme  je  viens  de  le  dire,  quête  ptutôtre  rap- 
portée au  portugais  queda,  ce  mot  vient  de  cadere,  tomber.  Les  au- 
teurs qui  ont  écrit  autrefois  queste  ne  paraissent  pas  avoir  adopté 
celle  opinion  ;  \'s  est  chez  eux  radicale,  et  il  semble  qu'ils  aient  rap- 
porté queste  au  haste  danois  (kasia,  isl.  et  suéd.),  qui  signifie  élancer 
(/.aif,  jet.).  L'élambot  et  l'etrave  jaillissent,  en  effet,  s'élancent,  et  le 
•ynonymede  queste  tsi  élancement  dans  les  langues  maritimes  d'Ila- 
iie,  de  l'Espagne  et  de  la  Provence.  C'est  donc  entre  kasla  et  queda 
qu'il  fautchoisir;  et  comment  choisir.'La  chose  serait  aisée,  si  l'on  sa- 
vait par  des  documents  anciens  quand  le  mot  quête  ou  queste  est  en- 
tré dans  le  vocabulaire  des  charpeniiers  de  port,  et  s'il  y  est  venu  par 
la  Flandre  ou  par  Marseille.  Mais  les  documents  français  antérieurs 
tu  dix-septième  siècle  sont  extrêmement  rares,  et  je  D'en  connais  point 
QÛ  se  lue  le  mot  qui  fait  le  sujet  de  celte  note. 


starboard,  anglais,  steuerbord,  allemand,  etc.  (i).  Tien 
bord,  qu'on  trouve  dans  quelques  auteurs  respectables, 
est  une  ridicule  corruption  de  stirbord,  non  moins  éloi- 
gnée de  steor-bord,  q[ïétambot  ne  l'est  de  stem-lord. 
Je  vous  demande  pardon,  madame,  si  j'entre  dans  tous  ces 
détails  dont  l'aridité  n'est  pas  faite  pour  vous  plaire;  mais 
c'est  vous  qui  l'avez  voulu.  Vous  m'avez  dit,  à  Pesaro,  si 
je  m'en  souviens  bien,  que,  loin  de  vous  rebuter,  ces  re- 
cherches vous  amusent.  Il  ne  faut  rien  moins  que  cette 
assurance,  pour  que  j'ose  vous  donner,  par  quelques  exem- 
ples, une  idée  des  révolutions  qu'a  subies  la  langue  mari- 
time, la  plus  riche  peut-être  de  toutes  les  langues  d'art  et 
de  métier,  mais  aussi  la  plus  tourmentée,  parce  qu'elle  a 
toujours  été  parlée  par  des  hommes  illettrés  et  grossiers, 
pour  la  plupart. 

Je  viens  à  la  pièce  qui  s'élève  sur  l'extrémité  antérieure 
de  la  quille,  et  qui  sert  d'appui  à  toute  la  construction  de 
l'avant,  comme  l'étambot  à  toute  la  construction  de  l'ar- 
rière. Vous  voyez  que  cette  pièce  n'est  point  droite,  mais 
courbée.  On  a  jugé  que  cette  forme  avait  de  certains  avan- 
tages; on  a  préféré  l'arc  à  la  pièce  droite.  Cet  appui  de 
l'avant  s'appelle  étrave.  Ces  messieurs,  qui  savent  le  la- 
tin, et  vous,  madame,  qui  italianisez  comme  une  Toscane, 
vous  croyez  deviner  sous  ce  mot  étrave,  la  poutre,  la  so- 
live italienne,  trave,  la  poutre  latine,  trabs  ou  trabes.  Si 
raisonnable  que  soit  en  apparence  cette  étymologie,  il 
y  faut  renoncer.  Ve,  qui  précède  trave,  est  un  indice 
certain  de  la  disparition  d'un  s  radical  ;  et  en  effet,  on 
écrivait  autrefois  estrave.  Mais  estrave  était  une  corrup- 
tion, et  l'auteur  chez  lequel  nous  trouvons  les  plus  anciens 
renseignements  sur  la  construction  navale  en  France  (2), 
ne  donne  point  cette  altération,  qui  parait  dater  de  la  moi- 
tié du  dix-septième  siècle.  Il  dit  estable  ou  estabhire, 
avertissant  qu'à  Boulogne  on  dit  estante.  Il  est  permis  de 
croire  que  le  picard  estante  a  de  grands  rapports  avec  le 
sfœuder  allemand,  qui  signifie  pilier,  poteau,  comme 
l'w/an/e  espagnol.  Quant  h  estable ,  n'est-ce  pas  la  pièce 
forte,  stable  (stabilis),  sur  laquelle  on  establit,  on  fonde, 
on  appuie  ?  Tous  ces  mots  viennent  du  latin  stare  être  de- 
bout, qui  procède  lui-même  de  ce  verbe  istêmi  dont  je  vous 
parlais  tout  à  l'heure  à  propos  des  estains. 

Pour  maintenir  à  leurs  places,  debout  et  fixes,  les  cou- 
ples ou  côtes  de  ce  grand  corps,  auquel  le  mouvement  ne 
sera  donné  que  lorsque  son  organisation  sera  tout  à  fait 
complète,  on  a  imaginé  d'entourer  la  construction  d'un 
certain  nombre  de  ceintures  provisoires,  si  je  puis  les  nom- 
mer ainsi.  On  aurait  pu  faire  de  cordes,  ces  espèces  de 
bandelettes  dans  lesquelles  on  emmaillotte  le  squelette  du 
vaisseau  ;  on  les  a  faites  de  bois,  ce  qui  est  plus  solide,  et 
d'une  plus  facile  application.  Elles  ont  reçu  le  nom  de  lisses. 
Lisse,  qui  n'a  point  d'analogie  avec  poli,  ras,  uni,  me  pa- 
raît venir  du  latin  licium,  signifiant  cordon,  ruban,  ban- 
delette, étymologie  probable  du  mot  listel,  dont  les  archi- 
tectes civils  se  servent  pour  désigner  des  bandes  ou  mou- 
lures carrées,  qui  ont  quelques  rapports  avec  certaines  des 
lisses  du  vaisseau  complet. 

La  coque  du  navire,  son  corps,  que  l'on  compare  poéti- 
quement à  la  coquille  (concha)  du  Nautilus,  rameur  et 
voilier,  ou  plus  matériellement  à  la  moitié  de  l'enveloppe 
de  la  noix,  la  coque  du  navire,  dis-je,  serait  trop  peu  so- 
lide, si  les  principaux  couples  n'avaient  pour  les  maintenir 
de  fortes  poutres  allant  d'une  de  leurs  branches  à  l'autre. 
Ces  traverses,  ces  solives  sont  appelées  d'un  nom  que  l'oa 

(i)V.  à  ce  sujet,  \e  Uémoire  nos  de  mon  Archéologie  naval* 
p.  183,1.  L 
(2)  Le  père  Fournier  dans  sod  Bydrogravhie, 


276 


LECTURES  DU  SOIR. 


Vue  d'une  rade  avec  des  bâtiments  de  tons  les  rangs. 


Frécate  du  seizitme  sièt^le. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


277 


a  corrompu  de  l'anglais,  iàti/c.  Baukesi  la  prononciation 
du  saxon  baie  (1);  au  lieu  de  bauk,  nous  disons  seule- 
ment bau.  Les  baux,  —  et  admirez,  madame,  que  malgré 
leur  propension  à  tout  altérer,  à  tout  confondre  par  des 
orthographes  et  des  prononciations  barbares,  les  marins 
des  seizième  et  dix-septième  siècles  n'ont  pas  forcé  bau, 
fils  de  baie,  à  prendre  l'e  de  beau,  fils  de  bellus  ou  bello  ; 
—  les  baux  ne  sont  pas  uniquement  des  moyens  de  liaison 
et  des  arcs-boutants,  qui  empêchent  de  se  rapprocher  les 
flancs  du  navire,  pressés  par  le  poids  de  la  mer;  ils  sont 
aussi  les  soutiens  des  planchers,  qui  partagent  l'édifice 
naval  en  étages.  Le  plus  grand  des  baux ,  qu'on  appelle 
pour  cela  le  maitre-bau ,  est  placé  à  la  plus  grande  lar- 
geur du  navire;  aussi,  pour  dire  qu'un  vaisseau  a,  par 
exemple,  trente  pieds  de  largeur  à  l'endroit  où  il  est  le 
plus  large,  on  dit  qu'il  a  trente  pieds  de  maitre-bau. 

Les  planchers,  dont  je  parlais  à  l'instant,  s'appellent  au- 
jourd'hui ponts;  autrefois  on  les  nommait  tillacs.  Il  n'y  a 
plus  guère  que  les  poètes  et  les  chansonniers  qui  se  servent 
de  ce  dernier  mot,  quand  ils  ont  besoin  d'une  rime  à  ta- 
bac, ou  à  hamac.  Pont,  c'est,  comme  vous  savez,  passage 
(lat.  pons).  Au  commencement  du  dix-septième  siècle, 
il  n'y  avait  que  le  lillacd'en  haut  auquel  on  donnât  le  nom 
de  pont;  maintenant  tout  tillac  est  pont. 

—  Et  que  signifie,  je  vous  prie,  ce  mot  tillac?  demanda 
le  jeune  Edouard  de  Tourneville. 

—  Sans  doute  il  vient  de  tilleul,  dit  sa  mère;  le  plan- 
cher du  vaisseau  ayant  été  fait  du  bois  de  cet  arbre... 

—  Très-probablement,  ajouta  l'ingénieur,  on  aura  dit 
tabulatum  tiliaeeum,  plancher  de  tilleul ,  et  tiliaceum 
aura  fait  tillac, 

—  C'est,  assurément,  la  première  idée  qui  se  présente  à 
l'esprit,  et  d'abord  j'ai  cru  comme  vous  qu'en  effet  tillac 
venait  de  tiliaceus,  et  de  iilia,  tilleul  ;  mais  un  examen  sé- 
rieux de  la  difficulté  m'a  convaincu  que  je  me  trompais,  et 
que  tillac  vient  par  une  route  un  peu  longue,  je  l'avoue, 
mais  assez  directe  toutefois,  du  grectègos,  signifiant  toit. 

—  Oh  ?  voilà  qui  est  étrange,  et  je  crains  que  l'amour 
du  grec  ne  vous  emporte  un  peu  bien  loin,  monsieur  l'éti- 
mologiste. 

—  Mon  Dieu ,  madame ,  si  je  n'avais  pas  peur  de  vous 
lasser  en  vous  faisant  parcourir  les  chemins  par  où  a  dû 
passer  tillac  en  venant  de  tégos,  je  vous  prierais  de  me 
suivre  dans  les  sinuosités  dé  ces  sentiers  épineux. 

—  Ce  ne  sont  pas,  à  ce  que  j'entrevois,  *  petits  chemins 
tout  parsemés  de  roses!  >  C'est  égal,  je  me  risque.  As- 
seyons-nous, si  vous  devez  être  long,  comme  vous  nous  en 
menacez,  et  écoutons. 

—  Je  m'attendais  à  vos  épigrammes,  et  j'avoue  que  je 
les  mérite  bien  par  mon  pédantisme.  Mais  vous  me  provo- 
quez à  des  explications  qui  doivent  être  sérieuses,  et  vous 
redoutez  qu'elles  ne  le  soient  trop.  Rassurez-vous,  ce- 
pendant, ce  ne  sera  ni  bien  long,  ni  bien  grave.  Je  vous  le 
dirai  d'abord,  afin  de  fortifier  votre  opinion,  que  le  tilleul 
est  pour  quelque  chose  dans  tillac,  vous  pourriez  invo- 
quer contre  moi  un  passage  de  Théophraste.  C'était  un 
Grec,  madame,  qui  disait  :  t  Le  bois  du  tilleul  est  propre  à 
de  nombreux  usages;  on  l'emploie  pour  les  planchers  des 
vaisseaux  longs,  les  cassettes,  les  mesures  pour  les 
grains,  etc.  (2).  »  Mais  j'ajouterai  qu'en  grec  le  tilleul 

(i)<'Balk.  n.  Bauk.  »  Websler.  —  Le  baie  sax.  a  donné  balk  au 
holl.  et  au  suédois,  et  balken  à  l'allemand.  Le  danois  en  a  fait  bielke. 
L'anglais  a  un  synonyme  i  bauk.  plus  usité  dans  les  chantiers  et  sur 
les  navires,  c'est  beam  (bime),  mol  saxon  qui  signifie  poutre,  solire 
comme  balk.  ' 

(2)  U  texte  de  Théophraste,  I.  V,  c.  vm,  de  l'BUtoire  des  plantes. 


s'appelait  philura,  ce  qui  est  sans  rapport  avec  le  iilia 
latin.  J'ajouterai  encore  qu'on  ne  trouve  nulle  part  la  con-  ; 
firraation  de  ce  qu'avance  Théophraste;  je  dirai  même  que  ' 
partout  où  il  est  question  des  bois  qui  entraient  dans  la 
construction  des  navires,  on  voit  nommés  le  chêne,  le  pin,  i 
le  cèdre,  le  hêtre,  l'aune,  l'orme,  le  noyer,  le  sapin,  et  ja- 
mais le  tilleul.  Si,  dans  les  temps  modernes,  on  a  fait  usage 
du  tilleul,  c'est  seulement  pour  faire  des  pompes  (1)  ou 
des  ornements  sculptés.  Maintenant  que  le  tilleul,  comme 
matière,  est  écarté  de  la  discussion,  voyons  quel  mot,  ana- 
logue à  tilia  par  sa  forme  apparente  et  sa  consonnance ,  a 
pu  faire  tillac.  D'abord,  permettez-moi  de  vous  intro- 
duire dans  un  vaisseau  plus  avancé  que  celui  qui  m'a 
servi  à  vous  faire  connaître  les  pièces  fondamentales  de 
la  construction;  montez  cette  échelle,  et  voyez  ce  qu'est 
ce  plancher  inférieur  par  rapport  à  la  paroi  inférieure  du 
navire. 

—  C'est  un  plafond  véritable. 

—  Fort  bien;  et  le  plafond  d'une  chambre,  qu'est-ce 
autre  chose  qu'un  couvert,  un  toit  qui  la  ferme  par  ea 
haut,  et  l'abrite? 

—  Sans  doute. 

—  Eh  bien!  sachez  que  ce  plancher,  ce  plafond  du 
navire  est  appelé  couverte  par  tous  les  peuples  navigants 
de  la  Méditerranée,  excepté  par  les  Turcs  qui  l'appellent 
ustu,  c'est-à-dire  toit.  Quant  aux  navigateurs  du  Nord, 
ils  le  nomment  deck,  et  deck  signifie  couverture.  Toit, 
couverture,  c'est  toujours  la  même  idée;  et  cette  idée  est 
antique.  Ces  messieurs  n'ont  pas  oublié  que  les  Grecs  ap- 
pelaient eatastroma,  c'est-à-dire  couverture,  le  plancher 
du  navire,  nommé  parles  Latins  stega  ou  couverte.  Vous 
allez  jeter  les  hauts  cris  si  je  vous  dis  que  deck  et  tillac 
ont  la  même  origine  ;  n'est-ce  pas,  madame  ? 

—  Oh  !  je  m'attends  à  tout  ;  je  sais  ce  que  peut  l'ingé' 
niosité  des  dénicheurs  d'origines  ! 

—  Vous  vous  attendez,  n'est-ce  pas,  à  quelque  chose  de 
bien  incroyable,  de  bien  tiré,  de  bien  impossible,  et  voilà 
ce  que  votre  politesse  appelle  ingénieux,  par  antiphrase! 
J'espère  que  vous  serez  plus  juste  tout  à  l'heure;  je  veux 
forcer  votre  conviction,  et  vous  faire  avouer  que  rien  n'est 
plus  simple  et  plus  vrai  que  ma  proposition,  toute  hardie 
qu'elle  paraisse.  Suivez  bien,  je  vous  prie,  ce  que  je  vais 
dire.  Deck  vient  du  saxon  thécane,  signifiant  couvrir.  Il 
y  a  entre  thécane ,  le  latin  tego,  et  ses  radicaux  gr^cs 
tegos  et  stego,  une  telle  analogie ,  qu'il  n'y  a  guère  moyen 
de  se  refuser  à  croire  qu'ils  ont  une  commune  origine.  Un 
des  plus  savants  auteurs  de  dictionnaires,  Noah  Webster  (2), 
le  pense ,  et  je  me  range  bien  volontiers  à  son  opinion 
qui  me  paraît  inattaquable.  Vous  le  voyez,  le  tillac  est 
une  couverte,  un  toit.  Le  toit,  la  couverture  de  la  maison, 
était  nommé  quelquefois  dans  le  bas  latin  tegia,  de  quel- 
que matière  qu'il  fût  fait,  bien"  que  tegia  fût  une  corrup- 
tion du  latin  tegula,  signifiant  tuile.  Un  dictionnaire  du 
neuvième  siècle  l'atteste,  et  nous  devons  nous  en  rappor- 
ter à  Papias,  son  respectable  auteur.  Tegia  n'est  pas  le 
seul  mot  du  bas  latin  qui  signifie  toit  ;  si  ma  mémoire  est 

dit  :  «  philura  de  près  ta  sanidomata  ton  macron  ploion  »;  or,  sanh 
doma  désigne  tout  ouvrage  fait  en  planches  ;  il  peut,  par  conséquent, 
dans  la  phrase  de  Théophraste,  signifier  cloison  et  bastingage  tout 
aussi  bien  que  plancher.  Le  vieux  traducteur  latin  de  notre  auteur 
donne  pour  analogue  latin  à  sanidomata,  fori  qu'on  a  l'habitude  de 
traduire  par  tillac,  pont  du  navire.  Nous  ne  ferons  qu'une  observatioo 
â  ce  sujet,  c'est  qu'on  n'est  point  d'accord  aujourd'hui  sur  le  seo» 
qu'on  doit  donner  au  mot  fort,  et  qu'aucun  auteur.grec  n'appelle  «a» 
nidoma  le  pont  du  navire,  mais  eatasiroma. 

(1)  Aubin,  art.  fioù. 

(2)  Dict.  oftheenglish  language,  London  (933. 


278 


LECTURES  DU  SOIR. 


bonne,  un  document  des  premières  années  du  treizième 
siècle,  document  écrit  à  Marseille,  et  cité  par  un  diction- 
naire justement  estimé  (1),  nomme  le  toit  leu/icm.  TeuU- 
cia  venait  de  teula,  contraction  provençale  de  tegula. 
Le  français  fit  ieule  et  tieulle  de  îeula,  comme  il  Ot  iieul- 
lerie  de  ieularia  (tegularia],  avant  d'en  faire  tuillerie. 
Le  toit,  teulicia,  dut  devenir  aisément  tieullacia^  iieul- 
laca,  et  iillaca,  puis  tillac;  cela  me  parait  tout  naturel. 
Au  reste,  si  vous  ne  voulez  pas  que  iillac  vienne  de  texi- 
licia,  reportez-vous  à  iegia ,  que  riialien  admit  et  trans- 
forma en  teggia,  puis  en  teglia.  Et  voyez  comme  teglia 
(tellia)  est  près  de  tilla  ou  tillac!  Pour  moi,  point  de 
doutes  :  tillac  (2)  c'est  toit;  toit,  c'est  tegia  ou  teulicia; 
or,  teulicia  et  tegia  sont  des  corruptions  de  tegula,  ve- 
nant de  tego,  qui  sort  du  grec  tegos;  de  son  côlé,  deck 
sort  de  tegos  par  thécane;  deck  et  tillac  sont  donc  deux 
mots  procédant  de  la  même  racine,  deux  formes,  singu- 
lièrement altérées,  je  l'avoue,  de  tegos,  deux  frèrei  qui 
ne  se  ressemblent  guère,  mais  qui  ont  évidemment  le 
même  père;  ce  qu'il  fallait  démontrer,  comme  disent 
les  géomètres,  quand  ils  sortent  victorieux  du  raisonne- 
ment et  des  calculs  par  lesquels  ils  ont  établi  une  vérité 
d'abord  problématique.  Eh  bien!  madame,  qu'en  pensez- 
vous?  ai-je  été  bien  long,  bien  ennuyeux? 

—  Mais,  pas  trop  ! 

—  Ai-je  été  convaincant? 

—  Je  dois  l'avouer,  il  me  semble  que  vous  avez  raison, 
et  que  vous  n'êtes  pas  plus  ingénieux  qu'il  ne  faut.  Va 
donc  pour  tillac,  venant  de  tegos,  puisque  c'est  le  toit 
du  navire.  Mais,  monsieur,  il  y  a  plusieurs  toits  à  cette 
grande  maison  flottante  ? 

—D'abord  il  n'y  en  eut  qu'un,  madame.  Tanlqu'on  ne  fit 
pas  plusieurs  étages  à  une  maison,  il  ne  dut  y  avoir  qu'un 
toit  ;  quand  la  maison  grandit  et  prit  un  second  étage,  il  y 
eut  un  plafond  et  un  toit,  et  ainsi  de  suite.  C'est  ce  qui  est 
arrivé  au  navire.  Tant  qu'il  fut  d'une  taille  médiocre,  le 
vaisseau  ne  reçut  qu'une  couverte  sous  laquelle  on  plaça 
les  marchandises  et  le  logement  des  hommes.  Le  navire 
devenu  plus  grand,  mais  non  pas  très-grand  encore,  on 
imagina,  pour  la  commodité  de  l'équipage  et  la  meilleure 
disposition  de  la  cargaison,  de  faire,  entre  la  quille  et  la 
couverte  du  tillac,  une  séparation  dans  la  longueur  du 
bâtiment,  et  d'y  établir  un  plancher  qui  prit  le  nom  de 
faux-tillac,  et  qu'on  nomme  aujourd'hui  faux-pont.  Un 
premier  étage  ayant  été  monté  sur  le  navire  tillaqué  ou 
ponté,  on  le  couvrit  d'un  toit,  qui  fut  le  second  tillac  ou 
second  pont.  Celui-ci  fut  couvert  à  son  tour  d'un  troisième 
tillac  ou  troisième  pont.  Cela  arriva  quand  le  vaisseau  at- 
teignit le  viaxinnim  de  sa  force  et  de  sa  grandeur. 

C'est  par  leurs  ponts  armés,  par  leurs  batteries  couver- 
tes, qu'on  désigne  les  vaisseaux  de  guerre;  il  y  a  cepen- 
dant dans  les  désignations  adoptées  un  mensonge  contre 
lequel  il  faut  que  je  vous  prémunisse.  Venez,  je  vous  prie, 
avec  moi,  jusqu'à  cette  grande  fenêtre  qui  est  à  l'arrière 
du  vaisseau,  sur  le  premier  pont  duquel  nous  sommes  ;  elle 
domine  la  rade,  et  nous  pouvons  parfaitement  voir  de  là 
foutes  les  espèces  de  bâtiments  de  guerre  qui  flottent  sur 
les  eaux  bleues  et  tranquilles  de  ce  golfe  si  bien  fermé. 

—  Pardon,  je  vous  arrête  là,  monsieur.  Vous  venez  de 
dire  golfe  ;  je  sais  bien  ce  que  c'est  qu'un  golfe,  mais  je  ne 
Sais  pas  d'où  vient  ce  nom  ? 

—  Demandez  à  M.  votre  fils,  madame;  il  atoutsondic- 


.i)Ducange,  Gfow. /flf.,  t.  VI,  p.  iiii-iit2. 
(2)  Jai  trouve  le  mol  tillac  dans  un  documenl  français  de  l 
'-  --.38,  inlilulé  Paijcmcul  de  l'.lrbalestrièrc,  Ms.  de  la  Bibl  r 
9-î. 


née  15 
uo  6469 


«n- 


tionnaire  grec  dans  la  mémoire,  et  il  vous  dira  que  golfe 
vient  du  grec  kolpos,  siAifiant  sinuosité,  renfoncement. 
Voyez  maintenant  ces  navires,  qui  portent  tous  au  sommet 
de  l'un  de  leurs  trois  mâts  un  signe  distinctif,  flamme  ou 
pavillon. 

—  Je  vois  que  tous,  en  effet,  ont  en  haut  de  leur  mât 
le  plus  élevé  une  bande  pointue  d'étoffe  tricolore,  que  le 
vent  soulève  et  agite  en  lui  communiquant  des  ondula- 
tions longues  et  capricieuses,  qui  en  font  jouer  successi- 
vement au  soleil  les  couleurs  éclatantes. 

— Cette  bande,  c'est  la  flamme,  fort  bien  nommée, car  elle 
a  l'air  d'une  langue  de  feu  que  le  souflle  du  vent  fait  vacil- 
ler. Or,  en  latin,  cette  langue  de  feu  est  appelée  flamma, 
du  souffle  qui  l'agite,  flatus.  Quant  au  pavillon,  c'est  le 
morceau  d'étofl^e,  à  peu  près  carré,  qui  voltige  à  la  tête  du 
mât  de  l'avant  de  ce  vaisseau  que  vous  remarquez  à  gau- 
che, le  plus  gros  de  tous.  C'est  aussi  cet  insigne  de  la 
même  forme,  que  vous  voyez  voltigeant  sur  la  poupe  de 
tous  les  bâtiments.  Ce  n'est  pas  le  vent  qui  a  nommé  cet 
étendard,  c'est,  selon  moi,  le  papillon.  On  a  comparé  à  l'in- 
secte ailé,  brillant  par  ses  couleurs  variées,  ces  bannières 
voltigeantes  dont  les  différentes  parties  représentent  les 
couleurs  et  les  émaux  du  blason  des  princes  et  des  nations. 
Si  vous  rejetez  cette  étymologie  que  je  crois  sérieuse,  vous 
serez  obligée  de  revenir  à  favilla,  latin ,  signifiant  aussi 
flamme,  et  vous  ôterez  à  la  langue  un  de  ses  mots  figurés 
les  plus  charmants. 

—  Je  crois,  dit  alors  M.  de  Tourneville  venant  à  mon 
secours,  je  crois,  comme  monsieur,  que  le  papillon  a 
nommé  le  pavillon.  En  latin,  le  même  mot  désignait  le  pa- 
pillon et  la  tente  que  nous  avons  appelée  pavillon;  or,  que 
le  pavillon-drapeau  ait  pris  son  nom  de  la  tente  sur  laquelle 
il  était  planté,  ou  directement  du  papillon  auquel  on  com- 
parait aussi  la  tente  faite  de  riches  étoffes,  et  ou>Tanl  ses 
ailes  pendant  le  jour,  il  n'importe  guère;  toujours  est-il 
que  le  latin  jmpilio  est  étymologique  de  pavillon  (i). 

—  Le  pavillon  flottant  auraàt  de  l'avant  du  gros  vaisseau, 
est  le  signe  auquel  on  reconnaît  qu'il  y  aà  bord  de  ce  bâ- 
timent un  ofTîcier-général  ayant  le  titre  de  vice-amiral.  Si 
ce  pavillon  était  au  mât  de  l'arrière,  l'oflioier-général  mon- 
tant le  vaisseau  serait  un  contre-amiral  ;  s'il  était  au  mât 
du  milieu,  il  annoncerait  un  amiral.  Or,  l'amiral  est  maré- 
chal, le  vice-amiral  est  lieutenant-général,  le  contre-amiral 
est  maréchal  de  camp,  par  assimilation.  Un  officier-géné- 
ral de  la  marine  est  libre  de  monter  tel  ou  tel  navire,  d'y 
arborer,  comme  on  dit,  sou  pavillon,  c'est-à-dire  de  faire 
placer  le  signe  distinctif  de  son  rang  à  la  tête  de  l'un  des 
mâts  ou  arbres  du  bâtiment.  L'italien  dit  encore  albero, 
l'arbre,  pour  le  mât,  comme  le  latin  disait  arbor.  Les  Pro- 
vençaux disent  Wirbre.  Dans  nos  ports  de  l'Océan,  on  ne 
dit  que  mât,  mais  on  dit  arborer  le  pavillon.  J'établissais 
donc  qu'un  ofTîcicr-général  reste  libre,  au  moins  dans  le 
plus  grand  nombre  de  cas,  de  monter  le  navire  qui  lui 
parait  le  plus  convenable. 

Le  vice-amiral  qui  commande  l'escadre  dont  vous  voyez 
les  éléments  réunis  sur  la  rade,  a  mis  son  pavillon  sur  un 
trots-ponts.  Je  ne  m'excuse  pas  pour  le  sans-façon  de 
cette  expression,  parce  qu'elle  est  fiimilière  aux  marins,  et 
qued'aillours — je  m'en  rapporte  à  votre  rhéforicien, — c'est 
une  sorte  de  métonymie  qu'autorisent  de  grands  exemples. 
On  dit  un  trois-pont,  un  80,  un  74,  comme  on  dit  un 
alezan,  un  bai-clair;  comme  on  dit  sabler  du  Champagne, 

(0  Jehan  de  CCnos  dit  que  «  lej  tentes  sont  appelées  papillon»  i.  ; 
par  analogie  avec  linsecle  volant.  —  «  Papiliones  dicuntur,  elc.  • 
Dans  une  charte  de  13S0,  on  voit  la  lenle  nommée  paiaillonus,  Daoi 
un  compte  de  ia02,  on  lit .  •<  Espcnsa  pro  prmilionibut,  tic  • 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


279 


boire  du  l)ordeaux.  Le  trois-ponts  a  quatre  batteries  de 
bouches  à  feu,  mais  trois  seulement  sont  couvertes  ;  ce  sont 
celles-là  qui  donnent  son  nom  à  ce  géant  des  mers.  Comp- 
tez bien,  à  partir  de  la  ligne  que  l'eau  trace  autour  de  la 
carène  en  partie  immergée  du  navire,  une  première  ran- 
gée de  canons  appelée  première  batterie  ou  batterie  basse; 
immédiatement  au-dessus ,  une  deuxième  rangée  appelée 
seconde  batterie  ;  au-dessus  de  celle-ci ,  une  troisième 
rangée,  troisième  batterie  ou  batterie  haute  ;  quant  à  la 
quatrième  batterie,  qui  n'est  pas  couverte,  elle  compte 
dans  l'armement  du  vaisseau,  mais  elle  n'influe  pas  sur  le 
nom  du  bâtiment;  c'est  la  batterie  des  gaillards. 

Vous  allez  me  demander  ce  que  c'est  que  les  gaillards, 
et  pourquoi  on  a  donné  ce  nom  à  une  partie  du  vaisseau  ? 
Je  vais  satisfaire  votre  juste  curiosité,  si  je  le  puis,  ma- 
dame. Je  suis  forcé  de  remonter  un  peu  haut  dans  l'his- 
toire de  la  construction  navale,  mais  je  ne  serai  pas  long- 
temps à  faire  ce  voyage  en  arrière.  Les  anciens  élevaient, 
aux  extrémités  de  leurs  navires,  des  tours  pour  l'attaque 
et  la  défense  ;  au  moyen  âge,  les  gens  de  mer  remplacèrent 
les  tours,  qu'on  ne  montait  qu'en  temps  de  guerre,  par  des 
châteaux  construits  à  demeure  sur  l'avaut  et  sur  l'arrière. 
Ces  châteaux  étaient  de  véritables  fortifications,  garnies  de 
créneaux,  de  guérites,  de  machines  à  lancer  des  pierres 
et  des  traits.  Le  nom  de  château  resta  longtemi)s  à  l'une 
et  à  l'autre  des  constructions  élevées  à  la  poupe  et  à  la 
proue  des  navires.  Je  ne  sais  quand  celui  de  gaillard  leur 
fut  substitué  ;  j'ai  trouvé  les  deux  noms  accolés  ensemble 
dans  certains  documents  des  premières  années  du  seizième 
siècle  (1),  ce  qui  me  fait  croire  que  déjà  au  quinzième  siècle 
gaillard  s'était  introduit  dans  le  vocabulaire  des  marins. 
Mais  d'où  vient  ce  terme?  N'allez  pas  vous  moquer,  ma- 
dame! gaillard  vient,  selon  toute  apparence,  d'un  vieux 
mot  français  issu  du  grec,  et  signifiant  gai.  Vous  riez,  soit  ; 
riez,  à  votre  aise,  mais  écoutez.  Un  vieil  historien  qui  écri- 
vait au  commencement  du  treizième  siècle,  Guillaume, 
qu'on  surnomma  le  Breton,  dit,  en  parlant  du  roi  Ri- 
chard I",  que  ce  roi  «  donna  à  la  fortification,  qu'en  1196 
il  avait  fait  élever  à  Andelis,  le  nom  de  gaillard,  ce  qui 
signilie  en  français  pe/w/ance  (2).  Pourquoi  le  prince  an- 
glais nomma-t-il  gaillard  un  château  fort?  Est-ce  à  cause 
des  soldats  qui  le  devaient  défendre,  tous  gens  de  courage 
et  de  bonne  humeur,  amis  du  tapage  et  de  la  joie,  habitués 
à  galer  ou  mener  gale  comme  on  disait,  véritables  mau- 
vais sujets,  qu'on  pouvait,  sans  les  blesser,  comparer  aux 
ribauds  et  aux  goliards,  gallards  ou  galliards,  c'est-à- 
dire  aux  bouffons  (5)?  Il  me  semble  que  cela  n'est  pas 
impossible.  Mais  de  ce  que  Richard  appela  gaillard  le  châ- 
teau qu'il  établit  à  Vile  d' Andelis,  selon  l'expression  des 
historiens  du  temps,  s'ensuit-il  que  le  château  du  navire 
prit  ce  nom  de  gaillard?  Rien  ne  le  prouve.  J'ai  vu  en 
en  assez  grand  nombre  des  inventaires  de  navires  des 
treizième  et  quatorzième  siècles,  et  si  j'y  ai  lu  le  mot  cas- 
tellum,  château,  jamais  je  n'y  ai  trouvé  gaillard.  Cepen- 
dant comment  gaillard  est-il  venu  se  joindre  à  château? 
Ne  serait-ce  pas  une  épithète  qui  a  voulu  dire  d'abord 
que  le  château  du  navire  était  bien  fortifié,  et  couronné  de 
créneaux  ou  d'autres  moyens  de  défense  ?  Cette  hypothèse 

(1)  Les  Faits  de  la  marine  et  narigaiges,  par  le  capitaine  Anthoine 
de  Conflans;  Ms.  Bibl.  roy.,  no  7168-33,  A,  que  je  crois  écrit  entre 
1515  et  J522.  V.  Documents  inédits  mr  la  marine  du  seizième  siècle, 
que  j'ai  publiés  dans  les  Annales  maritimes  ;  iutilel  1842,  et  le  Journal 
de  Parnientier  (1529),  publié  par  M.  Estancelin. 

(2)  «  Totamque  nnunitionem  illam  vocavit  Gaiilardutn,  quod  sonat 
in  gallico  :  petulantiam.»  T.  XVII,  p.  75,  Recueil  des  histor.  des  Gau- 
les et  de  la  France. 

(3)  V.  Goliardus,  dans  Du  Cangc. 


a  pour  elle  bien  des  probabilités;  ainsi  galandi,  galandéj 
signifiait  dans  le  vieux  français,  entouré,  bordé  (1)  ;  gaU 
landus,  (hns  le  bas  latin,  désignait  l'enceinte  de  la  forti- 
fication (2).  Ne  pourrait-on  pas  dire  que  le  navire  fut  muni 
de  châteaux  gallandés,  c'est-à-dire  entourés  et  couronnés 
de  créneaux.  Château  gallandé  put  devenir  aisément  châ* 
ieau-galland,  et  de  là  à  château-gaillard  il  n'y  a  pas 
loin.  Dans  la  langue  vulgaire,  galant  et  gaillard  (3)  étaient 
à  peu  près  synonymes;  et  ce  n'était  pas  sans  raison,  car 
tous  deux  procédaient  du  grec  galeros,  gai,  ou  du  verbe 
guelao  (^cXxto)  rire,  se  réjouir.  Galer,  mener  gale,  far 
gala,  signifiaient  mener  joyeuse  vie,  se  divertir,  être  en 
fêtes.  Le  festin  splcndide  et  joyeux  s'appela  gala,  comme 
s'appelait  gala  un  ornement  de  toilette  dont  on  parait 
quelque  partie  du  vêtement  (4),  ou  dont  on  se  ceignait  la 
tête  (j).  Toute  parure  prit  ensuite  le  nom  de  gala  :  les  ru- 
bans s'appelèrent  galands  (d'où  gland)  ;  les  passements, 
galanterie;  on  futgaland  quand  on  fut  bien  paré,  et,  par 
extension,  quand  on  chercha  à  plaire  et  qu'on  plut  aux 
femmes.  Vous  le  voyez,  madame,  tout  cela  se  tient,  et  a 
une  même  origine.  Gaillard,  s»it  qu'on  le  rapporte  au 
château  construit  par  Richard  Cœur-de-Lion,  soit  qu'on  y 
veuille  voir  le  château  couronné  de  machines  de  guerres 
et  de  créneaux,  vient  du  mot  grec  qui  signifie  gai,  comme 
Je  mot  gala.  Vous  ne  vous  attendiez  pas  à  trouver  la  gaieté 
sous  le  château  fort. 

—  Assurément  non  ;  mais  cela  me  paraît  certain  main- 
tenant comme....  uneétymologie. 

—  Quoi  qu'on  pense  des  origines  queje  donne  aux  gail- 
lards, ce  sont  aujourd'hui  des  parties  de  tillac,  l'une  recou- 
vrant l'arrière,  et  l'autre  l'avant;  elles  communiquent  par 
deux  ponts  latéraux  qu'on  appelle  les  passavants  (passe  de 
l'avant  à  l'arrière  ou  de  l'arrière  à  l'avant).  Entre  les  ponts, 
était  autrefois  une  large  ouverture  nommée  la  grand'rue, 
qui  recevait  la  chaloupe  et  les  canots  qu'on  mettait  dedans 
pendant  la  navigation.  Dans  le  combat,  les  embarcations 
étant  mises  à  la  mer,  on  couvrait  la  grand'rue  d'un  pont 
à  claire-voie  ou  caillebotis.  Et,  soit  dit  en  passant,  ce 
n'était  pas  seulement  pour  cette  grande  ouverture  qu'on 
se  servait  des  planchers  à  claire-voie,  on  en  bouchait 
presque  toutes  les  ouvertures  des  ponts  et  tillacs.  Les  noms 
de  ces  planchers  ne  sont  pas  également  faciles  à  expliquer. 
Claire-voie  est  très-simple,  et  l'on  comprend  tout  de 
suite  comment  on  a  pu  appeler  ainsi  un  grillage,  voie 
ouverte  à  l'air  et  à  la  fumée  du  canon  ;  mais  caillebotis  ! 
Je  vous  avouerai  que  je  n'ai  trouvé  sur  l'étymologie  de  ce 
nom  rien  qui  me  satisfasse.  Je  ne  crois  pas  que  les  deux 
mots  anglais  kale,  vent,  et  booth,  cabane,  aient  été  réu- 
nis par  nos  marins  pour  faire  entendre  qu'avec  ce  plan- 
cher on  fait  un  logis  ouvert  au  courant  d'air;  peut-être 
dans  caille  faut-il  voir  le  vieux  français  liai,  du  bas  latin 
kaia,  signifiant  grille ,  barreaux  ;  je  pense  pourtant  que 
c'est  plutôt  le  mot  Uael,  par  lequel  les  Bretons  désignent 
tout  ce  qui  est  claie,  treillis,  clôture  à  jour,  balustrade,  qui 

CO  «  Breteschcs  et  manteaux  couronnez  ou  gaiandés  de  tours.  » 
VI«  vol.  des  Arrêts  du  parkmon  de  Paris  ;  année  1.175.  Du  Cange,  qui 
cite  cette  phrase  à  son  article  Galandra  (tortue),  paraît  croire  que 
galandê  vient  de  garantir ;\' ose  n'être  pas  de  cette  opinion.  Galandô 
veut  dire  garni,  ou  entouré  comme  d'un  ftia  (ruban),  d'une  gallandé, 
d'une  guirlande,  d'un  ornement  en  couronne,  d'un  ornement  de 
fête. 

(2)  «  Petens  de  villanis...  loca  forlaliciorum...  munivit  macbinis, 
gallandis  et  fossatis.  »  Du  Canpe,  art.  Gallandus. 

(3)  Gaillard  avait  aussi  l'acception  de  vigoureux,  fort.  Au  quatr 
zième  siècle,  on  disait  en  français  un  homme  galois,  el  en  bas  laf 
galletus. 

(4)  ><  D'un  fil  d'or  estoit  galandée.  »  Roman  de  La  Rose. 

(5)  V.  l'art,  gallanda,  ûaus  Ou  Cange, 


280 


LECTURES  DU  SOIR 


est  devenu  caille  ;  cela  me  paraît  même  certain ,  mais  je 
ne  vois  pas  de  quel  mot  botis  est  une  corruption. 

La  grand'rue  n'existe  plus,  et  le  pont  à  claire-voie  qui 
la  recouvrait  a  été  remplacé  par  un  pont  solide;  si  bien 
que  les  gaillards,  ainsi  réunis,  forment  un  véritable  tillac 
supérieur  ou  un  quatrième  pont.  Vous  remarquerez  cela 
sur  le  vaisseau  où  nous  sommes.  Prenez  la  peine  de  mon- 
ter avec  moi.  Acceptez  mon  bras,  madame,  et  vous  allez 
voir.  Nous  sommes  sur  le  premier  pont,  dans  la  batterie 
basse  ;  nous  foulons  aux  pieds  le  premier  tillac,  et,  au-des- 
sous de  nous,  nous  voyons  par  cette  ouverture  le  plancher 
du  faux-pont.  Montons  cet  escalier;  nous  voici  à  la  hau- 
teur de  sa  dernière  marche  :  ce  qui,  il  n'y  a  qu'un  mo- 
ment, était  le  plafond  de  la  première  batterie,  devient  le 
plancher  de  la  seconde  ;  c'est  le  second  tillac  ou  second 
pont.  Montons  encore.  Voici  la  troisième  batterie  et  le 
troisième  pont.  Encore  un  effort,  c'est  bien  haut,  n'est-ce 
pas?  Bon,  plus  rien  sur  nos  têtes;  le  plancher  où  nous 
marchons  est  celui  des  gaillards.  Vous  voyez  qu'il  va  d'un 
bout  à  l'autre  du  navire,  comme  les  quatre  que  nous  avons 
vus  déjà,  et  qu'il  n'est  point  interrompu  entre  les  deux 
parties  latérales  que  je  vous  ai  dit  être  les  -passavants. 

Ainsi,  de  compte  fait,  le  trois-ponts  a  cinq  planchers 
complets,  trois  batteries  couvertes,  celles  qui  lui  donnent 
son  nom,  et  une  batterie  découverte,  celle  des  gaillards.  Ce 
n'est  pas  tout  :  il  a  encore  un  plancher  à  l'arrière,  mais 
celui-là  n'est  pas  grand,  dans  le  sens  de  la  longueur.  Comme 
il  dépasse  en  hauteur  la  ligne  du  rempart  supérieur,  et 
qu'il  fait  une  petite  élévation  au-dessus  du  gaillard,  on 
appelle  dunette  l'espèce  de  château  qu'il  recouvre  ;  ce 
plancher  lui-même  reçut  le  nom  de  plate-forme  de  du- 
nette. Vous  voyez  que  c'est  un  terme  de  fortification  appli- 
qué au  navire. 

—  Je  ne  connaissais  pas  dunette  parmi  les  termes  de 
fortification,  dit  M.  de  Tourneville  ;  il  est  vrai  que  j'étais 
ingénieur  civil,  et  non  pas  ingénieur  militaire. 

—Ce  n'est  point  du  mot  dunette,  mais  de  plate-forme  que 
je  parlais.  Quant  à  dunette,  c'est  un  diminutif  de  dune^ 
signifiant  élévation,  et  venant  du  saxon  dun.  Sur  l'avant 
du  vaisseau,  voyez  aussi  un  plancher  qui  vient  peu  vers 
l'arrière  ;  il  ne  couvre  pas  une  dunette,  parce  qu'il  ne  dé- 
passe pas  le  bord  supérieur  de  la  muraille  du  vaisseau  ;  il 
sert  de  toit  à  une  portion  du  gaillard  d'avant,  où  se  réfu- 
gient les  matelots  de  service  pendant  le  mauvais  temps.  Il 
est  lui-même  très-commode  pour  quelques-unes  des  ma- 
nœuvres qui  se  font  à  l'avant.  Cet  abri,  ce  toit  s'appelle 
maintenant  teugue,  après  s'être  appelé  iuque,  tugue,  et 
même  seulement  teu  (1).  La  teu  fut  d'abord  une  couver- 
ture dont  les  pêcheurs  de  morue  couvraient  le  tonneau 
dans  lequel  ils  se  mettent  pour  tenir  leurs  lignes;  la  teu- 
gue est  maintenant,  comme  vous  voyez,  une  maison- 
nette (2).  Je  serais  fort  embarrassé  si  je  devais  me  pronon- 
cer sur  l'origine  véritable  de  ce  mot.  Teu  et  teugue  vien- 
nent-ils du  breton  ti,  signifiant  maison,  de  tôen,  signifiant 
toit,  ou  de  tô,  désignant  la  couverture  de  la  maison  ?  Faut- 

(i)«  Teu  est  une  espèce  de  dôme  que  le«  pescheurs  de  Terre- 
Neuve  mettent  sur  le  barril  dans  lequel  ils  sont  pour  pescher  la  mo- 
rue et  les  garantir  des  pluies  et  brumes  qui  sont  presque  continuel- 
les sur  le  grand  banc.  »  Le  père  Fournier,  Hydrographie,  a»  édit. 
(1667,  in-fol.),  p.  12. 

(2)  Il  }  avait  autrefois  une  teugue  i  l'arrière  ;  Aubin  en  parle  en 
ces  termes,  p.  737  :  <■  C'est  une  espèce  de  faux-tillac  ou  de  couverte, 
qu'on  fait  de  caillebotis  ou  de  simples  barreaux,  et  que  l'on  élève  sur 
quatre  ou  six  piliers  au-devant  de  la  dunette,  afin  de  se  garantir  du 
soleil  ou  de  la  pluie.  Comme  les  tuqucs  rendent  un  vaisseau  pesant 
i  la  voile,  le  roi  de  France  défendit  celles  de  charpente,  en  1670,  et 
permit  1  l'équipago  de  se  couvrir  do  tentes  soutenues  par  des  cor- 
dages, .'  \-,02, 


il  rapporter  ces  mots  au  latin  tegmen ,  couverture,  ou  à 
iugurium,  cabane  ?  Faut-il  voir  sous  leur  forme  altérée, 
le  tega  italien,  qui  signifie  coquille,  ou  l'espagnol  tega 
(teja),  signifiant  tuile?  Je  crois,  quant  à  moi,  que  teugue 
ou  teugue  est  une  corruption  française  de  doek  (deuft), 
hollandais  signifiant  toile  ;  ou  plutôt  de  dak,  toit,  quia 
une  grande  analogie  avec  defc  tillac,  venant  de  dekkeny 
couvrir. 

Vous  pouvez  reconnaître,  madame,  par  les  hypothèses 
étymologiques  que  j'ai  eu  l'honneur  d'exposer  jusqu'à  ce 
moment  devantvous, combien  il  est  parfois  difficile  d'arriver 
à  trouver  le  sens  primitif  véritable  des  termes  employés  par 
les  marins.  Il  y  a  deux  causes  sérieuses  à  cette  incertitude 
où  je  reste  relativement  à  un  grand  nombre  de  mots; 
l'ancienneté  de  ces  mots,  et  les  altérations  qu'ils  ont  su- 
bies. Si  j'avais  des  documents  d'une  date  très-reculée,  ou 
si  je  savais  toujours  lesquels  de  nos  marins,  les  Marseillais 
ou  les  Ponentais,  ont  les  premiers  mis  en  usage  ces  termes, 
ma  tâche  serait  assez  aisée  ;  mais  les  documents  anté- 
rieurs au  seizième  siècle,  et  écrits  en  français,  sont  d'une 
rareté  désolante  ;  et  quant  à  savoir  quand  et  par  quelle 
route  tel  mot  est  entré  dans  le  vocabulaire  de  nos  gens  de 
mer,  toute  l'habitude  que  je  puis  avoir,  toute  l'ingéniosité 
à  laquelle  j'ai  pu  parvenir  par  la  comparaison  des  langues, 
échouent  souvent  devant  une  forme  bizarre,  qui  masque  à 
mes  yeux  la  forme  originelle.  Aussi,  je  propose  des  doutes 
plus  que  je  ne  décide  des  questions;  je  suis  un  chercheur 
de  bonne  foi,  et  non  un  de  ces  hardis  bâtisseurs  d'étymo- 
logies,  qui  donnent  pour  certaines  les  choses  les  moins 
soutenables. 

V.   —  LES  BATIMENTS  DE  GUERRE. 

Vous  connaissez  le  trois-ponts  ;  voilà,  à  droite  de  celui 
dont  vous  avez  compté  les  rangées  de  canons,  un  vaisseau 
qui  n'a  que  deux  batteries  couvertes,  et  qui  est  presque 
aussi  fort  en  artillerie  que  celui  dont  les  trois  batteries 
couvertes  et  la  batterie  des  gaillards  composent  un  total  de 
120  bouches  à  feu  (1). 

Le  vaisseau  à  deux  batteries  qtie  je  vous  montre  a  100 
canons.  Il  vous  semblera  qu'il  faut  ou  que  dans  les  batte- 
ries les  canons  soient  plus  rapprochés  qu'ils  ne  sont  dans 
le  trois-ponts,  ou  que  le  vaisseau  de  100  soit  plus  long 
que  le  vaisseau  de  120  ;  eh  bien  !  ni  l'une  ni  l'autre  des 
suppositions  n'est  vraie.  Le  vaisseau  de  120  a  194  pieds 
11  pouces,  ou,  pour  parler  suivant  la  loi  :  63  mètres,  31  ; 
le  vaisseau  de  100  a  190  pieds  10  pouces  3  lignes,  ou  62 
mètres  50.  Quant  à  la  place  des  canons  l'un  par  rapport  à 
l'autre,  le  long  du  côté  du  navire,  elle  est  la  même  sur  les 
deux  vaisseaux.  Ainsi  tous  deux  ont,  dans  la  batterie 
basse,  32  canons,  et  34  dans  la  seconde  batterie,  ce  qui 
fait  66  ;  le  vaisseau  de  120  a  une  troisième  batterie  de  34 
canons  qui  manque  au  vaisseau  de  100,  à  deux  ponts;  il  a 
20  bouches  à  feu  siu-  les  gaillards,  mais  le  vaisseau  de  100 
en  a  34. 

Vous  comprendrez  aisément  que  ce  soient  de  rudes  jou- 
teurs que  des  vaisseaux  aussi  puissamment  armés,  et  vous 
ne  vous  étonnerez  pas  si  je  vous  dis  que,  prêts  à  se  pré- 
senter au  combat,  chacun  d'eux  coûte  à  l'État  environ  2 
millions  500,000  francs. 

Après  les  vaisseaux  de  120  et  de  100,  ou  du  1"  et  du  2* 
rangs,  viennent  les  vaisseaux  de  90  canons,  ceux  de  80  et 
ceux  de  74.  Ces  derniers,  tout  excellents  qu'ils  soient,  et 
quelques  services  qu'ils  aient  rendus ,  sont  condamnes  à 
mourir.  On  les  trouve  trop  petits  ?  Qu'est-ce  en  ciïel 
qu'une  machine  de  guerre  qui  n'a  que  171  pieds  de  lon- 

(.1}  Voir  page  î33. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


281 


gueur  et  44  pieds  et  demi  de  largeur  !  fi  donc  !...  Cepen- 
dant, le  dernier  mot  de  toutes  ces  choses-là  n'est  pas  dit. 
On  reviendra  peut-être  au  petit  vaisseau.  L'histoire  de  l'art 
des  constructions  navales  est  pleine  de  ces  revirements. 
On  cherche,  on  tâtonne,  on  essaye  ;  ce  qu'on  avait  adopté 
hier,  on  le  rejette  aujourd'hui,  pour  le  reprendre  peut-être 
demain.  Rien  n'est  admis  ou  condamné  définitivement  :  il 
ne  faut  pas  s'en  plaindre,  au  reste,  c'est  par  celte  conti- 
nuelle application  à  chercher  le  mieux  qu'on  arrivera  au 
bien. 

Au-dessous  du  vaisseau  qui,  ayant  deux  ponts  armés, 
porte,  ainsi  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire,  de  100  à 
74  canons,  ou,  pour  être  plus  exact,  de  100  à  80  canons, 
—  car  l'armement  à  74  bouches  à  feu  n'est  plus  réglemen- 
taire, —  se  place,  dans  la  hiérarchie  navale,  la  frégate. 

—  Oh!  voilà  un  mot  qui  ne  nous  est  pas  inconnu;  il  est 
partout,  ilsonne  sans  cesse  à  nos  oreilles.  Seulement,  nous 
ne  savons  quelle  unité  de  la  force  navale  il  représente,  et 
ce  qu'il  signifie. 

—  Ce  qu'il  signifie,  monsieur  !  il  signifie  non  couvert. 
C'est  Vaphracte  des  Grecs  et  des  Latins,  dont  vous  avez  vu 
Cicéron,  dans  ses  lettres  à  Atticus,  accuser  la  lenteur 
quand  la  mer  était  un  peu  forte  (1).  Le  navire  sans  tillac 
était  aphracte,  c'est-à-dire  non  fortifié,  ouvert  ;  encore  à 
la  fin  du  seizième  siècle,  les  frégates  étaient  pour  la  plu- 
part des  bâtiments  non  pontés.  Je  ne  doute  pas  qu'a- 
phracta  n'ait  fait  fracta  et  fregata{1).  Quant  à  frégate^ 
on  voit  ce  mot  dans  une  lettre  de  la  comtesse  de  Provence, 
datée  de  1362  (3).  Au  seizième  siècle,  la  frégate,  petit  na- 
vire à  voiles,  ordinairement  mû  par  des  rames,  dont  le 
nombre  variait  de  12  à  24,  était  le  bâtiment  le  plus  rapide 
de  la  Méditerranée.  Les  corsaires  en  faisaient  très-grand 
cas.  Quand  on  voulut  avoir  des  vaisseaux  moins  lourds, 
moins  hauts  qu'ils  ne  l'étaient  en  général  au  commencement 
du  dix-septième  siècle,  on  modifia  les  constructions  ordi- 
naires, et  pour  nommer  ces  navires  allégés,  on  emprunta 
à  la  frégate  son  nom  qui,  dans  les  marines  du  Midi ,  éveil- 
lait les  idées  de  légèreté  et  de  vitesse  ;  on  eut  alors  des 
vaisseaux  frégates.  Puis  on  fit  un  bâtiment  particulier 
n'allant  qu'à  la  voile,  appartenant  à  la  famille  du  vaisseau, 
ayant  un  seul  pont  armé,  qu'on  appela  :  frégate  légère. 
C'est  celle-là  qui  s'est  perfectionnée,  et  a  singulièrement 
grandi,  surtout  depuis  une  vingtaine  d'années  (4). 

De  ce  côté  de  la  rade,  vous  voyez  plusieurs  bâtiments 
qui,  sauf  leur  grandeur,  ont  tout  à  fait  l'aspect  des  vais- 
seaux ;  parmi  eux  sont  quelques  frégates,  et  notre  bonne 
fortune  veut  qu'il  y  en  ait  de  tous  les  rangs.  Celle  qui  est 
le  plus  rapprochée  de  vous  est  du  1"  rang.  Elle  porte  60 
bouches  à  feu,  aussi  l'appelle-t-on  :  frégate  de  60.  Elle  a 
167  pieds  et  demi,  ou  54  mètres  40  de  longueur.  La  fré- 
gate de  2»  rang,  qui  porte  50  à  52  bouches  à  feu,  a  près  de 
161  pieds  ou  52  mètres  50  de  longueur.  La  frégate  de  3» 
rang,  qui  a  de  40  à  46  canons  ou  caronades,  est  longue  de 
145  pieds  ou  46  mètres.  Celle-là,  c'était  la  grande  frégate 
du  temps  de  la  République  et  de  l'Empire. 

Après  les  frégates  viennent  les  corvettes.  La  corvette 
tient  son  nom  d'un  navire  du  moyen  âge,  héritier  lui- 
même  du  nom  de  l'antique  corbita  qui  portait,  dit-on,  sus- 
pendue à  son  màt,  une  corbeille  (corbis),  pour  indiquer 

(1)  ■  Vous  connaissez  déjà  les  aphractes  des  Rhodleos;  aucun  na- 
Tire  ne  supporte  moins  la  résislaoce  des  flots.  »  Lettre  ui,  liv.  V.  — 
«Nous  avons  navigué  sans  crainte  et  sans  mal  de  mer;  mais  lente- 
ment, à  cause  de  la  faililesse  des  apbracles.  >  Lettre  xiu,  liv.  V. 

(2)  Voir  page  24t. 

(3)  Suppi.  i  Du  Caoge,  par  Carpentier,  t.  II,  p.  SM. 

C4)  La  première  frégate  (rw^ise  de  iO  bouches  i  feu  lut  mise  sur 
les  chantiers  vers  iS20. 


que  la  corbife  était  un  navire  de  transport  ordinairement 
chargé  de  vivres.  La  corvette  de  charge  rappelle  l'antique 
corbite,  plus  sans  doute  par  son  nom  et  sa  fonction  dans  la 
flotte  que  par  sa  forme. 

Il  y  a  des  corvettes  de  plusieurs  rangs,  comme  des  fré- 
gates. Les  plus  grandes,  qui  ressemblent  fort  aux  petites 
frégates,  et  qui,  il  y  a  deux  siècles,  auraient  lutté  contre 
certains  vaisseaux  de  Louis  XIV,  ont  leur  batterie  sous  til- 
lac, et  des  bouches  à  feu  sur  leurs  gaillards.  On  appelle 
celles-là  corvettes  à  batterie  couverte.  Elles  portent  en 
général  30  bouches  à  feu.  Il  y  a  quelques  conettes  de  28 
canons  dont  la  batterie  est  découverte,  et  qui  sont  d'an- 
ciennes petites  frégates  qu'on  a  allégées,  en  leur  enlevant 
leurs  gaillards,  en  hs  rasant,  comme  on  dit.  On  a  rasé 
peu  de  frégates  pour  en  faire  des  corvettes,  et  c'est,  je 
crois,  seulement  depuis  dix  ans  qu'on  a  fait  descendre  ainsi 
de  son  rang  le  bâtiment  de  46  canons;  mais  depuis  long- 
temps on  rase  les  vaisseaux  (1).  Aujourd'hui  le  vaisseau 
de  74  rasé  devient  une  grande  frégate.  Cette  frégate  et  la 
corvette  de  28,  qui  fut  jadis  frégate  de  46,  sont  à  propre- 
ment parler  des  monstres  ;  mais  ces  monstres  ont  de  bon- 
nes qualités  (les  frégates  du  moins),  ils  sont  larges,  très- 
stables  à  la  mer,  portent  bien  la  voilure  très-vaste  dont  on 
les  pourvoit,  et  à  ces  mérites  essentiels  en  joignent  un  autre 
qu'on  fait  peut-être  sonner  trop  haut  :  la  transformation  en 
vertu  de  laquelle  ils  changent  de  nom,  de  rang,  sinon  tout 
à  fait  de  nature,  utilise  des  coques,  condamnées  sans  cette 
opération  à  pourrir  plus  tôt  au  fond  d'un  port.  Je  vous 
épargne  le  détail  de  leurs  inconvénients. 

Les  corvettes  de  24,  20  et  16  bouches  à  feu  sont  à  batte- 
rie découverte  ;  les  plus  petites  sont  vraiment  des  navires 
charmants  par  la  grâce,  et,  on  peut  le  dire,  par  la  coquet- 
terie de  leur  tournure.  Portez  vos  regards  entre  le  dernier 
vaisseau  qui  est  à  votre  gauche  et  cet  autre  navire  que  vous 
reconnaissez  pour  une  frégate  ;  voyez  ce  petit  bâtiment  à 
trois  màti,  ras  sur  l'eau,  coiffé  de  mâts  élancés  et  remar- 
quables par  une  certaine  inclinaison  en  arrière  qui  ne  man- 
que pas  d'élégance.  Si  vous  comptez  bien  les  canons  que  le 
profil  de  ce  navire  vous  laisse  voir  dans  ses  embrasures 
peintes  en  vert,  vous  verrez  qu'ils  sont  au  nombre  de  huit. 
Ce  bâtiment  si  joli  est  une  corvette  de  16,  autrement  dit 
corvette-aviso,  parce  que,  rapide  comme  un  oiseau  messa- 
ger, elle  porte  des  ordres  ou  avis,  et  fait  dans  une  armée 
navale  le  métier  d'aide-de-camp  ou  d'officier  d'ordonnance. 
Celle-là  est  remarquable  entre  toutes  ses  sœurs  ;  elle  se 
nomme  la  Diligente,  et  la  tradition  de  la  marine  del'Empire 
veut  qu'elle  ait  justifié  merveilleusement  ce  nom  ;  en  effet, 
elle  alla  de  Brest  à  la  Dominique  en  dix-neuf  jours  ;  c'est- 
à-dire  qu'elle  fit  environ  100  lieues  par  vingt-quatre  heu- 
res. Le  fait  se  passa  en  1802,  si  je  n'ai  pas  oublié  ce  qu'on 
m'a  raconté  d'elle  en  1811,  quand  elle  était  sur  la  rade  de 
Brest  avec  nous  (2). 

(1)  Sous  Louis  XIV,  on  enlevait  lé^  balcons,  les  sculptures,  les  du- 
nettes, les  cabanes  des  vaisseaux,  dans  de  certaines  occasions,  et  l'on 
appelait  cela  les  raser.  Duquesoe  fit  faire  celte  opération  à  quelques 
vaisseaux  de  la  flotte,  en  issi.  Aujourd'hui  on  enlève  une  batterie  au 
vaisseau  que  l'on  rase. 

(3)  J'ai  voulu  m'assurer  de  la  vérité  de  celte  tradition  que  certaines 
personnes  font  plus  merveilleuse  encore;  j'ai  feuilleté  la  mal) icule 
des  bâtiments  de  la  flotte,  et  j'ai  trouvé  celle  de  la  Diligente  sans 
dates,  quant  au  fait  dont  il  s'agit.  La  matricule  des  officiers,  pour  ce 
qui  touche  i  .M.  Moras,  qui,  avec  le  grade  de  capitaine  de  frégate, 
commandait  alors  la  corvette  en  question,  ne  m'ayant  pas  fourni  do 
renseignements  précis,  je  me  suis  adressé  i  U.  le  vice-amiral  de  Ro- 
samel,  ex-minislre  de  la  marine,  qui  fut  successivement  lieutenant 
en  pied  et  capitaine  de  la  Diligente.  Voici  la  lettre  qu'il  m'a  fait  l'hon- 
neur de  m'adresser  en  réponse  à  mes  questions  sur  le  voyage  mer- 
veilleux de  ce  bâtiment  - 

«  Celte  corvette  avait  i  peine  terminé  son  armement,  lonqao 


2S2. 


LECTURES  DU  SOIR. 


Plus  près  de  la  terre  que  du  reste  de  l'escadre,  vous 
voyez  un  navire  à  deux  ruàts  verticaux,  assez  grand,  car  il 
a  117  pieds  de  longueur;  assez  fortement  armé,  car  il  a  20 
bouches  à  feu  du  calibre  de  24  et  de  50  ;  ce  navire  est  un 
grand  bhg.  Brig  est  une  abréviation  de  irigantin  ;  aussi 
ne  conçoit-on  pas  l'obstinalion  de  l'Imprimerie  Royale  et 
de  l'Académie  française  qui  écrivent  ce  nom  avec  ck,  quand 
le  g  est  certainement  étymologique ,  quand  la  forme  ck  est 
barbare  et  n'appartient  à  aucune  langue.  Il  est  arrivé  au 
brigantin,  navire  des  briganti,  àpeu  près  ce  qui  est  arrivé 
à  la  frégate.  Le  brigantin,  bâtiment  de  la  famille  des  ga- 
lères, plus  grand  que  la  frégate,  plus  petit  que  la  galiote, 
donna  son  nom  à  un  navire  sans  rames  qu'on  Gt  pour  les 
expéditions  en  course  sur  les  côtes  de  l'Océan.  Depuis  sa 
naissance,  il  a  bien  grandi  !  Au-dessous  du  brig  de  20, 
sont  le  brig  de  18,  celui  de  16,  et  enfin  celui  de  10  qui 

M.  Moras  reçut  l'ordre  de  porter  aux  colonies  la  nouvelle  de  la  paix 
qui  venait  deire  signée  à  Amiens.  Il  partit  de  Brest,  muni  d'un  sauf- 
conduit  du  gouvernement  de  S.  M.  B.,  le  18  nivôse  an  X  (vend. 
8  janv.  I802;,  à  10  h.  du  malin.  Nous  eûmes  vent  sous  vergues,  bon 
frais,  temps  à  grains  et  assez  grosse  mer  durant  toute  la  traversée; 
ne  filant  pas  moins  de  6  à  7  nœuJsct  très-souvent  en  filant  11,  i2  et  13. 
Le  19»  jour  à  dater  du  départ  de  Brest,  nous  mouillâmes,  à  2  heures 
de  l'après-midi,  sur  la  rade  des  Roseaux,  Ile  de  la  Dominique,  où 
s'étaient  réfugies  le  contre-amiral  De  La  Crosse,  gouverneur  de  la 
Guadeloupe,  M.  le  conseiller  d'Étal  L'Escalier  et  autres  chefs  et  su- 
balternes de  noire  colonie,  par  suite  de  l'insurrection  des  homme» 
de  couleur.  M.  Johnson  Cochran  était  alors  gouverneur  de  la  Domi- 
nique. Il  nous  reçut  admirablement  bien  et  nous  fit  le  meilleur  ac- 
cueil possible.  De  la  Dommique,  nous  nous  rendîmes  en  trois  jours 
au  Câp  Français,  d'oii  nous  fîmes  noire  retour  à  Brest  en  24  jours. 
Ainsi,  de  Brest  aux  Roscaui,  i9  jours  ;  des  Boseaui  au  Cap  Français, 
S  jours;  et  du  Cap  à  Brest,  24  jours:  en  tout  46,  non  compris  le 
temps  passé  au  mouillage,  qui  fut  fort  court.  Voilà  tantôt  43  ans  que 
ces  faits  se  sont  passes;  or,  vous  saurez  que  j'ai  maintenant  une 
mauvaise  mémoire  et  que  mes  journaui  sont  à  Paris.  Vous  m'excu- 
serez donc  si  je  n'entre  pas  dans  plus  de  détails.  Cependant,  je  peux 
ajouter  que,  durant  la  traversée  de  Brest  aux  Koseaux,  il  nous  a  été 
impossible  de  nous  mettre  une  seule  fois  à  table  pour  dîner,  déjeu- 
Der  ou  écrire  sans  nous  cramponner  ou  nous  amarrer  à  des  épon- 
lilles  ou  taquets,  mis  ad  hoc,  tant  la  corvette  était  volage  et  ses  rou- 
lis forts  et  fréquents.  .M.  Cocauit  n'a  pris  le  commandement  de  la  Di- 
ligente que  le  24  ou  25  juillet  1812,  lorsque  je  l'ai  quitté  pour  me 
rendre  à  Boulogne,  près  de  l'amiral  de  Bruix,  en  qualité  d'aide-de- 
camp.  Plus  tard,  M.  Cocauli  l'a  remis  à  M.  Mareiquier,  et  c'est  sous 
lui  qu'a  eu  lieu  le  beau  combat  qui  fjittaot  d'honneur  aux  braves  qui 
montaient  cette  corvette.  Je  me  félicite,  monsieur,  etc. 


Vice-amiral  de  Rosimel. 


Hosamel,  le  jeudi,  21  septembre  1843. 


prend  le  nom  de  brig-aviso.  Une  des  variétés  du  brig,  c'est 
la  canonnière-brig  ;  elle  porte  de  4  à  6  bouches  à  feu  ; 
elle  n'a  pas  la  grâce  sévère  du  brig  de  20  ou  l'allure  vive 
du  brig-aviso,  elle  est  plus  plate  par-dessous  ;  mais  die 
marche  bien  en  général  et  porte  bien  la  voile.  C'est  un  bon 
et  modeste  servitetir. 

Il  est  quelques  petits  navires  encore  que  je  puis  vous 
montrer  sur  cette  rade.  Voici,  par  exemple,  près  de  l'en- 
trée du  port,  une  goélette.  Ce  bâtiment  léger,  aux  deux 
mâts  grandement  inclinés  à  l'arrière,  a  été  comparé  à  Toi- 
seau  rapide  que  vous  voyez  raser  la  mer,  ou  se  balancer 
mollement  sur  la  lame.  Le  goêlan,  que  les  Bretons  ont 
nommé  ainsi  du  verbe  gucéla^  pleurer,  par  allusion  à  sou 
cri,  a  nommé  la  goélette,  je  n'en  doute  pas.  La  goélette 
n'est  pas  le  seul  navire  auquel  un  oiseau  ait  donné  son  nom. 
Vous  voyez  bien  ce  bâliment  allongé,  terminé  à  l'avant 
par  une  pointe  assez  longue,  et  à  l'arrière  par  une  sorte  de 
plancher  à  claire  voie  qui  prolonge  sa  poupe;  maté  de  deux 
arbres  qui  s'inclinent  à  l'avant;  portant  deax  larges  et 
longues  voiles  triangulaires,  et  armé  de  quelques  petits 
canons;  c'est  ce  qu'on  appelle  une  felouque ,  du  nom  de  la 
foulque  appelée  en  latin  fulica,  nom  que  les  Turcs  ont 
moins  corrompu  que  tous  les  autres  peuples  marins,  car  ils 
disent  fulouqa,  quand  d'autres  disent  filuca,  feluca^  fe- 
louque et  falua.  Quant  à  ce  bâtiment  à  un  seid  mât  verti- 
cal, c'est  ce  que  nous  appelons  un  cotre,  de  l'anglais  cut- 
ter, signifiant  coupeur.  Cet  autre,  qui  n'a  aussi  qu'un  mât, 
et  qui,  sauf  son  armement  en  artillerie,  ressemble  tout  à 
fait  au  cotre,  c'est  un  chloup,  ainsi  nommé  de  l'anglais 
sloop,  sorti,  comme  notre  mot  chaloupe,  du  vieux  français 
chalan,  venant  du  latin  chalonnium,  qui,  lui-même, 
venait  d'un  mot  grec  par  lequel  on  désignait  une  barque, 
rapide  comme  un  cheval  de  selle  («Xr,;). 

Et  maintenant,  madame,  voulez-vous  reprendre  mon 
bras  pour  descendre  des  hauteurs  de  ce  vaisseau  où  nous 
nous  sommes  hissés  afin  de  mieux  voir  la  rade  et  les  bâti- 
ments de  guerre  qui  la  parent"?  Nous  nous  rembarquerons, 
si  vous  le  voulez  bien,  et  nous  irons  à  bord  du  vaisseau 
à  trois  ponts  que  je  me  propose  d'avoir  l'honneur  de  vous 
montrer  en  détail. 

A.  JAL. 

{La  suite  au  prochain  numéro.) 


Ii£,  OHASSZ  AIT  LiZOlT^i). 


J'étais  logé  au  Cap  chez  un  horloger  nommé  Rouvière. 
Cet  horloger  avait  un  frère  dont  la  vie  de  périls  résume  en 
elle  seule  celle  des  Boulins,  des  Mongo-Parcke,  des  Lan- 
ders  et  des  explorateurs  européens  les  plus  intrépides.  Ici, 
quand  M.  Rouvière  passe  dans  une  rue,  chacun  salue  et 
s'arrête.  S'il  entre  dans  un  salon,  tout  le  monde  se  lève  par 
respect,  la  plupart  aussi  par  reconnaissance,  car  presque  à 
tous  il  a  rendu  quelques  grands  services.  On  n'a  pas  d'exem- 
ple au  Cap  d'un  navire  échoué  sur  la  côte  dont  M.  Rouvière 

(I)  Ce  fragment  est  extrait  des  Souvenirs  d'tm  Aveugle,  Voyage 
autour  du  monde,  par  Jacques  Araso. 


n'ait  sauvé  quelques  débris  utiles  ou  quelques  mate/ots,  et 
cela  au  milieu  des  brisants  et  toujours  au  péril  de  sa  vie. 
J'avais  entendu  raconter  de  lui  des  choses  si  merveilleuses, 
que  je  résolus  de  m'enquérir  de  la  vérité,  et  je  demeurai 
bientôt  convaincu  que  rien  n'était  exagéré  dans  le  récit  des 
faits  et  gestes  qu'on  attribuait  à  M.  Rouvière. 

Le  hasard  me  plaça  un  jour  à  son  côté  dans  un  salon, 
et  je  mis  à  profit  cette  heureuse  circonstance. 

—  Monsieur,  lui  dis-je  après  quelques  paroles  de  poli- 
tesse banale,  croyez-vous  à  la  générosité  du  lion? 

—  Oui,  rae  répondit-il,  le  lion  est  généreux,  mais  envers 
les  Européens  seulement. 


MUSÉE  DES  FAMILLES, 


283 


Sa  réponse  me  fit  sourire;  il  s'en  aperçut,  et  continua 
gravement: 

—  Ceci  n'est  pas  une  plaisanterie,  mais  un  fait  positif, 
qui  a  cependant  besoin  d'explication.  Les  Européens  sont 
vêtus  ;  les  esclaves  en  général  ne  le  sont  pas.  Ceux-ci  offrent 
à  l'œil  du  lion  de  la  chair  à  mâcher;  ceux-là  ne  lui  présen- 
tent presque  rien  de  nu.  Ce  que  j'entends  par  générosité, 
c'est,  à  proprement  parler,  dédain,  absence  d'appétit,  et 
un  lion  qui  n'a  pas  faim  ne  tue  pas.  Le  lion  a  mangé  moins 
d'Euro|)cens  que  de  Cafres  ou  de  Malgaches;  le  souvenir 
de  son  dernier  repas  l'excite  ;  il  y  a  là,  à  portée  de  ses  on- 
gles et  de  ses  dents,  une  poitrine  nue ,  et  la  poitrine  est 
broyée.,. 

—  Je  comprends... 

Toutefois,  je  crois  qu'il  y  a  de  la  reconnaissance  dans  les 
paroles  du  brave  Bouvière,  et  voici  à  quelle  occasion  cette 
reconnaissance  est  née. 

Il  partit  un  beau  matin  de  Table-Bay  pour  False-Bay, 
en  suivant  les  sinuosités  de  la  côte,  et  seul,  selon  sa  cou- 
tume, armé  d'un  bon  fusil  de  munition  où  il  glissait  tou- 
jours deux  balles  de  fer.  Il  portait,  en  outre,  deux  pisto- 
lets à  la  ceinture  et  un  trident  de  fer  à  long  manche,  placé 
en  bandoulière  derrière  son  dos.  Ainsi  armé,  Bouvière  au- 
rait fait  le  tour  du  monde  sans  la  moindre  difficulté.  Il  était 
en  route  depuis  quelques  heures,  lorsqu'un  bruit  sourd  et 
prolongé  appela  son  attention  :  au  moment  du  péril,  les 
premiers  mots  de  Bouvière  étaient  ceux-ci  : 

—  Alerte,  mon  garçon,  et  que  Dieu  soit  neutre  !,.. 

Le  bruit  approchait,  c'était  le  lion.  Lorsque  celui-ci 
veut  tromper  son  ennemi  aux  aguets,  il  fait  de  ses  puis- 
santes griffes  un  creux  dans  la  terre,  y  plonge  sa  gueule 
et  rugit;  le  bruit  se  répercute  au  loin  d'écho  en  écho,  el 
le  voyageur  ne  sait  de  quel  côté  est  l'ennemi.  Après  avoir 
visité  ses  amorces.  Bouvière,  l'œil  et  l'oreille  allenlifs, 
continua  sa  marche,  certain  qu'il  aurait  bientôt  une  lutte  à 
soutenir. 

En  effet,  les  rochers  qu'il  côtoyait  retentissent  bientôt 
sourdement  sous  les  bonds  du  redoutable  roi  de  ces  con- 
trées, et  un  lion  monstrueux  vient  se  poser  en  avant  de 
Bouvière  et  le  provoquer  pour  ainsi  dire  au  combat. 

—  Diable?  diable  !  se  dit  tout  bas  notre  homme,  il  est 
bien  gros...  la  tâche  sera  lourde,,.  Et  en  présence  d'un 
tel  champion,  il  recule. 

Le  lion  le  suit  à  pas  comptés.  Bouvière  s'arrête,  le  lion 
s'arrête  aussi.,.  Tout  à  coup  la  bête  féroce  rugit  de  nou- 
veau, se  bat  les  flancs,  bondit  et  disparaît  dans  les  sinuo- 
sités des  rochers, 

—  Il  est  bien  meilleur  enfant  que  je  ne  l'espérais, 
murmura  M,  Bouvière;  mais  essayons  d'atteindre  le  bac, 
cela  est  prudent,,. 

Il  dit,  et  le  lion  se  retrouve  en  sa  présence  pour  lui  fer- 
mer le  chemin, 

—  Nous  jouons  aux  barres,  poursuivit  Bouvière,  ça 
finira  mal,..  11  rétrograde  encore  ;  mais  l'animal  impatienté 
se  rapproche  de  lui  et  semble  l'exciter  à  une  attaque, 
comme  fait  un  petit  chien  qui  veut  jouer  avec  son  maître. 
M,  Bouvière,  piqué  au  jeu,  est  prêt  à  combattre,  et  le 
baudrier  de  son  trident  est  déjà  débouclé,  mais  il  ne  veut 
pas  être  l'agresseur.  Le  lion  rugit  pour  la  troisième  fois,  re- 
commence sa  course  à  travers  les  aspérités  voisines,  et 
pour  la  troisième  fois  aussi  s'oppose  à  la  marche  du  colon. 

—  Pour  le  coup,  nous  allons  voir  ! 

Bouvière  s'adosse  à  une  roche  surplombée,  met  un 
genou  en  terre  ;  un  pistolet  est  à  ses  pieds,  et,  le  doigt  sur 
la  détente  du  fusil,  il  semble  défier  son  redoutable  adver- 
saire. 


Celui-ci  hérisse  sa  crinière,  gratte  le  sol,  ouvre  une 
gueule  haletante,  s'agite,  se  couche,  se  redresse  et  semble 
dire  à  l'homme  :  Frappe,  tire.  L'œil  calme  de  M.  Bouvière 
plonge,  pour  ainsi  parler,  dans  l'œil  ardent  du  lion  ;  ils  ne 
sont  plus  séparés  tous  deux  que  par  une  distance  de  cinq 
ou  six  pas,  et  pendant  un  instant  on  dirait  deux  amis  au 
repos,., 

—  Oh!  tu  as  beau  faire,  grommelait  M,  Bouvière,  je 
ne  commencerai  pas. 

Qui  dira  maintenant  de  quel  sentiment  le  lion  fut  animé? 
Après  une  lutte  de  patience,  d'incertitude  et  de  courage, 
mais  sans  combat,  le  terrible  quadrupède  rugit  plus  fort 
que  jamais,  s'élance  comme  une  flèche  et  disparait  dans 
les  profondeurs  du  désert, 

—  Vous  dûtes  vous  croire  à  votre  dernière  heure?  dis-je 
à  M,  Bouvière, 

—  Je  le  crus  si  peu,  me  répondit-il,  que  je  me  disais, 
au  moment  où  l'haleine  du  lion  arrivait  jusqu'à  moi  :  Mes 
amis  vont  être  bien  étonnés  quand  je  leur  raconterai  cette 
aventure. 

Et  la  véracité  de  M.  Bouvière  ne  peut  ici  être  révoquée 
en  doute  par  personne,  sous  peine  de  lapidation  et  de 
mépris. 

—  Il  boite  un  peu,  dis-je  un  jour  à  un  citoyen  du  Cap. 

—  C'est  un  petit  tigre  à  qui  il  a  eu  affaire,  qui  lui  a 
mutilé  la  cuisse. 

—  Et  cette  épaule  inégale? 

—  C'est  une  lame  furieuse  qui  l'a  jeté  sur  la  plage  au 
moment  où  il  sauvait  une  jeune  femme. 

—  Et  cette  déchirure  à  la  joue? 

—  C'est  la  corne  d'un  buffle  qui  dévastait  le  grand  mar- 
ché et  qu'il  parvint  à  dompter  au  péril  de  ses  jours. 

—  Et  ces  deux  doigts  absents  de  la  main  gauche? 

—  Il  se  les  coupa  lui-même,  mordu  qu'il  fut  par  un 
chien  enragé  dont  plusieurs  personnes  avaient  été  victi- 
mes... Tenez,  il  va  sortir,  voyez. 

M.  Bouvière  se  leva  et  salua.  Toute  l'assemblée,  debout, 
lui  adressa  les  paroles  les  plus  affectueuses  ;  chacun  l'in- 
vitait pour  les  jours  suivants,  et  pas  un  ne  voulut  le  laisser 
sortir  .sans  lui  avoir  serré  la  main.  Le  boulanger  Bouvière 
est  l'homme  le  plus  brave  que  j'aie  vu  de  ma  vie. 

Le  lendemain  de  cette  conversation  et  de  cette  soirée, 
je  retrouvai  M.  Bouvière  chez  le  consul  français,  où  il 
était  reçu,  lui  boulanger,  sans  fortune,  avec  la  plus  haute 
distinction.  Je  lui  demandai  de  nouveaux  détails  sur  sa 
vie  aventureuse, 

—  Plus  tard,  me  répondit-il  ;  je  ne  vous  ai  narré  encore 
que  des  bagatelles  que  j  appelle  mes  distractions.  Mes  luttes 
avec  les  éléments  ont  été  autrement  ardentes  que  celles  que 
j'ai  eu  à  soutenir  avec  les  bêtes  féroces  de  ces  contrées. 
Je  ne  demande  pas  mieux  que  de  me  reposer  sur  le  passé, 
atin  de  me  donner  des  forces  pour  le  présent  et  des  conso- 
lations pour  l'avenir.  Je  vous  dirai  des  choses  fortcurieuses, 
je  vous  jure. 

—  Est-il  vrai,  interrompis-je ,  que  vous  craignez  plus 
dans  vos  habitations  intérieures  la  présence  d'un  tigre  que 
celle  d'un  lion? 

—  Quelle  erreur  !  un  lion  est  beaucoup  plus  à  craindre 
que  trois  tigres.  Tout  le  monde  ici  va,  sans  de  grands  pré- 
paratifs, à  la  poursuite  du  tigre  ;  la  chasse  au  lion  est  au- 
trement imposante,  et,  morbleu!  vous  en  aurez  le  specta- 
cle puisque  vous  êtes  curieux.  Il  y  a  là  du  drame  en  action, 
du  drame  avec  du  sang.  Quand  on  vient  de  loin,  ilfautavoir 
à  raconter  du  nouveau  au  retour;  assistez  donc  à  une  chasse 
au  roi  des  animaux. 

Les  préparatifs  ne  sont  pas  chose  futile,  et  le  choix 


284 


LECTURES  DU  SOIR. 


du  chef  de  l'expédition  doit  porter  d'abord  sur  des  esclaves 
intrépides  et  dévoués  ;  puis  il  prend  des  buffles  vigoureux 
et  un  chariot  avec  des  meurtrières  d'oiî  l'on  est  forcé  par- 
fois de  faire  feu,  si  au  lieu  d'un  ennemi  à  combattre  on  se 
trouve  par  malheur  en  présence  de  plusieurs. 

M.  Rouvière  avait  la  main  heureuse  ;  il  se  chargea  aussi 
des  provisions,  et  un  matin,  avant  le  jour,  la  caravane, 
composée  de  quatorze  Européens  et  colons,  et  de  dix-sept 
Cafres  et  Hotlentots,  se  mit  en  marche  par  des  chemins 
presque  effacés.  Mais  le  Cafre  conducteur  était  renommé 
parmi  les  plus  adroits  de  la  colonie,  aussi  étions-nous  tran- 
quilles et  gais. 

A  midi  nous  arrivâmes ,  sans  accident  digne  de  remar- 
que, dans  l'habitation  de  M.  Clark,  où  l'on  reçoit  parfaite- 
ment. Nous  repartîmes  à  trois  heures,  et  nous  voilà  à  tra- 
vers des  bruyères  épaisses,  dans  un  pays  d'aspect  tout  à  fait 
sauvage.  La  rivière  des  Éléphants  était  à  notre  gauche,  et 
de  temps  à  autre  nous  la  côtoyions  en  chassant  devant 
nous  les  hippopotames  qui  la  peuplent.  Le  soir  nous  arri- 
vâmes à  une  riche  plantation  appartenant  à  M.  Andrew, 
qui  fêta  Rouvière  comme  on  fête  son  meilleur  ami ,  et  qui 
nous  dit  que  depuis  plusieurs  semaines  il  n'avait  en- 


tendu parler  ni  de  tigres,  ni  de  rhinocéros,  ni  de  lions. 

—  Nous  irons  donc  plus  loin,  dit  notre  chef,  car  il  me 
faut  une  victime,  ne  fût-ce  qu'un  lion  doux  comme  un 
agneau. 

Notre  halte  fut  courte,  et  les  buffles  reprirent  leur  al- 
lure rapide  et  bruyante.  Bientôt  le  terrain  changea  d'as- 
pect et  devint  sablonneux;  la  chaleur  était  accablante,  et 
nous  passions  des  heures  entières  allongés  sur  nos  ma- 
telas. 

—  Dormez,  dormez,  nous  disait  M.  Rouvière,  je  vous 
réveillerai  quand  il  faudra,  et  vous  n'aurez  plus  sommeil 
alors. 

Nous  campâmes  cette  nuit  près  d'une  large  mare  d'eau 
stagnante,  attendant  tranquillement  le  retour  du  jour.  Le 
matin,  nous  eûmes  une  alerte  qui  nous  tint  tous  en  éveil; 
mais  M.  Rouvière  jeta  un  coup  d'oeil  scrutateur  sur  les  buf- 
fles immobiles  et  nous  rassura. 

—  11  n'y  a  là  ni  tigre  ni  lion ,  nous  dit-il  ;  les  buffles  le 
savent  bien  ;  le  bruit  que  vous  venez  d'entendre  est  celui 
de  quelque  éboulement,  de  quelque  chute  d'arbre  dans  la 
forêt  voisine,  ou  d'un  météore  qui  vient  d'éclater.  En 
route!.... 


Rouvière. 


Le  troisième  jour,  nous  étions  à  table  chez  M.  Anderson, 
quand  un  esclave  hollentot  accourut  pour  nous  prévenir 
qu'il  avait  entendu  le  rugissement  du  lion. 

—  Qu'il  soit  le  bienvenu,  dit  Rouvière  en  souriant.  Aux 
armes!  mes  amis;  qu'on  attelle,  et  que  mes  ordres  soient 
exécutés  de  point  en  point. 

D'autres  esclaves  effrayés  vinrent  confirmer  le  dire  du 


premier,  et  malgré  les  prières  de  M.  Anderson,  qui  refusa 
de  nous  accompagner ,  nous  nous  mimes  en  marche  vers 
un  bois  où  M.  Rouvière  pensait  que  se  reposait  la  bête  fé- 
roce. Plusieurs  esclaves  du  planteur  s'étaient  volontaire- 
ment joints  à  notre  petite  caravane ,  et,  connaissant  les  en- 
virons, ils  furent  chargés  de  tourner  le  bois  et  de  pousser, 
SI  faire  se  pouvait,  l'ennemi  en  plaine  ouverte.  Nous  fimei 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


285 


halte  à  une  clairière  bordée  par  le  bois  d'un  côté,  et  de  l'au- 
tre par  de  rudes  aspérités,  de  sorte  que  nous  étions  enfer- 
més comme  dans  un  cirque. 

—  11  est  entendu,  mes  amis,  que  seul  je  commande,  que 
seul  je  dois  être  obéi  ;  sans  cela  pas  un  de  nous  peut-être 
ne  reverra  le  Cap,  nous  dit  M.  Rouvière  en  se  pinçant  de 
temps  à  autre  les  lèvres  et  en  relevant  sa  chevelure.  L'en- 
nemi n'est  pas  loin.  Là  les  buffles  et  le  chariot;  ici,  vous 
sur  un  seul  rang;  derrière,  les  Hottentots  avec  des  fusils 
de  rechange  et  les  munitions  pour  charger  les  armes.  Moi, 
à  votre  front,  en  avant  de  vous  tous.  Mais ,  au  nom  du 
Ciel,  ne  venez  pas  à  mon  secours  si  vous  me  voyez  en  pé- 
ril; restez  unis,  coude  à  coude,  ou  vous  êtes  morts...  Si- 
lence!... jai  entendu!...  Et  puis,  voyez  maintenant  nos 
pauvres  bufïles  ! 

En  efTet,  au  cri  lointain  qui  venait  de  retentir,  les  ani- 
maux conducteurs  s'étaient  pour  ainsi  dire  blottis  les  uns 


dans  les  autres,  mais  la  tête  au  centre,  comme  pour  ne  pas 
voir  le  danger  qui  venait  les  chercher. 

—  Ah!  ah!  fit  Rouvière  en  se  frottant  les  mains  ,  le 
visiteur  se  bâte.  Il  faut  le  fêter  en  bon  voisin... 

Un  second  cri  plus  rapproché  se  fit  bientôt  entendre. 

—  Diable!  diable!  poursuivit  notre  intrépide  chef,  il 
va  vite,  il  est  fort,  il  sera  bientôt  là...  Je  vous  l'ai  dit.  Sa- 
lut ! 

M.  Rouvière  était  admirable  de  sagacité  et  d'énergie.  Le 
lion  venait  de  débouquer  du  bois,  et  à  notre  aspect  il  s'ar- 
rêta, puis  il  s'approcha  à  pas  lents,  sembla  rédéchir  et  se 
coucha. 

—  Il  sait  son  métier,  poursuivit  le  brave  boulanger;  il  a 
combattu  plus  d'une  fois  :  allons  à  lui  pour  le  forcer  à  se 
tenir  debout  ;  mais  suivez-moi,  et  côte  à  côte. 

Le  lion  se  leva  alors  et  fit  aussi  quelques  pas  pour  venir 
à  notre  rencontre. 


Rouvière  et  le  lion. 


—  Visez  bien,  camarades,  nous  dit  Rouvière  un  genou  à 
terre,  visez  bien,  et  au  commandement  de  trois,  feu  !...  At- 
tention... une, deux,  trois!... 

Nous  suivîmes  ponctuellement  les  ordres  de  notre  chef. 
Une  décharge  générale  eut  lieu,  et  nous  saisîmes  d'autres 
armes  des  mains  de  nos  esclaves.  Le  lion  avait  fait  un  bond 
terrible,  presque  sur  place,  et  des  flocons  de  poil  avaient 
volé  en  l'air. 

—  Comme  c'est  dur  à  tuer!  nous  dit  Rouvière  ;  voyez ,  il 
De  tombera  pas  le  gredin!... 

Mais  la  bête  féroce  poussait  des  rugissements  brefs  et  en- 
trecoupés de  longs  soupirs,  sa  queue  battait  ses  flancs  avec 
une  violence  extrême,  sa  langue  rouge  passait  et  repassait 
sur  les  longues  soies  de  sa  face  ridée,  et  deux  prunelles 


fauves  et  ardentes  roulaient  dans  leur  orbite.  Pas  un  de 
nous  ne  soufflait  mot,  mais  pas  yn  de  nous  ne  perdait  de 
vue  le  redoutable  ennemi  qui  en  avait  vingt-cinq  à  com- 
battre... 

—  N'est-ce  pas,  disait  tout  bas  M.  Rouvière  en  tournant 
rapidement  la  tête  vers  nous  comme  pour  juger  de  notre 
émotion,  n'est-ce  pas  que  le  cœur  bat  vile!  Du  courage! 
nous  en  viendrons  à  bout. 

Mais  le  sang  du  lion  coulait  en  abondance  et  rougissait  la 
terre  autour  de  lui, 

—  Allons  !  allons  !  continua  tout  bas  l'intrépide  Rouvière, 
une  nouvelle  décharge  générale;  et,  s'il  se  peut,  que  tous 
les  coups  portent  à  la  tête  ou  près  de  la  tête. 

Nous  allions  faire  feu  quand  le  fusil  d'un  dçs  tireurs  tomba. 


286 


LECTURES  DU  SOIR. 


Celui-ci  se  baissa  pour  le  ramasser,  et  laissa  voir  derrière 
lui  la  poitrine  nue  d'un  Hottentot.  A  cet  aspect,  le  redou- 
table lion  se  redresse  comme  frappé  de  vertige,  ses  naseaux 
s'ouvrent  et  se  referment  avec  rapidité  ;  il  s'allonge,  se  re- 
plie sur  lui-même,  tourne  sa  monstrueuse  tête  à  droite, 
à  gauche,  pour  chercher  encore  la  proie  qu'il  veut,  qu'il  lui 
faut,  qu'il  aura. 

—  Il  y  a  là  un  homme  perdu,  murmura  Rouvière. 
— Moi  mort,  ditle  Hottentot. 

En  effet,  le  lion  prend  de  l'élan ,  et,  encadré  dans  son 
épaisse  crinière,  il  se  précipite  comme  un  trait,  passe  sur 
Rouvière  accroupi,  renverse  sept  à  huit  chasseurs  ,  s'em- 
pare du  malheureux  Hottentot,  l'enlève ,  le  porte  à  dix  pas 
de  là,  le  tient  sous  sa  puissante  griffe  ,  et  semble  pour- 
tant délibérer  encore  s'il  lui  fera  grâce  ou  s'il  le  broiera. 

Nous  avions  fait  volte-face. 

—  Êtes-vous  prêts?  dit  Rouvière,  qui  avait  repris  son 
poste  en  avant  du  peloton. 

—  Oui. 

—  Feu,  mes  amis!... 

Le  lion  tomba  et  se  releva  presque  au  môme  instant.  H 
passait  et  repassait  sur  le  Hottentot  comme  fait  un  chat 
jouant  avec  une  souris.  Rouvière  s'approcha  seul  alors,  et 
dit  à  l'infortunée  victime  :  Ne  bouge  pas. 

Et,  presque  à  bout  portant,  il  déchargea  sur  la  tête  du 
lion  ses  deux  pistolets  à  la  fois.  Celui-ci  poussa  un  horrible 
rugissement,  ouvrit  sa  gueule  ensanglantée,  et  fit  craquer 
sous  ses  dents  la  poitrine  du  Hottentot...  Quelques  minutes 
après,  deux  cadavres  gisaient  l'un  sur  l'autre. 

—  Vous  ne  me  semblez  pas  très-rassurés ,  nous  dit  Rou- 
vière d'un  ton  dégagé,  et  je  le  comprends.  Ce  n'est  pas 
chose  aisée  {|uc  de  venir  à  bout  de  pareils  adversaires.  Je 
m'estime  bien  heureux  que  nous  n'ayons  à  regretter  qu'un 
seul  homme. 

Il  en  est  de  ces  luttes  avec  un  lion  comme  des  luttes  avec 
les  tempêtes  :  on  serait  au  désespoir  de  n'en  avoir  pas  été 
témoin  une  fois ,  mais  on  réfléchit  longtemps  avant  de  s'y 
exposer  de  nouveau. 

Notre  retour  au  Cap  s'effectua  sans  nouvel  incident,  et 
IF.  Rouvière  était  le  lendemain  avant  le  jour  sur  le  môle,  se 
demandant  où  il  irait  se  poster.  Il  n'avait  pas  dormi  la  nuit, 
car  son  baromètre  lui  annonçait  une  tempête.  Cependant  il 
n'y  eut  point  de  désastre  à  déplorer,  la  bourrasque  passa 
vite,  et  le  noble  Rouvière  put  se  reposer  la  nuit  suivante. 

On  se  heurte  çà  et  là  dans  le  monde  avec  des  hommes 
tellement  privilégiés ,  que  tout  ici-bas  semble  être  façonné 
et  créé  pour  leur  servir  de  délassement,  d'occupation  ou 
de  jouet.  Rien  ne  les  arrête,  rien  ne  les  étonne  dans  leur 
vol  d'iiigle,  et  les  plus  graves  événements  de  la  vie  leur 
paraissent  des  revenants-bons  tout  simples,  tout  naturels, 
qui  leur  appartiennent  exclusivement,  et  dont  ils  seraient 
piqués  de  ne  pas  jouir.  Ce  qui  émeut  la  foule  les  trouve 
calmes,  impassibles  ;  ils  disent  et  croient  (ju'il  y  a  toujours 
quelque  chose  au  delà  des  plus  terribles  catastrophes,  et 
ils  se  persuadent  qu'ils  sont  déshonorés  quand  ils  ne 
jouent  pas  le  premier  rôle  dans  un  bouleversement.  Ces 
hommes-là,  voyez-vous,  frapperaient  du  pied  le  Vésuve  et 
l'Etna  dans  leurs  désolantes  éruptions;  nouveaux  Xeroès, 
ils  fouetteraient  la  mer,  et  ils  s'indignent  de  la  puissance 
de  l'ouragan  qui  les  maîtrise  ou  du  courroux  de  l'Océan 
qui  les  repousse.  Le  sang  bout  dans  leurs  veines,  et,  sans 
orgueil  comme  sans  faiblesse,  ils  se  figurent  que  la  terre 
ne  tremble  que  pour  les  éprouver,  que  l'éclair  ne  brille  ou 
la  foudre  ne  gronde  que  pour  les  vaincre.  Cela  n'est  fait 
que  pour  moi .'  voilà  leur  exclamation  première  à  chaque 


péril  qui  vient  les  chercher  ;  aussi  sont-ils  toujours  en  me- 
sure de  résister  au  choc,  aussi  sont-ils  constamment  prêts 
à  la  défense.  Étudiez  ces  natures  d'acier  et  de  lave  alors  que 
le  sommeil  les  a  subjuguées  :  c'est  encore  la  vie  qui  les  pour- 
suit, la  vie  qui  leur  est  réservée  ;  cette  vie  incidentée  qui 
fait  de  leur  vie  une  vie  à  part,  cette  vie  qui  déborde  comme 
une  lave  et  bouillonne  comme  le  bitume  du  Cotopaxi  :  vous 
diriez  un  criminel  traqué  par  le  remords,  si  vous  ne  décou- 
vriez, avec  plus  d'attention,  quelque  chose  de  grand,  de 
calme  sur  leur  large  front,  quelque  chose  de  grave  et  de 
surhumain  dans  le  battement  fort  et  régulier  de  leurs  ar- 
tères :  le  crime  a  une  autre  allure,  la  hyène  a  un  autre  som- 
meil. 

Rouvière  est  un  de  ces  hommes  exceptionnels  dont  je 
viens  de  vous  esquisser  quelques  traits  moraux  et  phy- 
siques. On  ne  le  connaîtrait  pas  qu'on  s'arrêterait  en  le 
voyant  passer,  et  pourtant,  vous  le  savez  déjà,  c'est  moins 
qu'un  homme  ordinaire  par  sa  chélive  charpente. 

—  Mais,  lui  dis-je  un  jour,  irrité  presque  contre  sa  supé- 
rioté  si  peu  vaniteuse,  n'avez-vous  jamais  eu  peur  dans 
votre  vie? 

—  Si. 

—  A  la  bonne  heure!  Cela  vous  est-il  arrivé  souvent? 

—  Quelquefois. 

—  Quand,  par  exemple? 

—  Quand  la  réflexion  n'avait  pas  eu  le  temps  de  venir 
à  mon  aide.  Tous,  sur  cette  terre,  nous  avons  nos  mo- 
ments de  bravoure  et  de  lâcheté. 

—  Comment,  vous  avez  été  lâche,  vous  aussi? 

—  Moi  comme  les  autres. 

—  Oh!  contez-moi  ça,  je  vous  prie. 

—  Ce  n'est  pas  long  :  j'étais  allé  dans  une  des  planta- 
tions les  plus  éloignées  de  la  ville,  chez  un  de  mes  amis, 
qui,  soit  dit  en  passant,  est  le  plus  triste  poltron  que  le 
Ciel  ait  créé.  Si  la  témérité  est  souvent  une  faute,  la  pol- 
tronnerie est  toujours  un  malheur.  Ne  faites  pas  comme 
moi,  vous  succomberiez  à  la  fatigue;  ne  faites  |)as  comme 
mou  ami,  la  vie  vous  serait  lourde  et  pénible.  Je  poursuis. 
Le  planteur  ne  me  voyait  jamais  sortir  de  sou  habitation, 
armé  jusqu'aux  dents,  sans  me  dire  :  Mon  cher  Rouvière, 
vous  avez  là  des  pistolets  qui  peuvent  vous  blesser;  soyez 
prudent.  Ce  qui  l'effrayait  le  plus  était  précisément  ce  qui 
devait  le  plus  le  rassurer.  Mais  le  poltron  est  cousin  germain 

du  lâche Ah!  pardon  de  mes  digressions,  j'achève.  Un 

jour  que  je  m'étais  éloigné  plus  que  d'habitude,  j'entendis 
un  bruit  sourd  et  régulier  sortir  d'une  espèce  de  grotte  de- 
vant laquelle  j'allais  passer.  C'était  la  respiration  fétide 
d'une  lionne,  que  ses  courses  de  la  journée  avaient  sans 
doute  épuisée...  Oh!  je  vous  l'avoue,  je  me  conduisis  comme 
je  ne  l'eusse  pas  fait  si  je  m'étais  donné  le  temps  de  réflé- 
chir. Profilant  du  sonmieil  de  la  bête  féroce,  je  la  tuai  en 
lui  tirant  à  bout  portant  trois  balles  dans  la  tête.  Elle  ne 
bougea  plus. 

—  Et  vous  appelez  cela  de  la  lâcheté? 

—  Quel  nom  voulez-vous  que  je  donne  à  mon  attaque? 
on  prévient  les  gens,  on  les  réveille  avant  de  les  frapper. 
Tuer  un  ennemi  qui  dort  ! 

—  Mais  quand  cet  ennemi  est  une  lionne! 

—  Vous  avez  beau  me  dire  ce  qu'on  m'a  souvent  répété, 
je  ne  puism'absoudre.  Aussi,  peu  s'en  fallut  que  je  ne  ter- 
minasse là  une  vie  encore  forte;  car,  appelé  par  le  bruit, 
un  lion  accourut  de  la  forêt  voisine,  et  sans  le  secours 
inespéré  qui  m'arriva  de  l'habitation  de  mon  timi,  je  ne 
vous  conterais  pas  aujourd'hui  ces  petits  détails  d'une  exis- 
tence souvent  beaucoup  mieux  remplie. 

Jacques  ARAGO. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


287 


(du  12  MAI  AD  12  JCLN.) 


Tandis  que  l'expositiou  des  produits  de 
l'industrie  attire  dans  son  immense  en- 
ceinte une  foule  considérable  et  préoc- 
cupe vivement  l'attention  publique ,  une 
auire  exposition  a  lieu  au  Louvre  et  ne 
mériie  pas  moins  d'inti  rét.  Là ,  depuis 
quelques  jours,  se  trouvent  mises  en 
exhibition  les  tapisseries  des  Gobelins  et 
les  porcelaines  de  la  manufacture  de  Sè- 
vres. Ces  deux  établissements  royaux  res- 
tent ,  comme  ils  l'ont  toujours  été,  au- 
dessus  de  toute  rivante  possioie.  Il  ne 
restait  guère  de  progrés  à  faire  aux  Gobe- 
lins,  que  de  donner  plus  de  durée  et  d'é-  ; 
clat  à  la  teinture  des  laines;  or,  la  tein- 
ture des  laiues  ,  grâce  aux  conquêtes 
modernes  de  la  chimie ,  ne  laisse  plus, 
aujourd'hui ,  rien  à  désirer. 

Les  porcelaines  de  Sèvres,  par  l'excel- 
lence de  leur  pâte  et  la  perfection  de 
leurs  peintures,  ne  sont  pas  moins  remar- 
quables. Peut-être  est-ce  ici  le  lieu  de 
dire  quelques  mots  sur  l'histoire  d'un 
établissement  dont  peu  de  personnes 
connaissent  l'origine  et  l'organisation. 

Celte  manufacture,  à  laquelle  le  village 
de  Sèvres  doit  sa  célébrité,  fut  établie 
d'abord,  en  1738,  auchiteau  de  Vincen- 
ues ,  par  les  soius  du  marquis  de  Fulvy, 
rjui  se  ruina  dans  cette  belle  entreprise, 
lit  venir  de  Tournai  et  de  Chantilly  des  i 
arlistes  qui  manipulaient  une  espèce  de  | 
itïrcelaine  grossière  ou  faïence  superBne: 
le  concert  avec  MM.  Dubois  frères  et 
ll.nri  Bulidon  ,  sculpteurs,  il  parvint  à 
fubriquer  et  à  perfectionner  une  porce- 
laine déjà  digne,  a  celte  époque,  de 
rivaliser  avec  celle  du  Japon. 

En  1750,  les  fermiers-généraux  lui  ache- 
tèrent celle  première  découverte  el  for- 
mèrent le  projet  de  transférer  l'établisse- 
ment à  Sèvres.  Alors,  ils  firent  élever 
!'(  iJitiee  que  l'on  voit  aujourd'hui.  Ce  bâ- 
timent fut  achevé  en  1755 ,  et  la  manu- 
facture alla  poursuivre  ses  travaux  dans 
le  nouveau  local,  sous  la  direction  de  M. 
Boiloau,  qui  d'abord  avait  été  sous-di- 
n-cieur  à  Vincennes.Mais  en  1759,  Louis 
XV ,  sollicité  par  M"»  de  Pompadour, 
l'acquit,  pour  son  compte,  des  fermiers- 
généraux,  et,  depuis  ce  temps,  elle  a 
toujours  fait  partie  des  domaines  de  la 
couronne.  Les  directeurs  ,  autrefois 
comme  aujourd'hui,  étaient  nommés  par 
le  roi.  Parmi  ceux  qui  ont  fait  prospérer 
cet  établissement ,  on  cile  MM.  Parent , 
ancien  conseiller  de  la  Monnaie,  et  Rey- 
nior,  ancien  sous-directeur.  La  révolution 
^rta  un  coup  funeste  à  la  manufacture  de 
Sèvres.  Après  des  perles  réitérées  qui 
devaient  à  la  longue  amener  une  complète 
désorganisation,  elle  éveilla  enfin  la  sol- 
licitude du  gouvernement,  et  en  1801  elle 
put  reprendre  un  nouvel  essor,  grâce  à 
la  direction  habile  de  M.  Brongniart. 
De  celle  époque  seulement  datent  sa  splen- 
deur el  là  célébrité  sans  rivale  dont  elle 


jouit  à  plus  d'un  titre.  Aujourd'hui  la  ! 
manufacture  de  Sèvres  est,  sans  contre-  ' 
dit,  la  plus  belle  de  l'Europe;  elle  est! 
surtout  renommée  par  la  beauté  pure,  la 
richesse  et  la  magnificence  de  ses  pro- 
duits. On  n'en  sera  pas  étonné  si  l'on  ctm- 
sidère  le  Uni  des  pièces  qui  en  sortent,  et 
si  l'on  se  rappelle  que  les  Isabey ,  les  Ja- 
cotot,  et  beaucoup  d'autres  artistes  du 
premier  mérite,  y  sont  attachés.  La  ma- 
tière première  se  tire  principalement  des 
carrières  de  Saint-Yrieix,  ville  du  dépar- 
tement de  la  Haute-Vienne.  Cette  manu- 
facture possède  un  musée  renfermant 
une  collection  complète  de  toutes  les 
porcelaines  étrangères  et  des  matières 
première^  qui  servent  à  leur  fabrication; 
une  collection  de  toutes  les  porcelaines, 
faïences  et  poteries  de  France  et  des  ter- 
res qui  entrent  dans  leur  composition  ; 
enfin  une  collection  des  modèles  de  vases 
d'ornement,  services,  figures,  statues,  etc., 
qui  ont  été  faits  dans  la  manufacture  de- 
puis sa  création.  Ces  diverses  collections, 
et  surtout  la  dernière,  sont  infiniment 
curieuses  et  sont  visitées  chaque  jour  par 
une  foule  d'étrangers. 

—  Depuis  que  M.  Auber  a  pris  la  direc- 
tion du  Conservatoire,  plusieurs  mesures 
sages  el  uouvelles  ont  été  arrêtées  par  lui, 
el  aileslent  combien  est  éclairée  la  solli- 
citude (ju'il  apporte  à  remplir  ses  impor- 
tantes fonctions. 

On  connaît  les  difficultés  qui  s'opposent 
à  ce  qu'un  jeune  compositeur  puisse  pro- 
duire sa  première  œuvre.  L'Opcra-Comique 
est  oblige,  par  son  cahier  des  charges,  de 
représenter,  chaque  année,  un  opéra  en  un 
acte,  compose  par  un  des  lauréats  de  l'Ins- 
titut, après  son  retour  de  Rome;  mais  l'O- 
péra Comique  lait  presque  toujours  les  cho- 
ses de  mauvaise  grâce.  En  etTel ,  chaque 
année  l'Institut  envoie  à  Romeun  lauréat, 
et  tous  sont  loin  d'en  revenir  avec  un 
tajent  transcendant  et  de  nature,  sinon  à 
faire  la  fortune  d'un  théâtre,  du  moins 
à  l'indemniser  du  temps  employé  à  la 
mise  en  scène  et  aux  études  d'un  opéra. 

Pourobvier  àcesinconvénienls,  M.  Au- 
ber a  décidé  que,  chaque  année,  un  opéra 
comique  en  un  acte,  écrit  par  un  lauréat 
de  l'Institut,  serait  joué  sur  le  théâtre  du 
Conservatoire  et  aurait  pour  interprètes 
les  élèves  de  cet  établissement.  De  cette 
façon,  un  jeune  compositeur  d'un  talent 
réel  ne  saurait  rester  longtemps  inconnu; 
mis  en  évidence  par  le  choix  que  le  co- 
mité du  Conservatoire  a  fait  de  son  œu- 
vre, entendu  et  apprécié  par  l'élite  du 
monde  musical,  il  doit  arriver,  sans  trop 
de  peine,  à  un  de  nos  théâtres  lyriques. 

L'épreuve  a,  du  reste,  été  fort  heu- 
reuse cette  année.  On  a  représenté  un 
jietit  opéra,  intitulé  Karel-Dujardin, 
dont  le  livret  est  assez  médiocre,  mais  sur 
lequel,  en  revanche,  M.  Bousquet  a  écrit 
une  musique  pleine  de  fraîcheur  et  de 


grâce.  On  a  remarqué  et  applaudi  sur- 
tout un  air  chanté  par  l'huissier  chargé  de 
saisir  les  meubles  de  Karel ,  et  que  carac- 
térisent un  sentiment  vif,  plein  de  verve, 
et  une  spirituelle  entente  du  comique 
musical.  Les  couplets  de  l'hôtesse,  l'air 
de  la  cantatrice  et  un  duo  ont  mérité 
des  éloges  unanimes.  L'ouverture  est 
large,  d'un  caractère  franc  et  d'une  fac- 
ture savante. 

L'Hôtesse  de  Lyon  a  été  interprétée 
avec  beaucoup  d'intelligence  par  Laget 
(Karel-Dujardin),  Chaix  (Mathieu-Vin- 
cent), Montauriol  (l'huissier),  M"«  Mon- 
dutaigny  (Carlotia),  et  M»«  Leclerc  (l'hô- 
tesse). M"«  Mondutaiguy  surtout  s'est  fait 
remarquer  par  sa  belle  voix  et  son  excel- 
lente méthode. 

Karel-Dujardin  avait  été  précédé  du 
quatrième  acte  de  Mahomet^  joué  avec 
talent  par  M.  Ponchard  fils,  chargé  du 
rôle  de  Séide. 

Cette  matinée  artistique  a  été  ter- 
minée par  le  premier  acte  du  Comte  Ory, 
qu'ont  joué  et  chanté  avec  beaucoup  de 
talent  M"«»  Rouillé,  Vaillant  et  Morize, 
el  M.M.  Aubin  et  Gassier.  L'orchestre  était 
conduit  par  M.  Uabeneck,  et  les  chœurs 
ont  été  exécutésavec  une  verve,  une  pré- 
cision el  une  puissance  que  l'on  ne  trouve 
pas  tous  les  jours  dans  nos  meilleurs 
théâtres  lyriques. 

Repélons-le  encore,  il  faut  vivement 
féliciter  M.  Auber  de  la  voie  nouvelle  et 
féconde  <lan<  laquelle  il  conduit  les  tra- 
vaux du  Conservatoire.  Jamais,  sous  ses 
prédécesseurs,  les  œuvres  des  élèves  n'a- 
vaient atteint  au  degré  de  perfection  oii 
elles  sont  arrivées  sous  sa  direction.  L'art 
musical,  grâce  à  lui,  prendra  de  grands 
el  d'heureux  développements. 

—  La  foule  était  grande  le  31  au  soir 
sur  les  quais  et  sur  les  places  d'où  l'on 
pouvait  apercevoir  l'éclipsé  de  lune  dont 
un  ciel  parfaitement  pur  permettait  d'ob- 
server toutes  les  phases.  Vers  dix  heures  , 
l'affaiblissement  de  la  clarté  lunaire  a  été 
sensible;  à  dix  heures  et  demie,  la  lune, 
qui  se  trouvait  dans  son  plein  ,  n'offrait 
plus  qu'un  faible  croissant,  et,  à  onze  heu- 
res unquart,  ellese  trouvaitcumpleteiuent 
éclipsée.  Il  était  curieux  d'observer  les 
étoiles  gagnant  en  éclat  ce  que  perdait  la 
lune;  c'est  surtout  en  regardant  la  belle 
étoile  devenus,  dans  la  partie  de  l'ouest, 
qu'on  remarquait  ce  phénomène. 

— Nos  lecteurs  sont  déjà  familiers  avec 
le  nom  de  M.  Alfred  de  .Martonne  el  les 
jolis  poèmes  qu'il  publie  de  temps  à  au- 
tre sous  le  titre  d'Etoiles.  Voici  une  se- 
conde livraison,  nommée  le  f^oyage-,  c'est 
une  charmante  élégie,  pleine  de  grâce  et 
de  mélancolie.  Citons-en  quelques  vers , 
car,  avec  M.  de  Martonne,  citer  c'est 
louer. 

Qae  ces  lleoi  «uieot  bMux  k  mon  tme  rarlc' 


288 


LECTURES  DU  SOIR. 


HalotcDant  Je  les  falj;  leon  ittraiUiODtp«rdas. 

L«  passe  rendralMI  l'espérance  oa  la  vie? 

KoD,  J'ai  maodii  ces  lieux,  ce*  lleax  oà  ta  n'es  plas. 

Il  me  fallait,  Tols-to,  ta  naî*e  tendresse, 
El,  pour  TiTfe,  l'espoir  dèlre  a  loi  cbaqne  Jour. 
Il  me  fallait,  Tois-lu,  pleurer  de  la  tristesse. 
Rire  de  ton  soaris,  naître  de  ton  retour. 

Ainii  Je  me  plaindrais  si  ta  donce  présence 
PooTait  manquer  jamais  de  parfumer  mon  toit, 
Si  Je  laTais  quel  mal  fait  an  cœur  une  absence, 
SI  Je  pourais  nn  Joor  respirer  loin  de  toi; 

—  Depuis  notre  dernière  revue,  les 
cinq  Académies  se  sont  réunies  en 
séance  publique,  au  palais  de  l'Ins- 
lilut.  M.  Charles  Dupin  occupait  le  fau- 
teuil de  la  présidence.  Dans  le  discours 
qu'il  a  prononcé ,  il  a  fait  un  Ubleau 
rapide  de  la  vie  des  hommes  qui  , 
dans  les  temps  modernes ,  se  sont  distin- 
gués dans  la  littérature,  dans  les  sciences 
et  dans  les  arts.  Après  lui ,  M.  Lenor- 
raand  a  lu  un  rapport  sur  l'étude  des 
vases  peints  aux  temps  antiques.  M.  de 
Rémusat  a  lu  ensuite  un  fragment  sur 
l'histoire  philosophique  de  la  littérature 
française.  M.  Yiennet  a  dit  plusieurs  fa- 
bles pleines  de  verve.  L'Académie  avait 
annoncé  qu'elle  donnerait,  en  184i,  une 
médaille  d'or  de  la  valeur  de  1,000  fr.  à 
'ouvrage  de  philologie  comparée  qui  lui 
en  paraîtrait  le  plus  digne  parmi  ceux 
qui  lui  seraient  adressés.  Ce  prix  a  été 
remporté  par  M.  le  docteur  Schwartz. 

—  Le  directeur  de  l'Odéon  a  fait  une 
tentative  hardie  et  qui  a  réussi  complète- 
ment :  il  a  représenté  VAntigone  de  So- 


phocle, et  il  a  imité  ,  autant  que  le  per- 
mettait son  théâtre,  la  mise  en  scène 
antique.  Malgré  la  médiocrité  de  la  tra- 
duction et  les  diflScultés  matérielles  d'une 
pareille  entreprise,  Antigone  obtient  un 
succès  des  plus  grands.  La  majestueuse 
simplicité  de  l'œuvre  antique  a  triomphé 
de  tous  les  obstacles.  Bocage  contribue 
beaucoup,  pour  sa  part,  à  ce  succès  ;  nous 
voudrions  pouvoir  en  dire  autant  des 
chœurs  de  Mendelsonh,  qui  sont,  à  l'ex- 
ception d'un  seul ,  d'une  médiocrité  fati- 
gante. 

—  M"«  Taglioni  a  reparu  à  l'Opéra  ; 
c'est  toujours  une  admirable  danseuse; 
et  malgré  les  qualités  qu'elle  a  perdues, 
elle  reste  encore  un  modèle  de  goût, 
d'art  et  de  grâce. 

—  Le  Musée  des  Familles  a  souvent 
entretenu  ses  lecteurs  des  merveilles  des 
Hubricateurs  du  mojen  âge,  et  des  ad- 
mirables manuscrits  qu'ils  peignaient 
avant  l'invention  de  l'imprimerie.  Voici 
un  livre  exécuté  de  nos  jours,  et  qui 
égale,  s'il  ne  dépasse  point  les  merveilles 
des  rubricateurs. 

Ce  livre  est  intitulé  Evangiles  des  di- 
manches et  /"éfe*.  Il  se  compose  de  320  pa- 
ges in-i°,  imprimées  sur  papier  porcelaine; 
chacune  des  pages  se  trouve  entourée 
d'un  encadrement  de  couleur,  dont  le 
goût  et  la  richesse  d'ornements  sont  de 
véritables  chefs-d'œuvre.  Les  tons  les  plus 
fins,  les  plus  riches  et  les  plus  délicats  y 
sont  prodigués  avec  un  art  exquis.  On 


doit  ce  volume,  sans  précédents  comme 
sans  rivaux,  à  MM.  Barbât,  de  Châlons. 
Le  père  et  le  fils  ,  associés  pour  l'exécu- 
tion de  ces  peintures,  y  luttent  de  science 
et  de  bonheur.  Citons  surtout  les  pages 
188,  336  et  310,  qu'on  doit  à  M.  Barbât 
fils. 

—  Le  spirituel  auteur  des  Physiologies, 
M.  Louis  Huart,  vient  de  publier,  sous  le 
titre  de  Prodiges  deVindustrie,  un  char- 
mant petit  vol  urne,  plein  d'esprit,  de  verve 
comique,  et  illustré  de  gravures  dessinées 
par  Daumier,  Cham  et  Maurisset.  On  ne 
saurait  faire  un  compte- rendu  plus 
gaiement  railleur  de  l'exposition  de  l'in- 
dustrie. 

—  Le  libraire  Potter  vient  de  met- 
tre en  vente  Marianne  de  Selvignits, 
roman  de  M.  S.  Henry  Berthoud,  que  la 
Presse  a  publié  le  mois  dernier. 

—  Si  nous  sommes  bien  informés , 
Toulon  ne  tardera  point  à  compter  un 
historien  de  plus.  Cette  cité  guerrière, 
dont  une  multitude  de  vaisseaux  rem- 
plit le  port,  et  dont  la  population  se 
compose  en  partie  de  marins,  méritait  as- 
surément qu'un  de  nos  écrivains  les  plus 
célèbres  consacrât  sa  plume  à  raconter  la 
force  et  l'activité  d'une  ville  qui  unit  en 
quelque  sorte  la  France  à  l'Algérie. 


le  rédacteur  en  chef,  S.  HE.\RY  BERTHOUD. 
le  directeur,  F.  PIQUEE. 


-ntrU'  RCST  «  LK.OIW  <c. 


Vue  de  Toulon. 


Tvpographip  llt.NNUYER,  rue  du  Boulevard,  7.  Batignolles. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


289 


S01f  3VAW  BM  WATTMVlt&'E. 


A  a,../'/^'^^ 


Pendant  que  l'heure  sonnait  au  clocher  de  la  vieille  ab- 
baye, un  vieillard,  debout  au  milieu  du  cloître,  semblait 
chercher  la  trace  des  sons  qui  fuyaient  dans  l'air,  et  les 
suivre  jusqu'au  sommet  des  portes  de  Baume,  roches  énor- 
mes, entre  lesquelles  serpente  le  premier  et  le  plus  austère 
des  vallons  du  Jura. 

Hors  de  l'enceinte  deux  fois  consacrée,  et  par  la  religion 
et  par  le  fer  impie  des  profanateurs,  des  cris  joyeux  se 
mêlaient  aux  violons,  aux  cornemuses;  c'était  jour  de  fête  : 
an  dansait  à  l'ombre  des  tilleuls  de  l'ancien  seigneur-abbé  •, 


bruits  lointains  qui  ajoutaient  à  la  tristesse,  à  la  solitude 
du  cloître. 

S'approcbant  peu  à  peu  du  banc  où  je  m'étais  assis,  le 
vieillard  me  salua  de  la  tête  en  soulevant  son  bonnet  de 
laine.  C'était  un  paysan  de  soixante  années  ou  environ  ;  sa 
taille  était  haute,  ses  épaules,  un  peu  inégales  ,  portaient 
une  tète  singulière.  Rien  de  plus  âpre,  de  plus  amer  que 
l'expression  de  sa  bouche  ;  son  front  était  vaste  et  fuyant. 
De  chaque  côté  de  son  nez  très-aquilin ,  deux  yeux  per- 
çants, quoique  d'un  bleu  pâle  et  cendré,  erraient  avec 
—  37  ~  ON'riÈHE  voLimE. 


290 


LECTURES  DU  SOIR. 


inquiétude  sous  un  sourcil  proéminent,  dont  les  poils, 
allongés  et  blanchis  par  l'âge,  cherchaient  à  se  mirer 
dans  l'azur  vitreux  des  prunelles,  comme  se  mirent  les  ra- 
meaux des  saules  dans  le  cristal  azuré  des  étangs.  Des  che- 
veux d'un  blanc  fauve  ruisselaient  sur  les  tempes  de  cet 
homme  à  physionomie  sauvage,  dont  l'attitude  offrait  un 
mélange  bizarre  de  résolution  et  d'embarras.  Sa  large  main 
polissait  la  pomme  d'un  bâton  herculéen  ;  sa  remarquable 
maigreur  ne  nuisait  pas  à  son  apparence  vigoureuse.  11 
portait  une  veste  noire  et  une  cravate  rouge ,  dont  l'éclat 
effaçait  les  débiles  couleurs  d'un  teint  naturellement  pâle. 
On  entrevoyait  dans  sa  personne  certain  signe  étrange  et 
fatal  qui  concentrait  le  regard  et  éveillait  la  curiosité.  Comme 
je  le  priais  de  prendre  place  à  mon  côté,  il  hésita,  s'inclina 
d'un  air  gauche,  puis,  relevant  la  tête  : 

—  11  est  vrai,  dit-il,  que  je  puis  m'asseoir  auprès  de 
vous  ;  car  on  dit  qu'il  y  a  du  sang  de  roi  sur  le  nôtre. 

Interdit  à  mon  tour,  je  sentis  les  questions  expirer  sur 
mes  lè\Tes,  et  j'attendis  qu'il  parlât. 

—  Vous  êtes  venu,  reprit-il  en  montrant  l'église,  visiter 
le  tombeau  de  l'abbé? 

—  C'est  sans  doute  ce  monument  en  marbre  noir  sur 
lequel  on  lit  une  inscription... 

—  Oui,  quand  on  sait  lire  ;  mais  je  ne  lis  guère  que  dans 
les  souvenirs  d'autrui,  livre  qui  m'est  le  plus  souvent  fer- 
mé ;  car  on  évite  les  étrangers  dans  ce  pays,  et  depuis  deux 
siècles  que  mes  pères  ont  défriché  les  champs  Ravaillard, 
nous  vivons  seuls  et  sans  amis. 

A  ce  mot  de  Ravaillard,  je  considérai  les  traits  de  mon 
interlocuteur,  et,  persuadé  que  le  meilleur  moyen  d'attirer 
sa  confiance  était  de  ne  point  paraître  curieux,  je  murmu- 
rai négligemment  : 

—  Vous  disiez  donc  que  l'abbé... 

—  L'abbé  de  Watteville!  reprit  Ravaillard;  se  peut-il 
que  vous  ignoriez  son  histoire?  Monsieur,  c'était  le  diable 
en  personne  :  pourtant,  il  mourut  riche,  honoré,  encensé, 
tandis  que  moi...  Du  reste,  homme  adroit  et  sachant  le 
ra  onde  ;  il  donna  des  ferres  à  mes  ancêtres  du  temps  des 
Esp-agnols,  et  fit  pendre  mon  bisaïeul  dès  que  la  province 
app  artint  au  roi  de  France. 

—  Cet  abbé  était  donc  un  puissant  seigneur? 

— Un  vrai  Cartouche  en  habit  de  moine.  11  avait  qualre- 
vin  gts  ar-s,  qu'il  suivait  encore  à  cheval  ses  meutes  à  tra- 
V  ers  les  bois;  ses  valets,  au  nombre  de  cinquante,  lui  ser- 
vaient de  soldats  et  de  justiciers  ;  il  pillait ,  il  assommait 
lui-même  ses  bons  vassaux.  Ajoutez  qu'il  avait  de  l'esprit, 
monsieur,  de  l'esprit  comme  un  avocat,  et  vous  compren- 
drez que  ce  n'était  pas  une  personne  ordinaire. 

Là-dessus,  ce  vieux  campagnard  me  fit,  à  propos  de  son 
abbé,  tant  de  contes  bizarres,  son  amour  pour  la  causerie, 
goût  rarement  satisfait,  lui  fit  trouver  tant  d'anecdotes  im- 
possibles à  relier  à  un  ensemble  de  faits  quelconque,  que, 
les  trouvant  trop  nombreuses,  trop  diverses  de  leur  nature 
pour  s'appliquer  à  un  même  individu,  je  supposai  un  être 
imaginaire,  objet  des  légendes  du  lieu  et  auquel  on  attri- 
buait les  aventures  de  trois  ou  quatre  personnages.  Plus 
tard,  j'obtins  des  documents  plus  exacts  sur  l'abbé  de 
liaume ,  dont  la  vie  fantastique  et  peu  connue  dépasse 
en  singularité  celle  des  aventuriers  les  plus  célèbres.  Comme 
personnage  historique,  il  a  une  importance  véritable,  puis- 
qu'il fut  le  principal  instrument  de  la  conquête  de  la  Fran- 
che-Comté par  Louis  XIV. 

Avant  donc  de  parler  du  vieillard  que  je  rencontrai  sous 
le  cloître  de  l'abbaye  de  Baume ,  autre  illustration  non 
moins  surprenante,  je  vous  conterai,  d'après  les  traditions 
du  Jura,  la  véritable  histoire  de  don  Juan  de  Watteville , 


qui  compose,  avec  don  Juan  de  Marana  et  don  Juan  Teno- 
rio ,  une  trilogie  digne  d'exercer  la  verve  des  romanciers. 
Retiré  depuis  longues  années  dans  son  manoir  de  Chà- 
telvilain,  le  marquis  Nicolas  de  Watteville  reçut  un  jour  la 
nouvelle  de  la  prochaine  visite  de  son  petit-fils,  frère 
Juan  de  Watteville,  qui,  retiré  du  siècle  dès  sa  seizième 
année ,  se  livrait  depuis    quatre  ans  aux  plus  rigou- 
reuses austérités  au  couvent  des  Chartreux  de  Besançon. 
Fort  étonné  d'apprendre  que  ce  jeune  reclus  se  mettait 
en  voyage  ,  le  marquis,  personnage  simple  et  pieux,  qui 
avait  quitté  Berne,  sa  patrie,  pour  pe  point  vivre  en  terre 
d'hérésie ,  se  livrait  à  la  joie  d'embrasser  un  enfant  consi- 
déré dès  lors  comme  un  saint;  et  la  marquise,  dévote  sexa- 
génaire, remerciait  Dieu  de  lui  faire  la  grâce  d'abriter  sous  * 
son  toit  un  ange  qu'accompagnaient  les  bénédictions  du 
Ciel.  On  était  au  plus  fort  de  l'hiver  1633.  X  la  tombée  de 
la  nuit,  Nicolas  de  Watteville  découvrit,  le  long  du  sentier 
aboutissant  au  château  ,  un  cavalier  qui  accourait  à  bride 
abattue.  Il  entra  dans  la  cour,  sauta  lestement  à  terre,  sa- 
lua, puis  embrassa  le  marquis  stupéfait,  et.  tout  en  entrant, 
il  jeta  cavalièrement  son  feutre  sur  un  prie-Dieu,  se  décei- 
gnit de  son  épée  et  demanda  à  souper.  Cette  entrée,  ce 
costume,  singuliers  pour  un  chartreux,  ébahirent  grande- 
ment ces  bons  seigneurs,  qui  n'osaient  questionner  leuf 
hôte.  A  table,  le  religieux  but  à  outrance,  et  sa  grand'mère 
se  rassura  un  peu  en  contemplant  la  douce  et  belle  figure 
de  son  petit-fils.  C'était  le  plus  bel  adolescent  qu'on  pût 
voir,  ses  traits  eussent  fait  envie  à  une  femme  ;  sa  physio- 
nomie rappelait  celle  des  chérubins.  On  le  félicita  sur  sa 
vocation,  on  lui  recommanda  de  modérer,  dans  l'intérêt 
de  sa  santé,  les  macérations  qu'il  faisait  subir  à  la  chair  et 
les  austérités  qui  l'avaient  rendu  l'exemple  et  l'honneur  du 
cloilre.;  enfin  on  daigna  trouver  naturel  que ,  voyageant 
pour  le  service  de  la  communauté,  il  eût  adopté  un  costume 
propre  à  le  garantir  contre  les  railleries  des  impies  et  les 
entreprises  des  méchants. 

—  Amen ,  repartit  frère  Juan  ;  mais  je  pars  demain  avant 
l'aube,  et  il  me  faut  de  l'argent.  J'ai  vingt  ans,  du  courage, 
et  un  gentilhomme  de  notre  maison  ne  saurait  faire  petite 
6gure  par  le  mondî. 

—  Puis,  comme  il  vit  son  aïeul  assez  interdit  : 

—  Vous  ignorez,  lui  dit-il,  ce  qui  jadis  m'a  fait  prendre 
le  froc,  et  pourquoi  je  le  quitte? 

—  Nous  savons,  mon  enfant,  que,  suivant  en  qualité 
d'ofTicier  la  reine  à  Milan,  vous  eûtes  le  malheur  de  tuer 
un  gentilhomme,  et  que  la  grâce  ayant  alors  louché  votre 
cœur,  vous  effrites  votre  vie  en  sacrifice  pour  l'expiation 
de  ce  péché. 

—  Oui,  monsieur;  j'avais  alors  près  de  seize  ans;  l'a- 
mour, qui  commande  à  Jupiter  même,  a  causé  mes  mal- 
heurs. Une  parente  de  la  reine  me  distingua;  pour  étouf- 
fer le  scandale  à  la  manière  italienne,  on  me  mit  en  tète 
un  spadassin,  que  j'envoyai  dans  l'autre  monde.  Voilà 
comment  je  tuai  un  homme. 

—  Vous  étiez  encore  enfant ,  votre  pénitence  fut  rigou- 
reuse, et  la  miséricorde  de  Dieu  est  infinie. 

—  Tant  mieux  ;  car,  hier,  j'ai,  par  maladresse,  tué  deux 
autres  personnes. 

—  Miséricorde! 

—  Siiinte  Vierge!  s'écrièrent  ensemble  les  deux  vieil- 
lards. 

—  Je  crains  de  n'avoir  pas  une  vocation  sérieuse  pour  le 
cloître  :  désirant  vous  soumettre  mes  doutes,  ô  mon  père, 
je  me  suis  échappe  du  couvent  des  Chartreux  :  un  chevil 
m'attendait  hors  des  murs ,  et  je  ne  sais  comment  le  père 
prieur  a  eu  connaissance  de  mon  dessein.  11  me  guettait  au 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


291 


bout  du  jardio  pour  me  catéchiser  :  rien  de  mieux;  mais 
me  voyant  inébranlable,  il  s'est  décidé  à  recourir  à  la  force 
et  à  donner  l'alarme.  Je  n'avais  qu'un  poignard  sous  ma 
robe,  ajouta  don  Juan  avec  un  doux  sourire  de  femme,  et 
je  me  suis  vu  réduit  à  contraindre  le  bon  père  au  silence. 
Aussitôt,  j'ai  jeté  mon  froc,  escaladé  la  clôture,  revêtu  cet 
habit,  enfourché  ce  cheval  et  piqué  des  deux  talons. 

L'exercice  ouvre  l'appétit,  continua  le  jeune  chartreux, 
paisible  entre  ses  deux  parents  muets  d'horreur  et  d'épou- 
vante ;  mais  les  auberges  sont  si  mal  pourvues,  qu'à  la  nuit, 
exténué  de  fatigue ,  je  ne  trouvai  pour  me  refaire  du  ré- 
gime de  l'ordre  de  saint  Bruno,  qu'un  gigot  et  un  chapon. 
Je  les  fis  mettre  à  (a  broche. 

—  Un  vendredi!  s'écria  la  marquise. 

—  On  ne  saurait  penser  à  tout.  Tandis  qu'on  préparait 
le  souper,  un  second  voyageur  très-affamé,  et  ne  songeant 
pas  au  vendredi  (c'était  quelque  huguenot),  me  pria  de 
partager  avec  lui  mon  repas.  Sa  proposition  me  déplut, 
j'avais  grand'faim  :  il  s'obstina;  me  voyant  jeune,  il  devint 
familier,  et  me  força  de  lui  mettre  un  peu  de  plomb  dans  la 
tête.  Délivré  de  cet  importun,  je  dormis  à  merveille  dans 
cette  hôtellerie,  que  j'ai  quittée  ce  matin  de  bonne  heure, 
impatient,  monsieur,  de  vous  présenter  mes  respects. 

Il  se  tut ,  les  grands  parents  levaient  les  bras  au  ciel  et 
contemplaient  avec  stupeur  ce  terrible  enfant,  ne  compre- 
nant pas  un  pareil  cynisme  joint  à  tant  de  perversité.  Dès 
qu'elle  se  sentit  un  peu  remise,  lavénérabie  Anne  de  Joux, 
marquise  de  Watteville,  entrc|)rit  d'adresser  à  don  Juan 
des  remontrances  :  elle  n'avait  pas  dit  trois  mots,  que 
son  mari,  se  levant,  lui  posa  la  main  sur  le  bras  pour  l'in- 
viter au  silence,  et  se  plaça  avec  dignité  devant  son  petit- 
fils: 

—  Pour  l'honneur  de  ma  maison,  monsieur,  articula  ce 
vieillard,  je  garderai  votre  secret.  Je  vais  a'ous  compter 
deux  cents  pistoles  et  faire  seller  pour  vous  un  de  mes 
chevaux.  Vous  allez  quitter  sur-le-champ  mes  terres,  qui, 
grâce  à  Dieu,  ne  furent  jamais  un  asile  pour  les  criminels. 
Allez  où  il  vous  plaira  ;  vous  n'êtes  plus  mon  fils,  et  je  ne 
vous  connais  pas. 

Accompagnez  cet  étranger,  dit-il  ensuite  à  ses  valets, 
qu'il  appela,  et  refermez  sur  lui  les  portes  du  château. 

Don  Juan  salua  gravement  son  aïeul  impassible  et  sa 
grand'mère  qui  pleurait;  puis  il  s'éloigna  en  murmurant: 

—  Voilà  qui  est  bien  :  décidément ,  la  franchise  est  un 
moyen  excellent  pour  éviter  les  sermons  et  obtenir  ce  que 
l'on  souhaite.  Là-ijessus,  il  mit  le  pied  à  Télrier  et  disparut 
dans  l'obscurité  de  la  nuit. 

Parmi  les  cavaliers  accomplis  qui  brillaient,  à  l'aurore  du 
règne  de  Philippe  IV,  dans  la  capitale  des  Espagues,  on 
distinguait  le  chevalier  d'Hautecourt.  Il  n'était  bruit  par  le 
monde  que  de  ses  galanteries,  de  sa  valeur,  de  son  esprit 
et  de  sa  merveilleuse  beauté.  Ce  jeune  seigneur  avait  paru 
tout  à  coup  sur  l'horizon  ;  on  ignorait  sa  famille,  sa  patrie, 
sa  fortune;  mais  on  ne  pouvait  douter  qu'il  ne  fût  gentil- 
homme. Son  humeur  était  si  affable,  son  caractère  si  sédui- 
sant, que  les  amis  lui  vinrent  de  toutes  parts.  Eu  le  voyant, 
on  se  sentait  porté  vers  lui;  dès  qu'on  le  connaissait,  on 
l'aimait  et  on  ne  pouvait  plus  s'en  séparer. 

Courtois  et  discret,  il  n'affichait  les  objets  de  ses  amours 
qu'autant  qu'ils  lui  fissent  honneur  et  qu'ils  fussent  dignes 
d'un  prince.  Entouré  de  la  faveur  publique,  il  captiva  bien- 
tôt celle  des  ministres ,  et ,  désirant  obtenir  un  emploi ,  il 
n'eut  qu'à  publier  ses  intentions  pour  voir  chacun  s'em- 
presser à  le  servir. 

Ud  certain  soir  qu'il  causait  à  demi-voix  sous  le  balcon 


d'une  dame,  au  clair  de  la  lune,  le  frère  de  la  senora  parut 
brusquement  l'épée  à  la  main,  et  le  chevalier  d'Hautecourt 
le  tua  fort  galamment.  L'affaire  avait  de  la  gravité;  le  dé- 
funt était  grand  d'Espagne  et  allié  à  une  famille  puissante  ; 
le  chevalier  dut  prendre  la  fuite.  Il  embrassa  donc  ses 
amis,  qui  mirent  leur  bourse  à  sa  disposition,  et  sortit  de 
Madrid ,  où  il  rentra  dès  que  la  nuit  fut  close,  persuadé 
qu'on  le  chercherait  partout  ailleurs  que  là.  Il  y  avait  alors 
dans  cette  ville  un  béguinage  de  femmes  nobles,  institution 
libre,  retraite  où  l'on  était  admis  sans  prononcer  de  vœux, 
et  où  l'on  suivait  la  douce  règle  des  béguinages  de  Flandre  ; 
ce  fut  là  que  le  fugitif  alla  frapper.  Introduit  auprès  de  la 
supérieure,  jeune  encore  et  douée  de  quelques  attraits  : 

—  Ma  cousine,  lui  dit-il,  poursuivi  pour  un  duel,  je  viens 
me  mettre  sous  la  garde  des  anges  et  m'abriter  sous  vos 
ailes.  Je  suis  don  Juan  de  Watteville  ,  votre  parent,  votre 
cousin ,  qui  aspire  à  devenir  votre  frère  et  votre  hôte. 

11  ajouta  cent  propos  agréables,  et  la  nonnette,  oubliant 
la  mauvaise  réputation  de  ce  joli  garçon,  certaine  d'ailleurs 
de  n'être  pas  compromise  ,  vu  le  changement  de  nom  de 
don  Juan,  consentit  à  le  cacher.  Ces  dames  se  réunissaient 
le  soir  dans  l'appartement  de  la  supérieure  ;  Watteville  sut 
donner  à  ces  réunions  un  charme  inconnu  ;  il  disposait  du 
cœur  de  toute  la  communauté.  Bientôt  une  d'elles  le  rendit 
infidèle  à  sa  bienfaitrice,  puis  une  jeune  pensionnaire  lui 
fit  oublier  la  religieuse.  Cette  demoiselle  était  un  miracle  de 
beauté,  un  prodige  desprit;  l'excès  de  la  passion  le  rendit 
imprudent  :  la  religieuse  dédaignée  dévoila  l'intrigue  à  la 
supérieure,  qui,  touchée  d'une  pieuse  indignation,  bannit 
le  coupable  avec  une  sainte  fureur  et  le  menaça  même  de 
le  livrer  à  l'inquisition.  Don  Juan  pleura  ;  la  supérieure  s'at- 
tendrit ;  le  cousin  obtint  un  sursis  qu'il  employa  fructueu- 
sement, car  il  enleva  sa  conquête  et  partit  avec  elle  pour 
Lisbonne,  après  l'avoir  déguisée  en  jeune  cavalier  :  ils  se 
firent  passer  pour  des  marchands. 

Il  ne  leur  manquait  que  des  marchandises  et  de  l'argent. 
Watteville  vendit  son  cheval ,  son  épée  et  les  bijoux  de  sa 
compagne,  avec  qui  il  s'embarqua  sur  un  navire  qui  appa- 
reillait pour  Smyrne.  Grâce  à  la  séduction  qu'il  exerçait  sur 
tous  ceux  qu'il  approchait,  don  Juan  se  fit  aisément  bien- 
venir du  patron  du  bâtiment.  Mais  ce  charme  que  Watteville 
avait  en  partage,  son  compagnon  le  possédait  à  un  degré 
pour  le  moins  égal  ;  ce  fut  l'avis  du  capitaine,  qui,  démê- 
lant sans  peine  une  jolie  femme  en  la  personne  du  jeune 
cavalier,  devint  bien  vite  épris  d'elle.  A  la  faveur  de  l'oisi- 
veté, les  passions  s'exaltent  facilement  à  bord;  Watteville 
suivit  les  progrès  de  celle  du  marin ,  et,  comme  il  était  dans 
une  position  à  n'oflenser  personne,  il  s'efforça  de  lui  inspirer 
une  amitié  assez  forte  pour  mettre  le  frein  à  d'autres  senti- 
ments .  Il  y  réussit  si  bien,  que  le  patron,  très-honnête  homme 
à  ce  qu'il  paraît,  se  faisant  scrupule  de  trahir  un  ami,  épura 
ses  feux,  et  se  prit  pour  le  jeune  couple  d'une  affection  dé- 
vouée. Chemin  faisant,  Wattevjlle  s'instruisait  de  la  langue 
grecque,  de  la  langue  franque ,  et  surprenait  l'équipage 
par  sa  facilité,  sa  mémoire  et  son  étonnante  sagacité.  En 
débarquant  à  Smyrne,  le  capitaine  plaça  ses  passagers  dans 
la  maison  d'un  confrère;  il  leur  ouvrit  généreusement  sa 
bourse,  afin  qu'ils  pussent  commencer  un  établissement, 
et  il  s'en  retourna  en  Europe,  laissant  à  ses  jeunes  amis 
des  lettres  de  crédit  qui  ne  leur  furent  pas  inutiles.  Cet 
homme  généreux  revint  au  bout  de  deux  ans  ;  il  trouva 
dans  un  état  florissant  maître  Jean  d'Hautecourt,  qui  s'ac- 
quitta envers  lui,  et  lui  rendit  à  son  tour  divers  services 
dans  la  ville. 

Il  ne  manquait  rien  à  ces  amants,  rien  que  les  faveurs 
du  Ciel,  sans  lesquelles  aucune  félicité  n'est  durable  ;  la 


292 


LECTURES  DU  SOIR. 


jeune  Espagnole  tomba  malade  et  mourut.  Ce  coup  fut  ter- 
rible pour  Jean  de  Walteville  ;  il  n'avait,  au  monde ,  aimé 
que  cette  femme,  son  cœur  mourut  avec  elle  ,  et,  à  l'âge 
de  quatre-vingts  ans,  don  Juan  avouait  qu'il  la  regrettait 
encore. 

Soudain  Smyrne  lui  devient  odieux  ;  son  esprit  s'obscur- 
cit, son  activité  s'éteint,  ses  affaires  sont  abandonnées,  la 
vie  n'a  plus  d'objet  pour  lui  ;  il  se  laisse  choir  dans  la  pau- 
vreté, et,  ne  pouvant  plus  supporter  la  vue  des  lieux  té- 
moins de  son  bonheur  perdu ,  il  quitte  la  ville  et  va  cher- 
cher un  autre  pays.  Il  voyage  longtemps,  ne  peut  s'arrêter 
nulle  part  ;  l'ennui  qui  le  pourchasse  incessamment  le 
conduit  enfin  àConstantinople.  Après  avoir  été  trafiquant 
sur  le  port  de  Smyrne,  le  rejeton  des  princes  de  Hongrie, 
des  ducs  impériaux  de  Zéringhen,  dou  Juan  de  Wattevilie, 
arrière-neveu  de  saint  Conrad,  évèque  de  Constance,  prit 
le  turban  et  embrassa  la  religion  de  Mahomet. 

Au  commencement  de  la  seconde  moitié  du  di.x-septième 
siècle ,  l'Autriche  était  en  guerre  avec  la  sublime  Porte.  On 
était  au  printemps;  la  campagne  venait  de  se  rouvrir  sous 
de  fâcheux  auspices.  A  la  suite  de  deux  batailles,  l'Autri- 
chien, battu,  avait  perdu  trois  villes  importantes,  et  il  tem- 
porisait sur  la  frontière,  attendant  des  secours  qui  n'arrri- 
vaient  pas.  L'instrument  de  ses  défaites  était  un  général 
turc  fort  redouté  dans  ce  pays  ,  où  il  avait  précédemment 
remporté  de  grands  avantages  contre  la  république  de  Ve- 
nise. Pacha  de  première  classe,  ou,  comme  on  disait  alors 
en  France,  pacha  à  trois  queues,  Hussem-Pacha  était  de- 
venu la  terreur  des  ennemis  du  grand-seigneur. 

Un  soir  que  le  chef  autrichien,  campé  à  peu  de  distance 
de  l'ennemi,  rêvait  au  moyen  d'éviter  un  engagement  pro- 
chain, on  lui  fit  dire  qu'un  derviche  se  présentait  à  l'en- 
trée du  camp,  demandant  à  l'entretenir  et  à  lui  faire  d'utiles 
révélations  moyennant  quelque  récompense.  Le  général 
commanda  qu'on  lui  amenât  ce  transfuge  ,  qui  refusa  de 
s'expliquer  tant  que  le  chef  ne  serait  pas  seul.  On  fit  donc 
retirer  tous  les  officiers,  à  l'exception  d'un  interprète  que 
le  derviche  congédia,  annonçant  qu'il  était  en  état  de  se 
faire  entendre  en  allemand. 

Dès  qu'il  se  fut  assuré  que  personne  n'écoutait,  le  der- 
viche rejeta  son  capuchon,  s'assit  devant  une  table,  et  pria 
le  général  de  se  placer  en  face  de  lui  : 

—  Je  suis  las  de  mendier  et  de  souffrir,  dit-il  ;  si  tu  veux 
m'entendre  et  payer  mes  services,  je  puis  sauver  ton  corps 
d'armée.  Mais,  d'abord,  jure-moi,  quelque  soit  le  résultat 
de  celte  entrevue,  que  tu  n'attenteras  pas  à  ma  liberté,  et 
signe-moi  un  sauf-conduit. 

Dès  qu'il  eut  obtenu  le  serment  désiré,  le  derviche  reprit 
en  ces  termes  : 

—  Tant  que  Ilussem-Pacha  commandera  les  croyants, 
tu  seras  battu  ;  car  le  pacha  est  favorisé  du  prophète,  et  le 
prophète  est  l'ami  de  Dieu.  Je  puis  faire  périr  Ilussem- 
Pacha  par  le  poison... 

—  Misérable!  s'écria  le  général  avec  la  plus  énergique 
mdignation. 

Le  derviche  l'interrompit  : 

—  J'ai  voulu  peser  ta  loyauté,  infidèle ,  et  je  vois  qu'on 
peut  se  fier  à  la  droiture  d'un  chien. 

—  Explique-toi. 

—  Ilussem-Pacha  ne  périra  point  ;  mais  je  te  le  livrerai. 

—  Comment  un  mendiant  pourrait-il,  sans  quelque  in- 
fâme trahison  (et  nous  autres  Allemands  nous  repoussons 
les  traîtres),  disposer  d'un  chef  ausii  puissant?  Ucllécbis 
avant  que  dp.  fengager  ;  j'ai  juré  de  te  laisser  libre ,  Riais 


non  de  ne  pas  écrire  à  Hussem-Pacha  :  —  Tu  réchauffes 
une  vipère. 

Le  derviche,  à  ces  mots,  sourit,  passa  les  mains  sous  sa 
robe  déguenillée,  en  tira  deux  pistolets  dont  il  dirigea  le 
canon  sur  le  général,  et  dit  : 

—  Je  suis  Hussem-Pacha!...  Silence,  ou  nous  mourons 
tous  les  deux! 

L'Autrichien  contempla  avec  curiosité  le  personnage  qui 
parlait  ainsi.  C'était  un  homme  d'environ  quarante  ans, 
d'une  stature  haute  et  majestueuse,  et  dont  les  traiti 
avaient  une  régularité  admirable;  sa  bouche  souriait  avec 
douceur;  l'extrémité  de  sou  nez,  droit  et  mince,  paraissait 
se  mouvoir  légèrement  quand  le  chef  parlait  ;  ses  yeux  , 
d'un  bleu  transparent,  avaient  l'immobilité  intelligente  et 
la  fixité  diabolique  de  ceux  du  sphinx;  sa  beauté  était  no- 
ble, et  sa  physionomie ,  aimable  quand  on  ne  l'examinait 
pas  à  fond ,  inspirait  d'abord  la  sympathie  et  la  confiance  ; 
ses  lèvres  semblaient  faites  pour  distiller  le  miel  de  la  pa- 
role. 

Tant  que  l'Autrichien  le  contempla,  Hussem-Pacha  sou- 
tint son  regard  d'un  œil  scrutateur;  mais  dès  que  le  raa- 
hométan  reprit  la  parole ,  il  baissa  les  yeux ,  car  il  ne  les 
levait  jamais  sur  son  interlocuteur. 

—  Vous  voilà  tout  surpris ,  raurmura-t-il ,  de  la  visite 
'yl'Hussem-Pacha.  Je  puis  vous  étonner  davantage  :  je  suis 

Hussem  et  je  ne  le  suis  pas  ;  je  suis  né  chrétien  comme 
vous ,  je  suis  comme  vous  fils  de  pères  allemands,  et  comme 
vous  gentilhomme;  comme  vous,  j'ai  servi  l'Espagne,  dont 
vous  êtes  les  alliés  ;  comme  vous,  peut-être,  à  l'heure  qu'il 
est,  je  tiens  fief  de  l'empereur. 

—  Veuillez  me  dire,  si  vous  ne  vous  jouez  de  moi,  à 
quel  singulier  renégat  j'ai  affaire? 

—  Monsieur,  prenez  garde,  interrompit  le  pacha  en  je- 
tant ses  pistolets  loin  de  lui  ;  je  me  nomme  le  chevalier  don 
Juan  de  Walteville... 

—  C'est  un  nom  à  garder,  monsieur,  quand  on  a  le  droit 
de  s'en  prévaloir. 

—  Aussi  mon  intention  est-elle  de  le  reprendre  ;  c'est 
pourquoi  j'ai  bravé  les  périls  de  la  visite  que  j'ai  l'honneur 
de  vous  faire. 

—  Si  je  vous  entends  bien,  monsieur...  le  pacha,  vous 
souhaitez  de  rentrer  dans  le  giron  de  l'Église... 

—  Précisément. 

—  Et,  pour  perdre  les  ennemis  du  Christ,  vous  rentre- 
riez dans  leur  camp  avec  les  sentiments  de  Judith  franchis- 
sant celui  d'Holopherne. 

—  Rompre  avec  les  pécheurs  est  le  premier  fruit  de  la 
péniteuce. 

Dès  que  le  général  se  fut  assuré  de  l'authenticité  du  per- 
sonnage : 

—  Çâ,  demanda-t-il ,  vos  conditions? 

—  Mon  frère  l'ambassadeur,  en  ce  moment  à  Venise,  se 
chargera  de  les  faire  accepter  ;  je  lui  adresse  un  paquet  que 
voici;  mettez  bien  vite  un  courrier  en  campagne.  Je  de- 
mande beaucoup,  je  vous  en  préviens  ;  à  votre  tour,  que 
sollicitez-vous  de  Hussem-Pacha? 

—  Vous  nous  laisserez  reprendre  nos  trois  places  fortes 
et  détruire  votre  armée. 

—  Puisque  vous  êtes  trop  courtois  pour  la  battre  sans 
ma  permission,  je  vous  l'octroie  de  grand  cœur.  Votre  pa- 
role me  répond  de  votre  droiture,  monsieur;  mais  comme 
vous  pourriez  vous  défier,  non  de  don  Juan  de  Walteville, 
mais  du  pacha  Hussem ,  je  vais  développer  mes  plans  de 
campagne  et  indi(iuer  les  mouvements  que  je  compte  opé- 
rer avec  mes  troupes  durant  la  négociation.  Vous  les  sui- 
vrez, vous  en  paralyserez  les  effets,  et  la  précision  avec 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


293 


/aquelle  ce  projet  sera  exécuté,  sera  pour  vous  une  preuve 
irréfragable  de  mon  identité. 

A  ces  mots ,  les  deux  généraux  se  séparèrent  ;  l'Autri- 
chien prépara  son  courrier,  et  Hussem-Pacha  regagna  le 
camp  des  Turcs. 

Les  circonstances  qui  l'avaient  contraint  à  cette  démar- 
che hardie  étaient  impérieuses.  11  s'était  gardé  d'expliquer 
à  l'Autrichien  sa  situation  véritable,  de  crainte  de  se  dé- 
précier à  ses  yeux. 

Lors  de  son  arrivée  à  Constantinople,  il  avait  longtemps 
vécu  au  jour  le  jour,  cherchant  à  se  rapprocher  des  grands 
et  briguant  l'avantage  de  les  servir.  Exempt  de  préjugés, 
connaissant  son  propre  mérite,  doué  d'une  volonté  patiente 
et  durable ,  il  finit  par  trouver  moyen  de  se  faire  donner 
audience  par  un  vizir  qui ,  récemment  disgracié ,  aspi- 
rait à  redevenir  premier  ministre.  Constantinople  est  le 
pays  de  l'intrigue;  une  intrigue  élevait  tour  à  tour  et 
abaissait  ce  seigneur,  qui  avait  un  rival  dangereux  dans  la 
faveur  du  prince.  Le  vizir  sentit  promptement  l'utilité  qu'on 
pouvait  tirer  d'un  esprit  aussi  délié  que  celui  de  notre  hé- 
ros; il  remonta  au  pouvoir,  et,  grâce  à  cet  adroit  auxi- 
liaire ,  il  ne  redescendit  plus.  La  fortune  de  don  Juan  se 
ressentit  de  la  faveur  de  son  maître  ;  Watteville  franchit 
rapidement  les  premiers  grades  de  l'armée  ;  puissant 
seigneur  à  son  tour,  il  obtint  un  pachalick  sur  les  confins 
de  la  Morée.  Ses  talents  militaires  le  mirent  à  même  de  sou- 
tenir avec  honneur  ce  rang  élevé.  Mais,  à  l'époque  où  il 
combattait  contre  l'Autriche,  son  protecteur  mourut,  et 
leur  commun  adversaire  remonta.au  pouvoir.  De  sorte  que 
Ilussem-Pacha ,  familiarisé  aux  perfidies  de  la  politique 
ottomane ,  attendait  chaque  jour  son  rappel  et  l'envoi  du 
lacet  fatal. 

La  réponse  du  pape  et  du  roi  d'Espagne  à  ses  proposi- 
tions précéda  sa  disgrâce  ;  il  conduisit  ses  troupes  dans  une 
embuscade  où  elles  furent  taillées  en  pièces,  et  il  fut  fait 
prisonnier.  Le  Saint-Père  le  reçut  à  Rome  en  1659,  lui 
donna  l'absolution  et  lui  remit  les  lettres  de  grâce  du  roi 
d'Espagne.  En  même  temps,  on  l'investit  de  l'abbaye  de 
Baume,  au  comté  de  Bourgogne ,  le  second  bénéfice  de  la 
province,  ainsi  que  d'une  autre  abbaye  en  Picardie;  plus 
tard,  on  le  nomma  archevêque  de  Besançon,  dignité  dont 
le  chapitre  le  contraignit  à  se  démettre. 

Honoré  parce  qu'il  était  puissant,  recherché  à  cause  de 
son  esprit ,  le  nouvel  abbé  porta  la  crosse  comme  il  avait 
porté  1  épée,  et  vécut  avec  magnificence  dans  sa  solitude 
du  Jura.  Bientôt  les  projets  de  Louis  XIV  sur  la  Franche- 
Comté  le  rappelèrent  aux  affaires.  Le  parlement  de  Dôle 
l'envoya  comme  ambassadeur  à  Berne  pour  solliciter  un 
secours  des  treize  cantons.  Avec  la  perspicacité  qui  le  dis- 
tinguait, don  Juan  de  Watteville  avait  compris  l'impossibi- 
lité d'une  défense  et  l'insuffisance  de  l'Espagne  ;  il  fit  donc 
échouer  la  négociation ,  parut  désespéré  de  cet  échec,  reçut 
les  sollicitations  du  parlement  d'un  air  contrit,  et  attendit 
les  événements.  A  cette  époque,  il  joignait  à  ses  dignités 
celles  de  membre  du  parlement,  de  haut-doyeu  du  cha- 
pitre de  Besançon  et  de  grand-bailli  d'Amont.  La  mort  de 
son  frère  l'avait  mis  en  possession  des  biens  de  sa  famille, 
et,  entre  autres,  de  Chàlelvilain,  où  nous  l'avons  vu  faire 
ses  débuts  et  ses  adieux  à  ses  grands  parents.  Il  avait  reçu 
en  outre  la  coadjutorerie  de  Luxeuil,  dont  il  se  démit  plus 
tard,  et  l'investiture,  à  titre  de  fief  héréditaire  dans  sa  mai- 
son, du  couvent  des  dames  nobles  de  Châleau-Chàlon.  La 
dignité  d'abbesse  fut  conférée  à  l'une  de  ses  parentes,  à  la 
crosse  de  laquelle  il  plaça  un  rubis  énorme,  le  plus  gros 
des  rubis,  qu'il  avait  rapporté  de  l'Orient,  et  qui,  célèbre 
en  Europe,  fut  connu  sous  le  nom  du  IFatteville ,  et  si- 


gnalé parmi  les  diamants  royaux  dans  les  Manuels  des  la- 
pidaires. 

Ce  fut  à  l'époque  de  sa  prospérité  croissante  que  M.  de 
Louvois  lui  fit  proposer  de  vendre  la  province  au  roi  très- 
clirclien.  Pélisson,  qui  rapporte  ce  fait,  observe  que  «  la 
t  Franche-Comté  n'avait  guère  de  personnes  plus  mtelli- 
«  gcntes  et  plus  capables  d'affaires  ou  d'intrigues  que  doa 
ï  Jean  de  Watteville  »,  et  voici  le  portrait  qu'il  en  trace  : 

«  La  nature  et  la  fortune  avaient  contribué  presque  éga- 
ï  lement  à  son  habileté.  Un  tempérament  froid  et  paisible 
«  eu  apparence,  ardent  et  violent  en  eflet;  beaucoup  d'es- 
«  prit,  de  vivacité  et  d'impétuosité  au  dedans  ;  beaucoup  de 
«dissimulation,  de  modération  et  de  retenue  au  dehors; 
«  des  flammes  couvertes  de  neige  et  de  glace  ;  un  grand 
«  silence  ou  un  torrent  de  paroles  propres  à  persuader  ;  ren- 
«  fermé  en  lui-même,  mais  comme  pour  en  sortir  au  besoia 
«  avec  plus  de  force  :  tout  cela  exercé  par  une  vie  pleine 
«  d'agitations  et  de  tempêtes,  propre  à  donner  plusdefer- 
«  meté  et  de  souplesse  ii  l'esprit.  » 

On  n'épargna  pas  le  nerf  de  l'intrigve  à  l'abbé  ;  il  n'é- 
pargna ni  les  flatteries  ni  les  promesses.  Par  ses  soins,  le 
parlement,  si  bien  uni  jusque-là  contre  la  France,  se  divisa 
tout  à  coup  en  deux  partis  ;  les  hommes  d'épée  se  corrom- 
pirent, les  plus  fidèles  perdirent  l'enthousiasme,  la  résis- 
tance fut  assoupie. 

Sur  ces  entrefaites,  le  grand  roi  se  présenta  ;  sa  marche 
fut  rapide  ;  il  semblait  vaincre  et  ne  combattait  que  d«« 
moulins  à  vent.  Gray  seul  résista  sérieusement;  le  nomi^ 
Watteville  y  était  exécré  ;  ce  que  voyant,  l'abbé,  qui  avai\: 
démoralisé  le  marquis  d'IIyenne,  gouverneur  de  la  province 
pour  le  roi  d'Espagne,  l'abbé  s'introduisit  seul  avec  ce  gé- 
néral dans  la  place  assiégée,  au  milieu  des  clameurs  et  des 
menaces  de  la  population. 

—  Si  nous  ne  sommes  massacrés  avant  que  j'aie  pu  par- 
ler aux  magistrats,  disait-il,  la  place  sera  rendue. 

Ce  trait  d'audace  et  de  confiance  rappelle  l'entreprise 
d'Alcibiade  quand  il  voulut  s'emparer  de  Catane.  Don  Juan 
parla,  les  colères  s'éteignirent,  la  résolution  des  chefs  s'at- 
tiédit, et  le  lendemain  l'on  fit  entrer  Louis  XIV  à  cheval  par 
une  brèche.  Watteville  reçut  deux  mille  pistoles  pour  prix 
de  ce  petit  service.  Gray,  cependant,  contenait  un  homme 
fidèle,  le  maire,  nommé  Guilon,  qui,  en  rendant  les  clefs 
au  monarque,  lui  dit  : 

—  Sire ,  la  conquête  serait  plus  glorieuse  si  elle  eût  été 
disputée. 

Quelques-uns  prétendent  qu'on  le  fit  pendre  ;  c'était  le 
sentiment  du  père  Ravaillard,  qui  me  conta  la  chose  dans 
le  cloître  de  l'abbaye  de  Baume  ;  mais  le  pauvre  homme  no 
rêvait  que  tenailles  et  gibets.  C'était,  chez  lui ,  une  maladie 
de  famille. 

Par  malheur  pour  l'abbé  de  Baume  ,  le  traité  d'Aix-la- 
Chapelle  rendit  le  comté  de  Bourgogne  au  roi  catholique. 
Don  Juan,  forcé  de  se  réfugier  à  Paris,  publia  bravement 
son  Apologie,  et  l'envoya  à  Iq  cour  de  Madrid.  Quatre  ans 
après,  le  comté  de  Bourgogne  fut  définitivement  reconquis 
et  incorporé  à  la  France  (1674).  Notre  prélat  revint  alor 
dans  sa  patrie,  et  fixa  sa  résidence  à  Baume,  où  il  se  pro- 
cura tous  les  plaisirs,  toutes  les  distractions  qui  contribuent 
à  charmer  la  vie  des  chrétiens  et  celle  des  Turcs.  Il  avait 
jugé  à  propos  de  ne  changer  aucune  des  habitudes  qu'il 
avait  prises  dans  ses  voyages,  et  de  faire  revivTC  l'Orient 
à  son  abbaye  de  Baume-les-Messieurs. 

11  y  tenait  sa  cour:  abbés, gentilshommes,  magistrats, 
venaient  y  prendre  leurs  ébats.  Son  monastère,  de  l'ordre 
irrégulier  de  l'abbaye  de  Thélème,  suiva:'.  la  règle  de  ce( 
agréable  réformateur  qu'on  nomme  lîabelais. 


294 


LECTURES  DU  SOIR. 


Du  reste,  inflexible  pour  les  corvéables,  il  daignait,  si 
l'on  s'en  rapporte  au  bonhomme  KavaillarU ,  leur  casser  la 
tête  lui-même.  Son  courage  personnel  allait  jusqu'à  la  té- 
mérité :  ayant  appris  que  des  voleurs  avaient  établi  leur 
repaire  dans  une  forêt  du  voisinage,  il  conduisit  ses  gens 
à  la  chasse  aux  bandits  comme  à  une  partie  de  plaisir,  et 
prit  si  peu  de  précautions,  qu'il  tomba,  seul  et  séparé  de 
ses  compagnons,  au  milieu  du  gîte.  Avant  qu'ils  eussent 
le  temps  de  se  reconnaître,  il  en  tua  deux  ou  trois,  et  em- 
mena le  survivant  à  Baume,  où  il  le  fît  pendre,  sans  souf- 
frir que  les  gens  du  roi  s'en  mêlassent  ;  car  il  rendait  la  jus- 
lice  lui-même ,  et  gouvernait  dans  son  fief  comme  un 
compagnon  du  franc-comte  Rainauld. 

11  faisait  de  grandes  courses  à  pied  et  se  rendait  parfois 
ainsi  jusqu'à  Besançon;  la  distance  est  de  quinze  lieues. 
Un  jour,  il  lui  prit  fantaisie  déjouer  le  rôle  de  brigand  et 
d'attaquer  trois  récollets  qui  se  rendaient  à  la  métropole; 
il  les  dépouilla  proprement,  et  ces  pauvres  clercs  furent  tout 
ébahis,  en  arrivant,  de  retrouver  leur  voleur  à  la  tête  du 
chapitre  du  diocèse.  11  en  résulta  une  foule  de  quiproquos 
sur  lesquels  Ravaillard  s'étendait  avec  un  agrément  infini. 
Watteville  était,  dit-on,  fort  charitable,  et  se  plaisait  à  tirer 
de  la  misère  de  pauvres  gens  qu'il  faisait  venir  et  qui  s'at- 
tendaient à  quelque  supplice.  Son  adresse  à  tous  les  jeux 
était  remarquable  :  elle  lui  valut  même,  sur  la  fin  de  sa  vie, 
un  surnom  qui  lui  est  resté  parmi  le  peuple  de  la  contrée. 
Comme  il  aimait  à  jouer  à  l'hombre,  et  qu'il  s'en  tirait  avec 
assez  de  supériorité  pour  gagner  codille  presque  toujours, 
ses  amis,  ses  voisins  le  surnommaient  l'abbé  Codille.  Cette 
gloire  modeste  fut  la  dernière  qu'il  recueillit.  A  l'âge  de 
quatre-vingt-dix  ans,  exempt  d'infirmités  et  dans  toute  la 
force  de  son  esprit,  il  s'éteignit  à  Baume,  le  4  janvier  1702. 
11  fut  inhumé  au  pied  du  mur  latéral  d'une  des  contre-nefs 
de  l'église,  qui  est  d'un  style  gothique,  pesant  et  sauvage. 
Sur  sa  tombe ,  en  marbre  noir,  surmontée  de  ses  armoi- 
ries, on  lit  encore  cette  épitaphe  : 

«Ilalus  etBurgundus  in  armis;  Callus  in  albis; 
«In  curià  reclus  presbyler.-  abbas  adesl.» 

Ce  distique,  que  j'expliquai  à  mon  chronicpieur  Pierre- 
François  Kavaillard,  me  parut  lui  donner  un  goût  modéré 
pour  le  style  lapidaire.  Le  Comtois  est  ami  du  détail. 
Comme  je  tenais  à  me  concilier  cet  homme  étrange  et  à  le 
mettre  en  humeur  de  causerie,  piqué  dans  ma  curiosité 
par  son  nom  et  par  certaines  paroles  qui  lui  étaient  échap- 
pées, je  lui  proposai  à  mon  tour,  avec  plus  de  bonne  vo- 
lonté que  de  modestie ,  et  de  discernement  peut-être ,  de 
lui  conter  une  histoire. 

—  Une  histoire  de  l'abbé  Codille?  interrompit  le  villa- 
geois en  arrondissant  ses  petits  yeux  de  chat. 

—  Comme  vous  le  dites. 

—  Eh  bien  !  alors,  sortons  du  cloître  ;  le  soleil  est  tout  à 
fait  remonté  sur  la  montagne  et  je  demeure  à  plus  d'une 
lieue.  Restez-vous  au  village,  monsieur? 

—  Non,  je  vais  coucher  à  Voiteure. 

—  A  Voiteure...  Si  vous  consentiez  à  faire  un  petit  dé- 
tour?... 

—  J'en  ferais  un  grand,  mon  bon  monsieur  Ravaillard, 
pour  le  plaisir  de  causer  avec  vous. 

—  Vous  êtes  bien  honnête.  Monsieur  n'est  pas  du  pays? 
Comme  je  lui  répondais,  nous  arrivâmes  à  l'avenue  de 

tilleuls  qui  ombrage  le  monastère;  les  paysans  se  détour- 
nèrent pour  éviter  mon  compagnon,  qui  prit  une  expres- 
sion de  visage  assez  âpre;  puis  nous  passâmes  silencieux 
entre  ces  deux  roches  aiguës  et  sinistres  qu'on  nomme 
les  portes  de  Baume. 


—  Sans  vous  commander,  murmura  le  bonhomme,  je 
vous  rappellerai  que  vous  me  devez  une  histoire. 

—  Vous  avez  souvent  parcouru  les  ruines  de  cette  riche 
abbaye,  et  vous  savez  que  les  grandeurs  de  ce  monde  ne 
sont  pas  éternelles.  A  la  fin  de  la  révolution  française,  de 
toute  la  gloire,  de  toutes  les  richesses,  de  toute  la  maison 
puissante  des  Watteville ,  il  ne  restait  plus  qu'une  pauvre 
vieille  femme  dans  la  misère,  et  un  rubis.  Le  rubis  était 
celui-là  même  dont  l'abbé  Codille  avait  dolé  la  crosse  de 
Chàteau-Chàlon  ;  la  pauvre  vieille  était  la  dernière  abbesse 
du  nom  de  Watteville.  Cette  femme,  que  j'ai  vue  presque 
centenaire,  habitait  alors  un  méchant  grenier  à  Besançon, 
dans  la  rue  Saint-Vincent,  qu'on  appelait  sous  le  Direc- 
toire rue  de  la  Liberté.  Malgré  son  extrême  indigence,  l'ab- 
besse  n'avait  jamais  eu  le  courage  de  se  défaire  de  son 
rubis,  dont  le  prix  aurait  pu  payer  une  province,  dans  le 
temps  que  les  provinces  ne  colîtaient  pas  trop  cher.  Cepen- 
dant, pressée  par  la  faim,  ayant  épuisé  toutes  les  ressour- 
ces, elle  se  décida  à  la  perte  du  dernier  fleuron  de  sa  cou- 
ronne. A  cette  époque,  l'argent  était  rare  et  ne  se  montrait 
guère.  L'abbesse  se  rendit  chez  M.  de  *"*,  qui  passait  pour 
très-riche  et  qui  mettait  sa  gloire  à  thésauriser  en  vivant 
avec  la  plus  dure  économie.  L'abbesse  lui  exposa  sa  pro- 
fonde misère,  le  millionnaire  objecta  son  dénùment  com- 
plet :  ils  firent  assaut  de  lamentations.  Comme  il  brocantait 
volontiers,  dans  le  but  d  obliger  les  malheureux,  pourvu 
qu'ils  lui  offrissent  un  bénéfice  énorme,  M"«  de  Watteville 
ne  se  tint  pas  pour  battue. 

—  Je  possède,  lui  dit-elle,  un  joyau  précieux ,  dernier 
débris  de  notre  fortune  ;  mes  ancêtres  y  tenaient  beaucoup, 
et  jamais  il  ne  sortirait  de  ma  famille  sans  les  exigences 
de  la  nécessité.  Veuillez  examiner  ce  rubis  et  m'avanccr 
quelque  somme  sur  ce  gage. 

—  Hélas!  madame,  si  j'étais  moins  gêné ,  je  serais  trop 
heureux  de  vous  obliger  gialuitement;  mais  on  vous  a 
trompée,  si  l'on  vous  a  dit  que  je  prêtais  sur  gage  ;  ce  genre 
d'arrangement  me  répugne  ;  reprenez  votre  rubis. 

Craignant  d'avoir  été  indiscrète,  l'abbesse  s'excusa  hum- 
blement, et  supplia  M.  de***  d'acheter  cette  pierre  pré- 
cieuse, de  la  conserver  et  comme  sa  propriété,  et  comme 
une  marque  de  sa  reconnaissance. 

—  J'ignore,  repartit  le  bonhomme,  la  valeur  de  cette  ba- 
gatelle, je  ne  me  connais  pas  en  pierreries  ;  peul-être  a-t-olle 
un  prix  très-grand,  peut-être  sa  valeur  est  elle  modique; 
je  craindrais  de  me  méprendre  à  voire  détriment  ou  au 
mien.  Voyez  unjoaillier,  et  entendez-vous  avez  lui. 

—  Comment  le  pourrais-je?  répondit  l'abbesse.  Sans  la 
pauvreté  qui  me  cache  et  l'obscurité  qui  me  protège,  mon 
nom  m'aurait  depuis  longtemps  envoyée  à  léchafaud. 
Si  je  montrais  ce  bijou,  si  j'attirais  l'atteulion,  je  me  ren- 
drais suspecte  et  courrais  plus  d'un  péril.  Si  vous  n'avez 
pitié  de  moi ,  il  ne  me  reste  qu'à  mendier  ou  à  mourir  de 
faim. 

—  Quelque  pauvre  que  je  sois  aussi ,  madame ,  j'ai  en- 
core, dans  un  coin,  deux  mille  francs  intacts.  Votre  situa- 
tion me  touche  ,  je  vais  vous  en  donner  quinze  cents.  C'est 
peut-être  un  mauvais  marché  que  je  conclus;  mais  je  ne 
puis  voi;-  laisser  dans  la  détresse.  A  mon  prochain  voyage 
à  Paris,  jo  m'informerai  du  prix  de  ce  rubis,  et,  s'il  y  a 
lieu ,  je  vous  dédonunagerai  par  une  nouvelle  somme. 

Peu  de  temps  après,  M.  de  ***  se  présente  chez  un  joail- 
lier fameux  du  Palais-Royal.  Il  tire  de  la  |)oohc  de  son  gilet 
le  rubis  en  question,  le  frotte  avec  sa  manche  en  murmu- 
rant d'un  air  insouciant  : 

—  J'ar  une  petite  pierre  a  vous  montrer... 

Dès  que  le  lanidaire  a  jeté  les  yeux  sur  l'objet ,  il  s'en 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


20Û 


saisit ,  le  jette  dans  un  tiroir  dont  il  retire  la  clef,  et,  s'a- 
dressant  à  ses  commis  : 

—  Fermez  sur-le-champ  les  portes,  s'écria-t-il,  et  courez 
chercher  main-forte!  Et  vous ,  ajouta-t-il  en  prenant  au 
collet  M.  de  ***,  dont  la  mise  n'annonçait  pas  le  possesseur 
de  plusieurs  millions,  n'essayez  pas  de  m'échapper! 

M.  de**'  eut  beau  protester,  s'indigner  et  demander  rai- 
son de  cette  violence,  le  lapidaire  fut  inflexible. 

—  Enfin ,  murmura-l-il ,  comptez-vous  me  dérober  de 
force  cette  pierre,  que... 

—  Cette  pierre!  s'écria  le  joaillier  avec  enthousiasme; 
savez-vous  ce  que  c'est  que  cette  pierre  ?  c'est  le  Jf'atle- 
ville,  monsieur,  le  plus  rare,  le  prince  des  rubis  !  tfon 
iguoraitson  sort  depuis  longtemps;  il  passerait  pour  fabu- 
leux, s'il  n'était  gravé  dans  notre  manuel  ;  et  vous  ne  sor- 
tirez pas  que  je  ne  sache  comment  il  est  tombé  entre  vos 
mains. 

—  Cela  vaut  donc  quelque  argent?... 

—  Peu  vous  importe  à  celte  heure. 

— 11  m'importe  beaucoup;  car  je  le  tiens  directement 
de  la  dernière  abbesse  de  AValleviile,  qui  est  dans  l'indi- 
gence et  qui  m'a  chargé  de  lui  trouver  de  l'argent. 

Là-dessus,  M.  de***  se  nomma,  et  sut  prouver  qu'il  n'é- 
tait point  un  voleur.  Quand  il  eut  exhibé  ses  titres,  ses  pa- 
piers et  tout  ce  qui  peut  constater  lidentité  d'un  homme: 

—  Combien  m'offririez-vous  du  ^'a//cii7/e?  demautia- 
t-il  au  lapidaire. 

—  Ma  fortune  ne  me  permet  pas  d'en  faire  l'acquisition. 
11  faudrait,  pour  l'acheter  et  le  revendre,  que  plusieurs  joail- 
liers se  réunissent;  et  qu'ils  fussent  intéressés  à  cette  im- 
mense aflaire  par  quelque  événement  dans  les  maisons 
royales  de  lEurope,  un  couronnement,  un  mariage,  par 
exemple.  Si  vous  voulez,  je  parlerai  âmes  confrères. 

—  C'est  inutile,  répliqua  M.  de  ***  ;  je  ne  suis  pas  pressé 
de  m'en  défaire. 

Et,  replaçant  le  joyau  dans  la  poche  de  son  gilet,  il  laissa 
ce  lapidaire  enchanté  d'avoir  vu  le  Walteville  une  fois  en 
sa  vie. 

De  retour  à  Besançon ,  M.  de  ***  donna  six  mille  francs 
à  la  vieille  abbesse  ,  qui,  jusqu'à  son  dernier  jour,  le  bénit 
et  l'honora  comme  son  bienfaiteur. 

.\  l'époque  du  couronnement  de  l'Empereur,  M.  de  *** 
fut  choisi  par  le  département  du  Doubs  pour  aller  compli- 
menter les  Majestés  nouvelles.  11  porta  son  rubis  chez  un 
autre  joaillier,  qui,  moins  érudit  que  le  premier,  se  borna 
à  louer  la  grosseur,  le  poids  de  la  pierre,  sa  nuance  et  la 
pureté  des  facettes.  11  n'avait  jamais  ouï  parler  du  ff'atte- 
vilU. 

—  C'est  dommage,  observa-t-il  après  l'avoir  examinée, 
qu'elle  ait  sur  une  des  tranches  cette  petite,  tache  opaque. 
Sans  ce  défaut,  elle  serait  parfaite. 

—  Ne  pourrait-on  l'enlever?  objecta  l'acquéreur. 

—  Si  fait  ;  mais  cette  opération  sur  une  des  facettes  m'o- 
bligerait à  modifier  l'angle  des  autres  ;  ce  travail  vous  coû- 
tera deux  ou  trois  mille  francs.  C'est  une  taille  complète 
sur  un  sujet  qui  excède  les  proportions  ordinaires,  et  qui  ^ 
besoin  d'être  rajeuni  pour  la  forme. 

Ravi  de  penser  que  grâce  à  lui  et  pour  lui  le  fFaltevilU 
allait  être  sans  défaut,  M.  de  '**  attendit  avec  impatience 
l'issue  de  l'opération.  Dès  qu'il  lui  fut  remis ,  il  admira 
l'éclat  éblouissant ,  l'air  élégaut  et  dégagé  de  son  joyau.  Le 
plaisir  qu'on  ressent  seul  n'est  plaisir  qu'à  demi  ;  M.  de*** 
résolut  de  faire  jouir  un  connaisseur  de  celte  glorieuse 
transformation.  11  se  souvint  du  premier  lapidaire  qu'il 
avait  autrefois  visité  ; 


—  Voilà ,  pensa-t-il,  un  véritable  artiste  et  digne  d'ap- 
précier la  perfection  de  mon  rubis. 

Pour  mieux  savourer  l'agréable  surprise  du  lapidaire, 
M.  de  ***,  sans  se  faire  annoncer  ni  reconnaître,  le  va  sur- 
prendre à  son  travail. 

—  J'ai,  dit-il  avec  une  ambitieuse  modestie,  en  posant 
la  pierre  auprès  d'un  étau,  j'ai  un  petit  caillou  à  vous  mon- 
trer... 

Le  lapidaire  soulève  ses  lunettes,  jette  un  coup  d'œildc 
côté  sur  ce  qu'on  a  posé  là,  et  reprend  froidement  sa  besogne 
en  murmurant  : 

—  Je  suis  à  vous;  veuillez  attendre  une  minute. 
Ébahi  de  cet  accueil,  M.  de***  ne  sait  que  penser. 

—  Et  combien  voulez-vous  de  cela?  dit  négligemment  le 
lapidaire  sans  se  détourner. 

—  Cela!  s'écrie  M.  de  ***;  mais...  cela,  c'est  le  Tf'atte- 
tille! 

—  Le  Tratteville !\oas  plaisantez,  mon  bon  monsieur, 
et  vous  vous  adressez  mal  pour  railler;  car,  moi  qui  vous 
parle,  je  l'ai  vu,  le  fFatteville,  je  l'ai  tenu  dans  cette  main! 

Et,  feuilletant  un  gros  livre,  il  le  plaça  devant  M.  de*** 
en  s'écriant: 

—  Tenez,  voilà  le  portrait  du  U'attenlle ;  jugez  vous- 
même  de  la  ressemblance  :  cette  tache  sombre ,  cette  pe- 
santeur, cette  taille  à  l'antique;  tels  sont  les  caractères  du 
rubis  vénérable  que  vous  calomniez. 

—  C'est  fort  juste,  murmura  le  millionnaire  avec  un  sou- 
rire malicieux;  mais  je  le  connais  aussi  bien  que  vous,  le 
U'aiteville,  puisque  c'est  moi  qui  vous  le  montrai  autre- 
fois, et  je  vous  répète  qu'il  est  sous  vos  yeux  ;  mais  ravivé 
et  purifié  de  toute  tache. 

—  Comment!  c'est  là... 

—  Oui,  oui,  monsieur;  nous  l'avons  amélioré;  c'est  lui, 
toujours  lui,  mais  sans  défaut. 

—  Misérable!  s'écria  le  lapidaire  en  sautant  à  la  gorse 
deM.de***;  vous  avez  déshonoré  une  pareille  pierre!  vous 
avez  assassiné  le  fraltecille,  l'honneur  des  rubis!  Sortez 
de  chez  moi ,  monsieur,  et  n'y  revenez  jamais  ! 

—  Mais  cette  tache? 

—  Était  son  blason. 

—  Enfin,  tel  qu'il  est,  son  prix  est-il  moindre  ?  Que  vaut- 
il  encore? 

—  Rien  pour  moi ,  peu  de  chose  pour  un  autre  :  trois  ou 
quatre  mille  francs,  peut-être.  Remportez,  monsieur,  cette 
pierre  bourgeoise  et  faites-la  monter  en  épingle  pour  vous  ; 
je  n'en  veux  pas. 

Jugez  du  désespoir  de  notre  harpagon  !  Avoir  détruit  une 
merveille  n'était  rien  à  ses  yeux  ;  ce  qui  lui  perça  le  cœur, 
ce  fut  d'avoir  déboursé  dix  niille  francs  pour  un  objet  qui 
n'en  valait  plus  que  trois  mille.  Il  en  garda  rancune  à  la 
pauvre  abbesse ,  et  il  comprit  si  peu  le  ridicule  de  sa  con- 
duite en  cette  aventure,  qu'il  la  contait  volontiers  pour 
prouver  qu'il  était  malheureux  en  afTaires  et  que  rien  ne 
lui  avait  réussi  dans  ce  mond.e. 

Ainsi  finit  la  splendeur  de  cette  noble  race,  dont  les  chà- 
tellenies  éventrées  s'égrenaient  déjà  sur  le  flanc  des  collines 
du  Jura.  De  toute  sa  splendeur,  il  n'avait  survécu  que  cette 
pierre,  héritière  du  nom  de  la  branche  comtoise  des  Watte- 
ville,qui  périt  avec  elle. 

En  guise  de  commentaire,  dès  que  j'eus  terminé,  le  bon- 
homme Ravaillard  soupira,  et  dit: 

—  Le  bien  mal  acquis  ne  profite  jamais. 

Je  le  laissai  à  son  illusion  consolante,  et  continuai  de 
gravir  avec  lui ,  par  un  sentier  très-raide,  hérissé  d'un 
cailloutage  analogue  à  un  vieux  pavé  de  voie  romaine.  A 
un  certain  embranchement  de  route,  Ravaillard ,  me  mou'^ 


296 


LECTURES  DU  SOIPx 


Irant  une  sorte  de  meule  en  pierre  grise  trouée  au  centre 
et  enfoncée  dans  le  sol,  murmura  : 

—  Voici  le  support  du  gibet  de  Juan  de  Watte\  ille  ;  nous 
approchons  de  ma  demeure. 

Derrière  nous,  le  rideau  des  montagnes  s'entr'ouvrait 
soudainement,  et,  entre  deux  immenses  arêtes  de  roc  vif, 
l'œil  plongeait  au  loin  sur  le  clocheton  aigu  de  l'abbaye  et 
dans  le  vallon  désolé  de  Baume  ;  de  tous  côtés  se  dres- 
saient des  bandes  de  rochers  gris,  découpant  sur  le  ciel, 
avec  dureté,  leurs  tristes  méandres,  souvenirs  impérissables 
du  déluge  et  du  courroux  du  Ciel.  Le  long  de  ces  talus  in- 
flexibles, il  ne  croit  que  des  plantes  malheureuses  ;  l'ellé- 
bore, larhue,  la  chélidoine,  lalitymale,  de  livides  éclaires 
et  quelques  buis  contournés.  Les  coteaux  voisins  sont  ca- 
chés sous  d'épaisses  forêts. 

A  mesure  que  nous  avancions,  Ravaillard  devenait  som- 
bre et  intimidé.  Au  sommet  du  plateau,  que  les  bois  enve- 
loppent, nous  trouvâmes,  dans  une  fondrière,  les  maisons 
éparses  du  hameau  de  Ronnay  au  milieu  de  quelques  terres 
défrichées.  Sur  le  bord  d'un  précipice,  dans  un  champ  pier- 
reux, sont  les  débris  d'une  construction  démantelée  jusqu'à 
un  pied  du  sol. 

—  Voilà,  dit  mon  compagnon  d'une  voix  creuse  ,  les 
champs  Ravaillard  et  la  ruine  de  la  première  habitation  de 
mes  pères. 

Plus  loin,  à  l'extrémité  d'une  file  de  chaumières  basses, 
il  s'arrêta  à  la  porte  d'une  masure  écrasée,  et,  d'un  air  em- 
barrassé,  m'offrit  d'entrer  chez  lui.  Comme  je  franchissais 
le  seuil  : 

—  Vous  n'êtes  pas  superstitieux?  demanda-t-il. 

—  Non,  dis-je  en  mentant  avec  effronterie. 

—  C'est  que  nous  portons  malheur,  monsieur  ;  Dieu  ne 
bénit  pas  notre  toit. 

On  ne  pouvait  plus  reculer  :  dans  cette  cabane  démeu- 
blée ,  qui  accusait  la  plus  amère  indigence ,  le  reOet  du 
crépuscule  éclairait  deux  chaises  de  bois,  une  grande  che- 
minée noire  et  une  table  sur  laquelle  était  un  couteau.  Dicn- 
lôi  la  famille  de  mon  hôte  arriva  :  deux  grands  garçons 
clUanqués  chargés  de  ramée  et  une  jeune  fille  de  quatorze 
an^,  hâves  et  déguenillés. 

Ronnay  est  le  plus  pauvre  des  hameaux  du  Jura  ;  les 
Ravaillard  sont  les  pauvres  de  Ronnay  ;  leur  maison  a  déjà 
brûlé  deux  fois.  Les  membres  de  celle  famille  sont,  depuis 
plusieurs  générations,  divisés  par  la  haine,  et  les  fils  atten- 
dent l'heure  où  ils  sont  assez  forts  pour  battre  leur  père. 
Ils  vivent  seuls  ,  et  la  terre  semble  fermée  pour  eux.  Ra- 
vaillard me  conta  ses  douleurs,  et  finit  en  s'écriant: 

—  Le  sort  nous  poursuit,  et  nous  payons  pour  des  maux 


que  nous  n'avons  pas  faits.  Nous  sommes  les  derniers  des- 
cendants de  la  famille  de  François  Ravaillac  (1). 

Les  Ravaillard  ont  une  haute  réputation  de  probité  ;  ils 
exercent  l'état  de  bûcherons,  leurs  pères  passent  pour  avoir 
fait  de  ce  défilé  un  coupe-gorge.  Après  la  mort  de  Henri  IV, 
forcés  de  s'expatrier,  ils  cherchèrent  tout  naturellement  un 
asile  au  comté  de  Bourgogne,  soumis  à  l'Espagne,  la  mor- 
telle ennemie  de  Henri,  qui  fit  en  Comté  une  guerre  san- 
glante. Us  étaient  assurés  d'une  protection  dans  cette  re- 
traite peu  éloignée,  dans  un  pays  dont  ils  parlaient  la 
langue.  Lors  même  que  leur  existence  dans  le  Jura  ne  se- 
rait pas  attestée  par  quelques  écrivains  de  la  province,  la 
tradition  constante  et  non  interrompue  des  paysans  du  voisi- 
nage ferait  foi  à  cet  égard,  et  la  séquestration  bizarre  dont  ils 
sont  l'objet  est  un  indice  remarquable.  Ravaillard  confesse 
avoir  appris  son  origine  de  son  aïeul,  qui  la  savait  du  sien. 
La  fille  et  les  petils  enfants  de  cet  homme  singulier  prati- 
quent le  métier  d'oiseleurs;  ils  vivent  tous  dans  les  bois, 
séjour  dont  ils  ont  contracté  une  physionomie  taciturne  et 
défiante.  Au  moment  où  j'allais  sortir,  la  fille  de  Ravaillard, 
qui  a  une  figure  d'oiseau  de  proie,  tira  de  son  sein  une 
linotte,  l'étrangla  net,  et  vint  me  la  présenter  avec  un  rire 
silencieux. 

Je  pris  congé  d'eux  en  murmurant  quelques  formules 
de  consolation ,  après  avoir  eu  beaucoup  de  peine  à  leur 
faire  accepter  mon  argent,  contre  lequel  ils  s'obstinèrent  à 
me  donner  des  noisettes  et  des  oiseaux  moris. 

Puis  je  cherchai  à  tâtons  mon  chemin  à  travers  les  bois, 
entrevovant  dans  la  nuit  des  formes  étranges,  tressaillant 
au  cri  des  hiboux,  et  rêvant  avec  effroi  à  ces  crimes  inouïs 
que  le  Dieu  de  la  Bible  poursuit  jusqu'à  la  dernière  géné- 
ration ,  comme  si  le  sang  innocent  devait  être  offert  en  sa- 
crifice, en  échange  du  sang  auguste  et  sacré  des  rois. 

Francis  WEY. 


(1)  L'aulheniiciié  de  ceUe  généalogie  me  fui  confirmée  par  des 
erudiis  qui  ont  remonté  aux  sources  des  traditions  de  leur  proTincc. 
La  désinence  ard  du  nom  de  Ravaillard  ne  préjuge  rien  contre  la 
réalité  du  fait.  Les  Comtois  transforment  en  ard  toutes  les  terminai- 
sons en  ac.  Ainsi,  dans  le  journal  de  Bonnet,  bisontin  contemporain 
de  Henri  IV,  on  lit:  «  ...  Celui  qui  la  tue  se  nomme  l'.-anço'js  naiail- 
-c  lard,  lequel  a  esté  eiécuté  cruellement  et  a  tousioiirs  maincteou 
«  que,  ce  qu'il  en  avoit  faicl,  c'estoit  pour  éver  le  public  de  la  i}- 
«  rann'ie  d'iceluy,  et  la  crestienté  d'estreopressée  par  luy  clsesadlie- 
.<  ranls,  comme  l'apparence  en  estait  notoire,  dieu  soit  loie  .'  — 
«  Le  dict  Françoys  Ravaillard  fui  exéqulé  le  Tiugl-scplième  de  may, 
«  en  la  ville  de  Paris,  fort  cruellement.  » 

On  voit  par  la  manière  dont  les  Comtois  envisageaient  la  mort  de  ce 
roi,  que  les  Ravaillac  ne  pouvaient  mieux  faire  que  de  cliercher  aiile 
chez  eux  el  en  terre  d'abbaye. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


297 


INOUVELLE  ARAGONAISE. 


Vue  de  l'église  Noire-Dame  dcl 


Pilar. 


Depuis  un  mois  je  parcourais  les  villes  du  nord  de  l'Es- 
pagne :  j'avais  déjà  visité  Jaca,  Iluesca,  Barbastro  et  Sol- 
sona  ;  j'avais  suivi  avec  délices  les  rives  fleuries  de  lÈbre 
en  repassant  dans  ma  mémoire  les  hauts  faits  de  Sertorius, 
SCS  talents  pour  gouverner,  et  cette  connaissance  du  cœur 
humain  qui  lui  lit  sentir  que  le  merveilleux  agit  plus  puis- 
samment que  la  raison  sur  l'esprit  des  peuples,  et  que  le 
'oug  imposé  par  la  superstition  est  toujours  le  plus  respec- 

JUILLET   mu, 


té.  Dix-huit  siècles  s'étaient  écoulés  depuis  que  ce  général 
romain  dictait  des  lois  en  Espagne,  en  feignant  qu'une  bi- 
che blanche  lui  transmettait  les  avis  des  dieux  ;  et  les  leçons 
du  temps,  le  changement  de  maîtres  et  les  lumières  de  la 
religion  chrétienne  laissaient  encore  ces  belles  contrées 
sous  l'empire  d'une  foule  de  préjugés  non  moins  aveugles. 
Celte  religion  sainte,  dont  les  préceptes  n'enseignent  que 
la  paix  et  lamour  du  prochain,  n'a  été  que  trop  souveul 

—  58  —  ONZitME   VOLUME, 


298 


LECTURES  DU  SOIR. 


défigurée  par  les  inquisiteurs,  qui  faisaient  trembler  devant 
Télendard  de  la  croix  un  peuple  qui  n'aurait  dû  voir  dans 
ce  signe  sacré  qu'un  gage  de  rédemption  et  de  salut. 

Ces  réflexions  m'avaient  insensiblement  conduit  à  pied 
jusqu'aux  portes  de  Saragosse.  Ma  voiture  et  mes  gens 
^  inrent  me  rejoindre  à  l'hôtel  que  je  leur  avais  indiciué,  et, 
avant  de  me  donner  le  temps  de  lui  commander  mon  sou- 
per, rhôte  me  prévint  que  j'arrivais  à  propos  dans  la  ville 
pourvoir,  le  lendemain  (2 juillet),  la  fête  de  la  Visitation 
dans  TégliBe  de  Notre-Dame  del  Pilar.  Il  s'étendit  longue- 
ment sur  la  magnificence  de  cette  cérémonie,  sur  le  nom- 
bre de  cierges,  d'ex-voto  et  de  dons  de  toute  espèce  dont 
la  sainte  et  miraculeuse  image  serait  entourée  dans  cette 
solennité,  et  le  récit  n'aurait  fini  de  longtemps,  si  l'appé- 
tit que  j'avais  gagné  dans  ma  longue  promenade  ne  m'eût 
fait  crier  plus  haut  pour  demander  à  manger,  que  mon  hôte 
ne  criait  lui-même  pour  me  vanter  la  fête  du  lendemain. 
Enfin,  ayant  réussi  à  me  faire  entendre,  je  fus  servi  passa- 
blement, et,  ma  plus  grande  faim  apaisée,  je  pus  prêter 
l'oreille  aux  merveilleuses  descriptions  de  l'emphatique 
personnage  chez  qui  je  m'étais  logé.*  De  temps  en  temps  il 
s'interrompait  pour  regarder  par  la  fenêtre  de  la  salle  où  il 
m'avait  établi,  et  je  ne  pus  ni'empécher  de  lui  demander  la 
cause  de  l'inquiétude  où  il  paraissait  être. 

—  Je  regarde,  dit-il,  si  ma  femme  et  ma  fille  reviennent 
de  la  visite  qu'elles  ont  voulu  faire  à  la  solitaire  de  la  grotte 
Amarilla. 

—  Qu'est-ce,  lui  dis-je,  que  cette  solitaire? 

A  cette  question,  la  figure  de  mon  hôte  prit  une  expres- 
sion d'étonnement  dédaigneux,  comme  s'il  eût  été  honteux 
et  absurde  de  ma  part  de  ne  pas  connaître  une  chose  de 
ce  genre.  Cependant  il  voulut  bien,  après  un  moment  de 
réflexion,  condescendre  à  me  faire  le  récit  suivant;  mais 
non  sans  me  faire  sentir  que  ma  qualité  d'étranger  pouvait 
seule  faire  excuser  mon  ignorance  sur  un  fait  connu  dans 
toute  la  province  d'Aragun. 

—  La  sohtaue  dont  je  vous  parle,  seùor ,  me  dit-il, 
n'est  pas  née  dans  nos  cantons.  On  la  croit  originaire  de 
Valence,  mais  personne  cependant  ne  connaît  sa  famille 
ni  ne  peut  atïirmcr  au  juste  quel  est  le  lieu  de  sa  naissance. 
La  pureté  de  son  langage  et  l'absence  de  tout  accent 
dans  sa  prononciation ,  font  seulement  présumer  qu'elle 
est  née  dans  la  province  où  la  langue  espagnole  est  parlée 
avec  une  grâce  et  une  élégance  qu'on  ne  trouve  nulle  part 
ailleurs.  Du  reste,  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître 
on  doua  Alicia  (c'est  le  nom  de  la  solitaire)  une  éducation 
parfaite  et  un  savoir  peu  commun  chez  les  femmes  espa- 
gnoles. On  dit  qu'en  France,  en  .\ngleterrc  et  en  Italie,  les 
dames  cultivent  les  sciences  et  les  arts  avec  un  grand  suc- 
cès ;  mais  chez  nous,  une  femme  instruite  est  un  prodige,  et 
c'est  en  grande  partie  à  la  rareté  de  ce  genre  de  mérite  que 
dona  Alicia  doit  sa  célébrité.  .\  peine  âgée  de  trente  ans, 
elle  est  affaiblie  par  de  précoces  infirmités,  et  chaque  jour 
peut  priver  l'Aragon  de  son  plus  précieux  trésor.  Tout  le 
monde  la  regarde  comme  une  sainte  qui  est  en  communi- 
cation avec  le  Ciel.  Dans  tous  les  embarras  qui  surviennent 
dans  les  familles,  on  la  consulte  comme  un  oracle,  et,  pour 
ajouter  au  merveilleux  qui  l'environne,  il  n'est  pas  rare 
qu'elle  réponde  en  vers  aux  questions  qu'on  lui  adresse. 
Ma  femme  et  ma  fille  sont  allées  lui  demander  son  avis  sur 
un  projet  de  mariage  pour-cette  dernière,  et  nous  ne  vou- 
drions pas  sans  cela  conclure  une  affaire  dont  le  bonheur 
uc  notre  unique  et  chère  enfant  doit  dépendre.  Voilà  pour- 
quoi, senor,  vous  me  voyez  sans  cesse  regarder  à  la  fenê- 
tre ;  il  me  tarde  de  savoir  si  mon  Inès  a  obtenu  une  réponse 
conforme  aux  vœux  de  son  cœur,  et,  si  le  mariage  doit  se 


faire,  je  vous  retiens,  en  votre  qualité  d'étranger,  pour 
vous  faire  voir  les  cérémonies  d'une  noce  esi»aguole. 

Je  remerciai  mon  hôte  de  la  complaisance  qu'il  avait  mise 
àm'instruirede  ce  qu'il  savait  de  la  solitaire,  et  je  lui  pro- 
mis d'accepter  son  invitation  si  le  mariage  de  sa  fille  avait 
lieu,  mon  désir  étant  de  passer  plusieurs  semaines  à  Sa- 
ragosse. Je  lui  fis  encore  beaucoup  d'autres  questions,  aux- 
quelles il  répondit  fort  en  détail,  et  j'appris  de  lui  que  la 
solitaire  avait  fixé  sa  résidence  dans  une  grotte  souterraine 
formée  dans  les  cavités  d'une  des  mines  de  sel  gemme  qui 
abondent  dans  l'Aragon.  La  grotte  Amarilla,  ou  grotte 
jaune,  est  ainsi  nommée  de  la  couleur  de  ses  parois,  les- 
quelles sont  entièrement  formées  d'un  sel  brillant,  et  qui, 
éclairées  par  la  lumière  de  deux  lampes  que  la  solitaire  y 
entretient  sans  cesse,  reflètent  l'éclat  de  l'or  et  des  plus 
belles  topazes,  de  manière  à  faire  de  l'asile  mystérieux  d'A- 
licia  le  lieu  le  plus  propre  à  parler  à  l'imagination. 

Tout  ce  que  me  racontait  mon  hôte  se  gravait  dans 
mon  esprit,  et  je  sentais  s'accroître  en  moi  le  désir  de 
visiter  cette  étonnante  créature,  dont  la  réputation  s'éten- 
dait au  loin,  tandis  que  sa  personne  était  déjà,  quoi- 
que vivante,  ensevelie  dans  les  entrailles  de  la  terre.  Je 
demandai  si  elle  recevait  aussi  les  étrangers,  et  sur  la  ré- 
ponse affirmative  de  mon  hôte,  je  lui  proposai  de  m'y  faire 
conduire  le  plus  tôt  possible  par  un  guide  qui  m'enseigne- 
rait le  chemin  de  la  grotte. 

Dans  le  moment  où  je  faisais  cette  demande ,  la  femme 
et  la  fille  de  mon  hôte  arrivèrent,  et,  au  grand  désappoin- 
tement du  père,  elles  dirent  qu'elles  n'avaient  pu  obtenir 
audience  de  doiia  Alicia ,  parce  qu'elle  était  en  prières  à 
cause  des  vigiles  de  la  fêle  de  la  Visitation,  et  qu'elle  ne 
recevrait  que  le  surlendemain  les  personnes  qui  voudraient 
la  visiter.  Je  fus  vivement  contrarié  de  ce  retard,  mais  je 
n'en  laissai  rien  paraître  ;  car  mes  hôtes  ne  m'auraient  pas 
pardonné  de  préférer  une  visite  à  la  solitaire  aux  pompes 
de  la  fête  de  Notre-Dame  del  Pilar. 

Je  me  dédommageai  de  ce  contre-temps  en  faisant  con- 
naissance avec  mes  hôtesses.  La  mère,  âgée  d'emiron 
trente-deux  ans,  avait  encore  des  traits  charmants  ;  mais 
elle  avait  les  défauts  de  presque  toutes  les  femmes  espa- 
gnoles, c'est-à-dire  des  hanches  trop  prononcées,  une  taille 
un  peu  épaisse  et  une  peau  brune  et  luisante.  Cependant 
de  grands  yeux  noirs  ,  fendus  en  amandes  et  très-expres- 
sifs ,  de  longues  tresses  d'ébène  relevées  gracieusement 
au-dessus  de  sa  tête,  et  le  charme  magique  d'un  voile  posé 
avec  art,  et  dont  la  finesse  et  la  transparence  projetaient 
sur  cette  figure  les  ombres  les  plus  favorables,  tout  cet  en- 
semble enfin  faisait  de  Michaela  une  femme  remarqua- 
ble, d;ins  un  pays  surtout  où  ses  défauts  étaient  ceux  de 
tout  son  sexe,  et  où  par  conséquent  ils  n'étaient  nullement 
choquants. 

Inès,  sa  fille,  réunissait  aux  agréments  de  sa  mère  une 
taille  souple  et  légère ,  un  air  d'innocence  et  de  gaieté 
qui  embellissait  encore  son  joli  visage.  Le  travail  de  son 
père  lui  donnait  de  l'aisance,  mais  ne  l'astreignait  pas  ù 
cette  réclusion  ennuyeuse  que  la  naissance  impose  aux 
femmes  d'une  classe  élevée,  .\insi  je  pouvais  à  toute  heure 
jouir  de  la  conversation  naïve  de  Taimable  Inès,  dont  l'es- 
prit vif,  quoique  non  cultivé,  plaisait  à  mon  imagination 
et  m'inspirait  une  véritable  bienveillance. 

Dans  un  entretien  que  j'eus  le  soir  même  avec  celte  jeune 
fille,  j'appris  que  sa  mère  désirait  que  je  les  accompa- 
gnasse le  lendemain  de  la  fête  à  la  grotte  d'.\licia.  Uiou  ne 
pouvait  me  convenir  davantage,  et  je  promis  avec  joie  mon 
bras  aux  deux  aimables  pèlerines.  Inès  me  parla  aussi  de 
son  prétendu  :  elle  m'apprit  qu'il  était  peintre ,  qu'il  avait 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


?09 


beaucoup  de  talent,  mais  que  ce  qui  déplaisait  à  son  père, 
c'était  que  ce  jeune  homme  travaillait  indistinctement  pour 
des  sujets  communs ,  tels  que  des  portraits  de  gens  d'une 
classe  obscure ,  et  qu'il  paraissait  mettre  autant  de  zèle  à 
ces  sortes  d'ouvrages  qu'îi  ceux  qui  lui  étaient  commandes 
pour  les  palais  ou  pour  les  temples  des  grandes  villes. 

—  Juanito  n'est  pas  riche,  dit-elle,  et  ce  n'est  qu'en  tra- 
vaillant sans  relâche,  et  pour  tous  ceux  qui  lui  comman- 
dent de  l'ouvrage,  qu'il  a  pu  amasser  la  somme  d'argent  qui 
lui  donne  le  droit  de  prétendre  à  ma  main.  Nous  nous  se- 
rions aimés  eu  vain ,  si  mon  père  ne  lui  connaissait  pas  ce 
petit  trésor;  mais  il  voudrait  que  Juanito  abandonnât  les 
sujets  communs  pour  se  consacrer  uniquement  aux  ta- 
bleaux d'histoire  du  genre  le  plus  relevé,  afin  d'accroître 
sa  réputation.  Juanito,  au  contraire,  regarderait  comme 
une  ingratitude  de  renoncer  à  ce  qui  fut  la  source  de  sa 
petite  fortune  :  c'est  là  ce  qui  embarrasse  mes  parents. 
Ma  mère  est  toute  pour  moi,  c'est-à-dire  pour  Juanito; 
mais  mon  père  ne  peut  oublier  qu'il  a  peint  des  enseignes, 
et  son  amour-propre  l'empêche  de  nous  donner  son  con- 
sentement sans  l'avis  de  la  solitaire.  Voilà  pourquoi  nous 
allons  la  consulter.  J'espère  que  sa  réponse  nous  sera  favo- 
rable, car  elle  est  femme,  elle  a  peut-être  aimé,  et  elle  sen- 
tira que  le  bonheur  vaut  mieux  que  la  vaine  gloire  de  ne 
peindre  que  pour  les  grands. 

L'aimable  Inès  rae  souhaita  le  bonsoir  en  finissant  cette 
confidence,  et  j'allai  chercher  dans  le  sommeil  le  moyen 
de  raccourcir  les  heures  qui  devaient  s'écouler  jusqu'à 
celle  où  nous  ferions  le  pèlerinage  projeté  à  la  grotte  d'A- 
licia. 

Le  jour  suivant  était  le  2  juillet,  fête  de  la  Visitation. 
Les  premières  lueurs  de  l'aurore  furent  saluées  par  le  son 
des  cloches,  le  roulement  des  tambours  et  une  salve  de 
cent  coups  de  canon,  annonçant  la  solennité  du  jour  qui 
allait  commencer.  A  cette  époque  de  Tannée,  et  sous  le  beau 
ciel  de  l'Espagne,  on  peut  dire  qu'il  n'y  a  point  de  nuit; 
à  peine  le  voyageur  a-t-il  essayé  de  prendre  un  peu  de  re- 
pos qu'il  est  réveillé  par  les  sérénades  ;  et,  la  guitare  à  la 
main ,  chaque  galant  caballero  va  attendre  les  premiers 
rayons  du  jour  sous  les  fenêtres  de  sa  belle,  et  lui  prépa- 
rer un  doux  réveil  en  chantant  son  amoureux  souci. 

Moi  qui,  à  cette  période  de  ma  vie,  n'avais  le  cœur  occu- 
pé d'aucune  belle,  j'aurais  voulu  pouvoir  dormir  pour  ré- 
parer les  fatigues  de  la  veille;  mais,  ma  chambre  donnant 
sur  la  rue,  je  fus  condamné  à  entendre  tous  les  chants  du 
voisinage,  et  je  ne  pus  fermer  l'œil  de  toute  la  nuit.  Le 
lendemain ,  au  point  du  jour,  j'étais  levé,  et  je  pus  voir 
les  différents  ordres  de  pénitents,  noirs,  gris  ou  blancs, 
aller  aux  lieux  de  rendez-vous  où  ils  s'assemblent,  pour 
de  là  se  rendre  en  corps  à  la  cérémonie  religieuse.  Un  nom- 
bre considérable  d'habitants  de  la  ville,  quoique  laïques, 
s'affublent,  les  jours  de  fête,  d'une  espèce  de  domino ,  noir, 
gris  ou  blanc,  qui  leur  couvre  la  tête  et  tout  le  corps, 
n'ayant  pour  voir  et  pour  respirer  que  deux  trous  prati- 
qués dans  l'étoffe,  et  qui  se  trouvent  en  face  des  yeux. 

Bientôt  le  son  des  cloches  de  toutes  les  églises,  et  la  foule 
grossissant  à  chaque  instant,  annoncèrent  le  commence- 
ment de  la  cérémonie.  J'achevai  à  la  hâte  ma  toilette,  j'avalai 
une  tasse  d'excellent  chocolat,  préparé  par  les  belles  mains 
de  Michaëla  elle-même,  et,  à  huit  heures,  je  pus  lui  offrir 
mon  bras  ainsi  qu'à  sa  lille,  poursuivre  la  foule,  qui  nous 
conduisit  à  Notre-Dame  del  Pilar. 

Je  n'entrerai  pas  ici  dans  une  description  artistique  de 
l'édifice  qui  renferme  la  miraculeuse  image.  Tant  d'autres 
voyageurs  se  font  un  mérite  de  n'oublier  ni  une  volute, 
ni  une  colonnette,  de  compter  les  feuilles  d'acanthe  et  les 


modillons  de  tous  les  chapiteaux,  que  mes  leclrices  me 
sauront  gré  de  leur  épargner  celle  nomenclature.  J'aime 
mieux  les  faire  entrer  de  suite  dans  l'intérieur  du  temple 
où  je  venais  moi-même  de  pénétrer,  malgré  la  foule  com- 
pacle  qui  en  obstruait  le  parvis. 

Quelque  brillant  que  fût  l'éclat  du  jour  à  cette  heure  et 
par  le  plus  beau  temps  qu'on  puisse  imaginer,  je  fus  ébloui 
par  la  clarté  magique  qui  régnait  sous  ces  voûtes  majes- 
tueuses et  dans  le  sanctuaire  où  était  placée  la  statue  de  la 
Vierge  del  Pilar.  Je  ne  sais  si  des  réflecteurs  cachés  décu- 
plaient l'effet  des  cierges,  des  lustreset  des  lampes  répan- 
dus à  profusion  dans  les  vastes  nefs  de  l'église,  mais  le 
fait  est  que  jamais  mes  yeux  n'avaient  été  frappés  d'une 
lumière  pareille,  et  que  je  fus  un  quart  d'heure  sans  pou- 
voir les  ouvrir  assez  pour  distinguer  quelque  chose. 

Au  fond  d'un  sanctuaire  où  la  flamme  de  mille  bougies 
rivalisait  avec  l'éclat  de  l'or  et  des  pierreries,  s'élève  le  fa- 
meux pilier  qui  a  donné  son  nom  à  TédiCce  et  à  la  ma- 
done qu'il  supporte.  Ce  pilier,  apporté,  dit-on,  parles 
anges  dans  cet  endroit,  et  qu'aucune  main  humaine  n'a 
jamais  pu  déplacer,  est  d'une  pierre  presque  brute,  sans 
sculptures  ni  ornements  quelconques.  Il  est  le  sujet  d'une 
antique  légende,  que  les  Espagnols  ont  adoptée  dans  tous 
ses  détails,  et  qu'ils  croient  comme  si  elle  faisait  partie  du 
symbole  de  la  fui  catholique.  Nul  assurément  n'est  plus 
porté  que  moi  à  croire  à  la  puissance  de  Dieu;  il  suffit 
d'ouvrir  les  yeux  sur  les  merveilles  de  la  création ,  pour  re- 
connaître une  suite  de  miracles  dans  tout  ce  qui  nous  en- 
vironne :  mais  en  Espagne,  chaque  ville ,  chaque  bourg , 
chaque  hameau,  a  son  image  miraculeuse,  et,  à  force  de 
multiplier  ces  prodiges,  on  ébranle  la  croyance  de?  hommes 
au  lieu  de  leur  en  inspirer. 

Mais  revenons  au  pilier.  Revêtu  de  brocart,  de  dentelles, 
de  fleurs,  de  perles  et  de  diamants,  il  est  invisible  dans  ces 
jours  de  solennité,  et  on  ne  peut  le  voir  que  lorsque  les 
fêtes  sont  passées  et  que  sa  nature  abrupte  apparaît  aux 
regards  des  fidèles  dans  toute  sa  nudité.  Quant  à  la  statue 
de  la  Vierge,  est-elle  de  bois,  de  métal  ou  de  marbre?  c'est 
ce  que  je  n  ai  pu  voir,  et  bien  d'autres  que  moi  n'en  savent 
pas  davantage,  car  elle  est  toujours  voilée  et  tellement  sur- 
chargée de  bijoux  et  d'ornements,  qu'aucun  œil  profane 
ne  l'a  jamais  vue  à  découvert.  Ce  jour-là  elle  était  cou- 
verte ,  de  la  tête  aux  pieds ,  par  un  voile  de  la  plus  riche 
dentelle,  parsemé  d'étoiles  d'or  et  de  chatons  de  saphirs. 
Sur  sa  tèle  était  posée  une  couronne  de  brillants,  et  mes 
yeux  ne  purent  voir  d'elle  que  la  forme  d'une  femme  por- 
tant son  enfant  sur  le  bras  gauche,  et  étendant  là  main 
droite  comme  pour  bénir  les  fidèles  prosternés  par  mil- 
liers à  ses  pieds.  Quatre  riches  trépieds  d'argent  soute- 
naient des  cassolettes  du  même  métal,  dans  lesquelles  brû- 
laient de  suaves  parfums,  et  dont  le  brasier  était  entretenu 
par  quatre  jeunes  lévites  couronnés  de  roses  blanches  et 
revêtus  de  longues  tuniques  de  dentelle.  On  eût  dit  quatre 
beaux  anges  voués  au  culie  de  la  Reine  des  cieux. 

La  balustrade  qui  ferme  le  sanctuaire  est  eu  argent  mas- 
sif, d'un  travail  plus  riche  que  gracieux.  Six  candélabres 
de  bronze  doré,  de  huit  pieds  d'élévation  et  portant  chacun 
soixante  bougies,  entouraient  l'autel  placé  devant  l'image 
de  la  Vierge.  C'est  sur  cet  autel  que  fut  dite  une  messe 
basse,  par  le  prieur  des  hiéronymites  du  couvent  de  Sainte- 
Eugracie,  et  pendant  qu'on  la  célébrait,  une  musique  fort 
hellène  cessa  de  se  faire  entendre  dans  une  tribune  voilée, 
de  sorte  qu'il  semblait  que  cette  mélodie  descendit  du 
ciel  pendant  la  célébration  des  saints  mystères.  Tout  parle 
aux  sens  dans  les  cérémonies  religieuses  en  Espagne.  Si 
l'on  reproche  avec  raison  au  culte  protestant  la  nudité  des 


300 


LECTURES  DU  SOIR. 


temples  et  la  simplicité  austère  des  services,  on  peut  aussi 
blâmer  la  profusion  des  ornements  des  églises  espa- 
gnoles; profusion  dénuée  de  goût,  qui  les  fait  ressembler 
plutôt  à  des  bazars  qu'à  la  maison  de  Dieu.  L'architec- 
ture intérieure  disparait  sous  les  tableaux,  les  tentures  et 
les  ornements  de  clinquant.  Les  statues,  au  lieu  de  rester 
telles  queTanisle  les  a  faites,  sont  toutes  vêtues  de  brocart 
plus  ou  moins  riche,  selon  la  solennité  du  jour,  et  chaque 
saint  ou  sainte  a  sa  garderobe  aussi  bien  montée  que  celle 
d'une  jolie  femme. 

Mais  laissons  défiler  la  procession,  dans  laquelle  la  statue 
de  la  Vierge  est  portée  sur  un  riche  brancard ,  au  milieu 
d'une  foule  de  prêtres  et  de  religieux  de  tous  les  ordres, 
et  suivie  par  une  foule  immense,  composée  de  toutes  les 
classes  de  la  population  de  la  ville.  Je  ramenai  chez  elle 
Michaëla  et  sa  fille  et  j'allâT faire  la  siesta. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  j'étais  debout,  préparant 
ma  toilette  de  voyage  et  comptant  les  heures  jusqu'au  réveil 
de  Michaëla  et  d'Inès.  Entin  j'entendis  leurs  voix  dans  la 
salle  à  manger,  et,  en  y  entrant,  je  les  trouvai  prêtes  à 
partir,  la  tête  couverte  d'un  large  somirero  pour  se  ga- 
rantir de  l'ardeur  du  soleil.  Un  bon  et  solide  déjeuner  nous 
donna  des  forces  pour  la  roule,  et  nous  nous  mîmes  gaie- 
ment en  chemin,  avec  cette  satisfaction  qui  accompagne 
toujours  une  espérance  prête  à  se  réaliser 

lins  et  sa  mère  marchaient  bien,  et  les  deux  lieues  qui 
séparaient  Saragosse  de  la  montagne  sous  laquelle  était 
située  la  grotte  d'Alicia  furent  parcourues  lestement  et  sans 
fatigue,  grâce  au  gentil  babil  de  mes  deux  compagnes. 
Arrivés  au  pied  d'une  montagne  peu  élevée,  nous  traver- 
sâmes le  Xalon  sur  un  pont  de  bois  à  demi  ruiné,  et,  tour- 
nant sur  la  gauche,  nous  aperçûmes,  sous  un  massif  d'oli- 
viers, une  roche  grisâtre,  au  centre  de  laquelle  était  une 
ouverture  en  forme  de  porche ,  mais  n'ayant  environ  que 
quatre  pieds  d'élévation. 

—  Voici  l'entrée  de  la  grotte,  me  dit  Michaëla;  si  la  so- 
litaire peut  nous  recevoir,  nous  allons  trouver  une  lampe 
allumée  sur  une  pierre ,  et  elle  nous  servira  à  guider  nos 
pas  dans  l'obscurité. 

Eu  effet,  je  vis  bientôt  avec  une  joie  indicible  la  lueur  de 
cette  lampe,  posée  là  sans  doute  par  la  main  de  cet  être 
mystérieux  qui  m'inspirait  une  si  vive  curiosité.  Je  m'en 
emparai,  et,  précédant  mes  deux  compagnes,  je  marchai, 
ie  corps  à  moitié  courbé,  sous  des  voûtes  étroites,  dont  les 
parois  me  semblèrent  formées  de  roches  brunes,  humides 
au  toucher  et  parsemées,  çà  et  là,  de  parcelles  brillantes 
comme  du  mica,  dont  le  poli  reflétait  la  lumière  de  la  lampe 
que  je  tenais  à  la  main.  L'allée  sombre  que  nous  parcou- 
rions me  parut  d'une  longueur  immense.  Le  sol  était  visi- 
blement en  pente,  et,  dans  la  route  sinueuse  que  nous 
décrivions,  nous  ne  pouvions  manquer  de  descendre  à  une 
profondeur  assez  considérable.  11  y  avait  au  moins  qua- 
rante minutes  que  nous  marchions  ainsi,  lorsque  des  sons 
harmonieux  vinrent  frapper  mon  oreille  et  arrêter  mes  pas. 
—  C'est  elle,  me  dit  à  demi-voix  Michaëla;  elle  chante 
sans  doute,  en  s'accompagnant  sur  sa  harpe,  des  prières 
qu'elle  compose  elle-même,  car  elle  a  tous  les  talents,  et 
il  n'y  a  que  les  .anges  qui  aient  pu  l'instruire  comme  elle 
l'est. 

En  efTct,  à  mesure  que  nous  approchions,  nous  enten- 
dîmes plus  distinctement  de  savants  accords,  se  mêlant 
aux  accents  d'une  voix  pure,  dont  les  nombreux  échos  de 
la  caverne  répétaient  les  suaves  modulations. 

J'arrêtai  Michaëla,  dont  l'impatience  allait  précipiter  les 
pas  et  inlenoini)rc  lu  solitaire  dans  l'homninge  qu'elle  ren- 
dait au  Créateur.  Je  jouissais  délicieusement  eu  écoulant 


cette  voix ,  dont  les  sons  enchanteurs  exerçaient  un  pou- 
voir magique  sur  tous  mes  sens,  quoique  je  fusse  encore  à 
une  distance  qui  ne  me  permettait  pas  d'entendre  les  pa- 
roles. Après  quelques  minutes  d'une  véritable  extase, 
j'avançai  un  peu,  et  que  devius-je,  en  entendant  la  soli- 
taire prononcer  en  très-bon  français,  et  avec  l'accent  le 
plus  pur,  la  finale  d'une  strophe  terminée  par  ces  vers  : 

A  mon  pays,  gloire  et  bonheur, 
A  moi,  mon  Dieu,  la  paii  du  cœur  ! 

Rien  des  gens  riront  peut-être  en  voyant  un  homme,  un 
militaire  surtout,  verser  des  larmes  d'attendrissement  en 
entendant  subitement,  à  deux  cents  lieues  de  chez  lui,  par- 
ler la  langue  de  son  pays.  Mais  cette  faiblesse  (si  c'en  est 
une),  je  n'en  rougis  pas.  Le  moment  où  je  l'éprouvai  était 
accompagné  de  circonstances  si  émouvantes ,  qu'à  ma  place 
tout  homme  doué  de  quelque  sensibilité  en  eût  fait  autant. 
Je  sais  parfaitement  la  langue  espagnole  et  je  la  parle  aussi 
facilement  que  le  français ,  mais  depuis  plus  d'un  an  je 
n'avais  pas  entendu  un  seul  mot  prononcé  dans  ma  langue 
maternelle  :  c'était  dans  les  entrailles  de  la  terre  qu'une 
voix  de  femme,  d'une  pureté  surnaturelle,  me  faisait  en- 
tendre ces  accents  aimés...  Puis  elle  priait  pour  son  pays: 
ce  pays,  c'était  peut-être  cette  France,  si  chère  à  tous  ceux 
qui  lui  doivent  le  jour!  11  y  avait  donc,  selon  toute  appa- 
rence, quelque  chose  qui  nous  était  commun.  Sans  tarder 
davantage,  j'avançai  rapidement  près  d'une  porte  en  bois 
dont  je  cherchai  vainement  la  clef.  Je  frappai  légèrement, 
et,  à  l'instant,  par  un  ressort  caché,  la  porte  s'ouvrit  et 
me  laissa  voir  l'intérieur  de  la  grotte  :  le  fond  était  occupé 
par  un  autel,  dont  les  seuls  ornements  consistaient  en 
douze  flambeaux  et  autant  de  vases  de  fleurs,  entourant  un 
magnifique  Christ  d'ivoire  sur  une  croix  d'ébène. 

Mes  yeux,  comme  on  peut  le  croire,  cherchèrent  d'abord 
la  solitaire  ;  mais  ne  la  voyant  pas,  et  n'osant  avancer  sans 
son  ordre,  j'eus  le  temps  d'examiner  cette  grotte  magique, 
dont  les  récits  de  mon  hôte  ne  m'avaient  donné  qu'une  im- 
parfaite idée.  La  voûte  avait  au  moins  soixante  pieds  d'élé- 
vation. Elle  était  soutenue  sur  vingt  colonnes  de  sel  gemme, 
dont  les  nuances  variaient,  dans  le  bas,  du  grenat  au  rubis, 
et,  dans  le  haut,  de  l'hyacinthe  à  la  topaze.  Quatre  lustres 
d'ébène,  supportant  chacun  douze  lampes  de  cristal,  étaient 
suspendues  à  la  voûte,  et  éclairant  ce  sanctuaire  admira- 
ble, faisaient  briller  les  parois  de  la  grotte  et  la  transpa- 
rence des  colonnes  de  tous  les  feux  des  plus  éclatantes 
pierreries.  L'imagination  la  plus  riche  pourrait  à  peine 
créer  une  féerie  qui  approchât  de  cette  merveillleuse  réa- 
lité. Toutes  les  facultés  de  mon  âme  étaient  suspendues 
dans  celte  contemplation ,  dont  je  fus  tiré  par  une  voix 
douce,  qui ,  dans  le  plus  pur  dialecte  castillan  ,  nous  de- 
manda ce  qui  nous  amenait  près  d'elle,  et  en  quoi  elle  pou- 
vait nous  être  utile. 

Je  me  retournai  vivement,  et  derrière  une  légère  balus- 
trade de  roseaux,  que  je  n'avais  pas  remarquée  en  entrant, 
je  vis  une  femme,  d'une  taille  moyenne,  vêtue  d'une  longue 
tunique  de  serge  blanche,  la  tète  couverte  d'un  voile  d'une 
mousseline  assez  claire  pour  qu'elle  pût  nous  voir  à 
travers,  mais  trop  peu  pour  qu'il  nous  fût  possible  de 
distinguer  ses  traits.  Ses  mains,  d'une  rare  beauté  et 
d'une  blancheur  d'albâtre,  étaient  posées  sur  l'appui  de  la 
balustrade,  et  semblaient  soutenir  son  corps,  frêle  et  mince 
comme  un  jonc.  Je  laissai  approcher  Mioliaéla  et  Inès  les 
premières,  non-seulement  par  égard  pour  leur  sexe,  mais 
aussi  pour  me  donner  le  temps  de  me  remettre  de  l'émo- 
lion  que  mo  causait  tout  ce  que  je  voyais. 

Micliacla  détailla  à  la  solitaire  tout  ce  qu'elle  devait  sa- 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


301 


voir  pour  asseoir  son  jugement  sur  le  projet  de  mariage 
(l'Inès.  Alicia,  avec  une  grande  sagacité,  fit  à  la  mère  et  à 
la  flile  une  foule  de  questions  qui  montraient  que  ce  n'é- 
tait point  un  avis  pris  au  hasard  quelle  allait  donner,  mais 
le  fruit  d'un  examen  approfondi.  Après  s'être  recueillie  un 
moment,  les  mains  jointes  et  la  tète  inclinée,  elle  la  releva 
par  le  mouvement  le  plus  noble,  et,  !a  main  droite  éten- 
due, elle  fît  entendre  ces  paroles,  prononcées  avec  l'accent 
de  l'insniration. 


—  Jeune  fille,  l'homme  que  tu  aimes  est  digne  de  toi. 
Dis  à  ton  père  que  le  Ciel  réprouve  les  pitoyaMcs  et  pué- 
rils calculs  de  l'amour-propre  qu'il  oppose  à  les  vœux.  Une 
conduite  irréprochable,  des  talents  distingués  et  une  afTec- 
tion  partagée  par  toi,  sont  des  titres  incontestables  à  l'ad- 
mission de  ce  jeune  homme  dans  sa  famille.  .Si  mon  avis 
est  compté  pour  quelque  chose  par  ton  père,  si  le  bonheur 
de  son  enfant  lui  est  cher,  qu'il  consente  à  cette  union  :  elle 
est  écrite  dans  le  ciel  et  Dieu  la  bénira. 


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La  solitaire. 


On  comprend  quelle  fut  la  joie  d'Inès  et  de  sa  mère. 
Nul  peuple  n'est  comparable  aux  Espagnols  lorsqu'il  s'agit 
d'exprimer  un  sentiment  passionné.  Ces  deux  femmes, 
surtout  la  mère,  étaient  vraiment  éloquentes,  et  le  bonheur 
promis  par  la  solitaire  se  peignait  si  vivement  à  leur  ima- 
gination, qu'elles  en  jouissaient  déjà,  et  en  rendaient  grâce 
avec  feu  à  celle  qui  venait  de  le  leur  assurer. 

Après  avoir  écouté  avec  bonté  cette  touchante  explosion 
de  la  reconnaissance  de  deux  cœurs  simples  et  honnêtes, 
la  solitaire  se  tourna  de  mon  côté  et  me  demanda  ce  qui 
m'amenait  près  d'elle. 

—  Rien  autre  chose,  madame,  lui  dis-je  en  français,  que 
le  désir  de  contempler  pendant  quelques  moments  la  mer- 
veille de  l'Aragon. 

—  Ciel!  un  Français,  dit-elle  en  joignant  les  mains  et  se 


soutenant  à  peine.  Oh  !  merci,  mon  Dieu  !  je  n'espérais  plus 
en  voir  un  seul  avant  de  mourir. 

Mes  yeux  se  portèrent  avec  anxiété  sur  toute  l'étendue 
de  la  balustrade  pour  y  découvTir  une  porte  qui  me  permît 
d'entrer  près  d' Alicia  et  de  lui  porter  secours,  car  je  la  crus 
prête  à  s'évanouir;  mais  elle  devina  ma  pensée,  et,  repre- 
nant la  parole  avec  un  son  de  voix  d'une  douceur  enchan- 
teresse ,  elle  me  dit  en  français ,  de  manière  à  n'être  pas 
comprise  par  mes  deux  compagnes  : 

—  Monsieur,  je  me  sens  bien  faible  et  bien  souffrante 
aujourd'hui  ;  seriez-vous  assez  bon  pour  revenir  encore 
une  fois  me  visiter  et  me  parler  de  la  France,  qui,  après 
Dieu,  possède  toutes  mes  afTections? 

—  Ah  !  parlez  ,  madame ,  ordonnez  ;  veuillez  désigner 


302 


LECTURES  DU  SOIR. 


vous-même  le  moment  où  j'aurai  le  bonheur  de  me  rendre 
près  de  vous. 

—  Eh  bien  !  demain,  à  midi.  Si  vous  habitez  Saragosse, 
vous  ne  pourriez  faire  la  route  à  cette  heure  sans  souffrir 
de  l'excessive  chaleur;  partez  de  chez  vous  le  matin,  venez 
vous  reposer  chez  un  vieux  paire  qui  pourvoit  à  tous  les 
besoins  de  ma  vie;  sa  cabane  est  à  cent  pas  de  l'entrée  de 
ma  grotte,  sur  la  gauche.  Là,  vous  trouverez  du  lait ,  des 
fruits,  du  pain  noir,  et  des  nattes  pour  vous  reposer,  et,  à 
midi,  vous  me  trouverez  prête  à  vous  recevoir,  et  heureuse 
de  pouvoir  encore  une  fois  parler  des  lieux  dont  le  souve- 
nir sera  ma  dernière  pensée. 

Alors  .\lieia,  avec  cette  grâce  noble  que  possèdent  seules 
les  femmes  de  la  plus  haute  condition,  me  salua,  et  tira 
le  cordon  d'un  vaste  rideau  vert  qui  la  cacha  à  nos  yeux. 
Le  même  ressort  qui  avait  ouvert  la  porte  de  la  grotte  au 
moment  de  notre  arrivée  l'ouvrit  encore  à  notre  sortie, 
et  elle  se  referma  derrière  nous ,  comme  si  une  main 
invisible  l'eût  poussée.  Nous  nous  retrouvâmes  dans  le 
couloir  souterrain ,  qui  bientôt  nous  rendit  à  l'air  tiède 
d'une  belle  soirée  et  à  la  clarté  du  soleil  couchant. 

Nous  revenions ,  mes  compagnes  et  moi,  dans  des 
dispositions  d'esprit  bien  différentes.  Elles  étaient  sa- 
tisfaites ;  elles  savaient  tout  ce  qu'elles  désiraient  savoir, 
et  leur  joie  se  manifestait  par  un  flux  de  paroles  qui 
ne  tarit  pas  depuis  la  sortie  de  la  grotte  jusqu'à  Sara- 
gosse.  Bien  différent  d'elles,  j'étais  absorbé  dans  mes  ré- 
flexions, et  le  peu  que  je  venais  d'entendre  me  faisait  sen- 
tir combien  de  choses  encore  il  me  restait  à  apprendre. 
Quelle  pouvait  être  ccIté  femme  si  extraordinaire?  Tous  les 
indices  qu'elle  laissait  paraître  semblaient  annoncer  en  elle 
une  haute  origine,  et,  soit  qu'elle  fut  Française  ou  Espa- 
gnole, elle  connaissait  les  deux  pays,  les  deux  idiomes,  et 
les  manières  nobles  et  élégantes  qui  sont  en  usage  dans  la 
meilleure  société  des  deux  nations.  Ce  lendemain  qui  m'é- 
tait promis  occupait  si  vivement  ma  pensée,  que,  prétex- 
tant un  peu  de  fatigue ,  je  laissai  Michaëla  et  Inès  à  leur 
joie  bruyante,  et  me  retirai  chez  moi  pour  rêver  tout  à  mon 
aise  à  dona  Alicia. 

Le  soleil  du  lendemain  dorait  à  peine  la  pointe  des  clo- 
chers de  Saragosse,  que  je  reprenais  le  bâton  du  pMerin 
et  me  mettais  en  route  pour  mon  intéressant  rendez- 
vous.  J'arrivai  près  de  la  première  entrée  du  souterrain 
avant  la  chaleur  du  jour,  et  me  dirigeant  sur  la  gauche, 
d'après  l'indication  que  m'avait  donnée  la  solitaire,  je  ne 
tardai  pas  à  voir  la  cabane  du  paire,  dont  les  chèvres  pais- 
saient sur  la  monfaghé.  Je  trouvai  un  vieillard  courbé 
par  l'âge,  mais  dont  les  facultés  morales  n'avaient  rien 
perdu,  et  qui  m'accueillit  avec  cordialité  lorsque  je  lui  dis 
que  je  venais  lui  demander  asile  par  ordre  de  dona  Alicia 
en  attendant  Thcurc  où  il  me  serait  permis  de  la  voir.  A 
ce  nom,  le  bonhomme  ôta  son  bonnet  et  resta  tête  nue  tant 
que  nous  parlâmes  de  la  sainte  (c'est  ainsi  qu'il  appelait 
la  solitaire),  bien  persuadé  de  la  sainteté  de  sa  mission  sur 
la  terre  et  de  ses  relations  journalières  avec  le  Ciel. 

Tout  ce  que  j'appris  de  cet  homme  me  confirma  dans  la 
haute  opinion  que  je  m'étais  déjà  formée  sur  cette  femme 
extraordinaire.  Il  me  raconta  tous  les  détails  de  celte  vie 
ascétique,  toute  de  privations,  de  prières,  de  méditations  et 
de  bonnes  œuvres. 

—  Elle  est  très-riche,  me  dit-il,  mais  c'est  pour  les  pau- 
vres, les  malades  et  les  gens  en  peine  qu'elle  dépense  sa 
fortune.  Pour  elle,  rien.  l)u  pain,  un  peu  de  lait,  les  figues 
de  la  montagne,  voilà  sa  nourriture.  La  mousse  de  nos  ro- 
chers, voilà  sa  couche.  Quant  à  ses  vêtements,  c'est  elle 
seule  qui  les  fait.  Tous  les  ans  je  vais  à  la  ville  acheter  de 


la  serge  blanche  pour  lui  faire  deux  tuniques,  et  de  la  mous- 
seline pour  lui  faire  deux  voiles.  Voilà  toute  sa  dépense 
personnelle.  Ma  fille,  qui  est  mariée  à  une  lieue  d'ici,  vient 
toutes  les  semaines  chercher  son  linge  pour  le  blanchir,  et 
c'est  là  que  se  bornent  ses  relations  avec  le  monde,  si  tou- 
tefois j'en  excepte  les  visites  qu'elle  reçoit  des  fidèles  qui 
viennent  la  consulter  sur  les  choses  qui  les  intéressent. 
Mais  jamais  elle  ne  leur  fait  une  question  pour  son  compte 
sur  ce  qui  se  passe  sur  la  terre.  Elle  ignore  ce  qu'on  fait, 
ce  qu'on  dit  ;  elle  n'est  plus  de  ce  monde ,  et  si  elle  consent 
à  se  laisser  voir  encore  quelquefois ,  c'est  toujours  pour 
rendre  service  et  jamais  pour  son  intérêt  personnel. 

—  Je  l'ai  entendue  chanter  d'une  manière  admirable, 
dis-je,  lorsque  je  suis  venu  hier  la  visiter. 

—  Oh  !  oui ,  je  le  crois  bien.  Elle  chante  avec  les  anges, 
et  aussi  bien  qu'eux.  Tous  les  matins  et  tous  les  soirs,  et 
souvent  dans  le  milieu  de  la  nuit,  elle  chante  et  joue  de  la 
harpe  :  ce  sont  des  prières  qu'elle  fait  comme  cela,  mais 
dans  une  langue  qui  est  sans  doute  celle  qu'on  parle  dans 
le  ciel,  car  souvent  je  l'ai  écoutée  sans  pouvoir  y  rien  com- 
prendre. 

—  Mais  vous  souvenez-Tous  de  l'avoir  rue  arriver  dans 
ce  pays,  et,  avant  elle,  aviez-vous  connaissance  de  la  grotte 
qu'elle  habite? 

—  Oui,  sans  doute,  je  l'ai  vue  arriver.  Un  soir,  je  gardais 
mes  chèvres  sur  la  montagne  ;  je  priais  la  vierge  Marie,  car 
c'était  l'heure  de  l'angélus;  je  vis  venir  à  moi  une  femme 
vêtue  de  blanc  et  voilée  :  je  crus  que  c'était  la  Reine  du  ciel 
qui  venait  recevoir  l'hommage  de  son  humble  serviteur; 
mais  je  vis  bientôt  que  c'était  une  femme  de  la  terre ,  car 
elle  souffrait,  elle  était  tremblante  et  prête  à  tomber  en 
défaillance.  Je  me  hâtai  de  l'amener  ici,  dans  ma  cabane, 
et  de  lui  offrir  le  peu  de  nourriture  qu'il  était  en  mon  pou- 
voir de  lui  donner.  Quand  elle  eut  un  peu  mangé,  elle  me 
dit  qu'elle  venait  s'établir  dans  ce  pays,  qu'elle  avait  trouvé 
une  grotte  superbe  ,  dans  laquelle  elle  voulait  se  fixer,  et 
que  si  je  voulais  l'aider  à  la  déblayer  de  quelques  masses 
de  sel  et  de  pierres  qui  s'étaient  détachées  et  qui  obstruaient 
le  sol,  je  lui  rendrais  un  grand  service.  11  y  avait  dans  sa 
voix  quelque  chose  de  surnaturel,  qui  persuadait  et  à  quoi 
il  était  impossible  de  résister.  Je  promis  donc  tout  ce  qu'elle 
voulut.  Je  ne  connaissais  pas  celte  grotte:  je  savais  seu- 
lement que  c'était  une  des  mines  de  sel,  comme  il  y  en 
a  plusieurs  dans  l'Aragon  ;  mais  celle-ci ,  depuis  bmg- 
tcmps,  était  abandonnée  et  elle  passait  pour  être  hantée 
par  des  esprits.  Nul  dans  le  pays  n'aurait  osé  y  pénétrer; 
mais  quand  j'entendis  une  faible  femme  me  dire  qu'elle 
l'avait  visitée  et  qu'elle  voulait  y  demeurer,  j'aurais  eu 
honte  de  reculer  devant  une  chose  qu'elle  avait  faite.  Il  fut 
donc  décidé  que  le  lendemain  je  l'accompagnerais  à  la 
grotte,  et  que,  sous  sa  dirocliou,  j'y  ferais  los  travaux 
qu'elle  me  prescrirait.  Je  lui  laissai  ma  cabane  pour  elle 
seule  la  nuit  suivante,  et  me  relirai  dans  l'étable  de  mes 
chèvres,  pour  qu'elle  fût  plus  libre  et  plus  tranquille.  Ce 
fut  dans  celle  nuit  que,  pour  la  première  fois,  je  l'entendis 
chanter.  Je  crus  n'être  plus  sur  la  terre,  ou  qu'un  ange  du 
ciel  avait  pris  celle  forme  pour  enseigner  aux  hommes  la 
manière  de  louer  Dieu.  Mais  qui  pourrait  Pimiter,  ô  mon 
Dieu!  qui  pourrait  chanter  ainsi  !  Le  lendemain,  au  point 
du  jour,  elle  parut  sur  la  porte  de  la  cabane.  Elle  me 
trouva  prosterne  à  deux  genoux  et  écoutant  encore,  quoi- 
que depuis  longtemps  elle  ne  chantai  plus. 

—  Allons,  Jaïme,  me. dit-elle,  parlons  |>our  ma  nouvelle 
demeure.  Prends  avec  toi  de  la  lumière,  de  la  nourriture 
pour  la  journée  el  ce  qui  te  sera  nécessaire  pour  netloyer 
la  grotte.  Le  reste  se  fera  avec  le  temps. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


303 


Je  remis  la  garde  de  mes  chèvres  à  un  paire  de  mes 
amis  qui  demeurait  non  loin  de  hioi,  et  nous  partîmes  sans 
que  la  sainte  voulût  prendre  autre  chose  qu'une  tasse  de 
lait  pour  toute  nourriture.  Elle  s'aperçut  que  je  tremblais 
un  peu  en  entrant  dans  le  conduit  obscur  qui  descend  sous 
la  montagne. 

—  Laisse-moi  passer  la  première,  me  dit-elle  résolu- 
ment; j'ai  déjà  fait  ce  chemin,  je  le  connais,  et  tu  me  sui- 
vras. Je  vous  demande  si  je  pouvais  hésiter!  Nous  arri- 
vâmes dans  la  grotte,  et,  malgré  l'encombrement  du  sol, 
je  me  crus  dans  une  magnifique  église.  Celle  voûte  bril- 
lante comme  les  étoiles  du  ciel ,  ces  piliers  transparents, 
l'air  doux  et  tiède  qu'on  y  respirait,  tout  cela  ne  pouvait 
être  que  l'œuvre  de  Dieu,  qui  voulait  être  adoré  dans  les 
entrailles  de  la  terre  comme  il  Test  à  sa  surface,  dans  les 
temples  qui  sont  bâtis  par  les  hommes.  Mon  preiuier  mou- 
vement fut  de  tomber  à  genoux  et  de  prier  avec  ferveur; 
le  second,  de  me  mettre  de  suite  à  l'ouvrage  pour  rendre 
ce  lieu  digne  de  sa  deslinaliou.  Doiia  Alicia  dirigeait  tous 
mes  travaux,  et  en  moins  de  huit  jours  la  grotte  fut  net- 
toyée, nivelée  et  débarrassée  de  tout  ce  qui  nuisait  à  une 
libre  circulation.  Chaque  soir,  dona  .\licia  venait  coucher 
dans  ma  cabane,  et  sa  sobriété  est  telle,  qu'elle  ne  prenait 
qu'un  peu  de  lait  le  matin  avant  de  partir  pour  la  grotte, 
et,  le  soir,  en  revenant  à  la  cabane,  elle  mangeait  quelques 
figues,  un  peu  de  pain  et  ne  buvait  jamais  que  de  l'eau. 

J'avais  fait  la  palissade  de  roseaux  qui  sépare  sa  demeure 
particulière  de  la  nef  du  temple.  Quand  cette  balustrade 
fut  posée,  elle  me  fit  faire  une  natte  de  paille  pour  lui  ser- 
vir de  lit.  Puis  elle  me  fit  partir  pour  Saragosse,  avec  une 
lettre  qu'elle  écrivit  à  uu  digne  religieux  hiéronymite,  pour 
le  prier  de  m'accompagner  et  de  me  diriger  dans  l'acqui- 
sition des  choses  dont  elle  avait  besoin  pour  son  église  et 
pour  elle-même.  Elle  me  donna  beaucoup  d'or  pour  ache- 
ter un  autel,  des  flambeaux,  des  lustres,  des  vases  de  fleurs 
et  le  beau  Christ  que  vous  avez  pu  voir  sur  l'autel.  Elle 
v  oulut  que  tous  ces  objets  fussent  en  ébène,  disant  que  la 
gr  otte  était  assez  brillante  par  les  œuvres  de  Dieu,  sans  que 
'.a  main  des  hommes  cherchât  à  rivaliser  avec  elles  par 
des  ouvrages  d'orfèvrerie.  Le  bon  religieux  choisit  tous  ces 
objets,  ainsi  qu'une  harpe,  une  horloge  et  quelques  petites 
vaisselles  de  poterie  de  terre  commune  pour  sou  usage 
personnel.  Je  fis  charger  une  voiture  de  tous  ces  objets,  je 
les  fis  amener  à  la  grotte,  et  je  les  plaçai  sous  la  direction  • 
de  doïia  Alicia,  qui  resta  toujours  si  bien  voilée,  que  ja- 
mais mes  yeux  n'ont  aperçu  son  visage. 

Lorsque  la  grotte  fut  dans  l'état  où  vous  l'avez  vue,  doSa 
Alicia  m'envoya  chercher  le  religieux  qui  avait  sa  con- 
fiance. Il  vint,  bénit  la  grotte,  y  célébra  la  messe,  donna 
la  communion  à  la  sainte  et  partit,  pénétré  de  respect  et 
d'admiration  pour  la  courageuse  résolution  de  cette  femme 
si  faible  et  si  délicate,  qui  se  vouait  à  une  existence  qui 
effrayerait  les  hommes  les  plus  forts. 

A  dater  de  ce  jour  dona  Alicia  s'établit  dans  sa  grotte  et 
n'en  est  jamais  sortie.  Je  fus  chargé  par  elle  de  lui  appor- 
ter chaque  jour  du  pain,  du  lait  et  quelques  fruits.  Jamais 
elle  ne  prend  autre  chose.  Un  jour,  j'avais  placé  dans  le 
panier  aux  provisions  une  galette  que  ma  fille  m'avait  ap- 
portée ;  mais  la  sainte  n'y  toucha  pas,  et,  le  lendemain,  elle 
me  la  rendit,  en  me  disant  que  si  je  voulais  faire  près  d'elle 
comme  le  serpent  auprès  d'E\e,  elle  serait  forcée  de  ne 
plus  accepter  mes  services  et  d'attendre  que  Dieu  lui  en- 
voyât sa  nourriture,  comme  à  Élie,  que  les  corbeaux  étaient 
chargés  de  nourrir.  Depuis  ce  temps,  je  n'ai  plus  enfreint 
ses  ordres. 

J'aurais  pu  écouter  longtemps  encore  les  récits  du  boa 


Jaime  sans  éprouver  aucun  ennui  ;  mais  les  yeux  fixés  sur 
ma  montre,  je  vis  qu'elle  marquait  onze  heures  et  demie 
et  qu'il  était  temps  de  me  rendre  à  la  grotte.  Après  avoir 
payé  généreusement  l'hospitalité  que  le  bon  pâtre  m'avait 
donnée,  je  le  quittai,  et  dirigeai  mes  pas  vers  l'entrée  de 
la  groUe. 

Je  n'eus  pas  fait  quelques  pas  dans  le  couloir  qui  y 
conduisait,  que  j'aperçus  la  lumière  de  la  lampe  que  la 
solitaire  avait  préparée  pour  éclairer  ma  marche.  Le  cœur 
plein  d'émotion,  j'arrivai  bientôt  à  la  porte,  et  au  premier 
coup  que  je  frappai,  j'entendis  avec  joie  le  ressort  qui  jouait 
et  me  livrait  passage.  L'intérieur  de  la  grotte  était  éclairé 
comme  la  veille  :  le  rideau  vert  qui  fermait  la  demeure 
d'Alicia  était  tiré,  et  devant  la  balustrade  était  placée  une 
chaise,  sans  doute  à  mon  intention,  ce  qui  me  fit  présumer 
que  noire  entretien  serait  un  peu  long. 

Il  y  avait  à  peine  trois  minutes  que  j'étais  arrivé,  lorsque 
le  rideau  s'ouvrit  et  me  laissa  voir  Alicia,  debout  comme 
la  veille ,  et  toujours  voilée  de  manière  à  ne  laisser  voir 
que  ses  admirables  mains. 

—  Me  voici  à  vos  ordres,  madarhe,  lui  dis-je,  et  bien 
heureux  de  la  faveur  que  vous  daignez  m'accorder. 

—  Monsieur,  c'est  moi  qui  éprouve  en  ce  moment  un 
bonheur  que  je  ne  devais  plus  espérer  dans  ce  monde,  celui 
de  revoir  un  Français ,  et  d'apprendre  peut-être  par  lui 
quelque  chose  sur  les  lieux  et  les  personnes  qui  me  seront 
toujours  chers.  A  un  léger  accent ,  j'ai  cru  reconnaître  en 
vous,  monsieur,  uu  habilant  des  provinces  méridionales 
de  la  France.  Me  serais-je  trompée,  et  serais-je  indiscrète 
en  vous  demandant  quelle  est  la  contrée  où  vous  avez  reçu 
le  jour? 

—  Il  n'y  a,  madame,  aucune  indiscrétion  dans  ces  ques- 
tions, et  je  n'ai  rien  à  cacher  dans  ce  qui  m'est  personnel. 
Je  suis  né  à  Bordeaux,  d'une  famille  noble,  et  la  carrière 
des  armes  étant  celle  de  tous  mes  aïeux,  je  ne  pouvais 
guère  en  choisir  d'autre  ;  je  suis  aujourd'hui  lieutenant- 
colonel  d'un  régiment  d'infanterie.  Des  affaires  de  famille 
ni'ayant  appelé  en  Espagne, j'ai  profiléd'un  momentdepaix 
pour  demander  un  congé  et  visiter  les  principales  villes  de 
la  Péninsule.  J'étais  loin  de  me  douter  que  dans  cette  tour- 
née de  simple  curiosité,  je  ferais  une  rencontre  d'un  intérêt 
aussi  grand  que  celle  qui  m'amène  ici. 

La  solitaire  se  recueillit,  et  après  un  moment  de  réflexion 
elle  reprit  : 

—  Vous  êtes  de  Bordeaux,  monsieur,  et  vous  êtes  noble! 
Sans  doute,  la  noblesse  des  provinces  voisines  les  unes  des 
autres  a  des  rapports  d'affections,  d'affaires  et  de  conve- 
nances. Auriez-vous,  par  hasard,  connu  la  famille  de  ***, 
de  Toulouse? 

—  Beaucoup,  madame.  Casimir  de***  a  été  mon  cama- 
rade à  l'École  militaire  ;  il  n'était  alors  qu'un  cadet  de  fa- 
mille, et  on  le  destinait  à  l'ordre  de  Malte,  pour  lequel  il 
n'avait  aucun  goût.  Le  sort  en  a  ordonné  autrement.  Son 
frère  aine,  Achille  de  ***,  fui  tué  dans  un  duel,  il  y  a  un 
an,  et  laissa  son  jeune  frère  héritier  du  litre  de  comte  et 
de  la  grande  fortune  de  celle  noble  maison. 

A  cet  endroit  de  mon  récit,  je  fus  interrompu  par  les 
sanglots  d'Alicia,  dont  la  tête  s'était  penchée  sur  l'appui 
de  la  balustrade,  et  dont  les  pleurs  me  causèrent  une  dou- 
loureuse surprise. 

—  Suis-je  donc  assez  malheureux,  madame,  pour  avoir 
causé  l'état  où  je  vous  vois?  Qu'ai-je  dit  qui  puisse  vous 
affliger  à  ce  point? 

—  Monsieur,  dit  Alicia  en  relevant  la  lète,  pardonnez 
ce  moment  de  faiblesse.  Loin  de  me  faire  du  mal,  vous  me 
faites  espérer  une  grande  consolation  en  m'offraut  uu 


304 


LECTURES  DU  SOIR. 


moyen  de  faire  parvenir,  d'une  manière  certaine,  la  nou- 
velle démon  établissement  dans  ce  lieu,  à  la  famille  de  votre 
ami,  le  comte  Casimir  de  ***.  Veuillez  m'accorder  un  mo- 
ment d'attention,  et  vous  connaîtrez  le  malheur  qui  s'est 
attaché  à  moi  depuis  ma  naissance,  l'affection  que  je  dois 
porter  à  cette  France  qui  est  votre  patrie  et  presque  la 
mienne,  et  combien  je  vous  devrai  de  gratitude  si  un  jour 
vous  voulez  bien  certifier  au  père  du  comte  Casimir  de  ***, 
que  vous  m'avez  vue  ici,  bien  décidée  à  y  rester  toute  ma 
vie,  dont  la  On  est  si  prochaine,  que  peut-être  pourrez- 
vous  aussi  lui  porter  la  nouvelle  de  ma  mort. 

Je  voulus  essayer  de  dissuader  Alicia  du  pressentiment 
de  sa  fin  prochaine  ;  mais  elle  m'écouta  à  peine.  Elle  prit 
un  verre  d'eau  qui  était  près  d'elle,  en  but  quelques  gouttes 
et  continua  ainsi  : 

—  Je  suis  née  eu  Espagne.  Mon  père  occup'ait  un  rang 
distingué  parmi  les  gentilshommes  de  la  cour  du  roi 
Charles  III;  mais  sa  fortune  n'était  pas  proportionnée  à 
l'éclat  de  sa  naissance,  et  au  lieu  de  songer  à  l'augmenter 
par  un  riche  mariage,  il  consulta  plutôt  son  cœur  que  la 
prudence,  et  il  unit  son  sort  à  celui  d'une  jeune  personne 
charmante,  mais  pauvre,  dont  il  avait  fait  la  connaissance 
chez  l'ambassadeur  de  France,  qui  était  son  tuteur,  et  qui 
ne  demandait  pas  mieux  que  de  la  marier,  pour  se  délivrer 
des  soins  d'une  tutelle.  Je  suis  l'unique  fruitde celte  union, 
et  ma  mère  mourut  en  me  donnant  la  vie...  Peu  de  temps 
après,  mon  père  tomba  dans  la  disgrâce  auprès  de  son  sou- 
verain. Juste  cl  boa  lorsque  la  vérité  pouvait  parvenir 
jusqu'à  lui,  Charles  111  était  sujet  à  croire  avec  trop  de  fa- 
cilité les  rapports  mensongers  que  l'envie  et  la  méchan- 
ceté lui  faisaient  contre  ses  sujets  les  plus  dévoués.  Ce 
fut  une  de  ces  manœuvres  perfides,  dirigée  contre  mon 
père,  qui  occasionna  sa  disgrâce.  Privé  de  ses  emplois, 
sans  fortune  et  sans  amis,  car,  à  la  cour  surtout,  les  mal- 
heureux n'en  ont  jamais ,  il  se  vis  réduit  à  s'expatrier  et  à 
aller  ofirirà  la  France  une  épée  dont  l'Espagne  repoussait 
les  services.  J'avais  trois  ans  alors.  Mon  père  réalisa  le 
peu  qu'il  possédait  et  me  plaça  à  Toulouse  dans  une  maison 
religieuse,  dont  l'abbesse  était  la  sœur  du  comte  de  ***. 
Les  malheurs  de  ma  famille  étaient  connus  de  cette  dame , 
qui  était  la  bonté  même,  et  elle  prit  à  moi  le  plus  grand  in- 
térêt. Elle  exigeait  que  je  fusse  près  d'elle  tous  les  jours, 
aux  heures  qui  n'étaient  pas  celles  des  leçons,  et  ce  fut  sous 
les  yeux  de  cette  digne  femme  que  se  passèrent  les  plus 
heureux  moments  de  ma  vie.  Lorsque,  dans  un  couvent,  les 
religieuses  s'aperçoivent  qu'une  pensionnaire  est  la  favo- 
rite de  l'abbesse,  elle  devient  bientôt  celle  de  toute  la  mai- 
son. C'était  à  qui  me  gâterait,  me  comblerait  de  bonbons, 
de  belles  images  et  de  tous  ces  riens  qui  font  les  délices 
des  enfants.  Hélas!  celte  phase  de  ma  vie  a  épuisé  tout  le 
bonheur  que  le  Ciel  m'avait  départi.  J'avais  à  peine  treize 
ans,  qu'un  coup  alTreux  vint  me  frapper.  Je  perdis  mon 
père.  Je  restais  sur  la  terre  sans  appui,  sans  parents,  et 
pour  moi,  l'univers,  c'était  l'enclos  du  couvent  où  je  vi- 
vais. J'étais  déjà  assez  grande  pour  sentir  mon  isolement 
et  le  malheur  de  ma  position.  J'entendais  toutes  les  jeunes 
pensionnaires  parler  de  leurs  familles.  On  venait  les  voir, 
on  leur  écrivait,  elles  recevaient  des  présents  ;  moi,  jamais 
mon  nom  n'avait  été  appelé  à  la  porte  du  couvent  ni  à  la 
grille  du  parloir.  J'étais  donc  destinée  à  vivre  et  à  mourir 
dans  celle  clôture?... 

—  Ces  réflexions  n'étaient  pas  de  nature  à  égayer  une 
jeune  fdie  de  mon  âge;  aussi  mon  caractère  prit  dès  ce 
iiuiiucnl  une  teinte  de  tristesse,  présage  mystérieux  des 
malheurs  qui  m'étaient  réservés  par  la  Providence.  J'étais 
Irès-grandc  pour  mon  âge  et  plus  avancée,  peut-être,  que 


ne  le  sont  d'ordinaire  les  jeunes  filles  de  treize  ans;  il  paraît 
que  les  vêtements  de  deuil  que  je  portais  me  prêtaient  une 
nuance  de  mélancolie  qui  donnait  quelque  agrément  à  ma 
figure.  Le  fait  est,  qu'à  dater  de  cette  époque,  je  devins 
l'objet  des  prévenances  de  la  famille  de  l'abbesse  et  de 
toutes  les  personnes  qui  venaient  la  visiter.  Le  comte  et  la 
comtesse  de  ***  venaient  assez  souvent  visiter  leur  sœur, 
et  cette  dame,  jouissant  du  privilège  attaché  à  sa  dignité, 
avait  la  liberté  de  recevoir  les  personnes  qu'elle  voulait  ad- 
mettre chez  elle,  sans  être  obligée  de  s'astreindre  à  l'ennui 
du  parloir  et  à  la  gêne  des  règles  de  la  clôture.  La  digne 
abbesse  n'abusait  pas  de  ce  droit,  et  sa  famille  et  quelques 
amis  obtenaient  seuls  la  faveur  d'entrer  dans  ses  apparte- 
ments. 

Un  jour,  le  comte  de  ***  vint  avec  un  jeune  homme  d'une 
haute  taille  et  d'une  physionomie  douce  et  triste,  qui  me 
parut  ressembler  à  M""  l'abbesse  plutôt  par  les  traits  que 
par  l'expression  de  la  figure,  car  la  bonne  religieuse  était 
la  gaieté  et  la  sérénité  personnifiées.  Le  comte  présenta  ce 
jeune  homme  à  sa  sœur  en  le  nommant  son  fils,  et  disant 
qu'il  sortait  de  l'École  militaire,  et  qu'il  était  sur  le  point  de 
partir  pour  Malte,  afin  de  commencer  ses  épreuves  pour 
être  admis  dans  l'ordre.  M""*  l'abbesse  combla  son  neveu  de 
caresses  et  d'éloges,  et  lui  demanda  s'il  avait  une  véritable 
vocation  pour  être  chevalier  de  Malle  et  pour  remplir 
consciencieusement  tous  les  devoirs  de  cet  ordre.  Le  jeune 
homme  baissa  les  yeux  (ceux  de  son  père  étaient  fixés  sur 
lui)  et  répondit  avec  le  lou  de  la  résignation  :  «  Ma  tante, 
quand  on  est  sans  fortune,  on  ne  consulte  pas  son  goût 
dans  le  choix  d'un  état.  » 

—  Mais,  mon  enfant,  reprit  l'abbesse,  ne  vaudrait-il  pas 
mieux  être  militaire  dans  un  régiment  français,  et  servir 
son  pays  en  honnête  homme,  que  d'aller  si  loin  faire  dos 
vœux  que  le  cœur  repousse,  et  prendre  des  engagements 
qu'on  se  sent  incapable  de  tenir?  Moi,  si  je  suis  religieuse, 
c'est  de  mon  gré,  et  je  ne  le  serais  pas  si  l'on  m'avait  pré- 
senté cet  état  comme  une  nécessité.  Mon  pauvre  Casimir! 
tu  es  un  cadet  de  famille,  il  est  vrai  ;  mais  il  y  a  place  sur 
la  terre  pour  tout  le  monde,  et  il  ne  faut  pas  te  croire  de 
trop  parce  que  tu  es  venu  un  an  plus  tard  que  ton  frère. 

—  .Ma  sœur,  vous  n'entendez  rien  aux  affaires  de  ce  genre, 
dit  le  comte  en  se  levant  d'un  air  d'humeur.  Allons,  em- 
brassez votre  neveu  «t  faites-lui  vos  adieux,  car  il  part 
dans  trois  jours. 

—  Oh  bien ,  dit  l'abbesse ,  puisqu'il  a  encore  trois 
jours  à  passer  à  Toulouse,  j'espère  qu'il  me  donnera 
quelques  instants  avant  son  départ.  En  disant  cela,  elle 
serra  la  main  de  Casimir  d'une  manière  significative,  et 
un  regard,  qui  valait  une  promesse,  lui  apprit  qu'elle  était 
comprise. 

—  J'étais  présente  à  cette  visite.  Vous  pensez  bien  que 
le  silence  le  plus  absolu  était  mon  rôle,  et  que  je  ne  m'en 
écartai  pas.  Mais  plus  d'une  fois  les  yeux  de  Casimir  se 
fixèrent  sur  moi  et  recontrèrent  les  miens.  A  l'exception 
de  mon  père,  de  l'aumônier  cl  des  jardiniers  du  couvent , 
je  n'avais  jamais  vu  d'homme  depuis  que  j'étais  en  âge  de 
raison.  Le  comte  de***  me  parut  repoussant  par  l'expres- 
sion dure  et  hautaine  de  sa  physionomie;  mais  celle  de 
Casimir,  qui  offrait  avec  elle  un  contraste  parfait,  mecaus» 
une  impression  dont  je  n'avais  eu,  jusqu'à  présent,  aucune 
idée.  M""  l'abbesse,  qui  ne  soupçonnait  pas  le  trait  dont 
je  venais  de  recevoir  l'atleinte,  ne  cessa  dans  tout  le  reste 
du  jour  de  déplorer  le  sort  de  son  neveu,  de  vanter  sa  dou- 
ceur, son  esprit,  sa  bonne  mine,  la  haute  intelligence  qui 
brillait  dans  ses  yeux,  sa  soumission  à  la  volonté  pater- 
nelle, et  toutes  les  i-jualilés  qui  devaient  assurer  le  succès 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


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de  ce  jeune  homme  dans  le  monde,  si,  au  lieu  de  le  vouer 
à  un  état  qu'il  n'aimait  pas,  on  lui  laissait  la  liberté  de 
choisir  une  carrière  selon  ses  goûts.  Enfin,  sans  le  vouloir, 
la  bonne  abbesse  grava  en  traits  de  feu  l'image  de  son  ne- 
veu dans  mon  cœur.  Le  lendemain,  fidèle  à  la  muette  pro- 
messe que  ses  yeux  avaient  faite,  il  revint  voir  sa  tante, 
lletle  fois,  j'étais  occupée  à  étudier  sur  la  harpe  un  motet 
que  je  devais  chanter  le  dimauche  suivant  à  la  messe  de  la 
communauté.  Le  nouveau  sentiment  qui  s'éveillait  en  moi 
prêtait  sans  doute  à  ma  voix  une  expression  plus  tou- 
chante qu'à  l'ordinaire.  Je  tournais  le  dos  à  la  porte  du 
salon,  et,  toute  à  la  musique,  je  n'avais  pas  entendu  ou- 
vrir cette  porte.  A  la  fin  du  morceau.  M"*  l'abbesse  s'écria  : 

—  Bravo,  Alicia,  bravo  !  vous  n'avez  jamais  si  bien  chanté. 

Je  tournai  la  tète  pour  la  remercier  de  l'éloge  que  je  re- 
cevais ;  mais  que  devms-je  en  voyant  Casimir,  debout  der- 
rière ma  chaise,  et  les  yeux  attachés  sur  moi  avec  une  ex- 
pression d'admiration  et  de  tendresse  passionnée  !  Peu  s'en 
fallut  que  ma  harpe  n'écha'ppàt  de  mes  mains  et  ne  vînt 
tomber  à  mes  pieds.  Il  s'aperçut  de  mon  émotion  et  s'ex- 
cusa de  m'avoir  surprise  par  son  apparition  subite.  11  ren- 
chérit sur  lûs  éloges  que  m'avait  donnés  sa  tante,  et  mit 
dans  ses  paroles  un  tel  accent  de  vérité  qu'elles  achevèrent 
de  troubler  ma  raison.  Je  ne  vous  répéterai  pas  tout  ce 
que  dit  l'abbesse  à  son  neveu  pour  le  dissuader  d'entrer 
dans  l'ordre  de  Malte  et  d'y  prononcer  ses  vœux. 

—  Soyez  plutôt  soldat,  lui  disait-elle,  que  de  vous  lier 
par  des  vœux  qui  sont  un  supplice  ou  une  source  de  scan- 
dale lorsqu'ds  ne  sont  pas  volontaires. 

Le  pauvre  jeune  homme  abondait  dans  le  même  sens  que 
sa  tante,  et,  en  me  regardant  avec  des  yeux  où  se  peignait 
Je  sentiment  le  plus  tendre,  il  ajoutait  que  le  bonheur  le 
fuirait  sans  retour  au  moment  où  il  engiigerait  sa  liberté; 
mais  la  conclusion  de  chaque  phrase  était  toujours  : 

—  Mon  père  le  veut  ;  il  me  menace  de  sa  malédiction  si 
je  résiste  à  sa  volonté;  il  n'aime  que  mon  frère,  et  moi  je 
suis  dévoué  au  malheur  et  à  l'abandon  par  le  hasard  qui 
m'a  fait  naître  deux  ans  trop  tard. 

Enfin,  il  fallut  se  séparer.  M"^  l'abbesse  embrassa 
son  neveu  en  l'arrosant  de  ses  larmes  et  lui  souhaitant  plus 
de  bonheur  qu'il  ne  pouvait  en  espérer.  11  vint  à  moi,  prit 
ma  main,  fit  un  mouvement  pour  l'approcher  de  ses  lèvres, 
puis,  comme  par  réflexion,  il  se  borna  à  la  serrer  vive- 
ment, et  s'échappant  sans  ajouter  une  seule  parole,  il  dis- 
parut et  nous  laissa.  M"*  l'abbesse  et  moi,  dans  les  larmes 
et  le  trouble  le  plus  douloureux. 

Le  surlendemain,  un  domestique  portant  la  livrée  du 
comte  de  ***  apporta  une  lettre  adressée  à  M""  l'abbesse, 
et  demanda  la  faveur  de  la  lui  remettre  à  elle-même.  On  le 
fit  entrer,  il  s'approcha  les  yeux  pleins  de  larmes,  remit  à 
l'abbesse  la  lettre  dont  il  était  porteur,  puis,  s'approchant 
de  moi,  il  me  présenta  une  charmante  petite  levrette 
blanche  qu'il  tenait  cachée  sous  son  habit,  et  qui  vint  bon- 
dir sur  mes  genoux  et  me  caresser,  comme  si  elle  m'avait 
connue  depuis  longtemps. 

—  Elle  a  appartenu  à  mon  jeune  maître,  dit-il,  et  au 
moment  de  son  départ,  il  m'a  chargé  de  venir  vous  l'ap- 
porter et  vous  prier  de  la  garder  en  souvenir  de  lui. 

—  Quoi  !  il  est  parti,  dis-je,  parti  pour  Malte? 

—  Hélas!  oui,  mademoiselle,  et  Dieu  seul  sait  si  ja- 
mais nous  le  reverrons. 

Je  cachai  mes  pleurs  en  caressant  ma  jolie  levrette,  et 
M"'*  l'abbesse  congédia  le  brave  serviteur  en  lui  donnant 
généreusement  pour  boire  à  la  santé  de  son  neveu. 

Je  ne  sus  pas  alors  ce  que  contenait  la  lettre  de  Casimir 
usa  tante.  Mais  elle  était  longue,  et  je  ne  doutai  pas  un  in- 
JCILLET  iSii. 


stant  que  je  ne  fusse  le  sujet  de  plus  d'un  paragraphe. 
L'abbesse  comprit,  un  peu  tard  il  est  vrai,  qu'elle  avait 
manqué  de  prudence  en  mettant  en  présence  l'un  de  l'autie 
deux  jeunes  cœurs  qui  ne  pouvaient  manquer  de  s'aimer, 
et  qui,  cependant,  étaient  séparés  par  des  obstacles  insur- 
montables. Aussi,  depuis  ce  jour,  le  nom  de  Casimir  fut 
banni  de  nos  conversations.  Ma  vie  s'écoulait  plus  triste- 
ment qu'à  l'ordinaire  depuis  ces  deux  jours  d'immortel 
souvenir,  où  les  facultés  aimantes  de  mon  cœur  s'étaient 
révélées,  et  où  j'avais  osé  croire  à  un  bonheur  qui  ne  de- 
vait pas  être  mon  partage. 

Trois  ans  s'écoulèrent  ainsi,  dans  un  ennui  et  une  tris- 
tesse que  je  n'essayerai  pas  de  décrire.  Les  jours  se  succé- 
daient, les  saisons  changeaient,  et  je  ne  me  sentais  pas 
vivre.  Sans  espérance,  sans  avenir,  j'existais  machinale- 
ment, et  ma  santé  dépérissait  visiblement  dans  cette  absence 
totale  des  joies  de  la  jeunesse.  J'avais  seize  ans,  et  à  ma 
pâleur,  à  l'amaigrissement  de  mes  traits,  on  m'en  aurait 
donné  le  double.  La  bonne  abbesse  craignit  pour  ma  poi- 
trine :  elle  consulta  les  médecins  les  plus  renommés.  Hélas  ! 
c'était  un  peu  de  bonheur  qui  seul  pouvait  me  sauver,  plu- 
tôt que  tous  les  secrets  de  la  médecine. 

Un  jour,  j'étais  à  rêver  sous  un  arbre  du  jardin  de 
M"'  l'abbesse,  lorsque  je  la  vis  venir  à  moi,  une  lettre  à 
la  main,  dans  une  agitation  extrême. 

—  Ah!  ma  chère  Alicia,  dit-elle,  quelle  terrible  nouvelle! 
Mon  neveu,  Achille  de  '**,  s'est  battu  en  duel,  il  a  été 
blessé,  il  est  à  toute  extrémité,  et  les  médecins  déclarent 
qu'il  ne  peut  vivre  au  delà  de  quelques  heures.  Son  père 
m'écrit  quelques  lignes  ;  il  est  au  désespoir,  et  me  demande 
une  neuvainepour  ce  fils  mourant.  Comprenez-vous,  mon 
enfant,  le  chagrin  de  mon  frère!  Cet  aîné,  l'objet  de  sa  ten- 
dresse idolâtre,  sur  qui  reposaient  toutes  ses  espérances, 
le  voilà  aux  portes  du  tombeau,  tandis  que  le  fils  qu'il  n'a 
jamais  aimé  a  été  sacrifié  par  lui  à  la  coupable  envie  de 
n'avoir  qu'un  héritier! 

—  Quoi  !  madame,  dis-je  avec  effroi,  les  vœux  de  M.  Ca- 
simir sont-ils  donc  prononcés? 

—  Hélas!  oui,  mon  enfant,  le  sacrifice  est  consommé 
depuis  trois  mois.  Mon  malheureux  frère  est  cruellement 
puni  de  son  injuste  prédilection  :  le  voilà  sans  postérité, 
sans  espérance  de  voir  perpétuer  ce  nom  dont  il  était  si 
fier,  et  de  finir  ses  jours  au  sein  d'une  famille  qu'il  avait 
rêvée  ;  car  un  riche  et  brillant  mariage  était  presque  con- 
clu pour  le  pauvre  Achille.  Mais  vous  tremblez,  Alicia; 
vous  allez  vous  trouver  mal  :  mon  enfant,  je  reconnais  votre 
bon  cœur  dans  la  part  que  vous  prenez  à  ma  peine,  mais 
ne  vous  affectez  pas  ainsi. 

Je  souffrais  le  martyre  de  voir  cette  digne  femme  se  mé- 
prendre sur  la  cause  de  mes  pleurs  et  de  l'état  nerveux  où 
j'étais  tombée.  Sans  doute  il  m'était  douloureux  de  la  voir  si 
affligée,  mais  ce  neveu  qu'elle  pleurait,  je  ne  le  connaissais 
pas  ;  je  savais  seulement  que  c'était  pour  lui  que  le  comte 
de  ***  avait  sacrifié  Casimir.  J'apprenais  en  même  temps  la 
consommation  de  cette  cruelle  injustice  et  la  punition  d'un 
père  dénaturé....  C'était  trop  d'émotions  pour  une  nature 
frêle  et  impressionnable  comme  la  mienne.  Je  tombai  gra- 
vement malade.  Je  fus  vingt  jours  privée  de  sentiment  et 
de  connaissance,  et  c'est  en  revenant  à  la  vie  que  j'appris  la 
mort  du  fils  aîné  du  comte  de  ***,  et  l'ordre  donné  par  ce- 
lui-ci de  faire  revenir  Casimir  à  la  maison  paternelle.  Hélas  ! 
je  n'avais  jamais  osé  espérer  d'unir  mon  sort  à  celui  de  ce 
jeune  homme.  L'orgueil  inflexible  de  son  père  aurait  tou- 
jours repoussé  l'alliance  d'une  orpheline  sans  fortune,  dont 
le  père  avait  quitté  sa  patrie  dans  la  disgrâce  de  son  souve- 
rain, et  qui  n'avait  rien  à  offrir  à  son  époux  qui  pût  flatter 

—  no  —  ONZIÈME  VOLUl.'E, 


30G 


LECTURES  DU  SOin. 


les  idées  si  orgueilleuses  de  cette  noble  famille.  Mais  Ca- 
simir était  malheureux;  il  était  repoussé  par  son  père,  con- 
damné à  un  état  que  son  cœur  détestait  :  moi  aussi,  j'é- 
tais déshéritée  de  la  part  de  bonheur  qui  semblait,  à  l'aurore 
de  ma  vie,  m'avoir  été  promise.  Cette  similitude  d'infor- 
tunes était  le  point  de  contact  qui  avait  uni  nos  cœurs , 
car  j'étais  certaine  d'être  aimée  comme  j'aimais  moi-même. 
Je  savais  tout  ce  qui  s'opposait  à  une  union  entre  nous,  et, 
cependant,  le  moment  où  j'appris  que  Casimir  avait  pro- 
noncé ses  vœux  et  qu'un  mur  d'éternelle  séparation  venait 
d'être  élevé  entre  lui  et  moi,  ce  moment,  dis-je,  fut  pour 
mon  cœur  le  coup  mortel.  Ma  convalescence  fut  longue  et 
pénible.  Je  ne  sortais  pas  encore  de  ma  chambre,  lorsque 
Casimir,  rappelé  par  son  père,  revint  de  Malte  à  Toulouse. 
Peu  de  jours  après  son  retour,  il  vint  voir  sa  tante  et  de- 
manda à  me  voir.  M""  l'abbesse  avait  reçu  la  confidence 
de  ses  senlimenls  à  mon  égard,  mais,  pleine  de  confiance 
dans  la  droiture  et  les  principes  d'honneur  de  son  neveu, 
elle  ne  crut  pas  devoir  lui  refuser  la  consolation  de  quelques 
moments  d'entretien,  auxquels  elle  devait  être  [irésente. 

Il  me  fut  donc  amené.  Au  premier  regard ,  je  recon- 
nus sur  ses  traits  le  même  changement  qui  s'était  opéré 
sur  les  miens.  Le  même  malheur  avait  frappé  nos  deux 
têtes  d'un  seul  coup,  et  cependant  nous  n'avions  pas  la 
consolation  de  pouvoir  mourir  ensemble.  A  la  vue  de  la 
grande  croix  de  chevalier  profès  que  portait  Casimir  sur 
la  poitrine,  je  cachai  ma  figure  dans  mes  mains,  et  pen- 
dant ionglemps  mes  pleurs  furent  la  seule  expression  de 
ce  que  je  souffrais.  L'abbesse,  craignant  de  me  voir  tomber 
en  syncope,  rompit  la  première  ce  douloureux  silence. 

"^  Hélas '.mes  pauvres  entants,  nous  dit-elle,  à  quoi  ser- 
vent ces  pleurs?  Le  courage  et  la  résignation  sont  les  seuls 
palliatifs  à  opposer  à  une  si  juste  douleur,  et  votre  mal  est 
sans  remède...  Mais,  que  dis-je,  sans  remède  !  Casimir,  le 
nom  que  tu  portes  ne  doit  pas  s'éteindre.  Pour  le  conser- 
ver, n'y  a-l-il  pas  moyen  de  rompre  tes  vœux,  et  si  ton 
père,  éclairé  par  le  malheur,  te  rend  la  tendresse  qu'il  por- 
tait à  ton  frère,  ne  consentira-t-il  pas  à  adopter  pour  fille 
celle  que  ton  cœur  a  choisie,  celte  jeune  orpheline,  aussi 
noble  que  toi,  et  à  qui  il  ne  manque  que  la  fortune  pour 
qu'elle  soit  en  tout  point  ton  égale? 

—  Non,  non,  ma  tante,  dit  Casimir  avec  l'acccentdu 
plus  profond  désespoir  :  mon  malheur  est  complet,  et 
rien  ne  peut  le  changer.  Depuis  trois  jours  que  je  suis 
arrive,  mon  père  ne  m'a  pas  laissé  un  moment  de  repos. 
Il  m'offre  de  faire  révoquer  mes  vœux  par  les  puis- 
sances ecclésiaslisques ,  de  ne  pas  laisser  éteindre  son 
nom  ;  mais  il  y  met  pour  condition  d'épouser  la  personne 
qui  était  destinée  à  mon  frère.  A  ce  prix,  je  serai  libre, 
si  c'est  l'être  que  d'échanger  une  chaîne  religieuse 
contre  une  autre  plus  lourde  encore,  puisqu'elle  se- 
rait forgée  par  l'orgueil  et  l'ambition.  Je  me  suis  jeté  aux 
genoux  de  mon  père;  je  lui  ai  fait  l'aveu  de  mou  amour 
pour  Alicia,  et  du  bonheur  qui  serait  mon  partage  ^'il  m'é- 
tait donné  de  mettre  à  ses  pieds  le  nom,  le  titre  et  la  for- 
tune que  me  laisse  la  mort  de  mon  frère  ;  mais  il  ne  m'a 
pas  permis  d'achever.  «  Jamais!  jamais!  s'est-il  écrié  avec 
cet  emporlement  qui  fait  trembler  tout  ce  qui  est  dans  sa 
dépendance  :  allez,  allez,  monsieur,  retournez  à  Malte  et  ne 
re|)araissez  jamais  devant  mes  yeux  que  pour  signer  l'en- 
gagement formel  d'épouser  la  femme  que  j'avais  choisie 
pour  votre  frère,  et  qui  seule  peut  devenir  ma  fille.  Jusqu'à 
trente  ans,  vous  ne  |)0uvez  rompre  vos  vœux  sans  mon 
consentement,  et  je  ne  vous  le  donnerai  jamais,  entendez- 
vous?  »  Ma  mère,  présente  à  celle  scène,  au  lieu  d'apaiser 
mon  père,  s'est  jointe  à  lui  pour  m'accabler  de  reproches 


sur  mes  visites  dans  celte  maison.  Enfin,  il  m'a  été  accordé 
un  mois  pour  me  décider  à  obéir.  Ce  délai  passé,  je  dois 
signer  cette  fatale  promesse  de  mariage,  ou  quitter  la  mai- 
son paternelle  comme  un  misérable  proscrit  qu'on  chasse 
pour  ses  méfaits.  Mais,  Alicia,  mon  choix  est  fait  ;  vous  se- 
rez à  moi,  ou  je  garderai  le  célibat;  je  subirai  mou  sort 
dans  toute  sa  rigueur  plutôt  que  de  renoncer  à  vous. 

—  Et  moi,  dis-je  en  me  levant  avec  une  exaltation  fié- 
vreuse, je  jure  de  n'entrer  jamais  dans  une  famille  qui  me 
repousse  et  me  méprise  injustement.  Casimir,  je  vous  aime, 
oui,  je  vous  aime  de  toutes  les  puissances  de  mon  âme;  je 
vous  aime  pour  vos  vertus,  pour  vos  nobles  sentiments;  je 
vous  aime  pour  vos  malheurs,  pour  cette  injustice  odieuse 
qui  pèse  sur  votre  tête  depuis  le  jour  de  votre  naissance  ; 
je  vous  aime,  enfin,  pour  celte  si  flatteuse  préférence  que 
vous  m'accordez  sur  une  femme  douée  de  tous  les  avan- 
tages de  la  terre;  mais,  malgré  cet  amour  mutuel,  tout 
nous  sépare  dans  ce  monde.  Heureusement,  il  en  est  un 
autre  où  nous  nous  retrouverons  et  où  nous  pourrons  être 
réunis.  Vous  appartenez  déjà  à  Dieu  par  vos  vœux  :  moi, 
je  saurai  m'enchaîner  aussi,  et  mes  vœux,  pour  n'être  pas 
prononcés  solennellement,  n'en  seront  pas  moins  sacrés  et 
durables.  Reprenez  cette  jolie  levrette  que  vous  m'aviez 
donnée.  Elle  m'a  appartenu,  elle  sera  comme  un  lien  entre 
nos  deux  existences.  Adieu,  Casimir ,  adieu  !  nous  nous  re- 
verrons dans  le  ciel.  Adieu  f 

En  achevant  ces  mots,  je  tombai  dans  une  crise  ner- 
veuse qui  dura  toute  la  soirée,  et  ce  ne  fut  que  vers  mi- 
nuit que  je  retrouvai  un  peu  de  calme.  Casimir  était  parti 
dans  un  état  moins  violent,  mais  aussi  douloureux  que  le 
mien.  Il  passa  chez  son  père  le  mois  d'épreuve  qu'on  lui 
avait  accordé  comme  une  insigne  faveur.  Dans  la  nuit 
qui  précéda  l'expiration  de  son  terme,  il  écrivit  à  son  père 
et  à  sa  mère  une  lettre  respectueuse,  mais  d'une  fermeté 
qui  ne  laissait  aucun  espoirde  l'amener  à  céder  aux  volontés 
tyranniques  de  ses  parents.  Il  écrivit  aussi  à  M"«  l'abe^se, 
et  dans  celle  lettre  plus  de  la  moitié  était  pour  moi.  C'étaient 
des  adieux  éternels  et  des  serments  de  (idclité  à  son  amour 
et  à  ses  vœux  religieux.  Ce  double  culte  pouvait  trouver 
place  dans  son  noble  cœur,  car  un  amour  comme  le  nôtre 
pouvait  s'allier  avec  celui  de  la  Divinité. 

Ces  lettres  terminées,  il  les  donna  à  son  fidèle  servi- 
teur, avec  ordre  de  les  remettre  dans  la  matinée  qui  allait 
suivre.  Il  fit  seller  son  cheval ,  jeta  un  dernier  regard  sur 
la  maison  qui  allait  se  refermer  sur  lui,  et  partit  au  galop 
de  son  cheval ,  après  avoir  serré  convulsivement  la  main 
du  vieux  domestique  qui  l'avait  vu  nailre. 

Upe  langueur  mortelle  avait  suivi  pour  moi  ces 
scènes  de  désolation  ;  mais  la  coupe  du  malheur  n'était  pas 
encore  entièrement  vidée,  il  y  restait  une  goutte  de  fiel 
dont  je  devais  savourer  douloureusement  l'amerlume.  Quel- 
ques mois  a|)rès  le  départ  de  Casimir,  je  vis  s'éteindre  dans 
mes  bras  ma  digne  protecirice,  celle  qui  avait  été  pour 
moi  une  seconde  mère,  M°>'  Olymjie  de  ***,  abbesse  du 
monastère  où  j'avais  passé  près  de  quatorze  ans  de  ma  vie. 
C'est  alors  seulement  que  je  sentis  l'horreur  de  l'isolement, 
de  l'abandon  et  du  désespoir.  L'excellente  abbesse  avait  à 
elle  la  propriété  d'une  rente,  dont  le  principal  était  de  cent 
mille  francs.  Depuis  le  départ  de  Casimir,  et  à  mon  insu, 
elle  en  avait  passé  le  contrat  à  mon  nom ,  et,  ce  qui  n'aug- 
menta pas  peu  la  haine  du  comte  de  ***  conlremoi,  ce 
fut  la  connaissance  qu'il  eut  de  ce  don  de  ma  chère  pro- 
tectrice. 

Une  autre  abbesse  fut  nommée.  Elle  vil  encore,  et 
Dieu  me  garde  de  due  du  mal  d'elle  ;  mais  je  ne  me  liai  pas 
avec  elle,  J'étais  d'âge  à  vivre  seule  dans  l'appartement  que 


MUSÉE  DES  FAMILLES 


"ÎO? 


yocciipais  dans  la  communauté.  Ce  que  m'avait  laissé  Tal)- 
besse,  et  le  peu  que  j'avais  recueilli  dans  la  succession  de 
mon  père,  formaient  un  revenu  plus  que  suffisant  pour 
mes  besoins.  Je  nourrissais  un  projet  depuis  le  départ  de 
Casimir,  mais,  pour  l'excculer,  je  voulais  attendre  que 
j'eusse  vingt -cinq  ans  accomplis,  afin  d'être  dans  la 
pleine  jouissance  de  ma  lilierté,  sans  qu'aucunes  réclama- 
tions pussent  s'élever  contre  moi,  de  la  part  de  quelques 
parents  collatéraux  que  je  n'avais  jamais  connus.  Ce  mo- 
ment impatiemment  attendu  arriva  enfin.  Je  fi?  appeler  le 
uotaire  qui  avait  eu  la  confiance  de  mon  père  et  qui  avait 
entre  ses  mains  tout  ce  que  je  possédais.  Je  lui  fis  part  de 
mon  projet  de  quitlerla  France  et  de  me  retirer  en  Espagne, 
Je  le  chargeai  de  me  faire  passer  mes  revenus  à  une  adresse 
que  je  lui  mdiquerais  lorsque  je  serais  arrivée  au  lieu  de 
ma  résidence,  et  je  luis  remis  un  testament  olographe,  par 
lequel  je  léguais  la  propriété  de  toute  ma  fortune  au  che- 
valier Casimir  de  *'*. 

Cela  fait,  je  mis  en  ordre  le  peu  d'effets  que  je  vou- 
lais emporter,  et  après  avoir  acquitté  ce  que  je  devais  pour 
ma  pension,  je  partis,  accompagnée  d'une  femme  âgée  que 
j'avais  prise  pour  me  servir  de  sauvegarde  dans  les  voi- 
tures publiques  et  les  hôtelleries  où  je  serais  obligée  décou- 
cher pendant  la  route.  J'hésitai  un  peu  sur  le  lieu  où  j'trais 
finir  ma  triste  vie  ;  je  ne  voulais  pas  revoir  Madrid  où  mon 
père  avait  éprouvé  de  si  cruelles  injustices,  et  je  pris  au 
hasard  la  roule  de  l'Aragon.  Arrivée  à  Saragosse,  je  voulus 
faire  mes  dévotions  à  Notre-Dame  del  Pilar.  Je  me  con- 
fessai à  un  religieux  hiéronyraite,  nommé  le  père  Eusébio, 
qui  me  parut  digne  de  toute  ma  confiance,  et  en  eflet  il  la 
méritait  par  sa  bonté  et  son  zèle  pour  être  utile  aux  mal- 
heureux. Je  lui  fis  part  de  mon  projet  de  retraite  dans  une 
solitude  où  mon  nom  fût  à  jamais  ignoré,  et  où  la  haine  du 
comte  de  ***  ni  l'amour  de  son  fils  ne  pussent  venir  me 
chercher.  Le  père  Eusébio  combattit  longtemps  cette  réso- 
lution ,  et  m'en  détailla  tous  les  dangers  avec  la  bonne  foi 
consciencieuse  d'un  honnête  homme  et  d'un  bon  religieux  : 
enliii,  voyant  que  mon  paiti  était  pris  irrévocablement,  il 
me  parla  des  grottes  que  formaient  des  mines  de  sel  aban- 
données. Il  ne  li's  connaissait  pas,  mais  son  zèle  lui  fit  faire 
celte  exploration.  Accompagné  d'un  chien,  fidèle  gardien 
de  son  couvent,  il  visita  cette  grotte  où  nous  sommes,  et 
fut  enchanté  de  la  possibilité  d'en  faire  tout  à  la  fois  un 
temple  et  la  demeure  d'une  créature  humaine.  Son  récit 
me  décida  à  l'instant.  J'y  allai  avec  lui  ;  comme  lui  j'admi- 
rai ce  lieu  que  je  regardai  de  suite  comme  un  don  que  me 
faisait  la  Providence  pour  me  cacher  aux  yeux  des  per- 
sonnes que  je  ne  devais  plus  revoir.  Le  lendemain  de  cette 
visite,  je  vins  chez  Jaïme,  le  chevrier,  où  vous  avez  passé 
quelques  heures  ce  matin,  et  avec  qui  je  fis  mes  conven- 
tions pour  avoir  tous  les  jours  du  lait,  du  pain,  de  l'eau  et 
quelques  fruits.  Il  faut  si  peu  pour  une  vie  qui  s'éteint  et 
qui,  grâce  à  Dieu,  ne  surchargera  pas  longtemps  la  terre 
d'un  poids  inutile. 

Avant  de  descendre  dans  ce  lieu  qui  sera  mon  tom- 
beau, je  voulus  essayer  de  rendre  la  tranquillité  à  un 
homme  qui,  pourtant,  ne  m'avait  causé  que  des  peines. 
J'écrivis  au  comte  de  ***,  que  j'étais  hors  de  France  ; 
qu'un  lien  sacré ,  quoique  volontaire,  me  retranchait  du 
nombre  des  vivants  et  menait  entre  son  fils  et  moi  une 
barrière  infranchissable.  J'ajoutai  que,  si  la  parole  d'une 
humble  fille  qui  connaît  les  lois  de  l'honneur  et  ne  les  a 
jamais  enfreintes  pouvait  rassurer  le  noble  comte  de  *", 
je  lui  donnais  formellement  la  mienne  de  ne  jamais  repa- 
raître dans  le  monde  et  de  finir  mes  jours  dans  la  retraite 
profonde  que  j'avais  volontairemeot  choisie. 


Tous  ces  préliminaires  achevés,  j'entrai  dans  celte 
grotte  où  vous  me  voyez.  Je  dis  un  adieu  éternel  à  la  lu- 
mière du  jour,  et  je  voilai  mes  traits  de  façon  à  ne  les 
laisser  deviner  à  aucune  des  personnes  qui  pourraient  pé- 
nétrer jusqu'à  moi.  J'aurais  désiré  vivre  isnorée  de  tout  le 
monde,  excepté  du  père  Eusébio  et  de  Jaïme,  mon  père 
nourricier  ;  mais  ces  deux  hommes,  me  jugeant  trop  favo- 
rablement et  m'accordant  un  pouvoir  que  je  n'ai  pas,  oui 
imaginé  de  m'amener  des  malades  pour  que  je  leur  indique 
des  remèdes  et  que  j'obtienne  du  Ciel,  par  mes  prières,  le 
soulagement  de  leurs  maux.  Quelques  guérisons,  opérées 
par  la  bonté  divine  bien  plutôt  que  par  mon  intercession, 
m'ont  donné  une  vogue  que  j'étais  loin  d'avoir  désirée, 
mais  que  je  n'ai  pas  voulu  repousser,  dans  la  persuasion  où 
je  suis  que  souvent  la  Providence  se  sert  des  moyens  les 
plus  infimes  pour  opérer  les  plus  grandes  choses.  On  m'a 
souvent  aussi  demandé  des  conseils  dans  les  affaires  de  fa- 
mille :  après  avoir  invoqué  l'Esprit  saint ,  je  les  ai  donnés 
dans  la  simplicité  de  mon  cœur,  d'après  le  seul  bon  sens 
que  Dieu  m'a  départi.  J'ai  cité  quelquefois  des  tirades  de 
vers  que  ma  mémoire  me  rappelait,  et  qui  venaient  en  ré- 
ponse aux  questions  qui  m'étaient  adressées., De  là  s'est 
établie  la  persuasion  que  j'étais  une  espèce  de  pythonisse 
qui  ne  répondait  qu'eu  vers  aux  demandes  qu'on  me  fai- 
sait. Mais,  peu  m'importe,  hélas!  la  renommée  qu'on  m'a 
faite  :  je  ne  suis  plus  habitante  de  la  terre,  et  avant  peu  il 
ne  restera  de  moi  que  le  souvenir. 

Voilà,  monsieur,  ma  vie  entière,  déroulée  à  vos  yeux. 
Actuellement,  j'attends  de  vous  ua  service  :  c'est  d'aller, 
à  votre  retour  en  France,  trouver  le  comte  de  ***  et  de  lui 
raconter  ce  que  vous  avez  vu  et  entendu  ici.  Si  vous  avez 
encore  quelques  mois  à  passer  en  Espagne,  c'en  est  plus 
qu'il  ne  faut  pour  que  vous  puissiez  porter  la  nouvelle  de 
ma  mort  au  père  de  Casimir.  Veuillez  lui  dire  que  jusqu'à 
mon  dernier  soupir  j'ai  prié  le  Ciel  de  changer  son  cœur  et 
de  1  eolairer  sur  le  compte  de  ce  fils  si  digne  de  son  estime 
et  de  sa  tendresse.  J'ose  espérer  que  ce  miracle  sera  accordé 
à  mes  vœux,  et  que  dans  un  monde  meilleur  mon  àme  tres- 
saillera de  joie  en  apprenant  cette  réconciliation. 

Je  ne  puis  dire  à  quel  point  je  fus  touché  de  ce  récit,  in- 
terrompu souvent  par  une  toux  sèche  et  déchirante,  qui  ne 
m'annonçait  que  trop  la  réalisation  des  sinistres  prévisions 
de  la  malheureuse  Aiicia.  Elle  avait  vidé,  presque  goutte  à 
goutte,  le  verre  d'eau  qu'elle  avait  près  d'elle,  et  sa  tète 
était  retombée  sur  ses  mains,  dans  l'attitude  d'un  épuise- 
ment complet.  Je  lui  adressai  quelques  paroles  de  consola- 
tion et  d'encouragement,  et  la  promesse  formelle  de  faire 
tout  ce  qu'elle  désirait  de  moi.  Cette  promesse  eut  le  pou- 
voir de  la  ranimer  un  peu. 

—  Merci,  merci,  me  dit-elle,  en  rae  présentant  sa  main 
à  travers  la  grille. 

J'y  appuyai  respectueusement  mes  lèvres,  et  j'osai  lui  de- 
mander la  faveur  de  contempler  un  moment  les  traits  d'une 
sainte.... 

—  Vous  voulez  dire  d'une  femme  mourante,  reprit-elle. 
Si  j'avais  encore  ma  figure  d'autrefois,  je  vous  refuserais  ce 
que  -ous  me  demandez  ;  mais  aujourd'hui,  il  y  aurait  peut- 
être  m  sentiment  de  vanité  à  ne  pas  vouloir  montrer  un  vi- 
sage qui  porte  la  trace  des  ravages  du  temps  et  du  malheur. 

En  disant  cela,  elle  leva  son  voile  et  me  laissa  voir  des 
traits  que  je  n'oublierai  jamais,  dussé-je  vivre  des  siècles. 
A  travers  la  pâleur  de  la  mort  et  la  maigreur  causée  par  la 
souffrance  ,  on  voyait  encore  une  beauté  frappante,  des 
veux  d'une  expression  si  intelligente  et  si  douce,  un  faible 
sourire  dessinant  des  lèvres  pâles,  mais  de  la  forme  la  plus 
gracieuse,  en  un  mot,  uu  ensemble  qu'il  est  impossible 


308 


LECTURES  DU  SOIR. 


d'oublier.  Elle  vit  sans  doute  l'effet  que  me  causait  sa  vue, 
car  elle  laissa  retomber  son  voile,  et  me  tendant  une  der- 
nière fois  sa  main  : 

—  Adieu,  dit-elle.  Songez  à  vos  promesses  ;  revenez  ici 
prier  sur  ma  tombe  avant  de  rentrer  en  France,  et  que  Dieu 
vous  accorde  la  récompense  de  cette  œuvre  de  charité  ! 

En  disant  cela,  elle  tira  le  cordon  de  son  rideau  entre 
elle  et  moi.  J'entendis  son  pas  lent  qui  s'éloignait  et  je  pus 
croire  un  moment  que  je  venais  de  faire  un  de  ces  rêves 
qu'on  voudrait  pouvoir  continuer  après  que  le  sommeil  a 
fui.  Je  sortis  de  la  grotte,  et  je  vis  à  ma  montre  que  ma  vi- 
site avait  élé  plus  longue  que  je  ne  le  croyais.  Il  était  six 
heures,  le  soleil  couchant  dorait  de  ses  feux  cette  montagne 
qui  renfermait  dans  ses  flancs  un  être  qui  ne  devait  jamais 
jouir  de  son  éclat  et  de  sa  chaleur  vivifiante.  Je  revins  tris- 
tement à  Saragosse,  en  repassant  dans  ma  pensée  tout  ce 
que  m'avait  dit  l'intéressante  créature  qui  mourait  victime 
de  1  orgueil  barbare  du  comte  de  ***.  J'abrégeai  mon  séjour 
dans  une  ville  qui  ne  pouvait  plus  m'offrir  aucun  intérêt. 
Je  souhaitai  tout  le  bonheur  possible  à  Inès  et  à  sa  famille, 
et  le  second  jour  après  ma  visite  à  Alicia,  je  partis  pour 
Madrid  où  jf  séjournai  un  mois.  De  là,  je  fus  à  Valence,  et 
après  y  être  resté  vingt  jours,  je  revins  à  Saragosse.  Vou- 
lant éviter  les  questions  importunes  de  mon  hôte,  je  lis 
choix  d'un  autre  logement,  et  dès  le  lendemain  de  mon  re- 
tour, je  pris  le  chemin  de  la  grotte.  Un  douloureux  pres- 
sentiment me  saisit  au  cœur,  et  avant  d'entrer  dans  le  cou- 
loir, je  fus  chercher  Jaime  sur  la  montagne  afin  d'avoir 
des  nouvelles  d' Alicia.  Je  le  trouvai  gardant  ses  chè- 
vres, et  à  son  air  morne  et  abatlu  je  devinai  la  triste 
vérité.  Alicia  n'existait  plus.  Elle  était  morte  un  mois  après 
mon  départ,  par  suite  de  la  phlhisie  qui  la  minait  depuis 
longtemps.  Aucune  douleur  n'avait  rendu  pénible  r-T  elle 
ce  moment  suprême.  Elle  s'était  éteinte  doucemeui  tu  pré- 
sence du  pâtre  qui  venait  lui  apporter  sa  nourriture  de  la 
journée,  et  qui,  la  voyant  sans  mouvement  et  sans  parole, 
crut  qu'elle  dormait.  Elle  Teolendit^j  l'appela  d'une  voix 
faible,  lui  dit  adieu,  et  rendit  le  dernier  soupir.  L'ange 
était  retourné  au  ciel. 

D'après  l'ordre  qu'elle  avait  donné,  son  corps  avait  été 
inhumé  dans  la  grotte,  au  pied  de  l'autel  du  temple  sou- 
terrain. Je  voulus  aller  prier  sur  cette  tombe,  comme  elle 
me  l'avait  demandé,  et  y  renouveler  la  promesse  de  rem- 
plir la  mission  dont  elle  m'avait  chargé.  In  simple  lit  de 


mousse  recouvrait  la  fosse  creusée  dans  le  sol.  Une  cou- 
ronne de  fleurs  des  champs  était  le  seul  ornement  qui  en 
marquât  la  place,  une  lampe  brûlait  auprès  et  était  entre- 
tenue par  le  bon  Jaïme.  Le  reste  de  la  grotte  était  dans 
une  obscurité  profonde,  qui  rendait  ce  lieu  d'une  impo- 
sante et  solennelle  tristesse.  La  partie  de  la  grotte  qu'elle 
avait  habitée  était  soigneusement  fermée  par  le  rideau, 
je  ne  voulus  pas  y  entrer  et  porter  un  œil  profane  dans 
cet  asile  d'une  vierge  pure  et  aujourd'hui  habitante  des 
cieux.  Je  dis  un  dernier  adieu  aux  restes  mortels  d'.\licia, 
et  je  sortis  de  la  grotte  avec  un  serrement  de  cœur  que 
comprendront  facilement  les  âmes  douées  de  quelque  sen- 
sibilité. 

Je  repris  le  chemin  de  la  France,  et  arrivé àToulouse,  je 
me  rendis  chez  le  comte  de  ***.  J'appris  en  entrant  que  la 
comtesse  était  morte  depuis  quelques  semaines,  et  que  la 
santé  du  comte  était  très-mauvaise.  Ces  détails  me  furent 
donnés  par  un  domestique  âgé,  que  je  soupçonnai  être  ce- 
lui qui  était  particulièrement  attaché  à  Casimir.  J'appris 
aussi  que  celui-ci  était  toujours  à  Malle,  et  ne  donnait  que 
très-rarement  de  ses  nouvelles.  Après  quelques  moments 
d'attente,  je  fus  introduit  dans  le  cabinet  du  comte.  Je  vis 
un  \  ieillard  d'une  haute  taille,  d'une  figure  sombre,  courbé, 
moins  par  l'âge  que  par  la  souffrance  morale  qu'on  voyait 
empreinte  dans  tous  ses  traits.  Je  m'acquittai  de  ma  pé- 
nible mission  avec  tous  les  ménagements  qui  pouvaient 
adoucir  l'amertume  qu'on  éprouve  toujours  à  voir  un  étran- 
ger instruit  des  chagrins  domestiques  qu'on  peut  avoir.  Au 
nom  d'Alicia,  l'inflexible  vieillard  me  jeta  un  regard  de  cour- 
roux, et  ne  reprit  un  peu  de  calme  qu'après  que  je  lui  eus 
donné  l'assurance  formelle  que  1  infortunée  n'existait  plus. 

—  A  la  bonne  heure!  dit-il  avec  un  sourire  d'infer- 
nale méchanceté.  Elle  m'a  privé  de  mon  fils;  grâce  à 
elle,  je  suis  sans  famille,  et  ma  vie  se  passe  dans  l'isole- 
ment. Si  elle  fût  morte  il  y  a  dix  ans,  je  n'aurais  pas  l'af- 
freux avenir  qui  m'est  réservé. 

J'aurais  eu  trop  à  dire  si  j'avais  voulu  répondre  à  un 
propos  d'une  atrocité  si  révoltante.  Le  dégoût  et  l'indi- 
gnation me  fermèrent  la  bouche  et  me  firent  abréger  ma 
visite.  Je  quittai  cet  homme  incorrigible  en  rendant  grâce  à 
la  Providence  qui,  dans  sa  haute  sagesse,  permettait  que 
dès  cette  vie  un  mauvais  père  trouvât  la  punition  de  sa 
perversité  dans  la  faute  même  qu'il  avait  commise. 

Marif.  de  HLAYS. 


Êà<^J.^, 


LECTURES  DU  SOIR. 


309 


^  B©1S  B'irir  ¥MBSEaU, 


(1) 


Un  brig  et  une  goélette. 


M.   —   ALTOLR   DU   NAVIRE. 


Nous  ne  prendrons  pas  la  voie  la  plus  directe  pour  aller 
au  bâtiment  où  nous  devons  passer  la  journée  ;  nous  nous 
promènerons  un  peu  au  milieu  de  l'escadre,  et  ainsi  vous 
verrez  de  près  toutes  les  espèces  de  navires  que,  de  loin, 
je  vous  ai  montrées,  en  vous  disant  à  quels  caractères  vous 
les  devez  reconnaître.  Quant  à  ces  caractères,  j'ajouterai 
que  les  bâtiments  se  classent  par  le  nombre  de  leurs  mâts; 
ainsi  :  bâtiment  à  un,  deux  et  trois  mâts.  Le  mât  incliné 
sur  l'avant  étant  commun  à  tous  les  navires  ou  à  peu  près 
à  tous,  on  n'en  tient  pas  compte  dans  le  nombre  des  mâts 
par  lequel  on  désigne  ces  navires.  Je  dois  vous  dire  ce 
pendant  que  l'usage  n'admet  point  les  locutions  :  un  deux- 
mâts,  un  un-mât,  quand  il  permet  que  l'on  se  serve  de 
celle-ci  :  un  trois-màts.  Tous  les  jours,  sur  les  murs  de 
Paris,  vous  voyez  des  affiches  oiî  vous  lisez,  sous  une  vi- 
gnetle  représentant  un  navire  à  la  voile  :  «  En  départ 
pour...  le  superbe  trois-màts  le...  du  port  de  tant  de  ton- 

{))  Voir  le  numéro  dernier,  page  233. 


neaux.  »  Jamais  vous  ne  lisez  l'annonce  du  départ  d'un 
deux-mâts. 

Autre  chose  encore  :  les  mâts  qui  portent  des  voiles 
carrées  ont  seuls  le  privilège  de  nommer  les  navires.  Ainsi 
le  lougre,  dont  je  vous  parlais  il  n'y  a  qu'un  instant,  a  trois 
mâts,  et  il  ne  compte  point  parmi  les  irois-màts.  Les  trois- 
màts  sont  :  le  vaisseau  de  ligne,  la  frégate,  la  corvette  de 
guerre,  la  corvette  de  charge,  la  gabarre,  et  quelques 
navires  du  commerce,  matés  et  gréés  comme  la  cor- 
vette ou  la  frégate.  Le  brig  est  un  bâtiment  à  deux  mâts; 
mais,  je  vous  l'ai  fait  remarquer,  oa  ne  dit  pas  :  un  deux- 
mâts.  Tous  les  bâtiments  à  deux  mâts  portant  des  voiles 
carrées  ne  reçoivent  pas  le  nom  de  brigs  ;  le  dogre,  le  bu- 
galet,  la  bilandre  et  d'autres  encore,  que  je  ne  puis  vous 
faire  voir,  parce  que  la  rade  n'en  montre  point  en  ce  mo- 
ment, ont  les  deux  mâts,  mais  ils  diffèrent  du  brig  par 
certaines  dispositions  de  la  mâture  et  par  quelques  modifi- 
cations dans  la  construction. 

—  Vous  nous  parlez  beaucoup,  monsieur,  me  dit  le 
jeune  Edouard,  de  voiles  carrées  ;  mais  il  me  semble  que 


310 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


toutes  les  voiles  que  j'ai  aperçues  jusqu'à  présent  sont  car- 
rées. 

—  Vous  n'y  avez  pas  regardé  d'assez  près,  mon  chef 
ami  ;  avec  plus  d'attention  et  ce  que  vous  savez  de  géo- 
métrie, vous  auriez  remarqué  qu'il  s'en  faut  de  beaucoup 
que  toutes  fes  voiles  aient  la  figure  d'un  carré.  A  parler 
rigoureusement,  il  n'y  a  même  pas  de  voiles  carrées. 
Voyez  autour  de  nous  ;  plusieurs  de  ces  navires  ont  leurs 
voiles  au  sec;  quelques-uns,  pour  que  l'air  en  pénètre  plus 
vite  la  toile,  les  ont  montées  à  la  tète  des  mâts,  et  les  ont 
étendues  de  telle  façon  que  leurs  angles  inférieurs  tiennent 
à  peu  près  la  place  qu'ils  occuperaient  si  les  voiles  devaient 
emporter  le  bâtiment,  délivré  des  ancres  qui  l'attachent  à 
la  terre;  parmi  ces  voiles  hissées  et  bordées, —  je  vous 
dirai  plus  tard  d'où  viennent  ces  deux  mots,  —  en  vo}-ez- 
vous  une  qui  ait,  avec  les  quatre  côtés,  les  quatre  angles 
égaux? Non  ;  toutes  sont  moins  larges  en  baut  qu'en  bas; 
toutes  ont  la  figure  de  ce  qui  resterait  d'un  triangle  isocèle 
dont  on  aurait  enlevé  le  sommet  par  une  section,  faite  au 
moyen  d'une  ligne  parallèle  à  la  base,  aux  deux  tiers  en- 
viron de  la  bauteur  de  ce  triangle.  Quand  le  navire  ne  por- 
tait qu'une  seule  voile,  étendue  sur  une  longue  pièce  de 
bois  suspendue  en  croix  en  avant  du  màt,  celte  voile  était 
presque  carrée;  quelfiues  barques  n'ont  encore  que  la 
voile  dont  je  parle ,  et  seraient  plus  justement  api)elées 
bâtiments  carrés,  ou  à  trait  carré,  que  ceux  auxquels 
on  applique cettedésignation,  puisque  ceux-ci  ont,  comme 
vous  venez  de  le  voir,  des  voiles  à  figures  de  trapèze. 
Nous  reviendrons  sur  les  pièces  diverses  qui  entrent  dans 
la  voilure  des  bâtiments,  et  alors  je  vous  dirai  la  composi- 
tion et  la  garniture  d'une  voile.  Quant  à  présent,  occu- 
pons-nous de  l'extérieur  du  navire. 

Vous  aA'ez  vu  sur  le  chantier  que  nous  avons  quitté  tout 
ii  l'heure  le  squelette  du  vaisseau  à  divers  degrés  d'avan- 
cement. Vous  l'avez  vu  réduit  à  sa  première  charpente,  à 
ses  os  majeurs,  si  je  puis  parler  ainsi  ;  puis,  muni  à  l'inté- 
rieur de  ses  baus,  de  ses  planchers,  tilIâcS  ou  ponts,  de  sa 
dunette  et  de  sa  teugue  :  vous  allez  le  voir  mamtenant 
pourvu  de  ce  que  je  pourrais  appeler  sa  peau.  Sur  ses 
côtés,  dans  toute  sa  longueur,  et  du  bas  en  haut,  on  a 
étendu  des  planches  longues  et  épaisses  a\)pe\ées  borda ges. 
A  propos  du  mot  estainbord,  je  crois  vous  avoir  dit  que 
bord  signifiait  en  saxon  :  planche  ;  bordage  est  fait  de 
bord. 

Si  vous  examinez  cette  surface  extérieure  dont  les  lignes 
ont  une  grâce  et  une  majesté  particulières,  vous  verrez 
qu'elle  n'est  pas,  du  haut  en  bas,  tout  à  fait  unie.  A  de  cer- 
taines hauteurs,  des  bordages  plus  épais  que  les  autres  y 
font  saillie  ;  ils  sont  destinés  à  lier  fortement  tout  le  système 
des  couples  et  des  poutres  ou  baus  qui  les  maintiennent  ; 
ils  forment  des  ceintures  solides  dans  le  sens  de  la  lon- 
gueur :  c'est  de  leur  fonction  qu'ils  tiennent  leur  nom.  On 
Iesappelleprf'cejn/C5. 

Préceinte  est  une  corruption  ^eperceintr,  qui  \ient  du 
latin  prrcingcre.  Ces  messieurs  vous  diraient,  madame, 
que  cela  signifie  :  ceindre  au'our  ;  ils  vous  diraient  même 
nue  per  vient  du  grec  péri,  si  cela  pouvait  avoir  le  moindre 
intérêt  pour  vous.  I.a  percciufe  s'appela  tout  simplement 
ceinte,  du  mot  ceinture  ;  vou.i  la  Irouveriezdans  quelques 
vieux  auteurs  écrite  :  chainte,  qui  est  une  francisation  de 
l'italien,  de  l'espagnol  ou  du  provençal  cinla,  prononcé: 
tchinnta. 

Aux  flancs  du  navire  de  guerre  on  ouvrit  des  canon- 
nières dès  que  rarmemenl  sur  les  châteaux  fut  jugé  in- 
suffisant. Ccscanonnières,  dont  on  voit  des  représentations 
sur  d'anciennes  images  gravées  de  vaisseaux,  étaient  ou 


carrées  ou  cintrées  par  en  haut.  Longtemps  elles  eurent 
le  nom  de  por/e5,  qu'elles  retiennent  encore  dans  les  marines 
du  Nord  ;  nos  matelots  du  seizième  siècle  les  appelaient 
comportes.  Votre  ingéniosité,  madame,  et  à  vous,  mes- 
sieurs ,  votre  habileté  d'humanistes ,  renonceraient,  je 
pense,  à  trouver  comment  comporte,  qui  semble  composé 
de  porter  et  de  avec,  ou  de  porte  et  avec,  a  pu  désigner  la 
porte  par  où  le  canon  sortait  sa  bouche.  Voulez-vous 
prendre  quelques  minutes  pour  vous  donner  le  plaisir  de 
deviner? 

—  Oh  !  assurément,  non  ;  vous  nous  avez  mis  au  déti 
de  façon  à  nous  décourager.  Dites-nous  bien  vite  ce  que 
nous  ne  saurions  dire  tout  seuls. 

—  Vous  savez  l'anglais,  madame,  et  vous  vous  rappel- 
lerez certainement  que  dans  cette  langue  :  gun,  signifie 
canon.  Gun-port  est  le  nom  que  les  charpentiers  d'An- 
gleterre donnèrent  à  l'embrasure  pratiquée  dans  le  côté  du 
vaisseau  ;  eh  bien  !  c'est  évidemment  de  gun-port  que  nos 
matelots  bretons,  normands  ou  picards  ont  fait  leur  co/n- 
porte.  .aujourd'hui,  la  canonnière  ou  embrasure  se  nomme 
sabord;  pour(iuoi?  c'est  ce  que  j'ignore.  Est-ce  :  bord 
sapé,  coupé  ?  la  raison  s'accommoderait  de  cette  étvmolo- 
gie  ;  mais  je  n'oserais  pas  affirmer  que  sapé  et  bord  se 
soient  unis  et  presque  juxtaposés  pour  former  sabord.  H 
fallait  une  fermeture  à  la  porte  du  canon  ;  on  lui  appliqua 
un  volet  tout  à  faitsemblable  au  battant  d'une  porte  ordinaire, 
ets'ouvrant  d'un  côté.  Ce  battant  s'appelait  autrefois  «jon- 
teau,  en  bas  latin  mantellus;  le  volet  du  sabord  prit  ce  nom, 
et  aujourd'hui  nous  disons  :  mantelet  de  sabord.  Vous 
pouvez  remarquer  seulement  que  ce  n'est  plus  de  droite  à 
gauche  ou  de  gauche  à  droite  que  le  manlelcl  se  rabat  dans 
l'huis  pour  fermer  la  porte,  mais  qu'il  tourne  sur  des  gonds 
horizontalement  placés  au-dessus  de  l'ouverture  du  sabord; 
si  bien  qu'il  s'abat  du  haut  en  bas.  Comme  on  dit  de  la 
partie  inférieure  d'une  porte  :  le  seuil  de  la  porte,  on  dit 
le  séuillet  du  sabord.  Il  y  avait  jadis,  de  chaque  côté  du 
navire,  une  porte  dégarnie  de  canon,  plus  élevée  que  les 
canonnières,  généralement  ornée^  peinte,  sculptée,  dorée, 
entrée  plus  ou  moins  magnifique  de  cet  édifice  naval  ;  on 
l'a  supprimée.  On  entre  aujourd'hui  ou  par  un  sabord  or- 
dinaire de  la  batterie  basse,  ou  par-dessus  la  muraille 
d'enceinte  du  navire.  Un  escalier,  formé  de  traverses 
clouées  sur  la  surface  du  bâtiment,  sert  de  communica- 
tion entre  le  vaisseau  et  les  embarcations  qui  l'appro- 
chent. 

—  Et  il  paraît  Irès-dilBcile  de  monter  là.  J'y  aurais  fort 
peur,  il  me  semble. 

—  .\ussi,  madame,  ne  vous  fera-t-on  pas  gravir  celte 
échelle  assez  peu  commode,  en  eiïet,  pour  qui  n'a  pas 
riiabittidede  ces  sortes  d'ascensions.  Vous  monterez  très- 
confortaMement  un  autre  escalier,  suspendu  le  long  du 
flanc  droit  du  bàliment,  escalier  d'honneur,  aux  marches 
larges  et  peu  élevées,  à  un  ou  deux  repos  ou  paliers, 
ayant  un  garde-fou,  et,  en  guise  de  tapis,  quelques  pavil- 
lons délamine  dont  on  humiliera  les  couleurs  orgueilleuses 
sous  vos  pieds,  par  galanterie  :  car  vous  verrez  qu'on  est 
très-galant  à  bord  de  ces  vaisseaux  terribles  où  tout  est 
préparé  en  vue  de  donner  la  mort. 

—  Je  sais,  monsieur,  que  la  politesse  et  les  bonnes  ma- 
nières des  marins  de  ce  temps-ci  méritent  de  devenir  pro- 
verbiales, comme  l'ont  été  la  brusquerie  et  la  rude  franchise 
de  leurs  devanciers. 

—  Nous  allons  tourner  par  son  arrière  le  vaisseau  que 
voilà  devant  nous  à  une  portée  de  fusil  ;  nous  passerons  de 
là  sur  l'avant  de  l'autre,  et,  après  quelques  instants  accor- 
dés aux  remarques  qui  seront  naturellement  amenées  par 


LECTURES  DU  SOIR. 


311 


rexamcn  des  parties  postérieure  et  antérieure  du  navire, 
autant  que  de  sa  mâture,  nous  irons  à  Gord  de  V Océan, 
où  nous  arriverons  avant  l'heure  fixée  pour  rapparcillage, 
auquel  j'ai  voulu  vous  faire  assister  pour  vous  donner  une 
idée  plus  grande  de  cette  machine  admirable  à  quiTintcili- 
gcnce  semble  avoir  été  donnée  avec  la  force  et  le  mouve- 
ment. 

—  Comment,  nous  verrons  un  vaisseau  sous  voiles  ? 

—  Vous  verrez  toute  cette  escadre,  mon  jeune  ami. 

—  Et  nous  serons  sur  le  vaisseau,  quand  il  sortira  de 
son  inaction  pour  entrer  dans  la  vie  réelle? 

—  Vous  y  serez,  madame  ! 

—  Quelle  fête  !  quel  spectacle  !  Dans  notre  long  voyage, 
nous  n'aurons  rien  vu  d'aussi  beau,  sans  doute  !  Pouvoir 
dire,  en  rentrant  à  Paris,  qu'on  a  été  sur  un  des  plus  grands 
vaisseaux  de  la  mer,  qu'on  a  navigué  sur  ce  bâtiment  qui 
est  une  ville,  —  Orbis  opus,  comme  dit  Virgile  de  la  Chi- 
mère, qui  eût  paru  comme  une  coquille  de  noix  à  côlé  de 
ce  gigantesque  navire  à  trois  ponts;  —  pouvoir  ajouter 
qu'on  a  pris  la  mer  sur  un  vaisseau  portant  un  amiral,  il 
y  a  de  quoi  être  fier  !  Si  peu  de  Parisiens  ont  eu  cette 
bonne  fortune  !  !  oh  !  ma  mère-,  je  suis  d'une  joie  ! 

—  Modérez  des  transports,  que  je  conçois  au  reste  à 
merveille,  et  continuez  à  prendre  vos  notes,  mon  cher 
monsieur  Edouard.  Vous  aurez  plus  de  plaisirs  encore  que 
vous  n'en  prévoyez  ;  mais,  pour  en  jouir  en  homme  qui  les 
comprend,  comme  il  faut  bien  voir  tout  ce  qui  s'oiïrira  à 
votre  curiosité,  comme  les  détails  seront  sans  nombre  et 
les  scènes  très-diverses,  il  faut  tout  examiner  a\ec  calme. 
Vous  jugeriez  mal  ce  qui  frapperait  vos  regards  troublés 
par  l'émotion.  Ce  spectacle  auquel  vous  devez  assister  est 
grave,  imposant,  solennel  ;  c'est  d'un  œil,  non  pas  froid, 
mais  assuré,  qu'il  faut  le  contempler. 

—  Je  ne  suis  pas  bien  sûr,  monsieur,  d'être  aussi  im- 
passible que  vous  voudriez  que  je  le  fusse  ;  je  crois  que  le 
cœur  me  battra  plus  d'une  fois  ;  mais,  soyez  tranquille,  je 
ne  perdrai  rien  de  ce  que  vous  voudrez  bien  nous  montrer. 
Mes  yeux  et  mon  crayon  ne  resteront  pas  oisifs  ;  le  plaisir 
ne  paralysera  ni  mes  doigts  ni  ma  vue. 

—  Nous  voici  près  du  vaisseau  que  nous  devons  dou- 
bler (1)  par  l'arrière.  Je  vais  m'arranger  pour  lui  passer 
doucement  à  poupe,  et  à  une  distance  convenable,  afin  que 
vous  puissiez  bien  voir  tous  les  détails  de  son  arrière. 

Celte  construction  saillante,  en  arrière  des  derniers  sa- 
bords, et  qui  descend  jusqu'à  la  ligne  de  la  première  batte- 
rie, se  nomme  bouteille.  Il  semble  quil  n'y  ait  la  possibi- 
lité d'aucun  rapport  entre  une  bouteille  et  ce  petit  cabinet 
qui  remplace  certaine  galerie  extérieure,  latérale  à  la  poupe, 
qu'une  ordonnance  de  Louis  XIV  supprima  en  1G73,  parce 
qu'elle  était  un  objet  de  luxe  inutile  et  un  poids  fâcheux, 
sur  les  côtés  et  à  l'arrière  du  vaisseau,  déjà  si  chargé  par 
son  gaillard  et  ses  dunettes;  en  effet,  ni  la  forme  actuelle 
ni  l'usage  n'est  en  relation  avec  le  nom  de  l'objet.  C'est  que 
la  forme  a  changé,  quand  le  nom  est  resté  le  même.  La 
construction  que  vous  voyez,  réduite  à  des  proportions 
exiguës,  ressembla  d'abord  à  la  moitié  d'un  fanal  de  poupe, 
appliquée  sur  la  hanche  du  vaisseau.  Or,  le  fanal,  dans  ce 
temps-là,  avait  l'air  d'une  grosse  dame-jeanne,  l'ornement 

(0  Contourner.  De  duplex  (lat.),  formé  de  plicare,  plier  et  duo, 
deus.  Doubler  un  cap,  un  navire,  c'est  f.iire  flectiir  la  roule  qu'on 
suivait,  de  manière  à  en  faire  revenir  la  direction  parallèlement  à 
elle-même,  à  la  courber,  à  la  plier  tn  deux.  Le  mot  doubkr  est  dans 
le  vocubuiaire  des  marins  français  depuis  le  commencement  du  sei- 
rieme  siècle  au  moins,  car  on  le  lit  dans  le  Journal  de  Parmentier 
{i5'29').  Doèrar  est  dans  le  Ro/eiro  de  Don  Juan  de  Castro,  qui  est  aussi 
du  seizième  siècle.  On  trouve  le  verbe  doppiwe  dans  le  Voyage  de 
Pigafeua. 


du  côté  de  la  poupe  prit  donc  un  nom  qu'il  a  gardé  jus- 
qu'à présent,  bien  que  cette  espèce  de  réduit  n'ait  plus 
extérieurement  la  figure  de  la  grande  bouteille. 

Quant  à  la  destination  de  la  bouteille,  je  vais  vous  la 
dire.  Comme  il  y  a  une  bouteille  de  chaque  bord,  on  a  fait 
de  l'une  un  cabinet  de  bain,  et  de  l'autre  une  zambra,  un 
îca/fr-c/osff,  que  dirai-je"?  un  cabinet  de  garde-robe.  De 
la  fenêtre  de  la  bouteille,  sans  être  vu  de  personne,  le  ca- 
pitaine voit  très-bien  si  son  bâtiment  se  comporte  comme 
il  faut,  si  ses  voiles  font  convenablement  leur  office,  si  sa 
course  est  lente  ou  rapide,  enfin  si  tout  est  pour  le  mieux. 

Voici  maintenant  la  face  postérieure  du  vaisseau;  elle 
repose,  comme  vous  le  remarquez,  sur  une  voiite  dans 
laquelle  sont  percés  des  sabords  appelés  sabords  d'ar- 
casse.  J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire,  au  pied  de  la  cale  de 
construction,  ce  que  c'est  qneVarcasse.  Cette  face  large, 
plate,  un  peu  inclinée  en  arrière,  s'appelle  improprement 
la  poupe.  La  poupe  est,  en  réalité,  tout  ce  qui  constitue 
l'arrière  du  navire,  depuis  le  grand  màt.  Mais  poupe  a  pré- 
valu dans  la  marine  française  sur  un  autre  mot  qui  val.iit 
bien  mieux.  On  appelait  autrefois  cette  façade  de  l'édifice 
naval  :  le  tableau.  C'était  un  tableau,  en  effet,  tout  chargé 
de  devises,  d'emblèmes,  de  riches  ornements  dorés,  de 
bas-reliefs,  de  sujets  héroïques,  mythologiques  ou  reli- 
gieux, peints  de  couleurs  éclatantes.  Le  tableau  d'un  vais- 
seau de  ligne  sous  Louis  XiV,  quand  le  faste  des  construc- 
tions civiles  et  les  magnilicences  de  l'archilecture  des  palais 
royaux  avaient  été  appliqués  au  navire,  ce  tableau  était 
un  morceau  curieux  que  Puget  ne  dédaignait  pas  d'honorer 
de  ses  sculptures,  dont  Lebrun,  le  premier  peintre  de  Sa 
Majesté,  préparait  la  composition,  afin  que  la  mer  portât, 
comme  la  terre,  des  témoignages  éclatants  de  la  protection 
que  le  roi  de  France  accordait  aux  beaux-arts. 

Aujourd'hui,  tout  est  devenu  d'une  simplicité  extrême 
dans  l'ornement  extérieur  des  bàliments  militaires.  Jadis  le 
vaisseau  de  guerre  était  un  palais  somptueux,  on  en  fait 
maintenant  quelque  chose  de  sombre  et  de  grave  qui  a 
toute  la  majesté  sévère  d'un  sépulcre  de  marbre  noir.  On 
dit  que  cela  est  plus  marin.  N'en  croyez  rien,  madame. 
On  était  fort  marin  sur  les  vaisseaux  dorés  et  sculptés  que 
moulaient  MM.  de  Tourville,  Duquesne,  Jean  Rart,  Du- 
guay-Trouin,  La  Galissonnière,  Lamolhe-Piquet  et  de 
Suffren.  Ce  qu'il  faut  dire,  c'est  que  c'est  la  mode,  et  que 
celte  mode  passera,  comme  ont  passé  toutes  celles  dont 
nous  avons  ou  non  gardé  le  souvenir.  Ce  qu'il  faut  ajouter, 
c'est  que,  réduit  à  cette  simplicité,  ou,  si  l'on  veut,  à 
cette  pauvreté  d'ornements,  le  vaisseau  est  moins  cher.  II 
est  certain  que  le  grand  luxe  déployé  pendant  les  seizième, 
dix-seplième  et  dix-huitième  siècles,  pour  la  décoration 
des  vaisseaux,  coûta  beaucoup  aux  dilTérents  peuples  na- 
vigants. Mais  entre  cette  profusion  d'ornements  dispen- 
dieux et  la  parcimonie  dont  on  se  targue  dans  ce  temps-ci, 
le  bon  goût  trouvera  une  juste  mesure  qu'autoriseront 
sans  doute  les  prescri|»lion^  du  budget,  si  rigoureuses 
qu'elles  soient.  Où  se  jouaient  autrefois  des  arabesques 
élégantes,  des  guirlandes  de  petites  figures  animées,  des 
groupes  d'animaux  de  tous  les  pays,  on  voit  quelques 
froides  moulures,  quelques  cordons  ou  quelques  branches 
de  feuillage  ;  où  brillaient  l'or  et  les  vives  couleurs  de  la 
palette,  règne  l'uniforme  teinte  d'une  peinture  noire 
qu'allristeeucore  la  blancheur  des  raies  dont  sont  marquées 
les  batteries.  La  flotte  serait  en  deuil  que  les  bâtiments  ne 
seraient  pas  peints  d'une  façon  plus  lugubre.  On  dirait 
des  catafalques  floltants. 

Quand  les  chevaliers  de  Saint-Étienne  de  Pise  eurent 
perdu  leur  capitane  dans  un  combat  contre  les  Turcs,  ils 


31Î 

se 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


peignirent  en  noir  leurs  galères,  ordinairement  couvertes 
de  vermillon  et  d'or.  Lorsqu'après  le  désastre  de  Pavie, 
notre  roi  François  I"  fut  transporté  à  Barcelone,  la  galère 
qui  le  portait  et  cinq  autres  galères  françaises  de  sa  suite 
reçurent  une  couleur  noire  qui,  du  corps  et  des  rames, 
s'étendit  jusqu'aux  voiles  et  aux  bannières.  On  n'a  pas  en- 
core songé  à  teindre  les  voiles  en  noir  :  mais  cela  viendra 
peut-être.  De  voiles  qui  ont  perdu  la  blancheur  que  le 
tempsdonne  aux  toiles  jaunâtres  employées  pour  la  voilure 
des  bâtiments,  il  n'y  a  que  celles  des  bateaux  à  vapeur, 
noircies  par  la  fumée  des  cheminées. 

Nous  sommes  bien  loin  du  temps  où  les  souverains  et 
les  préleurs  des  flottes  déployaient  aux  vents  des  voiles  de 
pourpre  ;  où  les  croisés  faisaient  peindre  sur  les  ailes  blan- 
ches de  leurs  vaisseaux  des  figures  de  saints,  des  devises 
et  les  emblèmes  adoptés  par  leurs  familles  ;  où  les  bande- 
roles se  multipliaient  aux  sommets  des  mats,  aux  bouts 
des  vergues,  autour  des  hunes  et  des  bastingages;  où  le 
rempart  supérieur  des  navires  était  formé  d'une  série  d'é- 
cus  timbrés  d'armes  brillantes  !  Nous  sommes  devenus 
simples  et  graves  comme  des  quakers;  mais  cela  changera. 
L'architecture  civile  est  revenue  au  style  fleuri  qui  admet 
l'ornement  capricieux  et  le  luxe  du  bas-relief  à  sujets  ; 
l'architecture  navale,  dont  la  marche  fut  toujours  à  peu 
près  parallèle  à  celle  de  sa  sœur,  suivra  bientôt  l'exemple 
qui  lui  est  donné,  soyez-en  sûrs. 

Cette  face  postérieure  du  navire,  qui  fut  si  éclatante  et 
que  vous  voyez  si  froide ,  si  noire,  je  vous  ai  dit  qu'on 
l'appelle  la  poupe.  Ce  n'est  pas  à  ces  messieurs  que  j'aurai 
besoin  de  dire  que  ce  mot  vient  du  latin  puppis.  C'était  dans 
la  poupe  qu'étaient  gardées  les  images  des  dieux  protec- 
teurs du  navire  ;  c'était  à  la  partie  extérieure  de  la  poupe 
que  souvent  une  répétition  de  ces  images  sacrées  était 
sculptée;  or,  ces  figures  étaient  petites;  on  les  compara,  à 
cause  de  leur  taille,  au  petit  enfant,  pupu5,  et  le  sanctuaire 
prit  le  nom  des  petits  dieux,  d'auianl  plus  que  les  divinités 
principalement  honorées  à  bord  élr^ienl  les  deux  jumeaux, 
enfants  de  Léda.  Longtemps  il  y  eut  sur  les  navires  chré- 
tiens une  chapelle  à  la  poupe,  et  nous  voyons  qu'à  son  dé- 
part pour  la  croisade  Louis  IX  en  fit  établir  une  dans 
laquelle  le  saint  sacrement  devait  être  exposé,  et  la  messe 
dite  chaque  jour.  Longtemps  l'image  d'un  saint  ou  d'une 
sainte,  parrain  ou  marraine  du  navire,  figura  parmi  les 
sculptures  de  l'arrière,  au-dessus  d'un  cartouche  de  me- 
nuiserie sur  lequel  était  écrit  te  nom  du  bâtiment.  Ce  car- 
touche s'appela  miroir,  écusson  (il  avait  en  effet  quelque- 
fois la  forme  d'un  écu  d'arraes>  et  Dieu  conduit.  Celte 
dernière  dénomination,  qui  rappelait  que  le  marin  avait 
placé  son  avenir  sous  la  protection  du  Ciel,  et  qu'il  s'expo- 
sait aux  périls  de  la  mer,  à  la  garde  de  Dieu,  cette  dénomi- 
nation a  disparu  quand  l'habitude  de  donner  des  noms  de 
saints  aux  navires  ne  fut  plus  générale.  Aujourd'hui  on 
donne  des  noms  plus  profanes  que  chrétiens,  des  noms 
d'hommes  ou  d'animaux,  des  noms  faits  d'un  adjectif  qua- 
lificatif, comme  invincible,  redoutable,  majestueux ,  et 
ces  noms  qu'on  écrit  sur  le  cartouche  du  tableau,  on  les 
couNTe  d'une  telle  couche  de  peinture  noire  qu'on  ne  peut 
pas  les  lire,  même  du  point  où  nous  sommes.  Jadis  le  vais- 
seau avait  l'air  fier  de  son  nom  ;  pourquoi  le  voile-t-il  au- 
jourd'hui ? 

Les  larges  fenêtres  qui  s'ouvrent  immédiatement  au- 
dessus  de  la  voûte  d'arcasse  éclaireul  la  grande  chambre 
ou  chambre  commune  des  officiers.  Nous  verrons  bientôt 
ce  salon.  Au-dessus  de  ces  fenêtres  est  une  galerie  peu 
saillante  ;  c'est  le  promenoir  particulier  du  capitaine  dont 

'appartement  donne  sur  ce  balcon.  Autrefois  les  officiers 


avaient  aussi  une  galerie;  les  galeries  tournaient  autour  de 
la  poupe  qu'elles  élargissaient  et  alourdissaient.  On  les 
supprima  lorsqu'on  commença  à  dégager  l'arrière  de  tout 
ce  qui  le  surchargeait  outre  mesure.  La  grande  ligne  cin- 
trée, limite  supérieure  du  tableau,  s'appelle  le  couronne- 
ment, que  ce  nom  lui  ait  été  donné  parce  qu'elle  couronne 
en  effet  l'édifice  de  la  poupe,  ou  parce  que  souvent,  sur  les 
vaisseaux  du  roi,  une  couronne  royale  a  été  placée  là  parmi 
les  décorations  du  tableau. 

Passons,  de  l'arrière  de  ce  vaisseau,  à  l'avant  de  l'autre 
que  voilà  à  notre  droite.  —  Avant,  garçons!  —  Assez 
d'erre  !  —  Lève  rames  !  — 

A  proprement  parler,  le  navire  étant  partagé  en  deux 
grandes  fractions  par  le  maître-couple  qu'on  place  à  peu 
près  à  la  moitié  de  la  longueur  totale,  l'aranf  est  toute  la 
partie  antérieure  à  ce  couple,  et  Varrière  toute  la  partie 
postérieure.  Dans  l'usage  ordinaire,  par  avant  on  entend 
la  partie  arrondie  qui  s'appuie  sur  Vétrave  et  les  oeuvres 
extérieures  attachées  à  cette  portion  de  l'édifice.  Les  an- 
ciens appelaient  proue  ce  que  les  marins  français  du  Nord  et 
de  l'Ouest  nomment  aranf.  Nos  marins  du  Midi,  comme 
tous  ceux  de  la  Méditerranée,  ont  conservé  la  dénomination 
antique.  Ces  messieurs  savent  aussi  bien  que  moi  que 
proue  vient  du  latin  prora,  contraction  de  deux  mots 
grecs  :  pro  oran  [-t-,  c:â-.),  voir  devant,  ou  :  pro  réein 
(r:5  f  stiv),  couler  eu  avant  ou  le  premier,  on  ne  sait  le- 
quel des  deux.  La  proue  ou  l'avant  comprend  \es  joues  du 
navire,  ses  épaules... 

—  Comment,  des  épaules  et  des  joues  au  navire! 

—  Oui,  madame,  et  ce  ne  sont  pas  les  seules  parties  du 
corps  humain  dont  on  ait  donné  les  noms  à  certaines  par- 
ties du  navire.  Devant,  le  vaisseau  a  des  épaules  et  des 
joues  ;  derrière,  il  a  des  hanches,  et  oserai-je  ajouter  sans 
blesser  votre  susceptibilité,  qu'il  a  aussi...?  Madame,  vous 
n'êtes  pas  Anglaise,  c'est-à-t.lire  prude  en  ce  qui  touche 
aux  mois  ;  vous  diriez  donc  fort  bien  d'un  ladre  qu'il  est 
un  fesse-mathieu  ;  et,  si  vous  lisiez  Dorât  —  ce  n'est  pas 
un  conseil  que  je  vous  donne,  au  moins  !  —  vous  ne  jette- 
riez pas  le  livre  quand  vous  trouveriez  dans  ses  vers  si 
coquets  que  le  bruit  dont  est  frappée  notre  oreille  quand 
un  fouet  est  vivement  agité  en  l'air  provient,  non  de  l'air 
froissé  par  la  cordelette  ou  la  fine  lanière  de  cuir,  mais  du 
cri  que  pousse  quelque  sylphe  fessé. 

—  Mon  Dieu  !  cela  ne  me  choquerait  pas  du  tout.  Je 
penserais,  et  probablement  vous  seriez  de  cet  avis,  que 
l'idée  est  recherchée,  et,  par  cela,  de  mauvais  goût  ;  mais 
je  ne  me  révolterais  pas  pour  le  mot,  qui  ne  blesse  mou 
oreille  que  par  le  malheur  qu'il  a  de  commencer  par  une 
syllabe  sonnant  mal  après  la  dernière  du  mot  précédent. 

—  C'est  prendre  la  chose  en  personne  d'espnt.  Vivent 
les  femmes  honnêtes  qui  n'ont  pas  des  vertus  diablesses, 
toujours  prêtes  à  se  cabrer!  Eh  bien  !  madame,  vous  sa- 
vez maintenant  ce  que  le  navire  a  sous  les  hanches.  La 
hanche  du  vaisseau  est  tout  ce  qui  est  en  arrière  des  grosses 
cordes  qui  appuient  le  grand  màt,  de  l'un  et  de  l'autre  côté; 
les  parties  arrondies  sur  lesquelles  le  bâtiment  est  assis 
par  derrière  sont  ses  fesses.  Celles  qui,  rondes  aussi,  se 
trouvent  au-dessus  de  l'eau,  à  l'avant,  sont  sesjouM  et 
ses  épaules.  Les  .\nglais  ont  fait  plus  que  nous  ;  s'ils 
n'ont  pas  donné  à  certaines  formes  du  vaisseau  des  noms 
qui  appartiennent  à  des  parties  du  corps  humain,  ils  ont 
nommé  le  vaisseau  :  mon  of  icar ,  l'homme  de  guerre  : 
cela  est  vraiment  beau.  A.  JAL. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


313 


Un  arrière  de  vaisseau  moderne. 


Un  arrière  de  vaisseau  du  dix-seplième  siècle. 


JUILLET    1844. 


—    40  —  ONIIEMB  >OI,UME. 


'i^^.jLJV. 


314 


LECTURES  DU  SOIR. 


l^F©BîTÏ©ïf  ©1  li' 


C'est  assurément  une  belle  et  uoble  idée  qi<t  celle  ilè  l'e'x- 
position  de  l'industrie,  et  qui  ne  peut  manquet  d'dinenef 
d'excellents  résultais.  La  période  de  cinq  ans  qui  sépare  cha- 
que exhibition  n'est  ni  trop  longue  ni  trop  courte.  H  faut 
laisser  aux  inventeurs  le  temps  de  trouver  (juelque  chose 
de  nouveau,  et  cependant  ne  pas  leur  faire  attendre  pen- 
dant trop  d'années  le  jour  de  produire  lents  détouterles; 
le  public,  en  outre,  se  lasserait  d'expositions  pins  J-nppfo- 
chées,  et  de  plus  grands  intervalles  l'empêcheraient  de  sui- 
vre les  progrès  de  l'industrie. 

Les  salles  des  Champs-Elysées,  qui  ont  lé  fort  d'être! 
provisoires,  ne  contiennent  pas  exclusivement  des  inven- 
tions ou  des  perfectionnements  ;  elles  sont  remplies  de  tous 
les  objets  d'un  débit  Jisuel  ;  c'est  comme  une  encyclopédie 
en  relief  de  l'élat  des  arts  et  des  métiers  en  Fraiice,  un 
jubilé  de  l'industrie  où  chaque  branche  de  commerce  en- 
voie son  chef-d'œuvre.  Il  est  vrai  qUë  l'on  pourrait  repro- 
cher au  commerce  d'ahustt  de  l'exposition  comme  moyen 
d'annonce  et  de  donner  le  pas  à  la  boutique  sur  l'industrie 
véritable.  Bien  des  produits  confectionnés  avec  un  soin  tout 
particulier  ne  pourraient  être  livrés  par  les  fabricants  à  la 
consommation  sans  compromettre  leur  fortune.  La  diffi- 
culté pour  beaucoup  de  choses  n'est  pas  de  les  bien  faire, 
mais  de  les  faire  à  peu  de  frais.  11  n'est  douteux  pour  per- 
sonne qu'avec  deux  mille  francs  on  ne  puisse  avoir  un  beau 
chàle  et  un  bon  piano.  Le  problème  n'est  pas  là,  et,  dans 
un  sens,  l'objet  le  plus  renianjuable  de  l'exposition  est 
une  marmite  en  fer  d'une  seule  pièce  qui  coûte  sept 
à  huit  sous.  Une  perfection  obtenue  à  grands  frais,  et  au- 
de^^usdes  possibilités  du  débit,  est  donc  le  reproche  qu'on 
peut  en  général  adresser  aux  exposants;  mais  les  elForts 
qu'ils  ont  faits  pour  produire  leur  chef-d'œuvre  ne  sont  pas 
perdus  pour  rinlcrèt  |)ublic  ;  en  cherchant  à  mieux  faire  , 
en  s'ingéniant  ii  découvrir  quelque  perfectionnement  de 
détail,  en  donnant  un  soin  excessif  à  l'exécution,  ils  s'in- 
struisent, ils  font  des  expériences  auxquelles  ils  n'auraient 
pas  songé  sans  l'appât  des  médailles  d'or,  de  la  gloire  et 
de  la  publicité,  et,  ce  qui  d'abord  n'a  été  qu'une  mntilre^ 
qu'une  curiosité  ruineuse,  devient  bientôt,  par  la  simplifi- 
cation des  procédés  ou  un  choix  plus  judicieux  de  matière, 


a  crandemetif  tort  :  la  qu 
de  là  que  dépend  l'avci 
tel  traité,  de  tel  ou  tel  v( 
taille.  En  entrant  dans  C( 
tis  saisi»!  d'une  espèce  ( 
pas  sans  quelque  espèce  ( 
avec  i'dtenir  du  monde, 
tubes  conlourtiés  en  spirj 
sueur,  ces  foUrneaux  haie 
ces  turbines,  Wutes  ces  i 
qtiées^  étinceiàntesd'acie 
quelles  on  entend  des  b 
de  leviers,  nous  paraissai* 

Quand  on  ouvre  la  terr 
che  l'épiderme  de  notre 
gce,  on  rencontre  dan 
l'ancs  de  calcaire,  tantôt 
tôt  des  débris  encore  sol 
moignngnes  des  énormit( 
du  globe, encore  chaud  d 
pétri.  Le  mastodonte,  le  d 
plothœrium ,  nous  appar 
sale  et  bizarre  ,  leurs  os 
comme  des  meules,  leurs 
de  barres  d'acier,  ainsi  q 
et  Lévialhan. 

Ces  colosses  du  monde 
d'une  taille  plus  humble 
ont  remplacés.  La  créatic 
iras  d'airain  lançant  la  fu 
se  nourrissant  de  charbo 
lendemain  du  déluge,  a  i 
animaux  de  fer  et  de  ci 
forêts  que  la  foudre  allur 
dit  avec  une  effroyable  : 
événement  symbolisé  p 
causa  en  s'approchant  I 
dont  le  Soleil,  son  père, 
gret  ;  ces  forêts  brûlées 
poussière  des  siècles  onl 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


Oui,  c'est  là,  dans  cette  salle,  que  se  prépare  le  loisir 
futur  du  monde  :  la  cliule  ([ui  s'éparpillait  en  poussière 
d'écume,  grâce  à  cette  turl'ine,  va  faire  ie  travail  de  tout 
un  atelier  ;  l'anticiue  malédiction  t  Tu  mangeras  ton  pain 
à  la  sueur  de  ton  front  »  sera  désormais  sans  effet.  Cette 
machine,  à  l'air  si  calme,  au  mouvement  si  onctueux, 
rabote  le  fer  comme  du  sapin  et  perce  des  plaques  de  deux 
pouces  d'épaisseur.  Ce  métier,  avec  ses  milliers  de  bobines 
inquiètes,  tord  plus  de  (il  à  elle  seule,  en  une  minute,  que 
toutes  les  filandières  et  toutes  les  araignées  de  la  terre.  Nous 
sommes  à  une  grande  époque,  des  choses  merveilleuses 
se  préparent,  et  ceux  qui  sont  jeunes  verront  de  magnid- 
ques  spectacles.  I-a  distance  est  supprimée,  les  vaisseaux 
n'ont  plus  besoin  du  vent;  avec  le  télégraphe  électrique, 
on  se  parlera  d'un  bout  du  monde  à  l'autre  connue  si  l'on 
était  dans  la  même  chand)re  ;  le  sol,  foré  à  d'immenses  pro- 
fondeurs, est  obligé  de  livrer  le  trésor  de  ses  eaux.  La  pile 
de  Voila  aurait  déjà  rem|)lacé  le  soleil  et  la  lune,  si  les  com- 
pagnies de  gaz  ne  s'y  opposaient.  D'un  jour  à  l'autre,  l'on 
trouvera  le  moyen  de  diriger  les  ballons,  et  la  conquête  de 
l'atmosphère  sera  faite  comme  celle  de  la  croûte  terrestre. 
La  liunière  sera  forcée  de  raconter  ses  secrets  au  daguer- 
réotype. Ruolz  ,  l'associé  d'EIkington  pour  la  dorure  des 
métaux  sans  mercure,  porte  à  sa  chemise  un  diamant  qu'il 
a  fabriqué  lui-même,  et  si  nos  chimistes  dédaignent  de 
faire  de  l'or,  c'est  que  l'or  tout  fait  coiile  moins  cher.  Nous 
aurons  dans  l'air,  dans  l'eau,  dans  le  feu,  dans  le  fer,  des 
serviteurs  bien  plus  actifs  que  les  anciens  esclaves  et  les 
ouvriers  modernes,  des  serviteurs  qu'on  pourra  faire  tra- 
vailler vingt-quatre  heures  par  jour  sans  barbarie  et  sans 
crainte  de  coalition.  Il  y  a  assez  longtemps  que  les  miné- 
raux se  reposent  dans  le  sein  de  leur  mère  ;  il  faut  qu'ils 
travaillent  à  leur  tour,  eux  qui  ne  sentent  pas  la  fatigue  et 
qui  ne  deviennent  ni  poussifs  ni  fourbus. 

Ces  changements  ne  s'opéreront  pas  sans  quelques  mal- 
aises passagers;  des  classes  de  travailleurs  se  trouveront 
supprimées  par  l'invention  d'une  machine.  On  disait,  dans 
le  prenaier  temps  de  la  découverte  de  l'imprimerie  :  a  Que 
vunt  devenir  les  calligraphes,  les  copistes,  les  enlumineurs, 
les  parcbemiiiiers,  tout  ce  peuple  qui  vivait  des  manu- 
scrits? »  Ils  se  sont  faits  compositeurs,  protes,  imprimeurs, 
fondeurs  de  caractères,  fabricants  de  papier  ;  quelques-uns 
même,  n'étant  plus  obligés  de  recopier  les  ouvrages  des 
autre?,  sont  devenus  écrivains  eux-mêmes,  et  il  est  à  croire 
que  la  typographie  a  plus  fait  vivre  d'imprimeurs  qu'elle 
n'a  fait  mourir  de  scribes. 

L'important,  c'est  que  l'homme  ne  soit  plus  asservi  aux 
besognes  insipides,  et  qu'il  garde  toute  la  vivacité  de  son 
esprit  pour  les  spéculations  de  l'intelligence.  L'homme  de 
l'avenir  aura  à  sa  disposition  beaucoup  plus  de  temps  que 


gaiement  exercés  par  une  fonction  touj 
deront  leur  équilibre ,  et  la  beauté 
L'homme  pourra  se  dire  alors  vraimen 
Dieu,  car  il  sera  délivré  des  scrofuk 
des  pestes  de  toutes  sortes.  I/hyg 
d'immenses  progrès,  qui  allongeront 
maine  ;  la  chimie  s'appliquera  à  décoi 
lions  du  commerce  ,  et  bientôt  les  mo 
fraude  seront  si  répandus ,  qu'ils  la  r( 
Ce  ne  sont  pas  là  des  rêves.  Voyez  pi 
mystérieuses,  pour  nous  autres  igni 
qu'un  peu  de  charbon  pour  réaliser  qi 
merveilles  :  l'homme  s'assimile  sa  pla 
il  en  fait  servir  les  forces  vives,  et  cor 
litre  de  roi  de  la  création ,  qu'on  s'étai 
pressé  de  lui  donner.  Tout  progrès  c 
Le  bateau  à  vapeur  nous  a  préparé  h 
chemin  de  fer  athiosphérif]ue  prépare  1 
suite.  Nous  avons  soumis  l'électricité 
tisme,  vaincu,  avouera  son  secret,  U 
pourra  être  dit  sans  renverser  la  société 
Chaque  découverte  arrive  à  son  heure, 
capables  de  nous  en  servir.  Comme  au 
fait  l'opération  de  la  cataracte,  il  faut  i 
lumière  que  graduellement;  la  vérii 
comme  le  soleil. 

Par  exemple,  le  monde  n'est  pas  prêt  i 
ges  en  ballon,  qui  sup|)rimeraient  les  I 
nés ,  les  Ibrtifications  ,  qui 
fenêtres,  et  si  le  moyen  de 
trouvé  aujourd'hui ,  les  gouvcrnem^ 
un  grand  embarras.  Les  chemins  de  I 
manquer  d'amener  de  grands  changer 
tions  de  peuple  à  peuple,  sont  les  pi 
motives  aériennes,  qui  d'abord  seront 
dront  bientôt  individuelles.  Dans  cinqi 
chimère  des  hommes  volants  sera  réal 
dra  un  autre  système  de  politique  et 
que  l'imagination  peut  concevoir  de 
demain;  et  la  semaine  prochaine,  les  pa 
des  lieux  commims. 

Quoi  qu'en  disent  des  esprits  chagri 
grande  et  belle;  nous  valons  nos  pèi 
peut  le  disputer  au  nôtre.  Les  pédants 
mère  et  Virgile  ;  nous  avons  de  quoi  le 

Ces  gigantesques  cuillers,  ces  lire-bc 
colossales,  au  moyen  desquels  M.  Mul( 
chercher  l'eau  à  d'incroyables  profond 
autant  de  poésie  que  les  odes  d'Ilorac 
moyen  âge?  Avec  ces  instruments,  qui 


changer 
diriger 


316 


LECTURES  DU  SOIR. 


blcs  iiiventiousqui  centuplent  les  forces  de  l'homme;  notre 
malheureuse  éducation  classique  nous  enseigne  ce  qui  se 
faisait  il  y  a  deux  mille  ans,  et  ne  nous  permet  pas  d'ap- 
precier  les  prodiges  de  notre  temps. 

Nous  parlerons  des  objets  qui,  par  leur  nature  moins 
compliquée  et  moins  mystérieuse,  sont  plus  faciles  à  juger 
et  touchent  par  un  côté  à  un  art  quelconque. 

Les  meubles,  les  tapis,  les  bronzes,  les  bijoux,  les  étoffes 
ne  demandent  pas  des  connaissances  si  profondes,  et  relè- 
vent plus  directement  du  goût  que  de  la  science.  On  peut 
dire  que  le  style  général  de  Tornement  est  devenu  medieur 
depuis  quelques  années;  l'on  a  fait  beaucoup  de  recher- 
ches, tous  les  genres  et  toutes  les  époques  ont  été  consul- 
tés, et  si  nous  n'avons  pas  encore  un  cachet  particulier, 
du  moins  on  est  arrivé  à  une  grande  supériorité  sur  le  style 
de  l'Empire  et  de  la  Restauration.  Le  goût  qui  parait  do- 
miner est  celui  de  la  renaissance  accommodé  à  nos  usages 
et  quelque  peu  mélangé  de  moresque.  On  semble  avoir 
renoncé  aux  formes  tourmentées  et  rocailleuses  du  temps 
de  Louis  XV,  qui  ont  obtenu  naguère  une  si  grande  vogue. 
Bien  que  les  artistes  de  cette  époque  aient  été  des  gens 
pleins  d'invention,  de  facilité  et  de  feu,  nous  pensons  qu'i- 
mitation pour  imitation,  les  maîtres  de  la  renaissance  sont 
de  meilleurs  modèles. 

Les  meubles  sont  donc  en  général  conçus  dans  ce  goût; 
l'on  ne  peut  voir  de  plus  belles  formes,  de  plus  beaux  bois, 
un  assemblage  plus  exact,  une  exécution  plus  soignée,  un 
lustre  et  un  poli  plus  parfaits. 

Une  châtelaine  du  moyen  âge  qui  reviendrait  au  monde 
s'agenouillerait  devant  le  prie-dieu  de  M.  Dulzchold  ou  de 
MM.  Grohé,  comme  s'il  était  sculpté  par  Cornejo  Duque  ou 
Berruguete  ;  Bernard  de  Palissy  n'aimerait-il  pas  à  ranger 
ses  faïences  sur  le  buffet  de  M.  Durand? 

Celte  armoire,  ce  lit  et  ces  tables  de  M.  Jolly  ne  sont-ils 
pas  d'une  fantaisie  délicieuse?  celle  étagère  en  bois  de  rose 
et  en  marqueterie  n'aurait-elle  pas  très-bien  figuré  dans  le 
boudoir  de  M"«  de  Pompadour? 

Que  d'inventions  ingénieuses,  de  recherches  conforta- 
bles !  Avez-vous  un  appartement  dans  le  genre  de  la  maison 
de  Socrate,  et  la  place  vous  manque-t-elle  pour  prendre 
vos  aises?  regardez  ces  divans  et  ces  lits  qui  se  dédoublent, 
de  la  composition  de  M.  Baudry,et  vous  donnent  deux 
chambres  à  coucher  en  une  minute. 

Si  vous  aimez  le  noble  jeu  du  billard,  en  voilà  de  toutes 
les  sortes,  de  carrés,  de  ronds,  de  grands,  de  petits,  en 
chêne,  en  acajou,  en  palissandre,  et  même  en  fonte  de  fer, 
comme  celui  de  MM.  Guilelouvctteet  ïhomeret  ;  les  con- 
naisseurs admirent  des  perfectionnements  dans  l'horizon- 
talité du  champ,  dans  la  manière  dont  sont  percées  les 
blouses,  etc.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'ils  ont  été  faits 
par  d'excellents  ébénisles.  Comme  si  l'ébène,  le  citronnier, 
l'acajou,  le  palissandre,  ne  suffisaient  pas  ii  ces  habiles  ou- 
vriers, M.  le  docteur  Boucherie  a  trouvé  moyen  de  faire 
avec  le  premier  tronc  venu,  chêne,  peuplier,  frêne  ou  bou- 
leau ,  les  plus  belles  marbrures,  les  plus  riches  veines  du 
monde.  Par  un  procédé  merveilleux,  il  chasse  la  sève  des 
veines  de  l'arbre  et  la  remplace  par  une  injection  de  liqui- 
des colorés,  bleus,  verls,  pourpres,  qui  du  bois  le  plus 
commun  fait  une  plaque  de  jiorphyrc  ,  de  malachite  ,  de 
jaspe  rubané,  sans  compter  l'inappréciable  avantage  d'une 
incorruptibilité  à  dépasser  celle  du  cèdre  et  de  bois  de  Teck. 
Voilà  pour  les  meubles,  voici  pour  les  murailles.  En 
vous  promenant  dans  (pielque  ancienne  résidence  prin- 
cicre  dont  on  a  conservé  l'antique  ameublement ,  vous 
avez  admiré   les    riches   tentures  qui  recouvraient   les 
6alles,etvous  vous  êtes  récrié  sur  l'épaisseur  du  grain,  sur 


la  beauté  des  couleurs,  sur  l'élégance  des  dessins  et  des 
ramages  :  M.  Desbrosses,  avec  du  feutre,  c'est-à-dire 
avec  des  brins,  des  rognures  et  des  débris  de  laine  foulés  en- 
semble, est  parvenu  à  imiter  les  plus  belles  tapisseries  à 
s'v  méprendre  ;  au  moyen  d'une  forte  gaufrure ,  la  trame 
du  canevas  est  reproduite,  et  ce  n'est  qu'un  examen  atten- 
tif qui  peut  vous  faire  découvrir  que  vous  n'avez  pas  sous 
les  yeux  une  véritable  tapisserie  ;  cette  étoffe,  qui  ne  coûte 
pas  cher  et  qui  peut  recevoir  les  teintes  et  les  dessins  les 
plus  riches,  remplacerait  avec  beaucoup  d'avantage  les 
papiers  peints,  et  jouerait  parfaitement  le  rôle  du  damas, 
du  lampas ,  de  la  brocatelle  et  de  la  tapisserie  de  haute 
lisse. 

La  tenture  exécutée  par  MM.  Grand  frères ,  de  Lyon , 
pour  S.  A.  R.  le  comte  de  Pans,  n'est-elle  pas  digne  d'un 
palais  de  fée?  Est-il  possible  de  combiner  les  tons  avec  plus 
de  goût  et  de  richesse,  et  de  mêler  plus  heureusement  l'or 
à  la  soie  ?  Quel  éclat  à  la  fois  souple  et  métallique  !  quel  jeu 
varié  d'ombre  et  de  lumière!  quel  splendide  chatoiement! 
Lyon  nous  a,  du  reste,  accoutumés  depuis  longtemps  à  ces 
merveilles.  Sous  les  mains  patientes  de  ses  dessinateurs  et 
de  ses  canuts,  que  de  fleurs  éblouissantes  se  sont  épanouies 
à  faire  envie  au  parterre  le  plus  opulent,  que  de  couleurs 
se  sont  mariées,  contrariées,  unies  et  désunies  de  cent 
mille  manières!  Tout  l'Orient  s'habille  à  Lyon.  Ces  caftans 
d'honneur  que  distribue  le  Grand-Turc  ont  été  tissés  à 
Fourvières  ou  aux  Brotteaux.  Ces  cravates  de  Tunis  rayées 
d'or  viennent  de  Lyon,  car  l'Orient  ne  sait  plus  faire  passer 
dans  la  pourpre  un  rayon  de  soleil.  Le  rideau  du  boudoir, 
l'étoffe  du  sofa,  la  moire  de  la  robe,  le  damas  de  l'étole,  tout 
vient  de  là.  C'est  pour  Lyon  que  l'on  dépouille  les  mûriers 
de  leurs  feuilles  et  que  les  vers  laborieux  des  magnaneries 
lilent  leur  bave  d'or  ou  d'argent;  c'est  pour  Lyon  que  Jac- 
quart  a  inventé  toutes  ces  bobines  qui  tournent  à  éblouir 
la  vue,  et  que  la  Mull-Jenny  se  démène  avec  son  activité 
sans  repos. 

Les  anciens  verriers  de  Bohême  et  de  Venise  n'en  appren- 
draient guère  à  M.  le  baron  de  Klinglin.  Ne  vous  étonnez 
pas  de  voir  un  baron  s'occuper  de  tels  soins;  d'ailleurs  ce 
n'est  pas  déroger  que  de  souffler  le  verre,  et  il  y  avait  au- 
trefois des  gentilshommes  verriers.  Quelle  variété  et  quels 
caprices  de  formes!  Ici,  le  cristal  s'épanouit  en  large  coupe  ; 
là,  il  s'effile  comme  une  clochette  pleine  de  rosée.  Des 
spirales  bleues,  blanches,  transparentes,  laiteuses,  montent 
dans  le  pied  des  verres,  entrelaçant,  tordant  leurs  filets 
plus  embrouillés  que  les  écheveaux  de  soie  que  les  rac- 
chaules  fées  donnaient  à  débrouiller  aux  princesses  en  pri- 
son ;  et  pourtant  elles  sont  si  ténues,  si  nettes,  que  pas  un 
fil  ne  touche  l'autre.  Quels  doigts  seront  assez  délicats  pour 
toucher  sans  les  rompre  ces  verres-mousseline,  qui  sem- 
blent des  bulles  de  savon  solidifiées?  11  est  impossible  de 
voir  un  étalage  plus  éblouissant  que  celui  de  M.  le  baron 
de  Klinglin  :  ce  ne  sont  que  facettes,  prismes  réfléchissant 
les  couleurs  de  l'iris;  le  rubis,  la  topaze  ctincellent  sur  le 
flanc  des  flacons,  et  l'on  dirait  réorin  d'un  lapidaire  tout 
autant  que  la  montre  d'un  fabricant  de  verres. 

Nous  voyons  avec  plaisir  se  répandre  l'usage  du  grès  et 
de  la  terre  cuite,  à  laquelle  M.  Ziégler  a,  le  premier,  impri- 
mé des  formes  si  nouvelles  et  si  gracieuses.  M.  Follet, 
marchant  dans  la  même  voie,  vient  de  modeler,  non  pas 
un  vase  ou  une  amphore,  mais  un  luslre  de  jardin.  L'inven- 
tion est  originale ,  et  ce  lustre,  d'un  joli  galbe,  peut,  dans 
une  fête  nocturne,  offrir  un  heureux  mélange  de  lumières 
et  de  fleurs.  Placé  on  perspective  au  bout  d'une  allée,  il 
produira  l'effet  le  plus  heureux,  et  aura  l'air  d'une  étoile 
tombée  dans  un  bouquet. 


MCSEE  DES  FAMILLES. 


317 


Tenture,  soie  et  or,  par  Grand  frères,  de  Lvon. 
Lampe  d'église  en  bronze  doré,  par  Villem«ens. 
Coupe  et  cafetière  en  argent,  par  Morisse  Maver, 
ycrres  en  cristal,  par  le  baron  de  Klinglin.    ' 


Lustre  d'été  en  terre  cuite,  par  Follet. 
Console,  bronze  et  palissandre,  par  Grolié. 
Vase  en  porcelaine,  par  Gille. 
Tapis,  par  Salandrouze. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


319 


M.  Sallandrouzc  a  exposé  de  maonifiques  (apis.  C'est  un 
vrai  gazon  de  laine,  où  les  fleurs  semblent  naturelles  tant 
les  teintes  en  sont  vives  et  bien  nuancées.  L'on  a  surtout 
remarqué  un  grand  tapis  représentant  un  éléphant  dans  un 
paysage  asiatique,  à  la  végéiation  touiïiie,  diaprée  de  paons 
faisant  la  roue,  d'aras,  de  kakatoès,  à  la  manière  de  ces  ta- 
bleaux zoologiques  de  Desportes,  symbolisant,  par  un  choix 
d'animaux,  une  des  quatre  parties  du  monde.  M.  Sallan- 
drouze  n'a  rien  à  envier  ni  à  la  Turquie  ni  à  la  Perse. 

Les  artistes  du  moyen  âge  ne  sont  pas  morts,  comme  on 
affecte  de  le  croire,  en  emportant  leurs  secrets  dans  la 
tombe.  Voici  M.  Villemscns  qui  nous  apporte  un  lustre  go- 
thique en  bronze  doré,  que  l'on  croirait,  pour  la  délicatesse 
des  ciselures  et  l'clégance  évidée  des  clochetons  et  des  ga- 
leries qui  le  composent,  avoir  été  détaché  des  voûtes  delà 
cathédrale  de  Barcelone;  ce  lustre  est  destiné  à  l'église  de 
Notre-Dame  de  Bon-Secours. 

Les  vases  de  porcelaine  de  M.  Gilles,  pour  la  beauté  de 
la  pâte  et  de  la  forme,  valent  les  potiches  de  la  Chine  et 
les  produits  de  la  manufacture  de  Sèvres.  Il  est  beau  à  l'in- 
dustrie de  pouvoir  lutter  contre  les  grands  établissements 
royaux. 

La  coupe  en  argent  et  la  cafetière  de  M.  Maurice  Mayer 
sont  d'un  goût  pur  et  d'une  exécution  précieuse.  La  coupe 
est  destinée  ii  un  prix  de  course.  Dire  que  le  roi,  dont  le 
suffrage  éclairé  ne  manque  jamais  aux  vxais  artistes,  en 
a  commandé  une  pareille,  c'est  faire  un  éloge  suffisant  de 
Tœuvre.  M.  Maurice  Mayer  prend  place  parmi  les  bons  or- 
fèvres de  notre  époque,  Vagner,  Froment- .Meurice,  etc. 

M.  Froment-Meurice,  puisque  nous  venons  de  le  citer, 
a  pris  pour  enseigne  et  patron  de  son  magasin  le  Florentin 
Benvenuto  Cellini ,  et  il  en  avait  bien  le  droit  ;  c'est  assu- 
rément l'un  des  orfèvres  qui  a  fait  entrer  le  plus  d'art  dans 
son  métier,  et,  à  celte  occasion,  combattons  en  passant  un 
préjugé  étrange.  La  sculpture,  dès  qu'elle  est  exécutée  en 
or  ou  en  argent,  dès  que  le  prix  de  la  matière  s'ajoute 
à  celui  du  travail,  n'est  plus  considérée  comme  un  art; 
le  Jupiter  de  Benvenuto  Cellini  eût  été  repoussé  par  le 
jury  du  Louvre  parce  qu'il  est  en  argent,  de  même  que  le 
le  fut  le  cadre  de  miroir  de  M"*  de  Fauveau.  Nous  regar- 
dons M.  Froment-Meurice  autant  comme  un  sculpteur  que 
comme  un  orfèvre  ;  car  ses  bijoux  seraient  en  fer  qu'ils  n'au- 
raient pas  moins  de  valeur. 

L'ostensoir  commandé  par  notre  saint-père  le  pape  rap- 
pelle, pour  la  pureté  des  lignes,  ce  magnifique  calice  d'Au- 
dré  Mantegna,  dont  il  existe  une  si  tine  gravure.  Le  style 
est  du  temps  de  Louis  Xll,  à  l'époque  où  le  gothique  fleuri 
se  fond  dans  la  renaissance. 

Le  pied  est  forme  par  un  groupe  des  trois  Vertus  théo- 
logales, ces  trois  Grâces  chrétiennes  ;  des  émaux  représen- 
tant les  sept  sacrements,  la  sainte  Vierge,  saint  Joseph, 
complètent  l'ornementation;  le  disque  blanc  de  l'hostie 
est  entouré  d'un  cercle  de  pierres  précieuses  d'où  partent 
des  rayons  d'or.  C'est  en  effet  le  soleil  dont  l'éclat  fait 
baisser  toute  prunelle  catholique.  On  ne  saurait  voir  uu 
travail  plus  parfait,  une  plus  fine  ciselure;  Maso  Fini- 
guerra,  Ghiberti,  n'eussent  pas  mieux  fait. 

Le  bouclier  destiné  à  être  donné  pour  prix  de  coufse 
est  doublement  remarquable  sous  le  rapport  de  l'exécu- 
tion et  de  la  composition  :  il  retrace  l'histoire  du  cheval, 
depuis  les  temps  mythologiques  jusqu'aux  courses  d'Ep- 
som  ou  de  Chantilly.  Au  milieu  s'élève  un  groupe  en 
ronde  bosse,  formant  comme  Vumbo  du  bouclier;  c'est 
Neptune  domptant  un  quadrige.  L'on  sait  que  Neptune  a 
fait  sortir  le  cheval  de  terre  d'un  coup  de  trident,  le  pre- 
mier il  l'a  façonné  au  mors,  ei  cet  animal  lui  était  consacré, 


commclebœufà  Jupiter.  Ce  groupe  est  de  M.  J.  Feuchères. 
De  là  nous  passons  à  l'état  primitif  du  cheval,  errant  dans 
les  steppes  ou  les  savanes ,  comme  chez  les  Kosaks  ou  les 
Gauchos.  Des  jagiiars  lui  donnent  la  chasse,  et  sans 
l'homme  il  deviendrait  peut-être  leur  proie.  Ce  bas-relicf 
est  de  M.  Rouillard,  le  sculpteur  d'animaux,  à  qui  Ton 
doit  la  frise  de  la  maison  dorée  De  la  sauvagerie  nous 
passons  à  la  barbarie.  Le  bas-relicf  de  M.  J.  Feuchères, 
nous  montre  le  cheval  monté  parun  maître  farouche  comme 
lui,  et  se  lançant  au  milieu  d'une  de  ces  immenses  mêlées 
de  peuples  que  Decamps  a  si  bien  rendues  dans  sa  ba- 
taille des  Cimbres.  La  férocité  des  armes,  des  harnais,  la 
hardiesse  échevelée  des  attitudes,  font  de  cette  composi- 
tion un  petit  chef-d'œuvre. 

M.  Justin,  en  consultant  Pluvinel,  nous  a  conduits  dans 
une  forêt,  au  milieu  d'une  chasse  au  temps  de  Louis  XIII. 
C'est  I  âge  féodal  de  l'équilation,  l'époque  des  courbettes, 
des  grâces  étudiées  ;  le  cheval  est  devenu  tout  à  fait  gentil- 
homme, il  a  les  allures  et  les  manières  d'un  courtisan;  il 
est  Italien  pour  la  souplesse,  Espagnol  pour  la  fierté. 

Mais  nous  voici  en  plein  turf,  en  plein  Z?er 6i/. M.  Schœn- 
nevert  nous  mène  tout  droit  à  l'hippodrome  :  vous  diriez 
un  tableau  d'Alfred  Dedreux  sculpté.  Voilà  les  chevaux 
entraînés  qui  se  précipitent,  le  cou  tendu,  les  jambes  en 
arrière,  aussi  rapprochés  que  possible  de  la  forme  hori- 
zontale, ayant  sur  le  dos  ces  singes  desséchés  qu'on  ap- 
pelle (les  jockeys.  Le  cheval  est  arrivé  à  lutter  de  vitesse 
avec  les  locomotives,  il  n'a  plus  que  quatre  piquets  pour 
courir,  et  une  épine  dorsale,  en  forme  de  barre,  pour  y 
poser  une  selle. 

Le  tour  du  bouclier  est  entouré  de  têtes  d'animaux, 
loups,  sangliers,  renards,  chiens  de  chasse  et  autres  analo- 
gues, modelés  avec  une  grande  finesse  et  une  grande  vé- 
rité. 

La  coupe  d'agate  vaut  tout  ce  qu'a  produit  la  Renais- 
sance de  plus  ingénieux  et  de  plus  délicat.  Le  pied  se 
compose  de  trois  groupes  représentant  les  trois  sortes 
d'ivresse  :  l'ivresse  poétique,  l'ivresse  sensuelle  et  l'ivresse 
du  festin.  Anacréon,  Silène  et  don  Juan!  L'anse  est  formée 
par  une  figure  de  la  Raison,  que  de  petits  génies  renver- 
sent et  attachent  avec  des  pampres  et  des  brindilles  de  vi- 
gne. 

Le  peu  d'espace  qui  nous  est  réservé  ne  nous  permet 
pas  de  détailler  toute  la  montre  de  M.  Froment-Meurice. 
Pans  la  bijouterie  proprement  dite,  il  a  exposé  une  foule 
de  merveilles  :  nous  citerons  d'abord  une  tabatière  avec  une 
peinture  de  Meissonier,  d'un  précieux,  d'une  délicatesse  et 
d'une  vérité  admirables.  Selon  nous,  l'artiste  n'a  rieu  fait 
de  mieux,  et,  jusqu'ici,  il  n'a  fait  que  des  chefs-d'œuvre; 
la  bague  de  la  colonie  de  Mettray,  les  pommes  de  canne, 
les  épingles,  les  parures  où  les  diamants  semblent  des 
gouttes  de  rosée  tremblant  sur  la  pointe  des  fleurs,  nous 
entraîneraient  trop  loin. 

Une  industrie  qui  fait  chaque  année  de  grands  progrès, 
c'est  celle  des  facteurs  de  pianos.  Le  piano  n'est  plus  seu- 
lement, aujourd'hui,  un  instrument,  c'est  un  meuble  in- 
dispensable. Et  il  a  été  porté,  dans  ces  derniers  temps,  à 
un  haut  degré  de  perfection;  Erard,  Pleyel,  Henri  llerz, 
Rinaldi  et  Boisselot  n'ont  rien  laissé  à  désirer.  Le  piaùo 
tous  les  jours  gagne  en  sonorité  et  perd  en  volume,  grand 
avantage  avec  des  constructions  aussi  étriquées  que  les 
nôtres  ;  il  y  en  a  de  carrés,  de  longs,  de  droits,  à  touches 
rondes,  à  triple  clavier  qui  tiennent  dans  une  table  à  jeu, 
dans  un  guéridon  ;  on  en  logera  bientôt  dans  des  taba- 
tières. C'est  une  industrie  dans  laquelle  nous  sommes 
maintenant  sans  rivaux. 


320 


LECTURES  DU  SOIR. 


Notre  colonne,  arrivée  à  sa  dernière  assise,  nous  averlil 
qu'il  est  temps  de  finir.  Nous  n'avons  pas  tout  dit,  il  s'en 
faut;  nous  laissons  derrière  nous  mille  objets  dignes  d'at- 
tention. Que  ceux  dont  nous  n'avons  pas  parlé  ne  s'en  of- 


fensent pas  ;  notre  silence  n'est  pas  une  condamnation  ; 
mais  dans  trois  ou  quatre  pages  de  journal  on  ne  jieut 
rendre  compte  de  tout  ce  qu'a  produit  en  cinq  ans  l'm- 
dustrie  d'un  pays  comme  la  France.  Seulement,  avant  de 


Ostensoir  de  M.  Froment-Meurice. 


quitter  l'exposition,  nous  jetterons  un  coup  d'cril  attendri 
sur  ces  écheveaux  de  soie  grége,  sur  ces  échantillons  de 
toile  à  voile  en  coton,  qui  nous  viennent  de  Pondichér) , 
de  Pile  Hoiirbon ,  de  la  Guadeloupe  et  de  l'Algérie.  Nous 


aimons  à  voir  que,  si  loin  qu'ils  soient  de  la  mère  patrie,  ses 
enfants  ne  l'ouMient  pas.  Thi-ophile  GAUTIKK. 

Le  rédacteur  en  chef.  S.  II.  BERTMOtD. 
le  directeur,  F.  PIOLÈK. 


Imprimerie  (|p  IIESM'VF.R 


me  l.pmcrcicr,  IJ.  IL^iignollcj. 


xr. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


-21 


lil  FÉmUGî 


(1) 


Nous  voici  arrivés  au  peintre  idéaliste  par  excellence,  à 
Pielro  Vanucci  dit  le  Pérugin. 

Pieiro  Vanucci  naquit  non  pas  à  Pérouse,  comme  le  dit 
Vasari,  mais  in  citta  délia  Piene,  comne  le  prouve  une 
multitude  de  tableaux  signés  Petrus  de  Castro  Pleiis. 
Sa  famille  était  pauvre,  mais  non  pas  de  basse  condition  : 
on  trouve  des  actes  qui  prouvent  que  jusqu'à  la  Gn  de  1427 
elle  jouissait  du  droit  de  bourgeoisie. 

Ce  fut  en  1  440,  environ  six  ans  après  la  mort  de  Ma- 
saccio,  six  ans  avant  la  naissance  de  Léonard  de  Vinci,  que 
naquit  celui  qui  devait  mettre  le  pinceau  aux  mains  de 
Raphaël. 

II  y  a  des  hommes  deux  fois  grands  ;  grands  par  eux-mê- 
mes, grands  par  l'élève  qu'ils  ont  fait.  Sur  ce  point,  certes, 
le  Pérugin  peut  soutenir  la  comparaison  avec  Verrochio, 
le  maître  de  Léonard  de  Vinci,  et  avec  Guirlandajo,  le 
maître  de  Michel-Ange. 

En  outre,  à  l'examiner  comme  artiste  providentiel,  si 
cela  peut  se  dire,  Pérugin  fut  la  dernière  digue  opposée 

(i)  l>i  reproduction  de  cet  ariirlrcsi  formclîcmcnl  inîcrdile,  souô 
peine  de  poursuite  en  conirefaroi!.. 

AOl-T  \%ih. 


par  Part  chrétien  à  l'art  païen  ;  Pérugin  mort,  à  part  quel- 
que ressouvenir  de  son  maître,  qui  perce  encore  dans  les 
Madones  de  Raphaël,  le  naturalisme  triomphe,  et  l'idéa- 
lisme est  perdu. 

Pérugin  vint  à  Pérouse  à  l'âge  de  onze  ans,  et  entra  comme 
fattorono,  je  ne  trouve  pas  de  mot  français  qui  rende  ce 
mot  italien,  chez  un  peintre  ;  le  nom  de  ce  peintre,  on  l'i- 
gnore; les  uns  disent  que  c'était  Benedetto  Buonâgli, 
d'autres  que  ce  fut  Nicolo  AÎunno.  Vasari  ne  le  nomme 
pas,  mais  se  contente  de  dire  que  quoique  ce  professeur 
inconnu  ue  fût  point  un  maître,  il  avait  les  maîtres  eu  vé- 
nération. 

Toute  cette  première  partie  do  la  vie  du  Pérugin  reste 
obscure;  on  sait  seulement  qu'il  travaille  avec  ardeur  chez 
ce  maître  inconnu,  lequel  l'excite  sans  cesse,  en  lui  citant 
de  grands  exemples,  par  l'appât  de  la  gloire  et  de  l'argent. 
Il  en  rosultp.it  que  le  jeune  homme  demandait  sans  cesse, 
non-seulement  à  son  maître,  mais  encore  à  tous  ceux  avec 
lesquels  il  pouvait  parler  de  son  art,  en  quel  lieu  étaient 
les  meilleurs  peintres,  et  chacun  lui  répondait  à  Florence. 
Car,  en  effet ,  c'était  à  Florence  qu'avaient  brille  Gioilo, 

—  -il  —  ÛNZltME  VOLlJiC. 


322 


LECTURES  DU  SOIH. 


frère  Jean  de  Fiesole,  Masaccio,  et  Benozzo  Gozzoli.  Quant 
àFrancia,  cette  étoile  de  fécole  de  Bologne,  et  à  Léonard 
de  Vinci,  cet  astre  de  Técole  Lombarde,  ils  étaient  à  peine 
nés  lorsque  Pérugin  faisait  cette  éternelle  question. 

Avec  un  boninie  aussi  décidé  que  Tétait  le  Pérugin  à 
devenir  un  grand  peintre,  une  pareille  réponse  devait  por- 
ter ses  fruits  ;  aussi  un  beau  matin,  ricbe  d'espoir  mais 
fort  léger  d'argent,  le  jeune  bomrae  partit  pour  Florence. 

Sous  quel  maître  étudia-t-il  dans  l'Athènes  moderne? 
c'est  ce  que  personne  ne  sait  encore  ;  les  uns  lui  donnent 
André  Verrocbio  pour  maître,  et  le  font  par  conséquent 
condisciple  de  Léonard  de  Vinci  ;  les  autres  Pierre  Borghèse, 
ce  grand  professeur  de  géométrie;  les  autres  enfin  Nicolas 
de  Foligno.  Malheureusement  deux  faits  positifs  empêchent 
que  ni  Verrocbio  ni  Pierre  Borghèse  aient  droit  à  cet  hon- 
neur :  Verrocbio  avait  complètement  cessé  de  peindre 
lorsque  le  Pérugin  vint  à  Florence,  et  le  Pérugin  n'avait 
que  douze  ans  encore  lorsque  Pierre  Borghèse  perdit  la 
vue. 

Reste  donc  Nicolas  de  Foligno,  contre  le  préceptorat 
duquel  aucune  objection  ne  s'élève,  et  dont  le  talent  a  une 
grande  analogie  avec  ce  qu'on  appela  depuis  le  style  péru- 
ginesque. 

Quoiqu'il  en  soit,  le  jeune  artiste  était  'pauvre;  mais 
fort,  mais  résolu:  habitué  dès  Fenfance  à  la  misère,  la  mi- 
sère passée  et  la  misère  présente  n'étaient  rien  pour  lui  ;  sa 
pauvreté  se  dorait  aux  rayons  de  l'avenir,  et  jamais  un 
seul  instant  il  ne  parut  douter  de  la  gloire  et  de  la  fortune 
qui  lui  étaient  promises  par  la  voix  de  sa  conscience. 

En  attendant,  le  pauvre  rêveur  était  dans  une  man- 
sarde sans  meubles  et  sans  lit,  couchant  dans  un  cotfre, 
et  ne  possédant  qu'une  table  et  une  chaise  ;  ajoutant  les 
nuits  à  ses  journées  trop  courtes,  et  dessinant  chez  lui 
quand  il  ne  pouvait  plus  peindre  dans  l'atelier  de  son  maî- 
tre ;  ne  s'inquiétant  ni  du  chaud,  ni  du  froid,  ni  de  la  faim, 
et  répondant  gaiement  à  ceux  qui  le  plaignaient:  «  C'est 
r  habitude  de  Dieu  d'envoyer  le  beau  temps  après  la  tem- 
pête. » 

Tant  d'elTorts  et  de  constance  eurent  enfin  leur  prix  : 
on  lui  commanda  queJques  travaux  dans  le  couvent  de 
San-Martino,  situé  hors  la  porte  al  Prato,  et  qui  fut  ruiné 
depuis  pendant  le  siège  de  Florence,  et  aux  Camaldules  un 
saint  Jérôme,  que  l'expression  de  son  visage  et  la  savante 
anatomie  de  son  corps  firent  regarder  du  premier  coup 
comme  un  chef-d'œuvre.  Dès  lors  tout  était  dit;  le  temps 
des  épreuves  était  passé  pour  le  Pérugin.  Les  commandes 
arrivaient  de  toutes  parts,  l'argent  les  suivait  ;  et  à  son 
premier  proverbe  t  Après  la  pluie  le  beau  temps  »,  vint 
un  second  adage  qu'il  mit  en  principe  avec  autant  de 
constance  que  le  premier,  c'est  que  «  Pendant  les  beaux 
jours  il  faut  bâtir  la  maison  où  l'on  s'abritera  pendant  les 
mauvais.  » 

De  là  sans  doute  cette  réputation  d'avarice  que  Vasari 
fait  à  Pérugin,  oubliant  que  cet  artiste,  cupide  selon  lui, 
au  plus  fort  de  son  talent  et  lorsque  par  conséquent  chaque 
coup  de  son  pinceau  était  payé  au  prix  de  l'or,  ne  deman- 
dait qu'une  omelette  pour  prix  des  magnifiques  peintures 
dont  il  avait  orné  l'oratoire  annexé  à  la  confrérie  des 
Blancs,  située  en  face  de  la  maison  qu'il  habitait. 

Nous  reviendrons  là-dessus,  et  nous  dirons  comment  la 
haine  que  portait  Michel-Ange  au  Pérugin  fut  partagée 
par  Vasari,  son  élève  infime  et  son  admiralciir  exagéré. 

Ce  fut  vers  ce  temps  que  Pérugin  exécuta  pour  les  da- 
mes de  Sainle-Claire  un  Christ  viort,  dont  le  merveilleux 
coloris  étonna  les  maîtres  eux-mêmes;  c'est  que  l'artiste, 
qui  ne  voulait  négliger  aucune  partie  de  son  art,  avait 


appris  des  jésuites,  ces  grands  peintres  sur  verre,  l'art  de 
préparer  les  couleurs  minérales. 

Aujourd'hui  ce  tableau  est  au  palais  Pitti  ;  sa  couleur 
merveilleuse  s'est  à  peu  près  évanouie  par  le  long  temps 
où  il  fut  exposé  aux  rayons  du  soleil  dans  l'église  de 
Sainte-Claire;  mais  ce  que  n'ont  pu  lui  ôler  ni  le  soleil  ni 
le  temps,  et  ce  qu'on  y  retrouvera  encore,  c'est  la  merveil- 
leuse ordonnance  des  personnages;  ce  sont  ces  belles  têtes 
de  vieillards,  pleines  d'onction  et  de  majesté;  c'est  enfin  la 
profonde  douleur  répandue  sur  le  visage  des  Marie  qui 
contemplent  en  pleurant  le  Christ  trépassé. 

François  de  Pouille  vit  ce  tableau  en  passant  à  Florence, 
et  voulut  l'avoir;  mais  les  religieuses  refusèrent  de  le  lui 
vendre.  Le  prince  leur  en  offrit  alors  trois  fois  le  prix 
qu'elles  l'avaient  payé,  et  en  outre  une  copie  de  la  main 
du  même  artiste.  A  ces  conditions  elles  consentirent,  mais 
alors  ce  fut  Pierre  Pérugin  qui  refusa,  quelque  prix  que 
François  de  Pouille  lui  offrit  de  cette  reproduction,  disant 
qifil  n'était  pas  sur  que  la  copie  atteignit  jamais  la  valeur 
de  l'original. 

Comme  on  le  voit,  et  quoi  qu'en  dise  Vasari ,  Pérugin 
n'était  donc  point  capable  de  tout  pour  de  l'argent. 

Outre  les  tableaux  et  les  fresques  que  nous  venons  de 
dire,  Pérugin  exécuta  encore  de  sa  main  beaucoup  de 
peintures  dans  le  couvent  des  frères  jésuites,  situé  hors  la 
porte  Pinti;  couvent  qui  fut  jeté  à  terre  pendant  le  siège 
de  Florence,  si  bien  qu'on  ne  put  en  sauver  que  les  ta- 
bleaux, qui  furent  transportés  dans  l'église  délia  Calza. 

Deux  de  ces  tableaux  étaient,  l'un  le  Christ  au  jardin^ 
entouré  des  apôtres  qui  donnent,  tableau  qui  se  trouve 
aujourd'hui  ù  l'Académie  dos  Beaux-Arts,  et  une  Piété  que 
l'on  peut  voir  aussi  dans  le  même  lieu,  mais  qui  ne  peut 
se  comparer  pour  la  conservation  au  premier  que  nous 
avons  cité. 

Au  reste,  comme  composition  et  comme  sentiment,  tout 
deux  sont  magnifiques. 

A  partir  de  ce  moment,  les  commandes  se  succédèrent 
avec  une  ti  lie  rapidité,  que  nous  ne  pouvons  plus  guère 
que  nommer  les  différents  tableaux  qui  venaient  ajouter 
à  la  réputation  toujours  croissante  de  larliste. 

Ce  furent,  d'abord,  un  Crucifix  ayant  à  ses  pieds  la  Ma- 
deleine, saint  Jérôme,  saint  Jean-Daptisie  et  saint  Jean 
Colombin,  crucifix  qui  est  aujourd'hui  encore  à  l'église 
délia  Calza. 

Puis,  dans  le  même  couvent  des  jésuites,  une  fresque 
représentant  Vyldoration  des  Mages,  fresque  dont  la  com- 
position savante  et  l'exécution  achevée  excitaient  l'admira- 
tion de  Vasari. 

Puis,  dans  le  même  couvent,  encore  une  autre  fresque 
représentant  le  bienheureux  saint  Jean  Colombin  rece- 
vant l  habit  religieux  des  mains  du  pape  Boni  face. 

Enfin,  toujours  dans  le  même  couvent,  une  adoration 
des  Berijers,  qui  ne  le  cédait  en  rieu  aux  deux  fresijues 
que  nous  venons  de  citer. 

A  propos  do  ces  trois  fresques,  Vasari  raconte  une  anec- 
dote qui  prouve  que  Pérugin  n'était  point  si  malhonnête 
homme  qu'en  un  autre  lieu  il  voudrait  le  faire  croire. 

11  y  avait  dans  ces  trois  tableaux  de  grandes  portions  de 
ciel ,  et  le  prieur,  qui  était  à  la  fois  fort  orgueilleux  pour 
l'honneur  de  son  couvent  et  très-avare  de  sa  bourse,  avait 
recommandé  au  Pérugin  de  peindre  ces  ciels  à  l'outremer; 
mais  comme  routiemer  était  une  couleur  fort  chère,  il 
craignait  en  même  temps  que  le  peintre  n'eût  l'idée  d'en 
distraire  une  certaine  (|uanlilo,  pour  s'épargner  la  peine 
d'en  acheter  lorsqu'il  travaillerait  pour  son  propre  compte. 
Il  demeurait  donc  là,  fatiguant  Pérugin  de  ses  recomman- 


MUSEE  DES  FAINIILLES. 


323 


dations  pendant  tout  le  temps  que  l'artiste  exécutait  les 
parties  azurées  de  son  tableau.  Pérugin,  qui  avait  fait 
honneur  de  la  présence  du  prieur  à  son  amour  de  l'art, 
s'aperçut  bientôt  qu'il  s'était  trompé,  et  que  ce  qu'il  avait 
pris  pour  de  l'enthousiasme  était  tout  bonnement  de  la 
déliauce.  Il  résolut  alors  de  donner  une  leçon  au  bon 
prieur,  et  s'avisa  pour  cela  d'un  expédient  assez  simple. 
Le  prieur,  comme  pour  aider  Pérugin,  tenait  à  la  main  le 
sachet  dans  lequel  celui-ci  trempait  son  pinceau  pour  y 
prendre  l'outremer,  l'artiste  donnait  deux  ou  trois  coups 
sur  la  fresque,  puis  comme  si  la  couleur  était  épuisée,  il 
abandonnait  le  pinceau  qu'il  déposait  dans  un  godet  plein 
d'eau,  en  prenait  un  autre,  donnait  trois  ou  quatre  touches 
encore,  et  posait  à  son  tour  le  nouveau  pinceau  près  du 
précédent.  Le  prieur  suivait  avec  effroi  son  outremer,  qui 
passait  avec  une  rapidité  effrayante  de  son  sachet  sur  la 
muraille  ;  secouant  la  tète  de  temps  en  temps  avec  douleur, 
et  se  contentant  de  dire  : 

—  Quelle  quantité  d'outremer  absorbent  ces  abomina- 
bles ciels? 

—  Vous  le  voyez  vous-même,  répondait  Pierre. 

Puis,  le  prieur  parti,  il  recueillait  l'outremer  qui  res- 
tait au  fond  du  godet,  et  c'était  la  meilleure  partie. 

Lorsqu'il  en  eut  une  quantité  suffisante  :  «  Révérend 
prieur,  dit  l'artiste  en  lui  remettant  le  paquet  qu'il  aurait 
pu  soustraire,  voici  de  l'outremer  qui  vous  appartient;  ce 
sont  les  économies  que  j'ai  faites  sur  vos  fresques  et  que 
je  vous  rends  ;  reprenez-le,  et  n'oubliez  pas  qu'il  faut  avoir 
deux  poids  et  deux  mesures  en  ce  monde,  et  ne  pas  traiter 
les  honnêtes  gens  comme  s'ils  étaient  des  voleurs.  » 

La  leçon  profita  au  prieur,  et  il  laissa  désormais  Pérugin 
accomplir  seul  et  à  sa  guise  toutes  les  portions  du  ciel  qui 
lui  restaient  à  faire. 

Ces  travaux  achevés,  Pérugin  partit  pour  Sienne,  où  il 
peignit,  dans  l'église  de  Saint-François,  un  tableau  que 
A'asari  regardait  comme  un  de  ses  chefs-d'œuvre,  et  qui, 
malheureusement,  périt  dans  l'incendie  qui  dévora  cette 
église  au  milieu  du  dix-septième  siècle.  Dans  l'église  de 
Saint-Augustin,  un  tableau  représentant  un  crucifix  avec 
plusieurs  saints  et  saintes  agenouillés,  lequel  crucifix  lui 
fut  payé  deux  cents  écus  d'or,  et  existe  encore  aujourd'hui 
dans  la  même  église  ;  puis  il  revint  à  Florence,  afin  d'exé- 
cuter, pour  l'église  de  San-Gallo,  un  saint  Jérôme  faisant 
péniience,  que  Yasari  a  vu  de  son  temps  dans  l'église  de 
Saint- Jacques  au  delà  des  fossés,  mais  qi.ii  a  disparu  de 
nos  jours,  sans  qu'on  ait  pu  savoir  ce  qu'il  était  devenu. 
Un  Christ  mort  entre  saint  Jean  et  la  Madone,  qu'on 
voyait  sur  l'escalier  de  Saint-Pierre-Majeur,  et  qui,  quoi- 
que exposé  à  l'action  de  l'air,  garda  sa  fraîcheur,  comme 
s  il  venait  de  sortir  de  la  main  de  l'artiste.  Lors  de  la  dé- 
molition de  l'église,  cette  peinture  fut  conservée  par  les 
soins  du  sénateur  Allizzi,  qui  la  fit  transporter  au  second 
étage  de  son  palais,  où  on  la  voit  encore. 

Les  autres  tableaux  de  cette  belle  époque  du  Pérugin 
sont: 

Une  Piété  c\u\\  exécuta  pour  l'église  de  Santa-Croce. 

Un  saint  Sébastien,  que  Bernardino  di  Rossi  lui  acheta 
cent  écus  d'or,  et  qu'il  revendit  quatre  cents  au  roi  de 
France. 

Une  Assomption  de  la  Vierge,  miracle  de  sentiment  et 
d'idéalité,  commandé  par  les  moines  de  Vallombreuse,  et 
qui  se  trouve  à  cette  heure  à  l'Académie  des  Reaux-Arts  de 
Florence. 

Une  autre  Assomption  de  Notre-Dame  avec  les  apôtres 
cgenouilléseten  extase  autour  du  tombeau.  Cette  peinture, 
cjnimandée  par  le  cardinal  Caraffa,  est  encore  dans  la  ca- 


thédrale de  Naples.  Ce  fut  là  que  la  vit  le  célèbre  André  de 
Salerne,  lorsque,  pris  d'admiration  à  sa  vue,  il  résolut  de 
quitter  Naples  pour  venir  étudier  sous  le  Pérugin.  Mais  ca 
passant  à  Rome,  il  rencontra  Raphaël  et  n'alla  pas  plus  loin, 
préférant  se  faire  l'élève  de  l'élève  que  celui  du  maître. 

l'ne  Ascension  de  Notre- Seigneur,  que  l'on  retrouve 
aujourd'hui  encore  dans  la  cathédrale  de  Borgo  San-Lepo- 
lero. 

Enfin,  une  Madone  et  l'Enfant  Jésus  dans  les  nuager, 
qui,  après  avoir  été  enlevés  de  la  chapelle  Vizzani  et  trans- 
portés à  Paris,  sont  maintenant  dans  la  galerie  de  Bologne. 

Cette  suite  de  tableaux,  tous  plus  beaux  les  uns  que  les 
autres,  firent  à  Pierre  V.inucci  une  telle  réputation,  que  le 
pape  Sixte  IV  le  fit  venir  à  Rome,  et  voulut  qu'il  concourût  à 
orner  la  chapelle  qu'il  avait  fait  bâtir,  et  où,  plus  tard,  Mi- 
chel-Ange devait  peindre  le  Jugement  dernier. 

Là,  il  peignit  A/oî5«  trouvé  dans  les  eaux ,  le  Baptême 
dxi  Christ,  Jésus  donnant  les  clefs  à  saint  Pierre,  et,  sur 
la  face  du  fond,  c'est-à-dire  au-dessus  de  l'autel,  l'As- 
somption de  la  Fierge  avec  le  Pape  en  prière.  Ce  fut  ce 
dernier  tableau  que  l'on  gratta  pour  faire  place  à  la  fresque 
de  Michel-Ange. 

Il  exécuta  en  outre,  dans  la  tour  Borgia,  quelques  sujets 
tirés  de  l'histoire  du  Christ. 

A  Saint-Marc,  l'histoire  de  deux  marfvTS. 

Enfin,  les  fresques  du  palais  Colonna  :  travaux  qui  ajou- 
tèrent encore  à  sa  réputation  et  à  sa  fortune;  si  bien,  dit 
Yasari,  qu'il  revint  à  Pérouse,  dont  il  était  sorti  pauvre  et 
ignoré,  riche  de  gloire  et  riche  d'argent. 

Là,  de  nouveaux  travaux  l'attendaient;  il  y  exécuta: 

Dans  la  chapelle  des  seigneurs,  un  tableau  à  l'huile  re- 
présentant la  Madone  et  plusieurs  saints,  qui  fait  partie 
aujourd'hui  de  la  galerie  du  Vatican. 

A  Saint-François-du-Mnnt,  deux  fresques  représentant  : 
l'une  l'Adoration  des  Mages,  l'autre  le  martyre  de  quel- 
ques franciscains,  mis  à  mort  par  le  Soudan  d'Egypte. 

A  Saint-François  del  Covcnto,  deux  tableaux  à  l'huile, 
l'un  représentant  saint  Jean,  l'autre  la  Résurrection  de 
Notre- Seigneur. 

Dans  l'église  dei  Servi,  deux  tableaux  représentant,  l'un 
la  Trans/iguration  de  Notre-Seigneur ,  tableau  qui 
existe  encore,  mais  qui  a  beaucoup  souffert;  l'autre  l'His- 
toire des  Mages. 

A  San-Lorenzo,  dans  la  chapelle  du  Crucifix,  la  Notre- 
Dame^  saint  Jean,  les  autres  Marie,  saint  Laurent  et 
saint  Jacques. 

A  l'autel  du  Saint-Sacrement,  sur  lequel  est  conservé 
l'anneau  qui  servit  aux  fiançailles  de  la  Vierge ,  un  sposa- 
lizio. 

Enfin  il  peignit  à  fresque  toute  la  salle  du  Change,  où 
l'on  voit  encore  aujourd'hui  les  portraits  de  Fabius  Maxi- 
nnis,  de  Socrate,  de  Numa  Pompilius,  de  Camille,  de  Py- 
thagorc,  de  Trajan.  de  Lucius  Sicinius,  de  Léonidas,  d'Ho- 
ratius  Codés,  de  Fabius,  de  Périclès,  de  Cincinnatus, 

Puis,  sur  l'autre  façade,  ceux  des  prophètes  Isaïe,  Moïse, 
Jérémie,  Daniel,  Salomon,  David,  ainsi  que  les  images  des 
sibylles  Érithrée,  Libyque,  Tiburtine  et  Delphique. 

Ce  fut  pendant  cette  station  à  Pérouse,  qu'un  pauvre 
peintre  d'Urbin  amena  à  Pierre  Yanucci  un  enfant  qui  don- 
nait des  espérances  en  peinture  et  que  Pérugin  reçut  au 
nombre  de  ses  élèves.  Cet  enfant  était  Raphaël. 

Deux  ans  après,  l'élève  travaillait  déjà  aux  tableaux  du 
maître,  et  l'on  montre  encore  aujourd'huiau  voyageur  qui 
passe  à  Pérouse,  les  parties  de  ces  tableaux  qui  avaient  été 
exécutées  par  le  futur  auteur  des  Stanze  et  de  la  Far- 
nésine. 


324 


LECTURES  DU  SOIR. 


Maintenant,  il  semble  que  l'œuvr»  providentielle  duPé- 
rugin  soit  remplie  :  il  a  reçu  des  mains  de  son  frère  celui 
qui  sera  le  plus  grand  peintre  de  tous  les  temps;  il  lui  a 
appris  tout  ce  qu'il  pouvait  lui  apprendre.  Raphaël  le  quitte 
vers  l'an  1S02.  Pérugin  a  atteint  l'âge  de  cinquante-six  ans, 
son  talent  ne  fera  plus  que  décroître.  11  en  est  ainsi  de  la 
fleur  qui  doit  proauire  le  fruit;  quand  le  fruit  paraît,  la 
fleur  se  fane,  se  dessèche  et  meurt. 

Malheureusement,  Pérugin  devait  se  survi\Te;  malheu- 
reusement, grâce  à  la  facile  exécution  que  lui  avaient  donnée 
ses  œuvres  multipliées,  et  grâce  à  la  réputation  que  lui 
avaient  faite  ses  chefs-d'œuvre ,  Pérugin  devait  vingt 
ans  encore  aller  en  décroissant.  Mais  Pérugin  avait  trop 
fait  pour  que  ses  dernières  productions,  si  faibles  qu'elles 
fussent,  pussent  le  défaire. 

Ses  derniers  coups  de  pinceau  furent  pour  une  peinture 
à  fresque  commencée  par  son  élève  Raphaël  vingt  ans  au- 
paravant dans  l'église  Saint-Sylvestre. 

Pierre  Pérugin  mourut  en  1524,  survivant  ainsi  de  plus 
de  trois  ans  à  son  élève  Raphaël,  dont  il  vit  grandir  la  gloire, 
sans  que  jamais  cette  gloire,  si  éclatante  qu'elle  fût,  parût 
lui  inspirer  le  moindre  sentiment  d'envie.  Ce  fut  au  châ- 
teau de  Fonlignano  qu'il  rendit  le  dernier  soupir,  c  sans 
avoir  voulu  recevoir  les  sacrements»,  dit  une  tradition  du 
pays  ;  ce  qui  fut  cause  qu'on  l'enterra  eu  terre  profane  et 
près  d'un  chemin  :  <  depuis ,  dit-on  encore,  il  fut  exhumé 
et  déposé  dans  un  lieu  plus  voisin  de  l'église ,  peut-être 
même  dans  le  cimetière.  » 

Ce  refus  des  sacrements  et  cette  inhumation  en  terre 
profane  est  fort  débattue  de  nos  jours,  après  avoir  long- 
temps passé  pour  article  de  foi.  D'abord  Vasari,  qu'on  n'ac- 
cusera pas  de  partialité  envers  le  maître  de  Raphaël,  et 
l'ennemi  de  Michel-.Vnge,  lequel,  dans  sa  haine  des  choses 
calmes,  douces  et  simples,  appelle  Pérugin  une  mâchoire^ 
Vasari,  qui  était  contemporain  du  Pérugin,  ne  raconte  pas 
un  mot  de  toute  cette  histoire,  et  dit  tout  simplement: 
«  Enfin  ,  arrivé  à  l'âge  de  soixante-dix-huit  ans,  Pérugin 
termina  sa  carrière  au  château  de  la  Piève,  où  il  fut  hono- 
rablement enterré.  » 

Puis,  ne  serait-ce  pas  rêver  une  trop  cruelle  opposition 
entre  l'homme  et  ses  œuvres,  que  de  tenir  pour  libertin, 
impie  et  athée  celui  dans  l'esprit  duquel  le  Seigneur  avait 


misa  un  si  haut  degré  le  sentiment  religieux?  Est-ce  par 
dérision ,  qu'en  exécutant  son  propre  portrait  il  écrivit 
sur  cette  clef  qu'il  tient  à  la  main,  et  qui  doit  dans  sa  sym- 
bolique espérance  lui  ouvrir  le  ciel,  cette  devise,  que  l'on 
peut  supposer  avoir  été  la  sienne,  Timete  Deum  (crains 
Dieu)  ?  Est-ce  enfin  l'œuvre  d'un  homme  sans  foi,  que  cette 
éternelle  Madone  éternellement  reproduite,  et  chaque 
fois  avec  un  charme  de  plus,  chaque  fois  avec  un  nouveau 
développement  de  beauté,  un  nouveau  perfectionnement 
d'idéalisme;  si  bien  que  chez  lui  la  Vierge  en  est  arrivée  à 
n'avoir  plus  rien  de  mondain,  et  à  n'appartenir  à  la  terre 
que  par  le  sentiment  de  mélancolie  qui  indique  que  la  créa- 
ture céleste  qu'on  a  sous  les  yeux  est  cependant  destinée 
à  souffrir  une  des  plus  grandes  douleurs  humaines,  la 
perle  de  son  enfant?  Est-ce  enfin  par  calcul  que  pendant 
toute  cette  longue  existence,  qui  dura  plus  de  trois  quarts 
de  siècle  et  qui  compte  soixante  années  successives  de 
productions,  pas  un  seul  tableau  profane  ne  sortit  des 
mains  de  l'artiste;  et  à  quelle  époque  cela? à  l'époque  où 
les  Médicis  payaient  au  poids  de  l'or  les  scènes  mytholo- 
giques, qu'ils  substituaient  peu  à  peu  sur  les  murailles  de 
leurs  palais  et  jusque  sur  les  parois  des  hôpitaux,  aux 
sujets  sacrés,  qui  avaient  été  jusqu'à  eux  le  seul  programme 
sur  lequel  s'était  exercé  le  pieux  pinceau  des  peintres? 
Tout  au  contraire,  nous  ne  trouvons  pas  dans  toute  la  vie 
du  Pérugin  trace  d'un  seul  tableau  commandé  soit  par 
Laurent,  soit  par  Pierre,  soit  par  Julien,  quoiqu'un  ta- 
bleau allégorique,  le  seul  peut-être  de  ce  genre  que  Péru- 
gin ait  exécuté,  le  Combat  de  V Amour  et  de  la  Chasteté, 
prouve  victorieusement  une  flexibilité  de  talent  qui,  si  la 
voix  de  sa  conscience  n'eût  été  là  pour  retenir  l'artiste,  eût 
pu  se  plier  aux  gracieuses  compositions  de  la  mythologie 
grecque. 

Mais  non,  Pérugin  était  le  digne  continuateur,  au  con- 
traire, de  ces  hommes  qui,  puisant  une  partie  de  leur  talent 
dans  la  foi,  emportèrent  avec  eux  le  grand  secret  de  la 
peinture  idéaliste;  et  il  devait  clore,  avec  Francia  et  frère 
Rartholomée  de  Saint-.Marc,  la  liste  de  ces  hommes  privilé- 
giés du  Seigneur  et  de  la  Vierge,  dont  ils  élCDdaient  la  re- 
ligion en  reproduisant  leurs  images. 

.Uexandre  DL'.MAS. 


^lit/9'^ 


ML'SEE  DES  FAMILLES. 


325 


UNE   IHSTRIBLTIOIV   DE  PRIX. 


Hl'lHl^lJlfïT 


m 


PERSONNAGES  : 

LUCIEN  MOXTHOREL,  iotelligeot  et  religieux. 

ABEL  DCUEM,  bon  ,  spiriluel ,  mais  insouciant. 

LÉON  DE  BEACLIEC,  studieux  par  ambition,  >ain. 

TOXY,  enTant  pauvre. 

siMÉON  LEFAIVRE,  le  plus  petit  de  sa  classe. 

PLl'SIErRS  ENFANTS,   ÉLÈVES  DU  COLLEGE  DE  *•*, 

LE  SUPÉRIEUR  DU  COLLEGE. 

LE  DIRECTEUR. 

LB  CENSEUR,  figurant. 

MATTHIEU  ,  jardinier  du  collège. 

DESCRIPTION  DES  LIEUX. 

Au  rez-de-chaussée  une  salle  d'étude  disposée  pour  une  distri- 
bution de  prix.  Les  murs  tapissés  de  dessins  et  de  cartes  géo- 
graphiques. Au  fond  de  la  salle  deux  portes  (erméos  commu- 
niquant   d'autres  apparterocnls.  Au  milieu  une  table  couverte 
d'un  tapis.  Trois  fauteuils  derriérela  table.  Des  chaises  rangées 
jur  la  droite  pour  les  parents  des  élèves.  A  gauche  la  grande 
porte  d'entrée  donnant  sur  les  jardins.  Près  de  cette  porte  des 
bancs  de  bois  encore  les  uns  sur  les  autres.  Il  pleut. 

SCÈNE  I. 

ABEL  ,  LCCIEN,    LÉON,    SIUÉON  ,    PLOSIEURS  ENFA^T$. 

(Abel  entre  le  premier  ;  il  tient  une  baguette  d'une  main  et  sa  cas- 
quette de  l'autre.  Les  enfants  le  suivent.) 

ABiL,  secouant  sa  casquette.  Quelle  pluie  !  quel  orage  ! 
Entrons  ici,  messieurs!  puisqu'on  nous  permet  d'être  im 
peu  ensemble  avant  la  dislribution,  et  que  la  pluie  nous 


chasse  de  partout  !  il  en  tombe  vraiment  à  ne  pas  mettre 
un  maître  d'étude  à  la  porte! 

Plusieurs  enfants  rentrent  en  riant  et  s'amusent  à  regarder  les 
dessins  suspendus  au  mur. 


ABBt,  regardant  autour  de  lui,  et  continuant.  Bon  ! 
nous  sommes  dans  la  salle  des  prix  !  Ma  foi,  elle  est  bien 
digne  de  nous  servir  d'arche  de  salut  pendant  l'orage,  car 
elle  nous  sauve  aujourd'hui  de  tous  les  déluges.  (Avec  em- 
phase.) 0  mes  vieux  livres  latins  et  grecs!  mes  allas  et  mes 


326 


LECTURES  DU  SOIR. 


pinsiims!  déluge  universel  et  quotidien  de  tous  les  éro- 
liers  !  du  seuil  de  celte  salle  je  vous  brave  et  vous  détïe, 
car  ici  finit  voire  pouvoir.  Ne  suis-je  pas  dans  l'arche  bé- 
nie où  tout  à  l'heure  on  va  nous  signer  deux  mois  de  va- 
cances? deux  mois  de  soleil!  quelle  bonne  sécheresse! 

Quelques  enfanlss'approchenl  d'Abel  en  riant. 

tDciKs,  avec  douceur.  C'est  vrai,  deux  mois  de  vacan- 
ces, deux  mois  de  fêtes  et  de  joyeuses  folies!  Et  cependant 
quelque  chose  nous  manquera,  comme  dans  tous  les  bon- 
heurs de  ce  monde  !  nous  aurons  nos  familles  et  notre  li- 
berté, mais  nous  ne  serons  pas  heureux  ensemble  !...  plus 
d'étude  en  commua  ;  plus  de  causeries  bruyantes  sous  les 
arbres  du  parc,  où  tant  de  projets  ambitieux  sont  confiés 
au  vent  qui  passe  et  qui  s'en  moque  ;  plus  d'amis,  plus  de 
collège  enfin! 

AEEL,  vivement.  Merci!  passe  encore  pour  les  amis,  mais 
je  te  dispense  de  me  faire  suivre  d'un  collège  en  vacances, 
moi  ! 

LÉo.N,  avec  ironie.  Tu  n'en  uses  pourtant  guère  du  col- 
lège !  et  tu  ne  devrais  pas  savoir  si  son  régime  est  nuisible 
à  ton  estomac,  toi  qui  vis  de  confitures  et  de  flânerie. 

ABKL.  Et  de  punitions,  s'il  te  plait  !  tu  n'oublies  que  ce 
petit  agrément-là!  il  est  vrai  qu'il  n'est  pas  de  ta  connais- 
sance, à  toi,  la  perle  des  bons  écoliers  ! 

LUCIEN,  frappant  sur  l'épaule  d'Abel.  Bien,  ami!  très- 
bien  !  tu  rends  un  compliment  pour  une  injure,  et  cela  te 
vaudra  la  force  et  la  grâce  de  mieux  travailler  l'année  pro- 
chaine. 

A  DEL.  Ainsi  soit-il!  mais  j'en  doute,  vois-tu!  c'est  plus 
fort  que  moi.  J'ai  beau  me  dire  que  je  dois  apprendre 
comme  les  autres  tous  ces  gros  livres  par  cœur;  mes  yeux 
suivent  les  lignes  du  livre,  mais  mes  oreilles  suivent  l'oiseau 
qui  chante  sur  les  arbres,  ou  les  pensées  qui  me  passent 
par  la  tète,  et  j'arrive  à  la  fin  de  la  page  sans  en  avoir  com- 
pris un  mot.  Que  veux-tu  que  j'y  fasse?  Je  ne  demande- 
rais pas  mieux  d'être  bâti  autrement,  et  je  me  recommande 
à  tes  prières,  à  loi,  la  sagesse  des  nations,  comme  auraient 
dit  nos  patriarches  s'ils  avaient  eu  l'honneur  de  te  cnn- 
naitre. 

LUCIEN,  avec  gravité.  Ne  te  moque  pas,  Abel,  je  prie;;:: 
pour  toi.  Nous  n'aurons  même  plus  que  ce  moyen  d'élro 
encore  ensemble  ;  et  si  tu  veux  être  à  genoux  tous  les  soirs, 
à  dix  heures,  nous  pourrons  dire  que  la  même  pensée  nous 
réunit  encore  ;  après  la  prière,  nos  âmes  pourront  causer  un 
peu  avant  de  se  quitter;  elles  se  sentiront  et  s'entendront, 
comme  si  toute  la  France  ne  nous  séparait  pas.  Est-ce 
dit? 

ABEL,  lui  tendant  la  main.  C'est  dit,  puisque  tu  ne  me 
trouves  pas  trop  mauvais  pour  cela! 

LÉON,  s'avançant  avec  raideur.  Messieurs,  sommes- 
nous  ici  pour  dire  nos  chapelets?  Nous  allons  recevoir  des 
prix  et  des  couronnes  ;  il  me  semble  que  ce  sujet  de  con- 
versation en  vaut  bien  un  autre? 

ACEL.  Pour  toi,  c'est  possible,  parce  que  tu  es  sûr  d'a- 
voir force  prix  etcouronnes  ;  mais  moi,  par  exemple,  j'aime 
tout  autant  que  l'on  parle  d'autre  chose. 

PLUSIEURS  ENFANTS  A  LA  FOIS.  Et  nous  aussi  ! 

LÉON,  d'un  ton  dédaigneux.  Oui,  je  suis  sûr  d'avoir 
des  prix;  mais  j'y  tiens  peu,  et  pourvu  que  vous  ne  me 
chantiez  pas  de  psaumes,  vous  pouvez  vous  entretenir  de 
ce  ([u'il  vous  plaira  ;  vous  me  permettrez  seulement  de  vous 
écouter  à  distance. 

Léon  va  se  placer  majestueusement  sur  un  des  Tautcuils,  tire  ua 
petit  livre  de  sa  poche  cl  lit. 

LE  PETIT  siMÉoN,  Ic  regardant  s'asseoir.  Fait-il  ses  em- 


barras, ce  Léon  !  parce  qu'il  a  toute  la  tête  de  plus  que 
nous. 
ABEL,  enriant.  Et  tout  le  cœur  de  moins! 
On  rit. 

SCÈXE  II. 

TOW,  LES    PEÉCÉDEMS. 

Tony,  pâle ,  mal  véiu.  li  hesiie,  avance  uu  peu  la  tête  et  s'arrête 
encore  sur  le  seuil  de  la  porte. 

ABEL,  l  apercevant  et  allant  à  lui.  Qui  cherches-tu,  ca- 
marade? 

TONï.  //  fait  quelques  pas  dans  la  salle  et  chante 
d'une  voix  mal  assurée  et  faible: 

0  messieurs,  ne  me  chassez  pas. 
Je  ferai  courte  ma  prière.- 
Comme  tous  je  suis  jeuue,  hélas; 
Mais  des  parents  aident  vos  pas  , 
£t  moi ,  je  chante  pour  ma  mère.  (Dis.) 

Bien  riches  vous  serez  ce  soir. 

Car  chacun  aura  sa  couronne  : 

Moi,  quand  j'ai  bien  fait  mon  dcToir, 

Ma  mère  à  peine  a  du  pain  noir, 

El  je  n'ai  des  prix  de  personne.  i,Bis.) 

Donnez  ,  donnez  à  l'orphelin , 

Vos  poches  seront  pius  légères  ; 

Vous  courrez  mieux  sur  le  chemin 

Après  les  oiseaux  du  matin  : 

Moi,  je  dirai  mieux  mes  prières  :  {Bi$.) 
Tony  a  prononcé  les  dernières  paroles  de  sa  chanson  d'une  ton 
éteinte;  il  se  laisse  tomber  sur  une  chaise.  Tous  les  enfants 
font  un  mouvement  vers  lui. 

LUCIEN,  avec  bonté.  Qu'as-tu,  mon  earçon!  es-tu  ma- 
lade? 

TONT,  abattu.  Oh  non!  mais  c'est  bien  fait!  je  chante 
mal,  et  vous  ne  me  donnerez  rien  ! 

ABEL,  lui  donnant  sa  bourse.  Tiens,  voilà  ma  fortune  ; 
mais  ne  sois  pas  si  triste.  Comment  veux-tu  bien  chanter, 
si  ton  âme  pleure  en  dedans? 

TONT.  Si  je  n'étais  pas  triste,  je  ne  chanterais  pas! 

LUCIEN,  s' approchant  avec  intérêt  et  lui  donnant  aussi 
de  l'argent.  Que  dis-tu,  mon  ami?  tu  ne  chanterais  pas  si 
tu  n'étais  point  triste?  Mais  ce  sont  pourtant  le  soleil  et  la 
joie  qui  font  chanter  les  oiseaux  et  les  enfants! 

TONY.  Oui,  les  oiseaux  libres,  elles  enfants  riches;  mais 
les  autres?  C'est  pour  appeler  sa  becquée  que  l'oiseau 
chante  dans  sa  cage  ;  et  c'est  pour  vous  ilemander  du  pain 
que  je  suis  venu  chanter  ici  ! 

LUCIEN,  lui  prenant  la  main.  Mon  ami,  dis-moi,  com- 
ment se  fait-il  que  ta  chanson  parle  de  nos  prix? 

TONV.  Mais,  depuis  huit  jours,  je  sais  que  vos  vacances 
arrivent  aujourd'hui  ;  je  demeure  ici  près,  et  ou  me  l'a 
dit. 

ABEL.  Cela  n'explique  pas  comment  ta  chanson  se  trouve 
faite  pour  nous,  mon  garçon. 

TONV.  J'allais  vous  le  dire  :  nous  autres,  nous  sommes 
trop  pauvres  pour  faire  faire  des  chansons  et  des  compli- 
ments tout  exprès,  lorsque  nous  avons  une  fêle  à  souhai- 
ter, une  noce  ii  réjouir,  ou  un  baptême  à  chanter;  mais 
comme  le  bon  Dieu  n'a  pas  voulu  pour  cela  nous  empêcher 
de  chanter  quand  nous  en  avons  l'envie,  il  a  donné  ii  je  ne 
sais  qui  une  bonne  idée,  celle  de  faire  de  petits  livres  qui 
coûtent  deux  sous,  et  où  se  trouvent  des  couplets  de  fêtes 
pour  toutes  les  bonnes  journées  de  la  vie.  Si,  par  excmjile, 
nous  ne  trouvons  pas  tout  à  fait  dans  le  livre  ce  que  nous 
voulons  dire  à  nos  parents  et  amis,  nous  changeons  un 
peu,  et  ça  va  tout  de  même. 

AiiL,  l'interrompant.  Bonnesgens,  va  !faule de  richesse 
pour  payer  les  chanjoDsd'un  pocte,  les  voilàqui  inventent 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


327 


la  poésie!  ils  finiront  par  inventerrastronomie  faute  de  pou- 
voir acheter  un  almanach! 

LUCIEN,  à  /Ibel.  Les  hommes  seraient  peut-être  insou- 
ciants comme  toi,  s'ils  étaient  comme  toi  indépendants  et 
riches.  Dieu  fait  bien  de  mettre  quelques  privations  dans 
leur  vie,  pour  exciter  leur  activité  ;  cela  te  manque,  Abel. 

ABEL.  Et  je  ne  m'en  plains  pas,  quoi  que  tu  en  dises.  Mais 
laissons  finir  notre  petit  chanteur.  [A  Tony.)  Tu  as  donc 
trouvé  ta  chanson  dans  ton  livre? 

TONY.  Pas  tout  à  fait;  mais  lorsque  j'ai  été  décidé  à  ve- 
nir, lorsque  j'ai  vu  que  la  pluie  tombait  toujours,  et  qu'il 
n'y  avait  pas  moyen  de  travailler  sur  les  toits,  quand  j'ai 
entendu  ma  mère  cette  nuit,  crier  dans  un  rêve  :  «  Non! 
c'est  impossible  !  je  ne  quitterai  jamais  ma  fille,  ma  pauvre 
petite;  et  cependant  qu'allous-uous  devenir!»  Quand  j'ai 
entendu  cela,  j'ai  pensé  à  vous  le  dire,  ài  vous  parler  de 
mon  chagrin,  et  de  votre  joie  !  alors,  j'ai  pris  le  petit  livre, 
et  j'ai  cherché  tout  ce  qui  pouvait  ressembler  à  ma  peine  et 
à  votre  fête.  Je  n'ai  pas  trouvé  dans  une  seule  chanson  tout 
ce  qu'il  me  fallait,  mais  j'ai  pris  un  peu  dans  l'une,  un  peu 
dans  l'autre,  et  j'ai  mis  ce  que  je  ne  trouvais- pas, voilà  tout. 

ABEL,  étonné.  Comment!  tu  as  fait  ta  chanson?  (Olant 
sa  casquette,  et  prenant  Tony  par  la  main,  aux  autres 
enfants  en  souriant.)  Messieurs!  je  vous  présente  un 
poète,  et  je  fais  sa  recette. 

Tous  les  enfanls  s'approchent  el  jeUent  des  sous  dans  la  cas- 
queUe  d'Abel.  Tony  est  tout  confus. 

ABEL,  à  Tony.  Comment  te  nommes-tu? 

ToNï.  Je  m'appelle  Antoine,  mais  ma  mère  me  dit  Tony. 

ABEL.  Tony  soit.  (A  Léon.)  Eh  bien  !  ne  donneras-tu  rien 
au  petit  chanteur,  toi,  là-bas? 

LÉON  vient  jeter  quelques  sous  à  Tony  en  haussant  les  ' 
épaules;  il  le  regarde  sous  le  nez,  et  dit  d'un  air  mo- 
queur. Pas  mal  !  il  chante  ses  verset  il  mendie.  Il  ne  lui 
manque  rien  pour  être  un  nouvel  Homère  :  il  n'a  que  les 
yeux  de  trop...  (Â  Tony.)  Mon  garçon,  je  te  conseille  de 
devenir  aveugle,  cela  sera  plus  complet  de  ressemblance! 

ABEL,  irnté.  As-tu  bientôt  fini  tes  mauvaises  plaisante- 
ries, voyons!  {A  Tony.)  Toi,  viens  ici,  je  t'aime;  dis-nous 
tout  ce  que  tu  soutires,  raconte-nous  (jui  lu  es,  et  le  premier 
qui  rira  de  toi...  {Regardant  Léon.)  Le  premier  qui  rira 
de  loi,  je  lui  casse  ma  baguette  sur  la  figure  ! 

LÉON,  avecironie.  Comme  lu  prends  feu,  Abel  !  C'est  sans 
doute  parce  que  ce  mendiant  l'ait  des  vers  comme  toi?  Tu 
as  là  un  joli  concurrent,  je  t'en  félicite. 

ABEL,  un  peu  troublé.  Qui  t'a  dit  que  je  faisais  des 
vers? 

LÉON,  avec  un  sourire  moqueur.  Bah!  le  paresseux  du 
collège  est  toujours  poète,  c'est  connu! 

ABEL,  prenant  Léon  par  le  bras  et  l'attirant  à  lui. 
Eh  bien  !  oui,  je  fais  des  vers  !  Jusqu'à  présent,  j'en  ai  eu 
honte  ;  mais  ce  petit  mendiant  vient  de  me  prouver  que 
l'on  pouvait  nourrir  sa  mère  avec  des  chansons,  et  je  ne 
sais  pas  si  Léon,  quoi  qu'il  devienne,  pourrait  un  jour  en 
dire  autant!... 

LÉON.  H  est  probable  que  ma  mère  n'aura  pas  besoin  de 
moi  pour  la  nourrir;  mais  si  la  tienne  est  dans  ce  cas,  tu 
fais  bien  d'être  reconnaissant  envers  le  petit  mendiant  qui 
l'enseigne  des  ressources  pour  l'avenir. 

ABEL,  avec  tristesse.  Léon,  tu  n'étais  qu'orgueilleux, 
mais  lu  deviens  méchant  ! 
LÉON,  impatienté.  Laisse-moi  donc  tranquille  ! 

il  retouroe  s'asseoir  sur  un  fauteuil.  Pendant  qu'Abel  el  Léon 
causaient  ensemble,  Tony  a  compté  les  sous  que  les  enfanls 
ont  jelés  dans  sa  casquette,  el  plusieurs  fols  il  a  joiat  les  mains 
avec  une  douce  expression  de  joie,  Lucien  el  les  autres  en- 
fants ODi  écoulé  Abel  el  Léon. 


ABKL,  à  Tony.  Allons,  dis-nous  ton  histoire,  mon  petit 
garçon. 

Tous  les  enfants  se  rangent  autour  du  petit  mendiant. 

TONV.  Je  me  nomme  Tony  Ebrard.  {S' interrompant.) 
Mais  ce  sera  bien  long,  messieurs,  et  vous  vous  ennuie- 
rez! 

TOUS  LES  ENFANTS  A  LA  FOIS.  NoD  !  uon  !  dis  toujours. 

TONY.  Eh  bien  !  mon  père  est  mort  il  y  a  un  an,  empoi- 
sonné par  des  drogues  dont  il  se  servait  pour  polir  et  tra- 
vailler des  bijoux  en  cuivre.  Ma  mère  était  brodeuse  alors; 
mais  quand  elle  eût  perdu  son  bon  mari,  elle  pleura  tant  et 
tant,  qu'elle  ne  vit  plus  clair  pendant  trois  mois!  Adieu 
les  jolies  broderies  !  Et  plus  elle  pensait  au  malheur  de  ne 
pouvoir  travailler  pour  nous  nourrir,  plus  aussi  elle  pleu- 
rait et  usait  ses  yeux!  Les  ouvriers  ne  devraient  jamais 
avoir  de  chagrin,  puisqu'ils  ne  peuvent  pas  pleurer.  —  J'é- 
tais l'aîné  de  la  famille,  et  j'avais  donze  ans.  A  voir  pleu- 
rer ma  mère,  j'ai  pris  du  cœur  et  du  courage,  et  j'ai  cher- 
ché à  gagner  quelque  chose.  Sans  profession  encore,  et 
voulant  tout  de  suite  aider  la  mère  et  la  petite  sœur,  je  suis 
allé  offrir  mes  services  à  des  couvreurs  el  des  maçons  qui 
emploient  d'ordinaire  des  gamins  pour  leur  porter  sur  les 
toits  ou  sur  les  murs,  soit  de  l'eau,  soit  une  planche,  soit 
une  brique  ou  une  corde. — J'ai  fini  par  trouver  maîtres; 
et,  depuis,  je  suis  toujours  occupé;  excepté  quand  il  pleut, 
cependant  ! 

ABEL.  Comme  j'aimerais  la  pluie,  si  j'étais  à  ta  place  ! 

TONY,  souriant  tristement.  C'est  selon!  Si  vous  aviez 
une  jolie  petite  sœur  qui  vous  dise  :  Frère,  je  suis  bien 
malheureuse  !  regarde,  je  n'ai  pas  de  souliers,  et  je  ne  puis 
plus  courir  et  danser,  vous  maudiriez  bien  la  pluie  qui 
vous  empêcherait  de  gagner  les  petits  souliers. 

ABEL.  C'est  vrai;  cependant,  sans  pluie,  les  jardiniers  et 
les  cultivateurs  mourraient  de  faim.  Pourquoi  faut-il  que 
ce  qui  ôte  le  pain  de  l'un  le  donne  à  l'aulre,  mon  Dieu  ! 

LUCIEN.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  nécessaire  que  le  couvreur 
el  le  maçon  aient  faim  pendant  qu'il  pleut  :  chez  moi,  dans 
ma  province,  les  ouvriers  sont  souvent  jardiniers  et  fer- 
miers, et ,  quand  ils  perdent  d'un  côté  ,  ils  gagnent  de 
l'autre. 

ABKL.  A  la  bonne  heure.  Tu  entends,  Tony,  tu  peux  être 
jardinier  si  tu  veux,  et  courir  sur  les  loils  tout  de  même, 
quand  le  jardin  n'aurait  pas  besoin  de  tes  bras. 

TONY.  Oh!  je  le  voudrais  bien,  mais  c'est  impossible.  H 
faut  apprendre,  être  longtemps  sans  rien  gagner,  et  ma 
mère  est  malade! 

ABEL.  Bien  malade? 

To»y.  Non,  mais  si  faible,  si  faible,  que  je  la  ferais  tom- 
ber rien  qu'en  la  touchant  du  doigt.  Le  mauvais  temps  la 
désespère,  parce  qu'elle  sent  bien  que  nous  allons  manquer 
de  pain.  C'est  ce  qui  lui  fait  rêver  toutes  les  nuits  qu'on 
lui  prend  ma  sœur  pour  la  mettre  aux  Enfants-Trouvés.  Ça 
me  fend  le  cœur  de  l'entendre  prier  et  crier  en  étendant  les 
bras  sur  le  berceau  de  la  petite  Péroliue,  et  ce  matin,  en 
voyant  ramasser  beaucoup  d'argent  par  une  chanteuse  des 
rues,  j'ai  résolu  de  chanter  aussi  dans  les  cafés,  partout, 
jusqu'à  ce  qu'il  fasse  beau  temps  pour  travailler. 

LticiKN.  Mais  si  lu  gagnes  plus  à  chanter,  pourquoi  ne 
chanterais-tu  pas  toujours? 

ABEL,  c?i  riant.  A  la  bonne  heure!  voilà  Lucien,  le  grave 
penseur,  qui  prêche  la  joie:  Vive  la  joie! 

LUCIEN,  Je  ne  prêche  rien,  Abel,  j'interroge. 

TONY,  avec  dignité.  Je  ne  chanterai  pas,  voyez-vous, 
parce  qu'on  regarde  les  chanteurs  d'un  mauvais  œil.  Moi, 
je  croyaiisie  cçntraire  :  j'çlais  gi  recoûnaissaiit  envers  ces 


328 


LECTURES  DU  SOIR. 


chanteurs  des  rues  qui  font  de  la  musique  pour  le  pauvre 
comme  pour  le  riche  !  Je  me  disais  :  Sans  ces  braves  gens 
nous  n'entendrions  jamais  une  romance,  une  valse,  un 
concert.  Je  les  regardais  comme  des  bienfaiteurs,  et  je  les 
respectais.  Mais,  dans  le  monde,  ce  n'est  plus  cela;  ils  ont 
beau  avoir  du  plaisir  à  entendre  nos  chansons,  ils  nous  mé- 
prisent! et  ceux  que  nous  avons  amusés,  passent  dans  la 
rue  sans  nous  dire  :  bonjour.  Hier  j'ai  vu  une  petite  fille 
entrer  dans  une  boutique  devant  laquelle  elle  a  chanté  bien 
souvent  pour  égayer  la  dame  du  comptoir,  et  cette  dame  l'a 
mise  à  la  porte  en  lui  disant  :  Va  travailler.  Oh  I  le  rossignol 
a  bien  raison  d'aller  prendre  sa  nourriture  dans  les  champs; 
s'il  la  demandait  à  ceux  qui  l'écoutent,  ils  lui  diraient  :  Va 
travailler.  Voilà  pourquoi  je  ne  chanterai  plus  quand  le 
soleil  reviendra  !  Je  retournerai  sur  les  toits  gagner  mes 
trente  sous  par  jour,  et  personne  n'aura  le  droit  de  m'ap- 
peler  fainéant  et  vagabond  ! 
LLCiKN.  Mais,  les  trente  sous  ne  suffiront  pas  à  toute  la 


famille,  mon  pauvre  enfant;  il  faut  apprendre  un  métier 
plus  lucratif,  il  le  faut  absolument. 

TONY.  Hélas  oui  !  je  serais  bien  heureux  si  je  pouvais  être 
teinturier  ;  mais  c'est  impossible  ! 

ABEL.  Comment,  teinturier?  qui  t'a  donné  ce  goût-là? 

TONY.  C'est  le  bon  Dieu  tout  seul!  Quand  je  suis  sur  les 
toits, je  regarde,  je  regarde...,  et  je  vois  bien  des  choses  ! 
D'abord  les  campagnes  toutes  vertes,  puis  les  nuages  d'or, 
d'argent,  de  feu  ou  de  plomb.  Je  voudrais  bien  savoir  alors 
comment  le  bon  Dieu  fait  toutes  ces  belles  couleurs,  et 
pourquoi  elles  viennent  aux  nuages  et  aux  arbres.  Il  me 
semble  que  les  teinturiers,  qui  font  aussi  des  couleurs,  doi- 
vent savoir  tout  cela?  et  je  voudrais  être  teinturier  pour 
faire  aussi  des  couleurs;  j'ai  entendu  dire  que  les  jardiniers 
pouvaient  changer  les  nuances  et  les  parfums  des  fleurs 
avec  des  teinlures.  C'est  ça  qui  est  beau  !  faire  des  fleurs 
tout  seul,  les  habiller  comme  on  veut  !  Ah  !  si  j'étais  teintu- 
rier ! 


ABEL.  Mon  garçon,  si  tu  étals  teinturier,  tu  deviendrais 
chimiste  ;  n'est-ce  pas  Lucien? 

LUCIEN,  d'un  air  réfléchi.  C'est  possible.  Mais  que  va-t- 
il  faire  ce  pauvre  Tony  !  Si  jeune,  il  se  tuera  sur  les  toils  à 
servir  les  couvreurs  et  les  maçons,  et  il  tombera  malade 
bientôt  I  (A  Tony.)  Et  tu  n'es  pas  triste  de  ne  pouvoir  cire 
teinturier? 

TONY.  Oh!  si,  bien  triste!  Mais  que  voulez-vous!  quand 
on  est  pauvre  on  ne  peut  pas  même  choisir  sa  fatigue  et 
sa  tâche.  Il  ne  me  reste  qu'un  espoir. 

Il  montre  ses  braa. 

LUCIEN.  Ils  sont  bien  faibles,  tes  bras!  Quel  espoir  as-tu 
donc? 

TONY,  péniblement.  J'ai  l'espoir  qu'ils  sont  trop  faibles 
pour  supporter  longtemps... 
La  voix  lui  manque;  il  s'assied. 

LUCIEN,  avec  émotion  et  se  tournant  vers  les  enfants. 
Messieurs,  cet  enfant  ne  peut  pas  mourir  ainsi!  Mossieiuv, 
nous  pouvons  le  sauver,  mais  par  un  grand  sacrifice.  (Léon 
lève  la  tète.)  Tout  à  l'heure  nous  aurons  des  livres  et  dos 
couronnes  ;  les  livres  seront  beaux,  et,  avec  le  prix  qu'ils 
roulent,  on  pourrait  payer  un  apprentissage  pour  Tony,  et 
pourr/r  £a  mère  pendant  quelque  temps.  Qu'en  dites-vous, 


mes  amis?  nous  garderons  les  cooronues  pour  nos  familles 
et  nous  vendrons  les  livres  pour  Tony? 

TOUS   us  ENFANTS  A   LA  FOIS.  Oui!    OUi  ! 

LÉON,  se  levant.  Je  déclare  ne  pas  entrer  dans  cet  arran- 
gement-là. Pouiquoi  ne  pas  demander  tout  à  l'heure  de 
l'argent  à  vos  familles,  si  vous  voulez  à  toute  force  que  ce 
petit  mendiant  ait  un  mélier? 

ABEL.  Bah  !  nos  familles!  avec  ça  qu'on  ne  leur  en  de- 
mande pas  assez  toute  Tannée,  de  l'argent!  Et  puis,  n'est- 
ce  pas  irop  bambin  de  demander  un  sou  à  sa  mère  |)our 
donner  au  pauvre.  Si  nous  ne  savons  pas  nous  priver  de 
quohpie  chose  pour  faire  l'aumône,  laissons  mourir  les 
malheureux  I  Nos  parents  n'oiil  pas  besoin  de  nous  pour 
faire  la  charité.  [Â  Lucien.)  Va,  c'est  une  idée  d'orque  lu  as 
eue  là,  et  quoi  qu'en  dise  Léon,  je  suis  sûr  qu'il  consent. 

LÉON.  Pas  du  tout!  je  n'ai  pas  travaillé  toute  l'année  pour 
ce  marmot  que  je  ne  connais  pas  ! 

ABEL.  Tiens!  tiens!  toi  qui  t'en  souciais  si  peu  de  tes 
prix  tout  à  l'heure,  et  tu  es  le  premier  à  les  refuser!  Allons, 
I.éon,  sois  raisonnable! 

LÉON.  Tu  en  parles  fort  à  ton  aise,  toi  qui  n'auras  pas  de 
prix. 

ABEL, /r«5aj //an/.  C'est  vrai!  je  n'aurai  pas  de  prix! 
Oh  !  je  donnerais  la  moitié  de  ma  vie  pour  avoir  travaillé 
toute  l'année!  (A  Lucien.)  Tu  es  bien  heureux,  toi!  lu 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


329 


auras  des  livres  !  Moi,  je  suis  un  lâche  !  je  joue  et  je  chante, 
et  quand  une  bonne  action  se  présente  à  faire,  je  n'ai  rien 
adonner,  rien!  {Il  s'agenouille.)  Mon  Dieu,  pardonnez- 
moi,  et  rendez-moi  nieilleur! 

Luciia,  tout  attendri.  Mon  bon  Abel,  tu  es  sauvé!  Tu 
travailleras  désornaais  !  Cet  enfant  pauvre  te  rend  bien  ri- 
che aujourd'hui.  (//  s'incline.)  Et  moi  aussi,  mon  Dieu,  je 
vous  remercie!  (Aux  autres  enfants.)  Eh  bien!  est-ce  con- 
venu, à  Tony  les  livres  ? 

TOCS  LIS  i>TA.iiTs.  A  Tony  les  livTes  ! 

TosT.  Mais,  mon  Dieu  !  je  serai  trop  riche! 

LLciEs,  rt  Tony.  Ecoute,  lu  resteras  sur  la  porte  d'en- 


trée qui  sera  ouverte  pendant  la  distribution  à  cause  de  la 
chaleur,  {.^ux  enfants.)  Vous,  messieurs,  vous  ferez  pas- 
ser les  prix  de  main  en  main  jusqu'à  Tonv,  qui  pourra 
les  vendre  facilement;  il  y  a  un  libraire  ici  près.  De  celle 
manière,  personne  ne  sera  tenté  de  garder  ses  prix. 

TosY,  tout  joyeux.  Oh  !  ma  mère  !  ma  mère  ! 

siMÉoN,  pensif.  C'est  peul-être  mal,  cependant,  de  don- 
ner ses  prix?  ils  nous  viennentde  ceux  qui  nous  instruisent, 
ce  sont  des  souvenirs  sacrés. ..  Eh,  Lucien,  'posant  sa  main 
sur  sa  poitrine)  va!  les  souvenirs  sont  là!  Et,  d'ailleurs, 
s'il  ne  nous  en  coûtait  rien,  où  serait  notre  mérite? 

TOLs  LES  EsfA^Ts.  Bravo  !  bravo!  à  Tony  les  livres! 


LÉON,  Je  déclare  encore  que  je  ne  suis  point  engaiié  dans 
votre  convention,  et  que  je  garde  mes  prix. 
On  entend  la  cloche  du  collège. 

LcciEN,  tristement.  Pauvre  Léon! 

ABEL.  Rentrons, messieurs;  dans  une  heure  nous  revien- 
drons. (A  Tony.)  Toi,  reste,  ne  t'éloigne  pas  trop.  Ta 
mère  ne  t'attend  pas? 

To.NY.  Non,  je  lui  ai  dit  que  j'allais  chercher  à  travailler, 
n'importe  à  quoi  ;  et,  ne  me  voyant  pas  revenir,  elle  sera 
bien  contente ,  parce  qu'elle  me  croira  occupé  quelque 
part. 

LUCIEN.  Alors  attends-nous  ici. 

Les  élèves  sorient. 

SCÈXE  III. 

TONV,  seul. 

Mon  Dieu,  est-ce  que  c'est  bien  vrai  qu'ils  vont  me  don- 
ner tous  leurs  beaux  livres!  Je  voudrais  bien  les  lire  avant 
de  les  vendre  !  Mais,  quel  bonheur!  je  vais  apprendre  un 
métier,  être  ouvrier  et  faire  des  couleurs  comme  celles  des 
nuages!  (Apercevant  quelqu'un  au  dehors.)  Voici  quel- 
qu'un !  si  c'était  le  maître  d'école  de  ce  collège ,  et  s'il  al- 
lait me  renvoyer!  Cachons-nous  vite. 

Il  se  bleuit  dans  un  coin  et  met  ses  mains  sur  son  visage.  Le  su- 
périeur entre. 

AOUT  184  i. 


SCE.\E  IV. 

LE  sDPÉKiECK,  To.w,  caché. 

Li  supÉRiEUB.  Excellents  enfants  !  J'ai  tout  entendu,  j'é- 
tais là  dans  un  cabinet.  (//  montreune  des  portes  du  fond.) 
J'étais  là,  et  j'ai  écouté  avec  bonheur  ces  jeunes  tètes  et  ces 
jeunes  :!:nes  !  Je  ne  sais  vraiment  lequel  est  le  meilleur! 
Léon  s-  •;)  m'afflige!  Il  a  besoin  d'une  forte  leçon  pour 
l'empêclior  d'être  emporté  par  son  orgueil  et  sonégoïsme, 
et  je  la  lui  donnerai.  Mais  les  autres  !  comme  ils  sent  géné- 
reux !  comme  le  sentiment  religieux  les  élève  !  Ils  sont  bien 
un  peu  imprudents  à  la  vérité  !  Si  je  leur  donnais  une  leçon 
aussi?  (Réfléchissant  un  peu.)  C'est  cela,  sans  rien  dé- 
ranger à  leurs  projets,  je  vais  leur  montrer  la  conséquence 
d'une  bonne  action  faite  à  la  légère.  Tony  va  recevoir  les 
livres,  notre  jardinier  les  achètera,  et  viendra  tout  d'un 
coup  dire  qu'il  a  lait  arrêter  et  conduire  en  prison  un  petit 
voleur  de  livres.  De  celle  manière  ils  seront  punis  de  leur 
imprudence,  ils  trembleront  pour  leur  protégé,  et  nous 
verrous  si,  après  l'avoir  compromis,  ils  savent  du  moins  le 
défendre.  (A  Tony,  qui  est  caché.)  Vous  ici,  mon  ami  ! 

To.>v,  sortant  de  son  coin  et  se  découvrant  les  yeux. 
(A  part.)  Il  m'a  donc  vu  !  moi  je  ne  le  voyais  pas,  pourtant  ! 
(Au  supérieur.)  Me  voilà,  monsieur. 

LESLPÉBiBL'B.  llaugc  un  pcu  ces  bancs,  et  prends  cela 
pour  ta  peine. 

Il  lui  donne  une  pièce  de  monnaie. 

•42  — •  OZIÈilC  VOLUME. 


330 


LECTURES  DU  SOIR. 


To>r,  refusant.  Merci,  monsieur  le  raailre,  je  n'aime 
pas  qu'on  me  paye  pour  si  peu  de  chose  ! 

LE  supÉKiELB.  Mais  il  me  semble  que  tu  mendiais  tout  à 
l'heure. 

ToxT.  Je  ne  dis  pa»;  non;  mais  ce  n'est  pas  la  même  chose, 
vovez-vous  !  Vous  êtes  de  cette  maison,  et  je  l'aime  cette 
maison  !  Vous  me  dilcs  de  ranger  les  bancs  pour  vos  bons 
petits  messieurs,  et  vous  voulez  me  payer  pour  cela  !  Mais 
si  j'étais  riche,  je  vous  payerais,  moi,  pour  pouvoir  balayer 
tous  les  jours  le  chemin  où  vous  passez  tous  ! 

LK  S0PÉRIECB,  posant  sa  main  sur  la  tête  de  Tony.  Toi 
aussi  tu  seras  un  noble  enfant. 

To.Nv,  ôtant  sa  casquette.  Merci,  monsieur  ! 

LE  scpÉaiEUB.  Allons  faire  la  leçon  au  jardinier. 
Il  sort. 

SCÈXE  V. 
Tosv,  seul,  rangeani les  bancs. 

Ma  foi,  il  fait  bien  de  s'en  aller,  ce  bon  monsieur,  car  un 
peu  plus  j'allais  tout  lui  dire  !  Il  n'aurait  peut-être  pas  été 
content  ?  Mais  s'il  allait  gronder  les  écoliers,  quand  il  ap- 
prendra ?...  Que  laire  ?  si  ces  enfants  revenaient  au  moins, 
pour  que  je  leur  dise  cela  !  Mais  au  fait,  ils  y  auraient  pensé, 
si  cela  pouvait  être  !  C'est  qu'ils  sont  bien  sûrs  du  con- 
traire. EnGn  ils  ont  plus  d'esprit  que  moi,  eux  qui  sont 
savants  !  Tiens,  voilà  encore  quelqu'un  qui  vient  ici  ! 

SCÈXE  TI. 
TO!iT,  MATTHIEU ,  jardinier. 

MATTniie,  entre  en  riant,  et  dit  à  part.  Mais  pourquoi 
donc  que  M.  le  supérieur  m'a  fait  libraire  aujourd'hui?  Moi, 
premier  jardinier  fleuriste  du  pays,  me  faire  marchand  de 
livres!  C'est  insultant,  ma  parole  d'honneur!  mais  ça  ne 
me  regarde  pas  !  il  laut  obéir  à  la  consigne,  primo  d'abord  ! 
(^  Tony,  respectueusement.)  Mon  petit  monsieur,  étes- 
vous  de  ce  collège? 

TosT,  à  part.  Il  s'y  connaît,  le  citoyen.  (À  Matthieu.) 
Moi,  de  ce  collège  !  je  suis  joliment  bâti  pour  en  être  !  re- 
gardez-moi donc  ! 

MATTHIEU,  branlant  la  tête.  Dame!  tant  pis  pour  vousl 
Je  viens  \oir  si  ces  messieurs  ont  des  vieux  livres  à  me  ven- 
dre, en  partant.  Ça  leur  garnit  un  peu  la  bourse,  et  ça  les 
débarrasse  de  leurs  bouquins.  Je  vais  les  attendre  un  peu 
ici. 

Il  s'assied  sur  un  banc. 

T0.1Y.  Vraiment,  vous  acnetez  des  livres?  Je  ne  m'en 
serais  pas  douté  !  [A  part.)  Il  ressemble  à  un  libraire 
comme  je  ressemble  à  un  collégien  !  Je  l'aurais  plutôt  pris 
pour  un  planteur  de  choux  !  mai»  j'y  pense  !  (.4  Matthieu.) 
Puisque  vous  achetez  de  vieux  livres,  vous  pouvez  bien  en 
acheter  de  neufs,  et  je  vous  en  vendrai,  si  vous  voulez. 

MATTHIEU,  d'un  oir  étonné.  Vous!  des  Ii\Tes  ueufs!  où 
les  prendrez-vous  ? 

TONï.  Je  les  aurai  tantôt,  et  vous  les  porterai  chez  vous. 

MATTHIEU.  Ce  n'est  pas  la  peine.  Je  resterai  en  dehors  ici 
près,  et  vous  me  les  apporterez  dans  la  rue,  chez  le  voisin. 
Je  vous  payerai  de  la  main  à  la  main  et  à  mesure  que  vous 
me  les  remettrez.  Est-ce  entendu  ? 

TONY.  Très-entendu,  monsieur! 

MATTHIEU,  à  part.  Voici  un  collégien,  faisons  un  demi- 
tour  à  gauche  et  marchons  leste,  car  s'il  nous  reconnais- 
sait, l'affaire  ne  pourrait  plus  prendre  !  [A  Tony.)  Je  vais 
voir  si  je  trouve  les  collégiens  par  ici. 
Il  son. 


SCEXE  VII. 

TO\Y,  seul,  el  se  croisant  les  bras. 

Ma  foi,  je  ne  m'en  mêle  plus  !  tout  marche  comme  sur 
des  roulettes  ! 
Abel  enire. 

SCÈ5E  TIII. 

TDS  y,    A  BEL. 

TONT.  Avez-vous  rencontré  le  marchand  délivres? 

ABEL.  Non,  je  me  suis  échappé  pour  venir  te  demander 
ton  adresse.  Je  veux  te  revoir  avant  de  partir  pour  deux 
mois. 

To.NY.  Vous  êtes  bien  bon  !  Je  demeure  rue  Saint-Louis, 
20,  au  cinquième,  sous  les  toits.  Mais  si  vous  étiez  arrivé 
un  peu  plus  tôt,  vous  auriez  trouvé  ici  un  homme  qui 
achète  les  livres,  vieux  et  jeunes. 

ABEL.  Et  tu  lui  as  dit  de  revenir? 

To:«Y.  Oui,  monsieur. 

ABEL.  Dis-moi  mon  nom  tout  court.  Va  !  tu  vaux  mieux 
que  moi  !  tu  chantes  pour  nourrir  ta  mère,  moi  je  chante 
pour  la  désespérer,  car  pendant  que  je  lu'amuse,  les  autres 
gagnent  des  prix,  et  je  m'en  vais  toujours  les  mains  vides 
vers  cette  bonne  mère  qui  me  pardonne  toujours! 

To.NT,  surpris.  Vous  chantez  aussi,  vous  1  et  qui  vous 
fait  vos  chansons  ?  elles  doivent  être  bien  belles  celles-là? 

ABEL,  à  l'oreille  de  Tony.  C'est  moi  qui  fais  aussi  mes 
chansons  quelquelois.  Mais  ne  le  dis  pas  !  Tiens,  en  voilà 
une;  elle  ne  vaut  pas  la  tienne  de  ce  matin;  prends-la  tout 
de  même,  en  souvenir  de  moi  !  Je  l'ai  faite  hier  après  avoir 
entendu  noire  professeur  nous  vanter  le  bonheur  des  en- 
fants !  merci,  je  sortais  d'en  prendre,  par  exemple  !  11  ve- 
nait de  nous  écraser  de  pinsums,  et  de  nous  mettre  en  re- 
tenue. Au  lieu  de  faire  les  pinsums,  chose  fort  ennuyeuse 
et  que  tu  as  l'honneur  et  la  félicité  de  ne  pas  connaître,  j'ai 
fait  cette  petite  pièce,  mais  je  ne  l'ai  pas  même  achevée  ; 
prends-la,  et  finis-la  comme  tu  l'entendras. 

TONT,  prenant  le  papier.  Merci,  Abel,  merci!  Vous 
voulez  bien  que  je  la  lise  tout  de  suite?  parce  que  si  je  la 
lis  mal,  moi  qui  ne  sais  pas  trop  lire  récriture,  vous  m'ai- 
derez. 

Il  lit. 

Esl-ee  bien  vrai,  mon  Dieu,  ce  que  disent  les  autres , 
Que  pius  loin  dans  la  vie  on  est  plu«  maiheureux. 
Que  leà  plus  doux  instants,  ce  sont  encor  les  nôtres. 
Que  le  ciel  pour  1  enfant  est  bien  plus  généreux  : 

Quoi  :  le  bonheur  n'est  pas  d'être  fort  sur  la  terre.'" 
11  me  semb. ait  pourtant  qu'être  grand  ceiaii beau , 
Que  c'elaii  à  son  gré  tout  pouvoir  et  lout  faire. 
Et  Toilà  que  les  forts  nous  vaoïeni  le  berceau. 

Mais  ce  monde ,  Toyei,  est  plein  de  belles  choses. 
Plein  d'immenses  trésors  dont  le  fort  seul  est  roi. 
Enfant ,  moi ,  je  n'ai  rien ,  des  jouets  et  des  ro$es  , 
Encore  on  me  les  donne...  Et  1  heureux  serait  moi  : 

Mais  qu'est-ce  donc ,  mon  Dieu ,  qu'cst<e  donc  que  la  rie  > 

TONY.  Elle  est  bien  triste  aussi,  votre  chanson?  Il  n'y  a 
donc  pas  que  les  enfants  pauvres  qui  souffrent?  J'aurais 
bien  voulu  le  croire  pourtant  ! 

ABEL.  Grâce  à  toi,  je  ue  souffrirai  plus  de  l'étude.  Biais 
j'aperçois  tout  le  monde  qui  vient.  Reste  à  ton  poste  sur  le 
seuil  de  la  porte,  et  ne  te  mets  pas  en  peine,  je  ferai  joli- 
ment circuler  les  livres  jusqu'à  toi  !  Quand  lu  en  auras  deux 
ou  trois,  tu  courras  chez  ton  marchand,  puis  tu  revien- 
dras nous  dire  combien  tu  les  as  veodui  el  en  chercher 
d'autres,  n'est-ce  pas? 

TONY.  Soyez  tranquille! 
Abcî  sort. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


331 


SCENE  IX. 

TONY,  DES  DOMESTIQUES,  personnages  muet9. 

Les  domesliques  apportent  des  corbeilles  de  livrrs  et  de  cou- 
ronnes. Tony  regarde,  émerveillé,  en  essuyant  les  bancs  avec 
son  mouchoir  de  poche. 

TONV,  à  par/.  A  moi  tout  cela!  Pourvu  que  le  libraire 
vienne  tout  à  l'heure! 

SCÈNE  X. 

Tony;  des  parents  des  élèves  entrent  par  une  porte  du  fond  et  se 
placent  à  droite;  les  enfants  entrent  bruyamment  par  la  porte 
donnant  sur  les  jardins;  il  se  placent  sur  les  bancs.  Le  supé- 
rieur, le  directeur  et  le  censeur  se  placent  sur  les  fauteuils. 
Une  dame  voilée  est  entrée  la  derméro,  accompatsuée  d'un 
jeune  homme  vêtu  de  noir.  Trois  fauteuils  de  velours  sont  ap- 
portés près  de  la  table  où  sont  les  livres.  On  entend  de  la  mu- 
sique dans  la  pièce  voisine  ;  puis  le  directeur  se  lève  .- 

LK  DIRECTEUR.  Messieurs,  nous  venons  aujourd'hui  vous 
rendre  les  dépôts  chers  et  précieux  que  vous  nous  aviez 
confiés.  Puissent  ces  enfants,  que  vous  allez  retrouver  pen- 
dant deux  mois,  vous  prouver  que  nos  promesses  n'ont 
pas  été  vaines,  et  nos  efforts  stériles.  Nous  leur  avons  sou- 
vent parlé  de  vous  ;  et  leurs  cœurs  ue  se  sont  jioiat  refroi- 
dis par  l'étude,  car  le  but  de  leurs  travaux  a  toujours  été 
de  plaire  à  Dieu  et  à  vous,  en  acquérant  des  connaissances 
utiles  aux  hommes  ! 

Le  directeur  s'assied.  Au  moment  où  le  directeur  ouvre  la  liste 
des  noms  couronnés,  Siméoase  tourne  vers  Léon. 

siMKON.  Voyons,  décide-toi;  donne  tes  prix,  Léon! 
léoa,  impatienté.  Non!  mille  fois  non! 
ABEi:,  à  Tony  resté  sur  la  porte.  Vois-tu  ton  libraire  ? 
TONY,  bas.  Oui  !  otii  !  11  est  à  deux  pas,  sur  la  porte 
d'uu  concierge  du  voisinage  ! 

Le  directeur  va  lire  les  noms.  Grand  silence. 

LE  DIRECTEUR,  Ht.  Pu'.i  d'excelIcnce  décernés  aux  élèves 
qui  pendant  l'année  ont  obtenu  les  meilleures  notes  pour 
leur  conduite,  leurs  travaux  ou  leurs  progrès. 

Premier  prix...  {Tous  les  enfants  regardent  Lucien  et 
Léon.)  Premier  prix  :  M.  Lucien  iMonthotel. 
Explosion  de  joie  sur  les  bancs. 

Deuxième  prix  :  M.  Siméon  Lefaivre. 
Accessit  :  M.  Léon  de  Baulieu. 

Léon  paraît  consterné.  Lucien  et  Siméon  vont  chercher  leurs 
livres  et  les  passent  de  main  en  main  jusqu'à  ^hc\,  qui  les 
donne  i  Tony.  Pendant  ce  temps,  le  directeur  cherche  les  au- 
tres prii. 

LE  DIRECTEUR,  lH.  Vïw  d'instructioD  religieuse  :  M.  Lu- 
cien Monthorel. 
Accessit  :  M.  Léon  de  Beaulieu. 

Agitation  de  surprise  parmi  les  enfants.  Tony  est  allé  porter  les 
premiers  livres  au  libraire,  et  dit  un  mol  à  l'oreille  d'Abel. 

ABEL,  à  demi-voix  et  la  main  devant  la  bouche.  iMes- 
c-ieurs,  Tony  revient  de  chez  son  acheteur  de  livres;  vendu 
six  francs  le  Petit  carême  de  Massillon  !  Grâce  à  ce  ca- 
rèmc-là,  Tony  ne  jetîuera  pas  demain  ! 
Les  enfants  rient. 

LE  DIRECTEUR.  Phx  de  thèmc  latin.  Premier  prix  :  M.  Lu- 
cien Jlonthorel. 

Deuxième  prix  :  M.  Siméon  Lefaivre. 

Accessit:  M.  Léon  de  Beaulieu. 

LÉON,  frappant  du  pied.  Mais  c'est  un  cauchemar!  Je 
rêve  !  C'est  impossible  ! 

ABEL,  avec  malice,  à  Léon.  Dis  donc,  tu  pouvais  bien 
l'engager  à  donner  tes  prix  !  Si  tu  nous  passais  tes  acces- 
sits pour  les  vendre? 


Léon  froisse  les  accessits  dans  ses  mains  et  ne  répond  pa«.  On 
passe  toujours  les  livres  à  Tony,  qui  les  porte  toujouis  au 
marchand. 

LE  DiRECTBUR,  Ut.  Prix  ds  version  latine.  Premier  prix  : 
M.  Abcl  Duhcm. 

Deuxième  prix  :  M.  Lucien  Monthorel. 

Accessit  :  M.  Léon  de  Beaulieu. 

i.ÉoN,  serrant  sa  poitrine  avec  sa  main.  Oh  !  mais  ça 
ne  finira  donc  pas  ! 

ABEL,  en  regardant  ses  livres.  Moi,  un  prix!  Ahî  mes 
poètes  latins,  vous  me  deviez  bien  cela,  je  vous  aime  tant! 

TONY,  revenant  sur  le  seuil  de  la  porte ^  bas  à  Abcl. 
Vendu  trente  sous  le  volume  d'Anquetil. 

ABEL,  en  riant.  J'en  donnerais  bien  le  double  pour  ne 
pas  le  lire  ! 

Le  supérieur  se  lève. 

LE  SUPÉRIEUR.  Mcs  cnfauts,  vous  venez  de  recevoir  le  prix 
de  vos  efforts,  et  vous  allez  vous  reposer  un  peu  de  vos 
études  ;  mais  souvenez-vous  que  l'homme  n'est  rien  sans 
le  travail.  Dans  ce  monde  où  la  main  de  l'homme  est 
l'instrument  de  Dieu,  celui  qui  ne  fait  rien  laisse  sa  tâ- 
che aux  autres.  C'est  un  vol  qu'il  commet;  il  leur  dérobe 
tout  ce  qu'il  devrait  leur  prêter  d'aide  et  de  concours  dans 
la  vie!  Conservez  donc,  même  en  vacances,  l'habitude  du 
travail.  Il  est  bon  de  varier  un  peu  les  occupations  de  l'es- 
prit, et  nous  vous  rendons  à  vos  familles;  mais  encore  une 
fois,  travaillez,  travaillez  toujours!  soit  à  vous  rendre  meil- 
leurs, soit  à  vous  rendre  utiles  autour  de  vous  !  Que  pas 
une  journée  ne  se  passe  sans  que  vous  puissiez  dire  le  soir  : 
j'ai  fait  quelque  chose  aujourd'hui.  €  Celui  qui  ne  travaille 
pas  ne  doit  pas  manger  »,  a  dit  saint  Paul,  et  l'esprit  de 
Dieu  était  sur  ses  lèvres  ! 

Tony  est  visiblement  ému.  Jl  tient  l'argent  des  livres  dans  ses 
mains,  le  regarde  et  sort  avec  précipilation  ;  on  entend  un 
bruit  de  voix  au  dehors.  Le  supérieur  fait  un  siijnc,  et  Mat- 
thieu le  jardinier  entre. 

SCÈKB  XI. 

MATTHIEU,    LES   PRÉCÉDEIVTS. 

LE  SUPÉRIEUR,  à  Matthicu.  Qu'est-ce  que  ce  bruit? 

MATTHIEU,  ôlant  son  bonnet,  et  saluant  la  compagnie. 
Pardon,  monsieur,  faites  excuse  :  c'est  un  gendarme  (lui 
emmène  un  petit  voleur  en  prison;  ce  petit  qu'était  là  tout 
à  l'heure. 

Il  montre  le  seuil  de  la  porte. 

TOUS  LES  ENFANTS  AVEC  STUPEUR.  Touv  cn  prlson! 

LE  SUPÉRIEUR.  Qu'a-t-ll  fait  cet  enfant? 

MATTHIEU.  Je  vous  û\s,  niousieur,  quc  c'est  un  vrai  vo- 
leur! Je  l'ai  vu  tout  pendant  la  distribution  emporter  d'ici 
les  livres  des  élèves,  qu'il  prenait  sans  doute,  et  je  l'ai  fait 
arrêter.  Voilà. 

LUCIEN,  vivement.  Tony  en  prison  !  Et  j'en  suis  cause  ! 
(  Se  levant,  et  s'inclinant  devant  le  supérieur.  )  Mon 
père,  punissez-moi,  mais  faites  que  Tony  soit  libre!  Il  n'est 
pas  coupable,  c'est  moi  seul  qui  ai  tout  fait  :  j'ai... 

ABEL,  l'interrompant.  Non,  mon  père,  ce  n'est  pas  lui 
seul,  c'est  nous  tous  !  Tony  est  l'unique  soutien  de  sa  fa- 
mille; il  a  treize  ans  et  pas  de  profession;  nous  avons 
pensé  à  lui  faire  vendre  nos  prix  pour  payer  un  apprentis- 
sage, et  nourrir  sa  mère.  Voilà  tout.  Nous  avons  eu  tort  de 
ne  pas  vous  demander  conseil,  mon  père,  mais  nous  avons 
tous  eu  tort  ! 

TOUS  LES  ENFANTS  SE  LEVANT.    C'CSt  Vral  ! 

LÉON ,  radieux.  J'ai  prolesté,  moi ,  contre  leur  projet 
jusqu'au  dernier  moment!  J'en  appelle,  messieurs,  à  votre 
témoignage? 


332 


LECTURES  DU  SOIR. 


LUCIEN.  Oui,  mon  père,  Léon  a  été  le  plus  raisonnable. 
Mais  les  autres  n'ont  cédé  qu'à  mes  instances  ;  c'est  moi 
seul  qu'il  faut  punir.  Pauvre  enfant,  en  prison  !  Oh  !  grâce 
pour  lui;  je  mourrai  de  douleur  si  vous  le  laissez  deux 
jours  enfermé  loin  de  sa  mère  qui  l'attend  ! 

U  s'agenouille. 

LK  supiRiKUR,  avec  attendrissement.  Relevez-vous,  mon 
tîlsbiea-aimé;  Tony  n'est  point  arrêté. 

Un  cri  de  joie  s'échappe  de  tous  les  bancs. 

Non,  Tony  n'est  point  arrêté,  mais  il  aurait  pu  l'être,  et 
subir  mille  chagrins,  grâce  à  votre  imprudente  bonté.  J'a- 
▼ais  entendu,  de  mon  cabinet,  votre  petit  conciliabule,  et, 
vous  trouvant  un  peu  légers  dans  votre  manière  de  faire  le 
bien,  j'ai  voulu  vous  en  faire  connaître  les  inconvénients. 
C'est  moi  qui  ai  fait  racheter  vos  livres,  et,  si  vos  parents 
le  permettent,  ils  formeront  le  commencement  d'une  biblio- 
thèque pour  votre  collège.  De  la  sorte,  tous  pourront  jouir 
des  prix  de  chacun,  et  vous  aurez  également  le  mérite  du 
sacrifice.  Mais  voici  votre  protégé,  d'où  vient-il? 

SCÈNE  XII. 

TONV,    LES   PRÉCÉDENTS. 

Il  entre  en  courant;  il  s'avance  tout  ému  près  du  supiricur  cl 
lui  tend  de  l'argent. 

TONv.  Monsieur,  monsieur,  reprenez  cet  argent,  je  n'ai 
plus  trouvé  l'homme  pour  racheter  les  livres. 

LE  SUPERIEUR.  Pourquoi  voulais-tu  racheter  ces  livres, 
mon  enfant? 

TONY.  Monsieur,  parce  que  vous  venez  de  dire  que  celui 
qui  ne  travaille  pas  vole  les  autres  ;  moi,  je  n'ai  rien  fait, 
et  j'allais  emporter  la  récompense  du  travail  des  autres  !  Je 


n'ai  pas  voulu  !  J'ai  couru  après  le  marchand,  impossible 
de  le  retrouver.  Je  suis  bien  malheureux  1 

LUCIEN,  au  supérieur.  Mon  père,  il  est  bien  pauvre,  et 
il  voudrait  un  métier;  il  vaut  mieux  que  nous  tous; 
aidez-le! 

La  dame  voilée,  qui  est  près  de  la  table,  se  lève. 

LA  DAME  VOILÉE.  Monsieur  le  supérieur,  j'ai  apporté  un 
prix  de  charité  chrétienne,  me  permettez-vous  de  l'offrir 
à  M.  Lucien  Monthorel  ?  Me  permettez-vous  aussi  de 
solliciter  pour  Tony  un  an  de  vos  soins,  afin  de  le  préparer 
à  une  école  d'arts  et  métiers,  ou  de  auivre  le  doigt  de  Dieu, 
dans  le  choix  d'une  vocation  pour  lui  ?  Et  pour  que  sa  mère 
souffre  moins  en  perdant  le  travail  de  l'enfant  qui  l'aidait 
déjà,  voici  pour  elle. 

La  dame  voilée  pose  une  bourse  sur  la  table. 

LE  SUPÉRIEUR,  c/i  sincHnaut  profundément.  Madame, 
nous  n'avons  rien  à  refuser  à  votre  inépuisable  bonté. 
Cet  enfant  sera  le  nôtre. 

To.NY,  joignant  les  mains.  Oh  !  ma  mère!  Ma  mère  ! 

LA  DAME  VOILÉE  soluc ,  et  vemel  un  beau  volume  à 
Lucien  ;  puis,  se  tournant  vers  Abel .  A  l'année  pro- 
chaine, M.  Duhem  ! 

Abel  s'incline. 

LUCIEN,  Usant  tout  Mut  sur  la  couverture  de  son  livre. 
Donné  par...  {Jl joint  les  mains.)  La  reine! 
Tout  le  monde  se  lève. 
LÉON,  repentant.  Oh  !  je  suis  un  misérable  !  mais  quelle 

leçon  ! 

LoLiSE  CUOMBACT. 


jL  aA.t<^u(L' 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


333 


â,  mm'B  B'ïïl?  VAIBBEM!, 


CI) 


Un  navire  tiré  au  sec. 


Tout  ce  qui  est  antérieur  aux  joues  du  navire  a  reçu  le 
nomdVp?ron,en  mémoire  de  l'éperon  antique,  le  rosirum, 
dont  vous  avez  vu  des  représentations  autour  de  la  colonne 
de  Duilius,  qui  est  au  musée  du  Capitole  ;  aux  colonnes 
qui,  sur  la  place  du  Peuple,  à  Rorae,  ornent  la  rampe  par 
laquelle  on  monte  au  Pincio  ;  sur  le  marbre  d'Ostia  qu'on 
a  placé  parmi  les  marbres  du  Vatican  ;  enfin  sur  mille  des- 
sins, bas-reliefs  ou  médailles.  L'éperon  antique  était  une 
arme,  celui-ci  est  un  ornement,  autrefois  très-gracieux, 
maintenant  assez  triste.  Il  se  détachait  jadis  du  vaisseau 
qu'il  prolongeait  à  l'avant;  il  s'élançait  de  l'étrave  où  il  était 
retenu  par  des  pièces  de  bois  ayant  des  formes  arrondies 
fort  élégantes,  de  riches  sculptures  et  des  peintures  va- 
riées :  vous  voyez  qu'aujourd'hui  c'est  une  pyramide 
jioire,  soutenue  par  des  courbes  noires,  et  tout  à  fait  liée 
aux  hanches  par  la  continuation  de  la  muraille  qui  règne 
tout  autour  du  bâtiment.  Ce  nouvel  ordre  de  choses  a  sans 
doute  des  avantages,  mais  quand  j'entends  dire  que  l'épe- 
ron ainsi  arrangé  est  plus  beau  qu'il  n'était  au  dix-septième 
siècle,  mon  goût  se  révolte. 

I>es  noms  ne  manquèrent  pas  à  cette  portion  avancée 
de  Yœutrc  morte  du  vaisseau ,  —  la  partie  qui  n'est  point 
submergée,  par  opposition  à  celle  qui  est  toujours  sous 

'0  Voir  le  numéro  de  mai.  poge  J33,  celui  de  juio,  page  OTi,  el  ce- 
lui de  juillet,  page  3os, 


leau  et  qu'on  appelle  Vceuvre  vive.  —  On  la  nomma  bec, 
traduction  du  roslrum  latin,  par  lequel  on  désignait  le  bec 
de  l'oiseau.  On  la  nomma  cap  oulcte,  du  latin  caput:  on 
dit  encore  :  Nous  avons  le  cap  au  nord,  au  nord-ouest,  etc. 
On  lui  donna  le  nom  d'avantage,  et  l'on  dit  alors  :  Ce 
navire  a  un  bel  avantage,  au  lieu  de  :  un  bel  avant.  Enfin 
on  le  nomma  poulaine,  parce  que  sa  pointe  élancée  se  re- 
dressait, semblable  à  ces  chaussures  extravagantes  qu'un 
de  nos  rois,  qui,  je  pense,  ne  fut  pas  surnommé  le  Sage 
pour  cela  seulement,  crut  devoir  interdire  à  cause  de  leur 
exagération  (i).  Les  représentations  que  nous  connaissons 
des  vaisseaux  du  commencement  du  dix-septième  siècle 
nous  montrent  la  poulaine  ordinairement  très-allongée  et 
se  recourbant  assez  haut  par  l'avant.  Une  partie  de  l'avant 
a  retenu  le  nom  de  poulaine  ;  ce  sont  les  latrines  des  mate- 

r  Charles  V,  «elon  le  continuateur  de  Xanps  (année  iî6S),  Et  cner 
par  les  crienrs  publics  dans  les  rues  de  Paris  que  défenses  étaient 
faites  de  porter  des  poulaioes,  parce  que  cela  était  tort  laid  et  con- 
traire, en  quelque  sorte,  dit  fauteur  latin,  aux  lois  de  la  nature.  Ces 
poulaines  étaient  les  unes  directes  et  recourbées  comme  des  cornes, 
les  autres  obliques.  Le  pape  Crbain  v  les  avait  interdites.  Les  statuts 
de  l'ordre  de  la  Couronne  d  Epines  prescrivent  aux  religieux  de  por- 
ter des  chaussures  «  sans  aucune  poulaine  quelconque,  de  Dieu  mau- 
dite, sur  griéve  peine.  »  Le  concile  d  Avignon  ne  fut  pas  moins  ri- 
goureux, en  Hs:.  Les  statuts  de  laSaioie-Lhapellede  Pans  déclaraient 
que  les  souliers  a  becs  ou  a  poulaines  n'étaient  pas  decenti  pour  dei 
crc'éiiMliques.  V.  Du  Caoge,  t»  poulaina. 


334 


LECTURES  DU  SOIR. 


lots.  La  pièce  de  bois  courbée  qui,  partant  de  Tetra ve  ou 
plutôt  d'une  autre  pièce  qui  double  Tétrave  par-devant,  et 
qu'on  nomme  taquet  de  gorgére,  se  nomme  la  gorfière  ou 
le  taille-mer.  Quant  au  nom  de  taille-mer,  pas  de  difficulté; 
vous  voyez,  en  effet,  que  c'est  celte  portion  de  l'éperon  qui 
fend  les  flots  quand  la  mer  est  un  peu  creuse,  quand  le 
navire  doit  passer  au  travers  des  lames  soulevées.  Mais, 
que  signifie  ^or^ere?  Je  crois  que  ce  mot  est,  comme  cap, 
joue,  hanche^  épaule,  etc.,  un  nom  emprunté  à  une  des 
parties  du  corps  humain  ;  la  gorge  est  au-dessous  de  la 
tête,  ainsi  dans  le  vaisseau  la  gorgère  est  au-dessous  du 
cap.  Gorgère  est,  selon  moi,  une  francisation  du  hollan- 
dais ^orge/,  signifiant  ^orye,  gosier. 

A  l'extrémité  de  l'éperon,  vous  voyez  une  grande  statue 
blanche  qui  a  l'air  d'être  à  cheval  sur  le  sommet  du  taille- 
mer  :  on  nomme  cette  image  la  figure.  Le  plus  ordinaire- 
ment celte  figure  représente  le  personnage  dont  le  navire 
porte  le  nom.  Quelquefois,  à  celte  représentation  significa-  • 
live,  on  substitue  une  figure  allégorique,  un  petit  génie  te- 
nant un  cartouche  ;  quelquefois  aussi  on  met  à  sa  place  un 
simple  écusson,  un  emblème  sans  importance.  Par  écono- 
mie, on  supprima  souvent  la  figure,  qui  était  un  véritable 
objet  d'art  quand  elle  sortait  de  la  main  ou  de  l'atelier  de 
Puget.  Longtemps  on  mit  la  représentation  d'un  animal  à 
la  pointe  de  l'éperon;  aussi  cette  partie  du  navire  fut-elle 
nommée  le  bestion.  A  l'imitation  des  Anglais  et  des  Hol- 
landais, qui  y  plaçaient  d'ordinaire  un  lion,  nos  couslruc- 
teursy  mirent  une  figure  léonine,  et  les  matelots  appelèrent 
l'éperon  :  le  lion.  Parmi  les  bêtes  que  l'on  choisit  pour  or- 
ner la  proue  des  navires,  le  serpent,  appelé  en  lerme  de 
blason  givre  ou  guivre,  du  latin  vipera,  vipère,  fut  un  de 
ceux  qu'on  y  plaça  communément  :  de  là  le  nom  de  guibre 
qu'a  retenu  en  France  le  taille-mer  ou  éperon. 

L'avant,  comme  l'arrière,  était  encore  à  la  fin  du  dernier 
siècle  l'orgueil  des  vaisseaux.  Tout  ce  que  le  luxe  avait 
imaginé  de  beaux  ornements  brillait  à  la  proue  aussi  bien 
qu'à  la  poupe  d'un  bâtiment  royal,  d'un  vaisseau  offert  au 
roi  par  une  province  ou  par  une  ville,  d'un  navire  apparte- 
nant à  un  grand  seigneur.  Le  budget  n'admet  plus  cessu- 
perfluilés  que  nos  marins  affectent  d'ailleurs  de  mépriser 
beaucoup,  et  qu'ils  mépriseront  tant  que  la  mode  sera  aux 
choses  simples. 

L'office  important  de  l'éperon  est  de  sen'ir,  comme  une 
forte  console,  de  point  d'appui  au  màt  couché  sur  l'avant 
du  navire.  Ceci  m'amène  à  vous  parler  des  mâts,  des  voiles 
et  de  leurs  vergues,  avant  que  nous  mettions  le  pied  sur 
l'échelle  de  commandement  de  \' Océan. 

VIL  — MATS  ET  VOILES. 

—  Je  vous  l'ai  dit,  je  crois,  madame,  tant  que  le  navire 
fut  petit,  un  mât,  une  voile  lui  suffirent.  Vous  voyez,  na- 
viguant sur  celte  rade,  des  bateaux,  des  tartanes,  des 
barques,  à  qui  il  n'en  faut  pas  davantage. 

Il  est  facile  à  comprendre  qu'un  grand  bateau  a  besoin 
de  plus  d'avirons  qu'un  petit.  Si  le  ainoloù  nous  sommes, 
par  exemple,  au  lieu  do  ses  huit  rameurs  vigoureux,  avait 
seulement  un  homme  maniant  un  petit  aviron  de  chaque 
main,  il  perdrait  tout  de  suite  la  marche  rapide  qu'il  a  ac- 
quise, sollicité  par  ces  nageurs,  qui  agissent  avec  un  si  bel 
ensemble  :  nous  ramperions  sur  l'eau,  et  nous  volons. 

Pour  les  voiles,  il  en  est  de  même.  A  de  certains  mo- 
ments, quand  la  tempête  mugit,  quand  le  vont  furieux  sou- 
lève la  mer  et  transforme  en  vallées  profondes,  en  monta- 
gnes écumeuses  sa  surface,  si  bien  unie  pendant  le  calme, 
une  seule  voile ,  et  une  voile  petite ,  suffit  aux  plus  gros 


vaisseaux  pour  fuir  devant  le  temps,  comme  on  dit ,  ou  • 
pour  tenir  la  cape,  c'est-à-dire  pour  présenter  sa  tête,  son 
avant,  son  cap  au  vent  oblique  qui  lui  fera  faire  peu  de  che- 
min. Dans  le  beau  temps,  il  ne  peut  pas  en  être  de  même  : 
la  lourde  masse  du  navire  a  besoin  ,  pour  être  entraînée , 
qu'une  plus  large  surface  de  toile  soit  ouverte  au  vent,  dont 
le  souffle  est  modéré.  Or,  cette  surface,  il  y  aurait  de  grands 
inconvénients  à  l'augmenter  par  l'agrandissement  d'une 
seule  voile.  Comment,  si  l'on  était  surpris  par  une  tour- 
mente subite,  par  une  rafale  violente,  par  une  de  ces  bouf- 
fées tempétueuses  qu'on  ne  peut  guère  prévoir,  et  contre  la 
furie  desquelles  on  a  peine  à  se  mettre  en  mesure  de  salut, 
comment  se  débarrasser  tout  de  suite  d'une  voile  démesu- 
rément grande?  Comment  la  serrer?  comment  la  faire  dis- 
paraître complètement  en  moins  de  quelques  minutes?  Et 
puis,  pour  cette  voile  immense,  quels  agrès  ne  faudrait-il 
pas!  La  pièce  de  bois  qui  la  supporterait,  quelle  grandeur 
il  faudrait  lui  donner!  par  conséquent,  de  quel  poids  elle 
serait  et  quelle  difficulté  on  aurait  à  la  manœuvrer! 

Au  lieu  d'une  seule  voile  ,  présentant  la  surface  désirée, 
on  en  a  fait  plusieurs,  dont  les  surfaces  ont  offert  au  vent 
une  étendue  égale  à  celle  de  la  toile  qu'on  aurait  déployée 
au  moyen  d'uae  seule  vergue,  alors  tout  est  devenu  facile  : 
on  a  augmenté  ou  diminué  la  surface  selon  le  besoin  ;  on  a 
pu  manier  aisément  chaque  voile,  et  les  acres  de  chacune 
des  pièces  de  bois  auxquelles  elles  sont  attachées.  Et  puis, 
les  voiles  ont  été  réparties  dans  la  hauteur  de  la  mâture  et 
dans  la  longueur  du  navire,  selon  certains  principes,  tous 
déduits  de  la  pratique.  Ainsi,  l'on  a  remarqué  qu'à  de  cer- 
tains moments  il  est  convenable  de  recueillir  le  vent  qui 
règne  à  une  certaine  hauteur  au-dessus  de  la  surface  de  la 
mer,  et  on  a  imaginé  des  voiles  hautes;  on  a  senti  que  le 
navire  étant  un  levier  qui  tourne  autour  d'un  point  placé 
à  peu  près  au  milieu  de  sa  longueur,  quand  il  évolue,  on 
faciliterait  son  mouvement  en  meltaut  aux  extrémités  de 
ce  levier  des  voiles  employées  selon  qu'on  voudrait  con- 
traindre le  navire  à  tourner  dans  un  sens  ou  dans  l'autre  ; 
de  là,  les  voiles  de  l'avant  et  celles  de  l'arrière. 

Une  voile  mise  tout  à  fait  à  l'arrière  du  navire,  et  ouverte 
au  vent  oblique ,  si  elle  n'est  contrebalancée  par  au- 
cune voile  placée  à  l'avant ,  force  le  bâtiment  à  porter  sa 
tête  dans  la  direction  même  du  vent  ;  le  contraire  a  lieu  si 
une  voile  est  mise  à  l'avant  sans  contrepoids  à  l'arrière. 
Quand  les  voiles  des  deux  extrémités  fonctionnent  ensem- 
ble ,  l'équilibre  s'établit,  et  leur  action  tend  à  la  progres- 
sion du  navire  à  peu  près  dans  le  sens  de  la  route  directe 
que  l'on  veut  suivre.  Tout  cela  est  fort  simple,  il  me  semble, 
et,  maintenant  que  vous  êtes  avertie,  je  suis  persuadé  que 
vous  comprendrez  facilement  l'effet  des  voiles  sur  le  vais- 
seau, quand  nous  naviguerons  tout  à  l'heure. 

Il  est  bon  que  je  vous  montrt  une  voile  et  tout  ce  qui 
sert  à  la  rendre  complète  el  à  la  manœuvrer.  Je  prendrai 
pour  exemple  une  de  ces  voiles  qu'on  appelle  carrées,  bien 
qu'en  eflet  elles  ne  le  soient  pas,  ainsi  que  j'ai  eu  l'honneur 
de  vous  le  faire  remarquer  il  y  a  une  heure. 

Celle  surface  de  toile  a  la  figure  d'un  trapèze;  ces  mes- 
sieurs vous  diront,  nindame,  que  la  géométrie  appelle  tra- 
pèze un  quadrilatère  dont  deux  cùlés  seulement  sont 
parallèles.  La  voile  n'est  pas  faite  d'un  seul  morceau  de 
toile;  plusieurs  bandes  cousues  l'une  à  côté  de  l'autre  la 
composent.  Un  ourlet  et  des  bandes  appelées  renforts  la 
consolident  tout  autour.  Cependant  les  renforts  et  l'ourlet 
seraient  impuissants  contre  les  efforts  auxquels  il  faut  que 
résiste  la  toile;  on  a  pensé  à  donner  un  complément  de 
solidité  à  ce  système  de  bandes  qui  seraient  bientôt  désu- 
nies par  le  vent  ou  par  la  traction  des  cordes  tendant  à  élen- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


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drc  la  voile  :  ce  complément,  on  Ta  trouvé  dans  Tadditinn 
à  roiirlet  d'une  corde,  solide,  bien  que  molle,  sur  laquelle 
la  voile  se  fronce  légèrement.  Cette  corde  se  nomme  ra- 
linçjue. 

Le  mot  est  français  depuis  longtemps  ;  je  Tai  trouvé  chez 
un  poète  franco-normand  du  commencement  du  treizième 
siècle,  le  chroniqueur  AVace  (1)  ;  il  est  d'origine  germaine 
et  composé  de  deux  mots,  dont  l'un,  ra,  raa,  rœ,  est  islan- 
dais, allemand,  danois,  suédois,  hollandais,  et  désigne  la 
pièce  de  bois  à  laquelle  est  attachée  la  voile  dans  le  sens  de 
•  sa  largeur,  pièce  que  nous  nommons  vergue,  du  latin  var- 
ga,  qui  signifie  verge,  gaule.  La  petite  voile  n'eut  en  effet 
besoin  pour  se  déployer  que  d'une  gaule  d'une  médiocre 
grosseur.  La  voile  a  grandi ,  et  la  virga ,  en  grandissant 
aussi ,  a  gardé  son  nom.  Vous  avez  vu  cela  à  propos  de  la 
frégate  et  d'autre  chose  encore.  Le  second  des  mots  dont 
est  composé  ralingue  ,  c'est  ttk,  leik,  lig,  lyk,  variantes 
suédoise,  allemande,  danoise  et  hollandaise,  d'un  nom  qui 
me  parait  venir  du  verbe  anglo-saxon  ,  licgan  (2),  signi- 
fiant étendre.  La  lik  est  en  effet  la  corde  étendue  à  la  limite 
de  la  surface  de  la  voile  ;  la  raalik  est  la  corde  qui  borde 
la  voile  le  long  de  la  vergue.  Les  trois  autres  cordes ,  bien 
qu'elles  n'aientrien  de  commun  avec  la  vergue,  ont  pris  aussi 
le  nom  de  ralingues.  Seulement,  les  ralingues  se  distin- 
guent par  des  dénominations  particulières  ;  ainsi  celle  qui  est 
véritablement  ralingue,  celle  qui  s'étend  le  long  de  la  ver- 
gue, se  nomme  la  têtière,  c'est-à-dire  qui  est  à  la  tête  de  la 
voile;  on  l'appelle  aussi  ralingue  d'envergure.  Cesl  là 
une  espèce  de  battologie,  et  je  suis  certain  que  M.  Edouard, 
en  sa  qualité  de  rhéloricien,  l'a  remarqué  déjà.  Cette  dé- 
nomination contient  une  répétition  du  même  sens  :  Venver- 
gure  est  la  longueur  du  côté  de  la  voile  qui  s'étend  le  long 
de  la  vergue,  et  vous  savez  ce  que  je  viens  d'avoir  l'hon- 
neur de  vous  dire  du  lik  et  du  raa.  Les  ralingues  qui  bor- 
dent les  deux  côtés  non  parallèles  de  la  voile  sont  désignées 
par  le  nom  de  ralingues  de  chute,  parce  qu'elles  tombent 
de  la  vergue  aux  angles  inférieurs  de  la  voile,  parce  qu'elles 
bordent  les  côtés  verticaux  ou  à  peu  près  verticaux  de  la 
voile,  qu'on  appelle  chute  de  la  voile.  Quant  à  la  raF-^^çue 
qui  garnit  le  côté  opposé  à  l'envergure  ,  on  la  nomme  ra- 
lingue de  fond,  ou  ralingue  de  bordure.  Le  fond  de  la 
voile  est  comme  le  fond  de  toutes  choses ,  sa  partie  infé- 
rieure, celle  d'ailleurs  qui,  dans  l'ancienne  coupe  des  voi- 
les, était  un  véritable  sac,  et,  comme  on  le  disait  alors, 
une  bourse  ;  or  bourse  et  sac  entraînent  naturellement  cvec 
eux  l'idée  de  fond. 

Le  coin  de  la  voile  a  reçu  en  France  le  nom  de  point  -. 
c'est  le  point  d'attache  des  cordages  qui  doit  aider  à  étendre 
la  voile  ;  c'est  la  pointe,  l'angle  de  la  voile,  et  ces  messieurs 
n'ont  pas  oublié  que  le  latin  punctum  désigne  à  la  fois  la 
pointe  et  le  point  (5).  Pour  ouvrir  la  voile  au  vent  qui  de- 
vait faire  effort  sur  sa  surface,  il  fallait  à  chacun  de  ses  coins 
inférieurs  attacher  une  corde;  cette  corde,  que  vous  voyez 

(1)  «  Por  le  vont  as  trefs  coillir, 

«  Font  les  lisproz  avant  tenir, 
«  Et  bieo  fermer  as  raalinges.  » 

Wace,  Roman  de  Brut. 

(2)  V.  mon  Archéologie  uavale,  t.  I,  p.  ni. 

(3)  I.cs  Italiens  appellent  aussi  le  point  de  la  voile  pwuo,  mais  ils 
ont  un  autre  nom  pour  désigner  ce  coin  où  la  ralingue  se  recourbe; 
ils  l'appellent  bngna,  c'est-à-dire,  bosse,  à  peu  près  comme  les  An- 
glais qui  le  nomment  dite  ou  clcw  (cliou),  ce  qui  sigiiilie  pelote, 
masse.  Les  Allemands,  les  Hollandais  et  les  Danois  nomment  ce  coin 
horn  (corne).  Les  Danois  le  comparent  assez  étrangement  à  la  gorge, 
au  sein,  et  disent  barm.  Quant  aux  Espagnols  et  aux  Portugais,  pour 
eui,  lepoin;  est  devenu  poitig  {pitno,  pwiho),  ils  ont  compare  ce^oin 
de  la  voile  auquel  sont  attachées  plusieurs  cordes,  plusieurs  poulies, 
à  une  maia  (ermce  qui  tient  caergiquumeot  ces  objets  divers. 


très-bien  à  la  voile  du  canot  qui  nous  porte,  on  l'a  nommée 
écoute.  Écoute  n'a  rien  de  commun  avec  écouter.  Très- 
probablement  ce  mot  vient  de  l'anglo-saxon  sceotan  (skeo- 
tann),  qui  signifie  déployer  {\)  ;  il  était  déjà  dans  la  langue 
maritime  française  au  douzième  siècle  (2).  Quand  la  voile 
n'est  pas  grande,  et  c'est  le  cas  de  celle  du  canot  où  nous 
sommes,  l'écoute  est  simple  ;  dans  le  cas  contraire,  l'écoute 
passe  dans  une  poulie  fixée  au  point  de  la  voile  :  c'est  le 
cas  de  presque  toutes  les  écoutes  d'un  vaisseau. 

S'il  faut  des  cordes  pour  étendre  la  voile,  pour  la  lorder, 
ou  étendre  son  bord  inférieur,  il  en  faut  aussi  pour  la  re- 
ployer, pour  la  rapporter  vers  la  vergue  où  elle  doit  être 
recueillie.  Celles-ci  se  nomment  des  carguex.  Cargue  vient 
du  bas-latin  cargare.,  ou  caricare,  charger.  Quand  on  veut 
replier  la  voile  sur  elle-même,  on  fait  effort  sur  cette  corde, 
on  élève  la  toile  qui  est  à  l'extrémité  comme  un  fardeau  , 
comme  une  charge. 

On  a  distribue  les  cargues  à  différents  points  des  ralin- 
gues de  chute  et  de  fond,  afin  que  la  toile  retroussée  le  fût 
plus  complètement  et  laissât  moins  de  prise  au  vent ,  et  l'on 
a  eu  des  cargues  points,  des  cargues  fonds  et  des  cargues 
boulines. 

Ces  dernières  ont  été  placées  à  l'endroit  de  la  ralingue 
verticale  où  est  fixée  une  corde  dont  la  fonction  est  d'ou- 
vrir la  voile  au  vent  oblique.  Cette  corde  va  naturellement 
de  la  voile  à  l'avant  du  navire,  et  c'est  de  là  que  lui  vient 
son  nom  de  bouline,  francisation  du  mot  composé  anglais 
bow-iinc,  ou  du  hollandais  boeg-lijn,  signifiant  la  corde 
(Une,  lijn)  de  l'avant  (bow,  boeg).  Bouline  était  un  mot 
usité  chez  les  marins  français  ou  normands  en  même  temps 
que  ralingue  et  écoute  (3). 

Lorsque  le  vent  est  assez  fort  pour  qu'il  soit  dangereux 
de  garder  la  voile  indispensable  pendant  le  beau  temps, 
mais  aussi  lorsqu'on  ne  veut  pas  plier  tout  à  fait  cette  voile 
parce  qu'il  importe  de  ne  pas  discontinuer  sa  route,  il  faut 
nécessairement  opérer  sur  la  surface  de  la  toile  et  la  dimi- 
nuer. On  parvient  à  ce  résultat  en  repliant  sur  elle-même 
une  partie  de  la  toile,  ce  qu'on  appelle  prendre  un  ris. 

Vous  voyez,  à  la  voile  de  notre  canot,  une  bande  de  toile 
cousue  à  la  partie  inférieure  et  percée  de  trous  dans  les- 
quels passent  des  cordelettes;  cette  l)ande,  ces  trous  et 
ces  petites  cordes,  vous  les  retrouvez  dans  la  partie  supé- 
rieure de  la  voile  du  vaisseau  dont  j'ai  l'honneur  de  vous 
dire  la  constitution.  Vous  remarquez  qu'à  cette  voile  il  n'y 
a  pas  qu'une  seule  bande,  mais  trois.  Vous  comprenez  que 
si  l'on  attache  les  cordes  passant  par  les  trous  de  la  pre- 
mière bande  autour  de  la  vergue,  on  diminue  la  voile  ac- 
tive ,  si  je  puis  dire  ainsi,  de  tout  ce  qui ,  dans  l'état  actuel 
des  choses,  se  trouve  entre  la  ralingue  et  la  bande  trouée. 
Si  on  attache  de  même  les  cordes  de  la  seconde  bande, 
on  diminue  plus  encore  la  voile,  et  davantage  si  on  attache 
celles  de  la  troisième.  Au  premier  cas,  on  prend  un  ris,  on 
en  prend  deux  dans  le  second  cas ,  et  trois  dans  le  dernier. 
Vous  me  demanderez ,  madame  ,  ce  que  c'est  que  ce  mot 
m,  qui  n'a  d'analogie  ni  avec  le  m,  sourire,  ni  avec 
la  graininée  que  vous  avez  mangée  si  peu  cuite  en  Italie. 
JRis  signifie  pli,  ride.  Je  serais  tenté  de  le  faire  venir  du 


(t)  Je  crois  cela  d'autant  plus  que,  dans  un  petit  glossaire  nautique 
latiii  et  anglo-saxon  du  X'  siècle,  je  trouve  Vccouie  nommée  sceata 
(skéata),  qui  paraît  en  relation  intime  avec  sctoian.  V.  Archcol.  na- 
vale, t.  1,  p.  164. 

(2)  «  Estroins  firmenl  et  esciites, 

•  El  faut  tendre  les  cordes  tutcs.  « 
F,oma)t  de  brut. 

(3)  «  Buelines  sachent  et  liaient.  » 

Roman  de  Brut. 


336 


LECTURES  DU  SOIR. 


vieil  italien  rizza  (1),  qui  a  les  significations  que  je  viens 
de  vous  dire ,  si  je  ne  voyais  toutes  les  langues  du  Nord 
avoir  le  mot  reef(rif),  et  surtout  si,  au  treizième  siècle, 
le  poète  Wace  ne  s'était  pas  servi  du  mot  ris  (2),  ce  qui 
me  fait  croire  que  le  mot  appartient  par  sa  racine  à  la  fa- 
mille germaine  (3).  Quoi  qu'il  en  soit,  l'usage  de  prendre 
des  ris  est  ancien  :  un  monument  intéressant,  le  sceau  de  la 
ville  de  La  Rochelle,  qui  est  du  treizième  siècle  comme  le 
poëme  de  Wace,  nous  montre  une  barque  ayant  une  voile 
avec  trois  bandes  de  ris. 

Les  cordelettes,  les  tresses  qui  servent  à  prendre  des  ris, 
à  riser  la  voile,  s'appellent  garcettes.  11  est  difficile  de 
trouver  l'origine  de  ce  mot ,  avec  lequel  l'anglais  gasket 
n'est  pas  sans  analogie  euphonique.  Gasket,  qui  désigne 
la  garcette,  est  isolé  dans  la  langue  anglaise;  il  me  semble 
que  c'est  une  corruption  de  notre  terme  français  qui  pour- 
rait bien  venir  de  garselte,  mot  par  lequel,  au  moyen  âge, 
on  désignait  les  mèches  ou  tresses  de  cheveux  qui  garnis- 
saient le  front  des  hommes.  Les  trous  par  lesquels  passent 
les  garcettes,  retenues  de  chaque  côté  de  l'ouverture  par 
un  nœud,  sont  nommés  ceits  de  ris,  et  aussi  œils  de  pie. 
Je  ne  vois  pas  ce  qu'est  venue  faire  la  pie  en  cette  affaire. 

Des  attaches  fixent  la  voile  à  la  vergue  ;  elles  ont  le  nom 
de  rabans  d'envergure.  Raban  vient  du  saxon  rap,  corde, 
et  bœnd,  lien.  C'est  la  corde  qui  lie,  qui  entoure.  Quand  on 
plie  la  voile,  qu'on  la  serre,  c'est  contre  la  vergue  qu'on 
en  étend  la  toile;  étendue  ainsi,  on  la  lie  avec  un  raban 
qui  prend  le  nom  de  raban  de  ferlage.  Ferler,  c'est  ser- 
ser,  recueillir  et  mettre  à  l'abri.  Je  ne  sais  si  le  français  a 
donné  à  l'anglais  furl,  ou  si,  au  contraire,  il  tient  ferler 
de  l'anglais  furl ,-  tant  il  y  a  que  ces  deux  langues  ont  seules 
des  termes  analogues  pour  désigner  l'opération  dont  je 
viens  de  vous  parler  (4). 

Maintenant  que  vous  connaissez  bien  la  voile,  que  vous 
savez  comment  on  l'étend  et  on  la  replie,  comment  on  di- 
minue sa  surface ,  et  comment  on  la  soustrait  complète- 
ment à  l'action  du  vent  en  la  serrant,  vous  allez  voir  de 
quelle  manière  on  la  monte  et  on  l'abaisse,  par  quel  moyen 
on  la  fait  tourner  à  droite  ou  à  gauche  pour  la  présenter 
au  soufïle  qui  doit  la  remplir,  par  quel  cordage  elle  est  re- 
tenue au  màt  autour  duquel  elle  tourne. 

Vous  pouvez  remarquer  au  mât  de  notre  embarcation 
un  cercle  de  fer  monté  au  sommet  du  màt  par  une  corde  et 
portant  la  vergue  qui  y  est  suspendue  par  un  crochet  ; 
quelque  chose  d'analogue  est  organisé  pour  les  voiles  du 
vaisseau.  Au  lieu  du  cercle  de  fer,  un  cercle  de  corde  re- 
tient la  vergue  au  màt.  Cette  corde  circulaire,  pour  qu'elle 
glisse  plus  aisément,  est  garnie  d'un  certain  nombre  de 
boules  ou  pommes  de  bois  et  de  petites  barres  verticales. 
On  appelle  ce  système  de  sphères  et  de  corde  un  racage. 

Le  mot  vient  du  saxon  raca,  racca  ou  hraca,  signifiant 
col;  le  racage  est  proprement  la  cravatte  du  màt,  le  col- 
lier qui  retient  la  vergue.  I.es  vergues  basses,  ainsi  appe- 
lées de  leur  position  par  rapport  aux  autres,  et  parce  qu'elles 
portent  les  voiles  hissées  au  sommet  des  mâts  inférieurs  ou 

{l)  V.  le  Dict.  de  Duez{i6H). 

{2)  "  A  10U9  ris  curent  et  i  treis.  »  [Courent  avec  deux  ou  trois 
ris).  V.  Arclu'ol.uav.,l.  I,  p.  I7l-i80. 

(3)  Le  savant  M.  Webster  hésite  i  se  prononcer  iur  l'origine  réelle 
de  l'angl.  re<7'(rir);  il  dit  que  si  ce  mot  peut  être  rapporté  au  mot 
rivi,  son  sens  primitif  est  division,  mais  que,  si  on  le  fait  venir  du 
welche  rhei  a,  il  signifie  pli.  C'est,  selon  moi,  à  cette  dernière  origine 
qu'il  faut  rapporter  le  terme  dont  se  servent  les  marins  anglais,  iiol- 
lanclai^',  allemands,  suédois  et  danois,  et  dont  fort  probablement  les 
mariniers  normands  du  XII'  siècle  firent  le  mot  ris. 

(4)  Flirt  ne  seraii-il  pas  une  corruption  du  saxon  for,  pour,  et  Icc- 
gan,  mourc  en  ordrr,  placer,  d'où  l'anglais  a  tiré  lay,  «errer,  tnciire 
i  l'jbrlr 


bas-mdts,  n'ont  plus  deracages  composés  de  cordes  et  de 
boules  de  bois,  mais  de  cordes  seulement,  disposées  de 
telle  façon  qu'on  puisse  les  serrer  à  volonté.  Ces  cordes 
ont  pris  le  nom  de  drosses  de  racage. 

Drosse  est  corrompu  de  trosse ,  qu'on  trouve  dans  les 
marchés  passés  à  Gênes  pour  le  loyer  des  navires  qui  por- 
tèrent saint  Louis  à  Tunis.  Vous  voyez,  madame,  que  ce 
mot,  comme  beaucoup  de  ceux  que  je  vous  ai  cités  déjà,  onl 
cours  depuis  assez  longtemps.  Au  moyen  âge,  on  appelai! 
la  trosse  chapelet  (1);  remarquez  que  le  racage  dont  je 
vous  disais  à  l'instant  la  composition ,  est  un  chapelet  vé- 
ritable, composé  de  grains  enfilés  à  une  corde;  cela  est  si 
vrai,  que  les  italiens  appellent  les  pommes  de  racage  pa/er 
nostri,  et  nos  Provençaux  patrè.  La  trosse  ne  différait 
donc  pas  du  racage;  drosse  de  racage,  comme  nous  di- 
sons, est  donc  une  locution  vicieuse,  autorisée  par  l'usage, 
qui  est  la  loi  en  toutes  choses.  Au  treizième  siècle,  quand 
la  trosse  retenait  la  vergue  au  bas-mât ,  il  y  avait  de  bonnes 
raisons  pour  qu'elle  fût  un  chapelet,  comme  le  racage  de 
nos  vergues  hautes,  c'est  que  le  màt  était  d'une  seule  pièce, 
uni  à  sa  surface,  et  qu'on  descendait  les  voiles  quand  il  fal- 
lait prendre  des  ris  ou  quand  on  voulait  aller  à  sec  de  voiles, 
c'est-à-dire  sans  voiles. 

Pour  faire  monter  ou  descendre  la  voile ,  on  attache  la 
vergue  à  une  corde  qui  passe  dans  la  tète  du  màt  sur  une 
poulie,  ou  dans  une  poulie  suspendue  à  la  tête  de  ce  màt. 
Cette  corde,  quand  elle  est  simple,  et  jamais  elle  ne  peut 
l'être  que  pour  de  petites  voiles,  s'appelle  drisse,  de  l'ita- 
lien drizzare,  dresser.  On  la  nommait  auti'cfois  issas, 
aussi  de  l'italien  issare.  Quand  la  drisse  est  composée,  la 
corde  qui  est  immédiatement  attachée  à  la  vergue  se  nomme 
Vitague,  du  saxon  under,  signifiant  dessous.  L'itague,  qui 
s'appelait  jadis  hutague,  sert  à  descendre  et  à  monter  la 
vergue  ;  de  là  son  nom ,  si  éloigné  par  la  corruption  de  la 
racine  saxonne  à  laquelle  on  doit  le  rapporter  (2).  L'itague 
est  fixée  par  une  moufle,  système  de  poulies  et  de  cordons, 
appelé  palan  par  nos  marins,  qui  ont  ainsi  francisé  lepa- 
ranco  ou  palanco  usité  à  Gênes  au  treizième  siècle,  et 
venu  sans  doute  du  grecphalanx,  par  une  analogie  moins 
lointaine  qu'elle  ne  parait  l'être  entre  les  poulies  qui  sou- 
lèvent des  poids  et  les  rouleaux  qui  aident  à  déplacer  des 
fardeaux,  à  mettre  des  navires  à  la  mer.  M.  Edouard,  qui 
est  meilleur  grec  que  moi,  me  dira  tantôt  si  cette  étymo- 
logie  de  palanco  —  je  n'en  imagine  pas  d'autre  —  est  ad- 
missible. Quant  au  phalanx  lui-même,  appelé  maintenant 
palata  par  les  Génois ,  vous  l'avez  vu  en  exercice  sur  toute 
la  côte  d'Italie,  où  l'on  tire  les  navires  à  sec  au  moyen  de 
rouleaux. 

Entre  les  drisses  et  les  itagues  qui  les  élèvent  et  les  abais- 
sent, les  basses  vergues  ont  une  corde  très-forte  ou  même 
une  chaîne  pour  les  supporter;  c'est  ce  qu'on  nomme  sus- 
pente de  basse  vergue.  Pour  tourner  à  droite  ou  à  gauche, 
selon  le  besoin,  toutes  les  vergues  qu'on  n^  saurait  toujours 
tenir  dans  une  position  parallèle  à  la  largeur  du  navire, 
parce  que  le  vent  n'est  pas  toujours  en  poupe,  on  a  ima- 
giné de  fixer  à  chacune  de  leurs  extrémités  un  cordage 
allant  à  l'avant  ou  à  l'arrière  du  bâtiment.  On  l'appelle  bras. 
Pourquoi?  Le  voici,  je  pense.  Le  màt  a  été  comparé  à 
un  corps  humain  ;  il  a  un  pied,  une  tête;  la  vergue  repré- 
sente la  largeur  de  ses  épaules,  et  les  cordes  qui  agissent 
à  ses  extrémités  représentent  ses  bras.  Il  en  est  à  peu  près 
de  même  dans  une  ancre.  Les  deux  branches  recourbées, 
dont  la  fonction  est  de  saisir  la  terre,  sont  appelés  bras; 
ils^sont  soudés  à  une  verge  de  fer  que  l'on  compare  au 

(1)  V.  Don  Carpeniier,  supp  ément  i  Du  Cange,  »rl,  Trossa,  2. 
(î)  Je  l'ai  demoniré  p.  iS6. 1. 1  de  lArchiol  niv. 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


337 


corps,  et  l'endroit  de  la  soudure  s'appelle  le  col,  le  collet, 
par  analogie  avec  le  cou,  voisin  des  clavicules  et  des  omo- 
plates. Quant  au  triangle  de  fer  qui  entre  dans  le  fond  de 
la  mer,  nous  lui  avons  donné  le  nom  de  patte;  les  Alle- 
mands et  les  Hollandais  le  nomment  main  (hand). 
Les  vereues  ont  besoin  d'être  soutenues  à  leurs  extré- 


mités ,  que  les  elTorts  des  ralingues,  quand  le  vent  enfle  les 
voiles,  font  plier  et  pourraient  rompre;  on  les  a  munies  de 
cordes  allant  des  bouts  des  vergues  à  la  tête  des  mâts  qui 
les  portent  :  ces  cordes  sont  les  balancines.  On  les  appelle 
ainsi,  parce  qu'elles  tiennent  la  vergue  en  équilibre  comme 
le  fléau  d'une  balance,  parce  qu'elles  la  consolident  contre 


A.  Bas  mât  avec  son  chouquel,  sa  hune,  ses  haubans  , 

ses  étais  et  sa  vergue. 

B.  Voile  carrée,  enverguée  et  garnie. 


C.  Penoquet  de  BeaupréKXVlIIegsiècle.) 

D.  Une  ancre. 


le  roulis,  le  balancement  du  navire.  Au  seizième  siècle,  la 
balanciae  se  nommait  en  France  valencine  (1)  ;  c'était  une 
forme  éascone  ou  espagnole. 

Vous  savez  maintenant,  madame,  tout  ce  qui  constitue 
la  voile,  ce  qui  sert  à  la  manœuvrer,  ce  qui  porte  la  vergue 
et  lui  donne  le  mouvement.  Le  nombre  des  voiles  est  grand 

(1)  V.  MS.  de  la  Bibl.  roy.,  n<>  6409-3,  fol  39.  —  Rabelais  dit  Valen- 
tiane. 

AOUT  au. 


sur  un  vaisseau  ;  je  vous  demande  la  permission  de  ne  vous 
en  dire  les  noms  qu'après  vous  avoir  parlé  des  mâts. 

Mât,  qu'on  écrivait  autrefois  avec  raison  masi,  vient  de 
mœst,  mot  par  lequel  les  Saxons  désignaient  l'arbre  qui 
portait  la  voile  et  transmettait  au  navire  l'action  exercée 
sur  elle  par  le  vent.  Le  màt  peut  être  d'un  seul  brin,  c'est- 
à-dire  d'une  pièce.  Un  arbre  dégrossi,  aminci  selon  de  cer- 
taines règles ,  et  poli  dans  toute  sa  longueur  pour  que  le 

—  45  —  ONZIÈME  TOLl'ME. 


338 


LECTURES  DU  SOIR. 


racage  de  la  vernie  glisse  aisément  le  long  de  sa  surraco, 
devient  ce  màt-là.  Quand  le  mat  doit  être  si  gros  qu'aucun 
sapin  ne  pourrait  suffire  à  son  diamètre ,  on  le  compose  de 
plusieurs  pièces  réunies;  alors  il  prend  le  nom  de  mât 
d'assemblage.  Une  longue  mèche  quadrangulaire,  de  plu- 
sieurs pièces ,  est  recouverte  de  pièces  arrondies  par  une 
de  leurs  faces,  et  ainsi  se  forme  le  cylindre  volumineux 
qu'on  veut  obtenir.  Pour  que  ces  pièces  diverses  soient 
solidement  attachées  ensemble,  on  les  maintient  avec  des 
chevilles,  puis  on  les  entoure  de  cercles  de  fer.  Vous  voyez, 
au-dessous  de  la  vergue  basse,  une  pièce  de  bois  tenue  par 
des  ligatures  de  corde  au  mât  qu'elle  embrasse  par  devant, 
mais  non  pas  dans  toute  sa  longueur;  c'esixiwe  jumelle. 
Cette  dénomina  tion  est  excellente,  cur  jumelle  ou,  comme  ou 
disait  gemetle,  vient  de  l'italien  gemello,  gémeau,  venu  hii- 
même  du  latin  geminare,  doubler.  Les  ligatures  de  corde 
qui  retiennent  la  jumelle,  s'appellent  rous/ures.  Rousturc 
vient  probablement  du  hollandais  rustlyn,  mot  compose 
de  /yn,  corde,  et  rust,  repos;  c'est  une  corde  immobile, 
passive,  au  repos.  Pas  si  mal  nommé,  n'est-ce  pas,  madame? 
Le  mât  a  un  pied  qui  se  place  dans  un  réceptacle  appelé 
emplanture ,  du  français  implanter:  plantare  in,  mon- 
sieur Edouard;  in  plantare,  madame.  Le  sommet  de  ce 
màt  se  nomme  tête  ou  Ion.  Ton  est  une  corruption  du  bol- 
landais  et  de  l'anglais  top,  qui  signitie  sommet.  Le  top  du 
màt,  dans  la  boucbe  de  nos  matelots,  est  aisément  devenu 
le  ton.  Voilà  comment  toutes  les  langues  ont  fait  la  plupart 
de  leurs  homonymes. 

Le  besoin  de  la  défense  et  de  l'attaque,  autant  que  celui 
de  se  garder  contre  les  surprises,  fit  établir  au  sommet  du 
màt  une  sorte  de  niche,  devenue  plus  tard  une  plaie-forme, 
et  appelée  aujourd'hui,  en  France,  hune.  La  forme  de  ce 
petit  réduit  fut  longtemps  celle  d'un  vase  rond,  assez  sem- 
blable au  vase  médicis  qui  est  fort  connu  de  vous.  Le  màt 
des  navires  de  guerre  égyptiens  en  était  pourvu ,  et  l'on 
voit  ce  vase  dans  les  sculptures  navales  de  Thèbes(l). 
Les  Grecs  et,  après  eux,  les  Latins,  doonèrent  à  cette  es- 
pèce de  guérite,  ouverte  par  en  haut,  le  nom  du  vase  au- 
quel elle  ressemblait,  et  leur  màt  porta  ]c  carchesion. 
Hune  et  carchesion  Ji'ont  rien  de  commun  ,  à  moins  que 
dans  hune  on  ne  veuille  voir  le  mot  saxon  huna,  qui  dési- 
gne une  sorte  de  vase  ;  mais  cette  étymologie  ne  saurait 
nous  salislaire,  surtout  quand  nous  voyons  le  mot  hun 
dans  un  glossaire  raxon  du  dixième  siècle  et  que  nous  le 
trouvons  dans  un  dictionnaire  islandais,  avecla  signification 
de  tête  d'un  bâton,  sommet  d'un  màt.  Cependant,  il  y  a 
là  une  difficulté  :  hun  parait  isolé  dans  l'islandais  et  semble 
une  importation  d'une  autre  langue.  Dans  l'excellent  dic- 
tionnaire anglo-saxon  de  Bosworth,  on  ne  retrouve  pas  hun 
avec  un  sens  qui  se  rapporte  au  navire;  il  pourrait  donc 
être  une  corruption  d'un  autre  mot.  Mais  quel  serait  le  mot 
corrompu?  peut-être  est-ce  le  verbe  saxon  hon,  suspendre. 
Ce  qui  prêterait  de  la  vraisemblance  à  cette  origine,  c'est 
qu'au  moyen  âge,  à  l'époque  des  incursions  des  Normands, 
ces  navigateurs  suspendaient,  hissaient  à  la  tète  des  mais 
de  leurs  navires  des  caisses  ouvertes  par  en  haut,  qui  fai- 
saient l'office  de  petits  châteaux  pour  le  jet  des  pierres  , 
des  flèches  et  des  autres  projectiles.  Vous  voyez,  madame, 
que  la  question  est  loin  d'être  décidée;  je  ne  sais  si  le  ha- 
sard me  fournira  jamais  le  moyeu  de  la  résoudre  autrement 
que  par  des  conjectures. 

Tout  màt  a  besom  d'appui;  ceux  qu'il  emprunte  à  son 
împlanture  cl  aux  ponts  qu'il  traverse  sont  insuffisants. 
Il  faut  encore  qu'il  en  trouve  de  l'un  et  de  l'autre  coté,  en 

(0  V.  1. 1,  de  VArchiol.  navale.  Mémoire  n»  i,  sur  les  navires  des 
Égyplicns. 


avant  et  en  arrière.  Les  gros  cordages ,  que  vous  appelez 
sans  doute  des  échelles,  parce  qu'en  effet  elles  portent  des 
échelons  de  corde,  sont  les  appuis  latéraux  du  màt;  quel- 
ques-uns lui  donnent  le  moyen  de  résister  aux  efforts  de  la 
la  voile  qui  tend  à  le  faire  tomber  sur  l'avant.  Ces  cordages, 
qui  sont  fixes  et  que,  pour  cette  raison,  on  appelle  les  ma- 
nœuvres dormantes,  sont  nommées  haubans,  de  l'alle- 
mand hauptband,  la  corde  ou  le  bandeau  de  la  tête.  Ils 
embrassent  le  màt  à  sa  tête  comme  une  couronne  ;  ils  des- 
cendent aux  deux  côtés  du  navire  ,  où  ils  se  fixent  à  des 
pièces  de  bois  dont  le  devoir  est  de  les  écarter  du  bâtiment, 
afin  que  l'angle  sous  lequel  ils  s'écartent  de  la  verticale  soit 
plus  grand  et  que  leur  résistance  soit  plus  efficace.  Ces 
pièces  de  bois  s'appellent  porte-haubans. 

Les  haubans  sont  armés  à  leur  partie  inférieure  d'une 
pièce  de  bois  qui  a  la  forme  d'une  sphère  aplatie,  et  qui, 
dans  son  épaisseur,  est  percée  de  trois  trous  ;  on  la  nomme 
cap  de  mouton,  sans  doute  parce  qu'autrefois  la  façon  de 
ce  bloc  se  rapprochait  de  la  tète  décharnée  du  mouton.  Un 
bloc  pareil  à  celui  autour  duquel  s'attache  le  bas  du  hau- 
ban est  fixé  au  porte-hauban  par  une  bande  ou  .latte  de 
fer  dont  la  queue  tient  à  de  grandes  mailles,  dont  la  der- 
nière est  fixée  au  flanc  du  navire.  Les  mailles  portent  le 
nom  de  chaînes  de  haubans.  Vous  voyez  fort  bien  cette 
organisation  qui  se  comprend  tout  de  suite.  Une  corde 
passée  dans  les  trous  des  deux  caps  de  mouton  correspon- 
dants, sert  à  raidir  le  hauban;  elle  se  nomme  ride;  ces 
messieurs  ont  déjà  deviné  que  le  mot  vient  du  latin  rigere, 
être  raide.  Quant  aux  échelons  des  haubans,  nos  marins 
les  ont  nommes  enfléchures,  par  un  trope  assez  hardi  qui 
compare  le  hauban  à  la  flèche  sur  la  corde  de  l'arc. 

Quand  un  seul  màt  fut  jugé  insuffisant  sur  un  grand 
navire,  une  seule  voile  hissée  à  un  màt  vint  à  ne  plus  suf- 
fire non  plus.  On  avait  multiplié  les  mats  simples,  on  mid- 
tiplia  les  voiles  sur  un  seul  point  de  la  longueur  du  bâti- 
ment devenu  grand,  c'est-à-dire  que  sur  les  mâts  inférieurs 
on  en  éleva  d'autres:  d'abord  un,  puis  un  second,  puis  un 
troisième  et  un  quatrième.  Le  màt  monté  sur  le  bas-màt 
prit  le  nom  de  la  hune;  on  l'appela  le  }nât  de  hune;  celui 
qu'on  guinda  au-dessus  du  màt  de  hune  reçut  le  nom  de 
perroquet. 

—  Nom  singulier  et  qui  m'a  souvent  étonné,  dit  à  ce  mo- 
ment iM.  Edouard.  Pourquoi  avoir  donné  à  un  mal  le  nom 
d'un  oiseau ,  et  celui  de  perroquet  préforablement  à  tout 
autre?  Quel  rapport  avez-vous  pu  trouver  entre  l'oiseau 
oarleur  cl  un  arbre  façonné  en  mal? 

—  Parce  que  je  n'en  ai  pu  trouver  aucun ,  mon  jeune 
jimi,  j'ai  pensé  qu'au  quinzième  siècle,  —  car  c'est  vers 
cette  époque-là  que  se  reporte,  je  crois,  le  premier  usage 
de  cette  voile,  — on  avait  nommé  le  màt  nouvellement  enté 
sur  le  màt  de  hune  d'un  nom  qui  avait  assez  d'analogie 
avec  celui  du  papaguai,  pour  que  les  marins,  grands  cor-' 
rupteurs  de  mots,  l'aient  pu  transformer  en  perniquel.  Mais 
quel  est  ce  nom?  je  l'ignore.  Je  l'ai  l>eaucoup  cherché , 
sans  arriver  à  un  résultat  qui  dût  satisfaire  ni  moi  ni  per- 
sonne. Ne  voyant  point  de  mots  dans  les  langues  vulgaires 
que  les  malelots  aient  pu  défigurer  pour  en  faire  cet  ho- 
monyme du  nom  d'uu  oiseau ,  je  me  suis  demandé  si  la 
voile  ajoutée  à  la  voilure  ancienne  pour  en  augmenter  la 
surface  avait  pu  être  nommée  par  les  érudils,  qui  avaient 
alors  beaucoup  d'action  sur  le  langage,  d'un  mol  venant  du 
grec  qui  signifie  j'augmente.  Ce  mol  est  paraujro  (-»- 
pxù;<o),  n'est-ce  pas,  monsieur  Edouard?  Parecteino  si- 
gnifiant ;'a//o?i<;f,  m'a  paru  aussi  pouvoir  être  le  verbe 
dont  les  gens  de  mer  auraient  ùrc  perroquet;  enfin  je  suis 
allé,  —  voyez  jusqu'où  peut  pousser  le  désespoir,  —je  suis 


ÎVIUSEE  DES  FAMILLES. 


.139 


allé,  comme  aurait  fait  le  trop  incénieux  Ménage  et  ses  imi- 
tateurs peu  sensés,  jusqu'à  composer  le  mot  para-ohetos 
(T:a:a-:-/,£T;;),oA*«/o<  exprimant  poétiquement  l'idée  de  res- 
source, et  le  perroqiet  étant  une  voile  dont  on  se  sert 
comme  d'un  auxiliaire  quand  la  surface  des  voiles  basses, 
augmentée  de  celle  des  voiles  de  hune,  est  insuffisante. 

Vous  entendez  bien  que  je  suis  loin  de  soutenir  que  para- 
oketos,  parectéino  ou  parauxo,  soit,  en  effet,  Tétymolo- 
gie  de  perroquet;  je  n'affirme  rien,  je  propose  seulement 
un  doule.  Ménage  n'aurait  pas  cette  bonhomie,  lui  qui  dit 
le  plus  gaillardement  du  monde  et  sans  rire,  que  l'oiseau 
nommé  perroquet  est  ainsi  appelé  de  perrot,  diminutif  de 
Pierre.  Et  savez-vous  sur  quoi  il  fonde  cette  découverte? 
sur  cette  belle  raison  que  l'àne  est  appelé  Martin ,  la  pie, 
Margot,  etc.  Ce  qu'il  y  a  de  bon ,  c'est  que  le  savant  éty- 
mologiste  ne  parait  pas  avoir  soupçonné  que  perroquet  peut 
bien  n'être  qu'une  transformation  de  papaguai,  nom  que 
les  perroquets  ont  porté  pendant  des  siècles  en  France, 
avant  que  quelqu'un  s'avisât  de  le  travestir  en  père  gai  et 
perroquet  ,1).  Au  lieu  de  proposer  cette  étymologiesi  vrai- 
semblable. Ménage  aima  mieux  faire  de  perroquet  un  dimi- 
nutif de  Pierre,  et  donner  par  fantaisie  un  nom  d'homme 
à  un  oiseau  qui,  presque  partout,  s'appelle  papegai,  papa- 
gallo.  papagaio,  etc.  Les  savants  ont  de  singulières  fantai- 
sies; il  semble  qu'en  général  ils  aient  horreur  du  simple  et 
du  probable  ;  ils  vont  chercher  bien  loin  ce  qui  est  tout  près 
d'eux;  ils  aiment  à  s'égarer,  mais  il  leur  arrive  trop  sou- 
vent d'oublier  le  61  sauveur  avant  de  se  lancer  intrépide- 
ment dans  le  labyrinthe. 

Quoi  qu'il  ea  soit  de  la  raison  qui  fit  donner  à  un  raàt  et 
à  une  voile  le  nom  de  perroquet,  ce  mât  et  sa  voile  exis- 
tent; mais  ce  n'est  pas  tout  :  les  grands  navires  guindent 
encore  au-dessus  du  perroquet  un  mât  plus  petit  qu'on  a 
nommé  màt  de  cacatois;  vous  voyez  que  c'est  une  variété 
du  perroquet.  Le  perroquet  donné  et  adopté,  on  ne  voulut 
pas  s'arrêter  là,  et  l'on  poussa  la  singularité  jusqu'au  bout  ; 
on  eut  des  cacatois  et  une  perruche,  et  puis  un  cacatois 
f^e  perruche^  c'est-à-dire  un  cacatois  sur  la  perruche. 

Vous  voyez  comment  sont  disposés  ces  mâts  au-dessus 
du  niât  principe:!  ;  sur  les  mâts  supérieurs  à  celui-ci,  les 
autres  sont  placés  de  même.  Pietenez  maintenant  les  noms 
de  tous  ces  mâts  divers;  vous  ne  fprez  pas  mal,  monsieur 
Edouard,  de  les  écrire  pour  ne  pas  les  oublier.  Cependant 
vous  allez  voir  qu'à  peu  de  chose  près  les  nomenclatures 
se  répètent,  et  qu'il  n'est  pas  difficile  de  se  faire  une  mné- 
monique à  cet  égard,  comme  au  reste  pour  tout  ce  qui  est 
du  gréeraent. 

Commençons  par  l'avant.  Un  raàt  incliné  appelé  beau- 
pré. Vous  n'aurez  pas  de  peine  à  vous  persuader  qu'il  n'y 
arien  de  commun  entre  un  pré  beau  elle  màt  qui  se  couche 
sur  la  proue  du  navire,  fl/'ffifprf'est  une  corruption  de  l'an- 
glais how-sprit  et  du  hollandais  boegspriet^  signifiant  le 
bâton  de  l'avant,  ou  la  flèche  sur  l'arc,  figure  très-expres- 

(i)  Celte  transforraaiion  me  psralt  fort  probable:  je  dois  ajouter 
qu'elle  le  paraii  au5ji  à  uo  des  plus  «avants  hommes  de  notre  temps, 
H.  Et.  Quairemère.  que  j'ai  consuite  sur  cette  d  BîcuUé.  Quant  a/afa- 
gallo,  papagao,  papagaio  ou  papegai,  ce  sont  les  varisiaes  d"un  mot 
corrompu,  de  bapagha,  nom  par  lequel  les  Persan»  désignent  le  per- 
roquet. L«  mot  bapagha  se  lit  dans  le  Bourhani-Kaii,  dictionnaire 
persan.  Uicbardson,  dans  son  Dici.  persan-angl.  dit  Labajha,  et  il 
donne  ce  «noi  a  l'arabe.  Un  dictionnaire  portugais  justement  estimé, 
celui  de  M.  F.  Solano  Constancio,  dit  que  le  mot  papago/o  est  améri- 
cain. J'ignore  si,  en  Amérique,  on  appelle  le  perroquet  de  ce  nom; 
mais  SI  cela  est,  assurément  c'est  que  le  nom  a  été  importé  d  Europe 
dans  !e  Nouveau-Monde.  On  le  trouve,  en  effet,  dans  plusieurs  docu- 
ments du  XIîI«  siècle  et.  entre  autres,  dans  la  rédaction  originale,  en 
français,  du  Voyage  de  Marc  Pol  qui  est,  comme  on  fait,  de  i298. 
IV.  cbjp.  Lxxi,  p.  71,  itt  fol., Recueilde la SocitU  de  Géographie) 


sive,  car  l'avant  du  navire,  surtout  celui  du  navire  ancien, 
peut  bien  être,  par  sa  courbure,  comparé  à  un  «rc,  et  le 
bâton  qui  y  est  appuyé,  à  une  flèche.  Cette  transformation 
française  est  descendue  en  Espagne  et  en  Italie  ;  là  elle  a 
pris  une  forme  un  peu  différente  :  les  Italiens  disent  buon- 
presso.  Et  comme  si  ce  n'était  pas  assez,  ils  ont  défiguré 
tout  à  fait  le  mot  original  pour  en  faire  copresso. 

Le  màt  qui  se  pousse  à  l'extrémité  du  beaupré  est  nommé 
boute-hors  de  beaupré.  Vous  savez  trop  bien  le  fiançais 
pour  qu'il  soit  utile  que  je  vous  dise  le  sens  du  mot  bouie- 
hors.  Vous  n'ignorez  point  que  le  verbe  bouter,  employé 
parles  paysans  de  Molière  il  par  ceux  de  la  plupart  de  nos 
provinces,  signifie  mettre,  jeter,  pousser.  Le  boute-hors  de 
beaupré  est,  comme  vous  voyez,"  très-bien  nommé.  Le  màt 
vertical  qui  s'élève  fièrement  sur  l'avant  du  navire,  en 
arrière  du  beaupré,  s'appelle  màt  de  misaine.  Le  màt  du 
milieu  était  le  moins  grand  des  mâts  plantés  sur  les  nefs 
ordinaires  du  treizième  siècle  ;  le  mal  de  l'avant  était  le  plus 
grand.  C'est  pour  celte  raison  toute  matérielle  que  le  màt 
du  milieu  prit  le  nom  d'arbor  mediana  ou,  en  italien,  al- 
bero  de  mezza.  L'expérience  démontra  qu'il  valait  mieux 
placer  au  milieu  de  la  longueur  du  navire  le  màt  le  plus 
grand  ;  alors  le  màt  de  l'avant  recula  pendant  que  celui  du 
milieu  avançait.  Le  premier  prit  le  nom  de  grand  màt,  et 
le  second  garda  son  nom  de  màt  de  mezzo  ou  de  misaine, 
qui  est  une  corruption  de  l'italien  mezzo,  corrompu  lui- 
même  du  grec  mesos,  milieu. 

Sur  le  màt  de  misaine,  ou  bas-màt  de  l'avant,  se  monte 
le  petit  mât  de  hune;  petit,  comparativement  au  màt  de 
hune  principal,  monté  sur  le  grand  màt.  Au-dessus  du 
petit  màt  de  hune,  vous  voyez  un  màt  moins  gros,  c'est  le 
petit  màt  de  perroquet,  que  surmonte  un  màt  plus  petit 
encore,  appelé  màt  de  petit  cacatois.  Passons  au  miieu. 
Voici  le  màt  principal,  le  grand  màt  surmonté  du  grand 
mât  de  hune  que  surmontent  le  grand  màt  de  perroquet 
elle  grand  màt  de  cacatois.  A  l'arrière  maintenant.  Ceci, 
c'est  le  mât  d  artimon.  Ce  mot,  artimon,  est  un  des  plus 
nobles,  c'est-à-dire  des  plus  anciens  qu'ait  la  marine  ;  il 
est  purement  grec  et  vient  tTartao,  qui  veut  dire  suspendre 
en  haut.  La  première  voile  qu'on  suspendit  à  la  tète  du 
màt,  dut  être  appelée  artimon.  Au  moyen  âge,  dans  la 
Méditerranée,  le  màt  d'artimon  était  le  màt  de  l'avant  ou 
le  grand  mât  ;  le  voilà  à  l'arrière  et  le  plus  petit  des  mâts 
de  nos  vaisseaux.  Les  .\nglais  l'appellent  mizen-màst,  le 
màt  de  misaine.  Sur  le  màt  d'artimon  est  guindé  un  màt  de 
hune  qui,  étant  d'abord  fort  petit,  prit  le  nom,  qu'il  a  gardé 
en  grandissant,  du  perroquet  de  fougue  ;  je  vous  dirai  tout 
à  l'heure  pourquoi.  Au-dessus  de  ce  màt  se  dresse  le  mât 
de  perruche,  surmonté  du  màt  de  cacatois  de  perruche. 

J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  que  les  appuis  latéraux  des 
mâts  s'appellent  haubans.  Les  mats  supérieurs  ont  des 
haubans  comme  les  bas-màfs;  mais,  outre  ces  appuis,  ils 
en  ont  d'autres  dans  le  sens  latéral  ;  ce  sont  ces  longues 
cordes  sans  échelons  que  vous  voyez  descendre  de  la  tête 
des  raàts  de  hunes,  de  perroquets  et  de  cacatois.  On  les  ip- 
pdle  galhaubans,  ce  qui  signifie  haubans  du  galant. 

Un  petit  màt  avait  été  hissé  sur  le  màt  inférieiur,  quand 
on  n'avait  pas  encore  prêté  à  la  voile  de  hune  un  grand  dé- 
veloppement ;  ce  màt  portait  les  flammes  ou  banderoles 
qu'on  arborait  les  jours  de  fête  ou  de  gala,  ornements 
qu'on  voit  encore  nommés  au  dix-septième  siècle  :  gaillar- 
dets,  gaillardelets  et  même  galanis.  Le  màt  du  galant 
eut  besoin  de  haubans  ;  on  entoura  donc  sa  tête  de  cordes 
solides  qu'on  nomma  galant-hauban,  d'oti  galhauban. 
Par  une  de  ces  anomalies  très-fréquentes  que  j'aurais  occa- 
sion de  vous  faire  remarquer  si  je  pouvais  vous  nommer 


340 


LECTL'RES  DU  SOIR. 


toutes  les  parties  du  vaisseau  et  de  ses  cordais,  les  An- 
glais ODt  gardé  le  mot  français  gallant  (1)  pour  désigner 
le  mât  de  perroquet,  et  ils  n'ont  pas  pris  le  mot  galhau- 
han. 

Vous  avez  déjà  observé  sans  doute  que  les  galbaul^aus 
appuient  les  màt^  plus  en  arrière  encore  que  les  derniers 
haubans.  Des  appuis  à  l'avanl  ont  elê  donnés  à  tous  les 
mats  ;  on  les  appelle  seulement  étais,  du  verbe  elayfr^  qui 
nous  reporte  encore  à  \'iftem4  grec,  dont  je  vous  ai  parlé 
déjà  plus  d'une  fois.  Les  étais  prennent  les  noms  de^  mais 
qu'ils  soutiennent  ;  aiusi  :  etai  de  misaine,  grand  etai.  étai 
d'artimon,  etc. 

Cela  bien  entendu,  venons  aux  voiles  et  aux  vergues  qui 
les  portent.  Les  voiles  carrées  et  leiu-s  vergues  emprun- 
tent leurs  noms  à  leurs  mais  ;  il  n'y  a  donc  rien  de  plus  fa- 
cile que  de  faire  celte  nomenclature,  si  vous  n'avex  ^tas  ou- 
blié ce  que  je  viens  d'avoir  l'honneur  de  vous  dire.  Iji  voile 
attachée  à  la  vergue  du  grand  màt,  qu'on  appelle  la  ^iratuT- 
vergue  —  grande,  en  effet,  car  dans  le  vaisseau  à  trois 
ponts  elle  n'a  pas  moins  de  six  pieds  de  circonférence  à  son 
milieu  et  cent  dix  pieds  de  longueur  —  celte  voile  se 
nomme  la  grand  voile.  Elle  a  4,556  pieds  carrés  de  sur- 
face ;  elle  est  moius  grande  cependant  que  le  grand  hunier 
qui  la  surmoule,  car  celui-ci  a  environ  4.755  pieds  carrés 
de  toile.  Ouf  pensei-vous  de  ces  ailes  du  vaisseau?  Au 
reste,  pour  vous  donner  une  idée  exacte  de  la  voilure  d"un 
trois-ponts,  je  vous  dirai  que,  lorsque  ce  navire  a  toutes 
ses  voiles  dehors,  il  porte  53.705  pieds  carres  de  toile. 

La  vrrgue  de  nùsaine  porte  la  roi7«  cf«  mùsaine;  œik 
du  petit  hunier .  le  petit  hunier:  celle  du  petit  perroquet, 
]e petit  perroquet,  amsi  de  suite.  Le  màt  d'artimon  a  une 
vergue  qui  ne  porte  pas  ordinairement  de  voile  et  que, 
pour  cela,  on  appelle  vergue  sèchr;  elle  sert  au  dévelop- 
pement de  la  voile  supérieure  dont  les  àeiwt  points  infé- 
rieurs viennent  s'appliquer  à  ses  extrémité».  ^Hielquefois 
elle  porte  une  voile  qu'on  appelle  ix>i7f  df  fortune  ou  de 
tempête,  du  latin  fortuna.  C'est  ce  qui  fit  donner  au  màt 
d'artimon  un  autre  nom,  celui  de  mât  df  fougue  ou  de 
foule.  Foule  est  une  corruption  qu'il  faut  écarter  ;  reste 
f.tugue,  francisation  de  l'italien  Joga.  signi6ant  furie,  im- 
pétuosité. La  voile  de  fougue  était  celle  qu'on  déployait 
toute  seule  quand  le  vent  était  fougueux,  quand  le  ciel  dé- 
chaînait la  tempête.  La  vergue  que  vous  voyez  au-dessus 
de  la  vergue  barrée  et  qui,  ainsi  que  toutes  les  vergues  su- 
périeures aux  bas.^es  vergues,  a  l'air  de  reposer  sur  le 
chouquei  de  son  bas-màt,  c'est  la  vergue  de  perroquet  de 
fougue.  Le  perroquet  du  mal  d'artimon  s'appelle  pemtckt; 
le  cacatois,  cararoi'.*  de  perruche. 

Je  viens  de  prononcer  le  nom  de  choufuet.  et  je  vous  ai 
TU  chercher  des  yeux  l'objei  que  ce  mot  désigne.  Regardez, 
je  vous  prie,  le  sommet  du  bas-màt,  ^ous  y  verrez  une 
pièce  de  Kns  ayant  la  forme  d'un  billot  carré  ;  il  coiffe  le 
màt  dont  il  étréint  ou  comprime  la  tête  et  sert  de  pas.^ge 
au  màt  de  hune.  Serrant  l'un  et  l'autre  mâts,  il  a  pris  son 
nom  du  verl^  anglais  to  choke,  qui  signifie  étouffer,  com- 
primer. Il  y  a  des  chouquets  à  tous  les  mils  au-dessus  des- 
quels s'en  doivent  enter  d'autres.  .\  la  tête  des  mâts  de  hune 
vous  vov  er  un  assemblage  de  quelques  pièces  de  kns  qui 


(1)  G^IJani  e.«i.  srion  John  Charnok,  nBv  oomqMioa  ér< 
((uirUDdrl  qur  ^  croi».  quant  i  moi.  rorr««|Mi  4e  f«ia,  ongiM^e 
giitoHi  el  çall^iKi,  iinsi  que  )t  l'ai  du  i  propM  et  bmM  §mUÊi4. Car- 
{jnif  $r  tii  dan»  un  ronpir  dr.<  Urpni.or?  faim  pour  les  raiit»ra«i  4* 
roUlrnh  Vlll  >iiaThl  i!.iS\  On  j  ^oit  unr  somme  4r  f  Iitits  S  «M» 
Il  drniers,  pour  Ir  garUnd  du  mil  lir  hunr.  On  >  lil  aussi  ir  leme 
io;>f  garUnd  ^mlt  df  ^alani),  à  larucle  du  xuxtr*  Mary-Ceoife. 
iv.  John  Charnok,  Bisior^  efUtriite  JUtiûmi.,  l.  U.  p.  i*«,  »-<•, 


semblent  ajustées  pour  recevoir  un  plancher  ;  c'est  là  ce 
qu'on  appelle  les  barrer  de  perroquet.  Au  lieu  de  ces  bar- 
res, les  mais  de  hune  portaient  au  setxiènie  siède,  etaa 
commencement  du  dix-sepuème,  des  bunes  foites  ooohm 
celles  des  l«s-màl5,  c'esl-à-dire  rondes  et  creuses,  mais 
moins  grandes.  Celle  du  grand  màt  de  hune  se  nommait  la 
petite  hune;  celle  du  petit  màt  de  hune,  humedmbovrtet 
de  misaine.  Quand  on  supprima  ces  hunes  hautes,  les  bar- 
res qui  les  supportaient  gardèrent  un  temps  le  nom  de 
hunes,  qu'elles  perdirent  tout  à  fait  à  la  fin  du  dli-seplièffie 
siècle. 

Outre  les  Toiles  carrées,  le  vaisseau  a  des  voiles  triangu- 
laires qui  se  hissent  en  avant  du  mal  de  misaine ,  et  ont 
leur  point  d'attache  au  beaupré:  il  a  encore,  à  l'aTant,  deux 
voiles  irapezoïdes  qui  se  déploient  derrière  le  mât  d'arti- 
mon. L'une  de  ces  voiles,  c'est  la  plus  petite,  s'appelle 
artimon  ,-  elle  est  enverguée  sur  une  pièce  de  bois,  tenni- 
née  |.var  un  croissant  qui  embrasse  le  màt  ;  cette  vergoe 
s'appelle  fie  ou  conte  d'artimon.  La  plus  grande  des 
Toiles  trapu  -  '  nt  je  parle  se  nomme  tri^mfùv; 
c'est  la  grani.  du  bng  ou  bngantin  qui  a  été  trans- 

portée sur  le  vaisseau.  La  brigantine  s'envergue  ainsi  sur 
sur  la  corne.  Les  deux  voiles  se  remplacent  selon  que  le 
temps  est  l>on  ou  mauvais.  Autrefois  l'aitUDon  était  une 
Toile  latine  ou  inangulaire  comme  vous  ea  voirez  à  ces  tar- 
tanes, à  ces  pinques  et  à  ces  rafiaus  qui  sillonnent  la  rade. 
Quand  le  navire  avait  quatre  mais  verticaux,  et  cela  fut  as- 
sez ordinaire  depuis  la  dernière  moitié  du  quinzième  siède 
jusqu'à  la  fin  du  seizième,  en  arrière  du  màt  d'artimon  il 
y  avait  un  contre-^a-Umwn  ou  petit  ortiflMm.  Ge  mit  avaù 
aussi  sa  voile  latine  attachée  à  une  aateuie.  Biea  plus , 
quand  le  Taisseau  était  grand,  au-dessus  des  bunes  d'arti- 
mon et  de  cootre-artimon ,  il  portait  de  petites  Toiles  la- 
tines comme  aux  mais  de  l'avant ,  il  portait  des  huniers. 
Une  figure  du  Grand-Uemri,  ou  Henri-Grdce-à-Diem  , 
ce  vaisseau  anglais  qui  eut  tant  de  renommée  sous  le  règne 
de  Henri  Vlll .  qui  l'avait  tu  lancer  en  1515,  montre  « 
bàument  sous  toutes  ses  voiles,  ayant  dehors  &eaz  aftimons 
et  deux  de  ces  voiles  de  hune  à  la  latine  dont  je  n'ai  pas 
trouve  le  nom  encore. 

Quant  aux  voiles  de  l'avant  qui,  fixées  sur  le  beaupré 
par  un  de  leurs  angles,  se  hissent  en  avant  du  mal  de  mi- 
saine, on  les  appelle  focs,  du  hollandais  fok,  qui  me  parait 
venir  du  saxon  fog,  signifiant  addition,  de  /«f«ii,  joindre. 
Le  foc  esu  en  effet,  une  ToOe  qu'on  ajouta  àranden  jeude 
voiles  au  dix-huitième  siède.  Au  dix-septième  siède,  il 
n'était  encore  qu'im  supplément  i  la  milnre  de  calnias  pe- 
tits bâtiments  ;  il  oonsislait  en  une  toile  triangulaire qnlon 
poussait  au  moyen  d'uu  boule-hors  quand  le  vent  était 
faible.  Le  père  Foumier^H>45et  1667),  DesrKhes(l68T;, 
ne  nomment  point  le  foc. 

Il  y  a  peu  d'années  encore  qu'à  toutes  les  «viles  ordi- 
naires dont  je  Tiens  de  tous  faire  la  froide  nomeaditnre, 
on  ajoutait  des  voiles  tnaoeulaires  ou  trapézaâdes  qui  se 
hissaient  le  long  des  étais ,  et  que ,  pour  cette  raison,  on 
nommait  t-oiles  d'ètai.  On  les  a  supprimées  sur  la  plupart 
de  nos  bàtunents  de  guerre  comme  on  a  supprimé  une  et 
même  deux  Toilcs  que  portait  yié&  le  beaupré.  Ces  deux 
>  oiles  étaient  carrées,  attachées  à  des  Targues,  et  s'y  dé- 
ployaient, la  première  sous  l'éperon,  l'autre  sur  le  boule- 
hors  de  beaupré.  Vous  voxez  encore  qudques  nariresqui 
ont  sinon  la  voile ,  du  moins  l'une  des  Tersues  dont  je 
parle.  La  Toile  s'appelait  eicodîére,  du  mol  espagnol  ci- 
kmdera^  nom  donné  par  les  muletiers  au  sac  à  orçe  (citorff) 
que  Ton  pend  à'  la  tète  du  mulet,  et  où  il  a  constamment  le 
iuu.«eau.  Vous  voyez  que  civjdière  est  un  trope,  et  que, 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


341 


par  noire  figure,  le  navire  ayant  le  cap,  le  nez,  dans  la  ci- 
vadière,  était  comparé  à  la  mule  d'Espagne  portant  la  ceva- 
dera.  La  civadière,  qui  tombait  presque  au  niveau  de 
l'eau,  était  mouillée  toutes  les  fois  que  la  mer  était  un  peu 
agitée;  elle  faisait  une  poche  qui  se  remplissait,  et  c'était 
un  poids  quelquefois  très-lourd  pour  le  beaupré,  bien  que 
de  chaque  côté  on  eût  le  soin  de  faire  un  grand  trou,  ap- 
pelé œil  de  civadière,  par  lequel  pouvait  se  vider  ù  peu 
près  la  voile  déployée.  Au-dessus  de  celle-là  était  la  contre- 
civadière. 

Les  focs  qui  nous  ont  occupés  tout  à  l'heure  ont  remplacé 
une  voile  carrée  qu'on  nommait  perroquet  de  beaupré'. 
Car,  afin  que  vous  le  sachiez,  autrefois  le  beaupré  n'avait 
point  de  boute-hors;  mais  à  son  extrémité  il  portait  une 
hune  ronde  comme  les  autres  bas  mâts,  et  de  cette  hune 
s'élançait  un  petit  mât  implanté  à  la  têle  du  beaupré,  et  ap- 
pelé \c  petit  beaupré  ou  le  mât  de  perroquet  de  beaupré. 


Cet  appareil  alourdissait  beaucoup  l'avant  du  navire,  et 
tendait  à  le  faire  canarder,  c'est-à-dire  à  le  faire  entrer 
la  tète  dans  l'eau,  comme  font  les  canards.  On  a  eu  raison 
d'en  débarrasser  le  beaupré  et  de  lui  substituer  le  jeu  des 
focs. 

Pour  élarj:ir  h  s  voiles  carrées ,  ce  qui  est  nécessaire  dans 
les  moments  de  calme,  on  leur  ajoute  des  voiles  supplémen- 
taires appelées  bonnettes,  non  de  leur  ressemblance  avec 
un  bonnet,  car  entre  la  coiffure  et  la  voile  il  n'y  a  aucune 
analogie,  mais  du  temps  où  on  les  met  au  vent.  Ce  temps, 
c'est  celui  où  règne  un  vent  facile  et  doux,  c'est  la  bonatza 
ou  bonace.  Vous  voyez  très-bien  comment  les  marins  du 
Midi  ayant  dit  d'abord  vêla  di  bonatza,  ouvcla  di  bonita 
(espagnol),  on  a  dit  ensuite  voile  de  boneta,  et  puis  bon- 
nettelout  simplemenl. 

A.  JAL. 

(La  suite  prochainement.) 


Ï.E    JOÏJB    ©E    SA    FBEMÏEBE    COMMUNïOîî, 


Créez  en  moi,  6  Dieu,  un  Cfrur  pur,  ei 
réiablissez  de  nouveau  un  esprit  droit 
dans  le  fond  de  mes  entrailles. 

(Psaume  50.) 


Eugène,  il  est  un  jour  qui  jamais  ne  s'oublie. 
Que  d'absinthe  ou  de  miel  notre  coupe  remplie 
Renferme  du  bonheur  ou  des  déceptions. 
Notre  âme  se  réchauffe  à  ses  chastes  rayons. 
Sous  le  poids  des  revers  quand  notre  front  se  penche, 
Il  passe  devant  nous,  ombre  légère  et  blanche  ; 
De  l'abîme  où  souvent  le  doute  nous  conduit, 
Son  radieux  soleil  perce  la  sombre  nuit; 
Ainsi  qu'il  a  charmé  nos  heures  de  jeunesse. 
Son  riant  souvenir  dore  notre  vieillesse, 
Et  scintille  toujours  à  l'horizon  lointain, 
Aussi  brillant  le  soir  qu'il  l'était  le  matin. 


11  s'est  levé,  ce  jour,  au  ciel  de  ton  enfance. 
Suave  de  parfums,  de  paix  et  d'innocence. 
Mains  jointes,  embrasé  d'une  sainte  ferveur, 
Tu  t'es  assis,  Eugène,  au  banquet  du  Sauveur; 
Tes  lèvres  ont  touché  cette  manne  immortelle 
Qui  nourrit  les  élus  dans  la  vie  éternelle; 
De  l'arbre  de  la  croix  le  feuillage  sacré 
Onabrage  avec  amour  ton  front  régénéré; 


Aussi  pur  devant  Dieu  qu'à  cet  instant  suprême 
Où  le  prêtre  sur  toi  versa  l'eau  du  baptême  ; 
Dans  la  route  du  bien  tu  fais  tes  premiers  pas. 
Pour  les  sentiers  impurs  ne  t'en  détourne  pas! 
Ces  sentiers  odorants,  fleuris,  couverts  de  mousse, 
Mènent  au  déshonneur  par  une  pente  douce  ; 
L'esprit  du  mal  y  règne  en  monarque  vainqueur, 
Et  nul  n'en  est  sorti  que  le  remords  au  cœur... 
ruis-jps  donc!  Que  jamais  ton  pied  ne  s'y  hasarde! 
Que  la  religion,  sévère  sauvegarde, 
Guide  que  le  chrétien  n'invoque  pas  en  vain, 
T'éclaire  leurs  dangers  de  son  flambeau  divin. 

Enfant,  dans  cette  belle  et  limpide  journée, 
Point  le  plus  éclatant  de  notre  destinée, 
Humblement  prosterné  devant  le  crucifix, 
Parle  si  ton  Créateur  ainsi  qu'un  tendre  fils. 
Vers  son  trône  immortel,  foyer  de  la  lumière, 
Les  ailes  de  la  foi  porteront  ta  prière; 
Du  méchant  et  du  fourbe  il  détourne  les  yeux, 
Mais  sa  grâce  descend  sur  les  enfants  pieux. 
Dis-lui  :  «  Mon  Dieu,  ma  vie  est  à  peine  à  l'aurore, 
«  Sur  elle  nul  cyprès  ne  se  balance  encore, 
«  Depuis  que  je  suis  né,  ta  bienfaisante  main 
«  De  gazons  et  de  (leurs  a  semé  mon  chemin  j 


342 


LECTURES  DU  SOIR. 


€  Élevé  loin  du  bruit,  étranger  aux  alarmes, 
«  Je  n'ai  jamais  connu  le  malheur  ni  les  larmes  : 
«  Ce  n'est  donc  pas  pour  moi  que  je  viens  aujourd'hui 
«  Implorer  ta  clémence  et  ton  auguste  appui. 


«  Auges  doux  et  bénis,  deux  mères  attentives, 

«  M'ont  préservé  du  choc  de  ces  douleurs  hâtives 

«  Qui  fanent  si  souvent  l'enfance  dans  sa  fleur  ; 

€  C'est  pour  elles  que  j'aime  à  t'invoquer,  Seigneur; 

€  Pour  elles  que  mes  vœux,  pleins  de  reconnaissance, 

€  Demandent  d'heureux  jours  à  ta  vaste  puissance. 

€  Tu  le  sais,  ô  mon  Dieu,  l'éclatant  séraphin 

«  Qui  célèbre  ta  gloire  en  un  hymne  sans  fin , 

«  Devant  ton  œil  sévère  est  moins  pur  que  ma  mère  : 

«  Préserve  son  destin  de  toute  angoisse  anière  ; 

€  Fais  qu'à  ses  doux  conseils  me  soumettant  toujours, 

€  Je  n'empoisonne  pas  le  calme  de  ses  jours  ; 

«  Fais  que  pour  la  payer  des  soins  qu  a  mon  enfance 

€  Prodigua  son  amour,  céleste  protidence, 

a  Je  préfère  toujours  le  devoir  aux  plaisirs  ! 

«  Fais  qu'heureux  de  complaire  à  tes  moindres  désirs. 


«  Je  sois  pieux  et  bon  comme  mon  frère  Emile, 
«  Cœur  d'élite,  semblable  à  l'arbuste  docile 
«  Qui,  selon  le  vouloir  des  mains  qui  l'ont  planté, 
€  Parfume  le  printemps  ou  fleurit  eu  été. 

«  Je  suis  le  premier  né  :  c'est  à  raoi  que  mon  père 

«  Confiera  le  doux  soin  de  protéger  ma  mère. 

«  Si  ses  nombreux  travaux  viennent  à  le  lasser, 

«  Mon  zèle  auprès  de  tous  devra  le  rem|)lacer. 

c  Abaisse  ton  regard  sur  ma  frêle  jeunesse, 

«  Seigneur,  fais-moi  grandir  eu  talents,  en  sagesse  ; 

a  Donne  à  mou  fol  esprit  des  pensers  sérieux; 

«  Dis-moi  que  la  science  est  un  bien  précieux; 

t  Que  de  l'inaction  dépouillant  l'habitude, 

«  Je  m'abreuve  avec  joie  aux  sources  de  l'étude, 

«  Et  qu'à  compter,  mon  Dieu,  de  ce  bienheureux  jour 

ï  Où  je  me  suis  nourri  du  pain  de  ton  amour, 

«  Des  lois  de  la  famille  observateur  fidèle, 

€  Aux  enfants  insoumis  on  m'offre  pour  modèle.  » 


ÉLISE  MOREAU. 


6  juin  1844. 


HISTOIll  BE  la^IMBUiTlIl, 


LA  PORCELAINE. 


Les  arts  et  l'industrie  ont  dû  avoir  une  origine  presque 
contemporaine,  car  chaque  objet,  à  la  qualité  d'utile,  a 
bientôt  joint  celle  d'agréable,  et  c'est  à  peine  si  le  limon  de 
la  terre  avait  été  transformé  en  une  poterie  grossière,  que 
l'on  songeait  déjà ,  par  la  recherche  de  la  forme,  à  en  faire 
l'ornement  des  tables  rustiques.  Le  génie  d'un  peuple  se 
révèle  jusque  dans  ses  moindres  produits;  aussi  les  vases 
antiques  comparés  pourraient-ils  donner  d'excellents  pré- 
ceptes d'histoire,  et,  par  le  simple  rapprochen>cnt  des  po- 
teries grecques  et  romaines,  on  verrait  de  combien  Rome 
était  inférieure  à  la  Grèce  monumentale,  dont  nous  aimons 
tant  à  reproduire,  même  aujourd'hui,  les  formes  si  pures 
et  les  ornements  si  délicals. 

La  France  a  fait  à  son  tour  tout  ce  qu'elle  a  pu  pour 
ennoblir  sa  poterie,  et  nos  productions  céramiques  du  sei- 
zième siècle,  grâce  aux  glorieux  travaux  de  Bernard  de 
Palissy,  n'ont  pas  été  sans  faire  briller  celle  industrie  d'un 
bien  vif  éclat.  Mais  en  dehors  du  monde  connu  des  anciens 
florissait  déjà  depuis  bien  des  siècles  une  nation  puissante 
et  industrieuse  qui ,  sans  aucun  contact  avec  les  autres 
peuples  du  même  continent,  s'était  fait,  par  ses  seuls  ef- 


forts ,  une  civilisation  à  elle  ;  civilisation  bien  pauvre,  eu 
égard  aux  connaissances  que  nous  possédions,  et  bien  ri- 
che en  raison  de  celles  qui  nous  manquaient.  Celte  nation, 
si  heureuse  de  son  savoir,  puisqu'elle  ne  le  devait  qu'à  elle 
seule,  et  si  peu  soucieuse  de  son  ignorance,  puisqu'elle  ne 
connaissait  aucun  peuple  qui  pût  l'en  faire  rougir,  c'était 
la  nation  chinoise. 

C'est  vers  1517  que  le  Portugais  Fernand  d'Andrada  dé- 
couvrit les  côtes  de  ce  pays,  et  nous  pensons  que  c'est 
peu  de  temps  après  cette  époque  que  l'on  vil  apparaître 
pour  la  première  fois  en  Europe  la  porcelaine  de  la  Chine. 
Nous  sommes  d'autant  plus  autorisés  à  considérer  les  Por- 
tugais comme  les  introducteurs  de  ce  produit,  que,  dans 
leur  langue,  porcellana  signifie  tasst\  premier  objet  qu'ils 
auront  acquis  comme  étant  d'une  utilité  plus  générale,  et, 
par  une  sorte  d'antonomase  ou  de  métonymie  facile  à  con- 
cevoir, celle  expression  francisée  est  restée  chez  nous  pour 
en  désiiiner  la  matière. 

La  porcelaine  devint  bientôt  plus  recherchée  et  plus  pré- 
cieuse que  l'or  même,  car  tout  concourait  à  la  rendre  d'un 
prix  infini  :  les  pointures  dont  elle  était  couvcrle,  les  tigu- 


.^lUSEE  DES  FAMILLES. 


345 


res  grotesques  qu'elles  représentaient,  ces  habitations,  ces 
arbres ,  ces  ûeurs,  ces  animaux  d'un  aspect  si  bizarre,  et 
que  l'on  croyait  être  la  reproduction  exacte  de  ce  qui  exis- 
tait dans  un  payssur  lequel  on  faisait  tant  de  contes  étran- 
ges ;  et,  plus  que  tout  cela,  l'opinion  que  toutes  ces  chi- 
noiseries étaient  inimitables.  En  eflet,  le  hasard  seul  a  fait 
découvrir  dans  la  Saxe,  en  1703,  ce  que  l'on  connaissait 
en  Chine  depuis  plus  de  treize  cents  ans;  et  cette  époque, 
si  reculée  qu'elle  paraisse,  n'en  est  pas  moins  évidente, 
car  on  lit  dans  les  annales  de  Feoulara  que ,  depuis  la 
deuxième  année  du  règne  de  l'empereur  Te  (dynastie  des 
Tarn ,  qui  florissaient  vers  l'an  4t2  de  Jésus-Christ) ,  les 
ouvriers  de  cette  province  avaient  seuls  le  privilège  de 
fournir  la  vaisselle  des  empereurs.  Comme  on  le  voit,  s'il 
y  a  déjà  près  de  quatorze  cents  ans  qu'une  province  avait 
obtenu  le  monopole  de  la  porcelaine  impériale,  privilège  qui" 
sous-entend  une  concurrence,  combien  s'était-il  écoulé 
d'années,  de  siècles  même,  avant  que  cette  concurrence 
pût  s'établir! 

Un  certain  Bœttcher,  qui  s'occupait  d'alchimie,  princi- 
palement de  cette  partie  qu'on  appelle  chrysopée,  et  qui  a 
pour  but  de  rechercher  les  moyens  de  faire  de  l'or,  fut 
chassé  de  Berlin,  où  l'on  disait  qu'il  avait  trouvé  la  pierre 
pbilosophale,  et  se  réfugia  à  Dresde.  L'électeur  Frédéric- 
Auguste  il  l'ayant  fait  venir  sur  le  bruit  de  sa  réputation, 
lui  demanda  s'il  était  >Tai  qu'il  sût  faire  de  l'or.  Bœttcher 
répondit  que  non  ;  mais  l'électeur,  dont  le  trésor  était  en 
ce  moment  épuisé  par  des  prodigalités,  son  ambition  et  la 
défaite  que  Charles  XII  venait  de  lui  faire  éprouver  à  Cra- 
covie,  pensa  qu'il  devait  en  être  autrement ,  et  qu'il  niait 
afin  de  garder  pour  lui  seul  les  grands  biens  dont  une 
semblable  découverte  allait  le  rendre  maître;  aussi  le  fit-il 
enfermer  dans  la  forteresse  de  Konigsfein,  en  lui  affirmant 
qu'il  ne  lui  faisait  une  telle  violence  que  parce  qu'il  était  plus 
soucieux  de  sa  véritable  gloire  qu'il  ne  Tétait  lui-même,  et 
que  si,  malgré  tout  son  mérite,  il  ne  comprenait  pas  com- 
bien il  était  avantageux  pour  lui  de  le  rendre  dépositaire  de 
son  secret,  il  était  de  son  devoir,  à  lui  qui  le  recevait  dans 
ses  États  après  qu'on  l'avait  chassé  de  son  pays,  d'em- 
ployer tous  les  moyens  en  son  pouvoir  pour  l'y  contrain- 
dre. Et  le  prince  ajouta  qu'il  était  persuadé  qu'un  jour  il 
viendrait  lui-même  l'en  remercier.  Sans  doute  Bœttcher 
était  bien  loin  d'être  du  même  avis  ;  mais  le  prince  avait 
raison,  puisqu'il  dut  à  cette  violence  la  découverte  efifective 
de  cette  pierre  pbilosophale  qu'il  recherchait  si  vainement, 
car  le  secret  de  cette  matière,  qui  a  fondé  une  industrie  si 
productive,  peut  bien  être  considéré  comme  une  véritable 
raine  d'or  :  c'est  ainsi  qu'en  courant  après  l'impossible,  û 
obtint  un  résultat  auquel  il  ne  s'attendait  pas. 

En  1710,  on  établit  une  manufacture  de  porcelaine  à 
Meissen,  dans  la  Misnie,  à  six  lieues  de  Dresde,  oîi  ce  pro- 
cédé fut  mis  en  usage  et  periectionné  par  Bœttcher,  au- 
quel l'électeur  donna  la  direction  de  cet  établissement  ;  et 
c'est  de  là  que  peu  de  temps  après  on  vit  sortir  des  produits 
capables  de  rivaliser  avec  ceux  de  la  Chine  et  du  Japon. 

Cette  découverte  fit  du  bruit  en  Europe  ;  tous  les  savants 
s'en  occupèrent  ;  les  chimistes  allumèrent  leurs  fourneaux 
et  se  mirent  à  manipuler  les  argiles,  les  sables,  les  mar- 
nes, les  silex,  et  toutes  les  substances  enfin  qui  pouvaient 
présenter  quelques  rapports  avec  ce  produit.  L'Angleterre 
fit  acheter  les  matières  premières  à  Canton  ;  mais,  faute  de 
savoir  les  employer,  cette  tentative  ne  lui  réussit  pas.  La 
France  donna  commission  à  ses  missionnaires  en  Chine  de 
se  procurer  les  matériaux  nécessaires  avec  les  renseigne- 
ments qui  pouvaient  servir  à  les  utiliser  ;  mais  le  père  d'En- 
trecolles,  jésuite,  qui  en  rédigea  le  rapport,  perdu  lui-même 


au  milieu  des  détails  d'une  science  qui  était  aussi  peu  en 
rapport  avec  ses  connaissances  qu'avec  ses  habitudes , 
égara  les  chimistes  français  au  lieu  de  les  éclairer. 

Un  instant  le  secret  que  la  manufacture  de  Saxe  gardait 
si  précieusement  pensa  lui  échapper,  par  la  confidence 
qu'un  Allemand  en  fit  à  un  Français  de  ses  amis  ;  mais  tous 
deux  moururent  presque  instantanément ,  sans  que  cette 
ré\élalion  pîit  nous  être  de  quelque  utilité. 

Les  observations  de  Réaumur  sont  les  premières  qui  nous 
conduisirent  sur  le  chemin  de  la  vérité.  En  brisant  des  por- 
celaines de  la  Chine  et  de  la  Saxe,  il  s'aperçut  qu'on  les  obte- 
nait par  une  demi-vitrification,  et  il  entreprit  de  fabriquer 
une  espèce  de  porcelaine  en  dévitrifiant  ou  en  faisant  ré- 
trograder la  vitrification  de  pièces  de  verre,  et  il  obtint  en 
effet  par  ce  moyen  une  matière  d'un  blanc  laiteux  assez 
semblable  aux  opales  hyaloïdes  :  ce  n'était  pas  encore  une 
véritable  porcelaine,  mais  elle  avait  avec  elle  une  sorte  de 
ressemblance  qui  faisait  penser  que  bientôt  on  arriverait 
à  la  découvrir  tout  à  fait,  et,  dans  l'ivresse  de  ce  demi- 
succès,  on  en  fit  honneur  à  son  inventeur  en  lui  donnant 
le  nom  de  porcelaine- Réaumur . 

Ce  fut  environ  vers  ce  temps,  c'est-à-dire  en  1738, 
qu'une  société  se  forma  pour  fonder  à  Vincennes  une  ma- 
nufacture de  porcelaine,  que  le  roi  encouragea  et  favorisa 
de  tout  son  pouvoir  en  lui  accordant  de  nombreux  privilèges. 
Et  c'est  dans  ce  lieu  que  l'on  composa  plus  tard  une  autre 
espèce  de  porcelaine  dont  la  base  était  le  sable  et  le  caillou 
broyés,  auxquels  on  ajoutait  certains  sels,  que  l'on  faisait 
blanchir  ensuite  par  le  moyen  du  feu,  en  y  mêlant  une  terre 
liante  pour  la  rendre  plastique;  mais  cette  matière  était 
trop  fusible,  et  elle  avait  tous  les  inconvénients  du  verre, 
duquel  elle  participait. 

M.  Vilaris,  chimiste  de  Bordeaux,  après  avoir  observé 
que  le  kaolin  dont  on  se  sert  en  Chine  était  une  espèce 
d'argile  talqueuse ,  et  le  pé-tun-tsé  une  pierre  vitrifiable 
telle  que  le  quartz  ou  le  spath  fusible,  se  persuada  qu'on 
pouvait  se  procurer  en  France,  et  même  assez  facilement, 
la  terre  à  porcelaine  des  Chinois.  En  effet,  après  d'activés 
recherches ,  il  découvrit  dans  sa  province  même  des  car- 
rières où  l'on  trouvait  en  abondance  des  substances  pro- 
pres à  confectionner  une  porcelaine  plus  blanche  que  celle 
de  la  Chine,  que  l'on  pouvait  exposer  à  un  feu  de  forge 
sans  qu'elle  fût  sensiblement  endommagée,  et  dont  les  mor- 
ceaux donnaient  des  étincelles  en  les  frappant  avec  le  bri- 
quet. Le  gouvernement  s'empressa  d'acquérir  ces  carriè- 
res, et  depuis  on  s'aperçut  qu'il  en  existait  presque  partout. 

En  1730,  les  fermiers-généraux  désintéressèrent  la  so- 
ciété qui  s'était  établie  à  Vincennes ,  et  ils  transférèrent 
leur  étabUssement  à  Sèvres,  où  ils  avaient  fait  élever  les  bâ- 
timents que  l'on  y  voit  aujourd'hui.  Mais  les  progrès  tou- 
jours croissants  de  cette  nouvelle  manufacture  firent  con- 
cevoir au  roi  Louis  XV  la  pensée  de  l'annexer  aux  domaines 
de  la  couronne,  et  il  rendit,  en  1759,  un  édit  par  lequel  il 
résiliait  la  société  dite  de  Sèvres,  et  décidait  que  cet  éta- 
bliiSf^ment  porterait  le  titre  de  Manufacture  royale  des 
porcelaines  de  France. 

La  révolution  interrompit  pendant  un  temps  le  cours  de 
sa  prospérité;  mais  l'empereur  la  réorganisa  en  1801,  et, 
depuis  cette  époque,  elle  n'a  point  eu  d'égale  ;  car,  si  nous 
comparons  ses  produits  avec  ceux  des  Indes  et  d'Europe, 
nous  trouverons  que  les  différentes  qualités  qui  sont  à  peu 
près  réparties  entre  toutes  les  porcelaines  en  réputation, 
savoir  celles  des  Indes  (Chine,  Japon  et  Perse),  de  Saxe, 
de  Franckendhal,  de  Louisbourg  et  de  Saint-Pétersbourg, 
se  trouvent  toutes  réunies  dans  celle  de  Sèvres. 

A  la  dernière  exposition  qui  s'est  faite  au  Louvre,  cette 


344 


LECTURES  DU  SOIR 


manufacture  semblait  s'être  encore  surpassée  par  la  pureté 
des  formes,  le  bon  goût  des  ornements,  l'éclat  des  pein- 
tures et  l'importance  des  pièces.  On  y  remarquait  princi- 


palement un  guéridon  avec  des  vues  choisies  des  bords  de 
la  Seine,  disposées  par  compartiments;  nous  donnons  le 
profil  de  ce  meuble  de  porcelaine,  en  y  joignant  une  coupe 


avec  des  ornements  réiiculaires,  exposée  sous  le  n"  19,  et 
un  vase,  dit  Ihéricléen,  qui  portait  le  n"  13.  Celte  dernière 
pièce  se  recommandait  à  l'attention  par  une  guirlande  com- 


posée de  fleurs  et  de  fruits,  dont  l'exécution  ne  laissait  rien 
supposer  de  plus  parfait. 

r.iiAnr  ES  TISSOT. 


ARTISTES   CELEBRES. 


BEBITXC. 


Le  nom  véritable  de  l'artiste  dont  nous  allons  esquisser 
l'histoire  n'était  point  Bervic,  mais  bien  Balvay.  Comme  il 
appartenait  à  une  famille  connue  honorablement  dans  la 
magistrature,  par  un  préjugé  assez  répandu  à  cette  épo- 
que, il  crut  devoir  ne  point  signer  du  nom  de  sa  famille 
les  œuvres  de  gravure  qui,  seules  aujourd'hui,  empêchent 
ce  nom  d'être  tombé  dans  l'oubli. 

Jean-Guillaume  Balvay,  dit  Bervic ,  naquit  à  Paris  le 
2?  mai  1736,  De  bonne  heure  la  vocation  s'éveilla  en  lui. 


et,  malgré  les  instances  de  son  père ,  il  renonça  à  entrer 
dans  le  barreau  pour  se  consacrer  exclusivement  à  l'étude 
de  la  gravure  et  du  dessin.  Son  premier  maître  fut  le  cé- 
lèbre Leprince,  chez  lequel  il  allait  travailler  furtiveiaent 
et  à  l'insu  de  sa  famille. 

Vaincu  enhn  par  la  persévérance  de  Jean-Guillaume, 
son  père  ne  s'opposa  plus  à  ce  qu'il  se  consacrât  à  l'art, 
et  il  le  plaça  chez  George  Wille,  que  sa  manière  large  et 
hardie  rendait  plus  digne  que  Leprince  d'un  pareil  élèrc; 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


345 


Le  Hepos,  d'après  Bervic  et  f.cpicié. 


AOUT  18U. 


4  4   —  ONZIÈME  VOLUMB. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


347 


car  Lcprince  était  \ieux,  et  sa  méthode  timide.  George 
Wille,  au  contraire,  se  faisait  remarquer  par  une  grande 
énerijie  de  burin,  et  cherchait  à  régénérer  la  gravure.  Der- 
vic  comprit  la  pensée  de  son  nouveau  maître ,  s'associa  à 
SCS  nobles  projets ,  et  ne  tarda  point  à  prendre  place  près 
de  lui,  en  publiant  sa  gravure  du  Bepos,  d'après  Lépiclé. 

Cette  gravure,  qui  parut  en  1783,  obtint  un  succès  sans 
exemple,  et  ne  tarda  point  à  être  suivie  de  la  Demande 
accordée,  faite  encore  d'après  un  tableau  de  Lépicié. 

L'année  suivante,  Bervic  fut  admis  avec  empressement 
parmi  les  membres  de  l'Académie  royale  de  peinture,  et 
il  grava,  pour  sa  pièce  de  réception,  le  portrait  du  directeur 
général  des  bâtiments,  M.  d'Angevilliers;  un  portrait  de 
Louis  XVI  vint  mettre  le  comble  à  la  réputation  de  Bervic 
(1790;. 

Pendant,  la  révolution  ,  Bervic  se  tint  à  l'écart ,  et  tra- 
vailla en  silence  à  graver  VEducation  d'^Jchille,  d'après 
Renault,  et  VE'nlévemenî  de  Déjanire,cht{-d'œii\Te  du 
Guide.  Ces  planches  ne  parurent  qu'au  commencement  du 
dix-neuvième  siècle,  et  valurent  plus  tard  ù  Tartiste  le  prix 
décennal  qui  fut  décerné,  en  1810,  par  l'empereur.  VE'n- 
léfement  de  Déjanire  est  regardé  comme  le  chef-d'œuvre 
de  Bervic  ;  et,  pour  nous  servir  des  expressions  de  M.  Qua- 
tremère  de  Quincy,  c  on  aime  à  retrouver  dans  les  tons 
doux  et  brillants  de  cette  planche  la  légèreté  de  la  touche, 
unie  à  une  certaine  grâce  harmonieuse.  » 


Cependant  Bervic  travaillait  avec  ardeur,  et  avait  entre- 
pris de  reproduire  le  Testament  d'Eudamidas,  d'après 
le  Poussin,  quand  tout  à  coup  sa  vue  vint  ii  ^'affaiblir;  il 
lui  fallut  renoncer,  en  pleurant,  à  terminer  cette  planche, 
et  la  confier  à  M.  Paolo  Toschi,  son  meilleur  élève. 

Dès  lors  la  vie  de  Benic  ne  fut  plus  qu'une  lougue  souf- 
france ;  car  il  n'est  point,  pour  un  artiste,  de  plus  poi- 
gnante douleur  que  de  survivre  à  son  talent,  et  de  se  trou- 
ver réduit  à  l'inaction. 

Bervic  mourut  le  23  mai  1822. 

11  avait  reçu,  en  1803,  l'ordre  de  la  Réunion;  ce  fut 
en  1813  seulement  qu'il  fut  décoré  de  l'ordre  de  la  Lé- 
gion-d'Honneur.  Par  une  exception  des  plus  honorables, 
et  sans  précédent,  je  crois,  l'ordonnance  royale  qui  lui  dé- 
féra cette  récompense  fut  accompagnée  d'un  considérant  qui 
mérite  d'être  rapporté. 

€  Attendu ,  dit  ce  considérant,  que  la  gravure  en  taille- 
douce,  portée,  sous  le  règne  de  notre  illustre  aïeul,  à  un 
degré  de  perfection  qu'aucune  autre  nation  n'a  pu  attein- 
dre, a  pris  ensuite  une  marche  rétrograde  jusqu'à  l'époque 
où  la  supériorité  des  ouvrages  du  sieur  Bervic,  en  rani- 
mant le  goût  de  l'étude  de  la  gravure,  a  favorisé  le  déve- 
loppement des  talents  qui  honorent  l'époque  actuelle,  et 
voulant  récompenser  dignement  les  heureux  efforts  de 
cet  habile  artiste,  nous  l'avons  nommé  chevalier  de  la  Lé- 
gion-d'Honneur.  » 


i^^^m» 


1.1  ¥ÉSir¥l= 


ASPECT   DU    VE5UVE.  —  ENVIRONS.  —  ANTIQUITÉS.  —  EPISODE. 


Le  Vésuve  est  une  montagne  volcanique  d'environ  600 
toises  de  hauteur  (1)  et  de  forme  pvTamidale,  située  à  trois 
lieues  de  Naples  et  à  une  lieue  de  la  mer.  Elle  occupe  le 
côté  oriental  du  cratère,  ou  golfe  de  Naples ,  et  domine 
Torre  del  Greco  et  Poriici. 

Le  Vésuve  est  séparé  de  la  grande  chaîne  des  Apennins, 
et  doit  être  distingué  des  monts  de  Somma  et  d'Ottaiano; 
l'un  et  l'autre  s'élèvent  à  ses  côtés  sur  de  communes  ra- 
cines, et  il  est  à  croire  qu'eux-mêmes  ont  été  jadis  des  vol- 
cans. A  Naples,  de  la  place  du  palais  ou  du  môle,  on  dirait 
que  Somma  est  contiguë  au  Vésuve,  et  qu'elle  forme  avec 

(OLemonlVésuvea  environ  trois  lieues  de  circonférence  à  «a  base, 
t\  l'on  n'y  comprend  pas  les  montagnes  voisines,  et  seulement  8âo 
toises  à  son  sommet.  Portici ,  résidence  de  la  cour  pendant  la  belle 
saison,  possède  un  palais  royal  remarquable  pjr  la  collection  d'anti- 
ques qu'il  renferme  et  dont  la  plupart  ontéte  extraites  des  fouilles  de 
Cumei,  dllerculanum  et  de  Fompeî.  Portici  disparaîtra  sous  les  laves, 
SI  leurs  Qois,  dont  la  direction  n'est  jamais  bien  déterminée,  prennent 
quelque  jour  leur  cours  en  sens  vertical.  A  ses  cotés  celles  de  i63i 
détruisirent  I^esina  de  fond  en  comble,  el  les  deux  tiers  de  Torre  del 
Greco  fureot  complètement  reaversés. 


lui  un  mont  à  double  sommet.  Derrière  eux  disparait  le 
pic  d'Ottaiano,  dont  il  faut  deviner  l'existence  et  qui  sem- 
ble se  dérober  au  regard. 

Le  bassin  qui  s'étend  au  pied  du  Vésuve  présente  à  l'œil 
le  plus  vaste  et  le  plus  magnifique  tableau  :  un  cercle  de 
riantes  collines  disposées  en  amphithéâtre  et  s'abaissant 
insensiblement  vers  la  mer;  sur  leur  penchant,  une  ville 
toujours  caressée  par  les  rayons  les  plus  doux,  les  plus 
transparents,  les  plus  purs,  du  plus  beau  soleil  italien.  Un 
peu  plus  haut,  sur  la  droite,  dans  les  airs,  le  château  Saint- 
Elme,  placé  au-dessus  de  la  cité  pour  en  défendre  l'appro- 
che, plus  encore,  ce  me  semble,  pour  l'embellir;  environné 
d'un  océan  de  verdure,  il  s'échappe  et  surgit  du  milieu 
des  lianes,  qui,  dans  toutes  les  saisons,  ceignent  le  coteau; 
plus  bas,  le  golle,  oïli  se  réfléchit  la  lilla  reale-,  le  palais 
de  la  reine  Jeanne,  aux  mystérieux  souterrains,  aux  débris 
où  viennent  s'engouffrer  et  gémir  les  flots  et  où  glissent 
vers  le  soir  des  ombres  plaintives.  Ici,  le  tombeau  de  Vir- 
gile, et  cette  grotte  de  Pausilippe,  dont  la  tradition  popu- 
laire attribua  longtemps  le  bienfait  aux  enchantements  de 


348 


LECTURES  DU  SOIR. 


ce  grand  poëte  (i)  ;  car  ce  peuple  enthousiaste  avait  entrevu 
dans  un  tel  génie  quelque  chose  d'extraordinaire  et  de 
surhumain.  Plus  loin,  Cumes,  les  Champs-Elysées  et  l'antre 
de  la  sihylle ,  sites  délicieux  dont  ses  vers  ont  vulgarisé 
les  images,  et  qu'il  préférait  à  Mantoue,  que  baigne  le  Min- 
cio.  Sur  la  gauche,  leSébétus,  Ilerculanum,  ensevelie  sous 
le  sol,  Porlici,  Stabia  ruinée,  Pompéï,  rendue  en  partie  au 
jour  (2)  ;  à  l'extrémité  du  cap,  le  couvent  des  Camaldules, 
et,  dans  l'horizon,  Sorrento,  qu'un  poëte  malheureux  illus- 
tra (5).  Cette  ville  est  Naples,  dont  les  environs  sont  appe- 
lés Terre-Fortunée  (i),  et  ce  paysage  immense  est  com- 
mandé par  le  plus  pittoresque  de  tous  les  monts,  le  Vésuve, 
dont  on  ne  retrouve  les  harmonies  et  les  lignes  fugitives 
dignement  représentées  sous  aucun  pinceau,  parce  qu'une 
nature  aussi  idéale  et  aussi  magique  ne  peut  se  peindre. 

Nos  compatriotes  demandent  sans  se  lasser  d'où  peut 
naître  la  sécurilé  du  Napolitain,  menacé  sans  cesse  par  le 
Vésuve  :  celle  énigme  est  résolue  pour  celui  qui  a  foulé  le 
beau  sol  de  Naples,  qui  a  vécu  sous  son  beau  ciel  et  respiré 
son  air  pur.  Vainement  des  cités  entières  ont  été ,  récem- 
ment encore,  ensevelies  dans  ses  feux;  en  vain  ses  terri- 
bles ravages  ont-ils  acquis  dans  l'histoire  une  fatale  célé- 
brité :  rassuré  par  l'habitude  ou  séduit  par  de  ravissants 
aspects,  le  Napolitain  dort  paisiblement  à  côté  du  gouftre  ; 
il  se  bâtit  des  casinset  de  délicieuses  maisons  de  plaisance 
sur  l'espace  resserré  entre  la  base  et  le  sommet  du  volcan, 
palais  éphémères,  qui  disputent  ses  crêtes  enchantées  aux 
torrents  de  laves  qui  les  sillonnent,  et  dont  l'inévitable 
deslince  est  de  disparaître  tôt  ou  tard  dans  leurs  flots. 

La  première  éruption  du  Vésuve  dont  l'antiquité  nous 
ait  transmis  le  détail  est  celle  qui  arriva  sous  le  règne  de 
Titus,  l'an  79  de  l'ère  chrétienne  (5j.  Ce  serait  toutefois 
une  erreur  de  croire  qu'aucune  autre  éruption  ne  la  pré- 
céda. Lucrèce  (6),  97  ans  avant  J.-C,  Diodore  de  Sicile, 
Vitruve  et  Slrabon,  nous  apprennent  que  de  temps  immé- 
morial ce  mont  avait  vomi  des  flammes.  Son  cratère  et  ses 
environs  conservaient  des  traces  non  équivoques  d'in- 
cendie ;  on  remarquait  dans  ses  alentours  jusqu'à  trente 
couches  de  matières  volcaniques  de  diverses  épaisseurs , 


(0  La  roule  qui  fait  communiquer  Naples  el  Pouzzole  passe  à  tra- 
vers le  mont  l'ausilippc,  dont  la  grotte  subsistait  déjà  au  temps  de  Né- 
ron. On  ignore  par  quelles  mains  elle  fut  creusée.  Sous  le  règne  du 
roi  Robert,  les  Napolitains  en  faisaient  encore  bonneur  à  Virpile,  qu'ils 
considéraient  comme  un  magicien.  L'ignorance  ou  le  fanatisme  po- 
pulaire est  demeuré  là,  el  jamais,  tant  la  mémoire  du  poêle  élail  ré- 
vérée, ils  n'altribuèrenl  à  sa  puissance  que  des  monumcnis  utiles  et 
des  bienfaits.  On  sait  que  pendant  ses  dernières  années  Virgile  s'é- 
lail  lixé  dans  les  environs  de  Naples  dont  il  ne  pouvait  s'arraclier.  Il 
les  préférait  aux  campagnes  de  l\lanloue  qu'il  avait  célébrées  dans 
ses  premiers  vers,  et  les  immortalisa  dans  son  Enéide.  On  retrouve 
encore  aujourd'hui  sur  lous  ces  rivages  les  sites  qu'il  a  décrits,  el 
dont  la  plupart  ont  conservé  leurs  aiipecis  etjusnua  leurs  noms.  La 
ruine  qui  domine  le  coteau  de  Pausilippe,  et  qui  est  située  au-dessus 
de  l'excavation,  passe  généralement  pour  être  le  tombeau  de  ce 
grand  poêle.  Celle  opinion  a  élé  facilement  adoptée,  el  elle  est 
pleine  de  charme  :  elle  rappelle  le  «  . .  0  viihi  tttm  qumn  molliier  ossa 
quiescant 

(2)  Uerculanum,  retrouvée  en  1713,  ne  pourra  jamais  Cire  mise  à 
découvert,  à  cause  de  la  nécessité  oi'i  l'on  esl  de  ménager  les  édifices 
de  Porlici,  sous  lesquels  elle  esl  située.  Lorsqu'on  a  terminé  les 
fouilles  dans  un  endroit,  il  faut  le  remplir  avec  la  lerre  que  l'on  re- 
tire de  quelque  tranchée  voisine.  Quant  à  Pompe'i,  elle  n'est  placée 
que  sous  des  vignes,  et  quelques-uns  de  ses  principaux  édifices  elde 
ses  rues  sont  tout  à  (ail  déblayés. 

(3)  Le  Tasse. 

(4)  En  italien,  Campagna  Felice. 

(5)  C'est  celle  dont  Pline  le  jeune  a  tracé  la  relation  dans  deux  de 
ees  lettres  (Kp.  xvi  et  xx,  lib.  VI). 

(6)  Lucrèce,  au  vers  74"  de  l'édition  de  Lcydc,  1725.  —  Diod.  de  Si- 
cile, liv.  IV^  %  i\.  —  Vilruve,  liv.  Il,  rhap.  vi.  —  Slrabon ,  !iv.  I, 
p.  378. 


séparées  entre  elles  par  des  lits  de  terre  végétale,  et 
Herculanum,  retrouvée  sous  100  pieds  de  semblables 
productions ,  avait  été  fondée  sur  des  laves.  11  était 
donc  hors  de  doute ,  au  temps  oîi  Pline  a  écrit,  que  des 
éruptions  violentes  avaient  éclaté  sur  cette  terre,  dont  le 
nom  était  lui-même  un  vestige  des  feux  qui  l'avaient  dé- 
vasté (1).  Mais  soit  que  les  apparitions  de  ces  phénomènes 
n'eussent  été  consignées  dans  aucun  écrit,  soit  que  les 
monuments  qui  devaient  les  perpétuer  se  fussent  perdus 
dans  la  nuit  des  âges,  une  vague  tradition  était  tout  ce  qu'on 
en  avait  conservé  au  temps  de  Jules-César  et  d'.\uguste, 
et  les  érudits  de  ce  siècle  de  lumières  avaient  relégué  ces 
événements  dans  l'obscurité  des  temps  héroïques,  aux  jours 
reculés  où  les  brillantes  rêveries  des  Grecs  avaient  envahi 
le  domaine  de  l'histoire  et  peuplé  les  villes  et  les  campa- 
gnes d'êtres  imaginaires  et  supposés. 

C'est  ainsi  que  les  premières  éruptions  du  Vésuve  se 
présentèrent  longtemps  à  l'imagination  des  Romains,  en- 
vironnées de  tout  le  prestige  des  fables  ,  et  comme  à  tra- 
vers uu  voile  à  la  fois  riant  et  mystérieux.  On  ne  chercha 
point  à  les  approfondir,  parce  que  les  approfondir  était 
impossible;  leur  souvenir  se  confondit  avec  les  faits  mer- 
veilleux dont  le  récit  se  trouvait  attaché  à  la  même  époque, 
et  les  circonstances  qui  les  avaient  accompagnées  demeu- 
rèrent aussi  inconnues  que  ces  fictions  poétiques  au  milieu 
desquelles  il  est  encore  si  difficile  de  démêler  la  réalité. 
Que  de  noms,  en  effet,  attachés  à  cette  côte!  combien  de 
scènes  mythologiques  s'étaient  passées  sur  ces  bords  !  Ici 
!e  vainqueur  d'Érymanthe  (2)  avait  effacé  de  la  terre  un 
peuple  entier  de  géants,  dont  l'impitoyable  férocité  outra- 
geait les  dieux  et  les  hommes.  Plus  loin,  de  murmurantes 
forêts,  une  vallée  solitaire,  des  nappes  liquides  teintes  d'é- 
meraudes  et  d'azur.  Ces  bords,  asile  du  silence,  ces  ondes 
consacrées  à  Proserpine,  étaient  révérés  des  mortels  :  c'é- 
tait le  lac  renommé  d'Averne  ;  on  conservait,  dans  les  pre- 
mières années  de  l'ère  chrétienne,  la  mémoire  de  l'oracle 
des  mânes  qui  y  avait  jadis  subsisté  ;  à  des  époques  bien 
antérieures.  Hercule,  le  bienfaiteur  des  humains,  avait 
consommé  l'un  de  ses  travaux  sur  ces  rives,  el  attaché  la 
mémoire  de  son  passage  et  la  dénomination  d'Héraclée  à 
la  ville  qu'il  fonda  sur  cette  plage  el  à  la  route  qui  conduit 
du  lac  à  la  mer.  N'était-ce  pas  cette  mer  qu'avait  sillonnée 
le  vaisseau  d'Ulysse?...  Ulysse,  poursuivant  ses  aventu- 
reuses explorations  parmi  les  écueils,  et  demandant  à  cha- 
que terre  nouvelle  celle  chère  Ithaque,  objet  de  ses  son- 
ges et  de  ses  brûlants  soupirs;  Ulysse,  semblable  à  Énée 
par  sa  destinée  errante,  et  laissant  de  longs  regrets  et  le 
nom  de  Baïus  (3)  au  même  rivage  auquel  le  Troyen  devait 
léguer  à  son  tour  celui  de  Misène.  Plus  loin,  la  sirène  Par- 
thénope  avait  essayé  le  pouvoir  de  ses  chants  mélodieux 
sur  ce  même  Ulysse,  et  ses  affections  inconsolables,  et  ses 


(I)  Tous  ses  alentours  étaient  appelés  Campi  Phlegrei,  champs  de 
feu. 

(J)  La  Tradition  de  cette  exierminalion  des  géants,  celle  deloracle 
des  mânes,  el  la  description  du  lac  Avcrne  û«x  pots  bleus,  sont  con- 
signées dans  Diodore  de  Sicile  vliv.  IV). 

(3)  Cette  assertion  n'a  rien  de  contradictoire  au  récii  d'Homère, 
qui  rapporte  qu'llysse  débarqua  à  Baùli.  site  éloigné  de  quelques 
toises  seulemenl  de  celui  de  Haies.  Celle  tradition  de  la  sépulture  de 
Baius  en  ce  lieu  se  retrouve  dans  la  plupart  des  auteurs  anciens. 

Agrippine  avait  à  Baùli  une  villa  dont  les  débris  subsistent  encore  ; 
c'est  là  qu'elle  fut  poignardée  par  les  sicaires  de  son  Ois. 

Quant  au  promontoire  de  Misène,  tout  le  monde  connaît  les  lignes 
qui  lui  ont  élé  consacrées  par  Virgile ,  et  qui  se  terminent  par  ces 
deux  vers. 

qui  nnnc  MlMnaïab  lllo 

Divltor,  eternumaur  lencl  pfr  sccul»  DnmM. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


349 


charmes  dédaignés,  elle  les  avait  ensevelis  dans  les  flots  (1). 
Rome  ne  pouvait  douter  de  cet  événement  mémorable  ;  la 
sirène  avait  trouvé  un  asile  sur  cette  côte  ;  les  habitants 
avaient  élevé  sur  le  promontoire  un  tombeau  à  cette  divi- 
nité de  la  mer;  ils  avaient  apaisé  ses  mânes  en  consacrant 
à  son  infortune  un  culte  de  commisération  et  d'honneur, 
et  la  ville  qu'ils  élevaient  sur  le  golfe  avait  voulu  être  ap- 
pelée Parthénope. 

Tels  étaient  les  souvenirs  historiques  au  milieu  desquels 
les  premières  éruptions  du  Vésuve  apparurent  aux  Ro- 
mains, et  il  est  certain  qu'au  temps  de  la  république,  il 
présentait  un  aspect  tout  autre  de  ce  qu'on  le  voit  aujour- 
d'hui. On  le  regardait  généralement  comme  un  volcan  dé- 
sormais éteint,  et  les  habitants  de  la  Campanie  croyaient 
n'avoir  rien  à  appréhender  de  son  voisinage.  Ses  pentes 
étaient  boisées  ^2),  et  les  bords  de  son  cratère  présentaient 
des  champs  tapissés  de  pampres,  et  des  plants  de  vigne 
qui  s'y  étaient  propagés  naturellement.  Mais  cette  agreste 
couronne  était  destinée  à  devenir  autre  chose  que  la  parure 
de  ces  rochers ,  et  l'incendie  n'était  pas  le  seul  fléau  que 
le  perfide  Vésuve  devait  répandre  sur  les  campagnes  ; 
écoutons  Plutarque  et  Florus  : 

€  Échappés  des  murs  de  Capoue,  trente  révoltés  s'é- 
taient désigné  trois  chefs  ,  Chrysus,  .-Enomanus ,  ol  un  au- 
tre ,  Thrace  d'origine,  qui  était  né  parmi  les  bergers.  La 
vigueur  de  son  corps  égalait  la  force  de  son  génie,  et  l'élé- 
vation de  son  esprit,  sa  prudence,  étaient  infiniment  au- 
dessus  de  sa  condition.  Amené  jadis  à  Rome  pour  être 
vendu  comme  esclave,  un  serpent  énorme,  ô  prodige!  s'é- 


Ci}  Les  Sirènes  éiaienl  filles  du  fleuve  Acheloùs  ei  de  Calliope. 
Quelques  auteurs  font  dériver  leur  nom  du  mot  grec  seira,  qui  veut 
dire  chaîne  :  était-ce  pour  exprimer  qu'il  était  en  quelque  sorte  im- 
possible de  se  tirer  de  leurs  liens  '  Elles  habitaient  des  rochers  es- 
carpés non  loin  de  la  côte,  entre  l'ile  de  Caprée  et  les  bords  du  golfe 
de  Xaples.  Après  s  être  précipitée  dans  la  mer,  de  desespoir  de  n'avoir 
pu  charmer  Ulysse,  Parthénope  aborda  en  Italie.  On  y  décou\rit  sca 
tombeau  en  bâtissant  une  ville  à  laquelle  on  donna  son  nom,  et  que 
les  habitants  du  pays  ruinèrent  plus  tard  par  haine  et  par  jalousie, 
parce  qu'on  abandonnait  les  délices  de  Cumes  pour  aller  s'y  établir. 
Avertis  par  l'oracle  que.  pour  se  délivrer  des  ravages  de  la  peste,  il 
leur  fallait  rétablir  la  ville  de  Parthénope,  ils  la  relevèrent  et  la  nom- 
mèrent yea-PoUs  (Ville-Nouvelle),  aujourd'hui  Naples. 

(2)    «  Culmina  montis  ejm  multas  arbores  habtut,  titesqve 

(Dion  Cass.,lib.  LXVI,  tom.  II,  >  xxi.) 


tait  roulé  autour  de  son  visage  pendant  son  sommeil.  .Sa 
femme,  versée  dans  l'art  de  prédire,  saisie  tout  à  coup  de 
l'esprit  divin  : 

t — Vous  vous  élèverez,  s'écria-t-elle  ,  à  une  grande 
puissance,  et  les  destins  vous  réservent  d'étranges  vicissi- 
tudes dont  le  résultat  sera  glorieux. 

t  Maintenant,  elle  l'accompagnait  dans  sa  fuite,  appe- 
lant et  espérant  en  silence  ces  brillantes  destinées  que  lui 
présageait  l'avenir. 

€  Sous  les  ordres  d'un  chef  aussi  intrépide,  le  parti  des 
réfractaires  s'accrut  instantanément,  et  leur  nombre  s'éle- 
vait déjà  jusqu'à  dix  mille.  .\près  avoir  défait  une  fois  les 
légions  romaines  et  s'être  emparés  de  leurs  armes  ,  ils  se 
retranchèrent  sur  une  montagne  de  la  Campanie,  retraite 
inaccessible,  qu'il  n'était  possible  de  gravir  que  d'un  seul 
côté,  par  où  un  sentier  périlleux,  étroit,  à  peine  frayé,  ser- 
pentait jusqu'à  sa  cime.  De  tous  les  autres,  des  abimes  ef- 
frayants, des  masses  gigantesques  taillées  à  pic,  d'affreux 
rochers  suspendus  sur  des  précipices.  Le  danger  devenait 
pressant.  Clodius  Glaber,  stationné  au  bas  du  sentier  (1), 
interceptait  le  passage  ;  mais  des  vignes  abondaient  sur  la 
cime  de  la  montagne.  Détachés  du  cep  au  moyen  du  glaive, 
les  sarments  flexibles  devinrent,  dans  les  mnins  des  assié- 
gés ,  des  échelles  d'une  longueur  démesurée  et  de  toute 
la  solidité  désirable,  tressés  avec  l'ingénieuse  industrie 
qu'enfante  la  nécessité.  Suspendue  sur  ce  fragile  chemin 
perpendiculaire,  l'armée  des  rebelles  descendit  silencieuse- 
ment, homme  à  homme,  dans  la  profonde  vallée,  oti  ils 
n'étaient  pas  attendus.  Un  d'entre  eux  demeura  après  les 
autres  sur  la  cime  dépouillée,  d'où  il  leur  jeta  leurs  armes, 
ensuite  il  les  rejoignit  le  dernier.  Plus  terribles  qu'un  incen- 
die, plus  impétueux  qu'un  torrent,  ils  tombent  à  l'impro- 
viste  sur  le  préteur,  le  mettent  en  fuite,  puis  ravagent  la 
Campanie  tout  entière,  les  villages  et  les  cités...  » 

Tel  est  le  tableau  qu'a  tracé  Plutarque  (2).  Cette  armée 
était  celle  des  esclaves ,  ce  mont  était  le  Vésuve ,  ce  chef 
était  Spartacus. 

(i)  Avec  trois  mille  hommes.  Frcioshémius,  dans  ses  èpilomes  des 
livres  de  Tite-Live  que  le  temps  nous  a  enlevés,  rappelle  Claudius 
Pulcher. 

(2)  Vie  de  Marcus  Crassus,  S  x'v  cl  xv. 


I 
I 


ZIISK€T7ItS  SS  FH^MGEs 


MM.  Best  et  Leloir,  qui  gravent  tou- 
tes les  planches  du  Musée  des  Familles, 
ont  obtenu  la  grande  médaille  d'or,  dans 
la  distribution  des  récompenses  décer- 
nées aux  produits  de  l'industrie  nationale. 
M"«  Chanson  a  reçti  également  une  mé- 
daille de  bronze  pour  son  Métier  pari- 
sien, dont  le  Musée  a  publié  une  gra- 
vure. 

La  France  vient  de  perdre  encore  un 
du  ses  plus  illustres  savants  dans  la  per- 
sonne de  M.  Geoffroy  Saint-Hilaire.  La  vie 
lie  ce  naturaliste  célèbre  est  une  preuve 


(du   12  JUILLET  AU  12   AOUT.) 


nouvelle  des  luttes  réservées  à  l'homme 
supérieur  qui  se  consacre  exclusivement 
à  l'étude,  et  qui  marche  droit  à  son  but, 
sans  esprit  d'intrigue  et  sans  autre  ambi- 
tion que  celle  de  faire  faire  de  nouveaux 
et  glorieux  progrès  à  la  science. 

M.  Geoffroy  Saint-Hilaire,  né  à  Élam- 
pes,  en  1777,  avait  clé  destiné  par  «a  fa- 
mille à  l'étal  ecclésia^lique.  Il  vint  de 
bonne  heure  à  Paris  pour  y  suivie  le 
cours  de  ses  éludes.  Placé  au  collège  de 
Navarre,  où  Brisson  professait  alors  la 
physique,  il  ne  tarda  pas  à  sentir  s'éveil- 


ler en  lui  la  vocation  qui  le  portait  aux 
sciences  naturelles.  Il  résolut  donc,  au 
sortir  du  collège,  de  se  donner  tout  entier 
à  la  science.  Des  relations  intimes  avec 
Haiiy  et  Daubenton  l'avaient  d'abord  tour- 
né vers  la  minéralogie;  et,  sans  une  cir- 
constance indépendante  de  sa  prévision,  il 
esl  probable  qu'il  y  serait  demeuré  fidè- 
lement attaché.  Ayant  eu  le  bonheur  de 
pouvoir  s'employer  activement  pour  tirer 
de  prison  Haiiy,  incarcéré  à  la  suite  des 
événements  du  mois  d'août  1792,  Geof- 
froy, protégé  ù  son  tour  par  celui  qu'il 


350 


LECTCRES  DU  SOIR. 


lord  Proby  et  le  général  Béresford  avaient 
déclaré  qu'ils  ne  rempliraient  les  condi- 
tions du  traité  que  lorsque  les  collec- 
tions formées  par  M.  Geoffroy  leur  au 


venait  de  sauver,  fut ,  sur  sa  recomman- 
dation .  nommé  sous-garde  et  démonsira- 
toiir  du  Cabinet  d'histoire  naturelle.  Il  se 
trouvait  depuis  peu  dans  cette  position, 

lorsque  la  Convention,  par  son  décret  du  raient  été  remises.  Le  duc  d'Abramès 
10  juin  1792,  qui  iransfornKtit  le  Jardin  s'était  rendu  sans  trop  de  résistance  à 
des  Plantes  en  un  cercle  de  haut  ensei-  '  leur  demande.  M.  Geoffroy  eut,  encore 
gnement  ,  vint  inopinément  lui  ouvrir  une  fois,  le  nuTite  de  sauver  un  bien 
une  carfière  nouvelle.  U'après  ce  décret,  \  loyalement  acquis  à  son  pays  :  à  sa  solli- 
doiize  professeurs  attachis  à  l'établisse-  citation,  les  conservateurs  du  Musée  d'A- 
meut    devaient  y  faite  un  ensemble  de  juda  vinrent  diclarer  que  les  collections 


leçons  sur  toutes  les  branches  de  l'his- 
toire naturelle. 

M.  Geoffroy,  qui  n'avait  encore  que 
vingt  et  un  ans,  et  qui  ne  s'était  guère  oc- 


appartenaient  en  propre  à  M.  Geoffroy,  et  i 
la  confiscation  n'eut  point  lieu. 

M.  Geoffroy  fut  un  des  premiers  sa- 
vants décorés,  par  Napoléon,  de  l'ordre  de 
cupe  que  de  minéralogie,  se  vit  chaîné  la  Légion-d'Honneur.  Nommé  en  1807 
de  l'enseignement  de  l'histoire  naturelle  i  membre  de  l'Institut,  puis  successive- 
des  animaux  vertébrés.  Doutant  de  lui-  '  ment  associé  de  l'Académie  de  médecine 

même  et  de  sa  force,   il  voulait  refuser; ,  et  de  la  plupart  des  Institutions  scienti-  .  j^s  magnaneries  et  des  atelier.   ^  ira 
Daubenton  le  conlraign.t  a  accepter..  J'ai    figues  de  l'Europe,  il  a  consacré  sa  vie  au  !  vaux  /ufl  affinée  defrn!S^^^^^^ 
•  sur  vniic  l'iiitnriiii  rf'iin  i^rA    lui  riii  r    .•  .  •  n  .    ,  *aux  sur  1  aiunage  oeb  metaux,  sur  Ic  gaz 

«  sur  \ous  I  autorité  d  un  |>ere.  lui  du-    perfectionnement  et  a  l'ensei-nement  de   d'eclairac-o  sur  la  fahriraiion  âU  apîH^pr 
ail.  et  je  prends  la  responsabilité  de   h   zoologie.    Il   occupa   toujours,   pour   ^^  •^'^'^'"o^' ^"^ '^  f"ib"cation  de^  acide,  et 
«  l'événement.  Nul   n'a  encore  enseigné   ainsi  dire  jusqu'à  sa  mort ,  au  Muséum , 
«  à  Paris  la  zoologie;  tout  est  à  créer:  ;  la  chaire  que  lui  avait  donnée  la  Conven- 


de  ces  connaissances  pour  les  besoins 
journaliers  de  la  vie.  Il  prodiguait  son 
temps  avec  un  zèle  et  une  libéralité  infa- 
tigables. 

Ce  que  M.  D'Arcet  a  donné  de  conseils 
en  sa  vie,  de  consultations  pour  aider  les 
uns  dans  des  entreprises,  les  autres  dans 
des  perfectionnements  hygiéniques  ou 
économiques,  est  vraiment  incalculable. 

Dans  l'impossibilité  où  nous  sommes  de 
passer  en  revue  l'immense  catalogue  des 
qucïlious  traitées  par  le  savant  que  l'on 
vient  de  perdre,  nous  rappellerons  seu- 
lement l'établissement  des  bains  et  des 
douches  sulfureuses  de  l'hôpital  Saint- 
Louis,  qui  ont  tant  contribue  à  extirper 
les  maladies  (le  la  population  pauvre;  les 
procédés  d'aération  et  d'assainissement 


«  osez  entreprendre,  et  faites  que  dans] 
«  vingt  ans  on  puisse  dire  :  la  zoologie 
«  est  une  science,  et  une  science  toute 
•  française.  » 

Le  jeune  professeur  réussit  au  delà  de 
toute  espérance.  Dès  qu'il  se  fut  conquis 
de  la  réputation  et  du  crédit,  son  pre- 
mier soin  fut  d'appeler  à  Paris  Georges 
Cuvier,  qui  végétait  alors,  obscur  et  in- 
connu, en  Normandie. 

M.  Geotlroy  Saint-Hilaire  fit  i>artie  de 
l'expédition  d'Egypte,  et  contribua  puis- 
samment au  succès  de  cette  grande  pen- 
sée de  Napoléon,  qui  voulait  réunir  aux 
conquêtes  militaires  les  conquêtes  de  la 
science. 

Lorsque  la  Commission,  réfugiée  à 
Alexandrie  et  livrée  à  l'ennemi  par  un 


des  savons,  la  construction  des  fourneaux, 

le  blanchiment ,  la  papeterie  et  l'emploi 

j  du  bicarbonate  de  soude. 

—  M.  Matthieu  Meunier,  auteur  de  la 

r,   ,„•   , ,,c.„  .      j.                       >  statue  de  f^iala,  dont  nous  avons  nu- 
Charge,  sous  l  Empire,  d  un  cours  ana- 1  n-  •  j      ••  .         ■ 

i  1.  r-.     I.-  J         •  ..     ,.  I  blie  dernièrement  une  gravure,  a  reçu  du 


tion  en  1793,  et  y  exposa  la  philosophie 
zoologique 


logue,  à  la  Faculté  des  sciences,  il  y  lit 
des  leçons  de  philosophie  anatomique. 

Les  ouvrages  de  M.  Ge  ffroy ,  bien 
qu'extrêmement  nombreux,  sont  cepen- 
dant peu  connus  du  public,  parce  qu'ils 
sont  presque  tous  rédigés  en  vue  des  sa- 
vants spéciaux,  et  non  point  en  vue  d'une 
publication  élémentaire.  En  outre,  il  est 
fort  peu  de  ces  œuvres  qui  fassent  corps 
d'ouvrage;  elles  se  réduisent  généralement 
à  des  mémoires  détachés  sur  des  points  de 
doctrine  ou  d'observation  particulière,  et 
publies  isolement  à  divers  intervalles,  ou 
dissémines  dans  des  recueils  scieniiliques. 

Il  ne  nous  est  point  possible  d'entrer 


article  formel  de  la  capitulation,  fui  prête  !  ici  dans  un  examen  raisonné  de  ces  tra- 


à  tomber  entre  les  mains  des  Anglais 
avec  toutes  ses  richesses,  un  littérateur 
anglais,  M.  Hamilton.  fondé  de  pouvoirs 
par  le  général  en  chef,  insista  près  de  nos 
savants  pour  qu'on  lui  fit  remise,  sans 
délai,  de  tous  les  matériaux  amasses  par  les 
Français  avec  tant  de  peine:  ceux-ci,  inti- 
midés et  ne  sachant  comment  faire  résis- 
tance à  la  force,  allaient  peut-être  céder. 
M.  Geoffroy  répondit  à  l'Anglais  : 

«  Dans  deux  jours,  vos  baïonnettes  en- 
treront dans  la  place;  dans  deux  jours, 
nous  vous  livrerons  nos  personnes;  mais, 
d'ici  la  ,  ce  que  vous  exigez  aura  cessé 
d'exister:  votre  odieuse  spoliation  ne  s'ac- 
complira jamas  !  Nous  brûlerons  noiis- 
mêines  nos  richesses.  C'est  de  la  célébrité 
que  vous  voulez  ?  Eh  bien  !  comptez  sur 
les  souvenirs  de  l'histoire  :  vous  aussi , 
vous  aurez  brûlé  une  bibliothèque  d'.\.- 
Ic-xandrie!  » 

Les  collections  furent  donc  sauvées  et 
le  grand  ouvrage  sur  rtgypic,  seul  mo- 
nument de  cette  expédition  glorieuse , 
put  recevoir  son  exécution. 

En  180S,  M.  Geoffroy  quitta  de  nouveau 
la  France,  chargé  par  Napoléon  d'aller 
organiser  l'instruction  publique  en  Por- 
tugal. Lorsque  le  traité  d'évacuation  du 
Portugal  vint  de  nouveau  le  mettre  en 
présence  des  Anglais,  dans  la  même  po- 
sition où  il  s'était  déjà  vu  en  F.gyple  . 


roi  une  médaille  d'or. 

—  Le  daguerréotype  a  souvent  préoc- 
cupé l'attention  des  lecteurs  du  Musée 
des  Familles  ;  nous  les  avons  inities  à 
chacun  des  pas  que  faisait  cette  inven- 
tion, destinée  peut-être  à  réaliser,  un 
jour,  des  merveilles  semblables  à  celles 
que  l'imprimerie  a  produites. 

A  la  découverte  de  M.  Daguerre ,  fort 
incomplète  encore  dans  ses  résultats, 
M.  Fizeau  est  venu  bientôt  ajouter  plus 
de  promptitude  dans  la  reproilitction  des 
images,  et  surtout  plus  de  netteté  et  de 
vigueur  dans  les  ions  par  l'emploi  du 
chlorure  d'or.  Aujourd'hui,  voici  qu'il  a 
trouvé  encore  le  moyen  de  graver,  et  jar 


vaux  :  disons  seulemenl  qu'ils  ont  rendu 

d'immenses  services  à  la  science,  et  qu'ils  !  conséquent  de  reporter  sur  le  papier,  ces 
ont  ouvert  une  voie  nouvelle  à  la  philo- { '™^g«^  auxquelles  nuisait  tant  l'insup- 
sophie.  I  portable  miroileiuent  des  planches  inelal- 

—  Nous  n'en  avons  point  fini  avec  les   '"l"*^*- 
notices  funèbres.  Un  de  nos  savants  les  i     Le  procédé  de  M.  Fizeau  est  très-iiige- 
plus  distingues,  M.  D'.\rcet,  est  mort;    nieux  et  très-lin  dans   son   application 


M.  de  Pixereeourt,  auteur  de  tant  de  mé- 
lodrames célèbres,  a  également  succombé. 
.M.  D'Arceto^t  universellement  regrette 
comme  homme  et  comme  savant;  on  l'ai- 
mait pour  ses  précieuses  qualités,  pour 
sa  bonté ,  pour  sa  delicate.-so  et  sa  pro- 
bité. Comme  savant,  ce  n'est  pas  seule- 


L'image  photographique  résulte,  coiiune 
on  sait,  du  de|M.">t  d'uue  I     "  ie 

mercure  à  la  surface  d'i;;.  ir- 

gent  :  pour  transformer  celle  image  en 
gravure,  il  s'agit  d'attaquer  la  plaque  |iar 
un  agent  sans  action  sur  le  mercure,  et 
propre  à  creuser  l'argent  dans  les  p,irlies 


ment  au  .HÙn  des  Académies  que  sa  perte  '  qui  font  les  ombres;  c'e.-l  ce  que  l'on  avait 
se  fera  sentir.  Ses  avis .  son  expérience ,  !  ebsayé  déjà  avec  un  résultat  incomplet  au 
son  immense  pratique  dans  les  c.  moyen  de  différents  acides, 

d'art ,  de  |)crfeclionnemenls  ind.  Le  succès  de  .M.  Fizeau  lieatd'une  pari 

de  salubrité,  d'appareils  et  d'économie  à  l'emploi  qu'il  a  fait  de  l'eau  regale  élen- 
domestique,  feront  surtout  faute  aux  ad-|  due  ;celle<ombinaison  des  acides  nitrique 
luiuislraieurs  et  aux  industriels,  aux  in-    et  hydrochlorique  attaque  l'argent  à  nu 


venteurs  qui  venaient  ru  lamer  ses  con- 
seils dans  son  cabinet,  à  la  Société  d'en- 
couragement, au  Conseil  de  salubrité. 
M.  D'Arcet  s'occupait  sanscessedes  appli- 
cations utiles  des  principes  cl  des  procé- 


et  ménage  le  mercure;  il  se  forme  un 
chlorure  d'argent  que  M.  Fizeau  dissout 
dans  l'ammoniaque,  puis  il  recommence 
l'opération.  Il  enduit  ensuite  la  plaque, 
ainsi  mordue,  d'un   vernis  qui  pénètre 


des  de  la  science  aux  Ix'soins  des  arts,  de  dans  les  parties  profondes,  et  il  essuie  k 
l'hygiène,  de  la  médecine  et  de  l'i'cono-  la  manière  desimprimeursentaille-douce. 
mie  domestique.  Il  |>ossedail  des  connais-  Les  points  saillants  sonl  mis  à  découvert, 
sauces  solides  et  variées  en  chiuiie,  et  et  le  vernis  demeurant  dans  les  parties 
son  esprit  n'éiail  jamais  dépourvu  de  res- 1  creusées,  on  dore  alors  par  les  procédés 
sources  quand  il  s'agissail  do  tirer  parti  |  de  la  galvanoplastie;  les  points  dorés  de- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


351 


viennenl  inaltaqiiahlesaiix  acides,  de  sorte 
qu'n(m'S  avoir  enlevé  le  vernis,  on  peut 
agir  inipiin('ment  sur  les  parties  déjà  en- 
tamées ei  les  creuser  davantage,  sans  ris- 
quer d'attaquer  les  points  saillants  des- 
tinés à  produire  les  lumières  et  les  demi- 
teintes. 

Dans  cet  étal,  on  possède  une  planche 
mince  çt  les  parties  gravées  sur  argent, 
métal  mou  et  peu  résistant  à  l'action  de 
la  presse;  mais  en  déposant  une  couche 
de  cuivre,  à  l'aide  du  courant  galvanique, 
sur  toute  celte  surface,  on  a  enlin  une 
planche  gravée  propre  à  être  mise  entre  les 
mains  de  l'imprimeur  et  à  supporter  un 
nomhrcux  tirage. 

«  Tel  est  en  somme,  a  dit  M.  Arago, 
en  rendant  compte  de  cette  invention  à 
l'Académie  des  sciences,  tel  est  le  procédé 
de  W.  Fizéau,  sauf  quelques  tours  de 
main  que  la  pratique  peut  seule  appren- 
dre. Ne  reconnaît-on  pas  dans  ces  détails 
et  dans  cette  suite  d'opérations  délicates, 
conduites  avec  un  art  et  une  finesse  d'ob- 
servation remarquables,  la  main  habile 


le  rayon  de  lumière  réfléchi  par  celte  face. 
Au  reste,  M.  Arago  promet  de  se  livrer  à 
(les  recherches,  et  de  trouver  bientôt  le 
mot  de  l'énigme. 

—  Une  grande  révolution  s'est  opérée 
dans  le  journalisme  des  modes:  à  côté  de 
ces  vieux  journaux  qui,  de  temps  immé- 
morial, donnent  à  leurs  abonnés  des  pou- 
pées aflieusement  dessinées  et  des  cos- 
tumes fabuleux  comme  toutes  les  femmes 
de  goût  se  garderaient  bien  d'en  porter, 
est  venu  se  placer  un  nouveau  petit  jour- 
nal, joli,  coquet,  élégant  et  de  bonne 
compagnie;  un  charmant  recueil,  bien 
écrit,  bien  imprimé  et  fort  amusant.  Les 
Modes  Parisiennes,  fondées  par  la  mai- 
son Aubert,  paraissent  tous  les  diman- 
ches. Dans  chaque. numéro,  avec  un  ar- 
ticle très-détaillé  sur  les  modes  du  jour, 
avec  d'intéressantes  nouvelles,  des  cause- 
ries de  salon  et  de  plaisants  rébus  il- 
lustrés, elles  offrent  à  leurs  souscripteurs 
une  gravure  de  modes  dessinée  parunar- 
tistedegrand  talent, gravée  sur  acieravec 
beaucoup  d'art,  et  coloriée  avec  le  soin 


qui  a  si  bien  manié  les  substances  sen-  ;  d'une  jolie   aquarelle.    Comme  si    tout 


sibles,  qui  a  su  fixer  les  images  fugitives 
du  daguerréotype  en  leur  donnant  une 
teinie  chaude  et  dorée,  et  les  reproduire 
avec  tant  de  perfection  au  moyen  de  la 
galvanoplastie?  » 

A  l'appui  de  s'a  description,  M.  Arago  a 
montré  plusieurs  épreuves  tirées  sur  pa- 
pier des  gravures  daguerriennesde  M.  Fi- 
zéau; l'une  de  ces  gravures  représente  un 
bas-relief  de  l'École  des  Beaux- Arts, 
l'autre,  une  porte  sculptée  de  la  galerie 
du  Louvre;  ces  deux  épreuves  paraissent 
d'un  grand  effet. 

— Puiscpie  nous  voici  à  parler  de  l'Acadé- 
mie des  sciences ,  disons  qu'elle  s'est  der- 
nièrement beaucoup  occupée  d'un  jouet. 

Ce  jouet  arrive  de  Chine. 

C'est  un  miroir  jouissant  de  singulières 
propriétés  :  ce  miroir  métallique  offre 
une  surface  polie,  légèrement  convexe, 
rélléchissant  les  objets,  et  dans  laquelle 
on  peut  se  mirer  comme  dans  un  miroir 
de  toilette.  A  la  surlace  inférieure  existent 
des  figures  en  "relief  qui  n'apparaissent 
nullement  sur  la  lace  polie;  et  pourtant, 
en  faisant  tomber  un  rayon  de  soleil  sur 
cette  face,  l'image  lumineuse  se  répète 
au  plafond  de  l'appartement,  non  pas 
seule,  mais  avec  la  ligure  de  la  face  in- 
férieure; Au  premier  abord,  il  y  a  quelque 
chose  d'inexplicable  et  presque  de  magi- 
que dans  cet  effet  inattendu.  Comment 
une  figure,  placée  au  revers  de  ce  miroir, 
se  reproduit-elle  avec  la  lumière  réfléchie 
par  l'autre  face?  Comment  passe-l-elle, 
pour  ainsi  dire,  au  travers  de  cette  plaque 
métallique  pour  se  peindre  au  plafond? 
C'est  là ,  nous  le  répetons,  un  phénomène 
presque  mystérieux,  et  qui  exerce  la  saga- 
cité des  physiciens  de  la  savante  réunion. 

On  peut  supposer  le  fait  que,  soit  par 
suite  de  la  chaleur  agissant  et  dilatant 
différamment  les  parties  épaisses  du  mi- 
roir métalli(iue,  soit  par  une  différence 
dans  le  poli  de  la  placiue,  d'où  rcsulteraii 
une  différence  dans  la  reflexion  des  rayons 
lumineux,  l'image  se  dessine  momenta- 
nément sur  la  surface  polie,  et  va  se 
peindre  sur  le  point  vers  lequel  on  dirige 


cela  n'était  pas  encore  suffisait  pour  les 
distinguer  de  leurs  rivaux,  les  Modes  Pa- 
risiennes publient  dans  presque  tous  les 
numéros  les  patrons  des  robes,  des  bon- 
nets et  des  chapeaux  représentés  par  leurs 
gravures;  enfin  elles  font  présent  à  leurs 
abonnés  pour  un  an,  d'un  prodigieux 
album  de  broderies,  contenant  368  des- 
sins de  cols,  voiles,  voilettes  ou  écliarpes. 
Aussi  le  succès  du  journal  de  M.  Aubert 
est  il  des  plus  brillants  et  des  plus  méri- 
tés. Leô  Modes  Parisiennes  sont  le  guide 
le  plus  sûr  de  la  femme  qui  veut  s'habiller 
comme  on  s'habille  dans  la  bonne  société 
de  Paris. 

—  Les  honneurs  rendus  aux  morts  sont 
un  encouragement  pour  les  vivants,  a  dit 
un  de  nos  plus  illustres  orateurs.  Cette 
pensée  semble  préoccuper  en  ce  moment 
la  France  entière.  Partout  on  élève  ou  l'on 
s'occupe  d'élever  des  monuments  aux 
hommes  célèbres  dont  le  souvenir  ho- 
nore les  lieux  où  ils  sont  nés.  Dieppe  n'a 
pas  voulu  rester  en  arrière,  et  il  y  a  peu 
de  jours,  un  convoi  paré  de  drapeaux  et 
chargé  de  fleurs  apportait  dans  ses  murs 
la  statue  de  Duquesne,  un  de  ses  glorieux 
enfants. 

Nous  avons  tous  vu  et  admiré  cette  sta- 
tue, de  M.  Dantan  aîné,  frère  du  célèbre 
artiste  dont  nos  gravures  ont  si  souvent  re- 
produit les  œuvres  et  nos  colonnes  énu- 
niéré  les  travaux.  Exposée  d'abord  dans 
la  cour  du  Louvre,  elle  a  pris  place  en- 
suite à  l'entrée  de  l'exposition  de  l'In- 
dustrie; car,  après  avoir  valu  des  éloges 
unanimes  au  statuaire,  elle  devait  valoir 
des  récompenses  royaLs  au  fondeur. 

Encore  quelques  jours,  et  elle  prendra 
place  à  Dieppe,  comme  un  juste  hom- 
mage rendu  par  la  reconnaissance  publi- 
que à  la  mémoire  de  Duquesne. 

Personne,  mieux  que  Duquesne,  ne 
mérite  un  pareil  honneur.  Fils  d'un  capi- 
taine de  vaisseau,  et  initié  de  bonne 
heure,  par  son  père,  à  la  science  de  la  na- 
vigation, le  jeune  Abraham  Du(iuesne, 
encore  enfant,  s'essayait  à  lutter,  sur  la 
côte  de  Dieppe,  contre  les  vagues  irritées 


et  à  triompher  de  leur  fureur.  Son  père 
fil  succéder  à  ces  jeux  des  études  sé- 
rieuses et  fort  rares  à  cette  époque  (Du- 
quesne était  né  en  1610).  Il  voulut  que 
son  fils,  encore  adolescent,  parcourût 
tous  les  ports  de  la  France,  en  étudiât 
les  ressources,  et  se  mît  à  même  d'appré- 
cier, d'une  manière  approfondie,  leur  fai- 
blesse ou  leurs  avantages. 

Ce  fut  ensuite  par  de  nombreux  voya- 
ges sur  des  baleiniers  marchands,  que  le 
jeune  Abraham  continua  son  éducation 
de  marin. 

Après  un  tel  noviciat ,  il  ne  pouvait 
manquer  de  prendre  place  parmi  les  of- 
ficiers les  plus  distingués  de  la  marine 
française;  aussi,  dès  1637,  jeta-l-on  les 
yeux  sur  lui  pour  lui  confier  le  comman- 
dement d'un  vaisseau.  Ce  vaisseau  faisait 
partie  de  la  flotte  qui  chassa  les  Espa- 
gnols des  îles  de  Lerins,  et  le  jeune  of- 
ficier se  distingua  parmi  les  plus  braves, 
les  plus  expérimentés  et  les  plus  heu- 
reux. 

Au  moment  où  il  se  disposait  à  aller 
réjouir  le  cœur  de  son  père  en  lui  ap- 
prenant ces  heureuses  nouvelles,  une  let- 
tre de  sa  mère  lui  fut  remise...  Son  père 
venait  d'être  tué  par  les  Espagnols,  (jui 
avaient  attaqué  traîtreusement ,  la  nuit , 
le  bâtiment  qu'il  commandait.  Duquesne 
jura  de  venger  la  mort  du  vieillard,  et 
ne  larda  point  à  tenir  son  serment.  A 
quelque  temps  de  là,  au  combat  de  Scu- 
tary,  il  attaqua,  corps  à  corps,  le  vaisseau 
amiral  de  la  flotte  espagnole,  et  le  força  à 
amener  son  pavillon. 

Dès  lors,  la  victoire  sembla  faire  un 
pacte  avec  Duquesne.  Dans  l'expédition 
de  la  Corogne,  il  devance  tous  les  vais- 
seaux français,  attaque  seul  la  flotte  en- 
nemie, et,  quoique  blessé,  ne  donne  le 
signal  de  la  retraite  qu'après  avoir  été 
séparé  de  l'ennemi  par  la  tempête.  A  Tar- 
ragone,  il  sauve  vingt  bâtiments,  et  à  Sal- 
ées, il  reçoit  deux  glorieuses  blessures. 

Puis  viennenl  pour  la  marine  française 
des  jours  d'inaction  et  d'obscurité.  Af- 
famé d'activité  et  de  gloire,  Duquesne 
part  pour  la  Suède,  devient  vice-amiral 
de  ses  flottes,  et  disperse  devant  Golhem- 
bourg  de  nombreux  bâtiuienls  danois. 

La  paix  le  ramène  en  France.  Là,  il  ne 
larde  point  à  apprendre  que  les  Espa- 
gnols, ses  anciens  ennemis,  viennent  au 
secours  de  Bordeaux  ,  révoltée  contre 
Louis  XIV,  encore  enfant.  Duquesne 
n'hésite  pas.  Aussitôt  il  arme  à  ses  frais 
une  escadre,  met  à  la  mer,  et  court  au- 
devant  des  Espagnols.  Chemin  faisant , 
il  rencontre  une  flotte  anglaise.  L'amiral 
veut  exiger  que  le  pavillon  français  s'in- 
cline devant  celui  de  la  Grande-Breta- 
gne. Pour  toute  réponse,  Duquesne  mon- 
tre ses  canons,  et  quelques  heures  après, 
les  vaisseaux  anglais  fuient  disperses  cl 
vaincus. 

Grâce  à  Duquesne,  l'embouchure  de  la 
Gironde  est  fermée  aux  Espagnols,  et 
Bordeaux  capitule  et  rentre  sous  l'auto- 
rité du  roi.  La  reine,  Anne  d'Autriche, 
pour  récompenser  tant  de  services,  donne 
à  Duqm^sne  le  château  el  l'île  d'Indret, 
près  de  Nantes. 
En  1752,  on  retrouve  Duquesne  se  cou- 


352 


LECTURES  DU  SOIR. 


vrani  de  gloire  contre  les  Anglais;  il  aide 
ensuite  à  la  délivrance  de  Messine,  el  se 
voit,  plus  tard,  désigné  par  Louis  XIV 
pour  combattre  le  grand  Ruyler.  La  pre- 
mière fois  qu'il  se  rencontra  face  à  face 
avec  ce  redoutable  adversaire,  ce  fut  près 
de  Slromboli,  el  il  eut  le  bonheur  de 
remporter  l'avantage.  A  la  même  épo- 


que, pour  assurer  la  délivrance  de  Messi- 
ne, il  eut  le  courage  de  renoncer  à  livrer 
un  grand  combat  naval  où  la  victoire 
lui  semblait  assurée;  noble  et  rare  exem- 
ple, plus  glorieux  peut-être  que  les  plus 
hauts  faits  militaires. 

Enfin  l'occasion  de  combattre  Ruyler 
se  présenta  ;  Ruyler  fut  vaincu  et  blessé 


à  mort  dans  un  combat  naval  où  les  deux 
rivaux  se  montrèrent,  par  leur  génie  el 
leur  courage,  dignes  l'un  de  l'autre. 

Louis  XIV  récompensa  d'une  manière 
assez  mesquine  les  grands  services  que 
lui  avait  rendus  Duquesne;  il  se  contenta 
d'ériger  en  marquisat  les  terres  du  Bou- 
cherai el  d'en  faire  don  au  marin. 


A  quelques  années  de  là ,  Duquesne 
sortit  encore  de  sa  retraite,  ol  ce  fut  pour 
aller  accomplir  une  mission  qui  devait 
retentir  avec  éclat  dans  toute  la  chrétien- 
té. Les  puissances  barbaresques  ne  ces- 
saient point  de  désoler,  par  leurs  dépréda- 
tions ,  les  batimcnls  français ,  el  ces 
hardis  corsaires  reuiplissaient  de  prison- 
niers leurs  villes  de  Tripoli  et  d'Alger. 
Du(iuesne  parut  avec  une  flotte  devant 
Tripoli,  qui  s'humilia  tremblante  de  ter- 
reur :  il  trouva  plus  de  résistance  de- 


Duguesne  (statue  [lar  M.  Dantan  aiué). 

vant  Alger,  qu'il  bombarda  et  qu'il  força 
d'accepter  les  conditions  imposées  par  la 
France. 

La  dernière  campagne  de  Duquesne 
fut  une  victoire  ;  ce  fut  par  la  défaite  de 
la  république  de  Gênes  el  par  le  bombar- 
dement de  celte  ville  qu'il  termina  une 
carrière  toujours  victorieuse. 

Duquesne  après  avoir  triomphé  de  la 
république  de  Gênes,  se  retira  dans  le 
sein  de  sa  famille,  et  y  mourut  à  l'âge 
de  soixante -dix -huit  ans,   oublié   par 


I  Louis  XIV,  que  dos  préjugés  et  des  in- 
fluences de  cour  rendirent  toujours  in- 
juste envers  ce  grand  ca[>itaine. 

Duquesne  n'avait  même  pas  un  monu- 
ment sur  sa  tombe  :  la  ville  do  Dieppe, 
en  lui  élevant  une  statue,  non-seulemeni 
honore  un  de  ses  enfants,  mais  encore  ré- 
pare une  injustice. 


le  n'dacteur  en  chef,  S.  HEXHY  nERTlIOl'D. 
Le  direcieur,  F.  PIOfRE. 


Imprimerie  de  IIEN.NUYF.R 


rue  Lcmercicr,  ï4.  DaiignoUrs. 


XII. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


333 


I 


Y^,v 


La  chambre  commençait  à  devenir  obscure,  et  Cœlio  , 
depuis  une  demi-heure  occupé  à  sa  toilette,  mettait  la  der- 
rière épingle  à  sa  cravate  sans  autre  lumière  pour  l'éclai- 
rer à  son  miroir  que  la  réverbération  d'une  lanterne  allu- 
mée, dans  la  rue,  sous  sa  fenêtre.  Le  malheur  vouJut 
qu'au  moment  où  cette  grave  opération  semblait  termi- 
née une  boucie  revèche  se  dérangeât  dans  sa  coiffure  ;  le 
jeune  homme,  irrité,  frappa  du  pied  d'impatience  et  courut 
à  la  sonnette,  et  comme  le  tiutemeut  métallique  demeu- 
rait sans  réponse,  de  plus  en  plus  impatient  et  furieux , 
jaloux  du  reste  d'exercer  sa  mauvaise  humeur  sur  le  pre- 
mier objet  qu'il  rencontrait ,  il  s'évertua  à  carillonner  de 
toutes  ses  forces,  et  fit  si  bien  que  le  cordon  unit  par  lui 
rester  à  la  main. 

—  Hôtellerie  de  l'enfer  !  mumiura-t-il;  et,  se  jetant  sur 

SEPTEMDRE  iSii, 


le  sofa,  il  poussa  les  ressorts  de  sa  montre,  qui  sonna  sept 
heures  trois  quarts.  Maudit  retard  !  s'ils  allaient  commencer 
sans  moi  !  Et  dire  qu'il  en  coîite  si  cher  pour  être  servi  d« 
la  sorte! 

11  se  leva  et  vint  à  la  fenêtre  ;  un  bruit  inaccoutumé 
se  faisait  autour  de  l'Opéra,  sur' la  place  voisine  ;  une  im- 
mense multitude  se  pressait  aux  portes,  et  toutes  les  vitres 
du  quartier  frémissaient  aux  roulements  des  équipages  qui 
arrivaient  en  foule. 

—  Une  belle  soirée  qui  se  prépare  et  dont  je  serai  l'âme, 
moi,  Cœlio,  moi,  poète,  dont  l'inspiration  a  fourni  sou 
texte  au  musicien  ;  encore  quelques  heures  et  je  deviens 
célèbre,  et  mon  nom,  étoile  par  le  succès,  flotte  dans  les 
vapeurs  d'une  atmosphère  mélodieuse  et  rayonnante  aux 
applaudissements  d'un  public  enthousiaste  que  mon  génie 
enivre.  Encore  quelques  heures,  et  Marianne  m'appartien- 
dra ;  j'ai  rêvé  de  serpents  cette  nuit,  et,  dans  la  langue  iea 

—  -ij  —  OUZltSE  VOLl'JIK, 


354 


LECTURES  DU  SOIR. 


songes,  un  serpent  veut  dire  un  anneau: l'anneau  conjugal 
que  je  passe  à  ton  joli  doigt,  Marianne.  Ta  mère,  la  prési- 
dente, ne  s'oppose  plus  à  mou  amour  sous  prétexte  que  je 
suis  sans  fortune  ;  j'ai  trouvé  la  mine  d'or  du  succès,  j'y 
puise  nuit  et  jour  à  pleines  mains,  et  désormais  je  ne  te 
'Quitte  plus ,  je  reste  auprès  de  toi  ;  je  renonce  pour  toi  à 
'e  voyage  d'Italie,  où  ce  vieux  fou  de  marquis  voulait  m'en- 
trainer... 

A  peine  il  finissait  ces  mots ,  qu'on  heurta  violemment 
à  la  porte  : 

—  Bon  !  encore  ce  damné  vieillard,  grommela  Cœlio,  re- 
connaissant le  marquis  au  bruit  mesuré  de  ses  pas  ainsi 
qu'à  une  petite  toux  sèche  qui  ne  manquait  jamais  de  l'an- 
noncer; en  vérité,  il  faut  que  cet  homme  ait  juré  de  me 
rendre  fou.  N'importe!  pour  aujourd'hui,  je  saurai  bien 
l'en  empêcher. 

Et  comme  il  s'élançait  vers  la  porte  pour  mettre  le  ver- 
rou, ses  pieds  s'embarrassèrent  dans  les  plis  de  sa  robe  de 
chambre,  qu'il  venait  de  jeter  sur  le  dos  d'un  fauteuil  ;  le 
fauteuil  et  lui  tombèrent  de  tout  leur  poids  contre  une  table, 
qui,  suivant  l'impulsion  générale,  roula  à  terre  avec  tout 
son  attirail  de  chandeliers,  de  verres  et  de  carafes.  Or,  pen- 
dant la  bagarre,  le  marquis  était  entré,  et,  s'avançant  à 
tâtons  sans  trop  distinguer  ce  qui  se  passait  dans  celle 
chambre  obscure  : 

—  Bonsoir,  messieurs ,  bonsoir,  s'écria-t-il  d'une  voix 
flûlée  ;  est-ce  qu'on  se  bat  ici  ?  Continuez,  de  grâce,  que  je 
ne  vous  dérange  pas.  Vive  Dieu  !  quand  j'étais  dans  les 
pages ,  à  Versailles ,  moi  aussi  j'aimais  à  m'escrimer,  et 
malheur  à  l'importun  qui  serait  venu  se  jeter  au  travers 
d'une  partie  de  fleurets  vaillamment  engagée  ! 

—  Je  suis  seul,  marquis,  tout  seul,  reprit  Cœlio,  et  vous 
prie  de  m'excuser  de  vous  recevoir  ainsi  dans  une  chambre 
sans  lumière.  Je  voulais  prendre  mon  chapeau  et  sortir, 
lorsque  j'ai  été  donner  en  plein  contre  ce  maudit  fauteuil, 
et... 

—  N'importe ,  cher  docteur;  je  ne  vous  retiens  pas.  Il 
s'agit  seulement  de  s'expliquer,  et  je  veux  savoir  de  vous, 
oui  ou  non,  si  vous  consentez  à  m'accompagner  dans  mon 
voyage  en  Italie ,  car  j'entends  protiter  des  quelques  beaux 
jours  qui  nous  restent  encore  avant  l'entrée  de  la  mauvaise 
saison  pour  sortir  de  vos  tristes  pays  du  Nord. 

—  En  vérité,  marquis,  dit  Cœlio  en  jouant  l'homme  em- 
barrassé, vous  me  rendez  confus  avec  les  politesses  dont 
vous  m'accablez  ;  certainement  c'est  plus ,  mille  fois  plus 
que  je  ne  mérite  ;  mais  vous  n'ignorez  pas  que  j'ai  des 
cours  à  suivre  ici,  des  études  à  terminer... 

—  Permettez-moi ,  monsieur  le  docteur,  de  me  reposer 
un  instant;  votre  escalier  m'a  fatigué,  et  je  sens  que  ma 
quinte  va  me  prendre. 

Le  marquis  se  laissa  aller  sur  le  sofa  et  toussa  environ 
deux  minutes  à  faire  trembler  les  murailles.  Cœlio  était  sur 
des  charbons  ardents ,  et  se  mit  à  mesurer  sa  chambre 
en  tous  les  sens ,  ne  rêvant  plus  qu'aux  moyens  de  se  dé- 
barrasser d'une  visite  qui  commençait  à  lui  devenir  insup- 
portable. 

— Vous  tousser  bien  ce  soir,  mon  cher  marquis  ;  je  crains 
que  cette  chambre  ne  soit  trop  froide  pour  vous,  et  si  vous 
m'en  croyez... 

—  Non!  non!  par  le  vent  qu'il  fait,  j'aurai  marché  trop 
vite.  Vous  parliez  de  vos  cours;  mais  si  j'en  crois  certains 
professeurs  de  l'Universilé,  la  médecine  ici  ne  vous  occupe 
guère,  et  vous  préférez  singulièrement  aux  cours  de  la 
Faculté  d'autres  cours ,  moins  pratiques  sans  doute  ,  mais 
qui  ont  bien  aussi  leurs  charmes ,  cours  de  belles-lettres , 


de  poésie  et  de  galanterie,  auxquels  la  belle  Marianne  de 
Neuwald  a  pris  à  tâche,  dit-on,  de  vous  initier. 

—  Monsieur  le  marquis... 

—  Là,  là,  mon  jeune  ami;  vous  terminerez  vos  éludes 
médicales  à  Salerne,  et  si  vous  parvenez  à  guérir  ma  toux, 
je  vous  proclame  un  Esculape!  Mais,  de  grâce,  promettez- 
moi  de  renoncer  à  cette  manie  que  vous  avez  de  rimer  ainsi 
à  tout  propos,  et  ne  refusez  plus  de  m'accompagner  en 
Italie,  Je  sais  que  je  passe  à  vos  yeux  pour  un  vieux  fou  in- 
capable de  rien  comprendre  aux  merveilles  de  cet  idéal  que 
vous  caressez  dans  vos  rêves;  mais  n'importe!  je  vous 
aime,  je  vous  aime  comme  si  vous  étiez  mon  fils,  et  n'ou- 
blierai jamais  que  je  vous  ai  bercé  tout  enfant  dans  mes 
bras.  D'ailleurs ,  j'ai  promis  à  votre  digne  père  de  veiller 
sur  votre  avenir,  et  je  vous  sauverai,  jeune  homme,  oui, 
je  vous  sauverai  malgré  vous-même. 

—  Pardonnez,  monsieur  le  marquis;  mais  le  temps  me 
presse,  je  suis  attendu...  Demain  je  prendrai  la  liberté  de 
passer  chez  vous  pour  vous  faire  mes  adieux. 

Et  là-dessus  Cœlio  p[it  ses  gants  et  son  chapeau  et  se 
mit  en  devoir  de  franchir  le  seuil  de  sa  chambre ,  dont  il 
agitait  la  clef  dans  ses  mains  depuis  plus  d'un  quart  d'heure. 
Le  marquis  ,  sans  se  hâter  ni  changer  de  ton  le  moins  du 
monde,  se  leva  du  sofa,  et,  lui  frappant  doucement  sur 
l'épaule: 

—  A  mardi  donc ,  monsieur  le  docteur,  nous  partons 
mardi  prochain  pour  l'Ilalie. 

Ces  paroles  du  vieillard ,  prononcées  avec  une  espèce 
d'accent  prophétique,  frappèrent  vivement  le  jeune  hom- 
me, qui  resta  sans  répondre,  et  se  contenta  d'offrir  son  bras 
au  marquis  pour  l'aider  à  descendre  l'escalier.  Arrivés  de- 
vant la  porte  de  la  maison,  Cœlio,  regrcttanî  déjà  peut-être 
la  manière  brusque  dont  il  avait  accueilli  jusque-là  les 
marques  de  sympathie  qu'on  lui  prodiguait,  Cœlio  serra  la 
main  au  vieillard  avec  effusion,  et  comme  il  allait  se  diri- 
ger du  côté  des  tilleuls,  le  marquis  le  retenant  encore  : 

—  Ne  manquez  pas  de  faire  à  M^*  la  présidente,  ainsi 
qu'à  M"°  Marianne,  les  adieux  que  vous  me  promeltez,  à 
moi,  pour  demain.  Vous  ne  voyez  donc  pas,  mon  cher, 
qu'on  vous  mène  par  le  bout  du  nez.  De  l'amour!  ils  ap- 
pellent cela  de  l'amour!  Fantaisie,  jeunes  gens,  fantaisie! 


II. 


En  quittant  le  marquis,  Cœlio  courut  à  l'Opéra.  Mais  les 
illusions  rayonnantes,  les  belles  illusions  couleur  de  l'arc- 
en-ciel  qui  escortaient  notre  poêle  pendant  le  court  trajet, 
le  laissèrent  à  la  porte  du  théâtre ,  où  de  tristes  réalités  Tal- 
tendaient.  L'œuvre  sur  laquelle  il  avait  bâti  tant  de  rêves  de 
fortune  et  d'avenir  échoua  si  complètement,  que,  dès  le  se- 
cond acte,  le  pauvre  jeune  homme  perdait  toute  contenance, 
et  s'appuyait  contre  la  coulisse  pour  ne  pas  défaillir  au  bruit 
outrageux  et  discordant  d'une  fusée  de  sifflets,  qui  papillo- 
taient en  éclaireurs  en  avant  des  contre-basses  et  des  trom- 
bones de  l'orchestre  et  mettaient  ses  oreilles  à  sang.  Evi- 
demment Cœlio  avait  mal  interprété  le  songe  de  la  nuit 
précédente.  Un  serpent  vu  en  rêve  ne  veut  pas  toujours 
dire  un  anneau  conjugal,  surtout  lorsqu'il  appareil  à  un 
auteur  dramatique  le  jour  de  sa  première  représentation. 
La  partie  une  fois  compromise,  notre  pocie  ne  songea  plus 
qu'à  mettre  en  sûreté  son  amour-propre.  Après  tout,  il  pou- 
vait bien  se  faire  que  ce  fût  la  musique  seule  qu'on  eut 
sifïlée.  Cette  idée  lui  sourit  assez,  et,  de  ce  moment,  Cœlio 
conçut  au  fond  de  l'àmc  un  suprême  dédain  pour  le  génie 
du  maestro  dont  il  exaltait  la  veille  encore  les  prodigieuses 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


355 


créations,  et  se  demanda,  de  bonne  foi,  comment  il  avait 
pu  confier  son  œuvre  à  une  pareil  drôle. 

Pendant  Tentr'acte,  Cœlio  jugea  qu'il  était  convenable  de 
se  présenter  dans  la  loge  deM"«deNeuwald.  Lorsqu'il  entra, 
Marianne  lui  tourna  le  dos  et  continua  de  causer  avec  un 
attaché  de  la  légation  de  France,  qui  jouait  avec  son  bouquet; 
quant  à  .M"«  la  présidente,  à  peine  si  elle  daigna  répondre 
par  un  signe  de  tète  à  son  salut  affectueux  ;  ce  que  voyant,  le 
malheureux  poète  ne  sut  quelle  figure  faire,  et  rengaina  ses 
compliments  ainsi  que  les  agréables  épigrammes  qu'il  s'é- 
tait proposé  de  décocher  contre  son  maestro,  et  qui,  par 
l'accueil  glacial  qu'il  recevait,  restèrent  collées  à  son  palais 
avec  sa  langue,  jusqu'au  moment  où  la  sonnette  du  régis- 
seur lui  fournit  un  prétexte  pour  se  retirer.  En  quittant  la 
loge,  Cœlio  sortit  à  l'instant  du  théâtre,  en  proie  à  la  plus 
vive  agitation.  Furieux,  blessé  dans  ses  vanités,  dans  ses 
ambitions  les  plus  secrètes,  plein  de  colère  et  de  confusion, 
il  erra  longtemps  au  grand  air  sans  pouvoir  rassembler 
deux  idées,  accusant  tout  le  monde,  maudissant  Marianne 
et  la  présidente ,  et  se  traitant  lui-même  de  pauvre  lou. 
Enfin,  après  une  heure  de  promenade  au  clair  de  lune  à 
travers  /es  quartiers  les  plus  éloignés  de  la  ville,  et  lorsque 
la  fraîcheur  d'une  nuit  d'automne  eut  éteint  les  premières 
bouffées  de  cette  fièvre  chaude  : 

—  Que  ferai-je  maintenant?  s'écria-t-il  ;  Marianne  et  moi 
nous  ne  devons  plus  nous  revoir,  le  ridicule  m'a  tué  à  ses 
yeux,  et,  quant  à  moi,  j'en  suis  à  me  demander  si  je  l'ai 
jamais  aimée. 

En  ce  moment,  un  éclair  traversa  son  esprit.  Italie!  Ita- 
lie !  Le  mot  magique  rayonna  tout  à  coup  comme  une  étoile 
du  milieu  des  débris  de  ses  projets  déçus  et  de  tant  d'espé- 
rances trompées,  comme  si  une  puissance  invisible  l'eCit 
entraîné  malgré  lui  vers  ce  but.  Cœlio  se  trouvait  juste 
vis-à-vis  de  la  maison  du  marquis,  lorsque  cette  révélation 
lui  vint.  Italie!  Italie!  répondaient  toutes  les  voix  de  son 
âme,  et  il  entra.  Arrivé  dans  le  vestibule ,  il  rencontra  le 
valet  de  chambre  du  vieillard  ,  qui  lui  dit  que  son  maître 
était  couché. 

—  Déjà!  reprit  Cœlio;  il  est  à  peine  onze  heures. 

—  Minuit  moins  un  quart ,  si  monsieur  le  docteur  le  per- 
met. Le  marquis  a  pour  habitude  de  s'enfermer  chez  lui 
tous  les  soirs  au  coup  de  dix  heures,  soit  pour  se  mettre 
au  lit,  soit  pour  se  recueillir  dans  son  sanctuaire ,  et,  quand 
une  fois  il  est  là,  qu'il  dorme  ou  qu'il  veille,  on  serait  mal 
venu  de  le  déranger  dans  son  sommeil  ou  dans  sa  médi- 
tation. 

—  Et  qu'appelles-tu  son  sanctuaire  ? 

—  Un  petit  cabinet  dérobé  où  jamais  la  lumière  du  soleil 
ne  pénètre,  et  grand  tout  au  plus  comme  une  loge  de  spec- 
tacle, auquel  M.  le  marquis  adonné  ce  nom.  Du  reste, 
puisque  vous  devez  voyager  avec  mon  maître,  vous  aurez 
plus  d'une  fois  occasion  d'observer  la  chose,  et  c'est  pour 
cela  que  je  prends  sur  moi  de  vous  en  parler.  Figurez-vous 
un  cabinet  étroit,  calfeutré  du  haut  en  bas,  et  couvert  sur 
les  quatre  murs  d'une  vieille  tapisserie  où  vous  voyez  le 
roi  David  jouant  de  la  harpe  devant  l'arche ,  la  chaste  Su- 
sanne  entrant  au  bain,  et  vingt  autres  antiquailles  que  j'ou- 
blie. Puis,  çà  et  là,  accrochée  à  des  porte-manteaux,  toute 
une  garde-robe  de  carnaval  :  des  habits  de  cour  pailletés, 
des  vestes  de  satin  de  toutes  les  couleurs,  des  épces  rouil- 
lées  sans  fourreau,  des  fourreaux  démantelés  sans  épée , 
des  joncs  à  pomme  d'or,  des  tabatières  de  porcelaine  et  de 
rocaille,  des  perruques  ébouriffées,  que  sais-je?  tout  l'atti- 
rail d'une  fripière.  Mais  la  pièce  la  plus  curieuse  du  sanc- 
tuaire est,  sans  contredit,  une  petite  maison  en  carton 
peint,  qu'on  prendrait  volontiers  pour  un  jouet  d'enfant, 


une  maisonnette  fort  habilement  construite,  avec  portes  et 
fenêtres  praticables,  et  qu'habite  une  délicieuse  figure  de 
femme ,  très-joliment  peinte  en  miniature ,  et  placée  à  la 
croisée  du  balcon,  où  vous  diriez  qu'elle  s'est  mise  pour 
prendre  le  frais  du  soir.  Le  tout  repose  sur  une  table  en 
bois  des  îles  incrusté:  c'est  ce  qu'il  appelle  son  autel,  et, 
devant  cette  table,  s'étend  un  large  coussin  de  velours,  sau- 
poudré d'une  couche  de  terre  ramassée  en  France  dans  ses 
domaines.  Tant  que  dure  le  jour,  son  chien  dort  sur  ce 
coussin;  mais,  le  soir,  lorsque  les  chandeliers  de  l'aulel 
s'allument,  l'animal  descend  de  lui-même  et  cède  la  place 
au  marquis.  Au  moins,  monsieur  le  docteur,  vous  me  pro- 
mettez de  n'en  rien  dire  ;  j'ai  voulu  savoir  à  toute  force  ce 
que  mon  maître  faisait  là,  et,  une  fois,  Dieu  me  le  par- 
donne, j'ai  regardé  par  le  trou  de  la  serrure.  Je  dis,  Dieu 
me  le  pardonne,  car,  le  moyen  de  ne  point  se  repentir  de 
sa  curiosité  lorsqu'elle  vous  mène  à  assister  à  de  pareilles 
comédies!  Donc,  M.  le  marquis  se  tenait  agenouillé  sur  le 
coussin,  les  bras  tendus  vers  la  maisonnette,  et  des  san- 
glots étouffés  s'échappaient  de  sa  poitrine.  Comme  il  pleu- 
rait! Je  n'aurais  jamais  soupçonné  qu'il  y  eût  tant  de  lar- 
mes dans  ce  vieux  corps  si  desséché.  Il  avait  retiré  de  sa 
bouche  le  noyau  de  cerise,  qui  pendait  attaché  par  un  fil 
d'or  au  balcon  de  la  maisonnette,  juste  à  l'endroit  où  se 
tient  le  portrait. 

—  Voilà  une  dévotion  pour  le  moins  singulière,  murmura 
Cœlio.  Ainsi  cette  histoire  du  noyau  de  cerise  serait  vraie? 
je  l'avais  toujours  prise  pour  une  bouffonnerie;  il  circule 
tant  de  bruits  étranges  sur  le  compte  du  marquis! 

—  La  pure  vérité,  monsieur  le  docteur,  continua  le  digne 
homme,  tout  heureux  ce  soir-là  de  donner  cours  à  sa  verve 
expansive.  Depuis  que  je  l'observe,  je  lui  ai  connu  ce  noyau 
de  cerise  qu'il  porte  constamment  dans  la  bouche  au  moyen 
d'un  fil  d'or  fixé  aux  dents  par  deux  petits  crochets.  .\près 
cela,  quelles  particularités  se  rattachent  à  ces  habitudes  de 
maniaque,  voilà  ce  que  je  ne  saurais  vous  dire.  Mais  n'al- 
lez pas  concevoir  de  mauvaises  idées  sur  lui.  Original  et 
fantasque  comme  vous  le  voyez,  c'est  le  meilleur  homme 
de  la  terre,  le  cœur  le  plus  loyal  et  le  plus  généreux  ;  vous 
ne  croiriez  jamais  tout  le  bien  qu'il  fait  en  cachette.  La 
moitié  de  sa  fortune  va  aux  pauvres ,  et  si ,  pour  ce  qui 
regarde  sa  manière  de  vivre,  il  est  économe  et  souvent  ladre, 
personne,  parmi  ceux  qui  l'entourent ,  ne  se  ressent  de 
cette  extrême  rigueur,  qui  n'atteint  jamais  que  lui-même. 

Notre  homme  en  était  là  de  son  discours  apologique , 
lorsqu'un  vigoureux  coup  de  sonnette  vint  l'interrompre 
d'autorité. 

—  Diable!  c'est  M.  le  marquis.  Que  peut-il  vouloir  à  cette 
heure?  .\ttendez  un  moment,  docteur,  je  vais  vous  an- 
noncer. 

Puis,  revenant  presque  aussitôt  : 

—  M.  le  marquis  demande  à  vous  parler  et  m'ordonne 
de  vous  introduire. 

Le  marquis,  enveloppé  d'ulierobe  de  chambre  de  lam- 
pas  à  ramages,  où  des  oiseaux,  jadis  bleus,  becquetaient 
des  fleurs  et  des  fruits  autrefois  jaunes,  sur  un  fond  qui 
avait  dû  primitivement  être  rose,  le  marquis,  sa  perruque 
poildrce  à  l'oiseau  royal,  une  épée  de  cour  au  côté ,  un 
flambeau  d'argent  à  la  main,  vint  au-devant  de  Cœlio.  Son 
visage  avait  une  expression  étrange  d'exaltation  et  de  souf- 
france, ses  yeux  rayonnaient  comme  dans  l'extase,  et  sur 
ses  joues,  pâles  et  sillonnées  de  rides  profondes,  flottait 
un  sueur  fiévreuse  ;  son  corps  entier  tremblait. 

—  Un  pressentiment  m'avait  dit  que  vous  viendriez  ce 
soir,  mon  cher  Cœlio,  dit-il  en  abordant  d'une  voix  émue 
son  futur  compagnon  de  voyage.  Ou>Tez  de  grand  yeux. 


356 


LECTURES  DU  SOIR. 


jeune  homme,  étonnez-vous  tant  que  vous  voudrez,  mais, 
seulement,  ne  riez  point  de  moi.  Bientôt  peut-être  vous 
me  connaîtrez,  et  alors  vous  pleurerez  sur  moi  au  lieu  de 
rire.  Cette  robe  de  chambre  couleur  de  rose  a  une  histoire 
sombre,  bien  sombre ,  et,  quand  je  l'ai  sur  moi,  il  me  sem- 
ble que  je  suis  mon  propre  spectre.  Donnez-moi  votre  main, 
cherCœlio;  ainsi  donc  nous  partons  mardi  pour  l'Italie, 
c'est  convenu! 

A  ces  mots,  l'apparition  s'éloigna  comme  elle  était  ve- 
nue, etCœlio,  combattu  entre  Tétonnement,  la  curiosité  et 
je  ne  sais  quelle  émotion  superstitieuse  résultant  de  son 
entrevue  nocturne  avec  le  vieillard  fantastique,  Cœlio  des- 
cendit l'escalier  d'un  air  pensif  et  sans  prêter  davantage 
l'oreille  aux  bavardages  du  vieux  domestique,  qui,  sous 
prétexte  de  l'éclairer,  l'accompagna  de  ses  discours  jusqu'à 
la  porte  de  la  rue. 


III. 


Les  jours  suivants  Cœlio,  absorbé  tout  entier  par  les  pré- 
paratifs du  voyage,  n'eut,  on  le  devine,  que  très-peu  de 
temps  à  donner  à  la  mauvaise  humeur,  aux  caprices,  à 
l'agitation  de  tête  et  de  cœur,  qu'en  toute  autre  circon- 
stance n'auraient  pas  manqué  de  provoquer  chez  lui  les 
événements  auxquels  nous  venons  d'assister;  peut-être 
aussi  se  fit-il  à  dessein  plus  affairé  qu'il  n'était  réellement, 
s'exagérant  par  là  l'importance  de  sa  résolution.  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  prit  congé  de  ses  amis  et  envoya  des  cartes  à 
toutes  ses  connaissances,  ayant  bien  garde  de  n'oublier  ni 
M"*  la  présidente  ni  sa  tille.  Observons  en  passant  que  cet 
acte  suprême  de  désespoir  ne  développa  aucune  crise  fâ- 
cheuse pour  le  repos  de  la  jolie  Marianne. 

— 11  part  donc  décidément  pour  l'Italie?  dit  M""»  de  Neu- 
wald,  en  s'interrompant  au  milieu  de  la  lecture  de  son 
journal. 

—  Un  voyage  de  santé  pour  se  remettre  de  sa  chute 
d'avanl-hier,  murmura  la  jeune  fille  sans  se  déranger  de 
son  ouvrage,  et,  tout  à  coup,  avisant  du  coin  de  l'œil  une 
autre  carte  : 

—  .\h!  maman,  M.  Valentin,  tu  sais  qu'il  doit  nous 
accompagner  au  concert  à  deux  heures. 

Or,  M.  Valentin  n'était  autre  que  le  jeune  vicomte  de  Blo- 
vac,  le  même  attaché  à  la  légation  de  France  qui  respirait 
complaisamraent  le  bouquet  de  Marianne  dans  celte  loge 
d'Opéra  où  le  malheureux  Cœlio  avait  joué  un  si  triste  rôle. 

On  devait  partir  le  lendemain  matin  au  point  du  jour; 
Cœlio  se  rendit  dans  la  soirée  chez  le  marquis  ,  et  trouva 
le  vieillard  encore  occupé  à  ses  malles,  épuisé  de  lassitude 
et  pouvant  à  peine  se  tenir  debout  tant  il  s'était  fatigué 
dans  la  journée.  La  poussière  et  réchauffement  avaient 
irrité  sa  toux,  dont  les  accès  le  prenaient  avec  une  violence 
telle,  qu'il  semblait  impossible  qu'on  se  mit  en  route  le  len- 
demain. Cœlio  lui  fit  part  à  plusieurs  reprises  de  ses  in- 
quiétudes à  ce  sujet. 

—  Bah!  bah!  mon  cher  docteur,  répondit-il  d'une  voix 
enrouée,  l'homme  peut  beaucoup,  immensément,  lorsqu'il 
veut.  Jeune  et  robuste  comme  vous  l'êtes,  je  ne  vous  sou- 
haiterais pas  le  genre  de  vie  que  je  mène,  vous  n'y  résiste- 
riez pas  quinze  jours ,  et  pourtant  Dieu  sait  si  j'ai  été  gâté 
dans  mon  enfance.  Plus  tard,  le  malheur  s'est  chargé  de 
refaire  mon  éducation ,  et  je  suis  devenu  philosophe  par 
nécessité  d'abord,  ensuite  par  principe.  Je  me  souviens 
d'un  temps  où  j'avais  plus  de  laquais  pour  me  servir  que 
je  ne  compte  de  doigts  à  mes  mains;  à  cette  époque  je 
dormais  sur  l'édredon  et  sur  la  soie,  on  me  dorlotait 
dans  le  velours,  on  m'enveloppait  da  pelisses,  on  me 


choyait  de  toutes  les  façons,  et  si  bien  que  j'en  devins  une 
créature  toute  frêle  et  maladive.  Un  jour  cependant,  le  Dieu 
de  Job  étendit  sur  moi  ses  verges  de  fer  :  ce  fut  ma  mort. 
De  ce  jour  date  une  nouvelle  période  ;  après  ma  mort,  je 
ressuscitai,  et  la  nécessité  me  saisissant  alors  comme  par 
la  main  ,  m'éleva  comme  son  enfant.  Elle  m'apprit  à  me 
contenter  d'un  pain  amer  et  souvent  arrosé  de  larmes,  d'un 
rude  oreiller  pour  reposer  ma  tête.  Elle  m'apprit  à  souffrir 
le  froid  et  le  chaud,  la  faim  et  la  soif,  à  cheminer  pieds 
nus  à  travers  les  ronces  du  sentier.  Ah  !  ce  fut  une  terrible 
école  ;  mais  je  lui  dois  d'avoir  acquis  la  libre  et  entière 
connaissance  de  moi-même,  d'être  devenu  mon  propre 
maître  et  mon  propre  serviteur,  et  de  pouvoir  désormais 
courir  le  monde  comme  ce  philosophe  de  la  Grèce  anti- 
tique, en  portant  avec  moi  tout  mon  bagage.  Vous  médi- 
rez que  j'ai  recouvré  depuis  une  bonne  partie  de  mes  re- 
venus, et  qu'avec  ce  que  je  possède  il  ne  tiendrait  qu'à  moi 
de  reprendre  l'ancien  train  ;  mais  voyez  la  contradiction  ; 
aujourd'hui,  pour  rien  au  monde  je  ne  renoncerais  à  cette 
vie  économe,  presque  mesquine,  que  j'ai  adoptée,  et  l'ha- 
bitude me  fait  une  nécessité  maintenant  de  ce  dont  la  né- 
cessité m'avait  d'abord  fait  une  habitude. 

—  Plus  je  vous  examine,  et  moins  je  m'explique  le  phé- 
nomène de  votre  existence...  Une  constitution  si  délicate, 
votre  grand  âge,  et  un  pareil  régime  ! 

—  C'est  justement  ce  régime  qui  me  sauve,  cher  docteur; 
toutefois,  je  ne  suis  pas  si  vieux  que  j'en  ai  l'air.  Quel  âge 
me  donnez-vous  donc? 

—  Mais  j'estime  que  vous  devez  avoir  passé  soixante- 
dix. 

—  Tudieu  !  comme  vous  y  allez,  mon  cher  !  j'aborde  à 
peine  les  soixante.  Le  jour  de  ma  naissance  est  assez  mé- 
morable pour  qu'on  s'en  souvienne.  Je  vins  au  monde  le 
jour  où  le  prince  de  Soubise  battit  le  duc  de  Brunswick  près 
de  Johannisberg,  et  mon  père  fut  blessé  à  cette  affaire. 
C'était  le  30  août  i762;  vous  le  voyez,  j'entre  dans  mes 
soixante.  Néanmoins ,  voti-e  estimation  reste  juste.  Vous 
supposiez  soixante-dix,  vous  auriez  pu  tout  aussi  bien  dire 
quatre-vingts.  Il  m'a  suffi  d'un  jour,  d'une  nuit  pour  vieil- 
lir de  trente  ans,  et  lorsque  j'allai  trouver  votre  digne  père 
à  L...,  il  y  a  de  cela  plus  de  vingt  ans,  j'étais  déjà  le  vieil- 
lard que  vous  avez  devant  les  yeux. 

—  En  effet,  depuis  que  je  vous  connais,  vous  êtes  tou- 
jours resté  le  même ,  et  quand  je  me  reporte  par  le  souve- 
nir aux  jours  de  ma  première  enfance ,  je  vous  retrouve 
tel  que  vous  m'apparaissez  à  cette  heure,  avec  cette  ample 
robe  de  chambre,  dont  j'aimais  tant  à  caresser  les  fleurs  et 
les  oiseaux  lorsque  vous  me  berciez  dans  vos  bras.  C'est 
peut-être  aussi  l'étrangeté  de  votre  costume  qui  vous  donne 
cet  air. 

—  Et  pourquoi  changerais-je  mon  costume,  lorsque  moi- 
même  depuis  tant  d'années  je  n'ai  point  changé?  Je  porte 
en  moi  et  sur  moi  mon  siècle  comme  ma  patrie,  et  c'est  ce 
qui  fait  que  je  me  retrouve  partout  dans  mon  centre  natu- 
rel, en  Chine  aussi  bien  qu'à  Paris.  D'ailleurs  ma  France,  à 
moi,  n'est  plus  en  France  ;  où  serait-elle,  si  je  ne  la  trans- 
portais avec  moi  dans  mes  migrations?  Les  Bourbons  ont 
repris  possession  du  troue  de  leurs  pères;  malheureux 
princes,  dans  quel  abîme  les  voilà  tombés  et  quels  éléments 
de  ruine  les  entourent!  Charte,  constitution,  noblesse  de 
batailles.  Code  Napoléon,  que  sais-je!  est-ce  que  c'est  la 
France  tout  cela?  Le^  bâtards  de  la  révolution  et  les  créa- 
tures du  tyran  se  partagent  le  sol  et  les  titres  de  nos  pères, 
et  toute  une  race  de  boue  et  de  sang  dilapide,  au  fond  de 
nos  châteaux  héréditaires,  les  trésors  conquis  sur  nous 
dans  celte  lutte  du  désespoir  que  nous  soutenions  contre 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


357 


les  régicides.  Mais  que  dis-tu  là,  vieux  fou,  vieux  maniaque  ! 
Tais-toi  I  tais-toi  !  N'as-tu  point  rapporté  assez  de  terre  du 
sol  natal,  assez  de  terre  pour  y  coucher  ta  tête  dans  le  cer- 
cueil? 

Le  marquis,  qui  ne  touchait  jamais  de  sang-froid  à  un 


pareil  sujet,  se  mit  alors  à  mesurer  l'appartement  de  long 
en  large,  et  Cœlio,  dont  les  opinions  libérales  faisaient  bruit 
à  cette  époque,  voyant  l'exaltation  du  vieillard,  jugea  pru- 
dent de  ne  pas  le  contredire,  et  de  garder  pour  un  cas  plus 
opportun  ses  théories  de  gouvernement  représentatif. 


Cœlio  et  le  marquis. 


—  Maintenant,  cher  docteur,  reprit  le  marquis  après  une 
pause  de  quelques  minutes,  vous  pouvez  aller  vous  mettre 
au  lit,  car  nous  partons  demain  au  coup  de  cinq  heures. 
Surtout,  songez-y  bien,  point  de  bagages  inutiles  ;  à  Rome 
pas  plus  qu'à  Naples  les  marchands  ne  manquent.  Dieu 
merci ,  et  nous  trouverons  là  tout  ce  dont  nous  pourrions 
avoir  besoin.  Je  ne  prends  pour  mes  effets  qu'une  simple 
petite  valise  ;  quant  aux  coffres  que  vous  avez  vus  derrière 
la  voiture,  ils  ont  servi  à  emballer  le  théâtre  de  ma  vie,  que 
je  colporte  avec  moi  partout  où  je  vais,  comme  Thespis  sa 
brouette.  A  la  première  ville  où  nous  ferons  quelque  séjour, 
je  dresserai  mon  petit  théâtre  et  vous  donnerai  une  repré- 
sentation de  ma  tragédie.  Elle  vous  plaira,  docteur,  elle 
vous  plaira,  car  elle  est  dans  ce  goût  sauvage  et  grotesque 
de  la  littérature  anglaise,  dans  la  manière  de  Shakspeare, 
et  j'y  joue  le  rôle  de  bouffon ,  vous  savez ,  de  ce  fou  qui 
pleure  d'un  côté  et  rit  de  l'autre.  Ahl  j'oubliais  une  der- 
nière recommandation  :  ne  m'apportez  point  de  carton  à 
chapeau ,  car  les  deux  cages  de  mes  serins  occupent  les 
filets  de  la  berline,  et  nous  aurons  à  nos  pieds  mon  vieux 
carlin.  Bonsoir,  cher  docteur,  bonne  nuit. 

IV. 

En  route,  les  rapports  de  nos  voyageurs,  au  lieu  de  s'éta- 


blir sur  le  pied  d'une  familiarité  ouverte  et  commode,  de- 
vinrent de  plus  en  plus  aigres  et  difficiles.  La  gène  et  l'em- 
barras, loin  de  diminuer,  augmentaient  à  chaque  poste,  et 
ces  deux  êtres,  que  les  mêmes  besoins,  les  mêmes  jouis- 
sances ,  les  mêmes  sensations  ,  réunissaient  dans  l'espace 
roulant  d'une  étroite  voiture,  n'avaient  pas  couru  trente 
lieues  ensemble,  qu'ils  paraissaient  complètement  étrangers 
l'un  à  l'autre.  Cœlio,  que  son  père  adorait  de  cette  tendresse 
aveugle  et  superstitieuse  qu'un  père ,  après  avoir  vu  trois 
enfants  mourir  entre  ses  bras,  voue  au  dernier  qui  lui  reste, 
Cœlio  avait  contracté  dans  son  intérieur  d'auUrefois  des 
habitudes  d'enfant  gâté  qui  devaient  rendre  à  la  longue 
son  commerce  peu  facile  ;  en  toute  chose,  notre  jeune  doC' 
teur  avait  ses  opinions  arrêtées  qu'il  émettait  d'un  ton  dog- 
matique et  tranchant  et  dont  il  ne  démordait  pas,  et  si  chez 
lui  les  avenues  du  cœur  étaient  praticables ,  on  peut  dire 
qu'un  triple  mur  d'entêtement  et  d'obstination  défendait 
celles  de  l'esprit.  De  son  côté,  le  marquis  ne  cédait  pas  volon- 
tiers ,  et  quand  on  pense  aux  différences  d'âges,  de  mœurs, 
de  position  ,  aux  incompatibilités  innées  qui  devaient  exis- 
ter entre  eux,  on  s'explique  aisément  pourquoi  ces  deux 
intelligences  ne  pouvaient  entrer  en  contact  sans  se  heur- 
ter sur  tous  les  points.  Pour  la  moindre  bagatelle,  un  com- 
bat d'une  heure  s'engageait  ;  le  plus  simple  motif  donnait 


358 


LECTURES  DU  SOIR. 


lieu  à  des  contestations  sans  fin,  qui,  se  reproduisant  à  tout 
propos, en  devenaient  d'autant  plus  insupportables;  et  cette 
lutte  des  opinions,  qui  d'ordinaire  ranime  un  entretien  et 
le  relève,  avait  dégénéré  chez  eux  en  une  espèce  d'agacerie 
incessante,  provoquant  la  contradiction  pour  la  contradic- 
tion. Cœlio,  d'un  esprit  cultivé,  d'une  élocution  évidem- 
ment plus  facile,  ne  perdait  pas  une  occasion  de  faire  sen- 
tir au  marquis  ses  avantages  sur  ce  point;  et  celui-ci,  à  son 
tour,  mettait  en  avant  avec  non  moins  d'emphase  son  ex- 
périence et  sa  connaissance  du  monde.  Il  bafouait  les  argu- 
ments de  son  jeune  adversaire  comme  autant  de  vapeurs 
vaines  issues  de  la  philosophie  moderne.  Le  marquis  haïs- 
sait du  fond  de  l'àrae  la  philosophie ,  qu'il  appelait  une 
nourrice  de  la  révolution,  et  rejetait  sur  elle  toute  atteinte 
portée  à  ces  doctrines  d'aristocratie  et  de  légitimité  qu'il 
avait  sucées  avec  le  premier  lait.  L'or  du  siècle  de  Louis  XIV 
était  pour  lui  le  seul  bon ,  le  seul  pur,  le  seul  or  ayant  cours 
dans  le  royaume  du  vrai  et  du  beau  :  Cœlio,  au  contraire, 
en  sa  qualité  de  coryphée  enthousiaste  de  toutes  les  nou- 
velles doctrmes,  appelait  cet  or  une  vieille  monnaie  passée 
de  mode,  et  préconisait  des  noms  dont  le  marquis  n'avait 
jamais  entendu  parler.  On  le  voit,  deux  compagnons  de 
cette  espèce  voyageant  ensemble  devaient  avoir  quelque 
peine  à  s'entendre. 

Lorsqu'ils  eurent  passé  la  frontière  d'Italie,  un  nouveau 
sujet  de  discussion  s'offrit  naturellement,  qui  menaça  de 
soulever  des  alertes  plus  vives  que  celles  auxquelles  on 
s'était  livré  jusque-là.  il  s'agissait  du  catholicisme,  vers  le- 
quel Cœlio,  sans  le  connaître  à  fond,  se  sentait  irrésistible- 
ment porté,  par  instinct  poétique  sans  doute  plus  que  par 
conviction  intérieure,  et  que  le  marquis,  déiste  pur  et  ne 
professant  aucun  culte,  ne  manquait  jamais  de  battre  en 
brèche  avec  une  animosité  singulière.  Le  vieillard  avait 
d'autant  plus  à  cœur  d'amener  son  jeune  compagnon  à 
partager  ses  opinions  sur  ce  sujet,  qu'il  commençait  à  crain- 
dre que  celui-ci,  une  fois  à  Rome,  ne  se  convertit  publique- 
ment à  une  religion  dont  le  caractère  grandiose  et  les 
pompes  sacerdotaieis  avaient  déjà  parlé  à  son  imagination 
d'artiste.  Aussi  ne  laissait-il  échapper  aucune  occasion  de 
réveiller  les  débats,  évitant  toutefois  de  froisser  certains 
points  délicats  qu'il  avait  reconnus  dans  cette  jeune  âme. 

Cependant,  un  jour  qu'ils  visitaient  ensemble  l'église  de 
la  Madonnadi  San-Luca,aux  environs  de  Bologne,  Cœlio, 
poussé  à  bout  par  les  impiétés  sarcastiques  du  marquis, 
ne  put  s'empêcher  de  manifester  sa  mauvaise  humeur  à 
son  compagnon. 

—  En  vérité,  marquis,  je  ne  vous  conçois  pas.  Sitôt  que 
vous  entamez  le  chapitre  de  la  religion,  on  dirait  que  votre 
force  de  raisonnement  vous  abandonne.  Eh  quoi  !  vous  dé- 
clamez atout  propos  contre  les  philosophes,  coupables, 
selon  vous,  d'avoir  semé  des  germes  de  révolution  sur  votre 
pays,  et  vous  renchérissez  encore  sur  eux  dans  vos  Dis- 
cours; car  je  mets  en  lait  que  Voltaire  et  Diderot  eux- 
mêmes  ne  s'exprimeraient  pas  sur  l'Église  avec  plus 
d'amertume  et  d'animosité  que  vous  ne  le  faites. 

—  D'accord  ;  aussi  n'ai-je  point  la  prétention  de  passer 
pour  un  homme  conséquent,  pour  un  homme  de  logique 
comme  vous,  cher  docleur,  qui  donnez  de  parti  pris  dans 
un  système  nouveau  de  religion,  de  philosophie,  de  politi- 
que et  de  poésie,  auquel  tous  vos  raisonnements  doivent, 
bon  gré  mal  gré,  se  conformer.  Quant  ii  moi,  mes  opinions 
et  mes  jugements  se  sont  faits  à  l'école  de  la  vie,  et  nulle 
Jhéorie  ne  me  gouverne.  Que  m'importe  après  tout  si  je 
tombe  d'accord  avec  votre  exécrable  Voltaire  dans  la  haine 
que  je  professe  pour  l'Église  catholique?  ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'e^t  que,  sur  ce  sujet  comme  sur  tous  les  autres, 


ce  que  je  pense  et  dis  ne  vient  ni  de  Voltaire  ni  de  Diderot, 
mais  de  moi,  de  moi  seul ,  vous  m'entendez,  docteur,  et  de 
ma  propre  expérience,  que  j'ai  payée ,  Dieu  merci ,  assez 
cher. 

—  L'expérience,  elle  aussi,  nous  abuse,  répliqua  Cœlio, 
surtout  lorsque  nulle  théorie  sérieuse  ne  la  revise  et  ne 
l'éclairé. 

—  Oh!  mon  enfant,  soupira  le  marquis  du  plus  profond 
de  sa  poitrine,  cette  expérience  dont  je  vous  parle  ne  m'a 
point  abusé,  moi:  Dieu  vous  préserve,  aussi  longtemps  que 
vous  vivrez,  d'une  conviction  achetée  à  ce  prix ,  et  quand 
vous  seriez  encore  plus  catholique  et  apostolique ,  je  ne 
vous  souhaite  pas  d'être  ramené  au  culte  de  la  raison  par 
une  épreuve  de  ce  genre.  Du  reste ,  un  jour  peut-être , 
jeune  homme,  nous  reparlerons  de  tout  ceci. 

En  prononçant  ces  derniers  mots,  le  marquis  serra  con- 
vulsivement la  main  de  son  compagnon,  et  la  discussion  en 
resta  là. 

Il  faisait  nuit  close  avant  que  les  deux  pèlerins  attei- 
gnissent les  portes  de  la  ville,  et  la  lune,  en  se  levant,  éten- 
dait sur  leur  chemin  des  masses  d'ombres  et  de  lumière. 
Ils  traversèrent  la  piazza  Maggiore ,  qui ,  par  cette  belle 
soirée  de  dimanche  silencieuse  et  calme,  étalait  avec  orgueil 
aux  rayons  de  l'astre  du  soir  les  splendides  façades  de  ses 
églises  et  de  ses  palais  de  marbre.  La  lumière  tombait  en 
plein  sur  la  statue  de  saint  Pétrone  et  sur  le  Neptune  de 
bronze  de  la  fontaine,  dont  elle  semait  d'étoiles  d'or  la 
nappe  argentée.  La  place  entière  reposait  à  l'ombre  de  Té- 
glise  du  saint  patron.  Cœlio,  absorbé  dans  son  recueille- 
ment, s'était  assis  sur  le  tronçon  d'une  colonne;  pendant 
ce  temps,  le  marquis  arpentait  le  terrain  de  droite  à  gau- 
che ,  et  se  livrait  à  cette  impatiente  activité  de  sa  nature 
irritable  et  nerveuse,  lorsqu'il  avisa,  debout  sous  le  portail 
de  Saint-Pétrone ,  une  figure  encapuchonnée  de  blanc  et 
qui  tenait  un  cierge  allumé  dans  sa  main. 

—  Holà!  monsieur  le  rêveur!  s'écria  le  marquis  du  haut 
des  degrés  de  l'église. 

Et  Cœlio,  se  rendant  à  regret  à  cette  invitation ,  trouva 
le  vieillard,  qui  comprenait  fort  médiocrement  l'italien  et  le 
parlait  horriblement,  engagé  dans  une  conversation  des 
plus  laborieuses  avec  un  frère  de  la  Miséricorde  qui  lui 
demandait  l'aumône. 

—  Dans  quel  but  cette  aumône  que  me  demande  ce  mas- 
que blanc,  avec  son  capuchon  sur  le  nez?  murmura  le 
marquis  d'un  ton  à  demi  courroucé. 

Cœlio  s'informa  poliment  de  la  chose  auprès  du  moine, 
et  obtint  en  réponse  que  c'était  pour  des  messes  de  morts. 

—  Et  quelles  sont  les  âmes  que  vous  prétendez  chanter, 
encenser  et  carillonner?  continua  le  marquis  sur  le  même 
ton. 

Et  l'interprète  transmit  de  nouveau  sa  demande  au  reli- 
gieux, non  sans  en  avoir  singulièrement  adouci  l'expres- 
sion. 

—  Les  messes  pour  lesquelles  notre  confrérie  s'est  mise 
en  quête  dans  les  États  pontificaux,  répondit  l'homme  à  la 
cagoule,  seront  dites  à  Home  prochainement  en  vue  du 
repos  de  l'âme  d'un  jeune  séminariste  de  naissance  espa- 
gnole ,  appartenant  à  l'une  des  plus  illustres  familles  de 
de  Valence,  et  qui  fut  trouvé  tout  récemment  assassiné  der- 
rière le  Chetto  des  Juifs.  Le  pauvre  frère  e^t  mort  sans  re- 
cevoir les  sacrements,  et  pour  entrer  au  ciel  réclame  les 
bénéfices  de  notre  mtercession.  Du  reste,  tout  porte  à  croire 
que  c'était  un  honnête  et  pieux  jeune  homme,  que  de  saints 
motifs  ont  seuls  pu  conduire  dans  cet  aiïreux  repaire.  Il 
voulait  convertir  une  hérétiqire,  à  ce  qu'on  dit,  mais  l'af- 
faire n'est  pas  encore  bien  éclaircie.. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


359 


Le  récit  du  frère  quêteur  parut  produire  une  impression 
profonde  sur  l'esprit  du  marquis,  etCœlio,  qui  s'attendait 
à  une  bordée  de  traits  plaisants  et  sarcastiques,  ne  fut  pas 
médiocrement  étonné  de  voir  la  physionomie  du  vieillard, 
d'ordinaire  si  moqueuse  en  pareille  occasion,  devenir  tout 
à  coup  grave  et  pensive.  Puis ,  après  une  assez  longue 
pause  : 

—  Continuez,  mon  frère,  de  grâce,  continuez,  reprit  le 
marquis  en  italien  et  sur  un  ton  tout  différent. 

—  Je  vous  ai  dit  tout  ce  que  je  savais  de  cette  triste  his- 
toire, répondit  le  moine,  et  je  doute  que  vous  puissiez  en 
apprendre  davantage.  A  Rome,  on  vous  contera  toute  sorte 
d'histoires,  mais  aucun  des  bruits  qui  circulent  ne  s'est 
confirmé  à  l'instruction  judiciaire. 

Lorsque  le  frère  eut  terminé,  le  marquis,  fouillant  dans 
sa  poche,  en  tira  deux  pièces  d'or,  qu'il  laissa  tomber  dans 
la  tète  de  mort  que  celui-ci  tenait  dans  sa  main  en  manière 
de  sébile.  En  ce  moment,  Cœlio  crut  avoir  la  berlue,  et  son 
étonnement  ne  se  contenant  plus  : 

—  Eh!  eh!  marquis,  s'écria-t-il  d'un  air  de  triomphe, 
serait-ce  là  déjà  une  conséquence? 

—  Conséquences!  conséquences!  murmura  le  marquis; 
où  sont  les  conséquences  sur  la  terre?  Il  n'y  a  de  consé- 
quences que  là-haut.  Voyez  la  lune ,  elle  poursuit  au-dessus 
de  nous  sa  carrière  éternelle,  tandis  qu'ici-bas  ombres  et 
rayons  courent  pêle-mêle,  se  croisent  et  se  combattent... 


Ce  fut  vers  les  abords  du  carnaval  que  nos  deux  voya- 
geurs arrivèrent  à  Rome.  Une  demi-heure  à  peu  près  avant 
d'entrer  dans  la  ville,  à  la  dernière  montée  au  delà  du  Tibre, 
Cœlio  sauta  à  bas  de  la  voiture  sous  prétexte  de  jouir  plus 
librement  du  panorama,  mais  au  fond  pour  s'épargner  le 
ridicule  de  traverser  les  rues  de  Rome  dans  la  berline  du 
marquis,  espèce  d'arche  de  Noé  qu'on  eût  prise  pour  l'équi- 
page forain  d'un  escamoteur  ambulant  ;  car  il  faisait  encore 
jour  lorsqu'ils  virent  les  flèches  et  les  tours  de  la  ville  éternelle 
s'élever  du  sein  de  leurs  imposantes  solitudes,  et  les  rayons 
du  soleil  couchant  commençaient  à  peine  à  miroiter  sur 
les  coupoles  et  les  croix  d'or  des  deux  églises  du  Corso , 
quand  Cœlio  rejoignit  l'équipage  à  la  porta  del  Popolo. 
Après  une  discussion  des  plus  vives  et  des  plus  laborieuses 
que  le  marquis  eut  à  soutenir  à  cette  place  en  l'absence  de 
son  interprète,  le  postillon,  sur  un  signal  du  docteur, 
fouetta  les  chevaux  et  l'on  entra;  le  bonhomme,  empa- 
queté dans  le  fond  de  la  voiture,  attifé  comme  un  mandarin 
au  milieu  de  ses  cages  et  de  sa  ménagerie,  et  Cœlio  sui- 
vant à  pied.  Le  peuple  de  Rome,  en  dépit  des  excentrici- 
tés de  toute  espèce  auxquelles  il  lui  arrive  journellement 
d'assister,  et  si  habitué  qu'il  soit  à  voir  poser  devant  lui 
d'étranges  maniaques,  ne  put  s'empêcher  d'ouvrir  de 
grands  yeux  à  l'aspect  de  cet  attelage  grotesque,  et  Cœlio 
n'entendait  partout  sur  le  chemin  que  gens  qui  s'écriaient: 

—  Bon!  voilà  le  carnaval  qui  commence  aujourd'hui  ! 

L'équipage  s'arrêta  devant  une  auberge  de  la  ria  Con~ 
dotti,  et  lorsque  Cœlio,  hâtant  le  pas,  s'élança  vers  la  por- 
tière et  tendit  la  main  au  vieillard  pour  l'aider  à  descendre, 
celui-ci  persista,  malgré  toutes  les  représentations,  à  res- 
ter dans  la  voiture,  et  ne  consentit  à  vider  la  place  qu'a- 
près avoir  vu  enlever  sous  ses  yeux  jusqu'au  dernier  pa- 
quet. Comme  on  pense,  le  déménagement  ne  fut  pas  mince 
affaire  et  dura  près  de  trois  quarts  d'heure,  pendant  les- 
quels avait  eu  le  temps  de  s'assembler  une  multitude  de 
malins  curieux,  que  l'étrangeté  de  l'aventure  ne  tarda  pas 
de  mettre  en  humeur  de  plaisanteries  et  de  quolibets. 


A  la  première  alerte,  les  artistes  du  café  Grèce  étaient  ac- 
courus ;  parmi  eux  se  trouvait  un  jeune  paysagiste  qui  avait 
séjourné  quelque  temps  à  B....  ;  il  commença,  sans  autre 
exorde,  à  raconter  sur  le  fantastique  personnage  toutes  les 
fables  qu'où  débitait  dans  cette  ville. 

—  C'est  le  plus  singulier  original  qu'on  ait  rencontré  ja- 
mais, disait-il;  un  émigré  français  qu'on  appelait  à  B.... 
le  marquis  au  noyau  de  cerise,  personne  dans  la  ville  ne 
lui  connaissait  d'autre  nom.  Figurez-vous  que  cet  oiseau- 
là  porte  dans  sa  bouche  un  noyau  de  cerise  dont  sa  maî- 
tresse le  visa  au  nez  un  jour  qu'il  n'avait  pas  d'autre  dis- 
traction à  lui  offrir.  Le  compère  a  cinquante  mille  livres 
de  rentes  viagères,  et  vit  de  pain  et  d'eau  comme  un  fesse- 
matthieu,  ce  qui  lui  a  valu  une  espèce  de  coqueluche  qu'on 
entend  d'un  quart  de  lieue  à  la  ronde.  Il  compte  ses  grains 
de  café,  et  comme  il  en  met  d'ordinaire  sept  et  demi  pour 
une  tasse ,  il  a  des  paquets  de  demi-grains.  Il  se  couche 
tous  les  soirs  à  huit  heures  pour  épargner  le  bois  et  la  chan- 
delle ,  et  je  gage  qu'il  ne  vient  à  Rome  que  parce  qu'on 
lui  aura  dit  en  Allemagne  qu'on  peut  vivre  ici  à  meilleur 
compte.  Mais  voyez-moi  donc  cet  équipage  et  cet  accou- 
trement ! 

—  Quel  admirable  motif  ce  serait  là  pour  une  charge  de 
carnaval  !  remarqua  un  autre. 

—  Idée  lumineuse,  et  dont  on  saura  se  servir  en  temps 
etlieu,  reprit  le  paysagiste.  Je  prends  sur  moi  de  représen- 
ter le  bonhomme  au  naturel ,  et  de  réjouir  le  Corso  d'un 
portrait  qui  vaudra  pour  le  moins  l'original.  Les  rideaux 
de  mon  lit  me  fourniront  l'étofle  de  sa  roquelaure  chinée, 
et  je  trouverai  chez  le  premier  fripier  le  satin  vert-pomme 
de  son  habit  ;  si  les  broderies  manquaient  par  hasard,  nous 
y  suppléerons  avec  du  papier  peint  et  du  clinquant.  Lais- 
sez-moi faire ,  cette  physionomie  pointue  est  facile  à  saisir, 
et  je  ne  vois  guère  dans  tout  son  attirail  que  la  casquette 
qui  puisse  nous  embarrasser  quelque  peu.  En  effet,  cette 
visière  verte  qui  descend  jusque  sur  le  nez  avec  la  double 
vitre  à  la  place  des  yeux,  est  un  morceau  qu'on  aura  quel- 
que peine  à  se  procurer.  Aussi  j'en  veux  prendre  le  modèle. 

Et,  là-dessus,  le  rapin  se  mit  à  crayonner  la  tête  du 
marquis  avec  tant  de  prestesse  et  de  verve,  qu'il  fut  con- 
traint en  un  moment  de  se  retirer  dans  le  café  pour  échap- 
per aux  obsessions  des  curieux. 

Cependant  le  marquis  toussait,  tempêtait  et  maugréait 
contre  les  gens  de  l'hôtel  qui  l'appelaient  excellence,  le 
poursuivant  de  leurs  sollicitations  importunes,  celui-ci  lui 
présentant  la  carte,  celui-là  lui  demandant  s'il  ferait  un 
long  séjour  dans  la  maison;  à  quoi  le  vieillard,  impatienté, 
répondait  avec  humeur  et  sans  trop  se  préoccuper  du  lan- 
gage moitié  allemand,  moitié  français  dans  lequel  il  s'ex- 
primait. 

—  On  ne  m'appelle  point  excellence,  grommelait-il  entre 
ses  dents;  je  ne  viens  pas  à  Rome  pour  me  donner  une 
gastrite,  et  je  rendrai  grâce  à  Dieu  s'il  me  procure  le  moyen 
de  sortir  aujourd'hui  même  de  ce  coupe-gorge.  En  atten- 
dant, qu'on  me  laisse ,  je  veux  être  seul  ;  si  j'ai  besoin  de 
vous,  je  sonnerai. 

Et  il  entra  dans  sa  chambre,  ahuri  par  les  mille  bruits 
du  voyage  et  de  l'hôtel,  auxquels  venaient  se  joindre  en- 
core les  jappements  du  carlin  qu'il  portait  soigneusement 
sous  son  bras  gauche,  et  les  trilles  chromatiques  de  ses  se- 
rins, vocalisant  à  plein  gosier  dans  leurs  cages  d'ivoire, 
qu'il  tenait  à  la  main  droite. 

Tout  le  temps  que  dura  cette  singulière  installation,' 
Cœlio  s'était  tenu  à  la  fenêtre,  maudissant  du  fond  de  l'àme 
le  vieux  marquis,  dont  les  excentriques  boutades  lassaient 
partout  dès  l'abord  la  bonne  volonté  des  sens. 


360 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Cet  homme  va  m'empoisonner  tout  le  plaisir  que  j'a- 
vais de  voir  Rome  et  l'Italie,  pensait-il  en  lui-même.  Oh  ! 
que  ne  donnerais-je  pour  être  mon  propre  maître  et  pou- 
voir passer  ici  le  carnaval  et  la  semaine  sainte  !  Mais,  bah  ! 
le  vieux  s'est  mis  dans  la  tête  que  le  climat  de  Naples  lui 
rendrait  sa  toux  plus  supportable ,  et  probablement  nous 
délogerons  demain. 

En  ce  moment,  Cœlio  avisa  deux  blonds  jeunes  gens  qui 
traversaient  la  place  d'Espagne  en  se  tenant  au  bras  et  gra- 
vissaient lentement  les  degrés  du  Monte  Pincio. 

—  Heureux  hommes,  murmura  le  poète  à  voix  basse  en 
les  accompagnant  des  yeux  jusqu'à  ce  qu'il  les  vit  dispa- 
raître derrrière  l'église ,  heureux  artistes  !  ils  ont  accompli 
la  tâche  de  la  journée,  et,  libres  maintenant,  ils  vont  s'éga- 
rer à  travers  ces  mélancoliques  solitudes  et  poursuivre  au 
grand  air  de  la  ville  éternelle  quelque  entretien  sur  Raphaël 
ou  Cimarosa,  qu'ils  ne  termineront  qu'à  la  porte  de  leur 
maîtresse!... 

Comme  il  en  était  là  de  sa  rêverie,  Cœlio  sentit  la  main 
du  marquis  lui  frapper  sur  l'épaule  : 

—  Il  y  a  dans  cette  maison  trop  de  bruit  et  de  mouvement 
pour  moi,  dit  le  vieillard.  Informez-vous  et  voyez  si,  à  l'aide 
de  vos  recommandations ,  nous  ne  pourrions  nous  procu- 
rer, au  plus  tôt,  un  appartement  commode  et  tranquille 
dans  quelque  quartier  sain.  Je  médite  un  dessein  qui  ne 
vous  déplaira  pas,  j'imagine,  cher  docteur,  et  vous  propose 
de  rester  ici  jusqu'à  Pâques,  mais  seulement  à  la  condition 
que  je  délogerai  d'ici  sans  retard.  Vous  m'entendez,  autre- 
ment demain,  au  point  du  jour,  je  fais  atteler,  et  je  pars 
pour  Naples. 

Cœlio,  qui  depuis  une  semaine  était  revenu  au  moins 
iix  fois  sur  ce  chapitre  sans  jamais  rien  obtenir  de  l'entê- 
lement  du  vieillard,  se  montra  vivement  touché  de  cet  accès 
û'humeur  conciliante  et  généreuse,  et,  de  peur  que  l'envie 
De  lui  vint  de  se  dédire,  il  se  mit  en  devoir  de  courir  tout 
disposer  à  son  gré. 

—  Merci,  cher  marquis,  merci,  s'écria-l-il  en  lui  serrant 
la  main,  je  ne  veux  pas  perdre  un  moment,  et  j'entends 
m'acquittera  souhait  de  votre  commission. 

—  Allez,  et  n'oubliez  pas,  monsieur  le  docteur,  de  vous 
commander  une  belle  casaque  de  fou  pour  les  mascarades 
de  la  semaine,  continua  le  marquis  avec  un  sourire  plein 
de  douceur  et  de  bonhomie.  Quant  au  logement,  veillez  à 
ce  qu'il  ne  soit  ni  humide  ,  ni  sombre,  ni  trop  haut  ;  vous 
savez  du  reste  aussi  bien  que  moi  ce  qui  me  convient.  J'y 
veux  aussi  célébrer  mon  petit  carnaval  ;  je  me  sens  tout 
triste  et  tout  maussade  lorsque  je  n'ai  pas  autour  de  moi 
mon  sanctuaire... 

—  Au  revoir  donc ,  cher  marquis ,  et  quand  je  devrais 
battre  toute  la  nuit  le  pavé  de  Rome,  votre  commission  sera 
faite  demain. 

A  ces  mots,  Cœlio  prit  congé  du  marquis,  et,  guidé  par 
un  garçon  de  place,  monta  les  degrés  de  l'escalier  où  ses 
yeux  i  un  quart  d'heure  auparavant ,  accompagnaient  si 
avidement  les  deux  jeunes  artistes  ;  car  la  personne  à  qui 
était  adressée  la  lettre  qu'il  avait  à  cœur  de  remettre  dans 
la  soirée  même,  demeurait  dans  la  via  Sistina  sur  le  Monte 
Finch. 

VI. 

Le  signor  Marchesini,  professeur  de  l'Académie  de  Saint- 
Luc,  venait  de  se  retirer  dans  son  atelier,  lorsque  Cœlio 
arrriva  chez  lui  avec  ses  lettres  de  recommandation.  Dans 
une  vaste  chambre  où  l'artiste  exposait  ses  travaux  termi- 
nés, un  bel  enfant  blond  d'une  douzaine  d'années  lisait  à 
Il  clarté  d'une  lampe  anti<;|Me.  L'enfant  reçut  le  jeune  doc- 


teur avec  une  familiarité  souriante  qui  dénotait  un  naturel 
ouvert  ou  plutôt  l'habitude  de  voir  souvent  des  visiteurs 
étrangers  et  de  leur  répondre  : 

—  Je  vais  prévenir  mon  père ,  s'écria-t-il ,  et  en  deux 
bonds  il  disparut  avec  la  lettre. 

Resté  seul,  Cœlio  s'assit  près  de  la  lampe,  et  se  mit  à 
parcourir  machinalement  le  livre  que  l'enfant  avait  laissé 
là.  C'était  un  cahier  de  vers  italiens,  une  sorte  de  com- 
plainte ou  plutôt  de  maculature  comme  il  s'en  débite  dans 
les  carrefours,  et  portant  pour  titre  :  Histoire  édifiante  et 
lamentable  du  bienheureux  don  Aquilas  de  Silva,  na- 
tif de  Valence  en  Espagne,  et  mort  à  Borne  la  première 
nuit  de  l'Avent,  cruellement  égorgé  par  la  main  scé- 
lérate et  fratricide  des  infâmes  mécréants  du  Ghetto. 

—  C'est  singulier,  dit  Cœlio,  la  même  histoire  que  le 
frère  de  la  Miséricorde  nous  a  racontée  à  Bologne,  et  dont 
mon  vieux  marquis  parut  si  vivement  frappé. 

Il  continua.  Les  premières  strophes  contenaient  une  in- 
vocation à  la  Sainte  Vierge,  dont  l'auteur  réclamait  l'inter- 
cession dans  un  poème  tout  écrit  à  sa  gloire,  le  héros  qu'il 
s'était  choisi  ayant  payé  de  son  sang  sa  foi  dans  la  mère  du 
Christ  ;  auxquelles  strophes  en  succédaient  d'autres  plemes 
d'opprobres  et  de  malédictions  contre  les  Juifs;  et  Cœlio  ea 
était  là  de  sa  lecture,  lorsque  l'arrivée  du  professeur  le 
força  de  s'interrompre  et  de  se  lever. 

—  Soyez  le  bienvenu  à  Rome,  monsieur  le  docteur,  s'é- 
cria Marchesini  en  lui  tendant  la  main  avec  franchise  ;  je 
n'ai  lait  que  parcourir  la  lettre  de  notre  ami,  car  j'espère 
que  vous  m'en  direz  sur  son  sujet  plus  long  qu'il  n'en  écrit. 
Vous  êtes  ici  pour  quelque  temps? 

—  Jusqu'à  Pâques,  monsieur,  répondit  Cœlio. 

—  .\  merveille  !  continua  l'artiste  en  l'invitant  à  s'as- 
seoir, vous  ne  sauriez  venir  plus  à  propos  ;  d'abord  le  car- 
naval, ensuite  le  paisible  temps  de  carême,  que  saint  Pierre 
semble  avoir  institué  tout  exprès  pour  que  les  étrangers 
puissent  jouir  dans  le  calme  et  le  recueillement  des  magni- 
ficences de  sa  glorieuse  cité  ;  puis  enfin,  pour  couronner  les 
choses,  la  semaine  sainte.  Mais,  dites-moi,  en  quoi  pour- 
rai-je  vous  servir?  Bien  que  les  moments  dont  je  dispose 
soient  fort  restreints,  je  ne  hais  pas  qu'un  ami  me  dérange. 
Vous  ne  voyagez  pas  seul ,  à  ce  que  j'apprends  par  celte 
lettre  ,  on  dit  même  que  votre  compagnon... 

—  C'est  lui  justement  que  ma  première  démarche  auprès 
de  vous  intéresse,  reprit  Cœlio;  il  désire  quitter  au  plus 
tôt  l'hôtel  où  nous  sommes  descendus  et  prendre  un  appar- 
tement en  ville.  Peut-être  pourriez-vous  nous  donner  là- 
dessus  quelques  renseignements. 

—  Mieux  que  cela,  docteur,  j'ai  ce  qu'il  vous  faut  ;  vous 
logerez  dans  la  maison,  à  un  étage  au-dessous  de  moi;  ua 
admirable  appartement,  ma  foi,  quatre  ou  cinq  pièces,  pro- 
pres, commodes,  exposées  au  midi.  Vous  ne  trouveriez  pas 
dans  tout  Rome  un  plus  agréable  intérieur.  Sur  le  derrière, 
la  vue  s'étend  jusqu'au  Janicule,  jusqu'au  Monte  Mario 
et  même  plus  loin  encore  si  vous  le  voulez,  et,  sur  le  de- 
vant, vous  avez  pour  perspective ,  juste  vis-à-vis  de  vos 
croisées,  la  plus  jolie  tigure  du  quartier.  Dernièrement,  un 
jeune  peintre  allemand  a  quitté  la  maison  qu'elle  habite 
sous  prétexte  que  cette  ravissante  apparition  menaçait 
d'efTacer  dans  ses  rêves  l'idéal  de  ses  Madones.  .Mais  vous, 
qui  ne  poussez  pas  jusqu'à  ce  point  le  mysticisme ,  je  le 
suppose  du  moins,  et  qui  ne  peignez  pas  des  Madones, 
vous  n'avez  pas  à  redouter  de  semblables  dangers. 

—  Et  quand  pourrions-nous  occuper  cet  appartement? 
continua  Cœlio,  répondant  par  un  sourire  à  la  plaisanterie 
du  professeur. 

—  Mais  aujourd'hui  même,  tout  a  l'heure,  à  l'iMlanl.  II 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


361 


était  l'autre  semaiue  à  la  disposition  d'une  famille  anglaise 
qui  vient  de  partir  il  y  a  vingt-quatre  heures ,  et  vous  le 
trouverez  tout  à  fait  en  état  de  vous  recevoir. 

Coelio  calma  l'empressement  de  l'officieux  professeur  en 
lui  disant  que  le  marquis  s'était  arrangé  pour  passer  la 
nuit  à  l'auberge,  et  après  s'être  informé  de  nouveau  de  la 
disposition  des  lieux  et  du  prix  du  loyer,  pria  Marchesini 
de  vouloir  bien  se  charger  de  conclure  avec  l'hôtesse.  Pen- 
dant cet  entretien  ,  le  jeune  docteur  avait  étendu  le  bras 
vers  la  table,  et,  soit  désœuvrement,  soit  dessein  d'amener 
la  conversation  sur  un  sujet  qui  commençait  à  l'intriguer, 
s'amusait  à  tourner  les  feuillets  de  la  complainte. 

—  Prenez  garde,  lui  dit  le  professeur,  vous  allez  vous 
brûler  les  doigts.  Vous  jouez  là  avec  une  marchandise  pro- 
hibée. 

—  Prohibée?  demanda  Cœlio  d'un  air  étonné  et  comme 
s'il  avisait  pour  la  première  fois  le  papier  qu'il  tenait  dans 
ses  mains.  Qu'est-ce  donc? 

—  Une  complainte ,  que  les  crieurs  publics  débitaient 
depuis  six  semaines  à  tous  les  coins  de  rue,  et  que  la  police 
a  fait  saisir  hier  matin.  C'est  une  curieuse  histoire,  le  ro- 
man d'un  jeune  séminariste  de  la  Sapienza  avec  une  belle 
Juive  du  Ghetto  ,  lieu  certes  bien  mal  choisi  pour  de  sem- 
blables aventures.  On  ferme  tous  les  soirs  au  verrou  les 


deux  portes  de  l'immonde  repaire ,  et  ce  n'est  pas  trop  que 
l'agilité  d'un  chat  pour  qui  veut  s'en  aller  roder  de  nuit 
sous  les  fenêtres  des  Esther  et  des  Judith  du  quartier.  Bref, 
le  pauvre  jeune  homme  a  payé  cher  son  goût  pour  l'an- 
cien Testament;  le  lendemain  du  premier  dimanche  de 
l'Avent,  son  corps,  tout  criblé  de  blessures,  fut  trouvé  dans 
le  Tibre,  avec  une  pierre  au  cou  et  dans  le  voisinage  du 
Ghetto.  Je  vous  laisse  à  penser  si  l'événement  fit  du  bruit 
dans  la  ville  ;  le  gouvernement  s'empara  de  l'affaire,  et  tan- 
dis que  la  justice  informait,  le  bon  peuple  imagina  une 
foule  de  légendes,  toutes  plus  merveilleuses  les  unes  que 
les  autres,  où  le  jeune  diacre  espagnol  apparut  l'auréole 
au  front  et  sous  les  traits  d'un  martyr  canonisé.  Un  de  ces 
poèmes  surtout  avait  le  privilège  d'émouvoir  la  multitude 
et  de  provoquer  autour  du  virtuose  populaire  qui  l'exécu- 
tait toutes  les  sympathies  du  dilettantisme  en  plein  vent. 
Mais  la  procédure  n'ayant  rien  pu  découvrir  sur  ce  meur- 
tre, on  a  jugé  convenable  de  confisquer  la  légende  qui  pré- 
tendait en  savoir  plus  long  que  la  sainte  congrégation  cri- 
minelle. 

—  En  vérité,  reprit  Cœlio,  vous  me  donneriez  envie  de 
lire  ce  petit  livre.  Mon  vieux  marquis,  lui  aussi,  je  ne  sais 
trop  pourquoi,  s'intéresse  vivement  à  voire  légende,  dont 
nous  avons  appris  par  hasard  le  premier  mot  à  Bologne. 


Vue  de  Bologne. 


Oserai-je,  sans  indiscrétion,  vous  emprunter  pour  quelques 
jours  cette  complainte? 

—  Prenez,  docteur,  et  gardez-la.  Elle  appartient  à  mon 
fils,  que  je  dédommagerai  sans  peine.  Mais  n'allez  pas 
croire  un  seul  mot  de  tout  ce  que  vous  y  verrez.  Il  n'y  a 
guère  que  les  vers  imprimés  à  la  fin  du  cahier  aui  soient 

SEPTEMBRE    18-J4. 


remarquables  et  bien  sentis  ;  du  reste,  ils  venaient  du  jeune 
homme  lui-même,  on  les  a  trouvés  après  sa  mort  dans  ses 
papiers.  L'épigraphe  qui  accompagne  cette  poésie  doit  avoir 
aussi  quelque  authenticité ,  car  le  crucifix  d'argent  dont 
parle  cette  épigraphe,  et  qu'il  envoyait  avec  ses  vers  à  sa 
madone  Israélite,  n'a  jamais  été  retrouvé,  .'ùen  que  les 

—  46  —  ONZIÈME  VOLL'UE, 


36Î 


LECTURES  DU  SOIR. 


sbires  aient  rais  sens  dessus  dessous  toutes  les  armoires 
et  tous  les  coffres  du  Ghetto.  Somme  toute,  on  peut  con- 
clure que  c'était  là  une  nature  exaltée  et  fougueuse,  le  dé- 
lire d'un  amoureux  et  le  fanatisme  d'un  proscl-  le. 

Cœlio  ouvrit  le  livre  à  l'endroit  où  se  trouvait  la  poésie 
que  le  professeur  lui  indiquait. 

—  Eh  bien!  jeune  homme,  que  pensez-vous  de  ces  vers? 

—  Mais,  autant  que  j'en  puis  juger,  ils  me  paraissent 
beaux  et  bien  sentis. 

—  C'est  aussi  mon  opinion  ;  seulement  je  vous  conseille 
de  vous  défier  de  tout  le  reste. 

En  ce  moment,  Cœlio  se  leva  et  prit  congé  du  professeur, 
non  sans  lui  avoir  témoigné  toute  sa  reconnaissance  pour 
les  soins  dont  il  consentait  à  se  charger. 

—  A  demain  donc ,  lui  dit  Marchesini  en  l'accompagnant 
jusque  sur  lescalier.  Venez  dès  le  matin,  le  plus  tôt  sera 
le  mieus. 

vn. 

Le  marquis  s'était  depuis  deux  heures  enfermé  dans  son 
appartement,  lorsque  Cœlio  revint  à  la  locanda,  et,  sans 
vouloir  troubler  en  son  premier  sommeil  le  vieillard  épuisé 
par  les  secousses  de  la  journée,  celui-ci  6t  allumer  bon  feu 
daus  sa  chambre ,  s'étendit  dans  un  fauteuil  commode  ,  et 
se  mit  à  lire  tout  à  son  aise  le  mystérieux  poème  défendu 
par  le  saint-oflRce.  Les  lisons  craquaient  dans  la  cheminée, 
les  éiincelles  péiillaient,  et,  dans  quelque  rue  du  voisinage, 
soupirait  une  mandoline,  admirable  mise  en  scène,  on  en 
conviendra,  pour  une  lecture  de  ce  genre. 

Immédiatement  après  les  stances  d'introduction ,  que 
Cœlio  avait  parcourues  chez  le  professeur,  commençait  le 
récit.  Don  Aquilas  de  Silva,  jeune  diacre  du  collège  de  la 
Sapienza,  voit  en  rêve  la  Sainte  Vierge,  qui  l'exhorte  à  se 
dévouer  au  salut  d'une  jeune  israélite,  dont  l'àme,  jusque-là 
ensevelie  dans  les  ténèbres  du  mosaisme,  aspire  à  se  vivi- 
fier aux  sources  divines  de  la  foi.  Le  jeune  homme  ,  ravi 
d'extase  à  cette  apparition,  interroge  la  mère  du  Christ  sur 
le  nom  et  la  demeure  de  la  belle  fille,  et  Marie  lui  annonce 
que  pour  l'accompagner  un  ange  le  visitera  la  nuit  sui- 
vante, qui  se  trou\  e  être  la  nuit  du  second  jour  de  l'Avcnt, 
Don  Aquilas  devra  se  munir  d'un  crucifix;  quant  aux  eaux 
lustrales  pour  le  baptême,  la  Vierge  aura  soin  d'y  pour- 
voir ;  de  plus,  la  belle  catéchumède  recevra  le  nom  mysti- 
que de  Marie,  d'après  sa  patronne  céleste.  Le  jour  suivant, 
le  jeune  clerc  se  prépare  par  la  retraite  et  les  exercices 
pieux  au  grand  œuvre  qu'il  est  sur  le  point  d'accomplir, 
et,  le  crucifix  à  la  main,  attend  dans  la  veille  et  dans  les 
prières  la  venue  de  l'ange.  A  minuit,  l'ange  parait  tout 
rayonnant  de  lumière  et  de  gloire,  et  le  jeune  homme,  sans 
lui  adresser  une  seule  question,  sans  risquer  un  seul  regard 
de  côté,  suit  le  flamboyant  messager,  qui  prend  aussitôt 
les  devants  et  flotte  comme  une  colonne  de  feu  dans  l'azur 
transparent  de  l'air.  Cependant,  on  s'arrête  devant  une 
grille  ;  du  doigt  indicateur  de  sa  main  l'ange  trace  un  signe 
de  croix  sur  la  serrure,  et  les  deux  battants  s'ouvrent  d'eux- 
mêmes. 

On  est  dans  le  Ghetto. 

Quelques  pas  plus  loin,  les  deux  compagnons  aperçoivent 
un  bouge  étroit,  impur  et  ténébreux  comme  l'àme  scélérate 
d'un  juif.  Sur  le  seuil  de  ce  repaire  se  tient  une  jeune  fille, 
belle  et  contrislée  comme  Esther  au  pied  du  trône  d'Ahasvé- 
rus, et  qui,  d'un  geste  plein  de  grâce  et  d'innocence,  fait  si- 
gne aux  jeunes  étrangers  de  venir  la  visiter  dans  sa  cham- 
brettc  ;  car  elle  aussi  a  reçu  en  songe  la  promesse  d'une 
délivrance.  Mais  elle  ignore  de  quel  fléau  le  Ciel  veut  la  déli- 
vrer, si  c'est  d'une  croyance  morte  ou  d'un  père  barbare. 


Le  jeune  homme  annonce  sa  mission,  et  lui  demande  d'uo 
ton  solennel  si  elle  se  sent  disposée  à  recevoir  le  baptême. 
A  la  réponse  affirmative  de  la  jeune  fille,  succède  un  secret 
examen  touchant  les  articles  principaux  du  dogme  catholi- 
que, examen  auquel  la  juive,  illuminée  par  l'esprit  de  la 
Sainte  Vierge,  répond  avec  une  telle  sagesse,  une  telle 
inspiration,  que  le  missionnaire  la  reconnaît  digne  de  re- 
cevoir sur-le-champ  les  rosées  divines  de  la  grâce. 

Cependant  l'eau  manque  pour  le  sacrement;  aussitôt  un 
torrent  de  larmes  s'épanche  des  yeux  du  jeune  homme  en 
extase,  l'ange  recueille  dans  le  creux  de  sa  main  ces  lar- 
mes fécondantes ,  et  se  sert  du  précieux  tribut  pour  on- 
doyer Marie.  Mais  pendant  la  sainte  opération,  le  cœur  du 
consécrateur  s'embrase  tout  à  coup  d'un  amour  dévorant 
pour  la  belle  catéchumène,  et  lorsque  les  lèvres  de  la  jeune 
fille  effleurent  le  crucifix  qu'il  tend  à  son  premier  baiser, 
un  désir  terrestre  s'émeut  en  lui,  et  il  sent  qu'il  voudrait 
être  à  la  place  du  crucifié  ;  sur  quoi  la  mère  de  Dieu  s'of- 
fense, et  l'ange  disparait.  Une  nuit  profonde  règne  dans 
l'appartement  ;  au  dehors,  des  voix  lugubres  et  menaçan- 
tes se  déchaînent,  et  tout  à  coup,  au  milieu  d'une  grêle  de 
malédictions  et  de  blasphèmes ,  la  porte  s'ouvre  avec  des 
grincements  affreux.  Le  jeune  homme  étreint  la  vierge 
dans  ses  bras,  mais  vaiuemeul  le  démon  des  sens  s'évertue 
à  le  séduire,  il  résiste  aux  attraits  ineffables  de  la  tentation, 
et  sa  bouche,  au  péril  qui  le  menace,  n'oppose  que  des  pa- 
roles de  bénédiction  répandues  comme  un  parfum  de  Ma- 
deleine sur  la  tête  de  la  blanche  néophyte.  A  peine  il  est 
sorti  vainqueur  de  cette  lutte,  que  soudain  le  courroux  de 
la  mère  du  Christ  s'apaise.  La  reine  des  anges  lui  jette  du 
haut  des  cieux  la  couronne  du  martyre,  et  au  moment  même 
où  celte  couronne  effleure  ses  tempes,  le  jeune  homme  est 
frappé  dans  l'ombre  par  la  main  sanguinaire  d'un  mécréant 
maudit.  Atteint  au  cœur,  il  tombe,  et,  près  d'expirer, 
adresse  à  sa  fiancée  en  Jésus-Christ  ces  paroles  suprêmes  : 

—  Souffre  pour  la  gloire  de  celui  qui  a  souffert  pour  toi, 
et  lorsque  sonnera  ton  heure,  je  viendrai  te  prendre  et  te 
ravir  au  séjour  de  1  éternelle  lumière.  Ave,  Maria.  Amen! 

Tel  était  à  peu  près  le  fond  de  ce  bizarre  poëme.  Cœ- 
lio avait  à  coup  sûr  trop  de  goût  pour  se  laisser  prendre  à 
une  semblable  littérature.  Cependant  ce  récit  ne  fut  pas 
sans  produire  une  certaine  impression  sur  son  esprit;  son 
imagination  ardente  et  naturellement  en  humeur  d'idéali- 
ser toute  chose,  lui  présentait  sous  des  traits  plus  humains 
et  des  couleurs  possibles  les  singulières  caricatures  du  ro- 
mancier populaire,  et,  si  grossière  que  fût  la  légende ,  il 
ne  pouvait  s'empêcher  d'en  trouver  le  motif  dans  les  vers 
du  jeune  Espagnol  auxquels  il  aimait  à  revenir.  Enfin,  et 
pour  tout  dire,  un  certain  intérêt  dramatique  l'attirait 
moins  encore  peut-être  vers  la  personne  du  jeune  mar- 
tyr que  vers  la  gracieuse  image  de  la  belle  israélite ,  qu'il 
se  figurait  tantôt  sous  l'exécrable  tyrannie  d'un  père  fa- 
natique et  stupide,  tantôt  sous  l'aimable  apparence  d'une 
douce  pénitente  combattant  entre  un  naïf  chagrin  de  cœur 
et  sa  vocation  céleste.  En  outre,  il  lui  sembla  que  ce  n'était 
pas  sans  un  secret  dessein  de  la  Providence  que  cette 
histoire  l'avait  poursuivi  de  Bologne  jusqu'à  Rome.  Le  sou- 
venir lui  revint  alors  du  marquis  et  des  notes  sympathi- 
ques et  profondes  qu'avait  fait  vibrer  tout  à  coup  dans 
l'àme  d'un  vieux  gentilhomme  voltairien ,  ce  récit  d'un 
frère  de  la  Miséricorde.  Il  faut  absolument  que  le  Iwn- 
homme  ait  joué  un  rôle  dans  cette  tragédie ,  pensait-il  i 
part  lui.  Quoi  d'étonnant  dans  cette  émotion  qui  l'a  pris 
au  nom  de  Valence?  ne  savons-nous  point  qu'il  a  séjourné 
pendant  plusieurs  années  dans  cette  ville  au  début  de  la 
révolution  française,  «t  que  cette  période  de  sa  vie  est  en- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


303 


L 


core  aujourd'hui  la  corde  sensible  de  son  coeur?  N'importe, 
je  m'abstiendrai  de  lui  parler  de  la  chose,  et  s'il  me  ques- 
tionnait par  hasard,  mieux  vaudrait  encore,  je  pense,  lui 
raconter  les  faits  tels  que  le  professeur  les  expose,  que  de 
mettre  sous  ses  yeux  l'histoire  ainsi  travestie  en  légende. 
De  toute  façon,  je  pense  qu'il  sera  plus  convenable  de  me 
taire. 

Moitié  lisant,  moitié  réfléchissant,  Cœlio  gagna  ainsi  le 
milieu  de  la  nuit;  deux  heures  venaient  de  sonner,  les  lu- 
mières allaient  s'éteindre ,  et  le  jeune  rêveur  profita  du 
dernier  jour  qu'elles  jetaient  pour  se  mettre  au  lit. 

VIII. 

L'appartement  de  la  Via  Sistina  agréa  tellement  au  mar- 
quis, que  sitôt  qu'il  le  vit,  le  lendemain  matin,  il  ne  voulut 
pas  retourner  à  l'auberge.  Notez  qu'il  se  trouvait  dans  cet 
appartement  une  petite  pièce  ronde  et  disposée  d'avance 
comme  à  souhait  pour  l'installation  du  fameux  sanctuaire, 
circonstance  qui  ne  contribua  point  médiocrement,  on  le 
devine,  à  décider  le  goût  du  vieillard.  Depuis  le  départ  de 
B.,  évidemment  la  privation  où  il  était  de  son  sanctuaire 
entretenait  chez  lui  une  sorte  d'agitation  fiévreuse,  entre- 
coupée çà  et  là  de  douloureux  abattements;  aussi  n'eut-il 
garde  de  remettre  d'une  minute  l'ordonnance  du  mysté- 
rieux cabinet.  Cœlio  voulut  prêter  son  aide  au  marquis  et 
lui  faciliter  cette  rude  besogne  d'un  déménagement  ;  mais 
celui-ci  déclina  les  oflres  de  service  du  jeune  homme,  en 
lui  faisant  entendre  qu'il  aimait  mieux  l'introduire  dans  le 
sanctuaire  lorsque  toute  chose  serait  définitivement  établie 
en  sa  place  consacrée,  et  lui  ménager  ainsi  le  plaisir  de  la 
surprise.  Cela  conclu,  le  bonhomme  accepta  les  services 
d'un  ancien  domestique  qui,  depuis  près  d'un  demi-siècle 
qu'il  était  attaché  à  ce  logis,  avait  vu  passer  tant  de  ma- 
niaques et  de  lous  de  toutes  les  nations  et  de  tous  les  cli- 
mats, que,  sur  le  chapitre  des  frasques  et  des  lubies,  il  ne 
s'élonnait  plus  de  rien.  C'était  là,  par  excellence,  le  per- 
sonnage que  rêvait  le  marquis,  et  nul,  mieux  que  ce  ser- 
viteur cosmopolite,  ne  l'eCit  secondé  dans  son  excentrique 
besogne.  Il  fallait  voir  comme  cet  homme  le  comprenait, 
comme  il  accomplit  jusqu'au  bout  son  métier  de  coleur  et 
de  tapissier,  et  disposa,  pièce  par  pièce,  toute  cette  ridicule 
friperie,  sans  sourciller  ni  plus  ni  moins  que  s'il  se  fût 
agi  de  servir  le  déjeuner  d'un  Anglais. 

On  était  en  plein  carnaval  avant  que  le  marquis,  trop 
faible  et  trop  souffrant  pour  s'occuper  plus  de  deux  ou 
trois  heures  par  jour  de  l'érection  de  son  sanctuaire, 
fût  définitivement  installé.  Pendant  ce  temps,  Cœlio  s'en 
donnait  à  cœur-joie  et  menait  publiquement  la  folle  vie  des 
élèves  de  l'Académie,  De  tous  les  bals,  de  tous  les  soupers, 
de  toutes  les  parties;  le  jour,  on  le  voyait  figurer  en 
costume  dans  les  voitures  de  masques,  et  le  soir  on  le  ren- 
contrait au  spectacle  ;  et  plus  d'une  fois  il  lui  arriva  même 
de  s'affubler  d'un  nez  de  Pulcinella  et  de  se  mêler,  ainsi 
fait,  aux  bacchanales  populaires.  Aussi,  c'était  pitié  de  le 
voir  le  matin,  après  une  nuit  orageuse,  bâiller  et  se  frotter 
les  yeux  en  déjeunant  avec  le  marquis,  fort  peu  édifié 
d'une  pareille  vie,  et  qui  ne  s'épargnait  à  son  égard  ni  les 
sarcasmes  ni  les  reproches;  ce  qui  n'empêchait  pas  Cœlio 
de  faire  acte  de  présence  chaque  matin.  D'abord,  notre 
coureur  d'aventures  avait  à  cœur  de  tenir  compagnie  quel- 
ques instants  au  bonhomme,  qu'il  laissait  ensuite  jusqu'au 
lendemain  dans  son  isolement;  ensuite,  un  fou  ne  saurait 
manquer  de  prendre  en  patience  les  querelles  d'un  autre 
fou,  et  sur  ce  point,  Cœlio  se  consolait  d'avance  en  pen- 
sant, à  part  lui,  tandis  que  le  marquis  débitait  ses  mercu- 
riales : 


—  C'est  bien  à  lui,  vraiment,  de  parler  de  masques,  à 
lui  dont  la  vie  entière  est  un  carnaval,  comme  s'il  y  avait 
dans  le  Corso  une  boutique  de  charlatan  qui  valût  ce  qu'il 
appelle  son  sanctuaire. 

Un  matin,  le  signer  Marchesini,  survenant  au  moment 
où  nos  deux  compagnons  de  voyage  finissaient  de  dé- 
jeuner : 

—  Pardieu  ?  mon  cher  professeur,  s'écria  le  marquis,  je 
suis  fort  aise  de  vous  voir  :  peut-être,  vous  qui  êtes  du 
pays,  nous  direz-vous  combien  il  faut  de  temps  à  un  homme 
dislmgué  pour  savoir  à  fond  son  carnaval  de  Rome?  Car 
voilà  déjà  huit  jours  que  notre  ami  l'étudié  aux  dépens  de 
son  repos  et  de  sa  sauté,  et  il  ne  me  parait  pas  que  le  cours 
soit  encore  près  d'être  au  bout. 

Cœlio  sourit;  le  professeur  et  lui  se  regardèrent. 

—  Bah!  bah!  laissez-le  faire,  répondit  Marchesini,  il 
faut  que  jeunesse  se  passe:  d'ailleurs,  je  gagerais  (|ue, 
sans  vos  remontrances,  il  ne  penserait  déjà  plus  au  car- 
naval. Mais  vous-même,  marquis,  pourquoi  ne  viendriez- 
vous  point  jouir  de  ce  spectacle?  une  fois  n'est  pas  coutume, 
et,  d'ailleurs,  il  y  a  des  choses  qu'il  faut  avoir  vues.  Certes, 
ce  n'est  pas  moi  qui  vous  conseillerais  d'aller  vous  mettre 
dans  la  foule  ;  mais,  dites,  si  nous  risquions  ensemble,  cette 
après-midi,  une  petite  promenade  du  côté  du  Corso?  un 
de  mes  amis,  qui  occupe  une  maison  voisine  du  Palais 
Vénitien,  m'offre  des  places  sur  son  balcon,  voulez-vous 
que  nous  acceptions?  On  parle,  pour  aujourd'hui,  d'une  ca- 
valcade magnifique,  et  quand  ce  ne  serait  qu'à  l'intention 
d'y  voir  figurer  notre  cher  docteur? 

—  Nous  verrons  si  d'en  haut  vous  me  reconnaîtrez,  dit 
Cœlio  en  l'interrompant.  Mais  qui  donc  a  pu  vous  révéler 
ainsi  le  programme  du  Corso? 

Pendant  ce  temps,  le  marquis  était  devenu  pensif,  et, 
les  yeux  plongés  dans  la  tasse  de  café  qu'il  venait  de  vi- 
der, restait  sans  se  mêler  à  la  conversation. 

Le  professeur  renouvela  sa  proposition  avec  plus  d'in- 
stance. 

—  Mon  ami,  dit  enfin  le  vieillard,  après  une  longue 
pause  et  du  ton  d'un  homme  qui  vient  de  prendre  une 
mûre  délibération,  vous  savez  combien  j'aime  à  me  laisser 
guider  par  vous  en  toute  chose  ;  aussi  vous  ne  vous  fâ- 
cherez pas  si  je  vous  déclare  que  mon  premier  mouvement 
eût  été  de  refuser  nef  de  vous  suivre  dans  cette  cohue  de 
saltimbanques,  où  cependant  me  pousse,  je  le  sens,  un 
motif  de  dignité  humaine.  J'irai  donc  avec  vous  au  Corso, 
justement  parce  que  je  me  trouve  avoir  eu  cette  nuit  je  ne 
sais  quelle  folle  idée,  quel  vague  pressentiment  qu'il  de- 
vait m'arriver  malheur  aujourd'hui  parmi  les  masques. 
Or,  comme  je  hais  la  superstition  à  l'égal  de  la  peste,  cette 
raison  seule  suffît  pour  que  je  me  décide  à  vous  accom- 
pagner. 

A  ces  paroles  du  marquis,  le  professeur  voulut  retirer  sa 
proposition  ;  mais  le  vieillard  se  montra  inébranlable  et 
répondit  aux  observations  de  Cœlio,  qui  croyait  aux  pres- 
sentiments, qu'il  se  sentait  dans  l'àme,  pour  les  augures 
et  les  présages,  le  dédain  superbe  d'un  Jules  César. 

—  Mais  César,  dont  vous  parlez,  remarqua  Cœlio,  fut 
victime  lui-même  de  son  incrédulité. 

—  Mieux  vaut  encore  cela,  reprit  le  vieillard,  que  de 
l'avoir  été  de  sa  superstition.  Mon  dessein  est  pris,  et 
quand  lous  les  devins  de  la  Grèce  et  de  Rome  se  tien- 
draient aux  quatre  coins  du  Corso  pour  me  signifier  que 
j'y  dois  périr,  rien  au  monde  ne  m'empêcherait  d'aller  où 
mes  principes  me  conduisent. 

En  présence  d'une  si  opiniâtre  détermination,  Cœlio 
n'avait  qu'à  s'abstenir  de  tout  avertissement  ultérieur. 


364 


LECTURES  DU  SOIR. 


Marchesini,  qui  s'était  excusé  d'abord  par  politesse  plutôt 
que  par  un  vain  motif  de  terreur  superstitieuse,  se  retira 
en  promettant  au  marquis  de  venir  le  prendre  après  la 
sieste. 

IX. 

Les  ombres  du  soleil  couchant  commençaient  à  couvrir 
déjà  la  vaste  place  d'Espagne,  lorsque  le  marquis  et  le 
professeur,  bras  dessus,  bras  dessous,  descendirent  l'esca- 
lier du  Monte  Pincio.  A  une  pause  qu'ils  Grent,  et  comme 
le  vieillard  reprenait  haleine  après  un  violent  accès  de  sa 
toux,  l'infatigable  cicérone  lui  montra  l'hôtel  de  l'ambas- 
sade d'Espagne,  juste  vis-à-vis  de  l'endroit  où  ils  se  trou- 
vaient. 

—  Vous  voyez  ces  deux  fenêtres  à  droite,  au  premier 
étage,  ajouta-t-il,  c'est  là  que  don  Aquilas  a  demeuré. 

—  Aquilas,  don  Aquilas  !  s'écria  le  marquis  en  cher- 
chant à  rassembler  ses  esprits,  et,  tremblant  des  pieds  et 
des  mains,  il  s'appuya  sur  les  épaules  de  son  guide.  Aqui- 
las! ai-je  bien  entendu?  au  nom  de  Dieu,  cher  professeur, 
dites-moi  comment  il  se  fait  que  ce  nom  vous  soit  venu  sur 
les  lèvres. 

—  Je  m'aperçois  que  je  viens  de  toucher,  sans  le  vouloir, 
une  corde  sensible  ;  mais  vous  m'excuserez,  marquis,  il 
n'y  a  vraiment  point  de  ma  faute  ;  après  ce  que  m'avait  dit 
le  docteur,  je  ne  pouvais  soupçonner  que  ce  nom  eiit  de 
quoi  tant  vous  émouvoir. 

—  Que  vous  a  dit  le  docteur  ?  Le  docteur  ne  sait  rien  de 
ce  nom  ?  que  sait-il  ? 

—  Qu'à  Bologne  déjà  ce  nom  a  produit  sur  vous  une 
impression  profonde,  et  que  vous  avez  demandé  à  connaî- 
tre l'histoire  dans  ses  moindres  détails.  Or,  cette  particu- 
larité m'est  revenue  à  l'esprit  tout  à  l'heure  en  apercevant 
sous  mes  yeux  l'hôtel  de  l'ambassade  d'Espagne.  Le  doc- 
teur ne  vous  a-t-il  donc  pas  montré  la  complainte  rimée  à 
la  gloire  du  martyre  du  jeune  saint? 

—  Au  nom  du  ciel,  professeur,  un  instant  !  une  minute  ! 
laissez,  que  je  revienne  à  moi  ! 

A  ces  mots,  le  vieillard  s'assit  sur  le  parapet  de  l'esca- 
lier, et,  la  lète  appuyée  contre  un  pilastre  : 

—  Justice  éternelle  !  murmura-t-il  en  croisant  ses  bras 
sur  sa  poitrine,  serait-il  bien  possible?  Dieu,  Dieu!  c'est 
toi,  je  te  reconnais  ;  mais  faut-il  donc  que  ta  main  s'appe- 
santisse ainsi  sur  des  générations,  et  que  tu  venges  sur  les 
enfants  et  sur  les  enfants  des  enfants  les  crimes  des  aïeux! 

Cependant  il  eut  l'air  de  se  calmer  un  peu,  et,  se  tour- 
nant vers  le  professeur  : 

—  Vous  parliez  donc  de  ce  meurtre  commis  dans  le 
quartier  des  Juifs  sur  la  personne  de  ce  jeune  Espagnol. 
Ai-je  bien  compris  ce  que  vous  médisiez,  mon  ami,  ou  bien 
esl-ce  que  je  radote? 

—  Laissons  cela,  marquis,  vous  êtes  trop  ému  pour  en 
entendre  aujourd'hui  davantage.  Si  j'avais  seulement  pu 
prévoir  que  ce  nom  de  don  Aquilas  vous  touchât  de  si  près, 
jamais,  à  coup  sûr,  mes  lèvres  ne  l'eussent  prononcé. 

—  De  près!  non!  non!  point  de  près,  mais  à  fond! 
mais  dans  l'àme  !  Il  n'était  ni  mon  parent,  ni  mon  ami  ;  je 
ne  l'ai  jamais  connu,  jamais  vu,  je  n'ai  jamais  ouï  parler 
de  lui  !  mais,  de  grâce,  par  grâce,  continuez,  dites  ce  que 
vous  savez  sur  la  famille  de  ce  jeune  homme.  Je  vous  le 
répète,  soyez  sans  crainte,  et  racontez-moi  tout  ;  je  n'ai 
point  de  parents  en  Espagne,  mais  au  nom  du  ciel,  mon- 
sieur, parlez-moi  donc  de  sa  famille  !  Voyez,  vous  le  voyez, 
je  suis  calme  à  présent,  ce  n'était  rien  qu'un  accès  de  toux, 
et  nous  allons  continuer  notre  promenade. 

Le  marquis  rassembla  péniblement  le  peu  de  forces  qui 


lui  restaient,  et,  se  levant,  reprit  le  bras  du  professeur. 
—  Patience,  cher  marquis,  répondit  celui-ci,  patience, 
vous  en  apprendrez  aussi  long  que  j'en  sais  moi-même  sur 
cette  affaire.  Mais,  pour  Dieu  !  ne  brusquons  point  les  cho- 
ses ;  et  d'abord,  je  vous  dirai  que  je  n'ai  recueilli  sur  cette 
maison  que  des  renseignements  d'assez  médiocre  impor- 
tance. Ainsi,  je  crois  savoir  que  l'envoyé  d'Espagne  était 
l'oncle  du  jeune  prêtre,  ou  du  moins  son  proche  parent. 
Il  l'avait  amené  d'Espagne  à  sa  suite,  et  lui  servait  ici  de 
père  adoplif.  Je  me  souviens  encore  d'avoir  vu  ici  sa  mère, 
une  riche  veuve  de  Valence,  il  y  a  de  cela  quelques  années. 
Un  de  mes  amis  peignit  même  son  portrait.  A  cette  épo- 
que, on  l'appelait  dona  Mercedes. 

A  ce  nom,  le  vieillard  tressaillit  pour  la  seconde  fois,  et 
son  pauvre  corps  tout  brisé  se  débattait  encore  contre  un 
tremblement  nerveux  qui  l'agitait  de  la  tète  aux  pieds, 
lorsqu'une  émotion  nouvelle  l'atteignit  subitement  et 
comme  un  coup  de  foudre,  .\vant  même  qu'on  sût  d'où  le 
trait  pouvait  partir,  il  venait  de  rouler  sur  le  carreau  avec 
un  cri  perçant,  et  l'œil  fixe,  la  bouche  écumante,  le  front 
ruisselant  d'une  sueur  glacée,  il  secouait  encore  sa  main 
droite  comme  pour  se  défendre  d'un  spectre,  indiquant 
toujours  la  place  d'Espagne  de  sou  geste  convulsif.  Le 
professeur  regarda  sur  la  place,  du  côté  que  le  doigt  livide 
du  vieillard  semblait  désigner,  et  vit  en  effet  le  marquis, 
le  vieux  marquis  en  personne  courant  et  gambadant  parmi 
les  masques  le  long  de  la  Via  Condotti.  C'était  lui,  il  n'y 
avait  point  à  s'y  méprendre,  un  effrayant  aller  c^o.' Qu'on 
se  figure  sa  ressemblance  même  échappée  du  miroir  par  un 
enchantement,  son  ombre  détachée  de  son  corps,  et  se  li- 
vrant, aux  yeux  d'une  multitude  en  frairie,  à  toutes  les 
arlequinades,  à  toutes  les  grotesques  débauches  d'un  per- 
sonnage du  mardi-gras.  Comment  ne  pas  le  reconnaître  ! 
c'était  lui,  lui,  sa  physionomie,  son  costume,  son  air;  lui 
avec  son  habit  de  satin  vert  brodé,  sa  roquelaure  blanche 
par-dessus,  et  celte  incomparable  casquette  de  voyage  qui 
n'avait  pas  son  double  dans  le  monde  entier. 

Marchesini  lui-même  fut  troublé  à  cette  apparition  fantas- 
tique, mais  son  illusion  ne  dura  guère,  etl'aspect  du  véritable 
marquis  ne  tarda  pas  à  le  ramener  au  sentiment  de  la  réalité. 
Le  malheureux  vieillard  gisait  sans  mouvement  sur  le  sol.  Un 
tremblement  contractile  des  lèvres  indiquait  seul  un  dernier 
reste  de  vie  dans  ce  cadavre.  Ses  yeux  étaient  fermés,  et  la 
partie  gauche  de  la  face  avait  subi  une  si  effroyable  altéra- 
tion, qu'on  ne  la  reconnaissait  plus.  Du  même  côté,  le  bras 
se  raidissait  dans  une  immobilité  paralytique.  Evidemment 
une  attaque  l'avait  frappé,  et  l'effort  convulsif  de  sa  main 
droite  pour  se  porter  vers  le  cœur  témoignait  que  c'était 
dans  ces  régions  que  le  coup  avait  dû  l'atteindre.  Le  pro- 
fesseur appela  au  secours,  et  des  mendiants  étendus  sur  les 
dalles  de  l'escalier  accoururent  clopin-clopant.  En  aperce- 
vant le  marquis,  dont  ils  avaient  déjà  reçu  plus  d'une  au- 
mône, ces  malheureux  montrèrent  un  zèle  plein  d'effusion 
et  de  gratitude,  et,  se  rassemblant  autour  du  moribond,  ils 
se  mirent  en  devoir  de  le  transporter  chez  lui.  Le  plus  ro- 
buste saisit  le  corps  par  les  épaules,  un  autre  soutint  les 
pieds,  un  troisième  le  bras  paralysé,  et  le  reste,  priant  et 
pleurant,  accompagna  la  marche,  qui  se  dirigea  vers  la 
maison  du  marquis  au  bruit  des  fanfares  du  carnaval. 

A  la  porte,  le  professeur,  qui  avait  pris  les  devants  pour 
envoyer  chercher  un  médecin,  et  le  vieux  domestique  reçu- 
rent le  corps  des  mains  des  mendiants,  et,  après  les  avoir 
congédiés  non  sans  peine,  portèrent  le  marquis  dans  ses 
appartements,  et  le  déposèrent  sur  un  canapé  du  salon.  Le 
vieux  serviteur  courut  s'emparer  du  premier  miroir  qui  lui 
tomba  sous  la  main,  et  le  présentant  aux  lèvres  du  vieillard  : 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


365 


—  il  respire  encore,  murmura-t-il,  envoyant  le  teint  de 
la  glace  s'obscurcir  légèrement,  tandis  que  le  professeur, 
qui  tenait  le  pouls,  répondait  à  cet  éclair  d'espérance  en 
secouant  la  tête  avec  un  geste  d'incrédulité. 

Tous  les  moyens  usités  d'ordinaire  en  pareil  cas  furent 
mis  en  œuvre  pour  rappeler  les  esprits  de  la  vie  dans  ce 
corps  inanimé.  On  déboucha  sous  son  nez  des  flacons  de  sel, 
on  frotta  ses  pieds  de  linges  brûlants,  on  lui  enfonça  même 
des  pointes  d'aiguilles  dans  les  extrémités  des  doigts.  Ces 
cruelles  expériences  se  prolongeaient  sans  résultat  depuis 


près  d'un  quart  d'heure,  lorsque  le  marquis  ouvrit  les  yeux 
de  son  propre  mouvement,  et  regarda  autour  de  lui  d'un 
air  de  sauvage  étounement.  Sa  bouche  aussi  s'ou>Tit,  mais 
sans  pouvoir  proférer  une  parole ,  et  le  souffle  expira  sur 
ses  lèvres  en  sons  inarticulés.  Alors  il  éleva  son  bras  droit, 
et,  dans  une  agitation  de  plus  en  plus  croissante,  indiqua 
la  porte  de  son  sanctuaire,  qui  se  trouvait  juste  vis-à-vis 
du  sofa. 

—  Au  nom  de  tous  les  saints  du  paradis,  s'écria  le  vieux 
serviteur,  où  est  la  clef? 


Le  marquis  montra  du  doigt  la  veste  qu'on  venait  de  lui 
ôter,  la  clef  se  trouvait  dans  la  poche.  Alors  on  courut  vers 
la  porte,  et  cet  homme  à  moitié  mort,  sitôt  qu'il  vit  s'ouvrir 
le  sanctuaire,  voulut  s'élancer  du  sofa  ;  mais  ses  forces 
l'abandonnèrent,  et  ce  fut  à  peine  s'il  lui  en  resta  assez 
pour  témoigner  au  professeur,  par  ses  signes  et  par  ses 
gestes,  son  désir  d'être  conduit  dans  le  cabinet.  On  obéit  ; 
mais  à  peine  dans  son  sanctuaire,  il  commença  de  se 
heurter  le  front  contre  les  murailles,  de  se  frapper  le  cœur 
du  poignet  droit,  et  de  gesticuler  comme-un  fou  de  tous  les 
membres  dont  l'usage  lui  restait  encore.  L'être  intérieur 
en  était  à  sa  dernière  lutte,  mais  ces  désirs  et  ces  senti- 
ments, un  Instant  ravivés  avant  de  s'éteindre  pour  jamais, 
ne  trouvaient  plus,  parmi  les  agents  corporels,  d'assistance 
pour  s'exprimer  par  des  sons  ou  des  gestes.  De  minute  en 
minute  ses  signes  devenaient  moins  intelligibles.  Il  montra 
le  coussin  placé  devant  l'autel,  saisit  par  le  bout  une  robe 
de  chambre  de  satin  rose  qui  pendait  à  la  muraille,  juste 
derrière  la  maisonnette  de  carton  peint,  comme  s'il  eût 
voulu  s'en  revêtir;  puis,  se  retournant  brusquement,  de- 
meura immobile,  regardaut  du  côté  de  sa  chambre,  et  l'œil 
fixé  sur  un  tableau  représentant  la  pjTamide  de  Cestius. 
Jamais  agonie  ne  fut  plus  douloureuse  à  contempler.  C'était 
pitié  ^Tairaent  de  voir  ce  malheureux  lutter  et  se  débattre 
en  désespéré  pour  se  décharger  des  sensations  et  des  souve- 
nirs qui  le  suffoquaient  à  cette  heure  suprême.  Enfin  la  mort 
en  prit  compassion,  et  le  délivrant  de  cette  lutte  affreuse, 
atteignit  à  son  second  coup  le  but  que  le  premier  avait 
manqué.  Le  vieillard  rendit  l'âme,  sa  main  droite  tournée 
vers  la  pyramide  sépulcrale.  Le  professeur  et  le  vieux  do- 
mestique, en  proie  l'un  et  l'autre  à  la  terrible  secousse  que 


la  mort  venait  de  leur  donner  en  passant  au  milieu  d'eux, 
laissèrent  aller  le  cadavre  qui  glissa  de  leurs  bras  et  se 
coucha  par  terre,  la  tête  naturellement  appuyée  sur  le 
carreau  consacré,  d'où  le  fidèle  carlin  venait  de  descendre 
pour  faire  place  à  son  maître,  auprès  duquel  il  s'étendit 
silencieusement. 

X. 

Tandis  que  son  vieil  ami  dépouillait  pourjamais  la  larve 
de  cette  vie  terrestre,  Cœlio,  déguisé  en  arlequin,  paradait 
follement  dans  le  Corso.  Après  avoir  cherché  le  marquis  à 
tous  les  balcons  du  voisinage,  il  pensa  que  le  bonhomme 
aurait  changé  de  résolution  et  se  serait  décidé  pour  une 
fois  à  suivre  les  conseils  de  la  sagesse  ;  sur  quoi  il  cessa 
de  se  préoccuper  davantage  de  l'absence  du  vieillard,  et  se 
mit  à  folâtrer  de  plus  belle.  Déjà  depuis  longtemps  il  ne 
songeait  plus  au  marquis  et  poursuivait  une  jolie  vigne- 
ronne coiffée  de  pampre,  lorsqu'il  lui  sembla  tout  à  coup 
apercevoir  à  quelque  distance  la  figure  de  son  original  qui 
gesticulait  à  tour  de  bras  et  se  débattait  au  milieu  de  la 
foule. 

—  L'esprit  du  mardi-gras  aurait-il  par  hasard  revêtu  le 
masque  du  vieux?  murmura  Cœlio,  s'efforçantdese  diriger 
vers  cette  incroyable  apparition,  qui,  assaillie  de  toutes 
parts,  bombardée  à  coups  de  trognons  de  pomme,  et  se 
défendant  de  la  plus  grotesque  façon  au  milieu  des  huées 
et  des  poussades,  disparaissait  à  tout  moment  derrière  un 
nuage  de  farine  et  de  poussière. 

—  Méfiez-vous  de  la  vigneronne  !  ne  buvez  point  à  sa 
coupe  !  philtre  d'amour  !  philtre  d'amour  !  sorcellerie  ! 

A  ces  mots,  veuus  du  groupe  où  l'apparition  raanœu* 


366 


LECTURES  DU  SOIR. 


vrait,  et  dans  lesquels  il  crut  pertinemment  reconnaître 
Taigre  fausset  du  vieux  marquis,  Cœlio  essuya  de  la  tète 
aux  pieds  une  bourrasque  de  projectiles  carnavalesques  qui 
l'atteignit  si  bien,  qu'il  fut  plusieurs  minutes  avant  de  re- 
prendre contenance.  Or,  pendant  ce  temps,  la  cohue  s'était 
dissipée,  le  fantastique  personnage  et  la  joyeuse  bande 
ameutée  autour  de  lui  avaient  disparu.  Cœlio  voulut  à 
toute  forcp  rejoindre  son  masque,  mais  il  perdit  sa  peine. 
Vainement  il  monta  et  descendit  la  file  des  carrosses, 
fouilla  tous  les  recoins  du  Corso,  visita  les  cafés,  examina 
chaque  balcon  et  chaque  fenêtre;  point  de  marquis.  En  y 
réflichissant  alors,  il  lui  sembla  que  son  esprit  venait 
d'être  abusé  par  quelque  illusion  funeste.  Peu  à  peu  cette 
idée  gagna  dans  son  cerveau  naturellement  porté  à  voir 
du  merveilleux  en  toute  chose,  et  bientôt  l'inquiétude, 
la  curiosité ,  et  je  ne  sais  quel  trouble  mêlé  de  pres- 
sentiments et  de  vagues  terreurs,  l'obsédèrent  à  tel  point 
qu'il  sortit  du  Corso  et  reprit  le  chemin  de  la  Via  Sisîina. 
En  un  moment  notre  jeune  fou  de  tout  à  l'heure  perdit 
toute  la  gaieté  de  son  caractère  d'emprunt,  et  jamais  ha- 
bitué du  carnaval  à  Rome  ne  vit  ce  drôle  d'arlequin  mar- 
cher d'un  pas  si  grave  et  si  mélancolique.  Cet  air  pensif 
sous  ce  masque  grotesque,  l'attitude  de  la  réflexion  en  un 
semblable  accoutrement,  pouvaient  en  effet  présenter  aux 
yeux  de  l'observateur  un  assez  singulier  phénomène.  On 
eût  dit  le  mercredi  des  cendres  dans  la  casaque  du  mardi- 
gras.  Le  trouble  de  Cœlio  augmentait  à  chaque  pas  ;  il 
monta  les  escaliers  quatre  à  quatre,  et,  parvenu  à  la  porJe 
du  marquis,  il  entra  sans  frapper.  La  chambre  était  vide, 
et  le  jeune  homme  pâlit  en  apercevant  sur  la  table  l'habit 
et  le  chapeau  du  vieillard,  et  tout  auprès  une  trousse  de 
chinirgien.  Au  même  instant  le  domestique  sortit  du  ca- 
binet. 

—  Où  donc  est  le  marquis  ?  s'écria  Cœlio. 

—  Chut  !  chut  î  répliqua  le  vieux  serviteur  en  élevant  la 
main  d'un  geste  signiûcatif  :  il  dort. 

XI. 

Cœlio,  tremblant  d'avoir  deviné  le  sens  de  ces  paroles, 
se  précipita  dans  le  cabinet  par  la  porte  restée  entre-bàillée. 
Le  cadavre  gisait  là,  conservant  encore  l'attitude  qu'il  avait 
prise  en  tombant,  la  tète  appuyée  sur  le  coussin,  et  dans  le 
bizarre  entourage  de  son  sanctuaire.  Cœlio  tressaillit,  et, 
sans  proférer  un  seul  mot,  porta  ses  deux  mains  à  son 
front.  Il  y  eut  alors  un  moment  singulier,  et  cette  scène  de 
la  vie  dans  son  plus  extravagant  équipage  se  rencontrant 
avec  la  mort  frappa  sérieusement  le  professeur  ainsi  que 
le  médecin,  dont  la  lancette  sollicitait  encore  la  veine  du 
défunt.  Qui  ne  se  souvient  de  s'être  laissé  aller  à  de  graves 
et  profondes  réflexions  en  présence  de  ces  peintures  fan- 
tastiques du  moyen  âge  où  le  squelette  armé  de  la  faux 
est  représenté  dansant  un  pas  avec  quelque  masque  joyeux 
du  carnaval  ?  Ainsi,  dans  cette  chambre,  figurait  le  jeune 
arlequin  auprès  de  ce  corps  inanimé  du  vieillard,  avec  cette 
différence  toutefois  que,  par  son  attitude  et  l'expression  de 
son  visage,  le  jeune  homme  rappelait  plutôt  le  génie  an- 
tique de  la  mort,  dont  la  batte  échappée  de  ses  mains  si- 
mulait le  flambeau  retourné. 

Cependant,  avant  de  congédier  son  collègue,  Cœlio  vou- 
ut  expérimenter  lui-même  une  dernière  fois  sur  le  corps  du 
marquis,  et  cette  épreuve  suprême  n'obtenant  pas  plus  de 
résultat  que  les  précédentes  : 

—  C'en  est  fait,  dit-il  au  professeur. 

—  Amen  !  murmura  le  vieux  domestique  ;  de  pareil 
maître,  je  nen  retrouverai  jamais  ! 

A  ces  paroles,  un  long  et  religieux  silence  succédi,  pen- 


dant lequel  il  eût  été  facile  de  lire  sur  la  physionomie  des 
assistants  les  sensations  diverses  qu'éveillait  en  eux  le 
spectacle  qu'ils  avaient  sous  les  yeux.  Le  professeur  mon- 
trait cette  émotion  froidement  silencieuse  où  la  vue  d'un 
cadaNTe  jette  toujours  un  homme.  Le  vieux  domestique 
donnait  cours  à  son  effusion,  et  Cœlio,  de  plus  en  plus 
abimé  dans  sa  rêverie,  semblait  moins  préoccupé  désormais 
de  l'événement  en  lui-même  que  des  idées  que  cet  événe- 
ment remuait  dans  son  esprit. 

A  la  fin  cependant,  le  professeur  trouvant  que  cette  pause 
menaçait  de  se  prolonger  beaucoup  trop,  essaya  d'interro- 
ger le  jeune  homme,  mais  celui-ci  ne  répondit  pas  ;  sur 
quoi  Marchesini  revenant  à  la  charge  : 

—  A  quoi  pensez-vous  donc  ?  Evidemment  depuis  dix 
minutes  vous  n'êtes  plus  sur  la  terre  ?  vous  serait-il  arrivé 
quelque  chose?  parlez. 

—  Vous  vous  moqueriez  de  moi,  répondit  Cœlio  en  s'ef- 
forçant  de  rassembler  ses  esprits  ;  quelque  chose  en  effet 
m'est  arrivé,  quelque  chose  de  si  prodigieux,  que  j'en  suis 
à  cette  heure  encore  plus  épouvanté  que  de  l'aspect  de  ce 
cadaNTe.  Au  moment  même  où  le  marquis  expirait  ici,  je 
l'ai  vu,  moi,  dans  le  Corso. 

—  Est-ce  tout?  cher  docteur,  répliqua  Marchesini  ;  en 
ce  cas  je  vous  dirai  que  j'ai  eu,  moi  aussi,  cette  appari- 
tion, et  qui  plus  est,  le  pau>Te  marquis  lui-même,  qui,  sans 
ce  coup  imprévu,  vivrait  encore,  vous  pouvez  m'en  croire. 
Cessez  donc  de  vous  marteler  la  cervelle  à  ce  sujet.  Notre 
excellent  ami,  avec  sa  manière  fantasque  d'aller  vêtu,  avait 
attiré  sur  lui  les  brocards  du  bon  peuple  de  Rome,  et  quel- 
qu'un aura  trouvé  plaisant  de  copier  son  costume  point  par 
point,  et  de  promener  sa  ressemblance  en  plein  carnaval. 
Malheureuse  parade,  qui  devait  avoir  un  bien  cruel  dé- 
noùment,  car  je  demeure  convaincu  que  cette  apparition 
soudaine  jsur  la  place  d'Espagne,  et  dans  les  dispositions 
où  il  était  déjà,  lui  a  porté  le  coup  de  la  mort.  Un  instant 
auparavant,  le  nom  de  don  Aquiias,  prononcé  par  moi  par 
hasard,  l'avait  vivement  ébranlé,  mais  le  coup  de  foudre 
auquel  il  a  succombé  venait  certainement  d'un  autre 
côté. 

—  Votre  récit,  reprit  Cœlio,  ne  fait  qu'accroître  mon 
épouvante  et  donner  à  la  chose  un  sens  plus  grave  et  plus 
mystérieux. 

—  .\u  nom  du  ciel,  mon  cher,  continua  le  professeur 
avec  impatienc,  comment  pouvez-vous  être  si  supersti- 
tieux? Qu'une  paceille  vision  ait  de  quoi  vous  saisir  dans  le 
premier  moment,  je  le  veux  bien  ;  mais  il  n'est  pas  permis 
à  un  homme,  en  état  de  raison  de  s'y  arrêter  comme  vous 
le  faites.  Laissons  cela.  Allez  vous  deshabiller,  et  venez 
chez  moi,  nous  passerons  la  soirée  ensemble.  J'ai  à  vous 
parler  longuement  du  marquis,  dont  vous  interpréterez 
sans  aucun  doute  mieux  que  je  ne  le  puis  les  derniers  mou- 
vements et  les  derniers  gestes...  Mais  sortons,  je  commence 
à  me  sentir  mal  à  l'aise  dans  celte  chambre.  • 

Cœlio  suivit  sans  résistance  le  professeur,  qui,  lui  pre- 
nant le  bras,  le  fit  pa-  "'  de  cet  obscur  cabinet  de 
la  mort  à  la  saine  et  ï,  rté  de  la  vie.  La  vaste  fe- 
nêtre ayant  vue  sur  la  ville  éternelle  était  ouverte  aux 
chaudes  lueurs  du  soleil  couchant,  qui  déclinait  dans  des 
flots  de  pourpre  et  d'or  derrière  les  cyprès  du  Monte  Mario. 
Le  jeune  homme  s'arrêta  immobile  en  présence  de  cette 
pompe  occidentale.  11  lui  sembla  un  moment  que  la  ville 
entière,  que  cette  large  plaine  aux  sept  collines  n'était 
qu'un  immense  champ  de  morts.  \\i  plus  profond  de  l'a- 
bime,  il  crut  voir  enfouies  les  urnes  cinéraires  des  vieux 
rois,  des  consuls  et  des  vestales,  au-dessus  desquels  gi- 
saient les  ossements  broyés  et  pulvérises  des  saints  et  ^Vs 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


367 


martyrs,  puis  enfin,  presque  à  la  surface  et  recouverts  d'un 
peu  de  terre  humide,  les  cadavres  des  contemporains,  dé- 
posés là  sans  blessures  ni  couronnes. 

Au  même  instant  le  canon  du  Corso  retentit. 

—  La  farce  est  jouée,  murmura  Cœlio.  Le  carnaval  a 
rendu  Pâme.  Maintenant  endossons  le  suaire,  et  couvrons- 
nous  le  front  de  cendres,  jusqu'à  ce  qu'une  salve  tonnante 
nous  appelle  au  matin  du  saint  jour  de  la  résurrection. 


XIL 


Cœlio  ne  ferma  point  l'œil  de  la  nuit  suivante.  Contre  son 
habitude,  il  laissa  veiller  une  lampe  dans  sa  chambre  sous 
prétexte  de  lire,  mais  dans  le  fond  pour  essayer  de  com- 
battre l'espèce  de  terreur  que  provoquait  en  lui  le  voisinage 
d'un  cadavre,  terreur  que  l'obscurité  redouble,  on  le  sait, 
chez  les  natures  exaltées  et  faibles.  1!  commença  par  feuil- 
leter quelques  volumes  de  Byron,  et  parcourut  entre  autres 
ses  stances  sur  Rome  aux  derniers  chants  de  Child-Harold, 
qui  venait  de  paraître  ;  mais  bientôt  cette  lecture  ne  lui 
suffisant  plus,  il  eut  recours  à  la  Bible,  et  la  Bible,  elle 
aussi,  fut  impuissante  à  distraire  son  esprit.  Quel  que  fût 
le  livre,  profane  ou  sacré,  terrestre  ou  divin,  son  attention 
devait  inévitablement  (inir  par  se  porter  ailleurs,  détour- 
née par  je  ne  sais  quel  torrent  d'idées  confuses  et  de  sensa- 
tions, fleuve  interlinéaire  qui  roulait  et  grondait  pour  lui 
dans  le  texte  ;  sujet  vivant  dans  une  lettre  morte. 

A  la  fin,  de  guerre  lasse,  Cœlio  renonça  au  livre  et  se 
mit  à  causer  familièrement  avec  lui-même.  Il  arrive  pres- 
que toujours  qu'un  homme  qui,  dans  les  rapports  de  la  vie 
quotidienne,  nous  paraissait  assez  indifférent,  quelquefois 
même  insupportable,  double  et  triple  de  valeur  à  nos  yeux 
lorsqu'il  est  mort,  surtout  si  nous  nous  découvrons  au  fond 
de  la  conscience  quelque  tort  commis  à  son  préjudice  et 
qu'il  ne  nous  a  pas  été  donné  de  réparer.  Cette  voix  bien 
naturelle  s'éleva  dans  le  cœur  de  notre  jeune  ami  ;  Cœlio 
repassa,  l'une  après  l'autre,  toutes  les  belles  qualités  du 
marquis,  et  se  trouva  bientôt  avoir  composé  un  caractère 
tout  sympathique,  une  sorte  de  figure  idéale,  qu'il  entoura 
sur  l'heure  de  tendresse  et  d'affectueuse  vénération. 

—  Toi  aussi,  tu  l'as  méconnu,  lui,  méconnu  de  tous,  se 
dit-il  en  se  rappelant  avec  un  sentiment  de  reproche  cer- 
tains traits  de  son  caractère  qui  l'avaient  souvent  éloigné 
du  vieillard.  Toi  aussi,  la  forme  baroque  de  son  enveloppe 
extérieure  t'a  empêché  de  plonger  plus  avant  dans  la  noble 
essence  de  son  être  ;  et  pourtant,  que  de  mal  ne  s'est-il  pas 
donné  pour  être  compris  de  toi!  combien  de  fois  n'a-t-il 
pas  essayé  de  l'inspirer  quelque  intérêt  pour  les  saintes 
souffrances  de  sa  vie! 

Cependant  à  ces  récriminations  succédèrent  d'autres 
idées  moins  amères.  Peu  à  peu  il  oublia  le  passé  pour  l'a- 
venir, et  là  de  nouveaux  plans,  d'autres  projets  lui  souri- 
rent. Il  se  vit  libre  de  prolonger  aussi  longtemps  qu'il  lui 
plairait  son  séjour  en  Italie.  Sitôt  après  la  semaine  de  Pâ- 
ques, il  visiterait  Naples,  ensuite  il  se  rendrait  à  Florence 
ou  à  Pise  pour  y  traverser  les  grandes  chaleurs  ;  puis  enfin 
il  retournerait  à  Vienne  par  Venise.  Oui,  mais  une  fois  là, 
que  ferait-il  ?  Vainement  il  s'interrogea  sur  ce  sujet,  et 
comme  il  ne  trouvait  point  de  réponse  à  se  donner  à  lui- 
même,  il  prit  le  parti  de  s'abîmer  dans  les  vagues  lointains 
des  espérances  indécises,  d'y  remuer  un  monde  de  hasards 
et  d'invraisemblances,  et  de  se  perdre  à  la  fin  dans  le  vide 
de  ses  fantaisies.  Là  flottaient  les  souvenirs  de  Marianne, 
de  Claire,  de  I.ucy,  blondes  et  gracieuses  figures  qu'il  avait 
rencontrées  dans  la  vie,  et  que  son  imagination  de  poëte  et 
d'amant  idéalisait  dans  ses  rêves.  A  cette  mystique  phalange 


d'adorables  visions,  types  charmants  que  devait  réaliser  un 
jour  la  femme  aimée,  vint  bientôt  se  joindre  l'idée  du  por- 
trait gardé  si  mystérieusement  dans  le  sanctuaire.  Une  in- 
surmontable curiosité  s'empara  alors  du  jeune  homme,  et  si 
les  terreurs  de  minuit  ne  l'avaient  empêché  de  s'aventurer 
dans  cette  chambre  où  gisait  encore  le  défunt,  il  n'eût 
certes  point  attendu  jusqu'au  matin  pour  voler  à  la  con- 
quête du  bijou  tant  souhaité.  Cependant,  sitôt  que  les  pre- 
mières lueurs  de  l'aube  blanchirent  les  rideaux  de  la  croi- 
sée et  qu'il  se  fit  un  peu  de  bruit  au-dessus  de  sa  tête, 
dans  l'appartement  du  professeur,  Cœlio  s'enveloppa  de  sa 
robe  de  chambre,  et,  sa  lampe  à  la  main,  se  dirigea,  au 
milieu  du  crépuscule,  vers  le  sanctuaire  du  marquis,  se 
gardant  bien  toutefois  de  risquer  un  coup  d'œil  sur  le  ca- 
davre étendu  non  loin  de  la  porte  du  cabinet. 

—  Il  dort,  pensa-t-il  à  part  lui,  le  vieux  gardien  du 
sanctuaire,  et  s'il  allait  s'éveiller  pour  chasser  le  voleur  du 
temple  ! 

Comme  il  ouvrait  la  porte  du  cabinet  noir,  le  vieux  car- 
lin vint  à  lui  avec  un  grognement  lugubre  et  passa  entre 
ses  jambes  pour  chercher  son  maître.  Au  moment  où  Cœ- 
lio, déposant  la  lumière  sur  l'autel,  aperçut  le  mystérieux 
portrait  placé,  comme  nous  l'avons  dit,  à  l'une  des  fenê- 
tres de  la  maisonnette  de  carton  peint,  une  sensation  iné- 
narrable courut  dans  tout  son  être.  On  ne  saurait,  en  effet, 
rien  concevoir  de  plus  attrayant,  de  plus  irrésistible  ;  un 
abîme  de  douleur  et  de  bea^até  se  peignait  dans  les  traits  de 
cette  image,  dont  les  grands  yeux  bruns,  nageant  dans  une 
mer  d'azur,  semblaient  vouloir  attirer  le  jeune  homme  dans 
leur  profondeur  insondable. 

—  Je  l'ai  trouvée  !  s'écria  Cœlio,  arrachant  le  portrait 
de  la  fenêtre  et  le  pressant  avec  ravissement  tantôt  sur 
son  cœur,  tantôt  sur  ses  lèvres. 

Dès  ce  moment  un  délire  inconnu  s'empara  de  lui,  ses 
yeux  rayonnaient  d'extase,  sa  bouche  souriait  à  cette  mi- 
niature, il  l'appelait  Lucy,  Marianne,  Elsbeth,  de  tous  les 
noms  des  anges  de  ses  rêves  ou  de  ses  souvenirs  ;  car  il 
finit  par  ne  plus  voir  dans  ce  portrait  que  l'adorable  res- 
semblance d'un  idéal  mystique  pressenti.  Quelques  instants 
s'écoulèrent  avant  que  cette  hallucination  eût  jeté  toutes 
ses  flammes  et  que  le  calme  de  ses  sens  lui  permit  de  jeter 
un  coup  d'œil  sur  les  divers  objets  qui  l'entouraient.  Alors 
seulement  Cœlio,  avisant  l'excentrique  ordonnance  des 
lieux,  se  rappela  les  descriptions  qu'on  lui  en  avait  faites 
à  B...  Toutefois  le  noyau  de  cerise  manquait  ;  mais  un  pe- 
tit crochet  d'or  suspendu  sous  la  grande  fenêtre  semblait 
répondre  à  la  destination  supposée.  Tout  en  examinant 
différentes  curiosités,  véritables  joujoux  rassemblûs  sur 
l'autel  avec  un  soin  minutieux,  le  jeune  homme  aperçut,' 
devant  la  maisonnette  de  carton,  un  cahier  plié  en  forme 
de  lettre  et  qui,  à  n'en  juger  que  par  la  couleur  nullement 
jaune  du  papier,  devait  ne  point  appartenir  aux  antiquailles 
du  cabinet.  Cœlio  brisa  le  cachet  noir  aux  armes  du  mar- 
quis, ouvrit  l'enveloppe  et  recohnut  la  main  du  vieillard.  La 
note  était  écrite  en  française!  portait  pour  titre  : /n/rod«c- 
tion  à  mon  sanctuaire  du  Souvenir  destiné  à  mon  jeune 
ami  Cœlio.  L'encre  fraîche  encore  témoignait  de  la  récente 
existence  de  ce  document,  daté  du  reste  des  premiers  jours 
du  carnaval.  Cœlio  ne  put  se  défendre  d'une  émotion  dou- 
loureuse à  l'aspect  de  ces  lignes  tracées  par  la  main  du 
vieillard,  et  des  sentiments  de  piété  et  de  tendresse  impo- 
sant silence  à  sa  curiosité  hâtive,  il  rentra  dans  sa  chambre, 
emportant,  avec  le  saint  respect  dû  aux  reliques,  le  manu- 
scrit et  le  portrait. 

Henri  BLAZE. 
(  La  suite  au  numéro  prochain.) 


368 


LECTURES  DU  SOIR. 


UNE  CHARGE  DE  DRAGONS. 


Scène  de  la  Vie  Militaire. 


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Un  des  plus  brillants  élèves  de  l'ancienne  école  impé- 
riale de  cavalerie  de  Saint-Germain,  Edouard  Brémont,  Gis 
unique  du  riche  banquier  de  ce  nom,  à  Paris,  avait  obtenu 
son  brevet  de  sous-lieutenant  au  mois  de  décembre  1813; 
mais  avec  ses  lettres  de  service  le  ministre  de  la  guerre 
lui  avait  expédié  l'ordre  de  rejoindre,  dans  les  vingt-quatre 
heures,  le  10«  régiment  de  dragons,  dans  lequel  il  avait  été 
incorporé.  Ce  fut  à  peine  si  notre  jeune  homme,  tout  fier 
de  son  épaulette ,  eut  le  temps  de  venir  embrasser  son 
père  et  de  se  faire  habiller  au  Palais-Royal,  chez  le  célèbre 
Walther,  ce  tailleur  breveté  des  dragons  de  l'Impératrice, 
qui  avait  le  rare  talent  de  confectionner  le  plus  galant  uni- 
forme en  une  journée  ;  mais  ce  qui  était  le  plus  pénible 
pour  Edouard,  c'était  de  se  voir  forcé  de  prendre  des  bottes 
toutes  faites  chez  Sakoski,  ce  bottier  fashion  des  lions  de 
l'état-major.  Enfin,  quarante-huit  heures  après  sa  sortie 
de  l'école ,  il  avait  quitté  la  capitale  pour  aller  rejoindre 

D  régiment,  cantonné  dans  les  environs  de  Langres.  Ûr, 


il  n'avait  pas  attendu  longtemps  l'occasion  de  prouver  à 
ses  dragons  qu'il  était  digne  de  les  commander.  Quelques 
jours  après  son  arrivée,  il  s'était  trouvé  en  face  de  l'enne- 
mi, et  le  duc  de  Trévise,  qui  l'avait  vu  à  la  tête  de  son  pe- 
loton charger  un  escadron  de  hulans  autrichiens,  lui  avait 
promis  de  demander  pour  lui  la  croix  dans  le  premier  rap- 
port qu'il  adresserait  à  l'Emperevir. 

Toutefois,  Edouard  n'était  pas  encore  quitte  envers  son 
régiment.  Il  avait  payé  sa  bienvenue  à  l'ennemi  en  lui  sabrant 
quelques  hommes  avec  vigueur,  mais  il  n'avait  pas  payé 
sa  bienvenue  aux  officiers,  ses  camarades;  les  circon- 
stances ne  lui  avaient  pas  permis  de  s'acquitter  de  ce  tri- 
but établi  par  l'usage.  Toujours  à  cheval  et  le  sabre  à  la 
main,  Edouard  ne  pouvait  que  promettre,  et  se  justifier 
par  la  nécessité  impérieuse  d'un  ajournement.  Cependant 
ses  jeunes  camarades,  qui  comptaient  peu  sur  l'avenir  dans 
une  lutte  contre  tant  d'ennemis,  commençaient  à  désespé- 
rer dp  """^  se  réaliser  la  promesse  d'Edouard,  car  il  avait 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


369 


été  question  d'un  déjeuner  fabuleux  où  le  vin  de  Cham- 
pagne devait  être  à  discrétion  ,  en6n  d'un  déjeuner  digne 
de  l'opulence  proverbiale  du  père  de  l'amphitryon.  De  son 
côté,  Edouard  ne  se  faisait  pas  faute  de  magnifiques  assu- 
rances. Pour  calmer  un  peu  l'impatience  de  MM.  les  lieute- 
nants ;  il  avait  réglé  d'avance  la  carte  du  repas,  qui,  d'après 
le  programme,  devait  être  historique.  Mais  Napoléon,  mais 
Blucker,  mais  Schwartzenberg,  mais  Platow  et  ses  Cosa- 
ques, ne  laissaient  pas  un  moment  de  trêve  à  nos  troupes; 
le  moyen  de  formuler  le  menu  d'un  tel  déjeuner  au  milieu 
d'un  bivouac  ou  d'un  village  incendié! 

Edouard  crut  un  instant  que  le  congrès  de  Chàtillon  lui 
permettrait  enfin  de  tenir  sa  parole  et  d'offrir  celte  bien- 
venue ,  dont  l'ajournement  forcé  l'exposait  incessamment 
aux  sarcasmes  de  quelques  officiers  et  surtout  aux  sermons 
de  son  capitaine,  vieux  troupier,  qui,  tenant  rigoureuse- 
ment aux  anciennes  traditions,  ne  plaisantait  jamais  sur 


le  chapitre  des  bienséances  de  rigueur.  Le  capitaine  adres- 
sait à  Edouard  de  graves  remontrances  touchant  l'obser- 
vation des  usages  reçus  dans  le  régiment,  et  se  montrait 
même  assez  disposé  à  accepter  un  déjeuner  tans  fa- 
çon, afin  de  ne  pas  déroger  au  principe;  mais  Edouard 
avait  promis  beaucoup  mieux  que  cela;  son  amour-pro- 
pre de  jeune  homme  repoussait  la  transaction  offerte 
par  son  capitaine;  il  ne  voulait  point  entendre  parler 
d'un  accommodement  qui  semblait  laisser  à  ses  camarades 
l'honneur  d'un  généreux  sacrifice ,  et  à  lui  le  rôle  d'un 
vantard. 

Le  10'  de  dragons  faisait  partie  de  la  division  de  cava- 
lerie du  général  Vernier,  etcombattit  vaillamment  à  Champ- 
.\ubert,  à  Montmirail.  A  cette  dernière  affaire,  la  cavalerie  se 
couvrit  de  gloire,  Edouard  et  ses  dragons  en  eurent  leur 
bonne  part  ;  mais  les  chevaux  fatigués  ayant  besoin  de  repos, 
on  fut  obligé  de  bivouaquer  près  du  champ  de  bataille, 


Le  bivouac  de  Charap-Aubert. 


malgré  l'impatience  de  l'Empereur,  qui  brillait  d'atteindre 
Blucker  en  personne ,  dont  il  avait  battu  successivement 
l'arrière-garde  et  l'avant-garde.  La  correspondance  de  Pa 
ris  pour  le  quartier-général  se  trouva  donc  à  Montmirail, 
et  là  furent  distribuées  les  lettres.  Il  y  en  avait  une  pour 
Edouard  :  elle  était  de  son  père,  qui  se  plaignait  d'abord  du 
silence  de  son  fils,  comme  si  le  jeune  homme  avait  eu  le 
temps  de  lui  écrire,  et  qui,  ensuite,  le  priait  de  s'informer 
de  l'état  dans  lequel  il  trouverait  son  château  de  Brémont, 
situé  à  un  quart  de  lieue  de  Montmirail ,  si  par  hasard  le 
mouvement  de  l'armée  le  conduisait  près  de  cette  magni- 
fique propriété.  En  outre,  le  banquier  manifestait  à  son  fils 
les  plus  vives  inquiétudes  pour  son  cher  château,  dont  les 
embellissements  et  l'ameublement  lui  avaient  coûté  «  les 
yeux  de  la  tête»,  lui  disait-il  textuellement.  11  plaignait 
surtout  le  sort  de  ses  caves ,  où  il  y  avait  un  assortiment 
complet  des  meilleurs  vignobles  de  la  Bourgogne  et  de  la 
Champagne.  *  J'ai  manqué  de  prévoyance,  ajoutait  le  ban- 

SFPTF.MCRE  ISii. 


quier,  ou  plutôt  j'ai  eu  trop  de  confiance  dans  le  génie  de 
l'Empereur;  il  est  maintenant  trop  tard  pour  essayer  de 
faire  transporter  à  Paris  tous  ces  vins.  Hélas!  ces  quatre 
mille  bouteilles,  que  vont-elles  devenir?  ajoutait-il,  et  mon 
château,  qui  sait  s'il  demeurera  debout!  » 
Edouard  sourit  en  lisant  la  lettre  de  son  père  : 
—  Je  le  reconnais  bien  là,  dit-il  en  mettant  la  lettre  dans 
sa  poche  :  il  tremble  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête  pour 
son  vin  et  pour  son  château,  qui  pourrait  bien  trembler, 
lui,  depuis  la  cave  jusqu'au  grenier. 

Déjà  il  avait  oublié  la  missive  paternelle,  lorsqu'il  fut 
abordé  par  son  capitaine,  qui,  cette  fois,  ne  lui  parla  pas  du 
déjeuner  futur,  mais  du  détestable  bivouac  où  ils  avaient 
à  peine  un  peu  de  bois  pour  sécher  leurs  manteaux,  mouil- 
lés par  une  pluie  glaciale.  Le  capitaine  était  de  fort  mau- 
vaise humeur,  et  sa  philosophie  semblait  l'avoir  abandonné, 
quand  Edouard,  qui  avait  semblé  réfléchir  un  moment, 
1  interrompit  tout  à  coup  par  cette  brusque  question  : 

—  i7  —  ONZifcjfE  VOLL'VE. 


370 


LECTURES  DU  SOIR. 


—  Mon  capitaine,  aimez-vous  le  vin  de  Champagne? 
Celui-ci  regarda  Edouard  d'un  air  étonné  : 

—  Belle  demande!  répondit-il.  AJlons!  mon  cher  Bré- 
mont,  pas  de  mauvaises  plaisanteries...,  ne  parlons  pas  de 
vin  de  Champagne  quand  nous  n'avons  pas  seulement 
d'eau  à  boire. 

—  Mais  je  ne  plaisante  pas  du  tout,  mon  capitaine.  Tenez, 
voyez-vous  là-bas,  à  droite  de  la  route,  ce  gcand  bâtiment 
dont  les  blanches  murailles  se  dessinent  même  à  travers  le 
brouillard? 

—  Certainement,  je  le  vois:  c'est  un  château  qui  semble 
de  fort  belle  apparence...  Et  après?... 

—  Eh  bien!  c'est  le  château  de  mon  père. 

Le  capitaine  porta  le  revers  de  la  main  droite  à  la  visière  de 
son  casque  comme  pour  faire  le  salut  militaire,  en  disant  : 

—  Mes  sincères  compliments  à  vous,  mon  cher,  ainsi 
qu'à  votre  respectable  père  ;  mais  j'ai  bien  peur  qu'il  n'ait 
été  déjà  visité  par  les  Cosaques  de  Sackenou  les  hussards 
de  Blùcker...  ce  serait  fâcheux  pour  lui. 

—  Pour  qui,  mon  capitaine,  pour  Blùcker  ou  pour  le 
château? 

—  Pour  le  château,  et  plus  encore  pour  vous,  répliqua 
celui-ci. 

—  Alors  consolez-vous,  mon  capitaine,  il  ne  l'a  pas  été... 
Et,  ce  qui  le  prouve,  c'est  que  j'aperçois  encore  les  volets 
et  les  Persiennes  des  fenêtres;  si  les  Cosaques  ou  les  Prus- 
siens avaient  passé  par-là... 

—  C'est  juste ,  mon  cher  ;  votre  observation  est  celle 
d'un  militaire  expérimenté...  Mais,  eofin,  où  voulei-vous 
en  venir? 

—  Vous  ne  devinez  pas  qu'il  faut  que,  de  préférence, 
nous  visitions,  les  premiers,  le  château  paternel? 

—  Admirable  idée  !  s'écria  le  capitaine  ;  d'ailleurs  il  n'est 
qu'à  quelques  portées  de  fusil  d'ici  ;  la  visite  sera  bientôt 
faite. 

—  Mon  père,  lui-même,  vient  de  m'écrire  pour  me  de- 
mander des  renseignements  sur  l'état  de  sa  propriété  et... 
de  ses  caves. 

—  Nous  lui  en  donnerons,  mon  cher  Bréraont,  nous  lui 
en  donnerons;  allons,  à  cheval! 

—  Un  moment,  mon  capitaine  !  fit  Edouard  en  se  frap- 
pant le  front  comme  inspiré  d'une  idée  sublime  :  si  nous 
demandions  au  colonel  la  permiseion  d'y  mener  le  régi- 
ment, il  y  serait  un  peu  mieux  qu'ici;  il  y  a  des  écuries 
très-vastes,  des  greniers  remplis  de  fourrages,  et  des  ca- 
ves... oh!  ce  sont  les  caves!...  Quand  même  ce  déplace- 
ment momentané  serait  sans  importance,  surtout  si  nous 
ne  devons  pas  suivre  l'Empereur. 

—  Diable!  mon  cher,  vous  avez  là  une  idée  véritable- 
ment ornée  de  pierres  précieuses;  mais  je  redoute  les  ob- 
jections du  colonel  ;  et  puis  le  général  Vernier  a  quelquefois 
des  scrupules. 

—  Le  général!  des  scrupules? Mais  c'est  le  château  de 
mon  père,  c'est  un  héritage  à  moi!  et  s'il  avait  été  com- 
pris dans  nos  cantonnements,  mon  père  aurait-il  le  droit 
de  se  plaindre?  Écoulez,  capitaine,  ce  que  je  vous  propose 
est  tout  à  fait  dans  l'intérêt  du  château  :  placé  sur  une  route 
militaire,  où  il  est  exposé  à  toutes  les  chances  de  la  guerre, 
heureux  si  la  première  visite  qu'il  reçoit  est  celle  des  Fran- 
çais! Et  combien  mon  père  nedevra-t-il  pas  se  féliciter, 
quand  il  saura  que  c'est  moi,  que  c'est  son  fils  adoré,  car 
il  m'adore  depuis  la  mort  de  ma  pauvre  mère  ,  qui  ai  fait 
les  honneurs  de  Brémont  à  nos  soldais,  à  mon  régiment!... 
Grâce  à  moi  et  aux  circonstances  particulières  de  celte  vi- 
site, toute  de  convenance,  le  château  ne  souffrira  tout  juste 
qu«  ce  qu'il  aurait  souffert  pour  éloigner  d'autres  visiteurs, 


qui  peut-être  seraient  moins  scrupuleux;  car  enfin  je  serai 
là,  moi  !  Nous  serons  là,  mon  capitaine,  pour  régulariser 
les  distributions  à  nos  dragons,  et  pour  que  tout  se  passe 
dans  l'ordre...  Comprenez-vous  maintenant? 

Le  vieil  officier,  enchanté  des  ouvertures  qui  lui  étaient 
faites,  et  rassuré  d'ailleurs  par  le  langage  et  les  raisonne- 
ments de  son  lieutenant,  serra  la  main  d'Edouard  en  s'é- 
criant  : 

—  Oui,  certes,  je  comprends!...  C'est  une  manière  éco- 
nomique de  payer  votre  bienvenue... 

—  C'est  mon  père  qui  payera  pour  moi...  Mon  père  ou 
moi,  n'est-ce  pas  absolument  la  même  chose?  la  poliiesse 
ne  sortira  pas  de  la  famille. 

—  C'est  ma  foi  vrai  !  fit  encore  le  capitaine. 

Et  voilà  ce  dernier  qui  court  au  bivouac  du  colonel,  et 
le  colonel  qui  court  chez  le  général  pour  obtenir  le  chan- 
gement de  cantonnement  de  ses  dragons  ,  tandis  que 
Edouard  attend  avec  impatience  la  réponse  de  ces  chefs, 
souvent  trop  capricieux. 

Elle  arriva  enfin,  cette  réponse  si  désirée. 

—  La  victoire  est  à  nous,  mon  cher  Brémont!  s'écria  le 
capitaine  ;  voici  la  permission  du  général  par  écrit;  nous 
allons  aller  au  château  de  votre  honoré  père  pour  y  prépa- 
rer les  logements. 

Une  heure  après,  le  iO«  de  dragons,  hommes  et  Che- 
vaux, s'installaient  dans  le  château  de  M.  Brémont,  et, 
chose  extraordinaire  !  pas  un  ennemi  ne  s'y  était  encore 
présenté  ;  quelques  éclaireurs  prussiens  avaient  bien  rôdé 
autour  de  ses  murailles,  attirés  par  les  chants  du  coq,  qui 
dénonçait  une  basse-cour  complète;  mais  la  rapidité  des 
mouvements  de  l'Empereur  l'avait  pour  ainsi  dire  assuré 
contre  les  Cosaques.  Le  château  était  reslé  intact  pour  les 
Français,  qui  y  furent  bien  reçus  par  le  concierge,  car  ils 
étaient  conduits  par  le  fils  de  son  maître. 

Edouard  fit  les  honneurs  de  la  propriété  paternelle, 
ainsi  qu'il  l'avait  annoncé,  avec  une  grâce  et  une  généro- 
sité qui  lui  valurent  d'unanimes  éloges;  il  ouvrit  lui-même 
les  caves,  donna  le  premier,  dans  la  basse-cour,  le  signal 
du  massacre,  et  mit  à  la  disposition  des  dragons  toutes  les 
cheminées  du  rez-de-chaussée  et  tout  le  bois  nécessaire 
pour  entretenir  les  broches.  Seulement,  il  eut  soin  de  faire 
mettre  à  l'ordre  du  jour  ces  mots  essentiels,  que  le  colonel 
approuva  : 

«  Respect  aux  meubles,  aux  portes  et  aux  fenêtres.  » 

Les  dragons  observèrent  rigoureusement  celte  consigne, 
et  pendant  les  deux  jours  que  le  régiment  passa  dans  le 
château,  il  n'y  eut  pas  une  seule  infraction  à  punir,  pas 
un  reproche  à  adresser.  Ce  fut  chose  >Taiment  miraculeuse 
que  cet  ordre  dans  le  pillage,  que  cette  retenue  dos  dra- 
gons dans  un  château  qu'on  avait  obligeamment  livré  à  leur 
merci.  Et,  chose  plus  incroyable,  quand  le  moment  du  dé- 
part fut  venu,  il  restait  encore  beaucoup  de  bouteilles  qui 
n'avaient  point  clé  vidées  ;  ce  qui  parut  chagriner  Edouard, 
qui  se  plaignit  gaiement  à  ses  camarades  que  les  choses 
n'avaient  point  été  aussi  bien  faites  qu'elles  auraient  pu 
l'être.  Aussi,  uu  instant  avant  de  monter  à  cheval ,  dit-il 
aux  dragons  : 

—  Mes  amis,  il  ne  faut  rien  laisser  aux  Cosaques,  car  ils 
peuvent  revenir  par  iri,  malgré  nous.  Or,  il  est  du  devoir 
d'un  bon  Français  d'anéantir  tout  ce  qui  |)0urrail  leur  être 
utile  ou  agréable,  à  conunencer  par  les  vivres  et  les  li- 
quides. 

Et,  en  disant  ces  mots  ,  il  donna  lui-même  le  signal  de 
la  destruction  ,  en  brisant  une  bouteille  de  vin  de  Cham- 
pagne sur  les  marches  du  perron.  Alors,  dès  qu'on  eut  fait 
sortir  tous  les  chevaux,  douze  cents  bouteilles  qui  restaieat 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


.171 


encore  furent  brisées  de  cette  façon,  et  en  un  instant  le 
pavé  de  la  cour  principale  fut  inondé  de  flots  de  vin  et 
jonché  de  tessons  de  bouteilles  cassées.  Edouard  sortit  le 
dernier,  après  avoir  donné  dix  napoléons  au  concierge  pour 
calmer  un  peu  sa  mauvaise  humeur,  et  s'en  alla  rejoindre 
son  escadron. 

Edouard  était  heureux.  Il  avait  payé  sa  bienvenue  d'une 
façon  tout  à  la  fois  princière  et  originale.  Cela,  joint  à  sa  ré- 
putation de  bravoure ,  le  mit  en  grand  crédit  auprès  des 
odiciers  supérieurs  de  son  régiment,  et  même,  pendant 
deux  jours,  il  ne  fut  question,  à  l'état-major  général  du 
prince  lîerthicr,  que  du  savoir-vivre  du  sous-lieutenant  du 
iO'de  dragons. 

Mais  les  événements  se  pressaient.  Les  plaines  de  la  Bour- 
gogne et  de  la  Champagne  étaient  sillonnées  par  les  hordes 
étrangères  et  par  les  troupes  françaises.  Le  château  de 
M.  Brémont  ne  pouvait  manquer  d'attirer  l'attention  des 
Cosaques,  qiii,  tour  à  tour,  accouraient  frapper  à  ses  portes, 
dans  l'espoir  d'y  trouver  une  abondante  curée,  car  rien, 
à  l'apparence,  n'annonçait  la  dévastation.  Chaque  détache- 
ment croyait  avoir  découvert  une  propriété  vierge  de  pil- 
lage; mais  quand  le  concierge  ouvrait  la  grande  porte  de  la 
cour,  les  débris  de  bouteilles  dont  la  cour  était  jonchée  fai- 
saient reculer  les  maraudeurs,  qui  allaient  chercher  ail- 
leurs quelque  habitation  où  ils  n'eussent  pas  été  prévenus. 
Le  génie  d'Edouard  avait  donc  assuré  une  inviolable  sauve- 
garde à  la  propriété  paternelle,  qui  se  trouva  par  le  fait 
mieux  défendue  contre  la  rapine  des  Cosaques  que  si  elle 
eût  été  neutralisée  par  des  protocoles  diplomatiques. 

Cependant  l'entrée  des  alliés  à  Paris  avait  mis  lin  à  cette 
guerre  d'invasion.  Napoléon  avait  abdiqué,  et  lesofTicicrs 
français,  échappés  aux  hasards  des  combats,  purent  venir 
embrasser  leurs  familles.  Edouard  accourut  comme  les 
autres,  et,  la  poitrine  décorée  de  l'insigne  de  la  bravoure, 
il  comptait  bien  sur  le  succès  de  l'agréable  surprise  qu'il 
allait  causer  à  son  père,  qui  n'était  i)as  prévenu  de  son  re- 
tour. Mais  celui-ci,  loin  de  lui  ouvrir  les  bras  comme  il  s'y 
attendait,  le  repoussa,  au  contraire,  avec  ces  mots  cruels, 
qui  furent  prononcés  d'un  ton  terrible  : 

—  Que  me  voulez-vous,  monsieur?  que  venez-vous  faire 
ici  ?  n'ètes-vous  pas  satisfait  de  m'avoir  ruiné?  Allez,  je  ne 
vous  connais  plus. 

Edouard  resta  interdit  :  il  ne  savait  à  quoi  attribuer  un 
semblable  accueil. 

—  Mon  père,  dit-il  au  banquier,  ne  suis-je  donc  plus 
votre  fils?  Comment  ai-je  pu  mériter  une  pareille  récep- 
tion? 

—  Rappelez -vous  votre  conduite  à  Montmirail,  mon- 
sieur... 

Ma  conduite  à  Montmirail,  mon  père!  mais  c'est  elle  qui 
m'a  valu  la  décoration,  et  je  croyais  au  contraire... 

—  Monsieur,  interrompit  le  père  exaspéré,  je  ne  vous 
parle  que  de  vos  exploits  dans  ma  propriété  ;  vous  les  avez 
oubliés  sans  doute  !  mais,  moi,  j'ai  bonne  mémoire...  Allez, 
monsieur,  les  Cosaques  se  sont  mieux  conduits  que  vous 
et  vos  dragons...  Ceux-là,  au  moins,  ne  m'ont  pas  ruiné... 
Faites-moi  donc  le  plaisir  de  retourner  à  votre  régiment  et 
de  ne  jamais  remettre  les  pieds  chez  moi. 

Edouard  ouvrait  de  grands  yeux  en  entendant  ces  pa- 
roles : 

—  Quoi  !  n'est-ce  que  cela,  mon  père?  s'écria-t-il  presque 
joyeusement. 

—  Qu'est-ce  à  dire,  n'est-ce  que  cela!  s'écria  à  son  tour 
le  père,  arrivé  à  l'apogée  de  la  colère.  Prétendriez-vous 
vous  moquer  de  votre  père  et  venir  impudemment  l'in- 
iiillcr  dans  sa  maison? 


—  De  grâce,  mon  père,  calmez-vous  et  daipnezm'enten- 
dre.  Vous  croyez  donc  que  votre  château  n'existe  plus..., 
qu'il  a  été  saccagé,  démoli?... 

—  En  vaut-il  guère  mieux,  monsieur,  d'après  le  récit  de 
Leboeuf,  de  mon  honnête  concierge,  que  vous  avez  essayé 
de  séduire  à  prix  d'urgent,  car  il  a  repoussé  avec  indigna- 
tion votre  or,  et  s'est  empressé  de  me  donner,  par  écrit,  les 
détails  de  votre  expédition  de  Vandales. 

—  Eh  bien!  mon  père,  votre  honnête  M.  Lebœuf  n'est 
qu'un  fripon  et  un  menteur.  Il  vous  a  trompé  doublement, 
en  ce  qu'il  a  parfaitement  empoché  les  dix  louis  que  je  lui 
ai  donnés,  et  que  votre  château  est  resté  intact.  Il  n'y 
manque  pas  une  porte,  pas  un  volet,  pas  un  meuMe,  pas 
une  glace,  pas  même  un  rideau...  En  venant  à  Paris  pour 
vous  voir,  je  l'ai  visité  du  haut  en  bas. . .  il  est  toujours  ma- 
gnifique. Il  n'y  a  plus  de  poules  dans  la  basse-cour,  c'est 
vrai  ;  il  n'y  a  plus  une  seule  bouteille  de  vin  dans  les  caves, 
c'est  encore  exact  ;  mais  voilà  les  seuls  dommages  :  sont- 
ils  donc  irréparables?  Franchement,  mon  cher  père,  au 
lieu  de  reproches,  ce  seraient  des  remerciements  que  vous 
me  devriez  ;  j'ai  sauvé  votre  i)ropriété  en  la  livrant  au  pil- 
lage patriotique  de  mes  dragons.  Les  Cosaques  n'y  auraient 
pas  laissé  pierre  sur  pierre,  tandis  que,  grâce  à  moi,  vous 
en  serez  quitte  pour  quelques  vieilles  poules,  quelques  ca- 
nards coriaces  et  quelques  bouteilles  de  vin,  que  les  mal- 
heurs de  la  patrie  eussent  fait  tourner  à  l'aigre,  n'en  dou- 
tez pas,  mon  père  !  Et  si  votre  vin  a  été  consommé,  du 
moins  ne  Pa-t-il  pas  été  par  des  Cosaques,  mais  bien  par 
de  braves  dragons  français  qui  ont  bu  à  votre  santé  :  n'est- 
ce  pas  une  compensation  flatteuse  ? 

Le  banquier  ne  trouva  pas  ces  raisons  assez  concluantes  ; 
il  avait  été  prévenu  contre  son  fils  par  des  rapports  men- 
songers et  n'admettait  pas  de  circonstances  atténuantes 
dans  sa  conduite.  Edouard  chercha  encore  à  fléchir  le  cour- 
roux paternel  ;  mais  n'y  pouvant  parvenir,  il  prit  une  dé- 
termination dont  le  résultat  devait  être  une  justification 
complète. 

—  Adieu,  mon  père,  lui  dit-il;  je  vais  chercher  des  piè- 
ces qui,  je  l'espère,  me  feront  rentrer  en  grâce  près  de  vous. 

Le  banquier  voulut  le  retenir,  car,  malgré  sa  colère,  il 
était  disposé  à  pardonner  à  un  fils  qu'il  aimait  tendrement 
et  qui  faisait  son  orgueil.  Mais  Edouard  avait  à  cœur  de 
prouver  son  innocence,  et,  ayant  fait  seller  un  de  ses  che- 
vaux, il  partit  à  franc  étrier  pour  Montmirail. 

Arrivé  dans  cette  ville,  occupée  par  une  brigade  de  ca- 
valerie légère  russe,  il  entre  dans  le  principal  café,  et  ren- 
contre justement  quelques  jeunes  officiers  qui,  bien  qu'é- 
trangers, parlaient  le  français  plus  correrlement  que  les 
naturels  du  pays.  Il  les  aborde  poliment  et  leur  fait  part  de 
l'objet  de  sa  mission,  en  les  priant  de  vouloir  bien  l'accompa- 
gner au  château  de  Brémont,  et  de  venir  constater  l'état  des 
lieux  pour  rédiger  le  certificat  qu'il  sollicite  de  leur  com- 
plaisance. Ces  officiers,  gens  d'esprit  et  d"humeur  joyeuse, 
se  prêtèrent  volontiers  à  ce  qu'Edouard  voulait  d'eux.  Ils 
partirent  avec  lui  et  arrivèrent'bientôt  au  château,  où  ils 
jugèrent  que  le  délit  reproché  à  Edouard  par  son  père  n'é- 
tait pas  même  une  contravention  filiale. 

—  Eh  bien!  messieurs,  leur  dit  Edouard,  si  je  n'avais 
pas  eu  la  précaution  de  conduire  ici  mon  régiment  et  de 
faire  main-basse  sur  les  bouteilles  et  la  volaille,  qu'au- 
raient fait  vos  cavaliers  en  arrivant  les  premiers? 

—  Ils  eussent  certainement  fait  pis,  répondit  celui  des 
officiers  russes  qui  paraissait  le  plus  raisonnable. 

La  réponse  des  autres  ayant  été  unanime  pour  approu- 
ver la  conduite  d'Edouard,  ils  déclarèrent  que  l'ivresse  de 
leurs  soldats  aurait  produit  le  même  résultat  que  dans  les 


372 


LECTURES  DU  SOIR. 


autres  propriétés  où  ils  avaient  trouvé  du  vin  à  boire,  et  que 
leurs  efforts  même  n'auraient  pu  empêcher  le  pillage  gé- 
néral et  la  dévastation  complète  du  château. 

Edouard  s'empressa  de  rédiger  en  forme  cette  attestation, 
qu'il  fit  signer  et  parapher  par  chacun  des  officiers  russes  ; 
puis,  après  leur  avoir  offert  un  diner,  que  ceux-ci  accep- 
tèrent, il  reprit  le  chemin  de  la  capitale,  où  il  arriva  le  len- 
demain. 

M.  Brémont  allait  se  mettre  à  table  pour  déjeuner  avec 
quelques  amis,  quand  son  fils  entra  dans  la  salie  à  manger. 
11  était  haletant  et  couvert  de  poussière  : 

—  Tenez,  mon  père,  s'écria-t-il  en  jetant  sur  son  assiette 
un  papier  plié,  lisez,  et  voyez  si  je  suis  si  coupable  que 
vous  le  pensez  ! 

Le  banquier,  un  peu  surpris  de  cette  apparition  soudaine, 
prit  le  papier,  le  lut,  puis,  se  levant  et  sautant  au  cou  de 
son  fils  : 

—  Ahl  mon  ami,  lui  dit-il  après  l'avoir  embrassé, 
assieds-toi  là,  déjeune,  et  qu'il  ne  soit  plus  question  de  cela 
entre  nous. 


Edouard  mangea  comme  un  jeune  premier  de  province, 
but  comme  un  chantre  de  cathédrale ,  et,  au  dessert,  le 
banquier,  pour  égayer  les  convives,  lut  à  haute  voix  le  cer- 
tificat des  quatre  officiers  russes.  Cette  pièce  singulière  eut 
un  succès  d'enthousiasme.  Chacun  voulut  en  avoir  une 
copie,  et  le  récit  de  l'aventure,  répété  à  la  Bourse  du  jour, 
où  le  banquier  était  fort  connu,  parvint  jusqu'aux  oreilles 
de  l'empereur  Alexandre,  qui,  lui  aussi,  voulut  voir  le  fa- 
meux certificat  délivré  par  des  officiers  de  son  armée.  Le 
czar  en  rit  aussi  ;  cependant  il  ordonna  que  les  quatre  offi- 
ciers signataires  garderaient  les  arrêts  pendant  quatre  jours, 
pour  mieux  consacrer  ce  principe  émis  par  Paul  1",  son 
illustre  père,  «  Qu'un  Russe,  quel  qu'il  soit,  ne  peut  ni 
prendre  un  engagement  ni  signer  de  déclaration  sans  préa- 
lablement en  avoir  obtenu  l'agrément  de  son  souverain.  » 
Sans  s'en  douter,  Alexandre  validait  plus  encore  le  certi- 
ficat donné  à  Edouard,  puisqu'il  légalisait  en  quelque  sorte 
la  signature  des  officiers  certificateurs. 

EMILE  MARCO  DE  SAINT-HILAIRE. 


SO-FI  A  ïiJk  GMIMTUMM  3ATJMB. 


CONTE  CHINOIS. 


Si-finn,  fille  de  Bah-bah,  était  plus  blanche  que  le  riz, 
plus  gracieuse  que  le  bambou.  Ses  pieds,  modèles  de  per- 
fection chinoise,  n'étaient  pas  plus  longs  que  le  doigt,  ce 
qui  lui  donnait  l'incstiniable  avantage  de  ne  pouvoir  faire 
un  pas  sans  s'appuyer  sur  un  roseau  ou  sur  le  bras  d'une 
suivante,  et  imprimait  à  sa  démarche  une  sorte  de  balan- 
cement élégant,  assez  semblable  au  mouvement  de  ces  pe- 


tites figures  dites  poussahs,  qu'on  voit  oscilkr  au  moin- 
dre choc  sur  leur  base  arrondie  en  forme  de  cuTot.  Sa  taille 
était  si  svelte,  sa  figure  si  jolie,  et  toute  sa  personne  si  ra- 
vissante, qu'elle  ne  pouvait  se  montrer  sans  attirer  tous 
lûs  regards,  comme  la  paille  que  le  jongleur  de  Chang-hi 
tientenéquilibresur  le  bout  deson  nez.  Ses  sourcils  étaient 
arqués  comme  le  col  <Ju  cygne;  ses  petits  yeux,  relevés 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


373 


vers  les  tempes  et  taillés  comme  les  fruits  de  l'amandier, 
n'étaient  pas  défigurés  par  des  cils;  ses  cheveux  avaient  la 
finesse  des  légers  fils  qu'ourdissent  les  araignées  noires  de 


Tschansi  ;  son  nez  était  court  et  délicatement  épaté,  ses 
lèvres  semblables  à  ces  belles  chenilles  roses  que  les  cuisi- 
niers de  Pckmg  apprêtent  pour  la  table  du  Fils  du  Ciel. 


~J  ^^■ 


Portrait  Je  Si-finn. 


La  renommée  des  charmes  de  Si-finn  s'était  répandue 
dans  toute  la  province  de  Kiang-si ,  et  sur  la  foi  de  cette  seule 
renommée,  son  père  avait  reçu  pour  elle  de  nombreuses 
demandes  en  mariage.  Mais  le  vieux  Bah-bah  était  tant  soit 
peu  philosophe  :  après  avoir  longtemps  médité  sur  les 
causes  théoriques  et  pratiques  du  bonheur,  et  particuliè- 
rement sur  la  physiologie  du  mariage,  il  s'était  fait,  en  ce 
qui  concerne  le  lien  matrimonial,  un  système  à  lui.  Son 
plus  grand  regret,  à  la  vérité,  était  de  ne  s'y  être  arrêté 
qu'un  peu  tard,  c'est-à-dire,  après  s'être  marié;  mais  il 
avait  résolu,  du  moins,  de  faire  profiter  sa  fille  des  lumières 
de  son  expérience  ;  et,  pour  un  Chinois,  il  avait,  ce  me 
semble,  des  idées  passablement  avancées.  11  professait,  en- 
tre autres,  une  doctrine  qui  paraissait  tellement  hétéro- 
doxe, tellement  excentrique,  qu'elle  aurait  probablement 
attiré  sur  lui  quelque  manifestation  du  déplaisir  impérial, 
si  l'on  n'avait  élevé  des  doutes  charitables  sur  son  état 
mental.  Cette  doctrine  ne  nous  semble  pas,  à  nous  autres 
barbares,  si  déraisonnable  ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que,  des  soixante  milliards  d'habitants  du  Céleste  Empire 
(en  ne  comptant  que  deux  cents  générations  de  trois  cents 
millions  chacune),  Bah-bah  était  le  premier  qui  se  fût  ja- 
mais avisé  de  mettre  en  doute  la  parfaite  convenance  d'une 
union  conjugale  entre  deux  personnes  qui  ne  se  sont  ja- 
mais vues.  Il  avait  eu  la  hardiesse  d'émettre  et  de  soute- 
nir cette  opinion  ;  et  il  en  tirait  la  conséquence  assez  logi- 
que que  les  parties  devaient,  avant  de  serrer  les  nœuds 
d'hyraénée,  reconnaître  qu'il  existait  entre  elles  certaines 


sympathies  et  affinités  mutuelles.  Il  décida  donc,  contrai- 
rement à  tous  les  usages  et  à  toutes  les  idées  reçues,  pre- 
mièrement, que  sa  fille  verrait  son  futur  maître  et  seigneur 
avant  de  lui  engager  sa  foi  ;  et,  en  second  lieu,  qu'elle  au- 
rait une  raisonnable  latitude  de  choix  parmi  les  nombreux 
prétendants  qui  se  disputaient  sa  main. 

Un  mandarin  à  bouton  bleu  et  deux  riches  négociants 
avaient  envoyé  de  magnifiques  présents  à  Bah-bah,  et  un 
savant  lettré  du  collège  de  Han-lan  avait  composé  dix  vo- 
lumes de  sentences  morales  à  la  louange  des  vertus  et  de 
la  beauté  de  Si-finn,  qu'il  n'avait  jamais  vue.  Bah-bah  ac- 
cepta les  présents  et  parcourut  les  livres;  mais  il  écondui- 
sit  poliment  les  prétendants,  qui  demeuraient  trop  loin 
pour  pouvoir  faire  leur  cour  en  personne.  Une  foule  d'au- 
tres, qui  n'avaient  pas  ce  désavantage,  se  mirent  sur  les 
rangs  ;  mais  aucun  d'eux  ne  trouva  grâce  aux  yeux  de  Si- 
finn.  L'un  était  trop  grand,  l'autre  trop  petit;  un  troisième 
trop  gros,  un  quatrième  trop  maigre  ;  celui-ci  trop  gai,  ce- 
lui-là trop  grave.  Ting-ling  avait  la  voix  trop  grêle,  et 
Dong-dong  le  verbe  trop  haut.  L'un  aimait  la  patate  douce, 
et  Si-finn  avait  la  patate  douce  en  horreur  ;  l'autre  n'ap- 
préciait pas  suffisamment  le  mérite  du  chien  accommodé 
aux  jujubes,  et  c'était  le  régal  favori  de  Si-finn.  En  un  mot, 
la  belle  Si-finn  était  une  demoiselle  fort  difficile  à  con- 
tenter. 

Tout  près  de  la  ville  de  Hum,  qu'habitaient  Bah-bah  et 
son  aimable  fille,  vivait  un  jeune  homme  qui  tirait  vanité 
de  sa  parenté  avec  la  famille  impériale  :  il  descendait  eo 


k 


374 


LECTURES  DC  SOIR. 


effet  d'un  souverain  qui  avait  occupé  le  trône  environ  deux 
cents  ans  auparavant.  L'empereur  de  la  Chine  étend  sa 
louable  et  paternelle  sollicitude  sur  tous  ses  pauvres  pa- 
rents, dont  il  tient  une  liste,  qui  comprend  près  de  dixmille 
noms;  et  selon  leur  degré  de  parenté,  il  alloue  à  chacun 
d'eux  une  pension  annuelle,  réglée  d  après  une  certaine 
échelle  graduée,  ils  ont  en  outre  le  privilège  de  porter  quel- 
que marque  distinctive,  telle  que  manleau,  ceinture,  ècharpe 
ou  bonnet,  à  la  couleur  impériale,  c'est-à-dire  jaune.  Ho- 
li,  le  jeune  homme  en  question,  portait  une  ceinture  de 
soie,  ce  qui  l'avait  fait  surnommer  dans  le  voisinage  Ho-fi 
à  la  ceinture  jaune  {\). 

Ayant  donc  l'honneur  d'être  cousin,  quoique  à  un  degré 
fort  éloigné,  du  Fils  du  Ciel,  Ho-fi  eût  regardé  comme  une 
chose  fort  au-dessous  de  sa  dignité,  de  travailler  pour  vivre; 
mais,  comme  ses  facultés  pécuniaires  n'étaient  nullement 
en  rapport  avec  ses  prétentions  et  ses  désirs,  il  était  quel- 
quefois réduit  à  de  singuliers  expédients  pour  se  procurer 
du  sel  pour  son  poisson,  comme  nous  le  dirions  dans  nos 
grossiers  idiomes  de  l'Occident,  ou  plutôt  du  poisson  pour 
son  sel. 

Ho-fiavailsouvent  entendu  vanter  les  charmesde  Si-finn  ; 
il  avait  entendu  parler  en  même  temps  de  son  humeur  ca- 
pricieuse. Il  savait  combien  de  prétendants  étaient  restés 
sur  le  champ  de  bataille;  mais  Ho-û  n'était  pas  homme  à 
s'elTrayer  de  si  peu  de  chose  ;  et  comme  le  soled  luit  pour 
tout  le  monde,  il  résolut  de  tenter  aussi  la  fortune. 

Quoique  tout  jeune  encore,  Ho-ti  avait  été  déjà  six  fois 
marié,  et  chaque  fois,  chose  étrange  !  il  avait  eu  le  mal- 
heur de  perdre  sa  femme  quelques  semaines  après  son  ma- 
riage. Le  nombre  sept  étant  généralement  considéré  comme 
un  nombre  heureux,  il  n'était  pas  étonnaut  qu'il  désirât 
courir  une  dernière  chance  :  ses  six  épouses  chéries  étaient 
ensevelies  toutes  ensemble  dans  un  même  tombeau,  et  il 
lui  en  fallait  encore  une  pour  «  faire  un  compte.  » 

Avec  un  mérite  intrinsèque  assez  mince  d'ailleurs, 
Ho-fi  possédait  certains  avantages  qui  lui  avaient  été  fort 
utiles  eu  plusieurs  circonstances  analogues.  Il  réunissait 
les  agréments  physiques  qui  constituent,  aux  yeux  des 
dames  chinoises,  un  beau  cavalier.  Il  cultivait  avec  soin 
des  ongles  d'un  pouce  et  demi  de  longueur;  il  ne  portait 
ni  barbe  ni  favoris,  et  sa  tète  était  toujours  proprement 
rasée,  à  l'exception  d'une  seule  touffe  de  cheveux,  qui, 
nouée  avec  un  cordon  de  soie,  pendait  par  derrière  jusqu'à 
ses  jarrets.  Aux  agréments  de  sa  personne  et  à  la  recher- 
che de  sa  toilette,  talismans  si  puissants  en  matière  d'a- 
mour, Ho-fi  joignait  des  qualités  encore  plus  précieu- 
ses :  c'étaient  une  merveilleuse  assurance,  une  souplesse 
d'esprit  qui  lui  permettait  de  se  plier  à  l'humeur  de  cha- 
cun, et  par-dessus  tout,  une  rare  habileté  à  saisir  le  faible 
des  gens  et  à  régler  ses  mouvements  en  conséquence. 

IIo-G,  ayant  donc  jeté  ses  vues  sur  la  fille  de  Bah-bali, 
dressa  son  plan  de  campagne,  et  commença  par  faire  con- 
naissance avec  le  digne  philosophe.  11  l'aperçut  un  jour  qui 
marchandait,  à  l'étal  d'un  boucher,  un  filet  de  fouine  ;  pro- 
filant aussitôt  de  l'occasion,  il  s'arrangea  de  manière  à  lier 
adroitement  conversation,  et,  à  l'aide  de  quelques  obser- 
vations facétieuses  adressées  à  propos  au  boucher,  il  ob- 
tint le  rabais  que  Bab-bah  lui-même,  avec  toute  sou  élo- 


(i)  Un  tvàng  (pirenl  de  l'empereur)  de  première  classe  coûte  i 
l'Êiai  pnTiron  60,000  tacU ,  ou  500,000  francs  par  an ,  cl  ccUe 
allocalioD  diminue  graduellt-ment  en  descendani  de  rang  en  rang  Jus- 
qu'aux simples  hériiiers  de  la  ceiiilure  jaune,  qui  ne  reçoivent  que 
3  taeU  par  mois  ei  deux  sacs  de  riz.  Mais  on  leur  compte  lOO  laels 
quand  ils  se  mariem,  et  120  si  leur  femme  vient  à  mourir.  (  Davis, 
Chinae,  t.  I,  p.  381. 


quence,  sollicitait  en  vain.  Ayant  alors  déclaré  sa  prédilec- 
tion gastronomique  pour  la  fouine,  et  surtout  pour  le  filet 
de  ce  succulent  quadrupède,  il  fit  passer  la  conversation, 
par  une  série  de  transitions  habilement  ménagées,  des 
fouines  aux  belettes,  des  belettes  aux  rats,  des  rats  aux 
chiens,  des  chiens  aux  cochons,  des  cochons  à  ses  aima- 
bles compatriotes,  et  de  là  tout  naturellement  à  la  belle  Si- 
fiun,  fille  du  sage  Bah-bah.  Il  parla  avec  enthousiasme  de 
ce  grand  philosophe,  et  exprima  le  regret  h}-pocrite  d'être 
privé  de  l'avantage  de  le  connaître,  même  de  vue. 

Quel  philosophe  fut  jamais  à  l'épreuve  de  la  flatterie? 
Tout  dépend  de  la  manière  dont  elle  est  assaisonnée.  EJah- 
bah,  déjà  plein  d'estime  pour  son  nouvel  ami,  ne  se  sentit 
pas  le  courage  de  changer  le  sujet  d'une  conversation  qui 
chatouillait  agréablement  son  amour-propre  :  il  se  hasarda 
donc  à  sonder  les  opinions  du  jeune  étranger  sur  sa  théo- 
rie matrimoniale. 

Ho-G  saisit  la  balle  au  bond,  et  voyant  de  quel  côté  ve- 
nait le  vent,  se  lança  hardiment  dans  les  éloges  les  plus 
hyperboliques. 

—  Si  l'on  me  demandait,  s"écria-t-il  d'un  air  inspiré,  quel 
est  le  plus  grand  des  sages,  anciens  et  modernes,  je  répon- 
drais Bah-bah  !  quel  est  celui  qui  a  jamais  conçu  le  sys- 
tème le  plus  fécond  en  heureux  résultats  pour  l'espèce  hu- 
maine, je  répondrais  encore  Bah-bah!  Je  ne  doute  pas 
qu'un  jour  ne  vienne  oCi  le  nom  seul  de  Bah-bah  sera  un 
argument  péremptoire,  une  réponse  à  toutes  les  questions, 
une  solution  à  tous  les  problèmes.  Quand  on  demandera  à 
quelqu'un  sa  raison,  il  lui  suffira  de  dire  Bah-bah!  son 
autorité,  Bah-bah!  En  un  mot,  Bah-bah  sera  la  quintessence 
de  la  dialectique,  le  résumé  de  toute  discussion,  le  dernier 
mot  de  toute  science! 

Ce  même  jour,  Ho-fi  dina  avec  Bah-bah,  du  filet  de  la 
fouine,  relevé  de  champignons  au  piment.  Ayant  si  heu- 
reusement conquis  les  bonnes  grâces  du  père,  il  chercha 
l'occasion  de  s'insinuer  dans  celles  de  la  fille,  et  manifesta 
à  Bah-bah  le  désir  qu'il  avait  de  lui  être  présenté.  Un  jour 
fut  fixé,  et  dans  l'intervalle,  Ho-fi  recueillit  tous  les  rensei- 
gnements propres  à  1  éclairer  sur  les  goùLs  et  les  caprices 
de  la  charmante  Si-finn. 

Que  dirai-je?  comme  César,  il  vint,  il  vit,  il  vainquit; 
ou  pour  parler  plus  correctement,  il  vint,  «//«vit,  il  vain- 
quit. Sa  mise  était  d'une  élégance  encore  plus  recherchée 
que  d'habitude  ;  il  avait  choisi  et  assorti  avec  art  les  cou- 
leurs qu'il  savait  être  le  plus  agréables  à  la  dame  de  ses 
pensées;  sa  tunique  de  soie  cramoisie,  ornée  de  riches 
broderies,  était  d'un  goût  irréprochable;  son  châle  aurait 
suffi  pour  gagner  le  cœur  d'une  Parisienne,  et  sa  coiffure 
sortait  des  ateliers  d'une  des  plus  célèbres  modistes  de 
Peking.  Sa  longue  queue,  d'un  noir  de  jais,  était  artiste- 
ment  tressée  ;  un  collier  de  perles  fines  pendait  à  son  cou  ; 
sa  cassolette  était  remplie  des  essences  les  plus  rares,  et  il 
tenait  à  la  main  un  magnifique  éventail,  qu'il  agitait  avec 
une  grâce  toute  particuhère. 

Cette  galante  attention  aux  choses  extérieures  produisit 
une  impression  favorable  sur  Si-finn,  elle-même  assez 
coquette  et  fort  soigneuse  de  sa  toilette.  La  citadelle,  pour 
nous  servir  d'une  vieille  métaphore,  était  donc  sur  le  point 
de  céder  à  cette  formidable  démonstration  de  l'ennemi  ; 
mais  lorsqu'il  eut  ouvert  son  feu,  et  fait  jouer  simultané- 
ment la  mousqueterie  des  doux  propos  et  la  grosse  artillerie 
des  cadeaux  (cette  dernière  se  composant  d'une  tabatière 
en  or  et  d'un  petit  caniche) ,  la  place  se  rendit  à  discré- 
tion, et  Ho-fi  entra  triomphalement  dans  le  cœur  de  sa 
dame.  La  belle  vaincue  garda  la  tabatière,  mangea  le  bar- 
bel,  et  accepta  la  main  de  l'heureux  Ho-fi. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


375 


I.cs  noces  furent  célébrées,  et  la  prenaière  quinzaine  de 
la  lunc'de  miel  s'écoula  comme  un  jour.  Nos  jeunes  époux 
n'étaient  occupés  que  du  soin  de  se  plaire  mutuellemeut; 
et,  si  par  aventure  la  paix  du  ménage  était  troublée, 
c'était  quand  l'un  d'eux  voulait  forcer  l'autre  à  accepter 
les  meilleurs  morceaux  de  .renard,  de  furet,  de  grenouille, 
ou  de  toute  autre  friandise  faisant  partie  de  leur  petit  menu 
du  jour. 

Un  matin,  Ho-fi  s'absenta  pendant  quelque  temps  et 
alla  à  la  ville.  A  son  retour,  il  lira  de  son  sachet  un  petit 
paquet  de  thé. 

—  Ma  bien-aimée,  dit-il  tendrement,  j'ai  un  ami  qui 
consacre  à  l'horticulture  tous  ses  loisirs  et  toute  sa  for- 
tune. Ses  expériences  ont  été  dirigées  avec  tant  d'habileté 
et  de  succès,  qu'il  est  parvenu  à  obtenir  des  bananes  de  ses 
orangers,  et  àtransformer  des  ananas  eu  groseilles.  Mais  il 
a  depuis  quelque  temps  donné  tous  ses  soins  à  la  culture 
d'un  jeune  arbre  à  thé:  il  l'a  planté  de  ses  propres  mains,  en 
a  fumé  le  pied  avec  des  vers  à  soie  et  de  la  moelle  de  tourte- 
relles, et  l'a  arrosé  tous  les  jours  avec  du  jus  de  cannelle. 
Il  n'a  encore  récolté  que  deux  onces  de  feuilles;  de  l'une,  il 
a  fait  hommage  à  l'empereur,  et  il  m'a  envoyé  l'autre, 
comme  à  son  meilleur  ami.  La  voici,  ma  chère  Si-finn  :  si 
vous  m'aimez,  vous  ferez  infuser  ces  feuilles,  et  vous  en 
boirez  la  liqueur  odorante. 

—  Non,  dit  Si-finn  :  puisque  cette  liqueur  est  une  chose 
si  rare,  c'est  vous  qui  la  boirez,  et  non  pas  moi.  Mais  quelles 
singulières  feuilles!  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  c'est 
qu'elles  ressemblent,  à  s'y  méprendre,  aux  feuilles  de  thé 
ordinaires.  Et  quelle  est  cette  espèce  de  poussière  dont  elles 
sont  comme  saupoudrées? 

—  Cette  poussière,  répondit  l'imperturbable  Ilo-fi,  est 
un  duvet  qui  provient  des  vers  à  soie,  et  c'est  précisément 
ce  qui  constitue  la  vertu  de  ces  feuilles.  Mais  il  faut  abso- 
lument, chère  Si-finn,  que  vous  buviez  ce  thé  délicieux; 
c'est  pour  vous  que  je  l'ai  apporté,  et  un  refus  de  votre 
part  me  donnerait  lieu  de  penser  que  vous  faites  peu  de  cas 
des  attentions  de  votre  époux. 

En  parlant  ainsi,  Ho-fi  avait  versé  de  l'eau  bouillante 
sur  les  feuilles,  et  présentait  à  son  épouse  la  tasse  qui  con- 
tenait l'infusion  parfumée.  Si-finn,  au  contraire,  insista 
pour  qu'il  la  bût;  et  il  s'ensuivit  une  petite  lutte  d'affec- 
tion conjugale,  chacun  voulant  céder  à  l'autre  le  plaisir  de 
déguster  le  breuvage.  Si-finn  avait  commencé  par  refuser 
formellement  d'en  boire  une  seule  goutte  ;  puis  elle  dit  que 
si  Ho-fi  voulait  lui  en  laisser  un  peu  au  fond  de  la  tasse, 
elle  le  boirait  ;  enfin  de  concession  en  concession,  elle  fi- 
nit par  dire  que,  s'il  consentait  à  en  boire  la  moitié,  elle 
prendrait  le  reste.  Ho-fi,  de  son  côté,  persistait  à  exiger 
qu'elle  bût  tout,  ou  du  moins  qu'elle  y  goûtât  la  première. 
Quelques  marques  d'impatience  commençaient  à  se  mêler 
à  ce  tendre  débat,  lorsque  Si-finn,  voulant  y  mettre  fin, 
jeta  par  la  fenêtre  le  contenu  de  la  tasse ,  en  disant  que 
c'était  le  meilleur  moyen  de  vider  la  querelle. 

Ce  petit  nuage  passa,  et  plusieurs  fois  depuis,  les  deux 
époux  avaient  pris  ensemble  le  thé  sans  qu'aucun  incident 
nouveau  vint  troubler  les  douceurs  de  leur  tète-à-tête.  Un 
soir,  qu'ils  se  livraient  à  cette  importante  occupation,  Ho-fi 
venait  de  finir  sa  première  tasse,  lorsque  Si-finn  observa 
malicieusement  que  le  thé  ne  lui  semblait  pas  aussi  bon 
que  de  coutume.  Ho-fi  en  convint,  et  faisant  usage  d'une 
formule  d'imprécation  familière  aux  Chinois,  dit  qu'il  sou- 
haitait mort  et  pourriture  à  la  racine  de  l'arbuste  qui  l'avait 
produit. 

—  Comment!  reprit  Si-finn  en  riant  aux  éclats,  après 
toutes  les  peines  que  s'est  données  votre  pauvre  ami  pour 


en  fumer  le  pied  avec  des  vers  à  soie  et  des  épices?Ce  sou- 
hait n'est  vraiment  pas  charitable. 
Ho-fi  tressaillit  et  changea  légèrement  de  couleur. 

—  A  quoi  bon,  dit-il  avec  un  peu  d'humeur,  revenir  sur 
cette  sotte  affaire?  Je  désire  qu'il  n'en  soit  plus  question. 

—  Non  pas,  répondit  Si-finn,  riant  toujours.  J'avais  dé- 
cidé que  vous  boiriez  ce  thé;  et  lorsque  vous  crûtes  que  je 
le  jetais  par  la  fenêtre,  je  ne  fis  que  le  v«rser  dans  un  vase 
de  terre  qui  était  dehors.  Je  l'ai  fait  réchaufifi  aujourd'hui 
pour  vous,  et  je  suis  fâchée  de  voir  que  vous  paraissiez  si 
peu  sensible  à  cette  attention  délicate  de  votre  épouse. 

A  mesure  que  Si-finn  parlait,  le  visage  jaune  de  Ho-fi 
prenait  une  teinte  livide  et  cadavéreuse  :  lorsqu'elle  eut 
fini,  sa  tète,  immobile  sur  ses  épaules,  ressemblait  assez  à 
une  bouilloire  de  forme  sphériquc,  surmontée  de  son  cou- 
vercle; sa  queue,  se  redressant  par  l'effet  physique  de  la 
terreur,  prit  une  position  horizontale  et  figura  la  queue  de 
la  bouilloire,  tandis  que  sa  bouche  entr'ouverte  pouvait 
représenter  l'orifice  du  robinet. 

il  demeura  pendant  quelques  instants  comme  cloué  sur 
sa  chaise  ;  puis,  tout  à  coup,  il  bondit  sur  ses  pieds  et  de- 
manda à  grands  cris  de  l'eau  chaude. 

—  Empoisonné  !  s'écria-t-il  ;  je  suis  empoisonné  ! 

—  Empoisonné?  répéta  Si-finn.  Ce  thé  était-il  donc...? 
Je  me  rappelle  bien  en  effet  cette  poudre  blanche...  Mais 
est-ce  que  ce  pouvait  être...? 

—  Del'eau  !  de  l'eau  !  vociféra  Ho-fi  avec  fureur.  Ce  mau- 
dit poison  me  brûle  les  entrailles,  il  me  dévore.  Au  nom  de 
Fo,  qu'on  m'apporte  de  l'émélique,  qu'on  m'applique  des 
cataplasmes,  des  emplâtres,  tout  ce  qu'on  voudra! 

On  le  mit  au  lit  et  on  envoya  chercher  trois  médecins  :  il 
continua  de  crier  et  de  s'agiter  jusqu'à  ce  que  ses  forces 
fussent  épuisées,  puis  il  resta'  pendant  quelques  heures 
sans  connaissance  et  dans  un  état  d'anéantissement.  Re- 
venu à  lui,  il  se  rappela  les  paroles  imprudentes  qu'il  avait 
laissées  échapper,  et ,  se  sentant  plus  calme,  il  chercha  à 
les  expliquer.  Il  dit  que  ce  thé  était  d'une  telle  force  qu'il 
l'avait  privé  de  sa  raison  plus  rapidement  que  n'aurait  pu 
faire  la  liqueur  enivrante  qu'on  extrait  du  riz.  Dans  sondé- 
lire,  il  s'était  imaginé  que  sa  femme  avait  jeté  du  poison 
dans  sa  tasse  ;  affreuse  hallucination,  dont  il  reconnaissait 
maintenant  toute  l'absurdité  !  il  lui  demandait  pardon  de 
toutes  les  extravagances  auxquelles  il  avait  pu  se  livrer 
pendant  cet  accès  de  démence  ,  et  il  allait  s'empresser  d'é- 
crire à  son  ami  l'horticulteur  pour  le  prévenir  que  si ,  mal- 
heureusement pour  lui ,  il  prenait  fantaisie  à  l'empereur, 
son  céleste  cousin  ,  de  goûter  le  thé  qu'il  lui  avait  adressé, 
il  devait  s'attendre  à  être  condamné ,  pour  le  moins,  à  pé- 
rir dons  d'affreuses  tortures*. 

Ho-fi  était  doué  d'une  constitution  à  l'épreuve  du  poison 
et  de  trois  médecins  chinois.  Il  se  rétablit  donc,  quoique 
lentement,  et  fut  enfin  rendu  à  sa  tendre  épouse. 

Cependant  de  fâcheux  soupçons  avaient  pénétré  dans 
l'esprit  de  Si-finn  ;  elle  revenait  sans  cesse  ,  et  malgré  elle, 
à  l'idée  que  son  mari  lui  avait  offert  du  thé  empoisonné, 
sans  doute  par  excès  d'affection ,  et  pour  la  délivrer  du 
triste  cortège  des  peines  et  des  soucis  de  ce  monde.  Déjà, 
longtemps  avant  son  mariage ,  certains  bruits  malveillants 
et  d'une  nature  étrange  étaient  venus  jusqu'à  ses  oreilles  : 
de  mauvaises  langues  prétendaient  que  la  mort  de  quel- 
ques-unes des  six  premières  femmes  de  Ho-fi,  pour  ne  pas 
dire  plus,  n'avait  pas  été  très-claire.  Mais  il  n'existait  pas 
de  preuves  contre  lui,  attendu,  entre  autres  choses,  que  les 
Chinois  n'en  étaient  pas  encore  arrivés  à  ces  modernes 
perfectionnements  de  la  science  chimique ,  à  l'aide  des- 


376 


LECTURES  DU  SOm. 


quels  nos  docteurs  de  l'Occident  peuvent ,  en  distillant  un 
os  ou  en  fricassant  un  muscle  ,  reconnaître  la  présence  de 
la  millionième  partie  d'un  atome  suspect. 

Encore  ne  pouvait-on  faire  à  un  homme  cette  réputation 
de  Barbe-Bleue  sans  donner  quelques  motifs  à  l'appui 
d'une  allégation  aussi  grave.  Aux  yeux  de  certaines  per- 
sonnes, le  seul  fait  d'avoir  été  six  fois  marié,  et  de  s'être 
chaque  fois  trouvé  veuf  au  bout  de  deux  mois ,  était  très- 
significatif.  Mais  qui  ne  savait  qu'une  ceinture  jaune  re- 
çoit en  se  mariant,  de  l'empereur  son  cousin  ,  une  indem- 
nité de  cent  taels  pour  monter  son  ménage,  et  qu'à  la  mort 
de  son  épouse,  on  lui  compte  cent  vingt  autres  laels  pour 


subvenir  aux  frais  funéraires  ?  Ho-G  n'aurait  paa  été  le 
premier  qu'on  supposait  avoir,  dans  l'intérêt  de  son  petit 
revenu  ,  spéculé  sur  un  casuel  si  profitable. 

Si-fion  ne  put  donc  se  défendre  de  certains  soupçons  ; 
mais  comme  elle  avait  véritablement  aimé  Ho-fi ,  elle  essaya 
de  bannir  des  idées  qui  devaient  détruire  son  bonheur  avec 
ses  illusions.  Cependant  elle  était  toujours  poursuivie  par 
une  vague  crainte  qu'il  ne  cherchât  à  l'envoyer  tenir  com- 
pagnie à  ses  six  épouses  défuntes,  dont  les  cercueils,  pro- 
prementétiquetéset  numérotés, étaientrangés  à  côté  les  uns 
des  autres,  comme  les  volumes  d'un  même  ouvrage  sur  un 
rayon  de  bibliothèque. 


La  chambre  aux  six  cercueils. 


Je  suis  fâché  de  dire  que  les  soupçons  de  Si-finn  n'étaient 
malheureusement  que  trop  bien  justifiés.  Son  époux  était 
un  monstre,  qui  n'avait  rien  tant  à  cœur  que  de  faire,  le 
plus  tôt  possible ,  relier  solidement  son  nouveau  volume  en 
bois  de  camphre,  de  lui  donner  son  numéro  d'ordre,  et  de 
le  classer  à  son  rang  dans  le  caveau  conjugal. 

Ho-fi  se  souvint  d'un  incident  qu'il  avait  remarqué  dans 
une  fameuse  tragédie  chinoise  :  c'était  un  moyen  ingénieux 
de  se  débarrasser  d'une  personne  gênante,  et  il  résolut 
d'en  faire  l'essai,  il  se  procura  un  dogue  sauvage,  et  ayant 
acheté  un  costume  de  femme  d'une  couleur  particulière  et 
un  autre  cosUuiie  tout  semblable,  mais  d'une  qualité  infé- 
rieure, il  revêtit  de  ce  dernier  une  espèce  de  mannequin 
qu'il  remplit  de  paille,  d'os  et  de  débris  de  viande,  puis 
il  excita  son  chien  à  assaillir  cette  figure.  L'animal  eut 
bientôt  mis  le  mannequin  en  pièces  et  dévoré  le  contenu  , 
ce  qui  lui  fit  prendre  goût  au  jeu.  Ilo-fi  répéta  plusieurs 
fois  son  expérience  :  lorsqu'il  jugea  que  le  dogue  était  as- 
sez familiarisé  avec  son  mannequm  pour  se  jeter  dessus 
de  son  propre  mouvement,  il  l'attacha  et  le  laissa  pendant 
quelques  jours  sans  nourriture.  Il  ollrit  alors  l'autre  cos- 
tume à  son  épouse,  en  lui  exprimant  le  désir  qu'elle  s'en 
parât  tout  de  suite.  Si-finn  voulut  bien  se  prêter  à  cette 
fantaisie ,  non  toutefois  sans  avoir  préalablement  examiné 
d'uu  regard  scrutateur  ce  nouveau  gage  de  la  tendresse  de 
son  époux.  Ho-fi  jura  qu'elle  n'avait  jamais  été  aussi  jolie  ; 


puis,  prétextant  une  affaire  qui  le  retiendrait  dehors  pen- 
dant une  heure,  il  la  pria  d'attendre  son  retour  dans  une 
grotte  du  jardin  ;  il  lui  recommanda  surtout  de  veiller  à  ce 
que  personne  ne  touchât  à  un  coffre  qu'il  avait  fait  placer 
dans  la  cour  de  sa  maison,  et  dont  la  serrure  avait  été, 
dit-il ,  brisée  accidentellement  ;  il  promit,  du  reste,  de  lui 
faire  connaître  plus  tard  ce  qu'il  contenait. 
Si-finn  ,  restée  seule,  commença  à  réfléchir  : 
—  Qui  sait,  se  dit-elle,  si  mon  cher  époux  n'a  pas  dis- 
posé dans  cette  grotte  quelque  piège,  quelque  trappe  se- 
crète, quelque  fusil  à  ressort?  H  est,  je  crois,  plus  pru- 
dent de  ne  pas  m'y  aventurer.  Et  qu'est-ce  que  ce  coffre 
dont  il  me  fait  un  mystère?  Je  gagerais  qu'il  y  a  caché  le 
linceul  qu'il  destine  à  sa  chère  Si-finn.  Ah!  pour  le  coup, 
si  je  l'y  prends,  je  suis  bien  décidée  à  prier  mon  père  de 
lui  faire  sentir  l'inconvenance  d'un  pareil  procédé. 

Armée  de  cette  énergique  résolution,  Si-finn  voulut 
procéder  sur-le-champ  à  la  visite  du  coffre.  Mais  en  tra- 
versant une  galerie  pour  se  rendre  dans  la  cour,  elle  passa 
devant  la  cage  qui  renfermait  Voiseau  de  bonheur  de  son 
époux,  une  corneille  au  blanc  collier.  Ho-fi  attachait  plus 
de  prix  à  cet  oiseau  qu'à  tous  ses  autres  biens  de  ce  monde; 
il  l'avait  apprivoisé,  et  le  considérait  comme  une  espèce 
de  talisman  qui  devait,  tant  qu'il  serait  en  sa  possession, 
le  préserver  de  tout  accident  fâcheux.  Comme  Si-finn  lui 
doDpail  souvent  à  manger,  l'oiseau  lui  témoignait  de  l'at- 


MUSÉE  DES  FAMILLES. 


377 


lâchement,  ce  qui  permettait  de  supposer  que  son  influence 
protectrice  s'étendait  également  sur  elle.  Elle  le  tira  de  sa 
cage,  et  l'ayant  posé  sur  son  poignet,  lui  donna  un  baiser, 
puis  elle  alla  dans  la  cour  et  se  dirigea  vers  le  coffre.  Elle 
souleva  sans  hésiter  le  couvercle ,  mais  le  laissa  retomber 
aussitôt,  en  apercevant  les  yeux  flamboyants  et  la  gueule 
ccumante  d'un  gros  dogue  qui  cherchait  à  s'élancer  sur 
elle. 

Si-finn  s'enfuit  précipitamment,  et  le  couvercle  du  coffre 
étant  retombé  sur  le  dos  de  Ouo-ouo  (c'était  le  nom  du 


chien),  elle  avait  eu  le  temps  de  gagner  quelques  pas  sur 
lui  avant  qu'il  fût  parvenu  à  se  dégager.  Cependant,  il 
n'eût  pas  tardé  à  mettre  son  nouveau  vêtement  en  lam- 
beaux pour  y  chercher  sa  proie  accoutumée,  si  Si-finn  n'a- 
vait, avec  une  rare  présence  d'esprit,  saisi  par  le  cou  l'oi- 
seau de  bonheur  ,  et  après  lui  avoir  fait  faire  trois  tours 
rapides  dans  l'air,  ne  l'eût  jeté  au  dogue  afl^amé.  Celui-ci 
se  précipita  sur  la  malheureuse  corneille  ,  et  tandis  qu'il 
la  dévorait,  Si-Iinn,  arrivée  à  la  porte,  la  poussa  vivement 
derrière  elle  et  l'assujettit  à  l'aide  de  plusieurs  verroux. 


Le  coffre  au  dogue. 


Quand  Ho-fi  revint,  il  ne  put  se  défendre  d'un  mouve- 
ment de  surprise  en  voyant  sa  femme  tranquillement  cou- 
chée sur  un  sofa.  Si-finn  se  contenta  de  lui  dire  froide- 
ment qu'un  chieu  sauvage  était  entré  dans  la  cour,  et  que 
son  oiseau  de  bonheur  s'était  envolé. 

Ho-fi  fut  inconsolable  de  la  perte  de  sou  oiseau  : 

—  J'aurais  mieux  aimé,  s'écriait-il,  perdre  neuf  femmes 
que  mon  oiseau  de  bonheur  ! 

11  craignait  que  la  disparition  de  cet  oiseau  ne  lui  an- 
nonçât ce  qu'il  redoutait  le  plus  au  monde ,  c'est-à-dire 
qu'il  ne  perdrait  plus  de  femmes. 

Cependant  il  tenait  à  en  venir  à  ses  fins  ,  et  il  ne  tarda 
pas  à  mettre  encore  une  fois  son  esprit  à  l'œuvre.  Mais 
s'apercevant  que  Si-finn  était  sur  ses  gardes  ,  il  jugea  sa- 
gement qu'il  ne  pouvait  plus  ,  après  l'insuccès  de  sa  der- 
nière expérience,  faire  usage  d'un  moyen  éventé,  et  il  ren- 
voya le  dogue  à  la  personne  qui  le  lui  avait  prêté. 

Une  semaine  s'écoula  sans  amener  aucun  incident  nou- 
veau. Un  soir,  comme  les  arbres  des  montagnes  de  l'ouest 
s'étendaient  graduellement  dans  la  direction  de  l'est  sur 
de  riches  campagnes  (circonstance  assez  indifférente  en 
elle-même,  mais  que  je  mentionne  seulement  à  cause  de 
l'habitude  qu'ont  les  artistes  du  céleste  empire  d'oublier 
l'ombre  dans  leurs  tableaux  ,  pour  faire  croire  sans  doute 
que  leur  pays  est  tout  lumière),  un  soir  donc  que  la  belle 
Si-finn  était  assise  sur  l'élégante  galerie  d'un  kiosque,  oc- 
cupée à  broder  en  mâchant  du  bétel,  Ho-fi  s'approcha 
d'elle,  et  donnant  â  ses  traits  une  expression  de  tendresse 
et  d'alarmes  : 

—  Par  les  ongles  de  Con-fu-tzeu,  s'écria-t-il ,  vous  souf- 
frez ,  ma  charmante  Si-finn  !  votre  teint  a  la  pâleur  de  la 
soie,  et  vous  êtes  en  ce  moment  sous  la  maligne  influence 
de  Saturne;  la  soirée  est  humide,  et  vous  ferez  sagement 
de  vous  retirer  dans  votre  chambre,  II  faut  surtout  éviter 

JEPTF-MBRE  1841, 


les  couleurs  trop  vives ,  qui  ne  peuvent  que  fatiguer  vos 
yeux  déjà  malades.  Rentrez  donc,  je  vous  en  conjure,  et, 
si  vous  m'en  croyez  ,  vous  fermerez  votre  fenêtre  et  vous 
éteindrez  votre  lampe  ,  afin  de  n'avoir  autour  de  vous  que 
du  noir  ,  si  doux  à  la  vue.  Je  vous  quitte,  de  peur  que  l'é- 
clat de  ma  ceinture  jaune  ne  vous  fasse  mal  ;  et  si  vous 
voulez  vous  mettre  au  lit,  je  vais  vous  envoyer  un  célèbre 
médecin,  qui  jugera,  d'après  l'inspection  des  astres,  quels 
remèdes  il  convient  d'employer. 

Les  Chinois  possèdent,  comme  on  le  sait ,  beaucoup  de 
secrets  de  physique  inconnus  à  nos  philosophes  européens. 
Ils  ont  découvert,  entre  autres  ,  des  rapports  mystérieux 
entre  certaines  couleurs  et  certaines  planètes;  entre  le 
jaune  et  Saturne,  par  exemple,  ou  bien  entre  le  noir  et  Mer- 
cure. Le  blanc  est  leur  couleur  de  deuil  ;  d'où  il  suit  que 
le  noir  possède  ,  à  leurs  yeux  ,  des  propriétés  singulière- 
ment gaies  et  récréatives. 

Si-finn  ne  comprenait  pas  bien  cette  tendre  et  soudaine 
sollicitude  de  son  époux  :  cependant  elle  dissimula  ses  im- 
pressions, et  feignit  d'être  disposée  à  se  conformer  à  son 
désir.  Aussitôt  que  Ho-fi  fut  parti  pour  aller  chercher  le 
docteur  ,  elle  prit  une  lanterne  ,  et  consultant  son  miroir, 
elle  s'assura  de  ce  qu'elle  soupçonnait,  c'est  que  la  couleur 
de  son  teint  n'avait  rien  de  commun  avec  celle  de  la  soie. 
Alors  elle  alla  à  sa  chambre,  entr'ouvrit  la  porte  avec  pré- 
caution, et  avant  d'entrer,  jeta  un  os  dans  l'intérieur,  pour 
s'assurer  que  le  terrible  Ouo-ouo  n'était  pas  là  ;  car  vous 
savez  qu'un  chien  affamé  ne  dédaigne  jamais  un  os. 

Mais  rien  ne  bougea ,  et  Si-finn  se  hasarda  à  entrer. 
Elle  avança  avec  beaucoup  de  circonspection ,  dans  la 
crainte  que  quelque  fil  perfide  ,  arrêtant  tout  à  coup  son 
pied  mignon,  ne  la  fit  trébucher,  et  elle  inspecta  avec  un 
soin  minutieux  tous  les  coins  de  la  chambre,  afin  de  décou- 
vrir le  danger  dont  elle  pouvait  être  menacée  ;  car  elle  était 

—  48  —  ONZIÈME  VOLUME, 


378 


LECTURES  DU  SOIU. 


instinctivement  persuadée  de  l'existence  d'un  danger  quel- 
conque. Elle  visita  la  cheminée  ;  elle  regarda  dans  le  four 
placé  sous  le  lit,  suivant  l'usage  en  Chine  (usage  commode 
qui  supplée,  en  hiver,  au  luxe  de  la  bassinoire  )  ;  elle  dé- 
plaça la  table  et  retourna  les  chaises;  mais  ce  fut  peine 
perdue. 

Cependant  elle  n'était  pas  encore  pleinement  rassurée. 
Une  idée  lui  vint  tout  à  coup  :  «  S'il  avait  mis  des  aiguilles 
dans  mon  lit  !»  et  à  cette  idée  seule  elle  frémit,  croyant 
sentir  un  million  de  petites  pointes  d'acier  pénéLier  dans 
son  corps.  Elle  leva  doucement  la  couverture,  et  la  laissa 
retomber  précipitamment.  Elle  avait  eu  peur;  mais  elle 
laissa  seulement  échapper  un  léger  cri,  comme  pourrait 
faire  une  tourterelle  effrayée  ;  puis  elle  recula  de  quelques 
pas  et  se  mit  à  réfléchir  sur  ce  qu'elle  avait  à  faire. 

Qu'avait-elle  donc  vu  dans  le  lit  ?  la  tète  triangulaire  et 
les  yeux  étincelants  d'une  grosse  vipère  noire  ;  et  si  sa 
frayeur  ne  fut  pas  excessive,  c'est  qu'elle  était  familiarisée 
avec  la  vue  de  ces  reptiles,  qui  jouent  un  grand  rôle  dans 
la  cuisine  chinoise. 

Piientôl  elle  sortit  de  la  chambre,  appela  uue  servante, 
et  l'envoya  chercher  un  jeune  rat  :  elles  lui  attachèrent  un 
petit  caillou  à  la  patte,  et  le  mirent  dans  un  grand  vase  de 
terre  au  col  étroit  ;  puis,  soulevant  de  nouveau  les  couver- 
tures avec  beaucoup  de  précaution,  pour  voir  où  était  la 
vipère,  elles  poussèrent  ce  vase  entre  les  draps,  l'orifice 
tourné  du  côté  du  reptile.  Cela  fait,  elles  prêtèrent  l'oreille; 
au  bout  de  quelque  temps,  elles  crurent  l'entendre  se  glis- 
ser dans  le  vase  ,  et  leur  conjecture  fut  bientôt  confirmée 
par  un  cri  aigu  que  poussa  le  rat.  Alors  elles  écartèrent 
encore  une  fois  la  couverture ,  puis ,  redressant  vivement 
le  vase  et  en  ayant  bouché  l'ouverture,  Si-finn  attendit  le 
retour  de  son  époux. 

Deux  ou  trois  heures  s'écoulèrent  avant  qu'il  revînt  :  il 
avait  oublié  le  médecin.  A  la  vue  de  sa  femme,  il  recula  de 
surprise  : 

—  Ma  chère  Si-fmn  ,  lui  dit-il ,  comment  se  fait-il  que 
vous  ne  vous  soyez  pas  mise  au  lit,  comme  je  vous  en  avais 
priée  ?  Vous  avez  eu  grand  tort,  croyez-moi,  de  négliger  ce 
conseil  et  de  rester  exposée  à  l'action  du  grand  air. 

—  Si  j'avais  été  me  coucher,  comme  vous  m'aviez  en- 
gagée à  le  faire,  répondit-elle,  il  m'aurait  été  impossible  de 
fermer  l'œil  pendant  votre  absence.  J'aurais  eu  l'imagina- 
tion tourmentée  par  des  dragons,  des  diables,  et  une  foule 
de  visions  semblables  ,  qui  n'auraient  contribué  ni  à  mou 
repos,  ni  à  ma  guérison.  D'ailleurs  j'attendais  la  visite  du 
médecin  que  vous  m'aviez  annoncé.  Pourquoi  donc  n'est- 
il  pas  venu  avec  vous  ? 

—  Son  fils  est  à  la  mort,  répliqua  Ilo-fi,  et  il  n'a  pas  pu 
se  décider  à  le  quitter  ;  mais  il  a  bien  recommandé  que 
vous  ne  sortissiez  pas  de  votre  lit  tant  que  vous  seriez  sous 
la  maligne  influence  de  cette  planète  :  il  faut  que  je  veille 
cette  nuit  auprès  de  vous  ,  sans  prendre  de  nourriture  ;  et 
il  m'a  indiqué  certains  simples  que  je  dois  aller  cueillir  à 
minuit  sur  la  montagne  voisine,  et  avec  lesquels  il  compo- 
sera demain  une  potion  salutaire.  Je  vous  eil  conjure  donc, 
ma  mignonne  ,  par  l'amour  que  vous  avez  pour  ma  cein- 
ture jaune,  allez  sans  plus  tarder  vous  mettre  au  lit.  » 

Si-finn,  après  s'être  lait  un  i)eu  prier,  finit  par  y  consen- 
tir ;  mais  elle  exigea  qu'auparavant  son  époux  mangeât 
ivec  elle  un  potage  qu'elle  avait  préparé  en  son  absence, 
dans  l'espoir  qu'il  lui  serait  agréable  après  sa  promenade 
nocturne. 

llo-(ï  n'avait  rien  à  objecter  à  une  proposition  aussi  rai- 
sonnable ;  seulement  il  exhorta  très-paihétiquoment  sa 
cli'iC  moitié,  par  pur  intérêt  pour  elle,  ù  s'abstenir  de 


goûter  à  ce  potage  :  la  promenade  avait  donné  de  l'appétit 
à  Ilo-fl. 

On  fut  bientôt  d'accord,  et  les  deux  époux  s'assirent,  en 
face  l'un  de  l'autre,  à  une  petite  table  :  une  lampe  fut  posée 
sur  celte  table,  et  on  servit  le  potage  dans  un  bol  couvert, 
Ho-fi  portait  la  main  c-ir  le  couvercle,  lorsque,  bien  in- 
volontairement sans  doute,  Si-fiun  fit  tomber  la  lampe,  et 
la  lumière  s'éteignit.  Elle  se  leva  aussitôt,  et  en  se  levant 
elle  renversa  la  petite  table,  de  sorte  que  le  bol  tomba  sur 
les  genoux  d'Ho-fi.  Celui-ci  essaya,  au  milieu  de  ce  dé- 
sastre, de  sauver  son  souper.  Malheureux  Ho-fi  !  son  sou- 
per le  saisit  au  poignet,  et  lui  fit  pousser  des  cris  perçants. 
Le  fait  est  que  Si-finn  avait  voulu  régaler  son  époux,  dont 
elle  connaissait  le  faible  pour  le  potage  au  serpent;  seu- 
lement elle  avait  oublié  de  tuer  le  reptile. 

Ho-G ,  furieux ,  la  poursuivit  autour  de  la  chambre, 
jusqu'à  ce  que  la  douleur  que  lui  causait  la  morsure  de  la 
vipère  l'eût  contraint  à  se  rouler  par  terre  en  hurlant  et  en 
se  frappant  la  tête  contre  le  parquet.  Tandis  qu'il  était  dans 
cette  position,  Si-Finn  mit  le  pied  sur  son  épaule,  et  sau- 
tant lestement  par-dessus  lui ,  s'échappa  de  la  maison.  La 
frayeur,  qui  opère  des  merveilles,  lui  donna  le  moyen  de 
courir  plus  vite  qu'elle  n'avait  jamais  fait  auparavant. 

Enfin  elle  arriva,  haletante  et  presque  épuisée  de  fatigue, 
chez  son  père.  Quoique  la  nuit  fût  déjà  avancée,  le  sage 
Bah-bah  ne  dormait  pas  :  plongé  dans  ses  rêveries  philo- 
sophiques, il  méditait  en  ce  moment  sur  les  effets  des  sym- 
pathies naturelles  el  sur  i'heureuse  application  qu'il  avait 
faite  de  sa  théorie  dans  la  personne  de  son  gendre. 

Lorsqu'il  eut  entendu  le  récit  de  sa  fille,  son  indignation 
ne  connut  pas  de  bornes  ;  il  était  blessé  à  la  fois  dans  sa 
tendresse  de  père  et  dans  sa  dignité  de  philosophe. 

—  Je  porterai  cette  afTaire  à  Péking,  s'écria-l-il,  et  nous 
ferons  pendre  llo-fi  avec  sa  ceinture  jaune. 

Cependant  lio-fi,  lorsque  les  premiers  paroxysmes  do  la 
douleur  furent  calmés,  envoya  chercher  un  barbier-chirur- 
gien et  fit  panser  son  poignet,  qui  était  considérablement 
enQé;  puis,  conformément  à  un  ancien  principe  de  méde- 
cine, il  fit  cuire  la  vipère,  et  le  plaisir  de  la  vengeance  ai- 
guisant encore  son  appétit ,  il  en  fit  un  excellent  souiier. 

Bah-bah ,  selon  sa  promesse,  porta  sa  plainte  directe- 
ment à  l'empereur.  La  Cour  des  châtiments  {Hing-pou) 
fut  chargée  d'examiner  1  aflàire,  el  une  commission,  coui- 
posée  de  trois  membres  du  Ta-li-sse ,  ou  haut  tribunal 
criminel,  se  rendit  à  cet  effet  sur  les  lieux. 

Ho-fi  et  sa  femme  ,  ainsi  que  leurs  domestiques,  Bah- 
bah  et  plusieurs  autres  personnes  assignées  comme  té- 
moins, durent  comparaître  devant  les  commissaires  impé- 
riaux :  quelques  parents  des  jiremières  (emmes  de  Ho-fi 
furent  également  interrogés.  L'aHaire  fut  instruite  avec 
soin.  On  fit  d'abord  le  relevé  des  différentes  indemni- 
tés ou  primes  d'encouragement  qu'Ilo-li  avait  touchées  à 
l'occasion  de  ses  sept  mariages  et  de  la  mort  de  ses  six 
premières  femmes,  el  on  jugea  qu'il  avait  abusé  de  la  mu- 
nificence de  son  cousin  et  du  privilège  de  devenir  veuf. 

Il  fut  ensuite  établi  jusqu'à  l'évidence  qu'il  avait  attenté 
de  plusieurs  manières  aux  jours  de  Si-finn.  Il  ressurtit  CQ 
outre  des  débats  la  preuve  irrécusable  qu'il  s'était  débar- 
rassé par  des  moyens  peu  délicats  de  ses  autres  femmes  ; 
et  les  juges,  suffisamment  éclairés,  le  déclarèrent  coupable 
à  l'unanimité,  sans  circonstances  atténuantes. 

Le  rapport  de  la  commission  ayant  été  transmis  en  toute 
Jiàte  à  Péking,  on  reçut  quelques  jours  après  l'édit  sui- 
vant, émané  du  Père  du  Céleste  Empire.  Il  était  adressé  à 
tous  ses  sujet^,  c'est-à-dire  à  ses  (rois  cent  soixanle  mil- 
lions d'enfants. 


MUSEE  DES  FAMILLES. 


379 


«  Péking,  le  sixième  raois ,  le  quatorzième  jour,  laciu- 
«  quante-huitième  année  du  règne  de  Ilo-ho. 

«  Si  les  lois  ne  sont  point  exécutées,  même  à  l'égard  de 
«  ceux  qui  ont  l'honneur  d'appartenir  à  la  famille  impé- 
«  riale,  elles  perdront  leur  force  et  leur  autorité. 

«  Quand  le  mûrier  dégénère  en  épine ,  il  est  bon  qu'il 
«  soit  arraché. 

«  Le  crime  ne  saurait  échapper  à  Poeil  perçant  de  Ilo-ho. 
«  Ho-ho  a  de  longues  oreilles. 

«  Ho-ho  veut  imiter  les  vertus  de  son  père  Ha-ha ,  et 
«  transmettre  de  bons  exemples  à  son  (ils  Hi-hi. 

«  Il  est  venu  à  la  connaissance  de  Ho-ho  ,  qu'une  cer- 
«  taine  ceinture  jaune  ,  nommée  Ho-fi  ,  résidant  dans  la 
«  ville  de  Ilum,  a  osé ,  au  mépris  de  la  volonté  impériale, 
€  tant  de  fois  proclamée,  que  tous  vivent  en  paix  et  que 
«  personne  ne  fasse  de  mal  à  son  prochain  ,  faire  mourir 
€  traîtreusement  six  de  ses  femmes  légitimes,  et  qu'il  a 
€  même  attenté  à  la  vie  d'une  septième.  Voici  les  moyens 
«  qu'il  a  employés  et  les  mensonges  qu'il  a  faits  à  ce 
•  sujet  : 

€  La  première  a  été  précipitée  du  haut  d'un  rocher  :  il  a 
«  prétendu  qu'elle  avait  eu  un  étourdissement. 

«  La  seconde  a  été  noyée  :  il  a  dit  qu'elle  était  morte 
«  d'un  excès  de  boisson. 

«  La  troisième  a  éié  trouvée  pendue  :  il  a  parlé  de  la 
€  gêne  de  sa  respiration. 

€  La  quatrième  a  été  empoisonnée  :  il  a  déclaré  qu'elle 
«  n'était  pas  assez  soigneuse  dans  le  choix  de  ses  all- 
«  ments. 

€  La  cinquième  est  morte  de  faim  :  il  a  dit  qu'elle  ob- 
«  servait  une  diète  trop  rigoureuse. 

«  La  sixième  a  été  étoiiflee  ,  et  il  a  prétendu  qu'elle  n'a- 
«  vait  pas  pu  dire  elle-même  comment  elle  était  morte. 

«  A  l'aide  de  ces  subterfuges ,  ce  misérable  a,  pendant 
€  quelque  temps,  joui  avec  impunité  du  fruit  de  ses  cri- 
€  mes.  Mais  la  vérité  s'est  enfin  manifestée;  le  poulet  a 
«  brisé  sa  coquille  ;  la  chatte  ne  peut  plus  cacher  ses  pe- 
9  tits  ;  le  perroquet  a  mué  :  qu'il  ait  honte  de  sa  queue  ! 

«  11  est  dans  l'ordre  de  la  justice  que  le  chàtinieut  ait 


«  quelque  analogie  avec  la  nature  et  les  circonstances  par- 
«  ticulières  du  crime.  Ilo-fi  ayant  attenté  à  la  vie  de  sa 
«  septième  femme  à  l'aide  dn  poison,  d'un  chien  et  d'une 
«  vipère,  la  volonté  du  Thien-tseu  (Fils  du  Ciel)  est  que 
•  Ilo-fi  soit  déchiré  par  des  vipères  jusqu'à  ce  que  mort 
«  s'ensuive,  que  son  cœur  soit  trempé  dans  du  poison  et 
«  donné  en  pâture  au  dogue  Ouo-ouo.  Il  est  en  outre  or- 
e  donné,  eu  égard  aux  précédents  méfaits  du  susdit  Ilo-fi, 
«  que  son  corps  soit  coupé  en  une  infinité  de  petits  mor- 
€  ceaux,  qui  seront  distribués  par  tout  l'empire  ,  un  par 
«  chaque  mille  carré,  et  fixés  à  des  épines  sur  la  voie  pu- 
«  blique.  Les  dix  plus  proches  parents  de  Ho-fi  seront  éga- 
«  lement  mis  à  mort  ;  mais  comme  il  convient  de  tempérer 
«  la  justice  par  la  clémence  ,  le  bon  plaisir  de  Ho-ho  est 
«  qu'ils  soient  simplement  étranglés.  Ses  domestiques  re- 
€  cevront  chacun  deux  cents  coups  de  bambou  ;  Bah-bah 
€  en  recevra  cinq  cents,  et  portera  pendant  douze  mois  le 
«  collier  de  bois  ,  en  punition  de  ses  doctrines  hérétiques 
«  et  pernicieuses;  et  le  principal  mandarin  de  Hum,  qui 
»  a  toléré  un  pareil  scandale,  sera  suspendu  !  » 

J'ai  dit  l'histoire  de  Ho-fi.  Son  nom  est  depuis  longtemps 
en  exécration  dans  tout  le  Céleste  Empire.  Les  Grecs  l'ont 
emprunté  aux  Chinois ,  et  chez  eux  ophi  (o?.)  était  une 
exclamation  équivalant  à  ô  serfenilW  n'y  a  pas  jusque 
chez  nous  autres  barbares  de  l'Occident,  où  oh!  fi!  ne 
s'emploie  encore  aujourd'hui  comme  terme  de  reproche. 

La  belle  Si-finn  trouva  bientôt  un  nouvel  époux  qui  lui 
fit  oublier  les  disgrâces  de  son  premier  hyniénée  ,  tandis 
que  le  sage  Bah-bah  ,  sous  l'étreinte  du  collier  de  bois,  eut 
le  loisir  de  méditer  sur  la  vanité  de  ses  théories.  Quant 
au  principal  mandarin  de  Hum  ,  je  regrette  de  dire  qu'il 
expia  d'une  manière  fort  désagréable  pour  lui  une  légère 
distraction  du  Tchong-chou-tche-jin  ,  secrétaire  chargé 
de  transcrire  l'édit  impérial ,  lequel  avait  omis,  par  inad- 
vertance, dans  la  partie  de  la  sentence  qui  concernait  ce 
fonctionnaire,  la  première  syllabe  du  mot  suspendu. 


A.-B. 


(Tiré  de  l'anglais.) 


Cf  iHu5ff  publiera,  bans  ôcs  premiers  numeroa: 


X  ji"*  DE  LA  CHANTERiE  (suitc  et  fin),  par  M.  DE  BALZAC  (1). 
LKsxbiTSDULAC,  par  ChaHcs NODIER (œuvres  posthumes). 
LES  HASARDS  DE  LA  SAiNT-BARTHÉLEMY ,  par  le  Bibliophile 
JACOB. 

PLUSIEURS  BIOGRAPHIES  DE  PEINTRES  CÉLÈBRES,  par  M.  AlcX. 

DUMAS. 
UNE  NOUVELLE,  par  M.  Théophile  GAUTIER. 
AURONE,  par  M.  Jules  JANIN. 

LE   PAYS   DE   LA   LOIRE; — DOM  SÉBASTIE.N  DE  PORTUGAL,   par 

M.  Henri  BLAZE. 
LES  INSECTES  MUSICIENS,  par  M.  BOITARD. 

(i)  Le  manuscrit  de  l'auteur  nous  étant  parvenu  trop  lard  pour  être 
publié  dans  la  livraison  de  septembre,  il  paraîtra  dam  le  prochain 
naméro. 


HESDiN  NORREDiN  [conte  arabe),  par  M.  Francis  WEY. 

QUELQUES  AFFAIRES  d'hONNEUR  ;— UNE  FATALITÉ; — LE  LEGS 
DU   VIEUX  SOLDAT  ; — UNE    VISITE  A  SAINT-CYR    {sCèlie    de 

la  vie  militaire) ,  par  M.  Emile  MARCO  DE  S.VINÏ- 

HILAIRE. 
LES  FÊTES  DE  VENISE,  par  M.  Urbino  da  MANTOVA. 
UNE  PROMENADE  DANS  l'arcuipel,  par  M.  Alexis  ^  VALON. 
l'abbate  DU  verger,  par  M.  Hippolyte  CASTILLE. 
DEUX  NUITS  au  MEXIQUE,  par  M.  BORGHERS. 
FARCico,  par  M""  Sophie  GAY. 
les  chinoises,  par  M"*^  MASSON. 
ESSAI  SUR  M^*  UE  sévigné,  par  M"'  Élise  MOllEAU, 
LA»\  M0R6AK,  par  M""  SOBRY,  etc.,  etc. 


380 


LECTURES  DU  SOIR. 


TABLE   DES   MATIERES. 


Les  Lép'uloplères,  Doitard.  1. 

rromcoades  sur  1  elaog,  Emile  Deschamps.  13, 

Deux  Avenlurcs  de  chasse,  Borghers.  22. 

Les  Conlemporains  (Marie-Jeanne),  S-  ff.  Ber- 
thoud.  27. 

Mauraise  langue  et  bon  cœur,  Sophie  Gay.  33. 

Le  Sommeil  de  Marguerite  (poésie) ,  Chartes 
La  font.  H. 

Tradition  de  l'histoire  de  l'Ecosse  (  Le  bon- 
homme de  Ballengiech,  Severin.  50. 

Le  Château  deChaisworth.  55. 

Impressions  sur  étoffes,  A.  E.  57. 

Les  Rapides,  touiî  Brunel.  58. 

La  Métamorphose  ^conte  pour  les  petits  en- 
fants), Mmf  Emile  de  Giraidiîi.  65. 

Un  Ami,;4.  Jal.  75. 

Les  Troubadours  suisses,  Alexandre  Daguet. 
82. 

Une  Selle  de  1  Empereur,  A.  T.  88. 

De  la  Vie  champêire  en  Angleterre,  Albert  De- 
boiu.  90. 

Eludes  physiologiques.  —  Le  Lazzarone  oapo- 
liuin,  Alcjcis  de  Valon.  92. 

Lettres  sur  l'Inde,  hdes  Denis.  97. 

Souvenir  (poésie),  Edouard  Twquety.  107. 

Un  Forçat,  de  Pougenille.  107. 

Un  Chapitre  de  l'ordre  de  la  Toison-d'Or,  Octave 
Delpierre.  J09. 

Fondation  de  1  hospice  du  mont  Saint-Bernard, 
Rey.  m. 


Sources  d'eau  douce  au  fond  de  la  mer.  us. 
A  l'Ile  de  Sumatra,  Diunont-d'L'nille.  U6. 
Deux  Peintres  valenciens.  —  Rodrigucz  et  Gé- 

ronimo  de  E«pinosa,  Louis  Viardot.  i2i. 
Une  Aventure  de  sir  Humphrey-Davy.  i22. 
Drachenfels  et  Rolandseck,  A.  J.  123. 
X.vi^  Eruption  de  l'Etna.  126. 
Petit-Trick,  Charles-Paul  de  Koek.  129. 
Hacko,  roi  de  Laponie.  Edouard  Barré.  134. 
Sous  la  Mer,  .tugiLUe  Bertsch.  137. 
Le  Chien  volant,  W™'  Emile  de  Girardin.  148. 
Une  Chinoiserie,  Méry.  i6i. 
La  Bataille  de  Friedland,  Alexandre  Dumas.  169- 

196. 
Un  Episode  de  l'histoire  d'Ecosse  sons  Char- 
les lI,Paui  Ben.  m. 
Le  Cocotier,  Boitard.  182. 
Casimir  Delavigne,  Lingay.  185. 
Un  Vœu i  Notre-Dame  de  Bon-Secours,  accompli 

dans  l'église  Saint-Jacques  à  Dieppe,  P.oger 

de  Beauvoir.  193. 
Souvenirs  de  la  Lombardie,  —  il  palazzo  del 

Diavolo^  chronique  du  dixième  siècle,  t'r- 

bino  da  ilantova.  201. 
Les  Jeux,  Charles  de  Boigne.  21 1. 
Viala.217. 

Enseignement  du  Dessin.  2i8. 
Le  premier  Bateau  à  vapeur  venu  en  France, 

Andriel.  222. 
Le  Berger,  T/i^opAiteGaur«cr.  225. 
A  bord  d'un  Vaisseau,  A.  Jal.  233,  274,  309,  333. 


Le  Volcan  de  Kiranea,  A.  Borghers.  240. 

Ce  qui  est  dit  est  dit,  £mi^£  Uarco  deSainl-Bi- 
laire.  241. 

r.ntrou,  Ambroise-Firmin  Didot.  245. 

Les  trois  Enterrements  de  Goillaume  le  Coo-» 
quérant,  Rey.  250. 

Exposition  de  l'Industrie  de  1844,  Théophile 
Gautier.  ^32.  3i4. 

De  quelques  fleurs.  259. 

Kerrjr-Moyamée,  Boitard.iSi. 

La  Chasse  au  lion,  Jacques  Arago.  282. 

Don  Juan  de  Watteville,  Francis  Wey.  289. 

Alicia  (nouvelle  aragonaise) ,  Jiaric  de  Blays. 
297. 

Le  PérugiD,  Alexandre  Dumas.  321. 

Une  Distribution  de  prix,  Louise  Cromback. 
325. 

A  un  Enfant,  le  jour  de  sa  première  commu- 
nion (poésie),  £/i5e  Uoreau.  341. 

Histoire  de  l'Industrie.  —  La  Porcelaine,  Char- 
les Tissot.  342. 

Artistes  célèbres,  Bervic.  344. 

Le  Vésuve.  347. 

La  Bienvenue  d'un  officier  de  dragons,  scène 
de  la  Vie  miliuire,  £mi/e  Marco  de  Saini- 
Eilaire.  368. 

Cœlio.  Henri  Blaze.  353. 

Ho-O  à  la  Ceinture  jaune,  conte  chinois,  A.  B. 
372. 

Mercure  de  France,  pages  30,  62,  95,  i27, 159, 
192,  223,254,287,349. 


I 


ILLUSTRATIONS. 


Une  Couronne  de  fleuri,  1. 

Lettres  ornées,  i,  12,  33, 104, 109. 

Papillon  morpho-pavoine  avec  sa  chenille  et  sa 
chrysalide,  5. 

Le  grand  Paon.  —  Le  Sphyni  demi-paon.  —  Le 
Paon  du  jour.  —  Le  Morio.  —  Le  Flambé.  — 
L'Apollon,  9. 

Petit  Papillon,  11. 

Promenades  sur  l'étang,  12,  45. 

One  Mère,  d'après  Landscar,  16. 

La  Classe,  20. 

La  Capitale  à  Washington,  24. 

Le  petit  Renaudin,  33. 

Les  Personnages  de  .Molière,  35. 

Amédée  blessé,  40. 

Laureile,  4i. 

Tradition  de  l'Histoire  d'Ecosse,  52. 

Jacques  V,  roi  d'Ecosse,  53. 

Le  Château  de  Chatsworth,  56, 

Les  Rapides,  61. 

Le  Sorcier,  65. 

Dame  Rosalie,  68. 

Madame  Epernay,  73- 

La  Balançoire,  77. 

Portrait  de  Rousian,  80. 

Reliure  d'un  Manuscrit  de  Minnesang,  14. 

Détails  de  la  Selle  de  l'Empereur,  88. 

La  Selle  de  l'Empereur,  89. 

Harnachement  complet  du  cheval  de  l'Empe- 
reur, 89. 

Philopœmen,  d'après  Rubens,  96. 

Vue  d'Amsterdam,  97. 

Lampyre  mâle  d'Europe,  101. 

Lampyre  mâ^  au  repos,  lou 

Nèpe  cendrée,  105. 

Nèpe,  106. 

Une  Ouvrière,  108. 

Philipppele  Bon,  109. 

Proj  malais,  116. 

Village  malais,  ii7. 

Une  Jonque,  11 7. 

Attaque  d'un  village,  120. 

EuiLarqiiemenl  de  troupes,  120, 


Rodriguez  de  Espinosa,  121. 

Adieux  de  Roland  et  d'IIildegonde,  124. 

Le  Revenant,  128. 

Petit-Trick,  129. 

Le  Marchand  de  bric-à-brac,  132. 

La  Rencontre.  133. 

Hacko,  roi  de  Laponie,  136. 

Sous  la  Mer,  137. 

Les  Végétaux  de  l'Océan,  i4t. 

Habitants  de  l'Océan,  14S. 

Barque  espagnole,  152 

Tong-tchou-fou,  161. 

Le  Neptune  chinois,  165. 

Lord  Witmore  et  Tsin,  168. 

La  Bataille  de  Friedland,  169. 

Portraits  de  Lobeau  ,  Mortier,  Ney  ,  Victor, 

Grouchy,  173. 
Le  Thé,  177. 
Le  Meurtre,  iSl. 
Le  Cocotier,  i84. 
Casimir  Delavigne,  185. 
Coup  de  vent  du  lougre,  193. 
La  Procession,  i96. 
Loups  dérorani  les  cadavres,  après  la  bataille 

de  Friedland,  200. 
La  Cavalcade,  20i. 

Vue  de  Saini-Ambroise,  â  Milan,  205. 
L'Apparition,  209. 

Figures  principales  desCartesdeCharlcsVI,2i3. 
Le  Jeu  d  échecs,  216. 
Viala,  217. 

Enseignement  du  Dessin,  231. 
Le  Berger,  225. 
La  Vallée  d'Escars,228. 
Le  Berger,  peintre,  229. 
L'Album,  232; 
Vaisseau  â  trois  ponts,  233. 
Jangadadu  Brésil,  236. 
Trabacoli,  237. 
Navire  du  moyen  ige,  237. 
Rolrou,  245. 

Le  Métier  parisien  et  son  pupitre,  2S3. 
Fleurs  par  M.  SJiol-Jcan  de  I  jon,  257, 


Kerry-Moyaméc,  261. 

Garakoniié  cassant  la  glace,  265. 

Les  Rapides  du  Tuskaraway,  269. 

Le  Père  de  Marie,  273. 

Squelette  de  Navire,  2"4. 

Vue  d'une  Rade,  avec  des  bitimenis  de  tous  les 

rangs,  276. 
Frégate  du  seizième  siècle,  276. 
Rouvière,  284. 
Rouviére  et  le  Lion,  285. 
Vue  de  Toulon,  :S8. 
L'Abbaye  de  Baume,  289. 
Les  Champs  Ravaillard,  296. 
Vue  de  l'Eglise  de  .Notre-Dame  del  Pilar,  297. 
La  SoliUire,  301. 
Un  Brick  et  une  Goélette,  309. 
Un  Arrière  de  vaisseau  du  dix-septième  siècle, 

313. 
On  Arrière  de  vaisseau  moderne,  3i3. 
Gravure  de  lEiposilion  de  1844.  3i7. 
Ostensoir,  iîo. 
La  Vierge  du  Perugin,  321. 
Perugin  au  couvent.  324. 
Une  Distribution  de  prix,  325. 
Entrée  en  classe,  325. 
L'Entretien,  328. 
La  Décision,  329. 
Le  Prix  de  la  reine,  332. 
Un  .Navire  tiré  au  sec,  333. 
Détail  d  un  Navire.  337. 
Vases  en  porcelaine,  344. 
Le  Repos,  345. 
Statue  de  Duquesne,  3S3. 
Tiire  orné,  353. 

Cœlio  et  le  Marquis,  3S7.  « 

Vue  de  Bologne,  36i. 
Le  Sanctuaire,  365. 
Scène  de  la  Vie  militaire,  S£l. 
Le  Bivouac  de  Champaubcrt,  369. 
Cul-de-lampe,  372. 
Portrait  deSi-Gnn,  373. 
La  Chambre  aux  six  cercueils,  3T(, 
Le  Coffre  au  dogue,  3:7. 


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